Construire une société seigneuriale : Itinéraire et ecclésiologie de l'Abbé Odon de Cluny (fin du IXe - milieu du Xe siècle) 9782503518350, 2503518354

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Construire une société seigneuriale : Itinéraire et ecclésiologie de l'Abbé Odon de Cluny (fin du IXe - milieu du Xe siècle)
 9782503518350, 2503518354

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Construire une société seigneuriale

col lec ti o n d ’ étu d es m é d ié va l e s d e n ic e Collection dirigée par Michel Lauwers

Comité de rédaction Germain Butaud, Cécile Caby, Yann Codou, Rosa Maria Dessì, Philippe Jansen, Michel Lauwers, Jean-Pierre Weiss et Monique Zerner

Centre d’études Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge UMR 6130, Université de Nice-Sophia Antipolis – CNRS 98, boulevard édouard-Herriot F-06204 Nice Cedex 3 * Secrétariat d’édition et maquette Monique Clatot et Virginie Teillet Traitement des illustrations Chantal Perrot

Illustration de couverture Dessin réalisé par Sabine Sorin (Cépam, UMR 6130) à partir d’un manuscrit contenant une compilation des œuvres d’Augustin par Eugepius, réalisé au monastère de Cluny sous ­l’abbatiat d’Odon (collection particulière, reproduit par l’IRHT, Section latine - Collections privées no 79, fol. 1r). Cette main au poignet drapé, qui tient une sorte de crosse portant le monogramme Petrus, s’enchâsse dans une hymne à la Croix ponctuée par une écriture neumatique dans les interlignes. Cette pièce liturgique, nommée Salve crux sancta, a été composée au début du xie siècle, vraisemblablement à la cour d’Henri II de Germanie, peut-être par ce dernier, avec l’aide d’Héribert d’Eichstätt auquel le texte a été longtemps attribué. L’hymne aurait donc été copiée dans ce manuscrit, en même temps que le dessin, dans la première moitié du xie siècle au plus tôt, dans un contexte de grande proximité entre Cluny et les Ottoniens.

H F 2008

CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Centre d’études Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge

collection d’études m é d ié val e s d e nic e Volume 8

Construire une société seigneuriale Itinéraire et ecclésiologie de l’abbé Odon de Cluny (fin du ixe-milieu du xe siècle)

ISABELLE ROSÉ

H F 2008

© 2008

F H G, Turnhout, Belgium.

All rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording or otherwise, without the prior permission of the publisher.

D/2008/0095/118 ISBN 978-2-503-51835-0 Printed in the E.U. on acid-free paper

Remerciements

C

et ouvrage correspond à la version remaniée de la thèse de doctorat que j’ai réalisée et soutenue en 2005 à l’Université de Nice, sous le titre Odon de Cluny (vers 879-942). Itinéraire et ecclésiologie d’un abbé réformateur entre aristocratie carolingienne et monde féodal. Pour mener à bien cette étude, j’ai eu la chance d’être suivie par Michel Lauwers, mais aussi par Dominique IognaPrat, qui se trouve à l’origine du sujet. Ce travail doctoral a pu voir le jour et être enrichi pour devenir ce livre, grâce à plusieurs rencontres, intellectuelles et amicales, d’abord lors de la préparation de ma thèse à l’Université de Nice, au sein de l’UMR Cépam, puis au cours d’un post-doctorat CNRS, à l’UMR Artehis de Dijon-Auxerre. Je souhaite remercier ici ces personnes dont j’ai croisé l’itinéraire, parce qu’elles m’ont apporté soutien et amitié nécessaires à l’achèvement de ce travail. Je tiens tout d’abord à témoigner ma gratitude à Michel Lauwers qui suit et encadre mes travaux depuis mon mémoire de maîtrise, a su éveiller mon intérêt pour l’histoire médiévale et me consacrer du temps tout au long de ces années. Je lui dois ma formation, la découverte de nombreuses lectures et l’opportunité d’avoir exposé mes recherches lors de rencontres toujours stimulantes organisées à l’Université de Nice. Je le remercie également d’avoir accepté la publication de cet ouvrage dans la collection d’études médiévales de Nice. Ce travail doit aussi beaucoup à Dominique Iogna-Prat qui a guidé mes pas dans l’univers “clunisien” et dont les travaux m’ont ouvert de riches perspectives. Ses relectures attentives, l’attention qu’il m’a accordée et les opportunités qu’il m’a offertes de participer à des colloques ont été déterminantes pour le déroulement de ce travail. Je ­voudrais enfin remercier Monique Zerner qui m’a également suivie au cours de ma maîtrise et de mon DEA et a enrichi ma culture historique par ses séminaires sur l’hérésie. Mes remerciements vont également aux chercheurs qui m’ont fait l’honneur de participer à mon jury de thèse et de me faire part de leurs remarques pour ­améliorer mon travail : Régine Le Jan qui a accepté de le présider et dont les remarques m’ont ouvert plusieurs perspectives dans le domaine de l’histoire sociale ; Patrick Henriet qui m’a fait part de ces commentaires sur l’ecclésiologie monastique ; Laurent Morelle, qui a bien voulu me faire partager ses compétences sur la documentation diplomatique et discuter de plusieurs points problématiques avant la publication de ce travail ; enfin, Jean-Marie Sansterre qui m’a permis d’enrichir mon approche de la documentation italienne et qui m’a invitée à présenter mes travaux à l’Université Libre de Bruxelles. J’ai par ailleurs pu bénéficier des points de vue pertinents de Barbara H. Rosenwein et de Geneviève Bührer-Thierry qui

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Construire une société seigneuriale

ont généreusement accepté d’être les rapporteurs de mon travail auprès de Brepols afin de permettre sa publication. Plusieurs personnes m’ont en outre apporté leur aide et leurs compétences, en me communiquant leurs travaux encore inédits ou en acceptant de relire ­certains passages de ce travail. Anne-Marie Bultot-Verleysen et Vincent Basset m’ont fourni des éléments de réflexion sur le dossier hagiographique de Géraud d’Aurillac ou les Collationes. Mes longues discussions avec Isabelle Cochelin et Pascal Boulhol ont également élargi mes perspectives sur la Vita Odonis. François Dolbeau et Martin Heinzelmann m’ont aiguillée sur le dossier de Grégoire de Tours, tout comme Paolo Facciotto sur celui des sermons écrits par Odon. MarieAnne Polo de Beaulieu et Jacques Berlioz ont éclairé mon approche de la matière exemplaire pour les Collationes, m’ont permis de participer à leur site internet du Thesaurus exemplorum et m’ont invitée à approfondir ces perspectives dans leur séminaire. Bruno Judic m’a fait partager sa connaissance de l’œuvre de Grégoire le Grand et m’a aidé à en cerner l’impact sur l’œuvre d’Odon. Pour la documentation diplomatique, j’ai pu bénéficier des remarques d’Olivier Guyotjeannin, Sébastien Barret et Cédric Giraud. Eliana Magnani et Marie-José Gasse-Grandjean m’ont également permis d’élargir mes perspectives sur ces questions. Christian Sapin et Sébastien Bully m’ont fait part de leurs découvertes archéologiques les plus récentes concernant Cluny et le bâti monastique. François Bougard m’a communiqué ses conclusions sur le contexte italien du sujet, tout comme Florian Mazel a éclairé le versant provençal de l’ouvrage. Didier Méhu m’a apporté beaucoup par la lecture de son ouvrage et par nos multiples discussions, “clunisiennes” ou non. Hélène Noizet a eu la gentillesse de me communiquer ses travaux, en particulier certains croquis qu’elle a réalisés. Jean-Baptiste Renault m’a enfin permis de faire plusieurs recherches sur la base des originaux de l’Artem de Nancy. Je voudrais également remercier tous ceux qui ont passé le temps précieux de leurs vacances à relire ce travail et qui, par leur compétence et leur intelligence, m’ont permis de réfléchir autrement sur certaines questions. Rosa-Maria Dessì, Cécile Caby, Germain Butaud, Uwe Brunn et Cyril Isnard m’ont ainsi offert ­soutien et émulation intellectuelle. Ma gratitude va tout particulièrement à Emmanuel Bain, qui m’a fait l’amitié de relire l’ensemble de ma thèse et de me faire part de son point de vue sur plusieurs questions, et à Jean-Pierre Weiss qui a bien voulu vérifier mes traductions latines. Ce livre doit aussi beaucoup à Sabine Sorin, qui s’est chargée du traitement informatique de l’illustration de couverture, et surtout à Monique Clatot qui en a assuré la mise en page et la relecture, avec efficacité, disponibilité et toujours avec une grande gentillesse. Les membres des laboratoires qui m’ont accueillie ont également su me soutenir moralement pour mener à bien ce travail : Frank Braemer, Didier Binder, Philippe Jansen, Yann Codou, Mélanie Pierrard, Gaëlle Le Dantec, Hélène Yagello, Monique Dellapina et Isabelle Chassaing au CÉPAM ; Daniel Russo, Claude Mordant, Jean Rosen, Diane Carron, Maréva Gabillot, Marie-Angélique Rodot, Laetitia Basserau et Brigitte Colas à ­l’artehis. Je tiens enfin à remercier plusieurs chercheurs,

Remerciements

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r­ encontrés lors de colloques, qui m’ont apporté leur avis de haut (et bas)-médiévistes et leur amitié : Paul Bertrand, Bruno Dumézil, Stéphane Gioanni, Xavier Hélary, Sylvie Joye, Robert Marcoux, Charles Mériaux, Jens Schneider, Sumi Shimahara et Romain Telliez. En dernier lieu, ma reconnaissance va à tous ceux qui, loin de Cluny et de l’histoire médiévale, m’ont écoutée aux moments de doute et m’ont aidée, par leur affection, à achever cette thèse. Je remercie avant tout ma famille, Gaston Rosé, qui n’a pu voir l’achèvement de ce travail, Arlette Aubertie, Édith et Noël Rosé, François et Florence Rosé. La très dynamique Agnès Fournier, Catherine Lotz et Mélie Tournel, par leur amitié sans faille, ont toujours été source de réconfort. Enfin, cet ouvrage n’aurait pu être ce qu’il est aujourd’hui sans Henri qui a su, par son intelligence, sa présence et ses attentions, me soutenir au cours de ces années de recherche.

Sigles et abréviations

Antiphonæ : Odon de Cluny, Antiphonæ, dans PL 133, col. 513. BC :

Bibliotheca Cluniacensis, in qua SS. Patrum abb. clun. vitæ, miracula, scripta, statuta, privilegia, chronologiaque duplex, item catalogus abbatiarum, prioratuum, decanatuum, cellarum, et eccles. a clun. cœnobio dependentium, una cum chartis et diplomat. donationum earumdem, éd. M. Marrier et A. Duchesne, Paris, 1614 [réédition Mâcon, 1915].

BHL :

Bibliotheca Hagiographica Latina.

BM :

Bibliothèque municipale.

BnF Lat. : Bibliothèque nationale de France, manuscrit latin. Recueil des chartes de Saint-Benoît-sur-Loire : Recueil des chartes de Saint-Benoît-sur-Loire, éd. M. Prou et A. Vidier, vol. I, Paris, 1900 (documents publiés par la Société historique et archéologique du Gâtinais, 5). [Le numéro de l’acte dans cette édition est indiqué en tête, puis est suivi du numéro de page.] CLU :

Coll. :

Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny, éd. A.  Bernard et A.  Bruel, vol. I, Paris, Imprimerie nationale, 1876 (collection des Documents inédits sur l’histoire de France). [Le numéro de l’acte dans cette édition est indiqué en tête, puis est suivi du numéro de page.] Odon de Cluny, Collationes libri tres, dans PL 133, col. 517-638. [Le numéro du livre est en chiffres romains, celui du chapitre en chiffres arabes, suivis du numéro de la colonne.]

Cartulaire de Romainmôtier : Le Cartulaire de Romainmôtier, éd. A.  Pahud, Lausanne, 1998 (Cahiers lausannois d’histoire médiévale, 21). Cartulaire de Tulle : Cartulaire des abbayes de Tulle et de Roc-Amadour, éd. J.-B.  Champeval, Brive, 1903. GC :

HGL :

Gallia christiana in provincias ecclesiastica distributa…, opera et studio domni Dyonisii Sammarthani [et al.], Paris, 1715-1865, 16 volumes. [Le sigle est suivi du numéro du tome, indiqué en chiffres romains.] C. Devic, J. Vaissète, Histoire générale de Languedoc avec des notes et les pièces justificatives, Toulouse, 1730-1745. [Le sigle est suivi du numéro du tome, indiqué en chiffres romains.]

Hymnus de Martino : Odon de Cluny, Hymnus de sancto Martino Turonorum archiepiscopo, dans PL 133, col. 515 B-516 A. Hymnus in extremis : Odon de Cluny, Hymnus in honorem sancti Martini a S. Odone in extremis compositus, dans PL 133, col. 516 A-D. I Diplomi di Ugo : I Diplomi di Ugo e di Lotario, di Berengario II e di Adalberto, éd. L. Schiaparelli, Rome, Istituto storico italiano, 1924 (Fonti per la storia d’Italia).

Construire une société seigneuriale

12 JL :

P. Jaffé, F. Kaltenbrunner, P. Ewald, S. Löwenfeld, Regesta Pontificum Romanorum ab condita ecclesia ad annum post Christum natum MCXCVIII, t. I, Leipzig, 1885 (suivi du numéro de l’acte et de la page).

MGH :

Monumenta Germaniæ Historica.

n.a.l. :

nouvelles acquisitions latines (pour certains manuscrits de la Bibliothèque nationale de France).

Occ. :

Odon de Cluny, Occupatio, éd. A. Swoboda, Leipzig, 1900. [Le numéro du livre est en chiffres romains, suivi du numéro du ou des vers en chiffres arabes.]

Papst. : H.  Zimmermann, Papsturkunden, I. 896-1046, Vienne, Österreichische Akademie der Wissenschaften, 1984 (Denkschriften, 174). Les Plus Anciens Documents originaux : Les Plus Anciens Documents originaux de l’abbaye de Cluny, éd. H. Atsma, S. Barret, J. Vezin, t. I, Documents nos 1-30 (Paris, Bibliothèque nationale de France, Collection de Bourgogne, vol. 76, nos 2-5, 7-32), Turnhout, Brepols, 1997 (Monumenta palæographica Medii Ævi, Series gallica, 1). [Le numéro de l’acte dans cette édition est indiqué en tête, puis est suivi du numéro de page et parfois de la ligne.] PL :

Patrologia cursus completus. Series latina, éd. J. P. Migne, 222 volumes, Paris, 1844-1865 [Réimpression Paris, puis Turnhout].

Recueil des actes de Louis IV : Recueil des actes de Louis IV, roi de France (936-954), éd. P. Lauer, Paris, Imprimerie nationale, 1914 (chartes et diplômes relatifs à l’Histoire de France). Recueil des actes des rois de Provence : Recueil des actes des rois de Provence (855-928), éd. R. Poupardin, Paris, Imprimerie nationale, 1920 (chartes et diplômes relatifs à l’histoire de France). Recueil des actes de Robert : Recueil des actes de Robert Ier et de Raoul, rois de France (922-936), éd. J. Dufour, Paris, 1978 (chartes et diplômes relatifs à l’Histoire de France). RB :

Benoît de Nursie, La Règle de saint Benoît, éd. P. Schmitz, Turnhout, Brepols, 1987. [Le numéro du chapitre est indiqué en chiffres romains, suivi parfois par celui du verset en chiffres arabes, puis par le numéro de page de l’édition de référence.]

Recueil des historiens des Gaules : Recueil des historiens des Gaules et de France, éd. M. Bouquet, vol. IX, Paris, 1869. Sermo de Benedicto : Odon col. 721 D-729 C.

de

Cluny, Sermo de sancto Benedicto abbate, dans PL 133,

Sermo de combustione : Odon de Cluny, Sermo de combustione basilicæ beati Martini, dans PL 133, col. 729 D-749 A. Sermo in cathedra : Odon col. 709 D-713 D.

de

Cluny, Sermo primus in cathedra sancti Petri, dans PL 133,

Sermo sancti Albini : Odon de Cluny, Sermo in translatione sancti Albini, éd.  P.  Facciotto, I sermoni agiografici attribuiti a Oddone di Cluny. Tesi di Dottorato di ricerca in Filologia mediolatina, ciclo VIIIe, tutore Prof. Paolo Chiesa, Università degli studi di Firenze, 1996, Annexe 2, p. 220-233. [La référence est indiquée par le numéro de ligne.]

Sigles et abréviations

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Sermo sancti Geraldi : Odon de Cluny, Sermo de festivitate sancti Geraldi, éd. P. Facciotto, « Il “sermone de festivitate sancti Geraldi” di Oddone di Cluny  », dans Hagiographica, 3, 1996, p. 132-136. [La référence est indiquée par le numéro de la lectio.] Sermo sancti Martini : Odon col. 749 A-752 A.

de

Cluny, Sermo in festo sancti Martini, dans PL 133,

Urkunden der burgundischen Rudolfinger : Die Urkunden der burgundischen Rudolfinger. Regum burgundiæ e stirpe Rudolfina diplomata et acta, éd. T. Schieffer, Munich, 1977 (MGH, Diplomata). VG4 :

VGT :

Odon de Cluny, Vita sancti Geraldi comitis aureliacensis, dans PL 133, col. 639-704. [Le numéro du livre est en chiffres romains, celui du chapitre en chiffres arabes, suivis du numéro de la colonne.] Odon de Cluny, Vita sancti Gregorii episcopi Turonensis, dans PL 71, col. 115-128. [Le numéro du chapitre est en chiffres arabes, suivis du numéro de la colonne.]

VO1 :

Jean de Salerne, Vita Odonis prima et maior, dans PL 133, col. 43-86. [Le numéro du livre est en chiffres romains, celui du chapitre en chiffres arabes, suivis du numéro de la colonne.]

VOH :

Humillimus, Vita Odonis minor, éd. M.  L.  Fini, « L’Editio minor della “vita” die Oddone di Cluny e gli apporti dell’Humillimus. Testo critico e nuovi orientamenti », dans L’Archiginnasio, 63-65, 1968/1970, p. 132-259, ici p. 208-257.

VOm :

Vita Odonis minor, éd. M. L. Fini, « L’Editio minor della “vita” di Oddone di Cluny e gli apporti dell’Humillimus. Testo critico e nuovi orientamenti », dans L’Archiginnasio, 63-65, 1968/1970, p. 132-259, ici p. 208-257.

Introduction générale

E

ntre Bernon et Aymard, le deuxième abbé de Cluny, Odon (vers 879-942), est demeuré longtemps une figure relativement peu étudiée par l’historio­ graphie médiévale. Relégué dans l’ombre par la stature de ses successeurs, Odon de Cluny a ainsi été souvent considéré comme un simple prédécesseur de Maïeul ou d’Odilon, un abbé dont les écrits et les réformes n’avaient de sens qu’à l’aune de ce qu’ils préfiguraient. Il n’était finalement connu qu’en tant qu’auteur de la Vita Geraldi, premier texte hagiographique consacré à un saint laïque. L’époque à laquelle il vécut, le xe siècle, période particulièrement complexe et mal documentée, n’a d’ailleurs certainement pas favorisé l’intérêt des historiens à son encontre. Au début des années 1990, trois chantiers historiographiques distincts ont toutefois remis à l’honneur la figure d’Odon. À l’occasion de la réédition des documents originaux de Cluny, plusieurs ­études ont tout d’abord souligné qu’il était probablement intervenu dans la rédaction de l’acte de fondation de l’abbaye1. Sur la base de critères paléographiques et théologiques, Odon, de par son bagage intellectuel, est dès lors apparu comme la seule personne qui pouvait tout à la fois mettre en forme et donner une profondeur ecclésiologique au testament de Guillaume le Pieux. Son rôle comme deuxième abbé de Cluny, ainsi que sa dimension de réformateur, ont été par ailleurs contextualisés par plusieurs spécialistes d’histoire religieuse. Initiateur de restaurations cénobitiques dans des régions différentes, Odon a ainsi été considéré comme l’un des principaux représentants de l’élan réformateur de la première moitié du xe siècle, inscrit dans la continuité des usages et des idéaux de Benoît d’Aniane2. Ces premières réformes du “siècle de fer” se déroulaient en effet sans structure institutionnelle, à une époque où l’on ne peut encore parler d’« Église », ou a fortiori d’« ordre », « clunisiens », et où l’expression même de « réforme clunisienne » est anachronique3. Odon – comme son prédécesseur Bernon – agissait donc ­uniquement à titre personnel, grâce aux relations qu’il entretenait avec l’aristo1. Premières hypothèses publiées, H. Atsma, « L’acte de fondation », p. 263. Confirmation de l’hypothèse, H. Atsma, J. Vezin, « Cluny et Tours », p. 121-132. 2. C. B. Bouchard, « Merovingian, Carolingian and Cluniac Monasticism », p. 365-388 ; G. Constable, « Cluny in the Monastic World », p. 391-448. Ces travaux s’inscrivent dans la continuité d’études des années 1980 qui ont souligné les continuités entre le monachisme carolingien et les réformes du début du xe siècle, A. H. Bredero, « Cluny et le monachisme carolingien », p. 50-75 ; J. Semmler, « Das Erbe », p. 29-77. 3. Sur l’emploi du qualificatif de « clunisien » pour des périodes antérieures au xie siècle, cf. D. IognaPrat, « La place idéale  », p.  103-104. Sur la distinction entre « Église  » et «  ordre  » clunisiens, cf. la synthèse réalisée à partir des travaux de J. Wollasch et G. Melville par I. Gagliardi, « Cluny dall’“ecclesia” all’“ordo” », p. 168-173.

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Construire une société seigneuriale

cratie laïque et ecclésiastique, se retrouvant ainsi à la tête d’un « multi-abbatiat » qui n’impliquait aucune dépendance à Cluny des établissements réformés4. En tant qu’auteur de la Vita Geraldi, Odon a enfin été mis à contribution dans les débats relatifs à la périodisation et aux modalités de la mise en place de la société ­seigneuriale5. Bien au-delà du cercle des seuls historiens de Cluny, étudier Odon rejoint donc plusieurs problématiques des médiévistes d’aujourd’hui. Odon est en effet exactement contemporain des bouleversements sociaux et politiques majeurs qui marquent l’Occident à la fin du ixe et au début du xe siècle. L’année même où l’abbé de Cluny est vraisemblablement né, en 879, le comte Boson de Vienne s’arroge, en Provence, le titre de roi6. Bien que cet épisode soit de courte durée, il inaugure néanmoins une période de redistribution des pouvoirs au sein de l’aristocratie franque au cours des années 880-930, marquée à la fois par la consolidation idéologique des regna et la montée en puissance des princes territoriaux7. Cette époque a fait l’objet de nombreux travaux, mais aussi de débats qui portent sur la chronologie et les modalités de l’effacement du système social carolingien et de la genèse d’un nouveau type de société, d’abord appelée féodale, puis seigneuriale par l’historiographie. Les prises de position se cristallisent autour de visions différentes « de l’économie médiévale, de son évolution, de ses rythmes et de l’histoire sociale afférente »8. Deux chronologies distinctes ont ainsi été proposées. Celle de M.  Bloch voit dans les années 880-900 le début d’un « premier âge féodal », qui s’étend jusqu’au milieu du xie siècle9. Marqué par l’effacement des structures publiques réappropriées par les princes, il se caractérise par la mise en place progressive d’un système de dépendances graduées, au sein duquel les hommes sont subordonnés les uns aux autres. La seconde chronologie est celle de la « mutation de l’An Mil », initiée par les travaux de G. Duby sur le Mâconnais et illustrée depuis par de nombreuses études10. Ces analyses soulignent la permanence des structures et des institutions publiques carolingiennes dans le cadre des principautés jusque 4. Sur le « multi-abbatiat » d’Odon et de Bernon, D. Iogna-Prat, « Odon, Romainmôtier », p. 152-155. 5. Sur les termes du débat, T. N.  Bisson, « The “feudal Revolution”  », p.  6-42 ; L.  K.  Little, B. H. Rosenwein, « Feudalism and its Alternatives », p. 107-113. Cf. aussi M. Bourin, « L’an mil », p.  5-10. Les débats apparaissent également à la suite de nombreuses interventions du colloque Il ­feudalesimo nell’alto medioevo. Sur l’utilisation de la Vita Geraldi dans ces débats, D. Iogna-Prat, « La place idéale », p. 97-103. 6. Sur la royauté de Boson, R.-H. Bautier, « Aux origines du royaume de Provence », p. 41-68. S. Mac Lean, « The Carolingian response to revolt of Boso », p. 21-48. 7. Sur la rupture que représentent les années 880-930 dans l’histoire occidentale, R. Le Jan, « L’aristocratie lotharingienne », p. 204-208. 8. Pour la citation, J.-C. Schmitt, D. Iogna-Prat, « Une historiographie au milieu du gué », p. 413. Cf. aussi la bibliographie indiquée supra, n. 5. 9. Sur la chronologie, M. Bloch, La Société féodale, p. 97-99. 10. G. Duby, La Société aux xie et xiie siècles, p. 35-161. La même perspective est suivie par de nombreux travaux, qui ont été synthétisés dans J.-P. Poly, É. Bournazel, La Mutation féodale, p. 399-400 pour la chronologie.

Introduction générale

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dans les années 980, puis la mise en place des nouveaux pouvoirs des seigneurs banaux dans les trente premières années du xie siècle. Depuis 1991, les travaux de D. Barthélemy plaident toutefois en faveur d’un « retour à Marc Bloch » du point de vue chronologique, en proposant une lente mise en place des structures seigneuriales entre la fin du ixe siècle et le xiie siècle11. Au-delà du seul titre d’hagiographe de Géraud, Odon se situe donc lui-même au cœur des débats, quelle que soit la chronologie adoptée : il est contemporain des débuts du « premier âge féodal » ou des derniers temps de la longue ­époque carolingienne des partisans de la « mutation ». L’objet de ce travail est ainsi de documenter cette époque par le biais d’une étude biographique de l’abbé de Cluny, acteur et auteur de cette période charnière, en proposant l’analyse sociale de la vie d’un grand, articulée à une étude de ses représentations ecclésiales. Parce qu’il permet de réunir un dossier de sources à la fois riches et éclectiques, Odon constitue en effet un cas exceptionnel dans le paysage documentaire de la fin du ixe et de la première moitié du xe siècle, qui rend possible l’approche conjointe d’un homme, de sa pensée et de son milieu. Notre but sera de cerner comment, avec un bagage intellectuel carolingien, Odon affronte une société en mouvement, en y réservant à l’Église une position dominante, mais aussi comment, en tant qu’acteur, il agit au sein de cette société12. En d’autres termes, nous verrons de quelle manière Odon participe à la construction, tant sociale qu’intellectuelle, d’une certaine société seigneuriale.

Odon et le « premier Cluny » dans l’historiographie Les études sur Odon reflètent les tendances générales de l’historiographie sur le premier Cluny, peu étudié jusque dans les années 1980. Auparavant, la plupart des travaux y cherchaient « les sources du développement ultérieur [de l’abbaye] » et ce qui en avait fait un monastère d’exception, placé hors de portée des pouvoirs laïques grâce à la protection pontificale, le considérant finalement comme « une introduction au Cluny du xie siècle »13. Alors qu’à la fin du xixe siècle, dans sa synthèse sur le monastère, E. Sackur avait étudié pour lui-même le Cluny du xe siècle, certaines études ont ensuite établi des liens entre les ­premières 11. Premiers travaux en 1991 : D. Barthélemy, « La mutation féodale a-t-elle eu lieu ? », p. 767-777. Id., La Société dans le comté de Vendôme, p. 9-16 et 1003-1007. Recueil d’articles repris récemment : Id., La Mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ?, p. 8-10 et 363-367. Pour l’expression de « retour à Marc Bloch  », Id., «  Qu’est-ce que la chevalerie  », p.  31. D’autres travaux plaident en faveur de cette chrono­logie, de manière plus nuancée : R. Le Jan, Famille et pouvoir, p. 12, 135-151, 215-223, 245-248 ; Y. Sassier, Royauté et idéologie, p. 181-184 et 194-196. 12. Dans cette perspective, l’expression de « tardo-carolingien » sera employée pour désigner les manières de penser ou les pratiques encore marquées par l’héritage carolingien, même si elles semblent dégradées. 13. Pour les citations, B. H. Rosenwein, Rhinoceros Bound, p. 26 et 29. Pour une présentation historiographique générale sur Cluny, Ibid., p. 3-29.

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réformes cénobitiques et la puissance ultérieure de l’Ecclesia cluniacensis ou entre les écrits d’Odon et les discours des réformateurs “grégoriens”14. Depuis une ­vingtaine d’années, le Cluny « d’avant Cluny » a toutefois suscité plusieurs types de travaux qui ont remis en cause cette vision téléologique. Le monastère a d’abord été replacé dans son contexte tardo-carolingien par différentes études, dans la lignée de celle de G.  Constable15. Les sources qui permettent de l’étudier ont par ailleurs été réexaminées par D. Iogna-Prat, qui a mis en lumière les phénomènes de réécritures de leurs origines par les clunisiens des xie-xiie siècles16. Les premiers temps du monastère ont enfin fait l’objet d’une étude de B. H. Rosenwein qui entrecroise l’histoire sociale du Cluny du xe siècle avec la vision ecclésiale d’Odon, sans toutefois prendre en compte toutes les œuvres de ce dernier, ni centrer véritablement son travail sur lui17. Que sait-on aujourd’hui d’Odon ? En 1993, N. Bulst présentait ainsi la biographie de l’abbé de Cluny dans le Lexikon des Mittelalters : Odon, deuxième abbé de Cluny, 927-942, ordre de saint Benoît, saint (fêté le 18 novembre). Né en 878-879 dans la région du Mans (ou en Aquitaine d’après d’autres sources), mort le 18 novembre 942 à Tours, à Saint-Julien de Tours. Reliques actuellement à L’Isle-Jourdain (Gers) ; d’origine aristocratique franque (Père : Abbon). Promis à saint Martin à sa naissance, première instruction par un prêtre, puis éducation chevaleresque à la cour du duc d’Aquitaine. À dix-neuf ans, il entra dans l’état clérical et reçut la tonsure à Saint-Martin de Tours. S’ensuivirent des études à Paris, auprès de Remi d’Auxerre, puis il devint chanoine à Saint-Martin. La destruction de Tours par les Normands (903) et sa déception vis-à-vis du mode de vie sécularisé des clercs conduisirent Odon à quitter Tours. Il fut ordonné prêtre par l’évêque de Limoges et devint moine à trente ans, sous l’abbé Bernon, à Baume. Là, investi de la fonction de responsable de l’école monastique, il devint le successeur désigné de Bernon. À la suite de la résistance du neveu de Bernon, Guy [Wido], en 924, il dut se retirer à Cluny, fondé par Bernon. Comme à Massay et Déols, à la mort de Bernon et d’après les dispositions du testament de ce dernier, il y prit la succession de Bernon en 927. En 931, il obtint pour Cluny, du pape Jean XI, le privilège important de recevoir les moines d’autres monastères, mais aussi de pouvoir prendre en charge d’autres établissements religieux. La tradition clunisienne postérieure (par exemple Pierre le Vénérable) voit par conséquent en lui le véritable fondateur du monastère réformateur (Reformkloster) de Cluny. Le monachisme réformateur qu’il continua à développer dans la continuité de Benoît d’Aniane lui attira l’attention et l’amitié des grands de son temps et lui valut aussi de nombreuses missions réformatrices, confiées par des “seigneurs de monastères” (Klosterherren), clercs comme laïques. Des monastères lui furent confiés pour qu’il les 14. Pour les travaux d’E. Sackur sur le premier Cluny, E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 1-269. Pour les travaux sur le xe siècle, cf. la synthèse de B. H. Rosenwein, Rhinoceros Bound, p. 26-28. 15. G. Constable, « Cluny in the Monastic World », p. 391-448 ; R. Hiestand, « Einige Überlegungen », p. 287-310 ; B. H. Rosenwein, « La question », p. 1-12. 16. Cf. surtout D. Iogna-Prat, « La geste  », p.  161-200. Plus partiellement, Id., «  Panorama  », p. 35-73. 17. B. H. Rosenwein, Rhinoceros Bound.

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dirige, sans qu’aucune donation à Cluny ne s’ensuive, comme pour Fleury, Aurillac, Saint-Julien de Tours ou Saint-Paul de Rome ; d’autres furent concédés à Cluny, au titre de propriétés, comme Romainmôtier (en 929), fondé par la comtesse Adélaïde, Charlieu, Sauxillanges ou Souvigny. D’autres interventions réformatrices, menées par Odon ou par des disciples qu’il avait mis en place, réussirent dans les monastères francs d’Ambierle, Sarlat, Tulle, Saint-Martial de Limoges, Saint-Marcellin de Chanteuges, Saint-Pons de Thomières et Saint-Pierre-le-Vif de Sens, comme dans les abbayes romaines de Sainte-Marie sur l’Aventin et Saint-André sur le Mont Celio et dans les abbayes de Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or, Saint-Élie de Nepi, du Mont-Cassin et de Farfa. Les réformes italiennes sont, entre autres, en rapport avec trois voyages à Rome qu’il entreprit à la demande des papes (936 ; 938/939 ; 941-942), afin de servir de médiateur dans le conflit entre le patrice Albéric et le roi d’Italie, Hugues. Odon apparaît comme un homme d’un savoir exceptionnel et fut également un auteur. Dans sa Vie de Géraud d’Aurillac, il esquisse, grâce au modèle du comte canonisé, l’idéal d’une noblesse qui devrait demeurer dans le monde et y être utile au monastère. Les Collationes et l’Occupatio sont également des textes importants, dans lesquels il met l’accent sur un idéal de pauvreté, voit dans le monachisme la continuité de la vie de l’Église primitive, et assigne au monachisme réformé le devoir de rénover la chrétienté tout entière. Son disciple, Jean de Salerne, a composé sa biographie, peu de temps après sa mort (Vie remaniée plus tard par Nalgod [xiie siècle])18.

Cette notice souligne essentiellement quatre aspects de la biographie d’Odon : ses origines sociales aristocratiques et son passage par différents états de vie (laïc, clerc, puis moine), son rôle comme abbé de Cluny, sa vocation de réformateur dans un cadre multi-abbatial, enfin sa dimension d’homme de savoir, auteur d’une œuvre riche et variée. Ces renseignements proviennent en grande partie de la Vie de son hagiographe et disciple, Jean de Salerne, enrichis par différentes couches historiographiques à partir de l’époque moderne. Les grands traits de sa biographie ont ainsi été tout d’abord fixés par J. Mabillon († 1707), figés ensuite par E. Sackur, avant d’être ponctuellement réexaminés par différents travaux, de manière toutefois extrêmement cloisonnée19. M. Chaume, J. Wollasch, C. Lauranson-Rosaz ou I. Cochelin se sont ainsi interrogés sur ses ­origines géographiques, sociales et familiales20. D. W.  Poeck a synthétisé les ­travaux sur ses réformes, tandis que plusieurs philologues se sont davantage consacrés à ses œuvres, souvent selon une approche littéraire21. Malgré l’existence de deux histoires d’ensemble de Cluny qui consacrent quelques pages à Odon, il man18. N. Bulst, « Odo, zweite Abt von Cluny », col. 1357-1358. 19. Pour la notice de J. Mabillon sur Odon, J. Mabillon, S. Odonis ordinis S. Benedicti elogium historicum, p. 124-150. Pour les travaux d’E. Sackur sur Odon, E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 43-120. 20. Sur les origines d’Odon : M. Chaume, « En marge », (1940), p. 33-62. J. Wollasch, « Königtum, Adel und Klöster  », p.  18-165 ; C.  Lauranson-Rosaz, « Les origines d’Odon  », p.  255-270 ; I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 183-233. 21. Sur les réformes d’Odon, cf. n. 2, p. 15 ; pour une synthèse sur les réformes d’Odon, D. W. Poeck, Cluniacensis Ecclesia, p.  213-218. Sur les œuvres d’Odon : G.  Braga, «  Problemi  », p.  611-711 ; A.-M.  Bultot-Verleysen, « Le dossier  », p.  173-206 ; P.  Facciotto, I Sermoni agiografici ;

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quait donc un travail de synthèse, véritablement centré sur le deuxième abbé du monastère, et tenant compte de tous ses écrits, notamment de l’Occupatio, un long poème théologique qui contient sa vision du monde22. Le prisme ­biographique constitue dès lors le meilleur biais pour remettre à jour la « vulgate » d’E. Sackur sur le premier Cluny, tout en intégrant l’importance prise par Odon au cœur des débats actuels, sans se limiter à un horizon strictement clunisien23.

« Illusion » ou « pari » biographique Depuis une vingtaine d’années, l’approche biographique a fait l’objet de nombreux débats épistémologiques, qui reflètent les évolutions tant de la discipline historique que des sciences sociales24. Délaissée par les historiens de l’école des Annales et leurs continuateurs – si ce n’est dans une optique « modale », c’est-àdire comme représentative d’un contexte, d’une catégorie sociale ou d’un outillage mental –, la biographie a fait l’objet de critiques émanant, entre autres, des structuralistes25. Évoquant « l’illusion biographique », P. Bourdieu dénonçait en outre, en 1986, le postulat de la linéarité et de la succession événementielle qu’implique ce type de démarche en tant que récit, dans la mesure où il vise à restituer une cohérence et à attribuer un sens « artificiel » à la vie d’un individu26. Il soulignait également le manque de pertinence méthodologique qu’implique l’étude du sujet comme une entité autonome, alors que les « événements biographiques se définissent comme autant de placements et de déplacements » dans un champ social en perpétuelle recomposition27. En d’autres termes, chaque événement de la vie d’un individu ne devrait être analysé qu’en fonction de l’insertion de celui-ci au sein d’un certain champ social. L’approche biographique permet néanmoins d’appréhender des processus ­historiques à travers l’étude d’un homme. En 1927, E. Kantorowicz analysait ainsi l’émergence de l’État moderne autour de la figure charismatique de Frédéric II28. Aujourd’hui, l’intérêt pour le sujet et les manifestations de la singularité en V.  Basset, Introduction à une étude critique ; K. Smolak, «  Zu einigen Graeca  », p.  449-456 ; J. Ziolkowski, « The Occupatio », p. 559-568. 22. Sur l’évocation d’Odon dans les deux histoires d’ensemble de Cluny : M. Pacaut, L’Ordre de Cluny, p. 80-94 ; J. Wollasch, Cluny, Licht der Welt, p. 30-60. Sur l’absence d’étude de synthèse sur Odon : D. Iogna-Prat et C. Sapin, « Les études clunisiennes », p. 233 et 242. 23. Nous empruntons la qualification de « vulgate » de l’ouvrage d’E. Sackur à D. Iogna-Prat, « La place idéale », p. 103. 24. Pour les questions relatives à la biographie, nous nous sommes essentiellement appuyée sur la ­synthèse épistémologique de F. Dosse, Le Pari biographique, p. 307. 25. Sur les méfiances de l’école des Annales et de ses héritiers vis-à-vis de l’approche biographique, Ibid., p. 213-249. On doit l’expression de « biographie modale » à G. Levi, « Les usages de la biographie », p. 1329. 26. P. Bourdieu, « L’illusion biographique », p. 81-89. 27. Pour la citation, Ibid., p. 88. 28. E. Kantorowicz, L’Empereur Frédéric II.

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­histoire suscite une intense réflexion méthodologique. À partir de plusieurs travaux ­portant sur le Moyen Âge et l’Antiquité tardive, trois perspectives peuvent être distinguées. A. Frugoni, évoquant son travail sur Arnaud de Brescia, publié en 1954, parle tout d’abord d’« impossible biographie »29. À l’issue de la confrontation des sources concernant son sujet d’étude et qu’il considère comme des témoignages partiels et partiaux d’une même réalité historique, l’historien refuse en effet toute reconstitution biographique qui chercherait à créer une cohérence entre ces versions. A. Frugoni analyse donc ces différents témoignages, les enjeux sousjacents à leur rédaction, ainsi que les liens de leurs auteurs avec le “biographé”, mais sans tenter une synthèse qui correspondrait à une vérité historique immanente et en saisissant par touches divers aspects de la vie d’Arnaud de Brescia30. La démarche de « biographie totale » du Saint Louis de J. Le Goff est également novatrice par son souci de déconstruction de la linéarité de son objet, dans le but de le reconstituer à travers une réflexion sur les lieux de production de la mémoire royale. Dans cette perspective, J. Le Goff analyse la diversité des portraits du roi comme la marque d’une identification de saint Louis à différents modèles, ce qui pose le problème de « l’existence » historique du sujet “biographé”31. La Vie de saint Augustin de P.  Brown (1967) correspond enfin à une voie médiane entre ces deux approches, dans la mesure où l’historien présente la reconstitution de l’itinéraire biographique de l’évêque d’Hippone comme un biais permettant de comprendre les mutations de la société du Bas-Empire32. Parce qu’il a écrit une œuvre importante, bien datée et qui ponctue sa vie, Augustin constitue en effet un bon exemple et un moyen pertinent d’appréhender de l’intérieur une époque particulière. L’enquête suit ainsi un double questionnement : « en quoi un parcours individuel est-il tributaire du monde extérieur et en même temps rétroagit sur ce dernier33 ? » Notre approche biographique d’Odon de Cluny souhaite s’inscrire dans la continuité de celle définie par P.  Brown, sans ignorer cependant les apports méthodologiques des démarches d’A. Frugoni et de J. Le Goff. Une telle étude pose toutefois trois séries de problèmes. 1) J.  Le Goff a justifié la possibilité de restituer le «  vrai  » saint Louis par le fait que le xiiie siècle correspondait à un moment d’émergence des logiques ­individuelles34. Dans la mesure où le « moi » ne se manifeste que sous certaines formes au haut Moyen Âge, cela induit-il que toute perspective biographique, en 29. A. Frugoni, Arnaud de Brescia, p. 173, pour l’expression d’« impossible biographie ». 30. Le terme de “biographé” est employé par F. Dosse à plusieurs reprises dans son ouvrage, F. Dosse, Le Pari biographique, notamment p. 307-308 et p. 313. 31. Cf. la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « La production de la mémoire royale : saint Louis a-t-il existé », J. Le Goff, Saint Louis, p. 311-315 et p. 498-522. 32. L’édition de 2001 a été revue et augmentée par l’auteur qui y explique et nuance sa démarche initiale, cf. P. Brown, La Vie de saint Augustin, p. 7-9. 33. Pour la citation, F. Dosse, Le Pari biographique, p. 310. 34. J. Le Goff, Saint Louis, p. 22.

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tant que tentative d’accès à un individu, est impossible pour cette période35 ? Dans ce cas, comment définir une approche biographique pour le haut Moyen Âge ? 2) Si l’on se place dans une perspective « modale », la stature exceptionnelle d’Odon pose la question de la représentativité de sa biographie pour une appréhension plus générale du “siècle de fer”. En d’autres termes, peut-on faire du cas de cet abbé, aristocrate et lettré de haut niveau, un personnage représentatif de son époque ? 3) Le fait que l’abbé de Cluny soit également un auteur soulève enfin une double interrogation. La restitution de l’unité et des discordances entre ses actes et sa pensée, ou plus exactement celle du lien entre ses pratiques sociales et la production d’un certain discours, pose tout d’abord problème. En outre, la vision du xe siècle que l’on peut tenter de reconstituer à partir des œuvres d’Odon dépend de sa perception du monde, tel qu’il le voit et tel qu’il le rêve. Dans une optique « modale », peut-on dès lors considérer que ses conceptions ecclésiales sont représentatives de son époque ? La question est d’autant plus délicate que les sources contemporaines offrent peu de points de comparaison. Afin de dépasser ces difficultés, de concilier différentes historiographies qui ont souligné récemment l’importance d’Odon et de « réunir autour d’un ­personnage, un dossier qui éclaire une société, une civilisation, une époque », nous ­proposons ici une reconstitution de l’itinéraire biographique de l’abbé de Cluny, et non une biographie proprement dite36. La notion d’« itinéraire » permet en effet de concilier les différentes approches épistémologiques et méthodologiques de l’écriture de la biographie en sciences sociales. Elle rend tout d’abord possible l’appréhension d’un homme dans son milieu, en échappant à la question de l’accès à l’« individu ». Elle autorise par ailleurs à esquiver la tentation de l’unité, c’està-dire la volonté de combler les lacunes laissées par les sources, en cherchant plutôt à cerner des moments et des lieux où Odon a laissé sa trace. Elle permet enfin de tenir compte des apports critiques de P. Bourdieu, par l’identification précise et contextualisée d’« événements biographiques », brefs instants “figés” par la documentation, comme sur une photographie, qui ouvrent la possibilité d’une appréhension ponctuelle de la complexité du champ social dans lequel ­s’insère l’abbé de Cluny.

35. Sur la question de « l’individu » et du « moi » au Moyen Âge, cf. la mise au point historiographique et les pistes de recherches d’un article de synthèse récent, B. H. Rosenwein, « Y avait-il un “moi” », p. 31-52. Cf. aussi l’introduction historiographique de D. Iogna-Prat, « La question de l’individu », p. 7-29. 36. Cette citation de J. Le Goff s’inscrit dans le contexte d’une réflexion sur l’approche biographique, près de dix ans après la publication de Saint Louis, J. Le Goff, À la recherche du Moyen Âge, p. 133.

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Différentes strates documentaires Comme pour saint Louis, la question de la possibilité de connaître le « vrai » Odon s’est posée, dans la mesure où son image a été construite et reconstruite à Cluny, à partir du xie siècle37. Le corpus permettant d’établir ­l’itinéraire biographique d’Odon et de restituer sa pensée, particulièrement vaste et hétéroclite, a donc été abordé en termes de strates documentaires, afin de clarifier les phénomènes de réécritures des origines. Trois couches de sources peuvent être distinguées. La première est constituée par la documentation antérieure à la mise en place de l’Ecclesia cluniacensis et surtout aux phénomènes de réécritures de leurs ­origines par des moines cherchant à légitimer des principes qui ne s’affirment qu’à partir de l’abbatiat d’Odilon (994-1049) : cette strate se compose à la fois de sources diplomatiques, des œuvres d’Odon et de ses deux premières Vitæ, qui seront abordées plus loin. La documentation diplomatique a été rassemblée à partir des différents établissements où Odon a été présent à un moment de sa vie. Au sein de ce corpus, les actes royaux et pontificaux présentent certaines singularités. Ces privilèges ont en effet été rédigés, ou plutôt « préparés » au sens diplomatique du terme, par leurs destinataires avant d’être mis en forme par les chancelleries. Ces dernières apparaissent à l’époque comme un « lieu de validation » (Beurkundungsstelle), leur travail se bornant à un « habillage » (Einkleidung) d’un dispositif pré-écrit, grâce à des ­formulaires38. Cette caractéristique induit une certaine parenté, de forme et de fond, entre plusieurs privilèges accordés à des établissements distincts, mais ­dirigés par un même abbé, Odon. Si l’on excepte les originaux, relativement rares pour la période étudiée, la majorité des sources diplomatiques du xe siècle a été transmise par des canaux ­tardifs, cartulaires confectionnés à partir du xie siècle ou copies modernes, qui posent toujours la question de l’authenticité des actes étudiés39. C’est en parti­culier le cas de certaines chartes de Cluny, établissement dont provient la majeure partie de la documentation diplomatique étudiée. Ces actes ont été publiés essentiellement par A. Bernard et A. Bruel, édition qui pose toutefois quelques ­problèmes

37. Cf. surtout D. Iogna-Prat, « La geste  », p.  161-200. Plus partiellement, Id., «  Panorama  », p. 35-73. 38. Pour le fonctionnement de la chancellerie pontificale au haut Moyen Âge : H.-H.  Kortüm, Zur Päpstlichen Urkundensprache, p. 331-420. Le même constat a été fait pour la chancellerie des rois des Francs, Raoul (924-936) et Louis IV d’Outremer (936-954), deux bienfaiteurs d’Odon, par les éditeurs des diplômes de ces derniers : Recueil des actes de Robert, p. XLIII-XLIV, Recueil des actes de Louis IV, p. LII. Même remarque de J. Wollasch, Cluny im 10. und 11. Jahrhundert, n. 10-13, p. 147. 39. Les seuls originaux du corpus proviennent de l’abbaye de Cluny et ont été réédités récemment, Les Plus Anciens Documents originaux de l’abbaye de Cluny.

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méthodologiques et qui contient des erreurs de datation, corrigés depuis par des initiatives isolées40. Le corpus des œuvres d’Odon a, pour sa part, été fixé dans ses grandes lignes au début du xviie siècle, par l’édition d’écrits qui lui ont été attribués par le moine clunisien M. Marrier et l’historiographe royal A. Duchesne dans la Bibliotheca cluniacensis41. Ce corpus a été ensuite repris dans le tome 133 de la Patrologie latine, avec quelques modifications42. Il a depuis été redéfini par des initiatives ponctuelles – qui ont en particulier contesté l’authenticité de certaines pièces – et se compose aujourd’hui de textes de nature théologique et hagiographique43. À la première catégorie appartiennent un épitomé inédit des Moralia in Job de Grégoire le Grand écrit lorsque Odon était chanoine, les Collationes, une sorte de florilège dédié à l’évêque de Limoges Turpion qui s’apparente à un miroir d’évêque, et surtout l’Occupatio, un long poème théologique qui évoque l’histoire du monde, de la Création à la Parousie, et qui est destiné à encourager la méditation monastique. Les œuvres hagiographiques correspondent aux Vitæ de Géraud d’Aurillac et de Grégoire de Tours, à six sermons consacrés respectivement aux saints Martin, Benoît, Pierre, Géraud d’Aurillac et Aubin, et enfin à des pièces liturgiques (deux hymnes et un antiphonaire dédiés à saint Martin). L’ensemble, riche et hétéroclite, a été composé entre l’entrée d’Odon dans la communauté des chanoines de Saint-Martin de Tours, aux alentours de 900, et sa mort en 942. Si 40. Pour l’édition d’A. Bernard et A. Bruel, Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny [désormais CLU]. Sur les problèmes de datation et d’identification des lieux-dits dans cette édition : M. OurselQuarré, « À propos du chartrier de Cluny », p. 103-107. M. Chaume, « Observations sur la chronologie », (1926), p. 44-48 ; (1939), p. 81-89 et 133-142. Les travaux de M. Hillebrandt sont la meilleure illustration de la redatation des chartes grâce à un programme informatique mis au point à Münster, cf. M. Hillebrandt, « Social Groups », p. 163-175. Pour Cluny, on dispose de 29 actes privés pour l’abbatiat de Bernon (plus 34 chartes datées par ­l’abbatiat de Bernon, qui sont peut-être postérieures à cette dernière date) et de 107 pour celui d’Odon (plus 21 actes dont la datation est incertaine). Ce corpus est principalement constitué de donations au monastère bourguignon, mais aussi d’échanges et de quelques ventes. 41. Les auteurs de la Bibliotheca cluniacensis ont ainsi attribué à Odon et édité : la Vita Geraldi, BC, col. 65-113 ; cinq sermons, Ibid., col. 123-159 ; les Collationes, Ibid., col. 159-260 ; quatre œuvres liturgiques, Ibid., col. 261-265, et plusieurs pièces depuis considérées comme non authentiques. Un épitomé des Moralia in Job est édité trois ans plus tard, à part, par M. Marrier. 42. Outre les œuvres citées dans la note précédente, les éditeurs de la Patrologie ajoutent plusieurs traités de musique, faussement attribués à Odon, et renvoient le lecteur au tome 71 en évoquant la possible paternité odonienne d’une Vita de Grégoire de Tours. 43. Les textes non authentiques sont les suivants, suivis des études principales qui ont permis leur désattribution. Narratio in reversione beati Martini a Burgundia, dans BC, col. 145-160, reprise textuellement dans PL 133, col. 815-838 ; P. Gasnault, « La Narratio in reversione », p. 159-174. Sermo quod beatus Martinus par dicitur apostolis, dans BC, col. 123 E-127 C ; P. Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 150. De sacramento corporis et sanguinis Domini, dans BC, 263 B-264 B, repris dans PL 133, col. 513 C-D ; G. Braga, « Gezone di Tortona », p. 611-666. Sermo II in veneratione sanctæ Mariæ Magdalenæ, dans BC, col. 131 D-138 C, repris dans PL 133, col. 713-721 ; D. Iogna-Prat, « La Madeleine  », p.  38-42. De beata Maria Magdalena, dans BC, col.  263  C-264  B, repris dans PL 133, col. 514 C-515 A. Pour les traités musicaux : PL 133, col. 755 A-816 A ; P. Thomas, « Saint Odon de Cluny », p. 171-172, et M. Huglo, « L’auteur du “Dialogue sur la musique” », p. 119‑120.

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certains de ces textes – notamment la Vita Geraldi – ont fait l’objet d’études nombreuses, d’autres ont été très peu analysés. Il n’existe pas non plus de véritable étude globale de l’œuvre d’Odon, ni de chronologie sûre de la composition des différents textes qui permettrait de retracer les évolutions de la pensée de l’abbé de Cluny. *   * * La deuxième strate documentaire est constituée par les différentes sources, rédigées entre l’An Mil et le gouvernement de Pierre le Vénérable (1122-1156), moment où se met en place l’historiographie “officielle” des premiers temps du monastère bourguignon44. Cette dernière est par ailleurs reprise et déformée par différents chroniqueurs médiévaux, parfois extérieurs à l’Ecclesia puis à l’ordo cluniacensis. Cette couche se décompose elle-même en deux strates. La première est contemporaine de l’abbatiat d’Odilon, instigateur de l’instauration des struc­tures et des principes de Cluny. À cette époque sont mises par écrit, à deux reprises, les coutumes du monastère, les moines commencent à s’intéresser aux origines de leur établissement et l’hagiographie abbatiale se développe autour de la figure de Maïeul (954-994)45. Cette strate est marquée par un désintérêt global vis-à-vis des premiers temps du monastère, y compris pour l’abbatiat d’Odon, une tendance qui se répercute dans plusieurs textes narratifs contemporains écrits par des auteurs en lien plus ou moins étroits avec Cluny46. Odon ne devient objet d’intérêt que sous les abbatiats d’Hugues de Semur (1049-1109) et de Pierre le Vénérable (1122-1156). Sous le gouvernement du premier, différents grands projets sont achevés ou commencés, entreprises qui reviennent sur les débuts du monastère et les célèbrent comme les prémices de la puissance clunisienne du xie siècle47. C’est dans ce contexte que le dossier hagio44. D. Iogna-Prat, « Ecclésiologie et système ecclésial », p. 11-34. Cette couche regroupe des textes clunisiens et des sources contemporaines marquées par le modèle de régularité que représentait le monastère bourguignon, soit pour le revendiquer, soit pour s’en distinguer. 45. Les Antiquiores consuetudines (rédigées entre 990 et 1015) et le Liber tramitis (écrit entre 1027 et 1060) correspondent à deux types distincts de réglementations communautaires, I.  Cochelin, « Évolution des coutumiers monastiques », p. 29-66. 46. Odon de Cluny apparaît en effet rapidement dans plusieurs textes narratifs contemporains, parfois complètement extérieurs à Cluny : Raoul Glaber, Histoires, p.  172-175 ; Hugues de Farfa, Destructio, p. 40-41 ; Vita sancti Hugonis, chap. 2, § 12-13, p. 766 ; Aimoin  de Fleury, Miracula Sancti Benedicti, L. II, chap. 4, p. 100-101 ; André de Fleury, Miracula Sancti Benedicti, L. VII, chap. 16, p. 275 ; Adémar de Chabannes, Chronicon, L. III, chap. 26, p. 148, l. 1-11. 47. Hugues termine en effet l’organisation des archives amorcée par son prédécesseur en faisant copier des cartulaires (vers 1094-1095), il aménage la bibliothèque et lance le culte de ses prédécesseurs par la rédaction de nouvelles Vitæ. Entre 1078 et 1083, il fait enfin mettre par écrit deux nouveaux coutumiers – mêlant organisation liturgique et réglementation de la vie communautaire –, le premier à usage interne, celui de Bernard, et le second pour la communauté d’Hirsau copié par Ulrich de Zell. Sur ces entreprises, D. Iogna-Prat, « Ecclésiologie et système ecclésial », p. 17-29.

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graphique d’Odon est repris sous la forme d’une version brève, par un moine qui se surnomme l’Humillimus et qui dédie son texte à Hugues de Semur, sans doute à la fin du xie  siècle (BHL  6298)48. L’importance du deuxième abbé de Cluny dans le développement du monastère est également soulignée par le cartulaire. Ce dernier, en projet dès l’abbatiat d’Odilon mais réalisé principalement en 1095-1096, se compose de trois recueils, conçus comme un ensemble et désignés par des lettres, de A à C49. Seuls concernent Odon les cartulaires A (Paris, BnF, n.a.l. 1497), réunissant les actes des abbatiats de Bernon à Maïeul, et C (Paris, BnF, n.a.l. 2262), qui « regroupe toutes les pièces – bulles pontificales, diplômes royaux, décrets conciliaires… – qui fondent l’indépendance du monastère et la pleine possession de ses biens »50. Ces deux codices ne sont pas seulement des recueils de titres, mais relèvent « à la fois de la diplomatique, de l’hagiographie et de l’historiographie », puisqu’ils insistent sur les thèmes chers aux clunisiens des xie-xiie siècles et reviennent sur l’origine du monastère, notamment à travers de courts textes narratifs51. Le cartulaire A s’ouvre en effet sur la Venerabilium abbatum cluniacensium chronologia qui évoque les modalités de succession des différents abbés de Cluny52. Il consacre en outre deux préfaces, l’une à Bernon et l’autre à Odon. Cette dernière retrace rapidement les apports de l’abbé au monastère, son parcours biographique et les circonstances de sa mort53. Sous l’abbatiat de Pierre le Vénérable, la figure d’Odon prend encore davantage d’ampleur, notamment grâce à la rédaction d’une nouvelle Vie, la Vita Odonis reformata, par un moine du nom de Nalgod54. Le deuxième abbé de Cluny commence alors à être considéré comme le fondateur des principes du monas48. Pour l’édition du texte, Humillimus, Vita Odonis, editio minor, p. 208-259. M. L. Fini a seulement daté la version de l’Humillimus de l’abbatiat d’Hugues de Semur. Nous pensons toutefois que la rédaction de cette nouvelle Vita va de pair avec la construction d’une chapelle Saint-Odon dans le bourg de Cluny. Or, cette dernière est mentionnée pour la première fois en 1095, dans le privilège octroyé au monastère bourguignon par Urbain II. L’édification de la chapelle est en outre présentée comme la dernière volonté d’Odon dans un texte sans doute contemporain de la bulle, la Venerabilium abbatum cluniacensium chronologia, évoquée ci-après. Sur cette chapelle, D. Méhu, Paix et communautés, p. 224-226. 49. Pour les cartulaires de Cluny, les premières études sont celles de D. Iogna-Prat, « La geste  », p. 172‑185 ; Id., « La confection des cartulaires », p. 27-44. Cf. aussi M. Hillebrandt, « Les cartulaires », p. 7-18. Plus récemment, H. Atsma, J. Vezin, « Gestion de la mémoire », p. 5-29 et la synthèse de S. Barret, La Mémoire et l’Écrit, p. 107-121. 50. Pour la citation, D. Iogna-Prat, « Ecclésiologie et système ecclésial », p. 27-28. 51. La citation est de Id., « La geste », p. 182. B. H. Rosenwein a fait le même constat pour le cartulaire C, qui contient essentiellement des bulles et des diplômes, et dont la dimension d’auto-représentation de Cluny est également importante sur le plan narratif, B. H. Rosenwein, « Cluny’s immunities », p. 158-159. 52. D. Iogna-Prat, « La geste  », p.  175-176. Pour l’édition, Venerabilium abbatum cluniacensium chrono­logia, col. 1618. 53. D. Iogna-Prat, « La geste », p. 180-181. Pour l’édition de la préface du cartulaire, Prefatio temporibus domni Odonis abbatis, p. 377-378. 54. Nalgod, Vita Odonis reformata, col. 86-104. Corrections ajoutées sur la base d’un nouveau témoin du texte par M. L. Fini, « Studio », p. 33-147.

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tère bourguignon, voire comme son premier abbé. Cette image est véhiculée par Pierre le Vénérable dans sa correspondance et par le chroniqueur clunisien Richard de Poitiers († 1171), puis elle est relayée par d’autres auteurs extérieurs au monastère55. La dernière strate documentaire regroupe enfin divers travaux d’époque moderne, souvent d’érudition, qui ont contribué à véhiculer l’image que les ­clunisiens voulaient donner d’eux-mêmes. Ces études ont cependant été parfois utilisées par certains historiens contemporains comme des documents de première main56. La présentation de ces strates documentaires permet de cerner l’importance des constructions narratives ou historiographiques dont Cluny, et plus spécifiquement l’abbatiat d’Odon, ont fait l’objet entre le début du xie siècle et la fin du xviiie  siècle. Il ne s’agit pas de rejeter l’ensemble des textes postérieurs au xe siècle, mais de faire preuve de prudence face à leurs assertions, en tentant de les resituer systématiquement dans leur contexte de rédaction, et de s’interroger sur les raisons de leur transmission. Les phénomènes de réécriture des origines de Cluny, à l’œuvre dès l’abbatiat d’Odilon, viennent en effet brouiller le discours des textes narratifs à partir de l’An Mil, rendant extrêmement difficile et aléatoire l’établissement d’une chronologie des faits et gestes du deuxième abbé du monastère bourguignon et du premier Cluny. L’itinéraire biographique d’Odon ne peut donc être appréhendé qu’avec une extrême prudence, en réinsufflant de la diachronie dans les différentes pièces de son dossier documentaire.

Biographie et hagiographie : les premières Vitæ Odonis Au sein de la strate documentaire du xe  siècle, la première Vita Odonis (BHL 6292-6297), écrite en trois livres par un disciple d’Odon, Jean de Salerne, occupe une place à part, en raison de la richesse des informations qu’elle livre57. Cette première Vita est toutefois un texte complexe, accessible dans des éditions 55. Pierre le Vénérable, Epitola 161, t. I, p.  388-394 ; Pierre de Poitiers, Epistola, t. I, p.  1-3 ; Richard de Poitiers, Chronica, p. 77-78. Comme sous l’abbatiat d’Odilon, cette nouvelle image d’Odon se répercute sur certaines chroniques monastiques écrites à cette époque, toujours selon une double dialectique d’appropriation du prestige de Cluny ou de distinction par rapport au modèle de régularité que le monastère bourguignon représente. Ces chroniques, très nombreuses, reprennent souvent les mêmes informations à partir d’une source unique. Seules les plus importantes et les plus originales sont citées ici : Léon d’Ostie, Chronica Monasterii Casinensis, p. 620-621 ; Sigebert de Gembloux, Chronica, p.  344-348 ; Breve Chronicon abbatiæ seu Gesta abbatum Aureliacensium, p. 349 ; Chronique de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, p. 76-77. Certains éditeurs ont également groupé des chroniques d’époques différentes, utilisées partiellement, cf. A. Salmon (éd.), Recueil des chroniques de Touraine. 56. D.-O. Hurel, « La représentation de Cluny », p. 115-128. 57. Les nos 6293-6294 désignent les deux premiers livres avec deux desinit différents pour le livre II, le no 6295 correspond au livre III et le no 6296 aux manuscrits qui procèdent à l’inversion de certains chapitres et omettent le dernier chapitre du livre III.

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peu fiables, qui constitue l’une des pièces d’un dossier hagiographique important. Elle mérite par conséquent que l’on s’y attarde quelque peu58. Jean de Salerne – appelé également Jean l’Italien ou Jean le Romain – est connu essentiellement par les détails autobiographiques qu’il livre dans la Vita Odonis et dans la préface d’une autre de ses œuvres, un épitomé des Moralia in Job de Grégoire le Grand59. Jean est né en Italie, probablement dans une famille romaine60. Il est chanoine lorsqu’il fait la connaissance d’Odon en 938 à Rome. À la suite de cette rencontre, il entreprend une formation cénobitique à SaintPierre-au-Ciel-d’Or de Pavie ou à Cluny, sous l’autorité d’un certain Hildebrandt [Hildebrannus]61. Jean serait ensuite devenu prieur avant 942, vraisemblablement à Saint-Paul-hors-les-Murs, avant de diriger, en tant qu’abbé, un monastère de Salerne, sans doute Saint-Benoît et Sainte-Marie62. C’est là qu’il écrit la première Vita Odonis, très peu de temps après la mort d’Odon, probablement entre novembre 942 – date du décès du saint – et août 94363. Il s’agit donc d’un texte complètement extérieur à Cluny, l’origine italienne de son auteur induisant en outre qu’une grande partie de ce qu’il évoque lui est parvenue par Odon lui-même. Selon plusieurs historiens, l’hagiographe aurait voulu dresser un paradigme de sainteté monastique, en conformité parfaite avec la règle bénédictine et caractérisé par la rareté des miracles, dans le but d’« esquisser [un] modèle de sainteté imitable », proche de la littérature des « miroirs »64. I. Cochelin a également qualifié la Vita Odonis de « lettre de présentation et de manuel de réforme » qui aurait permis à Jean de faire connaître ses intentions à la communauté de Salerne, à laquelle il dédie l’œuvre. Cette perspective découle de l’omniprésence de la thématique de la réforme dans le texte, qu’elle soit « institutionnelle » ou « individuelle »65. 58. Études synthétiques sur le dossier hagiographique d’Odon : D. Iogna-Prat, « Panorama », p. 38-44 et 58-73. 59. Sur l’épitomé, G. Braga, « Le Sententiæ morales », p. 53-181. G. Braga a signalé l’édition suivante, mais la référence qu’elle donne ne correspond pas au texte : Jean de Salerne, Prologus. Sententiæ morales super Job, p. 101-102. 60. G. Arnaldi, « Il biografo », p. 19. 61. L’imprécision sur le lieu de noviciat de Jean résulte de l’approximation de son propos. S’il évoque en effet d’abord sa rencontre d’Odon à Rome, qui semble l’avoir emmené dans le monastère de Pavie, il dit avoir été confié ensuite à Hildebrandt, qu’il avait présenté auparavant comme le præpositus de Cluny, VO1, I 4, col. 45 B. 62. Sur la fonction de prieur de l’hagiographe : E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 109-110 ; G. Arnaldi, « Il biografo », n. 2, p. 23-24. La fonction abbatiale de Jean à Salerne a été déduite de l’incipit de deux témoins par E. Sackur, « Handschriftliches », n. 2, p. 107, puis par G. Arnaldi, « Il biografo », n. 3, p. 25. Sur l’identification de l’établissement de Salerne : H. Taviani-Carozzi, La Principauté lombarde de Salerne, II, p. 1043. 63. Sur la datation du texte : E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 359 ; I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 184-185. 64. R. Romagnoli, Le “Storie” di Rodolfo il Glabro, p. 41. Pour la citation, G. Barone, « Une hagiographie sans miracles  », p.  438 et  444-445. Dans la même perspective, Ead., «  Jean de Gorze  », p. 31-38. 65. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 185-187 pour ses conclusions que nous résumons ici ; pour la citation, p. 186. Cette hypothèse est confirmée par le fait que la Vie n’évoque pratiquement que des

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La Vita Odonis est par ailleurs marquée par une forte ­dimension didactique, qui apparaît dans ce que G. Arnaldi ou A. Chagny ont désigné comme des « excursus et des digressions  », qui font partie des caractères propres à l’hagio­graphie du xe siècle et qui s’évanouissent dans les versions postérieures du texte66. Plusieurs thématiques, sans lien direct avec la biographie d’Odon et souvent développées dans plusieurs chapitres successifs, s’accompagnent en effet de très nombreuses citations, tirées de la Bible ou de la règle de saint Benoît, et s’organisent soit comme de petites démonstrations à la suite de l’exposé d’une situation concrète, soit comme de véritables argumentations, parfois appuyées sur des exemples précis67. Ces développements renvoient systématiquement à ce qui définit le bon comportement monastique, à la culture exigée des cénobites ou à des pratiques liturgiques à valeur paradigmatique. La première Vita Odonis se situe donc à michemin entre deux types de texte. Il s’agit d’une part d’un récit biographique écrit par un hagiographe qui n’a connu Odon qu’à la fin de sa vie et qui a interprété la parole du maître à travers un filtre italien. La Vita a d’autre part une vocation de « manuel » de la condition monastique, qui dicte à la fois le savoir minimal requis pour être cénobite et des modèles comportementaux, dans une perspective de réforme adaptée au milieu salernitain. La première Vita Odonis est un texte complexe qui a beaucoup fluctué dans son organisation globale entre quatre recensions distinctes, marquées par une inversion de grands blocs narratifs dans les différentes familles de manuscrits68. Elle convertis tardifs, c’est-à-dire, selon la définition de C. de Miramon, des personnes qui « quittent le monde, alors qu’elles sont […] avancées dans la vie et occupent une fonction dans la société », C. De Miramon, « Embrasser l’état monastique », p. 829. Parmi les convertis tardifs, on trouve ainsi Odon et Jean de Salerne (anciens chanoines), Adhegrin (ancien miles), les parents d’Odon (anciens laïcs) et de nombreux ­personnages secondaires (une jeune fille destinée au mariage, le père du neveu d’Odon, des voleurs de grand chemin, un comte auquel est attribué la réforme de Fleury). L’hagiographe expose donc une large palette de situations, tenant compte à la fois du statut social et du sexe, qui aboutissent toutes à l’idée d’une conversion des mœurs dans le cloître. Nous tenons ici à remercier I. Cochelin pour nos discussions fructueuses sur les motifs d’écriture de la Vita Odonis. 66. G. Arnaldi, « Il biografo », p. 26-28 ; A. Chagny, « Jean l’Italien », p. 124. Sur la vogue des digressions dans l’hagiographie du xe siècle, I. Deug-Su, « Note sull’agiographica », p. 147. I. Cochelin s’est opposée à une telle qualification de ces passages, mais sans exposer clairement quelle pouvait être leur fonction narrative, I. Cochelin, « Quête de liberté », n. 6, p. 185. 67. Jean expose en effet très longuement certains thèmes qui n’ont pas de rapport direct avec la biographie de son maître : la vie de Benoît d’Aniane, VO1, I 23, col. 53 D-54 B ; la condition d’ermite d’Adhegrin, Ibid., I 25-28, col. 54 C-55 D ; le statut de novice, Ibid., I 29, col. 56 B-C ; la liturgie de Baume, Ibid., I 30-32, col. 56 C-57 C ; le silence monastique, Ibid., II 11-13, col. 67 A-69 A ; la condamnation de l’orgueil des religieux, Ibid., II 23, col.  74 B-76  B ; l’interdiction de consommation de viande par les moines, Ibid., III 4, col. 78 D-79 B. Sur les citations de la règle de saint Benoît dans la littérature hagiographique, cf. R. Grégoire, « Enquête sur les citations de la Règle », p. 747-762 ; sur Jean de Salerne, Ibid., p. 760-761. 68. Sur les différentes recensions du texte : M. L. Fini, « Studio », p. 57-64 ; D. Iogna-Prat, « Panorama », p. 39-40. Ces problèmes apparaissent dans les deux éditions principales qui adoptent une organisation différente. Jean de Salerne, Vita s. Odonis, dans BC, col. 13-56, qui reflète l’ordre de la majorité des

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est relativement stable jusqu’à la moitié du deuxième livre, puis son organisation commence à différer dans l’enchaînement des épisodes, sans modification significative du contenu69. Dans le texte de base, le premier livre, le plus long, retrace la découverte de la vocation du saint, qui passe par de multiples étapes graduelles, depuis sa naissance jusqu’à son élection comme abbé de Baume. Le deuxième livre est davantage consacré aux activités d’Odon en tant qu’abbé et à ses vertus. Le troisième évoque les péchés monastiques auxquels Odon a été confronté au cours de son abbatiat. Malgré le bouleversement de l’ordre de cette partie, ­plusieurs blocs narratifs ne changent pas : les cinq derniers chapitres, notamment, consacrés à la réforme de Saint-Élie de Nepi et surtout de Fleury, conservent leur place et viennent couronner la carrière cénobitique du saint. Il convient en dernier lieu de souligner que, selon M. L. Fini, la Vita Odonis prima et maior ne mentionne pas la mort d’Odon : elle s’achève avec le miracle qu’accomplit saint Benoît à Fleury, le jour de sa fête70. Les sources de Jean de Salerne sont essentiellement orales. Parmi elles, Odon occupe sans doute une place de premier plan, d’ailleurs confirmée par les très nombreux points communs du texte avec les œuvres de l’abbé de Cluny, ce qui pose le problème de l’“objectivité” des faits relatés71. Les autres informations proviennent vraisemblablement des disciples les plus proches du saint72. Du côté des sources écrites, les références à la Bible sont prépondérantes, notamment les livres des Psaumes et des Proverbes, une caractéristique courante de l’hagiographie monastique. Jean cite par ailleurs très fréquemment la règle de saint Benoît de manière explicite, un trait qui relève certainement de la dimension didactique de la Vita Odonis, destinée à enseigner les bases de ce texte à un public cénobimanuscrits, a été considérée comme le texte de base. Nous utilisons la version revue par J. Mabillon et éditée dans PL 133, col. 43-86, qui correspond à une famille très minoritaire de manuscrits. Nous tenons toutefois compte, dans nos analyses, de l’organisation du texte de base. Sur les différentes éditions du texte, I. Cochelin, « Quête de liberté », n. 4, p. 184. Il existe encore une quinzaine de manuscrits de la Vita Odonis de Jean de Salerne, tous postérieurs au xie siècle. La liste en a été établie par M. L. Fini, « Studio », n. 21, p. 44, avec des ajouts de D. Iogna-Prat, « Panorama », p. 39-40. La très grande majorité des manuscrits date du xiie siècle, ce qui reflète probablement la mise en place du culte d’Odon par Hugues de Semur. 69. Ces problèmes ne pourront être résolus que par une nouvelle édition critique, actuellement en cours sous la direction de P. Boulhol et d’I. Cochelin, avec notre collaboration. Il y a une trentaine ­d’années, M. L. Fini avait entrepris ce travail, mais elle semble avoir abandonné son projet, M. L. Fini, « L’Editio minor », n. 2, p. 134, et Ead., « Studio », n. 2, p. 34. 70. M. L. Fini, « L’Editio minor », p. 169 et 172-181. Le chapitre consacré au décès d’Odon dans les différentes éditions est en fait une composition de l’Humillimus dans la seconde moitié du xie siècle. 71. Sur les problèmes posés par le fait qu’Odon soit la source principale de Jean de Salerne, cf. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 187. On retrouve très souvent les mêmes citations bibliques et l’utilisation d’arguments similaires dans les œuvres d’Odon et le texte de Jean de Salerne. Cette proximité atteste les enseignements du maître auprès du disciple, notamment dans sa conception de la vie monastique et des vices qui viennent la troubler. Seule l’obsession de la chasteté, patente dans presque tous les écrits d’Odon, est curieusement totalement absente de la Vita Odonis. Nous tenons ici encore à remercier I. Cochelin de nous en avoir fait la remarque. 72. VO1, Prologus, § 2, col. 45 B-46 A.

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tique. L’œuvre de Jean de Salerne est enfin marquée par deux modèles hagiographiques : celui de saint Martin, étudié par B.  H. Rosenwein, et celui de Benoît d’Aniane, tel qu’il apparaît dans la Vita écrite par Ardon73. Ces influences font de l’abbé de Cluny un héritier de Martin, père du monachisme en Gaule, et un continuateur du grand réformateur carolingien74. Jean de Salerne a donc voulu placer son maître dans la lignée de ces saints francs, tous deux convertis tardivement après une ­carrière dans les armes. L’importance prise par la figure de Martin dans cette Vie fait par ailleurs d’Odon un saint essentiellement tourangeau, qui ne passe que très peu de temps à Cluny et ne semble pas s’en préoccuper. Dans la première Vita Odonis, le monastère bourguignon se trouve donc dans une sorte de “périphérie narrative”, par rapport aux centres que constituent les régions ligériennes et l’Italie. Les buts didactiques de Jean et la rédaction de cette Vita très peu de temps après la mort du saint en font, en définitive, un texte singulier. Ainsi que l’a remarqué I. Cochelin, elle contient d’abord énormément de détails « croqués sur le vif » qui n’apparaissent que rarement dans les textes de ce genre75. Le type de sainteté présentée dans ce texte est également atypique : Odon n’est pas exempt de paradoxes, expose ses doutes ou ses angoisses, commet de nombreuses erreurs, en particulier avant son abbatiat. Il a enfin parfois un comportement qualifié d’« anticonformiste  » par M. L.  Fini, notamment dans sa propension à distribuer son argent aux pauvres sans se soucier du lendemain76. Le modèle de perfection qui est présenté par Jean est donc celui d’une sainteté conquise à force d’efforts sur soi-même, et non celui d’une élection acquise dès la naissance. Peu de temps après la rédaction de la Vita maior, un remaniement plus profond, anonyme et dépourvu de préface, la première Vita minor (BHL 6297), a été effectué avec trois modifications principales : abréviation, réorganisation de la matière et ajouts de quatre miracles du saint, rédigés dans un style proche de celui de Jean de Salerne77. Cette version est donc beaucoup plus dense que le texte initial : les épisodes italiens y ont été minimisés et rejetés à la fin où ils viennent couronner la carrière du saint. M. L. Fini a démontré que cette Vita minor ne pouvait être l’œuvre de Jean de Salerne, mais correspondait plus probablement au travail d’un proche de Jean, peut-être un Franc qui aurait élaboré le texte dans une ambiance “clunisienne” et qui aurait intégré quatre miracles laissés inachevés par le premier 73. B. H. Rosenwein, « St Odo’s St Martin », p. 321. Pour Ardon, cf. notre démonstration dans la version soutenue de notre thèse, I. Rosé, Odon de Cluny, p. 230. 74. Il est à ce titre tout à fait significatif qu’il n’existe aucune correspondance entre la Vita Odonis et la Vie de Benoît de Nursie, contenue dans le deuxième livre des Dialogi de Grégoire le Grand. 75. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 186. 76. M. L. Fini, « L’Editio minor », p. 140. Sur ce type de comportement, cf. VO1, II 5-6, col. 63 A-64 C. 77. Ce texte est conservé dans un unique manuscrit, le Paris, BnF, Lat. 5386 (xiiie siècle). Pour la découverte du texte, E. Sackur, « Handschriftliches », p. 105-112. Pour l’édition du texte, Vita Odonis minor, p. 208-257 [désormais VOm].

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hagiographe78. Cette version de la Vie d’Odon est en définitive bien différente de la première, puisqu’elle gomme ce qui en faisait l’originalité : les comportements « anticonformistes » du saint ont été retirés, la portée didactique a été atténuée et la dimension miraculeuse amplifiée – par des ajouts de miracles ou une dramatisation des descriptions –, tandis que la piété martinienne et la vocation réformatrice d’Odon se trouvent amoindries. La nature de ces sources induit, en dernier lieu, un problème méthodologique : peut-on fonder l’étude d’un itinéraire biographique sur un texte hagiographique ? La première Vita Odonis appartient en effet à un genre très particulier, dans lequel les modèles de sainteté, les lieux communs et les perspectives d’édification jouent un rôle central. L’itinéraire biographique de l’abbé de Cluny n’y est perceptible qu’en creux, derrière les topoi, au cœur de récits inhabituels ou d’épisodes atypiques dans la littérature hagiographique. Ce sont notamment les relations d’Odon avec les milieux aristocratiques tardo-carolingiens, en particulier dans les premières années de sa vie, qui peuvent y être appréhendées79.

Problématique et plan de l’étude Les liens entre l’abbé de Cluny et l’aristocratie de son époque, composée de clercs, de moines et de laïcs, constituent l’un des principaux fils directeurs de cette étude. Odon est en effet issu de l’aristocratie et y a été formé. Il entretient en outre constamment avec elle des relations concrètes, bien visibles dans les réformes et les ambassades de paix. Il lui propose enfin des modèles de comportement, perceptibles dans ses œuvres. Ces différents types de liens coexistent, non sans contradictions apparentes entre les pratiques sociales et les discours, voire à l’intérieur d’un même discours. Comment, par exemple, concilier les relations constantes entre Odon et la noblesse laïque avec son insistance sur la nécessité du mépris du monde et du retrait des cénobites ? Pourquoi un moine, qui affirme perpétuellement la supériorité du cloître sur le reste de la société, écrit-il la vie d’un saint laïque qui demeure dans le siècle ? Comment, enfin, expliquer que cet abbé, obnubilé par la pureté monastique, passe la majeure partie de son existence en compagnie de membres de l’aristocratie guerrière et épiscopale ? Notre période d’étude correspond par ailleurs à un moment de très forte mobilité au sein de l’espace social, qui offre de multiples possibilités aux uns et aux autres d’affirmer, sur le reste de la société, leur prééminence ou, pour reprendre les termes de M. Weber, leur « domination »80. Dans ce contexte, comment un aristocrate du xe siècle met-il en place des stratégies, à la fois sociales et discur­ 78. Pour toute la démonstration, M. L. Fini, « L’Editio minor », p. 132-167. 79. Sur l’hagiographie, reflet des rapports sociaux, cf. la synthèse de M.  Lauwers, « Récits hagio­ graphiques, pouvoir et institutions », p. 75-77. Exposition de cas concrets pour l’utilisation de l’hagio­ graphie mérovingienne, L. Theis, « Saints sans famille ? », p. 3-20. 80. Sur le concept sociologique de domination, M. Weber, Économie et société I, p. 285-390.

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sives, afin d’asseoir et de construire son pouvoir ? À un moment où les cadres de la société évoluent et où de nouvelles légitimités s’élaborent, de quelle manière un abbé justifie-t-il la domination d’un certain groupe sur l’ensemble de la société ? Dans cette perspective, la question centrale est donc de trouver la manière ­adéquate de restituer l’articulation entre les pratiques sociales et le discours d’Odon, deux plans qui ne peuvent être séparés, ni réduits à un seul niveau. Afin d’éviter le double écueil de l’étanchéité et de l’unité entre pratiques sociales et pensée d’un homme, il a paru pertinent de les dissocier, de manière volontairement artificielle. Ce n’est en effet qu’après avoir retracé l’itinéraire biographique de l’abbé de Cluny que l’on peut tenter de saisir par endroit, au sein de sa vision de la société, des liens entre ses pratiques et ses conceptions ecclésiologiques. La première partie de notre étude est consacrée à la reconstitution de ­l’itinéraire biographique d’Odon. Cette notion d’«  itinéraire  » renvoie à plusieurs réalités concrètes. La première est celle des déplacements réels d’Odon, dont la pérégrination d’un endroit à un autre apparaît comme un fil conducteur majeur de son existence : périples vers des lieux de formation aristocratique ou intellectuelle, pèlerinages ou ambassades de paix à Rome, tentatives de réforme de la Loire à la péninsule italienne. Cette “itinérance” personnelle renvoie, de manière générale, à celle des titulaires du pouvoir, aux cadres en formation des principautés territoriales, dans un contexte d’affaiblissement des structures carolingiennes. La très grande mobilité des hommes coïncide, enfin, avec la labilité des sources elles-mêmes, fragmentaires au point de sembler “itinérantes”, ne formant de véritables dossiers documentaires que dans quelques situations très précises et à certains endroits donnés. Cet itinéraire a été ordonné autour de trois temps principaux, qui correspondent chacun à des ruptures au sein de la vie d’Odon, auxquelles répondent parfois les scansions du contexte historique. Nous avons tout d’abord isolé une première période, où Odon évolue depuis son milieu d’origine tourangeau jusqu’à sa conversion monastique à Baume sous l’abbatiat de Bernon, moment marqué par ses diverses expériences, laïque, canoniale, puis monastique ­(chapitre 1). Le fil conducteur de la seconde phase, de 926/927 à 936, correspond au renforcement de l’héritage laissé par Bernon : la résolution des crises liées à la succession ­abbatiale, le début des réformes en Aquitaine et la direction du premier Cluny (chapitre 2). La dernière période, de 936 à 942, est enfin caractérisée par l’élargissement du champ d’action d’Odon : attraction vers la péninsule italienne, maintien en Aquitaine, retour vers la Loire (chapitre 3). La seconde partie de cet ouvrage s’efforce de cerner comment l’itinéraire biogra­phique d’Odon renvoie à sa conception monastique d’une société hiérar­ chisée. À travers les normes de comportement que l’abbé de Cluny dicte aux acteurs sociaux, il s’agit de déterminer de quelle manière Odon, en tant que moine, définit le fonctionnement du monde et les rapports idéaux entre les ­hommes autour de trois impératifs : le devoir de protection des cadres ecclésiastiques et leur ­moralisation (chapitre 4), la discipline des puissants (chapitre 5) et la réforme

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Construire une société seigneuriale

des cénobites (chapitre  6). Dans la mesure où elle s’appuie sur les écrits d’un moine, cette seconde partie pose donc la question de la place et du rôle des religieux dans une société au sein de laquelle l’équilibre entre les différents pouvoirs est en pleine recomposition.

Première partie Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

Introduction de la première partie Un contexte de redistribution des pouvoirs

L

’itinéraire biographique du deuxième abbé de Cluny s’inscrit au sein d’un contexte géopolitique en changement. Issu d’une famille franque des régions ligériennes, Odon passe quelques années auprès du duc d’Aquitaine avant de devenir chanoine à Tours, puis moine en Bourgogne. Ses réformes et ses activités diplomatiques le conduisent ensuite vers d’autres espaces, notamment la péninsule italienne. Cette très grande mobilité d’Odon renvoie à son insertion dans une société aristocratique qui est elle-même en mouvement et prise dans un processus de recomposition des rapports de force. À partir de 879, et surtout de 888, le principe électif vient soutenir le choix de souverains non-carolingiens pour diriger les régions issues de l’effacement ­progressif des structures de l’ancien Empire1. Même si deux Carolingiens, Charles III le Simple (898-922) puis Louis IV d’Outremer (936-954), dirigent le royaume des Francs à quelques années d’intervalle, ils ne parviennent au pouvoir que grâce à l’appui de certains princes. Ces derniers, qualifiés de marchiones puis de duces, appartiennent à de grandes familles nobles aux parcours similaires. Jusqu’à la moitié du ixe siècle, celles-ci ont participé à la circulation géopolitique de la Reichsaristokratie, à l’instigation des souverains francs qui distribuaient des honores aux grands de leur entourage pour mieux contrôler certaines régions2. À partir des années 860, la mobilité des élites s’estompe jusqu’à disparaître : les membres de la haute aristocratie transmettent directement leurs charges à leurs héritiers, s’enracinent dans les régions où ils exercent leur charge en s’alliant avec la noblesse locale et en en faisant leurs vassaux3. Ils en viennent donc à « commande[r] de vastes réseaux de parenté et de fidélité » et à consolider leur pouvoir au sein de principautés dont le centre symbolique est constitué par des monastères dont ils sont abbés laïques et qui leur confèrent une légitimité4. Ils revendiquent peu à peu un pouvoir de même nature que celui des souverains, 1. Pour une vue synthétique sur ce phénomène, S. Airlie, « Review Article : After Empire », p. 153‑161 ; W.  Falkowsky, «  Contra legem regem sibi elegerunt  », p.  227-239. Pour l’Italie, G. Tabacco, « Regno, impero e aristocrazie », p. 243-269. 2. Sur l’aristocratie franque à l’époque carolingienne et sur sa participation au pouvoir, R.  Le Jan, « Structures familiales et politiques », p. 289-333. 3. Sur les rapports entre les princes et la noblesse locale, C. Lauranson-Rosaz, « Le roi et les grands », p. 425-434. 4. Pour l’ensemble du développement et la citation : R. Le Jan, « La noblesse », p. 191. Sur l’abbatiat laïque comme source de légitimité pour les princes territoriaux, O. Guillot, « Formes, fondements et

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

c’est-à-dire attribué par Dieu. Cette montée en puissance des princes territoriaux explique le rôle décisif qu’ils jouent désormais dans l’élection royale, ainsi que leur association très étroite aux décisions du souverain, au sein d’un « système de relations personnalisées »5. Or, Odon évolue dans plusieurs principautés contrôlées par ces descendants de la Reichsaristokratie carolingienne : il en connaît les ducs, les comtes et leurs vassaux qui, au cours de la première moitié du xe siècle, imposent leur pouvoir, s’affrontent et contractent des alliances pour affirmer leur autorité sur différents espaces (fig. 1). Parmi ces grandes familles, les Robertiens exercent leur autorité en Neustrie6. Proches des cercles royaux carolingiens, ils consolident peu à peu leur pouvoir dans les espaces entre Seine et Loire par l’obtention des charges comtales de Tours et Paris, tout en jouissant du prestige de l’abbatiat laïque de Saint-Martin de Tours à partir de 866, et plus durablement après 886. Certains des membres de cette famille sont élus rois des Francs : Eudes (888-898), puis son frère Robert (922‑923), enfin le gendre de ce dernier, Raoul (923-936). Le fils de Robert, Hugues le Grand (†  956), joue par ailleurs un rôle de premier plan dans l’accès au trône du carolingien Louis IV d’Outremer et obtient le titre unique de « duc des Francs » (dux Francorum), signe du pouvoir déterminant qu’il exerce. Les Robertiens ­s’appuient sur leurs fidèles – des comtes, vicomtes ou simples ­vassaux –, auxquels ils confèrent des honneurs que ces derniers lèguent ensuite à leurs héritiers. C’est le cas du vicomte de Tours, puis comte d’Angers, Foulque le Roux († vers 942) et de son fils Foulque le Bon († 960) ou du comte de Tours Thibaud le Vieux († vers 940-943) et de son fils Thibaud le Tricheur († vers 975)7. Ces derniers consolident leurs pouvoirs de la même manière, notamment en contractant des alliances prestigieuses et en exerçant la fonction d’abbé laïque. Petit-fils de Bernard de Septimanie (†  844) et fils de Bernard Plantevelue († 886), Guillaume d’Aquitaine († 918) est le premier grand à revendiquer le titre de duc, en 898, puis de princeps en 9018. La base territoriale de son pouvoir se situe en Auvergne où se trouve Saint-Julien de Brioude, dont il est l’abbé laïque. Progressivement, il étend sa souveraineté sur le Berry, l’Autunois, le Lyonnais et le Mâconnais. À sa mort, ses neveux Guillaume le Jeune († 926), puis Acfred limites », p. 57-124. Sur l’aristocratie franque, cf. aussi J. Martindale, « The french Aristocracy », p. 5-45. 5. Pour tout ce qui précède, R. Le Jan, « La noblesse », p. 190-194 ; pour la citation, p. 191. Sur les évolutions du pouvoir et des élites aux époques carolingienne et tardo-carolingienne, cf. aussi Ead., « Introduction », p. 7-16. 6. Sur les Robertiens, K. F. Werner, « Les premiers Robertiens », p. 10-37. R. Favreau, « Carolingiens et Robertiens », p. 159-174. 7. Sur les comtes d’Anjou : K. F. Werner, « Les premiers Robertiens », p. 37-42 ; C. Stettipani, « Les comtes d’Anjou », p. 211-267. Sur les comtes d’Anjou sur le long terme, O. Guillot, Le Comte d’Anjou. Sur Thibaud le Vieux et Thibaud le Tricheur, Y. Sassier, « Thibaud le Tricheur », p. 146-157. 8. Sur les Guilhemides et leurs successeurs, C. Lauranson-Rosaz, L’Auvergne et ses marges, p. 66-84. Id., « Le roi et les grands », p. 409-435. Sur Guillaume le Pieux et la consolidation de son pouvoir, J.-P. Brunterc’h, « Naissance et affirmation des principautés », p. 69-116.

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150 km

Centre symbolique de principauté

Comté

Grand commandement carolingien

Frontière de royaumes ROYAUME D’ITALIE

Principauté guilhemide

Fig. 1. les principautés territoriales au début du Xe siècle.

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introduCtion : un Contexte de redistribution des Pouvoirs 39

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

(† 927) prennent sa suite – hormis en Berry qui leur échappe – mais meurent sans héritiers. Après une période de flottement, le titre de duc d’Aquitaine est revendiqué par Raymond-Pons († vers 941/942), comte de Toulouse, à partir de 9369. Lorsque celui-ci disparaît à son tour, son cousin Raymond de Rouergue est qualifié de « prince des Aquitains » par le roi Louis IV d’Outremer en 941. La principauté d’Aquitaine a donc connu son expansion territoriale maximale lorsqu’elle était dirigée par le très puissant Guillaume le Pieux. Comme les Robertiens, les ducs d’Aquitaine se sont appuyés sur leurs vassaux pour consolider leur pouvoir, notamment sur Ebbe de Déols en Berry ou sur le comte Liétaud en Mâconnais. La mort des derniers Guilhemides donne toutefois lieu à une redistribution des liens d’homme à homme et au passage de nombreux aristocrates dans la fidélité d’autres princes, essentiellement les Robertiens et leurs alliés, pour le Berry, et les maîtres de la Bourgogne, pour le Mâconnais ou le Lyonnais. Les espaces bourguignons, cohérents sur le plan territorial à l’époque mérovingienne puis morcelés, se trouvent sous l’emprise de trois familles aristocratiques principales10. La Bourgogne franque est sous l’autorité de Richard le Justicier († 921), comte d’Autun puis duc à partir de 918, qui a peu à peu acquis de nombreuses cités épiscopales – Sens et Langres – et obtenu du roi Eudes l’abbatiat laïque de Sainte-Colombe de Sens. À sa mort, son fils Raoul († 936) hérite des honores de son père, qu’il exerce conjointement avec la fonction royale, à partir de 923. Après 932, c’est le frère de Raoul, Hugues le Noir († 952), qui devient duc de Bourgogne et qui apparaît comme le dernier représentant de cette famille11. Pour sa part, la Bourgogne jurane, contrôlée par les comtes et marquis rodolphiens – d’origine austrasienne – depuis la décennie 870, est devenue un regnum sous l’égide de Rodophe Ier (888-912). Il s’agit d’un ensemble cohérent, dont SaintMaurice d’Agaune constitue le centre symbolique. Le successeur du premier souverain, Rodolphe II (912-937), laisse son royaume à son fils, Conrad le Pacifique (937-993). Encore mineur à la mort de son père, ce dernier avait été placé sous la tutelle d’Otton Ier († 973), avant de revenir dans son royaume à la fin de l’année 942. À l’instar des autres princes, les Rodolphiens se sont appuyés sur les élites locales et attirent dans leur fidélité l’aristocratie du Mâconnais et du Lyonnais, entraînée par Hugues le Noir, au moment du retour de Conrad en Bourgogne12. En dernier lieu, les Bosonides connaissent un parcours semblable aux Rodolphiens : membres de la Reichsaristokratie lotharingienne fixés en Provence par le 9. Sur la succession d’Acfred : J.-P. Brunterc’h, « La succession d’Acfred », p. 98-200. Sur RaymondPons, P. De Latour, « À propos de la comtesse Garsende », p. 337-355. 10. Sur ces subdivisions de la Bourgogne, G. Castelnuovo, « Les élites des royaumes de Bourgogne », p. 383-408. 11. Sur Richard et ses descendants, M. Chaume, Les Origines, t. I, p. 360-440 ; synthèse d’O. Guillot, « Formes, fondements et limites », p. 74-80. 12. Sur les Rodolphiens, G. Castelnuovo, « Les élites », p. 383-408 ; R. Poupardin, Le Royaume de Bourgogne, p.  3-74. G. Sergi, « Istituzioni politiche  », p.  391-448. Cf. surtout les recherches de L. Ripart, Les Fondements idéologiques du pouvoir, p. 61-97.



Introduction : un contexte de redistribution des pouvoirs

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souverain carolingien au cours des années 860, l’un d’eux, le comte Boson († 887), frère de Richard le Justicier, est le ­premier prince à s’arroger le titre de roi en 879. Dès 890, son fils Louis l’Aveugle (887‑928) devient le souverain d’un nouveau royaume dont la capitale est Vienne, qu’il dirige d’abord conjointement avec sa mère Ermengarde († 896/897), puis seul, jusqu’à son aveuglement à la suite d’une expédition en Italie en 905. Après cette date, c’est son parent Hugues d’Arles († 947), comte de Vienne, qui exerce la réalité du pouvoir dans ces ­espaces en tant que dux et marchio, avant de devenir roi d’un ensemble italo-provençal à partir de 926-93013. Au-delà de l’érection de leurs principautés respectives en regna, les Bosonides et les Rodolphiens ont pour point commun d’avoir élargi leur horizon à la péninsule italienne. Si Louis l’Aveugle et Rodolphe II n’ont pas réussi à s’y imposer, Hugues d’Arles, proche parent et surtout héritier politique des Bosonides, devient roi d’Italie en 926. Son règne est essentiellement marqué par des conflits et des alliances avec les princes de la péninsule, qui, comme en Gaule, ont renforcé leur pouvoir au sein d’entités territoriales cohérentes et participent pleinement au choix du rex Italiæ14. Dans la région de Rome (Latium et Sabine), l’autorité passe progressivement entre les mains d’une aristocratie restreinte, l’Adelspapsttum, qui doit sa promotion sociale à sa puissance foncière et surtout à l’exercice d’offices dans l’administration pontificale. L’un de ses représentants, Théophylacte († vers 925) – qui donne ensuite son nom à sa famille –, qualifié de gloriosissimus dux en 906, puis gratifié du titre honorifique de senator romanorum en 915, parvient à imposer son pouvoir et celui de sa parenté. Sa fille, Marozia († avant 936), lui succède de 924 à 932 ; son petit-fils Albéric († 954) renverse l’autorité de sa mère en 932 avec l’appui de la noblesse romaine et consolide la principauté qui correspond géo­graphiquement au patrimoine de Saint-Pierre. Les Théophylactes ne tirent pas seulement leur prestige des nombreux établissements religieux qu’ils contrôlent, mais aussi de leur proximité avec les papes, qu’ils parviennent à choisir dans les rangs de l’Adelspapsttum, voire dans leur propre parenté15. La situation est ­globalement la même plus au sud de la péninsule, notamment dans les principau-

13. Sur les Bosonides, G.  Castelnuovo, « Les élites  », p.  383-408 ; R.  Poupardin, Le Royaume de Provence, p. 41-225 ; sur la royauté de Boson, J.-P. Poly, La Provence, p. 14-42 ; C. B. Bouchard, « The Bosonids », p. 407-431. Cf. surtout la synthèse récente de F. Mazel qui a repris l’ensemble du dossier sur la Provence carolingienne et post-carolingienne, F.  Mazel, « La Provence entre deux horizons » (sous presse). 14. E. Cristiani, « Note sulla feudalità italica », p. 92-103. Plus récemment, G. Sergi, « The Kingdom of Italy », p. 351-355. 15. Sur les Théophylactes : O. Gerstenberg, Die politische Entwicklung, p.  24-46 ; P. Toubert, Les Structures du Latium médiéval, t. II, p.  963-997. Plus particulièrement sur Albéric : G. Arnaldi, « Alberico di Roma », p. 647-656.

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

tés lombardes de Salerne et de Bénévent. Des aristocrates parviennent à y imposer leur pouvoir et à le transmettre à leurs héritiers16. *   * * Les liens entre ces descendants de la Reichsaristokratie sont avant tout matrimoniaux. Certains sont d’abord apparentés à la famille carolingienne, dont ils tirent parfois une partie de leur légitimité. C’est ainsi le cas de Boson, dont la revendication du titre royal dès 879 s’appuie en grande partie sur son union avec la carolingienne Ermengarde. Plus largement, ces groupes familiaux contractent des alliances entre eux, en échangeant les femmes : Guillaume le Pieux épouse la bosonide Ingilberge, Richard le Justicier la rodolphienne Adélaïde, Raoul la robertienne Emma ; Hugues d’Arles projette d’abord de se marier avec la théophylacte Marozia, puis finit par épouser la petite fille de cette dernière, Alda, fille d’Albéric17. Les noms des enfants issus de ces unions attestent d’ailleurs ces stratégies matrimoniales : le fils de Guillaume le Pieux, décédé précocement, se nomme Boson, alors que ceux de Richard le Justicier portent des patronymes marquant leur double ascendance (Raoul [Rodulphus] et Boson). Ces aristocrates contractent par ailleurs des alliances politiques, qui précèdent ou suivent les stratégies matrimoniales. Guillaume le Pieux, époux d’Ingilberge depuis 898, avait ainsi apporté son appui à l’élection royale de Louis l’Aveugle aux alentours de 890. De la même manière, à la suite du mariage entre Emma et Raoul en 921, les Robertiens soutiennent l’élection de ce dernier comme roi des Francs en 923. Les alliances matrimoniales ou “politiques” ne sont toutefois pas gage de rapports étroits continus entre les princes. Le rapprochement entre Bosonides et Guilhemides à l’extrême fin du ixe siècle n’empêche pas la distension de leurs liens au cours des années 908-912 et le violent affrontement de leurs vassaux respectifs en Provence. De la même manière, le rôle central joué par Hugues le Grand dans l’accession au trône de Louis IV d’Outremer ne se concrétise par une alliance effective que lors de la première année du règne de ce dernier, qui recherche ensuite plutôt l’appui d’Hugues le Noir ou des princes aquitains. La recherche d’une légitimité ou d’un accroissement de pouvoir conduit ­également certains princes à s’affronter. À l’exception de quelques phases de détente, le règne d’Hugues d’Arles en Italie est ainsi constamment marqué par ses conflits avec Marozia, puis Albéric. Les premières années de celui de Raoul donnent par ailleurs lieu à des affrontements avec les guilhemides Guillaume le Jeune et Acfred autour du Berry, puis à des alliances fluctuantes avec Hugues le

16. H. Taviani-Carozzi, La Principauté lombarde de Salerne, vol. II, p. 683-837. 17. Sur l’importance des alliances matrimoniales et des échanges de femmes dans les systèmes ­d’alliance, R. Le Jan, « D’une cour à l’autre », p. 51-52. Surtout, Ead., Famille et pouvoir, p. 287-325.



Introduction : un contexte de redistribution des pouvoirs

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Grand. Avec l’appui de Louis IV d’Outremer, ce dernier accapare en dernier lieu une partie de la principauté d’Hugues le Noir, avant d’entrer en opposition avec le roi qui cherche le soutien des grands du Midi. *   * * L’itinéraire biographique d’Odon s’inscrit dans ce contexte de redistribution et de consolidation des pouvoirs au sein de principautés et de regna. En tant que membre de l’aristocratie, il côtoie, au fil de sa vie, certains de ses représentants, il s’insère dans leurs stratégies d’alliances et d’affrontements, il participe à la construction de leur puissance. C’est le parcours de cet homme, enchâssé dans ce monde aristocratique tardo-carolingien, que nous nous proposons à présent de retracer en trois phases : depuis sa naissance jusqu’à son accession à la direction de Cluny (vers 879-926/927) ; ensuite, la stabilisation de sa situation d’abbé dans les monastères légués par Bernon  (926/927-936); enfin, l’élargissement de ses activités de réforme jusqu’à la fin de sa vie (936-942).

Chapitre I De Tours à Baume (vers 879-926)

L

’objet de ce premier chapitre est de retracer l’itinéraire biographique d’Odon au cours de la première période de sa vie, depuis sa naissance dans les régions ligériennes jusqu’à son entrée au monastère de Baume. Dès son plus jeune âge, Odon entretient des relations avec un certain nombre de personnalités aristo­cratiques, par le biais de son père. Ces contacts expliquent partiellement sa carrière de chanoine à Tours, puis de moine dans les régions jurassiennes et bourguignonnes. Ces années de jeunesse, passées dans les milieux auliques ­tourangeau et aquitain, sont à la fois représentatives de la formation de l’aristo­ cratie tardo-carolingienne et révélatrices d’une certaine évolution des centres de pouvoir, qui se sont déplacés de la cour impériale vers celle des princes. Au cours de cette période, Odon enrichit par ailleurs sa formation intellectuelle à Paris, auprès de Remi d’Auxerre, qui l’initie à la pensée platonicienne chrétienne et à certains problèmes théologiques issus des discussions doctrinales de l’époque carolingienne. Dernier maître de la prestigieuse école de Saint-Germain d’Auxerre, Remi ­permet en effet d’établir des passerelles entre l’héritage culturel carolingien et la pensée ­originale de l’abbé de Cluny. Cette première période se termine par la conversion monas­tique d’Odon, qui passe d’abord par un mode de vie érémitique, avant de se ­réfugier dans le cloître au cœur des régions jurassiennes. Odon va donc de Tours à Baume, en passant par l’Aquitaine. Ce déplacement géographique correspond également à un processus de conversion spirituelle : de laïc, il devient chanoine, puis moine. À travers le parcours biographique de cet homme, relativement bien documenté, une approche à la fois sociale et culturelle permet de mettre en lumière les ­possibilités de ­formation et de vie qui s’offraient aux jeunes aristocrates, entre la fin du ixe siècle et le début du xe siècle. *   * * Cette première période de l’itinéraire biographique d’Odon est toutefois p­ articulièrement difficile à retracer, notamment sur le plan chronologique : la quasi-totalité des informations dont on dispose provient en effet de la Vita Odonis de Jean de Salerne. En ouverture de son premier livre (I  3), Jean de Salerne récapitule ainsi les ruptures importantes dans la vie de son maître et son âge lors de ces différentes étapes : il serait devenu chanoine dans sa dix-neuvième année (bien que sa vocation lui ait été révélée dans sa seizième), moine dans sa

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

t­ rentième année et abbé quinze ans plus tard1. Dans le chapitre suivant, l’hagiographe situe sa rencontre avec le saint, alors dans sa soixantième année, en 938, date donnée par la plupart des manuscrits de la Vita2. Les différentes césures biographiques mentionnées par l’hagiographe s’articulent ainsi autour de quatre cycles de 15 ans exactement, excepté dans le cas de la vocation/conversion canoniale, où la période est un peu plus courte. C. Carozzi pense que Jean de Salerne emploie le vocabulaire d’Isidore de Séville sur les six stades de la vie humaine (infantia, pueritia, adolescentia, iuventus, gravitas et senectus), mais les âges qui leur correspondent dans les Étymologies ne coïncident absolument pas avec les indications de la Vita Odonis3. Jean n’utilise donc pas Isidore, mais pourrait se rattacher à la tradition pythagoricienne rapportée par le temporum ratione de Bède le Vénérable, qui divise la vie humaine en quatre phases d’une longueur égale de 20 ans (pueritia, iuventus, senectus et senium)4. La trentième année constitue en tout cas une rupture importante, qui correspond à la conversion monastique et qui vient se placer au centre de l’existence d’Odon, divisant ainsi sa vie en deux phases distinctes, l’une dans le siècle et l’autre en dehors du monde. Chacune de ces deux périodes se scinde globalement en deux cycles qui concordent avec une gradation vers la perfection, de laïc à chanoine, puis de moine à abbé. La régularité des cycles, ainsi que la présence de multiples de 5, pourraient conduire à mettre en doute l’exactitude des informations chronologiques données par Jean de Salerne. Certains historiens ont néanmoins tenté d’utiliser le texte pour reconstituer la trame de la vie d’Odon, tout en soulignant le caractère « contradictoire » des indications de la Vita Odonis5. Deux possibilités de chronologie se dessinent, selon que le calcul soit effectué à partir de la date de 938, donnée par Jean de Salerne, ou du début de l’abbatiat d’Odon fixé à la mort de Bernon en janvier 9276 (fig. 2).

1. VO1, I 3, col. 45 B. La révélation de la vocation canoniale du saint, à l’âge de 16 ans, apparaît un peu plus loin : Ibid., I 9, col. 47 D. 2. Ibid., I 4, col.  45  C. Sur la date de 938 au lieu de celle de 939, donnée par la Patrologie latine, E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 359-361. 3. C. Carozzi, « De l’enfance à la maturité », p. 104-106. 4. Sur les âges de la vie au Moyen Âge, cf. l’article de synthèse de A. Paravicini Bagliani, « Âges de la vie », p. 13 pour Isidore et p. 9-12 pour la tradition pythagoricienne. Selon Isidore, l’infantia dure jusqu’à 7 ans, la pueritia jusqu’à 14 ans, l’adolescentia jusqu’à 24 ans, la iuventus jusqu’à 50 ans, la gravitas jusqu’à 70 ans et la senectus jusqu’à la mort. J. Wollasch évoque une influence de ­l’Histoire Lausiaque de Palladius sur Jean de Salerne, d’autant plus que ce dernier était en train de la traduire lorsqu’on lui a demandé d’écrire la Vie d’Odon, J.  Wollasch, «  Königtum, Adel und Klöster  », p. 131. 5. Ce constat a été fait par J. Wollasch, Ibid., p. 130-132. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 200, n. 78. 6. Jean de Salerne ne donne pas directement l’âge d’Odon, mais l’année de sa vie : par exemple, lorsqu’il est dans sa dix-neuvième année, Odon a dix-huit ans révolus. On obtient donc nécessairement une fourchette de dates pour ce genre de d’indications chronologiques. Nous avons par ailleurs distingué



I. De Tours à Baume (vers 879-926) Étapes biographiques d’Odon et indications chronologiques selon la Vita Odonis Étapes

Année de vie d’Odon

Mentions temporelles

Naissance Révélation de la vocation canoniale

Seizième année. (Sexto instante et decimo ætatis meæ anno, I 9). Trois ans. (tribus annis sequentibus isto [sexto instante et decimo ætatis meæ anno], I 9).

Convalescence avant la conversion canoniale

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Chronologie 1 (selon la date de l’abbatiat d’Odon)

Chronologie 2 (selon la date de la rencontre d’Odon avec Jean de Salerne)

882

879

897-898

894-895

897-898 à 901-902

894-895 à 897-898

Début de l’expérience canoniale

Dix-neuvième année. (Nono decimo ætatis suæ anno, I 3 et I 11).

900-901

897- 898

Entrée dans la vie monastique

Trentième année. (Tricesimo ortus sui anno, I 3).

911-912

908-909

927

923-924

942-943

938

Après quinze ans de vie monastique. (Per quindecim annos sub Bernone abbate monasticam vitam ducit, I 3)

Abbatiat

Rencontre avec Jean de Salerne

Soixantième année et trentième année de vie monastique. (Ejus ætatis sexagesimo, in monastica religione tricesimo anno, I 4).

Fig. 2. Chronologies de la vie d’Odon.

Chacune de ces chronologies pose problème. La première est rendue impossible par la date de la mort d’Odon, bien attestée en novembre 942 par Flodoard et par plusieurs chartes de Cluny7. Or, selon les calculs opérés à partir des indications de Jean de Salerne, c’est à cette date que ce dernier aurait fait la connaisce type de mention des références à un nombre d’années qui correspondent à un laps de temps écoulé. Nous tenons à remercier L. Morelle de nous avoir fait remarquer la nécessité de cette distinction. 7. Flodoard évoque la mort d’Odon à la fin de l’année 942, Flodoard, Annales, p.  86. Première charte de Cluny mentionnant Aymard et datée de manière certaine du 27 janvier 943, no 618, CLU, p. 575.

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

sance d’Odon, hypothèse que contredit d’ailleurs l’hagiographe dans le chapitre I 4 de sa Vita, en évoquant la date de 938. Fondée uniquement sur les indications ­données par l’hagiographe, la seconde chronologie pose de son côté le problème du début de l’abbatiat d’Odon qu’elle fixe en 923-924, alors qu’une charte de Cluny mentionne encore Bernon le 6 août 9268. Dans ce cas, la difficulté ne vient donc pas de contradictions internes à la Vita Odonis, mais de sa confrontation avec la chronologie de la succession de Bernon, construite par l’historiographie à partir de la documentation diplomatique et surtout de la date de la mort du premier abbé de Cluny. Dans le cadre multi-abbatial de la première moitié du xe  siècle, la direction effective des établissements monastiques était toutefois très souple, avec un chevauchement de fait du gouvernement de l’abbé en titre et de son co-abbé, ce dernier apparaissant bien souvent comme un successeur par anticipation9. La chronologie donnée par Jean de Salerne peut donc ­apparaître comme parfaitement cohérente et exacte : 923-924 correspondrait au début du co-­abbatiat d’Odon dans l’un des monastères dirigés par Bernon, fonction qu’il aurait exercée pendant trois ans, avant de devenir lui-même multi-abbé à la mort de son prédécesseur en 927. Deux éléments viennent étayer cette hypothèse. Selon une charte de Cluny conservée en original et datée d’avril 926 par les ­derniers éditeurs, c’est Odon qui apparaît comme abbé de Cluny, preuve qu’il exerçait une fonction abbatiale avant le décès de Bernon10. Par ailleurs, dans le “testament” de ce dernier qui procède, en 926, au partage des établissements qu’il dirigeait entre deux abbés, Odon est désigné comme abbas, alors que l’autre abbé est qualifié de modernus abbas, abbé récent11. Peut-on pour autant se fier aux indications chronologiques données par un texte hagiographique ? En d’autres termes, quelle est la part de symbole dans les données temporelles qui correspondent aux grandes ruptures de la vie d’Odon ? Le fait que le chiffre de dix-neuf, âge de la conversion canoniale du saint, n’ait donné lieu à aucune exégèse particulière laisse penser que cette information est vraisemblable12. Pour le reste, seule la confrontation du cadre chronologique fourni par Jean de Salerne avec d’autres types de source, notamment avec la documentation diplomatique, peut permettre de répondre à ces questions.

8. Sur la charte de Cluny, no 273, CLU, p. 267-268. 9. Sur la question de la succession par anticipation et, plus globalement, sur les pratiques multi-abbatiales, nous nous permettons de renvoyer à I. Rosé, « Un cas problématique de succession », p. 201-220. 10. No 5, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 40-42. Sur la datation par les éditeurs, p. 40. 11. «  Signum Vuidonis, moderni abbatis, qui hoc consensit. Signum Oddonis abbatis  », Testamentum domni Bernonis abbatis, col. 12 B. 12. H. Meyer, Die Zahlenallegorese im Mittelalter, p. 151-152.



I. De Tours à Baume (vers 879-926)

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I. La jeunesse d’Odon et l’expérience canoniale à Tours La jeunesse d’Odon, jusqu’à sa conversion canoniale à Tours, est connue p­ resque exclusivement par la Vita Odonis. Jean de Salerne y consacre en effet les chapitres 5 à 21 de son premier livre, qui prennent souvent la forme d’un ­discours direct où le maître relate son parcours à son disciple à la première personne. Ainsi que l’a remarqué C. Carozzi, les nombreux points communs entre ce texte hagiographique et la Vita Geraldi laissent penser que le «  véritable récit auto­­ biographique [d’Odon], que nous n’avons pas, se situe à mi-chemin du texte de la Vie de Géraud par Odon et de celui de la Vie d’Odon par Jean de Salerne »13. Ces deux Vitæ permettent ainsi de cerner, à travers deux parcours similaires, quelle était la formation de l’aristocratie à l’époque tardo-carolingienne. Les informations contenues dans ces textes trouvent en outre parfois des confirmations dans les actes de la pratique, notamment tourangeaux, qui ­proviennent presque tous de l’abbaye de Saint-Martin. H. Noizet a fait une synthèse récente de l’état actuel de la documentation de ce monastère, détruite par les pillages huguenots et révolutionnaires, et transmise uniquement par des copies d’époque moderne14. Il existait trois cartulaires à Saint-Martin de Tours, mais seul le plus ancien, la Pancarta nigra, détruite en 1793, nous concerne. Copiée au xiie siècle, elle contenait en effet 150 documents antérieurs à 1131, dont É. Mabille a tenté de restituer les grandes lignes à partir des copies existantes15. Certains actes de la Pancarte noire sont cependant disponibles par ailleurs, soit dans les recueils des diplômes des rois issus de la famille robertienne, soit dans certains ouvrages ou articles16. Dans la mesure où elles ont toutes été réalisées sur la base de copies des xviie-xviiie siècles, ces éditions d’actes de Saint-Martin de Tours présentent ­toutefois des lacunes importantes, notamment dans leurs souscriptions, rendant ainsi difficile la reconstitution des milieux laïques et ecclésiastiques qui gravitaient autour de l’abbaye. À travers le croisement de la documentation hagiographique et diplomatique, on peut dès lors restituer les origines sociales et familiales d’Odon, ainsi que sa ­formation laïque. Ces milieux de jeunesse éclairent en outre les circonstances de sa conversion et de son expérience canoniale.

13. C. Carozzi, « De l’enfance à la maturité », p. 104. 14. H. Noizet, « La transmission de la documentation », p. 7-36. 15. La Pancarte noire de Saint-Martin de Tours ; pour son édition de la Pancarta nigra, É. Mabille s’est également appuyé sur les copies d’époque moderne d’un cartulaire plus tardif (début xive siècle), la Pancarta alba, dans lequel avaient été copiés tous les documents de la « Pancarta nigra ». 16. Recueil des actes d’Eudes et Recueil des actes de Robert Ier et de Raoul [désormais Recueil des actes de Robert]. Pour l’édition de certains actes : É. Mabille, « Les invasions normandes », p. 425-460 ; É. Favre, Eudes, comte de Paris, p. 239-242 ; Documents historiques inédits, p. 475-477 ; Chroniques des comtes d’Anjou, p. XCII-XCVIII ; P. Gasnault, « Les actes privés », p. 60-63.

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

A. Entre Touraine et Aquitaine : origines familiales et jeunesse

L’année de naissance d’Odon est incertaine. Elle découle des informations données par la première version de la Vita Odonis qui la situent en 87917. En dépit des incertitudes méthodologiques relatives à l’utilisation des textes hagio­ graphiques, la première partie de la vie d’Odon a fait l’objet de nombreuses études qui ont en général privilégié la question de ses origines sociales. Depuis les travaux de J. Mabillon, les renseignements apportés par les versions successives de la Vita Odonis ont ainsi donné lieu à des hypothèses très différentes sur l’origine géographique du milieu aristocratique dont est issu le deuxième abbé de Cluny. Ces conjectures ont souvent servi de facteurs d’explication pour la formation laïque d’Odon auprès de différents nutritores ou pour son intervention réformatrice dans certains établissements monastiques. Les origines sociales du deuxième abbé de Cluny, ainsi que l’insertion de son père dans les milieux aristocratiques tardo-carolingiens, doivent donc être étudiées, avant d’aborder la question de son éducation aristocratique auprès de deux nutritores successifs, Foulque le Roux et Guillaume d’Aquitaine.

Origines sociales, familiales et géographiques Jean de Salerne s’étend très peu sur les parents du saint. Il évoque simplement leur âge avancé au moment de la conception de leur fils, ainsi que leur conversion tardive sous la pression d’Odon devenu moine, c’est-à-dire probablement après 908-90918. Dès la première version de la Vita, on sait que le père d’Odon se nomme Abbon, est un bon connaisseur de droit romain et un proche de Guillaume d’Aquitaine, alors que rien n’est dit de sa mère19. Ces silences documentaires ont ouvert la porte à plusieurs hypothèses sur les origines sociales et familiales du deuxième abbé de Cluny, notamment pour sa branche maternelle. Cette multi­ plicité de conjectures découle en grande partie des différentes séries de sources qui nous sont parvenues. La Vita de Jean de Salerne explique qu’Odon est né d’une « lignée de Francs » (prosapia Francorum). Le terme de prosapia désigne une famille dépositaire de la noblesse dans les sources du haut Moyen Âge20. Les différents remaniements de la Vita, comme la préface du cartulaire d’Odon, réitèrent d’ailleurs cette idée

17. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 47. 18. Sur la conversion des parents : VO1, I 35, col. 58 D-59 A. Pour la date de conversion d’Odon, cf. infra, dans ce même chapitre, p. 118-119. 19. VO1, I 5, col. 45 D-46 B. 20. VO1, I 3, col.  45  B. Sur ce terme, spécifique aux familles nobles, R.  Le Jan, Famille et pouvoir, p. 34.



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et l’enrichissent parfois d’un sens différent. Si la version du premier abréviateur, suivie par celle de l’Humillimus, reprennent la formulation exacte de Jean, celle de Nalgod explique qu’Odon tire son origine « d’une lignée guerrière de Francs » (militari Francorum prosapia), alors que la préface du cartulaire A évoque une « noble lignée » (nobili prosapia)21. L’incorporation par Nalgod d’une dimension combattante aux origines sociales du deuxième abbé de Cluny rejoint peut-être les préoccupations clunisiennes contemporaines des abbatiats d’Hugues de Semur et de Pierre le Vénérable. Il s’agit en effet d’un moment où sont proposés différents modèles de conversion, plus ou moins radicaux, et destinés avant tout aux milites. La conversion des parents d’Odon fait d’ailleurs partie des passages amplifiés dans le remaniement de Nalgod, où elle se trouve intégrée à un ­chapitre spécifiquement consacré aux démarches de fuite du siècle de l’aristocratie ­laïque, absent de la ­version initiale22. Malgré le poids des topoi hagiographiques qui associent sainteté et noblesse depuis l’Antiquité tardive, la suite du parcours biographique d’Odon laisse penser qu’il appartenait effectivement à une famille aristocratique23. L’étude de J.-P. Brunterc’h sur les juristes des ixe-xe siècles confirme ­qu’Abbon appartenait à la noblesse, comme la quasi-majorité des legislatores de cette ­époque dans la région neustrienne24. En retranscrivant les propos du saint au style direct, la Vita Odonis permet de cerner l’activité du père d’Odon : “Mon père” dit-il, “s’appelait Abbon et il semblait avoir un comportement et des mœurs différentes de ceux que les hommes du temps présent paraissent avoir actuellement. Et de fait, il savait de mémoire les histoires des Anciens et la Nouvelle de Justinien (Justiniani Novellam) […]. Et si parfois un litige avait vu le jour, de quelque façon, entre des parties, une telle droiture de jugement s’était développée en lui que tous, de tous côtés, venaient vers lui pour obtenir une décision ; c’est la raison pour laquelle il était estimé de tous, et particulièrement par le très puissant comte Guillaume, qui tenait en son droit l’Aquitaine et la Gothie en ce temps”25.

Cette description correspond parfaitement à celle qu’a pu faire J.-P. Brunterc’h des activités des juristes tardo-carolingiens. Il s’agissait de spécialistes, de praticiens du droit, qui jouaient un rôle d’auxiliaires comtaux, d’avoués ou de conciliateurs dans des litiges, ce que signale clairement la Vita Odonis. Leur compétence juridique résidait dans une certaine familiarité avec le droit romain, illustrée, dans le cas d’Abbon, par une connaissance de mémoire de la Justiniani novella. 21. VOm et VOH, chap. 1, p. 209. Nalgod, Vita Odonis reformata, chap. 2, col. 85 C. Prefatio temporibus domni Odonis abbatis, p. 377. 22. Sur la proposition de modèles de conversions par les clunisiens des xie-xiie siècles, D. Iogna-Prat, « La place idéale », p. 109-124. Pour la conversion des parents dans la version de Jean de Salerne, VO1, I 35, col. 58 D-59 A. Le même thème est repris dans la version de Nalgod, Vita Odonis ­reformata, chap. 25, col. 95 D. 23. Sur le topos hagiographique de la noblesse, M.  Heinzelmann, «  Sanctitas und “Tugendadel”  », p. 749-752. 24. J.-P. Brunterc’h, « Un monde », p. 417-427, pour l’ensemble des informations qui suivent. 25. VO1, I 5, col. 45 D-46 B.

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

C. Lauranson-Rosaz a identifié cette dernière avec l’Epitome Juliani, une traduction latine adaptée de 122 novelles de Justinien, qui circulait en Italie et qui a été utilisée en Occident pendant tout le ixe siècle26. En comparant plusieurs exemples de juristes, J.-P. Brunterc’h a par ailleurs émis l’hypothèse que le père ­d’Abbon avait été instruit à l’école de Saint-Martin de Tours, lieu où l’enseignement du droit est bien attesté et où de nombreux notaires des chancelleries royales et impériales avaient probablement été formés. Selon cet historien, cette conjecture ­permettrait d’expliquer la dévotion particulière d’Abbon pour Martin, soulignée dès le début de la Vita Odonis27. *   * * Les sources divergent sur les origines géographiques d’Odon, probablement en raison du caractère ambigu de l’expression «  lignée de Francs  » de la Vita Odonis. Hormis les hypothèses d’E. Sackur sur sa provenance mancelle – à partir de la mention tardive du cartulaire A (Cynomannica regione exortus) – et celles de J. Wollasch sur sa parenté avec Ebbe de Déols, la plupart des études s’accordent aujourd’hui sur l’origine tourangelle de la branche paternelle du deuxième abbé de Cluny28. Cette position a d’abord été défendue par J.  Mabillon, sur la base de l’extrême dévotion de l’abbé de Cluny et de son père envers saint Martin29. Depuis les travaux de M. Chaume – qui soutenait pourtant l’hypothèse d’une ­origine mancelle –, cette conjecture s’appuie essentiellement sur l’identifi­ cation du père d’Odon avec un Abbo legislator qui évolue dans l’entourage des Robertiens, autour de l’abbaye martinienne, et qui souscrit au moins deux actes, à partir de mars 89730.

26. J.-P.  Brunterc’h, « Un monde  », p.  419-420. C.  Lauranson-Rosaz, « Les origines d’Odon  », p. 264. 27. Sur la dévotion d’Abbon pour Martin : VO1, I 6, col. 46 C-D. 28. Sur l’origine mancelle d’Odon : E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 44. Autres travaux sur l’origine mancelle d’Odon : L. Didion, « Saint Odon. Sa famille », p. 66-85, 97-107, 152-164. Sur la préface du cartulaire d’Odon, Prefatio temporibus domni Odonis abbatis, p. 378. Cette interprétation est rejetée aujourd’hui, à la fois en raison de la distance chronologique entre l’existence historique d’Odon et la date de confection du cartulaire – qui a probablement donné lieu à de nombreuses approximations biographiques – et surtout à cause de la volonté d’apologie de Cluny qui a présidé à la confection de ce document. C. Lauranson-Rosaz évoque par exemple le « souvenir extrêmement flou d’Odon » qu’avaient les moines de Cluny au moment de la rédaction du cartulaire, ce qui les aurait poussés à « composer une brève biographie de l’abbé au début du cartulaire, mais sur une base de données extrêmement vagues », C. Lauranson-Rosaz, « Les origines d’Odon », p. 257. Sur la dimension apologétique du cartulaire, D. Iogna-Prat, « La geste », p. 173-185. Sur la parenté d’Odon avec Ebbe de Déols, J. Wollasch, « Königtum, Adel und Klöster », p. 120-142. 29. Sur cette hypothèse : J. Mabillon, Sancti Odonis elogium historicum, I 4, col. 11 B. 30. Sur les mentions d’un Abbo legislator : Appendice I, no 40, Recueil des actes de Robert, p. 150-155 (sans aucun titre)  ; Pièce justificative II, Chroniques des comtes d’Anjou, p.  XCII-XCIII. Sur les travaux qui s’accordent sur l’identité d’Abbon avec le Abbo legislator de Tours, M. Chaume, « En



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M. Chaume et C. Lauranson-Rosaz ont tenté d’affiner l’identification ­d’Abbon et de ses liens familiaux, en recherchant des homonymes dans les chartes de Neustrie, pour le premier, et d’Aquitaine, pour le second. M. Chaume l’assimile ainsi à un parent – peut-être même au frère – d’un comte Eudes [Odo], fils ou neveu d’un certain Hardouin, et bienfaiteur de l’Église de Tours sous le règne de Charles le Chauve. La faiblesse de cette hypothèse réside dans le fait que l’historien souscrit à une origine mancelle d’Odon et que c’est donc dans cette région qu’il recherche sa parenté. Rien n’atteste par ailleurs l’identification de cet Abbon avec le père du futur abbé de Cluny, si ce n’est peut-être le nom même d’Odo – qui pourrait refléter des pratiques onomastiques familiales –, et la générosité du comte Eudes envers Saint-Martin de Tours. De son côté, C. Lauranson-Rosaz a émis l’hypothèse d’une parenté – ou peut-être même d’une identification – du géniteur d’Odon soit avec un Abbon, abbé laïque de Saint-Martial de Limoges et de Saint-Martin de Tulle au milieu du ixe siècle, soit avec un Abbo auditor qui gravite dans les mêmes milieux que son premier homonyme. Une preuve de cette origine limousine résiderait dans les accointances d’Odon avec Turpion, évêque de Limoges († 944), et avec son frère Aimon, abbé de Saint-Martin de Tulle31. Cette hypothèse semble cependant encore plus fragile que celle de M. Chaume, dans la mesure où il est peu probable qu’aucun de ces deux Abbon ait pu être le père d’Odon si ce dernier est né autour de 879. Bien que C. Lauranson-Rosaz ait partiellement résolu cette aporie en suggérant l’identité possible de l’un de ces hommes avec un grand-père d’Odon, son seul argument réside finalement dans leur homonymie avec le personnage de la Vita Odonis et dans la qualification de l’un d’entre eux d’auditor, ce qui signifie qu’il exerçait sans doute des fonctions juridiques. Il existe en fait un autre Abbo dans la documentation du début du xe siècle. Il s’agit probablement aussi d’un juriste, qui intervient en 916, en tant que missus et avoué de l’évêque d’Autun Walon [Walo], dans un jugement réglé au nom du ­marquis Richard le Justicier par son fils, le comte Raoul, futur roi des Francs. Deux ans plus tard, il souscrit à nouveau un acte du même Walon, qui restitue des biens à des chanoines d’Autun, en présence du comte Raoul32. C’est sans doute le même personnage qui apparaît parmi les témoins d’une donation d’un ­certain Landric [Landricus] au monastère lyonnais de Savigny en 91833. Un notaire du même nom est nommé en juillet 925-926 dans une charte de Saint-Vincent de Mâcon, puis il met en forme un acte du tribunal comtal de Mâcon, le 22  avril marge » (1940), p. 34-37 ; C. Lauranson-Rosaz, « Les origines d’Odon », p. 264 ; J.-P. Brunterc’h, « Un monde », p. 417 ; I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 187, n. 19. 31. C. Lauranson-Rosaz, « Les origines d’Odon », p. 264-266. 32. Pour l’acte de 916, Appendice II, no 50, Recueil des actes de Robert, p. 201-203. Pour l’acte de 918, Appendice II, no 51, Recueil des actes de Robert, p. 204-207. 33. No 5, Cartulaire de l’abbaye de Savigny, p. 8-9. L’identification du Abo, souscripteur de cette charte, avec l’avoué Abbo des actes de Raoul et Walon se fonde sur la présence d’autres témoins que l’on retrouve dans ces deux documents : Landricus et Godo.

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92634. Sur la foi du premier ­document, J.-P. Brunterc’h a émis l’hypothèse que cet Abbon faisait partie de la même famille que le père d’Odon, dans la mesure où il existait selon lui des « noms de judicatures » aux époques carolingienne et tardocarolingienne, qui se transmettaient au sein d’une même lignée35. Peut-il s’agir du même Abbon que le legislator qui intervient dans la région de Tours au tournant du siècle ? Ces deux hommes exercent en tout cas une même activité juridique. D’un point de vue chronologique, si Odon est né aux alentours de 879, Abbon a pu naître vers 858 et être encore vivant – quoique relativement âgé – en 918 et même en 926. Sa conversion, évoquée par Jean de Salerne, serait alors véritablement in articulo mortis ou pourrait relever du lieu commun. Cette hypothèse contredirait cependant les informations données dans la Vita Odonis quant à l’âge avancé de la mère d’Odon au moment de la conception, c’est-à-dire très probablement aussi de son père, quoique cette idée ne soit pas exprimée très clairement36. En partant de cette mention, M.  Chaume a calculé qu’Abbon et son épouse ­devaient avoir une quarantaine d’années au moment de la naissance de leur fils, ce qui repousse leur naissance aux alentours de 840-845 et rend très improbable l’identification du père d’Odon avec l’avoué de l’évêque d’Autun, comme avec le notaire de l’acte de 92637. Cette conception tardive pourrait toutefois correspondre à un topos ­biblique couramment repris dans les textes hagiographiques : les modèles d’Élisabeth, enceinte de Jean-Baptiste (Lc I, 7), ou de Sarah, mère d’Isaac (Gn XVIII, 11), alors qu’elles étaient stériles et âgées38. La première référence devient d’ailleurs explicite dès le premier remaniement de la Vita, avant d’être reprise par l’Humillimus39. Bien qu’il soit difficile de discerner la part de symbole dans l’évocation de cette conception tardive, on peut souligner qu’à la fin des années 910, un juriste nommé Abbon, qui pourrait avoir un lien de parenté direct ou indirect avec Odon, est attesté en Bourgogne dans l’entourage de l’évêque d’Autun et du comte Raoul, puis à Mâcon. *   * * La mère d’Odon n’est pas nommée dans la Vita Odonis de Jean de Salerne et elle en est quasiment absente sur le plan narratif. C. Lauranson-Rosaz et

34. No 501, Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon, p. 292-293. La notice du plaid du 22 avril 926, redatée par M. Chaume, était conservée à Cluny et a été éditée dans le recueil des chartes de Cluny, no 29, CLU, p. 34-35. Sur la redatation de ce document, M. Chaume, « Observations sur la chronologie » (1926), p. 44. 35. J.-P. Brunterc’h, « Un monde », p. 422. 36. VO1, I 5, col. 46 C. 37. M. Chaume, « En marge », (1940), p. 41, notamment n. 2. 38. Plus globalement, sur l’utilisation de modèles bibliques dans l’hagiographie, M. Van Uytfanghe, « Modèles bibliques », p. 449-487. 39. «  Hic itaque cum uxore sua adeo religiosam erat peragens vitam, quo novus videretur surrexisse Zacharias, videlicet Helisabet conjuge », VOm et VOH, chap. 2, p. 209-210.



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M. Chaume ont toutefois tenté de préciser son identité. Les suppositions du premier sont peu probables, ainsi que l’a souligné I. Cochelin. Son identification de la mère d’Odon avec une noble dame nommée Ava, d’origine méridionale, est impossible car cette dernière est morte peu de temps après la naissance de son enfant, alors que la Vita Odonis atteste la conversion tardive des deux parents du saint quand ce dernier était déjà moine40. L’hypothèse de M. Chaume repose sur le premier remaniement de la Vita Odonis, réalisé peu de temps après celle de Jean de Salerne. L’unique manuscrit de cette version nomme en effet la mère d’Odon « Silvia »41. Si l’auteur de ce texte est un moine de Cluny, il est tout à fait possible qu’il ait eu accès à des renseignements plus fiables et plus précis sur Odon que l’hagiographe italien. Silvia étant un nom inexistant dans le répertoire anthroponymique aristocratique, M.  Chaume a supposé qu’il s’agissait d’une mauvaise transcription d’un nom méridional proche, Sabina, Sancia ou Sulpicia. Comme le deuxième est bien attesté dans la famille de l’évêque Turpion de Limoges, il en déduit une parenté possible entre ce dernier et Odon, ce qui expliquerait leurs liens étroits, qui se concrétisent par l’écriture des Collationes à la demande du prélat et celle de la Vita Geraldi sur l’instance de son frère42. Ces hypothèses d’une origine méridionale de la mère d’Odon reposent en fait en grande partie sur la qualification du saint d’aquitanus ille par les mauvais moines de Saint-Benoît-sur-Loire, à la fin de la Vita Odonis43. Abbon n’étant pas aquitain, M. Chaume et C. Lauranson-Rosaz en ont déduit que cette qualité lui venait de sa mère. On peut cependant faire une objection à ce raisonnement, en replaçant cette mention dans son contexte narratif. Le récit de la réforme de Fleury s’ouvre en effet sur la vision d’un moine de cet établissement, dans laquelle saint Benoît annonce son départ du monastère jusqu’au moment où il sera réformé par « un grand homme venu des territoires d’Aquitaine »44. La qualification d’Odon comme « Aquitain » n’intervient donc qu’après les paroles prophétiques du saint, qui expriment d’ailleurs d’avantage l’endroit dont il est parti pour arriver à Fleury qu’une véritable identité régionale. Cette dernière remarque trouve d’ailleurs une confirmation dans le récit des Miracula sancti Benedicti, selon lequel Odon serait 40. Cette identification repose sur une charte de Cluny, conservée en original, dans laquelle une Ava, épouse d’Abbo, fait une donation à l’abbaye de Saint-Pierre de Maurs. Selon les indications de datation, cet acte aurait été confectionné en mai 941, date que C. Lauranson-Rosaz propose de corriger en mai 882 ou 883. C. Lauranson-Rosaz, « Les origines d’Odon », p. 257-263. Sur les objections à cette hypothèse, I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 187, n. 19. Les derniers éditeurs de l’acte se sont également montrés sceptiques sur cette identification d’Ava à la mère d’Odon et surtout sur la correction de la date de l’acte, Les Plus Anciens Documents originaux, t. II, p. 91. 41. VOm, chap. 2, p. 210. 42. M. Chaume, « En marge » (1940), p. 47-49. Pour la dédicace des Collationes cf. infra, dans ce même chapitre, p. 130-132. Pour le rôle d’Aimon dans la rédaction de la Vita Geraldi, cf. infra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 207. 43. VO1, III 8, col. 81 A. 44. «  […] sciant me non reversurum in hunc locum quousque ex finibus Aquitaniæ talem virum huc deferam […] », Ibid., III 8, col. 80 C-D.

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venu du monastère de Saint-Géraud d’Aurillac pour réformer Saint-Benoît-surLoire, c’est-à-dire d’un lieu qui se trouve effectivement en Aquitaine45. Le nom de Silvia est rare au haut Moyen Âge. Quoiqu’il s’agisse du patronyme de la mère de Grégoire le Grand selon plusieurs sources hagiographiques, il est en effet complètement absent de la documentation de la pratique46. L’origine probablement latine de ce nom conforte toutefois partiellement les hypothèses de M.  Chaume et de C. Lauranson-Rosaz sur l’origine méridionale de la mère du saint. Abbon ou Odon sont en revanche des patronymes germaniques que l’on trouve essentiellement dans le nord de la Gaule, ce qui attesterait l’ascendance franque du deuxième abbé de Cluny, mentionnée au début de la Vita Odonis47. *   * * Odon n’était pas fils unique. La Vita Odonis évoque en effet un neveu que le saint aurait contribué à sauver grâce à ses prières, alors que l’enfant avait été enlevé avec sa nourrice, par les Normands, dans la région de Tours48. Jean précise que cet événement a eu lieu lors de raids vikings dans la région tourangelle, à un moment où Odon s’y trouvait. La dernière incursion normande dans la région se situe en 903, date à laquelle le futur abbé de Cluny était encore chanoine49. On ignore si ce nourrisson était le fils de la sœur ou du frère d’Odon : le texte mentionne seulement que le père de l’enfant – dont le nom n’est pas cité – devient moine après la mort du garçonnet. Ce chapitre permet en revanche de confirmer que les attaches géo­graphiques de la famille du saint étaient bien situées dans la région tourangelle. Sans toutefois faire de rapprochement avec ce chapitre II 16 de la Vita Odonis, E. Sackur a émis l’hypothèse qu’un frère d’Odon, un certain Bernard [Bernardus], apparaissait parmi les donateurs de Cluny, d’après une charte qui daterait de l’abbatiat d’Aymard (942-954). Ce Bernard concède en effet des biens « pour le salut de [son] âme, de celle de [sa] tante, de [son] frère, l’abbé Odon, et de tous [ses] parents »50. Selon M. Chaume, cette charte est toutefois tardive et cet Odo abbas s’identifie plutôt à l’abbé de L’île Barbe (vers 960), ou à celui de Saint-Oyand (vers 1073-1084)51.

45. «  […] Odo, ex monasterio Sancti Geraldi quod Aureliacum dicitur adveniens […]  », Aimoin de Fleury, Miracula Sancti Benedicti, II 4, p. 100-101. 46. Sur l’absence de Silvia dans les actes de la pratique, M.-T. Morlet, Les Noms de personne, II, p. 106. Une recherche sémantique menée sur la base de données des Chartæ Burgundiæ Medii Ævii confirme que ce nom n’apparaît pas dans les chartes de Bourgogne. Sur la mère de Grégoire le Grand, nommée Silvia dans certains manuscrits, Paul Diacre, Vita sancti Gregorii Magni, chap. 1, p. 3. 47. Pour Abbon, M.-T. Morlet, Les Noms de personne, I, p. 13 ; pour Odon, Ibid., p. 45. 48. VO1, II 16, col. 69 D-70 B. 49. É. Mabille, « Les invasions normandes », p. 191. 50. No 584, CLU, p. 557. E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 44. 51. M. Chaume, « Observations sur la chronologie » (1939), p. 87.



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Le futur abbé de Cluny vient donc d’une famille aristocratique, probablement d’origine franque du côté paternel, ainsi qu’en témoignent les noms germaniques Abbo et Odo. Si l’on ignore tout de sa mère, son père semble en revanche être un homme très bien intégré, grâce à ses compétences juridiques, dans l’entourage des Robertiens et des Guilhemides, peut-être même aussi dans celui de Richard le Justicier, marquis de Bourgogne.

Abbon, entre Robertiens et Guilhemides L’identification d’Abbon ne semble véritablement probante qu’avec le Abbo legislator qui apparaît dans deux actes de 897 et 898. J.-P. Brunterc’h a supposé que cet homme faisait partie de l’entourage robertien. Cette hypothèse se précise lorsque l’on constate qu’Abbon évolue dans les milieux proches de Saint-Martin de Tours, puisque les deux chartes qu’il souscrit concernent cette abbaye. Le premier document, daté du 27 mars 897 par ses éditeurs, est une restitution de biens au chapitre de Saint-Martin par le frère du roi Eudes (888-893), Robert († 923), futur roi des Francs, qui est alors l’abbé laïque de l’établissement52. On y remarque la présence de l’archevêque de Tours, Erbern [Erbernus] († en 918), du vicomte de Tours, Ardré [Ardradus] († peu après 898), et de son frère Atton [Atto], qui le remplace dans ses fonctions après sa mort. Ces deux derniers sont en outre les témoins de plusieurs actes des Robertiens entre 888-890 et 90053. Comme l’a noté J.-P. Brunterc’h, cette charte renvoie probablement à la tenue d’une assemblée judiciaire, car les souscripteurs sont, dans plusieurs cas, à la fois des vassaux et des juristes qui sont attestés par ailleurs54 (fig. 3). À l’exception de Tancrède [Tancradus] et Benoît [Benedictus], tous les témoins de la charte de 897 souscrivent en effet d’autres documents qui ont un rapport avec ­l’abbaye martinienne ou avec ses abbés laïques, Robert et Eudes. À l’aide des travaux de K. F. Werner, on peut identifier certains hommes de cette liste, tous d’extraction noble et passés dans la vassalité des Robertiens à divers moments. Fulcrad [Fulcradus], Gundacher, Gandalbert [Gandalbertus ou Wandalbertus] et Gautier [Gualterius] appartiennent ainsi à des familles de vassi dominici installées en Touraine dès le milieu du ixe, puis entrées au service des Robertiens et de leurs vicomtes bien avant le début du xe siècle. Adalmar [Adalmarus] fait en revanche partie des hommes qui ne sont attestés que sous le welf Hugues l’Abbé († 886) et qui deviennent ensuite des fidèles des Robertiens. Héric [Eiricus] et Èble [Ebolo] sont enfin des vassaux d’Eudes qui l’ont suivi depuis Paris55. Dès 52. Appendice I, no 40, Recueil des actes de Robert, p. 150-155. 53. Sur les deux vicomtes de Tours, leur lignée et leurs fonctions auprès des Robertiens, K. F. Werner, Enquêtes, p. 149-151. 54. Sur la figure 3 sont signalés en gris les souscripteurs que l’on retrouve sur la charte de 898. 55. K. F. Werner, Enquêtes, p. 135-159. Selon K. F. Werner, il y a probablement au moins deux personnes qui portent le nom de Gautier parmi les mentions que nous avons pu identifier.

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897, le père d’Odon apparaît donc comme l’un des nombreux hommes qui gravitent dans l’entourage de Saint-Martin de Tours et des Robertiens, à l’instar de beaucoup d’autres juristes – ainsi que le montrent les titres de vicarius, auditor ou legis portator –, probablement formés comme lui à l’école de cet établissement. La seconde charte, une donation in articulo mortis du vicomte de Tours, Ardré, aux chanoines de Saint-Martin, datée du 29 septembre 898 par son éditeur, permet d’affiner ces conclusions56. Outre Abbon, deux souscripteurs apparaissaient déjà dans l’acte de 897. Gautier est probablement un homme de loi, dans la mesure où il est qualifié de notarius dans un acte de 896. Il semble très bien inséré dans l’entourage robertien, puisqu’il porte le titre de vassalus de Robert à partir de 904. De la même manière, Ebulus, désigné ici comme vicarius, ne fait probablement qu’un avec le Èble vicarius et auditor de la charte de 897 ; cet homme est d’ailleurs qualifié par le premier de ces termes dans deux autres ­documents de 891/892 et 905. On peut en déduire qu’Abbon, qualifié ici de legislator, continue à côtoyer le même milieu laïque qu’en 897, ancré autour de Saint-Martin de Tours et composé partiellement de juristes dont le lien de fidélité envers les Robertiens est parfois clairement attesté. D’autres témoins de cette charte sont en outre relativement bien connus. Ils jouissent du titre vicomtal et apparaissent par ailleurs ensemble parmi les souscripteurs d’un acte d’Eudes en 886, puis de deux documents de Robert en 899 et 900, ce qui montre leur participation à l’entourage des abbés laïques de Saint-Martin : il s’agit de Foulque d’Angers [Fulco], l’un des nutritores d’Odon, mais aussi du frère du donateur, Atton de Tours57. Restent trois souscripteurs, que l’on retrouve également dans d’autres documents58. Le cas de Maingaud [Maingaudus] atteste à nouveau le lien de fidélité des témoins de l’acte de 898 avec les abbés laïques de Saint-Martin, puisqu’il est qualifié de vassalus de Robert dans deux chartes différentes59. Notons enfin que beaucoup de souscripteurs des documents de 897 et 898 apparaissent, à un moment ou à un autre, aux côtés de Foulque d’Anjou. 56. Pièce justificative no II, dans Chroniques des comtes d’Anjou, p. XCII-XCIII. 57. Sur l’acte de 886, Pièces justificatives no V, É. Mabille, « Les invasions normandes », p. 431-433. Sur l’acte de 899, Appendice I, no 41, Recueil des actes de Robert, p. 155-157. Sur l’acte de 900, Appendice I, no 42, Ibid., p. 157-165. Foulque apparaît en outre comme témoin d’un jugement de Robert de 890 en faveur de Saint-Martin, cf. Pièce justificative no IV, É.  Favre, Eudes, comte de Paris, p. 239-242. 58. Il s’agit de Maingaud, cf. n.  59 ; de Rainaldus, qualifié de vicarius dans la charte de 898, qui est ­également attesté le 13 septembre 900 comme « vicomte » dans une restitution de biens aux chanoines par Robert (Appendice I, no 42, dans Recueil des actes de Robert, p. 157-165) ; et de Gauzelmus, attesté le 5  juillet 905, dans une donation d’Archembaud à Saint-Martin (Pièce justificative no III, Chroniques des comtes d’Anjou, p. XCIV-XCVI). Nous n’avons pas pris en compte Gunbertus, un neveu d’Ardré et Atton, qui souscrit également la charte de 898. 59. Maingaud, qualifié de « vassal noble » dans la charte de 898, est attesté le 13 septembre 900 comme vassalus de Robert dans une restitution de biens aux chanoines par Robert, Appendice I, no 42, dans Recueil des actes de Robert, p. 157-165.



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Saint-Martin polarise donc, autour de son abbé laïque Robert, l’aristocratie neustrienne, composée à la fois de familles vicomtales ou comtales et de juristes, dont fait partie Abbon. Comment expliquer que ce dernier n’apparaisse pas davantage parmi les témoins des actes liés, d’une manière ou d’une autre, à ­l’abbaye martinienne ? Tout d’abord, Abbon n’était peut-être pas assez puissant pour demeurer en permanence dans l’entourage des Robertiens. Par ailleurs, la documentation de Saint-Martin est très lacunaire, au point que, pour certains actes, les souscripteurs ne portant pas de titre spécifique n’ont pas été systématiquement retranscrits, ainsi que l’indique l’édition de J.  Dufour60. Il est alors possible qu’Abbon ait été mentionné dans certaines chartes et que sa trace ait été perdue. Une dernière hypothèse est enfin envisageable. La Vita Odonis atteste en effet la proximité entre Guillaume d’Aquitaine et le père d’Odon, et suggère que ce dernier faisait partie de l’entourage du duc à un moment donné. Il est donc ­possible qu’Abbon ait disparu de la documentation tourangelle au tournant du siècle, car il se trouvait alors auprès de Guillaume le Pieux. À partir de l’affirmation de la proximité entre le duc d’Aquitaine et le père d’Odon dans la Vita Odonis, M. Chaume a proposé plusieurs hypothèses pour en cerner l’origine. Il pense qu’elle remonte à la génération du père du duc d’Aquitaine, sur la foi d’une charte de donation à Saint-Martin de Tours, octroyée par le comte Eudes, fils d’Hardouin, qu’il identifie avec un parent d’Abbon, comme nous venons de le voir61. Parmi les fideijussores de ce dernier se trouve Bernard Plantevelue († 886), le père de Guillaume qui, en raison de son statut d’exécuteur testamentaire, a vraisemblablement un lien de parenté avec le donateur, et donc aussi avec Abbon62. La faiblesse de cette conclusion réside toujours dans le postulat qu’Abbon faisait partie de la famille du comte Eudes. Quelle que soit l’origine de leurs relations amicales et même si l’on ne peut les attester dans la documen­tation de la pratique, il est probable que le père d’Odon a été, à une période donnée, très proche de Guillaume le Pieux, si l’on se fie à la Vita Odonis. Ses compétences de juriste, et peut-être aussi des liens familiaux, lui ont donc permis d’approcher de près la haute aristocratie d’Aquitaine. Le choix du nom d’Odo pourrait également entrer dans la logique de l’insertion d’Abbon dans les milieux aristocratiques. Il s’agit en effet d’un patronyme d’origine germanique attesté dès le début du viiie siècle63. Au ixe siècle, il entre dans le patrimoine onomastique de grands personnages neustriens, unis par des liens politiques et matrimoniaux64. Ainsi que l’a montré R. Le Jan, Odon est tou60. C’est le cas par exemple de plusieurs actes de Robert avant qu’il ne devienne roi des Francs, Appendice I, no 37, Recueil des actes de Robert, p. 141 ; Appendice I, no 41, Ibid., p. 157 ; Appendice I, no 45, Ibid., p. 178. 61. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 53. 62. M. Chaume, « En marge » (1940), p. 40-43. 63. M.-T. Morlet, Les Noms de personne, I, p. 45. 64. Ces personnes ont été identifiées par K. F. Werner, « Les premiers Robertiens », p. 20-22.

Vassalus

Vassalus et auditor

Vassalus et consiliator de Robert

Vassalus et legis doctor

Fulcradus

Gundacher

Eiricus

Adalmar

Gualterius

Fulcradus

Gandalbertus

Titre du souscripteur dans la charte de 897

Nom du souscripteur dans la charte de 897

Attesté le 11 novembre 912, comme vassalus dominici, dans une restitution de biens en précaire par Robert et Hugues le Grand11.

Attesté le 5 juillet 905, dans une donation d’Archembaud à Saint-Martin10.

Attesté le 1er mars 904, comme vassalus et nobilis vir, destinataire d’une concession de biens en précaire par Robert9.

Attesté le 29 septembre 898, dans une donation du vicomte de Tours, Ardré, à Saint-Martin8.

Attesté le 20 mai 895 dans une donation de Fulcrad au chapitre de Saint-Martin2.

Attesté le 22 mars 890 dans un jugement d’Eudes rendu à Tours en faveur des chanoines1.

Attesté en avril 887 dans une restitution de biens à Saint-Martin par Eudes7.

Attesté le 20 mai 895, comme vassalus et donateur au chapitre de Saint-Martin2 ?

Attesté le 22 mars 890 dans un jugement d’Eudes rendu à Tours en faveur des chanoines1 ?

Attesté le 20 mai 895 dans une donation de Fulcrad au chapitre de Saint-Martin2.

Attesté le 22 mars 890 dans un jugement d’Eudes rendu à Tours en faveur des chanoines1.

Attesté en avril 887 dans une restitution de biens à Saint-Martin par Eudes7.

Attesté en juillet 894, en tant que auditor et advocatus, dans une donation en précaire de Robert6.

Attesté le 13 juin 892, comme advocatus de Saint-Martin, dans un jugement de Robert en faveur des chanoines5.

Attesté le 30 juillet 895, comme fidelis de Robert, dans une confirmation de biens à l’écolâtre de Saint-Martin4.

Attesté le 22 mars 890 dans un jugement d’Eudes rendu à Tours en faveur des chanoines1.

Attesté le 13 septembre 900 dans une restitution de biens aux chanoines par Robert3 ?

Attesté le 20 mai 895 comme vassalus et donateur au chapitre de Saint-Martin2.

Attesté le 22 mars 890 dans un jugement d’Eudes rendu à Tours en faveur des chanoines1 ?

Autres attestations du souscripteur dans la documentation

60 Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

Vicarius, auditor et legis portator

Benedictus

Attesté le 29 septembre 898, comme Abbo legislator, dans une donation du vicomte de Tours, Ardré, à Saint-Martin8.

Attesté le 5 juillet 905, comme Ebolus vicarius, dans une donation d’Archembaud à Saint-Martin10.

Attesté le 29 septembre 898, comme Ebulus vicarius, dans une donation du vicomte de Tours, Ardré, à Saint-Martin8.

Attesté le 20 mai 895, comme Eblo Turonensis vicarius, dans une donation de Fulcrad au chapitre de Saint-Martin2.

Attesté le 22 mars 890, comme Ebalus vicarius, dans un jugement d’Eudes rendu à Tours en faveur des chanoines1.

Autres attestations du souscripteur dans la documentation

Fig. 3. Abbon et l’entourage robertien.

1. Pièce justificative no IV, dans É. Favre, Eudes, comte de Paris, p. 239-242. 2. No II, Documents historiques inédits, p. 475-477. 3. Appendice I, no 42, dans Recueil des actes de Robert, p. 157-165. 4. Appendice I, no 39, dans Recueil des actes de Robert, p. 145-149. 5. Appendice I, no 37, dans Recueil des actes de Robert, p. 139-141. 6. Appendice I, no 38, dans Recueil des actes de Robert, p. 142-144. 7. Appendice II, no 55, dans Recueil des actes d’Eudes, p. 216-217. 8. Pièce justificative no II, dans Chroniques des comtes d’Anjou, p. XCII-XCIII. 9. Appendice I, no 45, dans Recueil des actes de Robert, p. 174-178. 10. Pièce justificative no III, dans Chroniques des comtes d’Anjou, p. XCIV-XCVI. 11. Appendice I, no 48 A, dans Recueil des actes de Robert, p. 187-199.

Abbo

Vicarius et auditor

Titre du souscripteur dans la charte de 897

Ebolo

Tancradus

Nom du souscripteur dans la charte de 897

I. De Tours à Baume (vers 879-926) 61

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tefois avant tout un nom robertien, porté à l’époque par l’un des représentants éminents de cette famille, Eudes, le fils de Robert le Fort († 866), futur roi des Francs (888-898)65. Le moment supposé de la naissance d’Odon, vers 879, coïncide donc avec la montée en puissance d’Eudes, devenu comte de Paris en 88266. Doit-on y voir l’expression d’un lien particulier entre les parents du saint et la famille robertienne ? Rien ne l’atteste avec certitude, d’autant plus que l’abbaye de Saint-Martin de Tours, centre du commandement de la Neustrie, est à l’époque entre les mains d’Hugues l’Abbé et qu’elle ne passe définitivement sous l’emprise robertienne qu’à partir de la mort de ce dernier, en 88667. Quelle que soit la date de naissance du père d’Odon, il est en tout cas à peu près de la même génération qu’Eudes, sans doute un peu plus âgé. Le nom du futur abbé de Cluny reflète donc peut-être des liens particuliers, probablement tissés bien avant sa naissance, entre son père et la puissante aristocratie neustrienne.

Enfance et éducation aristocratique Jean de Salerne consacre quatre chapitres aux premières années d’Odon, jusqu’à son entrée dans la communauté canoniale martinienne : son offrande à saint Martin par son père pendant son infantia (I 6), son éducation dans les lettres par un prêtre après son « sevrage », ce qui correspond plus ou moins à la pueritia (I 7), sa formation dans le métier des armes auprès de Guillaume le Pieux pendant son adolescentia (I 8), sa maladie de trois années jusqu’à ce qu’il devienne chanoine (I 9). Le chapitre consacré à l’infantia d’Odon est un très court passage qui ­rapporte, au style direct, une scène entre le saint, encore nourrisson, et son père. Odon raconte qu’Abbon se serait introduit dans sa chambre d’enfant en secret, puis « regardant autour de lui, alors qu’il ne voyait personne, il me souleva dans ses mains (suis manibus elevavit), et tournant son cœur vers le ciel, il dit : “Accueille (suscipe) cet enfant, ô Martin, toi la pierre précieuse des prêtres” (gemma sacerdotum) […]68 ». La posture d’Abbon est significative de son état d’esprit : il se tient debout et élève ses mains vers le ciel en y tenant le jeune Odon. Ce geste d’elevatio manuum reproduit l’attitude de prière des ascètes du désert ou de saint Martin, dans laquelle «  le corps dressé  signifie la tension du cœur vers Dieu  », ce que dit d’ailleurs explicitement Jean de Salerne69. Le fait de soulever le corps de l’enfant semble s’apparenter à une offrande. Il paraît en revanche difficile de l’analyser comme un reflet de la liturgie baptismale – qui se fait par immersion au haut Moyen 65. Sur le caractère robertien du nom Eudes, R. Le Jan, « Dénomination, parenté et pouvoir », p. 228. 66. R. Schneider, « Odo, 888-898 », p. 13-35. 67. K. F. Werner, « Les premiers Robertiens », p. 26-30. 68. VO1, I 6, col. 46 B. 69. J.-C. Schmitt, La Raison des gestes, p. 289-295 et 304.



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Âge – ou du rite eucharistique, pour lequel il ne semble pas y avoir ­véritablement d’élévation des aliments consacrés avant le xiie siècle70. L’emploi du terme de suscipe, qui s’adresse directement à saint Martin, correspond quant à lui au mot qu’utilise le parrain pour accueillir le jeune baptisé lorsqu’il remonte de la cuve baptismale. Le vocabulaire de ce chapitre suggère par conséquent une offrande, mais aussi un rite de passage, où l’évêque de Tours apparaît comme le protecteur particulier, voire le parent spirituel de l’enfant. L’influence de la liturgie sanmartinienne est d’ailleurs nette à travers la qualification du saint comme gemma sacerdotum, que l’on trouve dans certains écrits d’Odon71. Il s’agit d’une formule assez rare qui apparaît à deux reprises dans la littérature antérieure pour désigner Martin, une première fois dans un Speculum peccatoris anonyme, mais également dans le Liber responsalis écrit par Grégoire le Grand72. Au total, ce chapitre ­s’apparente à une métaphore filée, destinée à expliquer la consécration d’Odon à saint Martin, en la présentant comme une oblation, bien que, selon la Vita Odonis, le futur abbé de Cluny n’ait jamais été oblat. Pour avoir un éclaircissement de ce récit, il faut attendre le chapitre 10 où l’hagiographe présente ce geste du père comme l’origine de la vocation canoniale de son maître et de son dévouement à Martin. Dans le chapitre I 7, Odon rapporte ensuite les circonstances de sa première éducation dans les lettres, immédiatement après son sevrage. Pour ce faire, son père le conduit à un prêtre (cuidam suo presbytero) qui vivait dans un lieu retiré73. Le vocabulaire employé (tradidit educandum, et litterarum studiis imbuendum) atteste les permanences de la formation aristocratique au haut Moyen Âge dans les textes hagiographiques, puisque les jeunes nobles passaient d’abord par des études préparatoires, généralement auprès d’un précepteur privé74. Cette même expression, tradere ad erudiendum, apparaît d’ailleurs dans l’hagiographie mérovingienne dans un sens pédagogique, mais aussi parfois politique, qui exprime la relation entre un jeune aristocrate et la personne qui le prend en charge, qu’il s’agisse d’un clerc, d’un monastère ou d’un roi75. Alors que la Vita Geraldi ne fait pas état de ces études liminaires, le cas d’Odon permet de saisir ce ­premier stade de l’apprentissage dans les pratiques nobiliaires de la fin du ixe siècle. Comme cela a été souligné, l’auteur explique rapidement que le contenu de cet enseignement était les studia litterarum. L’expression revient dans le chapitre suivant, lorsque Jean de Salerne évoque la formation laïque de son maître, en précisant 70. Sur le geste d’élévation des aliments consacrés, Ibid., p. 330-355. 71. L’expression réapparaît plus loin sous la plume de Jean de Salerne, VO1, I 16, col. 51 A. Pour Odon, Antiphonæ, col. 513 B-514 A ; l’expression apparaît aussi dans sa variante gemma præsulum, Hymnus de Martino, 6, col. 515 B. 72. Speculum peccatoris, chap. VII, col. 990. Grégoire le Grand, Liber responsalis, In tertio ­nocturno, col. 812 C. 73. VO1, I 7, col. 46 C. 74. M. Heinzelmann, « Studia sanctorum », p. 105-138. 75. K. F. Werner, « Formation et carrière », p. 302.

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qu’elle a lieu «  après avoir abandonné les études des lettres  »76. Le saint reste donc allusif sur ce qu’il a appris pendant cette période, probablement les rudiments de ­l’écriture et de la lecture sur le psautier. Il convient par ailleurs de remarquer que, dans ce même chapitre  8, Odon définit la rupture que constitue son apprentissage guerrier comme sa soustraction à « l’ordre ecclésiastique » (ecclesiastico ordine) par son père77. Les apprentissages sont donc nettement séparés dans le cas d’Odon, ce que l’on ne perçoit pas pour Géraud, puisque ce dernier reçoit en même temps une formation dans les lettres et dans les armes, ce qui semble avoir été le cas le plus fréquent au cours du haut Moyen Âge78. Peut-être Jean de Salerne a-t-il voulu accentuer ainsi la distinction entre deux modes d’apprentissage, en gommant le caractère dual de la formation aristocratique reçue par Odon. Il est également ­possible que cette première éducation auprès d’un prêtre destinait Odon à être clerc, ce que viendrait confirmer l’expression subtrahere ecclesiastico ordine. L’identité du clerc auquel Abbon confie son fils demeure obscure. L’expression curieuse, cuidam suo presbytero, laisse cependant entendre qu’il existait un lien spécifique entre le père du saint et le prêtre. Rien ne permet d’affirmer qu’il s’agissait du desservant d’une église privée qu’Abbon avait fait construire. Odon a en tout cas été conduit loin de la demeure de ses parents, apparemment dans un lieu reculé (remotiori manenti loco) ; le prêtre a par ailleurs reçu la responsabilité de l’enfant, puisqu’il craint de se faire tancer par le père de ce dernier s’il lui arrivait quelque chose79. Jean de Salerne évoque cet épisode essentiellement pour raconter une vision de ce clerc, auquel les Ecclesiarum principes seraient apparus pour lui réclamer l’enfant et l’emmener de force dans «  les régions d’Orient  » (in orientis partibus). Devant les réticences du prêtre, les « princes des Églises » auraient alors décidé de laisser un répit à Odon, afin que son précepteur ne soit pas puni à leur place. Ces propos sur les Ecclesiarum principes s’éclairent à la lumière de l’exégèse carolingienne. Le sermon que Raban Maur consacre au natalis de Pierre et Paul désigne en effet les deux saints par cette expression80. Dans son De Universo, le même Raban Maur explique par ailleurs que c’est dans les « régions d’Orient » (in orientis partibus) que se trouve le paradis81. Dès le deuxième remaniement de la Vita Odonis, la signification de ce passage est simplifiée, puisque l’auteur parle directement de Pierre et Paul, ce que reprennent­

76. VO1, I 8, col. 47 A-B. 77. Ibid., I 8, col. 47 A. 78. Sur l’éducation de Géraud : VG4, I 4, col. 644 B-645 B. Sur la dualité de la formation nobiliaire au haut Moyen Âge, R. Le Jan-Hennebicque, « Apprentissages militaires », p. 214-215. K. F. Werner, « Formation et carrière », p. 297. 79. VO1, I 7, col. 47 A. 80. Raban Maur, Homelia XXVII in natali sanctorum apostolorum Petri et Pauli, col. 53 B. Pour toutes les recherches de ce type, nous avons utilisé le CD-Rom de la Patrologie latine. 81. Raban Maur, De universo, L. XII, chap. 3, col. 334 A.



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l’Humillimus et Nalgod82. Dans le cadre de la rédaction de ces Vitæ pour le monastère bourguignon, il était en effet indispensable que leurs auteurs rendent plus claire l’allusion aux saints patrons de leur établissement et leur lien précoce avec Odon. Nalgod explique d’ailleurs le sens de cette apparition, qui montre, selon lui, la prédestination du deuxième abbé de Cluny à la sainteté. Jean de Salerne ne semble toutefois pas avoir la volonté de rattacher Odon à Cluny et à ses saints tutélaires, mais bien de montrer la précocité de son maître à anticiper le paradis. Même si ces deux passages permettent d’appréhender l’éducation nobiliaire d’Odon, leur fonction narrative est surtout de faire la preuve de sa sainteté dès son plus jeune âge et de souligner l’origine de sa vocation pour Martin. Les indications temporelles données dans le texte ne permettent en outre qu’une estimation floue du laps de temps passé par le jeune garçon en compagnie de ce prêtre : du temps du sevrage, c’est-à-dire entre un et deux ans (autour de 880 au plus tôt), jusqu’à son apprentissage guerrier chez Foulque le Roux, à une date inconnue. *   * * Dès le chapitre introductif du premier livre, Jean de Salerne mentionne le fait qu’Odon «  a été nourri dans la maison de Guillaume, le très puissant duc d’Aquitaine »83. Il y revient quelques paragraphes plus loin (I 8) et explique, en laissant la parole à Odon, quelle a été sa formation auprès de Guillaume le Pieux († 918). Trois chapitres plus loin, au moment de son entrée dans la communauté ­canoniale martinienne, on apprend incidemment que le saint a eu un autre nutritor, le « comte Foulque », que la plupart des historiens ont identifié avec Foulque le Roux († 942)84. Le terme de nutritor renvoie à la pratique très ancienne de la commendatio qui, selon l’expression de R. Le Jan, « est liée au compagnonnage guerrier et à l’exercice du pouvoir  »85. L’historienne a en effet montré que les usages de recommandation des jeunes nobles à un nutritor, symbolisés notamment par les cérémonies de remise d’armes, créaient «  une relation de parenté artificielle et un lien d’amicitia très fort entre deux individus »86. L’implication des anciens nutritores dans la suite du parcours de leurs protégés, en pourvoyant à leurs besoins et en confortant leur pouvoir, découlait d’ailleurs de cette dimension familiale de la commendatio. I.  Cochelin a établi que Foulque avait été le premier nutritor d’Odon, bien qu’il apparaisse après Guillaume le Pieux et qu’il soit très peu mis en valeur

82. «  […] apparuerunt ei beatissimi apostolorum principes Petrus et Paulus  », VOm et VOH, chap. 4, p.  211. «  […] videt in visione noctis Ecclesiæ principes Petrum et Paulum […]  », Nalgod, Vita Odonis reformata, chap. 4, col. 87 A. 83. VO1, I 3, col. 45 B. 84. Ibid., I 11, col. 47 D. 85. R. Le Jan, « Remises d’armes », p. 173. 86. Ead., « Apprentissages militaires », p. 222-223.

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dans la Vita Odonis87. Les travaux précurseurs de K. F. Werner, suivis par ceux de C. Settipani ont montré que cet homme était un excellent représentant de la ­montée en ­puissance de certaines familles de vassaux, qui avaient peu à peu acquis des titres vicomtaux et comtaux entre la fin du ixe  siècle et la première moitié du xe siècle88. Foulque le Roux apparaît ainsi entre 886 et 890 en tant que vassal des Robertiens, il prend le titre vicomtal d’Angers en 898, puis devient vicomte de Tours entre 900 et 905. Alors qu’en 907 ce dernier titre est attribué à Thibaut le Vieux († vers 940-943), le père de Thibaud le Tricheur († vers 975), Foulque acquiert le comté de Nantes de 907/908 à 919 grâce aux Robertiens, tout en restant vicomte d’Angers, puis comte de cette cité, peut-être une première fois en 929, et définitivement après 941. K. F. Werner a montré que ­l’ascension de Foulque n’avait pas eu lieu au moment où Hugues l’Abbé était maître de la Neustrie, mais lorsque le robertien Eudes était revenu au pouvoir dans cette région en 886/887 : plus précisément, la carrière vicomtale du “Roux” est intimement liée à l’influence du fils d’Eudes, Robert89. Foulque apparaît donc comme un homme très bien inséré, en tant que vassal, dans l’entourage robertien, dont l’autorité et le prestige se cristallisent autour de l’abbaye martinienne, justement à partir de l’année 886. Bien que la chronologie donnée par la Vita Odonis soit approximative, elle indique qu’Odon est devenu chanoine à 19 ans, soit un peu avant le tournant du siècle, et que trois ans auparavant il était encore auprès de Guillaume d’Aquitaine, c’est-à-dire aux alentours de 894-895. Le jeune garçon a donc été confié à Foulque nécessairement à un moment où ce dernier ne jouissait pas encore du titre vicomtal. Dans ces circonstances, pourquoi Abbon a-t-il laissé son fils à Foulque le Roux pour qu’il l’éduque ? K. F. Werner a souligné les origines et surtout les alliances presti­gieuses des futurs comtes d’Anjou. De son côté, M.  Chaume a émis l’hypothèse d’une parenté entre Foulque et Abbon, qui repose toujours sur la conjecture de l’appartenance d’Odon et de son père à la famille d’Hardouin, qui reste incertaine90. Ce dernier facteur d’explication n’est en outre pas entièrement satisfaisant, car il est coupé du contexte tourangeau de la fin des années 880. L’abbaye martinienne constitue en effet le seul point commun entre toutes les personnes qui ont pu jouer un rôle dans l’éducation d’Odon par Foulque le Roux. C’est probablement là qu’Abbon a été formé comme juriste entre 850 au plus tôt et 870 au plus tard. C’est également à Saint-Martin que Guy [Wido], l’un des fils de Foulque, est chanoine, avant de devenir évêque de Soissons en 93791. C’est enfin dans ce lieu que vient s’ancrer définitivement le pouvoir robertien, 87. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 188-189. 88. K. F. Werner, Enquêtes, p. 37-67. Id., « Les premiers Robertiens », p. 37-42. C. Settipani, « Les comtes d’Anjou », p. 211-267. 89. K. F. Werner, « Les premiers Robertiens », p. 61, n. 156. 90. M. Chaume, « En marge » (1940), p. 35-37. 91. Sur ce Guy, chanoine de Saint-Martin et parent de Foulque le Roux, C.  Settipani, « Les comtes d’Anjou », p. 220-225.



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fortifié par le prestige de l’abbaye et de son saint tutélaire, à partir de 886, année où Foulque le Roux commence son ascension, ainsi que le montrent ses souscriptions des actes d’Eudes et surtout de Robert. Un autre événement a pu également influencer la décision d’Abbon : l’élection d’Eudes comme roi des Francs en 888. Faire intégrer à son fils la suite de l’un de ses vassaux influents dans la région tourangelle, de surcroît membre de l’assemblée qui avait élu le nouveau rex, a pu lui sembler un gage de grande carrière92. Il existe donc un nœud chronologique important en Neustrie autour de ces années 886-888, au cours desquelles l’abbaye martinienne devient le centre du pouvoir symbolique et politique des Robertiens, dépositaires d’une puissance et d’un prestige auxquels participent leurs vassaux, et donc aussi les nutriti de ces derniers. Jean de Salerne développe davantage l’introduction d’Odon dans la suite de Guillaume le Pieux. Il existait très probablement des liens amicaux entre Abbon et ce dernier, sans que l’on puisse déterminer pour autant à quand ils remontent93. Quelle que soit son origine, la proximité entre les deux hommes s’est probablement matérialisée par l’accueil d’Odon à la cour du duc d’Aquitaine. La Vita Odonis reste approximative sur la date d’arrivée du futur abbé de Cluny auprès de Guillaume. Dans le chapitre I 8, Jean de Salerne fait dire à Odon que sa formation laïque auprès du duc d’Aquitaine a débuté cum adolevissem, c’est-à-dire nécessairement avant ses 16 ans, âge auquel Odon serait tombé malade pour trois ans et serait revenu chez ses parents94. Même si l’auteur est extrêmement flou dans son appréhension des âges de la vie, le jeune homme devait avoir environ 14 ans, âge limite de ­l’adolescentia dans la plupart des textes médiévaux, ce qui correspond à la fourchette chronologique 892-893 à 894-895. Dans leurs travaux respectifs, M. Chaume et I. Cochelin ont suggéré qu’il existait un lien entre l’arrivée d’Odon à la cour de Guillaume et le serment de fidélité que ce dernier prête au roi Eudes en 893, alors qu’il avait refusé de le reconnaître après son élection en 88895. Il serait en effet peu probable qu’Abbon, membre de l’entourage des Robertiens, eût placé son fils chez le futur duc, meneur de la sédition ouverte de l’Aquitaine contre le roi Eudes depuis 891. Les travaux de J.-P. Brunterc’h sur l’Aquitaine ont d’ailleurs montré, qu’après 893, Eudes avait « contribué à l’élargissement du pouvoir de Guillaume », notamment par la cession au futur duc de l’abbaye de Saint-Julien de Brioude, en mars 894 au plus tard96. Ce rapprochement entre le Robertien et le Guilhemide se serait ainsi accompagné de l’envoi de jeunes nobles à leur cour respective. La date de 893 marque donc le terminus a quo de l’entrée 92. Sur la participation de Foulque à l’élection d’Eudes, L. Theis, L’Héritage des Charles, p. 126-127. 93. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 59. 94. Sur la formation laïque pendant l’adolescence, VO1, I 8, col. 47 A. Sur la maladie d’Odon l’année de ses seize ans, Ibid., I 9, col. 47 D. 95. Sur l’hypothèse, M. Chaume, « En marge », (1940), p. 43-44 ; I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 187. Sur le serment tardif de Guillaume d’Aquitaine à Eudes, O. Guillot, « Formes, fondements et limites », p. 64-66. 96. J.-P. Brunterc’h, « Naissance et affirmation des principautés », p. 79-84.

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d’Odon dans la suite de son second nutritor, une expérience qui aurait duré environ deux ans. Quels sont les avantages relationnels que le jeune homme a pu tirer de son entrée dans la maison de Guillaume ? C’est d’abord à cette époque, en 898 au plus tard mais plus vraisemblablement en 890, que le duc d’Aquitaine épouse Ingilberge [Ingilberga], la fille de Boson de Provence (†  879)97. Dès 890, Guillaume, en tant que comte du Lyonnais, avait d’ailleurs favorisé l’élection royale de Louis ­l’Aveugle († 928), le fils du même Boson. Cela signifie que, dans les années 893-898, lors du rapprochement entre Guilhemides et Bosonides, Odon faisait partie de la suite de Guillaume d’Aquitaine. C’est par ailleurs exactement à la même époque qu’Ava, la sœur du duc d’Aquitaine, échange avec lui sa villa de Cluny, selon un acte conservé en original que M. Chaume date de 89398. L’entrée d’Odon dans la familiarité de Guillaume est donc concomitante à l’accroissement de l’influence de ce dernier et à l’essor de sa puissance, notamment grâce à son acquisition de Saint-Julien de Brioude. Le temps passé en sa compagnie a probablement permis au futur abbé de Cluny de faire la connaissance de personnalités influentes, grâce au creuset aulique guilhemide, mais surtout d’établir des relations très étroites avec le duc, comme précédemment avec Foulque le Roux. *   * * La Vita Odonis suggère que l’apprentissage laïque d’Odon a eu lieu essentiellement à la cour de Guillaume. Le jeune homme l’avait toutefois vraisemblablement commencé dès son passage dans l’entourage de Foulque le Roux, dans la mesure où les jeunes garçons étaient formés très tôt, peut-être même à partir de quatre ans99. Selon Jean de Salerne, cet apprentissage a consisté avant tout en une éducation classique dans le maniement des armes et la pratique de la chasse, comme pour Géraud, bien qu’elle semble davantage tournée vers les activités temporelles dans le cas d’Odon100. Cette dimension totalement séculière de ­l’apprentissage à la cour de Guillaume rejoint les remarques d’I. Cochelin sur le fait que le duc, dans les propos d’Odon, symbolise presque toujours le monde corrupteur. La période de formation laïque est d’ailleurs présentée comme une expérience traumatisante dans les deux Vitæ. Leurs auteurs insistent sur le fait qu’elle s’est soldée par une fatigue et une tristesse intenses, doublées de terribles cauchemars, pour Odon, et de l’apparition de

97. Sur la date de ce mariage, B. H. Rosenwein, « La question », p. 4 ; F. Mazel, « La Provence entre deux horizons » (sous presse). 98. No 2, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 26-29. Pour la date de ce document : M. Chaume, « Observations sur la chronologie  » (1941), p.  16-17.  Cette coïncidence chronologique avait été remarquée par le même historien, Id., « En marge » (1940), p. 44. 99. R. Le Jan, « Apprentissages militaires », p. 218-219. 100. VO1, I 8, col. 47 A-B et VG4, I 4, col. 645 A. Les deux aspects, apprentissage des armes et chasse, sont classiques dans la formation aristocratique, R. Le Jan, « Apprentissages militaires », p. 215-218.



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pustules chez Géraud qui l’oblige à ne plus se consacrer qu’à sa formation dans les lettres101. J. L. Nelson a analysé le motif littéraire de ces maladies comme le témoignage d’une crise personnelle qui traduit une certaine anxiété due à un changement de «  carrière  », c’est-à-dire à une confrontation de deux modèles de masculinité contradictoires102. Odon semble en effet avoir d’abord été destiné à devenir clerc. Son père s’est ensuite ravisé et l’a envoyé mener une existence laïque aux cours de Foulque et de Guillaume. De son côté, Géraud avait commencé son apprentissage guerrier, puis sa maladie l’a forcé à envisager une carrière ecclésiastique. Ces analyses rejoignent un article récent de B. H. Rosenwein sur les manifestations du “moi” au haut Moyen Âge. Selon cette historienne, la conscience de soi, en tant qu’individu, était particulièrement présente aux moments d’émotion intense, c’est-à-dire lors du passage d’un rôle à un autre, qui supposait l’identification à un modèle103. Dans le cas d’Odon ou dans celui de Géraud, qui est partiellement autobiographique, la “crise existentielle” – bien qu’elle apparaisse, conformément au modèle d’Augustin, sous la forme d’une maladie envoyée par Dieu, c’est-à-dire de l’extérieur – est concomitante d’une période charnière, qui est celle du choix de vie. Ainsi que le raconte Jean de Salerne dans le chapitre I 10, un coup d’arrêt est cependant donné à la formation guerrière d’Odon par un incident advenu dans sa seizième année, alors qu’il assistait avec son père aux veillées de Noël, probablement à Saint-Martin de Tours. Après avoir adressé une prière à la Vierge en lui demandant son intercession, Odon se précipite au milieu du chœur des chanoines pour chanter avec eux. Il est cependant saisi immédiatement d’une douleur violente à la tête, qui dure trois ans et qui l’oblige à quitter la cour guilhemide pour revenir chez ses parents. Il prend alors connaissance du vœu que son père avait fait à saint Martin lorsqu’il était enfant et comprend que l’unique remède à sa maladie est l’entrée dans la communauté canoniale martinienne. C’est ainsi qu’Odon a résumé lui-même sa vocation ecclésiastique à son disciple. Bien qu’il soit difficile d’en déduire ce qui est véritablement arrivé au Odon “historique”, la Vita Odonis laisse filtrer, ou plutôt met en scène, un sentiment d’angoisse du saint face au monde laïque, une conviction que la vie dans le siècle porte au mal.

B. L’expérience canoniale à Tours J.-P.  Brunterc’h a souligné que l’apparition d’Abbon dans les actes de la ­pratique en 897/898 était concomitante de l’entrée de son fils dans la commu101. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 202-206. Pour les maladies d’Odon et de Géraud : VO1, I 8, col. 47 B, VG4, I 4, col. 645 A-B. 102. J. L. Nelson, « Monks, Secular Men and Masculinity », p. 130-132. 103. B. H. Rosenwein, « Y avait-il un “moi” », p. 43 et 48-49.

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nauté canoniale de Saint-Martin de Tours, avec le soutien de Foulque le Roux, selon les informations de la Vita Odonis104. L’année 898 correspond également à la ­première attestation du titre vicomtal de Foulque dans la charte de donation du vicomte Ardré in articulo mortis, où il se trouve en deuxième position parmi les témoins, acte d’ailleurs souscrit par Abbon105. Les années 897/898 apparaissent donc comme un moment où le pouvoir de Foulque s’affirme en Neustrie, conséquence probable d’un resserrement de ses liens avec les Robertiens. Ce rapprochement a vraisemblablement trouvé une expression partielle dans l’entrée de l’ancien nutritus dans la communauté canoniale, sous l’égide de son premier nutritor.

Le temps du canonicat : entrée et formation Dans le chapitre I 11 de sa Vita, Jean de Salerne s’attarde sur la cérémonie qui marque le début de la vie canoniale d’Odon. Sharon Farmer a mené une étude du rituel d’entrée dans la communauté de Saint-Martin, à partir des Consuetudines ecclesiæ beati Martini. Bien qu’écrites entre 1226 et 1237, ces dernières permettent de comprendre un certain nombre d’éléments évoqués dans la Vita Odonis qui ont pu persister de la fin du ixe siècle au début du xiiie siècle, malgré les réformes successives du chapitre canonial de Tours106. La modalité d’intégration de l’impétrant dans la communauté constitue un premier élément important. Le futur chanoine devait en effet faire preuve de sa capacité à assumer sa nouvelle fonction, en chantant les répons de tout l’office du jour. Dans la Vita Odonis, ce thème n’apparaît pas lors du récit de l’entrée d’Odon dans la communauté canoniale, mais un peu avant, lorsque le saint, encore laïque, assiste à la messe de Noël et se précipite au milieu des chanoines pour psalmodier avec eux107. Comme nous l’avons souligné, cette audace du jeune homme se solde immédiatement par une douleur intense à la tête, comme s’il était puni pour avoir tenté de s’intégrer à la communauté martinienne, sans en saisir toutes les implications. La présence implicite de ce rite de passage liturgique dans la Vita Odonis a probablement pour but de montrer l’importance de cet événement dans le processus de conversion d’Odon à la vie canoniale, puisqu’il tente de s’y conformer avant l’heure. Parmi les éléments les plus marquants de la cérémonie, Jean évoque également la tonsure dans le chapitre I 8, qu’il considère comme le symbole de l’entrée dans la vie canoniale108. Il s’agissait en effet à Saint-Martin d’une étape importante dans l’intégration d’un nouveau membre à la communauté 104. J.-P. Brunterc’h, « Un monde », p. 417. 105. Pièce justificative no II, dans Chroniques des comtes d’Anjou, p. XCII-XCIII. 106. Sur la date de rédaction des Consuetudines ecclesiæ beati Martini, H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 313. Sur l’analyse de la cérémonie d’entrée dans la vie canoniale à Saint-Martin de Tours, S. Farmer, Communities of Saint Martin, p. 211-221. 107. VO1, I 9, col. 47 C. 108. Ibid., I 9, col. 48 A.



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qui créait des relations horizontales entre les chanoines et l’impétrant, puisque chacun lui coupait une mèche de cheveu. D’après Jean de Salerne, qui tient probablement ses informations de son ­maître, de nombreux « grands » (turba magnatorum) ont assisté à la cérémonie ­d’entrée d’Odon dans la communauté canoniale, qui s’est déroulée « en grande pompe » (quanto cum apparatu)109. Il s’agit certes pour l’hagiographe d’exalter le prestige social d’Odon, mais l’on peut sans doute accorder foi à ces assertions, étant ­donnée l’insertion de son père dans l’aristocratie gravitant autour de l’abbaye. À cette occasion, le saint reçoit de son ancien nutritor, Foulque, une cella près de l’église de Saint-Martin et une prébende canoniale qui doit pourvoir à ses besoins quotidiens110. Dès 903, les actes de la pratique attestent en effet l’attribution d’une prébende individuelle et d’une maison personnelle à chaque chanoine, deux traits qui reflètent l’évolution de la communauté martinienne aux ixe-xe siècles111. H. Noizet a ainsi montré que certains chanoines avaient ­tendance à considérer les revenus canoniaux comme une rente qu’ils transmettaient à leurs parents, selon une logique patrimoniale112. Est-ce ce qui s’est passé dans le cas d’Odon ? Nous avons vu qu’en 915, un certain Guy, parent du futur comte d’Angers, faisait partie de la communauté de Saint-Martin113. Le fait qu’il y ait un membre de la famille de Foulque parmi les chanoines martiniens laisse penser que ce dernier y exerçait une certaine influence, qui passait peut-être par le contrôle et la concession à ses familiers de revenus canoniaux. Sans pour autant postuler une parenté charnelle entre le futur comte d’Angers et Odon, l’octroi d’une prébende au jeune homme atteste l’étroitesse des liens entre Abbon et Foulque à cette époque. *   * * Jean explique que c’est dans la communauté martinienne qu’Odon a ­commencé à lire de nombreux livres, mais aussi à écrire. L’insistance de l’hagiographe sur le goût de son maître pour l’étude relève peut-être d’un topos caractéristique des Vitæ du xe siècle, qui perçoivent la culture comme un moyen d’accès à la ­sainteté114. Odon parcourt d’abord les écrits de Priscien, tout en rejetant la poésie antique, symbolisée par Virgile (I 12). Il s’attelle ensuite aux commentaires des Pères de l’Église sur le texte biblique (I 13) et finit par découvrir, au fil de ses lectures, la règle de saint Benoît (I 15). L’allusion à Priscien et à la poésie latine laisse penser qu’Odon a reçu en ­premier lieu un enseignement grammatical de base, dans les règles de ­l’enseignement

109. Ibid., I 11, col. 48 D. 110. Ibid., I 11, col. 48 D. 111. S. Farmer, Communities of Saint Martin, p. 191. 112. H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 81-84. 113. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 66, n. 91. 114. I Deug-Su, « Note sull’agiographica », p. 146-147.

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s­ colaire du haut Moyen Âge, fondé sur le trivium115. Il a dû ­travailler sur ­l’Institutio ­grammatica de cet auteur, une sorte d’encyclopédie des formes latines utilisées, qui sont illustrées par de nombreux exemples tirés d’auteurs latins ­classiques. Le goût puis le rejet des textes païens dans le même chapitre s’inscrivent d’ailleurs dans la suite logique de la lecture de Priscien  par Odon : après s’être attelé à ­l’œuvre du grammairien et y avoir découvert des extraits de Virgile, il est ­possible qu’il ait eu envie de parcourir les ouvrages de ce dernier. La lecture des commentaires bibliques des Pères, pour sa part, était permise par la richesse de la bibliothèque de Saint-Martin et l’intense activité de son scriptorium à l’époque carolingienne, notamment dans la confection de bibles116. Odon y a probablement été formé par l’écolâtre de Tours qui jouissait d’un statut spécifique et d’un certain prestige parmi les chanoines de Saint-Martin, au point qu’il disposait d’une dotation spécifique, au moins depuis la moitié du ixe siècle117. Odon n’a cependant pas reçu seulement une instruction grammaticale et ­théologique à Saint-Martin. Les travaux de J.-P.  Brunterc’h ont en effet montré l’importance de la formation juridique dispensée par l’établissement canonial depuis le ixe siècle, tant du point de vue du contenu des savoirs (droit romain sous une forme abrégée) que de celui des formulaires diplomatiques118. L’enseignement du trivium et celui du droit y étaient étroitement imbriqués, car ce dernier faisait traditionnellement partie de la rhétorique. De nombreux legis doctores, assez bons connaisseurs du droit romain, étaient ainsi formés dans le sillage de l’abbaye. Au moins à partir de 892, c’était en outre à l’écolâtre qu’incombait la rédaction des actes, selon des normes précises qui permettaient leur validation. Dans la seconde moitié du ixe siècle, il existait donc à Tours un enseignement juridique qui venait se mêler à celui des lettres. Les éditeurs les plus récents des bulles pontificales ou des diplômes royaux ont souligné à plusieurs reprises que les actes dont Odon était le destinataire ­contenaient parfois des extraits de droit romain. Le dossier le plus significatif de ce point de vue est sans conteste celui de l’affaire qui oppose les moines de Déols, sous l’autorité d’Odon, et l’archevêque de Bourges, Géronce [Gerontius] († 948), en 936-942. Ce conflit est connu grâce à un privilège de Léon VII († 939), une bulle d’Étienne VIII († 942) et un diplôme de Louis IV d’Outremer († 954)119. Ces trois documents, dont le dispositif a très probablement été rédigé par Odon, s’appuient sur un même passage de la loi romaine – un extrait du bréviaire ­d’Alaric – 115. VO1, I 12, col. 49 A. Sur l’enseignement scolaire au haut Moyen Âge, P. Riché, Écoles et enseignement, p. 246-266. 116. VO1, I 13, col. 49 A-B. Sur la richesse de la bibliothèque martinienne et sur l’activité intense de son scriptorium, cf. les travaux cités par H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 75-76, notamment n. 31. 117. Sur l’écolâtre de Saint-Martin, Ibid., p. 75-77. 118. J.-P. Brunterc’h, « Un monde », p. 421-427. 119. Sur ce conflit, cf. infra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 284-288.



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et la citent explicitement, pour défendre le bien concerné contre les revendications épiscopales120. Ces privilèges affirment tous la force de la loi romaine et l’un d’eux souligne en outre le caractère légal (legaliter) de la donation faite aux moines. S. Barret a également remarqué la présence de références du même type à la lex romana dans plusieurs actes de Cluny du xe siècle, un usage qu’il met en rapport avec l’influence d’Odon121. Certains historiens ont par ailleurs souligné que cette connaissance qu’a Odon du vocabulaire juridique se répercutait dans ses écrits hagiographiques. La ­formule jure testamentario, qui se trouve à deux reprises dans la Vita Geraldi, est en effet caractéristique d’une procédure de droit romain122. De la même manière, le fait que Géraud n’affranchisse que cent servi à sa mort est justifié par le respect de la loi romaine, une allusion à la Lex Fulfia Canania qui était conservée dans le recueil juridique de la Lex romana Wisigothorum123. Cet intérêt pour le droit romain a peut-être également conduit Odon à faire copier des recueils juridiques lorsqu’il était abbé. Le manuscrit Paris, BnF n.a.l. 1631, qui contient le Bréviaire d’Alaric, a été entrepris au xe siècle au monastère de Fleury124. Or, ainsi que nous le verrons plus loin, les noms de certains copistes de ce codex sont des moines actifs sous l’abbatiat d’Odon à Saint-Benoît-sur-Loire125. Les historiens qui se sont intéressés aux références au droit romain dans la Vita Geraldi ou dans les actes de la pratique préparés par Odon les ont expliquées par l’influence d’Abbon sur son fils126. L’activité juridique du scriptorium et de l’écolâtre de Tours invite toutefois à émettre l’hypothèse d’une formation directe du futur abbé de Cluny dans le droit romain. Les travaux d’H. Atsma et de J. Vezin ont bien mis en évidence la dette que pouvaient avoir envers Tours les monastères dirigés par Odon, et au premier chef Cluny, sur le plan diplomatique. Certains actes originaux de l’abbaye bourguignonne, notamment l’acte de fondation, trahissent en effet une grande ressem120. Cette référence au droit romain, analysée comme une influence d’Odon, a été soulignée par plusieurs travaux : J. Wollasch, « Königtum, Adel und Klöster », p. 103-104. J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 25-26. Pour les différents privilèges : no 82, Papst., p. 139, l. 17-20 ; no 95, Papst., p. 168, l. 18-20 ; no XX, Recueil des actes de Louis IV, p. 50-51. Pour l’extrait du bréviaire d’Alaric, Benedictus Diaconus, Collectio capitularium, L. III, capitularius 362, col. 843 D. 121. S. Barret, « Éléments d’institutionnalité », p. 598, n. 209. 122. A. R. Lewis, « Count Gerald of Aurillac », p. 45. Sur les passages cités de la Vita Geraldi : VG4, I 9, col. 648 D ; Ibid., II 2, col. 670 C. 123. Sur le passage de la Vita Geraldi : Ibid., III 4, col.  692 A. Sur l’identification de la loi citée par Géraud : J. Flach, « Le droit romain », p. 397 ; J. Schneider, « Aspect de la société dans l’Aquitaine carolingienne », p. 15. 124. Pour les renseignements sur ce manuscrit, cf. la notice no 67, L. Delisle, Bibliothèque nationale, p. 108-110 ; notice BF1276, M. Mostert, The Library of Fleury, p. 246-247. 125. Cf. infra, p. 315-316. 126. Pour les historiens qui ont expliqué la connaissance juridique d’Odon par l’influence d’Abbon : J.  Schneider, « Aspect de la société dans l’Aquitaine carolingienne  », p.  109. C.  LauransonRosaz, L’Auvergne et ses marges, p. 211-215. S. Barret, « Éléments d’institutionnalité », p. 598, n. 209.

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blance paléographique avec les chartes de l’archevêque de Tours, Théotolon († en 945), anciennement chanoine de l’abbaye martinienne et formé en même temps qu’Odon au scriptorium canonial127. Ces paramètres paléographiques renforcent ­l’hypothèse qu’Odon a mis à profit sa probable formation juridique à Saint-Martin, à la fois sur le plan formel et sur le plan des références au droit romain. Le contexte martinien a ainsi joué un rôle décisif dans la formation d’Odon, peut-être aussi en tant que foyer de réflexion sur les catégories juridiques permettant la protection des établissements religieux. C’est en effet au cours du ixe siècle, plus exactement à partir du diplôme de Louis le Pieux de 816, que le monastère de Saint-Martin s’est vu concéder puis confirmer l’immunité par l’autorité royale. Ce privilège consistait essentiellement en une exemption de toute taxe judiciaire, s’étendant à l’ensemble des villæ de l’abbaye. Au début du xe siècle, la conception de l’immunité change toutefois dans de nombreux monastères et s’applique à des espaces plus restreints sur le plan géographique et souvent fortifiés, qui sont soustraits aux lois pénales ordinaires. Selon H. Noizet, c’est à partir de 906 que les chanoines de Saint-Martin ont commencé à rassembler des fonds pour construire une enceinte, qui ne délimite un espace protégé par une immunité royale restreinte qu’autour de 918-919128. C’est donc sans doute pendant les années où Odon était membre de la communauté canoniale tourangelle que cette dernière a commencé à définir un type d’immunité différent de celui dont elle jouissait au ixe siècle, afin de soustraire les biens des chanoines à l’emprise séculière.

Odon, les chanoines de Tours et Théotolon Plusieurs études ont affirmé qu’Odon avait été écolâtre et parfois même ­premier chantre (præcentor) à Saint-Martin de Tours129. La Vita Odonis de Jean de Salerne ne dit cependant rien à ce sujet. De leur côté, les actes san-martiniens attestent que la fonction d’écolâtre est assurée en continu de 900, au plus tard, à 915, au moins, par Archanald [Archanaldus]130. Parallèlement, un certain Berlaïc [Berlaicus] est ­premier chantre de 895, au moins, à 907. Il semble être remplacé par Théotolon avant 909, puis par Yves [Yvo] avant 914131. Les chartes de Saint-Martin ne signalent donc jamais Odon comme titulaire de l’une de ces deux fonctions prestigieuses. 127. H. Atsma, J. Vezin, « Cluny et Tours », p. 123-125. 128. H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 97-101 pour l’ensemble du paragraphe. 129. Cf. par exemple, M. Pacaut, L’Ordre de Cluny, p. 84. 130. Acte de 900 : Appendice I, no 43, Recueil des actes de Robert, p. 172. Acte de 907 : Pièce justificative II, P. Gasnault, « Les actes privés », p. 63. Acte de 914 : Appendice I, no 48 A, Recueil des actes de Robert, p. 199. Un autre acte de 914 : Pièce justificative no XIII, dans É. Mabille, « Les invasions normandes », p. 455. Acte de 915 : Pièce justificative XIV, Ibid., p. 458. 131. Actes où Berlaïc est præcentor : acte de 900 (Appendice I, no 43, Recueil des actes de Robert, p. 171) ; acte de 907 (Pièce justificative II, P. Gasnault, « Les actes privés », p. 63). Acte où Théotolon est præcentor : Pièce justificative no IV, dans Chroniques des comtes d’Anjou, p. XCVI-XCVIII. Actes où Yves est præcentor : actes de 914 (Appendice I, no 48 A, Recueil des actes de Robert, p. 199, et



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Pour trouver l’origine de ces informations, il faut se tourner vers des sources relativement tardives, c’est-à-dire plusieurs chroniques d’origine angevine ou tourangelle. La qualité de maître d’école d’Odon, mais aussi de premier chantre, apparaît dans la quatrième version des Chroniques des comtes d’Anjou, écrite par Jean, un moine de Marmoutier, entre 1164 et 1173, un texte dont la tradition manuscrite est extrêmement complexe et qui s’organise en notices successives qui exaltent les premiers comtes d’Anjou132. C’est dans la partie consacrée à Foulque le Bon († vers 960), fils de Foulque le Roux, que Jean de Marmoutier a inséré des renseignements sur Odon, en reprenant des informations de la Vita Odonis de Jean de Salerne, mais en ajoutant également les données relatives aux fonctions prestigieuses qu’il aurait remplies à Saint-Martin133. Le même Jean de Marmoutier réaffirme d’ailleurs qu’Odon a été præcentor à Tours dans un autre ouvrage, le De commendatione Turonicæ provinciæ, probablement écrit entre 1208 et 1209134. Cette idée se diffuse ensuite dans les chroniques tourangelles, notamment dans la Chronicon turonense magnum, rédigée au début du xiiie siècle135. La fonction d’écolâtre qu’Odon aurait remplie à Saint-Martin de Tours, attestée seulement à partir de la Chronique des comtes d’Anjou, est probablement due à une compréhension erronée du texte de Jean de Salerne, qui explique qu’à son arrivée à l’abbaye de Baume, le nouveau moine s’était vu confier l’école de ­l’établissement parce qu’il était « un homme instruit » (vir scholasticus)136. Or, à l’époque de la rédaction de la chronique, scholasticus, considéré comme un ­substantif et non comme un adjectif, désignait effectivement le maître d’école. Quant à sa supposée fonction de premier chantre, qui a eu beaucoup de succès dans les chroniques tourangelles, elle ne peut émaner de la Vita Odonis de Jean, car cette dernière n’évoque que très rapidement sa formation en musique auprès de Remi d’Auxerre137. Peut-être s’agit-il d’une interpolation de la chronique de Sigebert de Gembloux, écrite entre 1082 et 1111, qui est la première à avoir souligné la valeur de musicien de l’abbé de Cluny138. L’insistance sur les ­qualités,

Pièce justificative no XIII, É. Mabille, « Les invasions normandes », p. 455) ; acte de 920 (Pièce justificative no XV, Ibid., p. 460). Sur la fonction monastique de præcentor, P. Thomas, « Le chant et les chantres », p. 407-447. 132. Sur l’auteur de la quatrième version de ces chroniques : Chronique des comtes d’Anjou et seigneurs d’Amboise, p. XXXIX-XLVI. Le texte de la Chronica de gestis consulum andegavorum s’y trouve p. 25-73. 133. Sur l’ajout de Jean de Marmoutier au sujet d’Odon, « Qui [Odo] enim postmodum magister scole et precentor ejusdem ecclesie, eodem consule adminiculante constitutus est », Chroniques des comtes d’Anjou, p. 35, n. a. 134. Jean de Marmoutier, De commendatione Turonicæ provinciæ, p. 300-301. 135. Chronicon turonense magnum, p. 106. 136. VO1, I 23, col. 54 B. 137. « Deinde apud Parisium dialectica musicaque a Remigio doctissimo viro est instructus […] », VO1, I 3, col. 45 B. 138. « Odo musicus », Sigebert de Gembloux, Chronica, p. 344.

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voire sur les fonctions canoniales exercées par Odon en tant que musicien, est d’ailleurs contemporaine de la diffusion de traités musicaux sous son nom139. Le caractère tardif et la dimension d’interpolation de ces sources ne permettent pas d’y accorder foi. Les informations de ces chroniques sont d’ailleurs d’autant plus suspectes qu’aux xiie-xiiie  siècles, de nombreux textes tourangeaux valorisent Odon en en faisant un saint local, mais aussi un auteur important auquel est faussement attribué un texte fondamental pour le prestige de Tours  à cette époque : la Narratio in reversione beati Martini a Burgundia140. Odon n’a donc vraisemblablement exercé aucune fonction spécifique à Saint-Martin de Tours et y est demeuré un simple chanoine, réputé cependant pour son savoir auprès de ses coreligionnaires. *   * * La Vita Odonis permet d’entrevoir les relations qu’Odon a pu entretenir avec les chanoines de Tours, probablement à partir d’informations directement données par le maître à son hagiographe. Ce dernier ne décrit jamais Odon dans le cadre communautaire, sauf à l’occasion de deux conflits avec d’autres chanoines : il insiste plutôt sur sa dévotion et sa mortification solitaire ou sur les conseils qu’il prodigue à l’aristocratie laïque. Ce silence sur la participation d’Odon aux activités collectives san-martiniennes peut s’expliquer de plusieurs manières. L’hagiographe s’est probablement avant tout intéressé aux événements qui ont conduit Odon à devenir moine, c’est-à-dire aux étapes de son parcours spirituel, qui sont – par essence – individuelles. Il est par ailleurs possible qu’il ait cherché à montrer le comportement déjà cénobitique de son maître, notamment dans sa pratique de la mortification et de la prière141. Les travaux d’H. Noizet laissent en outre supposer que le silence de Jean correspond peut-être aussi à une réalité ­historique tourangelle : le caractère extrêmement minimal de la vie ­communautaire martinienne à l’époque tardo-carolingienne142. Jean de Salerne souligne tout d’abord qu’Odon avait la réputation d’un homme versé dans les lettres auprès des autres chanoines. Lorsqu’il évoque le passé canonial de son maître, l’hagiographe le décrit en effet plusieurs fois comme un lecteur assidu de différents ouvrages. Outre la découverte des œuvres de Priscien, de 139. Sur la critique d’authenticité des traités de musique faussement attribués à Odon, P. Thomas, « Saint Odon de Cluny », p. 171-172 ; M. Huglo, « L’auteur du “Dialogue sur la musique” », p. 119-120. 140. Sur la critique d’authenticité de la Narratio in reversione beati Martini a Burgundia, C. Moulinet des Tuileries, «  Dissertation où l’on fait voir que l’histoire de la translation  », p.  191-226 ; A. Salmon, Supplément aux chroniques de Touraine, p. XIX-XXVII ; É. Mabille, « Les invasions normandes », p. 158-162 ; P. Gasnault, « La Narratio in reversione », p. 157-174. 141. Selon P.  Henriet, la prière solitaire est en effet «  constitutive de la vie monastique  » dans la Vita Odonis, P. Henriet, La Parole et la Prière, p. 58-60. 142. H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 41-44. Sur les modes de vie canoniaux, J. Semmler, « Die Kanoniker », p. 61-109.



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Virgile (I 12) et des Pères (I 13), Odon aurait partagé son activité à Saint-Martin entre lecture et prière (I 11) et parcouru de nombreux livres, y compris la règle bénédictine (I 15)143. Le goût d’Odon pour l’étude à Saint-Martin est cependant présenté comme une source de conflits avec les autres chanoines. Dès le début de son apprentissage, la plupart de ses compagnons voient en effet d’un mauvais œil sa soif de connaissance : Et cependant, presque tous les chanoines commencèrent à se mettre en colère contre lui en aboyant avec rage : “Que veux-tu faire ?”, demandèrent-ils. “Pourquoi cherches-tu à t’approprier un ouvrage qui t’est devenu étranger ? Tu as perdu cet ouvrage de prix avec la fleur de ta jeunesse. Épargne-toi, et après avoir abandonné ces choses inextricablement liées aux lettres, pars chanter les psaumes”144.

Les rapports du saint avec les autres chanoines semblent avoir été tendus, ce qui transparaît ici sous le prétexte de son goût pour les lettres. Reprenant ­probablement les propos de son maître, Jean dépeint la majorité des membres de la communauté canoniale comme des êtres verbalement violents et sujets à la colère. La critique sous-jacente de l’hagiographe réside dans la paresse intellectuelle des chanoines, qui se contentent uniquement de leur devoir de psalmodie. Jean a probablement voulu souligner de cette manière le fait qu’Odon était déjà moine, par son comportement vis-à-vis de la connaissance. Un peu plus loin, les qualités intellectuelles d’Odon cristallisent à nouveau l’opposition de ses coreligionnaires, mais de manière différente. Après avoir refusé à certains chanoines, « qui l’appréciaient » (fratribus se diligentibus), de composer pour eux un abrégé des Moralia, ils s’insurgent contre ses réticences et se disputent tous les jours avec lui pour parvenir à leurs fins145. À l’inverse de ce qui s’était passé précédemment, c’est ici le gâchis des hautes qualités littéraires d’Odon qui provoque le conflit avec ses coreligionnaires. Ces deux passages indiquent qu’Odon a dû faire face à une opposition de certains membres de la communauté canoniale. Ces conflits se cristallisent autour de la question de l’étude des lettres dans la Vita Odonis, qui symbolise sans doute la dérive du saint vers un comportement plus cénobitique que canonial. Or, H. Noizet a montré que Saint-Martin était divisé entre deux courants au début du xe siècle, qui avaient une acception différente de leur fonction de clerc : certains avaient une conception patrimoniale de leur charge et de leurs revenus, tandis que d’autres défendaient un idéal plus monastique146. Odon se situait dans la seconde tendance, comme cela apparaît clairement dans le chapitre I 18, où Jean raconte que beaucoup de grands laïcs voulaient lui faire des dons qu’il avait l’habitude de refuser systématiquement. À une seule occasion, il avait été obligé d’accepter une somme

143. Sur le partage du temps d’Odon entre lecture et prière : VO1, I 11, col. 48 D-49 A. Sur la lecture de nombreux livres : Ibid., I 15, col. 50 C. 144. Ibid., I 13, col. 49 B. 145. Ibid., I 20, col. 52 A-B. 146. H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 81-84.

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d’argent que lui avait remise Foulque, mais l’avait distribuée aux pauvres147. Bien que relevant en partie de stéréotypes hagiographiques, ce genre de comportement a pu indisposer les chanoines qui concevaient leur fonction comme une rente. Les rares fois où Jean de Salerne évoque les chanoines de Saint-Martin, ceux-ci demeurent anonymes. Les chartes qui concernent l’abbaye martinienne ­permettent cependant de repérer certains hommes qui s’y trouvaient en même temps qu’Odon, notamment Théotolon, futur archevêque de Tours et réformateur du monastère de Saint-Julien, qu’il confie au deuxième abbé de Cluny. Les travaux de G.-M. Oury et de C. de Grandmaison sur ce personnage ont été synthétisés par H. Noizet148. Certains indices anthroponymiques laissent penser qu’il viendrait d’une grande famille carolingienne, mais il est difficile de cerner la raison pour laquelle il porte un nom grec. Il ne semble avoir eu qu’une sœur, Gersinde [Gersinda], qui participe à la restauration de Saint-Julien de Tours et fait peut-être également une donation à Marmoutier en 937. Ces historiens ont cependant parfois commis quelques erreurs dans leur chrono­ logie de la vie de Théotolon. Ce dernier apparaît en effet probablement dans la documentation de Saint-Martin de Tours dès le 13 septembre 900, dans un acte de l’abbé Robert que souscrivent un Tetolus diaconus et un Odo ­subdiaconus149. Alors qu’il est difficile d’identifier de manière certaine le sous-­diacre avec Odon – bien que l’hypothèse ne soit pas totalement à exclure –, il est ­pratiquement certain que ce diacre est bien Théotolon. Ce nom n’apparaît en effet jamais auparavant dans la documentation de Saint-Martin et y revient ensuite de manière récurrente. Si le Tetolo qui souscrit l’acte de 900 est bien Théotolon, il a dû entrer dans la communauté martinienne pratiquement en même temps qu’Odon. Comme le futur abbé de Cluny, il était sans doute attaché au scriptorium de Saint-Martin, dans la mesure où il apparaît comme le rédacteur d’un acte de février 907150. D’après cette charte, il a vraisemblablement été ordonné entre 900 et 907, puisqu’il s’y dit sacerdos, après avoir été diaconus. Deux ans plus tard, il est præcentor de Saint-Martin, puis doyen (decanus) à partir de 914, et fait toujours partie des premiers souscripteurs des actes de l’abbaye151. Théotolon est donc le véritable chef de la communauté de 914 à 147. VO1, I 18, col. 51 D-52 A. 148. G.-M. Oury, « L’archevêque Théotolon », p. 118-123. C. de Grandmaison, « Fragments de chartes », p. 379. H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 121-122. 149. Appendice I, no 43, Recueil des actes de Robert, p. 172. Ce Tetolo est le dix-neuvième souscripteur. 150. « Ego Teotolo præfati gregis sacerdos jussu fratrum dictavi et subscripsi », Pièce justificative II, P. Gasnault, « Les actes privés », p. 63. 151. Dans l’acte du 30 octobre 909, Theotolo, præcentor et levita, apparaît comme le premier fideijussor du doyen Gauzlin et souscrit l’acte en premier : Pièce justificative no IV, Chroniques des comtes ­d’Anjou, p.  XCVI-XCVIII. Pour les autres actes souscrits par Théotolon : le 31  mars 914, un Θηωθωλω souscrit en sixième position (Annexe 2 A, dans K. F. Werner, Enquêtes, p. 83) ; le 30 mai 914, Tetolo sacerdos et decanus souscrit en quatrième position (Appendice I, no 48 A, Recueil des actes de Robert, p. 199) ; le 31 décembre 914, Theotolo sacerdos et decanus souscrit en premier (Pièce justificative no XIII, É. Mabille, « Les invasions normandes », p. 455) ; le 1er juin 915, Theotolo decanus souscrit probablement en premier (No LXXXII et 122, La Pancarte noire, p. 108) ; le 3 novembre



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927 au moins : il assume la direction spirituelle du chapitre, ainsi que son administration temporelle152. Théotolon a ainsi connu une carrière canoniale fulgurante, puisqu’il est nommé très rapidement doyen de Saint-Martin. G.-M. Oury a expliqué cette promotion rapide en supposant une parenté entre Théotolon et les Robertiens, une hypothèse fondée sur le fait que le futur archevêque possédait des alleux dans une villa qui appartenait à cette famille153. La première apparition de Théotolon comme doyen en 914 est d’ailleurs exactement concomitante de l’association d’Hugues le Grand à l’abbatiat laïque de Saint-Martin par son père154. Cette coïncidence de dates laisse penser qu’il existait effectivement des liens étroits entre le futur archevêque de Tours et les Robertiens, plus exactement avec Hugues le Grand. Nous reviendrons ensuite sur Théotolon et sur ses relations ultérieures avec Odon155. Les deux hommes ont été chanoines ensemble à Saint-Martin et ­évoluaient très probablement en même temps dans le scriptorium de l’abbaye, puisque le premier y a été rédacteur d’un document diplomatique et que le second semble y avoir lu beaucoup d’ouvrages. Ils sont par ailleurs, l’un comme l’autre, très bien intégrés dans les sphères d’influence robertienne, ainsi que le montre la carrière fulgurante du futur archevêque de Tours. Jean de Salerne évoque enfin longuement les rapports cordiaux d’Odon avec les grands laïcs de la région tourangelle lorsqu’il était chanoine, en insistant sur la qualité des conseils moraux prodigués par son maître, qui lui valent une excellente réputation et lui attirent des donations156. Le statut canonial d’Odon lui a donc permis de tisser des liens avec des puissants qu’il ne connaissait pas et de conforter ses relations avec d’autres, comme son ancien nutritor, Foulque le Roux. Jean de Salerne évoque en effet une donation que ce dernier avait faite à Odon (I 18), et sa guérison par son ancien nutritus. Parce qu’il y a connu Théotolon et qu’il y a probablement étoffé ses liens avec les Robertiens et leurs vassaux, l’abbaye de Saint-Martin a donc vraisemblablement joué le rôle d’un catalyseur dans l’itinéraire biographique d’Odon. 915, Theotolo levita et decanus souscrit en premier (Pièce justificative no XIV, É. Mabille, « Les invasions normandes », p. 458) ; le 25 mars 920, Theotolo sacerdos et decanus souscrit en premier (Pièce justificative no XV, Ibid., p. 460) ; le 18 décembre 923, Tetelonus, decanus et sacerdos souscrit en deuxième (Instrumenta XL, GC XIV, col. 60 A-D) ; le 21 mai 926, Tetelonus decanus (No CXVI et 132, La Pancarte noire, p. 186) ; avril 927, Tetelonus, venerabilis canonicus et decanus souscrit en deuxième position (No I, C. de Grandmaison, « Fragments de chartes », p. 383). 152. Sur la fonction de doyen à Saint-Martin de Tours : H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 72-73. 153. G.-M. Oury, « L’archevêque Théotolon », p. 119. 154. Sur l’association d’Hugues le Grand à l’abbatiat laïque de Saint-Martin en 914, H. Noizet, Pratiques spatiales, p. 228-229. Cette association résulte sans doute du fait que Charles le Simple avait octroyé par anticipation à Hugues le Grand les honores de son père, cf. Ead., « L’ascension du lignage ­robertien », p. 22. 155. Cf. infra, nos chapitres « Conforter l’héritage de Bernon », p. 245-247 et « Abbé des régions ­gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 327-329 et 346-350. 156. Sur les conseils prodigués par Odon aux grands laïcs : VO1, I 17, col. 51 B. Sur les donations : Ibid., I 18, col. 51 D.

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Odon et saint Martin Le lien d’Odon à Martin a été étudié par B. H. Rosenwein qui a souligné l’impact du modèle martinien sur la forme de la Vita Odonis, mais également sur les traits de Géraud d’Aurillac. Selon elle, la figure de ce dernier résulte d’une adaptation du vieux paradigme de Martin, en tant que soldat, aux transformations sociales du xe siècle, dans le contexte de la montée en puissance des milites157. C’est plutôt le lien “affectif” qui unit le futur abbé de Cluny au saint tourangeau qui sera abordé ici, d’abord dans la Vita Odonis, puis dans les œuvres qu’Odon lui a consacrées. Comme nous l’avons souligné, Jean de Salerne voit l’origine du lien d’Odon à Martin dans le geste d’offrande d’Abbon, alors que le saint n’était qu’un nourrisson158. La Vita Odonis souligne à plusieurs reprises l’extrême dévotion d’Odon envers Martin, qui se caractérise par les prières particulières qu’il lui adresse ­quotidiennement, mais également par les nombreuses œuvres qu’il a composées en son honneur159. Le lien affectif qui unit les deux figures est d’ailleurs réciproque, puisque la célébration de la gloire de Martin par le futur abbé de Cluny répond à sa protection par le saint tourangeau. Odon est ainsi aidé directement par Martin alors qu’il rencontre des problèmes financiers à Cluny (II 2) ou lorsque le manuscrit de la Vie du saint, qu’il corrige à Saint-Paul-hors-les-Murs, est épargné miraculeusement par la pluie (II 22). La première manifestation de la protection de Martin est particulièrement remarquable. Elle se place à la suite des passages consacrés à l’éducation littéraire d’Odon lorsqu’il devient chanoine et s’inscrit immédiatement après la ­longue ­énumération des vertus du jeune homme. La protection du saint tourangeau intervient dans le cadre de la mise à l’épreuve du futur abbé de Cluny par le diable, alors que, comme toutes les nuits, il va prier au tombeau de Martin, un topos courant dans l’hagiographie du haut Moyen Âge160 : Mais l’ennemi des bons commença à lui causer de grandes frayeurs. Le fait est que des renards sortaient (egrediabantur) partout des bords de la route (ex lateribus viæ), qui l’observaient d’abord en le suivant à couvert (terga) et se jetaient ensuite devant lui (objiciebant) pour lui faire obstacle. Mais comme ils avaient vu qu’ils ne pouvaient pas faire dévier (declinare) cet homme brûlant d’amour de la voie droite qu’il avait choisie (a recto et proposito itinere), jappant et se précipitant sur lui, la gueule béante, ils menaçaient de l’égorger. Il ne se sauva cependant pas, ni ne s’arrêta (nec aufugit, nec destitit) : mais les jambes pliées et le cou contracté et rigide, il se protégeait autant de ses bras que de ses épaules. Ensuite, abandonnant tout son corps à leurs dents, il se gardait seulement d’une morsure fatale à la gorge. Et voici que soudain un loup 157. B. H. Rosenwein, « St Odo’s St Martin », p. 317-331. 158. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 62-63. 159. En particulier, VO1, I 10, col. 48 A. 160. Sur le topos de la prière sur le tombeau de Martin, J. Leclercq, « Saint Martin dans l’hagio­graphie », p. 181-182.



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s’interposa, en courant très vite, et il le libéra de leurs attaques ; ensuite il devint son compagnon et son serviteur161.

Ce récit, dans lequel s’affrontent des animaux sauvages, est destiné à montrer la protection spéciale dont bénéficie Odon, mais aussi la constance de sa dévotion pour Martin, à travers une mise à l’épreuve qui met sa vie en danger. L’attaque se déroule de nuit, sur le chemin qui mène de la cité épiscopale au tombeau de saint Martin, situé dans la basilique. La mise à l’épreuve d’Odon a ainsi lieu dans une conjoncture doublement dangereuse, puisqu’elle se situe dans un inconnu à la fois temporel et spatial. Le temps de la nuit est en effet propice aux apparitions diaboliques, bien attestées dans la tradition littéraire ascétique, dans laquelle le démon ou ses agents s’en prennent aux saints, parfois violemment162. Le chemin est un lieu de transition entre deux espaces biens connus, Tours – ou plus exactement la cellule d’Odon – et le tombeau de Martin, qui représente un pôle attractif et sacré. Comme dans tout texte hagiographique, le champ lexical de la route, via ou iter, renvoie en outre à deux niveaux de compréhension : un sens concret, le chemin qu’emprunte Odon pour se rendre au tombeau, et un sens spirituel, son déplacement sur la voie de la rectitude qu’il a choisie163. La route vers le tombeau de Martin est donc à la fois un cheminement réel vers un pôle de sainteté et une progression morale pour atteindre des réalités célestes. L’action des renards est tout à fait révélatrice de cette double dimension de la route qui conduit au tombeau de Martin. Ils « sortent » (egrediabantur) d’un lieu indéterminé, ou plus exactement d’un endroit en marge du chemin, puisqu’ils débouchent des « bords de la route » (ex lateribus viæ). Le caractère flou et ­opaque de l’espace dont proviennent les renards et qui entoure la voie – dans sa double acception – est renforcé par le fait que les animaux diaboliques avancent « à ­couvert » (terga). Leur mouvement autour d’Odon est également remarquable : ils lui barrent la route (objiciebant), s’opposant ainsi à sa progression matérielle et spirituelle, et cherchent à le faire dévier (declinare). L’attitude du saint semble a contrario à la fois statique (grâce à la double négation nec aufugit, nec destitit) et passive, puisqu’il ne cherche à se défendre de l’attaque qu’en y opposant son propre corps. Le combat entre les protagonistes et le contraste dans leur manière de se déplacer renvoient donc à un sens spirituel : la constance et la douceur d’Odon dans sa décision de mener une vie sainte, signifiées par son immobilisme et sa passivité à se défendre, s’opposent au caractère offensif et aux mouvements désordonnés des renards qui veulent l’en détourner. L’affrontement des deux types d’animaux sauvages appelle également plusieurs remarques. Le renard est associé à des valeurs négatives dans la littérature médiévale, notamment à l’hérésie depuis Irénée de Lyon, et il apparaît très souvent 161. VO1, I 14, col. 49 D-50 A. 162. J. Verdon, La Nuit au Moyen Âge, p. 67-68 163. Sur la question du vocabulaire de l’espace et de ses différents degrés de compréhension dans les textes hagiographiques, A. Guerreau, « Le champ sémantique de l’espace », p. 371-375.

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comme un émissaire diabolique, comme c’est le cas ici. Le recours à la figure du loup comme protecteur d’Odon est plus surprenant : il s’agit en effet habituellement d’un animal qui fait partie des sphères infernales et dont les Étymologies d’Isidore de Séville ont accentué le lien avec le mal et le péché164. Le choix d’un loup comme émissaire de Martin s’explique par la suite du récit où Jean de Salerne recense les différents animaux sauvages domptés par la vertu de saints ascètes, comme le lion de Jérôme ou l’ours de Florent. C’est donc peut-être la nécessité d’adapter un topos de la littérature du désert à la faune occidentale qui explique le choix de l’hagiographe, afin de démontrer le pouvoir d’Odon sur un animal cruel. Au total, ce passage de la Vita Odonis montre la force et la constance de la foi d’Odon, qui demeure dans la voie qu’il a choisie. Son combat, matériel et spirituel, prend ainsi l’allure d’une psychomachie qui oppose le diable non à Dieu, mais à Martin. On retrouve ainsi des thèmes porteurs de la littérature ascétique orientale, adaptés à un contexte occidental et plus tardif, qui font d’Odon un contemplatif bien avant sa conversion monastique. L’analyse du vocabulaire spatial atteste en effet que cette attaque du saint par le diable est avant tout une mise à l’épreuve de sa dévotion, mais surtout de sa persévérance dans la prière solitaire et nocturne, marque de sa progression vers un cénobitisme plus pur. Plus encore, cet extrait souligne le caractère personnel de la relation entre Odon et Martin, qui se matérialise sous la forme d’une protection particulière. Jamais il n’est question de Dieu ou du Christ, mais toujours de Martin, dont l’aide se matérialise sous la forme du loup à proximité de son tombeau. Il s’agit donc bien d’une dévotion personnelle de l’abbé de Cluny pour le saint tourangeau, intermédiaire privilégié, ou plutôt intercesseur, entre Dieu et les hommes. *   * * Les œuvres d’Odon renvoient une image similaire de l’auxiliaire qu’est Martin pour ceux qui l’honorent. Ce dernier est en effet défini constamment comme un intercesseur privilégié. Les écrits que l’abbé de Cluny a consacrés au saint tourangeau sont nombreux et hétéroclites : des textes à usage strictement liturgiques (deux hymnes et des antiennes), deux sermons, dont l’un, le Sermo in festo sancti Martini, a certainement été incorporé aux lectiones des solennités martiniennes, alors que le second, qui traite de l’incendie de l’abbatiale de Tours, ressemble davantage à un petit traité. On peut ajouter à cette liste l’éloge de Martin que l’on trouve à la fin de la Vie de Grégoire de Tours et, bien qu’il s’agisse d’une source indirecte, un passage de la Vita Odonis sur les mérites du saint tourangeau (I 16). Tous les écrits d’Odon évoquant Martin ont probablement été rédigés à la fin de sa vie, dans un contexte bien particulier, mais la dévotion “martinienne” dont ils témoignent trouve son origine dans les années où l’abbé de Cluny était chanoine à Tours165. 164. Sur le renard, J. Voisenet, Bêtes et hommes, p. 78 ; sur le loup, Ibid., p. 75-77. 165. Cf. infra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 329-337.



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Pratiquement tous ces textes abordent la question du caractère universel du culte de Martin, qui trouve son expression dans l’ampleur des pèlerinages vers Tours. C’est dans le Sermo de combustione basilicæ beati Martini que cette idée est le plus longuement développée. Odon y souligne la vénération de Martin par toutes les nations, bien visible à la fois dans la multitude de pèlerins qui affluent vers son tombeau et le nombre d’églises qui portent son nom166. Sur le plan sémantique, la notion d’universalité du culte martinien découle à la fois de ­l’emploi de termes désignant une globalité spatiale ou humaine (totus mundus, orbe, ­universis, universi reges ac Cæsares, omnes), de la mention de régions lointaines (Ægyptus, Indus, Syria, Æthiops, cætera regna) et d’adverbes ou d’adjectifs de lieu exprimant soit l’ubiquité soit l’éloignement géographique ou culturel (ubique trois fois, de longinquis regionibus atque linguis ignotis, tam generalis). Cette double dimension, universalisme du culte/attractivité du pèlerinage, est ­présente dans la plupart des œuvres “odoniennes” évoquant Martin167. La prédestination de Martin à la région tourangelle, ou plus exactement à ses habitants, constitue également un thème majeur de la pensée d’Odon. Pour l’abbé de Cluny, l’arrivée du saint à Tours résulte en effet d’une décision divine, une variante du motif littéraire de la divisio Apostolorum, introduit par Grégoire de Tours168. Cette conviction de la prédestination de Martin à Tours a trois 166. «  Et ut veniamus ad hunc eumdem beatum Martinum, placuit de eo divinæ dispensationi, ut vel vivens et post obitum tanta ac talia miracula gereret, per quæ nomen ejus et gloriam totus mundus agnosceret. Unde et ubique tanta gratia præditus est, ut sicut de ipso scribitur, non illi quisquam monachorum, non certe episcoporum quispiam comparandus sit : prophetis tantum et apostolis consertus, quem illis per omnia consimilem esse, hoc Ægyptus fatetur, comperit hoc Indus ; hoc Syria, hoc Æthiops audivit, et cætera regna quæ illic annotantur, quousque subjungitur […]. An non hoc attestantur ejus devoti, qui de longinquis regionibus atque linguis ignotis ad hunc adorandum confluere solent ? Antiquorum sane devotio, quam frequenter ejus reverentiæ et amori sese impenderit, vel innumeræ testantur ecclesiæ, quæ tam frequenter ubique locorum in ejus nomine reperiuntur, ut nemo post Dei genitricem et pastorem Ecclesiæ Petrum tam crebras habere videatur. Certe cum nihil in te ita sine causa fiat, hoc quod omnium, ut ita dixerim, orbe, tam glorificandus, tamque pretiosus habetur, non casu accidit, sed ejus instinctu, qui ad mensuram dat gratiam. Qui sanctum suum usquequaque mirificans, per hoc quod universis venerandus est, id ostendit quantum hunc ejus gratia perfudit. Etenim si universi reges ac Cæsares pervulgatis ubique edictis juberent, ut omnes eum venerarentur, nullo tamen pacto exigere poterant, ut ejus veneratio tam generalis, tamque celebris esset ut nunc est, cum ad ejus venerationem cuncti delectati divina inspiratione trahuntur », Sermo de combustione, col. 746 B-D. 167. « Qui das per orbis cardines,/ Quod gemma fulget præsulum […]. Linguæ, tribus, gentes, ovant […] », Hymnus de Martino, vers 5-6, puis 12, col. 515 B-C. « Instinctu supero cardine quadrifido,/ Gens, linguæ, populi hunc celebrant seduli,/ Certatimque fluit illius ad tumulum  », Hymnus in extremis, vers 21-23, col. 516 C. « […] tamen quanti habendus sit testantur universæ, ut ita dicam, mundi nationes quæ illum ita privato affectu diligunt, ut […] multos tam gentes quam lingua ignotos ad eius sanctissimum tumulum confluere videamus », VGT, chap. 26, col. 127 D-128 A. 168. Sur ce thème, D. Iogna-Prat, « Constructions chrétiennes », p. 65-66. Sur l’envoi de Martin spécia­ lement à Tours : «  Nec enim S. Martinus de tam longinqua regione, id est de Pannonia, ad nos usque veniret, si a Domino Jesu Christo electus non fuisset : nec Juliani imperatoris contemneret jussionem et parentum voluntatem, si a Deo nobis non fuisset prædestinatus », Sermo sancti Martini, col. 749 B-C.

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c­ onséquences majeures pour Odon. Ainsi qu’il le dit dans la Vie de Grégoire, « il est toujours nécessaire que [les Tourangeaux] se souviennent à quel point ils furent soutenus par Dieu ; il ne leur fut en effet pas donné n’importe quel protecteur (patronus), mais Martin […]  »169. Selon l’abbé de Cluny, les habitants de Tours ont donc été particulièrement favorisés par Dieu, qui les a placés sous la protection du plus grand confesseur, faisant d’eux une sorte de nouvel Israël. Le peuple de Tours est ainsi qualifié de « troupeau de saint Martin » dans le même texte, expression qui atteste le lien indéfectible et pastoral entre le saint et sa ville170. A  contrario, l’abandon de la ferveur des Tourangeaux pour Martin est particulièrement répréhensible et mérite d’être châtié sévèrement, ainsi qu’Odon l’explique dans l’ensemble du sermon sur l’incendie de la basilique. Une dernière conséquence de la prédestination de Martin aux Tourangeaux réside dans son statut d’intercessor privilégié pour les habitants de la ville171. La qualité d’intercesseur de Martin apparaît d’ailleurs comme la dimension la plus présente dans la pensée d’Odon. L’efficacité de sa médiation découle de sa place particulière parmi les saints. L’abbé de Cluny insiste en effet à plusieurs reprises sur sa position unique : il apparaît comme le « premier des confesseurs », mais également comme celui auquel personne ne peut être comparé, car il est « uni aux prophètes et aux apôtres, auxquels il est entièrement semblable en toutes choses »172. La similitude de Martin avec les apôtres apparaît également dans les deux ­hymnes d’Odon, grâce aux expressions par apostolis ou consertus apostolis173. Si la seconde ­formule se trouve bien dans les œuvres de Sulpice Sévère, la première semble apparaître, de manière inédite, sous la plume d’Odon, bien que l’analogie entre Martin et les apôtres ait été soulignée à plusieurs reprises par son hagiographe174. L’abbé de Cluny radicalise donc l’idée initiale de Sulpice Sévère sur le statut exceptionnel de Martin, en en faisant un « pair » des apôtres. Le fait de le considérer 169. « […] semper necesse est, ut retractent quantopere sint a Deo suffulti. Datus namque est eis patronus non qualiscumque patronus, sed Martinus […] », VGT, chap. 26, col. 127 C. 170. « Grex beati Martini », Ibid., chap. 26, col. 128 C. 171. « Nec tantus honor regius et dulcedo nobilium parentum illi fuisse exsecrabilis, si a Deo non fuisset vocatus et nobis prælectus et pius intercessor condonatus », Sermo sancti Martini, col. 749 C. 172. Sur le statut de premier confesseur de Martin : « Congaudere debemus, fratres charissimi, solemniis sanctorum, sed præcipue primati confessorum  […]  », Sermo sancti Martini, col. 749  B. Sur le caractère incomparable de la personne de Martin : « Unde et ubique tanta gratia præditus est, ut sicut de ipso scribitur, non illi quisquam monachorum, non certe episcoporum quispiam comparandus sit : prophetis tantum et apostolis consertus, quem illis per omnia consimilem esse […] », Sermo de combustione, col. 746 B. 173. « Martine par apostolis, / Festum colentes tu fove », Hymnus de Martino, vers 17-18, col. 515 C. « […] Ut quod Christus habet nomen ibi nitescit/ Ut consertus apostolis », Hymnus in extremis, vers 19-21, col. 516 B. 174. « O beatum et per omnia similem Apostolis etiam in his conviciis virum », Sulpice Sévère, Vita sancti Martini, epistula I, § 5, p. 318-319. « Est enim ille consertus apostolis ac prophetis […] », Ibid., epistula II, § 8, p. 328-329. « […] meritoque hunc iste Sulpicius apostolis comparat et prophetis, quem per omnia illis esse consimilem, fidei virtus ac virtutum opera testantur », Sulpice Sévère, Dialogues, L. II, § 5, p. 238-239.



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ainsi permet en effet d’intensifier son pouvoir d’intercession, car ce statut de par apostolis le rapproche davantage du Christ que tout autre saint. La médiation de Martin entre le Christ et les hommes est d’ailleurs particulièrement explicite dans les hymnes, où le saint apparaît comme un intermédiaire qui permet d’adresser une louange à Dieu175. Selon Odon, le statut d’intercesseur de Martin s’est manifesté essentiellement par son amour des hommes et sa propension à faire des miracles, deux idées héritées de toute une tradition tourangelle, représentée notamment par Grégoire de Tours. L’abbé de Cluny défend ces deux aspects dans le Sermo de combustione basilicæ beati Martini, pour couper court aux médisants qui attribuent la destruction de la basilique à la faiblesse des pouvoirs de Martin, incapable de défendre sa ville176. Comme dans beaucoup de ses œuvres et dans la lignée d’Augustin et de Grégoire le Grand, Odon insiste sur le fait qu’il ne faut pas ­rechercher les signes visibles et considère l’arrêt des miracles non pas comme un déclin de la puissance du saint, mais comme un indice de l’ampleur des péchés de ses contemporains177. Pour l’abbé de Cluny, le statut d’intercesseur de Martin n’est donc pas remis en cause par l’arrêt des miracles, bien au contraire. Dans le sermon sur l’incendie, il insiste essentiellement sur sa capacité à plaider la cause de ses fidèles auprès du Christ au moment du Jugement dernier. Dans cette même œuvre, Odon ­qualifie d’ailleurs le saint d’advocatus178. La fonction d’auxiliaire de Martin trans­paraît toutefois autrement dans l’hymne De S. Martino Turonorum archiepiscopo. L’auteur y invoque son aide pour secourir deux catégories sociales particulières. Il lui demande en effet de « donne[r] de l’éclat aux évêques » et « d’aide[r] maintenant l’ordre monastique, désormais complètement effondré »179. Pour Odon, l’intercession de Martin doit donc concerner avant tout les clercs et les moines. L’efficacité du saint auprès de ces deux ordines s’appuie au moins partiellement sur le parcours personnel de Martin, à la fois père du monachisme en Occident et modèle de prélat, ainsi que l’indique la fréquence de sa qualification comme gemma sacerdotum ou gemma præsulum – d’origine liturgique –, dans l’œuvre d’Odon180.

175. « Rex Christe Martini decus/ Hic laus tua, tu illius : / Tu nos in hunc te colere,/ Quin ipsum in te, tribue », Hymnus de Martino, vers 1-4, col. 515 B. 176. Cet aspect du sermon ressemble beaucoup à une lettre intégrée par Sulpice Sévère au dossier hagiographique de Martin. L’hagiographe y rapporte qu’un homme avait mis en doute les pouvoirs du saint, parce que ce dernier avait été blessé en affrontant un incendie, un raisonnement erroné qu’il entreprend de réfuter, cf. Sulpice Sévère, Vita sancti Martini, epistula I, p. 316-321. Cette référence est d’ailleurs rappelée par Odon, Sermo de combustione, col. 733 D. 177. Sermo de combustione, col. 745 D-746 A. Sur la question du statut des miracles, M. Van Uytfanghe, « La controverse biblique et patristique », p. 211-212. 178. Sermo de combustione, col. 748 C-D. Même idée dans VGT, chap. 26, col. 128 B. 179. « Nunc tu præsules clarifica […]/ Monastico nunc ordini/ Jam pene lapso subveni », Hymnus de Martino, vers 22 et 31-32, col. 515 C-516 A. 180. Pour gemma sacerdotum, Antiphonæ, col. 513 B-514 A ; VO1, I 6, col. 46 B et I 16, col. 51 A. Pour gemma præsulum, Hymnus de sancto Martino, vers 6, col. 515 B. Cf. aussi supra, dans ce même chapitre, p. 63.

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La vision “odonienne” de Martin rejoint ainsi ce que l’on peut percevoir dans la Vita Odonis. Pour l’abbé de Cluny, Martin est un intercesseur idéal entre Dieu et les hommes, non pas à cause des miracles qu’il accomplit, mais en raison de son statut exceptionnel parmi les saints et parce qu’il protège spécifiquement la région tourangelle. Ce rôle de médiateur par excellence découle vraisemblablement de sa complétude, puisque Martin est tout à la fois apostolus, ancien laïc, moine et enfin évêque, chef de communauté.

II. La formation d’Odon par Remi d’Auxerre Après avoir évoqué l’octroi de nombreuses donations à Odon par de grands laïcs, Jean de Salerne explique que son maître est parti recevoir l’enseignement de Remi d’Auxerre à Paris. L’hagiographe avait déjà évoqué rapidement cette formation intellectuelle en dialectique et en musique au tout début de son œuvre, dans le chapitre introductif de son premier livre qui retrace les grandes ruptures de l’itinéraire biographique de l’abbé de Cluny181. Lorsqu’il y revient un peu plus loin, il ne se montre guère plus prolixe : En ces jours, il partit pour Paris, il y parcourut la dialectique que saint Augustin a dédiée à son fils Adéodat, et il lut et relut fréquemment Martianus pour les arts libéraux. Pour toutes ces choses, il eut Remi pour maître ; et après avoir fait cela, il revint à Tours182.

Jean de Salerne suggère que le saint est encore chanoine lorsqu’il s’en va p­ arfaire son instruction, c’est-à-dire que son départ se situerait entre 897-898 environ et 908-909. La place du chapitre dans la Vita laisse en outre entendre que le séjour d’Odon à Paris a eu lieu à la fin de son expérience canoniale, mais l’on ignore si l’hagiographe a suivi un ordre chronologique pour la première partie de la Vie de son maître. La biographie de Remi ne permet pas de préciser ces dates. Né vers 841, il a été l’élève d’Heiric d’Auxerre († vers 875), dont il prend la suite comme maître à Saint-Germain entre 875/877 et 883. Vers 893, il est appelé par l’archevêque Foulque († 900) pour enseigner à Reims, puis part pour Paris après le décès de ce dernier et meurt vers 908 ou peu après183. C. Jeudy a daté la formation d’Odon des années 901/902, en ne s’appuyant toutefois que sur la Vita Odonis, qui ne donne pourtant aucune ­précision chronologique à ce sujet.

181. VO1, I 3, col. 45 B. 182. Ibid., I 19, col. 52 A. 183. Sur la notice biographique de Remi, Abbaye de Saint-Germain d’Auxerre, p.  44-50 ; C.  Jeudy, « L’œuvre de Remi d’Auxerre », p. 373-397. Ead., « Remigii autissiodorensis opera », p. 459-460.



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Ces lacunes documentaires invitent donc à situer l’éducation du jeune chanoine à Paris entre 897 et 909. Il est par ailleurs difficile de déterminer ce qui a poussé Odon à se tourner vers Remi pour son perfectionnement intellectuel. Si les maîtres auxerrois ont bien eu des liens étroits avec de nombreuses abbayes, concrétisés par des échanges d’élèves, de manuscrits et des influences architecturales, Saint-Martin de Tours ne semble pas en faire partie184. Une pression exercée par les Robertiens est ­possible, sans qu’il y en ait de preuves concrètes. Le départ d’Odon à Paris pour recevoir l’enseignement de Remi montre, quoi qu’il en soit, la perpétuation des pratiques carolingiennes concernant la diffusion du savoir, notamment la grande mobilité des hommes et la puissance de la réputation des maîtres à une large échelle géographique185. La formation d’Odon à Paris, précédée de son instruction à Saint-Martin de Tours, a permis au jeune homme d’avoir accès à l’immense héritage culturel ­carolingien, par l’intermédiaire de Remi, le dernier maître de l’école d’Auxerre186. Il est en effet l’auteur d’une vingtaine d’œuvres grammaticales et exégétiques, fruits de son enseignement scolaire qui accorde une large place à l’étude de la métrique. Il a laissé en particulier plusieurs commentaires portant sur des textes bibliques, liturgiques et grammaticaux mais aussi sur plusieurs écrits poétiques de l’Antiquité romaine. Au tournant de l’an 900, Remi constitue donc un intermédiaire entre la culture carolingienne, dont l’École d’Auxerre est le dernier fleuron, et celle de plusieurs auteurs monastiques du xe siècle. L’étude détaillée du bagage intellectuel d’Odon nécessite donc de marquer une pause dans la dynamique de son itinéraire biographique, afin de replacer sa pensée dans son contexte culturel.

A. Les sources intellectuelles d’Odon Jean de Salerne explique que, lorsqu’il était à Paris, Odon a lu à plusieurs reprises « l’œuvre de Martianus ». Il fait ici référence au De nuptiis Philologiæ et Mercurii, une encyclopédie sur les sept arts libéraux écrite au début du ve siècle par Martianus Capella. L’œuvre, composée de neuf livres mêlant prose et vers, a été commentée par Remi d’après un manuscrit copié aux alentours de 900187. 184. Sur les liens de Saint-Germain avec de nombreux établissements monastiques, Abbaye de SaintGermain d’Auxerre, p. 206-253. L. Holtz, « L’école d’Auxerre », p. 151. 185. Sur le caractère de l’enseignement à l’époque carolingienne, A. Guerreau-Jalabert, « La “renaissance carolingienne” », p. 16-22. 186. Sur l’importance de l’école d’Auxerre dans l’histoire intellectuelle carolingienne, notamment pour la pensée néoplatonicienne, J.  Marenbon, From the circle of Alcuin. Plus partiellement, R. McKitterick, « Learning and Monasticism », p. 286-291. 187. Sur le commentaire de Remi, Abbaye de Saint-Germain d’Auxerre, p.  54-55. Sur le contenu de l’ouvrage de Martianus Capella, Ibid., p. 267.

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Ce commentaire contient de nombreux emprunts aux idées de Jean Scot Érigène, c’est-à-dire aux notions néoplatoniciennes188. Le De nuptiis comporte en outre une section sur la musique, ce qui peut expliquer l’évocation rapide de cette dernière par Jean de Salerne parmi les deux matières étudiées par Odon auprès de Remi189. A.-M. Bultot-Verleysen a d’ailleurs confirmé cette lecture de Martianus Capella par l’abbé de Cluny, en repérant une réminiscence de son œuvre dans la Vita Geraldi190. L’Occupatio contient également une allusion à cet auteur, lorsque Odon évoque Charybde et Scylla, dans le livre VII191. Quant au De Dialectica, composé par Augustin entre 387 et 389 pour son fils, il s’agit d’un traité d’éducation et non d’un texte scientifique sur l’art de la dialectique. Les informations lacunaires de la Vita Odonis permettent donc de supposer qu’Odon a perfectionné ses connaissances grammaticales auprès du maître auxerrois. Remi est par ailleurs l’auteur de plusieurs commentaires, notamment sur les œuvres de Priscien, et a beaucoup travaillé sur les ouvrages poétiques chrétiens et païens192. Les informations de la Vita Odonis sur la formation grammaticale d’Odon et son rejet de Virgile à Saint-Martin de Tours posent dès lors problème. L’intensité de la production et de l’enseignement de Remi laisserait en effet plutôt penser que l’étude de ces textes par Odon a eu lieu auprès du maître auxerrois. La culture d’Odon ne se limite toutefois pas à la connaissance de ces textes grammaticaux. Pendant ses années d’apprentissage intellectuel et tout au long de sa vie, l’abbé de Cluny a lu une somme considérable d’ouvrages, dont on a un aperçu commode, bien que limité, à partir des Collationes. Odon y cite en effet souvent les auteurs dont il emprunte les idées et dont les œuvres se trouvaient toutes dans la première bibliothèque de Cluny, lieu de rédaction du texte193. Nous avons recensé toutes les sources identifiables qu’il a utilisées dans cet ouvrage – mais aussi dans ses autres écrits –, en tentant de cerner la façon dont il s’en servait194. Les Collationes ne constituent pas en effet un montage ­servile d’extraits

188. Sur les emprunts à Jean Scot dans le commentaire de Martianus Capella fait par Remi, B. Edwards, « In Search of the authentic Commentary on Genesis  », p.  408. Sur le contenu du commentaire, notamment la conception qu’a Remi des Arts libéraux et de la sapientia, C. E. Lutz, « Remigius ideas », p. 65-86. 189. Sur le commentaire de la musique par Remi, M. Pérès, « Remi et la musique », p. 435-442. 190. Il s’agit du terme de vedios, qui signifie « les riches », A.-M. Bultot-Verleysen, « Le dossier », p. 189. 191. «  Sæpe cavet scyrtes, qui sentit eundo caribdes  », Occ., VII 666. L’allusion a été repérée par L. Kolmer, Odo, der erste cluniacenser Magister, p. 13. 192. C. Jeudy, « L’œuvre de Remi d’Auxerre », p. 380-393. 193. Pour la présence des ouvrages utilisés par Odon dans la bibliothèque de Cluny, V. Von Büren, « Le grand catalogue », p. 252-256. 194. Pour un tableau détaillé des sources d’Odon, nous nous permettons de renvoyer à la version soutenue de notre thèse, I. Rosé, Odon de Cluny, p. 973-988. L. Kolmer et V. Von Büren ont établi des synthèses rapides sur les sources utilisées par Odon, mais qui demeurent très incomplètes, L. Kolmer, Odo, der erste cluniacenser Magister, p. 17-21. V. Von Büren, « Le grand catalogue », p. 252-253.



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patristiques : les bribes citées viennent servir un propos ­cohérent, ce qui signifie qu’Odon a très bien assimilé les ouvrages qu’il a lus.

Les Pères et les auteurs latins du Moyen Âge Odon semble très bien connaître les Pères latins. Sa pensée est cependant avant tout marquée par un mélange des idées d’Augustin et de Grégoire, alors qu’il ­utilise les autres auteurs chrétiens de manière plus ponctuelle. Comme l’a noté J. Laporte, Odon accorde très largement sa préférence aux citations de Grégoire le Grand (†  604), à la fois dans les Collationes et dans d’autres œuvres, comme le sermon sur l’incendie de la basilique de Tours, sans doute en raison de son travail d’abréviation des Moralia in Job195. Les circonstances dans lesquelles Odon a parcouru cet auteur demeurent mal connues, si ce n’est peut-être par une mention laconique de la Vita Odonis, où Jean explique que son maître se met à lire des commentaires bibliques à Tours (I 15). Grégoire le Grand était toutefois le Père de l’Église le plus exploité à l’époque carolingienne, notamment par Alcuin, qui a dû enrichir la bibliothèque de Saint-Martin de ses œuvres lorsqu’il y était abbé196. B. Judic a par ailleurs montré que Grégoire a été très utilisé par les auteurs des xe-xie siècles, car il leur fournissait « un vocabulaire mais aussi des concepts pour décrire leur société »197. Les éléments “grégoriens” les plus repris par Odon sont la conviction de l’imminence du Jugement futur, la multiplication des malheurs quotidiens et le mépris de la vie présente, trois axes qui légitiment la position des contemplatifs et le souci de réforme de la société. Odon cite avant tout les Moralia in Job, mais également les Dialogi, les Epistolæ, la Regula Pastoralis et les Homélies, notamment celles In Ezechielem. Au-delà des citations ponctuelles, très nombreuses, l’influence de Grégoire sur la vision du monde d’Odon est considérable. Il lui emprunte ainsi son interrogation principale, résumée par le destin de Job : la question du sens de la vie terrestre, où les mauvais prospèrent et où les bons se trouvent dans l’affliction. Augustin († 430) est l’autre auteur qui marque de manière décisive la pensée d’Odon. Dans les Collationes, ce dernier dit avoir utilisé le De Civitate Dei, les commentaires sur la première Épître de Jean et les Confessions198. Il s’est également beaucoup servi du premier de ces ouvrages dans les livres I et II de l’Occupatio, où il reprend en particulier les idées de l’évêque d’Hippone sur la Création du monde et des anges et sa conception du péché originel. Comme pour Grégoire 195. J. Laporte, « Saint Odon », p. 138-143. Sur l’abrégé des Moralia, cf. infra, dans ce même chapitre, p. 107-109. 196. Sur la prédominance de Grégoire le Grand à l’époque carolingienne, notamment dans l’ecclésiologie politique, B. Judic, « La tradition de Grégoire le Grand », p. 17-57. 197. Id., « Décrire la société féodale », p. 169-178 ; p. 178 pour la citation. 198. Soulignons qu’Odon y attribue rapidement à Prosper d’Aquitaine (†  après 455) des Sentences d’Augustin, Coll., III 16, col. 602 C.

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le Grand, le poids de la pensée augustinienne est cependant surtout présent dans les conceptions générales de l’abbé de Cluny. Odon lui emprunte en effet l’idée d’une division binaire des hommes en bons et mauvais qui structure sa vision du monde, notamment dans les Collationes, l’Occupatio, et les deux sermons consacrés à saint Martin. C’est donc l’interrogation “grégorienne” sur la nature de la vie terrestre qui anime Odon, mais il voit l’organisation du monde et de l’Église avec les yeux de l’évêque d’Hippone. Odon utilise des passages très précis d’autres Pères latins, sans pour autant s’inspirer de leur doctrine générale. Il semble ainsi ne connaître d’Ambroise († 397) que l’Hexameron et surtout le De officio ministrorum, qu’il cite abondamment dans les Collationes, ce qui s’explique par le fait que l’œuvre soit destinée à un évêque. Dans l’Occupatio, il reprend par ailleurs un certain nombre d’idées du De paradiso, notamment lorsqu’il aborde les questions de la création de la femme et du péché originel199. La forme versifiée de l’œuvre ne permet cependant pas de déterminer si Odon a lu directement cet ouvrage, ou s’il en a retenu les idées, extrêmement bien diffusées par les exégètes carolingiens. Il en va de même pour Jérôme († 420), dont il cite essentiellement la correspondance, mais également les commentaires bibliques, notamment sur les prophètes. Parmi les autres Pères latins et auteurs du Moyen Âge, Odon accorde ses préférences à la littérature ascétique. Il cite par exemple textuellement le Liber de habitu virginum de Cyprien de Carthage († 258), un ouvrage consacré à la discipline que doivent suivre les jeunes vierges consacrées à Dieu, auquel il reprend l’idée que le siècle constitue un danger dont il faut se tenir à l’écart200. Jean Cassien († vers 432) occupe également une place de choix dans les références monastiques d’Odon, bien qu’il ne soit véritablement cité qu’une seule fois dans les Collationes. Son influence est néanmoins perceptible lorsque Odon évoque des notions spécifiquement cénobitiques201. De la même manière, on retrouve chez l’abbé de Cluny de nombreuses mentions des règles du Maître et de saint Benoît. Elles ne sont pas toujours indiquées comme telles, mais elles émaillent tous ses textes et influent sur ses conceptions générales. Cette connaissance des différentes normes monastiques résulte peut-être de la lecture des compilations de Benoît d’Aniane. Odon puise en outre de nombreux exempla dans la littérature historique ­chrétienne. Il cite ainsi Hégésippe († vers 180), un passage de l’Historia adversus paganos de Paul Orose (†  vers 418), une historiette édifiante rencontrée chez 199. Odon reprend au De paradiso d’Ambroise l’idée que la création de la femme dans le Paradis ne signifie pas qu’elle soit plus grande que l’homme. Il lui emprunte également l’exégèse sur les protagonistes du péché originel, le serpent assimilé à Satan, la femme à la chair et l’homme à l’esprit. Pour la première idée, Ambroise, De paradiso, chap. IV, § 24, col. 284 A ; pour la seconde idée : Ibid., chap. XI, § 53, col. 300 C. 200. Sur la biographie et les œuvres de Cyprien, notamment ses apports à la littérature ascétique, P. Brown, Le Renoncement à la chair, p. 244-247. 201. Cf. infra, notre chapitre « Réformer les moines », p. 579-580.



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Cassiodore (†  575), une autre puisée dans l’Historia ecclesiastica de Bède le Vénérable († 735), et une dernière issue de l’Historia Langobardorum de Paul Diacre († vers 799). La ­plupart des historiettes qu’il évoque proviennent cependant de l’hagiographie. La Vita Gregorii Turonensis, ainsi que quelques passages des Collationes, montrent qu’il connaît extrêmement bien les textes de Grégoire de Tours († vers 594), notamment ses recueils de miracles. Pour écrire cette Vie de Grégoire, Odon a également parcouru les œuvres de Fortunat († vers 600) qui évoquent l’évêque tourangeau. Il a aussi lu la Vita sancti Albini du même auteur qu’il utilise – bien qu’en s’en éloignant beaucoup – dans le sermon sur Aubin. Dans presque tous ses écrits, il accorde par ailleurs une place de choix à Sulpice Sévère († vers 400), prenant en compte à la fois la Vita s. Martini, mais aussi les passages des Dialogi qui évoquent Martin. Parmi les autres textes hagiographiques qu’il cite – outre ceux des Pères du désert évoqués plus loin –, se trouvent la Vie de Grégoire le Grand par Jean Diacre, celle de Jean l’Aumônier et celle de sainte Geneviève. Les Collationes et l’Occupatio montrent enfin qu’Odon connaît très bien le De corpore et sanguine Domini de Paschase Radbert († 865), un ouvrage dont il reprend de très longs passages, sans toutefois le mentionner systématiquement.

L’utilisation des Pères orientaux et l’influence du Pseudo-Denys Plusieurs études ont montré le grand intérêt des intellectuels pour le grec à l’époque carolingienne, illustré par les traductions du Pseudo-Denys par Jean Scot ou par l’utilisation de mots grecs par de nombreux auteurs202. Comme Heiric ou Remi d’Auxerre, Odon emploie à plusieurs reprises des termes ou des ­néologismes tirés du grec dans son Occupatio, mais son rapport à la culture hellénique se résume essentiellement à la patristique et aux influences néoplatoniciennes203. Odon utilise certains auteurs grecs, notamment Grégoire de Naziance († 389). Il semble avoir lu deux de ses sermons et sa seconde Oratio contra Julianum. Il connaît également des sermons attribués à Jean Chrysostome († 407) : celui sur la Croix, un faux traduit en latin à l’époque carolingienne, mais également une œuvre authentique, le De compunctione. L’utilisation de ce ­dernier auteur montre qu’Odon s’intéresse essentiellement à la littérature ascétique grecque. Dans ce domaine, il reprend d’ailleurs les Dits des Pères, un recueil de souvenirs des 202. P. Riché, « Le grec dans les centres de culture », p. 143-168. R. Le Bourdellès, « Connaissance du grec », p. 117-123. 203. Sur la connaissance du grec par Heiric, É. Jeauneau, « Heiric d’Auxerre », p. 358-360 ; par Remi, J. C. Frakes, « The Knowledge of Greek », p. 23-43, et Id., « Remigius of Auxerre », p. 229-255. Sur l’utilisation de mots grecs et de néologismes tirés du grec par Odon dans l’Occupatio : M. Manitius, Geschichte, p. 23, M. Lapidge, « The Hermeneutic Style », p. 110 ; J. Ziolkowski, « The Occupatio », p. 565 ; surtout K. Smolak, « Zu einigen Graeca », p. 449-456.

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grands moines de Nitrie et de Scété, constitué au milieu du ve siècle et traduit par la suite en latin204. Odon puise également un grand nombre de ses exempla dans l’Historia monachorum, ouvrage traduit du grec par Rufin (†  vers 410) et qui circule sous le nom de Jérôme au Moyen Âge. Dans le domaine hagiographique, il évoque enfin la Vie de saint Antoine écrite par Athanase d’Alexandrie († 373). L’abbé de Cluny a donc essentiellement lu la littérature orientale, marquée par les Pères du désert, qui s’est diffusée en Occident par le biais de traductions latines. Pour leur part, les influences néoplatoniciennes sur l’œuvre d’Odon sont particulièrement visibles dans l’Occupatio. L’enseignement de Remi est sans doute à l’origine de ces notions philosophiques, mais l’abbé de Cluny a très probablement lu le Pseudo-Denys, directement ou par l’intermédiaire de Jean Scot. Cinq œuvres de ce dernier se trouvaient en effet dans la bibliothèque de Cluny, tandis que le manuscrit qui conserve son commentaire de la Hiérarchie céleste (Paris, BnF Lat. 1490) y a vraisemblablement été emmené par Odon205. Le vocabulaire spécifiquement dionysien, tel qu’il circulait dans la traduction érigénienne, ne semble toutefois pas avoir été utilisé par l’abbé de Cluny206. Il est difficile de discerner si cette absence s’explique par la forme versifiée de l’Occupatio ou si elle doit être analysée comme la marque d’un accès indirect aux théories néoplatoniciennes. Dans l’Occupatio, Odon emprunte le cadre global de sa réflexion à la Hiérarchie céleste du Pseudo-Denys, dans la mesure où son ouvrage s’ouvre sur la Création divine du monde et s’achève sur la contemplation finale des élus. Un certain nombre d’idées générales, qui resurgissent ensuite dans le poème, sont directement puisées dans cet ouvrage : la mise en ordre du monde selon un plan précis, la participation de tout le créé à la providence, l’octroi de qualités spécifiques aux créations selon leur mérite, le principe d’illumination de ceux qui suivent dans la hiérarchie, enfin la condamnation de la dissemblance207. Au cœur du livre I, 204. Sur les Dits des Pères : P. Brown, Le Renoncement à la chair, p. 275. 205. Sur les œuvres de Jean Scot à Cluny : É.  Jeauneau, « La bibliothèque de Cluny  », p.  703-725. Malgré l’erreur de cet historien sur la datation du catalogue de Cluny, ses conclusions sur la présence de Jean Scot dans le monastère bourguignon demeurent exactes. Sur le manuscrit contenant le commentaire de la Hiérarchie céleste : V. Von Büren, « Le grand catalogue », p. 255. 206. Ce dernier n’emploie en effet jamais les termes de (h)ierarchia, theophania, processio, ascendere, unitas, illuminatio/illuminare, immaterialis, materialis, sensibilis, distributio, dispositio, scientia, pulchritudo, simulare ou similitudo. 207. Sur la mise en ordre, cf. Jean Scot Érigène, Versio operum S. Dionysii, chap. III, col. 1044 C, et, entre autres, pour l’Occupatio : « Quod creat ex nichilo, disponit et ordine miro », I 21 ; « Cætera nixa deo persistunt ordine sumpto », I 141 ; « Iuridicus memorat genealogus ordoue censet », II 235 ; « Munditie auctori mundissimus ordo coherens/ Spreuerat ut fœdum peccati aspergine mundum », V 387-388. Sur la participation de tout le créé à la providence, cf. Jean Scot Érigène, Versio operum S. Dionysii, chap. III, col. 1046 C, et pour l’Occupatio : « Ex nichilo factus nusquam residet quoque mundus./ Si nichil est aliquid, iam non nihil esse liquebit./ Est cuicumque rei locus extra, haud intro locali ; / Si locus intro foret, magis ipsa loco locus esset./ Quid locus est mundo, qui extra se nil habet, ergo ? », I 28-32. Sur l’octroi de qualités spécifiques aux créations selon leurs mérites, cf. Jean Scot Érigène, Versio operum S. Dionysii, chap. III, col. 1044 C, et pour l’Occupatio : « Singula quæque



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c’est surtout dans son angélologie qu’Odon témoigne de ses emprunts au PseudoDenys. Les deux essences angéliques, supérieures et inférieures, qui se distinguent par leur raison (ratio) comme par leur connaissance du divin, sont organisées en neuf ordres et ont reçu l’empreinte de Dieu, c’est-à-dire la lumière exempte de toute impureté208. Par leur proximité avec le divin, elles participent directement à l’essence et à la stabilité de ce dernier209. Leur vocation est de chanter des hymnes en l’honneur de Dieu210. Dans le livre III de l’Occupatio, Odon développe enfin deux idées majeures de l’ouvrage du Pseudo-Denys : l’affirmation de l’impossibilité de toute connaissance des réalités célestes depuis la Chute et, par conséquent, la nécessité de passer par des images pour les appréhender211. Dans la Hiérarchie ecclésiastique, Odon a trouvé en outre des notions générales qui parcourent l’Occupatio, mais aussi l’ensemble de son œuvre : l’unification et l’uniformisation des normes de vie de certains hommes à partir d’un même modèle céleste, considéré comme une source de lumière ; la perfection de ceux qui ont vocation à parfaire les autres ; la possibilité de perfection de chacun dans « son ordre », proportionnellement à sa place dans la hiérarchie et à ses aptitudes ; le rôle central de la Bible comme moyen de connaissance des réalités célestes ; le refus d’un retour à la condition antérieure, qui remettrait en cause la participation

suis faciens pulchrescere donis », I 22 ; « Sic mores hominum diuerso munere distant », I 25 ; « Omnia qui fecit, cælos qui girat et implet,/ Singula qui decorat donis, qui uestit et ornat », V 111-112. Sur le principe d’illumination de ceux qui suivent dans la hiérarchie, cf. Jean Scot Érigène, Versio operum S. Dionysii, chap. III, col. 1044 D, et pour l’Occupatio : « Ad pietatis opus soliti innormare sequaces », IV 90 ; « Terra quot ergo pios, quasi tot polus attulit astra,/ Exemplis operum lustrent qui quosque sequentum », IV 325. Sur la condamnation de la dissemblance, cf. Jean Scot Érigène, Versio operum S. Dionysii, chap. III, col. 1045 C, et pour l’Occupatio : « Dissimilis fieret homo, si haud ultro bonus esset », II 25. 208. Sur les deux essences, cf. Jean Scot Érigène, Versio operum S. Dionysii, chap. V, col. 1048 C-1049 A : « Condidit usias ad se cognoscere binas », Occ., I 67. Sur le don de la raison aux essences angéliques, cf. Jean Scot Érigène, Versio operum S. Dionysii, chap. IV, col. 1046 C : « Quæ reliquis præstent, quibus et ratione præessent  », Occ., I 68. Sur la division en essences supérieures et inférieures, cf. Jean Scot Érigène, Versio operum S. Dionysii, chap. VI, col. 1049 D : « Sunt ibi maiores etenim gradibusque minores  », Occ., I 93. Sur la réception de la lumière, sans impureté, cf. Jean Scot Érigène, Versio operum S. Dionysii, chap. VII, col.  1051  C : «  Rex prius angelicas, quæ est lux, iubet esse cohortes/ Pressius his diuam suimetque impressit ideam./ Hoc tam grande bonum nil fecit habere lutosum », Occ., I 82-83. Sur l’organisation en neuf ordres, cf. Jean Scot Érigène, Versio operum S. Dionysii, chap. VI, col. 1049 D : « Ordinibusque nouem distinxit stemma beatum », Occ., I 85. 209. Sur la participation à l’essence divine et à la stabilité, cf. Jean Scot Érigène, Versio operum S. Dionysii, chap. VII, col. 1052 D-1053 A : « Esse perenne deus habet haud mutabile solus./ Quisquis adheret ei, ualet esse hoc participari », Occ., I 167. 210. Sur le chant d’hymnes à Dieu par les essences les plus hautes, cf. Jean Scot Érigène, Versio operum S. Dionysii, chap. VII, col. 1053 A : « Sed foret, unde iuges deberent reddere laudes/ Totius atque potis nisu parere iubenti, / Quin et diuinas ardere perenniter odas, / Summa piis ipsas cum sit reboare uoluptas ! », Occ., I 75-78. 211. Sur l’impossibilité de la connaissance des réalités célestes et la nécessité des images, cf. Jean Scot Érigène, Versio operum S. Dionysii, chap. II, col. 1039 C-1040 C, et Occ., III 1138-1194.

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à l’unité par la conduite d’une vie divisée ; enfin la communion conçue comme processus d’assimilation aux mystères divins et à Dieu212. Odon pose enfin la question de l’existence du mal dans le monde en termes néoplatoniciens dans l’Occupatio, soit en résumant un long passage du De nominibus divinis du Pseudo-Denys, soit, plus vraisemblablement, en s’inspirant directement du résumé qu’en a fait Jean Scot dans son De prædestinatione213. Quel que soit le vecteur par lequel l’abbé de Cluny connaît les idées néoplatoniciennes, il les utilise ainsi largement dans son œuvre. Plus qu’une simple source, la Hiérarchie céleste constitue le cadre de sa vision du monde, une grille de lecture complexe et efficace pour penser la société. *   * * Odon détient donc avant tout un savoir monastique, bien visible à la fois dans sa connaissance des écrits ascétiques et des règles, mais aussi dans les nombreuses citations scripturaires qui émaillent toute son œuvre214. En tant que cénobite, il accorde d’ailleurs sa prédilection aux réminiscences des livres sapientiaux, notamment ceux de Job, des Psaumes ou des Proverbes. Les ouvrages utilisés par l’abbé de Cluny laissent également deviner sa formation à Saint-Martin de Tours, et plus largement en Neustrie. Son excellente connaissance du dossier hagiographique de saint Martin, mais aussi des œuvres de Grégoire de Tours ou des Vitæ 212. Nous précisons ici les passages de la Hiérarchie ecclésiastique qu’Odon utilise probablement dans ses œuvres, en renvoyant à leur traitement dans la deuxième partie de cette étude. Pour l’uniformisation des normes de vie de certains hommes à partir d’un même modèle céleste : Jean Scot Érigène, Versio operum S. Dionysii, chap. I, col. 1071 B ; cf. infra, p. 528-529. Sur la perfection de ceux qui ont vocation à parfaire les autres : Ibid., chap. I, col. 1071 C ; cf. infra, p. 425-426. Sur la possibilité de perfection de chacun dans « son ordre » : Ibid., chap. I, col. 1072 A, chap. II, col. 1072 D, chap. III, col. 1083 B ; cf. infra, p. 601-602. Sur le rôle central de la Bible comme moyen de connaissance des réalités célestes : Ibid., chap. I, col. 1073 B-C ; cf. infra, p. 517-518. Sur le refus d’un retour à une condition antérieure : Ibid., chap. II, col. 1078 B ; cf. infra, p. 511-517. Sur la communion comme assimilation aux mystères : Ibid., chap. III, col. 1081 C ; cf. infra, p. 610-613. 213. «  Si præscit casum deus, haud prædestinat illum./ Nam quod non fecit, numquam prædestinat auctor ;/ Porro malum fecisse deum quis credidit umquam,/ Omnia, quæ fecit, cum sint potius bona valde ?/ Nam nihil ex se malum nec naturaliter extat./ Ut nil sunt tenebræ nisi sola absentia lucis/ Necque silentium erit, nisi sit cessatio vocis,/ Sic virtus vitium dat eundo, salus quoque morbum,/ Sic nichil ex se malum nisi deliquium bonitatis », Occ., II 378-386. On peut rapprocher ce raisonnement d’un passage d’une œuvre de Jean Scot : « Sic nimirum sancta auctoritas Deum asserit vel præsciisse, vel prædestinasse peccata, vel pœnas, quæ nec præsciri, nec prædestinari possunt. Non enim in definitionibus formarum sciri, sed in defectibus earum nesciri noscuntur. Quid enim ? Nunquid aliud significat nihil, nisi notionem cogitantis defectum essentiæ ? Quid significant tenebræ, vel silentium, nisi notionem cogitantis, defectum essentiæ ? Quid significant tenebræ vel silentium, nisi notionem cogitantis, vel lucem, vel vocem deesse ? », Jean Scot Érigène, De divina prædestinatione liber, chap. XV, § 9, p. 92, l. 193-200. Pour le Pseudo-Denys, il s’agit de la fin du chap. IV du De nominibus divinis : Jean Scot Érigène, Versio operum S. Dionysii, chap. IV, col.1138 A-1146 D. 214. Pour un tableau détaillé des références scripturaires d’Odon, nous nous permettons de renvoyer à la version soutenue de notre thèse, I. Rosé, Odon de Cluny, p. 989-998.



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d’Aubin et de Geneviève, indique que tous ces ouvrages étaient présents dans le(s) lieu(x) où Odon a reçu son apprentissage littéraire. Malgré les mises en garde topiques de la Vita Odonis, les œuvres d’Odon fourmillent en outre de citations d’auteurs de l’Antiquité profane. Outre les allusions à Martianus Capella, l’Occupatio comporte de nombreuses réminiscences de Virgile, d’Ovide ou d’Horace et tout un vocabulaire poétique païen, tandis que les Collationes reprennent l’historien juif Flavius Josèphe (†  vers 100)215. Cette présence d’éléments profanes résulte de la mise en place des programmes scolaires carolingiens qui ont récupéré une part restreinte de l’héritage antique, inséré notamment dans les traités de grammaire216. Remi d’Auxerre fait d’ailleurs justement partie des maîtres qui ont le plus commenté les œuvres grammaticales antiques. La culture d’Odon est, en définitive, éminemment carolingienne, non pas ­seulement parce qu’il s’appuie sur des auteurs des viie-ixe siècles – Bède, Jean Scot ou Paschase Radbert –, mais parce que les Pères qu’il évoque le plus volontiers sont ceux dont se sont inspirés la plupart des écrivains carolingiens. La préférence qu’il accorde à Augustin et à Grégoire le Grand atteste la continuité des pratiques d’enseignement et des modes de pensée entre le viiie et le xe siècle. La dimension carolingienne de la culture d’Odon explique en outre la place importante prise par la littérature ascétique dans son œuvre – qu’elle soit d’origine ­grecque ou latine –, qui allait de pair avec les efforts de réforme des clercs et surtout des moines dès avant le règne de Louis le Pieux (814-840). De la même manière, la forme de l’Occupatio, ainsi que l’influence du cadre de pensée et des thèmes néoplatoniciens, s’inscrivent dans la droite ligne des grandes ­écoles monastiques carolingiennes, faisant d’Odon un maillon entre les penseurs carolingiens de Saint-Germain d’Auxerre et les « moines “doctrinaires” de l’An Mil »217.

B. L’héritage des questions doctrinales carolingiennes Sur plusieurs questions, la pensée d’Odon reflète les débats qui ont animé les penseurs carolingiens. Son réalisme eucharistique, étudié par O. Capitani et sur lequel nous reviendrons, est ainsi le fruit des réflexions intenses menées au ixe siècle, à la fois sur le symbolisme de la messe par Amalaire de Metz († après 850) ou Florus de Lyon († vers 860) et sur la question de la présence réelle, illustrée par l’opposition entre Paschase Radbert († vers 860) et Ratramne de Corbie († vers 215. Sur l’utilisation de l’histoire antique par les auteurs carolingiens, A. Knaepen, « L’histoire grécoromaine », p. 341-372. 216. Sur la présence de la culture profane dans les programmes scolaires carolingiens, A.  GuerreauJalabert, « La “renaissance carolingienne”  », p.  10-16. P.  Depreux, « Ambitions et limites des réformes culturelles », p. 727-732. 217. Nous empruntons cette expression à D. Iogna-Prat, « Entre anges et hommes », p. 245-263.

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870)218. L’héritage des penseurs carolingiens est toutefois bien plus large et transparaît essentiellement dans l’Occupatio, œuvre qui, par bien des aspects, apparaît comme un manuel d’orthodoxie vis-à-vis des principales doctrines ­discutées lors des controverses des viiie-ixe siècles.

L’affirmation de la Trinité Longuement développée par Remi d’Auxerre, la question de la Trinité n­ ’apparaît pas seulement dans l’Occupatio219. Dans la Vita Geraldi, Odon expose en effet un miracle advenu avant la naissance de Géraud : juste avant l’accouchement, ses parents entendent trois vagissements, qui révèlent que le futur saint a déjà foi en « la sainte Trinité »220. Dans les Collationes, en reprenant les mots de Grégoire de Naziance, l’abbé de Cluny dit en outre que les puissants « doivent rendre un culte et avoir la foi en la sainte Trinité »221. Pour Odon, les questions trinitaires semblent donc étroitement liées à la dévotion des grands aristocrates. Dans l’Occupatio, la Trinité est toujours liée à la connaissance du Vrai222. Les propos d’Odon évoquent essentiellement ce qu’il faut croire au sujet de ce dogme. Abordé à diverses reprises, c’est dans le livre VII que l’exposé doctrinal sur la nature ontologique de la Trinité est le plus clair : Odon y défend l’unité substantielle des trois Personnes, qui les rassemble en une seule divinité223. Ces dernières partagent cinq qualités – honneur, beauté, divinité, essence et puissance –, qui

218. Les premiers travaux approfondis sur le réalisme eucharistique d’Odon ont été menés par O. Capitani, « Motivi di spiritualità cluniacense », p. 250-257. Pour la doctrine eucharistique d’Odon, cf. infra, notre chapitre « Réformer les moines », p. 610-613. Sur les débats carolingiens relatifs à l’eucharistie, C. M. Chazelle, The crucified God, p. 209-238. 219. L’intérêt de Remi pour les questions trinitaires apparaît dans un commentaire de Boèce, G. d’Onofrio, « Giovanni Scoto e Remigio di Auxerre », p. 657-675. 220. VG4, I 3, col. 644 B. 221. Coll., III 24, col. 608 A. 222. Le thème apparaît en effet lorsque Odon évoque l’éducation de l’homme par Dieu au Paradis, qui lui apprend l’exacte nature de la Trinité (II 10-15). Le thème est abordé à nouveau trois cents vers plus loin, au moment de la tentation par le serpent, qui inculque aux premiers parents de faux dogmes. Après l’évocation de la Pentecôte, Odon revient sur la question au sujet de la nature de l’esprit saint et de son lien avec les deux autres Personnes (VI 609-635), avant de revenir sur la nouvelle ère qu’il ouvre dans l’histoire de l’humanité (VI 636-657). Il consacre enfin quelques vers à la Trinité, lorsqu’il évoque la louange finale des élus et la révélation ultime des mystères de la foi par le Christ. 223. « Non recipit numerum, quod habent commune, sed unum/ Est honor atque decus, deitas, essentia, virtus ;/ Singula quæque potest totum persona, quod omnes ;/ Personas colimus tres tresque deos reprobamus », Occ., VII 706-709. La même idée est exprimée au livre II à deux reprises : « Pluralem numerum personæ, essentia numquam/ Suscipit, et quod habent, tribus est commune vel unum  », Ibid., II 14-15. «  Nam trinum specimen, decus unum unumque vigorem/ Vult garrire deos, quo perfidiosius erret./ Tres sunt personæ, deus est essentia et unus ;/ Personæ quod habent commune, id permanet unum/ Nec plurale valet dici nec sciendier umquam », Ibid., II 339-357. De même, dans le livre VI, « Personis tamen una tribus substantia constat ; / Quælibet omne potest ipsarum, quod simul omnes », Ibid., VI 624-625.



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fondent leur caractère céleste. Odon souligne par ailleurs l’absence de hiérarchie entre les trois Personnes, du point de vue de leur nature ontologique, ce qui induit que chacune a les mêmes pouvoirs que les autres, une idée rappelée dans tous les passages de l’Occupatio qui évoquent la Trinité. Au-delà des problèmes de substance, l’intérêt d’Odon se focalise essentiellement sur la question des rapports entre les Personnes de la Trinité. Cette ­démarche est particulièrement claire dans le livre VI, au cœur d’un passage consacré à la venue de l’Esprit saint parmi les apôtres. Ces relations y sont expliquées par une logique mathématique, grâce à une définition à la fois ordinale et cardinale de la suite des nombres 1, 2, 3224. Par ce biais, Odon définit une pluralité, implicitement hiérarchique, entre les Personnes de la Trinité, reprenant ainsi l’héritage doctrinal carolingien du Filioque (fig.  4). Il s’agit d’un dogme remontant aux débats au sein de l’épiscopat wisigothique du vie siècle, qui est réactualisé dans les Libri Carolini et dans plusieurs conciles jusque dans la première décennie du ixe siècle, sous l’influence probable de Théodulf d’Orléans († avant 821). Dans un contexte ­d’opposition dogmatique à l’Empire byzantin (qui défend l’idée d’une procession de l’Esprit saint du Père par le Fils), les clercs francs réaffirment une double procession – d’abord celle du Fils du seul Père, puis celle de l’Esprit saint des deux premiers –, qui crée de fait un ordonnancement hiérarchisé des trois Personnes. L’œuvre d’Odon atteste donc le succès et l’implantation de la doctrine du Filioque en Occident, plus d’un siècle après les discussions carolingiennes. L’intérêt qu’Odon porte à la question trinitaire peut s’expliquer tout d’abord par le statut même de l’Occupatio, en tant que manuel de méditation qui traite en plusieurs endroits de l’un des dogmes majeurs de l’Église occidentale. L’association intrinsèque de cette doctrine à la connaissance de la Vérité explique également cet intérêt : la nature de la Trinité est à la fois la première chose qu’enseigne Dieu à l’homme après sa création et la dernière révélation visuelle faite aux élus au moment de la Parousie. Selon un prisme néoplatonicien, sa compréhension est ainsi intimement liée à la contemplation des réalités célestes avant la Chute ou après le Jugement, ce qui revient à retourner à la condition adamique ou à anticiper l’état angélique, deux modèles que revendiquent les moines des époques carolingienne et tardo-carolingienne, et en premier lieu Odon225. L’attention qu’accorde Odon à ce dogme découle toutefois probablement surtout du modèle de parenté spirituelle que représente la Trinité. Dans son étude sur ce sujet, A. Guerreau-Jalabert a souligné le caractère central de cette dernière, en tant que paradigme théologique, mais s’est plutôt concentrée sur les rapports entre

224. «  Ponimus exemplum non par, sed parte coherens :/ Cum numeras, primus de nullo est, tumque secundus/ Sic venit a primo, quo non sit primus ab illo ;/ Tertius a primo producitur atque secundo,/ Nec ab eo primus tamen est nec ipse secundus./ Est pater a nullo nam, filius ex patre solo,/ Spiritus hic sanctus procedit ab hisque duobus ;/ Est amor amborum perfectus finis et expers/ Verus amor manet, finitus desinit esse », Occ., VI 626-633. 225. Cf. infra, notre chapitre « Réformer les moines », p. 540-542 et 583.

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Schéma de la Trinité selon les penseurs byzantins PÈRE

FILS

1. Le Fils procède directement du Père 2. Le Saint-Esprit procède du Père par le Fils

SAINT-ESPRIT

Schéma de la Trinité selon les penseurs carolingiens : le Filioque PÈRE

1. Le Fils procède directement du Père

2. Le Saint-Esprit procède du Père et du Fils

SAINT-ESPRIT

FILS Réalisation graphique : I. Rosé

Fig. 4. Logiques trinitaires au haut Moyen Âge.

Dieu, le Christ et la Vierge226. La Trinité offre d’abord un paradigme d’union mystique, grâce à l’idée de consubstantialité des trois Personnes qui permet l’unité de la divinité. Elle repose par ailleurs sur un système de filiation et d’union strictement ordonné, qui fonctionne d’une seule manière, ainsi que le suggère la métaphore mathématique. Comme dans le cas du modèle étudié par A. GuerreauJalabert, ce système constitue un bouleversement de l’ordre humain tel qu’il est défini par l’Église : le caractère incréé de Dieu, l’engendrement du Fils par le seul Père et « l’union mystique entre [ces deux] “personnes” par ailleurs en relation de filiation, renvoyant donc à une image incestueuse » qui enfante le saint Esprit227. C’est l’amor, « parfait et infini », entre les deux premières Personnes qui engendre la troisième, c’est-à-dire une alliance totalement spirituelle qui est pleinement féconde, puisqu’elle débouche sur l’illimité. 226. A. Guerreau-Jalabert, « Spiritus et caritas », p. 145-155. 227. Nous empruntons la citation à Ibid., p. 153.



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Pour comprendre les enjeux de la question trinitaire et du modèle de parenté qu’elle constitue, il convient de revenir sur le passage de l’Occupatio où elle est le plus longuement développée, c’est-à-dire dans le livre VI, immédiatement après l’évocation de la Pentecôte. À la suite de son exposé sur la nature de la Trinité, Odon explique en effet longuement que le souffle de l’Esprit saint qui anime la communauté apostolique bouleverse l’ordre social établi, ouvrant ainsi une ère nouvelle228. Dans ce récit, l’engendrement de l’Esprit saint au sein de la Trinité débouche sur une définition différente des rapports entre les puissants et l’Église naissante. L’insistance de l’abbé de Cluny sur les « nouveaux ministres » laisse penser qu’il évoque avant tout cette dernière dans son sens restreint, en tant que groupe social distinct des laïcs. L’Église est donc appréhendée comme le résultat de l’union spirituelle entre le Père et le Fils, le prolongement d’un amor sans souillure, sur le principe duquel elle s’engendre, hors de la parenté charnelle. Pour Odon, la Trinité constitue ainsi un modèle d’organisation de l’Église au sens ­restreint, car elle est pluralité à connotation hiérarchique – grâce à l’apport du filioque –, tout en étant unité dans sa substance, et parce qu’elle est hors de ­l’ordre de reproduction du monde. En tant que néoplatonicien, ces réflexions sur la Trinité permettent en dernier lieu à l’abbé de Cluny d’articuler les hiérarchies terrestre et céleste, en affirmant leur caractère homologique. Ce passage de l’Occupatio permet également de comprendre la dévotion toute particulière que doivent les puissants à la Trinité, selon la Vita Geraldi et les Collationes. Il s’agit certes d’un motif extrêmement répandu dans la pastorale carolingienne, qui l’avait considérée comme l’un des dogmes que les laïcs devaient maîtriser, et qui apparaît d’ailleurs dans certains miroirs de princes229. Parce qu’elle se prolonge spécialement dans la communauté apostolique où souffle ­l’Esprit saint, la Trinité est toutefois également pour Odon le symbole de la discipline des puissants par la morale de l’Église. Le culte que ces derniers doivent lui rendre selon les Collationes et la Vita Geraldi renvoie donc bien à des usages sociaux mis en place par les Carolingiens, mais aussi à un épisode marquant de l’histoire du salut : celui de la soumission des potentes à l’ordre de la communauté apostolique, dont les clercs et les moines se veulent l’incarnation.

228. « Spiritus iste novas sustollit in ære nubes/ Cum tonitru totum facit hasque volare per arvum […]./ Nam feriunt celsos splendentia fulgura montes ;/ Quisque potens trepidat, cum signa potentia spectat./ Per nova signa novi solidant nova dicta ministri ;/ Nam faciunt, nullo fuerant quæ cognita seclo […]/ Signa licet torvos faciunt parvitare tyrannos,/ Colla superba iugo miti quo mitia subdant », Occ., VI 637-648. 229. Jonas d’Orléans, De institutione laicali, Epistula nuncupatoria, col. 135 B-C. Id., Le Métier de roi, p. 168-169, l. 256-259. Dhuoda, Manuel pour mon fils, L. II, chap. 1, p. 118-119.

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La réflexion sur la nature du Christ Dans l’un de ses articles, J. Leclercq a brossé un tableau rapide de la christologie clunisienne, depuis Odon jusqu’à Hugues de Semur230. La double nature du Christ est en effet la dialectique qui anime l’ensemble du livre V de l’Occupatio, consacré à l’Incarnation. Odon y revient précisément en plusieurs endroits, en expliquant qu’il faut croire que Jésus est à la fois homme et Dieu231. Pour l’abbé de Cluny, comme pour les penseurs carolingiens, le mystère de l’Incarnation n’est donc compréhensible que dans sa double acception : si le croyant ne s’attache qu’à l’une des dimensions du Sauveur, il tombe dans l’hérésie. Seule possibilité de racheter une humanité déchue, la nature du Christ joint constamment une dimension humaine, dont la caractéristique principale est l’humilité, à une dimension divine, qualifiée avant tout en termes de toute-puissance. L’insistance sur l’humilité du Christ, dans sa dimension humaine, est soulignée à plusieurs reprises, notamment par l’utilisation de la réminiscence ­paulinienne évoquant son « apparence d’esclave » (servi formam), et se trouve justifiée par quatre arguments232. De manière générale, Odon justifie tout d’abord l’Incar­nation divine dans un corps humain par la nécessité d’offrir un modèle de ­comportement qui ne sera imité que s’il a été institué par un homme, dans la mesure où la nature veut que l’on ne puisse modeler sa propre attitude que sur celle d’un congénère233. L’extrême humilité du Christ trouve par ailleurs son ­origine dans la nécessité de racheter la première cause de la Chute, c’est-à-dire l’orgueil d’Adam, transmis à tous les hommes comme une tare héréditaire, selon une conception augustinienne234. L’humble dimension du Christ est en outre circonstancielle, dans la mesure où elle s’inscrit dans le contexte du déchaînement de la superbia parmi les hommes, après l’échec des derniers prophètes235. Enfin, selon une signifi­ cation allégorique, «  [le Christ] enseigne lui-même que les humbles sont ses ­protégés (proprios clientes) »236. À plusieurs reprises, l’abbé de Cluny énumère 230. J. Leclercq, « La christologie clunisienne », p. 523-525. 231. « Sic tamen illa gerit, quæ vita salusque reposcit,/ Ut niteant typicis, quæ sunt quasi vilia, causis./ Hæc agit, unde hominem se monstret et omnipotentem./ Quantum in eo numen, prodest tam credere carnem ;/ Qui negat unum horum, liquet hunc amittere totum./ Hinc ad utraque tali plene documento necesse est,/ Ut nunc ista deum, nunc illa hominem manifestent./ Novit utraque fides distinguere amatque verenter », Occ., V 574-581. 232. « […] Dignatur veram servi quod sumere formam […] », Ibid., V 57. La même idée apparaît plus loin : «  Sub tegimen servi paret regnator olimpi  », Ibid., V  306. Pour la citation de Paul : «  Sed semet ipsum exinanivit formam servi accipiens in similitudinem hominum factus et habitu inventus ut homo », Ph II, 7. 233. « Hinc homo fit, homines hominem quo imitentur alacres/ Possibile hocque putent, quod eum fecisse probarint./ Ergo nec archangelum, sed se dedit his imitandum », Occ., V 528-530. 234. Sur la nécessité de l’humilité du Christ pour racheter le péché originel, Ibid., V 264-282. Sur la provenance augustinienne de l’idée d’une transmission héréditaire de l’orgueil aux hommes, cf. la synthèse sur ce thème, C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 20-22. 235. Occ., V 298-314. 236. « Per semet proprios humiles docet esse clientes », Ibid., V 565.



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les épisodes bibliques qui attestent cette humble humanité du Christ : il s’attache à sa naissance au sein d’un ménage modeste, à son attention pour les pauvres, à son refus des signes de richesse ou de pouvoir237. C’est cependant dans la souffrance de la Passion qu’Odon souligne avant tout l’humilité du Sauveur238. Le Christ a ainsi assumé la condition humaine, dans sa dimension la plus humble, jusqu’à la mort, afin d’enseigner les méfaits de l’orgueil et de racheter l’humanité déchue. Odon insiste à plusieurs reprises sur le fait que, dans sa grande bonté, Dieu a accompli des actes « étrangers » à sa nature divine (notamment la souffrance), caractérisée par son omnipotence239. À cette humilité extrême du Christ en tant qu’humain répondent en effet des développements sur sa toute-puissance en tant que Dieu, grâce à son double statut de roi et surtout de créateur de la nature. Ces deux dimensions se manifestent essentiellement dans les bouleversements cosmiques qui accompagnent la naissance du Christ, des manifestations extraordinaires qui apparaissent comme un hommage du monde à son créateur240. L’insistance d’Odon sur cet aspect de ­l’Incarnation rejoint sa réflexion d’ensemble sur la puissance créatrice de Dieu, qui préside à toute l’organisation de l’univers. Les modifications de l’ordre des choses viennent ainsi conforter l’idée de l’omnipotence divine, qui agit sur les éléments et sur la nature pour les transformer selon sa volonté241. Le livre V contient d’ailleurs de nombreux vers qui soulignent la toute-puissance de Dieu, soit dans sa capacité à modifier la création, soit dans sa qualification d’omnipotens ou de creator242. Cette idée trouve son paroxysme dans la naissance “extra-ordinaire” du Christ, qui vient rompre la logique de la procréation humaine, par l’enfantement de la Vierge243. Le décalage que crée cette tension entre l’extrême humilité 237. Ibid., V 324-331 ; 399-410 ; 582-602 ; 763-790. 238. « […] Subditus obprobriis patitur cruciamina mortis ;/ Est colaphis cesus, sputis et verbere iussus/ Fert postremo crucem, quæ est pessima suppliciorum ;/ Omnia digna reis hinc ille flagella cucurrit […] », Ibid., V 782-787. 239. « Non opus hoc proprium, magis est sed ei peregrinum ;/ Sed peragit proprium tamen, unde capit peregrinum ;/ Est proprium salvare, pati domino peregrinum », Ibid., V 19-21. « Ut faceret proprium, sic sumpsit opus peregrinum,/ Hoc tulit, hoc nostro gessit perstrictus amore ! », Ibid., V, 117-118. « Sint indigna deo nam plurima, quæ egit in arvo […] », Ibid., V 531. 240. « Machina cum mundi quævis speciesque creati/ Hunc doceant regem perspecta vel omnipotentem,/ Arcturus, Hyades, austri interiora, Oriones/ Et Duodena poli fantur quoque signa chorusci/ Et maris undisonæ, frenat quas lege, procellæ,/ Cetera, dissimili quæ sunt in scemate mundi,/ Dum se teste probent, quia sit puer iste creator […] », Ibid., V 375-381. 241. Ibid., V 332-343. 242. « Rex, qui celsa facit, quo mitis humillissima gessit,/ Quo facit in cælo, quæcumque volant, vel in arvo […] », Ibid., V 248-249 ; « Omnia qui fecit, distent quam singula, censet […] », Ibid., V 547 ; « Cuncta creando potens paciendo probat fore clemens ; / Huius enim pietas tanta est, est quanta potestas », Ibid., V 572-573 ; « Mira sine numero facit omnipotenter ab evo […] », Ibid., V 603. Qualification comme omnipotens : Ibid., V  331, 376, 501, 576, 583, 611. Qualification comme creator, Ibid., V, 178, 186, 368, 381, 387, 400, 501, 544, 555, 615, 772. 243. « Ergo deus fit homo, sed virginis, ut decet, alvo./ Nam decet, hic hominum communem excedat ut ortum ;/ Si tulit humanas huius clementia leges,/ Eximium fulsit, quodcumque humanitus egit », Ibid., V 52-55.

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et la puissance créatrice absolue met en lumière la grande bonté de Dieu, qui a accepté d’abandonner tous les attributs du pouvoir pour s’incarner dans une figure modeste, par amour des hommes. L’insistance sur la double nature christique permet de cerner l’influence, sur la pensée d’Odon, des débats carolingiens autour des questions trinitaires, notamment des traités réfutant l’hérésie adoptianiste. Au début des années 780 et selon leurs détracteurs carolingiens, les tenants de cette dernière, essentiellement les évêques mozarabes Élipand de Tolède († après 818) et Félix d’Urgel († vers 818), ­affirment en effet que le Christ, dans sa dimension humaine, n’est que le fils adoptif de Dieu. Ces vues, interprétées comme des mises en cause de la double nature christique, sont violemment combattues par l’Église franque dès le concile de Francfort en 794. Elles donnent lieu à la rédaction de traités anti-hérétiques par plusieurs intellectuels carolingiens, notamment Alcuin (†  804), Paulin d’Aquilée (†  779) et Benoît d’Aniane († 821). Ces derniers soulignent que, « dans le Fils de Dieu, une pleine divinité est indissolublement et parfaitement jointe à une pleine humanité »244. Les travaux de C. M. Chazelle ont cependant montré les nuances existant entre ces trois intellectuels. Odon semble se placer plutôt dans la continuité de Benoît d’Aniane, dans la mesure où l’on trouve chez les deux auteurs la double idée de disjonction entre les deux natures du Christ et de leur cohabitation à l’intérieur de sa personne, notion absente des autres traités carolingiens. Odon s’inspire d’ailleurs directement de Benoît lorsqu’il classe les actes du Christ en fonction de leur dimension humaine ou divine245. Pour Odon, comme pour Benoît d’Aniane, la compréhension du caractère humain du Christ passe ainsi par la démonstration de sa condition de mortel, qui ne se différencie de celle des autres hommes que par son absence de péché dès sa conception hors du commun. Cette dualité de la ­personne du Christ s’exacerbe chez l’abbé de Cluny au moment de la mort, ­puisque, avec la résurrection, « Dieu lui-même voulut cesser d’être homme »246. Cette synthèse des débats carolingiens sur la double nature du Christ s’explique d’abord par le caractère didactique de l’Occupatio et sa dimension d’aide à la méditation. L’abbé de Cluny, à l’époque où il était chanoine à Tours, s’est en 244. C. M. Chazelle, The crucified God, p. 52-71 sur la controverse et p. 38 pour la citation. 245. «  […] Hesurit et modico saciat tot milia pane./ Quinque fuerunt, qualos bis sex et fragmina complent […]./ Qui sitit, et dat aquam, qua hausta nullus sitit umquam ;/ Qui pausat lassus, figit super æquora gressus ;/ Nave eget, obdormit ; frenat mare, flatibus obstat ;/ Mors hominem pressit, mortem deus ipse peremit […] », Occ., V 585-596. « Secundum hominem enim esurivit, ut veram carnem ostenderet. Secundum autem Deum de quinque panibus quinque millia hominum saturavit, ut se Deum virtutibus approbaret. Secundum hominem sitivit, sed secundum Deum Samaritanam viva aqua refecit. Secundum hominem navem ascendit, sed secundum Deum siccis pedibus super mare ambulavit. Secundum hominem in navi dormivit, sed secundum Deum ventis et fluctibus imperavit. Secundum hominem in cruce pependit, sed secundum Deum paradisum latroni donavit. Secundum hominem passus mortem gustavit, secundum vero Deum semetipsum a mortuis suscitavit », Benoît d’Aniane, Opuscula I, col. 1383 B-C. 246. « […] Et tulit ipse deus, quod cesset homo esse […] », Occ., V 786.



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outre probablement familiarisé avec les nombreux textes écrits par Alcuin contre les adoptianistes. Peut-être le scriptorium de Tours contenait-il d’ailleurs aussi d’autres traités anti-hérétiques sur ces questions, notamment celui de Benoît d’Aniane. L’intérêt d’Odon pour les questions christologiques provient toutefois surtout de la place qu’il leur accorde dans son ecclésiologie. Comme nous le verrons plus loin, la double nature du Sauveur constitue en effet le pivot central de ­l’histoire du salut dans l’Occupatio247.

Le problème de la prédestination : grâce, libre arbitre et pénitence L’Occupatio laisse entrevoir l’héritage du dernier grand débat de l’époque carolingienne : le problème de la prédestination qui pose la question du rôle de la grâce et du libre arbitre dans le salut individuel. Cette controverse a opposé la deuxième génération d’intellectuels carolingiens, qui se sont positionnés autour des thèses de Gottschalk (†  868 ou 869), parfois mal comprises, à partir de la ­moitié du ixe siècle. Les points de désaccords principaux se cristallisaient autour de la conciliation de trois idées présentes dans la Bible à divers endroits : l’omnipotence et l’omniscience divine, l’affirmation du sacrifice du Christ pour le salut de tous et la damnation de certains hommes248. Dans les années 840, Gottschalk tente de résoudre cette aporie, en se fondant sur les écrits anti-pélagiens d’Augustin, et développe plusieurs idées qui s’appuient sur la notion d’une double prédestination. Parce qu’il voit par avance le destin des hommes, Dieu prédestine certains à la réception de la grâce, qui permet leur rédemption, alors que les autres – qui sont mauvais et n’ont donc pas reçu la grâce ­­– sont prédestinés à une punition de leurs péchés. Par conséquent, la grâce, contenue dans le sacrifice du Christ, ne s’adresse pas à tous les hommes mais seulement aux élus. Les idées de Gottschalk remettent en question les pratiques pénitentielles et les sacrements du baptême ou de l’eucharistie, dont l’efficacité théorique dans le processus du salut individuel est ébranlée. À partir de la moitié du ixe siècle jusque dans les années 870, plusieurs grands intellectuels condamnent les prises de position en faveur de la prédestination, tels que Raban Maur († 856), Hincmar de Reims (†  882) et Jean Scot (†  après 870). La riposte des deux premiers est globalement identique et défend l’idée de la nécessité de la grâce pour acquérir le salut, cette dernière étant offerte à tous les hommes par le sacrifice du Christ et matérialisée ensuite par la réception du baptême. Si certains sont finalement damnés, c’est parce que Dieu leur a laissé leur libre arbitre et qu’ils ont choisi de pécher, et non de rechercher le bien en persévérant dans la grâce. Ces deux

247. Cf. infra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 377. 248. Sur les prises de position respectives dans la querelle de la prédestination, C. M. Chazelle, The crucified God, p. 165-208.

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auteurs défendent par conséquent l’idée d’une forte participation de l’homme à son propre salut. Si Dieu élit ceux qui auront la volonté de croire, il n’a que la précognition de ceux qui seront damnés, chacun gardant toutefois la possibilité d’agir par un effort de sa volonté, notamment en se rachetant par des pénitences ou sa participation à l’eucharistie. La riposte de Jean Scot aux thèses de Gottschalk est légèrement différente, dans la mesure où elle est beaucoup moins axée sur les questions de pastorale et s’ancre sur le terrain de la nature même de Dieu. Pour l’Érigène, la prédestination divine au mal est impossible car Dieu, qui ne sait faire que le bien, ne peut – par essence – en être la source. Le libre arbitre, substance créée à l’image de Dieu, a été laissé aux hommes et les rend responsables de leurs méfaits, mais il autorise aussi les élus à accepter la grâce, c’est-à-dire à désirer le bien. Quant à la crucifixion, elle permet le salut de tous et marque la première étape du triomphe divin, qui s’achève avec la Parousie. Tous ces auteurs s’accordent donc sur l’idée d’une prédestination des élus par Dieu. Les véritables points de mésentente se cristallisent autour de la possibilité qu’a Dieu de prédestiner les hommes au mal ou à la damnation et autour du rôle des sacrements et des pratiques liturgiques dans le salut. À l’arrière-plan de ce débat, se trouve donc mis en jeu l’un des fondements de l’Église : la question des médiations. Odon discute de ces questions à plusieurs endroits de l’Occupatio, mais c’est avant tout dans le livre II, après l’évocation du péché originel, qu’elles sont ­développées. L’abbé de Cluny profite en effet de l’exemple offert par Adam pour exposer ses idées sur le rôle joué par Dieu dans la Chute, puis dérive vers le problème du salut des hommes. La place de cet excursus à cet endroit précis de l’Occupatio montre qu’Odon se positionne comme Jean Scot, c’est-à-dire qu’il part d’une réflexion sur la nature de Dieu pour discuter l’existence de la prédestination. Odon affirme d’abord l’omnipotence et l’omniscience de Dieu, doublées de sa vocation à toujours décider de toute chose de manière juste. Lorsqu’il attribue la grâce à certains hommes, c’est parce qu’il sait par avance qu’ils en feront bon usage, et « qu’elle [leur] sera utile »249. S’inspirant probablement des propos de Jean Scot, l’abbé de Cluny explique ensuite que Dieu ne peut pas prédestiner au mal, car il y est, par définition, étranger et n’a que la capacité de faire le bien250. Cette affirmation s’inscrit dans le contexte d’une réflexion sur la Création divine 249. Sur l’omnipotence, l’omniscience et les actes justes de Dieu, Occ., II 358-370. Sur l’attribution divine de la grâce à ceux qui en feront bon usage, Ibid., II 371-377. « Ergo ex velle fluit, […] cui gratia prosit », Ibid., II 377. 250. « Si præscit casum deus, haud prædestinat illum./ Nam quod non fecit, numquam prædestinat auctor ;/ Porro malum fecisse deum quis credidit umquam,/ Omnia, quæ fecit, cum sint potius bona valde ?/ Nam nihil ex se malum nec naturaliter extat./ Ut nil sunt tenebræ nisi sola absentia lucis/ Necque silentium erit, nisi sit cessatio vocis,/ Sic virtus vitium dat eundo, salus quoque morbum,/ Sic nichil ex se malum nisi deliquium bonitatis », Occ., II, 378-386. On peut rapprocher ce raisonnement d’un



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du monde. Dieu étant unicité et bonté, ce qu’il a engendré est pensé comme une totalité ordonnée et structurée, qui ne peut être que bonne par essence, en raison de la nature du créateur. À l’intérieur du cadre globalisant de la Création, le mal est analysé, en termes néoplatoniciens, comme une « absence de », comme une désertion des bonnes choses créées par Dieu, c’est-à-dire qu’il n’a pas d’existence ontologique251. Dans cette perspective, Odon, à l’instar de Jean Scot et des autres détracteurs de Gottschalk, distingue bien l’idée de la précognition de la Chute de celle de sa prédestination : si Dieu, dans son omniscience, a vu par avance le péché originel, il ne peut en être la cause car il ne sait faire que le bien. La Chute d’Adam résulte par conséquent de la liberté que lui a laissée Dieu de choisir entre le bien et le mal. L’abbé de Cluny reprend ici encore les propos de Jean Scot sur le libre arbitre. Pour l’Érigène, la notion de choix est en effet nécessaire pour que la rétribution des mérites par Dieu, le jour du Jugement dernier, ait un sens252. Cette idée est sous jacente dans l’Occupatio, lorsque Odon développe sa réflexion sur le libre arbitre, en même temps qu’il évoque le don de la raison (ratio) à l’homme par Dieu, au moment de sa création à son image. Selon lui, l’octroi de la libre volonté à l’être humain va de pair avec son instruction dans ce qui est juste et avec sa capacité intellectuelle au discernement du bien et du mal, de sorte que ses décisions aient de la valeur253. Ainsi, « l’homme serait en effet sans louange s’il n’avait rien pu faire selon sa volonté »254. Cette prise de position conduit l’abbé de Cluny à imputer au seul Adam la responsabilité de la Chute et à en dédouaner entièrement son créateur255. La réflexion d’Odon sur le salut individuel s’insère à la suite de ces développements sur la pleine responsabilité d’Adam dans le péché originel. Il y reprend, de manière encore plus fidèle, les idées de Jean Scot sur l’octroi de la grâce à quelques-uns par Dieu256. Ce don est la conséquence des efforts de certains, qui, par leur propre zèle, montrent leur capacité à agir correctement et sont donc élus. La grâce est définie comme une force qui vient aider le libre arbitre à choisir la voie du bien et sans laquelle l’approche de Dieu est impossible. L’abbé de Cluny

251. 252. 253.

254. 255. 256.

passage de Jean Scot Érigène, De divina prædestinatione liber, chap. XV, § 9, p. 92, l. 193-200. Dans ce passage, Jean Scot appréhende toutefois cette question en termes de substance. Pour l’analyse du discours de Jean Scot sur la création et l’existence du mal : M. Cristiani, « La notion de loi », p. 104-114. Ibid., p. 104-105. « Rectus homo est factus dataque est ei recta voluntas,/ Quam tamen arbitrio pro malle reflectere possit./ Forte sub ambiguo ne hunc ignorantia fallat,/ Primo est instructus monitis rationeque fretus,/ Ut magis ex voto bonus et veraciter esset,/ Dexteriora legens pro velle et noxia vitans », Occ., II 387‑392. « Sic sine laude foret, si ex velle homo nil potuisset », Ibid., II 400. Ibid., II 418-427. « Est humana salus causis compacta duabus :/ Gratia et arbitrio ; movet hæc, iuvat id vel adimplet./ Omne bonum inspirat nostras studiumque requirit ;/ Nosse et velle, equidem quin posse, datur per eandem […]./ Prævenit hæc ; ideo laus est referenda datori,/ Et merces operis studio debetur agentis./ Munerat ergo deus gratis iusteque fideles », Ibid., II 428-442.

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insiste donc à la fois sur la coopération de la grâce et du concours personnel de chacun et sur le caractère gratuit et juste de son octroi à certains hommes257. Ces derniers sont les véritables élus : leur réception de la grâce leur permet d’atteindre les sommets divins. La conception “érigénienne” de la condition humaine permet ainsi à Odon d’affirmer l’importance des œuvres dans le processus du salut. Cette prise de position, qui va de pair avec l’affirmation constante de la bonté divine et de sa capacité au pardon, débouche sur une exhortation constante à la pénitence. La dialectique péché/prise de conscience/repentir est soulignée dès le livre II, immédiatement après l’exposition de la doctrine sur la prédestination, puis dans le livre VII, consacré à la situation de l’Église après la venue du Christ et au retour des péchés258. Dans les deux cas, les hommes ont en effet choisi d’incliner vers le mal malgré les faveurs que Dieu leur avait accordées, qu’il s’agisse du paradis ou de la rédemption universelle par le sacrifice salvateur du Sauveur. L’abbé de Cluny affirme pourtant dans le livre VII que la contrition est toujours possible, parce que Dieu a laissé à l’homme son intelligence. C’est donc bien un appel à la pénitence que lance Odon aux pécheurs à la fin de l’Occupatio, avant d’évoquer le Jugement final259. L’abbé de Cluny y affirme l’infinie bonté de Dieu qui accueille tous ceux qui se ­repentent de leurs péchés, mais qui se montrera impitoyable le jour du Jugement avec ceux qui, en toute conscience, auront préféré commettre des méfaits. Ce passage est d’ailleurs précédé d’exemples bibliques qui illustrent la force du pardon du Christ. Les implications de la doctrine d’Odon sur la grâce et le libre arbitre sont claires. Après le baptême, qui confère la grâce à tous les hommes, chacun choisit de suivre la voie du bien ou du mal. Même après avoir péché, la bonté de Dieu permet cependant à ceux qui se repentent d’acquérir le salut, s’ils reconnaissent leurs fautes. Les efforts individuels de l’homme occupent donc une place majeure dans sa propre rédemption, définie comme toujours possible. Cela justifie à la fois les rites de concession de la grâce – le baptême et les pratiques liturgiques pénitentielles qui matérialisent la volonté du pécheur de s’amender de ses fautes –, ainsi que les donations pour le salut de l’âme, c’est-à-dire les fondements d’une ecclésiologie. Cette prise de position sur la prédestination légitime en effet le rôle 257. Sur Jean Scot et la grâce, C. M. Chazelle, The crucified God, p. 198-200. 258. Empruntant des accents élégiaques, Odon se lamente sur le comportement d’Adam, qui s’enferre dans le péché originel en ne montrant aucun regret de son acte et en ne demandant pas pardon à son créateur : « O si vel tantum “peccavi” diceret o si ! / Quale iugum nostra tunc a cervice levaret », Occ., II 458-459. De la même manière, il déclare un peu avant : « Pœnituisse illum legitur veniamve precatum ? », Ibid., II 452. 259. « Dicimus, ut pateat, qua rex pietate redundat,/ Qui nihil improperat, placide redeuntibus adstat./ De redeunte deum lapso liquet ergo gavisum,/ Qui rogat, ut superi secum letentur amici./ Hinc vocat et refugas, prolis quos nomine mulcet./ “Quæso, redite”, inquit, “convertar ego quoque filii”./ “Cur moriemini”, ait, “volo non mortem morientis,/ Immo magis vitam, reduci non esse ruinam” », Ibid., VII 499-506.



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social de l’Église en tant que médiatrice entre Dieu et les hommes, dans la mesure où c’est elle qui orchestre l’octroi initial de la grâce, la réintégration des pécheurs en son sein, comme les prières pour la rédemption des donateurs laïques. *   * * À l’issue de cette partie, Odon se présente comme un chantre des grandes questions doctrinales carolingiennes, à une exception près : il ne fait aucune allusion aux doctrines franques sur les images, discutées lors de la crise iconoclaste. Alors que l’Occupatio ressemble, par bien des aspects, à un traité d’orthodoxie carolingienne, cette absence pourrait s’expliquer par une évidence : le refus de tous les Occidentaux d’adorer les images pour elles-mêmes. Le Filioque faisait néanmoins également l’objet d’un consensus de la part des intellectuels de l’Empire carolingien, ce qui n’a pas empêché Odon de développer longuement sa conception de la Trinité. Ce silence découle vraisemblablement du fait que le dogme carolingien sur les images n’est pas un pilier fondamental de l’ecclésiologie de l’abbé de Cluny, contrairement aux questions trinitaires. En définitive, Odon apparaît comme un homme de grande culture, qui a hérité des différents apports intellectuels carolingiens : compilation de l’exégèse patristique, intérêt pour le néoplatonisme, maîtrise des questions doctrinales. Ces riches années de formation intellectuelle trouvent d’ailleurs leur expression dans la ­composition de la première œuvre d’Odon, un abrégé des Moralia in Job de Grégoire le Grand.

C. La rédaction de l’Exceptio in Moralibus Job À deux reprises, Jean de Salerne explique que les chanoines de Tours avaient pressé Odon de composer des œuvres pour eux, de nouvelles antiennes (I 10) et un abrégé des Moralia in Job de Grégoire le Grand (I 20). Alors que la rédaction de l’antiphonaire a sans doute eu lieu plus tard, à un moment où Odon n’était plus chanoine, la seconde pièce a bien été composée pendant ses années de canonicat260. L’hagiographe situe ce récit immédiatement après la formation d’Odon par Remi d’Auxerre (I 19), sans que l’on puisse déterminer s’il a retranscrit les événements selon une logique chronologique ou thématique. Il est en tout cas vraisemblable que l’écriture de l’épitomé ait eu lieu après le perfectionnement d’Odon en théologie. Cette œuvre aurait donc été composée lors des derniers

260. Sur la date de rédaction des antiennes, cf. infra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 333.

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temps de son expérience canoniale. Elle a en outre fait l’objet d’une longue étude de G. Braga261. En 1617, M. Marrier attribue à Odon un abrégé de l’œuvre de Grégoire et l’édite à part, trois ans après la parution de la Bibliotheca cluniacensis, à partir de trois manuscrits provenant de Cluny. Ce texte est ensuite repris dans la Patrologie latine et reste considéré pendant longtemps comme une œuvre authentique262. À la suite des travaux de F. Rädle, qui a daté l’épitomé édité par M. Marrier de la première moitié du ixe siècle, G. Braga en a définitivement rejeté la paternité “odonienne”263. Cette philologue a par ailleurs identifié le véritable abrégé écrit par Odon, encore inédit, dans le manuscrit BnF Lat. 2455, copié au xiie  siècle et provenant de Saint-Martial de Limoges, ce qui atteste sa présence en milieu clunisien264. La méthode d’abréviation est une transcription à la lettre, qui « justifie complètement le titre d’Exceptio » – titre que nous utiliserons désormais pour désigner l’œuvre – et qui reprend la structure en trente-cinq livres de l’œuvre de Grégoire en en maintenant l’ordre interne265. L’intérêt d’Odon s’est porté sur l’exégèse de certains versets, sans distinction véritable des sens utilisés dans l’interprétation. Il ne montre en effet aucune prédilection pour une lecture particulière du texte biblique, ne précise parfois pas s’il évoque un sens littéral, moral ou allégorique et semble se désintéresser des commentaires ponctuels de Grégoire. Il accorde en revanche toute son attention aux excursus portant sur des problèmes moraux ou théologiques. Pour G. Braga, tous ces traits attestent qu’Odon considère les Moralia in Job avant tout comme un enseignement général, et non comme un livre exégétique. Les trois thèmes principaux de l’Exceptio s’articulent autour d’une notion centrale : la lutte perpétuelle entre l’homme et le démon266. La première idée est que 261. G. Braga, « Problemi di authenticità », p. 611-711. 262. Odon de Cluny, Moralium in Job libri XXXV, dans PL 133, col. 105-512. Sur les études attribuant l’œuvre à Odon, J. Laporte, « Saint Odon », p. 138-139 ; R. Wasselynck, « Les compilations des “Moralia in Job” », p. 15-18. 263. Selon G. Braga, cette attribution erronée remonte au xie siècle et participait à l’effort de construction des origines du monastère de Cluny par Hugues de Semur autour de la figure d’Odon. L’intérêt porté au deuxième abbé de Cluny, essentiellement sur le plan hagiographique, se serait alors accompagné d’une recherche et d’une copie systématique de ses œuvres, notamment de cet épitomé des Moralia. 264. Bien que la préface manque, l’incipit « Exceptio Sancti Odonis Cluniacensis abbatis in Moralibus Job », ainsi que le recoupement des thèmes centraux de l’épitomé avec d’autres œuvres du deuxième abbé de Cluny, confirment qu’il s’agit bien de l’œuvre d’Odon. Cet épitomé semble s’être peu diffusé au Moyen Âge, puisque seul le catalogue de Saint-Martial de Limoges atteste sa présence à deux reprises en milieu clunisien au xiiie siècle. L’un des deux textes est perdu, l’autre est le manuscrit Paris, BnF Lat. 2455, G. Braga, « Problemi di authenticità », p. 659-663. Pour l’appartenance de Saint-Martial de Limoges à l’Ecclesia cluniacensis, D. W. Poeck, Cluniacensis Ecclesia, p. 117-121 et 477. 265. G.  Braga, «  Problemi di authenticità  », p.  664. Pour les caractéristiques générales de l’épitomé, p. 666-672. 266 Ibid., p. 674-679.



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la condition humaine sur terre devrait être soutenue par le désir permanent de la vie céleste, concrétisé par un abandon des vices avec l’aide de Dieu. Dans cette optique, Odon insiste sur les différents types de péchés, leur manière de s’insinuer dans l’homme et ce qu’ils entraînent, tout en soulignant la nécessité d’une vigilance constante pour s’en éloigner. Le deuxième thème de l’Exceptio tourne autour de la personne du diable, des causes de sa damnation et de ses efforts constants pour tenter l’homme. Cet intérêt pour la figure du démon débouche sur l’insistance de l’auteur sur la venue imminente de l’Antéchrist et sur la persécution des saints qui annonce la venue de la fin des temps. Le dernier thème développé par Odon est une réflexion sur le rôle de Dieu, sur sa nature et sa manière de s’adresser aux hommes par l’intermédiaire des anges, mais surtout sur sa fonction de juge267. Si l’on en croit son hagiographe, Odon a beaucoup lu pendant ces années de formation et il a en outre été instruit par le dernier maître de l’école d’Auxerre. L’enseignement de Remi était essentiellement grammatical – ce que corrobore d’ailleurs Jean de Salerne –, mais Odon s’est également familiarisé à cette époque avec les idées néoplatoniciennes, via son maître, formé par Heiric d’Auxerre. Qu’a retenu le jeune homme – s’il les a entendues – des conceptions de ce dernier sur les moines, c’est-à-dire du rôle fondamental et primordial des religieux dans la conversion du monde vers le salut268 ? En d’autres termes, quel a été l’impact du discours auxerrois, relatif à la perfection monastique, sur le projet de vie canonial choisi par Odon et sur sa conversion tardive à la vie cénobitique ? La logique narrative de la Vita Odonis situe la conversion d’Odon (I 22) peu après son apprentissage auprès du maître auxerrois (I 19), puisque seulement deux chapitres les séparent. Jean de Salerne affirme toutefois que la vocation monastique du saint découlerait de sa découverte de la règle de saint Benoît au fil de ses lectures – apparemment à Tours –, au point qu’il se serait conformé à l’une de ses injonctions pendant trois ans, avant de prononcer des vœux définitifs269. Sans pouvoir attester ni le contenu théologique de l’enseignement de Remi, ni sa coïncidence avec la décision d’Odon de se convertir, il n’en demeure pas moins que ce dernier a changé de projet de vie à la fin de son expérience canoniale, en adoptant un comportement plus ascétique.

267. Le texte de cette œuvre étant encore inédit, nous ne l’avons intégré que ponctuellement à notre corpus pour aborder certains thèmes, en utilisant les passages cités par G. Braga dans son article. 268. Sur les conceptions d’Heiric sur les moines, D. Iogna-Prat, « Le “baptême” », p. 111-117. 269. VO1, I 15, col. 50 C.

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III. La conversion et la vie monastiques à Baume Lorsqu’il évoque l’expérience canoniale d’Odon, Jean de Salerne explique que son maître, au bout d’un certain temps, a radicalisé son comportement en mortifiant son corps et en abandonnant ses biens. I. Cochelin a analysé l’adoption de ces pratiques ascétiques comme une première étape de sa conversion au cénobitisme : Odon quitte la cella octroyée par Foulque, s’installe dans une parvula cellula et cède tous ses biens aux pauvres ; il dort sur une natte posée sur le sol, ne possède que ses vêtements et s’impose des privations alimentaires270. Odon a donc adopté un mode de vie quasi érémitique, confirmé par Jean de Salerne qui précise que son maître « s’était soustrait aux regards de tous » (sublatusque ab oculis omnium), lorsqu’il évoque son retrait dans la cellule. La Vita Odonis ne donne qu’une indication pour dater cette première étape de la conversion du saint. La découverte de la norme bénédictine – qu’Odon aurait partiellement suivie pendant trois ans – situe l’adoption de ce mode de vie plus radical dans les années 905-906 à 908-909, juste avant son départ pour Baume. Selon I. Cochelin, cette conversion progressive aurait un rapport avec la dégradation des liens du saint avec son ancien nutritor, Foulque le Roux. Son analyse se fonde sur un passage de la Vita Odonis où Odon s’oppose au futur comte d’Angers au sujet de deux vases que ce dernier avait dérobés à Saint-Martin, tout en le guérissant miraculeusement de la maladie que Dieu lui avait infligée pour son sacrilège (I 21). I. Cochelin y voit une divergence de vues entre les deux hommes, notamment la radicalisation spirituelle du jeune chanoine, qui s’exprime dans son refus de l’intervention laïque de son ancien nutritor dans les affaires de l’Église tourangelle. Les liens entre Foulque et Odon se sont en effet certainement distendus, mais ce dernier a pu aussi abandonner sa cellule initiale pour d’autres raisons. Vers la fin de l’année 906, les ambitions de Foulque le Roux se détachent en effet de la région tourangelle pour se porter vers l’Anjou et la Bretagne, puisqu’il devient maître du comté de Nantes271. Il n’exerce alors plus les fonctions ­vicomtales à Tours, qui échoient à Thibaud le Vieux, père de Thibaud le Tricheur272. Le retrait partiel et provisoire de Foulque de la région tourangelle correspond ainsi à peu près au moment où Odon aurait découvert la règle de saint Benoît et commencé son mode de vie ascétique. La date de 906 coïncide en outre avec les premiers efforts des chanoines pour construire le castrum de Saint-Martin, qui est ensuite

270. Sur l’analyse, I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 188-189. Sur l’abandon de sa cella et de ses biens aux pauvres par Odon, ainsi que sur son dénuement matériel : VO1, I 14, col. 49 D-50 C. Sur les privations alimentaires : Ibid., I 16, col. 51 A. 271. Sur la carrière de Foulque, cf. supra, dans ce même chapitre, p. 66. 272. K. F. Werner, « Les premiers Robertiens », p. 38-39.



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profondément mis en cause par l’abbé de Cluny dans le Sermo de combustione basilicæ beati Martini, parce qu’il favorise le comportement séculier des clercs. Sur la base de ce nœud chronologique de 906, le retrait partiel d’Odon de la vie canoniale apparaît comme le fruit de deux facteurs différents et complémentaires. L’abandon de la cellule octroyée par Foulque résulte peut-être du désinvestissement partiel de ce dernier à Saint-Martin, qui a pu affaiblir la position de son jeune protégé à l’intérieur de la communauté. La dérive laïque des chanoines, matérialisée par leur volonté de fortifier le quartier canonial, a pu également déplaire au jeune Odon, qui avait vraisemblablement reçu à l’époque les enseignements de Remi d’Auxerre et avait sans doute été sensibilisé aux notions de mise en ordre sociale, de pureté nécessaire des clercs et de délimitation stricte des états de vie. Quelles qu’en soient les causes exactes, Odon s’est donc montré de plus en plus insatisfait de son projet de vie canonial. Il glisse alors progressivement vers un mode de vie cénobitique, grâce à son expérience érémitique en compagnie d’un certain Adhegrin, jusqu’à ce que les deux hommes se décident à franchir le pas de la conversion monastique. C’est dans ce but qu’ils partent à Baume, communauté dirigée par Bernon, le premier abbé de Cluny.

A. Odon et Adhegrin : de l’érémitisme au cénobitisme Dans la Vita Odonis, la lente conversion d’Odon à la vie monastique n’est pas présentée comme une expérience individuelle, mais comme une décision ­commune au saint et à son compagnon Adhegrin. L’hagiographe s’attarde longuement sur ce personnage, ancien laïc devenu moine puis ermite. Il fait en effet de lui l’initiateur du départ d’Odon pour Baume, puisque c’est Adhegrin qui découvre cette communauté en se rendant en pèlerinage à Rome. Jean de Salerne consacre ensuite quatre chapitres au mode de vie érémitique choisi par ce dernier après avoir vécu pendant quelque temps dans la communauté dirigée par Bernon.

La figure d’Adhegrin La figure d’Adhegrin apparaît dans la Vita Odonis à la suite du récit du vol des vases de Saint-Martin de Tours par Foulque le Roux et de sa guérison ­miraculeuse par Odon (I 21). Après avoir sauvé son ancien nutritor, le jeune chanoine ­l’exhorte en effet à quitter le siècle, ce que le laïc refuse, tout en évoquant un miles qu’il apprécie, Adhegrin, « habile aux armes et prudent dans le conseil (in consilio providum) », que ses aspirations religieuses rendaient sensible à ce message273. Jean explique ensuite que Foulque revient chez lui, relate sa guérison à son entourage

273. VO1, I 21, col. 53 A-B.

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et les encouragements d’Odon à abandonner la vie laïque. Dès le début du chapitre suivant, l’hagiographe raconte : Or, l’un de ceux qui étaient présents et écoutaient attentivement était le susdit Adhegrin, qui bientôt après, saisi de repentir dans son cœur, et après avoir distribué toutes les choses qu’il possédait, se pressa auprès [d’Odon]. Ayant abandonné sa chevelure et la milice séculière, à partir de ce moment, il devint athlète du Christ (agonista Christi)274.

La Vita Odonis laisse entendre qu’Adhegrin était un laïc qui portait les armes, puisqu’il est qualifié de miles dans le premier chapitre qui l’évoque, et qu’il faisait partie de l’entourage guerrier de Foulque dont il était vraisemblablement l’un des fidèles. Bien que l’on ne puisse préciser quel était son statut, il correspond parfaitement à l’image du vassal, tant par sa fonction de spécialiste des armes que par son activité de conseil. Cette description du personnage et de la suite de son parcours spirituel rapproche la Vita Odonis d’un texte plus tardif, la partie des Miracula sancti Benedicti écrite par le moine Aimoin de Fleury († après 1008). Dans les chapitres consacrés aux abbatiats de Saint-Benoît-sur-Loire durant la seconde moitié du xe siècle, se trouve en effet le portrait d’un certain Drogon [Drogo], un laïc qui aurait décidé de devenir moine au monastère de Fleury, aurait entrepris un pèlerinage à Rome, puis, après avoir vécu longtemps dans la communauté de Saint-Benoît, aurait mené une vie érémitique «  dans le lieu qu’on appelle Baume  »275. Les points communs entre les deux récits ont conduit J. Mabillon à s’interroger sur l’identification de cet homme à Adhegrin276. Les topoi conjoints de la conversion tardive, du pèlerinage à Rome et de la retraite érémitique ne sont pas rares dans les textes hagiographiques du haut Moyen Âge, comme l’atteste un texte presque exactement contemporain de la Vita Odonis, la Vie de Jean, abbé de Gorze († 974)277. Rien ne permet en outre d’exclure que l’auteur des Miracula se soit inspiré de la première Vie d’Odon pour transposer l’histoire d’Adhegrin dans le contexte de Fleury, même si le fonds de la Bibliothèque de Saint-Benoît-sur-Loire, reconstitué à partir de sources tardives, ne semble pas avoir contenu la Vita Odonis278. Selon la chrono­logie d’Aimoin et bien qu’il soit difficile de se fier aux informations temporelles de ce texte, la prise d’habit de Drogon aurait eu lieu à Fleury après la mort d’Odon, ce qui contredit totalement la version donnée par Jean de Salerne et décale l’événement vers le milieu du xe siècle. La mention de Baume est en définitive le seul élément qui permettrait d’identifier Adhegrin et Drogon, mais 274. 275. 276. 277.

Ibid., I 22, col. 53 B. Aimoin de Fleury, Miracula sancti Benedicti, chap. 4, p. 101-102. J. Mabillon, Sancti Odonis elogium historicum, chap. III, 11, col. 15 B. Ces trois motifs y apparaissent, Jean de Saint-Arnoul, La Vie de Jean, abbé de Gorze, L. I, chap. 20-31, p. 59-69. 278. La bibliothèque de Fleury ne semble d’ailleurs avoir possédé aucune des versions de la Vita Odonis, cf. M. Mostert, The Library of Fleury.



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le caractère tardif des Miracula invite à s’en tenir aux informations de la Vita Odonis. Adhegrinus est un nom absent du répertoire onomastique franc. Il existe en revanche des Adalgrimmus ou des patronymes germaniques qui en dérivent (Adalgrimnus, Adelgrimmus, Adalcrimus) depuis l’époque carolingienne279. Il n’apparaît pas non plus dans les actes souscrits par Foulque le Roux, ce qui laisse planer un doute sur les propos de la Vita Odonis280. J. Wollasch a toutefois repéré plusieurs fois un Adhegrin à la date du 2 juillet dans divers nécrologes en usage dans des monastères en lien avec Cluny281. Selon Jean de Salerne, Adhegrin décide donc de quitter le siècle, séduit par le discours d’Odon. Ainsi que l’a souligné R. Le Jan, l’image employée pour désigner cette conversion, le dépôt de la chevelure et l’abandon des armes, est ­courante à l’époque carolingienne pour désigner le passage d’une milice à l’autre282. Dans le texte de Jean de Salerne, il s’agit d’un rite qui transforme Adhegrin en ­agonista Christi, en athlète du Christ. Il n’existe cependant aucune attestation d’un ­chanoine du nom d’Adhegrin dans les actes de Saint-Martin de Tours.

L’expérience érémitique à Tours et à Baume Jean de Salerne laisse entendre qu’Odon et Adhegrin ont mené une vie ascétique ensemble, dans la région de Tours. Bien que le texte ne soit pas très clair à ce sujet, probablement parce que les formes de vie solitaires sont encore mal définies au début du xe siècle, plusieurs indices montrent que les deux hommes ont lentement dérivé de leur statut canonial vers celui d’ermite283. Immédiatement après avoir évoqué la conversion d’Adhegrin et sa nouvelle dimension d’agonista Christi, l’hagiographe explique : Le père Odon, prenant donc tous les biens qu’il lui avait apportés pour un usage ­temporel, les distribua aux “seins des pauvres” (in sinibus pauperum), comme il l’avait fait pour les siens quelque temps auparavant : les soldats palatins (milites palatini) ­restèrent ensemble, se contentant d’une minuscule cabane (parvissimo tugurio). Voyant enfin que le monde demeurait dans le mal et que ceux qui l’aimaient suivaient une voie menaçante et pleine de tentations, ils se hâtaient de gravir quotidiennement les sommets monastiques. Ils n’entendirent cependant parler d’aucun monastère dans le territoire de Francie, dans lequel ils n’avaient été eux-mêmes ou ils n’avaient envoyé leurs émissaires. Et, ne trouvant pas dans ces [régions] de lieu monastique où ils pourraient trouver la paix, ils retournaient vers leur cabane avec beaucoup de chagrin. Pour cette raison,

279. M.-T. Morlet, Les Noms de personne, I, p. 16. 280. Cette recherche a également été menée pour Drogon, que l’on ne trouve dans aucun acte. 281. J. Wollasch, « Zur frühesten Schicht », p. 267-268. 282. R. Le Jan, Famille et pouvoir, p. 64. 283. Sur le caractère flou des expériences solitaires au xe siècle, A.-M. Helvétius, « Ermites ou moines », p. 1-27.

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Adhegrin décida de se rendre à Rome. Après s’être mis en route, il arriva dans les régions bourguignonnes et il parvint à une certaine villa, du nom de Baume284.

Le caractère érémitique de la vie des deux hommes transparaît dans l’utilisation de la formule agonista Christi, qui relève du vocabulaire de l’athlétisme. Depuis l’Antiquité tardive, cette expression était utilisée pour décrire les pratiques ascétiques, conçues comme une lutte contre le diable par la maîtrise de son propre corps285. Cette qualification a sans doute été préférée à celle de miles Christi pour exprimer radicalement la césure avec le genre de vie laïque et ne pas créer de confusion entre les deux milices. On trouve d’ailleurs une utilisation semblable du champ lexical agonistique dans la Vita Geraldi, lorsque Odon évoque le comportement totalement monastique de Géraud, hors de son activité séculière286. Ces termes viennent donc suggérer l’idée d’une mortification corporelle, qui va de pair avec un dénuement extrême, ainsi que l’indique la suite du texte : Odon distribue tous les biens d’Adhegrin aux pauvres, comme il l’avait fait lui-même. L’allusion à la « minuscule cabane » constitue un second indice de l’adoption d’un mode de vie érémitique par les deux hommes. Ce type d’habitation laisse entendre qu’Odon et Adhegrin ne vivent plus à Tours, mais bien dans un ermitage où ils mènent une existence solitaire, loin des autres chanoines. L’expression milites palatini suggère, quant à elle, l’utilisation de deux lieux communs très courants dans la littérature hagiographique. Le premier est celui de la métaphore militaire, à laquelle renvoie le mot milites, employée depuis Paul pour symboliser la lutte de l’ascète contre le diable287. Le second topos, véhiculé par le terme de palatini, consiste à décrire le Paradis, et surtout ses membres, avec le vocabulaire civique de la Rome républicaine. Cette tendance s’est développée à partir des écrits de Prudence et apparaît assez souvent dans les œuvres de l’abbé de Cluny288. La conjonction de ces deux termes concourt à suggérer qu’Odon et Adhegrin font déjà partie de l’assemblée des élus, en raison de leurs pratiques ascétiques289. Jean de Salerne utilise en outre plusieurs lieux communs propres aux ermites, tels qu’ils apparaissent dans de nombreuses œuvres à partir de la moitié du 284. VO1, I 22, col. 53 B. L’expression in sinibus pauperum, est probablement une réminiscence de Lc VI, 38, que l’on retrouve, entre autres, dans trois chartes de Cluny de l’abbatiat d’Odon sous la forme « Abscondite elemosinam in sinu pauperis », cf. no 346, CLU, p. 328 ; no 359, CLU, p. 336-338 ; no 399, CLU, p. 384-385. 285. J. Leclercq, « “Militare Deo” », p. 7-9. 286. « Athleta cœlestis militiæ dudum in palestra mundanæ conversationis agonizans, cuneos vitiorum viriliter debellavit », VG4 II 1, col. 669 B. 287. J. Leclercq, « “Militare Deo” », p. 3-20. 288. Sur la conception “civique” du paradis depuis les écrits de Prudence : M. Maccarrone, « La concezione  », p.  187. Sur l’utilisation de ce topos par Odon : «  Supernus Judicem et senatores cœli  », Sermo de Benedicto, col. 726 D. « Cælestem patriam », Sermo sancti Geraldi, lectio 4, l. 39. « Beatis civibus », Sermo sancti Albini, l. 269 ; « Supero senatu », Ibid., l. 279. 289. Sur l’accès direct des saints au paradis depuis Origène, M. Van Uytfanghe, « L’essor du culte des saints », p. 97-98.



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xe siècle.

C’est notamment le cas lorsqu’il évoque la recherche d’un monastère convenable par les deux hommes. La rupture avec un ancien mode de vie par un éloignement, souvent géographique, constitue un deuxième topos290. Dans les cas d’Odon et d’Adhegrin, très proches sur le plan du parcours individuel, cette démarche se décompose en deux phases : une première rupture avec la vie laïque par une entrée dans la vie canoniale à Tours, puis le départ en Bourgogne, qui achève de rompre définitivement les liens avec l’existence séculière. Les modalités de la découverte du monastère de Baume sont également symptomatiques des topoi de la littérature ascétique, notamment à l’époque carolingienne, dans la mesure où la peregrinatio de l’ermite y prend souvent la forme d’un pèlerinage291. Cette existence ascétique cherche à aboutir dans le cadre du monastère, conformément à une tendance lourde de la littérature bénédictine qui ne conçoit la vie solitaire qu’en rapport avec un établissement cénobitique situé à proximité292. L’itinéraire biographique d’Odon et d’Adhegrin reflète ici probablement un autre lieu commun de l’hagiographie mérovingienne et carolingienne, selon lequel les saints accumulent de nombreuses expériences différentes, y compris celle de l’érémitisme, avant de se fixer dans le mode de vie présenté comme le meilleur : la communauté monastique293. La vocation des deux hommes à la perfection aboutit ainsi à leur conversion tardive à Baume, sous l’abbatiat de Bernon. La forte dimension topique de ce chapitre pourrait faire douter de la réalité de l’expérience érémitique des deux hommes en Touraine. Cette existence ascétique s’inscrit toutefois dans un contexte propice aux pratiques de vie solitaire, étudiées pour la Gaule du Nord par J. Heuclin, qui a noté une reprise du mouvement à partir de la seconde moitié du ixe siècle. Les cas d’Odon et d’Adhegrin correspondent tout à fait à l’attitude des milieux ascétiques à cette époque qui recherchaient dans la solitude, et parfois dans la réclusion, une réponse – souvent considérée comme provisoire – au déclin de la vie spirituelle des monastères294. Ainsi qu’il été dit ­précédemment, un contemporain presque exact de l’abbé de Cluny, Jean de Gorze, a d’ailleurs un parcours similaire : après avoir abandonné la vie laïque, ce dernier est d’abord clerc, puis entame une expérience érémitique, avant de devenir moine295. Odon et Adhegrin ont donc vraisemblablement suivi la tendance du renouveau érémitique qui touchait les régions de la Gaule septentrionale et qui recrutait ses membres dans l’aristocratie cléricale, insatisfaite de la situation de l’Église.

290. C. Caby, « Vies parallèles », p. 15-17. 291. Sur le pèlerinage dans la spiritualité monastique, G. Constable, « Monachisme et pèlerinages », p. 3-27. 292. Sur les rapports entre le monachisme bénédictin et les ermites, J.-M. Sansterre, « Le monachisme bénédictin », p. 31-32. 293. A.-M. Helvétius, « Ermites ou moines », p. 20-21. 294. J. Heuclin, Aux origines monastiques, p. 81-86. 295. C’est surtout la première partie de la Vita qui est ici significative et qui est beaucoup plus développée que celle d’Odon, Jean de Saint-Arnoul, La Vie de Jean, abbé de Gorze, L. I, p. 46-81.

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La vie au monastère apparaît aux deux hommes comme la seule issue conforme à leurs aspirations spirituelles. Une fois qu’ils sont entrés à Baume, la voie suivie par Adhegrin illustre parfaitement les injonctions de la règle bénédictine sur la vie érémitique. Selon cette dernière, seuls les moines les plus valeureux, aguerris par la vie commune, peuvent en effet tenter l’expérience solitaire sans tomber dans les péchés296. Le peu que l’on perçoit d’Adhegrin montre d’ailleurs le caractère exceptionnel de cette figure dans la Vita Odonis. C’est en effet lui qui découvre le monastère de Baume (I  22) et qui y fait venir Odon (I  23). Il aide par ailleurs son ancien compagnon à discerner la vérité dans le discours tentateur des mauvais moines de cet établissement (I 29). Sur un plan narratif, Adhegrin représente donc le type du bon moine, qui, avant même son entrée définitive au monastère, possède une vertu telle qu’il évite les pièges diaboliques. Selon Jean de Salerne, il passe d’abord trois ans dans la communauté de Baume, puis, après avoir obtenu l’autorisation de Bernon, il se retire dans une grotte afin de vivre dans la solitude297. Tous ces traits concourent à montrer qu’Adhegrin possède les qualités requises pour être ermite, malgré sa conversion tardive. Selon la logique de la norme bénédictine, son départ du monastère atteste qu’il incarne « un degré supérieur sur la voie de la perfection »298. Jean de Salerne a pris le parti d’introduire quatre chapitres consacrés à la seule existence solitaire d’Adhegrin dans la Vita d’Odon (I 25-28). Ces passages ­laissent entrevoir l’influence de la Vie de saint Antoine sur les différentes étapes traversées par Adhegrin299. Après avoir vaincu sa première tentation – les ­doutes inhérents à la solitude et le besoin de consolation (I 25) –, et remporté une ­victoire sur le démon grâce à l’aide de Martin (I 26), il fait en effet la preuve de ses dons prophétiques (I  27)300. Ce dernier passage dépeint ainsi l’ermite en contact partiel avec le monde extérieur, lorsqu’il raconte sa vision du patron de Tours à son ami Odon : comme Antoine, après avoir vaincu le diable, il ne craint donc plus de rompre son isolement. La scène que relate Adhegrin atteste d’ailleurs la perfection qu’il a désormais atteinte, puisque Jean de Salerne décrit un jeu au cours duquel Martin et l’ermite sont mis sur un pied d’égalité, chacun réclamant la bénédiction de l’autre301. Ce même passage insiste également sur la sagesse d’Adhegrin, dans la mesure où c’est vers lui qu’Odon se tourne pour demander conseil sur la réforme

296. J.-M. Sansterre, « Le monachisme bénédictin », p. 31-32. 297. Sur la vie en communauté pendant trois ans : VO1, I 23, col. 54 B. Sur le retrait dans une grotte : Ibid., I 25, col. 54 C. 298. L’expression est de J.-M. Sansterre, « Le monachisme bénédictin », p. 32. 299. Sur le modèle que constitue la Vie d’Antoine pour les ermites occidentaux, J. Heuclin, Aux origines monastiques, p. 25-27. 300. Sur le besoin de consolation comme première tentation, J. Leclercq, « L’érémitisme en Occident », p. 38. 301. VO1, I 27, col. 55 B-C.



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d’un monastère302. Cette prise de parole érémitique, qui peut sembler en inadéquation avec son retrait de la société, résulte en fait des mérites que le solitaire a acquis en vivant dans le désert et qui sont la caution de son discernement303. Le dernier chapitre consacré à Adhegrin (I 28) est également révélateur de la conception des rapports entre les modes de vie érémitique et monastique. Jean de Salerne y décrit en effet les exercices ascétiques de ce ­dernier, sur les plans alimentaire et matériel, tout en les ramenant au cadre du monastère. L’hagiographe explique ainsi qu’Adhegrin revient vers l’abbaye pour participer aux offices dominicaux ou aux fêtes importantes, mais aussi pour s’approvisionner en nourriture304. La mortification constante du corps, comme la vie de prière, demeurent alors bien conditionnées par l’établissement cénobitique et orientées vers ce dernier. *   * * Les “digressions” de Jean de Salerne sur la vie solitaire du compagnon de l’abbé de Cluny peuvent être interprétées à la lumière des intentions didactiques de l’hagiographe305. Dans cette optique, la description de l’existence érémi­ tique d’Adhegrin vient illustrer les alternatives proposées à l’intérieur du mode de vie cénobitique. À partir de deux parcours identiques – existence laïque, puis ­conversion tardive canoniale et enfin monastique –, Odon et Adhegrin incarnent en effet, de manière très précise, les deux voies possibles offertes aux religieux par la règle de saint Benoît, tout en soulignant bien les limites de l’exercice de ces vocations divergentes, toujours centrées sur le monastère. Ces “excursus” sur la vie érémitique sont ensuite retranchés des versions postérieures et clunisiennes de la Vita Odonis, probablement pour des raisons de cohérence du texte et de concentration de sa matière autour de la personne d’Odon. Peut-on se fier dès lors aux indications chronologiques et géographiques données par la Vita Odonis ? Jean mentionne une période de probation de trois ans pour Adhegrin, puis une expérience érémitique de plus de trente ans. Il indique aussi, au détour de la démonstration de sa dimension prophétique, qu’il est encore vivant au moment du sacre de Louis IV d’Outremer, en juin 936306. Ces informations peuvent sembler approximatives et symboliques, puisqu’il s’agit à nouveau de cycles de trois et de trente ans. En se reportant à la chronologie d’Odon, Adhegrin serait devenu ermite trois ans après son départ de Tours, en 911-912, et serait mort après

302. Ibid., I 27, col. 55 A. 303. P. Henriet, « Verbum Dei disseminando », p. 164-166. 304. VO1, I 28, col. 55 C-D. 305. Sur les intentions didactiques de Jean, cf. supra, notre introduction générale, p. 28-29. 306. «  Domnus vero Adhegrinus in unam se coarctavit cellulam : et permittente abbate Bernone, per triennium mansit in ea », VO1, I 23, col. 54 B. « Sunt hactenus evoluti, nisi fallor, plus quam triginta anni, ex quo intra ipsam eremum deguit […] », Ibid., I 28, col. 55 C. « Hodie, inquit, ordinatio fit Ludovici Francorum regis et ad ejus unctionem accelero interesse […] », Ibid., I 27, col. 55 B.

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941-942. La Vita Odonis ne donne par ailleurs qu’une seule information géographique sur le lieu de l’ermitage d’Adhegrin, qui semble se trouver à deux milles du « monastère de Saint-Pierre qui s’appelle Cluny »307. Ce détail est d’autant plus étonnant que Jean de Salerne n’avait pas du tout évoqué le monastère bourguignon auparavant, ne mentionnant que Baume. Plusieurs explications à cette indication géographique peuvent être avancées. Il est d’abord tout à fait possible que l’ermite se soit bien installé à proximité de Cluny, puisque, si l’on suit la chronologie donnée par Jean de Salerne, cet établissement existait déjà au moment de son exil solitaire. Soucieux de peupler le nouveau monastère de religieux exemplaires, Bernon a pu décider d’y envoyer Adhegrin. Rien ne s’oppose toutefois à ce que l’ermite ait commencé sa vie solitaire près de Baume, puis ait choisi de suivre Odon lorsque ce dernier devient abbé de Cluny. Si cette dernière hypothèse est exacte, elle suppose une déformation des faits due à Odon, probablement la source de l’hagiographe sur ce point : il était en effet dans son intérêt de montrer la stabilité de l’ermite à proximité de l’établissement qu’il a dirigé par la suite. Cette figure érémitique demeure totalement isolée à Cluny jusqu’à la seconde moitié du xie siècle. La pratique de la vie solitaire y est en effet attestée relativement tard, en 1088, et s’accompagne progressivement de la définition d’une voie médiane pour les moines clunisiens, qui unit des comportements érémitiques à des pratiques cénobitiques. Cette évolution reste donc bien dans l’esprit de la règle bénédictine, pour laquelle l’existence dans le désert est un couronnement de la vie dans le cloître. Elle est également concomitante des réflexions “grégoriennes”, qui ont résolu le problème de « la communion des solitaires avec le reste de l’Ecclesia », définissant ainsi la possibilité « d’être à la fois “seul et ensemble” »308. Alors que les modèles érémitique et monastique semblent incompatibles à Cluny jusque dans la seconde moitié du xie siècle, la Vita Odonis, en tant que manuel de réforme, tend donc à présenter les différentes voies de comportement qui s’offrent aux moines. Adhegrin symbolise ainsi un modèle de perfection hors du cloître, dont les préoccupations restent toutefois centrées sur le monastère, en tant que lieu dont il vient et vers lequel il retourne pour des raisons liturgiques et alimentaires.

B. La vie monastique à Baume sous l’abbatiat de Bernon Selon la chronologie de la Vita Odonis, Odon se serait converti à la vie monastique dans sa trentième année, c’est-à-dire en 908-909. Cette date coïncide presque avec la fondation de Cluny, en 909 ou 910, dans laquelle Odon a été fortement

307. Ibid., I 28, col. 55 C. 308. D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, p. 55-60 et p. 59 pour la citation. Les premiers travaux sur l’érémitisme en milieu clunisien sont ceux de G. Tabacco, « Eremo e cenobio », p. 326-335.



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impliqué, puisqu’il en a probablement rédigé la charte. Le jeune moine aurait cependant commencé son existence cénobitique à Baume, sous l’autorité de Bernon, jusqu’à la mort de ce dernier en janvier 927.

Pourquoi choisir Baume ? La Vita Odonis présente la découverte de Baume par Odon et Adhegrin comme le fruit de leur longue recherche d’un bon établissement monastique, mais aussi comme un événement providentiel, advenu lors d’un pèlerinage du futur ermite vers Rome309. Impressionné par la discipline des moines qui s’y trouvent et qui, selon Jean, suivent les coutumes de Benoît d’Aniane (I 22-23), Adhegrin va ­chercher Odon pour qu’ils puissent se convertir ensemble dans ce lieu où la rigueur bénédictine a été préservée. Si Adhegrin est bien parti de Tours, il aurait dû prendre l’itinéraire passant par Sens, Auxerre, Vézelay, Beaune, Chalon-sur-Saône, Mâcon, Lyon, puis le col du mont Cenis pour arriver en Italie. Se rendre vers Baume dans la perspective d’un voyage à Rome constitue donc un détour important, s’il venait bien de Vézelay, ainsi que le montre la figure 5. M. Chaume pense que cette information correspond à une double réalité historique : le reflux de la vie monastique après les invasions normandes et le déplacement des voies d’accès à l’Italie vers la Bourgogne jurane, en raison de l’installation des Sarrasins en Provence. Comme I. Cochelin, nous estimons toutefois qu’il s’agit avant tout d’un moyen narratif, peut-être inventé, afin de promouvoir l’abbaye comme un substitut de la Ville310. I. Cochelin a analysé le choix de Baume par Odon selon une logique personnelle, découlant des liens étroits entre ce dernier et son ancien nutritor, Guillaume le Pieux. Sur la base de la coïncidence chronologique de la conversion d’Odon avec la fondation de Cluny, déjà soulignée par M. Chaume, cette historienne émet l’hypothèse que c’est le duc d’Aquitaine qui a incité son ancien nutritus à devenir moine auprès de Bernon, qu’il a pu connaître par ses liens étroits avec la famille des rois de Provence311. Dans son argumentation, I. Cochelin s’appuie sur la notice d’un jugement que la reine de Provence Ermengarde († vers 896/897), veuve de Boson, et son fils Louis ont rendu en faveur de l’abbé de Gigny, Bernon, futur premier abbé de Cluny312. Malgré les problèmes de datation que pose cette notice, la plupart des historiens s’accordent pour la situer en 890, juste avant l’élection de Louis comme roi de Provence. L’objet du plaid est de restituer à Bernon, abbé de Gigny, la cella de Baume qu’a usurpée un certain Bernard [Bernardus], vassal d’Ermengarde. La

309. VO1, I 22, col. 53 B-C. 310. M. Chaume, « En marge » (1940), p. 37-40. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 189-190. 311. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 200-201. 312. No 28, Recueil des actes des rois de Provence, p. 49-51.

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Étape de pèlerinage Itinéraire de pèlerinage vers Rome Limite de royaume N

MONASTÈRE Siège épiscopal

Paris

Tours

Auxerre

Sens Vézelay Chalon

ROYAUME DES FRANCS DE L’OUEST CLUNY

Mâcon Lyon

ROYAUME DE BOURGOGNE JURAN E

BAUME GIGNY

ROYAUME DE PROVENCE

0

200 km

ROYAUME D’ITALIE

Mt Cenis Verceil Suze

Réalisation graphique : I. Rosé

Fig. 5. Itinéraire de pèlerinage vers Rome et situation des abbayes dirigées par Bernon.

notice est souscrite par de nombreux évêques et comtes, dont un certain Thibert [Teutbertus], qualifié de comes. Ainsi que l’a montré B. H. Rosenwein, Thibert et Bernard s’identifient très probablement aux deux « fidèles » de Louis de Provence qui reçoivent l’abbaye de Saint-Martin d’Ambierle le 11  novembre 903, à la demande de Guillaume le Pieux313. Ils sont vraisemblablement aussi les derniers témoins, placés côte à côte, de l’acte de fondation de Cluny, qu’ils souscrivent sans doute en raison du rôle important joué dans cette entreprise par la bosonide Ingilberge, sœur de Louis de Provence et épouse du duc d’Aquitaine314.

313. No 41, Ibid., p. 77-78. 314. No 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 30. Tous ces éléments conduisent B. H. Rosenwein à supposer que ces Thibert et Bernard sont en fait des fidèles du duc d’Aquitaine, passés dans la vassalité des rois de Provence au moment du mariage du Guilhemide avec la bosonide Ingilberge ;



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Bernon était donc probablement plus qu’un abbé de bonne réputation pour Guillaume le Pieux. La famille de son épouse avait prononcé un jugement en sa faveur, en présence de deux de leurs vassaux que le duc d’Aquitaine avait contribué à enrichir. Lorsque Odon s’est décidé à devenir moine, son ancien nutritor l’a donc vraisemblablement orienté vers Bernon, selon une logique de connaissances personnelles. *   * * Plusieurs recherches ont établi que Baume était un monastère récent au début du xe siècle, ce que confirme d’ailleurs la Vita Odonis315. Une cellula de Baume apparaît en effet dans la documentation en 869 et 870. Entre 888 et 890, Rodolphe Ier de Bourgogne († 912) la donne à Bernon, abbé de Gigny, monastère dont elle constitue une cellula ou une cella, ce que confirment trois actes différents. Baume apparaît ainsi toujours comme une dépendance de Gigny – établissement fondé par Bernon (probablement avant 888) – dans toutes les sources de la fin du ixe et de la première moitié du xe  siècle, à l’exception de la Vita Odonis316. Selon I. Cochelin, la description de Baume que donne Jean de Salerne, très probablement à partir des propos de son maître, se décompose en deux temps. Une première phase correspond au livre I, dans lequel l’hagiographe dresse un portrait très élogieux de l’établissement dirigé par Bernon, qui a récupéré l’héritage de Benoît d’Aniane. Dans un second temps, Jean de Salerne se livre à une critique violente de Baume (II 1), où certains mauvais moines se révoltent contre l’autorité légitime d’Odon. Ce dernier décide donc de partir à Cluny avec les seniores du monastère, alors que les contestataires préfèrent retourner au siècle, entraînant de fait le déclin de la fondation de Bernon. En “maquillant” ainsi les événements de la succession abbatiale, Jean de Salerne, et probablement Odon, auraient eu pour but d’affirmer l’indépendance du jeune monastère bourguignon vis-à-vis de son abbaye “mère”317. Les travaux de D. Iogna-Prat ont d’ailleurs établi que les réécritures opérées par les clunisiens sur leurs propres origines allaient dans le sens de la Vita Odonis, en évoquant le prestige exceptionnel de Baume. Dans tous les récits sur les débuts de Cluny, cet établissement apparaît en effet comme l’abbaye “mère” du monastère bourguignon : c’est par cette filiation que Cluny peut revendiquer l’héritage de Benoît d’Aniane selon Jean de Salerne, les coutumes bénédictines authentiques transmises par saint Maur d’après Raoul Glaber, ou B. H. Rosenwein, « La question », p. 4-5. À partir d’un recensement systématique de tous les actes où ils apparaissaient, F. Mazel a toutefois établi que ces deux hommes ne peuvent être que les vassaux des Bosonides, notamment Thibert qui se déclare lui-même fidèle de Boson, avant de devenir celui de Louis l’Aveugle, son fils ; F. Mazel, « La Provence entre deux horizons » (sous presse). 315. « […] erat monasterium nuper a Bernone abbate constructum […] », VO1, I 22, col. 53 B-C. 316. G. Moyse, « Les origines du monachisme », p. 433-438. 317. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 189-194.

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encore des usages colombaniens si l’on en croit l’Humillimus. A contrario, tous les textes traitant des origines de l’abbaye bourguignonne occultent totalement Gigny, à l’exception de l’Humillimus qui ne l’évoque que très rapidement318. Au vu des actes de la pratique, la véritable abbaye “mère” de Cluny était toutefois Gigny, et non Baume, en grande partie parce qu’il s’agissait d’un établissement plus important. Sans entrer dès à présent dans les détails, il convient de souligner que c’est essentiellement le testament de Bernon, rédigé vraisemblablement en janvier 926, qui jette une lumière différente de la Vita Odonis sur les rapports entre les deux abbayes. Ainsi que l’a remarqué D. Iogna-Prat, le fait que Cluny doive verser un cens à Gigny, et non à Baume, d’après ce document, peut être interprété comme la marque d’un lien de filiation entre les deux monas­ tères319. G. Moyse, suivi par G. Constable, considère en outre la valorisation de Baume dans la tradition clunisienne comme une déformation volontaire, destinée à soustraire le monastère bourguignon à la tutelle d’une abbaye “mère” trop ­puissante320. En admettant que la Vita Odonis ait éclipsé volontairement Gigny et rehaussé Baume, il est possible qu’Odon et Adhegrin soient devenus moines dans la première abbaye. Le caractère globalement tardif et souvent partial des sources ne permet donc pas d’avoir de certitudes sur la localisation, la date exacte et les circonstances de la conversion d’Odon. On peut seulement dire qu’il est devenu moine dans l’un des monastères dirigés par Bernon – qu’il s’agisse de Baume, de Gigny ou peutêtre même de Cluny –, probablement dans les années 908-909, et sans doute grâce aux jeux des relations de Guillaume d’Aquitaine, son ancien nutritor.

Le dossier biographique de Bernon Le dossier biographique de Bernon laisse planer les mêmes incertitudes que les recherches sur le statut exact de Baume au début du xe siècle. Les travaux les plus synthétiques sur la figure du premier abbé de Cluny sont ceux d’E. Sackur et de M. Chaume, qui ont néanmoins tendance à compiler des sources de nature très différente, sans tenir compte de leur contexte de rédaction ou des intentions de leurs auteurs321. Plus récemment, les études de D. Iogna-Prat ont réintroduit la diachronie dans le corpus documentaire qui permet de connaître Bernon322. Seules quelques sources sont relativement proches dans le temps de l’abbatiat de Bernon ou, plus exactement, ont été rédigées avant le processus de réécriture de leurs origines par les clunisiens. Il n’existe que trois documents diplomatiques 318. D. Iogna-Prat, « La geste », p. 161-200. 319. Ibid., p. 196-197. 320. G. Moyse, « Les origines du monachisme », p. 436. G. Constable, « Baume and Cluny », p. 36. 321. E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 36-41, pour ses origines sociales. M. Chaume, « En marge » (1939), p. 41-61. 322. D. Iogna-Prat, « La geste », p. 161-200.



I. De Tours à Baume (vers 879-926)

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concernant Gigny ; on dispose en outre de quelques chartes de Cluny datant de son abbatiat, qui ne nous sont toutefois souvent parvenues que par des copies du cartulaire. Les autres sources du xe siècle sont extrêmement laconiques : la Vita Odonis ne donne aucun élément qui permette de situer Bernon, tant du point de vue de ses origines sociales que géographiques, et Flodoard semble ne pas le connaître. La plupart des renseignements concernant ce personnage proviennent ainsi de sources tardives, en tout cas contemporaines, dans leur grande majorité, des réécritures de leurs origines par les clunisiens. Les premiers textes de ce genre demeurent toutefois extrêmement laconiques sur Bernon, se contentant de l’évoquer au détour de la fondation de Cluny, comme c’est le cas dans le préambule de la Vita sancti Maioli d’Odilon ou dans les Histoires de Raoul Glaber († 1047)323. Dans la seconde moitié du xie siècle, en revanche, la figure du premier abbé prend corps, en tant qu’ancien laïc d’un très haut statut social, converti tardivement. La première mention de ce type, bien que fugitive, se trouve dans les Annales de Lobbes, écrites au tournant de l’An Mil par un moine anonyme de cet établissement, qui qualifie Bernon d’«  ancien comte de Bourgogne  » (ex comite Burgundiæ)324. C’est cependant principalement la version de la Vita Odonis écrite par l’Humillimus qui ­alimente cette image dans l’un de ses ajouts, idée reprise ensuite par la chronique de Sigebert de Gembloux († 1112)325. À partir de l’abbatiat de Pierre le Vénérable, Bernon s’efface à nouveau, à mesure qu’est construite la figure d’Odon comme fondateur de Cluny. Alors que les sources clunisiennes donnent globalement très peu de renseignements sur le premier abbé de Cluny, un texte problématique, car d’auteur et de datation inconnus, s’y intéresse davantage : la Vie d’Hugues († vers 925), ­fondateur du prieuré d’Anzy-le-Duc. Selon D. Iogna-Prat, il s’agit d’une Vita de la première moitié du xie siècle – datation établie grâce à la translation des reliques d’Hugues en 1021 –, extérieure aux milieux clunisiens, mais dans laquelle Raoul Glaber aurait pu trouver des éléments afin d’éclairer les débuts du monastère bourguignon326. Ce texte ne fournit qu’une seule information sur Bernon : 323. Raoul Glaber, Histoires, L. III, p. 172-173. Odilon de Cluny, Vita sancti Maioli, col. 946 A-B. 324. Annales Laubienses, p. 14. Les quelques renseignements sur la date de rédaction de ce texte proviennent de l’introduction critique de la chronique, p. 8-9. 325. Pour l’Humillimus : « […] Inserendum huic operi videtur, qualiter idem Berno, ut in prefatione huius operis iam diximus, primum quidem in laicali habitu, postmodum vero in monastica religione, Deo devotus extiterit. Fuit enim ex Burgundia oriundus, genere admodum clarissimus, prediorum etiam possessione perquam locupletissimus », VOH, chap. 18a, p. 221-222. Pour Sigebert : « 895. […] hoc tempore claruit in Burgundia Berno ex comite abbas Gigniacensis cœnobii a se fundati, qui etiam ex dono Avæ comitissæ construxit Cluniacum cœnobium in cellam Gigniacensem », Sigebert de Gembloux, Chronica, p. 344. Il est difficile de savoir lequel des deux auteurs a évoqué en premier le haut statut social de Bernon et sa conversion tardive. 326. D. Iogna-Prat, « La geste », p. 169-171. J.-M. Sansterre a analysé l’un des passages de ce texte et semble s’en tenir également à cette datation, J.-M. Sansterre, « Le moine et le miles exaltés », p.  832. Le terminus a quo de la Vie d’Hugues d’Anzy-le-Duc peut être précisé à partir d’une

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il aurait été formé à Saint-Martin d’Autun, sans qu’il ne soit fait mention de son passé de grand laïc, et aurait réformé Baume avec l’aide et les conseils d’Hugues d’Anzy-le-Duc327. *   * * La biographie de Bernon demeure, en définitive, extrêmement lacunaire. En raison de leur caractère tardif et de leur présence dans des textes isolés, il est difficile de se fier aux informations sur son passé laïque ou à celles qui concernent sa formation à Saint-Martin d’Autun, ainsi que l’avait suggéré D. Iogna-Prat328. Dans cette perspective, les seules informations fiables résident dans les actes de la pratique et la Vita Odonis. Les quelques documents conservés permettent de cerner un peu mieux les circonstances de la fondation de Gigny, seul établissement auquel est véritablement lié le premier abbé de Cluny selon les sources contemporaines. Elle est en effet évoquée dans un privilège que le pape Formose (891-896) aurait octroyé à Bernon pour son monastère de Gigny en novembre 895, édité à partir de copies d’époque moderne réalisées par É. Baluze329. Cette bulle, concédée à la demande de l’abbé Bernon, rappelle qu’un «  monastère a été construit et dédié en ­l’honneur de saint Pierre par [ce dernier] et [son] cousin (consobrino) Laisinus [ou Laifinus], sur leurs propres terres  ». Cette bulle indique en outre très brève allusion de son auteur qui, immédiatement après avoir évoqué la fondation de Cluny, mentionne la renommée du lieu et de ses moines : «  Interea Gigniaco necnon Viceliaco aliisque quam plurimis ditioni illorum subactis atque strenue emendatis, alacriter in divino proficiebant cultu », Vita sancti Hugonis, chap. 13, p. 766 F. Bien que le texte ne soit pas très clair sur ce point, il semble évoquer le passage de ces deux monastères dans l’orbite de l’Ecclesia cluniacensis. Vézelay ne devient dépendante de Cluny qu’à partir de 1025/1026, selon D. W. Poeck, Cluniacensis Ecclesia, p. 57, 111-112, 530-531. En revanche, Gigny n’est réduite au rang de prieuré qu’en 1075, à la suite d’un privilège de Grégoire VII, cf. M. Pacaut, L’Ordre de Cluny, p. 165. Si ce passage de la Vita d’Hugues d’Anzy-le-Duc fait bien référence à la soumission des deux abbayes à Cluny, il permet de repousser la date de rédaction du texte dans la seconde moitié du xie siècle au plus tôt, rendant dès lors impossible son utilisation par Raoul Glaber. 327. Vita sancti Hugonis, chap. 12, p. 766 C-D. 328. Sur le passé laïque de Bernon, D. Iogna-Prat, « La geste », p. 189 ; sur son passage par Saint-Martin d’Autun, Ibid., p. 171. 329. No II, Recueil des historiens des Gaules, p. 203-204. En se fondant sur une longue clause au sujet des dîmes à la fin de l’acte, G.  Constable a toutefois émis l’hypothèse que ce document était un faux du xiie  siècle, forgé à l’occasion du conflit de Gigny – devenu prieuré clunisien – avec Le Miroir, un établissement appartenant à Cîteaux, au sujet du paiement des redevances paroissiales. Cf. G. Constable, « Cluniac Tithes », p. 609, n. 1. L’absence totale de travail critique sur ce document ne permet toutefois pas de cerner si la clause sur les dîmes est une interpolation d’un document de la fin du ixe siècle ou si tout le privilège est un faux. P. Jaffé semble le considérer comme un acte authentique, JL, no 3499 (2689), p. 438 ; H. Bresslau l’évoque en note avec un point d’interrogation, peut-être en raison du formulaire inhabituel utilisé pour la datation, H. Bresslau, Handbuch der Urkundenlehre, t. II, p. 420. Il convient également de souligner que G. Moyse le considère comme un acte authentique, G. Moyse, « Les origines du monachisme », p. 435, n. 6.



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que la cellula de Baume appartenait déjà à Gigny ; le pape s’engage à protéger tous les biens de l’établissement, dont certains ont été octroyés par de «  glorieux rois »330. Ainsi que l’ont remarqué plusieurs historiens, Formose fait ici probablement allusion à Baume, dont la concession à Bernon, abbé de Gigny, est confirmée par un diplôme du roi de Bourgogne Rodolphe  Ier en 903, qui souligne que les moines du lieu « l’ont reconstruite, depuis les fondations » (ad fundamentum reædificaverunt)331. Le contenu de ce dernier document appelle trois remarques. La concession de Baume a peut-être été contestée, même après le plaid de la reine de Provence Ermengarde en 890, puisqu’elle est la seule propriété nommée dans le privilège de Formose en 895 et qu’elle est à nouveau citée par le roi de Bourgogne en 903. La plupart des historiens ont par ailleurs situé cette première donation de Baume à Gigny en 888 au plus tôt, date de l’avènement de Rodolphe Ier, ce qui signifie que la fondation de Gigny est antérieure à cette date332. Le fait que Bernon reçoive une grosse donation – puisqu’il s’agit de Baume, mais aussi de Saint-Lothain – des rois de Bourgogne jurane atteste enfin son insertion dans l’entourage de ces souverains. Les actes de la pratique permettent d’entrevoir partiellement la parenté de Bernon, notamment ses liens avec Laisinus, son consobrinus, mais également avec Guy [Vuido], son consanguineus, auquel il lègue certains de ses monastères selon son testament333. Les recherches menées par R. Le Jan sur la terminologie de la parenté permettent de supposer que le premier est plus proche de l’abbé de Gigny que le second334. Grâce à une approche anthroponymique menée à partir de ces trois noms, M. Chaume a tenté d’identifier plus précisément les origines sociales et géographiques de Bernon335. Selon lui, ce nom se rencontre surtout dans les régions du Mâconnais, du Lyonnais et du Viennois. Il y est porté par deux dignitaires ecclésiastiques, un archevêque de Vienne (886-899 ?) et un évêque de Mâcon (928-937). Ce dernier a d’ailleurs souvent pris part aux donations faites à Cluny, alors qu’il était encore chanoine de Saint-Vincent. Bernon serait donc un nom de cléricature en Bourgogne, ce qui induit que le premier abbé de Cluny ne s’est pas converti tardivement, comme le laissent entendre les sources tardives écrites par l’Humillimus ou Sigebert de Gembloux. Laisinus/Laifinus est, pour sa part, un patronyme extrêmement rare, qui apparaît toutefois dans les chartes de Cluny du ixe et xe siècle où il est porté par deux hommes de stature relativement importante. L’inventaire des nombreux « Guy » en Bourgogne a en 330. No II, Recueil des historiens des Gaules, p. 203. 331. No 9, Urkunden der burgundischen Rudolfinger, p. 107. Sur la donation de Baume par Rodophe Ier avant 895, R.  Locatelli, P.  Gresser, R.  Fietier, G.  Moyse (éd.), L’Abbaye de Baume-lesMessieurs, p. 26. 332. Ibid., p. 26 ; G. Moyse, « Les origines du monachisme », p. 434-435. 333. « […] Vuidonem videlicet meum consanguineum […] », Testamentum domni Bernonis abbatis, dans BC, col. 9 D. 334. R. Le Jan, Famille et pouvoir, p. 173-177. 335. M. Chaume, « En marge » (1939), p. 56-61.

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outre conduit M. Chaume à resserrer son analyse sur Guy d’Escuens, allié avec la famille des comtes de Mâcon à partir de la moitié du xe siècle, et probablement parent avec un Laifinus. Tous ces indices permettent de conclure que Bernon était très probablement originaire de Bourgogne et qu’il appartenait à une famille assez puissante de cette région, ce que confirment la fondation de Gigny sur ses propres terres, sa dotation par Rodolphe Ier et son soutien par le pape Formose. Cette origine bourguignonne pourrait expliquer que Bernon dirigeait ses moines selon les coutumes de Benoît d’Aniane d’après la Vita Odonis, puisque beaucoup de communautés cénobitiques s’étaient concentrées dans cette région pour se protéger des incursions normandes336. Pour D. Iogna-Prat, la présence de ces normes à Baume résulterait toutefois du fait que Bernon a dirigé le monastère de Massay, en Berry, qui avait justement été restauré par le réformateur carolingien337. Cette hypothèse se heurte néanmoins à l’absence de sources corroborant que Bernon a bien recueilli les coutumes de ce monastère pour les implanter en Bourgogne, d’autant plus qu’il en est vraisemblablement devenu l’abbé dans les années 917, en même temps qu’à Déols338. La Vita Odonis ne dit rien sur l’origine de l’instauration des coutumes de Benoît d’Aniane à Baume, mais cette information a probablement une dimension symbolique : placer l’éducation monastique d’Odon dans la filiation de Benoît d’Aniane légitime ses restaurations cénobitiques ultérieures. *   * * Pour quelles raisons l’Humillimus a-t-il eu besoin de faire de Bernon un grand laïc  dans la seconde moitié du xie  siècle  et comment expliquer l’irruption de sa formation à Saint-Martin d’Autun dans la Vie d’Hugues d’Anzy-leDuc ? D. Iogna-Prat a répondu à cette dernière question, en soulignant que la provenance autunoise de Bernon dans la Vita d’Hugues permettait de «  faire d’Autun la “mère” de Baume et de Cluny, une manière d’épicentre du renouveau monastique », c’est-à-dire de procéder à « un détournement d’héritage bénédictin, effectué en partie au détriment de Cluny »339. La première interrogation est délicate, car les enjeux en sont peu clairs. L’Humillimus a peut-être voulu exalter la vigueur de Cluny dès l’origine et sa force d’attraction sur une aristocratie richement ­possessionnée. Cette hypothèse est confirmée par un autre ajout : la Vita Odonis minor est le premier texte à souligner l’importance foncière de la donation de Guillaume le Pieux340. Faire de Bernon un puissant converti va sans doute également de pair avec ­l’évolution de la pastorale de Cluny vis-à-vis 336. VO1, I 22, col. 53 D. 337. D. Iogna-Prat, « La geste », p. 187-188. 338. Sur Massay, cf. infra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie  », p. 282-284. 339. D. Iogna-Prat, « La geste », p. 171. 340. Cette remarque avait déjà été faite par D. Iogna-Prat, Ibid., p. 189.



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des laïcs. Le texte de ­l’Humillimus est en effet exactement contemporain de la ­multiplication des conversions ­d’adultes au monastère bourguignon, notamment de grands aristo­crates – y compris un souverain –, qui viennent chercher le salut dans le monastère, dans une optique pénitentielle341. L’ajout de l’Humillimus, qui ­évoque la haute position sociale de Bernon, insiste d’ailleurs également sur le ­statut d’«  asile de piété  » que constitue Cluny342. Dans ce contexte, le premier abbé de Cluny devait apparaître comme un modèle de grand laïc pénitent, le ­premier à avoir trouvé refuge dans le monastère bourguignon.

La formation monastique d’Odon Odon n’a pas été novice avant d’intégrer la communauté dirigée par Bernon : il n’a traversé qu’un temps de probation, en demeurant à l’extérieur de la ­communauté, sans être ensuite véritablement formé dans les disciplines régulières343. Dans toute la seconde partie du livre I de la Vita Odonis, Jean de Salerne s’étend donc surtout sur son expérience de moine (I 23-38). En raison de l’objectif didactique de l’œuvre, le récit biographique est entrecoupé par les développements sur le mode de vie érémitique d’Adhegrin (I 25-28), puis sur certaines ­coutumes propres à la communauté dirigée par Bernon (I 30-32). Les chapitres qui concernent directement Odon portent sur sa mise à l’épreuve constante par un petit groupe de fratres juvenes du monastère (I 29 et I 34), sur son statut et sa responsabilité de maître d’école (I 23 et 33), sur un miracle suivi par deux récits de conversion (I 35-36), enfin sur son ordination comme prêtre (I 37), avant ­l’évocation de son élection comme abbé (I 38). Cet ensemble de chapitres présente une certaine cohérence, dans la mesure où il montre l’apprentissage de la discipline régulière, le plus souvent à travers une dialectique faute d’Odon/­explication du principe qu’il aurait dû respecter/demande de pardon. Nous traiterons du ­premier et du dernier aspect dans le chapitre suivant, ainsi que de la question des coutumes. Nous n’envisagerons pour l’instant que les trois autres thèmes, dans l’ordre où ils apparaissent dans la Vita. Après avoir évoqué la découverte de Baume par Adhegrin, Jean de Salerne explique qu’Odon, «  après avoir emporté cent livres, migra aussitôt vers ce monastère » pour devenir moine. Une fois arrivé, « parce que le père Odon était un homme instruit, ils lui imposèrent la fonction difficile de maître d’école »344. Le jeune moine a donc occupé d’emblée une fonction de grande importance et de prestige dans l’établissement de Bernon, ce que Jean de Salerne attribue à sa 341. D. Iogna-Prat, « La place idéale », p. 109-116. 342. Le statut d’asile donné à Cluny dans ce texte a été également souligné par Id., « La geste  », p. 189‑190. 343. I. Cochelin, « Peut-on parler de noviciat à Cluny pour les xe-xie siècles ? », p. 26-29. Sur le même thème pour des périodes plus tardives, G. Constable, « Entrance to Cluny », p. 335-354. 344. VO1, I 23, col. 54 B.

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haute culture. Selon les commentaires de la règle bénédictine écrits à l’époque carolingienne, la schola était le lieu de formation des oblats jusqu’à ce qu’ils intègrent la communauté adulte, c’est-à-dire qu’elle prodiguait une instruction permettant le passage d’un groupe à l’autre. Dès le prologue de sa règle, Benoît compare d’ailleurs le monastère à une « école où l’on sert le Seigneur »345. Dans la culture cénobitique, la fonction de magister scholæ est donc particulièrement importante, ce qui explique sa mise en valeur par l’hagiographe. La place capitale que tiennent l’école et l’éducation des jeunes dans les monastères du haut Moyen Âge laisse également penser qu’Odon a été assigné à cette tâche en raison de ces amitiés aristocratiques346. G.  de Valous a synthétisé les informations contenues dans les coutumes de Cluny, à partir du xie siècle, sur l’éducation des enfants dans les monastères de l’Ecclesia Cluniacensis347. Il est toutefois difficile de cerner les pratiques qui existaient au début du xe siècle sans risque d’anachronisme, d’autant plus que la Vita Odonis est particulièrement laconique sur le contenu de l’enseignement ­dispensé par Odon. Elle ne dit en effet rien des disciplines et du savoir prodigué aux oblats et s’en tient uniquement à décrire les impératifs auxquels le nouveau moine devait se plier dans son rôle de surveillance des pueri. Jean de Salerne relate ainsi comment son maître a été réprimandé lors du chapitre parce qu’il avait emmené seul un enfant aux latrines, sans emporter de bougie avec lui, en se contentant de la lumière de la lanterne qui brillait dans le dortoir348. Dans une optique didactique et réformatrice, l’hagiographe veut sans doute insister ici sur les précautions à prendre vis-à-vis des oblats, notamment sur l’extrême prudence qu’il convient d’adopter pour éviter les comportements pédophiles, comme les relations entre moines. Le véritable objectif de Jean de Salerne est par conséquent de montrer le comportement modèle d’Odon, plein d’humilité et demandant pardon pour l’erreur qu’il a commise, mais aussi de le dépeindre, en tant que magister scholæ, davantage comme un gardien de la virginité des pueri que comme un instructeur dans les disciplines du savoir. Le récit du miracle des miettes de pain (I  35) est très proche du passage p­ récédent. Dans le cadre des usages alimentaires du monastère de Bernon, Jean de Salerne explique en effet longuement l’une des coutumes : la consommation totale de son repas, notamment de toutes ses miettes de pain, avant la fin de la lecture au réfectoire. Un jour, Odon, absorbé par la lectio, s’aperçoit qu’il n’a pas fini ses restes et décide de les emporter en les dissimulant dans sa main, puis d’aller confesser son péché à son abbé après la prière. Au moment où il avoue

345. RB, Prologus, 45, p. 8-9. 346. Sur l’importance de l’école et de la fonction de maître dans la culture bénédictine, P. Riché, « Les moines bénédictins, maîtres d’écoles », p. 103-113. 347. G. de Valous, Le Monachisme clunisien, I, p. 303-307. Plus largement, sur l’enseignement à Cluny, J. Leclercq, « Spiritualité et culture à Cluny », p. 101-151. 348. VO1, I 33, col. 57 C.



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son manquement à la règle, les miettes se transforment en perles, qui sont ensuite utilisées dans un ornement de l’église349. Du point de vue narratif, on retrouve donc la même dialectique faute/repentance/pardon que dans le récit précédent, qui atteint ici un paroxysme narratif par l’évocation du miracle. Ce récit répond peut-être encore à un objectif didactique, en présentant le bon comportement à table et surtout la nécessité de l’aveu et de l’humilité après avoir commis une faute. La signification de ce miracle ne peut cependant être comprise qu’en le replaçant dans son contexte narratif. Jean de Salerne a en effet choisi de placer ce récit juste avant l’évocation de trois conversions tardives de laïcs : celles des deux parents du saint – qui viennent couronner le chapitre consacré à la transformation des miettes en perles – et celle d’une jeune fille nubile qu’il exhorte à quitter le siècle (I 36). La structure du texte est d’autant plus remarquable que l’usage de consommer les miettes avait été développé bien avant dans la Vita, en tant que coutume de la communauté dirigée par Bernon (I 30-31). Dans une logique thématique, l’hagiographe aurait donc dû mentionner le miracle immédiatement à la suite de ces chapitres, ce qu’ont d’ailleurs fait les différents auteurs qui ont remanié la première Vita Odonis350. Entre les deux passages consacrés aux ­miettes, Jean de Salerne a intercalé plusieurs chapitres – dont l’ordre reste inchangé quelle que soit la recension du texte –, qui évoquent tous une mise à l’épreuve de l’humilité du saint, à l’exception d’une section consacrée au silence. Selon les critères retenus par P.-A. Sigal pour les xie-xiie siècles, le miracle des miettes de pain appartient à la catégorie secondaire des « miracles destinés à glorifier les saints ». Il s’agit toujours de phénomènes de transgression des lois naturelles par le pouvoir des saints, qui est parfois, comme ici, transmis à des objets351. Ce miracle vient donc démontrer la vertu d’Odon, lentement acquise dans le cloître, puisqu’il intervient à la suite de tous les récits de mise à l’épreuve de sa patience. Plus significative encore est la présence des trois conversions immédiatement après la transformation des miettes en perles. En plus de ­démontrer la vertu du saint, ce miracle vient donc confirmer la capacité d’Odon à transformer les choses et les hommes en quelque chose de plus précieux : les miettes en perles et les hommes en moines. Fruit de l’apprentissage dans le cloître, le miracle des miettes apparaît ainsi comme une métaphore et comme le point de départ de la puissance de conversion des laïcs par le saint.

349. Ibid., I 35, col. 58 C-D. 350. L’abréviateur anonyme et l’Humillimus ont ainsi groupé et résumé toutes les informations sur la coutume de consommer les miettes de pain dans un même chapitre, VOm et VOH, chap. 24, p. 228. Nalgod a fait de même, Nalgod, Vita Odonis reformata, chap. 24, col. 95 A-D. 351. P.-A. Sigal, L’Homme et les Miracles, p. 273-275.

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Odon, prêtre et auteur des Collationes L’avant-dernier chapitre du premier livre de la Vita Odonis est consacré à l’ordination d’Odon (I  37). Jean de Salerne y souligne les appréhensions du saint vis-à-vis de la fonction de prêtre, ainsi que ses longues discussions désespérées sur le sacerdoce et sur la situation déplorable des clercs avec l’évêque qui l’avait consacré ; ce dernier lui demande ensuite de mettre par écrit leur conversation352. Il s’agit d’une allusion aux Collationes, dont les circonstances de rédaction sont assez bien connues grâce à la lettre dédicatoire de l’œuvre, aux préfaces de chacun de ses trois livres et à son évocation dans la Vita Odonis. Selon le croisement de ces deux sources, l’initiative de l’ouvrage revient en fait à Turpion, évêque de Limoges (vers 909-944), qui a ordonné Odon353. La Vita Odonis et la lettre de dédicace insistent également sur la pression exercée par l’abbé Bernon pour que le jeune moine accepte de s’atteler à la rédaction de l’œuvre. Les Collationes ont été longtemps considérées comme une œuvre mineure d’Odon, en raison de leur réputation de florilège354. Il est vrai que, dans la dédicace de l’ouvrage, l’abbé de Cluny explique qu’il a rassemblé des extraits «  de sentences des Pères  », à la demande de Turpion, pour l’aider dans ses méditations355. Il s’agit cependant d’un texte qui, par le choix des autorités sélectionnées, leur agencement et surtout la compréhension qui en est faite, permet de saisir les traits majeurs de la pensée d’Odon et qui mérite donc une présentation dans le détail356. Les Collationes se composent de trois livres et sont présentées, dès le départ, comme une méditation sur l’état de l’Église au xe siècle, considérée comme totalement soumise au mal. De son côté, la Vita Odonis évoque un ouvrage composé « d’après Jérémie », allusion que J. Laporte rapporte seulement au deuxième livre des Collationes, parce qu’il estime que ce dernier est consacré essentiellement aux prêtres indignes357. L’ensemble des Collationes correspond toutefois assez bien à cette définition, puisque Jérémie dénonce l’idolâtrie, la corruption morale et enfin, dans le cas plus précis des Lamentations, la souffrance d’Israël et des justes. L’ouvrage peut donc être analysé dans sa globalité comme un miroir de clercs, parfois plus spécifiquement d’évêque. Dans chacune des trois parties, Odon stigmatise en effet le mauvais comportement de certains pasteurs, tout en

352. VO1, I 37, col. 60 C. 353. Sur la consécration d’Odon par Turpion, Ibid., col. 60 A-C. Le nom de Turpion n’est pas mentionné par Jean de Salerne : c’est la lettre de dédicace des Collationes qui permet de l’identifier avec ­l’évêque qui consacre Odon. 354. Odon de Cluny, Collationes, dans BC, col. 159 C-260. Repris dans PL 133, col. 517 A-638 C. 355. Coll., col. 517 A. 356. Sur l’intérêt que présentent les Collationes, au-delà du florilège : G.-M. Oury, « Saint Odon et le mal », p. 304. Dans un mémoire de DEA, V. Basset a repris entièrement le dossier critique du texte, dont les conclusions ont été nuancées à partir de nos propres recherches, V. Basset, Introduction à une étude critique, p. 17-27. Nous tenons ici à le remercier de nous avoir communiqué son travail. 357. J. Laporte, « Saint Odon », p. 141.



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expliquant quels devraient être leurs devoirs fonctionnels358. Ce fil conducteur des Collationes semble d’ailleurs répondre à ce que dit Jean de Salerne de la genèse de l’ouvrage. Les circonstances d’écriture, la dédicace à Turpion et le contenu des Collationes incitent donc à voir dans cette œuvre une réflexion sur le sacerdoce et ses devoirs, même si l’auteur s’autorise souvent des développements qui lui permettent de donner une profondeur ecclésiologique à son propos. Les modalités de rédaction des Collationes ont fait l’objet de plusieurs hypothèses. Alors que la Vita Odonis reste muette à ce propos, la lettre dédicatoire et les préfaces de chacun des livres donnent des indications sur le travail d’Odon. Ce dernier aurait été accompli en trois phases bien distinctes : d’abord la rédaction du premier livre, conçu par son auteur comme définitif, auquel seraient ensuite venus s’ajouter, coup sur coup, les deux livres suivants359. À la suite de G.-M. Oury, V. Basset accorde foi à ces indications en soulignant la cohérence interne et le caractère synthétique du premier livre, alors que les deux parties suivantes contiendraient des redites et des retours en arrière sur des thèmes abordés dans la première partie360. Les différences stylistiques entre le premier livre et le reste de l’œuvre ne sont toutefois pas si patentes, d’autant plus que les Collationes ont une logique interne qui joue sur plusieurs niveaux. Les informations sur les ­modalités de rédaction de l’œuvre ne se trouvent d’ailleurs que dans les préfaces, dont G. Braga a souligné la forte dimension topique361. Quelques détails donnés par l’auteur ont par ailleurs permis à plusieurs historiens de dater approximativement l’œuvre. Les mentions de Bernon et de l’évêque de Limoges situent nécessairement la composition des Collationes après la conversion monastique d’Odon (vers 908-909), sous l’abbatiat de Bernon (jusqu’en 927), et pendant l’épiscopat de Turpion (909-944), c’est-à-dire entre 909 et 927362. J. Laporte et R. Romagnoli ont précisé cette fourchette chronologique, à partir de la mention d’une anecdote par Odon, qui aurait eu lieu « avant ces années, un jour où la fête de saint André coïncidait avec le premier dimanche de l’Avent »363. Seules les dates de 917 et 923 entrent dans ce cas de figure, ce qui situe la rédaction entre 917 et 927364. Le titre qu’a donné Odon à son ouvrage a été perdu : celui de Collationes­ – utilisé dans cette étude – ou de Collationum libri tres a été attribué à l’œuvre 358. Sur la stigmatisation du comportement des clercs et l’énumération de leurs devoirs fonctionnels : Coll., I 19, I 20, I 21, I 23, I 24, I 26, I 27, I 28, I 37 ; II 6, II 7, II 28, II 29, II 30, II 32, II 34 ; III 2, III 4, III 7, III 9, III 10, III 11, III 12, III 13, III 14, III 15, III 16, III 18, III 23, III 24, III 33, III 44. 359. Coll., Epistola nuncupatoria, col. 518 A-519 A ; II, præf., col. 549 A ; III, præf., col. 589 A. 360. V.  Basset, Introduction à une étude critique, p.  46-47 ; G.-M.  Oury, « Saint Odon et le mal  », p. 304. 361. G. Braga, « Prologhi », p. 132-138. 362. Sur Turpion, J. Becquet, « Les évêques de Limoges », p. 75-82. Au vu de ces éléments, on peut écarter la proposition de datation de M.  Pacaut, entre 905 et 910, qu’il ne justifie d’ailleurs pas, M. Pacaut, « La formation de la “congrégation” clunisienne », p. 29. 363. Coll., I 22, col. 534 C. 364. J. Laporte, « Saint Odon », p. 141, n. 3, ne signale que 923 ; R. Romagnoli, « La cultura cluniacense », p. 12-13, mentionne les deux dates.

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dans la première édition du texte par les auteurs de la Bibliotheca cluniacensis, à partir de l’incipit d’un manuscrit tardif qui correspond toutefois au titre de la majorité des témoins, avec quelques variantes365. Certains historiens y ont vu une sorte d’hommage et d’emprunt au genre littéraire amorcé par les Collationes de Jean Cassien ou même parfois une allusion à la mise par écrit de la conversation initiale entre Odon et Turpion366. La lettre de dédicace donne deux motifs de rédaction : grâce à un recueil d­ ’extraits des Pères de l’Église, Odon fournit à Turpion une consolation pour ceux qui sont affligés, ainsi que des pistes de réflexion pour entraver les dépravés, qui vivent dans la frivolité en toute impunité367. Au même endroit, il souligne également les deux maux principaux de la société chrétienne qui font l’objet des inquiétudes de l’évêque : la prolifération d’hommes mauvais qui oppressent les faibles et méprisent la censure ecclésiastique ; l’existence de clercs qui aiment la vaine gloire et feignent ­d’accomplir leurs devoirs368. Dans la mesure où l’interrogation centrale de Turpion tourne autour de l’existence du mal dans le monde et de l’affliction des justes, il considère le livre réclamé comme un équivalent du « poème de Job »369. J. Laporte, G.-M. Oury et V. Basset se sont attachés à dégager la structure des Collationes partie par partie, en partant du postulat que le premier opuscule for-

365. L’étude a été réalisée à partir des vingt-deux témoins recensés par V. Basset, Introduction à une étude critique, p. 92-106. Nous n’avons mentionné la provenance des témoins que lorsqu’elle était connue. Onze témoins mentionnent le texte sous le titre de Collationes, Collatio ou Conlatio : Angers, BM, 284 (275), provenant de Saint-Serge d’Angers ; Troyes, BM, 918 ; Vatican, Reg. Lat. 247, provenant probablement de Cluny ; Paris, BnF Lat. 2456 ; Paris, BnF Lat. 2457 ; Paris, BnF Lat. 2827 ; Troyes, BM, 239 ; Poitiers, BM, 66 (230) ; London, B L Roy. 8 E. XIV, de provenance anglaise ; Vatican, Reg. Lat. 301, de provenance bourguignonne ; Paris, BnF Lat. 17455. Deux témoins portent le titre d’Occupationes/Meditationes, qui semble avoir circulé plutôt en milieu clunisien : Leningrad, Q v I, 51, provenant de Cluny ; Paris, Arsenal, 757 (639 T.L.), provenant de Saint-Martin-des-Champs. Le titre Liber ad edificationem sancte Dei ecclesie désigne, dans deux témoins, des copies partielles de l’œuvre : Paris, BnF Lat. 2833, de provenance espagnole ou limousine et Berne, B Bongarsiana 467. Trois manuscrits désignent l’œuvre sous le titre Liber de vitiis et virtutibus animæ, où il circule toujours avec des textes de spiritualité monastique : Orléans, BM, 268 (224), provenant de Fleury ; London, B L Roy. 6 D. v. ; London, Camb. Univ. Dd. IX. 52. Quatre témoins ne portent pas de titre : Lisbonne, BN Alcobaça 70, de provenance portugaise ; Paris, Sainte-Geneviève, 2767 ; Carpentras, BM (Inguimbertine), 116 (L. 132), provenant de Saint-Évroul en Normandie ; London, Cott. L. Tiberius B. III. L’œuvre est enfin désignée sous le titre De contemptu mundi dans une addition marginale de la chronique d’Adémar de Chabannes de la seconde moitié du xiie siècle, dénomination que l’on ne retrouve toutefois dans aucun manuscrit : Adémar de Chabannes, Chronicon, L. III, § 25, l. 18-20, p. 147. 366. Sur l’hommage à Jean Cassien : M. Manitius, Geschichte, p. 21 ; J. Laporte, « Saint Odon », p. 140 ; G.-M. Oury, « Saint Odon et le mal », p. 304 ; F. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine, p. 174. Sur l’allusion à la mise par écrit de la conversation entre Odon et Turpion : G.-M. Oury, « Saint Odon et le mal », p. 304 ; V. Basset, Introduction à une étude critique, p. 26. 367. Coll., Epistola nuncupatoria, col. 520 A. 368. Ibid., col. 519 A. 369. Ibid., col. 518 A.



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mait un tout cohérent, alors que les deux derniers s’attacheraient à des points plus particuliers sur lesquels Odon aurait ensuite choisi de revenir370. Les trois livres des Collationes constituent toutefois un tout logique et cohérent, dans la mesure où il est difficile d’envisager que le premier livre aurait répondu seul au questionnement de Turpion. En revanche, la progression logique choisie par l’auteur permet d’envisager les différentes facettes de l’interrogation de l’évêque. Si on la compare aux contenus des livres, l’épître dédicatoire constitue ainsi une sorte d’annonce des trois questions auxquelles Odon va tenter de répondre : comment consoler ceux qui souffrent, alors qu’ils voient des hommes dépravés prospérer ? De quelle manière arrêter les mauvais dans leur action néfaste ? Quelle doit être la réaction de l’Église, et plus précisément celle de ses recteurs, face aux mauvais, qu’ils fassent partie de la hiérarchie ecclésiastique ou qu’ils oppressent les bons ? La réponse d’Odon s’articule autour de trois axes majeurs, qui correspondent au découpage en livres. Ces derniers sont constitués de chapitres qui forment, la plupart du temps, de grands blocs thématiques aux contours assez flous, parfois de petites unités isolées faisant office de transition. Les difficultés rencontrées parfois pour identifier les différents motifs dans chacune des parties résident dans le fait qu’Odon revient constamment à une interprétation morale de ce qu’il expose, dans une perspective téléologique. Son analyse est en effet toujours conditionnée par une dialectique historique, qui prend sans cesse en compte deux moments de l’histoire de l’homme, la Chute et le Jugement. Il ne faut donc voir, dans les Collationes, ni désordre ni redites, mais des différences de niveaux de lecture371. Le premier livre, le plus court, apparaît comme la description du cadre général de la vie sur terre et de l’humanité depuis la Chute, sorte de prolégomènes qui permettent de replacer les méfaits des pécheurs du xe siècle dans une logique ­historique372. Globalement, ce premier livre se compose de deux parties bien distinctes. La première évoque l’existence de péchés chez les hommes depuis la Chute, présentée comme la cause des malheurs qu’ils doivent subir comme châtiments. La seconde partie de ce livre développe l’idée augustinienne de ­l’appartenance de chaque être à une descendance, les élus ou les réprouvés, ce 370. J. Laporte analyse le livre I comme un exposé sur l’existence du mal et de ses causes, le livre II comme une description des mauvaises mœurs des moines et religieuses, et le livre III comme une exhortation des pasteurs ; cf. J. Laporte, « Saint Odon », p. 141-143. G.-M. Oury voit dans le livre I une exposition des causes du mal, dans le livre II celle des racines du mal et de leurs causes, et dans le livre III un recueil d’anecdotes consacré à ce qu’il appelle le « petit Reste » que sont les élus ; cf. G.-M. Oury, « Saint Odon et le mal », p. 304-305. V. Basset s’en tient à ce qu’Odon annonce dans le préambule de chacun des livres : l’exil des hommes sur la terre et la souffrance que leur inflige Dieu (Livre I), la mauvaise influence des pécheurs sur les autres hommes (Livre II), la consolation des affligés (Livre III). Il développe ensuite, en groupant les chapitres thématiquement, le contenu de chaque livre, V. Basset, Introduction à une étude critique, p. 29-46. 371. G.-M. Oury parle ainsi d’une « impression de désordre », G.-M. Oury, « Saint Odon et le mal », p. 304 ; V. Basset évoque une « impression d’ensemble un peu confuse » et d’« inévitables retours en arrière », V. Basset, Introduction à une étude critique, p. 46. 372. Coll., liber primus, col. 519 B-548 D.

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qui permet à Odon de replacer la question des malheurs survenus aux hommes dans la dynamique théologique du Jugement. Le deuxième livre traite de la nature des différents vices comme signe de la ruine du monde et suit une logique plus ­complexe, dans la mesure où ce qu’annonce Odon dans son prologue, la corruption de certains hommes par l’exemple des pécheurs, n’apparaît que dans les premiers chapitres373. Notamment dans sa partie centrale, consacrée aux vices, la structure du livre II mêle ainsi différents niveaux de lecture qui font intervenir des thématiques diverses. Le troisième livre, présenté comme une consolation pour les affligés dans son prologue, semble devoir être compris comme une définition des devoirs moraux des clercs, des laïcs et des moines, présentés à travers des interdits374. Comme le premier, ce troisième livre semble se scinder en deux parties. La première consiste en une redéfinition des devoirs des différents ordres, dont l’orchestration et le bon fonctionnement dépendent de la personne de l’évêque et de son pouvoir d’admonition des moines et des puissants. La seconde ­partie a pour fil conducteur le réconfort de ceux qui sont affligés, en présentant les malheurs comme un signe d’élection. La réponse aux interrogations de Turpion semble alors se situer essentiellement dans ce livre III, entre la consolation et l’affirmation de la place éminente du recteur au sein de la société. Cette œuvre a connu une diffusion importante, puisqu’il en subsiste encore une vingtaine de témoins dont la provenance est malheureusement rarement connue avec précision. Elle semble s’être répandue dans plusieurs régions, parfois sous forme d’extraits375. Cette diffusion partielle concerne en particulier l’une des singularités stylistiques de l’œuvre, l’utilisation de « proto-exempla », qui ont parfois été intégrés à des recueils exemplaires, notamment cisterciens376. Un indice de tradition indirecte du texte se trouve également dans l’une des chartes de l’évêque Turpion. Le préambule, typique du xe siècle par son caractère ­cumulatif et décalé par ­rapport au dispositif, contient en effet de nombreux éléments qui concordent avec les Collationes, notamment plusieurs citations bibliques qui s’y trouvent presque toutes377. Les thématiques qui y sont abordées sont par ailleurs très présentes dans ­l’œuvre d’Odon : le déclin contemporain du monde et la ­multiplication des péchés, la punition de Lucifer et d’Adam, enfin la nécessité de la pénitence 373. Ibid., liber secundus, col. 547 D-588 D. 374. Ibid., liber tertius, col. 589-638 C. 375. V. Basset, Introduction à une étude critique, p. 94 et 107. 376. Plusieurs exempla d’Odon se trouvent ainsi dans le manuscrit Troyes, BM 746, édité récemment sous le titre Collectaneum exemplorum et visionum Clarevallense. On retrouve un autre exemplum dans deux autres recueils d’exempla cisterciens : Herbert de Clairvaux, Liber Miraculorum, L. II, chap. 35, col. 1346 ; Conrad d’Eberbach, Exordium magnum Cisterciense, L. V, chap. 2, p. 305, l. 38-40. Pour la rédaction, précoce au xe siècle, d’exempla par Odon de Cluny, nous nous permettons de renvoyer à notre article, I. Rosé, « Les Collationes d’Odon de Cluny » (à paraître). 377. On y trouve en effet une réminiscence de Ha I, 8 (Coll., II 16) et les citations Ml II, 8-9 (Coll., II 29 et II 29) ; Jb XVI, 8 (Coll., II 2) ; Lm IV, 1 (Coll. II 30). Pour l’édition de la charte, no 6, J. Becquet, Actes des évêques de Limoges, p. 27-29. Nous tenons ici à remercier L. Morelle pour les remarques qu’il a faites sur cette charte.



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en vue du Jugement378. L’agencement des référents bibliques et des thèmes dans la charte ne semble toutefois pas suivre l’ordre des Collationes : le rédacteur les a sélectionnés essentiellement dans le deuxième livre. L’acte se ­termine par une citation biblique (Pr XXII, 18), une aberration, qui permet de cerner – tout comme le préambule – les voies choisies au xe siècle pour dépasser le seuil de la routine diplomatique. *   * * Dans la Vita Odonis, le récit de l’ordination du saint est extrêmement dramatisé, au point qu’Odon refuse catégoriquement sa nouvelle fonction et sombre dans la tristesse. Une fois encore, probablement pour des raisons didactiques, l’hagiographe dépeint son maître comme un moine modèle selon la norme bénédictine. Son refus de l’ordination et ses doutes sur la fonction sacerdotale, qui apparaissent comme une preuve supplémentaire de son humilité, correspondent en effet parfaitement au chapitre LXII de la règle de saint Benoît. Ce dernier ­souligne que seuls les cénobites les plus dignes méritent le sacerdoce, puis exhorte les nouveaux prêtres à se défier de l’orgueil, tout en leur enjoignant à plusieurs reprises de continuer à suivre la règle et, surtout, d’obéir à leur abbé379. Après avoir insisté sur les réticences de son maître à être ordonné, Jean de Salerne ­évoque d’ailleurs son refus de mettre par écrit sa discussion avec Turpion sans avoir l’autorisation de son supérieur, conformément à la norme bénédictine380. Au-delà de sa dimension topique, ce récit d’ordination – dont la source est probablement Odon lui-même – doit être interprété dans le cadre des relations entre monachisme et sacerdoce, point central de la vision ecclésiale de l’abbé de Cluny381. La dimension dramatique de cet épisode apparaît en effet comme un choix narratif suscep-

378. Déclin du monde et multiplication des péchés : « Mundo jam senescente, religio defectum incurrit et ita irreligiositas seu injusticia habundant », no 6, Actes des évêques de Limoges, p. 28 ; cf. Coll., II 13, col. 561 B, II 35, col. 581 B, II 38, col. 585 C, II 42, col. 588 A et III 3, col. 592 B. Pour la punition du diable et d’Adam : «  Lumen vero cordis amisisse probatur, quisquis ille sit, qui audit quod immutabilis Deus angelo peccanti primoque homini et qui adhuc novellus et rudis erat, non pepercit et sibi credit parci », no 6, Actes des évêques de Limoges, p. 28 ; pour le diable, cf. Coll., II 20, col. 566 A ; pour Adam, cf. Coll., I 6, col. 523 D, II 9, col. 526 D-527 A, II 15, col. 563 B, II 22, col. 567 B, II 27, col. 571 A, et surtout III 45, col. 629 C. Pour la nécessité de la pénitence : « si in peccatis perseverare voluerit et surgere per pœnitentiam noluerit », no 6, Actes des évêques de Limoges, p. 28 ; cf. surtout Coll., II 16, col. 563 A, mais aussi III 32, col. 615 A et III 37, col. 620 B ; sur le contre-modèle d’Adam pour son refus de pénitence, Coll., I 29, col. 539 B. 379. RB, chap. LXII, p. 140-141. 380. «  Prævidens itaque pater Bernus honestissimum virum fore futurum, promovit eum, et accersito episcopo sine suo velle consecrare eum fecit sacerdotem […]. Cui econtra Odo pater protulit regulam in qua continetur, quod absque licentia prioris nihil liceret monacho facere », VO1, I 37, col. 60 A-C. 381. Cf. infra, notre chapitre « Réformer les moines », p. 608-614.

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tible de souligner les hautes implications de la fonction de prêtre et, surtout, les conséquences de son exercice par les cénobites. Les différents éléments de datation contenus dans les Collationes induisent qu’Odon a été ordonné au plus tard en 917, par l’évêque de Limoges et pas par celui de Mâcon – s’il se trouvait à Cluny –, ni par l’archevêque de Besançon ou de Lyon – s’il était à Baume­ou à Gigny. La Vita Odonis ne précise ni le diocèse, ni le nom de l’évêque qui a procédé à la cérémonie et mentionne seulement que ce dernier s’est déplacé à deux reprises, une première fois pour l’ordination, et une seconde pour demander à Bernon d’autoriser Odon à composer les Collationes382. Jean de Salerne explique immédiatement après que ce prélat était un « grand ami » (solidalis amicus) du premier abbé de Cluny, ce qui n’explique que partiellement son intervention dans l’ordination d’Odon383. En se fondant sur les ajouts du milieu du xiie siècle de la chronique d’Adémar de Chabannes (†  1034), certains travaux ont supposé que Turpion s’apparentait à une famille vicomtale de Limoges, les Raymond d’Aubusson384. Bien que cette information soit sujette à caution, il est fort probable que Turpion et son frère Aimon, abbé de nombreux établissements du Sud-Ouest et destinataire de la Vita Geraldi, aient appartenu à une grande famille limousine. Tandis que la Vita Odonis laisse entendre que Turpion était un ami de Bernon, la préface des Collationes confirme que c’est bien le premier abbé de Cluny qui a envoyé le jeune moine auprès de l’évêque de Limoges385. Il paraît difficile d’expliquer comment Bernon, surtout ancré en Bourgogne, a pu faire la connaissance de Turpion, dont le domaine d’action semble se cantonner au Limousin. Le lien entre les deux hommes semble en fait passer par leurs relations respectives avec Guillaume le Pieux. En effet, la fondation du monastère de Déols par Ebbe [Ebbo], un vassal du duc d’Aquitaine, le 2 septembre 917, réunit à Bourges ce dernier, Bernon, qui en devient l’abbé, et Turpion, qui est témoin de l’acte et fait vraisemblablement partie de l’entourage de Guillaume, puisqu’il souscrit presque immédiatement après lui386. Or, le terminus a quo de la rédaction des Collationes est justement l’année 917. La présence simultanée de ces trois hommes laisse supposer que c’est à l’occasion de la ­fondation de Déols qu’ils ont décidé d’ordonner le jeune moine et peut-être même de procéder à la cérémonie. Alors que les rapports de Baume ou Gigny avec leur archevêque respectif sont totalement inconnus à cette époque, U. Winzer a montré que ceux de Cluny avec son diocésain ont probablement été tardifs, en mai 926 au plus tôt, date de la souscription d’une donation au monastère par l’évêque Gérard [Gerardus] (†  927). 382. Pour le premier déplacement : VO1, I 37, col.  59 A. Pour le second déplacement : Ibid., I 37, col. 59 C. 383. Ibid., I 37, col. 59 C. 384. Adémar de Chabannes, Chronique, ajout c, p.  147. Sur Turpion, C. de Lasteyrie, Comtes et vicomtes de Limoges, p. 64-66 ; M. Aubrun, L’Ancien Diocèse de Limoges, p. 134. 385. Coll., Epistola nuncupatoria, col. 518 A. 386. Pièce justificative I, J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 33- 41.



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Tandis que cet évêque n’apparaît pas parmi les témoins de l’acte de fondation de l’abbaye, une charte de son successeur, Bernon [Berno] († 936/937), qui aurait été rédigée en janvier 929, évoque en outre des frictions entre son prédécesseur et la communauté de Cluny au sujet des églises387. Ces luttes pour les revenus paroissiaux ont peut-être provoqué la décision de Bernon de faire ordonner Odon par Turpion. L’intervention de ce dernier – ainsi que son anonymat dans la Vita Odonis – atteste en tout cas une grande souplesse dans l’exercice du pouvoir de l’ordinaire par le diocésain vis-à-vis des communautés monastiques dépendant théoriquement de sa juridiction. Contrairement aux alentours de l’An Mil, marqués par un raidissement des évêques dans ce domaine, la première moitié du xe siècle apparaît comme une période où les abbayes font appel au prélat de leur choix388. Les réécritures successives de la Vita Odonis ont d’ailleurs opéré des transformations sur ce récit d’ordination. Si les deux premières versions abrégées conservent le principe d’anonymat du prélat, la Vita reformata de Nalgod explique que c’est l’archevêque de Besançon qui a procédé à la cérémonie389. Au premier abord, Nalgod semble avoir corrigé une incohérence de la première Vita Odonis, en rétablissant que le jeune moine avait été ordonné par le diocésain de Baume. Il s’est vraisemblablement appuyé sur la Venerabilium abbatum Cluniacensium chronologia, écrite sous l’abbatiat d’Hugues de Semur, première source à ­évoquer ­l’ordination des deux premiers abbés de Cluny par les archevêques de Besançon390. Les recherches de D. Iogna-Prat ont cependant montré que le prélat cité dans ce dernier texte, Bernuin [Bernuinus], qui est censé avoir consacré Odon, ne ­correspond à aucun personnage historique de la première moitié du xe siècle, mais porte le nom de plusieurs archevêques de Besançon du début du ixe siècle391. Or, ces deux récits participent pleinement à la reconstruction de leurs origines par les clunisiens et à l’apologie des principes essentiels de l’Ecclesia cluniacensis, notamment la notion de libertas clunisienne. Ainsi que l’a souligné G. Constable, affirmer qu’Odon – ou Bernon – a été consacré par l’archevêque de Besançon revient à démontrer l’exemption du monastère dès ses origines, notamment visà-vis du pouvoir d’ordre du prélat de Mâcon392. Le fait de choisir spécifiquement un archevêque de Besançon pour présider aux cérémonies d’investiture des deux 387. U. Winzer, « Cluny und Mâcon », p. 155-157. Pour la charte que souscrit Gérard, no 269, CLU, p. 261-263. Pour la charte de Bernon de Mâcon, no 373, CLU, p. 350-351. Sur les conflits au sujet des dîmes, cf. infra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 248. 388. À la même époque, cette souplesse vis-à-vis du pouvoir d’ordre du diocésain est illustrée également par la charte de dédicace de l’église de Saint-Cyprien de Poitiers par Théotolon, alors archevêque de Tours, no 4, Cartulaire de l’abbaye de Saint-Cyprien de Poitiers, p. 5-7. 389. Nalgod, Vita Odonis reformata, chap. 26, col. 96 C. 390. Venerabilium abbatum Cluniacensium Chronologia, col. 1617 A-1618 A. Nalgod ne parle cependant pas de la même ordination que la Chronologia, puisque le premier évoque l’ordination comme prêtre, et l’auteur de la seconde la bénédiction de l’abbé lors de son accession à la tête de son monastère. 391. D. Iogna-Prat, « La geste », p. 181. 392. G. Constable, « Cluny in the Monastic World », p. 409-410.

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premiers abbés de Cluny s’explique en outre par le contexte de rédaction de la Chronologia. Hugues de Semur a en effet entretenu des rapports très étroits avec l’un des prélats de cette province ecclésiastique, Hugues de Salins (1031-1066). C’est d’ailleurs lui qui avait procédé à la bénédiction du nouvel abbé le 22 février 1049393. L’auteur de la Chronologia, tout comme Nalgod, qui écrit vers 1130, perpétuent et légitiment peut-être ainsi le souvenir de cette cérémonie, en évoquant le précédent d’Odon, présenté comme ordonné par un archevêque de Besançon.

C. Entre continuité et innovation : la fondation de Cluny Au cours des années où Odon devient moine sous la direction de Bernon, le duc d’Aquitaine, Guillaume le Pieux, fonde une communauté monastique à Cluny le 11 septembre 909, ou plus vraisemblablement 910, décision entérinée par la rédaction d’un acte à Bourges, qui fixe les modalités d’existence du futur établissement394. Un document conservé en original dans le volume 76 de la ­collection Bourgogne de la Bibliothèque nationale de France, sous le numéro 5, est considéré comme l’acte authentique de cette donation. Cette charte, surnommée­ « testament de Guillaume », a rapidement attiré l’attention des historiens, tant par sa forme, inhabituelle pour le xe siècle (grand format et long préambule), que par son dispositif. Dans un très long préambule, Guillaume d’Aquitaine expose les motifs de sa donation. Pour faire bon usage de la richesse qui lui a été accordée par Dieu, il a décidé de suivre le précepte du Christ, c’est-à-dire « de faire des pauvres ses amis », en aidant les moines. Pour ce faire, il concède le domaine de Cluny aux saints Pierre et Paul. Guillaume, accompagné de son épouse Ingilberge, dit procéder ainsi pour le salut de l’âme du roi Eudes, son senior, mais aussi pour celui de ses parents, du sien et de sa femme, des membres de sa famille – notamment de sa sœur, Ava, qui lui a octroyé le domaine – et enfin de tous les croyants. Il stipule alors qu’un monastère doit être construit à Cluny, en l’honneur des apôtres, dont les habitants suivront la règle de saint Benoît et se consacreront perpétuellement à l’oraison, faisant ainsi de l’endroit une « maison de prière » (orationis domicilium), où ils se voueront à la « conversation céleste » (conversatioque cælestis), en intercédant pour les âmes de ceux qu’il a évoqués. Ces moines seront placés sous l’autorité (sub potestate et dominatione) de Bernon et éliront son successeur, sans inter­vention extérieure. Suit la mention du paiement du cens par la nouvelle communauté ad limina apostolorum tous les 5 ans, qui lui permettra d’obtenir la tuitio des apôtres et la defensio du pape. Les moines devront aussi ­s’occuper 393. M. Pacaut, L’Ordre de Cluny, p. 147 ; surtout J. Wollasch, Cluny, Licht der Welt, p. 142-143. 394. Pour l’édition de référence de l’acte : no 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 33-39.



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quotidiennement des «  pauvres, des indigents, des étrangers et des pèlerins  ». Guillaume ajoute ensuite une clause selon laquelle les moines ne seront « soumis au joug d’aucune puissance terrestre » (nec cuiuslibet terrenæ potestatis iugo), y compris la sienne, celle de ses parents ou celle du roi. Cette clause protège leurs biens de toute atteinte de qui que ce soit, qu’il s’agisse d’un «  prince séculier, d’un comte, d’un évêque ou du pontife romain » (neque aliquis principum sæcularium, non comes quisquam, non episcopus quilibet, non pontifex supradictæ Sedis romanæ). Il enjoint alors les apôtres, qualifiés de « glorieux princes de la terre » (gloriosi principes terræ), et le pape, désigné comme « pontife des pontifes » (pontifex pontificum), à être les tutores et defensores du lieu de Cluny et de ses moines, en portant des sanctions spirituelles contre les contrevenants. De ­longues clauses comminatoires viennent couronner l’acte, dans lesquelles Pierre est ­qualifié d’« administrateur de toute la monarchie des Églises » (archiclavus totius monarchiæ æcclesiarum), et qui sont suivies de la mention du montant des réparations pour les contrevenants, secundum legem mundialem. L’acte s’achève par les signes de corroboration de Guillaume et de son épouse, ainsi que de 43 autres personnes, puis du rédacteur de la charte, Oddo lævita. L’importance prise ensuite par Cluny explique que beaucoup d’historiens se soient intéressés aux circonstances de rédaction de l’acte de Guillaume le Pieux et à ses conséquences sur le long terme395. Si les derniers éditeurs du texte paraissent avoir tranché en faveur de l’authenticité du document, certains historiens ont depuis longtemps émis des doutes, essentiellement sur des critères de critique interne, hésitant à y voir un original du début du xe ou une copie figurée du xie  siècle.396. En particulier, D. Iogna-Prat s’est interrogé sur une possible rédaction de la charte dans le contexte de légitimation de l’Ecclesia cluniacensis au xie siècle. L’analyse paléographique de l’acte original ne permet en effet pas de trancher sur sa datation puisqu’il aurait été écrit entre le xe siècle et le premier tiers du xie siècle, cette dernière date correspondant d’ailleurs à peu près à celle de la première copie du document, c’est-à-dire au cartulaire A397. L’historien a en outre souligné le caractère « exceptionnel » voire « déconcertant » de certaines expressions pour le xe  siècle : la qualification des apôtres de gloriosi principes terræ, la désignation de Pierre comme archiclavus totius monarchiæ æcclesia-

395. Nous nous appuyons principalement sur la synthèse de R. Hiestand, que nous complétons par d’autres études plus récentes, R. Hiestand, « Einige Überlegungen », p. 287-310. 396. Sur l’authenticité du document pour les éditeurs les plus récents : Les Plus Anciens Documents originaux, p.  14. D. Iogna-Prat rappelle qu’A. Bruel avait émis certaines réserves sur l’original : D. Iogna-Prat, « La geste », p. 178-179, pour les réserves sur l’acte de fondation ; p. 179, pour les citations qui suivent. 397 La coïncidence chronologique entre le terminus ante quem de l’acte de fondation – d’après l’analyse paléographique  – et la date de rédaction du cartulaire A a été remise en question par les derniers ­travaux de H. Atsma, J. Vezin, « Gestion de la mémoire », p. 5-29. Ces derniers ont en effet repoussé la date de confection des cartulaires A, B et C dans la deuxième moitié du xie siècle, au plus tôt entre 1063 et 1080.

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rum. Ces formules lui paraissent « en revanche parfaitement adapté[e]s à la réalité politico-religieuse du xie siècle, époque à laquelle le monastère est en possession des privilèges d’exemption délivrés par la papauté ». Pour D. Iogna-Prat, ce sont donc avant tout les implications juridiques et ecclésiologiques qui découlent de ces expressions inhabituelles – notamment la question du pouvoir temporel du souverain pontife – qui semblent anachroniques dans le contexte de faiblesse de la papauté au xe siècle. Certains historiens se sont toutefois appliqués à rechercher l’origine de ces expressions dans la documentation antérieure à la fondation de Cluny. H. Atsma et J. Vezin ont ainsi souligné que la formule o sancti apostoli et gloriosi principes terræ Petre et Paule était connue dès le règne de Charles le Chauve par l’antiphonaire de Compiègne398. De son côté, R. Hiestand a remis dans leur contexte tardocarolingien les clauses de rattachement du monastère directement aux apôtres et de mise à l’écart de la tutelle séculière399. À l’issue de ces études comparatives, les mesures juridiques et les formules utilisées dans l’acte de fondation de Cluny semblent moins atypiques pour le xe siècle, même si les expressions archiclavus et pontifex pontificum ne paraissent pas avoir de précédent400. L’existence préalable des différents éléments du formulaire à l’époque carolingienne est d’ailleurs le principal argument qui incite H. Atsma, J. Vezin et S. Barret à se prononcer en faveur de l’authenticité de l’acte de fondation401. Les derniers éditeurs de l’acte ont par ailleurs repris l’hypothèse de J. Mabillon, selon laquelle Odon serait le rédacteur de l’acte de fondation de Cluny402. Tout d’abord, la souscription Ego Oddo lævita […] scripsi et subscripsi pourrait ­permettre d’identifier l’un des deux rédacteurs, ou peut-être le responsable de la transcription du document, avec le futur abbé de Cluny. L’écriture tourangelle de la charte, qui ressemble beaucoup aux actes de l’archevêque de Tours, Théotolon, aurait pu en outre être apprise par Odon lors de son expérience canoniale à SaintMartin, élément qui constitue d’ailleurs un argument supplémentaire en faveur de l’authenticité du testament de Guillaume. Les éditeurs soulignent enfin que la « doctrine de l’immunité monastique », présente dans le texte, et notamment les clauses de protection par les apôtres, ont été « prônée[s par saint Odon] dans ses écrits ». R.  Hiestand a, en dernier lieu, souligné que l’acte de fondation de Cluny s’inscrivait dans un groupe composé de cinq autres documents, où se trouvent les mêmes expressions ou les mêmes conceptions. Il s’agit de l’acte de fonda398. H. Atsma, J. Vezin, « Cluny et Tours », p. 121. 399. R. Hiestand, « Einige Überlegungen », p. 299 et 303. 400. Nous tenons à préciser que, selon H. Noizet, aucune de ces deux expressions ne semble provenir de formulaires diplomatiques en usage à Saint-Martin de Tours. 401. Les Plus Anciens Documents originaux, p. 14. 402. J.  Mabillon, Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti in sæculorum classes distributa, vol. III, Paris, 1706, p.  335. Cette hypothèse avait également été reprise par M.  Chaume, « En marge  » (1940), p. 44. Ces arguments sont exposés dans Les Plus Anciens Documents originaux, p. 14.



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tion de Déols (917), du testament de Bernon (926), de la charte de fondation de Romainmôtier par Adélaïde de Bourgogne (928/929) et des bulles de Jean X (927) et Jean  XI (931) pour Cluny, tous transmis par les cartulaires de Cluny ou les archives de Déols et Romainmôtier403.

L’implication de l’aristocratie laïque et monastique dans la fondation Il s’agit ici de déterminer dans quelle mesure des pratiques sociales ou des é­ léments conjoncturels ont pu influer sur certaines clauses particulières de la charte du duc d’Aquitaine ou, plus largement, sur la démarche de ce dernier. Le contexte de la fondation de Cluny continue à poser un certain nombre de problèmes, d’autant plus que la date exacte du testament de Guillaume le Pieux est encore inconnue, en raison des discordances entre les deux systèmes de datation utilisés dans l’acte de fondation : la «  onzième année du règne de Charles [le Simple] » correspond à 909, alors que « la treizième année de l’indiction » coïncide avec 910404. Les derniers éditeurs de l’acte sont toutefois favorables au 11 septembre 910, date d’ailleurs retenue par les clunisiens pour commémorer la fondation de leur abbaye dès la fin du xie siècle405. La démarche de Guillaume le Pieux s’inscrit dans la continuité de certaines entreprises carolingiennes, notamment l’effort de restauration religieuse symbolisé par Benoît d’Aniane406. La première marque de ce legs est la présence de la référence unique à la règle de saint Benoît, qui est citée à plusieurs reprises dans l’acte de fondation, de manière directe – iuxta regulam beati Benedicti – ou indirecte, avec l’emploi du terme de regularis et de ses dérivés407. L’héritage de Benoît d’Aniane, qui avait entrepris d’imposer la norme bénédictine dans les établissements occidentaux au concile d’Aix-la-Chapelle de 816-817, est d’ailleurs clairement revendiqué par Baume, puis Cluny dans la Vita Odonis408. G. Constable 403. Il existe en effet une parenté certaine entre les actes de fondation de Cluny et Déols, d’un côté, et les testaments de Bernon et d’Adélaïde, de l’autre. R. Hiestand, « Einige Überlegungen », p. 300-304. 404. No 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 35, l. 48. 405. Les Plus Anciens Documents originaux, p. 33. La plupart des historiens s’accordent aujourd’hui sur cette date de 910. Seul M. Pacaut semble préférer 909, M. Pacaut, L’Ordre de Cluny, p. 54. 406. P.  Schmitz, «  L’influence de Benoît d’Aniane  », p.  401-415. A. H.  Bredero, «  Cluny et le monachisme carolingien  », p.  50-75. C. B.  Bouchard, «  Merovingian, Carolingian and Cluniac Monasticism », p. 365-388. G. Constable, « Cluny in the Monastic World », p. 391-448. 407. «  Eo siquidem dono tenore ut in Clugniaco in honore sanctorum apostolorum Petri et Pauli monasterium regulare construatur ibique monachi iuxta regulam beati Benedicti viventes congregentur […] », no 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 34, l. 15. « Sintque ipsi monachi cum omnibus prescriptis rebus sub potestate et dominatione Bernonis abbatis qui quamdiu vixerit secundum suum scire et posse eis regulariter presideat. Post discessum vero eius, habeant idem monachi potestatem et licentiam quemcumque sui ordinis secundum placitum Dei adque regulam sancti Benedicti promulgatam eligere maluerint abbatem adque rectorem […]  », Ibid., p.  34, l. 18-19. 408. VO1, I 22, col. 53 D.

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a également considéré comme une continuité avec des usages antérieurs la démarche de libération du monastère de toute influence extérieure, notamment laïque, bien connue grâce aux travaux de F. J. Felten et D. Geuenich409. Un dernier élément de prolongement avec les pratiques sociales carolingiennes réside dans la fondation d’un établissement accueillant des moines qui doivent prier pour l’âme de leur bienfaiteur laïque, devenant ainsi ses intercesseurs410. L’acte de fondation de Cluny s’inscrit tout à fait dans cette logique, dans la mesure où il concerne non seulement les donateurs, Guillaume et son épouse, mais aussi leur parenté, ­proche puis élargie, et enfin ceux qui leur sont liés par une relation de fidélité, leurs vassaux (fidelibus nostris), ainsi que le défunt senior du duc, le robertien Eudes, roi des Francs411. Dans une optique carolingienne, cette donation, qui implique la prière des moines pour le salut du cercle familial et vassalique du fondateur, va de pair avec l’insistance sur la seule activité d’oraison des religieux. Bien que l’auteur de l’acte se réfère à la règle de saint Benoît, aucune mention n’est ainsi faite du travail manuel qui s’est vu remplacé par une application constante aux prières entre le viiie et le ixe siècle412. La charte de fondation met d’ailleurs ­particulièrement en valeur la fonction d’intercession des religieux, notamment par l’expression conversatio cælestis, qui, malgré la polysémie du terme de conversatio – signifiant tour à tour « communauté », « mode de vie monastique »,­ « compagnie », « activité » ou « conversation » –, véhicule l’idée d’une communication et d’une participation des cénobites aux sphères célestes. Dans le dispositif de l’acte, le souci du fondateur pour les pauvres apparaît à la fois comme le motif de la donation et l’un des buts principaux de la future vie conventuelle. Pour le premier aspect, Guillaume déclare à la suite du préambule : Pour accomplir ce projet, il n’est pas de meilleur ni de plus facile moyen que ­d’observer la parole du Christ “De ses pauvres, je me ferai des amis” (Lc XVI, 9), et donc d’aider par mes richesses, dans une entreprise non pas éphémère mais durable, des hommes qui ont fait profession monastique413.

Le « projet » de Guillaume est de céder une partie de ses biens temporels pour pouvoir mériter les récompenses éternelles qu’il a évoquées dans le préambule,

409. G.  Constable, «  Cluny in the Monastic World  », p.  397-398. F. J.  Felten, Äbte und Laienäbte, p. 297-303. D. Geuenich, « Zur Stellung und Wahl des Abtes », p. 171-186. 410. Pour le rôle de la réforme de Benoît d’Aniane dans la commémoration des morts par les moines, G. Constable, « The commemoration of the Dead », p. 187-195. Sur la commémoration des défunts par les moines dès l’époque carolingienne, J. Wollasch, « Les moines et la mémoire des morts », p. 47-54 ; M. Lauwers, La Mémoire des ancêtres, p. 94-100. 411. No 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 34, l. 11-17. 412. M. Bettelli-Bergamaschi, « Medioevo monastico », p. 24-25. 413. «  Quæ scilicet causa nulla spetie vel modo congruentis posse fieri videtur nisi ut iuxta Christi preceptum : amicos michi faciam pauperes eius, utque huiusmodi actio non ad tempus set continue peragatur monastica professione congregatos ex propriis sumptibus sustentem  », no  4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 34, l. 5-6.



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autrement dit de faire une aumône414. Bien que les termes soient relativement flous, le rédacteur, par son utilisation de la réminiscence de Lc XVI, 9, assimile les moines aux pauvres qui doivent faire l’objet de la charité de ceux que Dieu a pourvus de biens. Un peu plus loin, lorsqu’il mentionne les activités de la communauté qui s’installera à Cluny, l’auteur de la charte précise que les moines devront à leur tour pratiquer l’aumône et s’occuper des « pauvres, des indigents, des étrangers et des pèlerins »415. Il s’agit cette fois d’une allusion au chapitre LIII de la règle de saint Benoît sur l’accueil des hôtes, où il est spécifié qu’il faut témoigner une attention particulière aux pauperes et peregrini416. Si le rédacteur assimile bien les moines à des pauvres, l’articulation de ces deux passages illustre parfaitement le phénomène qu’a mis au jour M. Lauwers sur la circulation de l’aumône au haut Moyen Âge. Selon ce schéma, des donateurs fortunés, préoccupés par leur salut, cèdent leurs biens à des pauvres « symboliques », qui sont chargés de prier pour l’âme du donateur et de redistribuer l’offrande qui leur a été faite en s’occupant des pauvres « réels »417. Par ses motifs et ses modalités générales, la fondation de Cluny s’assimile donc très largement aux usages aristocratiques et monastiques de l’époque carolingienne, tant par son inscription dans l’élan réformateur symbolisé par Benoît d’Aniane que par sa conception globale de la donation qui implique une contrepartie en prières et qui place les moines, pauvres « symboliques », au cœur du système d’échange. *   * * La démarche de Guillaume le Pieux s’inscrit également dans une logique familiale, puisqu’il implique directement sa parenté. Cette dimension est parti­ culièrement nette dans la mention d’Ava, la sœur du fondateur, qui lui avait remis la villa de Cluny à la suite d’un échange dans les années 893-898. Il s’agissait d’un patrimoine foncier relativement important qui semble avoir été intégré aux possessions guilhemides dès le début du ixe siècle. En se fondant sur un acte de 825, R.  Hiestand a émis l’hypothèse qu’il y avait sur cette propriété une communauté ­religieuse au début du ixe siècle, mais que cette dernière avait disparue au moment où ce domaine était passé entre les mains de Guillaume le Pieux. 414. Comme nous le verrons plus loin, l’aumône est en effet un moyen de légitimation de la situation sociale et de la richesse des potentes dans la pensée d’Odon, cf. infra, notre chapitre « Potentes et pauperes. Discipliner les puissants », p. 502-507. 415. «  Volumus etiam ut nostris successorumque nostrorum temporibus, prout opportunitas adque possibilitas eiusdem loci sese dederit cotidie misericordiæ opera pauperibus indigentibus advenis peregrinantibus summa intencione ibidem exibeatur », no 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 34-35, l. 21-22. 416. RB, chap. LIII, 15, p. 120-121. 417. M. Lauwers, La Mémoire des ancêtres, p. 182-185. Sur la préoccupation pour les pauvres à Cluny aux xie-xiie siècles, J. Wollasch, « Konventsstärke und Armensorge », p. 192-199.

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Ainsi que l’a remarqué D.  Méhu, la copie tardive (xiie  siècle) de cette charte dans le cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon « incite [toutefois] à la plus grande prudence »418. Depuis plusieurs années, les historiens ont remis la fondation de Cluny dans le contexte des tensions intestines en Narbonnaise et en Provence orientale, de 896 à 913. J.-P.  Poly a analysé ces luttes comme une opposition entre des partisans des «  Bourguignons  » (fidèles de Boson), essentiellement les Sabran, contre les soutiens des « légitimistes » (fidèles des carolingiens, représentés par les Guilhemides), principalement les Aubry (famille de Maïeul de Cluny) et les Fouquier de Valensole419. Dans cette perspective, plusieurs travaux ont souligné la coïncidence chronologique entre la fondation de Cluny et le reflux des partisans des Guilhemides en Mâconnais, à la suite de leur défaite face aux fidèles des Bosonides. Lorsqu’il analyse les intentions du fondateur, M. Pacaut estime ainsi que le duc d’Aquitaine voulait « sans doute que [Cluny] apparaisse comme une manifestation de sa présence et de sa puissance, tout près de la cité où il a accueilli les plus rudes antibosonides et antibourguignons, dans une zone en partie investie par ses ennemis […] »420. Cette chronologie a été affinée par B. H. Rosenwein qui constate un rapprochement entre les Bosonides et les Guilhemides au cours des années 890, matérialisé par l’union du duc d’Aquitaine et d’Ingilberge, mais qui commence à se détériorer deux ans avant la fondation de Cluny421. Cette grille de lecture opposant « Bourguignons » et « légitimistes » a toutefois été remise en cause par plusieurs travaux. M. Pacaut, dans l’article cité, se montrait en effet plus nuancé dans sa conclusion et précisait que la « fondation [de Cluny], cependant, ne constitue pas un défi, car Guillaume, s’il veut rappeler, en la faisant, qu’il faut compter avec lui, tient aussi à ce qu’elle exprime son désir de paix »422. De leur côté, C. B. Bouchard et, plus récemment, F. Mazel ont insisté sur le rôle joué par l’épouse de Guillaume le Pieux dans la fondation de Cluny. Ingilberge est en effet associée à l’acte de son époux, à la fois comme donatrice et comme bénéficiaire des prières des futurs moines de Cluny. C. B. Bouchard a ­analysé la participation d’Ingilberge à la fondation du monastère bourguignon dans l’opti418. Pour l’hypothèse de l’existence d’une communauté à Cluny au début du ixe siècle : R. Hiestand, « Einige Überlegungen », p. 297-299. Sur l’avis de D. Méhu, Paix et communautés, p. 62-63, n. 88. R. Hiestand, qui reprend J. Wollasch, évoque au même endroit l’existence d’une chapelle construite en l’honneur de Pierre et de la Vierge, qui apparaîtrait dans l’acte de 893/898 et même dès 823, cf. J. Wollasch, Cluny, Licht der Welt, p. 26. L’acte de 893-898 a toutefois été réédité récemment, car conservé en original, et ne fait aucune allusion à une quelconque chapelle ; no 2, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 26-27. 419. J.-P. Poly, La Provence, p. 15-23. Plus récemment, sur la famille des Sabran dans l’histoire ultérieure de la Provence, F. Mazel, La Noblesse et l’Église, p. 560-564 et 580-584. 420. Sur la mise en rapport de la fondation de Cluny et du reflux des partisans provençaux des Guilhemides, D. Iogna-Prat, Agni immaculati, p. 118-120. M. Pacaut, « La formation », p. 26-27. 421. B. H. Rosenwein, « La question », p. 4-5. Sur le mariage de Guillaume et d’Ingilberge, cf. supra, dans ce même chapitre, p. 68. 422. M. Pacaut, « La formation », p. 27.



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que d’une continuité avec les pratiques de la maison royale de Provence423. Elle remarque ainsi que les trois lignages bosonides principaux, issus de la parenté de Boson, ont patronné uniquement des monastères bénédictins libres de toute ingérence extérieure, parce qu’ils recherchaient davantage le prestige que le pouvoir que conféraient les institutions religieuses. Cela permet, selon elle, de comprendre l’insistance de l’acte de fondation de Cluny sur le refus d’ingérence de toute puissance ayant une assise temporelle dans la vie du monastère, alors que Guillaume intervenait fortement dans celle de Saint-Julien de Brioude, dont il était l’abbé laïque. L’historienne souligne par ailleurs que le comté de Mâcon, que le père de Guillaume, Bernard Plantevelue (†  886), avait conquis et légué à son fils, avait appartenu à Boson, ce qui expliquerait la localisation de Cluny en périphérie de son centre de pouvoir auvergnat. Le caractère « bosonide » du monastère bourguignon se perpétuerait ensuite par la continuité des donations de la parenté d’Ingilberge à cet établissement, alors que celles des ducs d’Aquitaine qui succèdent à Guillaume se tarissent. De son côté, F.  Mazel a revu les analyses de J.-P. Poly et replacé les luttes provençales dans le contexte des crises dynastiques et de la montée des rivalités aristocratiques, phénomènes communs à l’ensemble du monde carolingien entre 879 et 940424. Dans cette perspective, loin d’être une manifestation de l’hostilité entre deux familles rivales, la fondation de Cluny apparaît comme l’expression de la force de l’alliance entre Bosonides et Guilhemides qui perdure jusqu’en 908-912. Selon F. Mazel, fonder Cluny constituait avant tout un enjeu patrimonial pour le duc d’Aquitaine, à un double titre. Il avait tout d’abord obtenu le comté de Mâcon, où se situe Cluny, contre Boson, et voulait ainsi y conforter sa position avec l’appui de Louis de Provence. Il possédait en outre le comté de Lyon qui appartenait au regnum de Louis et qui avait sans doute été acquis lors du mariage avec Ingilberge. F. Mazel analyse donc la fondation de Cluny comme « l’œuvre d’un couple princier » et le choix du site de Cluny, « à la limite des royaumes de Francia et de Provence  », comme «  une volonté de paix et d’amitié entre Guilhemides et Bosonides ». *   * * La fondation de Cluny s’inscrit donc dans des pratiques aristocratiques qui impliquent une influence des relations personnelles des grands laïques et ecclésiastiques sur le texte même du testament. Outre ces éléments contextuels, le testament de Guillaume permet de cerner plus directement l’implication de nombreuses personnalités aristocratiques liées au duc d’Aquitaine, grâce aux souscriptions de l’acte. Il est difficile d’identifier avec certitude les quarante-trois témoins, mais quelques conclusions peuvent être dégagées. À la suite de Guillaume et de son 423. C. B. Bouchard, « The Bosonids », p. 424-426. 424. F. Mazel, « La Provence entre deux horizons » (sous presse), pour la suite du développement.

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épouse, les premiers souscripteurs sont trois grands ecclésiastiques : Atton [Atto], évêque de Nevers (après 914-avant 924), Madalbert [Madalbertus], archevêque de Bourges (après 891-910), et Adalard [Adalardus], prélat de Clermont (après 876-avant 912). Ces hauts personnages occupent des fonctions épiscopales dans les cités les plus importantes de la principauté de Guillaume, ce qui laisse penser qu’ils sont tous trois ses fidèles. Les autres souscripteurs sont plus difficiles à identifier, hormis les quatre derniers témoins de l’acte, Thibert et Bernard, fidèles de Louis de Provence, et Géraud et Galon [Walo], vassaux de Guillaume. Guillaume le Jeune [Vuillelmus] († 926) est désigné dans la charte comme comes et neveu de Guillaume le Pieux – dont il prend ensuite la succession à la tête du duché d’Aquitaine –, tandis que l’absence de son frère, Acfred [Acfredus] († 927), demeure étonnante. Gauzfred [Gauzfredus], qualifié de vicecomes dans la charte, semble pouvoir être identifié avec le vicomte de Bourges. Ce dernier demeure ensuite dans la fidélité de Guillaume le Pieux, puisqu’on le voit intervenir comme témoin dans l’acte de fondation de Déols (917) et dans les donations du duc d’Aquitaine pour cet établissement (918) et pour l’église de Sauxillanges (916)425. Otbert [Otbertus] ne fait peut-être qu’un avec l’un des fidèles du duc, Ocbert [Ocbertus], un clarissimus vir envoyé par Guillaume auprès du pape Jean X, pour que ce dernier confirme la fondation de l’abbaye guilhemide de Moissat426. De la même manière, Raimbert [Raimbertus] semble s’identifier avec une personne du même nom, Rambertus, qui souscrit la donation de Guillaume le Pieux à Sauxillanges427. Ces identifications renforcent donc l’impression que la fondation de Cluny implique surtout la fidélité du duc d’Aquitaine et plus partiellement celle de Louis de Provence, tandis que n’apparaît aucune personnalité liée à l’espace mâconnais. *   * * Depuis les travaux de K.  Hallinger, la démarche de Guillaume le Pieux a également été analysée dans le contexte du renouveau monastique qui touche la Bourgogne et la Lotharingie entre la fin du ixe et le début du xe  siècle428. Dans une optique comparative, plusieurs historiens ont mis en rapport certaines ­clauses du testament, notamment la relation du nouveau monastère avec le Siège romain, avec d’autres fondations aristocratiques429. Vézelay et Pothières, 425. Pour la donation à Sauxillanges : no 146, Cartulaire de Sauxillanges, p. 136-137. Pour la fondation de Déols, Pièce justificative I, J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 33-41. Pour la donation à Déols en 918, no 7, E. Hubert, « Recueil historique », p. 117-119. 426. No 35, Papst., p. 61-62. 427. No 146, Cartulaire de Sauxillanges, p. 136-137. 428. K. Hallinger, Gorze-Cluny, p. 517-601. 429. H. E. J. Cowdrey, The Cluniacs, p. 13, n. 56. G. Constable, « Cluny in the Monastic World », p.  418. A. H.  Bredero, «  Cluny et le monachisme carolingien  », p.  64. E.  Boshof, «  Traditio Romana und Papstschutz », p. 12-18.



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f­ ondées par le comte Girard de Roussillon († 879) et son épouse Berthe en 863, ou Aurillac, mis en place par le comte Géraud, sont les cas les plus souvent retenus en tant que ­premiers établissements rattachés à Rome par leurs fondateurs430. B. H. Rosenwein a souligné deux points communs entre Cluny et ces abbayes : même objectif de prière pour le fondateur et pour son cercle familial et vassalique, même type de lien des établissements à Pierre et Paul et au pape – symbolisé par le versement d’un cens431. La rédaction des clauses qui lient Cluny aux apôtres et au souverain pontife correspondrait donc à une sorte de Zeitgeist de la fin du ixe et du début du xe siècle. Il est cependant difficile de démontrer que le rédacteur du testament de Guillaume connaissait les actes de fondation de ces monastères, d’autant plus que notre connaissance de leurs rapports avec Rome dépend presque toujours de documents tardifs ou indirects. La charte de fondation de Vézelay a ainsi été transmise par son insertion dans la chronique ­d’Hugues de Poitiers († vers 1167), écrite entre 1156 et 1167. De la même manière, le rattachement du monastère d’Aurillac au pape n’est connu que par la Vita Geraldi d’Odon de Cluny. Si l’on suit toutefois cette logique comparative, la fondation de Gigny, telle que nous la connaissons par la bulle de Formose, octroyée en novembre 895, constitue un événement important432. La similitude principale concerne le statut de l’établissement de Gigny et son rapport à Rome. Dans ce privilège, se trouve en effet la même articulation entre la cession de l’établissement à Pierre et sa protection vis-à-vis de l’extérieur (ut omnibus immutilatum servetur), bien que la donation implique plus directement le pape que dans le cas de Cluny433. En tant que représentant terrestre de Pierre, le souverain pontife apparaît en effet comme le garant de la défense de Gigny, ce qui transparaît à travers l’emploi des verbes munire et custodire ou du substantif protectio, ainsi qu’à travers l’insistance sur la nécessité de préserver le monastère immutilatum434. Pour ce dernier aspect, on retrouve la même idée de protection des biens du monastère vis-à-vis

430. Sur la démarche de soumission et protection par Rome avant Cluny, Ibid., p. 12-18 pour Vézelay et Pothières et p. 50-57 pour Aurillac et Gigny. 431. B. H. Rosenwein, « La question », p. 2-3 et 10-11 pour la comparaison des trois cas, clause par clause. 432. Étant donnés les soupçons concernant ce privilège, nos remarques sur les points communs entre ce document et l’acte de fondation de Cluny doivent être considérées comme hypothétiques et provisoires, tant qu’une analyse rigoureuse de cette bulle n’aura pas été menée. 433. « Berno […] retulisti nobis ipsum memoratum cœnobium […] in honore sancti Petri constructum atque dicatum existere, et ut omnibus immutilatum servetur […], eidem beato Petro, cœlestis regni clavigero, nobisque per Dei gratiam vicario obtulistis », no II, Recueil des historiens des Gaules, p. 203. 434. « […] ut omnibus immutilatum servetur » ; « Ideo suggessistis nostro apostolatui nostri privilegii illus sanctione muniremus. Quapropter […] prædictum venerabile cœnobium […] apostolica auctoritate confirmamus, munimus et in perpetuum sub jure et ditione atque potestate beati Petri apostoli et nostra confirmatum stabilimus » ; « Potius autem firmum et ab omnibus immutilatum custodiatur ad jus et protectionem beati Petri, apostolorum principis », Ibid., p. 203.

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de « tout homme orné d’une quelconque dignité » et des « donateurs eux-mêmes » que dans le testament de Guillaume, bien que, dans ce dernier, l’énumération des prédateurs éventuels des propriétés monastiques soit beaucoup plus longue et précise435. Une attention similaire est également accordée aux modalités d’élection du successeur de Bernon, secundum Deum et regulam beati Benedicti, sans que le privilège pontifical n’insiste toutefois sur la mise à l’écart des influences extérieures dans cette procédure436. Cette bulle permet néanmoins de cerner deux éléments qui distinguent le statut de Gigny de celui de Cluny, tel qu’il est défini dans le testament de Guillaume. Il n’y est fait nulle mention d’un quelconque cens récognitif que devrait porter l’abbé ad limina apostolorum. Le lien de l’établissement de Gigny à Rome et surtout au pape semble par ailleurs d’une tout autre nature que celui du monastère bourguignon. Alors que l’acte de fondation de Cluny ­évoque la tuitio des ­apôtres et la defensio du souverain pontife, Formose considère Gigny « sous le droit (jure), l’autorité (ditione) et la potestas du saint apôtre Pierre et de [lui-même] », réaffirmant plus loin le droit (jus) et la protection (protectionem) qui relèvent de Pierre. Selon les termes de cette bulle, Gigny doit certes être protégée par Pierre et le pape, mais, en retour, elle leur appartient et en dépend complètement. À ces deux exceptions près et si ce document est authentique, le statut de Cluny semble ainsi très proche de celui de Gigny. Le testament de Guillaume et la bulle de Formose ne sont cependant pas tout à fait comparables, dans la mesure où les deux documents n’ont ni le même statut, ni les mêmes visées. Le premier a en effet pour objectif de fixer le cadre de la vie conventuelle d’un nouvel établissement ; le second vise en revanche à consolider la situation de Gigny grâce au soutien pontifical, notamment du point de vue foncier, ce que suggère la mention spécifique de la cella de Baume, qui est probablement toujours objet de convoitises. Dans cette perspective, il n’est pas très étonnant que l’on ne trouve aucune mention d’un cens – s’il y en avait bien un – ni d’allusions plus précises à l’organisation de la vie communautaire (par exemple, l’obligation de prière)437. Cette similitude de statut entre les deux établissements peut d’ailleurs ­permettre de remettre dans son contexte l’une des clauses de l’acte de fondation de Cluny. Nous avons vu que le monastère était placé hors d’atteinte de tout pouvoir ayant

435. « […] Ita scilicet ut nulli homini qualibet dignitate fulcito licitum sit, aut etiam de ipsis donatoribus, quamcumque vim aut aliquam oppressionem ibidem inferre, aut res donatas vel amodo devote donandas quoquomodo auferre […] », Ibid., p. 203. 436. « Si autem, quod humanum est, abbas prædicti cœnobii obierit, congregatio ipsius monasterii ex se ipsis secundum Deum et regulam beati Benedicti, quem idoneum præviderit, concordi voto habeat facultatem eligendi, et secundum morem in abbatem sibi præficiendi », Ibid., p. 203. 437. À titre comparatif, nous avons recherché ces divers éléments dans les six bulles octroyées à Cluny sous l’abbatiat d’Odon. Seul le cens est évoqué dans le privilège de Jean XI (931), no  64, Papst. p. 107-108. En revanche, il n’apparaît dans aucune autre bulle et l’on ne trouve aucune allusion à l’organisation de la vie communautaire dans ce corpus.



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une assise temporelle, y compris celle de «  tout évêque  »438. Immédiatement après, le rédacteur réaffirme cette idée, en stipulant que les moines ne doivent être ­soumis à aucun prélat contre leur gré439. Or, R. Hiestand a attiré l’attention sur le fait qu’en mai 910, le pape Serge  III avait confirmé les biens du siège métropolitain de Lyon et inclus Gigniacum parmi les monastères que ce dernier possédait440. Si l’acte de fondation de Cluny date bien de septembre 910, les deux clauses concernant les évêques pourraient donc être interprétées comme une conséquence immédiate de cette intégration de Gigny dans le patrimoine du prélat de Lyon afin de protéger Cluny d’un sort similaire.

Un document singulier ? Malgré l’inscription de l’acte de fondation de Cluny dans le contexte aristocratique et monastique tardo-carolingien, plusieurs clauses, notamment certaines formules, demeurent atypiques. C’est principalement l’expression du lien du nouveau monastère aux apôtres et au pape qui polarise les débats. Rattacher un établissement au siège romain ne constitue certes pas une nouveauté au début du xe  siècle, comme le montrent les statuts de Vézelay, Pothières et peut-être Gigny, connus toutefois par des documents tardifs ou sujets à caution. Ainsi que l’a montré B. H. Rosenwein, le testament de Guillaume diffère toutefois de ces trois cas441. Une première distinction réside dans l’expression du lien du monastère aux apôtres et au pape. Si l’on prend le cas de Vézelay – et probablement de Gigny –, l’abbaye est «  soumise  » (subdidimus deux fois) «  au siège des saints apôtres », ce qui induit que Pierre, Paul et le pape – parce qu’il est leur représentant terrestre – les possèdent ad regendum, ordinandum […] disponendumque et que le souverain pontife doit approuver l’élection abbatiale442. Les apôtres et le pape sont donc propriétaires de Vézelay, sans qu’aucune distinction ne soit faite entre eux. Dans son testament, Guillaume le Pieux « transfère » (trado) directement son­­­

438. «  […] non episcopus quilibet […] invadat res ipsorum servorum Dei  », no  4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 35, l. 24-25. 439. « […] non aliquem prelatum super eos contra eorum voluntatem constituat », Ibid., p. 35, l. 25. 440. R. Hiestand, « Einige Überlegungen », p. 300. Pour la bulle de Serge III, no 31, Papst., p. 53-54, ici p. 54. 441. Nous reprenons globalement les conclusions de cette historienne, B. H. Rosenwein, « La question », p. 3-4. 442. B. H. Rosenwein a édité partiellement les clauses de l’acte de fondation de l’abbaye de Vézelay/ Pothières, à partir du manuscrit Auxerre, BM 227, 22 ro -24 vo. « […] pro benedictione annis singulis ad reverentissimam sedem beatorum apostolorum, cui loca eadem subdidimus », B. H. Rosenwein, « La question  », p.  11. «  Hoc vero monasterium sive aliud supranominatum cum omnibus rebus ibi collatis beatissimis apostolis apud Romam subdidimus et testamentario libello dato æterne sanctis pontificibus Urbis illius, qui vice apostolica annis sequentibus sedem tenuerint ad regendum, ordinandum […] disponendumque perpetuo comissimus », Ibid., p. 11.

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« pouvoir » (dominatio) sur la villa de Cluny à Pierre et Paul. Le rédacteur de l’acte y distingue donc très nettement la personne des apôtres de celle du pape : ces ­derniers sont les véritables propriétaires du futur établissement443. La ­possession des monastères de Cluny par les seuls apôtres s’articule d’ailleurs étroitement avec la soustraction de l’établissement «  au joug de toute puissance terrestre » (cuiuslibet terrenæ potestatis jugo), y compris celle du souverain pontife444. Le fait de mettre le monastère théoriquement hors d’atteinte des ambitions du pape montre que le lien entre ce dernier et Cluny est différent du cas de Vézelay (ou de Gigny). Le testament de Guillaume le Pieux ne crée en effet aucun lien de soumission entre la nouvelle fondation et Rome, ni n’évoque sa possession par le pape. La seconde différence essentielle entre l’acte de fondation de Cluny et la ­documentation de Vézelay et Pothières concerne le rapport des fondateurs avec l’établissement. À Vézelay, Girard de Roussillon et son épouse font leur donation, mais avec le devoir d’assurer la protection (tuitio et defensio) de leur ­nouveau monastère, sous réserve d’usufruit. Ils continuent donc à jouer un rôle très actif vis-à-vis de l’abbaye, bien qu’ils n’interviennent pas dans le choix de l’abbé. Probablement comme Gigny, Cluny est en revanche protégée de toute tentative d’influence ou d’usurpation du fondateur et de sa famille, dans la mesure où Guillaume renonce complètement à ses droits sur l’établissement. Cette dimension renforce le constat précédent, c’est-à-dire que le monastère bourguignon est placé hors d’atteinte de tout pouvoir ayant une assise temporelle. Ces clauses placent de facto les moines en position d’autonomie vis-à-vis de tout pouvoir extérieur : derrière les apôtres, ce sont les religieux qui sont les véritables propriétaires de Cluny. La seule dominatio pesant sur la villa de Cluny est donc celle de Pierre et Paul – qui a glissé du duc d’Aquitaine aux apôtres à la suite de la fondation –, ou encore celle de Bernon, qui s’exerce sur les moines et les biens du monastère, terme d’ailleurs renforcé par l’évocation de la ­potestas abbatiale445. Comme le montre D.  Méhu, cette cession a changé la nature du domaine de Cluny, transformé de bien matériel en bien religieux, propriété de

443. « Res juris mei sanctis apostolis Petro videlicet et Paulo de propria trado dominatione », no 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 34, l. 8-9. Cette observation a été faite la première fois par B. H. Rosenwein. 444. «  Placuit etiam huic testamento inseri ut ab hac die nec nostro, nec parentum nostrorum, nec fastibus regiæ magnitudinis nec cuiuslibet terrenæ potestatis jugo subiciantur idem monachi ibi congregati. Neque aliquis principum sæcularium, non comes quisquam, non episcopus quilibet, non pontifex supradictæ Sedis Romanæ […], deprecor, invadat res ipsorum servorum Dei », no 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 35, l. 23-24. Sur cette question de soustraction de Cluny aux puissances extérieures, y compris au pape, D. Méhu, Paix et communautés, p. 64-65. 445. « Res juris mei sanctis apostolis Petro videlicet et Paulo de propria trado dominatione », no 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 34, l. 8-9. « Sintque ipsi monachi cum omnibus prescriptis rebus sub potestate et dominatione Bernonis abbatis, qui, quamdiu vixerit, secundum suum scire et posse eis regulariter presideat », Ibid., p. 34, l. 18.



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Dieu et des apôtres, et placé de ce fait et par essence sous un statut particulier d’inviolabilité446. J. Wollasch a affirmé que la conséquence principale du testament de Guillaume était de promouvoir « une liberté sans protection »447. Par ­comparaison avec l’acte de fondation de Vézelay, le fait de désigner les apôtres et le pape comme seuls soutiens équivaudrait ainsi, de fait, à ne pas donner de défenseur à Cluny. Que dit exactement la charte du rôle du pape et des apôtres ? Après l’avoir classé parmi les prédateurs éventuels de la fondation, le rédacteur définit le rôle du souverain pontife comme celui d’un protecteur, associé dans cette mission aux apôtres, parce qu’il est leur représentant sur terre. Ils sont tous trois qualifiés de tutores et defensores de Cluny, après que le rédacteur a évoqué plus spécifiquement la protection (tuitio) exercée sur les moines par Pierre et Paul et la défense (defensio) qui relève du pape. L’opinion de J. Wollasch découle d’un postulat : le rédacteur de l’acte évoque nécessairement l’institution pontificale dans ces clauses, dans la mesure où les différents pontifes de la première moitié du xe  siècle étaient enferrés dans des comportements séculiers et se trouvaient sous la coupe des Théophylactes. Tout particulièrement, le comportement du pape contemporain de la fondation de Cluny, Serge III (903-911), que certaines sources considèrent comme concubinaire, ne permet pas de supposer que le rédacteur de l’acte ait songé spécifiquement à lui pour protéger le monastère. Son manque de moralité expliquerait en revanche le fait que le souverain pontife fût pris en compte parmi ceux qui pourraient tenter d’usurper les biens de Cluny448. B. H. Rosenwein a cependant pris le contre-pied de cette analyse, en affirmant que le rédacteur de la charte de fondation avait placé le monastère de Cluny sous la protection du souverain pontife en songeant justement à Serge III, en raison de sa forte personnalité449. Les nombreuses interventions énergiques de ce pape en Gaule et dans la péninsule italienne, son opposition aux prétentions impériales de Louis, fils de Boson, ainsi que ses réprimandes d’un fidèle partisan des Bosonides, l’évêque Amiel d’Uzès, en 904, ont ainsi pu faire penser au duc d’Aquitaine que Serge III ferait un bon défenseur de son nouvel établissement. Bien qu’elles soient tributaires de la grille de lecture de J.-P.  Poly, les conjectures de l’historienne américaine sont séduisantes, car elle renouvelle considérablement l’approche de l’acte de fondation de Cluny, en le replaçant dans une logique de connaissances personnelles. Ces analyses se heurtent cependant à une difficulté d’interprétation. Comment concilier le fait que Serge III soit le chef du parti anti-formosien et ait mené jusqu’à 446. D. Méhu, Paix et communautés, p. 64-66. 447. Cette expression est reprise du titre de l’un de ses chapitres, J. Wollasch, Cluny, Licht der Welt, p. 19 pour le titre, p. 22-25 pour l’explication de cette expression. 448. Ibid., p. 23-24. 449. Nous reprenons ici les conclusions de B. H. Rosenwein, « La question », p. 4-5.

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son terme la damnatio memoriæ de ce pape, alors que Formose avait concédé une bulle de protection à Gigny ? Selon l’hypothèse de B. H. Rosenwein, Bernon, en devenant abbé de Cluny, aurait en effet accepté la defensio du pape qui avait sali la mémoire du protecteur de l’un de ses établissements. R. Hiestand y voit la preuve que Guillaume le Pieux ne songeait pas à Serge dans l’acte de fondation, mais bien à l’institution pontificale450. La conjecture de B. H. Rosenwein n’est toutefois pas forcément inexacte, puisqu’il s’agit, en 910, de garantir les intérêts de Cluny et non de Gigny. Par ailleurs, l’argument de J. Wollasch sur les mœurs dépravées de Serge III ne suffit pas à écarter l’hypothèse de l’historienne américaine. En effet, cette dernière raisonne sur le plan des pratiques sociales aristocratiques du xe siècle, qui fonctionnent avant tout selon des logiques relationnelles. Cette clause de defensio de Cluny par le pape peut toutefois s’expliquer autrement, toujours en fonction du contexte et de logiques familiales. Dans la continuité de l’hypothèse de B. H. Rosenwein, il est tout d’abord possible que la personnalité de Serge III ait bien été à l’origine de cette clause, sans pour autant qu’entre en considération la question de la rivalité entre Bosonides et Guilhemides. L’énergie déployée par ce pape lors de son pontificat constituait en effet une garantie de son efficacité en tant que defensor de Cluny. Par ailleurs, l’épouse de Guillaume, Ingilberge, était certes bosonide par son père, mais elle se rattachait aussi à la famille carolingienne d’Italie par sa mère, Ermengarde451. Le lien de Cluny à Rome pourrait de ce fait découler des relations familiales de l’épouse du fondateur avec les grands de la péninsule. *   * * Le testament de Guillaume circonscrit donc très soigneusement les rapports du nouveau monastère avec le pape, dans une optique de defensio. L’acte de fondation précise d’ailleurs, sous forme de harangue, la teneur et les modalités de cette dernière. Après avoir expliqué que le paiement du cens ad limina apostolorum permettra aux moines d’obtenir la tuitio de Pierre et Paul et la defensio du pape452, le rédacteur ajoute en effet : Et je vous supplie donc, ô saints apôtres et glorieux princes de la terre, Pierre et Paul, et vous, pontife des pontifes qui trônez sur le siège apostolique, d’exclure de la sainte Église de Dieu et de la vie éternelle, en vertu de l’autorité canonique et apostolique que vous avez reçue, les voleurs, les envahisseurs et les destructeurs de ces biens que je vous donne spontanément et avec joie. Soyez, eu égard à la clémence et à la miséri-

450. R. Hiestand, « Einige Überlegungen », p. 299-301. 451. Nous tenons ici à remercier R. Le Jan de nous en avoir fait la remarque. 452. «  Per quinquennium autem Romæ ad limina apostolorum ad luminaria ipsorum concignanda X soldos prefati monachi persolvant  habeantque tuitionem ipsorum apostolorum adque Romani pontificis defensionem », no 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 34, l. 26-28.



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corde du divin rédempteur, les tuteurs et les défenseurs de cet établissement de Cluny et des serviteurs de Dieu qui y résident, ainsi que de toutes leurs ressources453.

Ce passage articule la protection du monastère à une certaine conception des apôtres et du pape, qui s’étoffe encore un peu plus loin, lorsque le rédacteur ­qualifie Pierre d’archiclavus totius monarchiæ ecclesiarum, en évoquant, dans une même optique, le sort qui doit être réservé à ceux qui ne respecteront pas les clauses de l’acte454. Comme nous l’avons vu, seules les expressions archiclavus et pontifex pontificum n’ont pas d’antécédent ou d’équivalent dans la documentation antérieure à la fondation. Ces deux formules, ainsi que l’idée d’autonomie des moines, ont été souvent analysées comme des trouvailles du véritable rédacteur de l’acte, le Oddo lævita, identifié depuis J. Mabillon avec le deuxième abbé de Cluny. Selon les derniers éditeurs du texte, ce dernier a en effet défendu la « doctrine de l’immunité monastique » dans ses écrits455. Nous verrons ultérieurement qu’Odon se positionne en effet en faveur de la non-intervention du pouvoir laïque dans la vie des monastères, notamment dans la Vita Geraldi456. Cette affirmation demeure cependant relativement isolée dans son œuvre et apparaît bien secondaire à côté de son insistance sur la nécessité de réformer le comportement des moines. De la même manière, Odon n’aborde pas la question de l’importance du pape, ni celle de sa place première dans l’Église, dans la mesure où il se prononce clairement en faveur de la direction collégiale de cette dernière par les évêques457. Dans cette perspective, si Odon est bien le rédacteur de l’acte de fondation de Cluny, il est improbable qu’il ait voulu insister sur la primauté romaine et signifier le pouvoir temporel des successeurs des apôtres. À l’exception de pontifex pontificum, toutes les expressions qui posent problème qualifient d’ailleurs les apôtres. Or, l’acte de fondation fait une nette distinction entre le pape et ces derniers. Dès lors, il est possible que les formules qui insistent sur le pouvoir des apôtres, notamment du point de vue temporel, ne renvoient pas forcément au souverain pontife, mais bien à Pierre et Paul, en tant que véritables propriétaires de Cluny. La protection des apôtres et du pape a pour objet de défendre les biens du monastère bourguignon, en sanctionnant les contrevenants de leur auctoritas apostolique ou canonique. Cette exhortation s’accompagne de très longues clauses comminatoires qui enjoignent les propriétaires du monastère à punir ceux qui oseront porter atteinte au domaine, considéré comme inviolable par sa donation à Pierre et Paul. Ainsi que l’a souligné D.  Méhu, ces clauses comminatoires – notamment par l’emploi du terme de sacrilegi pour désigner ceux qui s’en pren453. Ibid., p. 35, l. 26-28. Traduction de M. Pacaut, L’Ordre de Cluny, p. 52. 454. No 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 35, l. 36-37. 455. Ibid., p. 14. 456. Cf. infra, notre chapitre, « Potentes et pauperes. Discipliner les puissants », p. 491-493. 457. Cf. infra, notre chapitre, « Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés », p. 400-401.

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nent à la propriété “clunisienne” – laissent transparaître encore une fois le statut particulier des biens de l’établissement, devenus, par leur donation à Dieu et aux apôtres, des sacra458. L’injonction est ainsi faite aux protecteurs du monastère «  d’exclure de la sainte Église de Dieu et de la vie éternelle, en vertu de l’auctoritas canonique et apostolique que vous avez reçue, les voleurs, les envahisseurs et les destructeurs de ces biens ». Bien que les termes d’excommunication et d’anathème ne soient pas ­prononcés, c’est sans doute de ce type de condamnation dont il est question. Les travaux de L. K. Little ont d’ailleurs montré que la période 890-910 correspondait à un temps de formation des formules d’excommunication, qui ont été répertoriées vers 906 par Réginon de Prüm († 915), puis intégrées au Pontifical romano-­germanique. L’une d’entre elles, qualifiée de terribilis excommunicatio, frappe justement les violateurs des églises et les envahisseurs ou les prédateurs de biens459. Odon évoque longuement l’excommunication, dans cinq chapitres des Collationes (I, chapitres 19, 21-24), grâce à plusieurs exempla. Ses conclusions y sont très claires. Les laïcs doivent toujours se soumettre à l’excommunication, quelles que soient la justesse de cette punition et la moralité de celui qui la porte, car c’est au nom de Dieu qu’il agit460. Le non-respect de l’excommunication par les laïcs est par ailleurs un crime extrêmement grave, qui ne peut être puni que « par une pénitence très lourde », c’est-à-dire la mort dans l’exemplum retenu461. Si Odon est bien le rédacteur du testament, les clauses sur les modalités d’intervention des apôtres et du pape pour défendre le monastère de Cluny s’ancrent donc dans une réflexion contemporaine, qui insiste fortement sur le caractère absolu et quasiment irréversible des sanctions ecclésiastiques. La protection par les seuls apôtres a pour conséquence que Cluny est définie dès le départ comme un établissement qui ne recourt à aucun avoué pour assurer sa défense. Ainsi que l’a noté G. Constable, l’appel à un advocatus laïque par le monastère bourguignon semble avoir été occasionnel et pragmatique, en fonction des besoins. Le cas paraît s’être présenté en 925, lorsque Bernon évoque un ­certain Arnold Ayduin [Arnoldus Ayduinus]. Il faut ensuite attendre 951 pour retrouver deux hommes désignés comme avoués dans la documentation462.

458. D.  Méhu, Paix et communautés, p.  66-67. No  4, Les Plus Anciens Documents originaux, p.  35, l. 35-36. 459. L. K. Little, Benedictine Maledictions, p. 34-38. 460. «  Inde est quod est pondus divinæ auctoritatis parvipendunt, et non solum Dei ministros, sed ipsum etiam per eos admonentem more Cain spernunt. Quia vero de uno rege, qui mira humilitate excommunicationem, licet ineptam, observavit, audivimus, nunc de alio quid contigit audiamus », Coll., I 23, col. 535 C. 461. Ibid., I 24, col. 536 A. 462. No 251, CLU, p. 242-243. G. Constable a réalisé une synthèse des travaux antérieurs sur cette question, G. Constable, « Cluny in the Monastic World », p. 120-121.



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Le faible recours à l’avouerie indique que ce n’est pas parce que l’acte de fondation de Cluny ne concède aucun rôle aux fondateurs dans la protection de l’établissement que le monastère se retrouve démuni. Placé sous la tuitio ­apostolique et la defensio pontificale, les biens du monastère ont acquis, par leur cession à Dieu et aux apôtres, une dimension sacrée qui les protège – théoriquement du moins – et leur confère un caractère inviolable. Concrètement, la défense de l’abbaye et de ses moines est donc réservée au pape qui doit porter des sanctions contre ceux qui s’en prendraient à la propriété “clunisienne”, condamnations qu’Odon considère d’ailleurs comme irréversibles pour ceux qui ne se repentent pas. Produit des pratiques sociales aristocratiques et nourri par la réflexion d’Odon sur la mise à l’écart nécessaire des moines vis-à-vis du siècle, le testament de Guillaume fixe ainsi le cadre initial de la vie communautaire à Cluny. Bien que deux de ses clauses soient atypiques au xe siècle, elles s’inscrivent pour la plupart dans la continuité des usages carolingiens. Cet acte de cession définit enfin et surtout le caractère exceptionnel de la terre “clunisienne”, devenue propriété des apôtres, c’est-à-dire sanctifiée, protégée et sacrée. La fondation de Cluny semble cependant être passée totalement inaperçue aux yeux de ses contemporains, ce qui relativise le caractère exceptionnel de la démarche de Guillaume. Ainsi que l’a remarqué I.  Cochelin, ni Odon, ni même Jean de Salerne ne l’évoquent, passant sous silence le rôle que le duc d’Aquitaine y a joué463. Alors que la Vita Odonis reste totalement muette sur le principe de non-ingérence de tout pouvoir temporel dans la vie du monastère, la Vita Geraldi le mentionne, tout comme la question de la donation de l’établissement aux apôtres, mais seulement en traitant de la fondation de l’abbaye d’Aurillac par le saint comte. Aucun autre document de cette époque n’évoque d’ailleurs Cluny, pas même Flodoard lorsqu’il signale la mort d’Odon, qu’il qualifie seulement de réformateur et d’« abbé vénérable », sans que ne soit nommé un établissement particulier464. S’il est normal que le chroniqueur ne parle pas de la fondation du monastère bourguignon, puisque ses Annales ne commencent qu’en 919, il aurait pu cependant mentionner le décès de Bernon, en 927, ou Cluny en parlant d’Odon.

Conclusion : le legs de Bernon La première partie de l’itinéraire biographique d’Odon, depuis sa formation aristocratique jusqu’à son expérience monastique sous les ordres de Bernon, s’achève lorsqu’il prend en charge un groupe d’établissements qui étaient dirigés par le premier abbé de Cluny. Avant de revenir plus en détail sur les modalités 463. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 201. 464. Flodoard, Annales, p. 86.

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de la succession d’Odon dans le chapitre suivant, il convient de s’attarder sur le legs que lui transmet Bernon, marqué, par bien des aspects, de l’empreinte de Guillaume le Pieux. Après la fondation de Cluny, Bernon reçoit en effet deux autres monastères, qui viennent s’ajouter aux établissements de Gigny, Baume, Mouthier-en-Bresse [Æthicensi] et à la cella de Saint-Lothain, qu’il dirigeait au moins depuis le tournant du siècle et qui se trouvaient dans la région dont il était sans doute originaire. Il s’agit de Déols (appelé aussi Bourg-Dieu) et de Massay, situés en Berry. Le second est très mal connu. Il s’agit d’un établissement qui a été réformé par Benoît d’Aniane et confié à Bernon à un moment indéterminé. Le testament de ce dernier l’évoque en effet parmi les monastères qu’il dirige, information confirmée par les Annales Masciacenses, qui mentionnent la mort de Berno abbas en 927465. La direction de cet ensemble de six monastères par Bernon s’inscrit dans la lignée des pratiques de Benoît d’Aniane, c’est-à-dire le multi-abbatiat, qui sera abordé plus en détail pour Odon466. Il n’existait donc vraisemblablement aucun lien entre les différents établissements confiés à Bernon, qui agissait à titre personnel dans ces communautés467. Le dossier de Déols, bien plus riche, a été étudié par J. Wollasch et J. Hubert468. La documentation concernant ce monastère ne nous est parvenue que par des copies d’époque moderne, exécutées au xviie  siècle dans leur grande majorité. Cette transmission tardive est d’autant plus problématique que la plupart des actes datés de la première moitié du xe siècle ont exactement les mêmes clauses qu’un certain nombre de documents “clunisiens” de la même époque. C’est en parti­culier le cas de l’acte de fondation de Déols, rédigé le 2 septembre 917 à la demande d’Ebbe le Noble et de son épouse, pour installer un monastère sur leurs terres469. Ce document apparaît en effet comme une copie presque conforme du testament de Guillaume le Pieux, excepté pour le patronage de l’abbaye (aux apôtres et à la Vierge), l’énumération des biens concédés (beaucoup plus longue que dans l’acte de fondation de Cluny), une clause qui évoque les modalités futures de donation au futur établissement, et enfin la liste des souscripteurs. Si cette charte est authentique, Ebbe de Déols fonde donc un établissement qui est dirigé par le même abbé et soumis au même régime que le monastère bourguignon, notamment dans son rapport au pape et dans sa soustraction aux pouvoirs temporels. Les historiens de Déols ont mis la ressemblance entre les deux documents sur le compte des liens qui unissent Ebbe et Guillaume le Pieux. Le fondateur de Déols est en effet un fidèle du duc d’Aquitaine, qu’il aurait voulu

465. 466. 467. 468.

Testamentum domni Bernonis abbatis, dans BC, col. 10 C. Annales Masciacenses, p. 170. Cf. infra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 194-196. D. Iogna-Prat, « Odon, Romainmôtier », p. 152. J. Wollasch, « Königtum, Adel und Klöster », p. 48-55, 61-120. J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 5-44. 469. Pièce justificative I, J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 33-41.



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imiter ou sous l’influence duquel il aurait instauré un établissement du même type470. Guillaume apporte d’ailleurs sa caution à l’entreprise par sa souscription de l’acte de 917 et par une donation importante en 918471. Hormis la famille d’Ebbe – notamment son épouse Hildegarde [Hildegardis] et son frère Laune [Launo] –, d’autres fidèles du duc d’Aquitaine sont d’ailleurs présents lors de la fondation de Déols. Du côté des grands ecclésiastiques, on trouve ainsi les souscriptions du nouvel archevêque de Bourges, Géronce († 948), des évêques de Clermont, Arnold [Arnoldus/Arnaldus], et de Limoges, Turpion, mais aussi d’un certain Hildebertus episcopus indignus, dont le diocèse est inconnu, mais qui a souscrit la donation de Guillaume pour Sauxillanges en 916472. Parmi les laïcs fidèles des Guilhemides, sont présents le vicomte de Bourges Gauzfred, mais aussi Bernard et Géraud [Geraldus], qui ont tous trois souscrit l’acte de fondation de Cluny. Trois autres témoins, Achard [Achardus ou Archardus], Atton [Atto] et Vaningus entourent également le duc lors de sa donation à Déols en 918. La direction de ce nouveau monastère par Bernon est donc sans doute liée à l’influence de Guillaume le Pieux. Le même constat s’impose à l’examen de la situation du monastère de Cluny. Les travaux de M. Chaume attestent en effet que les bienfaiteurs – peu ­nombreux – qui enrichissent l’établissement sont presque tous liés au duc d’Aquitaine ou à son successeur Guillaume le Jeune473. Sous l’abbatiat de Bernon, cet historien a pu repérer neuf aristocrates qui gravitent autour de l’abbaye ou qui la dotent, essentiellement en Mâconnais, à l’exception de quelques concessions importantes en Chaunois, dans le Lyonnais et dans la région de Clermont (mais non loin de Bourges). Les premiers bienfaiteurs de Cluny sont les Guilhemides eux-mêmes qui, outre leurs propres donations, apportent leur caution à celles de leurs fidèles474. L’abbaye a également été dotée par une certaine Lys [Lilia], probablement la sœur 470. J. Wollasch, « Königtum, Adel und Klöster », p. 81-83 ; surtout J. Hubert, qui a identifié la ­plupart des souscripteurs de l’acte et dont nous reprenons ici les conclusions, J.  Hubert, « L’abbaye exempte », p. 10-15. 471. No 7, E. Hubert, « Recueil historique », p. 117-119. Cette donation a été datée de manière erronée par l’éditeur en 927 parce qu’il identifiait le donateur avec Guillaume le Jeune. Cette erreur est évoquée fugitivement par J. Hubert, qui y voit un document sensiblement contemporain de la fondation de l’établissement, J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 40, n. 8. Le donateur est en fait Guillaume le Pieux, identifié par la mention de son épouse Ingilberge. La charte a donc été octroyée entre la fondation de l’établissement, le 2  septembre 917, et la mort du duc d’Aquitaine, le 6 juillet 918. La présence d’un grand nombre de témoins identiques sur ces deux documents laisse penser que la donation de Guillaume a suivi de très près la fondation de Déols. 472. Pièce justificative I, J.  Hubert, « L’abbaye exempte  », p.  41. Pour la charte de donation de Sauxillanges, no 146, Cartulaire de Sauxillanges, p. 136-137. 473. M. Chaume, « En marge » (1939), p. 44-52. 474. Sur les donations de Guillaume le Pieux et les souscriptions de Guillaume le Jeune : no 192, CLU, p. 179-180 ; no 204, CLU, p. 192 ; no 205, CLU, p. 193-194 ; no 270, CLU, p. 263-264 ; no 275, CLU, p. 270-271.

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d’Aubry de Narbonne. Ce dernier est un fidèle du duc d’Aquitaine qui a quitté la Provence pour le Mâconnais, qu’il dirige avec sa famille, en tant que vicomte, jusqu’au troisième quart du xe siècle. Deux donations sont le fait de Liébaud de Brancion [Letbaldus], un vassal de Guillaume dont il évoque le souvenir et auquel il s’apparente probablement, tout comme Gerbald [Gerbaldus], un autre fidèle, qui octroie deux propriétés à Cluny. Teogrimmus, qui concède un bien important au monastère en 912, semble également être un proche du duc d’Aquitaine. Trois comtes de l’entourage de Guillaume le Pieux ou de son neveu souscrivent en outre les chartes de Cluny : Roger [Rotgerius], qui exerce sans doute son pouvoir en Velay, Ermenfred [Ermenfredus], peut-être lié au Mans, et Sigwin [Sigwinus], qui paraît attaché à Nevers. Un certain Sigebert [Sigebertus], qui ne semble avoir qu’un lien indirect avec Guillaume le Pieux, est cependant proche de Liébaud, Lys et Teogrimmus. C’est enfin à cette époque que Cluny reçoit Souvigny d’Aimar, premier sire de Bourbon475. Du point de vue des bienfaiteurs du monastère, ­l’abbatiat de Bernon est donc fortement marqué par les donations opérées dans le sillage des Guilhemides, par certains de leurs fidèles. Cette influence de Guillaume le Pieux sur les établissements dirigés par Bernon semble d’ailleurs se perpétuer par la suite, avec la désignation de son ancien nutritus, Odon, à la tête de Cluny, Déols et Massay.

475. Sur cette donation, A. Maquet, « Cluny et l’Auvergne », p. 303.

Chapitre II Conforter l’héritage de Bernon ? Cluny et Déols (926-vers 936)

L

a première phase de l’abbatiat d’Odon, de 926 à 936, se caractérise essentiellement par la “gestion” et la clarification de l’héritage de son prédécesseur, tout particulièrement à Cluny et à Déols. Odon s’efforce en effet de stabiliser sa situation, notamment dans le monastère bourguignon, tant sur le plan de la ­protection de l’établissement vis-à-vis de l’extérieur que sur celui de sa construction matérielle et de son enrichissement par des donations. Pour ce faire, il ­procède à une définition progressive des termes de l’acte de fondation, faisant appel tantôt au pape, tantôt au roi, parfois aux deux, pour venir à bout de ses difficultés. Les privilèges que le nouvel abbé de Cluny reçoit de ces autorités apparaissent en outre comme des réponses à des problèmes précis auxquels il est confronté dans les différents établissements qu’il dirige, notamment à Cluny et à Déols. Ces actes de la pratique, fondamentaux pour les débuts de l’abbatiat d’Odon dans le monastère bourguignon, ont cependant tous été transmis par le cartulaire de Cluny, ­élaboré dans la deuxième moitié du xie siècle, dont D. Iogna-Prat a bien montré les intentions apologétiques1. Après avoir abordé les débuts difficiles d’Odon dans le monastère bourguignon (927-931) et ses premières réformes dans les espaces aquitains et bourguignons (début des années 930), il conviendra de se pencher sur l’organisation de la vie à Cluny dans la première moitié du xe siècle, en débordant parfois du cadre de 936 pour prendre en compte l’ensemble de ­l’abbatiat d’Odon.

I. Des débuts difficiles (927-931) Tous les historiens s’accordent sur le fait que Cluny a reçu un nombre inhabituel de privilèges pontificaux – mais aussi royaux – pour un monastère du xe siècle, ce qui témoigne de «  son développement exceptionnel  »2. Il convient dès lors de s’interroger sur ce qui a poussé le monastère bourguignon, et surtout son 1. D. Iogna-Prat, « La geste », p. 172-185. 2. J.  Wollasch, «  Königtum, Adel und Klöster  », p.  97 ; H. E.  J.  Cowdrey, The Cluniacs, p.  16 ; R. Hiestand, « Einige Überlegungen », p. 304-308 ; J. Wollasch, Cluny, Licht der Welt, p. 48.

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nouvel abbé, à demander ces faveurs, dès son accession “officielle” à la tête de Cluny en janvier 927, après la mort de Bernon. Il s’agit aussi de comprendre pour quelles raisons les autorités pontificale et royale ont accédé à ses requêtes. La “boulimie” d’Odon pour les privilèges contraste en effet singulièrement avec l’attitude de son prédécesseur, qui ne semble avoir obtenu aucune bulle ni aucun diplôme pour le monastère bourguignon. L’absence de toute trace de privilège émanant du pape pour la période 910-927 pose d’emblée un problème : était-il possible de donner un bien à l’autorité pontificale sans concession d’une bulle en retour, comme ce fut le cas lors de la fondation de Vézelay ? Quoi qu’il en soit, les démarches d’Odon auprès du pape semblent devoir être analysées comme un moyen de remédier à une crise ouverte, dès le début de son abbatiat, qui se cristallise autour du conflit foncier entre Cluny et Gigny pour la villa Alafracta, bien connu par différents travaux3. Avant d’aborder les premiers temps du gouvernement d’Odon, il convient toutefois de rappeler deux paramètres, qui influencent considérablement les analyses. Ces dernières s’appuient en effet essentiellement sur trois documents : le testament de Bernon, qui aurait été rédigé en 926, une bulle de Jean X de 927 et un diplôme de Raoul de la même année. Or, tous ces actes ont été transmis par le seul cartulaire C de Cluny (qui contient les titres pontificaux ou royaux garantissant les privilèges de l’abbaye), à l’exception du testament de Bernon, copié également dans le cartulaire A4. Plus encore, les documents évoquant le règlement du conflit entre Cluny et Gigny étaient placés en tête dans ces manuscrits. Le cartulaire C, pourtant consacré théoriquement aux seuls privilèges royaux et pontificaux, contient ainsi, au début, la charte de l’abbé Guy de Gigny qui cède définitivement à Cluny ses droits sur la villa Alafracta en 9365. Lorsqu’ils ont organisé leurs archives entre le milieu du xie et le début du xiie siècle, les moines clunisiens voyaient donc eux-mêmes les premiers temps de l’abbatiat d’Odon et sa victoire dans le conflit avec Gigny comme le point de départ de leur puissance temporelle future. Par ailleurs, si ces privilèges sont authentiques, ils ont très probablement été rédigés par leur destinataire, c’est-à-dire Odon lui-même, et reflètent par conséquent sa vision du monde et des rapports de pouvoir. Dans une optique comparative, le cas de Déols a également été pris en compte ici car il est relativement bien documenté, quoique connu presque exclusivement grâce à des copies d’époque moderne. Déols apporte ainsi un contre point utile et exactement contemporain qui permet de saisir la spécificité du monastère bourgui3. Entre autres, E.  Sackur, Die Cluniacenser, I, p.  66-68. R.  Hiestand, « Einige Überlegungen  », p. 306-307. 4. Le testament de Bernon se trouve dans le cartulaire C, manuscrit Paris, BnF, n.a.l. 2262, p. 3-4 ; la charte de l’abbé Guy de Gigny, qui règle le conflit, y fait immédiatement suite, puisqu’elle se trouve aux folios 3-4, (= p. 4-6) ; la bulle de Jean X a été copiée au folio 15v (= p. 28-29) ; le diplôme de Raoul apparaît au folio 25 (= p. 46). 5. Sur l’organisation des cartulaires, D. Iogna-Prat, « La geste », p. 172-175. M. Hillebrandt, « Les cartulaires », p. 11-12. Plus récemment, S. Barret, La Mémoire et l’Écrit, p. 108-121.



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gnon. L’approche chronologique a été privilégiée, en séparant en deux phases les six ans des débuts de l’abbatiat d’Odon, polarisés autour de deux moments clés : la difficile succession de Bernon, bien documentée autour des années 926 927, puis la stabilisation de la situation d’Odon en 931, à la fois à Cluny et à Déols.

A. Le règlement de la succession de Bernon (926-927) Les actes de la pratique, notamment les chartes de Cluny, attestent que Bernon est mort en 927, probablement le 13  janvier, date donnée par les nécrologes6. Si l’on en croit son testament, Bernon avait toutefois réglé sa succession avant son décès, confiant une partie des établissements qu’il dirigeait à Odon et l’autre à Guy, son parent. Avant de revenir plus en détail sur le contenu de ce document, il convient de rappeler une hypothèse d’I. Cochelin sur le choix d’Odon par Bernon. Remarquant la coïncidence chronologique entre la conversion tardive de l’ancien nutritus du duc d’Aquitaine et la fondation de Cluny, l’historienne a en effet supposé que Guillaume, Bernon et Odon avaient décidé dès le départ que ce dernier succéderait au premier abbé de l’établissement7. Que cette hypothèse soit fondée ou non, le testament de Bernon, la Venerabilium abbatum Cluniacensium chronologia et la Vita Odonis attestent en tout cas un règlement de la succession abbatiale du vivant du premier abbé de Cluny. Alors que Jean de Salerne donne une version très particulière des événements – en évoquant l’élection d’Odon du vivant de Bernon –, les deux premiers textes se recoupent complètement, probablement parce qu’ils ont été transmis par une même source, le cartulaire A8.

Aux origines du conflit : le testament de Bernon Le testament de Bernon a pour objet de régler la situation future du groupe de monastères qu’il dirigeait, notamment les modalités de leur vie conventuelle9. Dans son préambule, l’abbé explique que, selon une disposition divine, certains hommes commandent à d’autres et que Benoît et d’autres « précepteurs de notre ordre  » (nostri ordinis instructores) ont choisi leur successeur de leur vivant, ce qu’il s’apprête lui-même à faire. Il fait donc connaître à la potestas royale, à ­l’auctoritas sacerdotale, à la sublimitas des princes et à tous les fidèles la teneur de ses décisions. La première clause concerne la division des six établissements qu’il dirige en deux groupes, confiés à « deux de nos frères » (duos ex nostris 6. Synopse der cluniacensischen Necrologien, p. 26-27. 7. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 200-201. 8. VO1, I 38, col. 60 C-D. 9. Pour l’édition du testament de Bernon : Testamentum domni Bernonis abbatis, dans BC, col. 10 C-12 C.

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f­ratribus). Le premier, cédé à Guy, son parent, se compose des monastères de Gigny, Baume et Mouthier-en-Bresse, dont dépend la celle de Saint-Lothain ; le second, remis à « son cher Odon » (Oddonem dilectum, charissimus Oddo), comprend les établissements de Cluny, Massay et Déols. Ainsi que l’a remarqué D. Iogna-Prat, le testament de Bernon définit bien deux « chefs d’ordre », Cluny et Gigny, lieux portés à la tête de chaque groupe d’établissements10. Bernon demande ensuite aux « principes et seniores, qui [sont] les juges de la terre » de veiller au maintien des possessions monastiques qui ont été « confirmées par des diplômes royaux et des privilèges apostoliques » et d’intervenir en cas de conflit dans la succession. L’abbé évoque alors la soustraction de certains biens dépendants de Gigny (essentiellement la villa Alafracta) pour les remettre temporairement à Cluny. Cette dernière devra verser tous les ans un cens de douze deniers à Gigny pro vestitura, mesure que Bernon justifie par la plus grande pauvreté du monastère bourguignon et par sa décision de s’y faire inhumer. Le testateur invite ensuite les frères des deux communautés à vivre dans l’harmonie car ils servent le même seigneur, saint Pierre, et à se conformer à certains usages monastiques : la ­psalmodie et le silence, la qualité de la nourriture et des vêtements, enfin le mépris des biens propres. Suit une injonction à rester dans la paix et à respecter la teneur du ­testament. La charte est souscrite par Bernon, Guy, Odon, Geoffroy [Geoffredus] et Guandanbert [Vuandanbertus]. Cet acte a été transmis par les cartulaires A et C, où il est placé en deuxième position, immédiatement après la charte de fondation : il a donc été présenté par les moines clunisiens du xie siècle comme un document fondamental dans leur histoire, notamment pour leur autonomie. Cet élément invite à une certaine ­prudence vis-à-vis des clauses du testament, d’autant plus que certaines d’entre elles sont problématiques et soulèvent deux interrogations principales. Si ce document est authentique, pour quelle raison le premier abbé de Cluny a-t-il réglé, selon ces modalités, sa succession de son vivant et à quel moment l’a-t-il fait ? Par ailleurs, quels renseignements ce testament apporte-t-il sur les liens entre Cluny et Gigny et sur leur rapport respectif à l’autorité pontificale, qui pourraient expliquer la double démarche d’Odon auprès du pape et du roi en 927 ? La datation du testament en 926 résulte du recoupement entre la mention, qui clôt l’acte, anno quarto, regnante Radulpho rege – identifié avec le roi des Francs Raoul (923-936) – et la Chronologia, qui l’insère à cette date11. Les données 10. D. Iogna-Prat, « La geste », p. 179-180. 11. Venerabilium abbatum Cluniacensium chronologia, col. 1617 C. Testamentum domni Bernonis abbatis, dans BC, col. 12 B. Malgré l’existence de trois souverains du nom de Rodolphe/Raoul [Rodulphus ou Radulphus] pour la période qui nous intéresse, seul Raoul, roi des Francs, permet des recoupements avec les différentes données du texte. Le souverain de Bourgogne jurane, Rodolphe Ier (888-912), ne peut en effet être pris en compte, car le testament aurait été écrit en 892, à un moment où Cluny n’avait pas été fondée. Son successeur, Rodolphe II (912-937), ne peut pas non plus correspondre au personnage nommé dans le document, car son règne situerait la rédaction du testament en 916, date à laquelle Déols n’existe pas encore.



II. Conforter l’héritage de Bernon ? Cluny et Déols (926-vers 936)

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chronologiques de ce dernier document sont toutefois extrêmement approximatives, notamment pour la date de la mort de Bernon, indiquée en 926, ou celle d’Odon, située en 944. L’indication des ides de janvier, à la fin du paragraphe que la Chronologia consacre aux dispositions prises par Bernon, ne saurait cependant être retenue pour dater le testament, mais seulement pour la mort de l’abbé, advenue toutefois l’année suivante. Le sacre de Raoul ayant eu lieu en juillet 923, la quatrième année de son règne commence en juillet 926, ce qui situe la rédaction du document entre cette date et celle de la mort de Bernon, en janvier 927. Si la charte est authentique, Bernon a décidé de régler sa succession de son vivant, alors que l’acte de fondation de Cluny prévoyait une élection de son ­successeur détachée de toute influence extérieure. Récapitulant des travaux antérieurs, I. Cochelin a souligné que, même si le principe du vote demeurait un idéal monastique à cette époque – ce qui explique probablement la présence de ce motif dans la Vita Odonis –, « les élections abbatiales […] étaient exceptionnelles, voire inexistantes, au début du xe siècle »12. La démarche de Bernon s’inscrit donc dans les pratiques de succession abbatiale des temps tardo-carolingiens. La décision du premier abbé de Cluny de partager les monastères qui lui étaient confiés en deux groupes différents a d’ailleurs été souvent analysée dans le cadre des usages aristocratiques de transmission du patrimoine. Guy, parent de Bernon, obtient en effet l’ancienne propriété familiale transformée ensuite en abbaye : Gigny et ses dépendances – les celles de Baume, Mouthier-en-Bresse et SaintLothain. Selon R. Hiestand, l’ensemble remis à Odon correspondrait davantage aux établissements que Bernon dirigeait selon une logique personnelle. Beaucoup d’historiens ont en outre vu une certaine cohérence territoriale dans cette partition : le groupe de Guy serait dans la sphère d’influence des rois de Bourgogne jurane, alors que celui d’Odon se trouverait dans celle du souverain franc13. La cohérence de l’ensemble confié à Odon repose toutefois surtout sur son caractère guilhemide, puisque Cluny a été fondée par le duc d’Aquitaine et Déols par l’un de ses fidèles, avec son appui ; quant à Massay, malgré la pauvreté du dossier documentaire, sa localisation en Berry laisse également penser à une concession par ou sous l’égide de Guillaume le Pieux14. Or, le fait qu’Odon ait été le nutritus de ce dernier s’est probablement accompagné de l’instauration d’un lien de paternité spirituelle entre le duc et le jeune homme. Le partage des monastères de Bernon en deux groupes est donc d’une très grande cohérence, du point de vue des usages aristocratiques du haut Moyen Âge. Ce sont probablement moins des 12. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 193-194. 13. Pour tout ce qui précède, M. Pacaut, L’Ordre de Cluny, p. 83. J. Wollasch, Cluny Licht der Welt, p. 33. R. Hiestand, « Einige Überlegungen », p. 305-306. 14. L’abbatiat d’Odon à Déols est confirmé par la chronique du monastère, qui signale sa mort en 942, Chronicon Dolensis cœnobii, p. 286. Nous traiterons plus loin du cas de Massay, au moment où ce dernier est un peu mieux attesté dans la documentation, cf. infra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 282-284.

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considérations géographiques qui y ont présidé que des logiques familiales, que ces dernières soient fondées sur une parenté charnelle ou spirituelle. Le fait est toutefois que le groupe d’établissements confié à Odon se trouve dans la sphère d’influence du souverain des Francs – ou plus exactement, pour Cluny, dans une région contrôlée de longue date par la famille du roi Raoul –, alors que l’ensemble remis à Guy relève de la souveraineté des monarques de Bourgogne jurane. Dans les dernières clauses et malgré la séparation des établissements, Bernon insiste sur leur dévotion commune à « un même seigneur, saint Pierre », et sur la conformité à une même observance de la part de tous les moines. Plus que leur direction précédente par un même homme, ces deux éléments suggèrent l’existence d’une seule communauté dont les deux nouveaux chefs assurent la direction selon le principe d’une collaboration étroite. Cette notion émerge dans la dernière clause du dispositif : « Mais si, Dieu nous en garde, on s’était trompé obstinément à cause de l’un d’eux, nous ordonnons qu’en vertu de l’autorité de la sainte règle, les abbés (priores) de chaque lieu s’épaulent mutuellement (mutuo) pour corriger cette erreur15. » Bernon ne s’appuie ici sur aucun passage de la règle bénédictine. S’il reste flou sur le rôle de ses successeurs et sur les modalités de leur gouvernement, il semble les comprendre comme le partage par deux hommes d’une même responsabilité vis-à-vis d’un ensemble de moines réunis par une observance commune, ce qui induit leur collaboration, notamment dans le domaine de la correction des frères. *   * * Le testament de Bernon pose le problème des rapports entre Cluny et Gigny, et de leurs liens respectifs avec le pape. À partir de la phrase de Bernon stipulant que les moines soumis à son pouvoir abbatial s’étaient vu confirmer leurs biens par les autorités pontificales et royales, H. E. J. Cowdrey a affirmé que Cluny avait bien bénéficié de faveurs avant 927, dont la trace aurait été perdue16. Reprenant l’opinion de J. Wollasch, selon laquelle Cluny n’a reçu aucun privilège pendant dix-sept ans, R. Hiestand pense en revanche que le monastère bourguignon n’a pas eu besoin de protection particulière pendant longtemps, dans la mesure où il bénéficiait des faveurs octroyées à Gigny par Formose en 895. À partir de 927, au moment du contentieux entre Cluny et Gigny, ou plus exactement lors de la rupture du lien qui unissait les deux ­établissements après la mort de Bernon, Odon

15. «  Si autem, quod absit, ab aliquo eorum fuerit pertinaciter erratum, præcipimus, per sanctæ regulæ authoritatem, ut utriusque loci priores ad corrigendum errorem sibi mutuo suffragentur  », Testamentum domni Bernonis abbatis, col. 11 B-12 A. 16. H. E. J. Cowdrey, The Cluniacs, p. 16, n. 1.



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se serait ainsi trouvé dans l’obligation de s’enquérir d’un soutien effectif auprès du pape17. Ces deux interprétations du testament de Bernon soulèvent chacune des difficultés. L’hypothèse de H. E. J. Cowdrey se heurte à la construction de la mémoire de leurs origines par les clunisiens, à l’œuvre dans la confection des cartulaires aux xie-xiie siècles18. En effet, ainsi que l’a noté D. Iogna-Prat, les « cartulaires contiennent de nombreuses répétitions », qui créent « un effet de martelage des thèmes chers aux Clunisiens  »19. Or, l’un de ces leitmotive est la confirmation des biens de l’abbaye par les autorités pontificales et royales. Le texte originel de Bernon – s’il n’a pas été forgé à la fin du xie  siècle – a ainsi peut-être été interpolé afin d’affirmer l’ancienneté des faveurs octroyées au monastère et, par conséquent, celle des liens entre Cluny et Rome. Dans le même ordre d’idée, il est improbable que les rédacteurs des cartulaires aient volontairement omis de copier les premiers privilèges pontificaux qui affirmaient leur lien essentiel et originel avec le représentant des apôtres et qui leur garantissaient leurs propriétés, à moins que ces documents n’aient été perdus ou qu’ils n’aient contenu des termes jugés incommodants par les chantres de l’Ecclesia cluniacensis. Même si elle a le mérite d’inscrire véritablement les premiers temps de Cluny dans leur contexte, l’interprétation de R. Hiestand pose également problème. Elle suppose en effet l’existence d’une protection et d’une subordination du monastère bourguignon à Gigny dès son origine. En s’appuyant sur deux privilèges octroyés à Bernon pour Gigny – la bulle de Formose en 895 et le diplôme du roi de Bourgogne Rodolphe Ier en 903 (documents auxquels il serait fait allusion dans le testament) –, R. Hiestand pense que le monastère jurassien aurait été à l’origine de Baume, puis de Cluny. Les trois monastères auraient donc partagé un statut commun, impliquant leur protection par le pape et le roi de Bourgogne. Cette hypothèse serait confirmée par la demande d’un privilège au pape Jean  X par Guillaume le Pieux en 914-918, pour son jeune établissement de Moissat (fondé en 912), sans qu’il ne sollicite quoi que ce soit pour Cluny20. Pour R. Hiestand, le recours d’Odon à l’autorité du pape en 927 s’explique donc avant tout par la division des six monastères en deux groupes, qui aurait laissé Cluny sans défense. Il souligne également qu’à cette date, tous ceux qui pouvaient faire respecter les clauses d’indépendance du monastère par rapport aux puissances terrestres étaient morts : Bernon, mais aussi Guillaume le Jeune († avril 927). Ce concours

17. J.  Wollasch, «  Königtum, Adel und Klöster  », p.  97. R.  Hiestand, « Einige Überlegungen  », p.  307-308. Pour une synthèse historiographique sur la question des liens entre Cluny, Baume et Gigny, I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 192-193. 18. D. Iogna-Prat, « La geste », p. 179-182. 19. Ibid., p. 182. 20. No 35, Papst., p. 61-62.

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de ­circonstances a pu jouer un rôle dans la démarche d’Odon, hypothèse confirmée récemment par les travaux d’I. Cochelin21. L’interprétation de R. Hiestand est sujette à caution du point de vue de son analyse du multi-abbatiat de Bernon, puisqu’il suppose que le groupe de monastères soumis à l’autorité de ce dernier dériverait d’un établissement unique (Gigny), dont les privilèges et la protection se seraient étendus aux autres communautés, par capillarité. À l’opposé de ce qui se passe avec Odon, il y aurait donc une certaine forme de dépendance des abbayes confiées à Bernon vis-à-vis de Gigny. Rien ne prouve toutefois que les privilèges accordés à Gigny s’appliquaient à l’ensemble des monastères qu’il dirigeait, ni que Cluny était considérée comme sa dépendance. Il est cependant possible que le testament de Bernon – pour autant que l’on puisse se fier à ses termes – fasse bien allusion aux privilèges accordés à Gigny seulement, c’est-à-dire à la bulle de Formose et à la donation de Rodolphe de Bourgogne, sans que cela induise ipso facto la dépendance de Cluny à son égard. En définitive, nous pensons comme J. Wollasch et R. Hiestand que Cluny n’a pas eu besoin de faire appel à la defensio apostolique avant 927, parce que tous ceux qui pouvaient garantir son indépendance étaient encore vivants. Cette hypothèse est d’ailleurs confirmée par le cas de Déols, qui ne bénéficie d’aucune bulle pontificale avant 931, probablement parce que son fondateur, Ebbe, est en vie et peut donc garantir le statut particulier du monastère, à l’abri des puissances terrestres. Déols semble toutefois avoir reçu un acte confirmant son statut, de la part de son fondateur Ebbe, vraisemblablement en 926/92722. Ainsi que l’a souligné J. Wollasch, cette charte présente de nombreux points communs avec le testament de Bernon, qui était encore en vie à l’époque de sa rédaction : même injonction faite aux principes christiani de défendre l’établissement et de l’aider, même attention accordée au bon comportement monastique23. L’intérêt porté à certaines attitudes cénobitiques rejoint les préoccupations ecclésiologiques d’Odon, ce qui laisse penser qu’il est à l’origine de la rédaction de cet acte d’Ebbe, mais aussi du testament de Bernon24. Un dernier trait caractérise ces deux documents : l’absence 21. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 204-207. Pendant longtemps, la date de la mort de Guillaume le Jeune a été fixée le 16  décembre 926. Il s’agit toutefois d’une erreur qui remonte aux travaux d’É. Baluze, cf. J.-P. Brunterc’h, « La succession d’Acfred », p. 202, n. 54. 22. Pièce justificative II, J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 42-44. La datation de cette acte en 926/927 résulte des hypothèses de J. Hubert. Selon lui, il aurait été octroyé un certain temps après la fondation de l’établissement en 917 – puisque le rédacteur évoque la construction de bâtiments claustraux –, mais avant la mort de Bernon (13 janvier 927), encore cité dans l’acte. L’insistance de l’auteur de la charte sur les normes monastiques lui semble en outre constituer un indice de « l’influence très directe d’Odon » sur la rédaction. Ce sont d’ailleurs ces points communs avec le testament de Bernon qui lui permettent en dernier lieu de proposer une datation au cours des années 926-927, Ibid., p. 13-15. 23. J. Wollasch, « Königtum, Adel und Klöster », p. 84. J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 14-15. 24. Cf. infra, notre chapitre « Réformer les moines », p. 562-583.



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totale de référence au pape et à Rome ou à la defensio que ce dernier doit exercer sur les établissements, contrairement à ce qui était dit dans les actes de fondation de ces deux monastères. Dans la charte d’Ebbe, cette fonction semble même être dévolue aux principes christiani qui doivent « défendre » (defendant) les dispositions prises par le fondateur contre les « hommes malfaisants »25. Il y a donc une certaine inflexion des termes des actes de fondation dans ces deux chartes26. Odon et – probablement – Guy semblent être entrés en fonction avant la mort du premier abbé de Cluny en janvier 927, sans doute avant même la rédaction du testament de Bernon. Après avoir été mis sur le même plan, les deux successeurs de l’abbé sont en effet qualifiés de manière distincte dans ce dernier document. Ils apparaissent d’abord comme «  deux de nos frères  » (duos ex nostris fratribus), puis sont désignés par le terme générique de prælati et enfin par la locution ­priores utriusque loci, cette dernière étant comprise comme un synonyme ­d’abbas dans la règle bénédictine. En revanche, ils portent des titres différents dans les souscriptions. Tandis qu’Odon se désigne comme abbas, Guy se dit modernus abbas, abbé récent27. Cette distinction renvoie vraisemblablement à la réalité du gouvernement abbatial au moment où Bernon a rédigé son testament : Odon était déjà abbas avant la mort de son prédécesseur, comme l’indique une charte de Cluny, conservée en original et datée d’avril 926 par ses derniers éditeurs28. Plus exactement, il était probablement le co-abbé de Bernon à Cluny, au moins depuis 926, peut-être même dès 923-924 selon la chronologie de la Vita Odonis, alors que Guy n’est sans doute devenu abbé que plus tardivement, très peu de temps avant la rédaction du testament.

Les réponses d’Odon à une crise multiforme Trois documents laissent deviner qu’en 927, Odon se trouve confronté à une situation extrêmement délicate à Cluny (mais aussi, dans une moindre mesure, à Déols) : la Vita Odonis, la bulle de Jean X et le diplôme de Raoul pour Cluny, qui auraient été rédigés tous deux au cours de l’année 927. La confrontation de ces trois sources permet de cerner les problèmes autour desquels la crise s’est cristallisée, et les raisons pour lesquelles Odon s’est tourné vers le pape Jean X puis vers le roi Raoul pour conforter sa position. Jean de Salerne consacre l’extrême fin du livre I et le début du livre II aux tout premiers temps de l’abbatiat d’Odon. Il explique que Bernon, sentant sa mort 25. Pièce justificative II, J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 43. 26. Sur la logique de cette inflexion, cf. infra, notre chapitre « Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés », p. 390-391. 27. «  Signum Vuidonis, moderni abbatis, qui hoc consensit. Signum Oddonis abbatis  », Testamentum domni Bernonis abbatis, col. 12 B. 28. No 5, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 40-42. Sur la datation par les éditeurs, p. 40.

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approcher, avait fait venir des évêques pour procéder de manière régulière à l’élection de son successeur à Baume. Malgré ses récriminations, Odon est choisi par une majorité de frères et ordonné par les prélats, juste avant le décès de Bernon (I 38). Dès le premier chapitre du livre II, il essuie toutefois la révolte de certains moines, que l’hagiographe identifie à « ses anciens persécuteurs ». Il décide alors d’abandonner Baume à ces mauvais frères et de partir vivre en paix au monastère de Cluny avec « les seniores de ce lieu » (II 1)29. Les travaux d’I. Cochelin ont éclairci la version de Jean de Salerne, très probablement recueillie directement de la bouche de son maître. L’historienne a en effet identifié les rebelles à de «  jeunes  frères  », menés par un certain Guy [Guido], qui apparaissent dans le livre I à plusieurs reprises comme de mauvais moines, guidés par le diable et constamment occupés à humilier le saint en mettant sa patience à l’épreuve. Ils finissent par se défroquer et par mourir dans d’atroces souffrances (I 29, 34). Ce récit, qui présente la succession de Bernon comme une procédure conforme à la règle bénédictine et le départ d’Odon pour Cluny comme un choix fait par les plus âgés des frères, a un objectif précis : faire de Cluny la seule héritière légitime de Bernon contre Baume, à la fois par la présence de l’abbé élu selon la norme et par celle des moines les plus sages. Le portrait extrêmement péjoratif de Guy, homonyme du successeur de Bernon à Gigny et Baume, sert le même but30. En dépit du filtre hagiographique et de la partialité du point de vue – car émanant sans doute d’Odon lui-même –, la Vita Odonis atteste ainsi la situation incertaine du saint au moment de son entrée en fonction, et plus précisément son conflit avec Guy, abbé de Baume. L’existence d’une crise à Cluny dès le début de 927 est toutefois perceptible de manière beaucoup plus nette dans deux actes de cette même année : la bulle de Jean X et le diplôme de Raoul, roi des Francs. La plupart des historiens pensent que la démarche du souverain doit être comprise comme une réponse – quasi immédiate – à la missive pontificale31. Les points communs entre ces deux ­documents permettent de saisir la nature des difficultés d’Odon à Cluny. La bulle de Jean  X, vraisemblablement écrite entre février et août 927, est adressée à Raoul, roi des Francs, mais aussi au métropolitain de Lyon, aux ­évêques de Chalon et de Mâcon, ainsi qu’au duc de Bourgogne et au comte d’Autun32. L’objet de ce document est de mettre fin à une usurpation commise par Guy, abbé de Gigny, aux dépens de Cluny, dirigée par Odon. Parce que «  ces deux lieux appartiennent à son pouvoir », le pape demande donc aux six destinataires de sa 29. VO1, II 1, col. 61 A. 30. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 190-194. 31. E.  Sackur, Die Cluniacenser, I, p.  67-70. M.  Pacaut, L’Ordre de Cluny, p.  89. J.  Wollasch, « Königtum, Adel und Klöster », p. 99-100. Id., Cluny, Licht der Welt, p. 49. 32. D’abord considérée par beaucoup d’historiens comme un privilège de 928, elle a été redatée par J. Dufour entre février et août 927. Selon ce dernier, elle se place en effet nécessairement après la mort de Bernon en janvier 927 et avant le diplôme de Raoul pour Cluny en septembre de la même année, qui apparaît comme une réponse à la bulle de Jean X, cf. Recueil des actes de Robert, p. 47.



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bulle de restituer les biens soustraits à Cluny, car Guy n’a pas respecté la volonté de Bernon qui les avait cédés au monastère bourguignon33. Le souverain pontife recommande enfin tout particulièrement l’établissement à Raoul et à ses fidèles. La bulle de Jean X semble donc tenter de résoudre un seul problème : un conflit foncier provoqué par le non-respect d’une partie du testament de Bernon par Guy de Gigny. Le diplôme de Raoul, octroyé le 27 septembre 927, est beaucoup plus long que la bulle de Jean X, mais aussi beaucoup plus formel, dans la mesure où il a ­essentiellement pour objet de confirmer le statut de Cluny, en réitérant les principes du testament de Guillaume le Pieux. Après un préambule sur la bonne utilisation de leur pouvoir par les puissants, Raoul rappelle le souvenir du duc d’Aquitaine, qui a fondé le monastère de Cluny en le rendant « libre de toute domination séculière » et en le soumettant au « siège apostolique pour qu’il soit protégé et non dominé »34. Le roi confirme ce statut initial, en précisant que ­l’établissement doit être « complètement libre et absous de toute inquiétude et de toute domination, tant royale, que de celle de tous les princes et de tous les “proches de Guillaume” (propinquorum ejusdem Guillelmi) »35. Il garantit ensuite le principe de libre élection abbatiale et les propriétés meubles et immeubles du monastère, notamment la villa Alafracta et un alleu ayant appartenu à un certain Samson, que Bernon avait soustraits à Gigny pour les confier à Cluny dans son testament. Le diplôme de Raoul répond donc bien à la requête du pape sur la question de l’usurpation des propriétés, mais souligne aussi, de manière très ferme, l’indépendance du monastère vis-à-vis de l’extérieur, le terme de liber apparaissant à deux reprises. Le fait que Raoul ne se contente pas, comme le pape, de régler le conflit foncier, mais s’attache également à réitérer les principes de la charte de fondation, laisse penser que le statut de l’établissement était effectivement menacé par un propinquus Guillelmi. Cette dernière expression désigne peut-être Acfred, seul Guilhemide à être encore en vie après le décès de son frère Guillaume le Jeune en avril 927. Contrairement à ce dernier, Acfred, semble en effet ne s’être jamais intéressé à Cluny, puisqu’il n’apparaît dans aucune charte du monastère, y ­compris dans l’acte de fondation. Cette absence du dernier des Guilhemides parmi les bienfaiteurs de Cluny peut s’expliquer par le fait qu’il ne devient duc d’Aquitaine et comte de Mâcon que quelques mois avant sa mort, en octobre 927, et n’aurait pas eu le temps de combler l’établissement de ses bienfaits. Il est également possible

33. « […] nos ad quorum dispositionem utraque loca pertinent […] », no 58, Papst., p. 96-97. 34. «  […] quem quidem locum ab omni seculari dominatu liberum sub magna et terribili adjuratione fecit, et apostolicæ sedi ad tuendum non ad dominandum subjugavit », no 12, Recueil des actes de Robert, p. 51. 35. « […] constituimus, quatinus ipse locus […] ab inquietudine et dominatu tam regum quam cunctorum principum seu propinquorum ejusdem Willelmi, quin et omnium hominum sit penitus liber et ­absolutus », no 12, Recueil des actes de Robert, p. 51.

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qu’il n’ait pas voulu appuyer le monastère ou, plus probablement, qu’il ait tenté de recouvrer l’ancien patrimoine familial, ainsi que l’a supposé I. Cochelin36. Les trois textes laissent donc supposer l’existence d’un conflit à Cluny, lié à la succession de Bernon. C’est Guy, abbé de Gigny – ou de Baume selon la Vita Odonis –, qui semble à l’origine des difficultés d’Odon, puisque la bulle, comme le diplôme, indiquent qu’il n’aurait pas respecté les dispositions testamentaires de son prédécesseur. Le portrait de Guy dans la Vita Odonis prend donc un tout autre relief à la lumière des actes de la pratique. Il ne s’agissait pas seulement pour Jean de Salerne, et surtout pour Odon, de présenter Cluny comme la seule héritière de Bernon, mais aussi de dissimuler un grave contentieux foncier. L’hagiographe a d’ailleurs complètement réécrit le sort réservé à Guy, revenu au siècle et mort dans d’horribles circonstances, ce qui oblitère encore sa mémoire. Ces éléments contextuels permettent de comprendre pour quelle raison Odon avait besoin d’un soutien. Ils n’expliquent néanmoins pas pourquoi il s’est tourné vers les auto­ rités pontificales et royales et surtout pour quelles raisons ces deux dernières ont accédé à sa demande. *   * * Lorsque Odon se tourne vers Jean X alors qu’il est confronté à des difficultés, sa démarche est couronnée de succès, puisque le pape décrète que Guy doit rendre à Cluny les biens cédés par Bernon et « recommande » (commendamus) la jeune communauté au roi des Francs et à cinq autres grands laïcs et ecclésiastiques pour lui « être utile » (prodesse)37. Ainsi que l’a montré R. Hiestand, Odon, se trouvant dans une situation malaisée et influencé par sa connaissance du droit romain, a pu décider de s’appuyer sur le pape pour consolider la condition précaire de son établissement. La personnalité de Jean  X, et notamment ses relations avec les milieux aristocratiques romains ou plus lointains, ont toutefois sans doute joué un rôle décisif dans la démarche de l’abbé de Cluny. Depuis son accession au Saint-Siège en 914, ce pape s’était en effet montré très actif. Il mène en 915 une coalition de princes italiens contre les incursions sarrasines et tente, la même année, de couronner empereur  Béranger Ier, le roi d’Italie. En 926, il œuvre pour rétablir sur son trône Charles III le Simple, roi carolingien déchu, et agit plusieurs fois en faveur de l’autorité royale en Gaule et en Germanie en envoyant ses légats38. Odon, en difficulté face à Gigny, avait besoin de l’appui solide que représentait un pontife aussi dynamique que Jean X. Ce pape avait en outre entretenu des relations amicales, et parfois d’alliance, avec des personnalités aristocratiques bien connues d’Odon. Il confirme, à la 36. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 206-207. 37. No 58, Papst., p. 96-97. 38. H. Zimmermann, « Jean X », dans Dictionnaire historique de la papauté, p. 934-935.



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demande de Guillaume d’Aquitaine, les possessions de son monastère de Moissat en 914-91839. Alors qu’il s’était opposé au couronnement impérial du bosonide Louis l’Aveugle dans les premières années du xe siècle, Jean X fait par ailleurs alliance, en juillet 926, avec Hugues d’Arles (928-947) qui exerçait le pouvoir à la place du roi de Provence40. Or, Odon avait été le nutritus de Guillaume le Pieux au moment même où ce dernier tissait des alliances avec les Bosonides41. Bien que les relations entre les deux familles se soient dégradées après la fondation de Cluny, Hugues a probablement continué à entretenir de bons rapports avec Odon, qui se concrétisent d’ailleurs dans les années 932-938 par l’intervention du roi d’Italie auprès des papes Jean XI et Léon VII pour faire confirmer ses propres donations au monastère bourguignon, ainsi que d’autres concessions42. Hugues d’Arles était par ailleurs lui-même allié aux Théophylactes, la famille aristocratique exerçant le pouvoir à Rome depuis le début du xe siècle, par le mariage, peu après 922, de son demi-frère, Guy de Toscane (917-929), avec Marozia, qui dirigeait alors la Ville43. La démarche d’Odon auprès de Jean X en 927 s’appuyait donc vraisemblablement à la fois sur la réputation de dynamisme de ce pape, sur les liens anciens de ce dernier avec Guillaume d’Aquitaine, et enfin sur son alliance avec Hugues d’Arles, un an auparavant. Un autre élément contextuel a peut-être influencé la démarche d’Odon auprès de Jean X. La bulle du pape n’est en effet pas adressée à Cluny, mais aux ­pouvoirs laïcs et épiscopaux de la région où se trouve l’établissement, ainsi qu’au roi des Francs auquel elle est théoriquement soumise. Le choix des destinataires de ce document suit donc la logique des autorités territoriales. Gigny ne se trouve pas dans la zone d’influence de ces pouvoirs, mais dans celle de Rodolphe  II, roi de Bourgogne jurane, dont le père, Rodolphe Ier, avait concédé des domaines à Bernon, en tant qu’abbé de ce monastère (cf.  fig.  5)44. Or, au cours des années 921-926, Rodolphe II avait tenté de devenir roi d’Italie puis empereur, mais s’était heurté au refus constant de Jean X, qui avait soutenu Béranger puis Hugues d’Arles contre lui45. Il est alors possible que l’opposition de Jean X au roi de Bourgogne jurane, qui protégeait théoriquement Gigny – mais aussi tout le groupe de monastères confié à Guy, si l’on en croit le testament de Bernon –, ait encouragé Odon à se tourner vers lui, notamment dans le contexte de son conflit avec l’abbaye dirigée par Guy.

39. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 165. 40. Sur l’alliance entre Jean X et Hugues d’Arles, Liutprand de Crémone, Antapodosis, L. III, § 17, p. 306. 41. Sur les alliances entre les Guilhemides et les Bosonides, cf. supra, notre chapitre «  De Tours à Baume », p. 68. 42. Sur les interventions d’Hugues d’Arles auprès de Jean XI pour faire confirmer les propriétés de Cluny : no 67, Papst., p. 111-112. Donation d’Hugues d’Arles à Cluny : no 417, CLU, p. 403-404. 43. G. Fasoli, I re d’Italia, p. 109. 44. Cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 124-125. 45. R. Poupardin, Le Royaume de Bourgogne, p. 31-48 et 51-59.

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Jean X choisit ainsi le parti de Cluny contre celui de Gigny, alors que, comme il le dit lui-même dans sa bulle, « les deux lieux » appartiennent à son « pouvoir »46. Le fait qu’Odon ait été le nutritus de Guillaume d’Aquitaine, dont l’un des établissements avait été favorisé par ce pape, ainsi que ses liens probables avec Hugues d’Arles ont pu jouer en sa faveur. C’est toutefois surtout la ­protection de Gigny par Rodolphe II et l’hostilité du pape envers ce dernier qui ont vraisemblablement incité Jean X à trancher le conflit en faveur de Cluny. *   * * Odon s’est également tourné vers Raoul et ce dernier a choisi le parti de Cluny dans la crise avec Gigny, octroyant ainsi au monastère son premier diplôme royal47. Les formules de datation des chartes de l’abbaye montrent qu’elle reconnaissait l’autorité du roi de Francia occidentalis dès sa fondation. Dans la mesure où Raoul a ensuite couvert Cluny de ses prodigalités, en lui cédant plusieurs domaines et en confirmant son statut à de multiples reprises, il s’agit ici de ­cerner l’origine de sa bienveillance envers les monastères dirigés par Odon48. Bien que M. Chaume, J. Wollasch et B. H. Rosenwein aient insisté dans leurs travaux sur l’existence de liens personnels entre Odon et la famille élargie de Raoul, les ­raisons pour lesquelles le roi a répondu favorablement à la demande pontificale relèvent essentiellement de l’hypothèse49. La famille, les alliances et les rapports de Raoul avec l’aristocratie, qui ont fait l’objet de multiples études, offrent un premier facteur d’explication50. Raoul est le fils de Richard le Justicier (†  922), comte de Bourgogne, et d’Adélaïde († vers 929), qui donne Romainmôtier à Cluny en 928/929. Par son ascendance paternelle, Raoul est parent avec les souverains de Provence, puisque Richard est le frère de Boson, mais il est également allié à la famille carolingienne par la sœur de son père, Richilde, épouse de Charles le Chauve. Du côté maternel, il est ­apparenté à la famille des rois de Bourgogne, dans la mesure où Rodolphe Ier est le frère d’Adélaïde. En 921, juste avant d’hériter des titres de comte puis de duc de Bourgogne, Raoul épouse Emma, fille du roi Robert († 923) et sœur ­d’Hugues le Grand, et s’allie donc à la famille très puissante des Robertiens51. Près de dix ans après son accession au trône en 923, son frère Hugues le Noir (†  952) le remplace à la tête du duché de Bourgogne, ce qui signifie que Raoul a longtemps « Nos, ad quorum dispositionem utraque loca pertinent », no 58, Papst., p. 97. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 169. Cf. infra, dans ce même chapitre, p. 250. M. Chaume, « En marge » (1939), p. 41-61 ; (1940), p. 55-57. B. H. Rosenwein, Rhinoceros Bound, p. 44-46 ; J. Wollasch, « Königtum, Adel und Klöster », p. 142-152. 50. En plus des études citées dans les notes précédentes, cf. la synthèse récente de F. J. Felten, « Robert I. 922-933 und Rudolf I. 923-936 », p. 36-45. 51. Sur le mariage de Raoul et d’Emma, R. Le Jan, « D’une cour à l’autre », p. 41.

46. 47. 48. 49.



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exercé conjointement les fonctions de roi et de duc52. À partir de 931, Hugues le Noir exerce une suzeraineté sur les comtes de Mâcon comme d’Autun et figure parmi les fidèles du roi de Bourgogne jurane, tout en demeurant dans la ­vassalité du roi des Francs53. Par son ascendance et ses alliances, Raoul entretient ainsi des relations étroites avec les plus grandes familles de l’aristocratie franque : les Robertiens de Neustrie, les Rodolphiens de Bourgogne et les Bosonides de Provence. Plusieurs de leurs membres sont ensuite impliqués, directement ou par l’intermédiaire de leurs fidèles, dans des réformes monastiques menées par Odon. Par ailleurs, l’assise du pouvoir de la famille de Raoul se trouve en Bourgogne franque, dirigée d’abord par son père Richard, puis par lui-même, avant de passer sous l’autorité de son frère. Or, cette région a été particulièrement favorisée par le roi des Francs, puisque plus de la moitié de ses diplômes (12) lui sont destinés, notamment lorsqu’il exerçait conjointement les fonctions de souverain et de duc de Bourgogne54. La situation géographique de Cluny apparaît ainsi comme un autre facteur d’explication de l’intervention de Raoul en 927. Le mariage de Raoul avec Emma et ses rapports fluctuants avec les Robertiens constituent une autre raison possible de la prise de position du roi en faveur de Cluny. Odon est en effet lié à ce groupe familial par sa formation auprès de Foulque le Roux et son passage à Saint-Martin de Tours55. Malgré son union avec Emma, le roi des Francs avait cependant préféré se rapprocher d’Herbert II de Vermandois à partir de 923, alliance à laquelle Hugues le Grand s’était opposé. Or, en 927, Raoul se désolidarise d’Herbert pour revenir vers les Robertiens56. Le roi a peut-être alors décidé de favoriser deux monastères dirigés par un abbé ­proche de ce groupe familial. Cette hypothèse n’est cependant pas entièrement satis­faisante, dans la mesure où elle ne tient pas compte des intérêts propres ­d’Hugues le Grand ou de Raoul. Les raisons et les implications du soutien apporté par Raoul à Cluny ont été remises dans le contexte de l’année 927 par les travaux de J. Wollasch, essentiellement centrés sur le Berry57. Le principal mérite de son étude très documentée est d’avoir replacé les interventions du roi des Francs en faveur de monastères dans la perspective de ses rapports tumultueux avec les successeurs de Guillaume le Pieux, mais aussi avec Ebbe de Déols. J. Wollasch souligne en effet qu’autour de 927, le Berry était âprement disputé entre Raoul d’une part et Guillaume le Jeune puis Acfred († octobre 927) d’autre part, car il représentait un seuil stratégique vers le Midi. Or, Ebbe, seigneur de Déols, que l’historien identifie comme le père d’Odon, 52. Sur l’exercice conjoint des fonctions de duc de Bourgogne et de roi par Raoul, O. Guillot, « Formes, fondements et limites », p. 79-80, n. 88. 53. Sur Hugues le Noir, M. Chaume, Les Origines, p. 415-440 ; R. Poupardin, Le Royaume de Bourgogne, p. 202-210. 54. Recueil des actes de Robert, p. XXII. 55. Cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 65-67 et 79. 56. K. F. Werner, Les Origines, p. 457-458. 57. J. Wollasch, « Königtum, Adel und Klöster », p. 63-74 et 142-152.

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était un personnage important dans cette région, d’abord ­vassal de Guillaume le Pieux, puis fidèle de Raoul. Le fait que les deux derniers Guilhemides se soient peu impliqués à Cluny, contrairement à Raoul et à sa parenté, amène J. Wollasch à s’interroger sur les motifs de l’attitude royale. Le rapprochement d’Ebbe et ­d’Hugues le Grand, beau-frère de Raoul, permettrait d’expliquer les liens étroits du roi des Francs avec le seigneur de Déols, pour combattre les princes aquitains en Berry. Par voie de conséquence, le monarque aurait favorisé les monastères dirigés par le fils de son nouvel allié, Cluny et Déols. Si elle permet d’analyser la prodigalité de Raoul envers Cluny selon la logique des relations aristocratiques, l’hypothèse de J. Wollasch est cependant contestable sur un point capital. Elle repose en effet sur la démonstration du lien de parenté d’Odon avec Ebbe de Déols, réduite à néant par les travaux de J.-P. Brunterc’h58. Ses ­conclusions sur la politique de Raoul vis-à-vis de la maison d’Aquitaine peuvent cependant être reprises pour formuler de nouvelles hypothèses. En 926, Raoul doit faire face au soulèvement des deux neveux de Guillaume d’Aquitaine, Guillaume le Jeune et Acfred, soit un an avant qu’il ne concède son diplôme à Cluny59. Selon J.-P. Brunterc’h, Guillaume le Jeune avait certainement reconnu la souveraineté de Raoul à la fin de l’année 926, mais sa mort en avril 927 et l’accession de son frère à la tête de l’Aquitaine affaiblissent la position du roi des Francs60. Dans ce contexte, le soutien que le roi apporte au monastère bourguignon pourrait d’abord être considéré comme un moyen de se concilier le nouveau duc d’Aquitaine, de la même manière qu’il avait rétrocédé le Berry à Guillaume le Jeune en 924, en échange de son hommage61. Néanmoins, le fait qu’Acfred soit resté à l’écart de Cluny conforte plutôt l’hypothèse que l’intervention de Raoul en faveur du monastère bourguignon avait pour but d’assurer sa position – et celle de ses parents – en Mâconnais contre le duc d’Aquitaine. Tandis que Cluny considérait sans doute Acfred comme un danger potentiel, elle avait en effet reconnu Raoul comme roi dès son avènement et son abbé était par ailleurs en relations étroites avec la famille de son épouse. La menace que constituait Acfred a peut-être aussi poussé le roi à favoriser le monastère fondé par Ebbe, d’autant plus que le Berry avait été le théâtre de sa rivalité avec les deux derniers Guilhemides62. L’aide apportée à Odon par Jean X et Raoul, notamment dans le conflit avec Gigny, s’explique donc par leurs liens personnels avec l’abbé de Cluny, mais aussi en fonction des intérêts de ces deux protagonistes, notamment dans leurs oppositions respectives aux rois de Bourgogne et aux derniers Guilhemides. Du côté

58. Cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 51-52. 59. P.  Lauer, Robert Ier et Raoul de Bourgogne, p.  44-51. C.  Lauranson-Rosaz, L’Auvergne et ses marges, p. 76-78. 60. J.-P. Brunterc’h, « La succession d’Acfred », p. 201-207. 61. Sur la rétrocession du Berry à Guillaume le Jeune, P. Lauer, Robert Ier et Raoul de Bourgogne, p. 4. 62. Ibid., p. 44-51.



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d’Odon, les termes de la bulle et du diplôme révèlent d’autres préoccupations. Plus que le règlement du conflit avec Gigny, c’est la définition du statut de Cluny qui est en jeu.

Définir la defensio pontificale et la libertas clunisienne H.  E.  J.  Cowdrey a affirmé qu’Odon avait formalisé la «  liberté  » de son ­établissement grâce à sa collaboration avec un pape et un roi qui, en lui octroyant des privilèges, lui avaient permis d’y préciser cette notion63. Dans un contexte de crise, où l’indépendance de l’établissement était menacée, le dossier ­documentaire de 927 apparaît en effet comme le premier moment où s’exprime clairement le ­statut  libre du monastère, mais aussi où se manifeste concrètement la defensio pontificale, deux notions évoquées de manière très abstraite dans l’acte de ­fondation. Les analyses qui suivent portent sur cette première définition tangible du statut de Cluny et reposent sur deux postulats. La bulle et le diplôme doivent tout d’abord être considérés comme un tout cohérent, et non pas indépendamment l’une de l’autre. Odon est par ailleurs à l’origine de la rédaction de ces deux actes, une hypothèse d’ailleurs confirmée par les éditeurs et les spécialistes de ces deux documents. En 927, d’après les termes de la bulle de Jean X, il semble qu’Odon ­comprenne la defensio pontificale comme une injonction faite aux pouvoirs publics, royal et bourguignons, d’intervenir en sa faveur dans un conflit juridique. La rigidité de l’expression du lien Cluny-pape reflète probablement la situation délicate dans laquelle se trouve l’abbé. Il n’est en effet plus question de l’appartenance du monastère bourguignon aux seuls apôtres, comme c’était le cas dans l’acte de ­fondation, mais de la possession de Cluny et Gigny par le pape, Cluny en parti­culier ayant été « soumise au Saint-Siège »64. En passant par le pape, Odon ­souhaitait donc probablement mobiliser le maximum d’appuis pour régler le conflit avec Gigny, quitte à infléchir les termes de l’acte de fondation concernant le souverain pontife. Si le rôle de defensio, dévolu au pape et assumé par Jean X en 927, découle directement des termes de la charte de Guillaume le Pieux, la potestas royale n’y était toutefois définie que comme une prédatrice potentielle de la nouvelle fondation. En 910, l’auteur de l’acte affirmait ainsi que les moines du nouvel établissement ne devaient être soumis au joug d’aucune puissance terrestre, notamment aux

63. H. E. J. Cowdrey, The Cluniacs, p. 16-17. De la même manière, I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 215. 64. « […] Nos, ad quorum dispositionem utraque loca pertinent […] » ; « […] quia locus ille sanctæ nostræ sedi commissus est […] », no 58, Papst., p. 97. Pour une analyse plus détaillée du vocabulaire exprimant le lien de Cluny aux apôtres et au pape, cf. infra, notre chapitre « Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés », p. 385-389.

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« recherches d’honneur de la grandeur royale »65. Le risque d’usurpation semblait probable, puisque le roi apparaissait en troisième position, immédiatement après le fondateur et ses parents, dans la liste des personnes susceptibles de s’approprier le patrimoine de la nouvelle abbaye. Cette autonomie du monastère vis-à-vis de toute puissance temporelle était garantie par l’intervention du pape, représentant terrestre des apôtres, symbole d’une autre forme de souveraineté66. En période de difficulté, Odon s’est néanmoins tourné vers le titulaire de la fonction royale dans le royaume franc pour stabiliser sa situation, même si cette démarche ne trouvait pas de justification dans l’acte de fondation. Une certaine inflexion du rôle du monarque vis-à-vis du monastère semble donc s’être opérée à partir de la bulle de Jean X, notamment par ses implications sur les rapports entre Cluny et l’autorité royale. Après avoir expliqué que Guy de Gigny a soustrait « par la violence » (per violentiam) le legs fait par Bernon à Cluny, le pape déclare : «  C’est pourquoi nous exhortons votre juridiction ­spirituelle (subiectio), afin que vous restituiez tous ces biens aux moines de Cluny. » À la fin de son privilège, Jean X ajoute : « Par ailleurs, à vous, ô notre cher fils Raoul, et à tes fidèles, qui pourriez être plus attentivement utiles (prodesse) au monastère de Cluny, nous confions (commendamus) à votre affection (dilectioni) l’abbé et la communauté ; et, puisque ce lieu fut confié à notre Saint-Siège, qu’il se réjouisse d’avoir fait ce choix pour l’amour des apôtres, assurément les juges du monde, et pour notre affection paternelle67. » Le pape enjoint donc les pouvoirs laïques et ecclésiastiques ayant autorité sur la Bourgogne à restituer les biens usurpés à Cluny. La phrase suivante recommande la jeune communauté avant tout à Raoul, puis aux pouvoirs locaux, afin qu’ils l’épaulent. Seul J.-P.  Brunterc’h a souligné le rôle nouveau dévolu par cette bulle à la fonction royale – et plus largement aux pouvoirs laïques et ecclésiastiques ­bourguignons – vis-à-vis du monastère, en dépit des termes de l’acte de fondation68. Dans le privilège de Jean X, l’intervention future du souverain en faveur de Cluny est justifiée à la fois en vertu de l’utilité qu’il peut apporter au monastère et par le fait que le pape, en tant que représentant des apôtres, lui « confie » (commendamus) la jeune fondation. Un troisième argument pourrait résider dans l’affirmation que Guy de Gigny a usurpé la villa Alafracta « par la violence » (per violentiam), contraignant l’autorité pontificale à riposter de la même manière, c’est-à-dire à faire appel aux détenteurs de la force publique. L’emploi du verbe commendare par le pape n’est d’ailleurs pas anodin. Il implique une forte connotation de protection, voire de tutelle ; c’est également le terme utilisé habituellement pour signifier le passage d’un monastère sous la tuitio royale. Il est alors difficile de déterminer quel contenu le rédacteur de la bulle a voulu donner à cette 65. No 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 35. 66. Cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 152-153. 67. No 58, Papst., p. 97. 68. J.-P. Brunterc’h, « La succession d’Acfred », p. 206.



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protection, d’autant plus que le verbe commendare est nuancé par l’adjonction du substantif dilectio. C’est d’ailleurs peut-être justement le caractère approximatif de l’expression qui a intéressé l’auteur de l’acte. La bulle de 927 procède donc à une nouvelle définition des liens théoriques entre Cluny et l’autorité royale franque. Le souverain, de même d’ailleurs que les pouvoirs bourguignons, sortent de leur statut initial de prédateurs à l’égard du monastère pour devenir ses auxiliaires, notamment dans le domaine de la défense et de la restitution de son patrimoine foncier. Ces mesures sont en outre dans la droite ligne du testament de Bernon – ou de l’acte d’Ebbe de Déols de 926/927 –, qui demandait aux principes et seniores ou aux principes christiani de veiller à l’application des mesures qui avait été prises, en particulier vis-à-vis des biens de ses établissements69. Il y a donc un renversement de perspectives quant au contenu du rôle du roi des Francs et des grands vis-à-vis du monastère bourguignon, tout au moins sur le plan théorique : ainsi que l’a souligné J.-P. Brunterc’h, la bulle de Jean X incite Raoul à prendre le relais de Guillaume le Pieux vis-à-vis de Cluny, une fonction que ce dernier semble assumer dans son diplôme de 92770. *   * * Comme l’a noté D. Méhu, la soustraction du monastère au joug des puissances séculières, formulée en termes de liberté de l’établissement, vient en tête pour la première fois dans le diplôme de Raoul du 9 septembre 927. Le principe est ensuite repris presque systématiquement dans les actes confirmant le statut de Cluny, y compris dans les privilèges pontificaux71. Cette libertas s’applique dans deux domaines précis, déjà mentionnés dans le testament de Guillaume : la mise à l’écart des biens de tout pouvoir temporel et l’élection abbatiale, qui doit se dérouler sans intervention extérieure. L’affirmation appuyée du statut  libre de Cluny dans le diplôme de Raoul est considérée par beaucoup d’historiens comme une immunité, même si ce terme n’apparaît pas dans l’acte72. Pour B. SzabóBechstein, qui estime que la procédure s’apparente aux concessions d’immunité 69. Pour le testament de Bernon : « His igitur ita dispositis, obsecro vos per reverentiam, quam santæ fidei et religioni debetis, o principes et seniores, quicumque terrenarum rerum iudices estis, ut hanc scripturam mea vice loquentem, in quolibet nostro conventu libenter audiatis ; et sicut lex divina iubet, bonis consentientes sitis, et tam prelatos prædictos, qua et monachos, et loca cum rebus ad ipsa pertinentibus, in eo statu, quo et per regalia præcepta, quin etiam et per apostolica privilegia dudum sancita sunt, et nunc a me decretum est, permanere consentiatis  », Testamentum domni Bernonis abbatis, col.  10  C-D. Pour l’acte d’Ebbe : «  […] omnimodis cavere satagentes, primum vos, o christiani principes qui retributionem boni vel mali operis in tremendo judicio venturam non dubitatis, convenio et per Christi misericordiam obsecro ut […] hanc auctoritatem contra omnes malevolos defendatis, ne subtrahendo solatium contra Deum stetis, quin potius nostri cooperatores effecti mercedem participetis », Pièce justificative II, J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 43. 70. J.-P. Brunterc’h, « La succession d’Acfred », p. 206-207. 71. D. Méhu, Paix et communautés, p. 67. 72. B. H. Rosenwein, « Cluny’s immunities », p. 155.

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carolingiennes ou ottoniennes, la nouveauté de cette clause réside dans le fait que la confirmation du souverain franc ne découle pas des droits qu’il exerce sur le monastère. Alors que l’octroi de ce type de privilège à un établissement procédait en effet habituellement de ses liens avec un roi, dans le cas de Cluny, Raoul garantit en quelque sorte le statut d’une abbaye placée sous la protection d’un autre, le pape73. Plus qu’une clarification du testament de Guillaume le Pieux, le diplôme de 927 constitue donc l’un des éléments d’un processus de mise à l’écart du siècle des propriétés monastiques. Dans une analyse des rapports entre Cluny et la royauté franque sur le temps long, G. Melville a souligné que, malgré sa faiblesse à cette époque, la monarchie de Francia Occidentalis « était la seule instance qui était par principe compétente pour la protection des institutions ecclésiastiques dans le royaume »74. Odon se serait donc tourné vers les rois francs pour confirmer le statut initial de Cluny à l’abri de toute ingérence séculière, grâce à l’octroi de diplômes qui garantissaient à la fois l’intention première du fondateur et le refus de toute tentative de souveraineté sur les biens du monastère. Plus précisément, G. Melville affirme que la réception de ces préceptes royaux avait pour but essentiel d’assurer au monastère que le pouvoir franc resterait lui-même à l’écart de toute tentative d’usurpation. Il souligne enfin que la faiblesse de la monarchie à cette époque ne lui permettait pas de protéger seule l’établissement contre d’autres prédateurs. Malgré ces conclusions, G. Melville ne semble pas avoir remarqué que le diplôme de Raoul du 9 septembre 927 confirmait son interprétation, puisque le rédacteur de l’acte a opéré un renversement de perspectives dans la liste des prédateurs potentiels des biens de l’abbaye par rapport à l’acte de fondation : il a fait passer la menace royale devant celle des princes et des proches de Guillaume75. Cette inversion des termes de l’acte de fondation, reprise d’ailleurs de manière identique dans l’acte délivré par Louis IV d’Outremer en 939, confirme que le diplôme avait comme objectif de garantir l’établissement contre les revendications royales76. La grille de lecture proposée par G. Melville paraît cependant en contradiction avec le nouveau rôle que Jean  X semblait attribuer au souverain franc dans sa bulle. Cette aporie se résout cependant lorsque l’on examine attentivement une expression de l’acte royal relative aux relations de Cluny avec le pouvoir pontifical, tout en gardant à l’esprit que les deux privilèges doivent être lus ensemble. Dès le départ, Raoul précise en effet que le fondateur « a soumis [le lieu de Cluny] au siège apostolique pour qu’il le protège et non pour qu’il le domine (ad tuendum 73. B. Szabó-Bechstein, Libertas Ecclesiæ, p. 93-94. 74. G. Melville, « Cluny und das französische Königtum », p. 412 pour la citation ; p. 411-415 pour l’analyse des rapports entre Cluny et la royauté dans la première moitié du xe siècle. 75. «  […] ab inquietudine et dominatu tam regum quam cunctorum principium seu propinquorum ejusdem Willelmi, quin et omnium hominum sit penitus liber et absolutus », no 12, Recueil des actes de Robert, p. 51. Ce renversement de l’ordre des prédateurs potentiels de l’établissement par rapport aux termes de l’acte de fondation est ensuite repris également dans les privilèges pontificaux. 76. No X, Recueil des actes de Louis IV, p. 31.



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et non ad dominandum) »77. B. H. Rosenwein a souligné que cette phrase montrait que « Raoul [avait] très bien compris les intentions de Guillaume d’Aquitaine […], mais [qu’]il a[vait] eu tort d’employer le verbe subjugo, puisque le testament [du duc] spécifi[ait] que les moines [étaient] libres de tout joug terrestre »78. En analysant les termes du diplôme de 927 hors de tout contexte, l’historienne a négligé un point essentiel qui permet de mesurer les implications de ce document pour les rapports de Cluny avec les pouvoirs royaux et pontificaux. C’est en effet probablement Odon qui a choisi cette expression dans un but précis, qui ne peut être compris qu’à l’aune de la bulle de Jean X qu’il a également rédigée. Si cette dernière faisait sortir le roi et les pouvoirs bourguignons de leur rôle de prédateurs potentiels de l’établissement, elle affirmait par ailleurs, de manière extrêmement rigide, la possession du monastère par le Saint-Siège (pertinere). Inversement, le diplôme de Raoul nuance le lien de dépendance de Cluny vis-à-vis de Rome et fait des rois et des princes la première menace pour l’abbaye, tout en affirmant à deux reprises la liberté de l’établissement. Odon a donc pu vouloir garantir l’indépendance de son monastère vis-à-vis de tout pouvoir temporel en jouant sur la protection des autorités pontificales et royales, chacune limitant le danger que pouvait constituer l’autre. Le pape affirme ainsi que le Saint-Siège possède Cluny et autorise les pouvoirs publics, et en premier lieu le roi, à intervenir pour l’aider. Après avoir nuancé les droits de Rome sur l’abbaye, le souverain franc assure la liberté du monastère, notamment vis-à-vis de ses propres prétentions. *   * * Cette grille d’analyse permet également de comprendre les termes employés dans le diplôme de Raoul pour Déols, octroyé dans la seconde moitié de l’année 927, soit presque au même moment que celui concernant Cluny. Odon n’a pas demandé de bulle à Jean X pour Bourg-Dieu, probablement parce que le fondateur était encore vivant et que la situation du nouvel abbé était alors beaucoup moins critique que dans le monastère bourguignon. Dans une charte du 21 septembre 927, écrite lors de la dédicace de l’abbaye, soit peu de temps avant l­’octroi du diplôme de Raoul, Ebbe avait d’ailleurs réaffirmé le statut du monastère placé sous le seul regimen du pape, sans mentionner cependant à aucun moment ­l’interdiction faite à tout pouvoir temporel d’usurper les biens du monastère79. Dans ce dernier acte, le statut de Déols est donc bien différent de celui qui se trouve dans le diplôme royal.

77. No 12, Recueil des actes de Robert, p. 50-51. Sur cette expression, H. E. J. Cowdrey, The Cluniacs, p. 16, n. 7. 78. B. H. Rosenwein, « La question », p. 3. 79. « […] ut sub regimine domini papæ, sicut in jam facto testamento scriptum est, permaneat », no 6, E. Hubert, « Recueil historique des chartes », p. 113.

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Le diplôme de Raoul pour Déols correspond en effet à une concession d­ ’immunité royale et n’évoque à aucun moment le lien entre Rome et l’établissement. Le rédacteur y énumère par ailleurs pratiquement toutes les donations faites au monastère, confirmées quelque temps auparavant par le fondateur au moment de la dédicace de l’abbatiale. Le passage qui évoque l’immunité royale permet de comprendre la différence du statut du monastère dans ces deux actes pratiquement contemporains. Le rédacteur du diplôme n’a cependant abordé cette dernière que de manière très elliptique : Notre fidèle Ebbe s’appliqua à obtenir que soit fait un précepte de notre autorité pour le monastère de Déols, [construit] en l’honneur de Marie et des saints apôtres, en vertu de la concession de l’immunité (ob immunitatis gratiam), afin que, à partir de ce jour et par la suite, personne ici, en dehors de l’abbé et des moines de ce même établissement, n’ait jamais quoi que ce soit d’un bien ni n’ait le pouvoir de s’étendre sur leurs propriétés80.

Le contenu de l’immunité royale concédée par Raoul à Déols diffère totalement de celles qui étaient habituellement octroyées par les rois carolingiens. Il ne s’agit ni d’empêcher les agents du roi de prélever des revenus sur les terres de l’établissement, ni d’établir une confraternité entre ses moines et le souverain, ni d’affirmer la protection de ce dernier sur le monastère81. Comme pour Cluny en 927, le but de l’acte est seulement de garantir qu’aucun pouvoir temporel ne tentera d’exercer sa potestas sur les biens de l’abbaye. L’absence même de ­termes tels que tuitio, mundeburdium, dicio ou defensio pour désigner la défense de l’établissement par le roi montre que l’essentiel est de protéger ses domaines de toute ingérence laïque, et non de créer un lien particulier entre le monastère et le souverain. J. Hubert a analysé les différences étonnantes entre ces deux actes pour Déols – pourtant pratiquement contemporains – dans le contexte de la politique de Raoul en Berry et supposé que « la reconnaissance par le roi de l’indépendance d’un monastère déjà soumis à une autre protection que la sienne était ainsi obtenue par surprise »82. L’historien néglige le fait que le rédacteur de l’acte avait probablement surtout besoin de pouvoir produire des actes qui garantissaient le statut de son établissement, en cas d’usurpation. En l’attente d’une bulle, Odon a peut-être fait affirmer les liens de Déols avec le pape par le fondateur en termes très fermes le jour de la dédicace, tout en assurant l’abbaye contre les usurpations, grâce à l’immunité royale. La très longue liste de propriétés garanties par

80. No 13, Recueil des actes de Robert, p. 54-55. 81. Plusieurs travaux ont retracé l’histoire de l’immunité, É. Magnou-Nortier, « Étude sur le privilège d’immunité », p. 465-512 ; B. H. Rosenwein, Negotiating Space, p. 75-112. Pour une approche ­synthétique : D. Méhu, Paix et communautés, p. 60. 82. J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 15-24 ; p. 24 pour la citation.



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Raoul confirme d’ailleurs que le but majeur du diplôme était la protection du patrimoine de Déols. *   * * Les rapports ultérieurs entre Cluny et Gigny sont connus par un document diplomatique. L’abbé Guy, dans une charte du 21 janvier 936 conservée en original – mais aussi copiée au tout début du cartulaire C –, abandonne définitivement toute prétention sur les biens que Bernon avait temporairement remis à Cluny dans son testament. Ce document pose toutefois certains problèmes. Dans un article de 1993, M. Hillebrandt semblait en effet douter de la datation de cette charte, sans néanmoins expliquer sur quels critères83. De leur côté, les derniers éditeurs des actes originaux de Cluny ont signalé que le préambule et le formulaire du document étaient proches de deux actes du cartulaire A datés de l’abbatiat de Maïeul84. J.  Mabillon a par ailleurs évoqué le conflit entre Cluny et Gigny de manière peu claire et évoque une « lettre » de Guy qui lui permet de situer l’affaire en 92885. Le caractère extrêmement ambigu des propos de J. Mabillon ne permet pas de savoir s’il commente les propos du privilège de Jean X ou s’il évoque une éventuelle réponse – qui aurait été perdue – de l’abbé de Gigny au pape. C’est pourtant sur ce passage que se fondent la plupart des historiens pour situer la fin du conflit entre les deux abbayes en 92886. Bien que la documentation soit sujette à caution, le désaccord foncier avec Gigny au sujet de la villa Alafracta était probablement réglé dès 931. Ni la bulle de Jean XI, ni aucun autre document pontifical ou royal par la suite, ne confirment en effet à Cluny la possession des biens litigieux nommés dans le testament de Bernon ou le diplôme de Raoul87. Le conflit avec Gigny a donc permis à Odon de faire garantir l’indépendance de Cluny, en s’appuyant de manière complémentaire sur les autorités pontificale et royale. Les prises de position de Jean X et de Raoul en faveur de l’établisse-

83. M. Hillebrandt, « Les cartulaires », p. 12, n. 4, où elle annonçait une publication sur la redatation de cette charte. 84. No 9, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 56-58 ; p. 58, n. 1 pour la discussion sur le préambule et le formulaire. 85. Immédiatement à la suite de l’édition de la bulle de Jean X, J. Mabillon écrit : « Hoc rescriptum notis chronicis destitutum est : sed ex Vuidonis litteris intelligimus id accidisse ante annum VI Rodulfi Regis, seu anno Christi DCCCCXXVIII, paulo post obitum Bernonis ». Immédiatement après cette phrase, J. Mabillon évoque la contestation par Guy de la légalité de la donation de Bernon, information qui se trouve en fait dans la bulle de Jean X. J. Mabillon, Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti, vol. V, p. 73. 86. À titre d’exemple, E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 68 ; Les Plus Anciens Documents originaux, p. 56. 87. No 64, Papst., p. 107-108.

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ment bourguignon s’expliquent à la fois par le jeu des liens d’interconnaissance de l’abbé de Cluny et par les intérêts respectifs du pape et du souverain. C’est en effet Odon qui semble à l’origine de l’appel aux autorités royale et pontificale dès 927 : il avait les relations personnelles nécessaires pour demander leur inter­ vention, ainsi que les compétences diplomatiques pour rédiger les actes tels qu’ils nous sont parvenus.

B. Liberté, immunité et refuge : les bulles de 931 En mars 931, à la demande d’Odon, Cluny et Déols reçoivent de Jean  XI des bulles pratiquement similaires, qui définissent les termes de leurs actes de ­fondation de manière encore plus claire que les privilèges de 927. Ces deux ­documents ont attiré l’attention des historiens car il s’agit des deux premières bulles qui octroient à Cluny et Déols de larges prérogatives, notamment l’immunité. Cette dernière – sur laquelle se sont focalisés les médiévistes ­– ne se trouve toutefois qu’à la fin de l’acte et « couronne pour ainsi dire les clauses précédentes dont elle est indissociable »88. Outre la confirmation de donations récentes et de restitutions de dîmes, ces dispositions constituent à la fois un rappel d’éléments des actes de fondation des deux établissements et des innovations. Du côté de la confirmation de certaines clauses des testaments de Guillaume le Pieux et d’Ebbe de Déols, se trouvent, en tête, la soumission des établissements à l’Église romaine – qui autorise cette dernière à certaines concessions –, l’affirmation de la liberté du monastère vis-à-vis des puissances séculières (roi, évêque, comte ou parents de Guillaume et Ebbe), notamment lors de l’élection de l’abbé, mais aussi la mention du cens qui doit être versé tous les cinq ans (contrepartie de la tuitio apostolique). Trois dispositions sont en revanche inédites : l’autorisation de réformer d’autres monastères, qui se trouve uniquement dans la bulle de Cluny ; le droit d’accueillir des moines extérieurs à l’établissement pour qu’ils puissent y vivre selon la règle, quel que soit leur monastère d’origine ; enfin, la concession de l’immunité89. Comme dans le dossier documentaire de 927, ces deux bulles ont été transmises soit par le cartulaire C dans le cas de Cluny, soit par des copies d’époque moderne dans celui de Déols. La question de l’authenticité de ces deux actes est d’autant plus problématique que celui destiné au monastère bourguignon contient une clause sur le droit de battre monnaie, que lui aurait concédé le roi Raoul en 927, mesure considérée comme une interpolation du xie siècle, insérée justement au moment de la confection des cartulaires. Malgré cette interpolation, les ­éditeurs considèrent que le privilège de Jean XI pour Cluny est authentique90. 88. D. Méhu, Paix et communautés, p. 69. 89. Sur cette bulle, F. Neiske, « Papsttum und Klosterverband », p. 258. 90. Sur la question du droit de battre monnaie à Cluny, cf. la mise au point de J. Dufour à partir d’un faux attribué au roi Raoul, no 33, Recueil des actes de Robert, p. 120-121.



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Le pape, la libertas et la propriété monastique Les deux bulles octroyées à Cluny et Déols en mars 931 se présentent comme des confirmations du statut de ces deux établissements par le pape, à la demande d’Odon. Une inflexion nette des termes des actes de fondation est cependant perceptible, notamment du point de vue du rôle dévolu au souverain pontife. Il convient d’abord d’analyser en quoi les privilèges pontificaux de 931 donnent une acception particulière des testaments de Guillaume et d’Ebbe, avant de déter­ miner le lien qui y est fait entre propriété monastique et immunité. Les bulles de Jean XI infléchissent les termes des actes de fondation de Cluny et Déols dans le sens d’une relation particulière entre les deux établissements et le Saint-Siège. Bien que ces privilèges évoquent le souvenir des fondateurs, ils font glisser le contenu de l’acte originel d’une donation des deux monastères aux seuls Pierre et Paul (explicite dans les deux chartes), à leur sujétion à l’Église romaine (predictum monasterium […] sanctæ Romane […] æcclesiæ subjectum est). Il est ainsi particulièrement révélateur que la figure des apôtres ne soit pratiquement plus évoquée à partir de cette date dans les bulles, y compris dans la mention du paiement du cens (qui n’est plus apporté ad limina apostolorum mais qui doit être donné au « Saint-Siège apostolique »), alors qu’elle l’était encore en 927. Pierre et Paul n’apparaissent plus que dans les clauses comminatoires, où ils sont qualifiés de mundi judices91. De la même manière, les bulles de 931 comprennent un peu différemment des actes de fondation la liberté des monastères vis-à-vis de toute puissance séculière. Si elles continuent à interdire à tout roi, évêque, comte ou parents de Guillaume et Ebbe d’attenter aux biens des établissements, elles excluent en effet le ­souverain pontife de la liste des éventuelles menaces. Cette définition de la libertas de l’établissement en 931 passe en fait par une reprise presque exacte d’une phrase du diplôme de Raoul pour Cluny92. Malgré cette parenté du formulaire, le lien du monastère au pape n’est plus du tout nuancé comme il l’était dans le diplôme de Raoul, mais se rapproche plutôt de la bulle de Jean  X. Avec la suppression de l’expression ad tuendum, non ad dominandum, Cluny apparaît comme totalement «  soumise  » (subjectum est) à la «  sainte Église romaine  »93. L’acception des

91. « Et a sanctis apostolicis mundi judicibus, absolutionem hic et in futuro consequi mereatur », no 64, Papst., p. 108. J. Hubert a fait une remarque similaire pour Déols, J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 22. 92. « Itaque sit illud monasterium cum omnibus rebus, vel quas nunc habet vel que deinceps ibi tradite fuerint, liberum a dominatu cuiuscunque regis aut episcopis sive comitis aut cuiuslibet ex propinquis ipsius Vuillelmi », no 64, Papst., p. 107. Pour le diplôme de Raoul : « […] constituimus, quatinus ipse locus juxta quod ipse per testamentum decrevit, ab inquietudine et dominatu tam regum quam cunctorum principum seu propinquorum ejusdem Willelmi, quin et omnium hominum sit penitus liber et absolutus », no 12, Recueil des actes de Robert, p. 51. 93. «  Prædictum monasterium […] decernimus sanctæ Romanæ […] æcclesiæ subiectum est […]  », no 64, Papst., p. 107.

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termes de l’acte de fondation s’était déjà raidie en 927, probablement dans le but d’asseoir la situation vacillante des établissements en période de crise. En 931, les deux privilèges définissent les termes de l’acte de fondation du point de vue pontifical, de manière encore plus restreinte : lien de sujétion des ­établissements non plus aux apôtres mais directement à l’Église romaine ; précision du contenu de la defensio – mise en rapport avec le paiement du cens – dans un double sens de protection (ad tuendum) et d’accord de faveurs (ad fovendum)94. Cette acception de la defensio, qui vient immédiatement après la concession de l’immunité, légitime probablement à la fois la confirmation des donations et les mesures innovantes des privilèges de 931. La tuitio équivaut en effet à garantir les possessions acquises et futures, en même temps qu’elle place les établissements en dehors de toute tutelle extérieure, c’est-à-dire, de fait, entre les mains des seuls moines. Le fait de « favoriser » ces deux monastères revient probablement à leur accorder de nouvelles prérogatives. Cette compréhension équivoque de la fonction de défense exercée par le pape permet d’expliquer autrement que par un contexte de crise la modification du lien de Cluny et de Déols au souverain pontife, par rapport aux actes de fondation. Le renforcement du lien entre les deux monastères et le Saint-Siège, en termes de sujétion, vient plus précisément s’articuler aux notions de libertas et d’immunité de ces lieux. À partir de l’époque carolingienne, la notion de liberté des monastères vis-à-vis de l’extérieur a en effet été étroitement liée à celle de leur domination par le pouvoir impérial ou royal. Sa garantie allait par ailleurs de pair avec l’idée de protection (tuitio) par le souverain – qui prenait parfois la forme d’une immunité –, l’affirmation de la libre élection de l’abbé et celle de la tranquillité nécessaire au bon accomplissement des devoirs fonctionnels des moines95. Ces critères se retrouvent dans la documentation de Cluny, dès l’acte de fondation, si ce n’est que la tuitio royale a été remplacée par la tuitio apostolique et la defensio pontificale. Le diplôme de Raoul et surtout le privilège de Jean XI, qui sont octroyés ensuite pour confirmer – ou plutôt préciser – le statut de Cluny, accroissent la ressemblance avec la situation des monastères impériaux carolingiens, notamment par l’inflexion du lien entre l’établissement et son défenseur pontifical en termes de sujétion et de possession. Ce durcissement du rapport au pape s’inscrit donc sans doute dans des catégories juridiques anciennes, nécessaires pour penser le pouvoir des moines sur leurs biens : seule une autorité définie comme dominant le monastère, selon les critères carolingiens, pouvait lui octroyer la libertas et l’immunitas. *   * * 94. «  Sane ad recognoscendum, quod predictum cenobium sanctæ apostolicæ sedi ad tuendum atque fovendum pertineat, dentur per quinquennium decem solidi », Ibid., p. 108. 95. Pour tout ce qui précède, H. E. J. Cowdrey, The Cluniacs, p. 3-18. B. Szabó-Bechstein, Libertas Ecclesiæ, p. 41-69, pour l’époque carolingienne.



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La libertas du monastère vis-à-vis de toute domination extérieure renvoie à deux notions distinctes, à deux espaces de liberté : la protection des propriétés monastiques et l’élection abbatiale. Pour le second domaine, les termes de l’acte de fondation, comme ceux du diplôme de Raoul, sont précisés par des références au chapitre LXIV de la règle de saint Benoît : les moines devront choisir le successeur d’Odon sans qu’aucun princeps n’exerce de pression. Le rédacteur reprend à ce propos les prescriptions bénédictines en cas d’élection d’un mauvais abbé par les religieux, mais en transforme singulièrement le sens. Alors que Benoît avait prévu l’intervention du diocésain ou d’abbés voisins pour nommer un supérieur exemplaire, l’auteur de la bulle reste vague, demandant à «  quiconque l’aura voulu » d’empêcher ce mauvais choix avec l’appui du « zèle de Dieu »96. Cette transformation de la règle vient donc renforcer le principe de la libre élection abbatiale, puisque personne n’est précisément nommé pour interférer dans la décision des moines. Pour la « liberté » des propriétés cénobitiques, les principes des testaments de Guillaume ou d’Ebbe et de l’acte du roi des Francs sont ­étendus, dans les deux privilèges, à tous les biens des moines, acquis dès à présent ou dans le futur, ce qui prolonge considérablement les mesures initiales des fondateurs97. L’intérêt d’Odon pour la protection des propriétés monastiques est parti­culièrement visible dans la confirmation de certains biens spécifiques, identifiés par B. H. Rosenwein et D. Méhu98. Pour Cluny, il s’agit tout d’abord du monastère de Romainmôtier, confié à Cluny en avril 928/929 par la mère du roi Raoul, Adélaïde de Bourgogne, établissement sur lequel nous reviendrons ultérieurement99. Jean XI considère dans sa bulle que l’abbaye a été « donnée » (condonavit) au monastère bourguignon avec une villa du nom de Vaningo, comme si elle faisait partie du patrimoine foncier de Cluny100. Le pape confirme également les restitutions de dîmes, attachées à la fois à des chapelles et à des églises, octroyées par l’évêque Bernon de Mâcon 96. « Nullus ibidem contra voluntatem monachorum prelatum eis post tuum dicessum ordinare presumat, sed habeant liberam facultatem, sine cuiuslibet principis consultu quemcunque secundum regulam sancti Benedicti voluerint, sibi ordinare ; nisi forte, quod absit, personam suis vitiis consentientem eligere maluerint ; hoc quicunque voluerit, cum zelo Dei prohibeat », no 64, Papst., p. 107. Sur le chapitre de la règle de saint Benoît : « Quod si etiam omnis congregatio vitiis suis, quod quidem absit, consentientem personam pari consilio elegerit et vitia ipsa aliquatenus in noticiam episcopi, ad cuius diocesim pertinet locus ipse, vel ad abbates aut christianos vicinos claruerint, prohibeant pravorum prævalere consensum ; sed domui Dei dignum constituant dispensatorem, scientes pro hoc se recepturos mercedem bonam, si illud caste et zelo Dei faciant, sicut e diverso peccatum, si negligant », RB, chap. LXIV, 3-6, p. 146-147. Les termes utilisés dans la bulle ont été signalés en gras. 97. « Itaque sit illud monasterium cum omnibus rebus, vel quas nunc habet vel que deinceps ibi tradite fuerint, liberum a dominatu cuiuscunque regis aut episcopis sive comitis aut cuiuslibet ex propinquis ipsius Vuillelmi », no 64, Papst., p. 107. 98. Pour le paragraphe qui suit, B.  H.  Rosenwein, Negotiating Space, p.  163-168. D.  Méhu, Paix et communautés, p. 63-70. 99. Sur Romainmôtier, cf. infra, dans ce même chapitre, p. 197-199. 100. No 64, Papst., p. 107-108. Sur la donation d’Adélaïde, no 3, Cartulaire de Romainmôtier, p. 74-81. La villa Vaningo n’est toutefois pas mentionnée dans cette charte.

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en janvier 929. Le préambule de la charte de ce dernier atteste en effet que son prédécesseur, Gérard, était entré en conflit avec Cluny à ce sujet101. Deux autres donations sont garanties : celle de Liébaud de Brancion (septembre 930) et une villa à Aine qui correspond à une cession de la guilhemide Ava, restituée à Cluny par son frère Guillaume le Pieux en octobre 913, à la suite de l’usurpation d’un certain Anscherius102. À l’exception de ce dernier cas, il s’agit donc toujours de donations récentes et/ou qui faisaient probablement l’objet de contestations. Le fait que près d’un tiers de la bulle soit consacré à l’énumération de ces propriétés montre l’existence d’un lien étroit entre la possession de ces biens et les autres clauses. Ainsi que l’a remarqué D. Méhu, l’acte de Jean XI ne fait en outre aucune distinction de statut entre ces différentes donations, qu’il s’agisse du monastère, d’églises, de chapelles ou de villæ. Le cas de Déols permet de confirmer ces analyses, bien que l’attention soit portée avant tout sur des infrastructures agricoles, la question des dîmes ­n’apparaissant que comme une reprise de la clause de la bulle pour Cluny. Jean XI confirme ainsi toutes les possessions de Bourg-Dieu, notamment des prés situés dans la villa Vincaria, et autorise la pêche dans les aqueducs qui alimentent les moulins concédés par Ebbe en 917103. Cette liste est beaucoup moins détaillée que pour Cluny, ce qui laisse supposer que le patrimoine de Déols faisait l’objet de faibles contestations, probablement parce que son fondateur était encore vivant pour faire respecter les termes de sa fondation. *   * * Le contenu de l’immunité, perceptible dans ces bulles, est très différent des immunités royales, telles qu’elles étaient définies à l’époque carolingienne. Alors que ces dernières consistaient à interdire aux agents royaux de pénétrer sur les terres immunistes, les privilèges de 931 comprennent la notion d’immunité comme une inviolabilité absolue des biens des moines104. Ainsi que le déclare Jean XI, probablement avec les mots d’Odon : Du fait de la révérence (reverentia) qui est due aux saints lieux (sanctis locis), où qu’ils se trouvent, nous vous concédons l’immunité de façon à ce que personne n’ait l’audace, de quelque manière que ce soit, de porter atteinte à vos dépendants ou de se saisir de vos biens sans votre accord105.

101. Sur la charte de Bernon de Mâcon, no 373, CLU, p. 350-351. 102. Pour la donation de Liébaud, no 387, CLU, p. 368-369. Pour la restitution de Guillaume, no 192, Ibid., p. 179-180. 103. No  65, Papst., p.  109. Pour l’acte de concession des moulins, Pièce justificative I, J.  Hubert, « L’abbaye exempte », p. 33-41. La charte de donation des prés ne nous est pas parvenue. 104. B. H. Rosenwein, Negotiating Space, p. 165, surtout n. 32. 105. No 64, Papst., p. 108, et no 65, Ibid., p. 109. Pour la traduction, D. Méhu, Paix et communautés, p. 70.



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L’octroi de l’immunité est ainsi justifié par la « révérence qui est due aux saints lieux », notion importante dans la pensée d’Odon106. Cette immunité pontificale concédée à Cluny et Déols équivaut à une interdiction de s’en prendre aux biens des moines, qu’il s’agisse de leurs terres ou de leurs dépendants. C’est en cela que la bulle de Jean XI découle directement de l’acte de fondation de Cluny, notamment des clauses qui sont ensuite définies comme la libertas de l’établissement et qui placent les propriétés du monastère hors de l’atteinte des pouvoirs temporels, mais aussi hors du monde commun. Le caractère inviolable des biens cénobitiques procède en effet du legs initial de la villa de Cluny à Pierre et Paul, mais aussi de toutes les cessions aux apôtres qui sont venues l’augmenter. Cette remarque rejoint les conclusions de B.  H. Rosenwein sur le caractère sacré que conférait à la terre la donation directe à saint Pierre, dès l’acte de ­fondation107. Donner des biens terrestres à l’apôtre revient à les intégrer au patrimoine de Cluny et à en faire des sacra ou des sancta, placés hors du monde des hommes. La menace de l’anathème porté contre tout contrevenant – insérée à la fin de la bulle – vient d’ailleurs renforcer l’interdit sur la propriété monastique108. L’octroi de l’immunité attribue donc aux deux établissements un statut d’exception dans le monde, « lieux médians par excellence entre ciel et terre », ce qui légitime et renforce leur pouvoir de domination sur les espaces qu’ils contrôlent109.

Droit de réforme et accueil des moines L’octroi de l’immunité pontificale se place dans la droite ligne de la libertas de Cluny et Déols, déjà en germe dans leurs actes de fondation et réaffirmée de manière plus claire pour le monastère bourguignon par les diplômes de Raoul en 927. Deux clauses des bulles de Jean XI semblent pourtant ne pas découler du testament de Guillaume, ni de la première charte d’Ebbe : le droit de réformer des établissements, concédé à Cluny seulement, et l’autorisation d’accueillir des ­moines extérieurs pour qu’ils se conforment aux enseignements de la règle bénédictine, octroyée cette fois aux deux monastères. Bien que ces mesures ne se ­suivent pas dans le privilège de 931, D. W. Poeck estime que la seconde découle de la ­première et s’interroge sur la légitimité à considérer « l’autorisation de réformer » (Reformlizenz) comme le fondement spirituel du Klosterverband “clunisien”110. Le caractère inhabituel de ces deux clauses incite toutefois à émettre l’hypothèse qu’elles étaient destinées à pallier des problèmes précis.

106. Cf. infra, notre chapitre « Réformer les moines », p. 614-620. 107. B. H. Rosenwein, To be the Neighbor, p. 75-77. 108. No 64, Papst., p. 108. La sanctio de ce document est calquée sur un formulaire, le formulaire 64 du Liber diurnus, H. H. Kortüm, Zur Päpstlichen Urkundensprache, p. 332. 109. D. Méhu, Paix et communautés, p. 70. 110. D. W. Poeck, Cluniacensis Ecclesia, p. 214.

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En 1998, R. Hiestand s’interrogeait, sans avancer de réponse, sur les raisons pour lesquelles, en 931, « Jean XI avait accepté le paragraphe sur la réforme » et « l’avait fixé par écrit »111. Le fait que cette mesure ne se trouve que dans la bulle adressée à Cluny, et non dans celle de Déols, concédée pourtant à la même date et rédigée selon un formulaire identique, est également étonnant. La clause de réforme intervient immédiatement après la confirmation de la donation de Romainmôtier au monastère bourguignon par Adélaïde de Bourgogne. Or, D. Iogna-Prat a remarqué que la bulle de 931 avait compris le testament ­d’Adélaïde, non pas comme un transfert (ce qu’il était à l’origine), mais bien comme une donation (condonavit) de l’établissement à l’ensemble des moines de Cluny112. Les termes de la bulle relatifs au droit de réforme sont très clairs : Si, d’autre part, vous aviez consenti à prendre sous votre autorité (ditione), pour l’améliorer (ad meliorandum), n’importe quel monastère, selon la volonté de ceux au ­pouvoir desquels (ad quorum dispositionem) il semble appartenir, ayez par ce [privilège] notre autorisation de le faire113.

Le vouvoiement indique que le pape s’adresse non pas à l’abbé Odon, qu’il tutoie dans l’adresse et lorsqu’il évoque l’élection de son successeur, mais à la communauté de Cluny114. Le droit de prendre un monastère sous son autorité pour le réformer (in sua ditione ad meliorandum suscipere) est par conséquent concédé à l’ensemble des moines de Cluny, en termes de donation. Il ne s’agit sans doute pas tant d’octroyer à Odon le droit de restaurer toute communauté monastique dans le futur, mais plutôt de légitimer a posteriori la démarche inhabituelle d’Adélaïde, face à des contestations probables115. Cette conjecture trouve une confirmation dans le fait que cette clause n’est présente que dans la bulle de Cluny, placée à un endroit bien précis, et peut donc être considérée comme ­circonstancielle. La suite de l’abbatiat d’Odon renforce également cette hypothèse, puisque les établissements qui lui sont confiés pour être réformés n’entrent jamais dans la liste des biens confirmés à Cluny, à une exception près. Jean XI a en effet lui-même appliqué cette clause, puisqu’il semble être à l’origine de la donation à Cluny du monastère de Charlieu116.

111. R. Hiestand, « Einige Überlegungen », p. 308. 112. No 64, Papst., p. 107-108. D. Iogna-Prat, « Odon, Romainmôtier », p. 157-158. 113. No 64, Papst., p. 108. 114. Pour l’adresse : « Johannes episcopus, servus servorum Dei, Oddoni venerabili abbati monasterii Cluniensis ædificati in honore beatorum apostolorum Petri et Pauli, siti in pago Matisconensi, et per te in eodem monasterio tuisque successoribus in perpetuum » ; pour l’élection du successeur d’Odon : « Nullus ibidem contra voluntatem monachorum prelatum eis post tuum dicessum ordinare presumat, sed habeant liberam facultatem, sine cuiuslibet principis consultu quemcunque secundum regulam sancti Benedicti voluerint, sibi ordinare […] », Ibid., p. 107. 115. Sur ces contestations, cf. infra, dans ce même chapitre, p. 204. 116. Sur cette bulle, F.  Neiske, «  Papsttum und Klosterverband  », p.  258. Sur la cession de Charlieu, cf. infra, dans ce même chapitre, p. 199-201.



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La question du droit de réforme d’autres établissements par Cluny – et non par Odon – semble donc répondre à une nécessité précise : défendre les monastères cédés à l’abbaye bourguignonne contre certaines revendications extérieures, exactement comme le faisait, en 927, la clause sur la libertas des moines. *   * * L’interprétation de la clause d’accueil des moines extérieurs à Cluny et à Déols est plus complexe. Il pourrait s’agir également d’une mesure conjoncturelle : la Vita Odonis prima et maior raconte en effet qu’après la mort de Bernon, Odon aurait préféré partir de Baume avec les moines les plus anciens pour venir s’installer à Cluny, plutôt que de voir contester son autorité à Baume par Guy117. Bien qu’il semble ignorer l’existence du testament de Bernon et qu’il ne souffle mot du conflit de Cluny avec Gigny, Jean de Salerne met donc en relation les rapports difficiles d’Odon et de Guy avec une scission de la communauté monastique qui peuplait les établissements soumis à l’autorité de Bernon. La répartition des religieux entre les trois monastères a peut-être bien eu lieu et a pu se dérouler sur un temps relativement long. La clause d’accueil des moines correspondrait alors à une autorisation donnée à Odon de recevoir des religieux provenant d’autres abbayes, notamment de Gigny et de Baume, afin de renforcer sa situation. Sans pouvoir écarter l’hypothèse du caractère conjoncturel de cette clause, sa longueur, ainsi que sa présence dans d’autres privilèges pontificaux destinés à deux abbayes différentes, Déols (en 931) et Fleury (en 938), soulèvent des interrogations118. Même si le cas de Saint-Benoît-sur-Loire révèle une situation ­probablement aussi délicate en 938 que celle du monastère bourguignon en 927-931, celui de Bourg-Dieu, quoique moins bien documenté, ne laisse présumer aucune difficulté majeure119. Il s’agit donc sans doute d’une clause, certes utilisée pour pallier des problèmes ponctuels, mais qui renvoie aussi à certaines préoccupations monastiques d’Odon. Elle a d’ailleurs été interprétée par D. Iogna-Prat comme une réalité juridique faisant de Cluny – donc aussi de Déols et plus tard de Saint-Benoît-sur-Loire – un lieu d’asile pour les moines. C’est bien le cas aux xie-xiie siècles, puisque le monastère bourguignon est présenté dans les sources clunisiennes comme un « refuge » pour tous les ordres de la société, mais est-ce

117. VO1, II 1, col. 61 A. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 167-168. 118. Pour Déols, le rédacteur a repris exactement la même clause que dans la bulle pour Cluny, no 65, Papst., p. 109. Pour Fleury : « Visum nobis est, ut hanc licentiam tribuamus, quod eis, qui voluerint studio meliorandæ vitæ ad ipsum ducem monachorum confugere, a suis abbatibus non negetur sed tandiu liceat illis permanere iuxta consuetudinem, quam invenerint apud fratres prædicti cœnobii, quousque in suis monasteriis ordo regularis florere videatur », no 83, Ibid., p. 142. 119. Sur Fleury, cf. infra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie  », p. 306-313.

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vraiment ce qu’a voulu signifier le rédacteur de cette bulle120 ? Voici les termes de cette clause : Et parce que, c’est certain, presque tous les monastères dévient désormais trop de leur dessein, nous concédons que, si un moine, de n’importe quel monastère, avait voulu migrer (transmigrare) vers votre communauté [ou votre mode de vie] (ad ­vestram conversationem), avec l’unique préoccupation d’améliorer sa vie (meliorandæ vitæ studio) – parce que son abbé aurait vraisemblablement négligé de lui fournir sa ­subsistance selon la règle pour le détourner de la propriété –, qu’il vous soit permis de l’accueillir (suscipere), jusqu’à ce que le mode de vie (conversatio) de son monastère soit corrigé121.

Cette clause suit les diverses confirmations de biens et précède immédia­ tement la concession de l’immunité. Pour le rédacteur, elle a donc un lien direct avec le patrimoine monastique de Cluny – ou de Déols –, protégé de toute violation ­laïque. Un examen attentif révèle certaines difficultés d’interprétation. Le terme de conversatio, employé deux fois dans la clause et déjà utilisé dans l’acte de ­fondation de Cluny, recouvre plusieurs significations, ici « mode de vie » ou « communauté monastique »122. Si l’acception de la seconde occurrence est clairement celle de « genre de vie », le sens de la première est beaucoup plus flou : l’auteur de la bulle pourrait évoquer des moines qui migrent vers le « mode de vie » des frères de Cluny ou vers leur « communauté ». Selon le premier sens, l’auteur érige un certain comportement monastique en paradigme pour d’autres cénobites, tandis que la seconde signification induit une connotation quasi spatiale à l’accueil des moines, qui sous-entend effectivement la dimension d’asile de l’établissement recevant d’autres religieux. Cette acception est d’ailleurs suggérée par le début de la clause, qui évoque certes la situation catastrophique de la majorité des monas­tères, mais souligne aussi par contraste et grâce au verbe transmigrare, le caractère exceptionnel, paradigmatique et attractif des lieux de Cluny et Déols. L’accueil d’autres cénobites est légitimé par l’amélioration d’un mode de vie en décadence, dû à la négligence des abbés des établissements abandonnés. Cette justification s’appuie sur une réminiscence de la règle de saint Benoît, selon laquelle le meilleur moyen pour le supérieur du couvent de lutter contre le désir de possession de ses moines est de pourvoir à leurs besoins123. C’est donc le refus de la propriété individuelle qui est ici le symbole du bon comportement monastique, thème récurrent dans les écrits d’Odon124. L’accueil de moines extérieurs à la 120. D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, p. 46-47. 121. No 64, Papst., p. 108. Les termes de la bulle pour Déols sont exactement les mêmes. 122. Sur les différents sens de conversatio, cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 142. 123. «  […] si quis monachus […], cui videlicet suus abbas regularem sumptum ad depellendam ­proprietatem habendi ministrare neglexerit […] », no 64, Papst., p. 108. « Et ut hoc vitium ­peculiaris ­radicitus amputetur, dentur ab abbate omnia quæ sunt necessaria […], ut omnis auferatur neces­ sitatis excusatio », RB, chap. LV, 18-19, p. 126-127. 124. Cf. infra, notre chapitre « Réformer les moines », p. 576-583.



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communauté est néanmoins appréhendé comme une mesure provisoire, puisque les religieux doivent réintégrer leur établissement d’origine, si ce dernier revient à la norme. Cette clause érige ainsi deux, puis trois monastères, comme modèles de compor­tement cénobitique, qui reçoivent le droit de drainer les religieux d’autres établissements définis comme décadents. Le fait que cette mesure précède immédiatement l’octroi de l’immunité incite à y voir une dimension spatiale, qui se superpose avec le patrimoine monastique protégé de toute violation séculière. L’articulation entre la clause d’accueil des moines et celle de l’immunité est d’ailleurs confirmée par le seul motif qui justifie la réception de moines extérieurs : le refus de la possession individuelle, définie dans l’œuvre d’Odon comme une pratique typique des comportements ancrés dans le monde125. Les moines qui veulent améliorer leur vie en renonçant à leurs biens propres apprennent donc à le faire dans un lieu où n’est admise que la propriété commune, laquelle est justement protégée de toute violation extérieure par l’immunité. C’est par conséquent une même préoccupation qui justifie les deux clauses : la séparation d’avec la sphère du siècle, qu’elle concerne les comportements monastiques ou les biens cénobitiques. Il s’agit donc bien de la première définition d’un asile pour les moines en recherche d’un bon comportement. Soulignons enfin que cette idée remet en question l’obligation de stabilité des cénobites dans l’établissement où ils ont prononcé leurs vœux. Pour cette raison, la mesure d’accueil de religieux venant d’autres abbayes a des conséquences sur le long terme, notamment dans la conception de « refuge » attachée au monastère de Cluny, à partir du xie siècle. Elle joue en effet un rôle majeur dans les débats “grégoriens” sur la liberté qu’ont les moines et chanoines de rejoindre un établissement extérieur ou de changer de modèle de régularité126. *   * * Ces hypothèses ne répondent cependant que partiellement à la question initiale de R. Hiestand sur les raisons qu’avait Jean XI de faire mettre par écrit les clauses relatives à la réforme et, plus largement, sur ce qui a incité ce pape à accepter les termes de ces bulles. Comme pour Jean  X, il est possible que des relations ­personnelles aient joué, notamment dans le contexte des retournements d’alliance de l’aristocratie romaine avec Hugues d’Arles. Jean  XI est en effet étroitement lié à la famille des Théophylactes, puisqu’il est le fils de Marozia et le frère d’Albéric. Il intervient en outre à Reims en 932 pour confirmer le choix de l’archevêque Artaud par le roi des Francs Raoul127. La date des privilèges pour 125. Cf. infra, notre chapitre « Réformer les moines », p. 576-578. 126. D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, p. 46-49. 127. Sur la biographie de Jean  XI, H.  Zimmermann, «  Jean  XI  », dans Dictionnaire historique de la papauté, p. 935-936.

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Cluny et Déols va d’ailleurs dans le sens d’une interprétation selon des logiques personnelles, puisque Odon est allé trouver le pape au moment même de son élection, en mars 931, comme pour s’assurer immédiatement de son soutien. Le début de ce pontificat est en effet exactement contemporain de l’alliance d’Hugues d’Arles avec une partie de la famille des Théophylactes, notamment Marozia et son fils Jean  XI. Le gouvernement des deux papes précédents – Léon VI († janvier 929) et Étienne VII († fin février 931) –, nommés du vivant de Jean X car ce dernier avait été emprisonné par la noblesse romaine pour son allégeance à Hugues, avait été en effet marqué par l’hostilité entre le roi d’Italie et l’aristocratie romaine. Portées par le projet de mariage de Marozia et Hugues, les relations sont ensuite bonnes entre les deux partis de 931 à juillet 932, date de l’insurrection d’Albéric. À partir de ce moment, ce dernier exerce seul le pouvoir sur la Ville, met fin à l’alliance temporaire d’Hugues et de sa mère, et surveille étroitement Jean XI, soupçonné d’intelligence avec le roi d’Italie128. Plus encore qu’en 927, Hugues d’Arles est donc sans doute à l’origine des bonnes dispositions de Jean XI envers Odon en 931. Cette hypothèse peut être confirmée par la deuxième bulle que ce pape accorde à Cluny en 932129. Elle est en effet octroyée à la demande d’Hugues d’Arles, qui intercède en faveur d’Odon pour faire confirmer l’un des biens du monastère. La date du privilège correspond par ailleurs aux derniers mois de l’alliance entre Marozia et Hugues. Odon ne reçoit ensuite plus de bulle, jusqu’au début du pontificat de Léon VII. Ces deux bulles de 931 confortent donc le statut de Cluny et de Déols tel qu’il avait été défini dans leurs actes de fondation. L’octroi de l’immunité aux deux établissements renforce la situation particulière de leurs terres et de leurs dépendants, placés hors d’atteinte de tout pouvoir et donc, à l’image de leurs habitants, hors du monde et de ses souillures. Cette clause a eu des conséquences sur le long terme pour Cluny, puisque l’immunité de l’établissement est rappelée par Léon VII en janvier 938, par Agapet II (946-955) en 954, puis revient régulièrement ensuite130. Du côté de la royauté franque, il faut attendre un acte de Lothaire († 986) en 955 pour que ce mot apparaisse dans la documentation pour désigner le statut de la

128. Sur la chronologie, G. Fasoli, I re d’Italia, p. 113-124. 129. No 67, Papst., p. 111-112. Cette bulle datée du 25 juin par H. Zimmermann aurait plutôt été concédée le 25 janvier 932 selon F. Bougard. Ce dernier a en effet remarqué que le cartulaire C mentionnait à la fois les mois de juin et de janvier, la date du 22 janvier correspondant mieux à la biographie d’Hugues d’Arles, petitor de la bulle. Nous tenons à le remercier de nous avoir communiqué les recherches encore inédites de sa thèse d’habilitation, F. Bougard, Le Royaume d’Italie aux ixe-xe siècles. 130. Pour la bulle de Léon VII, no 81, Papst., p. 138. Sur le privilège d’Agapet II, D. Méhu, Paix et communautés, p. 70-72. Aucune des trois bulles de 936 octroyées par Léon VII à Cluny (no 73, Papst., p. 125-126 ; no 74, Ibid., p. 126-128 ; no 75, Ibid., p. 128-129) n’y fait toutefois allusion, pour des raisons que nous aborderons plus loin, cf. infra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 278-280.



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propriété “clunisienne”131. Les travaux de B.  H. Rosenwein, suivis de l’étude approfondie de D. Méhu, ont par ailleurs montré que l’immunité s’était peu à peu spatialisée autour de l’abbaye de Cluny, jusqu’à former, en 1095, une zone relativement étendue, soigneusement délimitée par des termini précis et ­qualifiée de « ban sacré » (sacer bannus) dans un privilège d’Urbain II132. Le cas de Déols est plus problématique dans la mesure où l’octroi de ­l’immunité n’apparaît plus dans les privilèges pontificaux ou royaux de la première moitié du xe siècle. Cette omission est d’autant plus curieuse qu’à cette époque, Bourg-Dieu est confronté à un grave conflit avec l’arche­vêque de Bourges133. Ce litige porte sur un bien foncier disputé entre les deux parties et a fait l’objet de deux bulles et d’un diplôme. Il est étrange que le rédacteur de ces actes n’ait pas évoqué le privilège d’immunité de Jean XI pour faire valoir ses droits et l’inviolabilité de son patrimoine. Cette absence pose ainsi la question de l’authenticité de la bulle de 931 pour Déols. En définitive, l’analyse précise des situations de Cluny et de Déols a permis de cerner ­comment Odon, confronté à des crises, a considérablement précisé et renforcé la situation juridique des établissements légués par Bernon, en trouvant l’appui de deux papes et du roi Raoul. Ces démarches “odoniennes” viennent ­servir un double objectif. Il s’agissait sans doute pour Odon de conforter son ­propre pouvoir, visiblement contesté, à la tête de différents établissements. Dans cette perspective, son insertion dans les milieux aristocratiques apparaît comme une gageure et un facteur de son succès dans le conflit avec Gigny. Plus largement, les interventions royales et pontificales viennent légitimer une certaine conception des moines, des devoirs qui leur incombent et des exigences de comportement auxquels ils doivent se soumettre. Leur mise à l’écart du monde s’étend ainsi ­également à leurs terres et à leurs hommes, tous protégés des souillures du ­siècle par l’immunité de 931. La richesse de la documentation diplomatique “clunisienne” des années 927-931 atteste ainsi les prises de position actives de certains moines pour défendre leurs intérêts. Odon recourt en effet à l’écrit directement, en rédigeant des privilèges, mais aussi de manière indirecte, par le biais de sa version des événements qui transparaît dans la Vita Odonis. Ces stratégies discursives lui permettent d’imposer son point de vue, c’est-à-dire le pouvoir de sa communauté à la fois sur Gigny et sur les prédateurs éventuels de son monastère.

131. D. Méhu, Paix et communautés, p. 73-76. 132. B.  H.  Rosenwein, «  Cluny’s immunities  », p.  140-145. Ead., Negotiating Space, p.  168-183. D. Méhu, Paix et communautés, p. 133-165. 133. Cf. infra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 284-288. Il est particulièrement curieux, entre autres, que la bulle octroyée à Déols en janvier 938 n’évoque pas l’immunité, alors que cette dernière apparaît bien dans un privilège pontifical concédé à Cluny à la même date.

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II. Les premières réformes : la Bourgogne et l’Aquitaine (années 930) À la fin du xixe siècle, les travaux d’E. Sackur ont fixé dans l’historiographie la liste des établissements qui auraient été réformés par Odon134. Des travaux ponctuels ont depuis modifié ce recensement, sans toutefois s’intéresser véritablement aux modalités de ces restaurations monastiques, ni aux logiques dans lesquelles elles s’inscrivent135. Surtout, personne n’a véritablement remis en ­question le travail d’E. Sackur sur les sources – excepté quelques études isolées sur des monastères particuliers –, qui compile bien souvent des documents de natures extrêmement diverses136. Le chantier historiographique consacré à l’écriture de leurs origines par les institutions médiévales a toutefois ouvert de nouvelles perspectives depuis quelques années137. Il permet en effet d’appréhender différemment le dossier des réformes d’Odon, en accordant une attention parti­ culière aux canaux qui ont véhiculé les documents qui corroborent ces restaurations, aux intentions des auteurs de ces sources et au contexte dans lequel elles ont été écrites. Les réformes monastiques à l’époque d’Odon s’inscrivent dans un cadre multiabbatial, dans la droite ligne de celles de Benoît d’Aniane, comme l’ont montré les travaux de D. W. Poeck et de D. Iogna-Prat138. Lorsque Odon intervient pour rétablir la vie religieuse, il agit à titre personnel – et non en tant qu’abbé de Cluny –, à la demande de grands laïques ou ecclésiastiques dont il a fait la connaissance de diverses manières139. Le caractère personnel de ces démarches est attesté par le fait que, dans les actes de la pratique, Odon est en général désigné comme abbé de l’établissement concerné (par exemple, abbas monasterii ­dolensis), et non comme abbas monasterii cluniensis140.

134. E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 71-114. 135. M.  Chaume, « En marge  » (1940), p.  48-51. B.  H.  Rosenwein, Rhinoceros Bound, p.  44-51. D. W. Poeck, Cluniacensis Ecclesia, p. 214-215. M. Pacaut, L’Ordre de Cluny, p. 90-92. D. IognaPrat, « Odon, Romainmôtier », p. 154-155. 136. Étude sur Sauxillanges : É. Magnou-Nortier, « Contribution à l’étude des documents falsifiés », p. 313-338. Étude sur Fleury : J. Nightingale, « Oswald, Fleury », p. 23-45. Étude sur certains établissements d’Aquitaine : A. G. Remensnyder, Remembering Kings Past, p. 21-27, 264-265 et 308. Étude sur Romainmôtier : A. Pahud, « Le testament d’Adélaïde », p. 64-73. 137. Sur ce chantier, voir la mise au point de l’introduction du colloque organisé à l’École française de Rome, C. Caby, « La mémoire des origines », p. 133-140. Sur Cluny plus précisément, D. IognaPrat, « La geste », p. 161-200. 138. D. W.  Poeck, Cluniacensis Ecclesia, p.  214-218. D.  Iogna-Prat, « Odon, Romainmôtier  », p. 154-155. 139. Sur la dimension personnelle des réformes de Benoît d’Aniane, cf. la mise au point historiographique de D. Geuenich, « Kritische Anmerkungen », p. 102-103. J. Semmler, « Réforme bénédictine et privilège impérial », p. 21-32. 140. La remarque avait déjà été faite par D. Iogna-Prat, « Odon, Romainmôtier », p. 154.



II. Conforter l’héritage de Bernon ? Cluny et Déols (926-vers 936)

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Certains actes précisent qu’Odon se fait aider sur place par des co-abbés, dont la fonction est parfois évoquée par une périphrase141. Ils apparaissent ensuite dans les chartes comme s’ils étaient abbés en titre de l’établissement, sans qu’Odon ne soit mentionné. Dans la documentation plus tardive des xie-xiie siècles, ils sont en revanche désignés par le terme de coabbas142. Cette pratique du co-­abbatiat pourrait sembler en porte-à-faux avec la règle bénédictine qui insiste sur la ­présence d’un supérieur unique dans la communauté, auquel sont soumis le prieur et les doyens143. La documentation ne présente néanmoins jamais de gouvernement dyarchique d’un établissement, mais plutôt une alternance d’abbés, qui apparaissent toujours seuls à la tête de leur monastère. En l’absence de tout texte expliquant le fonctionnement de cette pratique, seules quelques hypothèses peuvent être formulées sur la gestion concrète des abbayes. Il n’existe en tout cas aucune structure unissant les différents établissements, qui ont pour seul point commun un même abbé venu théoriquement pour instaurer une règle unique, celle de saint Benoît, ainsi que le laissent supposer la plupart des actes. Du point de vue des usages monastiques mis en place par Odon dans les abbayes restaurées, certains travaux de B. H. Rosenwein ont nuancé l’idée d’une fidélité absolue à la règle bénédictine, référence pourtant bien présente dans la documentation diplomatique. Aux ixe-xe siècles, l’obéissance à la règle de saint Benoît est en effet probablement beaucoup plus floue qu’on ne l’a longtemps cru. Les emprunts aux autres règles demeurent importants et sont justifiés par la Concordia Regularum de Benoît d’Aniane, vue comme un recueil de législations monastiques différentes, dans lequel il était possible de puiser. Selon B. H. Rosenwein, les réformes d’Odon consistent donc plus en une adhésion vague à la règle bénédictine qu’à son imposition stricte144. La question des modes de vie concrets qu’Odon aurait appliqués dans les monastères restaurés ne sera pas abordée ici. Ses activités de réformes semblent en effet se cristalliser autour de certains domaines – comme l’interdiction de la viande ou de la propriété ­individuelle – qui ne sont

141. Pour Saint-Martin de Tulle : « […] Adacium, quem isdem venerabilis Odo sibi ad vicem suam supplendam ordinari petiit […] », no 21, Recueil des actes de Robert, p. 96. Pour Saint-Marcellin de Chanteuges : « Communiter autem decernimus, ut hujus rei causam et executionem domino Odone, venerabili abbati, committamus, et quoniam ipse alias multipliciter occupatus est, idcirco reverendissimum virum dominum Arnulfum abbatem prædictæ rei negotium ad agendum delegamus », no 337, Cartulaire de Brioude, p. 345. 142. Dans la chronique de Saint-Géraud d’Aurillac qui date du xiie  siècle : «  Habuit coabbatem ARNULFUM  », Breve Chronicon aureliacensis seu gesta abbatum Aureliacensium, p.  349. Dans la Destructio monasterii Farfensis, texte écrit dans la première moitié du xie siècle : « Ibi denique preposuit discipulum suum venerabilem abbatem Balduinum nomine, cui successit in regimine suus condiscipulus atque coabbas Aligernus almificus pater […] », Hugues de Farfa, Destructio, p. 40. 143. RB, chap. LXV, p. 148-153. 144. B. H. Rosenwein, « Rules and the “Rule” », p. 307-320. Ead., Rhinoceros Bound, p. 93.

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perceptibles que dans la Vita Odonis et qui s’inscrivent dans une vision générale du cénobitisme145. Un dernier héritage de Benoît d’Aniane réside dans la propagation de la réforme selon un principe de restaurations en cascade, dans un « rapport de filiation  » (Filiationverhältnis) des abbayes les unes par rapport aux autres, selon l’expression de J. Semmler146. Dans cette perspective, un problème d’ordre méthodologique se pose : doit-on considérer comme des réformes d’Odon les cas de restauration où ses co-abbés – bien identifiés comme tels dans certains établissements – sont mentionnés seuls à la tête d’un monastère ? Dans ce cas, la question est de déterminer si les documents qui évoquaient Odon comme abbé en titre ont disparu ou si ses co-abbés avaient des relations personnelles qui leur ont permis de diriger certaines abbayes, sans l’intervention de l’abbé de Cluny. Bien que le problème ne puisse trouver de réponses vraiment satisfaisantes, il semble plus pertinent de ne considérer comme des réformes d’Odon que les cas où il apparaît à un moment donné comme abbé en titre, quitte à passer à côté de restaurations dont la documentation a disparu. Lui attribuer toutes les démarches de ses co-abbés reviendrait en effet à nier le rôle et l’impulsion de ses derniers et à unifier, derrière Odon, un mouvement réformateur qui ne l’était sans doute pas. Plusieurs historiens ont souligné la cohérence des espaces dans lesquels avaient lieu les réformes d’Odon. Ils en discernent globalement quatre : la Bourgogne, la zone aquitaine marquée par l’influence guilhemide, l’Italie – ou plus exactement la région autour de Rome –, enfin les espaces ligériens147. La plupart des restaurations sont très mal documentées, hormis pour les établissements bourguignons et ligériens, pour lesquels on dispose de plusieurs sources. Les restaurations monastiques du deuxième abbé de Cluny ne sont en effet attestées, dans leur grande majorité, que par des mentions tardives, parfois même d’époque moderne, qui ne permettent de donner qu’un tableau approximatif des réformes d’Odon. Afin de conserver une approche diachronique de l’itinéraire biographique d’Odon, nous ne traiterons ici que des réformes du début des années 930 – à l’exception du monastère d’Ambierle. Ces restaurations correspondent d’ailleurs également à une logique territoriale, puisque les établissements concernés se trouvent en Bourgogne ou dans les espaces marqués par l’influence guilhemide.

A. Le statut particulier des monastères de Bourgogne Les trois monastères situés en Bourgogne – au sens large – ont fait l’objet d’études relativement récentes. Après avoir examiné au cas par cas les ­conditions 145. Cf. infra, notre chapitre « Réformer les moines », p. 562-584. 146. J. Semmler, « Benedictus II », p. 19-27. 147. E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 71-114. M. Chaume, « En marge » (1940), p. 48-51. D. IognaPrat, « Odon, Romainmôtier », p. 154-155.



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de réforme des établissements de Romainmôtier, Charlieu et Ambierle, nous t­enterons d’expliquer l’absence totale des rois de Bourgogne jurane parmi les bienfaiteurs d’Odon.

Romainmôtier Le cas de Romainmôtier est bien connu depuis les travaux d’A. Pahud et de D. Iogna-Prat. Adélaïde († après 929), comtesse de Bourgogne, épouse de Richard le Justicier et mère du roi Raoul, est à l’origine de la réforme qui, selon A. Pahud, «  peut être considérée comme une nouvelle fondation  », dans la mesure où le monastère avait été déserté148. Le dossier documentaire de cette restauration se compose d’abord de la charte de donation de l’établissement, ­souvent qualifiée de testament d’Adélaïde, qui présente de nombreuses simili­tudes stylistiques et thématiques avec l’acte de fondation de Cluny et le testament de Bernon. Cet acte a été transmis par deux copies figurées du xie siècle et par le cartulaire A de Cluny – c’est-à-dire trois documents datant de la même époque –, ainsi que par le cartulaire de Romainmôtier du xiie siècle, où il est situé en troisième position. Ce dernier recueil, dont le but est de garantir les droits et propriétés de l’établissement, s’ouvre sur une préface qui évoque l’histoire de l’abbaye, en insistant sur son immunité et son passage dans le giron de Cluny à deux reprises, d’abord par la donation d’Adélaïde, puis par une nouvelle cession à Maïeul entre 966 et 981/990149. La bulle de Jean XI pour Cluny en 931, dont la teneur a déjà été ­évoquée, et certains diplômes des rois de Bourgogne jurane permettent d’éclairer plus largement l’histoire de l’abbaye. Romainmôtier constitue donc un cas assez bien documenté, même si la version la plus ancienne de la plupart de ces actes – et en particulier du testament d’Adélaïde – ne nous est parvenue que par des ­documents clunisiens, écrits à un moment où le monastère se trouve dans l’orbite de l’Ecclesia cluniacensis. Selon A. Pahud, Romainmôtier était un élément du fisc royal que Rodolphe Ier, souverain de Bourgogne jurane, a cédé à sa sœur Adélaïde, à sa demande, le 10 juin 888150. Le 14  juin 928 ou 929, cette dernière décide de «  transférer  » (transfundo) l’établissement à Odon, désigné comme abbé de Cluny, et aux moines de ce monastère pour qu’ils le restaurent151. D’après cet acte, le monastère, originellement dédié au seul saint Romain, est à présent voué également aux ­apôtres 148. A. Pahud, « Le testament d’Adélaïde », p. 67-68. 149. Cartulaire de Romainmôtier, p. 17-19. Pour les rapports de l’abbaye avec Cluny, G. Hausmann, « Romainmôtier et l’Église clunisienne », p. 120-131. 150. A. Pahud, « Le testament d’Adélaïde », p. 64-70, pour tout ce qui suit. 151. No 3, Cartulaire de Romainmôtier, p. 75-76. L’incertitude de la date est due à la discordance entre l’année du règne et le chiffre indictionnel : la cinquième année du règne de Raoul correspond à la fourchette chronologique du 13 juillet 927 au 12 juillet 928, ce qui place le testament d’Adélaïde au 14 juin 928. L’indiction indique l’année 929.

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Pierre et Paul. L’originalité de la charte réside dans le fait qu’elle procède à « une sorte de fusion, créant une seule communauté répartie dans deux monastères différents »152. Trois mesures découlent de ce processus : le successeur d’Odon doit être élu conjointement et à égalité par les moines des deux établissements ; les deux abbayes sont dirigées par un même abbé qui dispose dans les deux lieux des mêmes prérogatives et peut procéder à des transferts de frères et de denrées ; enfin, l’unité de l’ensemble est garantie par une même observance. A. Pahud a analysé la démarche d’Adélaïde, notamment les clauses reprises de l’acte de fondation de Cluny, comme une volonté de promouvoir une égalité juridique entre les deux établissements, ce qui induit que Romainmôtier devait bénéficier des mêmes ­privilèges que Cluny, notamment dans sa mise à l’écart de toute autorité extérieure. Bien que les deux communautés soient mises sur le même plan, le fait que Cluny soit à l’origine de la réforme et impose ses coutumes à l’établissement jurassien crée de fait une supériorité du premier sur le second, exprimée en termes de filiation153. Dans sa bulle de 931, le pape Jean XI répertorie d’ailleurs Romainmôtier parmi les possessions de Cluny, sans évoquer une quelconque ­égalité de statut entre les deux monastères. Le choix d’Odon et de la communauté de Cluny par Adélaïde pour réformer son établissement est depuis longtemps analysé en termes de connaissances personnelles. Par ses ascendances et ses alliances, la comtesse de Bourgogne apparaît en effet comme une excellente représentante de la très haute aristocratie tardo­carolingienne, en lien avec tous les souverains des regna issus de la dislocation de ­l’Empire154. Adélaïde est en effet la sœur de Rodolphe Ier de Bourgogne, qui avait fait une donation à Bernon, abbé de Gigny, et l’épouse de Richard le Justicier, dont elle a eu trois fils, notamment Raoul, roi des Francs, et le comte puis duc de Bourgogne, Hugues le Noir. Le souverain, suivi par son frère, avait favorisé Cluny dès septembre 927, ce qui laisse penser que c’est par le biais de ses enfants qu’Adélaïde est entrée en contact avec Odon, hypothèse confirmée par la souscription de Judith, fille de Raoul. L’ensemble de la parenté de la donatrice est d’ailleurs associé à sa démarche. La cession est en effet octroyée pour le salut de l’âme du mari et des fils d’Adélaïde, mais aussi pour les branches de sa famille qui exercent leur pouvoir en Bourgogne jurane : son frère Rodolphe et son neveu du même nom, ainsi que son nepos Louis qui s’identifie soit avec un frère de Rodolphe II, soit avec le fils de Raoul155. Les souscriptions permettent d’ailleurs d’éclairer l’origine des libéralités de certains personnages envers Cluny : Hugues 152. Pour la citation, A. Pahud, « Le testament d’Adélaïde », p. 68. 153. Ibid., p. 69-70. 154. Quoique leur point de départ soit Adélaïde de Bourgogne (931-999), petite-nièce de “notre” Adélaïde, les approches anthroponymiques de R. Le Jan sur le prénom Adélaïde permettent de se faire une idée de l’ampleur de la parenté de la donatrice de Romainmôtier ; R. Le Jan, « Adelhaidis », p. 29-42. 155. Sur l’association de l’ensemble de la parenté d’Adélaïde à la cession de Romainmôtier, A. Pahud, « Le testament d’Adélaïde », p. 68-69. Sur l’identification de Louis et de Judith, cf. la synthèse de L. Ripart, Les Fondements idéologiques du pouvoir, p. 156, n. 77.



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le Noir y apparaît, suivi immédiatement d’un certain Geoffroy, qui ne fait probablement qu’un avec le futur comte de Nevers156.

Charlieu et Ambierle Charlieu est un établissement situé en Mâconnais et fondé au plus tard en 876 par l’évêque de Valence, Robert († avant 876). Il s’agissait d’une abbaye relativement bien pourvue, puisque la documentation du ixe siècle mentionne plusieurs églises qui en dépendaient, ainsi qu’un monastère, dédié à saint Martin157. Dans les années 1970-1980, l’histoire de l’abbaye a été étudiée par É. Fournial, mais ses analyses sont souvent insuffisantes pour la première moitié du xe siècle158. Le dossier documentaire de la réforme de l’établissement se compose de plusieurs pièces qui proviennent presque toutes du cartulaire C de Cluny, versions parfois complétées par des copies d’époque moderne des chartes de Charlieu : une bulle de Jean XI octroyée en janvier 932, un privilège de son successeur Léon VII de janvier 938 et une notice de restitution de biens par un certain Sobon [Sobo] en 949. Dans sa bulle de 932, Jean XI explique qu’à la demande d’Odon et d’Hugues d’Arles, devenu roi d’Italie, il a confirmé (confirmamus) tous les biens de Cluny, notamment « un autre monastère de la juridiction de l’Église romaine (monasterium iuris æcclesiæ Romanæ), qui est appelé Charlieu et [qui se trouve] dans le territoire de Mâcon, afin qu’il demeure ainsi pour l’éternité, c’est-à-dire selon cette disposition que nul de l’ordre des clercs ou des laïcs ne cause de préjudice à ce monastère ou aux biens lui appartenant »159. Jean XI parle bien ici de confirmation et non de donation de Charlieu à Cluny, sans préciser qui est à l’origine de la cession. Hugues d’Arles intervient toutefois personnellement auprès du pape pour faire confirmer ces biens, ce qu’il ne fait qu’à une seule autre occasion, pour des propriétés qu’il a lui-même cédées160. Cet appui laisse donc penser que le roi d’Italie n’est pas étranger à la donation du monastère. Par ailleurs, le fait que Charlieu soit le seul bien mentionné comme possession de Cluny permet de déduire qu’il a été donné récemment ou qu’il a fait l’objet de contestations. Des fragments de canons d’un concile tenu à Charlieu en 926 confirment que ­l’établissement n’avait, à l’époque, aucun lien avec l’abbaye bourguignonne161. De même, dans la bulle de Jean XI de 931, Charlieu ne fait pas partie des propriétés garanties à Cluny, ce qui tend à confirmer que le monastère ne lui appartenait pas encore. Dans la bulle de 932, le pape laisse enfin entendre que Charlieu a un 156. Sur les donations de ces personnes à Cluny : cf. infra, dans ce même chapitre, p. 250-251. 157. É. Fournial, « Documents inédits », p. 114-116. 158. Ibid., p. 107-121. Id., Charlieu, p. 120-135. 159. No 67, Papst., p. 111-112. 160. Nouvelle intervention d’Hugues en 936, no 73, Papst., p. 125. 161. Sur ces fragments, cf. no XII, É. Fournial, « Documents inédits », p. 116.

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statut tout à fait particulier, puisqu’il relève du ius de l’Église romaine et que nul ne peut porter atteinte à ses biens. Il s’agit probablement d’une allusion au privilège conféré à Charlieu par le pape Jean VIII en 878, acte par lequel le monastère était passé sous la protection (tuitio) du siège apostolique, garantissant ainsi la libre élection abbatiale, l’appel au jugement du pape en cas de conflit et, surtout, le refus de toute ingérence contre les biens de l’établissement162. Le statut de Cluny est donc très proche de celui de Charlieu, à une exception près, le paiement du cens, qui n’apparaît pas dans la bulle de Jean VIII. En 932, le privilège de Jean XI mentionne en revanche le paiement d’une « redevance (pensio) à la sainte Église romaine ». Ce dernier privilège laisse dès lors penser que Charlieu a été donné à Cluny depuis peu par un tiers, peut-être Hugues d’Arles, sans qu’aucune perspective de réforme ne soit évoquée. En janvier 938, la bulle de Léon VII brosse un tout autre tableau de la réforme de Charlieu. Après avoir confirmé le statut et les privilèges de Cluny, le pape interdit en effet l’usurpation de ses propriétés, notamment celles du « monastère qui est appelé Charlieu, que notre prédécesseur donna ou concéda (dedit vel donavit) par l’autorité d’un privilège à Cluny »163. Les propos du souverain pontife laissent ici penser que c’est Jean XI qui est à l’origine de la cession. La redondance des termes dedit vel donavit laisse présumer un cas de “redonation” de Charlieu par ce pape, phénomène analysé par B. H. Rosenwein comme un moyen de ­réaffirmer un lien avec Cluny par l’octroi d’une même terre à plusieurs reprises164. Jean XI aurait donc confirmé sa propre donation en 932, sans y faire allusion clairement. En raison du statut particulier de Charlieu, monastère placé sous la tuitio apostolique, il serait effectivement cohérent qu’un souverain pontife fût à l’origine de sa cession à Cluny. Deux privilèges royaux puis pontificaux – celui de Louis  IV d’Outremer le 1er juillet 946 et celui d’Agapet II en mars 949 – viennent ensuite confirmer Charlieu parmi les possessions de Cluny, sans préciser davantage les origines et les modalités de la cession165. Pour avoir davantage de détails, il faut se reporter à un acte de werpitio d’un certain Sobon de la fin de l’année 949, transmis partiellement par le cartulaire A et complété par des copies d’époque moderne dans l’édition d’É. Fournial. Le début de l’acte retrace l’histoire du monastère, évoquant d’abord sa fondation par l’évêque de Valence, Robert, puis sa cession (tradere) à l’Église romaine pour qu’il demeure sous sa protection (tuitio). Immédiatement après, l’auteur de la charte précise : « Ensuite, le seigneur abbé Odon, dont on rappelle la mémoire – comme il convient – avec des louanges, sur l’ordre du roi

162. Cet acte a été réédité, no I, Ibid., p. 107-108. Pour une analyse de ces clauses, E. Boshof, « Traditio Romana und Papstschutz », p. 31-32. 163. No 81, Papst., p. 138. 164. B. H. Rosenwein, To be the Neighbor, p. 122-125. 165. Pour le diplôme de Louis IV d’Outremer, no XXIX, Recueil des actes de Louis IV, p. 70-71. Pour la bulle d’Agapet II, no 130, Papst., p. 229-231.



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Hugues, obtint par un privilège que l’autorité apostolique donne (largiretur) ce lieu au monastère de Cluny166. » Cet acte reprend donc la version de la bulle de Léon VII, en ajoutant une précision : la cession de Charlieu à Cluny résulte d’une double démarche, royale et pontificale. Au total, Charlieu apparaît comme une donation de Jean XI – bien qu’il ne fournisse lui-même aucune précision à ce sujet dans sa bulle –, cédée à Cluny grâce à l’appui d’Hugues d’Arles. Ce pape a donc confirmé sa propre libéralité dans le privilège de 932, tandis que le roi d’Italie est probablement intervenu parce qu’il se plaçait dans la continuité des souverains provençaux, grands bienfaiteurs de Charlieu167. Ce legs s’explique donc parfaitement par les relations cordiales d’Odon avec le cercle des Bosonides, dont l’héritier, Hugues, entretenait à cette époque des liens très étroits avec une partie des Théophylactes, notamment Marozia et son fils Jean XI. Cette première cession est antérieure à janvier 932, date de la première confirmation de la donation, et probablement postérieure à mars 931, puisque Charlieu ne figure pas parmi les biens qui sont garantis à Cluny par le privilège octroyé à ce moment-là. Jean XI a vraisemblablement cédé cet établissement au monastère bourguignon peu de temps après cette dernière bulle : sa démarche peut ainsi être mise en rapport avec la clause du droit de restaurer des établissements extérieurs. Cette période de mars 931-janvier 932 correspond d’ailleurs parfaitement à l’alliance entre Marozia et Hugues d’Arles et à leur projet de mariage168. Aucun des documents du dossier n’évoque toutefois une réforme de l’abbaye, mais une cession de cette dernière à Cluny, exprimée par les termes dedit, donavit ou largiretur, comme si le monastère était une propriété comme les autres. É. Fournial a en outre identifié un abbé de Charlieu pour la période concernée, un certain Robert, qui apparaît dans l’acte relatant la werpitio de Sobon en 949169. Ambierle, pour sa part, est un établissement situé en Lyonnais et dédié à saint Martin, qui a peu intéressé les historiens. Il n’est attesté qu’à partir de 902, dans un diplôme de Louis l’Aveugle, conservé en original, qui concède l’abbaye (abbatiam) à deux de ses fidèles évoqués précédemment, Thibert et Bernard, à la demande de Guillaume d’Aquitaine170. Pour voir reparaître l’établissement dans la documentation, il faut attendre un privilège de Louis IV d’Outremer, octroyé à Cluny le 20 juin 939, où il fait partie des possessions du monastère bourguignon. Le roi confirme ainsi à ce dernier «  dans le même pagus [de Lyon], Ambierle [Amberta], que Bernard a acquis de l’empereur Louis par un précepte  »171. 166. É. Fournial, no II, « Documents inédits », p. 108. 167. Id., Charlieu, p. 124-130. 168. Sur les projets de mariages d’Hugues et Marozia, cf. supra, dans ce même chapitre, p. 192. 169. É. Fournial, Charlieu, p. 134 et 141. 170. No  41, Recueil des actes des rois de Provence, p.  77-78. Sur Thibert et Bernard, cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 120. 171. No X, Recueil des actes de Louis IV, p. 30-32.

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

À un moment indéterminé, probablement entre janvier 938 – date d’une bulle de Léon VII confirmant les possessions de Cluny – et juin 939, Ambierle est donc entrée dans le patrimoine du monastère bourguignon. C’est sans doute Bernard lui-même, ou plutôt l’un de ses héritiers, qui est à l’origine de la cession, ce qui expliquerait la mention du diplôme de Louis l’Aveugle dans l’acte de Louis IV. La fréquence du nom de Bernard parmi les témoins des actes de Cluny n’a toutefois pas permis l’identification plus précise du donateur. *   * * Ces trois abbayes bourguignonnes semblent constituer des cas tout à fait p­ articuliers parmi les établissements remis à Odon. Ainsi que l’a précisé D. Iogna-Prat pour Romainmôtier – remarque que l’on peut étendre à Charlieu et Ambierle –, il s’agit du « premier exemple connu de donation d’un monastère à Cluny », dans une logique qui n’est pas multi-abbatiale172. Malgré les termes du testament d’Adélaïde, évoquant l’égalité des deux maisons et un « transfert » (transfundo) de Romainmôtier à Cluny, la bulle de Jean XI parle en effet d’une donation de la comtesse (condonavit) intégrée à l’ensemble des possessions de l’abbaye bourguignonne. Si Charlieu et Ambierle sont ensuite mentionnées dans plusieurs diplômes royaux et bulles pontificales parmi les propriétés du monastère bourguignon, Romainmôtier semble ne pas avoir suivi le même chemin173. Après la confirmation de Jean XI, l’établissement jurassien ne réapparaît en effet dans l’orbite de Cluny qu’en 998. Il est en effet mentionné par une bulle de Grégoire V comme une ­cession du roi de Bourgogne, Conrad le Pacifique (937-993), à Maïeul, advenue entre 966 et 980/981, dans le contexte bien différent de la mise en place de ­l’Ecclesia ­cluniacensis. La mention d’une intervention de Conrad ne se trouve cependant que dans la copie du privilège contenue dans le cartulaire de Romainmôtier et non dans celui de Cluny. Le monastère est donc probablement sorti très rapidement du patrimoine du monastère bourguignon, à une date indéterminée, mais vraisemblablement sous l’abbatiat d’Odon.

Les rois de Bourgogne et Cluny Ces trois établissements sont donc parvenus dans le patrimoine de Cluny par l’entremise du pape ou de grands laïcs, qui avaient, dans une certaine mesure, des 172. D. Iogna-Prat, « Odon, Romainmôtier », p. 157 pour la citation et p. 156-158 pour les conclusions que nous résumons ensuite sur la donation d’Adélaïde ; p.  158-160 pour la suite de l’histoire de Romainmôtier. 173. Sur ces confirmations, pour Charlieu, D. W. Poeck, Cluniacensis Ecclesia, p. 307 ; pour Ambierle, Ibid., p. 263.



II. Conforter l’héritage de Bernon ? Cluny et Déols (926-vers 936)

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droits sur la Bourgogne (au sens large). Dans cette perspective, il est tout à fait étonnant que la dynastie royale des Rodolphiens ne figure pas directement parmi les bienfaiteurs d’Odon. Les diplômes des rois de Bourgogne de la fin du ixe au milieu du xe siècle attestent pourtant que Rodolphe Ier (888-912) s’était montré favorable à Bernon pour son établissement de Gigny jusqu’en 903 et que Conrad a agi sept fois en faveur de Cluny à partir de mars 943174. À l’inverse, Rodolphe II (912-937) ne semble s’être jamais intéressé au monastère bourguignon175. Parmi les actes conservés à Cluny, on ne trouve que la mention d’un plaid tenu au nom du roi de Bourgogne en 926, mais qui n’a aucun rapport avec les biens de l’abbaye à cette époque176. L’absence de Rodolphe II parmi les bienfaiteurs du monastère bourguignon est d’autant plus étonnante que sa tante Adélaïde a concédé à Odon le monastère de Romainmôtier en 928/929 et qu’elle l’avait associé à son ­initiative. Deux facteurs peuvent cependant expliquer l’absence de tout lien entre Cluny et les souverains rodolphiens pour la première moitié du xe siècle : la très faible quantité de diplômes émis par Rodolphe II (cinq, dont trois perdus), ainsi que la minorité de Conrad de 937 à 942, période durant laquelle son regnum passe sous la tutelle d’Otton Ier177. P. Ladner pense qu’Odon ne s’est jamais tourné vers Rodolphe II pour faire confirmer les possessions de Cluny parce qu’elles ne dépendaient pas de l’autorité de ce dernier178. Ce n’est cependant pas le cas de Romainmôtier, qui se ­trouvait bien sous la juridiction des Rodolphiens. Or, Odon n’a fait garantir la donation d’Adélaïde que par le pape, sans chercher apparemment le soutien du roi de Bourgogne, comme il l’avait fait pour le souverain franc179. Cette interprétation explique néanmoins la brusque intervention de Conrad pour garantir les biens de Cluny dès 943, dans la mesure où il règne à présent sur le Lyonnais et le Viennois, où se trouvent de nombreuses propriétés de l’abbaye180. L’analyse de P. Ladner ne

174. Pour les diplômes concédés à Cluny sous Aymard, no 27, Urkunden der burgundischen Rudolfinger, p. 133-134 (23 avril 943) ; no 28, Ibid., p. 134-136 (23 avril 943) ; no 29, Ibid., p. 136-138 (27 juin 943) ; no 56, Ibid., p. 202 (mars 943, perdu) ; no 57, Ibid., p. 202 (après le 22 novembre 943, perdu) ; no 61, Ibid., p. 204 (966-981/990, perdu) ; no 62, Ibid., p. 204-205 ([942] 960-993, perdu). Sur la politique religieuse de Conrad, favorable à Cluny dès les débuts de son règne : A. Pahud, « Le testament d’Adélaïde », p. 71. 175. P. Ladner, « Cluny et la maison royale de Bourgogne », p. 13. 176. No 256, CLU, p. 247-249. 177. Sur l’histoire du royaume de Bourgogne dans la première moitié du xe  siècle, R.  Poupardin, Le Royaume de Bourgogne, p. 31-74. Sur les deux actes émis par Rodolphe II, Urkunden der burgundischen Rudolfinger, p. 123-130. Sur la minorité de Conrad, R. Poupardin, Le Royaume de Bourgogne, p. 71. J.-C. Rebetez, « Romainmôtier et les Rodolphiens », p. 75-77. Nouvelle synthèse sur cette période par L. Ripart, Les Fondements idéologiques du pouvoir, p. 60-97. 178. P. Ladner, « Cluny et la maison royale de Bourgogne », p. 13. 179. No 64, Papst., p. 107-108. 180. Sur l’autorité nouvelle de Conrad sur le Lyonnais et le Viennois, É. Fournial, « La souveraineté du Lyonnais », p. 428-432. L. Ripart, Les Fondements idéologiques du pouvoir, p. 62-63, n. 175. F. Mazel, « La Provence entre deux horizons » (sous presse).

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

permet cependant pas de comprendre pourquoi ce roi se met à faire des donations au monastère seulement à partir de cette date. Les relations de Rodolphe II avec Odon, nouvel abbé de Cluny, avaient très mal commencé, en raison du conflit autour de la villa Alafracta. Les Rodolphiens apparaissaient en effet comme les protecteurs de Gigny et ont donc dû prendre parti pour cet établissement dans la querelle181. Ce contexte expli­querait également que Rodolphe II n’ait jamais confirmé à Odon la possession de Romainmôtier, d’autant plus que, si l’on se fie à la datation haute du testament d’Adélaïde (juin 928), le conflit n’était pas encore réglé ou, en tout cas, tournait en la défaveur de Gigny. Une autre explication du désintérêt de Rodolphe II pour le monastère bourguignon a été fournie indirectement par certaines analyses concernant Romainmôtier, qui ne semble être demeuré que très peu de temps parmi les possessions ­“clunisiennes”. Après avoir été confirmé par une bulle de Jean XI en 931, cet établissement ­n’apparaît en effet plus dans la liste des propriétés confirmées par les papes ou les rois. En 966, il fait même à nouveau partie intégrante du patrimoine du ­souverain de Bourgogne, puisqu’il est concédé par Conrad à un couple de fidèles182. Plusieurs historiens supposent qu’il est donc sorti des possessions “clunisiennes” peu de temps après 931, à la suite d’une usurpation de Rodolphe II183. Avant d’être confié à Adélaïde en 888, Romainmôtier était en effet un élément important du fisc royal et se trouvait en outre au cœur de la puissance territoriale des Rodolphiens : il est parfaitement plausible que le deuxième roi de Bourgogne ait voulu recouvrer cette abbaye. Dans la mesure où Adélaïde disparaît de la ­documentation après son testament, cette opération a sans doute été facilitée par la mort de l’auxiliaire principale de la (re)fondation du monastère. Le contexte du retour dans ses terres de Conrad permet également de comprendre, de manière plus approfondie, pour quelles raisons ce dernier se montre ensuite particulièrement favorable à Cluny, contrairement à son père. Les cinq diplômes octroyés au monastère en 943 sont deux donations et trois confirmations de biens situés dans les espaces contrôlés par le souverain, notamment le pagus de Lyon184. Or, les biens sont concédés à la demande « de notre cousin, le comte Hugues [le Noir] » ; ce dernier est en outre présent lors d’un plaid tenu par le roi et qui donne lieu à la confirmation de certaines possessions de Cluny185. C’est donc 181. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 171. 182. J.-C. Rebetez, « Romainmôtier et les Rodolphiens », p. 78-80. 183. A.  Pahud, « Le testament d’Adélaïde  », p.  71-73 ; D.  Iogna-Prat, « Odon, Romainmôtier  », p. 158-160 ; J.-C. Rebetez, « Romainmôtier et les Rodolphiens », p. 78. 184. Deux de ces confirmations ont été perdues : la seule conservée est la notice d’un plaid tenu dans le comté de Vienne. 185. Diplômes de donation de 943 : no 27, Urkunden der burgundischen Rudolfinger, p. 134 ; no 28, Ibid., p. 135. Diplôme de confirmation évoquant le plaid : no 29, Ibid., p. 138. Dans ce dernier document, Hugues le Noir souscrit en premier, immédiatement après les dignitaires ecclésiastiques.



II. Conforter l’héritage de Bernon ? Cluny et Déols (926-vers 936)

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à l’instigation d’Hugues le Noir, devenu vassal de Conrad à partir de la fin de l’année 942, que Cluny a pu bénéficier des faveurs du roi de Bourgogne jurane186. Odon a-t-il été, d’une quelconque manière, à l’origine des relations tendues entre Cluny et les Rodolphiens ? Son gouvernement de l’abbaye coïncide presque exactement avec la cessation de diplômes des souverains de Bourgogne jurane en faveur des établissements qu’il dirige. Au-delà d’une question de personne, l’insertion profonde d’Odon dans les milieux aristocratiques robertiens, guilhemides ou bosonides, ainsi que les luttes de pouvoir entre ces différents groupes, expliquent le relâchement des liens de Cluny avec la royauté bourguignonne. Les meilleurs exemples en sont Adélaïde et ses fils, tous bienfaiteurs de Cluny pendant l’abbatiat d’Odon et issus de la famille rodolphienne, mais attachés, par leurs alliances ou leur ascendance, aux aristocraties de la Francia Occidentalis.

B. Odo aquitanus ? La rédaction de la Vita Geraldi (930-933)

et la réforme des premiers monastères aquitains

L’influence de Guillaume le Pieux sur les bienfaiteurs du premier Cluny a été soulignée précédemment187. De la même manière, les deux établissements dirigés par Odon au début des années 930 dans les « régions aquitaines », pour reprendre une expression de Jean de Salerne, lui sont confiés par des hommes proches du fondateur du monastère bourguignon188. Avant d’analyser deux de ces réformes, il est nécessaire de marquer une pause dans l’itinéraire d’Odon, en évoquant sa rédaction de la Vie de Géraud d’Aurillac, un texte profondément lié aux milieux aquitains réformateurs. Saint-Géraud d’Aurillac, le monastère fondé par le saint comte dont Odon a écrit la Vita, constitue d’ailleurs un premier exemple de ses efforts de restauration monastique dans cet espace, tandis que Saint-Martin de Tulle, un cas très bien documenté, permet de cerner le milieu réformateur de la Gallia du Sud.

Le dossier hagiographique de Géraud d’Aurillac Le dossier hagiographique de Géraud d’Aurillac présente encore un certain nombre d’incertitudes, malgré la floraison d’études sur les textes qui en font ­partie189. Il se compose d’un sermon et de trois versions distinctes de la Vita, deux 186. Sur le passage d’Hugues le Noir dans la vassalité de Conrad le Pacifique. M. Chaume, Les Origines, p. 433-435. 187. Cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 157-158. 188. « […] Abbas ordinatus Franciarum, Aquitaniarum, Hesperiarumve partium, », VO1, I 3, col. 45 B. 189. Nous citerons les différents travaux au fur et à mesure. Pour une vision d’ensemble des études sur Géraud, D. Iogna-Prat, « La place idéale », p. 97-107.

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

longues et une abrégée, deux d’entre elles étant inédites. Il n’existe pas encore d’édition critique fiable qui analyserait systématiquement la tradition manuscrite de chacune de ces versions, bien que ce travail, entrepris par A.-M. BultotVerleysen, soit presque achevé pour la première version longue190. La pièce la plus répandue du dossier hagiographique de Géraud est une Vita prolixior prima (VG4), divisée en quatre livres, qui est encore conservée entièrement dans sept manuscrits et de manière partielle dans six codices191. Cette version a été éditée pour la première fois dans la Bibliotheca cluniacensis, puis reprise dans la Patrologie latine192. Il s’agit toutefois d’une édition peu fiable, dans la mesure où le texte a été établi sur la base d’un seul témoin, et contient de nombreuses erreurs dues au copiste ou à l’éditeur193. Le découpage originel de l’œuvre y est en outre mal respecté, puisque la préface du livre IV a été considérée comme le dernier chapitre du livre III (no 12), et parce que la division en quatre livres – quoique présente dans les manuscrits –, ne refléterait pas les intentions de l’auteur194. Il est certain que la plus grande partie de la VG4 a été écrite par Odon de Cluny, mais la question est encore ouverte sur la paternité du livre IV, qui consiste en un recueil de miracles posthumes195. A.-M. Bultot-Verleysen considère qu’il a bien été écrit par Odon, puisque ce dernier annonce explicitement, dans la préface du livre II, qu’il fera ensuite le récit de miracles advenus après la mort de Géraud196. 190. Nous tenons à remercier A.-M. Bultot-Verleysen de nous avoir donné accès à certaines parties de son travail, avant sa parution. En l’attente de cette nouvelle édition, plusieurs travaux ont synthétisé les débats sur le dossier hagiographique de Géraud : A.-M.  Bultot-Verleysen, « Le dossier  », p.  173-206. Remise à jour de ses conclusions dans Ead., « L’évolution de l’image  », p.  45-92. P. Facciotto, « Il sermone de festivitate », p. 113-136. Id., « Moments et lieux », p. 217-233. Plus partiellement, I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 183-233. 191. A.-M. Bultot-Verleysen l’a abrégée VP4, en référence au nombre de livres qu’elle contient, A.-M. Bultot-Verleysen, « Le dossier », p. 182 ; elle la nomme ensuite VPP, Vita prolixior prima, dans son dernier article, Ead., « L’évolution de l’image », p. 45. Nous avons choisi de l’abréger VG4, en référence au nombre de livres qu’elle contient. 192. Odon de Cluny, Vita sancti Geraldi comitis Auriliacensis, dans BC, col. 65 A-114 C. Nous utiliserons l’édition de la Patrologie latine, plus accessible, dans PL 133, col. 639-704. 193. A.-M. Bultot-Verleysen, « Le dossier », p. 186. 194. Sur l’identification du prologue du quatrième livre : V. Fumagalli, « Note sulla “Vita Geraldi” », p. 225-226. 195. Sur la paternité de l’œuvre : A. Poncelet, « La plus ancienne Vie de S. Géraud d’Aurillac († 909) », p. 91-104 ; A.-M. Bultot-Verleysen, « Le dossier », p. 192. 196. VG4, II, præf., col. 667 D-668 D. A.-M. Bultot-Verleysen, « Le dossier », p. 192. Selon nous, trois thèmes de ce livre IV semblent concorder avec d’autres œuvres de l’abbé de Cluny. Ainsi, dans la préface – c’est-à-dire le chapitre 12 du livre III dans l’édition de référence –, l’auteur explique longuement que Géraud a été institué « témoin » par Dieu contre les hommes pécheurs, car il est la preuve vivante qu’il est possible de suivre ses commandements. Une argumentation similaire apparaît dans les Collationes à deux reprises, avec la même citation de Jb X, 17 « Instauras testes tuos contra me » : VG4, III 12, col. 697 A-698 B ; Coll., I 3, col. 522 A-C ; II 11, col. 559 B-C. Le prologue contient également une métaphore filée comparant Géraud à une source de lumière, un thème que l’on retrouve dans presque toutes les œuvres d’Odon pour qualifier la sainteté : VG4, III 12, col. 698 A-B ; Occ., IV, 433-469 et V, 171-180 ; Sermo de combustione, col. 746 C ; Sermo de sancto



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Le texte est précédé d’une lettre dédicatoire, adressée à l’abbé Aimon [Aymo], et d’une préface générale dans laquelle Odon explique qu’il a écrit cette Vita à la demande de ce dernier et de l’évêque de Limoges, Turpion, son frère, déjà destinataire des Collationes197. Dans sa Commemoratio abbatum Lemovicensium, catalogue biographique des différents abbés de Saint-Martial et des évêques de Limoges, Adémar de Chabannes confirme d’ailleurs les liens d’Odon avec les deux hommes198. C’est donc le même milieu aquitain qui a présidé à la rédaction des Collationes et de la Vita, ce que corrobore la tradition manuscrite de la VG4, qui semble avoir circulé presque exclusivement en Gaule du Sud-Ouest199. La date de rédaction de l’œuvre a également fait l’objet de multiples débats, ­résumés et amplement discutés par A.-M. Bultot-Verleysen200. Selon les éléments de datation donnés par Odon dans sa préface et sa lettre dédicatoire, la rédaction se serait déroulée en deux temps. À la suite d’une visite à la communauté monastique de Tulle, l’hagiographe aurait d’abord procédé à une enquête orale à Aurillac avec l’abbé Aimon, afin de recueillir des éléments attestant la sainteté de Géraud. Il aurait ensuite mis par écrit ces témoignages, à une date indéterminée201. Dans la préface à son édition de la VG4, A.-M. Bultot-Verleysen souligne que le décès d’Odon en 942 est la seule date sûre, mais plusieurs indices l’incitent à proposer une rédaction entre 927 et 930202. Elle s’accorde par ailleurs avec P. Facciotto sur le fait qu’il n’existe aucune preuve d’une rédaction de la VG4 à Cluny, puisque la tradition manuscrite de ce texte n’y conduit qu’indirectement203. La Vita Geraldi prolixior prima se divise en quatre livres d’inégale longueur et se trouve précédée d’une épître dédicatoire, puis d’une préface qui indiquent les motifs d’écriture du texte. Après avoir entendu parler des miracles effectués Benedicto, col. 723 C, 725 A-B ; Sermo sancti Geraldi, lectio 8 ; Antiphonæ no XI, col. 514 A-B. Enfin, l’idée que les ­hommes du siècle disent des insanités pendant les repas apparaît à la fois dans les Collationes et dans le chapitre 15 du premier livre de la Vita Geraldi : VG4, I 15, col. 652 A et IV10, col. 702 A ; Coll., III 5, col. 593 B-C et III 7, col. 594 D. 197. VG4, Epistola nuncupatoria, col. 639 A-640 A. VG4, præf., col. 642 A-B. 198. Adémar de Chabannes, Commemoratio abbatium Lemovicensium, p. 3-4. 199. A.-M. Bultot-Verleysen, « Le dossier », p. 183. 200. A.-M. Bultot-Verleysen a résumé et critiqué les arguments utilisés par différents historiens pour dater et identifier le lieu de rédaction de la VG4, A.-M. Bultot-Verleysen, « Le dossier », p. 192-193. 201. Sur le déroulement de l’enquête orale : VG4, præf., col. 640 B-641 A. Sur la présence d’Aimon lors de l’enquête : Ibid., Epistola nuncupatoria, col. 640 A. 202. Nous tenons à remercier A.-M. Bultot-Verleysen de nous avoir communiqué ses recherches, notamment son introduction, encore sous presse. La fourchette chronologique proposée (927-930) découle du recoupement de quatre éléments : la date de l’enquête d’Odon à Aurillac depuis Tulle, à une époque où il n’était encore abbé d’aucune de ces deux communautés (avant 928)  ; les personnages historiques cités (après la mort de Raimond de Toulouse, en 924) ; le statut abbatial d’Odon, déduit de certaines expressions (après 927, selon A.-M. Bultot) ; enfin la radicalité du propos et sa proximité avec les Collationes qui laissent supposer qu’Odon était encore au début de son activité réformatrice. 203. P. Facciotto, « Moments et lieux », p. 229-230.

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par Géraud, Odon explique qu’il a entrepris une enquête qui a confirmé sa ­sainteté et qu’il s’est résolu à mettre sa Vie par écrit, dans le but de présenter un modèle de ­comportement aux hommes puissants204. Selon G.  Braga, l’épître dédicatoire reflète bien les topoi coutumiers aux prologues, néanmoins « humanisés » à la fois par l’intervention de plusieurs personnes auprès de l’auteur et par sa méthode d’enquête, destinée à faire la preuve de la sainteté de Géraud sur la base de ­l’interrogation de témoins nommés205. Le trait le plus singulier de cette préface réside néanmoins dans la justification d’une œuvre hagiographique d’un nouveau type. L’argumentation passe par l’insistance de l’auteur sur la possibilité d’être potens et saint, et sur la dimension paradigmatique de Géraud, modèle institué par Dieu pour les puissants. La conscience du caractère inhabituel de ces deux aspects conduit d’ailleurs Odon à qualifier son prologue d’apologetica præfatio, une expression qui n’apparaît dans aucun autre texte hagiographique206. Il convient toutefois de souligner que le modèle de « vie mixte » qu’incarne Géraud, mêlant à la fois des traits cénobitiques et laïques, n’est pas seulement proposé aux potentes par l’hagiographe. À plusieurs reprises, notamment dans le livre II, Odon insiste en effet sur l’exemple que le comte constitue pour les moines, dans la mesure où, bien que laïc, il a mieux suivi certains comportements moraux que beaucoup de cénobites207. Le premier livre est surtout consacré à la vie laïque de Géraud depuis son plus jeune âge, tandis que le deuxième s’attache essentiellement à son comportement monastique dans le siècle, notamment aux miracles qu’il a accomplis de son vivant208. Ce livre II s’ouvre également sur un prologue qui, selon G. Braga, constitue une sorte de deuxième réponse à la mise en doute de la sainteté de Géraud, par l’affirmation que son statut de laïc n’a aucunement été une entrave à sa perfection. Odon y condamne en outre les moines qui adoptent des comportements laïques en justifiant leur attitude déviante par la sainteté de ce puissant209. Ainsi que l’a souligné G.  Braga, la «  préface  » du livre III, consacré à la mort de Géraud et beaucoup plus court que les deux premiers, diffère des prologues des autres parties à la fois par l’insertion de paroles du saint et par la présence d’une réflexion philosophique sur la décrépitude du corps210. Comme 204. VG4, præf., col. 642 A. 205. Topoi coutumiers des prologues : opposition entre le devoir d’obéissance à l’ordre d’une personne déterminée (l’abbé Aimon)  ; crainte de se montrer présomptueux ; notion d’indignité de l’auteur ; confiance en la protection divine. G. Braga, « Prologhi », p. 118-126. 206. Ibid., p. 127-128. 207. Cette double dimension du modèle qu’incarne Géraud a été soulignée par certains historiens, J. Flori, L’Idéologie du glaive, p. 109 ; A. Frugoni, « Incontro con Cluny », p. 23-29 ; J. L. Nelson, « Monks, Secular Men and Masculinity », p. 124. A. M. Piazzoni, « “Militia Christi” e Cluniacensi », p. 241. P. Rousset, « L’idéal chevaleresque », p. 624 et 628. 208. VG4, liber primus, col. 641 D-668 C ; Ibid., liber secundus, col. 667 D-690 A. 209. G. Braga, « Prologhi », p. 129. 210. G. Braga, « Prologhi », p. 130. Pour le livre III : VG4, liber tertius, col. 689 B-697 A. Dans les éditions, le premier chapitre du livre III ne porte pas le titre de préface.



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signalé ­précédemment, le prologue du livre IV, consacré aux miracles posthumes de Géraud, a été considéré par erreur comme le chapitre 12 du livre III dans l’édition de référence211. La VG4 offre de nombreux points communs avec d’autres œuvres d’Odon. Le travail partiel accompli par V.  Fumagalli sur les correspondances thématiques entre la Vita du saint laïc et les Collationes a été prolongé et étendu à tous les écrits de l’abbé de Cluny212. Plus particulièrement, les chapitres 24 à 27 du livre III des Collationes, qui traitent explicitement du bon et du mauvais comportements théoriques des potentes, trouvent une illustration concrète dans la VG4. Il est cependant difficile d’en tirer des conclusions relatives à l’antériorité d’un des deux textes par rapport à l’autre. *   * * La seconde Vita prolixior de Géraud, abrégée ici VG3, est conservée avec ­quelques lacunes dans un unique manuscrit provenant de Cluny (Paris, BnF n.a.l. 2261). Elle est encore inédite et a fait l’objet d’un travail de maîtrise dont les conclusions ont été reprises et retravaillées par A.-M. Bultot-Verleysen213. Il s’agit d’un remaniement de la VG4, divisé en trois livres, précédés chacun d’une table des chapitres. La structure globale a été retouchée principalement en deux endroits : la lettre dédicatoire et la préface ont été fondues en un seul chapitre introductif, alors que le deuxième livre regroupe les thèmes des livres II et III de la VG4. En revanche, les deux versions se recoupent dans leur premier et leur dernier livre. Dans la VG3, l’histoire de Géraud est restée globalement la même, mais des modifications importantes ont été apportées sur plusieurs points. L’auteur y a atténué la critique contre les moines, supprimé l’opposition entre mauvais clercs et bons laïcs, renforcé le caractère laïque de Géraud et moins marqué sa sainteté. Selon A.-M. Bultot-Verleysen, la VG3 aurait été remaniée au xe siècle, probablement avant 972, peut-être par Odon lui-même. La tradition manuscrite du texte, c’est-à-dire l’unique témoin contenant la Vita en entier et des fragments divisés en leçons contenues dans trois codices liturgiques, indique que cette réécriture a probablement été opérée à Cluny. Ce processus de remaniement est interprété par A.-M. Bultot-Verleysen comme une adaptation du texte original à « une société de

211. VG4, liber quartus, col. 697 A-704 A. 212. V. Fumagalli, « Note sulla “Vita Geraldi” », p. 228-229. Sur l’ensemble de ces correspondances, nous nous permettons de renvoyer à la version soutenue de notre thèse, I. Rosé, Odon de Cluny, p. 926-939. 213. A.-M. Bultot-Verleysen en a repris les conclusions dans les deux articles précédemment cités, A.-M. Bultot-Verleysen, « Le dossier », p. 196-197, et surtout Ead., « L’évolution de l’image », p. 45-47 et 66-69.

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moines, guère désireux de se voir dévaloriser aux yeux des laïcs » et comme une marque de l’évolution de la pensée d’Odon, s’il en est l’auteur214. *   * * Il convient de prendre en compte une troisième version du texte, la Vita ­brevior (VGB), pour comprendre la complexité du dossier hagiographique de Géraud d’Aurillac et tenter d’en résoudre les problèmes liés à la datation et au lieu de ­composition de ses différentes pièces. Selon A.-M. Bultot-Verleysen, cet abrégé, composé de trois grandes parties – la Vita, le transitus et les miracula post ­transitum –, a été établi sur la base « d’un texte mixte, comportant des leçons des deux versions longues »215. La VGB a donc nécessairement été écrite après la VG3. Dans la partie consacrée à la vie du saint, l’abrégé évoque surtout ce qui rapproche Géraud du mode de vie monastique et élague toutes les allusions à son existence laïque. A.-M. Bultot-Verleysen suggère une rédaction de la version brève à Cluny, où a été écrite la VG3 et où pouvait être connue la VG4. La composition de la Vita brevior serait antérieure à 972, date de la consécration de la nouvelle église de Saint-Géraud d’Aurillac, au cours de laquelle se seraient produits des miracles qui ne figurent pas parmi les Miracula post transitum de la VGB216. Ce texte serait destiné à un public plus exclusivement monastique que les deux versions longues dont il dépend. P. Facciotto et I. Cochelin ont nuancé les analyses d’A.-M. Bultot-Verleysen sur la VGB. Le premier émet l’hypothèse qu’elle n’a pas été composée à Cluny, mais à Limoges, afin d’y lancer le culte du saint217. I. Cochelin souligne de son côté que si la VGB a bien été écrite à Limoges pour y promouvoir le culte de Géraud, l’élément de datation utilisé par A.-M. Bultot-Verleysen – la consécration de la nouvelle église d’Aurillac en 972 – était sans importance pour son rédacteur218. En réponse à ces deux historiens, A.-M. Bultot-Verleysen a souligné que

214. Pour la citation, A.-M. Bultot-Verleysen, « Le dossier », p. 197. 215. A.-M.  Bultot-Verleysen, « Le dossier  », p.  201. Le texte de la Vita (BHL 3412) a été édité par les Bollandistes dans le Catalogus codicum hagiographicorum latinorum qui in Bibliotheca Nationali Parisiensi asservantur, t. II, 1890, p. 392-401. Le Transitus (BHL 3412a) a été édité par V. Fumagalli, « Note sulla “Vita Geraldi” », p. 235-240. Les Miracula (BHL 3413-3414) ont été édités dans G.-M.-F. Bouange, Histoire de l’abbaye d’Aurillac, I, p. 388-397. 216. A.-M. Bultot-Verleysen, « Le dossier », p. 202. Comme la VGB a été écrite en partie sur la base de la VG3, la date de la rédaction de cette dernière se situerait nécessairement avant 972. 217. Sa démonstration s’appuie sur la plus ancienne version du texte, contenue dans un manuscrit écrit et décoré à Saint-Martial de Limoges (Paris, BnF Lat. 5301). Il tient par ailleurs compte d’un élément de tradition indirecte, la citation de la seule version brève de la Vie de Géraud par Adémar de Chabannes dans sa Chronique. Il souligne enfin l’existence d’une église dédiée à Géraud à Limoges au xe siècle. P. Facciotto, « La “Vita Geraldi” », p. 256-259. 218. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 211-212, n. 123. I. Cochelin émet également l’hypothèse que la VGB serait l’œuvre d’Odon pour Aimon et Turpion, « déçus par la longueur et le discours trop



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leur hypothèse s’accommodait mal avec les emprunts de la VGB à la VG3, qui n’est attestée qu’à Cluny219. *   * * Après avoir été édité par G.-M.-F. Bouange sur la base d’un seul manuscrit, le Sermo in festo sancti Geraldi a fait l’objet d’une édition critique de P. Facciotto, à partir des cinq témoins qui le conservent encore en entier220. Les deux ­historiens ont avancé chacun une série d’arguments pour attribuer la paternité du sermon à Odon221. En s’appuyant sur les quelques indications de lieux données par le texte, ils ont par ailleurs émis l’hypothèse que ce sermon avait été prononcé dans l’église du monastère de Saint-Géraud d’Aurillac, sans doute un 13 octobre, jour anniversaire de la mort du saint, entre 909 – année du décès de Géraud – et 942 – date de la mort d’Odon. La question de l’antériorité du sermon ou de la VG4 l’un par rapport à l’autre a fait l’objet de remarques de G.-M.-F. Bouange, A.-M. Bultot-Verleysen et P. Facciotto. Pour les deux premiers, le sermon aurait été écrit avant la VG4, constituant ainsi une sorte de première étape dans la constitution du dossier du saint, dont les thèmes auraient été ensuite repris et amplifiés dans la Vita222. P. Facciotto n’est pas aussi affirmatif sur l’antériorité du sermon sur la VG4, car, contrairement à cette dernière, le Sermo in festo sancti Geraldi ne laisse planer aucun doute relatif à la sainteté de Géraud, ce qui indiquerait que le prêche a été prononcé à un moment où les problèmes posés par le culte du saint

novateur de [la VG4] ». Dans la mesure où la VGB a été écrite à partir des deux versions longues, il est toutefois impossible qu’Odon en soit le rédacteur. 219. A.-M. Bultot-Verleysen, « L’évolution de l’image », p. 46, n. 4. 220. G.-M.-F. Bouange, Histoire de l’abbaye d’Aurillac, I, p. 520-528. Pour la nouvelle édition du texte : Odon de Cluny, Sermo de festivitate sancti Geraldi, Éd. P. Facciotto, dans « Il sermone de festivitate », p. 132-136. 221. G.-M.-F. Bouange se fonde sur la tradition manuscrite du texte et sur l’analogie entre la première Vita Geraldi et le sermo du point de vue du contenu, du style et de l’excellente connaissance des Écritures de l’auteur. G.-M.-F. Bouange, Histoire de l’abbaye d’Aurillac, I, p. 520-523. P. Facciotto s’appuie sur la présence de thèmes récurrents dans l’ensemble de l’œuvre d’Odon, P. Facciotto, « Il ­sermone de festivitate », p. 129. 222. S’appuyant sur le début du sermon, où l’auteur invite ses auditeurs à s’enquérir des miracles et de la vie du saint, G.-M.-F.  Bouange affirme que si la Vie existait déjà, une telle phrase n’aurait aucun sens, ce qui l’amène à situer la rédaction du texte entre 925 et 929, sans aucune justification, G.-M.-F.  Bouange, Histoire de l’abbaye d’Aurillac, p.  520-523. A.-M.  Bultot-Verleysen place la composition du sermon autour de 930, juste avant qu’Odon ne devienne abbé du monastère de SaintGéraud. Son argumentation repose sur la même phrase que celle utilisée par G.-M.-F. Bouange, ainsi que sur l’idée qu’il y a dans le sermon un « enthousiasme un peu naïf », très amoindri dans la Vita, qui atteste pour elle « la découverte récente par Odon de la sainteté de Géraud », A.-M. BultotVerleysen, « Le dossier », p. 181-182. Le passage du sermon utilisé par les deux historiens est le suivant : « Qualis igitur eius vita fuit, vel quibus refulsit prodigiis, sermonis huius brevitas non sinit enarrare. Verum si alicuius intentio hoc investigare voluerit requirat diligenter, et facile poterit invenire », Sermo sancti Geraldi, lectio 2, l. 17-20, p. 132.

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laïc étaient réglés223. Quels que soient les arguments retenus, il est extrêmement difficile de trancher cette question de l’antériorité de l’un des textes par rapport à l’autre, probablement écrits à peu de temps d’intervalle. Ainsi que l’a souligné P. Facciotto, le Sermo in festo sancti Geraldi « se présente comme une Vita Geraldi en miniature », qui reprend les principaux thèmes développés dans la VG4224. Dans trois des six témoins, le texte est divisé en neuf lectiones reprises dans l’édition critique établie par cet historien225. Ce sermon semble avoir circulé systématiquement avec la VG4, dans des recueils où il est toujours placé en tête d’autres écrits consacrés à Géraud, et essentiellement dans le Midi, dans un large espace où le culte du saint s’était probablement enraciné226. Peut-être précédée par l’écriture du sermon, la VG4 est bien, en définitive, une œuvre d’Odon, probablement rédigée entre 927 et 930, ailleurs qu’à Cluny. L’épître dédicatoire, la préface et la tradition manuscrite permettent d’identifier le milieu de réception du texte : l’aristocratie aquitaine227. Cette version met en relief la sainteté laïque de Géraud, qu’elle considère comme un modèle pour les puissants, et offre une vision pessimiste de la situation du monachisme. Ainsi que le laisse deviner la préface, cette Vie très originale, qui propose un idéal de « vie mixte », a probablement été écrite dans l’urgence, à la demande d’ecclésiastiques locaux, afin d’encadrer un culte quasiment “spontané” qui se développait autour de la tombe du comte à la suite de miracles228. Sans doute peu de temps après, une seconde version longue est écrite à Cluny, peut-être par Odon, qui renforce la dimension laïque du saint et fait disparaître les critiques à l’égard des religieux. Si Odon en est l’auteur, il est possible qu’il ait voulu adapter son texte à des milieux

223. P. Facciotto, « Il sermone de festivitate », p. 130. 224. Id., I Sermoni agiografici, p. 168. 225. Ibid., p. 168. 226. Ibid., p. 169-178, et Id., « Il sermone de festivitate », p. 115-122. 227. Nous nous sommes partiellement appuyée ici sur l’étude comparative de A.-M. Bultot-Verleysen, « L’évolution de l’image », p. 45-47 et 66-69. Pour la tradition manuscrite de la VG4, Ead., « Le dossier », p. 183-186. Manuscrits entiers : Mantova, Biblioteca Comunale 455 (D. IV. 9) (xie siècle), confectionné à Moissac puis conservé à l’abbaye de Polirone ; Paris, BnF, Lat. 11749 (Milieu xiexiie siècle), provenant de Saint-Germain-des-Prés ; Dijon, BM 660 (399) (xie-xiie siècle), provenant de Cîteaux ; Montpellier, bibliothèque de la Faculté, section de médecine 142 (xiiie siècle), originaire de Saint-Géraud d’Aurillac ; Torino, Biblioteca Nazionale, univ. I. V. 28 (k. III. 3) (xiiie siècle), de provenance inconnue et détruit dans un incendie ; Paris, BnF, Lat. 15149 (Saint-Victor 653) (xiiiexive siècle), provenant de Saint-Victor de Paris ; Aurillac, AD 101 F 32 [35] (xiiie-xive siècle), détruit presque entièrement. Fragments : Paris, BnF, Lat. 15436 (Sorbonne 1282) (xe-xie siècle), provenant de Saint-Marcel de Paris ; Paris, BnF, Lat. 5298 (xiie siècle), originaire de Moissac ; Paris, BnF, Lat. 5315 (xiie siècle), d’origine du sud-est de la France, mais provenant du collège de Foix ; Tarazona, Biblioteca Capitularia, 89 (xiiie  siècle), originaire de Barcelone ; Escorial, Real. Bibl., H. III. 11 (xiie siècle) ; Madrid, Biblioteca de la Real Academia de la Historia, F. 170 (xiie siècle), provenant de Sahagún. 228. Nous empruntons l’expression de « vie mixte » (vita mixta) à P. Facciotto, « La “Vita Geraldi” », p. 247.



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cénobitiques et “rectifier le tir” après avoir mûrement réfléchi, en proposant “à froid” un modèle de sainteté plus conventionnel que celui de la VG4. Enfin, à une époque indéterminée, une Vita brevior est venue enrichir le dossier hagiographique de Géraud : probablement écrite à Limoges sur la base des deux versions longues, elle devait sans doute promouvoir le culte de Géraud dans cette ville. Cette Vita, qui efface complètement la dimension laïque du saint et exacerbe ses traits monastiques est également moins originale que la VG4. En définitive, ce dossier hagiographique “géraldien” ne semble avoir rencontré qu’un succès tardif à partir de la seconde moitié du xiie siècle, avec une circulation conjointe de certaines de ses pièces pour des raisons diverses, sans que Cluny y joue un rôle229. Selon P. Facciotto, ce phénomène a répondu d’abord aux impératifs d’élaboration intellectuelle de la croisade, en offrant aux laïcs le modèle d’un aristocrate rêvant de vie monastique, mais obligé d’accomplir ses devoirs dans le siècle, notamment le service des armes230. L’association du ­dossier “géraldien” à la Vita de Guillaume de Gellone, un autre grand laïc qui a choisi d’entrer dans le cloître in articulo mortis, pourrait par ailleurs entrer dans la logique de constitution de légendiers spécialisés, destinés à proposer un modèle de comportement à l’aristocratie méridionale231.

La réforme du monastère de Saint-Géraud d’Aurillac Saint-Géraud d’Aurillac – fondé par le comte dont Odon a écrit la Vita – fait partie des établissements aquitains confiés à l’abbé de Cluny, selon une tradition historiographique qui remonte à J. Mabillon et qui situe cette réforme dans les années 930232. Le dossier documentaire évoquant cette restauration se compose toutefois essentiellement de textes narratifs tardifs : un chapitre du deuxième livre des Miracula sancti Benedicti, écrit par le moine de Fleury Aimoin († après 1008), la chronique de l’abbaye d’Aurillac, datée du xiie  siècle par J.  Mabillon, et la Chronica de Richard de Poitiers, rédigée sous l’abbatiat de Pierre le Vénérable. La première et la troisième source ont en commun leur caractère laconique, puisque Aimoin ne mentionne Aurillac qu’en tant que monastère dont Odon arrive directement pour réformer Fleury – sans évoquer son statut d’abbé – et que Richard

229. Id., « Moments et lieux », p. 229-230. Sur les prises de position des abbés de Cluny lors de la première croisade, G. Constable, « Cluny and the first Crusade », p. 179-193. 230. Sur ce manuscrit et sur l’intérêt qu’a suscité le dossier “géraldien” à Polirone : P.  Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 203-206. 231. Il s’agit des manuscrits Dijon, BM, 660 (399), et Torino, Biblioteca Nazionale, I. V. 28. Pour les motifs de constitution des recueils : P. Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 172-173. 232. J.  Mabillon, S. Odonis elogium historicum, chap. V, §  22, col.  21  A. Plus spécifiquement sur Aurillac : G.-M.-F. Bouange, Histoire de l’abbaye d’Aurillac, p. 196-200.

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n’évoque sa direction du monastère que de manière extrêmement fugitive233. La chronique de l’abbaye de Saint-Géraud n’entre guère plus dans les détails, recensant seulement Odon parmi les premiers abbés d’Aurillac : Le vénérable Odon, le troisième abbé d’Aurillac et abbé de Cluny, à la demande de l’évêque Turpion de Limoges et d’Aimon, abbé de Tulle, écrivit la vie de saint Géraud. Il eut Arnulf [Arnulfus] pour co-abbé. Il vécut au temps du pape Léon, successeur de Jean, et à l’époque de Raoul, roi des Gaulois, qui confirma la liberté du lieu. Odon, cet homme pieux et dévot, mourut et fut enterré ici234.

La chronique révèle ainsi fort peu de chose sur l’abbatiat d’Odon à Aurillac, si ce n’est le nom de son auxiliaire sur place, un certain Arnulf. Les personnes qui y sont mentionnées ne permettent pas de préciser véritablement la date de son gouvernement dans cet établissement, puisque, si Raoul ne peut s’identifier qu’au roi des Francs (923-936), le pape contemporain peut être à la fois Léon VI (juin  928-janvier 929), successeur de Jean  X (914-928) et Léon VII (janvier 936-juillet  939), successeur de Jean  XI (mars 931-janvier 936)235. Les autres informations de cet extrait sont par ailleurs sujettes à caution : il n’existe aucun document de Raoul qui concernerait le statut libre d’Aurillac et Odon n’a pas été inhumé dans ce monastère, mais à Saint-Julien de Tours236. Il convient enfin de noter que la première phrase de cette notice a été interpolée par E. Sackur, pour faire d’Aimon et de Turpion les artisans de la prise en charge de l’abbaye, alors qu’ils sont seulement présentés par l’auteur de la chronique comme commanditaires de la Vita du fondateur de l’établissement237. Attribuer à Odon la réforme de Saint-Géraud sur la simple foi de ces chroniques tardives semble donc, en première approche, suspect : elles pourraient en effet témoigner d’une reconstruction narrative destinée à faire de l’hagiographe du saint patron de l’établissement une personnalité active au sein du monastère. Le dynamisme de l’abbaye est bien attesté dans la première moitié du xe siècle. Certains actes l’évoquent en effet indirectement comme un monastère prenant part à deux fondations monastiques au moins, celles de Saint-Pons de Thomières et de Saint-Chaffre du Monastier en 937. Or, les deux chartes concernant ces nouveaux 233. Pour les Miracula sancti Benedicti : « […] Odo, ex monasterio Sancti Geraldi quod Aureliacum dicitur adveniens […] », Aimoin de Fleury, Miracula Sancti Benedicti, II 4, p. 100-101. Pour la chronique de Richard de Poitiers : « Prefuit autem idem pater Dolensi, Maciacensi, Aureliacensi et omnibus fere Aquitaniæ cenobiis, quæ regulari disciplina cohercuit  », Richard de Poitiers, Chronica, p. 77-78. 234. Breve Chronicon aureliacensis seu gesta abbatum Aureliacensium, p. 349. 235. Ces informations sont d’autant plus floues que la chronique dit seulement qu’Odon « vécut » à leur époque, et non que son abbatiat fut contemporain de leur règne ou pontificat. Dans l’introduction de son édition de la Vita Geraldi, A.-M. Bultot-Verleysen, après avoir émis certaines réserves, estime toutefois que le début de l’abbatiat d’Odon à Aurillac est contemporain du pontificat de Léon VI, c’est-à-dire qu’il aurait peut-être commencé en 928. 236. Cf. infra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 355-356. 237. E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 77, n. 5.



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établissements peuplés par les religieux d’Aurillac mentionnent bien un abbé Arnulf à sa tête, mais jamais Odon238. Dans les actes de Saint-Pons de Thomières, la souscription d’Arnulf est toutefois souvent précédée de celle d’un Odo ou Odonus, parfois qualifié d’abbas239. Par ailleurs, un Arnulfus est mentionné dans la Vita Odonis comme l’un des « maîtres » de Jean de Salerne, qui aurait accompagné Odon à de multiples reprises240. Un homme du même nom souscrit enfin une charte de Cluny de mai 930, relatant un échange entre Odon, assisté de ses moines, et un couple de laïcs241. Il y a donc un lien entre Arnulf et Odon, ce qui confirme partiellement les dires de la chronique d’Aurillac. Ces informations convergent pour bien attribuer à Odon la réforme de Saint-Géraud. *   * * Certains passages de la Vita Geraldi permettent également d’étayer l’hypothèse de l’abbatiat d’Odon à Saint-Géraud. Ces extraits concernent le statut de l’abbaye, qui semble bien différent de l’image qu’en renvoie la documentation de la pratique. Dans le livre II de la Vita Geraldi, Odon évoque en effet la fondation de ­l’établissement  par le comte : donation de toutes ses propriétés à saint Pierre, lors d’un voyage à Rome, pour y installer un monastère et versement d’un cens annuel au tombeau de l’apôtre242. Un peu plus loin, l’hagiographe explique que Géraud refuse d’interférer dans la vie interne de l’abbaye, bien que les moines qui la peuplent aient adopté de mauvais comportements et compromettent sa fondation243. Dans les propos d’Odon, l’établissement ressemble donc à s’y méprendre à Cluny ou à Déols. Dans la documentation de la pratique, aucune mention n’est pourtant faite de la donation directe à saint Pierre, du cens ou de la mise à l’écart des pouvoirs laïques. I. Cochelin a en effet remarqué que le diplôme de Charles le Simple, qui confirme le statut de l’abbaye et lui accorde l’immunité royale en 899, ainsi qu’un acte de 909, considéré comme le testament de Géraud, faisaient 238. Pour Saint-Pons de Thomières, fondation du comte de Toulouse Raymond-Pons : « […] de Aureliaco beati Geraldi cœnobio quosdam fratres sub manu venerandis abbatis Arnulphi venire feci […] », no 69-LXV, HGL V, col. 177. Pour Saint-Chaffre, fondation de l’évêque du Puy Gottschalk : « Unde accitum domnum Arnulphum de cœnobio Sancti Geraldi abbatem, deprecatus sum eum ut predictum locum in sui dominio susciperet […] », no LIII, Cartulaire de l’abbaye de St-Chaffre du Monastier, p.  48. Sur cette dernière réforme, P.  Peyvel, « Épiscopat et réseaux monastiques  », p. 375-379. 239. En 936 : no 67-LXIII, HGL V, col. 175. En 937 : no 69-LXV, Ibid., col. 179. En 940 : no 74-LXIX-I, Ibid., col. 187. Cf. infra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 293. 240. VO1, I 2, col. 45 B-46 A. 241. No 386, CLU, p. 367. 242. VG4, II 4, col. 672 A-673 A. 243. « Sed cum ille dissolute viveret, vir Domini vehementer afficiebatur, quia illum corrigere non valebat, neque alium habere, quem loco illius subrogare posset », Ibid., II 6, col. 674 B.

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valoir très clairement les droits de la famille du fondateur et son contrôle direct sur le ­nouveau monastère. Plus précisément, selon le document de 909, le fondateur et ses héritiers, notamment son neveu Rainald, ont la possibilité de choisir, de ­renvoyer et de faire juger les abbés et les moines de l’établissement244. Malgré ces deux actes, beaucoup d’historiens se sont fiés à la version donnée par Odon dans la Vita Geraldi. Plus encore, ils ont considéré le testament de Géraud comme un codicille, un ajout à un texte antérieur perdu dont la teneur aurait recoupé ce qui était dit dans la Vita245. Se fiant davantage au statut du monastère tel qu’il émane des actes de la pratique, I. Cochelin a analysé leurs différences avec la Vita Geraldi comme le résultat de transformations opérées par Odon dans un but précis. Elle interprète notamment le récit de l’échec du monastère, ainsi que le refus de toute ingérence de la part du comte, comme une volonté d’Odon de faire de Saint-Géraud un miroir négatif de l’abbaye bourguignonne, et du saint un fondateur modèle. L’historienne articule ensuite ces transformations discursives avec la situation de Cluny aux alentours de 927, établissement menacé par les héritiers de Guillaume le Pieux. Le but d’Odon serait alors de transmettre un message, selon lequel « les laïcs en général, les fondateurs en particulier ne doivent pas intervenir dans les affaires monastiques  »246. Cette démonstration est convaincante, mais elle se heurte à une difficulté majeure : la Vita Geraldi prolixior n’a aucun rapport avec Cluny, puisqu’elle n’y a pas été rédigée et qu’elle ne s’y est pas diffusée. Il est en effet possible que la situation difficile du monastère bourguignon ait préoccupé Odon, mais on comprend assez mal en quoi elle avait sa place dans un texte destiné avant tout aux milieux aquitains, et notamment à l’abbé de Tulle, Aimon. En écartant les interprétations “cluniocentriques” d’I. Cochelin, il est toutefois possible de suivre son analyse sur le contenu de ces modifications qui ­peuvent trouver une autre explication. Les changements de statut de l’abbaye dans la Vita Geraldi répondent sans doute à des menaces réelles sur cet établissement. Si l’on ignore en effet où le texte a été rédigé, l’identité du destinataire de ­l’œuvre, comme

244. Pour le diplôme de Charles le Simple : «  Cujus petitionem rectam esse cognoscentes, animæque nostræ salutem nihilominus perpendentes, libenter ei assensum præbuimus et hanc nostram auctoritatem erga prædictum monasterium vel rectores illius sub plenissima immunitatis nostræ defensione fieri decrevimus, per quam præcipimus atque jubemus ut ipse abbas et monachi ibidem degentes sine ullius judicis potestate, nisi ipsius Giroldi et sororis suæ, sub nostro mundeburdo securi permaneant […] », no XXI, Recueil des actes de Charles III le Simple, p. 41-42. Pour le testament de Géraud : « […] dum vivo possideam, et post obitum nostrum Reynaldus nepos meus habeat potestatem de hoc supra nominato monasterio vel abbates mittendi, tollendi, sive causas monachorum inquirendi ante reges, et comites, et eorum vicarios, sive in diversis plagis monachorum et eorum familiis tuitione tenendi », G. Vigier, Histoire parænetique des trois saincts protecteurs du Haut-Auvergne, p. 643. Le testament de Géraud a été édité plusieurs fois, notamment par les auteurs de la Patrologie latine 133, col. 671 D-673 C, n. 102. Il s’agit d’une reprise de la version de la Bibliotheca Cluniacensis. Selon I. Cochelin, la seule édition fiable est toutefois celle de G. Vigier. 245. Sur l’analyse du dossier documentaire, I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 197-199. 246. Ibid., p. 200.



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la provenance des manuscrits conservés, renvoient à la Gallia du Sud-Ouest, deux indices qui suggèrent que les transformations font avant tout référence à une situation locale. Par ailleurs, l’un des miracula post mortem du livre IV relate la punition de Rainald, le neveu de Géraud, à cause des exactions qu’il avait ­commises envers la familia du monastère. Or, le testament de Géraud conférait à cet homme des droits importants sur la jeune fondation. Les modifications du statut d’Aurillac dans la Vita Geraldi, ainsi que le portrait extrêmement péjoratif du neveu du comte, peuvent donc attester les difficultés du monastère face aux héritiers de Géraud et la volonté d’y remédier. L’insistance de l’auteur sur le comportement modèle du saint par sa non-intrusion dans les affaires internes de l’abbaye, notamment son refus de nommer un nouvel abbé – à l’opposé exact des prérogatives de Rainald –, vont d’ailleurs dans ce sens. En outre, la Breve chronicon aureliacensis abbatiæ évoque un certain Jean, deuxième abbé de ­l’établissement et prédécesseur immédiat d’Odon, qui était un parent du fondateur247. Bien que cette source soit relativement tardive, la direction du monastère par ce dernier, si elle a bien eu lieu, peut être interprétée comme le signe supplémentaire d’un contrôle direct exercé par la famille de Géraud sur la jeune fondation. Tous ces éléments laissent penser qu’au moment de la rédaction de la Vita, le monastère d’Aurillac était sous la coupe de la famille de Géraud, ainsi que le prévoyait son statut initial selon les actes de la pratique. Pour quelles raisons Odon a-t-il eu besoin de modifier le statut d’Aurillac, en en faisant ainsi un établissement semblable à Cluny ? La réponse à cette question réside probablement dans une vision prophétique attribuée à Géraud, consterné devant les dérives du comportement des moines qui peuplent son établissement, mais certain d’une amélioration future : Et quoique je ne puisse pas voir cela dans cette vie, la miséricorde du Christ se portera garante de ce que je désire, quand il lui plaira. Je voudrais vraiment que vous sachiez que les murs de cette maison seront fréquemment trop étroits pour les gens qui y afflueront.248

Odon précise ensuite qu’à l’heure où il écrit, la prophétie s’est réalisée249. Mentionner cette prédiction est donc un moyen pour l’auteur de légitimer la situation présente à Aurillac, devenu – selon ses dires – un lieu de pèlerinage et de vie religieuse régulière, c’est-à-dire l’exact opposé de ce qu’il était du vivant de Géraud. En recoupant cette prophétie avec le portrait très péjoratif de Rainald, avec le refus d’ingérence du fondateur et de ses proches dans l’établissement, ainsi qu’avec les modifications apportées au statut du monastère, le but de la Vita 247. « […] Abbas JOHANNES nomine, qui duxit originem ex præclara ejusdem Geraldi stirpe », Breve Chronicon aureliacensis seu gesta abbatum Aureliacensium, p. 349. 248. VG4, III 1, col. 690 C. 249. Ibid., III 1, col. 690 C.

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semble clair : sauvegarder les intérêts de l’abbé d’Aurillac à l’époque de la rédaction250. La dédicace de la Vita Geraldi peut laisser penser qu’Aimon, abbé de Tulle puis de Saint-Martial de Limoges, dirigeait la jeune communauté. Le fait qu’aucun texte n’ait gardé le souvenir de son abbatiat à Aurillac, comme l’absence absolue d’indices attestant ses liens avec Arnulf, abbé de Saint-Géraud selon deux chartes, conduisent néanmoins à rejeter cette hypothèse. Odon est en fait le seul vers lequel convergent tous les indices : les mentions des chroniques tardives, ses relations étroites avec Arnulf selon plusieurs sources différentes, son implication dans la légitimation de la situation d’Aurillac par la rédaction de la Vita Geraldi. La date de la restauration de Saint-Géraud au début des années 930 fait l’objet d’un consensus des historiens. Elle résulte des indications données par Odon dans la lettre dédicatoire et la préface de la Vita Geraldi251. L’hagiographe explique en effet qu’à l’occasion d’une visite à la communauté de Tulle, il s’est rendu au tombeau de Géraud pour y faire une enquête orale sur sa sainteté, en compagnie d’Aimon. Ce dernier était très probablement abbé de Tulle au moment des faits, ce qui place les investigations de l’hagiographe entre novembre 929 et juin 931, comme nous allons le voir252. Bien que la date de l’enquête d’Odon à Aurillac ne puisse être confondue ni avec celle de la rédaction de la Vita, ni avec le début de son abbatiat dans cet établissement, le terminus a quo de la réforme se situe forcément à la fin de l’année 929. La prudence incite à considérer 936 comme ­terminus ante quem, date qui correspond aux premières mentions ­d’Arnulf comme abbé de Saint-Géraud dans les actes de la pratique. Il est en revanche absolument impossible de dire comment Odon est devenu abbé de ce monastère. Tout au plus peut-on supposer une intervention des milieux aristocratiques aquitains dans cette réforme, influence qui est encore plus prégnante dans le cas de Tulle.

La prise en charge de Saint-Martin de Tulle La réforme de Saint-Martin de Tulle est attestée à la fois par un diplôme du roi Raoul, contenu dans le cartulaire de l’abbaye, et par de nombreux actes de ce même recueil, transmis par des copies d’époque moderne253. Cette restau­ration monastique a fait l’objet des commentaires de J. Dufour dans son édition du diplôme de Raoul et d’un article de J.-P. Brunterc’h qui a redaté l’acte royal du 13 décembre

250. Sur la légitimation du pouvoir monastique par les récits hagiographiques, M.  Lauwers, « Récits hagiographiques, pouvoir et institution », p. 83-87. 251. A.-M. Bultot-Verleysen a commodément résumé et critiqué les différents arguments utilisés par plusieurs historiens, A.-M. Bultot-Verleysen, « Le dossier », p. 192-193. 252. Sur la date de l’abbatiat d’Aimon à Tulle, cf. infra, dans ce même chapitre, p. 219. 253. Cartulaire des abbayes de Tulle et de Roc-Amadour, Éd. J.-B. Champeval, Brive, 1903 [désormais Cartulaire de Tulle].



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931254. L’objet principal du document est d’octroyer à Saint-Martin de Tulle une immunité royale, qui vient couronner quatre autres clauses : le ­changement de statut du monastère (qui passe d’une soumission à Saint-Savin-sur-Gartempe à la protection du souverain), le refus de toute domination temporelle sur ses biens (y compris celle du roi), la libre élection de l’abbé par les moines, et l’affirmation des droits de l’établissement sur la mense abbatiale que l’ancien abbé laïque, un certain Adémar [Ademarus], conservera jusqu’à sa mort. En examinant la première clause, J. Dufour a souligné qu’il ne s’agissait pas de la première intervention de Raoul pour restaurer ce monastère. Sollicité par deux aristocrates, Adémar, identifié au comte ou vicomte Adémar des Échelles († après 941), abbé laïque de l’établissement, et Ebles Manzer [Ebalus] († vers 934), comte de Poitiers, le roi avait en effet d’abord soumis l’abbaye de Tulle à Saint-Savin-sur-Gartempe et l’avait confiée à un abbé Aimon [Aimo]255. Cette première restauration, qui a lieu entre novembre 929 et juin 931 – dates fournies par différentes pièces du cartulaire de Tulle où Aimon est désigné comme abbé – a vraisemblablement tourné court. Dès juillet 931, un Odon prend la tête de ­l’abbaye, où il est attesté jusqu’en décembre 935256. Dans la lignée de nombreux historiens, J. Dufour et J.-P. Brunterc’h ont identifié cet Odon avec l’abbé de Cluny257. Cette identification est confirmée par le diplôme de Raoul qui mentionne deux hommes auxquels il était lié. C’est tout d’abord le cas d’Aimon, avec qui l’abbé de Cluny était en rapports étroits, ainsi que le corroborent la dédicace de la Vita Geraldi et son ordination par le frère de l’intéressé, à la demande duquel il avait écrit les Collationes258. Un deuxième personnage, Adacius, intervient dans le diplôme de Raoul, pour « remplacer Odon dans sa fonction »259. Il ne fait probablement qu’un avec un certain Adalasius, 254. Sur les commentaires de J. Dufour, no 21, Recueil des actes de Robert, p. 91-94, qui avait daté l’acte de décembre 933. Les premières conclusions sur cette réforme sont celles de E. Albe, « Titres et documents », p. 179-183. Sur la redatation de l’acte, J.-P. Brunterc’h, « La succession d’Acfred », p. 219, n. 151. 255. No 21, Recueil des actes de Robert, p. 95. 256. Le début de l’abbatiat d’Odon est attesté par la charte no 574, Cartulaire de Tulle, p. 311, donnée en juillet de la huitième année du règne de Raoul, qui s’étend de juillet 930 à juillet 931. Odon est ensuite attesté comme abbé de Tulle à deux reprises en mai 932, no 216, Ibid., p. 129-130 (datée à tort de mai 931 par les éditeurs du cartulaire), et no 229, Ibid., p. 133-134. La dernière charte de Tulle dans laquelle Odon apparaît est la no 297, Ibid., p. 177 (décembre 935). Il apparaît également dans la charte no 561, Ibid., p. 307, qui ne contient aucun élément de datation. 257. Le premier à avoir attribué la réforme de Tulle à l’abbé de Cluny est J. Mabillon, S. Odonis ­elogium historicum, chap. V, § 22, col. 21 A-22 A. Seul M. Aubrun pense qu’il s’agit d’un homonyme, en ­soulignant que Tulle n’est jamais devenue dépendante du monastère bourguignon, un argument insuffisant puisque les premières réformes n’impliquaient aucune subordination de l’établissement restauré à Cluny ; M. Aubrun, L’Ancien Diocèse de Limoges, p. 161, n. 13. Sur les modalités de réforme au xe siècle, cf. supra, dans ce même chapitre, p. 194-196 et suivantes. 258. Pour les Collationes, cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 130 ; pour Turpion, p. 135-136. Pour Aimon, cf. supra, dans ce même chapitre, p. 207. 259. No 21, Recueil des actes de Robert, p. 95-96.

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évoqué dans la Vita Odonis comme un moine formé par Odon, «  désormais devenu père de nombreux moines »260. L’identification d’Adacius, abbé de Tulle, à l’Adalasius du texte de Jean de Salerne repose essentiellement sur la ressemblance entre les deux noms et sur le fait que le premier soit effectivement un « multi-abbé »261. Dans les chartes de Tulle, Adacius apparaît comme abbas de janvier 927 à avril 948, c’est-à-dire en même temps qu’Aimon et Odon dont il était v­ raisemblablement le co-abbé262. Selon J. Dufour, l’acte de Raoul avait en partie pour but de faire reconnaître les droits d’Odon sur Tulle, où il avait pris la succession d’Aimon dès juillet 931 – peut-être à la demande de Turpion –, et de rendre partiellement ses préro­ gatives à l’ancien abbé, Adacius. Rien n’atteste toutefois clairement l’intervention de l’évêque de Limoges pour la seconde réforme de l’établissement, ni l’éviction d’Adacius pendant l’abbatiat d’Aimon263. Si l’on se réfère au déroulement de la première réforme, tout porte à croire que la décision de confier Tulle à l’abbé de Cluny a émané des milieux aquitains proches des Guilhemides, peut-être d’Ebles Manzer ou d’Adémar des Échelles. La reconstitution chronologique de ces réformes successives, qui situe l’arrivée d’Odon en 931, remet ainsi en question une mention d’un martyrologe de Saint-Martial de Limoges, où il est stipulé qu’Odon avait d’abord été abbé de Tulle avant de devenir abbé de Cluny. Il s’agit toutefois d’un manuscrit du xiie siècle, qui pose donc le problème des phénomènes de réécriture et de reconstruction du passé264. Le but principal de l’acte de Raoul est de donner à l’établissement un statut qui le mette à l’abri des puissances temporelles. Dans cette perspective, le rédacteur du diplôme insiste sur le droit de propriété que les moines de Tulle exercent sur les biens qu’Adémar des Échelles avait conservés de manière temporaire. L’appel au roi s’explique probablement par le fait que Tulle était menacée dans ses possessions, vraisemblablement par son ancien abbé laïque, qui a pu vouloir s’arroger des biens au titre de son ancienne fonction. Dans cette perspective de protection de l’établissement, J. Dufour a remarqué des similitudes entre cet acte et la bulle de Jean XI pour Cluny en 931, notamment dans la manière de formuler le maintien de l’établissement hors de tout

260. VO1, II 12, col. 67 A. 261. Adacius, abbé de Tulle, est en effet le seul moine de l’entourage d’Odon qui puisse correspondre à la description de Jean de Salerne, puisqu’il dirige d’autres établissements, cf. infra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 298-303. 262. La première charte où Adacius est mentionné comme abbé de Tulle correspond au no 303, Cartulaire de Tulle, p. 180 (datée à tort de janvier 926 à 933) ; la dernière correspond au no 567, Ibid., p. 309. 263. Ainsi que l’a souligné J.-P. Brunterc’h, Adacius est en effet mentionné comme abbé de Tulle sous l’abbatiat d’Aimon, dans une charte de février 931, no 204, Ibid., p. 125-126. Cf. J.-P. Brunterc’h, « La succession d’Acfred », p. 219. 264. BC, col.  29 A-B, n.  66. Sur les martyrologes de Saint-Martial, J.-L. Lemaitre, Mourir à SaintMartial, p. 215-217.



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pouvoir laïque265. La façon d’évoquer le rapport de l’abbaye avec son protecteur ­officiel, qu’il soit pape ou roi, est en outre pratiquement la même que dans l’acte de Raoul de 927 : « Nous avons ordonné que [le monastère de Tulle] soit tenu sous la ­protection du roi seul […] non pas sous sa domination266. » Ces similitudes formelles, que l’on ne trouve dans aucun autre acte délivré par Raoul, renforcent l’hypothèse que c’est bien Odon de Cluny qui est à l’origine de la deuxième réforme de Tulle et de la rédaction de ce privilège. Comme dans le cas des immunités mérovingiennes, le diplôme articule étroitement les mesures prises avec l’implication du souverain dans les réformes ­religieuses267. La récurrence du champ lexical de la domination (subjectio, dominatio, subjacere, dominare) atteste que la mise à l’abri de l’établissement hors de tout pouvoir temporel est la préoccupation principale de ce diplôme268. L’acte de Raoul place ainsi Tulle sous la protection (tuitio) du roi, comme le ferait une immunité carolingienne, tout en précisant bien qu’il ne s’agit en aucun cas d’une sujétion, ce qui est rappelé quelques lignes plus loin par la condamnation de tous ceux qui pourraient nuire à l’établissement, le souverain en tête269. Pour garantir les biens de Saint-Martin, Odon adopte donc exactement la même stratégie que pour Cluny, à ceci près que c’est ici le roi des Francs qui se porte garant de ­l’indépendance du monastère et que le pouvoir qu’il pourrait y exercer est soigneusement limité. À Tulle, l’immunité royale a donc vraisemblablement le même contenu que celle concédée par le pape à Cluny et Déols en 931 : elle est centrée sur la mise à l’écart du patrimoine du monastère hors de tout pouvoir

265. Diplôme pour Tulle : « Et neque rex neque comes aut episcopus aut quælibet alia persona res eorum inquietare aut alicui dare præsumat, sed nec oppido quidem dominari audeant », no 21, Recueil des actes de Robert, p. 96. Bulle pour Cluny : « Itaque sit illud monasterium cum omnibus rebus, vel quas nunc habet vel que deinceps ibi tradite fuerint, liberum a dominatu cuiuscunque regis aut episcopis sive comitis aut cuiuslibet ex propinquis ipsius Uuilelmi », no 64, Papst., p. 107. Sur la remarque de J. Dufour, cf. Recueil des actes de Robert, p. 94. 266. Diplôme pour Tulle : « Decernimus ut antiquo more solius regis tuitione, non autem dominatione teneatur », no 21, Recueil des actes de Robert, p. 98. Diplôme pour Cluny : « Et apostolicæ sedi ad tuendum non ad dominandum subjugavit », no 12, Recueil des actes de Robert, p. 51. 267. « Precibus autem nobilis viri Ademari, qui locum ipsum eatenus tenuerat, suggerente etiam Ebalo comite, cuidam religiosissimo abbati nomine Aimoni locum eundem ad restaurandum regulare propositum commendaveram atque cœnobium Sancti Savini subjectum feceram. Sed quoniam experimento probatum est, quod eadem subjectio religioni obstat, eidem religioni penitus consulere volentes », no  21, Recueil des actes de Robert, p.  95. Sur les immunités mérovingiennes, B.  H.  Rosenwein, Negotiating Space, p. 80-81. 268. « Sed quoniam experimento probatum est, quod eadem subjectio religioni obstat » ; « decernimus, ut antiquo more solius regis tuitione, non autem dominatione teneatur » ; « constituimus, ut nullius dominationi sed tantum sanctæ regulæ subjaceant » ; « Et neque rex neque comes aut episcopus aut quælibet alia persona res eorum inquietare aut alicui dare præsumat, sed nec oppido quidem ­dominari audeant », no 21, Recueil des actes de Robert, p. 96. 269. « Et neque rex neque comes aut episcopus aut quælibet alia persona res eorum inquietare aut alicui dare præsumat, sed nec oppido quidem dominari audeant  », no  21, Recueil des actes de Robert, p. 96.

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temporel et de toute violence, se distinguant par là même des immunités carolingiennes classiques270. Il convient en dernier lieu de souligner que, bien que ces actes nous soient parvenus par des copies très tardives, ils n’ont pas été transmis par des documents clunisiens. La parenté entre les clauses du diplôme de Raoul pour Tulle et celles de certains privilèges octroyés au monastère bourguignon plaide donc en faveur de l’authenticité de ces derniers, notamment de l’acte de Raoul de 927 et de la bulle de Jean XI de 931. *   * * Les premières réformes d’Odon illustrent donc deux modèles distincts de restauration monastique. Dans les espaces bourguignons, il semble que les ­établissements soient donnés directement à Cluny. Il s’agit donc de pratiques différentes de celles de Benoît d’Aniane. Les privilèges royaux et pontificaux semblent d’ailleurs considérer ces monastères comme de véritables propriétés de Cluny, mises sur le même plan que d’autres biens fonciers. Dans les espaces marqués par l’influence guilhemide, la réforme des établissements est en revanche inscrite dans les héritages carolingiens, c’est-à-dire qu’elle est mise en place de façon personnelle et sans impliquer à aucun moment le monastère bourguignon. Les modalités d’intervention d’Odon sont en revanche les mêmes. Ses liens avec les aristocrates qui exercent un droit sur les établissements concernés expliquent qu’il soit fait appel à lui. En Aquitaine, bien que l’identité des initiateurs des réformes demeure incertaine, l’implication de l’aristocratie proche des Guilhemides est plus que probable. Les restaurations d’Odon s’inscrivent donc à la fois dans la continuité de Bernon, devenu abbé de Déols et sans doute de Massay grâce à Guillaume le Pieux, et dans la lignée de son propre parcours biographique, en tant qu’ancien nutritus du duc d’Aquitaine. Dans les espaces bourguignons, l’initiative des réformes semble revenir aux aristocrates qui y exercent leurs droits : les Rodolphiens et les Bosonides, avec le concours de Jean XI. Sur le plan des restaurations monastiques, Odon apparaît donc bien comme le ­successeur du premier abbé de Cluny au cours des années 926-936, dans la mesure où ceux qui l’appuient sont apparentés aux auxiliaires de Bernon. On peut à présent s’interroger sur les apports plus particuliers d’Odon à l’organisation du monastère de Cluny dans le deuxième quart du xe siècle.

270. « Jus quoque immunitatis ac reverentiam, quæ sancto illo loco et ante et nunc divinitus observatur, ita concedimus, ut nemo vel ipsi vel rebus ad eum pertinentibus ullam violentiam inferre moliatur », Ibid., p. 96.



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III. La vie à Cluny En 1146, dans la collection des Statuts rédigée par Pierre le Vénérable, Odon et Hugues de Semur sont évoqués parmi les « fondateurs du grand et remarquable ordre de Cluny  », parce qu’ils n’ont pas hésité, «  pourtant sous la pression de la nécessité, à toujours modifier plusieurs choses concernant les institutions des coutumes, en vue de l’utilité »271. Au xiie siècle, les clunisiens considèrent ainsi leur deuxième abbé comme l’un des fondateurs des principes de leur Église, mais aussi des spécificités de leur mode de vie272. Quels sont les apports réels d’Odon à l’organisation de la vie à Cluny ? Plus généralement, à quoi ressemble cette dernière dans le deuxième quart du xe siècle, du point de vue des infrastructures matérielles, de la vie conventuelle et de l’insertion du monastère dans l’aristocratie locale ? Pour des raisons de cohérence, le cadre chronologique fixé pour ce chapitre a été dépassé, afin de mener l’analyse de la fondation de Cluny à 942.

A. Les constructions d’Odon Ainsi que l’a souligné R. Hiestand, la documentation diplomatique et narrative de la première moitié du xe siècle insiste sur le dénuement du monastère au début de l’abbatiat d’Odon273. Le testament de Bernon évoque ainsi le caractère « inachevé » (imperfectus) de l’établissement et sa pauvreté en terres et en frères par rapport à Gigny (pauperior possessione et numerosa fraternitate), tout comme une charte de 932/933 définit Cluny comme une parvula societas. La Vita Odonis mentionne, pour sa part, les problèmes financiers du deuxième abbé dans les premiers temps de sa fonction, en raison de « la construction de l’officina du monastère », et revient sur la « pauvreté des moines » (monachorum paupertatem) au chapitre suivant274. Les sources contemporaines attestent donc à la fois l’activité de bâtisseur d’Odon, le nombre réduit de frères à Cluny et un certain manque de ressources – ce dernier point pouvant cependant être interprété comme un lieu commun. Les analyses de R. Hiestand ont toutefois confirmé le nombre peu élevé de donations sous l’abbatiat de Bernon – quatre par an en moyenne – et leur faible valeur275.

271. Pierre le Vénérable, Statuta, p. 40. 272. D. Iogna-Prat, « La geste », p. 185-200. 273. R. Hiestand, « Einige Überlegungen », p. 290-291. 274. Testamentum domni Bernonis abbatis, col. 11 A. Pour la charte de 932/933 : no 408, CLU, p. 394. VO1, II 2, col. 61 B et II 3, col. 62 A. 275. R. Hiestand, « Einige Überlegungen », p. 290-291.

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Les traces archéologiques du premier Cluny Les données archéologiques ne sont pas d’un grand secours pour appréhender les constructions à Cluny sous l’abbatiat d’Odon. Longtemps tributaires des reconstitutions de K. J. Conant, les études sur les premiers bâtiments de l’abbaye ont été renouvelées depuis le début des années 1990 par C. Sapin et A.  Baud, à ­l’occasion de nouvelles campagnes de fouilles276. Pour bien comprendre les recherches actuelles, il convient de revenir rapidement sur les hypothèses échafaudées par K. J. Conant sur les bâtiments clunisiens. Ce dernier a supposé l’existence de deux édifices différents dans la première moitié du xe siècle : Cluny A, identifié avec la chapelle dédiée à la Vierge et à Pierre, mentionnée par l’acte de fondation, et Cluny I, première abbatiale construite par Bernon. Les reconstitutions de ces deux bâtiments par K. J. Conant « repose[nt] [toutefois] sur un jeu de mesures et de dimensions empruntées à des édifices supposés contemporains277». Les dernières campagnes de fouilles ont complètement remis en cause ces interprétations. Selon C. Sapin, les données archéologiques sur lesquelles ­s’appuyait K. J. Conant pour identifier Cluny A correspondent en fait à une crypte des alentours de l’An Mil, c’est-à-dire qu’il n’existe pas de trace du bâtiment initial278. De la même manière, pour Cluny I, aucune structure subsistante ne peut être associée au premier monastère et à son abbatiale, qui ne sont donc pas localisés279. A.  Baud a toutefois pu identifier quelques éléments. Les dernières campagnes de fouilles publiées ont ainsi révélé la présence d’un ancien cimetière dans ­l’actuelle cour de la congrégation (fig.  6). Les modes d’inhumation des trois sépultures retrouvées correspondent à des pratiques funéraires du haut Moyen Âge, utilisées du vie au xe siècle. Ces découvertes permettent de supposer l’existence d’une nécropole antérieure ou contemporaine à la fondation de l’abbaye, qui était peut-être en rapport direct avec sa première église. Les vestiges fragmentaires de deux fours à chaux du début du xe siècle, retrouvés dans le transept de Cluny III, témoignent par ailleurs de l’importance du chantier qui se développe à cette époque dans le monastère bourguignon. Il est difficile de déterminer pour

276. K. J. Conant, Cluny, les églises, notamment p. 46-53 ; Id., « Cluny Studies », p. 383-421. Travaux reprenant les conclusions de cet archéologue : C. Heitz, « Réflexions sur l’architecture », p. 85-86 ; Id., La France pré-romane, p. 226-237. Pour une analyse historiographique du travail de K. J. Conant à Cluny : J. T. Marquardt, « Un romantique à la recherche du passé », p. 327-340. Premiers travaux critiques sur les études de K. J. Conant à partir de nouvelles fouilles, C. Sapin, « Cluny II », p. 85-89. A. Baud a synthétisé ses articles dans un ouvrage récent, A. Baud, Cluny, un grand chantier médiéval, p. 45-52. Les fouilles ont été reprises en septembre 2006. 277. C. Sapin, « Cluny II », p. 86. 278. Ibid., p. 87. 279. N. Stratford, « Les bâtiments de l’abbaye de Cluny », p. 386. A. Baud, Cluny, un grand chantier médiéval, p. 49.

II. Conforter l’héritage de Bernon ? Cluny et Déols (926-vers 936)

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N



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30 toises

Emplacement des fours à chaux trouvés dans le transept de Cluny III Emplacement des sépultures trouvées dans la cour de la congrégation Croquis établi à partir du « Plan géométrique de Cluny », d’après Philibert Fils, 1790

Campagne de fouilles en cours en 2006-2007

Fig. 6. Emplacement des vestiges archéologiques du xe siècle.

quelle construction ces chaufours ont été utilisés, mais un bâtiment charpenté – dont la fonction est inconnue – a été édifié à leur emplacement au xe siècle280. Les fouilles de l’abbaye de Cluny ont repris en septembre 2006 dans la « Galerie Rouge  » actuelle et doivent se poursuivre au cours des prochaines années, dans le cadre d’un programme de recherche portant sur le bâti monastique au xe  siècle. Certains sondages ont ainsi confirmé une occupation ­monastique, datant des xe-xie  siècles, au sud de la galerie méridionale actuelle, qui correspond à ­l’emplacement des premiers réfectoires281. En l’attente des résultats de

280. A. Baud, Cluny, un grand chantier médiéval, p. 49-55. Cette archéologue a mené une étude approfondie du cimetière, Ead., « La place des morts », p. 102-106. Ces découvertes ont été localisées sur le plan ci-dessus. 281. C. Sapin, « L’abbaye de Cluny ».

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

ces fouilles, la pauvreté des vestiges archéologiques –  tels qu’on les connaît aujourd’hui  – invite à se tourner vers la documentation écrite, bien que cette ­dernière soit également fort lacunaire.

Odon constructeur Deux types de sources ont été utilisés et croisés par les archéologues et les historiens pour étudier les constructions monumentales des premiers temps de Cluny : les chartes et la Vita Odonis. K. J. Conant a ainsi remarqué le dispositif d’une charte de 926, où il est précisé « que l’on construit (construitur) le monastère de Cluny » et surtout qu’un certain Gerbald [Gerbaldus] a posé sa charte sur « l’autel de saint Pierre et saint Paul »282. La dédicace de l’autel aux deux apôtres, et non plus à la Vierge et à Pierre comme c’était le cas pour Cluny A, indique qu’il s’agit bien d’une allusion à la première abbatiale. S’appuyant ensuite sur un récit de dédicace d’église raconté par Jean de Salerne, l’archéologue américain explique que Cluny I, achevée et en fonction dès 926 selon les propos de la charte, n’a été consacrée par l’évêque de Mâcon qu’au début de l’abbatiat d’Odon, probablement à l’automne 927. L’interprétation de K. J. Conant est cependant sujette à caution pour plusieurs raisons. Sur le plan diplomatique, quatre chartes de Cluny, mentionnant directement l’abbaye, portent la mention construitur : la première en 914, puis trois autres en 926283. Ces occurrences de construitur, qui évoquent en général non pas l’édification d’une ecclesia mais celle d’un monasterium/cœnobium, pourraient effectivement faire allusion à des travaux de construction en cours sous l’abbatiat de Bernon. Toutefois, dès janvier 912, plusieurs chartes du monastère contiennent la formule constructum/a est se référant soit au monasterium, soit à l’ecclesia284. Construitur correspond donc vraisemblablement à un formulaire diplomatique dû à un même scribe, hypothèse renforcée par la présence de cette occurrence dans trois actes sur quatre en 926, rédigés à peu de temps d’intervalle. Par ailleurs, l’hypothèse selon laquelle la première abbatiale n’a été dédicacée que sous l’abbatiat d’Odon repose en fait non pas sur le texte de Jean de Salerne, dont les propos sont relativement flous, mais sur le titre donné par les auteurs de 282. No 270, CLU, p. 263-264. 283. Cette recherche et la suivante ont été réalisées sur la base de données de l’UMR 5594, Chartæ Burgundiæ Medii Ævi. No 196, CLU, p. 183-184 (13 avril 914) évoquant l’ecclesia ; no 269, Ibid, p. 261-263 (mai 926), évoquant le monasterium ; no 270, Ibid., p. 263-264 (mai 926), évoquant le monasterium ; no 275, Ibid., p. 270-271 (25 octobre 926), évoquant le cœnobium. 284. Nous n’avons pris en compte que les actes datant avec certitude de l’abbatiat de Bernon ou des débuts de celui d’Odon. No 187, CLU, p. 174 (17 janvier 912), évoquant l’ecclesia ; no 201, Ibid., p. 189 (26 avril 916), évoquant l’ecclesia ; no 202, Ibid., p. 190-191 (18 juin 916), évoquant l’ecclesia et le monasterium ; no 203, Ibid., p. 191-192 (23 juillet 916) évoquant le monasterium ; no 208, Ibid., p. 196-197 (24 août 917), évoquant le locus ; no 214, Ibid., p. 202-203 (21 mars 918-922), évoquant le locus ; no 385, Ibid., p. 366-367 (avril 930), évoquant le monasterium.



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la Patrologie latine au récit de dédicace, Cluniacensis ecclesiæ dedicatio285. Cet extrait de la Vita Odonis désigne le bâtiment en question comme un « oratoire du monastère » (oratorium monasterii), qu’il est difficile d’identifier avec certitude avec Cluny I286. Il est par ailleurs improbable, voire impossible dans le contexte de réflexion épiscopale des ixe-xe siècles sur la dédicace des lieux de culte, que les moines aient utilisé l’autel de l’abbatiale en 926, avant que ce dernier n’ait été consacré par un prélat287. Si la charte de 926 fait bien allusion à l’autel de Cluny I, nous pensons que cette dernière a dû être consacrée bien avant l’abbatiat d’Odon. La date de l’automne 927 donnée par K. J. Conant est en outre une déduction, sur la base du chapitre précédant le récit de dédicace. Il y est en effet question d’une vision du deuxième abbé de Cluny advenue lors des solennités de la saint Martin, c’est-à-dire autour du 18 novembre. Le caractère miraculeux de l’épisode – Odon reçoit une somme d’argent importante de la part du saint tourangeau pour l’aider dans ses dépenses – laisse toutefois planer un doute sur les indications chronologiques de ­l’hagiographe. Rien ne permet par ailleurs de conclure que les deux récits (miracle et dédicace) se sont enchaînés rapidement. La question est donc de déterminer à quelles constructions fait allusion Jean de Salerne au début de son livre II et quand ces dernières ont eu lieu. Dans le chapitre évoqué précédemment, où Odon se trouve confronté à des problèmes pécuniaires, ces derniers sont présentés comme une conséquence des fortes dépenses induites par la construction d’une monasterii officina. Officina est un terme polysémique, pouvant signifier l’« atelier » ou l’« office » d’une abbaye, mais aussi la « chapelle » ou la dépendance d’une église ou d’un monastère. Il se trouve à un seul endroit de la règle bénédictine, employé dans un sens métaphorique et spirituel comme un synonyme de cloître288. Il apparaît également dans le Liber tramitis, où il désigne l’ensemble des bâtiments conventuels de Cluny, décrit au début du livre II, une acception également présente dans une charte de Fleury du xie  siècle289. Au début du chapitre suivant, Jean de Salerne évoque l’achèvement d’un monasterii oratorium – qu’il faut probablement mettre en rapport avec ­l’officina – et les dispositions prises pour sa consécration par l’évêque. Oratorium a également plusieurs significations qui recouvrent toutes l’idée de chapelle, qu’elle soit épiscopale, monastique, rurale, castrale, ou destinée à ­l’accueil des

285. VO1, II 3, col. 62 A. Ce titre n’apparaît ni dans les manuscrits, ni dans la Bibliotheca Cluniacensis, col. 31 C. 286. VO1, II 3, col. 62 A. 287. Sur la réflexion intense des évêques aux ixe-xe siècles, qui ont souligné le caractère indispensable de leur présence pour la consécration des églises, M. Lauwers, Naissance du cimetière, p. 61-62, 79-82. 288. RB, chap. IV, 78, p. 28-29. 289. Liber Tramitis, L. II, chap. XVII, p.  203. Sur la charte de Fleury : no  80, Cartulaire de Fleury, p. 208-211. Nous tenons à remercier L. Morelle de nous avoir indiqué cette charte.

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hôtes dans un monastère290. C’est aussi le terme employé à de multiples reprises par Benoît dans sa règle pour désigner le lieu de prière des moines291. Les deux mots semblent donc renvoyer à un bâtiment religieux de petite taille dont il est difficile de se faire une idée précise. La suite du récit laisse supposer que cet ­édifice a été construit à proximité du monastère. Voici en effet ce que déclare Jean de Salerne sur les circonstances de la dédicace, immédiatement après avoir précisé que les moines de Cluny sont trop pauvres pour nourrir la suite épiscopale : Or ce matin-là, à l’aube, il arriva qu’un sanglier prodigieux, sortant rapidement de la forêt, s’approchât du monastère. Et le gardien de l’église, en l’apercevant, et parce qu’il était à l’extérieur du monastère et songeait à l’ornement de ce lieu, prit la fuite dans l’église et ferma les portes devant lui. Mais celui-là, oubliant ses mœurs sauvages (obmissa feritate) de sorte qu’il permettait d’approcher à n’importe qui, frappa très longtemps à ces portes, et la bave (spuma) de sa gueule souilla ce qu’il put toucher. Et comme, par crainte, il n’y avait personne pour lui ouvrir la porte, il resta là jusqu’à ce que l’évêque arrivât avec sa suite : il leur offrit spontanément de le tuer292.

Ce récit, hautement symbolique, est d’abord remarquable par l’irruption d’un sanglier. Cet animal est en effet marqué d’une connotation négative chez les Pères de l’Église dès Augustin, amplifiée par Isidore de Séville : il entre définitivement dans le bestiaire diabolique avec Raban Maur. Les termes employés par Jean de Salerne pour le décrire (spuma, feritate) renvoient en outre au vocabulaire qui lui est attaché depuis l’Antiquité romaine, repris ensuite par les auteurs chrétiens, et qui insiste sur sa rage fulminante, incarnation de Satan293. L’intervention du sanglier dans le récit de Jean de Salerne peut être analysée au regard du rituel carolingien de dédicace d’église, tel qu’il apparaît dans l’ordo ad benedicandam ecclesiam, et plus spécialement à l’aune de la première phase de la cérémonie, qui a lieu à l­’extérieur du bâtiment. L’évêque y exorcise et bénit l’édifice, puis tourne trois fois autour avec son clergé en aspergeant ses murs d’eau bénite, avant de se rendre à la porte de l’église et d’y frapper trois fois pour demander qu’elle soit ouverte au « Roi de gloire »294. Si l’on se réfère à la dimension diabolique du sanglier dans la tradition chrétienne, ce récit de la Vita Odonis apparaît ainsi comme une ­dédicace “inversée”, symbolisant l’ultime tentative du malin contre le nouveau lieu saint avant la dédicace. Trois éléments semblent 290. Oratorium a notamment la signification de chapelle monastique en Bourgogne, si l’on en croit un récit de la chronique de Saint-Bénigne de Dijon, V. Mortet, P. Deschamps, Recueil de textes relatifs à l’histoire de l’architecture, p. 28, 30. Nous tenons ici à remercier Y. Codou de nous avoir donné ces précisions de vocabulaire et de nous avoir indiqué ce dernier ouvrage. 291. RB, chap. VII, 33, p. 38-39 ; chap. XI, 13, p. 52-53 ; chap. XXIV, 4, p. 72-73 ; chap. XXV, 1, p. 74-75 ; chap. XXXV, 15, p. 88-89 ; chap. XXXVIII, 3, p. 92-93 ; chap. XLIII, 8, p. 102-103 ; chap. XLIV, p. 104-107 ; chap. L, 1, p. 116-117 ; chap. LII, 1 et 5, p. 116-119 ; chap. LVIII, 17 et 26, p. 132-133 ; chap. LXIII, 18, p. 144-145 ; LXVII, 3, p. 154-155. 292. VO1, II 3, col. 62 A-B. 293. M. Pastoureau, « Chasser le sanglier », p. 66-67 et 72-73. 294. D. Iogna-Prat, « Lieu de culte », p. 230.



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conforter cette idée : le fait que l’animal charge plusieurs fois contre les portes qui demeurent closes, les ­moines ­refusant en quelque sorte de laisser entrer l’ennemi du « Roi de gloire » ; l’écume de la bouche qui « souille » le lieu, d’après les mots mêmes de Jean de Salerne, antithèse probable de l’exorcisme des murs par ­l’évêque ; enfin l’idée que la bête sauvage ne capitule qu’à l’arrivée du prélat295. Le caractère allusif du récit est tout à fait frappant : la scène semble avoir lieu à Cluny, ou en tout cas à proximité d’un monasterium. Il est toutefois difficile d’identifier l’ecclesia, mentionnée à plusieurs reprises, avec la nouvelle construction que l’évêque vient dédicacer, auparavant désignée comme une chapelle ­(officina ou oratorium). Les imprécisions de la description des bâtiments s’expliquent tout d’abord par la fonction symbolique de ce récit, destiné à montrer d’une part la purification du lieu dirigé par Odon et, d’autre part, à opposer la pauvreté monastique au luxe épiscopal. Ces approximations résultent aussi probablement du fait que Jean de Salerne ne se trouvait pas sur les lieux et que sa source principale est sans doute Odon, près de vingt ans après le déroulement des événements. Enfin, les premiers chapitres du livre II renvoient peut-être aussi à un topos hagiographique de l’époque tardo-carolingienne : celui de l’abbé constructeur de monastères et d’églises, dont Benoît d’Aniane ou Jean de Gorze sont les meilleurs représentants296. Ces remarques incitent donc à nuancer la valeur historique de ce récit et ce qui peut en être déduit des constructions d’Odon à Cluny. *   * * La documentation diplomatique atteste bien, toutefois, la construction d’un bâtiment sous l’abbatiat d’Odon, que personne ne semble avoir mentionnée auparavant. Une charte de 932/933, évoquée précédemment au sujet de la ­pauvreté de Cluny, relate en effet comment les moines de l’abbaye bourguignonne ont demandé à l’évêque de Mâcon, Bernon, de venir consacrer un bâtiment qu’ils avaient édifié : Donc, nous, la minuscule communauté des frères de Cluny (parvula Cluniacensium fratrum societas) – qu’Odon, doux père et abbé, patronne pieusement –, veillant au profit de notre monastère selon nos possibilités (pro posse), et nous efforçant en tout cas de faire croître l’état du culte divin, nous avons veillé à construire (construere) une 295. Ce récit de dédicace “inversée” se rapproche d’un texte plus tardif, celui de la (re)fondation de Maillezais selon le récit du moine Pierre, écrite entre 1060 et 1072, cf. La Fondation de l’abbaye de Maillezais, L. I, p. 96-99. Sur la notice de la chronique, Ibid., p. 7-16. Nous tenons à remercier D. Méhu de nous avoir indiqué cette référence. 296. Ardon, hagiographe de Benoît d’Aniane, évoque de très nombreuses constructions de monastères par le saint, Ardon, Vita Benedicti abbatis Ananiensis et Indensis, chap. 3, p.  202-203 ; chap. 5, p. 203-204 ; chap. 17, p. 205-206, chap. 30, p. 212-213. Pour Jean de Gorze, Jean de Saint-Arnoul, La Vie de Jean, abbé de Gorze, L. III, chap. 90, p. 118-119. D. Iogna-Prat a évoqué l’émergence de ce topos, qui remplace celui du souverain constructeur ; D. Iogna-Prat, « La construction biographique », p. 223.

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chapelle (capellam) dans une villa qui est nommée Solutré […]. Et pour faire dédicacer cette même chapelle (pro qua capella dedicanda), nous sommes allés voir le seigneur Bernon, évêque de l’église du très grand martyr du Christ Vincent de Mâcon, priant ensemble sa paternité pour que, après avoir concédé en dotation l’aide des dîmes, il la consacre solennellement (sollemniter consecraret)297.

Solutré est une villa qui a été donnée aux moines de Cluny par le roi Raoul le 1er juillet 932 (dont l’acte de cession a été conservé), située à une vingtaine de kilomètres de l’abbaye298. Dans la mesure où le diplôme du souverain ne mentionnait aucune chapelle, cette dernière a probablement été construite par les moines ex nihilo, ce qui repousse la datation de cette charte à la première moitié de ­l’année 933. Odon s’est donc préoccupé d’aménager rapidement le patrimoine reçu du roi, vraisemblablement dans l’optique de le faire fructifier grâce aux dîmes, ainsi que l’indique l’acte un peu plus loin299. S’il est impossible de confirmer que le deuxième abbé de Cluny a participé à la construction monumentale de son établissement, il a donc bien été un bâtisseur. Une question reste toutefois en suspens : l’identité des reliques utilisées pour la consécration de la première église de Cluny. L’acquisition des restes des apôtres Pierre et Paul par l’établissement ne semble en effet remonter qu’à l’abbatiat de Maïeul, en 981, en lien avec la construction de Cluny II ; la recherche de reliques, notamment romaines, s’intensifie ensuite au cours du gouvernement d’Odilon300. À partir du xiie siècle, concomitamment à la construction de la figure d’Odon comme fondateur des principes de Cluny et au phénomène « d’assimilation » des lieux majeurs de la Chrétienté dans le sanctuaire du monastère, certains textes associent le nom du deuxième abbé au transfert des reliques de Pierre et Paul, amenées de Rome dans l’abbaye bourguignonne301. C’est notamment le cas d’un récit des années 1120, inséré à la fin d’une lettre du moine clunisien Hugues de Gournay à l’abbé Pons de Melgueil. Odon y apparaît comme le réformateur de Saint-Paul-Hors-les-Murs, établissement qui détenait les reliques apostoliques qui auraient été emportées ensuite par des moines clunisiens, à une époque indéterminée, mais présentée comme antérieure à l’abbatiat de Maïeul302. Ce motif est ensuite repris et amplifié dans la Vita de l’abbé Guillaume d’Hirsau, écrite par le moine Haimon à la fin du xiie siècle : le deuxième abbé de Cluny y 297. No 408, CLU, p. 393-395. 298. Sur la donation de Raoul, no 19 A, Recueil des actes de Robert, p. 81-88. 299. Sur les revenus liés aux églises de Cluny, M. Pacaut, « Recherches sur les revenus paroissiaux », p. 33-43. 300. Sur l’acquisition des reliques de Pierre et Paul sous l’abbatiat de Maïeul, D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, p. 36. Sur la recherche des reliques romaines sous l’abbatiat d’Odilon, Id., Agni immaculati, p. 356-357. 301. Sur la construction de la figure d’Odon comme fondateur des principes de Cluny, cf. supra notre introduction générale, p. 26-27. Sur le phénomène d’assimilation des lieux majeurs de la chrétienté dans le sanctuaire de Cluny, A.  Guerreau, « Espace social, espace symbolique  », p.  175-177 et 189-191. 302. Hugues de Gournay, epistola, p. 117.



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devient l’instigateur du transfert des reliques de Pierre et Paul dans le monastère ­bourguignon303. Ces constructions narratives, entre­prises par les clunisiens pour faire remonter à leur origine la détention des reliques apostoliques, attestent a contrario l’absence de restes saints significatifs dans le monastère dans la première moitié du xe siècle304.

B. “Coutumes” et vie conventuelle L’organisation de la vie à l’intérieur du monastère de Cluny sous l’abbatiat d’Odon fait l’objet des mêmes incertitudes que ses apports à la construction monumentale de l’établissement. La seule source contemporaine est en effet la Vita Odonis, qui n’évoque les questions liturgiques et les usages monastiques que lorsqu’elle parle de Baume305. Jean retranscrit-il ce qu’il a pu lui-même observer dans des monastères dirigés par Odon, ou rapporte-t-il ce que son maître lui a dit des “coutumes” de l’abbaye jurassienne, sans que cela induise nécessairement que ces dernières ont été suivies à Cluny ? Ce débat ne pourra sans doute jamais être tranché. La reconstruction narrative qui fait du monastère bourguignon la seule héritière de Baume – elle-même rattachée à Benoît d’Aniane – plaide toutefois en faveur d’une filiation des usages, sans doute plus théorique et symbolique que réelle. Afin de reconstituer ce qui ne peut être qu’un aperçu partiel des usages monastiques du premier Cluny, les indications données par Jean de Salerne ont été croisées à la fois avec les normes cénobitiques antérieures et avec les différentes réglementations communautaires de Cluny, écrites entre la fin du xe et la fin du xie siècle. Le résultat obtenu est donc fragmentaire et pose en outre le problème des destinataires de ces textes, rédigés pour et par des établissements désirant suivre les coutumes du monastère bourguignon, ce qui implique des adaptations de ces dernières aux usages locaux306. Au-delà de la seule question des coutumes – qu’elles soient liturgiques ou qu’elles concernent les usages internes –, cette étude s’efforce d’éclairer la situation de la bibliothèque et des archives à l’époque d’Odon.

303. Haimon d’Hirsau, Vita Willihelmi abbatis Hirsaugiensis, chap. 25, p. 221. 304. Sur le caractère légendaire de la lettre d’Hugues de Gournay, D.  Iogna-Prat, « La geste  », p. 192-193. 305. Cette remarque a déjà été faite par D. Iogna-Prat, « Coutumes et statuts clunisiens », p. 25. 306. Sur l’adaptation des coutumes aux usages locaux : I. Cochelin, « Évolution des coutumiers monastiques », p. 37. Un article de F. Cygler constitue une bonne synthèse sur les problèmes posés par les coutumiers, F. Cygler, « Règles, coutumiers et statuts », p. 31-49.

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Les usages liturgiques du premier Cluny La question des formes et de la signification sociale de la liturgie à Cluny a fait l’objet de nombreux travaux, qui ont été résumés par B.  H. Rosenwein307. Cette dernière et L. K. Little ont mis en relief la dimension symbolique du ritualisme monastique, sorte de psychomachie contre le diable308. Cet aspect n’est pas abordé ici : la question est plutôt de distinguer, dans les pratiques liturgiques du premier Cluny, ce qui relève des héritages carolingiens de ce qui peut être considéré comme des apports personnels d’Odon, tout en cernant les continuités éventuelles avec les coutumes plus tardives. Les indications données par Jean de Salerne sur les pratiques liturgiques de Baume (I  30-32) ont fait l’objet de nombreux commentaires par les historiens, portant notamment sur la seconde partie du chapitre 32309. L’attention de Jean de Salerne y a surtout été retenue par le nombre de psaumes, ce qui s’explique probablement par le caractère didactique de son texte qui entend prescrire des usages précis à appliquer. Les premiers moines de Baume, et probablement de Cluny, devaient chanter cent trente-huit psaumes par jour, répartis entre les différents offices – au cours desquels ils s’agenouillaient deux fois –, excepté pour ­certains frères, probablement les enfants et les malades, qui se contentaient de cent vingtquatre psaumes. Tous les moines devaient en revanche participer aux deux messes ­quotidiennes, aux litanies – identifiées par la règle bénédictine au Kyrie eleison – et aux «  prières particulières  », correspondant peut-être à des oraisons pour le salut de donateurs. K. Hallinger a remarqué que le nombre de psaumes quotidiens, en temps normal (cent trente-huit), résultait approximativement de la somme de la quantité prescrite par Benoît d’Aniane (cent) et de celle recommandée par saint Benoît (trente-sept)310. Ces pratiques s’inscrivent en fait dans la continuité de ­celles de Benoît d’Aniane, dont le modèle est d’ailleurs clairement revendiqué dans la Vita Odonis. Depuis les années 1970, la réforme de ce dernier est interprétée comme une diminution du nombre de psaumes chantés par les moines, à l’encontre de la laus perennis, courante aux temps mérovingiens et au début de l’époque carolingienne. Les travaux de K.  Hallinger ont en particulier montré que le premier Cluny n’avait pas cherché à promouvoir l’accumulation liturgique (contrairement à une idée couramment répandue), phénomène qu’il convient de dater plutôt des années 990-1080311. Lors des octaves des saints, le nombre de psaumes quotidiens était d’ailleurs réduit à soixante-quinze, les moines ne

307. B. H. Rosenwein, « Feudal War », p. 136-139. 308. L. K. Little, B. H. Rosenwein, « Social Meaning », p. 4-32. 309. VO1, I 32, col. 57 B. Sur la liturgie à Cluny, pour des périodes plus tardives, cf. les études anciennes de P. Schmitz, « La liturgie de Cluny », p. 85-99. J. Leclercq, « Priait-on à Cluny ? », p. 330-342. 310. K. Hallinger, « Das Phänomen der liturgischen Steigerungen », p. 200-201. 311. B.  H.  Rosenwein, « Rules and the “Rule”  », p.  313-314. K.  Hallinger, « Uberlieferung und Steigerung », p. 132-157.



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f­ aisaient plus qu’une génuflexion et consommaient deux repas. La psalmodie était donc moins longue les jours où l’on célébrait un saint particulier. Cette dernière pratique liturgique s’articule avec les informations sur le silence contenues dans la première partie du chapitre 32. L’hagiographe précise en effet que le mutisme était de mise aux heures inappropriées, le lendemain de la célébration des « douze lectures », puis lors des octaves de Noël et de Pâques où régnait le summum silentium312. L’allusion au silence qui suit les « douze lectures » apparaît dans un chapitre des coutumes d’Ulrich, qui confirment également les dires de l’hagiographe pour les périodes de Noël et de Pâques313. Ce summum silentium semble correspondre à un mutisme total, réminiscence probable de la règle de saint Benoît, selon l’interprétation qu’en a faite Smaragde de Saint-Mihiel dans son commentaire314. Le silence et la liturgie semblent donc aller de pair, le premier prenant partiellement la place de la seconde lors des grandes cérémonies. Jean de Salerne dit en outre que les moines communiquaient par signes, pour les nécessités, lorsque le mutisme était requis315. Cette pratique, qui semble ­apparaître pour la première fois à Baume, s’est ensuite diffusée dans de nombreux monastères, comme Fleury316. Une trace de cet usage se trouve d’ailleurs dans les coutumiers clunisiens de Bernard et d’Ulrich qui consacrent un chapitre entier à référencer les signes élémentaires317. Lors des préparations liturgiques, l’hagiographe précise enfin que ce silence s’accompagnait de la « coutume » de nettoyer les chaussures, dans la soirée du samedi au dimanche, pratique qui se rattache au rite de lavement des pieds selon un modèle christique, courant dans le monachisme carolingien318. Cet usage ­n’apparaît ensuite plus que dans les coutumes de Bernard, où il ne revêt un caractère obligatoire que pour les oblats319. Quelques années plus tard, Pierre le

312. VO1, I 32, col. 57 A. 313. Sur le silence après les douze lectures : Ulrich de Cluny, Antiquiores consuetudines, L. I, chap. 55, col. 700 A. Pour Noël : Ibid., L. I, chap. 46, col. 691 C-D. Pour les autorisations et les restrictions de la parole chez Bernard, Bernard, Ordo cluniacensis, L. II, chap. 20, p. 323-325. 314. Pour Smaragde de Saint-Mihiel : «  Inter silentium tantum et summum silentium distantia est. Summum silentium est, ubi nulla vox nullaque musitatio sonat. Silentium tantum est, ubi loquuntur sed leniter et cum silentio », Smaragde de Saint-Mihiel, Expositio in regulam sancti Benedicti, chap. XXXIII, 5, p. 253, l. 32-37. 315. VO1, I 32, col. 57 A-B. 316. Sur l’utilisation du langage des signes à Fleury, A. Davril, « Le langage par signes », p. 51-74. 317. Ulrich de Cluny, Antiquiores consuetudines, L. II, chap. 4, col. 703 B-705 A. Bernard, Ordo cluniacensis, L. I, chap.  17, De notitia signorum, p.  169-173. Sur cette coutume, S. G.  Bruce, « Monastic Sign Language », p. 273-286. 318. VO1, II 23, col. 73 C. Sur la cérémonie du lavement des pieds, J. Sonntag, « Die Samstagfusswaschung », p. 260-265. 319. Le nettoyage des chaussures pour les oblats : Bernard, Ordo cluniacensis, L. I, chap. 27, De pueris, p. 204. Pour les adultes : Ibid., L. I, chap. 30, De opere manuum quod fit in claustro, p. 215.

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Vénérable explique qu’il s’agissait d’une habitude liée à certaines nécessités, qui n’existent plus à son époque320. *   * * Jean de Salerne fournit une seule indication sur le sanctoral du premier Cluny : la saint Martin y donnait lieu à «  un cycle de huit jours  », c’est-à-dire à une octave321. Alors que les Antiquiores consuetudines n’évoquent que très rapidement les usages lors de cette fête, ils sont davantage développés dans le Liber ­tramitis, notamment pour les vigiles, où il est stipulé que l’on doit chanter l’une des deux hymnes écrites par Odon en l’honneur du saint322. Le coutumier d’Ulrich explique en outre que la célébration de cette solennité avec octave remonte au deuxième abbé du monastère bourguignon et articule l’importance prise par cette fête à Cluny avec ses origines tourangelles323. Les travaux menés par J. Vezin sur un manuscrit du martyrologe d’Usuard provenant de Cluny confirment l’impact d’Odon sur le sanctoral du premier Cluny. Au texte initial ont en effet été ajoutés de nombreux éloges qui concernent dix saints spécifiquement tourangeaux, mais aussi Remi d’Auxerre et Géraud d’Aurillac324. Ces conclusions lacunaires sur le sanctoral du premier Cluny peuvent être complétées par la thèse récente de C. Magne. Sa reconstitution du sanctoral du début du xie siècle permet en effet des recoupements avec nos propres recherches, aboutissant à des hypothèses sur la couche la plus ancienne du sanctoral de Cluny et sur les apports d’Odon à sa constitution325. Le sanctoral du premier Cluny est peu original et fortement marqué par l’héritage carolingien : c’est donc seulement dans l’importance donnée à certains cultes – notamment par des célébrations avec octave – que l’on peut discerner une influence “odonienne”. Odon, ancien ­chanoine de Tours, est sans doute bien à l’origine du culte très prononcé de Martin à Cluny, qui s’est peut-être accompagné du culte de Brice, disciple du premier. La dévotion particulière du Cluny des origines pour le martyr Julien remonte vraisemblablement aussi à la première moitié du xe siècle. Il s’agit en effet du saint tutélaire des Guilhemides, fondateurs de Cluny, et son culte est en outre profondément lié à celui de Martin depuis Grégoire de Tours. En dernier lieu, le culte de trois autres saints, honorés au xie siècle par une fête à octave, remonte probablement à Odon, dans la mesure où il leur a accordé un intérêt particulier dans ses écrits. Il s’agit tout d’abord de Benoît, auquel il a dédié un sermon et dont la figure joue un rôle majeur dans l’ecclésiologie monastique “odonienne”. Jean-Baptiste, 320. 321. 322. 323. 324. 325.

Pierre le Vénérable, Statuta, Statut 28, De ablutione calciarium, p. 64-65. VO1, II 2, col. 61 B. « De sancti Martini Consuetudinibus », Antiquiores consuetudines Cluniacensium, p. 19-20. Ulrich de Cluny, Antiquiores consuetudines, L. I, chap. 43, col. 689 B-C. J. Vezin, « Un martyrologe copié à Cluny », p. 407-410. C. Bonnin-Magne, Le Sanctoral clunisien, p. 152-176.



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dont Cluny possède des reliques au moins depuis 944, occupe par ailleurs une place importance dans l’Occupatio. C’est enfin aussi le cas des Innocents dont le martyre est particulièrement développé dans le poème théologique326.

L’organisation de la vie conventuelle Plusieurs coutumes touchant à « l’organisation matérielle de la vie communautaire », selon l’expression de K. Hallinger, sont attestées dans la Vita Odonis327. Elles concernent certains usages en vigueur à Baume ou dans les établissements dirigés ensuite par Odon dont des traces ténues apparaissent dans les coutumiers clunisiens postérieurs : la présence de la lumière dans le dortoir des oblats (I 33), la consommation des miettes de pain avant la fin de la lecture au réfectoire (I 35) – déjà évoqués précédemment du point de vue de sa fonction narrative –, la tenue du chapitre, le noviciat et deux interdits particuliers. L’injonction faite au magister scholæ d’accompagner un enfant aux latrines, en en réveillant un autre et en se munissant d’une lumière, est absente de la règle de saint Benoît. Elle se trouve en revanche, de manière relativement détaillée, dans les coutumes de Bernard et d’Ulrich, qui témoignent en cela de la perpétuation d’un usage ancien à Cluny328. Dans la lignée de la littérature bénédictine, ce récit de la Vita Odonis montre que le rôle imparti à Odon, en tant que magister scholæ, était la surveillance des enfants, afin de les préserver de tout risque de pédophilie. Ainsi que l’a souligné I. Cochelin, « la nécessité d’interdire tout contact physique entre les oblats et les adultes est [d’ailleurs] un des thèmes récurrents des coutumiers clunisiens » 329. L’usage de ramasser les miettes pour les consommer avant la fin de la lecture au réfectoire se trouve dans la Regula Magistri, de manière un peu différente du récit de la Vita Odonis. Il y est stipulé qu’elles doivent être ramassées et conservées après chaque repas dans un récipient, de sorte qu’à la fin de la semaine le célérier puisse les cuisiner330. Les coutumes d’Ulrich évoquent aussi une pratique similaire : « Au sujet des miettes, que [le célérier] prenne absolument garde à ce que rien, même de minuscule, ne tombe à terre et périsse ; avec un petit couteau, il les recherche partout sur la table, de sorte, qu’à la fin, on les recueille dans une

326. Pour Benoît, Sermo de sancto Benedicto, col. 138 D-145 B. Sur le rôle de Benoît dans l’ecclésiologie d’Odon, cf. infra, notre chapitre « Réformer les moines », p. 522-535. Sur Jean-Baptiste, Occ. V 132-195. Sur les Innocents, Ibid., V 394‑497. 327. K. Hallinger, « Consuetudo », p. 140-166. 328. Ulrich de Cluny, Antiquiores consuetudines, L. III, chap. 8, col. 742 C. Bernard, Ordo cluniacensis, L. I, chap. 27 : « De pueris », p. 201. 329. Pour la citation, I. Cochelin, « Le dur apprentissage de la virginité », p. 128. Ead., « Besides the book », p. 21-34. 330. La Règle du Maître, T. 2, p. 118-119, 33-37.

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petite coupe avec un émouchoir et qu’on les voue à l’aumône.331 » Seule la Vita Odonis évoque donc une consommation immédiate des miettes par les moines. La Regula Magistri diffère en effet le moment de les manger à la fin de la semaine, alors que, selon les coutumes d’Ulrich, on ne les recueille pas pour les religieux, mais pour les pauvres. Il s’agit donc probablement d’une adaptation d’un usage ancien, qui se perpétue, en se transformant, jusqu’à la fin du xie siècle. Jean de Salerne fait deux observations sur la tenue du chapitre. Lorsqu’il ­évoque Baume, il mentionne la lecture du martyrologe et de la règle bénédictine au début de la réunion des frères, puis l’accusation publique d’Odon pour la faute qu’il a commise dans sa surveillance des oblats332. Le même principe de dénonciation du comportement d’un religieux lors du chapitre réapparaît plus loin, dans l’un des récits de réforme333. La lecture d’un passage de la règle et surtout du martyrologe lors du rassemblement des moines pour l’office du chapitre correspond à une pratique développée au ixe siècle, devenue banale dans les monastères occidentaux et qui ne mérite pas de développement particulier334. Les coutumes d’Ulrich et de Bernard consacrent un chapitre au comportement que doivent avoir les novices si on les accuse de fautes particulières devant leurs frères335. Ce principe de l’auto-dénonciation en présence de la communauté se trouvait déjà dans la règle de saint Benoît. Il semble qu’à Cluny il se soit transformé en une apostrophe des fautifs336. Le parallèle le plus intéressant sur ce thème, entre la Vita Odonis et les coutumes, concerne la cérémonie de réintégration du frère pris en faute grave. Le Liber Tramitis et les coutumes d’Ulrich expliquent en effet que ce dernier devait se prosterner aux pieds de tous, en ­commençant par l’abbé, puis en suivant l’ordre hiérarchique de la communauté337. Jean de Salerne décrit une scène comparable lorsqu’il évoque la réaction d’Odon face aux ­accusations des frères pour sa négligence dans la surveillance des oblats. Il se jette aux pieds de son abbé pour lui demander pardon, mais celui-ci n’accepte aucune excuse de sa part, pour mettre à l’épreuve sa patience. Odon se prosterne alors devant les autres frères, afin que ces derniers implorent sa grâce à sa place auprès de son supérieur338. Il s’agit donc du même geste de soumission et de pénitence

331. Ulrich de Cluny, Antiquiores consuetudines, L. II, chap. 23, col. 711 C. Rien de tel n’apparaît chez Bernard. 332. VO1, I 33, col. 57 C. 333. Ibid., II 23, col. 74 A. 334. J.-L. Lemaitre, « Liber capituli », p. 628-633. 335. Ulrich de Cluny, Antiquiores consuetudines, L. II, chap. 17, col. 708 B-D. Bernard, Ordo cluniacensis, L. I, chap. 48, « De diversis et pluribus simul sententiolis », p. 276. 336. RB, chap. XLIV, p. 104-107. 337. Liber Tramitis ævi Odilonis abbatis, § 153, p. 218. Ulrich de Cluny, Antiquiores consuetudines, L. III, chap. 3, col. 735 A-B. 338. VO1, I 33, col. 57 C-D.



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du fautif devant l’abbé et devant la communauté, auquel s’ajoute la notion – bien qu’implicite – de hiérarchie monastique339. La question du noviciat à Cluny a été étudiée par I. Cochelin. Contrairement à la règle bénédictine, qui mettait l’impétrant à l’épreuve pendant un an, le noviciat était absent dans l’abbaye bourguignonne au xe siècle. Il y avait seulement une courte période de probation, qui avait lieu à l’extérieur du monastère, et dont témoignent les exemples d’Odon, Adhegrin et Jean de Salerne. Après cette mise à l’épreuve par les moines de l’établissement, le nouveau venu entrait immé­ diatement dans le cloître, ce qui signifie que l’apprentissage de la vie monastique par ces convertis tardifs se faisait sur le mode de l’imitation. L’absence de noviciat, ainsi que la courte période de probation, s’inscrivent dans des pratiques monastiques anciennes, bien visibles dans la Concordia regularum de Benoît d’Aniane et dans les commentaires carolingiens de la règle bénédictine340. La question de l’intégration d’un nouveau moine apparaît dans la Vita Odonis au sujet d’un jeune voleur, qui réussit à persuader Odon de le faire entrer dans sa communauté. Jean de Salerne précise que l’ancien larron, après examen, avait été « soumis pour obéir au frère cellérier » et contraint à l’étude, justifiant ces deux mesures par le fait qu’il était « illettré » (idiota)341. Or, ainsi que l’a souligné W. Teske dans son étude sur les convertis tardifs, la pratique d’assigner les idiotæ à la cuisine se trouve aussi dans les coutumes d’Ulrich342. Au xe siècle, la fonction à laquelle étaient assignés les frères dépendait donc certainement en partie de leurs compétences, phénomène illustré par le cas d’Odon et sa promotion immédiate comme maître d’école343. Le dernier usage communautaire mentionné par Jean de Salerne concerne la méfiance vis-à-vis des médicaments et des saignées. Deux chapitres de la Vita Odonis évoquent en effet le châtiment de trois moines qui demandaient sans cesse à Odon le droit de recourir à ces pratiques344. La règle bénédictine insistait sur l’attention à porter aux malades, sans toutefois se montrer très précise sur les soins à leur apporter345. La phlébotomie prophylactique faisait en outre partie des usages réglementés, donc autorisés, par le synode d’Aix-la-Chapelle en 816346. Dans ce contexte favorable aux pratiques médicales en milieu monastique, les réticences du deuxième abbé de Cluny étonnent. La prise de position radicale 339. Sur la pénitence monastique dans les règles et coutumiers, S. Hamilton, The Practice of Penance, p. 77-103. 340. I. Cochelin, « Peut-on parler de noviciat à Cluny pour les xe-xie siècles ? », p. 17-52. 341. VO1, II 20, col. 71 D. 342. W. Teske, « Laien, Laienmönche und Laienbrüder », p. 256. Ulrich l’évoque dans le chapitre qu’il consacre aux cuisiniers : Ulrich de Cluny, Antiquiores consuetudines, L. II, chap. 35, col. 727 C. 343. Sur la promotion d’Odon comme maître d’école, cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 127-128. 344. VO1, II 14, col. 69 A-B ; III 5, col. 79 B-C. 345. Pour la réflexion de Benoît sur les malades, J.-L. Lemaitre, « Les livres de médecine », p. 267268. 346. Sur les positions du synode d’Aix-la-Chapelle sur la saignée, J. Semmler, « Das Erbe », p. 54.

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d’Odon découle sans doute de sa vision générale de l’homme et du monde. On peut en effet penser qu’il assimile la maladie à une mortification de la chair envoyée comme châtiment par Dieu, qu’il faut donc subir pour purger ses péchés, un peu à la manière de Bernard de Clairvaux quelque temps plus tard347. Ses réticences vis-à-vis des médicaments s’articulent peut-être aussi avec son mépris du corps, très présent dans ses œuvres348. Pour la phlébotomie toutefois, Odon s’inscrit ­probablement surtout dans une tendance particulière de la littérature monastique qui condamne cette pratique en raison de la convalescence qui la suivait, induisant un traitement privilégié (moindre assistance aux offices et nourriture plus riche)349. On trouve une rapide description des précautions à prendre pour la saignée dans les Antiquiores consuetudines, reprise et amplifiée ensuite dans le Liber Tramitis, puis dans les coutumes d’Ulrich et Bernard350. Le fait qu’il s’agisse pratiquement de la seule indication relative à l’organisation matérielle dans les coutumes les plus anciennes atteste l’importance accordée à la réglementation de cette pratique dans le premier Cluny. Le croisement de la Vita Odonis, des législations cénobitiques antérieures et des coutumes plus tardives ne permet, en définitive, de ne s’en tenir qu’à des points de détail, laissant dans l’ombre l’essentiel de l’organisation conventuelle. Cette dernière était probablement très proche des injonctions de Benoît d’Aniane, ce qui explique que Jean de Salerne ne l’évoque pas dans le détail.

La bibliothèque, le scriptorium et les archives Depuis une vingtaine d’années, de nombreux travaux ont été consacrés à l’élaboration des livres, aux questions diplomatiques ou au fonctionnement de la production et de l’organisation de la chose écrite à Cluny, dans le cadre de la bibliothèque, du scriptorium ou des archives. Traiter ensemble ces domaines se justifie par le fait que tous ont un lien avec les pratiques de l’écrit. M.-C. Garand a par ailleurs émis l’hypothèse que, jusqu’au xie siècle au moins, les mêmes ­hommes étaient occupés à la rédaction de chartes et à la copie des livres qui venaient

347. Sur la patience nécessaire des hommes face aux épreuves envoyées par Dieu dans la pensée d’Odon, cf. infra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 379. Sur la conception de la médecine en milieu monastique : C. Frachette, « Monachisme et médecine », p. 155. Sur la conception de la maladie à l’époque médiévale, J.-C. Schmitt, « Corps malade », p. 323-327. 348. Cf. infra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 376-377. 349. L. Gougaud, « La pratique de la phlébotomie », p. 11-12. 350. Antiquiores consuetudines Cluniacensium, § 9, p. 13, et § 11, p. 14-15. Liber Tramitis ævi Odilonis abbatis, §  178, p.  249-250. Ulrich de Cluny, Antiquiores consuetudines, L. II, chap. 21, col. 709 D-710 B. Bernard, Ordo cluniacensis, L. I, chap. 29, « De licentia minuendi », p. 212-214. Sur les malades et la maladie à Cluny à partir du xie siècle, d’après les coutumiers, R. Cristiani, « Infirmus sum », p. 777-807.



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enrichir la collection d’ouvrages du monastère, conjecture toutefois nuancée par H. Atsma et J. Vezin351. La bibliothèque de Cluny est relativement bien connue grâce aux travaux d’E.  M. Wischermann et surtout de V. Von Büren. Sur la base de descriptions et de copies modernes du grand catalogue d’ouvrages de cette abbaye, vraisem­ blablement rédigé sous l’abbatiat d’Hugues de Semur, les œuvres présentes dans le monastère bourguignon au xie siècle et l’organisation de la bibliothèque sont aujourd’hui connues352. V. Von Büren a procédé à des recoupements entre la liste de livres fournie par le catalogue dressé sous le sixième abbé de Cluny, les manuscrits encore conservés et les sources utilisées par Odon dans les Collationes. Elle a constaté que toutes les œuvres citées par ce dernier figurent dans le catalogue rédigé à l’époque d’Hugues de Semur. Le fonds le plus ancien de la bibliothèque était donc constitué par de très nombreux ouvrages, dont certains provenaient sans aucun doute de Tours, ce qui recoupe les informations de la Vita Odonis – qui pourraient sembler relever de la pure rhétorique – sur le départ d’Odon pour Baume avec cent livres353. Comme toute bibliothèque médiévale, celle de Cluny contient beaucoup d’ouvrages patristiques, notamment ceux de Grégoire le Grand, de Jérôme, d’Augustin ou des Pères grecs, mais aussi des livres historiques354. Plus exactement, il s’agit d’une bibliothèque typiquement carolingienne, parce qu’elle détient plusieurs ouvrages d’auteurs de cette époque ou redécouverts à cette période en Occident, comme le Pseudo-Denys, Jean Scot ou Paschase Radbert. V. Von Büren a également insisté sur la présence de nombreux écrits philosophiques à Cluny, notamment des ouvrages extrêmement rares dans les bibliothèques médiévales, comme l’œuvre de Marius Victorinus († vers 365) ou la traduction de traités d’Irénée de Lyon († vers 202). Odon a donc imprimé très fortement sa marque sur la bibliothèque de Cluny, puisqu’il est vraisemblablement à l’origine du premier fonds qui l’a constituée. V. Von Büren a en outre démontré que le catalogue du xie  siècle, et donc ­probablement aussi la bibliothèque, avaient été organisés autour de la person­ nalité d’Odon et, de manière plus ténue, d’Odilon et de Maïeul355. Ce sont en effet ces trois abbés, représentés par leurs écrits et/ou leurs vitæ, qui ont été placés au centre du catalogue. Leurs centres d’intérêt littéraires, notamment ceux d’Odon, 351. Pour l’identification de moines qui participent à la fois à la rédaction des actes et à la copie des manuscrits, nous disposons surtout des travaux de M.-C. Garand, « Copistes de Cluny », p. 5-36 ; Ead., « Le scriptorium de Cluny », p. 257-283. H. Atsma et J. Vezin sont toutefois sceptiques sur cette hypothèse, H. Atsma, J. Vezin, « Autour des actes privés », p. 57. 352. Sur la rédaction du grand catalogue sous l’abbatiat d’Hugues de Semur : V. von Büren, « Le grand catalogue », p. 245-263. Ead., « Le catalogue », p. 256-267. E. M. Wischermann, Grundlagen einer cluniacensischen Bibliotheksgeschichte. 353. VO1, I 23, col. 54 B. V. von Büren, « Le catalogue », p. 253-259, pour ce qui suit. 354. Sur cette caractéristique des bibliothèques monastiques médiévales, cf. D. Nebbiai-dalla Guarda, « Les listes médiévales de littératures monastiques », p. 315-317. 355. V.  Von Büren, « Le grand catalogue  », p.  259-260. Ead., « Le catalogue  », essentiellement p. 265-267.

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s’organisent ensuite symétriquement selon un ordre logique, puisqu’en partant du centre de la liste, se trouvent les œuvres consacrées à saint Martin, puis les ouvrages de Bède le Vénérable et le dossier du Pseudo-Denys, ensuite Augustin et Jérôme, enfin, en ouverture du catalogue, les « autorités historiques » – selon les termes de V. Von Büren –, c’est-à-dire la Bible et surtout Grégoire le Grand. Cette organisation ne reflète vraisemblablement pas celle de la bibliothèque de Cluny à l’époque d’Odon. Elle nous renseigne en revanche sur la manière dont les moines du monastère bourguignon considéraient au xie siècle leur patrimoine livresque et sur le rôle qu’ils accordaient au deuxième abbé de leur établissement dans sa constitution. La place de choix qu’ils ont réservée à Odon reflète d’ailleurs ­l’attention que lui accorde Hugues de Semur à la même époque, comme à ses autres prédécesseurs, Maïeul et Odilon. Ce regain d’intérêt pour le deuxième abbé de Cluny est symbolisé par la rédaction de la troisième version de la Vita Odonis par l’Humillimus, la promotion de la saint Odon comme une fête majeure et enfin la construction d’une chapelle qui lui est dédiée356. Les sources de la première moitié du xe  siècle ne donnent aucune indication sur la manière dont étaient organisés, gérés ou écrits les premiers livres de Cluny. Ce n’est en effet qu’à partir de 942 que l’on trouve la première mention de l’existence d’un bibliothécaire (armarius) dans le monastère bourguignon, charge ­remplie par Maïeul jusqu’en 948. De la même manière, il ne reste guère de traces du fonctionnement d’un scriptorium à Cluny avant l’abbatiat de ce dernier357. J.-P. Aniel, comme H. Atsma et J. Vezin, ont souligné la parenté d’écriture et d’ornementation entre les manuscrits de Tours et ceux réalisés à Cluny, à partir de la moitié du xe siècle jusqu’au xie siècle, remarque qui concerne aussi la notation des neumes358. Ces deux derniers historiens ont d’ailleurs supposé la venue de copistes tourangeaux à Cluny, dans le sillage d’Odon. Sans pouvoir confirmer cette hypothèse, il semble en effet que ces similitudes, comme la ­présence de manuscrits de provenance tourangelle à Cluny, trouvent une explication dans ­l’itinéraire biographique et dans les centres d’intérêt du deuxième abbé du monastère bourguignon. La fonction d’armarius de Maïeul, assumée dès son entrée à Cluny au début de la décennie 940, comme la réalisation de manuscrits sous son abbatiat plaident en faveur de l’existence préalable de ces structures sous le gouvernement d’Odon. Cette hypothèse est confirmée par l’existence d’un codex, vraisembla356. Sur l’attention d’Hugues de Semur à ses successeurs et la promotion du culte d’Odon, A. H. Bredero, « La canonisation de Saint Hugues », p. 162-164 ; D. Iogna-Prat, « Panorama », p. 60-61. Sur la construction de la chapelle, D. Méhu, Paix et communautés, p. 212 (localisation de la chapelle sur une carte) et 224-226. 357. Pour le fonctionnement du scriptorium sous l’abbatiat de Maïeul : M.-C.  Garand, «  Copistes de Cluny », p. 5-36. Pour les xie-xiie siècles : Ead., « Le scriptorium de Cluny », p. 257-283 ; J. Vezin, « Une importante contribution à l’étude du “scriptorium” de Cluny », p. 312-320. 358. J.-P. Aniel, « Le scriptorium de Cluny  », p.  272-273. H. Atsma, J.  Vezin, «  Cluny et Tours  », p. 127-130.



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blement réalisé à Cluny par un copiste anonyme sous l’abbatiat de son deuxième abbé selon M.-C. Garand, qui contient la compilation des œuvres d’Augustin par Eugepius359. *   * * Comme la bibliothèque et le scriptorium, l’organisation des archives et de la chancellerie à Cluny est mal connue pour le début du xe siècle. Ainsi que l’a montré S.  Barret, leur gestion fait partie des multiples activités de l’armarius, au moins jusqu’à la fin du xie  siècle. Les archives ne constituent donc pas une catégorie documentaire véritablement définie et « sont susceptibles d’une utilisation multiforme », servant notamment à construire l’apologétique clunisienne sous l’abbatiat d’Odilon360. Les travaux de H. Atsma, J. Vezin et de S.  Barret sur les originaux ont en outre révélé quelques caractéristiques propres aux documents rédigés à Cluny, ou par des moines de cet établissement sous l’abbatiat d’Odon. Une certaine similitude des protocoles des chartes ou des notices laisse en effet supposer l’existence de formulaires types – dont la trace matérielle a été perdue – ou l’utilisation de ­documents anciens comme modèles361. Deux actes, le testament de Guillaume le Pieux – transcrit avec une écriture diplomatique –, mais aussi la charte de Guy, abbé de Gigny du 21 janvier 936, qui correspond plutôt à une écriture livresque, attestent en outre l’adoption d’un style tourangeau362. En dernier lieu, tous les documents émanant d’autorités publiques (diplômes de Louis l’Aveugle, de Raoul et du comte Geoffroy de Nevers) ont été rédigés avec une écriture diplomatique. Hormis une charte de 935 d’une femme nommée Gerberge qui adopte une écriture « tendant vers la diplomatique », les autres documents originaux de la première moitié du xe siècle emploient des écritures livresques ou mixtes363. L’adoption d’un type particulier d’écriture participe probablement, à Cluny, à la légitimité et à la validité de l’acte364. S. Barret a en outre souligné d’autres ­éléments qui, par leur combinaison, fondent ces dernières : les aspects textuels (allusions au droit, autorité biblique dans les clauses comminatoires ou les ­préambules, adoption de formulaires de type romain ou issus de l’acte de fondation) et visuels (choix d’une certaine écriture, présence des signes autographes). 359. No 130, Cluny III : La maior ecclesia, p. 114-115. Ce manuscrit appartient à une collection ­particulière et correspond au no 161 du catalogue de la bibliothèque de Cluny réalisé sous l’abbatiat d’Hugues de Semur. L’analyse paléographique du codex (écriture carolingienne harmonieuse et régulière, numérotation des cahiers par des lettres et le type de réglure abandonné après 950 à Cluny) attesterait qu’il a été réalisé avant 950. 360. S. Barret, La Mémoire et l’Écrit, p. 120-121. 361. H. Atsma, J. Vezin, « Autour des actes privés », p. 54-59. 362. Eid., « Cluny et Tours », p. 24-25. 363. Les Plus Anciens Documents originaux, p. 15. 364. S. Barret, « Éléments d’institutionnalité », p. 578-586.

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La procédure de rédaction des actes de la pratique et l’identité de ceux qui s’en chargeaient à Cluny, dans la première moitié du xe siècle, ont également fait l’objet de différents travaux. À la suite d’une analyse paléographique des originaux de l’abbatiat de Maïeul, H. Atsma et J. Vezin ont en effet émis l’hypothèse que le nom qui apparaît à la fin des actes avec la mention subscripsi[t] ou scripsi[t] n’était pas nécessairement celui de la personne qui avait matériellement écrit le document – le copiste –, mais celui du rédacteur, qui avait procédé à sa mise en forme. Selon cette conjecture, (sub)scripsi[t] ne signifierait pas « je ou il a écrit » (ou « souscrit »), mais « je ou il a fait écrire » (ou « souscrire »). Il y aurait donc une collaboration de deux personnes différentes pour confectionner un acte. Cette pratique, d’ailleurs bien attestée à Cluny dans la seconde moitié du xie  siècle, remonterait à l’acte de fondation lui-même, puisque l’on y distingue deux mains, alors qu’une seule personne dit avoir «  écrit  » (scripsi) l’acte, Oddo lævita365. Ce sont donc vraisemblablement les responsables de la transcription des actes et de la confection de manuscrits plutôt que les copistes, qui apparaissent à de nombreuses reprises au bas des chartes. Plusieurs travaux ont d’ailleurs ­identifié certains moines qui exercent leur activité principalement sous les abbatiats ­d’Aymard et de Maïeul, mais qui commencent déjà à apparaître sous celui d’Odon : Jacques [Iacob ou Iacobus], d’avril 931 à 949, Clément [Clemens] de juillet 940 à novembre 960/961 ou Hildebrandt [Hildebrannus, Hildebannus, Aldebrannus ou Eldebrannus] de 929 à 963366. D’autres responsables des transcriptions apparaissent pour la période antérieure. C’est le cas d’un Bernard [Bernardus], rédacteur d’actes de 927/928 au moins à mai 935, d’un Beraldus ou Berardus, d’avril 935 à avril 942, d’un Jean [Johannes], d’août 927 au moins à février 939 et d’un Dieudonné [Deodatus] de novembre 934 à 940367. De manière plus épisodique, d’autres personnes ont mis en forme des chartes conservées dans le fonds du monastère bourguignon, mais ils peuvent être des moines de Cluny comme des notaires professionnels368. Malgré le manque d’éléments matériels venant appuyer ces conjectures, il semble que la bibliothèque, le scriptorium et la “chancellerie” se mettent en place sous l’abbatiat d’Odon. La continuité dans le formulaire des actes et les noms des responsables de la transcription confirment d’ailleurs que des pratiques bien 365. Pour les premières hypothèses des deux historiens, H. Atsma, J. Vezin, « Autour des actes privés », p. 49-59. Confirmation de l’hypothèse, Eid., « Les responsables de la transcription », p. 14-15. 366. Sur Jacques, H. Atsma, J. Vezin, « Autour des actes privés », p. 51-56 ; Eid., « Les responsables de la transcription », p. 13-14. Sur Clément : Eid., « Autour des actes privés », p. 56-57 ; Eid., « Les responsables de la transcription », p. 12-13 ; M.-C. Garand, « Copistes de Cluny », p. 11-14. Sur Hildebrandt : F. Neiske, « Der Konvent des Klosters Cluny », p. 126. 367. Suivent les numéros donnés par les éditeurs des actes de Cluny, dans CLU. Pour Bernard : nos 287, 360, 373, 434. Pour Berald ou Berard : nos 432, 533, 544. Pour Jean : nos 284, 362, 376, 381, 382, 383, 384, 386, 452, 473, 477, 485, 488, 495. Pour Dieudonné : nos 422, 424, 500, 508, 510. 368. Arald [Araldus] en mai 933, no  409. Arteus en août 931, no  399. Aydoardus en juin 937, no  474. Dacbert  [Dacbertus] en 927/928, no  290. Godalvin [Godalvinus] en mai 941, no  531. Gondoin [Gondoinus] en mai 931, no 395. Isarn [Isarnus], en 933/934, no 415. Teotger [Teotgerius] en 928/929 et en février 940.



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attestées à l’époque de Maïeul puisent leurs origines dans les usages mis en place au cours de la première moitié du xe siècle.

C. Peupler et favoriser Cluny Sur la base du Gruppensuchprogramm, établi par F.-W. Westerhoff et M. Hillebrandt, les historiens de Münster ont mis en évidence l’entourage laïque de Cluny, ainsi que l’existence d’un groupe déterminé de moines gravitant autour de chaque abbé de l’établissement369. Ce type d’analyse, prolongé ici, permet de déterminer qui sont les cénobites qui peuplent le monastère dans la première ­moitié du xe siècle, mais aussi comment le premier Cluny s’insère dans l’aristocratie locale ou plus lointaine. Dans cette perspective, les relations de l’établis­ sement bourguignon avec les titulaires du pouvoir comtal, vicomtal ou épiscopal, sont riches d’enseignement.

Les moines de Cluny Le nombre de moines présents à Cluny sous l’abbatiat d’Odon reste inconnu, mais il est vraisemblablement peu élevé. Une charte de 932/933, évoquée précédemment, définit la communauté comme une parvula societas et recoupe ainsi l’appréciation de Bernon dans son testament370. La seule indication sur l’importance numérique de la communauté initiale est relativement tardive, puisqu’elle émane de Raoul Glaber qui raconte l’arrivée de douze frères à Cluny au moment de sa fondation, un chiffre symbolique sujet à caution371. La première attestation concrète du nombre de moines à Cluny remonte en fait à l’abbatiat de Maïeul, puisque le procès-verbal de son élection – bien que transmis par des documents tardifs – mentionne cent trente-deux moines souscripteurs372. F. Neiske a d’ailleurs établi une liste d’environ cent cinquante noms de religieux qui apparaissent sous le quatrième abbé de Cluny et a estimé la population cénobitique à 100 moines en moyenne dans la seconde moitié du xe siècle373. De son côté, J. Wollasch a étudié le cas particulier de plusieurs frères à la même époque374. Malgré ces chiffres, il 369. M. Hillebrandt, « Abt und Gemeinschaft », p. 169-171. Voir aussi J. Wollasch, « Prosopographie et informatique  », p.  209-218 ; Id., « Wer waren die Mönche von Cluny  », p.  663-678. Sur la ­complexité des approches prosopographiques au haut Moyen Âge, M. Hillebrandt, F. Neiske, « À la recherche des personnes perdues », p. 21-25. 370. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 162. 371. Raoul Glaber, Histoires, p. 172-175. 372. No 883, CLU, t. II, p. 2. 373. F. Neiske, « Der Konvent des Klosters Cluny », p. 153-156. 374. J.  Wollasch, «  Zur frühestens Schicht  », p.  247-280. Les travaux généraux sur le nombre de moines dans les monastères sont relativement anciens et concernent des périodes tardives,

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serait hasardeux de proposer une estimation du nombre de moines à Cluny pour l’abbatiat d’Odon : seul le parcours de certains d’entre eux, mieux documentés que les autres, peut être éclairé. Pour la première moitié du xe siècle, le problème majeur réside dans ­l’absence de véritables listes des frères de Cluny, ou du moins de groupes de moines (Zeugengruppe) qui souscrivent les chartes autour de leur abbé, comme c’est le cas sous Maïeul et Odilon. Seuls deux actes d’échange de l’abbatiat d’Odon ­semblent appartenir à cette catégorie, en 928/929 et en février 930375. Ces ­documents donnent accès à une représentation très partielle des moines de Cluny dans le second quart du xe siècle, dans la mesure où il n’existe plus aucune charte de ce type après les années 930 et où il est difficile de déterminer ce que représentent numériquement les frères souscripteurs par rapport au reste du convent. Ces chartes livrent seulement quatorze noms de moines, Robert [Rotbertus] et Arlan [Arlannus] apparaissant sur les deux listes. Le premier porte un nom identique à celui de l’abbé présent à Charlieu selon l’acte de 949 évoqué plus haut, mais il est difficile d’en conclure qu’il s’agit du même homme376. D’autres patronymes ne sont pas inconnus. Eldebrannus ne fait probablement qu’un avec Hildebrandt, l’un des responsables de la rédaction des actes entre 929 et 963. Ce moine est également désigné dans la Vita Odonis comme le præpositus de Cluny et comme le maître de Jean de Salerne «  dans les disciplines régulières  »377. Il figure par ailleurs dans un acte d’échange de Cluny, écrit entre 936 et 954, qu’il contracte à la place d’Odon ou d’Aymard et où il porte le titre de prior378. Les études ­d’A.-M.  Bautier et de M. Hillebrandt ont montré que les termes de præpositus et de prior étaient équivalents à l’époque carolingienne pour désigner le second officier du monastère ­derrière l’abbé, chargé essentiellement de la discipline intérieure379. Hildebrandt est donc l’un des moines les plus proches d’Odon, encore attesté après la mort de ce dernier comme prieur de Cluny dans deux ­versions distinctes de la Vita Maioli380. L’un de ses prédécesseurs dans la fonction de præpositus, un certain Bérenger [Berengarius], souscrit également la charte de 928/929 et assure seul la direction de Cluny en 929, vice domni Oddonis abbatis. Un Béranger figure en outre parmi les souscripteurs de trois chartes qui U.  Berlière, « Le nombre des moines  », p.  231-261 et p.  19-42. J.  Dubois, «  Du nombre des ­moines », p. 24-36. 375. No  372, CLU, p.  349-350 (928-929) : Teubaldus, Froterius, Vuitbaldus, Rotbertus, Eldebrannus, Arlannus, Eldebertus, Teotgerius. No 381, Ibid., p. 362-363 (février 930) : Mannar, Arlannus, Jacobus, Arlardus, Rotbertus, Dacbertus, Petrus, Joannes. 376. Sur l’abbé de Charlieu, cf. supra, dans ce même chapitre, p. 201. Sur l’acte de Charlieu mentionnant Robert, É. Fournial, no II, « Documents inédits », p. 108. 377. VO1, I 2, col. 46 A et I 4, col. 45 B. 378. No 466, CLU, p. 452-453. 379. A.-M. Bautier, « De “prepositus” à “prior” », p. 4-9. M. Hillebrandt, « Le doyen à Cluny », p.  398-399. Ces études globales confirment les remarques portant plus spécifiquement sur la Vita Odonis, G. Arnaldi, « “Prior” e “Præpositus” », p. 167-171. 380. Vita brevior Maioli, col. 1767. Odilon de Cluny, Vita sancti Maioli, col. 282-3.



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s’échelonnent de 927 à 942, sans que l’on puisse déterminer s’il s’agit de la même personne381. Jacques et Jean, qui souscrivent chacun l’une des deux chartes, ont été évoqués plus haut en tant que responsables de la mise en forme des actes de Cluny382. Le Pierre de l’acte de 930 ne fait en dernier lieu peut-être qu’un avec le moine-prêtre cité dans la Vita Odonis lors d’un voyage d’Odon à Rome383. La variation graphique des noms, les phénomènes d’homonymie et l’absence de titre ne permettent pas d’approfondir ou de vérifier ces hypothèses. *   * * Selon certaines sources, Théotolon, chanoine de Saint-Martin en même temps qu’Odon puis archevêque de Tours, aurait été moine à Cluny. Cette information est fournie par la Chronicon d’Adémar de Chabannes  (†  1034), achevée avant 1028. Elle apparaît dans le troisième livre, consacré à la période 814-1028, qui semble être l’œuvre personnelle d’Adémar, entre plusieurs chapitres consacrés à la maison d’Aquitaine : À cette époque, du vivant de l’évêque Turpion, Odon et Théotolon, très célèbres chanoines de Saint-Martin, accomplissant le précepte évangélique et devenus pauvres après avoir abandonné tous leurs biens, suivirent le pauvre Christ et furent revêtus de l’habit et du mode vie clunisiens. Ensuite, par une disposition divine, Odon fut placé à la tête [du monastère] comme abbé, et, après lui, saint Maïeul. Théotolon, sur l’ordre de son abbé, fut consacré contre son gré archevêque de Tours384.

Adémar donne donc trois informations différentes dans ce passage : c’est avec Théotolon qu’Odon serait parti pour Cluny après avoir été chanoine ; Théotolon aurait ensuite été moine sous l’abbatiat de son ami, donc à partir de 927 (ou de 923-924 selon une chronologie basse) ; enfin, à une date inconnue, il serait devenu archevêque de Tours, sur l’ordre de son abbé. Théotolon est toutefois bien attesté à Tours, de manière continue entre 900 et 927, où il exerce des fonctions importantes à Saint-Martin, notamment la charge de doyen à partir de 914385. Très curieusement, il disparaît des actes de l’institution canoniale après avril 927 : il n’est plus doyen en 930, puisqu’il a été remplacé dans cette fonction par un certain Bernier [Bernerius]386. Selon les calculs d’A. Salmon, sur la base des informations données par les chroniques tourangelles, il serait devenu archevêque de Tours le 16 décembre 931, une date qui n’est 381. Pour l’acte où Béranger assure seul la direction de Cluny, no  375, CLU, p. 353. Pour les trois actes souscrits par un Berengarius, no  337, Ibid., p.  323-324 ; no  438, Ibid., p.  426-427 ; no  500, Ibid., p. 486. 382. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 242. 383. VO1, II 8, col. 65 C. 384. Adémar de Chabannes, Chronicon, L. III, chap. 26, p. 148, l. 1-11. La tradition manuscrite de la chronique d’Adémar étant extrêmement complexe, le texte a été cité sans ses interpolations. 385. Sur le début de la carrière de Théotolon, cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 78-79. 386. Sur la charge de doyen assumée par Bernier, La Pancarte noire, p. 31.

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attestée par aucune charte387. Le fait que Théotolon ne soit plus doyen de SaintMartin en 930, alors qu’il ne semble pas encore être prélat, a souvent été expliqué par son passage à Cluny, sur la base de la chronique d’Adémar388. Plusieurs arguments s’opposent toutefois à cette version des faits. Les premiers sont d’ordre diplomatique. Théotolon n’apparaît en effet plus dans les chartes de Saint-Martin de Tours après 927, mais on ne dispose d’aucun document de l’établissement entre cette date et 930. En d’autres termes, si Théotolon ne figure plus dans les sources de Saint-Martin après avril 927, c’est peut-être parce que les documents pouvant l’attester ont disparu, et non parce qu’il était parti pour Cluny. En outre, aucune charte de Cluny ne confirme le passage de Théotolon par le monastère. Il est certain que tous les moines de l’abbaye bourguignonne n’apparaissent pas dans la documentation de la pratique, mais les compétences diplomatiques du futur archevêque, qui avait été le rédacteur d’un acte pour Saint-Martin, laissent néanmoins supposer qu’il aurait été voué à ce type de fonction, s’il avait été à Cluny389. Le fait qu’il ne souscrive aucune charte, pas même celles de 928/929 et 930 où figurent probablement les moines les plus proches d’Odon, renforce les doutes concernant son passage à Cluny. Les dires d’Adémar de Chabannes peuvent également être mis en cause sur la base d’une critique interne. Adémar écrit en effet près d’un siècle après les événements qu’il raconte, ce qui laisse planer un premier doute sur le passage de Théotolon par Cluny, d’autant plus que la partialité de cet auteur a été ­souvent ­soulignée390. La démarche de conversion des deux chanoines ressemble par ailleurs beaucoup à ce qui était dit dans la Vita Odonis à propos d’Odon et ­d’Adhegrin, excepté que, dans la Chronique, ce dernier a été remplacé par Théotolon. Il est difficile de déterminer si Adémar a eu sous les yeux le texte de Jean de Salerne, mais la proximité du motif mérite d’être soulignée. Le recoupement de la chronique et de la documentation de la pratique rend en dernier lieu impossible le départ de Théotolon pour Cluny en même temps qu’Odon, dans les années 908-910, puisqu’il se trouve sans aucun doute à Saint-Martin à cette époque. Ces divers arguments invitent à mettre en doute le passage de Théotolon par Cluny, d’autant plus qu’Adémar écrit à un moment où le mouvement de la paix de Dieu, institué par les évêques de sa région, est repris en Bourgogne par les moines de Cluny, en collaboration étroite avec des prélats391. Il s’agit ici de montrer 387. A. Salmon (éd.), Recueil des chroniques de Touraine, p. LI. 388. G.-M.  Oury, « L’archevêque Théotolon  », p.  120-121. H. Atsma, J. Vezin, «  Cluny et Tours  », p. 125. H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 122. 389. Sur la fonction de rédacteur d’actes de Théotolon à Saint-Martin de Tours, cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 78. 390. Sur la partialité d’Adémar, Adémar de Chabannes, Chronicon, p. VIII-IX ; R.  Landes, Relics, Apocalypse, p. 189-193, 247-250, 269-274. 391. Sur l’historiographie de la Paix de Dieu, D. Barthélemy, « La paix de Dieu au temps du Millénaire », p.  297-361. Sur la chronologie de la Paix de Dieu, J.-P.  Poly, É. Bournazel, La Mutation féo-



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l’attractivité du monastère bourguignon sur les futurs évêques et le caractère propédeutique d’une formation cénobitique, qui peut être abandonnée à tout moment pour exercer de plus hautes fonctions. *   * * Aucune source n’éclaire véritablement les origines sociales ou géographiques des moines de Cluny. Seuls quelques cas isolés et attestés par ailleurs, comme ceux d’Odon ou d’Adhegrin, permettent de supposer que la majorité d’entre eux provenait de familles aristocratiques, comme dans la plupart des établissements cénobitiques à l’époque tardo-carolingienne392. Les questions de hiérarchie entre moines à l’intérieur du monastère ne sont par ailleurs visibles que de manière ténue dans la Vita Odonis, lorsque Jean de Salerne évoque ­l’opposition d’Odon à des fratres juvenes ou son départ à Cluny avec les seniores du monastère393. Ainsi que l’ont montré les travaux de G. Constable et d’I. Cochelin, cette double ­terminologie renvoie à la fois à la règle de saint Benoît et à une hiérarchie réelle du Cluny du xie siècle, où l’ancienneté était un principe structurant394. Cette polarisation de la communauté entre deux ou trois groupes (seniores, iuveniores et pueri) était-elle déjà présente dans le monastère bourguignon sous l’abbatiat d’Odon ? Rien ne permet de l’attester, d’autant plus que le vocabulaire employé par Jean de Salerne vient légitimer le départ d’Odon pour Cluny et semble exprimer davantage un jugement moral – découlant d’une dévalorisation de la jeunesse – que des hiérarchies réelles.

Cluny et les évêques de Mâcon U. Winzer a repris l’étude des liens entre Cluny et les titulaires du siège épiscopal de Mâcon au xe siècle, en tentant de s’abstraire de la question des origines de l’exemption395. Sur la base des trois chartes octroyées au monastère bourguignon en 929, 932/933 et 938 par Bernon (927-937) et Maimbaud [Maimbodus] (937-962), il a dressé un tableau qui tient compte du rôle joué par le chapitre cathédral de Saint-Vincent de Mâcon dans les rapports de Cluny avec son diocésain. dale, p. 157-171. Pour une analyse de cette chronologie, G. Duby, Les Trois Ordres, p. 168-179. Sur Adémar et la Paix de Dieu, D.  F.  Callahan, « Adémar de Chabannes et la paix de Dieu  », p. 21-43. 392. Sur le recrutement des moines de Cluny, J. Fechter, Cluny, Adel und Volk, p. 6. Plus généralement, sur le recrutement des moines dans l’aristocratie au haut Moyen Âge, K. Schreiner, « Mönchsein in der Adelsgesellschaft », p. 563-589. 393. VO1, I 34, col. 58 A et II 1, col. 61 A. 394. G. Constable, « Seniores et pueri », p. 17-24. I. Cochelin, « Étude sur les hiérarchies monastiques », p. 5-37. 395. U.  Winzer, «  Cluny und Mâcon  », surtout p.  154-168. Son étude a complété les approches de H. Diener, centrées avant tout sur l’abbatiat d’Hugues de Semur, H. Diener, « Das Verhältnis Clunys zu den Bischöfen », p. 219-352.

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

Les ­chanoines prennent en effet pleinement part aux relations de ­l’évêque avec le monastère bourguignon et y font participer leurs groupes familiaux. Ainsi que l’a souligné D.  Méhu, plusieurs églises sont données à Cluny dès l’abbatiat de Bernon, puis sont intégrées indistinctement à la propriété du monastère396. Certaines chartes émanant des évêques de Mâcon laissent entendre que la concession de ces patrimoines ecclésiastiques a été une source de conflits entre les moines et leur diocésain, mais a abouti, en définitive, à un contrôle accru des religieux sur leurs terres, grâce à l’octroi de deux types de droits. En janvier 929 puis en 932/933, Bernon, évêque de Mâcon, concède en effet aux moines de Cluny les dîmes attachées aux églises de certains biens qui leur avaient été donnés, déclarant lui-même mettre ainsi fin aux conflits de son prédécesseur Gérard avec les habitants du monastère397. Dans ces deux actes, les moines doivent cependant toujours livrer à l’évêque les synodales eulogiæ (cadeaux remis à l’évêque ou à l’archidiacre à l’occasion des synodes tenus par le prélat) et les paratæ (redevances en argent ou en nature liées à la concession d’une église et données lors des visites pastorales). En février 938, Maimbaud, successeur de Bernon, réitère ces concessions de dîmes. Il diminue en outre considérablement les redevances synodales, arguant que certaines églises ont été détruites et ont donc besoin de l’argent remis habituellement à l’évêque pour être reconstruites398. Ce prélat a donc réduit les charges qui symbolisaient son autorité sur les dépendances du monastère bourguignon. Les concessions de dîmes se sont accompagnées de l’instauration d’un lien de confraternité avec Cluny, dès 929. Il est exprimé en termes d’union avec la communauté bourguignonne par une «  amitié particulière  » (speciali familiaritate), ou d’« association » (socialitatis) des vivants et des morts, qui font participer le prélat et son chapitre aux «  bonnes œuvres des moines  »399. En 938, la charte de Maimbaud reprend exactement les mêmes expressions. Cette confraternité était effective, puisqu’un certain Berlo episcopus – identifié par U. Winzer avec Bernon de Mâcon – est attesté le 16 mars dans le martyrologe du prieuré clunisien de Marcigny-sur-Loire. Cette pratique, qui remonte au haut Moyen Âge, associe donc l’évêque et son entourage ecclésiastique à la communauté de Cluny par la prière, signe d’une détente de leurs rapports, d’abord envenimés par la question des dîmes sous l’épiscopat de Gérard400. L’acte de Bernon qui restitue les premières dîmes au monastère de Cluny et établit un lien de confraternité avec l’abbaye figure au tout début du cartulaire d’Odon, en deuxième position. Les moines des xie-xiie siècles, forts de l’exemption acquise en 998, ont ainsi probablement voulu mettre en valeur cette charte, acte doté et d’autorité, qui concrétisait l’abandon partiel des droits de l’évêque sur le monastère. 396. D. Méhu, Paix et communautés, p. 48-49. 397. En 929 : no 373, CLU, p. 350-351. En 932-933 : no 408, Ibid., p. 393-395. 398. No 484, Ibid., p. 467-469. 399. No 373, Ibid., p. 350-351. 400. Sur la confraternité au haut Moyen Âge, K. Schmid, « Mönchtum und Verbrüderung », p. 117-146.



II. Conforter l’héritage de Bernon ? Cluny et Déols (926-vers 936)

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Enfin, U. Winzer a analysé la pacification des relations entre les évêques de Mâcon et les membres de Saint-Vincent d’une part, et Cluny d’autre part, en ­termes de relations personnelles401. Les premiers liens entre les deux parties remontent à l’épiscopat de Gérard, par une donation, en 916, d’un chanoine Adalgisus à Cluny. Par la suite, les membres du chapitre cathédral donnent leur accord à toutes les concessions de dîmes entre 929 et 938, mais aussi à la dédicace de la chapelle de Solutré en 932/933. Dans cette optique de resserrement des liens entre Cluny et les membres de Saint-Vincent, le cas de Maimbaud, ancien chanoine devenu ­évêque à partir de 937, est particulièrement significatif. Ses liens avec le monastère bourguignon remontent en fait à son père, qui procède à un échange avec l’abbé Bernon en 926. Le futur prélat apparaît ensuite constamment dans la documentation de Cluny : il met en forme une donation de Liébaud de Brancion en 926, souscrit les actes de l’évêque Bernon en janvier 929 et 932/933 et cède plusieurs terres au monastère, avec deux de ses frères, en 929, charte qu’il confirme un an plus tard afin d’obtenir une sépulture dans l’abbaye402. Il prend également part à une donation de sa bellesœur Gerberge [Girberga], intervient en 938, en tant qu’évêque de Mâcon, pour réduire les redevances épiscopales dues par le monastère et cède personnellement des biens en 941. Il est par ailleurs témoin de deux cessions entre 932 et 941403. Maimbaud, personnage puissant de la région mâconnaise à la fin de l’abbatiat d’Odon, fait donc partie du cercle des bienfaiteurs de Cluny depuis au moins 926. Il favorise l’abbaye bien avant son épiscopat et entraîne dans son sillage l’ensemble de sa parenté, qu’elle soit charnelle ou ­spirituelle. L’implication de Maimbaud à Cluny reflète un phénomène plus général : l’intervention des ­pouvoirs publics bourguignons et de certaines person­nalités importantes de la région en faveur du monastère.

L’élargissement du cercle des bienfaiteurs laïques Le gouvernement de Bernon avait été fortement marqué par l’empreinte des Guilhemides, dans la mesure où tous les donateurs identifiables étaient leurs fidèles, plus ou moins élevés dans la hiérarchie aristocratique404. En 927, Jean X, probablement avec les mots d’Odon, recommandait en outre Cluny au roi des Francs et aux pouvoirs publics bourguignons. À la suite de l’intervention de Raoul en faveur du monastère en septembre de la même année, le cercle des bienfaiteurs de Cluny s’élargit sur le plan social et géographique, tout en s’ancrant plus profondément en Bourgogne. Cette question a déjà été abordée par certains historiens, notamment

401. Sur les premiers liens des chanoines avec Cluny, U. Winzer, « Cluny und Mâcon », p. 161-164, sur Maimbaud, p. 164-167. 402. CLU, nos 259, 373, 374, 408, 2438, et no 5, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 40-42. 403. CLU, nos 400, 484, 527, 534. 404. Cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 157-158.

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

M. Chaume et C. B. Bouchard, ou encore B. H. Rosenwein, dont l’étude est davantage centrée sur Odon405. L’entrée d’Odon dans la familiarité de Raoul dès 927 lui fait bénéficier de l’appui de sa famille, d’abord de sa mère, Adélaïde, qui octroie à Cluny le monastère de Romainmôtier en 928/929, mais aussi, et surtout, de son frère Hugues le Noir, qui contrôle le Mâconnais depuis 931 au moins, et plus largement la Bourgogne406. En 932, le monastère de Cluny reçoit par ailleurs, à un mois ­d’intervalle, deux ­diplômes de Raoul qui confirment certaines donations récentes et lui cèdent en outre les villæ de Solutré et de Chevignes, ainsi qu’un tiers de la pêcherie d’Ozan407. La double dimension de ces actes, à la fois confirmation/­cession de biens, témoigne des rapports personnels entre Odon et la famille élargie de Raoul, notamment Hugues le Noir et surtout la reine Emma, mentionnés comme petitores des diplômes. Cette dernière, robertienne, intervient en effet à chaque fois pour que son époux concède des biens à Cluny, conséquence probable de l’époque où Odon était chanoine de Tours408. Le roi ne se contente donc pas de garantir le patrimoine foncier de l’abbaye, mais il l’augmente grâce à une contribution propre. C’est également sous l’abbatiat d’Odon que les autorités publiques bourguignonnes commencent à faire des dons à Cluny, probablement entraînées dans le sillage de Raoul et d’Hugues le Noir. Ce dernier concède en effet une esclave (ancilla) au monastère en avril 942, mais il était déjà intervenu en faveur de Cluny auprès de son frère au début des années 930, puis auprès de Louis IV d’Outremer en 939409. L’un de ses fidèles, le comte Liétaud [Leotaldus] de Mâcon, fait également partie des bienfaiteurs de Cluny, avec son épouse Ermengarde, en 935, et souscrit la donation d’Hugues le Noir en 942410. Cet aristocrate a fait l’objet d’une étude ­particulière de J. Nospickel411. Ses liens avec Cluny sont ­probablement le fait d’une double influence, héritée de son père. Liétaud est en effet d’abord le fils d’Aubry [Albericus] de Narbonne, un fidèle de Guillaume le Pieux, dont la sœur, Lys, s’était montrée particulièrement généreuse envers Cluny sous l’abbatiat de Bernon412. Cet Aubry était par ailleurs passé dans la fidélité d’Hugues le Noir, grâce auquel il était devenu comte de Mâcon. Il apparaît d’ailleurs avec ce dernier comme l’une des 405. M. Chaume, « En marge » (1940), p. 55-62. C. B. Bouchard, Sword, Mitter and Cloister, p. 95-101. B. H. Rosenwein, Rhinoceros Bound, p. 30-56 et 101-106. Sur le patrimoine de Cluny, cf. le travail ancien de G. De Valous, Le Domaine de l’abbaye de Cluny, p. 40-76. 406. M. Chaume, Les Origines, p. 416-418. 407. No  11, Les Plus Anciens Documents originaux, p.  62-65 ; no  19 A, Recueil des actes de Robert, p. 81-88. 408. Les diplômes de Raoul pour Cluny à la demande d’Emma : no 11, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 62-66 ; no 19 A, Recueil des actes de Robert, p. 81-88. 409. Sur la donation d’Hugues : no  544, CLU, p.  528-529. Sur le diplôme de Raoul : no  19 A, Recueil des actes de Robert, p.  81-88. Sur le diplôme de Louis IV : no  X, Recueil des actes de Louis IV, p. 30-32. 410. Pour la donation de 935 : no 432, CLU, p. 420-421. 411. J. Nospickel, « Graf Leotald von Mâcon », p. 158-174. Sur sa donation, no 432, CLU, p. 420-421. 412. Cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 157-158.



II. Conforter l’héritage de Bernon ? Cluny et Déols (926-vers 936)

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deux personnes ayant consenti à la donation de la villa de Solutré par le roi Raoul, dans la charte de l’évêque Bernon de Mâcon de 932/933413. Dès septembre 936, il compte avec son fils parmi les fidèles d’Hugues le Noir. Ce double héritage explique probablement les donations personnelles de Liétaud au monastère, ainsi que sa volonté de s’y faire inhumer, selon une charte de mars 943414. Le cas de Geoffroy [Gausfredus], comte de Nevers, est relativement similaire à celui de Liétaud. Avec son épouse Ava, il fait une première donation à Cluny en avril 936, la villa d’Écussoles et une église Saint-Pierre, qu’il confirme deux mois plus tard, selon deux actes conservés en original. La réitération de ce don a été interprétée comme une manière de rendre public, d’affirmer et de ritualiser devant témoins le lien du comte au monastère415. En juillet ou septembre 940, le couple concède à nouveau un bien aux moines, la villa Keitadas416. Dans sa première cession, Geoffroy rappelle la mémoire de son senior, Guillaume d’Aquitaine, pourtant décédé depuis dix-sept ans, ce qui avait conduit M. Chaume à le rattacher uniquement aux cercles guilhemides417. Le comte de Nevers était pourtant probablement présent lors de la donation de Romainmôtier par Adélaïde en 928/929, c’est-à-dire déjà proche des Rodolphiens418. J. Nospickel a par ailleurs remarqué que Geoffroy s’était rapproché du roi Raoul quelques mois avant sa donation à Cluny et apparaissait comme son « fidèle » dans deux actes du souverain de l’année 935419. Ce même historien a en outre souligné que le comte de Nevers était le premier témoin de la donation de Liétaud. Il s’agit donc de deux personnages au parcours comparable : tous deux sont d’anciens fidèles de Guillaume le Pieux et doivent leur promotion comme comtes au roi Raoul ou à son frère Hugues le Noir. Le 26  juin 937, un autre grand personnage bourguignon, l’évêque d’Autun Romond [Rotmundus] (935-968), donne l’église Saint-Léger de Blanzy à Cluny420. Il s’agit également d’un homme lié au roi Raoul, puisqu’il est le notaire chancelier des deux diplômes que le souverain franc octroie à Cluny en juin 932421. Ses relations avec l’abbaye bourguignonne remontent probablement à cette époque. Même si elle doit être utilisée avec prudence, la Venerabilium abbatum Cluniacensium chronologia mentionne d’ailleurs qu’un Romond, évêque d’Autun, a consacré Aymard, le successeur d’Odon, comme abbé de Cluny422.

413. No 373, CLU, p. 350. 414. No 625, Ibid., p. 582-583. 415. B. H. Rosenwein, To be the Neighbor, p. 123-125. 416. No  14, Les Plus Anciens Documents originaux, p.  73-75 ; no  15, Ibid., p.  76-78 ; no  511, CLU, p. 496‑498. 417. No 14, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 73. M. Chaume, « En marge » (1940), p. 57. 418. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 199. 419. J. Nospickel, « Graf Leotald von Mâcon », p. 159. 420. Sur la donation : no 474, CLU, p. 460-461. 421. Pour les actes de Raoul écrit par Romond : no 11, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 62-65 ; no 19 A, Recueil des actes de Robert, p. 81-88. Sur la carrière de Romond, cf. Ibid., p. XXX. 422. Venerabilium abbatum Cluniacensium chronologia, col. 1618 C.

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En dernier lieu, le 8 mars 933, Hugues d’Arles et Lothaire, rois d’Italie, cèdent à Cluny les curtes de Savigneux et Ambérieu-en-Dombes, donation évoquée plus loin423. Hugues apparaît comme un homme lié aux Guilhemides par ses affinités avec les Bosonides. *   * * M.  Chaume a identifié plusieurs groupes de parents qui font des donations relativement importantes à Cluny424. Le premier cercle est celui de Liébaud de Brancion, ancien fidèle de Guillaume d’Aquitaine, évoqué précédemment, auquel se joint sa belle-mère Bertazia, et peut-être un archidiacre Gérard [Girardus]425. Un deuxième groupe correspond à Artaud [Artaldus], à son épouse Hildegarde, et à son frère Gérard [Girardus], qui sont peut-être les ancêtres des premiers comtes du Forez, mais aussi les descendants d’un fidèle de Louis l’Aveugle, ce qui les rattache aux Guilhemides via les Bosonides426. Le couple Sobon [Sobo] et Vuandelmodis renvoie encore à cette dernière famille, puisque M. Chaume pense que le premier pourrait être le fils du comte Thibert427. Le dernier cercle est celui des époux Guigo et Gandelmoda, ancêtres directs des premiers Dauphins428. M. Chaume a également remarqué que des donations de moindre importance se rattachaient à la famille des Alard/Évrard, à celle des sires de Bourbon, ou plus généralement à d’anciens fidèles des Guilhemides, qui jouent ensuite un grand rôle à Cluny429. U. Winzer a enfin analysé les donations d’un couple, Aino et Rihelt, à partir de 932, dont la parenté continue par la suite à octroyer des biens au monastère, éclairant ainsi l’ancrage progressif de l’abbaye dans l’aristocratie locale sous l’abbatiat d’Odon430. L’influence guilhemide reste donc prégnante sur les bienfaiteurs de Cluny sous l’abbatiat d’Odon. I. Cochelin avait d’ailleurs souligné que l’arrivée de ce dernier à la tête du monastère avait pu être interprétée par les fidèles de Guillaume comme « une raison de plus pour exiger un droit de regard sur l’abbaye »431. La présence 423. Cf. infra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 275. 424. Pour le paragraphe qui suit, M. Chaume, « En marge » (1940), p. 58-62. 425. Sur Liébaud de Brancion, cf. supra, notre chapitre «  De Tours à Baume  », p.  158. Donation de Liébaud et de son épouse Doda des villæ de Blanusco, de Lanco, de Viverio et de Felnerias en avril 926 ; no 5, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 40-42. Le couple concède des églises et réitère la concession des villæ déjà citée le 2 septembre 930, no 387, CLU, p. 368-369. Donation de Bertazia d’Ouxy et de Montceau le 2 février 928 : no 359, Ibid., p. 336-338. Donation de Gérard le 23 décembre 932, no 405, Ibid., p. 390-391. 426. Donation de la chapelle Saint-Victor d’Aujoux par le couple, le 1er avril 929, no 378, Ibid., p. 356-357. Donation d’un manse par Artaud, exécuteur testamentaire de son frère Gérard en janvier 938, no 482, Ibid., p. 466-467. 427. Donation d’un champ par le couple en mai 931, no 395, Ibid., p. 378-379. 428. No 415, Ibid., p. 401-402, en 933-934. 429. M. Chaume, « En marge » (1940), p. 60-62. 430. U. Winzer, « Zum Einzugsbereich Clunys im 10. Jahrhundert », p. 241-265. 431. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 201.



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d’Odon à Cluny, en tant qu’ancien nutritus, a peut-être ainsi favorisé les donations et la bienveillance des anciens vassaux du duc d’Aquitaine. Si l’influence guilhemide continue à être importante dans le deuxième quart du xe siècle, ce sont cependant surtout les bons rapports d’Odon avec le roi des Francs, Raoul, et le duc de Bourgogne, Hugues le Noir, qui font entrer certains aristocrates dans le cercle des bienfaiteurs de Cluny. Il est en effet symptomatique que des hommes comme Liétaud de Mâcon ou Geoffroy de Nevers, pourtant tous deux liés de longue date au duc d’Aquitaine par leur parenté, ne se rapprochent de l’établissement qu’après l’intervention de Raoul pour Cluny en 927. Le fait qu’ils s’en soient désintéressés auparavant atteste le caractère décisif du soutien du roi des Francs et de sa parenté pour l’insertion du monastère dans les milieux aristocratiques bourguignons. Cet élargissement du cercle des donateurs se manifeste enfin par des donations plus nombreuses, mais aussi plus éloignées du monastère que sous l’abbatiat de Bernon432. C’est essentiellement au cours de la période 936-942, dans les dernières années de l’abbatiat d’Odon, que certains aristocrates importants en Bourgogne, glissant d’une fidélité guilhemide à une vassalité rodolphienne, commencent à faire des concessions au monastère : le comte Liétaud de Mâcon en 935, le comte Geoffroy de Nevers en 936 et 940, l’évêque d’Autun Romond en 937 et Hugues le Noir en 942433. L’intervention de ces grands en faveur de Cluny ouvre sans doute la voie au véritable “décollage” des donations sous l’abbatiat de son successeur Aymard, probablement grâce à « l’enracinement du monastère dans son entourage » laïque434. B. H. Rosenwein a en dernier lieu éclairé la signification de ces donations dans le second quart du xe siècle. Dans son ouvrage sur la propriété clunisienne, elle a souligné le sens à la fois social et symbolique des échanges de biens avec le monastère. Ces derniers sont en effet créateurs de liens d’amitié entre les habitants de Cluny, et plus exactement saint Pierre, et leur voisinage laïque, dans la mesure où la terre est un intermédiaire pour générer un partenariat. Les cessions aux moines apparaissent donc comme des contre-dons – et non des dons –, c’est-à-dire des sortes de restitutions à Dieu de la propriété qu’il a concédée aux hommes, dans l’espoir d’obtenir le salut435. Les laïcs qui donnent à Cluny n’attendent donc pas seulement des prières en retour, mais aussi la création d’un lien avec le patron du monastère, une proximité de leurs biens avec une terre de nature quasi céleste et le salut de leur âme pour avoir rendu à Dieu sa propriété.

432. Sur ce point, cf. l’étude de D. W. Poeck sur l’inventaire et la cartographie des donations faites par des laïcs pour se faire enterrer à Cluny, D. W. Poeck, « Laienbegräbnisse in Cluny », p. 85-92. 433. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 250-251. Sur le glissement du comte de Nevers de la vassalité aux Guilhemides à celle de Raoul, cf. J.-P. Brunterc’h, « La succession d’Acfred », p. 230-233. 434. Sur le décollage des donations sous l’abbatiat d’Aymard, D. Méhu, Paix et communautés, p. 52-53. Sur l’abbatiat d’Aymard : J. Wollasch, Cluny, Licht der Welt, p. 61-66 et p. 61 pour la citation. 435. B. H. Rosenwein, To be the Neighbor, p. 136-139.

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

Conclusion : Odon, héritier de Bernon ? Odon a donc consolidé, mais aussi fait fructifier l’héritage de son prédécesseur pendant la première phase de son abbatiat. Son arrivée à la tête de Cluny apparaît comme un moment décisif dans l’histoire du premier Cluny, puisqu’elle donne lieu à une redéfinition des termes de l’acte de fondation et, plus largement, à une recomposition des rapports de pouvoir entre différents acteurs. Alors que Bernon n’a vraisemblablement pas eu besoin de mettre en œuvre les termes du testament de Guillaume, son successeur, confronté à des difficultés, a dû conforter sa propre autorité en s’appuyant sur plusieurs légitimités distinctes. Le conflit avec Gigny a ainsi permis de donner un contenu concret à la defensio apostolique de l’acte de fondation, en redéfinissant les rapports de Cluny avec les autorités royale et pontificale. Grâce à l’appui de ces dernières, Odon donne finalement corps à la mise à l’écart de son établissement hors de l’atteinte de tout pouvoir terrestre, en en faisant un lieu libre, un lieu protégé par l’immunité pontificale et, surtout, un lieu saint. Pour cette première phase de l’abbatiat d’Odon, trois établissements sont assez bien documentés : Cluny en 927-931, Saint-Géraud et Saint-Martin de Tulle au début des années 930. Dans les deux premiers cas, le croisement des actes de la pratique et des sources narratives permet d’éclairer des phénomènes de réécriture, afin de défendre des intérêts très précis. Plus exactement, il est possible de considérer ces “dossiers” documentaires comme une utilisation – quasiment offensive – de l’écrit par les moines. Ces stratégies discursives adoptent des formes différentes, hagiographiques ou diplomatiques, pour imposer un pouvoir, en l’occurrence celui d’Odon, à d’autres acteurs de la société, qu’il s’agisse de moines ou de laïcs. Plus qu’un simple héritier de Bernon, Odon apparaît donc comme un homme de pouvoir, extrêmement bien inséré dans les milieux aristocratiques de son temps. Ce phénomène est d’abord perceptible à l’échelle des monastères qu’il dirige, notamment à Cluny, seul cas où la richesse de la documentation permet une approche prosopographique. L’établissement est favorisé par de grands laïcs et ecclésiastiques, entraînés dans le sillage de hauts personnages en contacts étroits avec le deuxième abbé du monastère. Plus largement, les relations d’Odon avec les descendants de la Reichsaristokratie carolingienne lui permettent à la fois de trouver les appuis nécessaires pour conforter sa propre autorité à Cluny et à Déols, et de l’étendre à d’autres établissements monastiques. Si les premières réformes cénobitiques d’Odon s’inscrivent dans un horizon d’hommes qui était déjà celui de Bernon, ses perspectives s’élargissent grâce à l’intervention de Raoul et de sa parenté ou des titulaires du siège pontifical. Dans cette perspective, le deuxième abbé de Cluny est davantage l’héritier des Guilhemides et des Robertiens, auxquels il est lié par des liens de parenté spirituelle, que le simple dépositaire du legs de Bernon.

Chapitre III « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie » (936-942)

À

partir de sa désignation comme abbé, et surtout après le règlement des conflits liés à la succession de Bernon, l’itinéraire biographique d’Odon a pour fil conducteur sa direction de monastères de plus en plus nombreux. Cette activité intense de réforme semble avoir marqué les esprits dès le xe siècle. Jean de Salerne conclut ainsi le chapitre introductif de son premier livre en expliquant qu’Odon « fut ordonné abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie et devint chef et père très doux des monastères se trouvant dans la ville de Rome »1. Lorsqu’il mentionne sa mort en 942, Flodoard, seul autre auteur contemporain à évoquer Odon, parle de lui comme d’un « restaurateur de nombreux monastères et réparateur de la sainte règle  »2. Cette réputation de réformateur se perpétue ensuite dans les sources du Moyen Âge et de l’époque moderne, venant souvent justifier, par l’autorité du passé, le passage de certains établissements dans l’orbite de l’Ecclesia puis de l’ordo cluniacensis. L’année 936 constitue un véritable tournant dans l’itinéraire biographique d’Odon. Elle marque tout d’abord la disparition de deux personnalités importantes, le roi Raoul et le pape Jean XI, qui lui avaient été particulièrement favorables, notamment au cours des années 927-932. En 937 meurt également Ebbe de Déols, le fondateur de Bourg-Dieu, qui avait assuré de son vivant la sauvegarde du statut de son établissement. L’année 936 est en outre marquée par l’irruption d’hommes influents à la tête de plusieurs principautés territoriales. C’est en effet à partir de cette date que le robertien Hugues le Grand († 956) s’affirme définitivement comme le maître de la Neustrie et le premier grand du royaume, notamment par le rôle qu’il joue dans la succession de Raoul en donnant son appui au carolingien Louis IV d’Outremer. En août de la même année, le comte de Toulouse, Raymond-Pons († vers 940), s’autoproclame duc d’Aquitaine à Brioude et se place ainsi clairement dans la continuité des Guilhemides. Enfin, après la mort du pape Jean XI en janvier 936, son demi-frère Albéric († 954), princeps de Rome, le remplace par Léon VII († 939) : la collaboration étroite des deux hommes débouche sur leur forte implication dans les réformes monastiques de la Ville et sur une trêve avec Hugues d’Arles, en conflit avec Albéric depuis 932. 1. VO1, I 3, col. 45 B. 2. Flodoard, Annales, p. 86.

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Si la disparition des premiers protecteurs d’Odon rend parfois sa situation difficile dans les établissements issus de l’héritage de Bernon, ces changements politiques lui ouvrent également de nouvelles perspectives. Se démarquant des chemins tracés par son prédécesseur, les intérêts d’Odon se tournent vers des espaces qui étaient complètement étrangers à Bernon et pour lesquels il a des ­affinités personnelles : l’Italie et les régions ligériennes. C’est donc l’ouverture des perspectives de réforme qui semble marquer la seconde partie du multi-­abbatiat “odonien”, jusqu’au retour final en Touraine, sa région d’origine. L’approche géographique a ici été préférée à la perspective chronologique, dans la mesure où la première permet une meilleure synthèse sur les différents espaces dans lesquels Odon exerce ses activités de réformateur. Après l’analyse des restaurations monastiques en Italie et du devenir de l’héritage de Bernon, nous évoquerons ainsi longuement le retour définitif d’Odon dans les régions ligériennes.

I. L’attraction de la péninsule italienne Selon la Vita Odonis, Odon s’est consacré à trois activités principales dans la péninsule : les ambassades de paix entre Hugues d’Arles et Albéric, les pèlerinages et la restauration de monastères. Depuis E. Sackur, plusieurs travaux ont tenté de faire le point sur les réformes de monastères italiens, ou plus particulièrement romains, mais la majorité des études porte sur des périodes plus tardives 3. L’établissement d’une liste définitive des établissements restaurés par le deuxième abbé de Cluny dans la péninsule se heurte à trois écueils majeurs. Hormis pour les monastères de Farfa, Subiaco et du Mont-Cassin, aucun document diplomatique n’a été conservé pour les établissements italiens qui auraient été réformés par Odon4. Les indications données par les sources narratives ne se recoupent en outre que très partiellement et ont été écrites par des auteurs aux objectifs parfois divergents, sur une chronologie assez longue5. La difficulté ­d’envisager l’activité 3. E.  Sackur, Die Cluniacenser, I, p.  93-114 ; G.  Antonelli, « L’opera di Odone  », p.  19-40 ; B. Hamilton, « The monastic Revival », p. 35-68 ; G. M. Cantarella, « I Cluniacensi in Italia », p.  133-149 ; Id., «  Cluniacensi in Lombardia  », p.  347-366 ; D. W.  Poeck, Cluniacensis Ecclesia, p.  214-215 ; S.  Barret, «  Cluny et les Ottoniens  », p.  185-188 ; G.  Barone, « Gorze e Cluny a Roma  », p.  583-590. Pour l’historiographie italienne sur Cluny, G. Andenna, «  La storiografia su Cluny in Italia », p. 297-310. 4. Dans les éditions partielles des fonds documentaires de Sainte-Agnès sur la voie Nomentana et de Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or de Pavie, aucun document ne concerne la seconde moitié du xe siècle. Pour Sainte-Agnès : I. Lori Sanfilippo, « Le più antiche carte », p. 65-97. Pour Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or, l’édition de la documentation la plus ancienne est en cours, alors que les actes des xiie-xiiie siècles ont déjà été édités dans Le Carte del monastero di San Pietro in ciel d’Oro di Pavia. 5. Ce constat a été fait par G. Barone qui n’a cependant pas tenté d’établir une liste d’établissements réformés par Odon, G. Barone, « Gorze e Cluny », p. 584-586.



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réformatrice d’Odon en Italie tient enfin au fait que les auteurs de la péninsule, et au premier chef Jean de Salerne, ont accordé davantage d’importance aux ambassades de paix qu’aux réformes. Pour certains historiens, ce constat induit que les restaurations monastiques du deuxième abbé de Cluny en Italie étaient sans doute moins importantes que ne le laisse supposer une longue tradition érudite6.

A. Les réformes dans la région de Rome Dès la première version de la Vita Odonis, Jean de Salerne évoque la direction d’établissements romains par son maître, qu’il qualifie de « chef et père très doux de monastères se trouvant dans la ville de Rome »7. À partir de cette expression et d’indications données par des textes plus tardifs, la liste des abbayes réformées par Odon dans la région de Rome a lentement été construite par l’historiographie bénédictine. J. Mabillon constitue un jalon important dans cette perspective, puisque, dans son éloge sur Odon, il lui attribue les restaurations de Saint-Paulhors-les-Murs, d’un établissement de Nepi et d’un monastère sur l’Aventin, en se fondant essentiellement sur la Vita Odonis8. La Vie de Jean de Salerne, la Chronique du moine Benoît de Saint-André de Soracte, écrite entre 972 et l’An Mil, et la Destructio monasterii Farfensis, composée au début du xie  siècle par Hugues, abbé de Farfa (†  1039), constituent les trois textes principaux sur lesquels se sont appuyés les historiens pour faire le point sur les restaurations monastiques d’Odon dans la région romaine. Cet espace correspond à la principauté contrôlée par les Théophylactes, aristo­ crates romains qui dirigent la Ville et la région qui l’environne, dont Albéric est le meilleur représentant. Les trois sources soulignent d’ailleurs le rôle décisif de ce dernier dans l’instigation des réformes romaines d’Odon, comme celui du pape Léon VII (936-939)9. De nombreuses études, relativement anciennes, ont été consacrées à Albéric10. C’est probablement par le biais du milieu aristocratique romain qu’Odon a fait sa connaissance, grâce à ses contacts avec différents papes depuis 927. L’année 936 marque un tournant dans l’exercice du pouvoir d’Albéric, puisque le pape Jean XI, avec lequel les relations étaient tendues depuis quatre ans, est alors remplacé dès le mois de janvier par Léon VII qui soutient toutes ses décisions. Le B. Hamilton, « The monastic Revival », p. 48 ; G. Barone, « Gorze e Cluny », p. 584. VO1, I 3, col. 45 B. J. Mabillon, S. Odonis elogium historicum, chap. V, § 27, col. 26 C. Pour le rôle d’Albéric : à Saint-Élie de Nepi, VO1, III 7, col.  79  D ; à Farfa, Hugues de Farfa, Destructio, p. 39, l. 22-26 ; de manière générale, Benoît de Saint-André de Soracte, Chronicon, p. 167, l. 5-7. Pour le rôle du pape Léon VII : VO1, I 27, col. 55 A. 10. O. Gerstenberg, Die politische Entwicklung, p. 24-46. G. Arnaldi, « Alberico di Roma », p. 647-656. A. Rota, « La riforma monastica del “princeps” Alberico », p. 11-22. P. Toubert, Les Structures du Latium médiéval, II, p. 963-997.

6. 7. 8. 9.

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pontificat de ce dernier est marqué par l’octroi d’au moins six bulles à Odon pour les monastères qu’il dirige : trois pour Cluny à la fin de l’année 936 et, en janvier 938, trois nouvelles interventions en faveur de Cluny, Déols et Fleury11. Si l’on en croit la Vita Odonis, les rapports d’Odon avec ce pape ne se bornent toutefois pas à des demandes de privilèges : l’abbé de Cluny aurait aussi accepté de réformer Saint-Paul-hors-les-Murs sur son instance et de jouer un rôle de négociateur entre Albéric et Hugues d’Arles. Ces liens entre Odon et Léon VII sont probablement antérieurs aux premières confirmations de donations et apparaissent comme le produit de la proximité de l’abbé de Cluny avec le milieu aristocratique romain, depuis 927 au moins. L’appel de Léon VII à Odon pour restaurer Saint-Paul-hors-les-Murs, dès le début de son pontificat, trouve plusieurs explications. Devenu pape grâce à Albéric, ce pape semble n’avoir délivré de privilèges qu’à des monastères, signe de son souci de réforme, selon H. Zimmermann12. L’intervention d’Odon à Rome coïncide par ailleurs avec la détente des relations conflictuelles entre Albéric et Hugues d’Arles, concrétisée par le mariage du roi d’Italie avec Alda, fille du ­princeps de Rome, après l’été 93613. La restauration de Saint-Paul-hors-les-Murs entre probablement dans une même logique d’alliance entre les deux partis, tout comme le choix d’Odon par Léon VII pour tenter de concilier Albéric et Hugues à plusieurs reprises. Le contexte de l’année 936 a donc offert à Odon la possibilité de réformer des monastères dans la région de Rome, grâce au soutien des milieux aristocratiques qui y exerçaient le pouvoir. Le dossier des réformes romaines est toutefois très complexe, en raison de la diversité de la documentation.

Un dossier documentaire problématique La source la plus fiable pour les réformes d’Odon dans la région de Rome demeure probablement la Vita Odonis, parce qu’elle a été rédigée peu de temps après les faits, mais aussi parce que son auteur est d’origine romaine et connaît donc très bien les établissements de cet espace. Jean de Salerne n’évoque pourtant que rarement cette activité de son maître, ce qui a poussé beaucoup d’historiens à recourir à des textes plus tardifs. Plus encore qu’en Gaule, les différentes couches documentaires doivent donc être prises en compte pour parvenir à faire le point sur les restaurations cénobitiques du deuxième abbé de Cluny. La Vita Odonis de Jean de Salerne et la Destructio monasterii Farfensis ­d’Hugues de Farfa sont les deux seuls textes des xe-xie siècles à évoquer ­l’activité 11. Pour Cluny en 936 : no 73, Papst., p. 125-126 ; no 74, Ibid., p. 126-128 ; no 75, Ibid., p. 128-129. Pour Cluny en 938 : no 81, Ibid., p. 137-138. Pour Déols en 938 : no 82, Ibid., p. 138-140. Pour Fleury en 938 : no 83, Ibid., p. 140-142. 12. H. Zimmermann, « Léon VII », dans Dictionnaire historique de la papauté, p. 1023-1024. 13. G.  Fasoli, I Re d’Italia, p.  138-139. Fait confirmé par F.  Bougard, Le Royaume d’Italie aux ixe‑xe siècles (à paraître).



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réformatrice d’Odon dans la région de Rome, mais ils divergent en partie sur le nombre et le nom des monastères concernés. Si Saint-Paul-hors-les-Murs est bien attesté par les deux sources, Jean de Salerne mentionne en outre Saint-Élie de Nepi, tandis qu’Hugues de Farfa cite Sainte-Marie sur l’Aventin (une fondation d’Albéric), Saint-Laurent-hors-les-Murs, Sainte-Agnès sur la voie Nomentana et Farfa14. Dans la Vita Odonis, bien qu’Odon ait reçu du pape la charge abbatiale de Saint-Paul, c’est un autre homme, du nom de Baudouin [Balduinus], qui y est ensuite désigné comme abbé à deux reprises et qui apparaît également à la tête de Sainte-Marie sur l’Aventin15. Ce dernier est donc certainement le co-abbé d’Odon dans ces deux monastères, déduction d’ailleurs confirmée près d’un siècle plus tard par la Destructio d’Hugues de Farfa16. Autre source du xe siècle, la chronique de Benoît de Soracte s’accorde avec Hugues de Farfa sur la réforme des monastères de Saint-Laurent-hors-les-Murs et de Saint-Paul, tout en ajoutant à cette liste Saint-Étienne in Mariano et Saint-André de Soracte. Elle attribue cependant l’initiative et la mise en œuvre de ces restaurations au seul Albéric, sans même mentionner Odon17. Cette éclipse ­étonnante du rôle du deuxième abbé de Cluny, notamment dans le cas de Saint-Paul, alors que son intervention y est confirmée par la majorité des textes, trouve une explication à l’aune des affinités politiques de l’auteur, mises en relation avec le contexte de rédaction de la chronique. Benoît nourrissait en effet une certaine admiration pour Charlemagne et Albéric, et, à l’inverse, une animosité constante envers Otton Ier. Or, le chroniqueur écrit à un moment où les relations entre les Ottoniens et les abbés de Cluny se nouent, comme en témoignent les liens d’amitié entre Maïeul et Otton II et ceux d’Odilon avec l’épouse d’Henri II18. Benoît a donc peut-être pris le parti de ne pas évoquer Odon au côté d’Albéric, ce qui lui permettait de placer symboliquement ce dernier dans la lignée de Charlemagne, en tant que princeps prenant seul en charge la réforme de l’Église. Il est également possible qu’il ait volontairement passé sous silence le rôle d’Odon car les abbés du monastère de Cluny, qui étaient ses contemporains, se trouvaient dans le réseau personnel des Ottoniens. Ces hypothèses n’autorisent certes pas à ré-attribuer à Odon toutes les réformes que Benoît impute au seul Albéric, mais elles permettent de faire des recoupements avec les textes de Jean de Salerne et d’Hugues de Farfa pour Saint14. Pour Saint-Paul-hors-les-Murs : VO1, I 27, col. 55 A ; Hugues de Farfa, Destructio, p. 40, l. 3. Pour Saint-Élie de Nepi : VO1, III 7, col.  79-80. Pour Sainte-Marie sur l’Aventin : Hugues de Farfa, Destructio, p. 40, l. 3-19. 15. Pour l’attribution de la réforme de Saint-Paul à Odon : VO1, I 27, col.  55 A. Passage désignant Baudouin comme abbé de Saint-Paul : Ibid., II 22, col. 72 D. Passage désignant Baudouin comme abbé de Sainte-Marie sur l’Aventin : Ibid., II 21, col.  72  C. Sur le rôle de Baudouin à Saint-Paul, B. Trifone, « Serie dei prepositi », p. 110. 16. Hugues de Farfa, Destructio, p. 40, l. 5-10. 17. Benoît de Saint-André de Soracte, Chronicon, p. 167-170. 18. D. Iogna-Prat, Agni immaculati, p. 362-376. Plus récemment, S. Barret, « Cluny et les Ottoniens », p. 189-194.

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Paul-hors-les-Murs et Saint-Laurent-hors-les-Murs. La réforme de Saint-Élie de Nepi n’est attestée, quant à elle, que par la Vita Odonis. *   * * Les réformes de Saint-André sur le mont Celio et de Subiaco relèvent clairement d’interpolations d’historiens d’époque moderne. Dans la première Vita Odonis, l’hagiographe mentionnait en effet, de manière anodine, la présence de son maître près du monastère de Saint-André sur le mont Celio19. Cet établissement n’apparaît ensuite plus dans les sources médiévales évoquant les activités de l’abbé de Cluny en Italie, à l’exception du remaniement de la Vie d’Odon par Nalgod, qui reprend pratiquement les propos de Jean de Salerne20. Il faut attendre les Annales Camaldulenses pour voir réapparaître ce monastère dans la documentation qui traite des réformes d’Odon. Il s’agit d’une œuvre monumentale du xviiie  siècle, dirigée par deux moines camaldules, G.  Mittarelli (†  1777) et A. Costadoni († 1785), dont le projet consistait à retracer l’histoire de leur ordre et de l’Église italienne en éditant des documents, dans la lignée des travaux d’érudition mauristes initiés par J. Mabillon21. Ces deux auteurs reprennent d’ailleurs les conclusions de ce dernier pour les réformes des monastères de la région de Rome, mais y ajoutent Farfa et le « monastère de Grégoire », c’est-à-dire SaintAndré sur le mont Celio. Ils évoquent également la réforme probable d’autres monastères romains en s’appuyant sur une citation de la Destructio d’Hugues de Farfa22. Il est vrai que Saint-André reçoit une donation d’Albéric en 945, mais l’abbé y est à l’époque un certain Benoît qui ne semble entretenir aucun lien avec Odon23. Le fait que le princeps de Rome ait favorisé ce monastère ne suffit pas à en faire un monastère réformé par le deuxième abbé de Cluny. L’intérêt porté par G. Mittarelli et A. Costadoni à cet établissement n’est d’ailleurs pas tout à fait anodin, car il est entré dans l’ordre camaldule en 157324. Bien que fort tardives, les conclusions des Annales camaldulenses sur la réforme de Saint-André sur le mont Celio par Odon ont été reprises dans les répertoires historiques des monastères romains et dans la monographie consacrée à cette abbaye25. Subiaco est très proche du cas de Saint-André sur le mont Celio. Aucune source médiévale n’évoque sa réforme par Odon, y compris le cartulaire et le catalogue des abbés de ce monastère. Ce dernier date du xiie  siècle et a été

19. VO1, II 9, col. 66 B. 20. Nalgod, Vita Odonis reformata, chap. 34, col. 99 C-D. 21. Sur ces deux auteurs, C. Caby, De l’érémitisme rural au monachisme urbain, p. 20-29. 22. G. Mittarelli, A. Costadoni, Annales Camaldulenses Ordinis sancti Benedicti, p. 70-71. 23. A. Gibelli, L’Antico Monastero, p. 37-38. 24. Sur l’entrée de Saint-André sur le mont Celio dans l’ordre camaldule, Ibid., p. 10. 25. G. Ferrari, Early Roman Monasteries, p. 147. F. Caraffa (dir.), Monasticon Italiæ, p. 56. A. Gibelli, L’Antico Monastero, p. 9 et 37-38.



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i­ntégré dans la Chronicon sublacense, une compilation de divers textes réalisée au xive siècle. Pour la ­première moitié du xe siècle, la Chronique ne mentionne qu’un certain Léon à la tête de l’établissement, abbatiat d’ailleurs confirmé par les chartes du cartulaire26. Les choses changent toutefois avec la Cronaca sublacense de C. Mirzio († 1628), une continuation des deux premières chroniques de Subiaco jusqu’en 1628, qui leur apporte des compléments, grâce à la compilation par l’auteur des cartulaires de l’abbaye. La question des réformes d’Odon dans la région de Rome y est abordée à l’année 941 : Autour de ces années, saint Odon, abbé de Cluny, mandé de Cluny par le pape Jean XI, et placé à la tête de Saint-Paul de la Ville, devint de la même manière réformateur général de l’ordre bénédictin et commença à réformer les monastères voisins de Rome et tout à l’entour, par sa parole et son exemple, et à diriger les moines y habitant […]. Aussi s’attacha-t-il à réformer, parmi ces établissements […], Subiaco et Farfa27.

Alors que, sur l’ensemble de sa chronique, C. Mirzio cite ses sources, il ne justifie ici les réformes de Farfa et de Subiaco par aucun document. Il est vrai que ce dernier établissement a été particulièrement favorisé par Albéric et par les papes de la première moitié du xe  siècle, probablement en raison des liens qui unissaient l’abbé Léon aux milieux aristocratiques romains28. Rien ne laisse néanmoins s­ upposer une prise en charge de l’abbaye par Odon. *   * * Le cas de Farfa permet de résumer les incertitudes face auxquelles se trouve l’historien lorsqu’il tente de faire le point sur les réformes romaines d’Odon. Seule la Destructio d’Hugues de Farfa mentionne en effet l’arrivée au monastère de disciples du deuxième abbé de Cluny qui seraient venus remplacer Campon [Campo], le m ­ auvais abbé de l’établissement, à la demande d’Albéric : Enfin, alors qu’Odon avait envoyé des moines réguliers au monastère de Sainte-Marie de Farfa, le funeste Campon, avec ses moines, refusa de les recevoir, et ils entreprirent plutôt de les tuer de nuit, avec des couteaux, pendant qu’ils se reposaient sur leurs lits. Mus par la crainte, ils revinrent à Rome vers le princeps29.

À partir de ce court récit, presque tous les historiens contemporains qui se sont intéressés aux restaurations de l’abbé de Cluny en Italie ont évoqué sa direction de 26. Sur la mention de l’abbé Léon dans la chronique : Chronicon sublacense, p. 6. Sur la notice de la chronique, Ibid., p. XVII-XIX. Pour la première moitié du xe siècle, le cartulaire, constitué dans la seconde moitié du xie siècle, contient onze actes qui évoquent seulement l’abbé Léon, Il Regesto Sublacense : nos 1, 9, 16, 17, 19, 23, 24 [privilèges royaux et pontificaux] ; nos 40, 43, 155 [donations ou ventes par des particuliers]. 27. C. Mirzio, Cronaca Sublacense, p. 112. 28. Sur les liens entre l’abbé Léon et les Théophylactes, P.  Egidi, G. Giovannoni, F. Hermanin, I Monasteri di Subiaco, p. 63-75. 29. Hugues de Farfa, Destructio, p. 40, l. 14-18.

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l’abbaye de Sabine30. La prise en compte de l’ensemble du texte et de son contexte de rédaction vient cependant nuancer cette unanimité historiographique. Il s’agit en effet d’un opuscule écrit au début du xie siècle par l’abbé de Farfa, Hugues, qui avait été imposé à la tête de l’établissement en 998 par Otton III († 1002)31. Sa Destructio narre la lente décrépitude de Farfa à la suite des invasions sarrasines et hongroises, due en grande partie à la mauvaise gestion du monastère, jusqu’à l’abbatiat de l’auteur. C’est au cœur de cette décadence – qu’il présente comme irrémédiable –, qu’Hugues mentionne l’unique tentative de réforme des mœurs des moines, par Albéric, aidé activement par Odon32. La Destructio apparaît donc comme un plaidoyer en faveur de la correction de ce monastère, dont Hugues se veut l’artisan. Or, il écrit immédiatement après l’implantation des coutumes de Cluny dans son établissement, à l’extrême fin du xe siècle, démarche qui a donné lieu à la mise par écrit du Liber Tramitis. Cette adoption des mœurs “clunisiennes” s’est faite non seulement sous l’égide d’Odilon, mais aussi avec l’approbation en 999 du pape Sylvestre II († 1003) – c’est-à-dire Gerbert d’Aurillac, ancien moine très proche de Cluny – et d’Otton III, dont les liens personnels avec le monastère bourguignon sont bien connus33. Au tournant des xe-xie siècles, la réforme de Farfa s’est donc déroulée dans un climat très fortement influencé par Cluny. Il est dès lors difficile de déterminer si Hugues fait le récit d’une authentique tentative de réforme par Odon ou si l’évocation de ce dernier est un moyen pour lui de légitimer a posteriori l’introduction des coutumes du monastère bourguignon à Farfa. Même si l’auteur avait peu intérêt à valoriser l’intervention du princeps romain dans un monastère royal, de surcroît jaloux de son indépendance, la seconde solution semble la plus probante. Il n’existe en effet aucune trace de cette tentative de réforme dans le reste de la documentation de Farfa, en ­particulier dans le cartulaire, copié par le moine Gregorio di Catino au cours du xie  siècle34. Dans le catalogue des abbés de l’établissement, placé au début du recueil et ­malheureusement mutilé juste après l’abbatiat de Campon, Odon n’est d’ailleurs

30. C’est surtout le cas des historiens qui ont travaillé spécifiquement sur l’Italie et dont les travaux ont ensuite été repris : E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 104-105 ; G. Antonelli, « L’opera di Odone », p. 27 ; B. Hamilton, « The monastic Revival », p. 48 ; D. W. Poeck, Cluniacensis Ecclesia, p. 215 ; S. Barret, « Cluny et les Ottoniens », p. 188 ; G. Barone, « Gorze e Cluny a Roma », p. 584-586. De la même manière, la dernière spécialiste de Farfa a accordé foi aux informations de la Destructio : M. Stroll, The medieval Abbey of Farfa, p. 25-26. 31. Sur l’imposition d’Hugues par Otton III, T. Bacchi, « Santa Maria di Farfa », p. 40. 32. Sur la Destructio, J.-M.  Sansterre, «  “Destructio” et “diminutio” d’une grande abbaye royale  », p. 429-445. 33. Pour l’approbation de cette réforme par le pape Sylvestre II, G. Picasso, « “Usus” e “consuetudines” cluniacensi  », p.  224. Sur la mise en place de cette réforme : Liber Tramitis ævi Odilonis abbatis, p. XXIII-XXIV. Sur Gerbert d’Aurillac et ses liens avec Cluny, P. Riché, Gerbert d’Aurillac, p. 190, 228, 240-241. Sur les liens entre les abbés de Cluny et les Ottoniens, cf. supra, n. 18, p. 259. 34. Nous tenons à remercier ici J.-M. Sansterre pour ses remarques sur la réforme de Farfa.



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pas mentionné, ce que confirment les quelques chartes de cette période35. Par ailleurs, Jean de Salerne ne parle à aucun moment de cette réforme qu’il aurait pourtant eu intérêt à mentionner en raison du prestige de cette abbaye, bien que, si cette dernière a eu lieu dans les conditions décrites par Hugues de Farfa, l’hagiographe ait pu préférer éclipser un échec de son ­maître. Un dernier argument réside enfin dans la nature même de la Destructio, présentée explicitement par le prologue d’Hugues comme une réponse à un texte plus ancien, le Libellus constructionis Farfensis36. Il s’agit d’un récit écrit par un moine ­anonyme de Farfa au ixe siècle, qui raconte la refondation mythique de l’établissement par Thomas de Morienne, après les destructions lombardes37. Or, plusieurs travaux ont souligné le renouveau historiographique qui avait marqué l’abbatiat d’Hugues, ainsi que l’ambiance légendaire qui entourait de nombreux épisodes relatifs à la construction monumentale du monastère, notamment dans le texte de la Constructio, donc aussi dans celui de la Destructio38. Le récit de la réforme manquée de l’abbaye par Odon entrerait ainsi dans une logique de reconstruction mythique des origines, démarche de ­restauration qui ne réussit que sous l’abbatiat de l’auteur de l’opuscule, avec l’aide d’un autre abbé de Cluny.

Odon, « archimandrite » à Rome ? En définitive, la seule certitude sur ces réformes romaines est que le deuxième abbé de Cluny a restauré Saint-Paul-hors-les-Murs et Saint-Élie de Nepi. Ce dernier monastère est extrêmement mal connu, puisque Jean de Salerne déclare seulement qu’il a été confié à son maître par Albéric et qu’un certain Théotard [Theotardus], qualifié de præpositus et désigné comme « l’un de nos frères », était le co-abbé d’Odon sur place39. L’implication de la famille du princeps de Rome dans le diocèse de Nepi est confirmée quelques années plus tard par une charte de 945 qui précise que l’un des frères d’Albéric, Serge [Sergius], en est l’évêque40. Il est toutefois impossible de dater précisément cette réforme, qui a probablement eu lieu entre 936 et 942.

35. Pour le catalogue des abbés, Il Regesto di Farfa, t. I, p. 9. Les chartes de notre période mentionnent d’abord un abbé Radfred [Radfredus] entre 930 et 936, Ibid., t. III, nos 370, 371, 372, 373, 374, 375. Les chartes mentionnent ensuite un abbé Campon de 936 à 943 : Ibid., nos 377, 378, 379, 380, 381. 36. Hugues de Farfa, Destructio, p. 27-28. 37. Libellus constructionis Farfensis, p. 1-23. Notice sur le texte, Ibid., p. IX-XII. 38. Sur le renouveau historiographique à Farfa et l’ambiance légendaire des récits de construction, U.  Longo, «  Agiografia e identità monastica a Farfa  », p.  316-317. A.  Prandi, « Osservazioni ­sull’abbazia di Farfa », p. 357. 39. VO1, III 7, col. 79 D-80 A. Un homme de ce nom souscrit plusieurs chartes de Cluny dans les années 934-940, sans que l’on sache quel est son statut : CLU, nos 422, 438, 514, 515. 40. F.  Ughelli, Italia sacra, col.  1026 A-1028  B. Sur l’Italia sacra, compilation de notices érudites accompagnées de pièces justificatives, A. Vauchez, C. Caby (dir.), L’Histoire des moines, p. 38-40.

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

Saint-Paul-hors-les-Murs est un peu mieux documenté. B.  Hamilton et G. Barone estiment que le principal objet de cette réforme était de remplacer les chanoines qui s’occupaient du sanctuaire par des moines41. Selon Jean de Salerne, c’est un pape, probablement Léon VII – et non Jean  XI comme l’affirment les Annales camaldulenses –, qui en est l’instigateur. Il aurait fait appel à Odon dès juin 936, date donnée au détour d’une vision où il est question du couronnement de Louis IV d’Outremer et qui a été reprise par les historiens42. C’est d’ailleurs à la fin de l’année 936 qu’Odon reçoit trois bulles différentes pour Cluny, dont le formulaire laisse penser qu’il s’est lui-même rendu à Rome43. Baudouin exerce la fonction de co-abbé à Saint-Paul, tandis que Jean de Salerne, selon ses propres dires, y devient prieur à une époque inconnue44. À la demande de ce Baudouin, Odon y aurait « corrigé et éclairci par des gloses le livre sur la vie du très saint évêque Martin qu’écrivirent Gallus et Postumianus sous forme de dialogues  », allusion aux Dialogi rédigés par Sulpice Sévère sur les miracles de Martin45. En 950, Saint-Paul-hors-les-Murs est toutefois confié par le pape Agapet  II († 955) à un disciple de Jean de Gorze, probablement parce qu’il s’agissait pour le pontife d’un même courant réformateur, incarné indistinctement par Cluny ou le monachisme lotharingien46. Avec le temps, cet établissement devient une référence importante à Cluny, en tant que lieu de “transit” des reliques des apôtres, qui auraient ensuite été amenées au monastère bourguignon en 981, selon un récit des années 112047. Or, quelques années avant la rédaction de ce dernier texte, le remaniement de la Vita Odonis par l’Humillimus fait de la réforme de Saint-Paulhors-les-Murs un événement capital, l’apothéose de la carrière d’Odon, qui « vise à ancrer fortement Cluny dans la légitimité apostolique romaine »48. Le croisement des textes de Benoît de Soracte et d’Hugues de Farfa permet également d’attribuer à l’abbé de Cluny, avec une quasi-certitude, la restauration 41. B. Hamilton, « The monastic Revival », p. 38. G. Barone, « Gorze e Cluny a Roma », p. 587. 42. VO1, I 27, col. 55 A. Jean de Salerne y explique qu’Odon aurait été trouver l’ermite Adegrin pour lui demander son avis sur la requête pontificale. Ce dernier raconte alors à Odon qu’il avait eu, le jour même, une vision de saint Martin, qui disait se rendre en Francie depuis Rome pour assister à « l’ordination de Louis, roi des Francs ». Or, le sacre de Louis IV d’Outremer a eu lieu le 19 juin 936. Pour la date de cette réforme, Ibid., I 27, col. 55 B. Pour la date du couronnement de Louis IV : P. Lauer, Le Règne de Louis IV, p. 13. G. Antonelli était parvenu à la même conclusion, G. Antonelli, « L’opera di Odone », p. 25. 43. Il s’agit des no 73, Papst., p. 125-126 ; no 74, Ibid., p. 126-128, et no 75, Ibid., p. 128-129. L’hypothèse d’une demande des privilèges par Odon en personne découle d’une même phrase, utilisée dans le formulaire des deux dernières bulles : « Igitur, quia postulavit a nobis tua reverentia […] », p. 127 et 128. 44. Cf. supra, la biographie de Jean de Salerne dans notre introduction générale, p. 28. Sur les successeurs d’Odon, I. Schuster, La Basilica e il Monastero di S. Paolo fuori le mura, p. 48-59. 45. VO1, II 22, col. 72 D. 46. G. Barone, « Gorze e Cluny a Roma », p. 589. 47. D. Iogna-Prat, « Panorama », p. 71. Id., Ordonner et exclure, p. 84-86. 48. Pour la citation et l’analyse du récit consacré à Saint-Paul-hors-les-Murs par l’Humillimus, D. IognaPrat, « La geste », p. 191-193.



III. « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie » (936-942)

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de Saint-Laurent-hors-les-Murs et de confirmer son rôle probable, comme abbé titulaire, à Sainte-Marie sur l’Aventin49. Il est en revanche impossible de préciser quand ces réformes ont eu lieu, si ce n’est que le rôle qu’y a joué Albéric laisse supposer la date de 932 – ou plutôt de 936 – comme terminus a quo, et de 942, année de la mort d’Odon, comme terminus ante quem. En revanche, l’incer­ titude demeure pour les autres monastères cités par Hugues de Farfa ou Benoît de Saint-André de Soracte. C’est notamment le cas pour Sainte-Agnès sur la voie Nomentana, qui, selon l’éditeur de sa documentation diplomatique, serait un ­établissement canonial dans la première moitié du xe siècle, ce qui s’accorde mal avec l’hypothèse du gouvernement abbatial d’Odon50. Ces analyses sur les restaurations monastiques d’Odon à Rome et dans sa région ont été synthétisées sur les figures 7 et 8 présentées ci-après. *   * * Le corpus documentaire des réformes romaines d’Odon soulève par ailleurs la question de sa fonction dans la Ville. Dès la première moitié du xe siècle, Jean de Salerne qualifiait son maître de « chef et père très doux de monastères se trouvant dans la ville de Rome », une désignation assez générale51. Dans la Destructio, Hugues de Farfa précise un siècle plus tard qu’Albéric avait nommé Odon « archimandrite préposé à tous les monastères voisins de Rome »52. L’expression a souvent été commentée dans le sens d’une direction de tous les établissements de la région soumise au princeps de Rome, contribuant ainsi à faire d’Odon le réformateur d’une liste exponentielle de monastères53. La question revient donc à déterminer si l’auteur de la Destructio fait référence à un véritable titre – hérité du monachisme byzantin, encore présent à Rome au ixe siècle – qui aurait été conféré à Odon par Albéric, si cette expression est anodine, ou si elle reflète davantage les réalités du xie siècle54.

49. Sur Saint-Laurent, G. Da Bra, San Lorenzo fuori le Mura, p. 72. La seule étude existant sur SainteMarie est une analyse d’histoire de l’art, qui évoque les liens entre cet établissement et plusieurs abbés de Cluny, Odon, Maïeul et Odilon : S. Riccioni, « L’autel-reliquaire de Sainte-Marie de l’Aventin », p. 216-218. Cf. aussi A. Ilari, Il Granpriorato Giovannita di Roma, p. 34. 50. I. Lori Sanfilippo, « Le più antiche carte », p. 69. 51. VO1, I 3, col. 45 B. 52. « [Albericus] eum [Oddonem] archimandritam constituit super cuncta monasteria Rome adiacentia », Hugues de Farfa, Destructio, p. 39, l. 25-28. 53. C’est par exemple le cas de G. Antonelli, « L’opera di Odone », p. 26, ou de B. Hamilton, « The monastic Revival », p. 47-52. D. Iogna-Prat évoque de son côté « un titre propre à coiffer l’ensemble des maisons qui lui sont confiées », D. Iogna-Prat, « Odon, Romainmôtier », p. 155. 54. La possibilité d’un héritage byzantin découle de la forte présence monastique grecque dans la région de Rome, mise en valeur par plusieurs travaux : B.  Hamilton, «  Orientale Lumen  », p.  181-216 ; Id., « The City of Rome and the Eastern Churches », p. 5-26 ; J.-M. Sansterre, Les Moines grecs et orientaux à Rome, vol. 1, p. 31-51 et 77-114.

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

Ste-Agnès sur la voie Nomentana

N 0

2,5 km

St-Laurenthorsles-Murs

St-André sur le mont Celio Ste-Marie sur l’Aventin

St-Paul-horsles-Murs

Monastères réformés de manière sûre Monastères réformés de manière probable Incertitude de la réforme

Réalisation graphique: I. Rosé, d’après G. Ferrari, Early Roman Monasteries, planches I et VI

Mention de la présence d’Odon dans la Vita Odonis, sans qu’il soit qualifié d’abbé

Fig. 7. Réformes d’Odon à Rome.

Archimandrita est un terme grec latinisé qui désigne le supérieur d’un é­ tablissement religieux, dès les premiers temps du monachisme. Son utilisation est relativement courante du ive au vie siècle, notamment dans les polémiques antihérétiques faisant allusion à des événements advenus en Orient ou dans les bulles pontificales adressées aux dignitaires de Byzance ; il se trouve de manière plus isolée dans l’hagiographie des moines orientaux ou dans certaines règles cénobitiques, notamment celle de Colomban55. À l’époque carolingienne, le terme ­semble 55. Pour les polémiques anti-hérétiques évoquant l’Orient : Léon le Grand, De hæresi et historia manichæorum, col. 973 B, 974 C (deux occurrences), 974 D, 978 A (deux occurrences) ; Id., De hæresi et historia Eutyciana, quarante-trois occurrences. Pour les lettres pontificales, les occurrences les plus fréquentes se trouvent chez Léon le Grand, Epistola XXXII, col. 795 A ; Epistola LI, col. 843 C ; Epistola LXI, col. 874 A ; Epistola LXXI, col. 895 A ; Epistola LXXV, col. 901 C. Pour les œuvres

iii. « abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’hesPérie » (936-942)

re Tib

DUCHÉ DE TOSCANE

267

N

DUCHÉ DE SPOLÈTE Farfa

M

St-Élie de Nepi

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0

ROME Subiaco

150 km

Monastères réformés de manière sûre

Incertitude de la réforme

PRINCIPAUTÉ DE BÉNÉVENT Réalisation graphique: I. Rosé

Forte improbabilité de la réforme

Limite du patrimoine de Saint-Pierre

Fig. 8. réformes d’odon dans le patrimoine de saint-Pierre.

se diffuser, notamment par son usage dans la législation conciliaire, où il est clairement synonyme d’abbas56. au cours des Viiie-ixe siècles, lorsqu’il n’est pas employé dans les textes à vocation réglementaire, le mot semble toutefois polysémique. Dans la dédicace de l’une de ses œuvres, Paschase radbert s’adresse ainsi­ à­ un­ certain­ Garin,­ qu’il­ qualifi­e­ de­ Corbeiensi abbati et archimandritæ suo, sans que l’on puisse déterminer si l’emploi des termes d’abbas et archimandrita relève de la redondance ou désigne deux fonctions distinctes, exercées par le même homme57. Dans une lettre d’alcuin adressée au pontife léon iii,

monastiques, on le trouve par exemple chez euCher de Lyon, Epitomes operum Cassiani, l. i, § 11, col. 874 B ; CoLoMBan, Regula monachorum, chap. vii, p. 132, l. 24-26 (le terme y désigne la personne qui chapeaute plusieurs abbés). il apparaît également dans les Vitæ de Pacôme, Basile et siméon, ainsi que dans les traductions de l’Histoire lausiaque de Palladius. 56. Canon 7 du concile de Fréjus en 796/797, Concilia ævi Karolini, MGH, Legum i, p. 191 ; canon 12 du même concile, p. 193-194. Canon 1 du concile d’ingelheim, Concilia ævi Karolini, MGH Legum ii, p. 551. 57. PasChase radBert, De fide, spe et charitate, p. 3, l. 20-22. une adresse du même type se trouve dans un texte plus tardif, l’une des lettres d’odorannus, moine de saint-Pierre-le-vif de sens († vers 1046), composée vers 1022-1023 : odorannus de sens, Opera omnia, chap. Xiii, p. 264-265.

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

archimandrita désigne en outre clairement le pape58. Dans ces deux cas, la ­présence même du terme dans l’adresse ou la dédicace invite à supposer qu’il revêt une connotation prestigieuse à l’époque carolingienne, probablement en ­raison de son origine grecque. Le terme d’archimandrite apparaît à plusieurs reprises dans l’hagiographie jusqu’au milieu du xie  siècle et semble toujours y être un synonyme d’abbas, notamment dans deux documents à peu près contemporains d’Odon. Il se trouve d’abord dans un texte écrit dans le premier tiers du xe siècle par le moine Odilon de Saint-Médard de Soissons († vers 920), qui raconte la découverte et la translation de reliques romaines vers son abbaye. Cet auteur rapporte en fait des événements du ixe siècle, époque où la Ville était encore sous forte influence byzantine, ce qui peut expliquer la mention d’un archimandrita nommé Ingoald lors de l’invention des saints corps59. Écrite par un clerc du nom de Ruotger en 966 ou 967, la Vie de l’archevêque Bruno de Cologne, frère d’Otton Ier († 973), est pour sa part davantage liée aux milieux germaniques60. Enfin, dans un privilège du pape Jean XIII (965-972) octroyé au monastère de Fulda le 8 novembre 969, une clause évoque la place particulière du supérieur de cet établissement dans la hiérarchie ecclésiastique des anciens espaces francs, grâce au terme d’archimandrita : Ajoutant en outre, pour l’amour du pieux et très chrétien seigneur Otton [Ier], empereur auguste nommé plus haut, nous avons décidé spécialement que l’abbé de Fulda obtienne la prééminence du siège devant les autres abbés de Gaule ou de Germanie, en tout lieu où ils s’assemblent, mais aussi qu’il demeure l’archimandrite le plus avisé et le plus honorable, grâce à notre autorité apostolique61.

Selon H.  Zimmermann, cette clause constitue une interpolation du premier quart du xie  siècle, insérée dans le privilège par l’abbé Richard de Fulda qui aurait ainsi tenté de se faire confirmer par l’autorité pontificale un faux forgé en avril 102062. Dans ce passage, qui est à peu près contemporain de la rédaction de la Destructio, le terme d’archimandrite semble donc associé, pour la première fois, à l’idée d’une supériorité d’un abbé sur d’autres dignitaires religieux, une articulation effectuée dans les milieux ottoniens du début du xie  siècle avec la caution romaine. En définitive, il est possible d’émettre quelques hypothèses sur les raisons pour lesquelles Hugues de Farfa emploie le terme d’archimandrite pour qualifier le rôle 58. Alcuin, Epistola XCIV, p. 139, l. 1. 59. Odilon de Soissons, Liber de translatione reliquiarum s. Sebastiani et Gregorii papæ, chap. 14, col. 593 D. 60. Ruotger de Cologne, Vita sancti Brunonis, chap.  37, p.  38, l.  24. D’autres mentions du même genre apparaissent jusqu’au milieu du xie siècle, notamment dans Les Gestes des évêques d’Auxerre, chap. 8, p. 50-51. 61. No 199, Papst., p. 394-395, ici p. 395. 62. Pour le faux d’avril 1020, no 526, Papst., vol. II, p. 1 000-1002. Le terme d’archimandrite n’apparaît toutefois pas dans cette fausse bulle.



III. « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie » (936-942)

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rempli par Odon à Rome. Il écrit d’abord dans un contexte de diffusion de la pensée du Pseudo-Denys en Occident qui favorise l’apparition « de qualifications hiérarchiques dans la titulature des élites ecclésiastiques »63. La rareté du terme au xe siècle et son origine grecque laissent par ailleurs penser que son emploi reflète une volonté de préciosité de l’auteur, dans la lignée de l’adresse d’Alcuin ou de la dédicace de Paschase Radbert, sans que cela implique nécessairement l’existence d’un véritable titre à Rome à l’époque d’Odon. Dans les premières décennies du xie  siècle, archimandrita commence toutefois à exprimer l’idée d’une primatie sur d’autres abbés, notion définie par les cercles monastiques proches des Ottoniens, c’est-à-dire des milieux semblables à ceux qui ont veillé à la réforme de Farfa. Hugues a donc vraisemblablement utilisé un terme précieux, qui avait déjà été employé par les autorités qu’il côtoyait, dans un sens voisin. Par ailleurs, en lui accolant l’expression « super cuncta monasteria », l’auteur de la Destructio semble décrire certaines réalités monastiques de la fin du xe et du début du xie siècle. Depuis la bulle de Jean XIX en 1024 – soit dans les années qui entourent la rédaction de la Destructio –, Odilon, en tant qu’abbé de Cluny, représente en effet la tête du corps désormais autonome de l’Ecclesia Cluniacensis, formé par un réseau d’abbayes et prieurés64. À travers l’expression archimandrita super cuncta monasteria, la position théorique du supérieur de Cluny dans la première moitié du xie siècle est alors peut-être venue se greffer sur la figure d’Odon, sous la plume d’Hugues de Farfa.

B. Pavie, Salerne et le Mont-Cassin L’idée d’une réforme de ces trois établissements par Odon découle en grande partie des hypothèses de J. Mabillon dans l’éloge historique qu’il a consacré au deuxième abbé de Cluny. Il y déclare en effet, dans le chapitre V, consacré aux restaurations d’abbayes : […] de même, certains monastères italiens vinrent à cette époque-là sous la domination de Cluny, c’est-à-dire ceux de Nepi, de l’Aventin, de Saint-Paul de Rome – ce qui est évident d’après les propos de Jean –, et celui de Salerne, aux frères duquel Jean dédia la Vita d’Odon. Il est également très vraisemblable que le monastère de SaintPierre de Pavie en fit partie, puisqu’en revenant de Rome, Odon y laissa Jean, alors chanoine puis moine, pour le former, comme il en témoigne lui-même à son sujet dans son premier livre, au chapitre 4. Ce monastère s’appelle Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or, autrefois Saint-Augustin […]65.

63. Nous tenons à remercier D. Iogna-Prat de nous en avoir fait la remarque. Sur la citation, D. IognaPrat, « Penser l’Église, penser la société après le Pseudo-Denys l’Aréopagite » (sous presse). 64. D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, p. 35-36. 65. J. Mabillon, S. Odonis elogium historicum, chap. V, § 27, col. 26 C.

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or Alors que J.  Mabillon prenait des précautions rhétoriques en parlant d’une réforme « très vraisemblable » de Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or, certains historiens ont transformé son hypothèse en certitude66. La conjecture d’une restauration de cet établissement par Odon découle d’un passage de la Vita Odonis, où Jean de Salerne évoque sa conversion tardive en 938, sous l’influence de son maître : […] venant à Rome, il me découvrit misérable, enlacé dans les liens terrestres, et, saisi de pitié pour moi, il me prit dans son filet et me conduisit au monastère de Saint-Pierre, situé à Pavie. Retenu quelque temps ici par le roi Hugues, il me confia au ­seigneur Hildebrandt, déjà nommé, pour être formé dans les disciplines régulières. Revenu à Rome peu de temps après, il daigna me prendre pour compagnon, moi le misérable […]67.

Dans son étude sur la présence des clunisiens dans le diocèse de Pavie, M. A.  Mazzoli Casagrande émet quelques réserves sur la formation de Jean à Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or, mais souligne l’importance, sur le long terme, des premiers contacts entre un abbé de Cluny et la capitale des rois d’Italie, en particulier dans le cadre d’un établissement aussi important68. Il s’agit en effet d’un monastère royal – donc porteur d’une très forte charge symbolique pour le pouvoir monarchique –, fondé à l’époque lombarde par le souverain Liutprand († 744) et favorisé par Hugues d’Arles en 92969. Il semble toutefois difficile de déduire du paragraphe de la Vita Odonis une véritable activité de réforme d’Odon dans cet établissement car, si elle avait eu lieu, Jean se serait probablement montré plus explicite, afin d’exalter son maître. Dans sa thèse consacrée à l’histoire religieuse de Pavie, G. Forzatti Golia n’évoque d’ailleurs à aucun moment une quelconque réforme d’Odon dans cet espace. Selon elle, les restaurations monastiques “clunisiennes” n’y commencent qu’avec Maïeul70. Une Vita Brevior de Maïeul, peut-être écrite à Pavie pour y lancer le culte du saint aux alentours de 999, atteste justement que cet abbé aurait réformé le monastère de Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or71. D. W.  Poeck émet cependant des réserves

66. G. Antonelli, « L’opera di Odone », p. 22 et 29. G. M. Cantarella, « I Cluniacensi in Italia », p. 135. W. Huschner, « Abt Odilo von Cluny », p. 113-114. S. Barret, « Cluny et les Ottoniens », p. 188. 67. VO1, I 4, col. 45 B. 68. M. A. Mazzoli Casagrande, « I Cluniacensi nell’antica diocesi di Pavia », p. 42. 69. G.  Forzatti Golia, « Le strutture ecclesiastiche in età medievale  », p.  139-140. Sur le diplôme ­d’Hugues pour Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or de Pavie, no XX, I Diplomi di Ugo, p. 54-63. 70. G. Forzatti Golia, Istituzioni ecclesiastiche pavesi, p.  291-294 et 299-300 pour le monastère de Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or de Pavie ; p. 387-408 pour les réformes des abbés de Cluny dans la région. 71. L’allusion à la réforme de Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or intervient dans un chapitre spécifiquement consacré aux activités de restauration de Maïeul à Pavie, en tête de la liste de tous les établissements réformés, Vita brevior Maioli auctore quodam monacho Silviniacensi, § 18, col. 1775 B-C. Sur l’hypothèse d’une rédaction à Pavie, D. Iogna-Prat, Agni immaculati, p. 27-28.



III. « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie » (936-942)

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sur cette restauration, car elle n’apparaît que dans cette pièce du dossier hagio­ graphique de Maïeul72. Qu’elle ait eu lieu ou non, cette réforme du quatrième abbé de Cluny permet toutefois d’ouvrir davantage le champ des interrogations sur les initiatives de son prédécesseur. Si Maïeul a bien réformé ce monastère, il est en effet possible qu’il ait suivi une voie ouverte par Odon, bien que les restaurations “clunisiennes” de la première moitié du xe siècle fonctionnent surtout selon des logiques personnelles, qui n’impliquent pas forcément de continuité. Sur un plan plus historiographique, on peut s’interroger sur l’impact qu’a pu avoir la connaissance de cette réforme, et plus largement des activités de restauration monastique de Maïeul à Pavie, sur les conclusions de J. Mabillon relatives à Odon. L’éloge qu’il a consacré à Maïeul semble indiquer qu’il n’a pas consulté la Vita brevior du quatrième abbé de Cluny, mais il y a beaucoup insisté sur les activités de ce dernier dans la capitale des rois d’Italie73. La question de l’influence de ce travail sur son étude des réformes d’Odon reste ouverte, de même que celle de la continuité entre les démarches du deuxième abbé de Cluny et celles de son successeur à Pavie.

Des réformes dans le sud de la péninsule ? J.  Mabillon était persuadé qu’Odon avait réformé un établissement salernitain, en raison de la dédicace de sa Vita aux fratribus Salernicensibus par Jean de Salerne74. L’hagiographe n’évoque pourtant à aucun moment la prise en charge d’un établissement de cette ville par son maître. Bien au contraire, son œuvre semble avoir pour objet de présenter l’abbé de Cluny à des moines qui ignorent tout de lui. J. Mabillon a donc procédé à une interpolation du texte de Jean de Salerne pour déduire la réforme d’une communauté salernitaine par Odon, idée depuis reprise par certains historiens75. Dans son étude sur la principauté lombarde de Salerne, H. Taviani-Carozzi a souligné l’existence de contacts, qu’elle qualifie d’« anecdotiques », entre les cénobites d’Italie du Sud et Odon, puis les moines qu’il avait formés à Rome76. Outre l’abbatiat de Jean à Salerne, Odon et certains de ses disciples ont en effet eu quelques relations avec plusieurs établissements situés en Italie méridionale, bien attestés à trois reprises par la Vita Odonis77. Dans le livre I, l’hagiographe explique que les antiennes d’Odon, composées en l’honneur de saint Martin, sont

72. D. W. Poeck, Cluniacensis Ecclesia, p. 218-219, surtout n. 1025. Ce dernier commet toutefois une erreur en attribuant à Nalgod la première mention attestant la réforme de Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or. 73. J. Mabillon, Sancti Maioli elogium historicum, chap. V, § 33, col. 726 C-727 B. 74. VO1, Prologus auctoris, 1, col. 43 C. 75. E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 111 et 112. G. Antonelli, « L’opera di Odone », p. 31. 76. H. Taviani-Carozzi, La Principauté lombarde de Salerne, II, p. 1042-1043. 77. Sur l’abbatiat de Jean à Salerne, cf. supra, notre introduction générale, p. 28.

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encore chantées à Bénévent au moment où il écrit78. Par la suite, il évoque un pèlerinage de son maître au monte Gargano, avant de spécifier quelques chapitres plus loin qu’il s’est lui-même rendu à Naples « pour les besoins de notre monastère  »79. Ces lieux cités par Jean sont tous situés en terres lombardes : Naples, comme naturellement Salerne, font partie de la principauté de Salerne, tandis que, depuis le début du xe  siècle, le sanctuaire du monte Gargano a été intégré au ­diocèse de Bénévent, également centre d’une principauté80. Ces informations soulèvent plusieurs interrogations, notamment celle du biais par lequel des antiennes composées par Odon ont pu parvenir à Bénévent dès la première moitié du xe siècle, si ce n’est par la présence de l’un de ses disciples – ou de lui-même – dans cette ville. Par ailleurs, si les réformes de la région romaine sont clairement liées à l’influence d’Albéric, il est fort difficile de déterminer comment Jean, un Romain, est devenu abbé de Salerne ou pourquoi il s’est rendu à Naples. Les relations aristocratiques du disciple d’Odon sont en effet mal connues, tout comme sa stature et ses origines sociales. Il convient enfin de remarquer que les contacts de ces moines formés à Rome avec l’Italie du Sud contrastent fortement avec l’absence totale d’intervention pontificale ou franque dans ces régions, entre la moitié du ixe et les dernières années du xe siècle81. *   * * Le caractère tardif des sources qui attestent la réforme du Mont-Cassin rend son étude difficile. J. Mabillon ne l’a pas évoquée parmi les restaurations d’Odon et n’a abordé que la question des liens ultérieurs de ce monastère avec Saint-Paulhors-les-Murs82. Alors qu’E. Sackur avait seulement mentionné une « influence » (Einfluss) du deuxième abbé de Cluny sur la communauté cassinienne par le ­truchement de l’un de ses co-abbés, certains historiens en ont fait une réforme personnelle d’Odon83. Le Mont-Cassin a fait l’objet de nombreux travaux, notamment des études de T. Leccisotti, plus spécifiquement consacrées à la réforme de l’établissement

78. VO1, I 10, col. 48 C. 79. Pour le pèlerinage au monte Gargano, Ibid., II 15, col. 69 C. Pour les contacts de Jean de Salerne avec Naples, Ibid., II 21, col. 72 B. 80. Sur les limites territoriales : H. Taviani-Carozzi, La Principauté lombarde de Salerne, I, p. 285-303. Sur le passage du monte Gargano dans le diocèse de Bénévent, p. 423-424. 81. Sur l’absence d’intervention pontificale et franque en Italie méridionale pour la première moitié du xe siècle, H. Taviani-Carozzi, La Principauté lombarde de Salerne, I, p. 647-650. 82. J. Mabillon, S. Odonis elogium historicum, chap. V, § 28, col. 28 B. 83. E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 112-113. Pour l’interpolation des activités réformatrices d’Odon au Mont-Cassin, voir par exemple G. Antonelli, « L’opera di Odone », p. 31. Pour les autres historiens qui considèrent le Mont-Cassin comme une réforme directe d’Odon, J. Wollasch, Cluny, Licht der Welt, p. 59 ; D. W. Poeck, Cluniacensis Ecclesia, p. 215. D. Iogna-Prat, « Odon, Romainmôtier », p. 154.



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au xe siècle84. Selon cet historien, Odon est bien à l’origine de la restauration, qui apparaît comme la conséquence directe des péripéties endurées par ­l’abbaye depuis la fin du ixe siècle. En raison de la destruction de leur monastère par les raids sarrasins, les cénobites du Mont-Cassin s’étaient en effet d’abord réfugiés à Teano en 883, puis à Capoue après 896, passant alors sous la coupe de la dynastie princière qui y exerçait le pouvoir. Sur une initiative d’Albéric et de concert avec le pape Marin II (octobre 942-946), Odon aurait destitué l’abbé en titre, un certain Adelpart [Adelpartus] pour le remplacer par Baudouin, son co-abbé à Saint-Paul-hors-les-Murs. Ce dernier aurait alors procédé à un premier retour au Mont-Cassin, confiant la partie de la communauté restée à Capoue à Maielpotus, son disciple formé également à Rome. Ce n’est que sous le gouvernement d’Aligerne [Aligernus], un troisième moine de Saint-Paul-hors-les-Murs, que l’ensemble des frères cassiniens auraient réintégré leur monastère originel. Ce tableau, présenté par T. Leccisotti, pose d’emblée un problème chronologique : comment penser que le deuxième abbé de Cluny, au seuil de la mort en octobre 942 – date du début du pontificat de Marin II –, aurait pu entreprendre la restauration d’un nouvel établissement ? La Destructio monasterii Farfensis d’Hugues de Farfa constitue le principal document sur lequel se fondent les historiens pour évoquer le rôle actif d’Odon dans la restauration du Mont-Cassin. Immédiatement après avoir évoqué les nombreuses réformes du deuxième abbé de Cluny dans la région de Rome, Hugues de Farfa déclare en effet : Le monastère du Mont-Cassin fut aussi rendu à la norme de l’ordre régulier sous son magistère ; il avait été complètement détruit par une dévastation des Sarrasins, de même que plusieurs autres monastères du royaume italien, comme nous l’avons dit. [Odon] mit à la tête de ce lieu son disciple, du nom de Baudouin, vénérable abbé ; lui succéda dans le gouvernement [du monastère] son condisciple et co-abbé, le glorieux père Aligerne, qu’il avait lui-même instruit dans la voie régulière dans le monastère de l’Aventin. Grâce à lui, ce monastère regagna le sommet, ce que plusieurs hommes encore vivants se remémorent85.

La reconstitution historique de T. Leccisotti doit beaucoup à ce texte auquel il emprunte à la fois la trame des événements et les noms des différents protago­nistes. Certaines réserves ont été émises précédemment sur les assertions ­d’Hugues de Farfa : avait-il également intérêt à “inventer” une réforme du Mont-Cassin par le deuxième abbé de Cluny ? Il convient de souligner qu’au moment de la rédaction de la Destructio, Odilon serait passé par l’abbaye de saint Benoît au cours d’un

84. Sur le Mont-Cassin en général : H.  Bloch, Monte Cassino, p.  9 ; M. Dell’Omo, Montecassino, p. 33-34. Sur la réforme du Mont-Cassin, résumée dans le paragraphe suivant : T. Leccisotti, « Una lacuna », p. 273-281 ; Id., « Il secolo X », p. 79-89. 85. Hugues de Farfa, Destructio, p. 40, l. 5-14.

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pèlerinage86. Il est donc possible qu’Hugues de Farfa ait voulu tracer un parallèle entre le parcours d’Odon et celui du cinquième abbé de Cluny en Italie, pour établir une continuité entre les deux trajectoires. Contrairement au cas de la réforme de Farfa, il est ici possible de croiser les informations d’Hugues avec la documentation cassinienne, notamment avec le cartulaire et la chronique de l’abbaye87. Cette dernière, écrite par Léon ­d’Ostie († 1115) pour la partie concernée, est toutefois encore plus tardive que la Destructio. Si Odon n’apparaît nullement dans ce texte, les deux personnages qu’il aurait ­placés comme abbés du Mont-Cassin selon Hugues de Farfa, Baudouin et Aligern­e, y sont mentionnés à la fin du livre I et au début du livre II : le premier aurait reçu un privilège du pape Marin II88. Même en partant du postulat que Léon d’Ostie n’a pas utilisé la Destructio comme source, sa chronique appellent plusieurs remarques. Elle confirme tout d’abord le passage par un monastère romain des deux hommes cités par Hugues de Farfa, bien qu’il s’agisse ici de Saint-Paul-hors-lesMurs et non de Sainte-Marie sur l’Aventin. En revanche, rien n’y est dit des raisons pour lesquelles Baudouin a été nommé à la tête du Mont-Cassin. Sa direction de ­l’abbaye est bien confirmée par trois actes de 943, mais c’est un autre abbé, un certain Maielpotus, qui apparaît dans la documentation dès l’année suivante89. Par ailleurs, les allusions à l’intervention du pape Marin II pour aider Baudouin s’appuient en fait sur de fausses bulles pontificales, forgées en milieu cassinien à l’époque de la rédaction de la chronique, ce qui laisse planer un doute sur les affirmations de Léon d’Ostie90. L’absence de toute mention d’Odon dans ce texte peut enfin être interprétée de deux manières : soit Hugues de Farfa commet une erreur en attribuant la réforme du Mont-Cassin à Odon, soit Léon d’Ostie éclipse, à dessein ou non, l’intervention du deuxième abbé de Cluny, une hypothèse déjà retenue par T. Leccisotti, qui ­évoque une «  lacune  » volontaire du chroniqueur cassinien91. Bien que la Destructio et la chronique de Léon d’Ostie soient tardives et sujettes à caution, les actes de la pratique confirment des liens entre certains moines importants de Saint-Paul-hors-les-Murs et le Mont-Cassin à partir des années 940. 86. J. Wollasch, Cluny, Licht der Welt, p. 125. Sur ce voyage, que nous connaissons par Léon d’Ostie, D. Iogna-Prat, « La geste », p. 166. J. Hourlier, Saint Odilon, p. 86-87. 87. Seuls certains volumes de l’édition du cartulaire ont été pris en compte : Abbazia di Montecassino. I Regesti del archivio, éd. T. Leccisotti, volumes I, II, VI, VII. Il existe en outre certaines chartes du Mont-Cassin de la première moitié du xe siècle, qui ont été éditées récemment : nos 79-81, E. Cuozzo, J.-M. Martin, « Documents inédits », p. 188-195. 88. Sur Baudouin : Léon d’Ostie, Chronica Monasterii Casinensis, L. I, chap. 58-59, p. 620-621. Sur Aligerne : Ibid., L. II, chap. 1, p. 628. 89. Capsula X, no 21, dans Abbazia di Montecassino. I Regesti del archivio, volume II, p. 41 ; capsula XI, no  31, Ibid., p.  70 ; capsula X, no  27, Ibid., p.  44. Pour le premier document de l’abbatiat de Maielpotus, du 30 août 944, capsula X, no 17, Ibid., p. 39. 90. Cf. l’édition critique de ces bulles par H. Zimmermann, no 109, Papst., p. 191-193, et no 110, Ibid., p. 193-194. 91. T. Leccisotti, « Una lacuna », p. 279-281.



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Rien n’indique toutefois qu’Odon ait pris part à des efforts de restauration92. Bien au contraire, la Vita Odonis reste totalement muette sur son implication dans cette réforme, alors que Jean de Salerne avait tout intérêt à la mentionner. Le motif de la restauration du Mont-Cassin par Odon n’a d’ailleurs jamais été intégré aux textes clunisiens postérieurs, notamment aux remaniements tardifs de la Vita Odonis. Si certains disciples du deuxième abbé de Cluny en Italie ont pu jouer un rôle dans la réforme de l’abbaye cassinienne, ce dernier n’y a vraisemblablement pas participé.

C. Les rapports d’Odon avec les souverains italiens Appréhender les rapports d’Odon avec les rois Hugues et Lothaire n’est véritablement possible qu’à travers la Vita Odonis, dans la mesure où aucun diplôme ne subsiste pour les établissements réformés en Italie. Les seuls actes de la pratique conservés laissent entrevoir essentiellement l’intervention des deux souverains en faveur de l’abbaye de Cluny. Il a été souligné précédemment que, le 25 juin 932, à la demande du ­nouveau roi d’Italie Hugues d’Arles, Jean  XI avait confirmé à Cluny la concession du monastère de Charlieu93. Le 8 mars 933, le même souverain, auquel se joint son fils Lothaire, donne à l’établissement bourguignon les curtes de Savigneux et Ambérieu-en-Dombes. À la fin de l’année 936, Léon VII confirme à ­l’abbaye la possession de ces deux propriétés à la demande de leurs donateurs94. Dès 932, Hugues d’Arles se montre donc particulièrement favorable à Cluny. L’origine des liens entre Odon et le roi a été évoquée plus haut : elle découle ­vraisemblablement du rapprochement entre Guilhemides et Bosonides, au moment où le futur abbé était nutritus du duc d’Aquitaine95. Avant qu’il n’affirme sa position dans le Regnum Italiæ, les faveurs particulières d’Hugues envers Cluny résultent sans doute de la conjonction de deux facteurs. Cet établissement avait en effet été fondé avec la collaboration de la fille du roi Boson, Ingelberge, épouse de Guillaume le Pieux. La montée en puissance des premiers Bosonides s’était en outre appuyée sur le patronage de monastères indépendants de tout pouvoir extérieur96. Or, si Hugues s’apparente à la famille 92. Sur les liens du Mont-Cassin et de Saint-Paul-hors-les-Murs au milieu du xe siècle, I. Lori Sanfilippo, « I possessi romani di Farfa », p. 24. 93. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 199-201. 94. Première confirmation de la donation de Charlieu : no 67, Papst., p. 111-112 ; confirmation de la donation des rois d’Italie par Léon VII : no  73, Ibid., p.  125-126. La donation des curtes : no  XXXIV, I Diplomi di Ugo, p. 105-107. L. Schiaparelli considère qu’Hugues et Lothaire ont fait une seconde donation à Cluny entre 931 et 939, sur la foi d’un diplôme de confirmation de Louis IV d’Outremer. L’éditeur a cependant identifié à tort des biens donnés en 932 par le roi des Francs, Raoul, comme des cessions d’Hugues et Lothaire : Diplôme perdu, no XVI, I Diplomi di Ugo, p. 369. 95. Cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 68. 96. C. B. Bouchard, « The Bosonids », p. 424-426.

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des rois de Provence, il en est surtout l’héritier politique après l’aveuglement du fils de Boson, Louis, en 905. Les libéralités de l’ancien comte de Vienne envers le monastère bourguignon s’inscrivent donc vraisemblablement dans une volonté de continuité avec les Bosonides. Par ailleurs, Cluny se trouve dans des espaces sur lesquels le roi d’Italie avait exercé sa souveraineté, avant d’accéder au trône dans la péninsule. Les liens personnels du roi d’Italie avec Odon, bien visibles dans le rôle de pacificateur que joue ce dernier, expliquent également qu’Hugues ait soutenu un monastère qu’il dirigeait. *   * * La Vita Odonis prima et maior et les Annales de Flodoard sont les seules sources à apporter des informations sur les bonnes relations d’Odon et du roi d’Italie dans la péninsule, à partir de 936. Selon la chronologie établie par G. Antonelli, Odon serait intervenu comme ambassadeur de paix entre Hugues et Albéric à plusieurs reprises, notamment dans les premiers mois de 936 et au début de l’année 939, à la demande du pape Léon VII97. Pour l’année 942, Flodoard explique par ailleurs que « pour faire la paix entre Hugues, le roi d’Italie, et le patrice romain Albéric, le seigneur abbé Odon s’affairait auprès de ce même roi »98. De son côté, Jean de Salerne mentionne à deux reprises les légations de paix d’Odon en Italie et souligne, dès le début de son œuvre, les liens étroits tissés entre l’abbé et le roi, puisque ce dernier avait convié le saint à demeurer quelque temps auprès de lui dans sa capitale de Pavie99. B. H. Rosenwein a analysé le choix d’Odon comme intermédiaire entre le souverain italien et le princeps de Rome en 936 comme un indice que l’abbé entretenait depuis longtemps des relations suivies avec les deux parties100. Les hypothèses formulées précédemment sur les liens entre Odon, l’aristocratie romaine et Hugues d’Arles viennent confirmer cette conjecture : l’abbé de Cluny était le médiateur idéal entre les deux protagonistes qu’il côtoyait depuis longtemps. Même si Jean évoque la concession du monastère de Saint-Élie de Nepi à Odon par Albéric dans son troisième livre, il choisit cependant de souligner les ­rapports privilégiés du saint avec le roi d’Italie, en reléguant le princeps de Rome 97. Sur la chronologie des ambassades de paix, G. Antonelli, « L’opera di Odone », p. 20-21, 29-30, 33-34. Cette étude est parfois sujette à caution car elle tient trop compte des indications temporelles et de la structure narrative de la Vita Odonis dans l’édition de la Patrologie latine. Par exemple, la légation de paix de 936 a sans doute eu lieu plutôt pendant l’été, date de l’expédition d’Hugues ­d’Arles contre Rome. 98. Flodoard, Annales, p. 84. 99. Sur les légations de paix : VO1, II 7, col. 64 C et II 9, col. 66 A-B. Sur les liens entre Odon et Hugues : Ibid., I 4, col. 45 B. Il convient de remarquer que le récit de Jean de Salerne évoque l’ambassade de 939 avant celle de 936. De la même manière, il aborde la question de la présence d’Odon auprès du roi Hugues en 938 avant de parler des ambassades de paix de 939, puis de 936. 100. B. H. Rosenwein, « La question », p. 4.



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au second plan101. Il est difficile de déterminer si l’hagiographe a décrit une situation historique réelle ou s’il a volontairement gommé les relations de son maître avec Albéric. Les appuis apportés par Hugues d’Arles à Cluny en 932-936, ainsi que la version de Flodoard, qui insiste sur la pression exercée par l’abbé sur le souverain, semblent bien corroborer les liens très étroits entre le roi et Odon. Le portrait que dresse l’hagiographe du monarque dans son récit du siège de Rome en 936 est toutefois beaucoup moins neutre que les premiers passages où il l’évoque : Après un certain temps, alors que le roi Hugues assiégeait la ville de Romulus en raison de son inimitié (inimicitia) pour Albéric – le prince cité  plus haut  –, [Odon] commença à courir de tous côtés, à l’intérieur et à l’extérieur [de la cité], et à prodiguer des conseils de paix et de concorde aux deux hommes, afin de pouvoir apaiser la colère (furor) de ce roi et protéger cette ville d’un si grand siège102.

Alors que, dans le premier extrait sur la légation de paix de 939, la responsabilité du conflit était imputée aux deux protagonistes, celle du siège de Rome semble être le fait du seul roi d’Italie, guidé par sa furor et son inimicitia contre le princeps de la Ville. Hugues apparaît ainsi comme un personnage mû par la colère, qui est définie comme une habitude de « seigneurs » (domini) dans la Vita Geraldi103. En dépit des relations étroites du roi et de l’abbé, Jean de Salerne voit donc le souverain comme un homme dont les actes sont guidés par l’un des vices majeurs des puissants. L’origine romaine de l’hagiographe et sa présence probable dans la Ville lors du siège sont peut-être à l’origine du portrait péjoratif d’Hugues. L’insistance de Jean sur ce trait de personnalité lui permet par ailleurs de mettre en relief l’action pacificatrice d’Odon comme une entreprise de conciliation et de protection des habitants de Rome, mais également comme une démarche visant à modifier le comportement du roi, dont il était plus proche selon la Vita104. Les relations d’Odon avec les souverains d’Italie se concrétisent ainsi de deux manières : la prodigalité envers Cluny – qui apparaît surtout comme une initiative personnelle – et l’appel au saint comme médiateur pour ramener la paix dans les conflits avec Albéric. Les rois Hugues et Lothaire ont par ailleurs joué un rôle d’auxiliaires du monastère bourguignon auprès des papes Jean XI et Léon VII, notamment pour faire confirmer certaines donations par l’autorité pontificale. L’intervention d’Hugues en Gaule se borne toutefois uniquement à favoriser Cluny : il ne s’implique dans le sort d’aucun autre monastère dirigé par Odon.

101. Sur la cession de Saint-Élie par Albéric : VO1, III 7, col. 79 D. 102. Ibid., II 9, col. 66 A-B. 103. « […] sicut domini solent irasci », VG4, I 24, col. 656 C. 104. Sur la dimension ecclésiologique des ambassades de paix d’Odon, cf. infra, notre chapitre « Potentes et pauperes. Discipliner les puissants », p. 440-442.

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II. Cluny, les établissements berrichons et les réformes en Aquitaine Au cours des années 926-936, Odon avait conforté l’héritage de Bernon dans trois directions : stabilisation de sa propre situation à Déols et Cluny, développement des donations à ce dernier établissement et déploiement du multi-abbatiat dans les espaces bourguignons et aquitains105. En 932, date des derniers privilèges royaux et pontificaux octroyés à Cluny au cours de la première phase de son abbatiat, la situation d’Odon semblait assise, dans la mesure où ces actes consistaient essentiellement en des donations, doublées de confirmations ponctuelles de biens. Les choses changent cependant au cours des années 936-937, au moment de la disparition de deux grands protecteurs d’Odon : le roi Raoul et Ebbe de Déols.

A. La résolution de nouvelles difficultés à Cluny (936-942) La situation de Cluny est beaucoup moins bien documentée pour les années 936-942 que pour la période 926-936. Les problèmes de la première phase ­semblent en tout cas apaisés : tous les héritiers directs des Guilhemides sont morts depuis 927, le conflit avec Gigny est sans doute définitivement réglé et les ­rapports difficiles avec l’évêque de Mâcon ont cédé la place à des liens de confraternité. Plusieurs bulles octroyées à Cluny après 936 laissent toutefois penser que la ­situation de Cluny n’est pas tout à fait stable.

Les indices d’une nouvelle crise (936-938) La documentation diplomatique laisse penser qu’à partir de 936, le monastère de Cluny est à nouveau dans une situation difficile. À la fin de l’année, le pape Léon VII concède en effet trois bulles en faveur de Cluny, rédigées selon un même formulaire, à la demande d’Odon106. Il s’agit de confirmations de trois donations différentes : celles des rois d’Italie, Hugues et Lothaire, du comte Geoffroy de Nevers et enfin du roi Raoul. Tous ces documents soulignent la soumission de Cluny au jus de l’Église romaine et réaffirment la possession de ces biens par les moines, ce qui laisse supposer certaines difficultés de l’établissement à cette époque pour défendre ses propriétés. Seule la première confirmation est accordée à la demande des rois d’Italie, alors que les deux autres résultent d’une démarche personnelle d’Odon. Ce dernier avait donc sans doute besoin de confirmations ­distinctes, à la fois pour faire jouer l’influence d’Hugues et Lothaire, mais 105. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon ». 106. No 73, Papst., p. 125-126, no 74, Ibid., p. 126-128, et no 75, Ibid., p. 128-129.



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aussi pour matérialiser de manière concrète la protection pontificale sur des biens menacés. Deux ans plus tard, en janvier 938, Léon VII intervient à nouveau pour Cluny à la demande des rois d’Italie et réitère, selon ses propres termes, les privilèges concédés par Jean XI en 931 : la liberté de l’établissement, sa soumission au SaintSiège, la libre élection de l’abbé et l’immunité de ses biens. Le pape y confirme la cession du monastère de Charlieu par Jean XI, ainsi que les donations du roi Raoul, en précisant que les églises et les dîmes qui en relèvent n’appartiennent plus aux évêques de Lyon et Mâcon107. La teneur de ce privilège laisse donc supposer l’existence de conflits entre le monastère et ces prélats au sujet des concessions de Raoul, probablement à cause des dîmes. Léon VII prend alors le parti de Cluny contre celui des évêques. Il convient par ailleurs de noter que la clause d’accueil des moines extérieurs et le paragraphe sur la réforme des monastères n’apparaissent plus, ce qui pourrait confirmer qu’il s’agissait en grande partie de mesures circonstancielles. La situation dans le royaume franc, notamment les débuts du règne de Louis IV d’Outremer, permettent d’avancer quelques hypothèses pour comprendre l’octroi de ces quatre bulles à Cluny. Il convient de souligner d’emblée que le premier diplôme de ce roi pour le monastère bourguignon ne date que du 20  juin 939, soit trois ans après son couronnement108. Contrairement à Raoul, Louis IV n’a en outre délivré que très peu de privilèges en faveur des établissements dirigés par Odon (quatre), proportionnellement à la masse de ses diplômes (cinquantetrois, dont treize perdus)109. Ce jeune roi accède au trône grâce à l’appui décisif d’Hugues le Grand qui le fait sacrer en juin 936. Les six premiers mois qui suivent son avènement sont marqués par une expédition du nouveau souverain et du duc des Francs en Bourgogne contre Hugues le Noir. Ce dernier perd le nord de son duché au profit du Robertien. Désireux de se détacher de la tutelle d’Hugues le Grand, Louis IV s’en éloigne dès le début de l’année 937 et fait ensuite alliance avec Hugues le Noir à partir de l’automne 938. En 937-938, il s’appuie également sur certains princes du Midi, notamment le fils d’Ebles Manzer, Guillaume Tête d’Étoupe († 962), comte de Poitiers et d’Auvergne, et Raymond-Pons, comte de Toulouse110. À la lumière de ces indications chronologiques, on peut supposer que les trois bulles simultanées adressées à Odon à la fin de l’année 936 – soit six mois après l’avènement de Louis IV – avaient pour objectif de pallier ses inquiétudes face 107. No 81, Papst., p. 137-138, 108. No X, Recueil des actes de Louis IV, p. 30-32. 109. Sur le nombre total de diplômes concédés par Louis IV, cf. Recueil des actes de Louis IV, p. XI. Il faut cependant nuancer ce nombre de cinquante-trois diplômes, dans la mesure où certains d’entre eux sont des faux, non repérés par l’éditeur. 110. K. F. Werner, Les Origines, p. 463-464 ; L. Theis, L’Héritage des Charles, p. 167-171. P. Lauer, Le Règne de Louis IV, p. 11-35. O. Guillot, « Formes, fondements et limites », p. 88-97. M. Chaume, Les Origines, p. 423-435.

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aux interventions du nouveau souverain et d’Hugues le Grand en Bourgogne. L’attaque du duché aurait en effet pu entraîner des usurpations du patrimoine de Cluny. La bulle de janvier 938, qui confirme le statut de Cluny, plusieurs donations, ainsi que les dîmes qui leur étaient attachées, résulte sans doute de la même conjoncture. Le pape a d’ailleurs garanti aux moines la possession de certains biens identiques à deux ans d’intervalle, notamment les libéralités des rois Raoul, Hugues et Lothaire. Cette double confirmation laisse supposer que ces patrimoines étaient particulièrement menacés, probablement en raison de leur statut. Ainsi que l’a signalé M. Chaume, les concessions de Raoul correspondaient en effet à des « débris d’un ancien fisc », bien que, dans le cas de Solutré, « la majeure partie de la villa n’était plus sous la domination directe du roi », mais sous celle « de la famille des Évrard et du chapitre de Saint-Vincent [de Mâcon] »111. Lors de leur expédition en Bourgogne, Hugues le Grand et Louis IV avaient sans doute songé à s’arroger ces anciennes terres publiques, données par l’ancien roi des Francs à Cluny. *   * * Le diplôme de Louis IV qui confirme le statut de Cluny est octroyé à la demande d’Hugues le Noir, qualifié de «  fidèle  » du roi (fidelis noster)112. L’identité de l’inter­médiaire d’Odon auprès du souverain reflète le caractère mouvant des alliances entre les princes et le roi au cours de cette période et matérialise, une fois de plus, les liens personnels d’Odon avec ce grand laïc. Comme dans les autres confirmations de privilèges concédées depuis 927, le diplôme précise le statut « libre » de l’établissement, rappelle sa mise à l’écart des pouvoirs temporels et dresse la liste de différents biens, probablement objets de contestations, qui sont garantis par l’autorité royale. La caractéristique la plus étonnante de ce diplôme est l’absence de toute mention de l’immunité, pourtant octroyée par Jean XI en 931 et réaffirmée en 938 par Léon VII. Dans sa structure, l’acte de Louis IV pour Cluny comporte en fait exactement les mêmes clauses et le même formulaire que le diplôme que Raoul avait octroyé au monastère bourguignon en 927 (donc avant la concession de l’immunité) : seul le nom des biens garantis a changé. Le rédacteur a en outre ajouté que les rois et papes ont assuré au monastère la possession de certaines dîmes. Louis IV affirme pourtant à trois reprises qu’il confirme les clauses de privilèges apostoliques et de diplômes royaux antérieurs, tout en rappelant le lien du monastère au siège romain113.

111. M. Chaume, « En marge » (1940), p. 56. 112. No X, Recueil des actes de Louis IV, p. 31, l. 5-7. 113. Sur la confirmation des privilèges apostoliques dans le diplôme de Louis IV pour Cluny, no X, Ibid., l. 4-10, l. 22-23, p. 31, et l. 10-15, p. 32.



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Cet acte de Louis IV peut donc être considéré comme une actualisation très partielle de celui de son prédécesseur sur le point le plus important et le plus urgent : garantir des biens probablement litigieux. Cette copie presque exacte de l’acte de Raoul laisse en outre penser que le document a été établi rapidement, sans véritable besoin de faire reconnaître par la royauté le privilège accordé par Jean XI.

Odon et Cluny Au cours de cette période 936-942, l’absence d’Odon à la tête de Cluny semble se généraliser. La multiplication des réformes monastiques, comme les voyages fréquents à Rome, induisent nécessairement sa moindre présence dans le monastère bourguignon, un fait confirmé par les chartes de l’établissement. Deux des six actes d’échanges contractés au cours des années 936-942 ne mentionnent en effet pas Odon comme acteur de la procédure, alors qu’il y figurait toujours – parfois accompagné de ses moines – pendant la période 927-935114. Dès le 13 novembre 935, un nommé Badinus – patronyme qui ressemble beaucoup à celui du co-abbé d’Odon à Saint-Paul-hors-les-Murs –, qui est dit « prior de Cluny à la place du seigneur Odon », contracte l’échange115. Dans ce dernier cas, il est pratiquement sûr qu’Odon ne se trouvait pas dans l’abbaye bourguignonne. Le second document, d’avril 937, n’évoque en outre que les cénobites du monastère116. Une charte du 27  février 941 mentionne en outre Aymard comme abbé de Cluny, bien que trois autres documents postérieurs, rédigés entre mai 941 et avril 942, citent à nouveau Odon117. La situation est donc très probablement la même qu’à la fin de l’abbatiat de Bernon, lorsque le nom de ce dernier alternait avec celui d’Odon dans les chartes, ce qui correspond au mode de succession traditionnel des premiers abbés de Cluny118. M. Chaume a toutefois émis des réserves sur la succession d’Odon et souligne qu’aucune autre source ne permet d’affirmer ­qu’Aymard lui était associé de son vivant119. Ni les premiers chapitres de la Vita Maioli d’Odilon, ni la Venerabilium abbatum cluniacensium chrono­logia, n’évoquent en effet leur gouvernement simultané de Cluny120. La dimension 114. Pour les quatre actes d’échange où Odon est mentionné comme acteur de la transaction : CLU, nos 452, 477, 495, 506. 115. No 513, Ibid., p. 499. La charte a été redatée par M. Chaume de l’année 935 (et non de l’année 940), M. Chaume, « Observations » (1939), p. 82. 116. No 473, Ibid., p. 459. 117. Pour l’échange d’Aymard, qualifié d’abbas, no 524, Ibid., p. 510-511. Pour les documents qui citent Odon par la suite : no 531, Ibid., p. 516-517 ; no 534, Ibid., p. 520-521 ; no 544, Ibid., p. 528-529. 118. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 167. 119. M.  Chaume fait quelques remarques à ce sujet en redatant la charte no  494 : M.  Chaume, « Observations sur la chronologie » (1926), p. 82. 120. Venerabilium abbatum cluniacensium chronologia, col. 1618 ; Odilon de Cluny, Vita sancti Maioli, col. 946 B-947 A et 949 C-950 A.

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apologétique de ces deux textes ne permet toutefois pas de s’y fier et il est vraisemblable qu’Aymard ait succédé à Odon de son vivant, au moins dès le début de l’année 941. Malgré la prudence que nécessite le traitement des données des actes de la pratique, à la fois en raison de leur transmission par le cartulaire A et des possibilités d’erreurs dans leur datation, ces chartes donnent cependant des jalons qui permettent d’effectuer des recoupements chronologiques avec d’autres informations. L’absence d’Odon à la tête du monastère bourguignon est d’ailleurs confirmée indirectement par la Vita Odonis. Si cette dernière évoque Cluny dans les trois premiers chapitres du livre II, elle n’y fait en effet plus allusion par la suite, lui préférant des anecdotes situées à Rome, sur les voies de pèlerinages ou dans d’autres monastères. L’absence fréquente d’Odon à la tête de Cluny montre que ses priorités se situent ailleurs pendant la période 936-942. Son implication dans les réformes et les ambassades de paix en Italie a déjà été soulignée, mais l’abbé est également très sollicité dans d’autres espaces : le Berry, l’Aquitaine et les régions ligériennes, dans des établissements où les problèmes semblent bien plus préoccupants que dans le monastère bourguignon. L’impression du désintérêt d’Odon pour Cluny confirme donc les remarques de D. Iogna-Prat sur le caractère peu “clunisien” du deuxième abbé du monastère bourguignon121. Tout particulièrement au cours des années 936-942, son horizon ne se borne plus aux espaces familiers à Bernon, mais se tourne vers des établissements bien plus prestigieux que Cluny à cette époque ou confrontés à de plus grandes difficultés.

B. Odon et les établissements berrichons Selon le testament de Bernon, deux établissements berrichons, Déols et Massay, faisaient partie des monastères dirigés par le premier abbé de Cluny, puis par son successeur122. Alors qu’au cours des années 926-936, Bourg-Dieu paraissait être une copie presque conforme du monastère bourguignon, il semble s’en distinguer à partir de 937-938, à l’occasion d’un conflit avec l’archevêque de Bourges. La question de la direction de Massay par Odon surgit également dans la documentation autour de 935.

Odon a-t-il dirigé Massay ? Le dossier documentaire de l’abbatiat d’Odon à Massay comprend peu de sources : le testament de Bernon et les Annales de l’établissement, qui exposent, de manière très laconique, les événements relatifs au royaume franc, au diocèse 121. D. Iogna-Prat, « La place idéale », p. 103-104. 122. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 163.



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de Bourges et au monastère de 732 à 1013. Elles ont été écrites en marge d’un manuscrit de cette abbaye par différentes mains, peut-être au fur et à mesure, et présentent parfois des erreurs chronologiques123. Il s’agit cependant de la seule source permettant de connaître cet établissement, qui aurait été fondé en 738 par un comte, puis réformé par Benoît d’Aniane, selon la Vita de ce dernier124. D’après le testament de Bernon, le monastère de Massay a été confié à Odon en même temps que ceux de Déols et de Cluny en 926-927. Ces deux derniers établissements ont pour point commun d’avoir été fondés directement par Guillaume le Pieux (Cluny) ou par un fidèle de celui-ci (Déols)125. La présence de Massay parmi les monastères confiés à Odon laisse penser qu’il avait été remis à Bernon par un aristocrate possessionné en Berry, vraisemblablement par le duc d’Aquitaine lui-même ou par l’un de ses vassaux126. Les Annales confirment l’abbatiat de Bernon à Massay, en indiquant son décès en 927, sans toutefois préciser à quand remonte sa direction de l’établissement127. Immédiatement après cette mention de 927, les Annales passent à l’année 935, où elles évoquent l’ordination comme abbé d’un certain Odo. Quelques rubriques plus loin, elles évoquent la mort d’un « Odon, abbé de bonne mémoire », le ­huitième jour des ides de juin de l’année 967128. À partir de ces éléments et s’il n’y a pas d’erreur dans les dates de la chronique, deux solutions sont possibles. Le « Odon » abbé de Massay en 935 est bien Odon de Cluny et ne se confond pas avec son homonyme qui meurt en 967. Il y aurait donc eu une vacance abbatiale entre la mort de Bernon et la prise en charge de Massay par son successeur, le début du gouvernement du deuxième Odon étant inconnu. La seconde hypothèse serait que le « Odon » ordonné abbé en 935 est le même que celui qui meurt en 967, solution retenue par les auteurs de la Gallia christiana129. Cette conjecture est effectivement plus probable, mais elle laisse planer plusieurs zones d’ombre, notamment pour la période 927-935. On peut en effet se demander si Odon de Cluny a bien exercé ses fonctions pendant cette période ou s’il y a eu une vacance abbatiale après la mort de Bernon. S’il a bien dirigé Massay, le deuxième Odon serait donc son co-abbé, bien que ce nom ne soit porté par aucun de ses nombreux auxiliaires.

123. Pour la notice de ce texte, Annales masciacenses, p. 169. 124. Ardon, Vita Benedicti abbatis Ananiensis et Indensis, chap. 42, p. 219, l. 5-8. Il s’agit probablement du monastère qu’évoque Ardon quelques chapitres auparavant, lorsqu’il mentionne un établissement du diocèse de Bourges, Ibid., chap. 33, p. 214, l. 39-44. 125. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 163-164. 126. I. Cochelin a synthétisé les différentes hypothèses historiographiques sur la cession du monastère et supposé une donation directe ou indirecte de Guillaume le Pieux, cf. I. Cochelin, «  Quête de liberté », p. 191-192. 127. Annales masciacenses, p. 170. 128. Ibid., p. 170. 129. GC II, col. 142.

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La prise en charge de Massay par Odon en 927, qui n’est finalement corroborée, sur le plan théorique, que par le testament de Bernon, n’est donc pas ­certaine. Cette abbaye, dirigée à un moment donné par Bernon, comme ­l’attestent les Annales, a pu être prise dans la tourmente des affrontements entre les Guilhemides et Raoul en Berry dans les années 926-927. Elle aurait alors glissé rapidement hors de ­l’emprise du deuxième abbé de Cluny, dont les efforts se concentrent essentiel­lement sur le monastère bourguignon à cette époque. Cette hypothèse expliquerait pour quelle raison Odon n’apparaît pas parmi les abbés de Massay et pourquoi il ne semble agir à aucun moment en faveur de cet établissement. Une dernière ­question mérite d’être posée : comment expliquer que l’autre établissement berrichon, Déols, pourtant relativement éloigné de Cluny au début de l’abbatiat d’Odon, lui soit resté attaché ? Ces situations différentes résultent probablement du fait que le fondateur de Bourg-Dieu, Ebbe, était encore en vie en 927 pour défendre le statut de son abbaye. Les choses changent après sa mort, en 937.

Le conflit des moines de Déols avec l’archevêque de Bourges (938-942 ?) La fin de l’abbatiat d’Odon à Déols est relativement bien documentée. Contrairement aux premiers privilèges royaux ou pontificaux reçus par BourgDieu, le contenu des actes octroyés au monastère se démarque largement de ceux qu’obtient Cluny à la même époque. Le premier document fait partie de la série de bulles concédées à Odon par Léon VII en janvier 938. Déols acquiert ensuite un diplôme de Louis IV, probablement la même année, et un privilège du pape Étienne VIII (939-942) entre 940 et 942130. Tous ces actes laissent penser que, dans les années 938-942, Odon se trouve confronté à Déols à un conflit avec l’arche­vêque de Bourges. Ce conflit semble avoir pour origine la villa de Vouillon, qu’un certain Gérard [Geraldus], qualifié de nobilis vir par la bulle de Léon VII, avait concédée à l’Église de Bourges, avant de la remettre ensuite aux moines de Bourg-Dieu, après s’être ravisé131. L’archevêque de Bourges, Géronce, conteste cette seconde donation, tandis que les moines de Déols, s’estimant dans leur bon droit, refusent de lui remettre la propriété et font appel au jugement du pape Léon VII en janvier 938, puis à celui du roi des Francs, Louis IV. Le conflit prend ensuite de ­l’ampleur, comme permet de le supposer la bulle d’Étienne VIII, octroyée autour des années 940-942. La triple interdiction qui y est faite à Géronce ­d’excommunier les ­religieux de l’établissement laisse ainsi penser que l’archevêque avait déjà usé 130. Le diplôme de Louis IV a été redaté par J. Wollasch en 938, alors que l’éditeur le situait dans une large fourchette chronologique, entre l’avènement de Louis IV (19 juin 936) et la mort d’Odon (18 novembre 942) ; J. Wollasch, « Königtum, Adel und Klöster », p. 97-98. Le privilège d’Étienne VIII ne contient que des éléments de datation approximatifs, no 95, Papst., p. 167-168. 131. Pour le résumé de l’affaire, J.-F. Lemarignier, « L’exemption monastique », p. 298-299 ; J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 25-27.



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de cette sentence à leur encontre132. La riposte pontificale à l’excommunication des ­moines consiste en une annulation de toute sanction, présente ou future, de l’archevêque contre les habitants de Bourg-Dieu133. J.-F. Lemarignier en a déduit que cette bulle contenait en germes les principes de l’exemption134. À partir d’un conflit foncier, dans lequel le pape intervient en tant que defensor de l’établissement contre le prélat, l’historien analyse en effet ce document comme un moyen d’empêcher l’archevêque d’user de ses sanctions spirituelles contre les moines135. Les analyses de J.-F. Lemarignier ne restituent cependant pas l’ensemble des difficultés rencontrées par Odon à Déols. Dans la mesure où cet historien s’est focalisé sur la question de l’exemption et de l’annulation par le pape des sanctions spirituelles de l’archevêque, il est peut-être passé à côté du véritable cœur du conflit, dans lequel la question de l’excommunication est secondaire. L’ensemble des clauses de ces différents privilèges permettent en effet de comprendre les enjeux de la situation de Bourg-Dieu au cours des années 938-942. En 938, l’intervention de Léon VII pour Déols n’a que partiellement pour objet la résolution du conflit entre le monastère et l’archevêque de Bourges. Comme dans la bulle pour Cluny délivrée à la même date, le pape rappelle en effet que le monastère est libre de toute autorité extérieure, mais précise qu’il pourrait s’agir d’un roi, d’un évêque ou des parents du fondateur, ce qu’il ne fait pas pour le monastère bourguignon. Après avoir confirmé la donation litigieuse, Léon VII s’attarde longuement sur les modalités de l’élection et le contenu de la charge abbatiale. La teneur de cette bulle est donc très différente de celle octroyée à Cluny au même moment : aucune mention de l’immunité, règlement du conflit avec l’archevêque de Bourges, durcissement du lien de dépendance à Rome, ­précision de la liberté du monastère vis-à-vis de l’extérieur et enfin insistance sur le choix et la fonction de l’abbé136. Outre la question de l’opposition à l’archevêque de Bourges, tous 132. «  At nunc nescio prædio pro quodam contendis cum illis et quod legaliter finiri poterat, per vim excommunicationis extorques […]. Alioquin quæso te, frater, ut eidem loco vel fratribus nobis ­commissis nullatenus sub excommunicatione præiudicium facias […]. Verum si, quod absit, non per legale iudicium sed per vim excommunicationis monachos includere volueris, eos omnimodis absolutos esse decernimus », no 95, Papst., p. 168. 133. No 95, Papst., p. 168. 134. J.-F. Lemarignier, « L’exemption monastique », p. 298-299. 135. Sur l’analyse de cette bulle en termes de “préhistoire” de l’exemption, cf. infra, notre chapitre « Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés », p. 390. 136. Sur le durcissement du lien avec Rome : «  Attribuimus et omnes res […] sibi pertinentes ita sibi vindicent, ut nullius omnino dicioni subiciantur, nisi Romanæ sedi.  » Sur l’indépendance du monastère vis-à-vis de l’extérieur, et notamment vis-à-vis des héritiers d’Ebbe : «  Quapropter monasterium predictum […], liberum ab omni dominatione cuiuscunque personæ, aut regis, videlicet aut episcopi, aut filiorum vel propinquorum ipsius Ebbonis esse decernimus. » Sur l’abbé : « Abbatem vero communiter et regulariter viventem sine ullius contradictione aut tecum aut post te de ipsis vel certe saniori consilio de alio quolibet cenobio preficiant. Quod si aliquis per munus aut per inanem gloriam consentientibus etiam, quod absit, monachis inrepere temptaverit, hunc talem

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ces éléments laissent présumer l’existence de ­problèmes internes d’Odon à Déols, probablement liés à la mort d’Ebbe en 937137. L’insistance sur l’indépendance des moines vis-à-vis de l’extérieur, ainsi que le passage sur l’élection abbatiale, permettent en effet de supposer que certains membres de la famille du fondateur avaient tenté de remettre la main sur la jeune fondation, en essayant peut-être d’en devenir abbés. Le pape rappelle d’ailleurs à deux reprises que le supérieur doit vivre dans la communauté – probablement pour parer au danger d’un abbé laïque –, et souligne la possibilité pour les moines de choisir quelqu’un « venant de n’importe quel autre monastère  ». Cette dernière mesure semble destinée à rétablir l’autorité d’Odon (lui-même extérieur à l’établissement) ou peut-être à lui permettre d’imposer un co-abbé de confiance, qui ne soit pas lié à l’aristocratie de Déols. À notre connaissance, personne n’a analysé ce conflit dans son contexte berrichon, en tenant compte des logiques propres aux relations de pouvoir autour de l’abbaye. L’étude des différents protagonistes des événements jette en effet une lumière différente sur cette affaire. L’archevêque Géronce est un membre de la haute aristocratie d’Aquitaine, très impliqué dans les restaurations monastiques en Gallia méridionale, puisqu’il souscrit l’acte de fondation de Déols en 917, puis celui de Saint-Pons-de-Thomières en 936. D’après le catalogue des archevêques de Bourges, il a également été témoin de la fondation de Saint-Vincent de Chantelle en avril 936, dont la charte est souscrite par les évêques Turpion de Limoges et Arnold de Clermont, ainsi que par plusieurs abbés, notamment un certain Odon138. Géronce participe également à la réforme de Saint-Chaffre du Monastier vers 937-938139. Or Saint-Pons a probablement été confié à Odon, tandis que la restauration de Saint-Chaffre est liée à l’un de ses co-abbés, Arnulf140. Dans ces circonstances, le conflit d’Odon avec l’archevêque de Bourges peut surprendre, mais il a commencé bien après la fondation de Thomières, ce qui induit que les relations de l’abbé de Cluny avec le prélat ont eu le temps de se distendre. Selon une longue tradition érudite, Géronce était en outre l’oncle d’Ebbe, le ­fondateur de Bourg-Dieu. J. Hubert a toutefois écarté toute parenté entre les deux

veluti furem et latronem per apostolicum interdictum prohibemus, sed ab illis personis, quibus beatus Benedictus in hac re potestatem tribuit, talem eligi precipimus, qui domui Dei bene preesse studeat, qui consuetudines a prioribus institutas tam in divinis actibus quam et humanis plenarie conservet, ut, sicut dictum est, communiter vivat et fratribus, prout potuerit, prodesse magis quam preesse studeat », no 82, Papst., p. 139-140. 137. Sur la date de la mort d’Ebbe, G. Devailly, Le Berry, p. 123. J. Wollasch, « Königtum, Adel und Klöster », p. 149-150. 138. A. Gandilhon, Catalogue privé des actes des archevêques de Bourges, p. 214. Pour l’acte de fondation de Chantelle : no X, dans GC II, Instrumenta, p. 6 D-7 A. Sur cet acte : P. Flament, « Le premier seigneur de Bourbon », p. 120-131. 139. No 53, Cartulaire de l’abbaye de Saint-Chaffre du Monastier, p. 47-49. 140. Sur Saint-Pons de Thomières, cf. infra, dans ce même chapitre, p. 292-296.



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hommes, en insistant sur l’absence de document qui permettrait de l’attester141. Cette littérature reflète toutefois peut-être des affinités, sans doute lointaines, entre le seigneur de Déols et Géronce. Sur le siège de Bourges, Géronce a pour successeur Laune [Launo] († 955), le frère d’Ebbe de Déols. Laune souscrit l’acte de fondation de Bourg-Dieu en 917, celui de la confirmation des donations le jour de la dédicace de l’église abbatiale en 927, et enfin une charte de vente en 938. Surtout, il porte le titre d’archidiacre dans le document de 927, ce qui signifie qu’il était le second dans la hiérarchie diocésaine après l’archevêque142. Même si les liens entre Géronce et Ebbe n’étaient pas aussi étroits que ne le laisse penser la tradition érudite, la situation éminente de Laune auprès de l’archevêque permet de conclure que la famille du fondateur était très bien représentée dans l’entourage du siège métropolitain de Bourges. Dans ces conditions, cette affaire n’est pas un « conflit purement temporel », comme l’ont avancé J.-F. Lemarignier et J. Hubert, mais renvoie peut-être aussi à la défense du statut de l’établissement, mis en péril par les proches d’Ebbe143. Cette conjecture est d’ailleurs partiellement confirmée par une phrase du diplôme royal de Louis  IV. Alors que, depuis 927, les privilèges pontificaux et royaux octroyés à Cluny et Déols évoquaient en premier lieu les rois parmi les prédateurs potentiels des monastères, ce document mentionne d’abord les proches d’Ebbe (propinquis ipsius Ebbonis)144. Au-delà de la lutte pour la défense de leur patrimoine, l’âpreté des réactions des différents protagonistes (excommunications d’un côté et appel aux autorités pontificale et royale de l’autre) laisse ainsi supposer que l’enjeu principal du conflit était le statut du monastère. L’intervention de Louis IV pour Déols, probablement en 938, soulève plusieurs interrogations. La décision du roi de se prononcer en faveur de Bourg-Dieu peut s’expliquer par la fluctuation des alliances aristocratiques au début de son règne. En effet, en 936, Hugues le Grand obtient le Bas-Berry, et notamment la région où se situe Déols, grâce à l’appui du Carolingien145. C’est donc peut-être le retournement de situation advenu en 938-939, notamment l’alliance de Louis IV avec Guillaume Tête d’Étoupe, qui revendiquait aussi des droits sur le Berry, qui a favorisé l’octroi du diplôme en faveur de Bourg-Dieu. Il n’en demeure pas moins 141. A. J. H. Grillon des Chapelles, Notice sur l’abbaye de Déols, p. 206-207. V.-A. FouconneauDufresne, Histoire de Déols, p. 41. G. Devailly, Le Berry, n. 13, p. 124. 142. Pour la fondation en 917, J. Hubert, « L’abbaye exempte », Pièce justificative I, p. 40. Pour la charte de dédicace en 927, no 6, dans E. Hubert, « Recueil historique des chartes », p. 112-113. Pour la charte de vente en 938, no 10, Ibid., p. 126-127. 143. Pour la citation, J.-F. Lemarignier, « L’exemption monastique », p. 299 ; J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 27. 144. «  […] ne de propinquis ipsius Ebbonis, neque alia qualiscumque persona locum ipsum suo dominio subjungere præsumat », no XX, Recueil des actes de Louis IV, p. 50. À titre comparatif, le diplôme octroyé par Louis IV d’Outremer à Cluny à la même époque porte ces termes : « Sit vero ipse locus […] ab omni dominatu seculari tam regum quam cunctorum principum seu propinquorum ejusdem Wilelmi quin et omnium hominum penitus liber et absolutus […] », no X, Ibid., p. 31. 145. G. Devailly, Le Berry, p. 122.

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que ni le comte de Poitiers, ni Hugues le Grand, ne sont intervenus auprès du roi en faveur de l’établissement. Odon, qualifié seulement d’abbas dans le diplôme, semble en fait avoir sollicité l’intervention royale sans aucun intermédiaire, afin de faire confirmer la protection apostolique sur le monastère et régler son différend avec l’archevêque de Bourges146. Replacée parmi les autres privilèges royaux, cette démarche ­personnelle de l’abbé de Cluny est inhabituelle et découle sans doute de la situation particulière de Bourg-Dieu à cette date : si l’abbé est allé trouver lui-même le roi, c’est probablement parce qu’il n’y avait plus de véritable protecteur du statut du monastère. A. Grillon des Chapelles mentionne bien un certain Raoul le Large († 952) comme successeur d’Ebbe, mais celui-ci est connu principalement par des sources tardives et n’apparaît qu’une fois dans les chartes, parmi les souscripteurs de l’acte de vente de 938147. Si ce dernier n’a pas tenté d’aider la fondation de son parent lors du conflit avec l’archevêque de Bourges, notamment en servant d’intermédiaire auprès de Louis IV, c’est sans doute parce qu’il avait lui-même des vues sur Déols. L’ensemble des parents d’Ebbe – qu’ils soient clercs ou laïcs – aurait alors tenté de remettre la main sur leur patrimoine. À la fin de sa vie, l’autorité d’Odon dans les monastères berrichons semble donc être contestée dans le cas de Déols et peut-être même inexistante dans celui de Massay. Contrairement à la période 926-936, le prestige des Guilhemides ne paraît plus suffire à assurer les droits de l’abbé sur un établissement précis. Dans la mesure où le paysage politique a été bouleversé, l’influence que pouvaient exercer les héritiers de Guillaume le Pieux – ou plutôt ceux qui se revendiquaient comme tels – est moindre dans les espaces berrichons. En revanche, le nouveau duc d’Aquitaine, Raymond-Pons, se place clairement dans la lignée de son prédécesseur en Gallia du Sud-Ouest.

C. Les nouvelles réformes en Aquitaine : l’appui de Raymond-Pons Les premières réformes d’Odon en Gallia du Sud-Ouest se situaient au début des années 930. La période 936-937 est marquée par de nouvelles prises en charge de monastères dans cet espace, généralement sous la houlette de Raymond-Pons, comte de Toulouse († vers 940), devenu duc d’Aquitaine en 936. Ainsi que l’a signalé C. Lauranson-Rosaz, ce dernier se veut l’héritier spirituel de Guillaume le Pieux et participe activement à la réforme ou à la fondation de monastères, comme son prédécesseur148. 146. No XX, Recueil des actes de Louis IV, p. 50. 147. Sur Raoul le Large : A. J. H. Grillon des Chapelles, Notice sur l’abbaye de Déols, p. 127-128. Pour la charte, no 10, dans E. Hubert, « Recueil historique des chartes », p. 126-127. 148. Sur le rôle de Raymond-Pons, C. Lauranson-Rosaz, « Réseaux aristocratiques », p. 361.



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Le problème majeur de l’étude des réformes d’Odon en Aquitaine pendant cette période réside dans l’absence presque totale d’actes de la pratique, à l’exception du cas assez bien documenté de Saint-Pons de Thomières. Toute une tradition historiographique ancienne a parfois attribué à Odon certaines restaurations, sur la foi de chroniques extrêmement tardives. Il convient donc de reprendre complètement le travail documentaire, pour déterminer quels monastères ont été réformés par l’abbé de Cluny (fig. 9). L’enquête sera d’abord menée sur les établissements relativement bien connus par les sources, avant d’aborder certains cas plus problématiques.

Les fondations de Chanteuges et de Saint-Pons de Thomières La fondation de l’abbaye de Saint-Marcellin de Chanteuges, le 28 août 936, marque le début de la participation d’Odon à une seconde vague de réformes en Gallia méridionale. Elle a lieu à Brioude, symbole du pouvoir guilhemide, et coïncide avec la première revendication du titre de duc d’Aquitaine par RaymondPons, en présence de son entourage laïque et ecclésiastique149. La charte de fondation de Chanteuges a été transmise par le cartulaire de Brioude. Elle est le fait d’un chanoine du lieu, Cunebert [Cunebertus] († vers 940), qui exerçait la fonction de prévôt du chapitre et qui a été identifié par C. Lauranson-Rosaz comme l’un des derniers membres de la famille des Chanteuges150. Le fondateur appartient depuis longtemps à l’entourage des Guilhemides, puisqu’il avait souscrit une charte de donation de Guillaume le Pieux en 917, puis l’acte de fondation de Sauxillanges par Acfred en 927151. Dans son préambule, Cunebert dit exécuter les dispositions de son grand-père, Claude, qui voulait faire de sa propriété un monastère, et associe ses coreligionnaires à sa fondation. La dotation initiale est faite pour le salut de l’âme de Guillaume le Pieux et de ses neveux (pro anima Willelmi ducis atque nepotum ejus Willelmi et Acfredi), plaçant ainsi le geste du chanoine, auquel est associé Raymond-Pons, sous le patronage direct des anciens ducs d’Aquitaine. Cunebert confie la nouvelle fondation à «  Odon, vénérable abbé, et puisque lui-même est accaparé par d’autres choses de plusieurs manières, nous nous en remettons par conséquent au seigneur abbé Arnulf pour remplir cette mission152 ». Comme à Saint-Géraud, le duo Odon-Arnulf se retrouve donc à la tête de l’établissement, avec une définition un peu plus claire de la tâche du second. La suite des clauses énumère le statut et les possessions du monastère : 149. No  337, Cartulaire de Brioude, p.  343-347. C.  Lauranson-Rosaz, L’Auvergne et ses marges, p. 80. 150. Sur la prise en charge de Chanteuges, Anon, « L’abbaye de Chanteuges », p. 43-80. C. LauransonRosaz, L’Auvergne et ses marges, p. 132-133. 151. Charte de Guillaume le Pieux en 917 : no  146, Cartulaire de Sauxillanges, p.  135-137. Charte de fondation de Sauxillanges par Acfred en 927 : no 13, Ibid., p. 47-51. 152. No 337, Cartulaire de Brioude, p. 345.

Charlieu

St-Pierre-au-Cield’Or de Pavie

Romainmôtier

Rome

0

St-Élie de Nepi

Fig. 9. Réformes d’Odon en Gaule et en Italie.

St-Pons de Thomières

Lézat

Cluny

Sauxillanges

Déols Ambierle St-Allyre

Sarlat Aurillac Chanteuges

St-Martial de Limoges St-Martin de Tulle

St-Pierre-le-Vif de Sens

Massay

Fleury St-Julien de Tours

St-Savin-s/Gartempe

Réalisation graphique : I. Rosé.

N

150 km

Salerne

Mt-Cassin

Farfa Subiaco

Forte improbabilité de la réforme

Incertitude de la réforme

Monastères réformés de manière sûre

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III. « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie » (936-942)

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adoption de la règle de saint Benoît, libre élection abbatiale, absence de versement d’un cens récognitif aux chanoines de Brioude. Quelques années plus tard, le 5 décembre 941, Louis IV d’Outremer confirme le statut et les possessions de l’abbaye de Chanteuges à la demande de ses « fidèles », les évêques Heiric [Heiricus] de Langres et Gottschalk [Gothescalchus] du Puy, mais aussi le comte Roger [Rotgerius] de Laon153. L’intervention de ces trois grands permet de cerner l’insertion d’Odon dans les milieux aristocratiques proches de Louis IV à cette époque, bien que l’origine de ses liens avec le prélat de Langres et le comte de Laon n’ait pas pu être identifiée. Le soutien de Gottschalk (928-962) s’explique mieux : il dirigeait en effet le diocèse où se trouve Chanteuges et en avait de surcroît souscrit la charte de fondation en 936, au côté du comte de Toulouse Raymond-Pons154. Gottschalk appartenait également à l’entourage des Guilhemides, puisqu’en 927, il faisait partie des témoins du dernier acte de Guillaume le Jeune155. Vers 937-938, il entreprend en outre la réforme de SaintChaffre du Monastier, ­établissement dont il avait peut-être lui-même été abbé, qu’il confie ensuite à Arnulf, déjà co-abbé d’Odon à Saint-Géraud d’Aurillac et Chanteuges156. Le prélat a donc tenu à favoriser un établissement dont il connaissait bien les dirigeants. Roger II, comte de Laon depuis 926, s’était de son côté réconcilié avec Louis et Hugues le Noir au début de l’année 941, après les avoir trahis157. Bien qu’aucun abbé ne soit mentionné à la tête de l’établissement, ce diplôme de Louis IV comporte une clause destinée à protéger les possessions de ­l’abbaye : «  Nous ordonnons enfin qu’aucun puissant ne leur porte un jour un quelconque préjudice ni n’exige d’eux un cens, mais qu’ils demeurent, avec tous leurs biens, libres et absous de toute domination de qui que ce soit158.  » À l’exception de l’évocation du cens, cette phrase ressemble beaucoup au premier diplôme de Raoul pour Cluny ou à la bulle de Jean XI pour ce même établissement159. Cette similitude incite à penser que c’est Odon qui est à l’origine de cet acte, bien qu’il n’y apparaisse pas nominalement. La clause suivante permet de comprendre pourquoi ce dernier n’est pas évoqué : « En outre, qu’ils instituent eux-mêmes toujours leur abbé, non pas sur l’ordre de quelqu’un, mais selon la règle de saint 153. No XVII, Recueil des actes de Louis IV, p. 44. 154. No 337, Cartulaire de Brioude, p. 343-347, ici p. 347. 155. Sur la biographie de Gottschalk, C. Lauranson-Rosaz, « Gotiscalc, évêque du Puy », p. 653-667. 156. No 53, Cartulaire de l’abbaye de Saint-Chaffre du Monastier, p. 49. 157. M. Chaume, Les Origines, p. 426-427 et 433. 158. « Præcipimus denique ut nulla præpotens persona aliquod unquam præjudicium eis inferrat neque censum quemdam injuste perquirat, sed ipsi cum omnibus suis rebus ab omni dominatu cujuslibet personæ sint liberi et absoluti », no XVII, Recueil des actes de Louis IV, p. 44-45. 159. «  Per hoc nostre auctoritatis preceptum constituimus, quatinus ipse locus juxta quod ipse per testamentum decrevit, ab inquietudine et dominatu tam regum quam cunctorum principum seu propinquorum ejusdem Willelmi, quin et omnium hominum sit penitus liber et absolutus », no 12, Recueil des actes de Robert, p. 51. « Itaque sit illud monasterium cum omnibus rebus, vel quas nunc habet vel que deinceps ibi tradite fuerint, liberum a dominatu cuiuscunque regis aut episcopis sive comitis aut cuiuslibet ex propinquis ipsius Vuillelmi », no 64, Papst., p. 107.

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Benoît160.  » La clause de libre élection abbatiale est certes classique, mais la formulation laisse supposer qu’un abbé a été imposé de l’extérieur. En recoupant cette information avec la mention – inhabituelle dans notre corpus – de l’inter­ diction du cens et de l’affirmation de la liberté de l’établissement, tout porte à croire que Chanteuges n’est plus aux mains d’Odon ou de son co-abbé à cette époque, usurpation qui a probablement suivi de près la mort de Raymond-Pons en 940, garant de la ­fondation. Le diplôme de Louis IV apparaît donc comme une tentative d’Odon de recouvrir la direction de l’établissement. *   * * Saint-Pons de Thomières, dédié à la Vierge, à saint Pons et aux apôtres Pierre et Paul, est un cas bien documenté dont la fondation, par le comte de Toulouse et duc d’Aquitaine Raymond-Pons, a lieu vers 936, grâce à l’aide des moines de Saint-Géraud d’Aurillac. Les débuts de Saint-Pons sont connus par des documents édités dans l’Histoire générale de Languedoc, à partir de copies réalisées sur le cartulaire de l’abbaye – aujourd’hui perdu –, notamment cinq chartes émanant des autorités publiques de la région161. Un diplôme de Louis IV d’Outremer du 2 août 939, qui concède une immunité royale au monastère, vient compléter ce corpus. Raymond-Pons intervient deux fois en faveur de son établissement : en novembre 936, il fait une première dotation, puis une seconde, le jour de la dédicace de l’abbatiale en 937 (selon la datation des éditeurs), dans un acte qui ressemble davantage à une charte de fondation que le premier, puisque RaymondPons y précise le statut de son monastère162. Ce dernier document a été étudié par É.  Magnou-Nortier, puis plus rapidement par A. G. Remensnyder : la première y voit «  un document composite et remanié auquel on ne peut accorder de crédit », tandis que la seconde le considère ­d’emblée comme une charte authentique163. Selon É.  Magnou-Nortier, ce long acte regroupe des clauses très diverses – qui résultent probablement d’une compilation d’au moins deux documents par les auteurs du cartulaire  –, parmi lesquelles certaines seraient des forgeries164. Tout en soulignant que la charte

160. No XVII, Recueil des actes de Louis IV, p. 45. 161. No 67-LXIII, HGL V, col. 173-175 ; no 69-LXV, Ibid., col. 176-179 ; no 74-LXIX-I, Ibid., col. 185-187 ; no 74-LXIX-II, Ibid., col. 187-188 ; no 77-LXXI, Ibid., col. 190-192. 162. Pour la première dotation : no 67-LXIII, HGL V, col. 173-175. Pour la charte du jour de la dédicace : no 69-LXV, Ibid., col. 176-179. Sur la ressemblance de la charte de dédicace de l’église avec une charte de fondation, A. G. Remensnyder, Remembering Kings Past, p. 21-22. 163. É. Magnou-Nortier, La Société laïque et l’Église, p.  403-405, p.  403 pour la citation. A. G. Remensnyder, Remembering Kings Past, p. 21-27. 164. Dans son analyse diplomatique de l’acte, É. Magnou-Nortier distingue neuf parties : 1) La décision du comte de fonder un monastère sur ses terres. 2) La décision d’y faire venir des moines de SaintGéraud d’Aurillac. 3) La soumission de l’établissement à Rome, contre le versement d’un cens tous les cinq ans. 4) La dédicace de l’Église. 5) La mention d’un concile où ont été réglées des affaires



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est « peu ­compatible avec les traditions diplomatiques en usage dans le Midi », cette ­historienne considère comme authentiques les clauses évoquant la fondation de l’établissement par Raymond-Pons avec l’aide des moines de Saint-Géraud d’Aurillac. Elle rejette en revanche catégoriquement celles qui soumettent le monastère à Rome, au motif que l’expression « liber et absolutus de toute autorité spirituelle et temporelle » qui s’y trouve est « grégorienne » ; de la même manière, l’évocation du paiement du cens au pape serait un ajout tardif165. Il nous semble toutefois que ces différents arguments sont insuffisants pour rejeter l’authenticité des passages incriminés. Une analyse de la situation de Saint-Pons permet d’y répondre ; cette dernière est néanmoins parfois difficile à appréhender, dans la mesure où les pièces du dossier renvoient deux images distinctes du gouvernement et du statut de l’abbaye. Sur le plan de la direction abbatiale tout d’abord, les cinq chartes de donation qui émanent d’autorités locales, c’est-à-dire de Raymond-Pons, de l’archevêque de Narbonne, de l’évêque de Béziers ou du vicomte de Toulouse, évoquent toutes le gouvernement de l’abbaye par un certain abbé Otgar [Otgarius ou Otgerius]166. La charte octroyée par le duc d’Aquitaine le jour de la dédicace précise que cet homme est un ancien moine de Saint-Géraud d’Aurillac, venu à Saint-Pons pour peupler l’établissement sous l’égide de l’abbé Arnulf167. Dans le diplôme de Louis IV d’Outremer pour Saint-Pons, aucune mention n’est cependant faite d’Otgar, mais d’un abbé Odon168. Cet Odon, qui souscrit également les deux actes de Raymond et la donation de l’évêque de Narbonne, est généralement identifié avec le deuxième abbé de Cluny169. C’est surtout la présence d’Arnulf, co-abbé d’Odon à Aurillac, qui suit immédiatement le Odo abbas dans les souscriptions, ainsi que le rôle joué par le monastère de Saint-Géraud dans la mise en place de Saint-Pons qui permettent de confirmer cette hypothèse170. Il convient toutefois concernant l’usurpation de biens ecclésiastiques. 6) Une déclaration du comte concernant ses droits sur les terres monastiques. 7) Une adresse au pape Léon pour qu’il châtie les prédateurs des moines et de leurs biens. 8) Une malédiction-bénédiction épiscopale qui concluait probablement une sentence épiscopale. 9) Les signa, cf. É. Magnou-Nortier, La Société laïque et l’Église, p. 403-404. É. Magnou-Nortier suggère que les clauses 5 et 8 faisaient partie d’un même document rapportant les actes d’un concile ; les autres proviendraient de la charte de fondation de l’abbaye, voire d’ajouts plus tardifs. 165. Ibid., p. 404. L’historienne rejette la clause de paiement du cens car cette dernière entrerait en contradiction avec un privilège d’Urbain II de 1089 qui évoque un cens annuel, sans faire allusion au cens évoqué dans l’acte de 937. 166. C’est le cas pour les deux documents cités dans la note 162, mais aussi pour la charte d’Aimeric, archevêque de Narbonne en 940, no 74-LXIX-I, HGL V, col. 185-187 ; de Rodald, évêque de Béziers, no  74-LXIX-II, Ibid., col.  187-188 ; d’Atton, vicomte de Toulouse ou d’Alby, no  77-LXXI, Ibid., col. 190-192. 167. No 69-LXV, Ibid., col. 177. 168. No XI, Recueil des actes de Louis IV, p. 33-34. 169. Seuls M. Chaume et B. H. Rosenwein ne répertorient pas Saint-Pons parmi les monastères dirigés par Odon. 170. Sur Arnulf, cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 214-215.

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de souligner que, si Otgar est bien inscrit dans le nécrologe de Saint-Pons en tant que premier abbé du lieu, aucune mention n’y est faite d’Odon171. Du point de vue de son statut, ce monastère est pratiquement similaire à Déols pendant la période 927-931. La situation juridique du nouvel établissement apparaît dans la charte de 937, suspectée par É.  Magnou-Nortier, et sur laquelle il convient de revenir plus précisément. Ce document présente en fait des points communs avec certains actes adressés à Cluny, notamment avec les privilèges de Raoul en 927 et de Jean XI en 931, mais aussi avec le testament de Guillaume le Pieux. Raymond-Pons y affirme en effet que son établissement sera soumis au siège apostolique et devra par conséquent lui payer un cens récognitif. Immédiatement après, il ordonne que « ce lieu soit libre et absous de la domination de tous les hommes, de sorte qu’aucun roi, aucun évêque, aucun de nos proches ni aucune personne ne présume d’exercer sa domination, quelle qu’en soit l’occasion, sur le lieu ou sur les biens lui appartenant »172. Comme dans les actes cités, l’auteur de la charte de Raymond-Pons a donc articulé, dans les mêmes termes, la soumission à Rome et la liberté du monastère et de ses biens. Ce document présente en outre un point commun encore plus frappant avec l’acte de fondation de Cluny. Même si elle n’évoque pas les apôtres, une harangue adressée au pape y est en effet insérée, comme dans le testament de Guillaume : Mais toi Léon, ô évêque des évêques, pape universel, ou quiconque te succédera sur ce saint siège, je dépose cette requête devant toi et t’en conjure au nom de la révérence des apôtres, que, comme tu as le pouvoir de lier et de délier en vertu de l’autorité apostolique,

171. A. Müssigbrod, « Das Necrolog von Saint-Pons de Thomières », p. 88 et 109. 172. Acte de Raymond-Pons pour la dédicace de Saint-Pons de Thomières (937) : « Facto autem solemni testamento prædictum locum Romanæ apostolicæ sedi ita subjectum esse decrevimus, ut per quinquennium decem solidi pro recognitione ibidem persolvantur  »  ; «  De cætero sit locus ipse a dominatu omnium hominum liber et absolutus, ut neque rex, neque episcopus, neque ullus ex propinquis nostris, neque ulla quælibet unquam persona dominatum exercere sub aliqua occasione, vel in loco, vel in rebus ad ipsum pertinentibus præsumat », no 69-LXV, HGL V, col. 177. Acte de fondation de Cluny (910) : « Per quinquennium autem Romæ ad limina apostolorum […] X soldos prefati monachi persolvant » ; « Neque aliquis principium sæcularium, non comes quisquam, non episcopus quilibet, non pontifex supradictæ Sedis Romanæ […] invadat res ipsorum servorum Dei », no  4, Les Plus Anciens Documents originaux, p.  35. Confirmation du statut de Cluny par Raoul (927) : « […] et apostolicæ sedi ad tuendum non ad dominandum subjugavit » ; « Per hoc nostre auctoritatis preceptum constituimus, quatinus ipse locus juxta quod ipse per testamentum decrevit, ab inquietudine et dominatu tam regum quam cunctorum principum seu propinquorum ejusdem Willelmi, quin et omnium hominum sit penitus liber et absolutus  », no  12, Recueil des actes de Robert, p.  51. Confirmation du statut de Cluny par Jean  XI (931)  : «  Sane ad recognoscendum, quod predictum cenobium sanctæ apostolicæ sedi ad tuendum atque fovendum pertineat, dentur per quinquennium decem solidi » ; « Itaque sit illud monasterium cum omnibus rebus, vel quas nunc habet vel que deinceps ibi tradite fuerint, liberum a dominatu cuiuscunque regis aut episcopis sive comitis aut cuiuslibet ex propinquis ipsius Vuillelmi », no 64, Papst., p. 107. [Les mêmes formulations figurent en gras, les mêmes mots sont en romain.]



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tu sois favorable au lieu susdit, aux moines et à ceux qui les aident et que tu les absolves ; [mais aussi] que tu t’opposes à leurs adversaires et que tu les condamnes […]173.

Bien que les termes de cette harangue soient différents, on y retrouve l’idée d’une condamnation par le pape des usurpateurs des biens du monastère, en vertu du pouvoir des clés. S’y ajoute l’idée d’une récompense de ceux qui se montrent favorables au monastère, absente du testament de Guillaume. Par ailleurs, comme dans l’acte de fondation du monastère bourguignon, les clauses comminatoires évoquent les personnages d’Héliodore, Dathan, Abiron et Judas174. Personne ne semble avoir remarqué ces points communs de l’acte de Raymond-Pons avec ­certains documents de provenance “clunisienne” : ils relativisent les arguments d’É. Magnou-Nortier (notamment sur le caractère non méridional et “grégorien” de la charte) et laissent supposer, de surcroît, qu’Odon est directement impliqué dans sa rédaction. Selon ce document, le statut de Thomières, défini par Raymond-Pons, semble en effet très proche de celui du monastère bourguignon : affirmation de la liberté du monastère articulée à sa soumission au siège apostolique, paiement d’un cens récognitif au tombeau des apôtres, libre élection de l’abbé, injonction au pape de protéger les biens de l’abbaye contre d’éventuels prédateurs. Deux ans plus tard, pourtant, en août 939, par l’intermédiaire de ses représentants accompagnés de moines, le duc d’Aquitaine demande à Louis IV de prendre l’établissement sous sa protection et de lui concéder l’immunité175. Saint-Pons semble donc avoir changé de défenseur très rapidement, pour des raisons inconnues. La situation de Thomières rappelle donc celle de Bourg-Dieu, mais la première passe sous la protection du roi et la seconde sous celle du pape. Par ailleurs, l’immunité concédée n’a pas du tout le même contenu que celle des établissements de Cluny, Déols ou Tulle, mais se place plutôt dans la lignée de celles octroyées par les souverains carolingiens. Elle est en effet beaucoup plus étroitement articulée avec la protection (tuitio, defensio, mundeburdum) du souverain, alors que, même pour Tulle, l’autorité que le roi pouvait exercer sur l’établisse-

173. Acte de Raymond-Pons pour la dédicace de Saint-Pons de Thomières (937) : « Tu vero, o episcoporum episcope universalis papa Leo vel quicumque in sancta sede tibi successurus est, apud te causam istam depono, ut sicut per apostolicam autoritatem habes potestatem ligandi atque solvendi, quæso per reverentiam apostolorum, ut prædicto loco ac monachis nec non adjutoribus eorum faveas et eos absolvas : contradictoribus eorum obsistas et eos condemnes […] », no 69-LXV, HGL V, col. 178. Acte de fondation de Cluny (910) : « Et obsecro vos, o sancti apostoli et gloriosi principes terræ Petre et Paule, et te pontifex pontificum apostolicæ sedis, ut per auctoritatem canonicam et apostolicam quam a Deo accepistis, alienetis a consortio sanctæ Dei æcclesiæ et sempiternæ vitæ, predones et invasores adque distractores harum rerum quas vobis hilari mente promptaque voluntate dono ; sitisque tutores ac defensores iam dicti loci Clugniaci, et servorum Dei ibi commanencium, harum quoque omnium facultatem propter clementiam et misericordiam piissimi Redemptoris », no 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 35. 174. No 69-LXV, HGL V, col. 178-179. Sur Dathan et Abiron, L. K. Little, « Formules monastiques de malédiction », p. 384. 175. No XI, Recueil des actes de Louis IV, p. 33-34.

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ment était minutieusement bornée176. Cette immunité a surtout pour but de mettre les moines hors de portée de tout agent royal ou de toute exigence qui pourrait peser sur eux en vertu d’un pouvoir judiciaire177. Elle scelle enfin des relations confraternelles entre Louis et les habitants de l’abbaye, la nouvelle protection devant participer à l’efficacité de leurs prières pour le salut du souverain et de son royaume178. En définitive, si ce diplôme confirme bien aux moines la possession de leur patrimoine, aucune de ses clauses n’évoque la tutelle que pourrait faire peser sur eux un pouvoir temporel, comme c’était le cas pour les autres établissements étudiés. Il s’agit donc d’une immunité royale classique, qui consacre le lien particulier établi entre Louis IV et la communauté de Saint-Pons et qui ne cherche aucunement à écarter le souverain de l’établissement. Saint-Pons faisait donc bien partie des établissements pris en charge par Odon, auquel il a essayé d’octroyer un statut très proche de celui de Cluny, de Déols ou même de Tulle. Pour une raison obscure, il a ensuite cherché à protéger ­l’établissement par une immunité classique. Il convient de souligner, en dernier lieu, que les confirmations du statut de Saint-Pons de Thomières et de Chanteuges par Louis IV entrent dans la logique des alliances du roi des Francs. Ces diplômes coïncident en effet avec le rapprochement du Carolingien avec le comte de Toulouse, Raymond-Pons, dans les années 937-938.

176. « Suum monasterium […] sub immunitatis tuitione suscipere dignaremur » ; « Præbuimus et hanc nostram authoritatem erga prædictum monasterium vel rectores illius sub plenissima immunitatis nostræ defensione fieri decrevimus » ; « Sub nostro mundeburdo permaneant » ; « Sed liceat præfato abbati ejusque successoribus et monachis res supradicti monasterii sub nostra immunitatis tuitione quieto ordine possidere », no XI, Recueil des actes de Louis IV, p. 33-34. Sur Tulle, cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 220-222. 177. « Præbuimus et hanc nostram authoritatem erga prædictum monasterium vel rectores illius sub plenissima immunitatis nostræ defensione fieri decrevimus, per quam præcipimus atque jubemus ut ipse abbas ac monachi ibidem degentes sint sub nullius judicis potestate, nisi ipsius Raimundi et abbatis ejusdem loci, sub nostro mundeburdo tuti permaneant, et nullus judex publicus vel quislibet ex judicaria potestate, in ecclesias aut loca vel agros seu reliquas possessiones præfati monasterii, quas in moderno tempore in quibuslibet pagis seu territoriis infra ditionem regni nostri jure et legaliter possidet atque deinceps injure ipsius sancti loci divina pietas augere voluerit, ingredi ad causas audiendas vel freda exigenda aut mansionaticos vel paratas faciendas aut fideijussores tollendos seu homines ipsius monasterii tam ingenuos quam alios super terram commanentes distringendos, nec ulla redhibitiones aut illicitas occasiones, quæ supra memorata sunt, penitus exigere præsumat, sed liceat præfato abbati ejusque successoribus et monachis res supradicti monasterii sub nostra immunitatis tuitione quieto ordine possidere », no XI, Recueil des actes de Louis IV, p. 33-34. 178. « Sed liceat præfato abbati ejusque successoribus et monachis res supradicti monasterii sub nostra immunitatis tuitione quieto ordine possidere, quatenus ipsis servis Dei, Domino famulantibus, pro nobis ac regni nostri statu omnipotentis Dei misericordiam suis precibus exorare valeant », Ibid. p. 33-34.



III. « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie » (936-942)

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Entre lacunes documentaires et érudition moderne : les autres établissements de la Gallia du Sud Nous avons étudié jusqu’à présent des cas plutôt bien documentés, pour lesquels le gouvernement d’Odon est pratiquement certain, bien qu’il ne soit pas attesté par la Vita Odonis. Les choses sont plus problématiques pour six autres établissements aquitains : Sarlat, Lézat, Sauxillanges, Saint-Martial de Limoges, Saint-Savin-sur-Gartempe et Saint-Allyre de Clermont-Ferrand. Cette liste ­provient du croisement des notices établies par J. Mabillon, les auteurs de la Gallia christiana et ceux de l’Histoire générale de Languedoc, c’est-à-dire des travaux d’érudition d’époque moderne, repris et parfois amplifiés par l’étude de référence d’E. Sackur. Ces six établissements ne posent toutefois pas tous les mêmes problèmes documentaires. L’hypothèse de la prise en charge de Sauxillanges par Odon, abbaye fondée par le guilhemide Acfred en 927, résulte visiblement d’une confusion des auteurs de la Gallia christiana, due à la coïncidence chronologique entre la date de fondation de cet établissement par le neveu de Guillaume le Pieux et celle du début de l’abbatiat d’Odon à Cluny après la mort de Bernon179. L’acte de fondation du monastère a fait l’objet de controverses relatives à son authenticité entre É. Magnou-Nortier et P. Buc, cristallisées en grande partie autour du statut de l’établissement et de son rapport à Cluny180. Nous souscrivons aux analyses de P. Buc sur la fiabilité de l’acte et sur les liens de Sauxillanges avec Cluny uniquement sous l’abbatiat d’Aymard, ce que confirment les travaux de D. W. Poeck181.

179. Sur l’attribution de la direction de Sauxillanges à Odon, GC II, col. 374 D. E. Sackur avait rectifié cette confusion d’époque moderne, E.  Sackur, Die Cluniacenser, I, p.  208-209. M.  Chaume considérait pourtant que cet établissement était dirigé par Odon, M. Chaume, « En marge » (1940), p. 49. 180. No  13, Cartulaire de Sauxillanges, p.  47-51. É.  Magnou-Nortier y voit une interpolation tardive. Selon des critères stylistiques, les réflexions d’Acfred sur son salut seraient tout d’abord redondantes et inhabituelles dans les documents de cette époque. Par ailleurs, l’insistance du rédacteur de l’acte sur la soustraction du monastère aux pouvoirs extérieurs s’accorderait mal avec les chartes des xe-xie siècles, qui évoquent presque toujours la tutelle des abbés “clunisiens” sur l’établissement. Enfin, le dispositif de la fondation n’évoque à aucun moment le monastère de Cluny. Selon É. Magnou-Nortier, ces trois éléments suggèrent une interpolation de l’acte d’Acfred au xiie siècle, destinée à appuyer une volonté d’indépendance de Sauxillanges vis-à-vis de l’abbaye bourguignonne, cf. É. MagnouNortier, « Contribution à l’étude des documents falsifiés », p. 313-338. Selon P. Buc, il s’agit d’un acte authentique, d’abord parce que les critères stylistiques, notamment la longue réflexion d’Acfred sur son salut, ne peuvent être considérés comme le signe d’une falsification dans la mesure où ce type de développements se retrouve dans d’autres chartes auvergnates de la même époque. Par ailleurs, l’absence de toute mention de Cluny dans l’acte ne constituerait pas l’indice d’une interpolation du document originel, mais la preuve que Sauxillanges ne dépendait pas du monastère bourguignon dès sa fondation et n’y a été rattaché qu’à partir de 944, cf. P. Buc, « Les débuts de Sauxillanges », p. 537-545. 181. D. W. Poeck, Cluniacensis Ecclesia, p. 508.

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L’intervention d’Odon dans les établissements de Saint-Savin-sur-Gartempe, Saint-Allyre de Clermont-Ferrand, Lézat et Saint-Martial de Limoges n’est connue que par les reconstitutions historiques de la Gallia christiana et de l’Histoire générale de Languedoc ou par les travaux d’historiens contemporains. Trois d’entre eux, Saint-Allyre, Lézat et Saint-Martial, sont ensuite venus grossir les rangs de l’Ecclesia Cluniacensis, ce qui permet de supposer des phénomènes de réécriture tardifs, visant à légitimer le rattachement à Cluny par l’autorité du passé182. Les auteurs de la Gallia christiana considèrent ainsi que Saint-Allyre a été confié à Odon et à un certain abbé Bernard [Bernardus] par l’évêque de Clermont, Arnold, aux alentours de 937, avec l’appui de Raymond-Pons, sans avancer aucune preuve attestant leurs assertions. Quelques précisions sur cette supposée réforme se trouvent cependant dans la section consacrée aux prélats et dans celle qui traite des établissements religieux183. D’un point de vue théorique, cette réforme n’est pas complètement inimaginable, dans la mesure où l’évêque Arnold et Raymond-Pons étaient déjà associés pour les fondations de Chanteuges et Saint-Pons de Thomières184. En revanche, le nom de Bernard, co-abbé d’Odon à Saint-Allyre selon la Gallia christiana, n’apparaît pas véritablement dans la documentation. Il s’agit certes du patronyme d’un (ou de plusieurs) rédacteur(s) d’actes de Cluny dans les années 928-935, mais aucune autre source ne fait figurer un moine de ce nom aux côtés d’Odon dans les réformes185. Plus encore, aucun Bernard ne souscrit la charte de dédicace de l’église de Thomières en 937, alors que six abbés en sont témoins. Il est donc difficile de ne se fonder que sur la Gallia christiana, sans indication de sources, pour attribuer un rôle à Odon dans le gouvernement de l’abbaye de Saint-Allyre, et ce d’autant plus que cette dernière figure sur la liste des établissements clunisiens dès 998, selon un privilège de Grégoire V186. Saint-Savin-sur-Gartempe, Lézat et Saint-Martial de Limoges posent un problème documentaire un peu différent, dans la mesure où l’attribution de la réforme de ces trois monastères à Odon dans l’historiographie résulte sans doute de la présence à leur tête de l’un de ses co-abbés. Lézat constitue un bon exemple de ce phénomène. Les chartes du cartulaire de la première moitié du xe siècle signalent

182. Pour Saint-Allyre : Ibid., p.  448. Pour Saint-Martial de Limoges, Ibid., p.  477. Pour Lézat, Ibid., p. 371-372. 183. Rubrique « Arnald I » dans l’episcoporum series, GC II, col. 254 E ; Rubrique « Bernard I », dans l’abbatum series de Saint-Allyre : Ibid., col. 324 B. B. H. Rosenwein écrit à tort que ces rubriques correspondent à la charte de fondation de Saint-Allyre et renvoient à la partie Instrumenta de la Gallia Christiana, cf. B. H. Rosenwein, Rhinoceros Bound, n. 72, p. 128. 184. L’acte de dédicace de l’église de Saint-Pons, octroyé à la demande de Raymond-Pons, évoque ainsi l’évêque Arnold parmi les souscripteurs, no 69-LXV, HGL V, col. 179. Le même évêque apparaît dans le dispositif de la charte de fondation de Chanteuges, comme auxiliaire, presque immédiatement après le duc d’Aquitaine, no 337, Cartulaire de Brioude, p. 344-345. 185. CLU : nos 287 (927-928), 360 (928), 373 (929), 424 (935). 186. D. W. Poeck, Cluniacensis Ecclesia, p. 448.



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un seul supérieur, nommé Adazius, homonyme du co-abbé d’Odon à Tulle187. À la suite de la Gallia christiana et de l’Histoire générale de Languedoc, de nombreux historiens ont déduit du gouvernement de ce dernier qu’Odon avait été abbé de Lézat188. P. Ourliac, éditeur du cartulaire, est toutefois plus prudent et reste réservé sur l’identité de cet homme189. Bien que cette abbaye ne semble pas avoir été dirigée par l’abbé de Cluny, sa fondation, probablement orchestrée par le vicomte de Toulouse Atton, fidèle de Raymond-Pons, se situe dans la lignée de celle de Thomières. La question de l’abbatiat d’Odon à Saint-Savin-sur-Gartempe est un peu différente d’un point de vue documentaire. La Gallia christiana explique qu’Odon aurait pris la tête de cette abbaye après la mort de l’abbé Aimon, le frère de Turpion, mais n’avance aucune preuve de ces événements190. Cette assertion résulte sans doute d’une interpolation du diplôme de Raoul pour SaintMartin de Tulle en 931, qui évoquait la soumission de ce dernier établissement à Saint-Savin sous l’abbatiat d’Aimon. De la même manière, l’attribution à Odon de la réforme de Saint-Martial de Limoges par M. Chaume est probablement due à la direction de ce monastère par Aimon191. En l’absence de tout document du xe siècle attestant la réforme de ces six monastères par Odon, la réalité de ces démarches reste sujette à caution. Il est évidemment possible que les érudits de l’époque moderne, notamment les auteurs de la Gallia christiana, aient eu connaissance de sources, aujourd’hui disparues, qui apportaient une preuve concrète de la restauration de ces établissements par le deuxième abbé de Cluny. Le fait que Lézat, Saint-Allyre ou Saint-Martial aient ensuite été rattachés à l’Ecclesia cluniacensis pose toutefois le problème de l’authenticité des documents éventuels sur lesquels ont pu s’appuyer ces travaux d’érudition. *   * * La fondation de Saint-Sauveur de Sarlat illustre un autre type de difficulté. Elle est attestée par une charte du comte de Périgueux, Bernard, conservée en original et datée de 937 par les éditeurs de la Gallia christiana qui l’ont éditée

187. Sur l’abbatiat d’Adacius et la fondation de Lézat : Cartulaire de l’abbaye de Lézat, p. XXII-XXIII. Le cartulaire de Lézat a été copié sur l’initiative de l’abbé Pierre de Dalbs, entre 1241 et 1249, à partir d’originaux et d’un Liber antiquus pour les actes du xe siècle, Ibid., p. XI-XIV. Les actes de la première moitié du xe siècle sont les no 121, p. 92 ; no 131, p. 99 ; no 303, p. 239-240 ; no 334, p. 264-265 ; no 907, p. 646. 188. GC XIII, col. 205 C-D. Les auteurs de l’Histoire générale de Languedoc ont repris et traduit textuellement la Gallia christiana, cf. HGL IV, n. 23, p. 127-128. Sur les historiens qui ont repris ces informations : A. M. Mundó, « Moissac, Cluny », p. 552 ; R. d’Abadal I De Vinyas, « L’esperit de Cluny », p. 3-4 et p. 8. C. Lauranson-Rosaz, « Réseaux aristocratiques », p. 367-369. 189. P. Ourliac, « Le premier siècle de l’abbaye de Lézat », p. 213-215. 190. GC II, col. 1286 E. 191. M. Chaume, « En marge » (1940), p. 49.

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dans leur section Instrumenta, sans toutefois mentionner sa provenance192. En se fondant sur cette dernière édition, R. Folz est le premier à avoir considéré cet acte comme un faux, pour deux raisons : tout d’abord Sarlat ne faisait pas partie des possessions confirmées à Cluny par Grégoire V en 996 ; en outre, aucun autre document de ­l’abbaye périgourdine n’évoque cette réforme. Selon lui, ce document aurait été forgé au xiie siècle par des moines clunisiens, alors offensifs en Périgord, afin de légitimer leurs tentatives de subordination de Sarlat par l’autorité d’une réforme antérieure, tandis que les moines de l’établissement revendiquaient leur indépendance, en soulignant leur fondation par Charlemagne193. Les arguments de R. Folz ne sont toutefois pas satisfaisants. Le fait que Sarlat ne soit pas mentionné parmi les biens confirmés à Cluny par le pape en 996 s’explique en effet parfaitement dans le contexte du multi-abbatiat du xe  siècle, dans lequel les établissements sont confiés à titre personnel à Odon, sans que cela induise un lien sur le long terme avec le monastère bourguignon194. Par ailleurs, l’absence de toute allusion à ce document dans la documentation de Sarlat, qui est rare et tardive, pourrait justement s’expliquer dans le contexte des efforts du monastère pour sauvegarder son indépendance face à l’Ecclesia cluniacensis. Si cet acte est un faux, il faut donc s’appuyer sur d’autres critères. L’original conservé à la Bibliothèque nationale (Artem 1826), non scellé, est un parchemin rectangulaire oblong (h :155/165 mm x L : 400/405 mm), format et disposition qui correspondent assez bien aux actes de la région de Cluny au xe siècle. Le texte de la charte y a été copié sur dix-huit lignes. Le début du préambule (Dispositor ordinatorque omnium rerum mirificus deus), ainsi que la date de l’acte (data in mense junio, regnante deo, domno Ludovico rege imperante), ont été inscrits en capitales. L’écriture, atypique pour le xe siècle, est soignée, avec des mots bien séparés et de très nombreuses abréviations. L’abondance de ces dernières, ainsi que les r ronds dans le groupe -orum, tout comme la forme de certains tildes, plaideraient ainsi en faveur d’une rédaction au xie siècle au plus tôt. L’absence totale de souscription notariale et la date inhabituelle sont également probléma­ tiques195. Ces caractères externes sembleraient donc montrer, en première approche, que ce document est un faux. C’est vraisemblablement cet acte original qui a été publié dans la Gallia Christiana. La charte de Bernard a toutefois été transmise dans deux versions légèrement distinctes : l’une, copiée également par C. Estiennot († 1699), a été éditée par la Gallia christiana ; la seconde a été insérée dans une chronique ­d’époque moderne, écrite par un chanoine nommé J. Tarde († 1636), et correspond en tout 192. Pour le document original, Artem, no 1826, conservé sous la cote Paris, BnF, Lat., 11826, no 2. Pour l’édition de la Gallia Christiana, no I, GC II, Instrumenta, col. 495 C. 193. R. Folz, « Aspects du culte liturgique », n. 78, p. 90. Cette prise de position est également celle d’A. G. Remensnyder, Remembering Kings Past, p. 284 et 308. 194. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 194. 195. Nous tenons ici à remercier O. Guyotjeannin, S. Barret et C. Giraud pour leur aide précieuse dans la critique externe de ce document.



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point à l’édition qu’en a donnée É. Baluze († 1718) dans son ouvrage sur Tulle196. Quelle que soit la version retenue, la charte se compose de cinq parties : 1) un court préambule, constitué par le commentaire d’une citation biblique. 2) Un très long dispositif, dans lequel Bernard déclare vouloir rendre à la norme régulière le monastère de Sarlat, qu’il détient, pour le salut de son âme et de celle de ses parents ou amis ; il détaille ensuite le nouveau statut du monastère : ce dernier est confié à Odon, à Adacius et aux moines qui y sont installés, puis sont évoquées la libre élection de l’abbé par les moines, la protection royale de l’établissement et l’interdiction faite à quiconque d’usurper les propriétés du monastère. 3) De ­courtes clauses comminatoires qui articulent deux citations bibliques. 4) Les signa de douze témoins. 5) Enfin, la date, très approximative (Data in mense junio, regnante Deo, et domino Ludovico imperante). Hormis l’absence de souscription notariale et la date atypique, le formulaire de l’acte ne contient aucune clause suspecte dans le contexte de la première moitié du xe  siècle : toutes les mesures qui règlent le statut de Sarlat apparaissent, dans les mêmes termes, dans la documentation contemporaine évoquant les réformes monastiques. Les deux versions divergent en fait en un seul endroit, lorsque le rédacteur évoque la donation concrète de Sarlat. Dans l’original conservé, comme dans l’édition de la Gallia, Bernard « transfère (trado) ce lieu à Dieu et au seigneur Odon, abbé de Cluny (Cluniacensi abbati) et à Adacius, son co-abbé (coabbati ejus)197 ». Dans la version de J. Tarde, les destinataires de la donation sont désignés comme domno Odoni et domno Adacio abbatibus198. Cette distinction, qui pourrait sembler anodine, invite à suspecter d’autant plus la charte conservée en original et éditée dans la Gallia christiana. La qualification d’Odon comme « abbé de Cluny » est en effet un hapax dans la documentation du xe siècle qui évoque les réformes monastiques. Elle n’apparaît que dans le testament d’Adélaïde de Bourgogne, dont l’objectif est toutefois très différent de la charte de fondation de Sarlat : Romainmôtier devait en effet fusionner avec le monastère bourguignon, Odon prenant alors la tête d’une communauté unique199. La charte de Sarlat s’apparente plutôt aux réformes de l’espace aquitain, c’est-à-dire qu’elle s’inscrirait assez bien dans le cadre multi-abbatial, si Odon 196. Pour la première version : Artem, no 1826, conservé sous la cote Paris, BnF, Lat., 11826, no 2, pour l’original ; Paris, BnF Lat., Fonds Périgord 77, fol. 22r-v, pour la copie de C. Estiennot, ; no I, GC II, Instrumenta, col. 495 C. Pour la seconde version : J. Tarde, Les Chroniques de Jean Tarde, p. 43-44 ; É. Baluze, Historiæ Tutelensis, p. 29. 197. « Igitur, ut dictum est, trado prefatum locum Deo et domno Oddoni Cluniacensi abbati, at­que Adacio coabbati ejus, et monachis quos ibi vel adduxerint vel congregaverint, ut videlicet ipsi et successores eorum tam cœnobium quam omnem ab­batiam sine ulla contradictione teneant […] », no I, GC II, Instrumenta, col. 495 C. 198. « Igitur, ut dictum est, trado præfatum locum domno Odoni et domno Adacio abbatibus et monachis quos ibi vel adduxerint vel congragaverint, ut videlicet successores eorum  », J. Tarde, Les Chroniques de Jean Tarde, p. 44. 199. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 197-198.

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

n’y était pas désigné comme cluniacensis abbas. Par ailleurs, le terme de coabbas – qui vient qualifier Adacius – est extrêmement rare aux époques carolingiennes et tardo-carolingiennes, puisqu’il ne se trouve que chez Bède le Vénérable ; dans un cas exceptionnel, il apparaît également dans un canon conciliaire du viiie  siècle, où il semble signifier « abbé d’un même rang social » et non « abbé d’une même abbaye »200. À partir des xie-xiie siècles, il se trouve parfois dans les textes narratifs, comme la chronique des abbés d’Aurillac ou la Destructio d’Hugues de Farfa201. Le terme ne semble apparaître que tardivement dans la documentation diplomatique, autour de 1200202. Ces différents éléments invitent à émettre plusieurs hypothèses sur ce dossier documentaire. Dans la mesure où aucun de ses termes ne pose problème dans le contexte réformateur du xe siècle, la version de la charte de Bernard transmise par J. Tarde et É. Baluze pourrait s’appuyer sur un document authentique, qui attesterait ainsi l’abbatiat d’Odon et d’Adacius à Sarlat. Leur direction de l’établissement est d’ailleurs confirmée par le catalogue des abbés du monastère, rédigé à l’époque moderne203. L’original conservé serait, pour sa part, une copie figurée et quelque peu remaniée, réalisée au moment où Cluny s’étend en Périgord aux xie-xiie siècles. Cette dernière hypothèse peut être confirmée par le fait que la charte pour Sarlat fait partie d’un ensemble de trois actes, dans chacun desquels le comte du Périgord restitue un établissement religieux : Brantôme, à un abbé Martin, et Saint-Sour de Genoliac, à Adacius204. Ces documents ont exactement le même formulaire – seuls les noms des établissements, des abbés et des témoins 200. D’après la recherche que nous avons menée sur le CD-rom de la Patrologie latine, on trouve le terme avec le sens que nous lui avons donné pour le xe siècle dans Bède le Vénérable, Historiam abbatum, chap. 10, p. 374. On le trouve également avec la signification d’« abbé de même rang », dans une collection de canons conciliaires confectionnée en Espagne au viiie siècle, Capitula selecta ex antiqua canonum collectione, canon 16, col. 1283 B. 201. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 195. 202. Pour la documentation diplomatique, une recherche menée sur la base de données des Chartæ Burgundiæ Medii Ӕvi (CBMA), en cours de constitution à l’Université de Bourgogne, n’a en effet permis de trouver qu’une seule charte de 1200, employant le terme de co-abbas : « Testes sunt dilecti coabbates nostri B. de Fontineto, et B. de Moris qui similiter presentes fuerunt et sua cum nostris apposuerunt sigilla », no CXXXIII, Cartulaire de l’Évêché d’Autun, 1re partie, p. 137. La recherche menée dans la base des originaux de l’Artem n’a en revanche donné aucun résultat : seul l’acte de Bernard de Périgueux mentionne le terme. 203. Un chanoine de Sarlat, A. de Gérard-Latour, qui entretint une correspondance avec J. Mabillon, a composé en français un catalogue manuscrit des abbés de son établissement, dans lequel il confirme la direction de Sarlat par Odon. Le manuscrit qui contient ce document est toutefois légèrement mutilé aux endroits qui nous intéressent, Paris, BnF, Lat., Fonds Périgord 12, fol. 110r. 204. La restitution de Brantôme a été éditée par J. B. Payrard, « Chartes inédites concernant l’histoire du Velay », no 1, p. 2-3, et par H. Waquet, « Le comte Bernard de Périgord », p. 24-31 ; une copie réalisée sur un acte original se trouve dans les notes de C. Estiennot, Paris, BnF Lat., Fonds Périgord 77, fol. 23r-v. L’acte de Saint-Sour se trouve également dans les notes de C. Estiennot, Paris, BnF Lat., Fonds Périgord 77, fol. 24r-v. Il a été édité partiellement par É. Baluze, Historiæ Tutelensis, p. 30, et entièrement par J. Mabillon, Acta Sanctorum ordinis s. Benedicti V, p. 149. Ces trois actes ont été rapprochés dans l’apparat critique de J. Tarde, Les Chroniques de Jean Tarde, n. 4, p. 44.



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d­ iffèrent  –, et ont probablement été rédigés à peu de temps d’intervalle. Or, la charte pour l’abbaye de Brantôme, conservée en original aux Archives départementales de Haute-Loire, a été identifiée par l’Artem comme une copie figurée du xie siècle205. De la même manière, la charte de Bernard pour Sarlat a pu faire l’objet d’une copie figurée – le document conservé à la Bibliothèque nationale – ce qui expliquerait ses caractéristiques paléographiques tardives. *   * * De 936 à 942, Odon semble donc s’être détaché de l’héritage de son p­ rédécesseur. Probablement moins présent à Cluny, il intervient encore activement à Déols pour défendre les droits du monastère, vraisemblablement menacé par la parenté du fondateur. Il participe également à plusieurs fondations religieuses dans le sillage du nouveau duc d’Aquitaine, qui se revendique lui-même comme l’héritier des Guilhemides. Sur le plus long terme, lorsque l’on considère la période 927 à 942, c’est d’ailleurs dans les réformes en Aquitaine que l’héritage de Bernon et de Guillaume le Pieux se perpétue le mieux (fig. 9). Odon y a dirigé, au moins, quatre monastères : Saint-Martin de Tulle, Saint-Géraud d’Aurillac, Saint-Pons de Thomières et Saint-Marcellin de Chanteuges. Il est par ailleurs difficile de le considérer avec certitude comme abbé de Saint-Allyre de Clermont et de Saint-Sauveur de Sarlat pour des raisons de lacunes documentaires, tandis que les restaurations de Sauxillanges, Lézat, Saint-Martial de Limoges et Saint-Savin-sur-Gartempe doivent être rejetées. Les pertes documentaires et les phénomènes de réécritures des origines empêchent donc de donner une vision parfaitement nette des réformes d’Odon en Gallia du Sud. En raison de son recours systématique à un co-abbé, les activités d’Odon à l’intérieur de ces établissements semblent par ailleurs moins intensives et personnelles que dans les régions romaines ou ligériennes, ce que confirment d’ailleurs les actes de la pratique qui le mentionnent assez rarement à la tête des différents établissements. Il est toutefois impossible de dire si ce constat résulte d’un effet documentaire ou d’une réalité concrète. Ces réformes en Aquitaine permettent en outre de cerner l’impulsion donnée par les successeurs des Guilhemides, qu’il s’agisse d’Ebles Manzer ou de RaymondPons, qui ont entraîné leurs propres fidèles dans plusieurs restaurations monastiques. Dans ce domaine, C. Lauranson-Rosaz ou P. Peyvel ont d’ailleurs souligné l’existence de réseaux aristocratiques ou monastiques dans ces entreprises, ainsi que le poids de l’imitation de Guillaume le Pieux, considéré comme un fondateur d’abbayes, dans les processus de légitimation de ces nouveaux pouvoirs206. 205. Artem, no 3672, conservé aux Archives départementales de Haute-Loire, Le Puy, 1 H 182, no 1. 206. P. Peyvel, « Épiscopat et réseaux », p. 372-379 ; C. Lauranson-Rosaz, « Réseaux aristo­cratiques », p. 360-369.

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Odon paraît pourtant moins impliqué dans les réformes et moins présent en Aquitaine qu’il ne l’était au cours des années 926-936. Ses centres d’intérêts se déplacent en effet à nouveau vers les espaces de sa jeunesse, les régions ligériennes.

III. Le retour vers la Loire ? (936-942) Au cours des années 936-942, l’itinéraire biographique d’Odon semble écartelé entre deux pôles principaux : les réformes romaines et ligériennes. Cette impression est partiellement liée au témoignage de la Vita Odonis qui n’évoque jamais la restauration d’établissements de l’aire d’influence guilhemide, mais consacre de nombreux passages aux monastères de la péninsule et surtout à Saint-Benoîtsur-Loire. La documentation est par ailleurs relativement bien conservée pour les réformes d’Odon autour de la Loire, ce qui n’était pas toujours le cas pour les établissements aquitains. De même que les réformes d’Aquitaine étaient sous influence guilhemide, les interventions d’Odon dans les régions ligériennes sont marquées par l’autorité robertienne, incarnée principalement par Hugues le Grand. Hors d’Italie et de la Gallia du Sud-Ouest, les restaurations monastiques des années 936-942 ont en effet lieu grâce à l’appui du duc des Francs, qui étend son pouvoir vers l’est de la Neustrie et au nord de la Bourgogne.

et de

A. Les réformes de Fleury Saint-Pierre-le-Vif de Sens (936-937)

L’intervention d’Odon à Saint-Benoît-sur-Loire (appelé aussi Fleury), abbaye royale, est bien attestée par la Vita Odonis. Elle y est présentée comme l’apogée de la carrière du saint, notamment par sa place à la fin de la Vie (quelle que soit l’organisation des manuscrits), et donne lieu aux plus longs développements du texte sur ses activités réformatrices. Cette réforme a été étudiée par de nombreux travaux, profondément marqués par la tradition érudite bénédictine, qui fait de la restauration de Fleury par Odon le point de départ des mouvements réformateurs lotharingiens des années 930207. La restauration de Saint-Benoît-sur-Loire est bien documentée, grâce à un ­corpus riche qui permet de croiser différents points de vue. Ces sources peuvent être regroupées en trois couches chronologiques. Outre la Vita de Jean de 207. Sur les liens entre la restauration de Fleury et les mouvements réformateurs lotharingiens, cf. les synthèses proposées par L. Donnat, « Recherches sur l’influence de Fleury », p. 169-171, Id., « La réforme de Montier-en-Der », p. 97-102, et par A. Wagner, Gorze au xie siècle, p. 31-34.



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Salerne, la strate du xe siècle se compose d’une bulle du pape Léon VII, datée du 9 janvier 938, mais également d’actes du monastère de Fleury – douze chartes de concession ou d’échanges de 907 à 942, transmises dans leur grande majorité par des copies modernes du cartulaire de Perrecy, prieuré fleurisien208. La deuxième ­couche documentaire (première moitié du xie  siècle) est contemporaine de la mise en place de l’Ecclesia cluniacensis au temps d’Odilon de Cluny (994­-1049) et des abbatiats marquants, à Fleury, d’Abbon (988-1004) et de son successeur Gauzlin (1004-1030). Elle est constituée essentiellement par les Miracula Sancti Benedicti, qui reflètent l’historiographie de Saint-Benoît-sur-Loire et qui mentionnent, de manière laconique, le gouvernement d’Odon dans ce monastère : c’est le cas du deuxième livre, écrit par Aimoin († 1008), un disciple d’Abbon, mais également du septième, rédigé par André (†  après 1056), qui décrit une translation des reliques de Benoît par Odon et sa construction d’un autel dédié à saint Martin dans la crypte de ­l’abbatiale209. Aucun de ces deux auteurs n’évoque cependant l’origine “clunisienne” d’Odon et le désigne uniquement comme abbé de Fleury. Au moment où Cluny commence à se définir comme un certain type de paradigme monastique, émerge donc une version “fleurisienne” du gouvernement d’Odon dans cet établissement, qui tend à minimiser son rôle comme dirigeant du monastère et à masquer sa provenance “clunisienne”. La troisième couche ­documentaire regroupe trois textes narratifs, rédigés entre 1050 et la fin du xiie siècle, qui ­évoquent les réformes entreprises en Lotharingie dans les années 930 par ­l’évêque Gauzelin († 962), notamment à Saint-Èvre de Toul. Si les Annales de Saint-Bénigne de Dijon et les Gesta episcoporum Tullensium se contentent ­d’indiquer la date de cette restauration, la chronique anonyme de Montier-en-Der, écrite autour de 1085-1090, établit un lien de filiation direct entre la réforme de Fleury par Odon et celle du monastère de Toul par Gauzelin210. 208. Pour la bulle de 938, no  83, Papst., p.  140-142. La bulle no  90, Ibid., p.  157-160, qui aurait été adressée par Léon VII à l’épiscopat franc pour qu’il protège le monastère de Fleury, alors placé sous l’autorité d’Odon, est un faux. Dans l’introduction critique de ce document, H. Zimmermann y voit un document forgé par Abbon de Fleury († 1004) à la fin du xe siècle ou au début du xie siècle. Bien que M. Mostert considère également cet acte comme non authentique, il pense qu’Abbon n’en est pas l’auteur, M. Mostert, « Die Urkundenfälschungen Abbos », n. 64, p. 299. Pour les chartes de Fleury, neuf actes proviennent de la copie du cartulaire de Perrecy : les nos 37-43, Recueil des chartes de Saint-Benoît-sur-Loire, p. 99-110. Sur la notice du cartulaire de Perrecy, Ibid., p. LXIII-LVXII. Deux autres sont issus de manuscrits des xie-xiie siècles, conservés à la Bibliothèque Vaticane, et un troisième de copies d’époque moderne, conservées à la Bibliothèque nationale de France. Aucune des chartes relatives à l’abbatiat d’Odon à Fleury n’a donc été intégrée au cartulaire de cette abbaye, tel qu’il a été transmis par un fragment du xiiie siècle ou par des copies des xviie-xviiie siècles. 209. André de Fleury, Miracula sancti Benedicti, L. VII, chap.  16, p.  275. Sur l’interprétation de ce passage, J.-M.  Berland, « La crypte romane de Saint-Benoît-sur-Loire  », p.  392-393. Sur l’historiographie à Saint-Benoît-sur-Loire, A. Vidier, L’Historiographie à Saint-Benoît-sur-Loire, p. 181-207. 210. Les Annales de Saint-Bénigne constituent une reprise de la matière des Annales colonienses, ­augmentée de plusieurs ajouts du xiie  siècle concernant Toul ; sur la notice du texte, Annales S. Benigni Divionenses, p. 37-38. La réforme de Saint-Èvre est attestée à l’année 934, sans mention de

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Après avoir examiné attentivement les circonstances de la réforme de Fleury, nous nous attarderons sur les activités littéraires d’Odon à Saint-Benoît-sur-Loire, avant d’évoquer plus rapidement une autre restauration mise en place dans les espaces contrôlés par les Robertiens, celle de Saint-Pierre-le-Vif de Sens.

Fleury : une réforme difficile La Vita Odonis fait de la restauration de Fleury le point d’aboutissement des activités réformatrices d’Odon, en grande partie parce qu’elle avait très mal ­commencé. L’hagiographe raconte en effet qu’au cours d’une vision, saint Benoît avait expliqué aux moines de l’établissement qu’il allait quitter le monastère, jusqu’à ce que la discipline y soit rétablie par Odon. La venue de ce dernier aurait été cependant très mal ressentie par les moines de Fleury. En apprenant l’arrivée d’un abbé étranger au monastère, ils auraient tout d’abord tenté de rattraper le saint en organisant une sorte de “chasse à l’homme”. À l’arrivée d’Odon, accompagné de deux comtes et de deux évêques, les moines seraient ensuite montés armés sur les toits, en rappelant les préceptes royaux qui interdisaient à tout étranger à la communauté d’y devenir abbé, tout en menaçant de faire appel au souverain ou de tuer Odon s’il tentait d’entrer dans l’abbaye. En dépit du danger, le saint serait alors parvenu à apaiser les mauvais moines, en arrivant dans le monastère assis sur un ânon211. En s’appuyant en grande partie sur la Vita Odonis, l’érudition bénédictine, initiée par J. Mabillon et reprise par la majorité des historiens de Cluny, a daté la restauration de Fleury par Odon du début des années 930212. Sur la base de cette même Vie, elle a par ailleurs affirmé que la restauration de Saint-Benoît-surLoire avait eu lieu grâce à l’intervention d’un certain comes Élisiard [Elisiardus], devenu moine, qui aurait reçu le monastère du roi Raoul pour le restaurer213.

l’instigateur de la restauration, Ibid., p. 40, l. 38. Les Gesta episcoporum Tullensium ont été redatés récemment des années 1049-1050 par J. Dalhaus, « Zu den Gesta episcoporum Tullensium », p. 177-194 ; hypothèses confirmées par M. Gaillard, D’une réforme à l’autre, p. 400-409. La notice de l’évêque Gauzelin dans les Gesta évoque seulement sa réforme de Saint-Èvre, la quatorzième année de son pontificat, soit en 936, cf. Gesta episcoporum Tullensium, chap. 31, p. 639, l. 28-30. Sur la date de rédaction de la chronique de Montier-en-Der, le De diversibus casibus Dervensis cœnobii et miraculis S. Bercharii abbatis Dervensis, également nommée Miracula sancti Bercharii, cf. Adson de Montier-en-Der, Opera hagiographica, n. 5, p. VII-VIII. Le lien entre les deux réformes réside dans le fait que Gauzelin serait venu à Fleury, établissement déjà restauré par Odon, pour y observer les coutumes monastiques et les implanter à Saint-Èvre, De diversis casibus Dervensis cœnobii et miraculis S. Bercharii abbatis Dervensis, chap. 9, p. 847-848. 211. VO1, III 8, col. 80 D-81 B. 212. Cette sous-partie doit beaucoup à nos discussions avec L. Morelle qui nous a permis de préciser notre argumentation. 213. VO1, III 8, col. 81 A. Sur la datation de la réforme de Fleury vers 930, J. Mabillon, Acta Sanctorum ordinis s. Benedicti V, p.  150-199. E.  Sackur, Die Cluniacenser, I, p.  90 ; B. H. Rosenwein,



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Les sources diplomatiques invitent toutefois à reconsidérer la date et l’identité de l’instigateur laïque de cette réforme. Comme l’a souligné J. Nightingale, les chartes de Saint-Benoît-sur-Loire ­permettent en effet de supposer une réforme plus tardive de Fleury, dans la mesure où Odon n’apparaît dans la documentation qu’à partir de 938214. Alors que les actes des années 900-930 indiquent presque systématiquement le nom du prédécesseur d’Odon, Lambert [Lambertus], aucun abbé n’est mentionné entre 930 et janvier 938215. L’absence de mention de l’abbé en titre dans les actes de cette période pourrait correspondre avec la vacance abbatiale qu’évoque Aimoin après Lambert, qui serait alors relativement longue – six ans au plus –, ce qui expliquerait que l’auteur des Miracles en ait gardé le souvenir216. Ces documents ­suggèrent toutefois aussi le caractère flou et non permanent de l’abbatiat d’Odon à Fleury, puisque l’un des quatre actes de la période 938-942 ne mentionne aucun abbé217. En outre, le premier document qui évoque l’abbé de Cluny est la bulle de Léon VII du 9 janvier 938, dans laquelle le pape rappelle la restauration de Fleury par Odon et le duc des Francs, Hugues le Grand, et non pas Élisiard ou le roi Raoul. Léon VII énonce ensuite un certain nombre de préceptes sur le comportement et le rôle théoriques des moines et de l’abbé qui laissent supposer les difficultés ­rencontrées par Odon pour s’imposer à Saint-Benoît-sur-Loire218. À nouveau, la date de 930 pose problème : pourquoi Odon, en mal d’autorité, aurait-il attendu huit ans pour faire appel au pape ? La datation de la réforme de Fleury au début des années 930 repose en fait sur quatre postulats, qui découlent tous de textes hagiographiques, plus ou moins Rhinoceros Bound, p. 48 ; M. Pacaut, L’Ordre de Cluny, p. 90-91 ; J. Wollasch, Cluny, Licht der Welt, p. 44-48. 214. Sur la redatation de la réforme de Fleury à partir des chartes, J. Nightingale, « Oswald, Fleury », p. 35. Chartes mentionnant Odon ou Archembaud, son co-abbé : no 44, Recueil des chartes de SaintBenoît-sur-Loire, p. 110-114 (bulle de Léon VII de janvier 938, rééditée par H. Zimmermann) ; no 46, Ibid., p. 119-120 (septembre 940) ; no 49, Ibid., p. 123-125 (février 942). 215. Chartes mentionnant Lambert : no 35, Ibid., p. 95-97 (novembre 907) ; no 36, Ibid., p. 97-99 (mars 908)  ; no  37, Ibid., p.  99-101 (pendant l’abbatiat de Lambert)  ; no  38, Ibid., p.  101-102 (pendant ­l’abbatiat de Lambert) ; no 40, Ibid., p. 104-105 (août 924). Chartes ne mentionnant pas d’abbé : no 39, Ibid., p. 103-104 (seul indice de datation : les trois mêmes témoins que pour la charte no 38) ; no 41, Ibid., p. 106-107 (décembre 932) ; no 42, Ibid., p. 107-108 (janvier 933) ; no 43, Ibid., p. 109-110 (mars 937). 216. « Abbate Lamberto carnis sarcina exonerato, aliquanto interjecto tempore, egregiæ sanctitatis Odo […] », Aimoin de Fleury, Miracula Sancti Benedicti, L. II, chap. 4, p. 100. 217. La charte no 47, Ibid., p. 120-122, de novembre 941, ne mentionne aucun abbé. L’absence d’évocation de l’abbé en titre dans la documentation diplomatique de Fleury pourrait être analysée comme une simple question de formulaire, liée à la tradition documentaire des actes provenant du cartulaire de Perrecy, situé en Bourgogne méridionale, donc relativement loin de Fleury. En effet, plusieurs chartes de ce recueil ne portent aucune mention de l’abbé en titre, même lorsque ce dernier est connu par ailleurs (comme c’est le cas pour l’acte no 39, écrit sous l’abbatiat de Lambert, ou plus tard pour le no 54, de 964, sous l’abbatiat de Richard). 218. No 83, Papst., p. 140-142.

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tardifs. 1) Le chapitre de la Vita Odonis relatif à la réforme de Fleury s’ouvre sur l’évocation de la fin des persécutions normandes. Or, ces dernières s’achèvent après l’expédition du roi Raoul en Limousin, qui chasse les Normands installés sur la Loire, et que Flodoard situe au début de l’année 930219. 2) Dans la chronique de Montier-en-Der, Fleury est présenté comme l’origine des restaurations monastiques de Lotharingie, notamment à Saint-Èvre de Toul, dont la correction est attestée autour de l’année 935 par deux autres sources du xiie siècle220. Odon a donc nécessairement réformé Saint-Benoît-sur-Loire avant cette date. 3) Dans la mesure où il est à l’origine de la donation du monastère à Élisiard selon la Vita Odonis et la chronique de Montier-en-Der, le roi Raoul est le véritable instigateur de la réforme, qui doit donc avoir eu lieu avant sa mort, en janvier 936. 4) Dans le deuxième livre des Miracula sancti Benedicti, Aimoin affirme qu’Odon arrivait du monastère de Saint-Géraud d’Aurillac, qu’il gouverne à partir des années 930221. Cette démonstration s’étiole cependant si l’on tient compte de cinq arguments. 1) La Vita Odonis ne fait pas véritablement de lien entre la réforme de Fleury et l’expédition contre les Normands. Elle met plutôt cette dernière en rapport avec la dissolution des mœurs monastiques, une articulation d’ailleurs effectuée par Jean dès le début de son livre III pour expliquer l’état de délitement général du cénobitisme en Gaule222. De la même manière, l’hagiographe ne précise en aucune façon que la réforme de Fleury a eu lieu sous le règne de Raoul, mais seulement que ce dernier avait confié ce monastère à Élisiard, probablement alors avoué de l’établissement. 2) Si Raoul est bien à l’origine de la réforme, il serait absurde que les moines de Fleury menacent de faire appel à ce roi pour chasser Odon de Saint-Benoît-sur-Loire, à moins qu’ils ne contestent la personne de l’abbé et non la réforme en elle-même. 3) La référence à Fleury dans la chronique de Montieren-Der apparaît plus comme un symbole que comme une réalité concrète. Le monastère de Saint-Benoît y est en effet considéré avant tout comme le garant de ­l’observance bénédictine, parce qu’il conservait les reliques du saint législateur223. Seul texte à faire explicitement découler les réformes lotharingiennes de la restauration de Fleury par Odon, cette chronique dépend en outre étroitement de la Vita Odonis – que l’auteur dit connaître. Elle est enfin relativement tardive, ce qui laisse supposer des phénomènes de réécritures pour placer les restaurations lotharingiennes sous le patronage direct de saint Benoît et de l’abbé de Cluny. 4) La datation proposée par J. Mabillon s’appuie partiellement sur le témoignage d’Aimoin de Fleury selon lequel Odon arrivait d’Aurillac. Cette affirmation pourrait cependant entrer dans la logique du gommage systématique de la dimension “clunisienne” de 219. VO1, III 8, col. 80 C. Sur la date de l’expédition de Raoul en Aquitaine : Flodoard, Annales, p. 45. 220. Cf. supra, n. 210, p. 305-306. 221. Aimoin de Fleury, Miracula Sancti Benedicti, L. II, chap. 4, p. 100-101. Sur la date de réforme de Saint-Géraud d’Aurillac, cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 218. 222. VO1, III 2, col. 76 D. 223. Sur ce texte et sa version de la réforme de Saint-Èvre, F.-R.  Erkens, « Gorze und St-Èvre  », p. 136-138.



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l’abbé dans les textes “fleurisiens” de cette époque. 5) Enfin, même si Odon arrivait bien d’Aurillac, rien ne dit qu’il venait juste de restaurer cet établissement. Aucun élément des textes narratifs ne s’oppose donc à une datation basse de la réforme de Fleury, telle qu’elle est suggérée par les actes de la pratique. La documentation diplomatique, notamment la bulle de Léon VII, invite également à considérer le duc des Francs, Hugues le Grand – et non Élisiard, ou le roi Raoul –, comme l’appui laïque d’Odon dans la réforme de Fleury, ainsi que l’a fait J. Nightingale. Cet historien en a déduit que l’intervention d’Odon à Saint-Benoît-sur-Loire avait eu lieu dans la première moitié de l’année 936. Selon lui, les relations conflictuelles entre Raoul et Hugues le Grand, ainsi que les prétentions de Raoul sur Fleury, décalent nécessairement la venue d’Odon à Saint-Benoît-sur-Loire après la mort du roi, en janvier 936, et avant l’avènement du carolingien Louis IV d’Outremer, en juin de la même année. Pendant ce laps de temps de six mois, le duc des Francs était en effet au faîte de sa puissance et les prétentions royales sur l’abbaye s’étaient relâchées, faute de titulaire du trône. Selon J. Nightingale, l’implication d’Hugues dans la réforme de Fleury, en conflit avec Louis IV d’Outremer à partir de 937, explique par ailleurs qu’Odon se soit tourné vers le pape, et non vers le roi, pour affirmer son autorité à Saint-Benoît-sur-Loire en janvier 938224. Cette hypothèse permet également de comprendre pourquoi, dans la Vita Odonis, les moines de Fleury menacent de faire appel au roi, c’est-à-dire à Louis IV et non à Raoul, contre la démarche d’Odon et d’Hugues le Grand. Elle rend enfin plus probable le délai d’un peu moins de deux ans, et non de huit, avant qu’Odon ne demande l’intervention du pape. J. Nightingale ne précise toutefois pas pour quelles raisons Hugues le Grand s’est tourné vers Odon pour réformer Fleury. On peut supposer que l’initiative du duc des Francs s’apparente aux faveurs accordées à Odon et aux monastères qu’il dirigeait par certains membres de la famille robertienne, à laquelle appartient Hugues. Sa sœur Emma, épouse du roi Raoul et fille du roi Robert, a ainsi poussé son mari à confirmer les possessions et privilèges de Cluny et à lui faire des donations à deux reprises225. La réforme de Fleury s’inscrit donc vraisemblablement dans la continuité des relations établies entre Odon et les Robertiens, sans doute lors de son expérience canoniale à Saint-Martin de Tours226. Les travaux d’Y. Sassier et d’H. Noizet permettent de comprendre que l’intérêt d’Hugues le Grand pour Fleury entre en outre dans la logique plus vaste de l’élargissement de ses ambitions à toute la Francia Occidentalis, dans les années

224. Sur ce qui précède, J. Nightingale, « Oswald, Fleury », p. 36-37. 225. Les diplômes de Raoul pour Cluny, à la demande d’Emma : no 11, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 62-66 ; no 19 A, Recueil des actes de Robert, p. 81-88. Sur le rôle d’Emma dans les faveurs de Raoul pour Cluny, cf. supra notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 250. 226. Sur les relations d’Odon et de sa famille avec les Robertiens, cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 57-62.

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930227. Une charte de Saint-Benoît-sur-Loire montre d’ailleurs le passage de l’abbaye dans le réseau aristocratique robertien. En novembre 941 en effet, à l’occasion de sa conversion monastique, un certain comte Elisiernus, identifié depuis longtemps avec Élisiard, l’instigateur de la réforme de Fleury selon la Vita Odonis, fait une donation au monastère de Saint-Benoît228. Or les témoins de cette charte sont justement de grands laïcs, fidèles des Robertiens. Ainsi que l’a montré Y. Sassier pour Thibaud le Tricheur, certains de ces laïcs ont été promus comtes grâce à Hugues le Grand, qui voulait placer ses fidèles à des postes clés. Ils souscrivent presque tous une donation de 939 ou 942 à Saint-Julien de Tours, monastère dirigé à cette époque par Odon229. Dans les deux actes, apparaissent ainsi Foulque le Bon, fils de Foulque le Roux, comte ­d’Angers, Bernard, comte de Senlis, et Geoffroy [Gauzfredus], comte d’Orléans. Seuls Teudon [Teudo], comte de Paris, et Joseph, fils d’Élisiard, ne sont pas mentionnés dans la charte de Saint-Julien230. Parmi les témoins de l’acte de Fleury qui ne portent pas de titre, le recoupement avec les donations faites par Hugues le Grand à son abbaye de SaintMartin de Tours permet d’identifier plusieurs fidèles du duc des Francs : Robert, Aymon, Hervé et Raoul. Les trois derniers étaient d’ailleurs qualifiés de vassali domini dans une charte de restitution de biens à l’abbaye martinienne, octroyée le 26 décembre 943231. À partir de l’abbatiat d’Odon et selon le témoignage des documents diplomatiques, le monastère de Fleury est ainsi passé sous le contrôle du robertien Hugues le Grand, car il constituait un point d’appui important dans la région d’Orléans, tout à la fois politique et symbolique. La participation d’Odon à l’entourage d’Hugues, probablement due à l’insertion de son père et de son premier nutritor Foulques le Roux dans la familiarité des Robertiens, lui a ainsi ouvert la voie pour réformer une abbaye prestigieuse. *   * * 227. Y. Sassier, « Thibaud le Tricheur », p. 146-157 ; H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 69-71 ; Ead., « L’ascension du lignage robertien », p. 26-35. 228. No 47, Recueil des chartes de Saint-Benoît-sur-Loire, p. 120-122. Sur l’identification de l’Elisiernus de la charte avec l’Elisiardus de la Vita Odonis, cf. E. Sackur, Die Cluniacenser, I, n. 5, p. 89. 229. Il s’agit de la confirmation par Hugues le Grand d’une donation de Robert, fils d’Archembaud, à Saint-Julien de Tours en 939 ou 942, éditée dans Recueil des historiens des Gaules, p. 722-723. 230. Bernard, comte de Senlis, est également témoin d’un plaid de Foulque le Bon en 941, no VIII, Chroniques des comtes d’Anjou, p. CV. Bernard et Foulque le Bon souscrivent également une restitution de biens faite par Hugues le Grand à Saint-Martin de Tours en 943, no IX, Ibid., p. CV-CVIII. 231. Aymon apparaissait déjà dans la pièce justificative no VII, Chroniques des comtes d’Anjou, p. CIICIII. Aymon, Hervé et Raoul sont associés dans l’acte de restitution à Saint-Martin, pièce justificative no IX, Ibid., p.  CV-CVIII. Parmi les souscripteurs de la charte d’Élisiard pour Fleury se trouvent également Fromond (futur comte de Sens), Arnald (futur comte, également témoin du no IX, Ibid., p.  CV-CVIII), Robert (fidèle d’Hugues le Grand, qui donne une terre à Saint-Julien de Tours, cf. Recueil des historiens des Gaules, p. 722-723), enfin Rainard et Girald, non attestés par ailleurs.



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Selon Jean de Salerne, l’arrivée d’Odon à Fleury a été très mal acceptée par les moines de la communauté. La bulle de Léon VII du 9 janvier 938 permet d’ailleurs des recoupements frappants avec la Vita. Les principales mesures imposées par le pape, qu’elles soient disciplinaires ou qu’elles touchent au statut du monastère, trouvent en effet un écho, parfois déformé, dans la description que fait l’hagio­ graphe de l’abbatiat de son maître à Fleury. Un croisement des sources met ainsi en lumière tant le type de difficultés qu’Odon a rencontrées à Saint-Benoît-surLoire que l’aide apportée par le souverain pontife pour asseoir sa situation232. Selon la Vita Odonis, la contestation d’Odon par les moines de Fleury ­s’appuyait principalement, du point de vue du droit, sur le fait qu’il était extérieur à la communauté233. La riposte de Léon VII sur ce thème de l’élection abbatiale s’articule autour de trois points. Il affirme d’abord que les moines de Fleury peuvent choisir leur abbé dans une autre communauté monastique que la leur, mesure qui se ­trouvait aussi dans la bulle pour Déols octroyée la même année234. Il déclare ensuite que l’abbé peut être élu, non par tous les moines, mais par « la plus petite partie de la communauté, ayant cependant un jugement plus sage », transformation subtile de la règle de saint Benoît, où la pars quamvis parva initiale devient la minima pars. Enfin, malgré l’assertion de la libre élection de l’abbé par les moines, le pape autorise les « roi, évêques, bons princes et laïcs » à intervenir en cas de mauvais choix, pour éviter que « le consensus des dépravés ne l’emporte », toujours selon la règle, mais avec une nouvelle déformation qui inclut le souverain et les grands laïcs parmi ceux qui peuvent interférer dans la vie du monastère235. Sous couvert de réglementer le choix du successeur d’Odon, Léon VII entérine par conséquent la position de ce dernier à la tête de Fleury, abbé extérieur, choisi

232. Le premier à avoir analysé cette charte en la croisant avec le récit de la Vita Odonis est J. Wollasch, « Königtum, Adel und Klöster », p. 108-110. 233. VO1, III 8, col. 81 C. Ainsi que le souligne J. Nightingale, les préceptes royaux mentionnés dans la Vita Odonis font probablement référence à un diplôme de Charles III le Simple autorisant les moines de Fleury à élire leur abbé, no XXXIV, Recueil des actes de Charles III le Simple, vol. 1, p. 71-74 ; cf. J. Nightingale, « Oswald, Fleury », n. 31, p. 33 et p. 40. 234. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 286. 235. Sur la libre élection d’un abbé par les moines : « Sicut prædictus pater Benedictus constituit, talem post dicessum supradicti abbatis Odonis monachi habeant, qualem omnis congregatio vel minima pars saniori consilio secundum Deum elegerint, sive de ipsa congregatione sive de alia qualibet monastica fraternitate fuerit  », no  83, Papst., p.  142. Sur la citation de la règle de saint Benoît, « Ut hic constituatur quem sive omnis concors congregatio secundum timorem Dei, sive etiam pars quamvis parva congregationis saniore consilio elegerit  », RB, chap. LXIV, 1, p.  144-145. Sur l’autorisation donnée aux grands, clercs ou laïques d’intervenir, « In ordinando autem abbate tam rex quam episcopi vel boni principes vel laici hanc potestatem iuxta beati Benedicti præceptum habeant, ut pravorum non permittant prævalere consensum », no 83, Papst., p. 142. Sur la citation de la règle de saint Benoît, «  Quod si etiam omnis congregatio vitiis suis, quod quidem absit, consentientem personam pari consilio elegerit et vitia ipsa aliquatenus in noticiam episcopi, ad cuius diocesim pertinet locus ipse, vel ad abbates aut christianos vicinos claruerint, prohibeant pravorum prævalere consensum », RB, chap. LXIV, 3-5, p. 146-147. Cette intervention extérieure trouve un écho dans la Vita Odonis, à travers la figure d’Élisiard, VO1, III 8, col. 81 D-82 A.

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probablement avec l’intervention d’un prince laïque et peut-être l’accord d’une extrême minorité de moines. La bulle de Léon VII entend également mettre fin à toute tentative de rébellion contre l’autorité d’Odon, en affirmant trois principes qui pourraient sembler généraux : l’interdiction formelle, sous menace d’un anathème, de toute opposition à l’abbé, qui pourrait entraver le « mode de vie (conversatio) que les nouveaux frères (novelli fratres) semblent avoir  »  ; l’autorisation d’accueillir des moines extérieurs souhaitant être réformés selon la règle, sans que leur supérieur ne s’y oppose ; enfin la possibilité, pour les mécontents, de quitter l’abbaye236. Bien qu’en opposition partielle avec le principe d’intervention des évêques ou des grands laïcs en cas de mauvaise élection, la première injonction atteste la volonté de couper court à l’opposition des moines à Odon. L’allusion à l’entrave portée « au mode de vie des nouveaux frères » paraît en effet indiquer clairement ­l’identité des opposants visés par la bulle, c’est-à-dire les moines installés à Fleury avant l’arrivée de l’abbé de Cluny237. Les deux dernières mesures sont les corollaires de la première et semblent en contradiction absolue avec l’obligation de stabilité des moines dans l’établissement où ils ont prononcé leurs vœux. L’autorisation faite à un monastère d’accueillir des moines extérieurs afin de les réformer avait certes déjà été accordée en 931, dans les mêmes termes, par les bulles de Jean XI pour Cluny et Déols238. La mesure qui consiste à laisser s’en aller les moines réfractaires à la réforme paraît en revanche circonstancielle et liée à la situation même de Fleury, puisqu’elle n’est présente dans aucun des deux privilèges pontificaux précédemment cités. La décision d’autoriser certains religieux à partir, de même que l’autorisation d’accueillir de nouveaux frères – le premier fait étant attesté par la Vita Odonis –, peuvent être interprétées comme un moyen d’évincer les moines les plus anciens, c’est-à-dire ceux qui s’étaient rebellés contre l’autorité d’Odon239. D’autres traits communs au récit de la Vita Odonis et à la bulle permettent de légitimer l’abbatiat d’Odon à Fleury, mais sur un plan plus théorique : la ­correction des moines par l’application de la règle bénédictine après une période 236. « Si autem, quod absit, talem personam eligere maluerint, qui vel per munus vel per cupiditatem inanis gloriæ præesse voluerit […] omnimodis prohibemus et quicumque vel de ipsis monachis vel de quolibet ordine qualiscumque persona aut in ordinando abbate aut in læsione rerum, sive in detrahenda vel impedienda conversatione, quam novelli fratres tenere visi sunt, contrarius extiterit, hunc sub anathematis vinculo innodamus », no 83, Papst., p. 142. 237. Sur la rébellion des moines de Fleury contre l’arrivée d’Odon, VO1, III 8, col. 81 A-B. 238. Pour la bulle de Léon VII : « Visum nobis est, ut hanc licentiam tribuamus, quod eis, qui voluerint studio meliorandæ vitæ ad ipsum ducem monachorum confugere, a suis abbatibus non negetur sed tandiu liceat illis permanere iuxta consuetudinem, quam invenerint apud fratres prædicti cœnobii, quousque in suis monasteriis ordo regularis florere videatur ; econtra permittimus, ut si alicui de [ipsis fratribus] onerosa conversatio fuerit, ut suo potius detrimento [ipse] discedat, ut non alios inquietet », no 83, Papst., p. 142. Pour les bulles de Jean XI, cf. notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 189-191. 239. Sur le départ des mauvais moines de Fleury, VO1, III 8, col. 81 D.



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de décadence – sans que l’on sache d’ailleurs véritablement ce que le pape et Jean de Salerne entendent par-là –, la soumission du monastère au roi, la lutte contre la possession individuelle et la floraison de conversions laïques. Tous ces aspects justifient la présence d’Odon à la tête de Saint-Benoît-sur-Loire, de par sa réussite dans le redressement d’un monastère livré à la débauche, qui parvient même à attirer de nouvelles vocations, tout en ayant la caution royale240. *   * * Après des débuts mouvementés, l’abbatiat d’Odon à Fleury peut être appréhendé à travers plusieurs sources, à la fois du point de vue du gouvernement abbatial et du recrutement monastique. Comme dans la plupart des établissements qui lui sont confiés, Odon instaure un système de co-abbatiat, perceptible à travers le croisement de la ­documentation diplomatique et des sources narratives. Alors que la Vita Odonis ne ­présente qu’Odon à la tête de l’abbaye, un acte de septembre 940 mentionne un certain Archembaud [Archambaldus] comme abbé de Saint-Benoît-sur-Loire241. Or, un homme au nom similaire, Archambalbus, apparaît dans la Vita de Jean de Salerne comme un moine formé par Odon, « désormais devenu père de nombreux ­moines »242. Les Miracula sancti Benedicti mentionnent aussi cet Archembaud, mais uniquement en tant que successeur d’Odon à Fleury243. Les sources narra­ tives présentent donc une direction de l’abbaye par des abbés successifs, ­beaucoup plus limpide que les chartes qui attestent une alternance d’Archembaud et Odon entre 938 et 942, de la même manière qu’à Saint-Martin de Tulle244. Le co-abbatiat à Fleury permet par ailleurs d’émettre plusieurs hypothèses sur les critères qui déterminent le choix de celui qui est nommé comme supérieur de l’établissement dans les actes de pratique. Le nom de l’abbé désigné dans ces documents ne semble en effet pas être celui de la personne qui dirige Fleury concrètement, mais dépend des privilèges accordés, du destinataire et surtout des liens personnels que celui-ci entretient avec Odon. Ce dernier apparaît en effet 240. Sur l’idée de réforme après une période de décadence : « Inde ergo gavisi sumus, quia prædictum cœnobium beatissimi Benedicti, qui est pater et dux monachorum, reflorescere ad normam monasticæ religionis audimus », no 83, Papst., p. 141 et VO1, III 8, col. 81 C. Sur la soumission du monastère au roi : « Constituimus atque ordinamus, ut nunquam locus ille aut res quælibet ad ipsum pertinentes sub alicuius potestate, nisi tantum regi submittatur », no 83, Papst., p. 141 et VO1, III 8, col. 81 C. Sur la lutte contre les possessions individuelles des moines : « Villas vero […] ita sibi communiter ­fratres habeant, ut nec ipse abbas nec aliqua persona in potestate alterius quidquam dirigere possit », no 83, Papst., p.  141 et VO1, III 9, col.  81 D-82 A. Sur les conversions laïques : «  Verum ut hæc omnia firmius teneantur, quicumque adiutores ipsius cœnobii fraternitatis in bono fuerint […] si emendare voluerint, absolvimus », no 83, Papst., p. 141 et VO1, III 10, col. 82 B. 241. No 46, Recueil des chartes de Saint-Benoît-sur-Loire, p. 119-120. 242. VO1, II 12, col. 67 A. Aucun Archembaud n’apparaît dans les chartes de Cluny. 243. Aimoin de Fleury, Miracula sancti Benedicti, L. II, chap. 4, p. 101-102. 244. Sur Saint-Martin de Tulle, cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 219-220.

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tout d’abord comme abbé de Fleury dans la bulle de Léon VII, qu’Odon connaît bien245. Cette hypothèse du jeu des liens personnels dans la désignation de l’abbé “fleurisien” en titre est confirmée par l’acte de confraternité établi en février 942 entre Odon, abbé de Fleury, Aimon, abbé de Saint-Martial de Limoges, et Géraud, abbé de Saint-Pierre de Solignac246. Les liens d’amitié qui unissent Odon et Aimon ont été soulignés précédemment247. Quant à Géraud, abbé de Solignac, une charte du cartulaire de Tulle démontre qu’il a passé avec ce monastère, dont Odon est l’abbé en titre, un acte de cession en juin 940 ou 941248. Odon semble donc intervenir en tant qu’abbé de Fleury uniquement dans des actes dont l’importance nécessite le jeu des relations personnelles, tandis qu’Archembaud apparaît dans une charte dont les implications sont surtout locales. Cette hypothèse est d’ailleurs confirmée par la documentation diplomatique de Saint-Pons de Thomières. Du point de vue du recrutement cénobitique, l’abbatiat d’Odon semble d’abord marquer l’instauration de liens importants entre les moines de Fleury et ceux des îles britanniques, un fait attesté par plusieurs travaux pour des époques postérieures249. Jean de Salerne évoque en effet la vision d’un frère de cette communauté : Benoît lui raconte devoir partir in insula britannica pour aider un mauvais moine de Fleury, un certain frater Leutfredus, qui aurait quitté l’abbaye par orgueil et serait mort en Angleterre250. Or il est fort possible que cet homme s’identifie avec un Franc, du nom de Lantfred [Lantefredus], d’abord moine à Fleury puis à Old Minster, qui aurait collaboré avec l’évêque de Winchester, Æthelwold. Il est l’auteur des Translatio et miracula S. Swithuni et écrit dans un style proche de celui d’Odon, puisqu’il truffe ses œuvres de néologismes grecs et connaît très bien Martianus Cappella251. Cette identification pose un seul problème : Lantfred est encore actif en 975, alors que Jean de Salerne affirme qu’il est décédé du vivant d’Odon. Il n’est toutefois pas impossible que l’hagiographe l’ait “fait mourir” avant l’heure, ce qui pourrait être corroboré par le portrait très péjoratif qu’il en dresse. Jean de Salerne avait d’ailleurs employé ce procédé au moment de la 245. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 257-258. 246. No 49, Recueil des chartes de Saint-Benoît-sur-Loire, p. 123-125. Sur les liens de confraternité entre différentes communautés monastiques, K. Schmid, « Mönchtum und Verbrüderung », p. 117-146. 247. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 207. 248. No 305, Cartulaire de Tulle, p. 180. 249. Synthèse de travaux anciens, P. Wormald, « Æthelwold and his continental counterparts », p. 19-25. Spécifiquement sur les rapports entre Fleury et l’Angleterre : J.-M.  Berland, «  L’influence de l’abbaye de Fleury-sur-Loire en Bretagne », p. 282-285. L. Donnat, « Recherches sur l’influence de Fleury », p. 168. 250. VO1, III 11, col. 82 C-D. 251. Sur la biographie de Lantfred, Wulfstan de Winchester, Vita sancti Æthelwoldi, p. LIX et XLIVXLV. Les œuvres de Lantfred ont été éditées dans M. Lapidge (éd.), The Cult of St. Swithun. Sur l’utilisation de néologismes grecs par Odon, cf. supra, p.  91 ; sur sa connaissance de Martianus Capella, cf. supra, p. 87-88.



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succession de Bernon, lorsqu’il avait fait de Guy de Gigny un moine défroqué, décédé dans d’atroces souffrances. Quoi qu’il en soit, la Vita atteste des contacts étroits entre Saint-Benoît-sur-Loire et les îles britanniques, au moins dès l’abbatiat d’Odon. Les Vies de saints anglais de la seconde moitié du xe siècle montrent que les liens entre l’Angleterre et Fleury s’étoffent par la suite, puisque le passage par Saint-Benoît-sur-Loire semble devenir un passage obligé pour parfaire la formation cénobitique des moines de Grande-Bretagne252. Dans sa bulle, Léon VII évoquait la présence de novelli fratres à Fleury. Peut-on cerner, parmi les groupes de témoins monastiques des quelques chartes de SaintBenoît-sur-Loire, une confirmation de leur arrivée ? Le dossier documentaire étant très mince, les conclusions exposées ici ne sont que des hypothèses qui s’appuient sur une base de données, que nous avons réalisée à partir des actes de la pratique et des sources narratives, de tous les moines qui ont vécu, à un moment donné, dans un monastère dirigé par Odon. Il est possible d’établir quelques passerelles entre certains noms de moines de Cluny et de Fleury, à partir des témoins des actes contenus dans les recueils de chartes de ces deux abbayes. Cloibertus, cité dans deux documents de Fleury, parfois sous la forme Oibertus, ne fait peut-être qu’un avec Obertus, moine de Cluny en décembre 932, tout comme Rotgerius, présent à Cluny en février 929, s’identifie probablement avec le moine du même nom qui souscrit la charte de Fleury de septembre 940253. De la même manière, le Dieudonné [Deodatus] qui a participé à la copie du Bréviaire d’Alaric à Fleury, mentionné précédemment, pourrait ne faire qu’un avec l’un des rédacteurs d’actes de Cluny, actif dans le monastère bourguignon de 934 à 940254. Si ces hypothèses sont exactes, cela signifierait qu’Odon est venu à Fleury en compagnie de ­plusieurs moines attestés par ailleurs à Cluny. Deux cas démontrent pourtant une certaine continuité du personnel monastique de Fleury, entre l’abbatiat d’Odon et celui de son prédécesseur, selon le témoignage des chartes et des sources narratives : Arigaud [Aregaudus] et Vulfald [Vulfaldus], futurs abbés de Saint-Pierre-le-Vif de Sens pour le premier et de Fleury pour le second, semblent avoir été actifs à Saint-Benoît-sur-Loire avant et pendant le gouvernement de l’abbé de Cluny255. Vulfald est en effet désigné 252. Les Vies de saint Æthelwold et de saint Oswald mentionnent ainsi la présence de plusieurs moines anglais à Fleury, par exemple Osgar, qui y est envoyé pour apprendre les coutumes “fleurisiennes”, cf. Wulfstan de Winchester, Vita sancti Æthelwoldi, chap. 14, p. 24-29. Pour la Vie d’Oswald, le saint est lui-même formé à Fleury, Vita sancti Oswaldi, chap. 2, p. 428-429. 253. Obertus, no  404, CLU, p.  389-390 (2  décembre 932) et Oibertus/Cloibertus, no  46, Recueil des ­chartes de Saint-Benoît-sur-Loire, p.  120, et no  49, Ibid., p.  124. Rotgerius no  376, CLU, p.  354 (février 929) et no 46, Recueil des chartes de Saint-Benoît-sur-Loire, p. 120. 254. Sur les notices du manuscrit élaborées par L. Delisle et M. Mostert, cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », n. 124, p. 73. Le nom de Dieudonné est inscrit en lettres grecques, au fol. 72v du manuscrit Paris, BnF, n.a.l. 1631. Dieudonné apparaît comme rédacteur d’actes à Cluny  dans les no 422, CLU, p. 409 (novembre 934) ; no 500, CLU, p. 486 (août 939) ; no 508, CLU, p. 493-494 (février 940) ; no 510, CLU, p. 495-496 (mai 940). 255. Sur Arigaud, cf. infra, dans ce même chapitre, p. 326.

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dans la Vita Odonis comme un moine juvenis, sed bonæ indolis, déjà présent à Saint-Benoît-sur-Loire avant l’arrivée d’Odon et chargé d’un rôle de négociateur par ses compagnons révoltés. Il souscrit également la charte de septembre 940 et apparaît comme le rédacteur de l’acte de confraternité de février 942. Vulfad participe enfin avec plusieurs moines à la copie du Bréviaire d’Alaric, évoqué précédemment, avant de devenir abbé de Fleury après la mort d’Archembaud256. Cette faible continuité du personnel monastique peut s’expliquer de deux manières : soit les témoins monastiques des trente premières années du siècle étaient déjà morts sous l’abbatiat d’Odon, à l’exception de Vulfald et Arigaud ; soit certains d’entre eux ont quitté le monastère, ainsi que le laisse entendre la bulle de Léon VII. Même si les effectifs étudiés sont très faibles, on a donc l’impression d’un certain renouvellement des moines qui souscrivent les chartes. Enfin, parmi les quatre moines qui se voient confier la mission importante de représenter Odon auprès d’autres abbés pour établir le pacte de confraternité en février 942, trois apparaissaient déjà comme témoins à Fleury en 940. Il s’agit peut-être de religieux arrivés récemment à Saint-Benoît-sur-Loire, qui étaient des hommes de confiance d’Archembaud et Odon. En ce qui concerne les coutumes de Fleury et ses pratiques liturgiques, il n’existe cependant aucune trace du passage d’Odon par ce monastère257. La remarque d’André de Fleury sur la construction d’un autel voué à saint Martin sous l’abbatiat d’Odon permet seulement de supposer que ce dernier a voulu ­instaurer une dévotion plus grande de son saint favori dans le monastère de SaintBenoît. Il pourrait aussi s’agir d’un signe cultuel du passage de l’abbaye sous le contrôle des Robertiens, pour lesquels Saint-Martin de Tours est un centre de pouvoir depuis plusieurs décennies258.

Les activités intellectuelles d’Odon à Fleury Malgré des débuts difficiles, Odon s’est donc imposé à Fleury à la demande des Robertiens et grâce à l’appui pontifical de Léon VII. Ce monastère semble être le lieu d’une reprise de son activité intellectuelle, beaucoup plus portée que précé256. VO1, III 8, col. 81 B. Pour la charte : no 46, Recueil des chartes de Saint-Benoît-sur-Loire, p. 119-120, et no 49, Ibid., p. 123-125. Pour la copie du Bréviaire, son nom apparaît au fol. 88v du même manuscrit Paris, BnF, n.a.l. 1631, cf. les deux notices de L. Delisle et M. Mostert, mentionnées à la n. 124, p. 75. Sur la succession d’Archembaud, Aimoin de Fleury, Miracula sancti Benedicti, L. II, chap. 4, p. 101-102. 257. Sur l’absence d’influence d’Odon sur les coutumes de Fleury et sur l’oblitération de sa mémoire à Saint-Benoît-sur-Loire, L. Donnat, « Recherches sur l’influence de Fleury », p. 168 ; J. Nightingale, « Oswald, Fleury  », p.  38-45 ; B. Tutsch, «  Zu einer bislang unerkannten ConsuetudinesHandschrift », p. 394. 258. Sur la construction de l’autel dédié à saint Martin : André de Fleury, Miracula sancti Benedicti, L. VII, chap. 16, p. 275.



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demment sur des thématiques cénobitiques. Il a été souligné à plusieurs reprises qu’Odon y avait certainement pris l’initiative de faire copier un recueil juridique contenant le Bréviaire d’Alaric259. En outre, selon le catalogue de la bibliothèque de Fleury copié en 1552, un commentaire sur l’Apocalypse, aujourd’hui perdu, aurait été écrit par un Od[o], abba[s] monasterii260. Dans la mesure où les thèmes développés dans l’Apocalypse de Jean ont de très fortes résonances avec l’ensemble de l’œuvre d’Odon, notamment avec l’Occupatio, il n’est pas exclu que cet abbas soit Odon de Cluny. En dernier lieu, selon M. Mostert, deux manuscrits de Fleury auraient été réalisés sous l’abbatiat d’Odon261. L’un d’eux, Orléans, BM, 337 (285), contient en particulier une collection de textes sur saint Benoît correspondant bien au recentrage monastique de la pensée d’Odon à la fin de sa vie262. Selon une hypothèse de J. Longère, c’est d’ailleurs à Saint-Benoît-sur-Loire qu’Odon a rédigé le Sermo de sancto Benedicto abbate, probablement à l’occasion de la fête de la Translation du saint (11 juillet), thème qui parcourt l’ensemble du texte selon l’historien263. Aimoin de Fleury, dans le second livre des Miracula sancti Benedicti, et Hugues de Fleury († après 1122), dans son Liber modernorum regum francorum, mentionnent d’ailleurs le sermon parmi les œuvres d’Odon264.

259. Cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 73. 260. Pour la notice dans le catalogue : « Liber cujus inscriptio est : “Odonis, abbatis monasterii, expositio Apocalypsis evangelistæ Johannis”, cujus initium est : “Incipiunt capitula libri primi expositionis” », Catalogus librorum qui in bibliotheca cœnobii Benedictini Floriacensis ad Ligerim reperti sunt, Appendice III, notice 23, p.  71. Contrairement aux auteurs des catalogues des manuscrits, M. Mostert a déterminé que cette mention ne correspondait pas au commentaire anonyme, inédit et inachevé sur l’Apocalypse, copié dans un manuscrit daté du ixe siècle et provenant de la bibliothèque de Saint-Benoît-sur-Loire, le codex Orléans, BM, 91 (88), cf. Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France – Départements – Tome XII : Orléans, p. 43. M. Mostert, The Library of Fleury, p. 129. 261. Il s’agit tout d’abord du manuscrit Orléans, BM, 297 (250), qui porte la mention du nom d’Odon à la p. 131, cf. notice BF 791, Ibid., p. 170. Il s’agit d’un manuscrit qui contenait, à l’origine, plusieurs traités de grammaire (Donat, Priscien), Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France – Départements – Tome XII : Orléans, p. 148-149. Le second manuscrit est le Orléans, BM, 337 (285), cf. notice BF 580, M. Mostert, The Library of Fleury, p. 179. 262. Sur ce manuscrit, Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France – Départements – Tome XII : Orléans, p. 181-182. Ce codex contient actuellement des miracles de saint Étienne et des sermons de Fulgence, Augustin et Méliton de Sarde. Le dossier sur Benoît (disparu dans le manuscrit conservé, mais mentionné au fol. 141-142) rassemblait plusieurs pièces liturgiques – dont le sermon composé par Odon – utilisées à Fleury pour le culte de Benoît. 263. J. Longère, « La prédication sur saint Benoît », p. 435. Édité pour la première fois en 1605 par J.  Dubois, à partir d’un manuscrit de Fleury  qui attribuait le texte à Odon, le sermon est intégré au corpus des œuvres du deuxième abbé de Cluny, quelques années plus tard, dans la Bibliotheca cluniacensis, puis repris tel quel dans la Patrologie latine : Sermo de sancto Benedicto abbate, dans BC, col. 138 D-145 B ; repris dans PL 133, col. 721 D-729 C. Sur le dossier critique de ce sermon, P. Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 110-120. 264. Aimoin de Fleury, Miracula Sancti Benedicti, L. II, chap. 4, p. 101 ; Hugues de Fleury, Liber modernorum regum francorum, p. 382, l. 41-45. Ainsi que le rappelle P. Facciotto, l’authenticité du sermon n’a été mise en doute que par P. Lamma, mais sans véritable argument, P. Lamma, Momenti di storiografia, p. 154.

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Cette attribution a été confirmée par la présence dans ce texte de quatre thèmes récurrents de la pensée “odonienne”265. Ainsi que l’ont souligné B. H. Rosenwein et J. Ziolkowski, le Sermo de sancto Benedicto abbate permet d’accéder à l’idée qu’Odon se fait de la condition monastique, à travers la figure d’un de ses meilleurs représentants, Benoît de Nursie266. Pour tous les éléments biographiques, Odon, à l’instar de beaucoup d’auteurs de sermons consacrés à ce saint, s’est principalement appuyé sur la Vita Benedicti écrite par Grégoire le Grand et insérée dans le deuxième livre des Dialogi, comme il le signale lui-même267. Selon J. Longère, l’abbé de Cluny est cependant le premier à avoir développé longuement la comparaison de Benoît avec Moïse, sur le thème de la mise par écrit d’une législation rigoureuse émanant directement de Dieu, un parallèle repris ultérieurement par de nombreux auteurs268. Ce texte est traversé par deux thèmes majeurs : la conception de la règle bénédictine comme un reflet de la loi divine, qui transparaît dans la figure du saint legislator, et la description des moines comme une armée terrestre menée par son imperator, Benoît. Le Sermo de sancto Benedicto abbate a été intégré dans les homéliaires de Cluny, Fleury et Cîteaux et a connu un immense rayonnement269. Il a en effet beaucoup circulé (quarante-neuf témoins), probablement dès la seconde moitié du xe siècle, dans des homéliaires ou des recueils hagiographiques. Très fréquemment, il fait partie de dossiers de textes liés à saint Benoît, sans doute regroupés en milieu “fleurisien” (Vita sancti Benedicti, Historia translationis, Miracula sancti Benedicti d’Adrevald de Fleury et parfois de ses continuateurs, Sermo ad ­illuminandum). Il s’intègre aussi à des recueils d’écrits “clunisiens” (dossier hagio­graphique de Maïeul, sermons attribués à Odon, Vita Odonis de Jean de Salerne) ou rejoint, dans un cas, des œuvres cisterciennes270. Le texte semble s’être diffusé principalement dans le bassin ligérien (Fleury, Angers, Chartres) et en Angleterre, probablement sous l’influence de Saint-Benoît-sur-Loire271.

265. L’imminence de la fin des temps liée à l’idée de la raréfaction des miracles, Sermo de Benedicto, col. 722 C et 723 A. La figure de l’Éthiopien pour qualifier le pécheur, tirée de Jr XIII, 23, Ibid., col. 728 C. La métaphore filée de la lumière pour figurer le rayonnement d’un saint, Ibid., col. 725 A-B. Le joug porté dès l’enfance, allusion à Lm III, 27, comme métaphore de l’état monastique, Ibid., col. 727 B. 266. B. H. Rosenwein, « Rules and the “Rule”  », p.  316-317 ; Ead., Rhinoceros Bound, p.  91-92 ; J. Ziolkowski, « The Occupatio », p. 559. 267. Sur l’utilisation des Dialogi, Sermo de Benedicto, col. 724 C. 268. J. Longère, « La prédication », p. 457. 269. Ibid., p. 435 et 460. 270. Cette étude a été réalisée grâce au travail d’inventaire de P.  Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 21-145. Pour l’ensemble de la démontration, cf. notre thèse soutenue, p. 185-187. 271. Dans une moindre mesure, le texte se diffuse également dans les régions de Limoges, Arras, Verdun, Cambrai, Paris, Reims, et enfin dans les espaces germaniques (monastères de Maria-Laach, SainteMarie de Trèves, Saint-Laurent de Liège, Sainte-Marie de Reichenbach).



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L’incipit « In translatione sancti Benedicti abbatis » est le plus courant (huit témoins). Ce titre est en relation à la fois avec la thématique centrale du sermon, son utilisation très courante pour la fête du 11 juillet. Il se rapporte peut-être aussi à l’œuvre, aujourd’hui perdue, qu’Odon a écrite à Fleury sur « la venue (adventu) du corps de saint Benoît à Orléans », selon les termes de Jean de Salerne, dans laquelle il aurait raconté une pêche miraculeuse advenue à Fleury sous son­ abbatiat 272. *   * * Selon P.  Facciotto, le Sermo in cathedra sancti Petri est une réélaborationcompilation par Odon de plusieurs textes de Léon le Grand – essentiellement le Sermo anniversario suæ assumptionis, appelé également Tractatus IV –, en vue des besoins liturgiques du monastère de Fleury pour la fête de la cathedra sancti Petri, le 22 février273. La compilation du texte de Léon le Grand par Odon reprend la structure du Tractatus IV, avec quelques variantes et deux ajouts principaux, repérés mais non interprétés par P. Facciotto : le premier intervient après un passage sur la participation de Pierre à la puissance du Christ, le second à la suite de la mention du pouvoir des clés274. Grâce à certaines expressions, ces ajouts mettent en valeur la place première de Pierre dans l’Église (petra Ecclesiæ), sa relation particulière avec le Christ (primus Domini confessor), et surtout sa détention du pouvoir de lier et de délier (clavicularius regni). D’après le recensement des témoins, le Sermo in cathedra sancti Petri se trouve dans douze manuscrits, généralement à visée liturgique (lectionnaires ou légendiers). La majorité d’entre eux provient d’établissements qui ont eu des contacts ou des liens de dépendance avec Cluny (Saint-Germain d’Auxerre, Saint-Martial de Limoges, Moissac) ou avec Fleury (Saint-Père de Chartres). Le 272. VO1, III 11, col. 83 B-C. 273. C’est la présence à Saint-Benoît-sur-Loire d’une version du Tractatus IV identique à celle remaniée dans le sermo, qui conduit P. Facciotto à considérer ce dernier comme une œuvre d’Odon réalisée à Fleury, P. Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 21-34. Le Sermo in cathedra sancti Petri a été édité dans la Bibliotheca cluniacensis comme une œuvre d’Odon, à partir d’un manuscrit de Saint-Martindes-Champs, aujourd’hui perdu, Sermo primus in cathedra sancti Petri, dans BC, col. 127 D-131 C ; repris dans PL 133, col.  709  D-713  D. Outre le Tractatus IV de Léon le Grand, le compilateur a ­également utilisé de courtes citations des Tractatus LXXVIII, LXXXII et LXXXIII du même auteur. Selon P. Facciotto, le sermon d’Odon s’apparente aux traités de certains auteurs francs du dernier quart du ixe  siècle, comme Amalaire de Metz (†  après 850) ou Hincmar de Reims (†  882). Ces derniers avaient en effet développé ce que M.  Maccarrone appelle la «  teologia della cattedra  », en reprenant de nombreux passages de textes de Léon le Grand sur le thème de la chaire épiscopale comme miroir de la chaire de saint Pierre, afin d’affirmer l’importance et le caractère intangible de la dignité sacerdotale. 274. Sur le repérage des emprunts : P.  Facciotto, I Sermoni agiografici, p.  46-59. Pour le premier ­passage original : Sermo in cathedra, col. 712 A. Le second passage : Ibid., col. 712 B-C.

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Sermo in cathedra sancti Petri circule par ailleurs souvent avec d’autres textes relatifs à la chaire de saint Pierre, en raison de la vocation liturgique des recueils où il est incorporé275. *   * * L’existence de liens entre Fleury et l’Angleterre laisse supposer qu’Odon a également rédigé l’Occupatio dans ce monastère. Édité au début du xxe  siècle par A. Swoboda, ce texte a en effet été transmis par un unique témoin qui avait été séparé en deux parties, intégrées chacune dans des codices différents276. M. Lapidge a démontré que ce témoin avait été écrit puis assemblé à Saint-Augustin de Cantorbury aux xe-xie siècles, avant de parvenir en France au xviiie  siècle277. Portant le titre d’Occupatio, au singulier, le texte n’était attribué qu’à un­ «  seigneur abbé Odon  » dans le manuscrit utilisé par l’éditeur. Le titre ­d’Occupationes, donné à certains ouvrages de l’abbé de Cluny dans le catalogue de la bibliothèque du monastère bourguignon, ainsi que les similitudes thématiques et lexicales avec d’autres œuvres de ce dernier, ont conduit A. Swoboda à lui attribuer le texte278. Selon J. Ziolkowski, le titre renvoie aux buts poursuivis par l’auteur : stabiliser l’esprit et le cœur de son lecteur grâce à la méditation d’un poème, dont la forme métrique devrait aider à calmer et à fixer les errances de l’intellect. Cette méditation doit déboucher sur la prise de conscience de la proximité du Jugement et de la nécessaire conversion des mœurs279. Les questions du commanditaire et de la date de rédaction de l’Occupatio font l’objet de désaccords entre les spécialistes. Il ne semble pas possible de trancher sur la nature – réelle ou fictive – du destinataire de la préface, ni sur son identité, dans la mesure où les quelques phrases qui l’évoquent ont une forte dimension topique280. La nature complexe de l’ouvrage et sa vocation méditative incitent en

275. Plus rarement, le sermon est associé à des écrits importants pour les moines bénédictins francs (Vita sancti Mauri abbatis, Historia translationis d’Adrevald de Fleury) et/ou à des textes “clunisiens” (Vita Odonis de Jean de Salerne, Vita Maioli de Syrus, Vita Odilonis de Pierre Damien et Vita Hugonis de Rainald de Vézelay). 276. La première partie, qui contient les quatre premiers livres et les deux cents derniers vers du livre VII, se trouve dans Paris, Arsenal, 903. La seconde partie, qui renferme les livres V, VI et le début du livre VII, se trouve dans le manuscrit Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 2410. Sur l’histoire du manuscrit et de son édition : Occ., p. III-XII. A. Baumans a repris rapidement les conclusions de la préface d’A. Swoboda, A. Baumans, « Original sin », p. 336. 277. M. Lapidge, « Israel the Grammarian », p. 95. 278. La dénomination de l’ouvrage au pluriel – Occupationes – apparaît à trois reprises dans le catalogue de la bibliothèque de Cluny pour les nos 300, 301 et 302. L’allusion à la forme métrique du codex 302 incite l’éditeur à y voir l’Occupatio, alors que les nos 300 et 301 correspondent selon lui aux Collationes, dont le titre aurait été modifié en référence au poème, cf. Occ., p. X-XV. 279. J. Ziolkowski, « The Occupatio », p. 564. 280. Ainsi, dans la préface générale, adressée à un « frère trop aimable », Odon indique que son interlocuteur lui réclame « des choses nouvelles », tout en soulignant que « les écrits anciens » auraient pu suf-



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tout cas à considérer l’Occupatio comme une œuvre destinée à un public monastique. Aucun élément décisif ne permet par ailleurs de déterminer la date de rédaction de l’œuvre. Sa proximité thématique avec les Collationes ne plaide en effet pas nécessairement en faveur d’une composition à la même époque, au cours des années 917-927 – comme l’ont avancé de nombreux historiens à la suite de L. Kolmer et K. Hallinger –, car les mêmes idées sont également présentes dans toutes les autres œuvres d’Odon, ainsi que dans la Vita Odonis prima et maior281. A. Baumans est le seul à considérer que l’œuvre a été écrite « tardivement dans la carrière d’Odon », la faisant apparaître comme « son testament spirituel »282. Il n’avance néanmoins aucune justification pour confirmer ses dires, si ce n’est que le texte expose un idéal monastique que l’abbé de Cluny aurait tenté de mettre en pratique. Le seul indice de datation du texte réside donc dans sa tradition manuscrite, extrêmement limitée. Outre l’unique témoin d’origine anglaise, il existe des traces indirectes d’une circulation précoce de l’Occupatio, notamment en Italie du Nord. Selon une étude de G. Braga, l’ouvrage a en effet été utilisé comme source dès les années 950-960, conjointement avec les Collationes, par Gezon, abbé de San Marziano de Tortona († avant 1014), dans un traité sur l’eucharistie283. Par ailleurs, selon M. Lapidge, l’Occupatio aurait influencé certains représentants du monachisme réformateur anglo-saxon du xe siècle, comme l’abbé Oda de Canterbury († vers 958), l’évêque de Winchester, Æthelwold († 984), l’évêque de Worcester, Oswald († vers 992) ou l’abbé de Ramsey, Dunstan († vers 988)284. fire à son étude, Occ., præf., 6-8. Cette phrase a conduit M. Manitius à identifier les « écrits anciens » aux Collationes, à considérer que Turpion était le destinataire de l’Occupatio et à établir un rapport de filiation entre les deux œuvres, M. Manitius, Geschichte, p. 22-24 et 26-27. Pour J. Ziolkowski, la préface s’adresserait plutôt à un moine, J. Ziolkowski, « The Occupatio », p. 564. Plus récemment, C. A. Jones y a vu Aimon, frère de Turpion et destinataire de la Vita Geraldi, C. A. Jones, « Monastic Identity and Sodomic Danger », p. 14. La préface générale se termine par l’évocation de celui qui, « comme un père », a reçu le travail de l’auteur, Occ., præf., 15-16. 281. L. Kolmer n’a pas véritablement avancé de datation du texte, mais l’a présenté, dans son étude, entre l’Exceptio in Moralibus Job et les Collationes ; L. Kolmer, Odo, der erste cluniacenser Magister, p. 31-32. K. Hallinger propose la date de 924, qui est probablement due à une lecture trop rapide de l’ouvrage de L. Kolmer ; K. Hallinger, « Le climat spirituel », p. 121. La date de 924 a été ensuite souvent reprise dans l’historiographie, cf. « Odo abbas Cluniacensis  », dans A.  Potthast (éd.), Repertorium fontium historiæ, p.  335. M. Lapidge s’appuie probablement aussi sur K.  Hallinger lorsqu’il évoque la rédaction de l’Occupatio aux alentours de 925 ; M. Lapidge, « The Hermeneutic Style », p. 110. C. A. Jones invoque également la proximité thématique avec les Collationes pour dater l’Occupatio ; C. A. Jones, « Monastic Identity and Sodomic Danger », p. 10-11. 282. A. Baumans, « Original sin », p. 336. 283. Les deux œuvres seraient parvenues en Italie par le biais de la cour royale de Pavie, autour de laquelle gravitaient l’abbé de Cluny, mais aussi Giseprando, évêque de Tortona, chancelier des souverains d’Italie Hugues et Lothaire, puis commanditaire du traité de Gezon, cf. G.  Braga, « Gezone di Tortona », p. 651-666. L’utilisation de l’Occupatio par cet auteur a donné lieu à la rédaction d’une petite compilation de 12 vers sur l’eucharistie, attribuée à tort à Odon de Cluny dans la Bibliotheca cluniacensis, cf. Occ., p. XI-XII. 284. M. Lapidge, « The Hermeneutic Style », p. 110-111.

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Les conclusions de M. Lapidge se rapportent cependant plutôt à la diffusion d’un style présentant de grandes similitudes avec celui de l’Occupatio (mots en grec, néologismes, forme versifiée). Ces remarques viennent toutefois appuyer l’hypothèse d’une rédaction à Fleury qui expliquerait la diffusion de l’œuvre et de son style en Angleterre. L’Occupatio se compose d’une préface générale, suivie de sept livres d’inégale longueur en hexamètres dactyliques, chacun précédé d’une préface en mètres lyriques. La nature de l’œuvre a fait l’objet de débats, dont l’enjeu central était d’articuler la forme versifiée du texte à sa signification spirituelle285. Pour J. Ziolkowski, le but du poème d’Odon est la ruminatio, la méditation, qui repose à la fois sur un style complexe (emploi de termes rares, de néologismes et de mots d’emprunt, notamment au grec, ce qui rend l’ouvrage incompréhensible sans gloses explicatives) et sur le contenu du texte qui présente le sens moral de différents passages bibliques, puisé dans l’exégèse des Pères ou chez les commentateurs carolingiens286. Il serait cependant réducteur de considérer cette œuvre uniquement sous ­l’angle d’un répertoire exégétique, synthétisant les apports de différents commentaires : elle s’inscrit en fait dans le courant littéraire de la poésie carolingienne latine à thème biblique, développé à partir de la fin du viiie siècle à la cour de Charlemagne dans des textes très courts, parfois seulement introductifs, souvent à destination liturgique287. L’Occupatio appartient en fait à la sous-catégorie de la poésie théologique, en vertu de trois critères. Odon y développe en effet certains points théologiques qui ont divisé les intellectuels carolingiens (eucharistie, prédestination, nature du Christ et Trinité) et se rattache ainsi à un genre proche de la réflexion philosophique, qui constitue un lieu d’élaborations nouvelles, de ­diffusion des acquis patristiques et de tentatives de développements personnels288. Par ailleurs, le fil directeur de l’Occupatio réside dans « le rapport entre péché (abordé seulement de manière narrative, comme épisode de la Genèse) et rédemption (en revanche traitée presque toujours sur le seul plan conceptuel) »289. Du point de vue formel, l’Occupatio s’apparente enfin aux poèmes théologiques par son champ lexical (emploi de mots grecs et de néologismes), son usage intense 285. J. Ziolkowski a fait le point sur la question, en expliquant qu’au Moyen Âge, l’hexamètre n’était plus nécessairement l’apanage de la poésie épique et que l’Occupatio s’apparentait par sa structure à la Vita sancti Germani d’Heiric d’Auxerre, composée de six livres en hexamètres dactyliques, chacun précédé d’une préface en mètres lyriques, J.  Ziolkowski, « The Occupatio  », p. 563. Le rapprochement entre les deux œuvres avait déjà été fait par A. Swoboda, Occ., p. XXII, et a parfois été analysé comme la marque d’une influence passant par Remi d’Auxerre, cf. P. C. Jacobsen, « Die Vita s. Germani Heirics von Auxerre », p. 333. 286. J. Ziolkowski, « The Occupatio », p. 565-567. 287. Sur les caractéristiques de ce genre, F. Stella, La Poesia carolingia latina, p. 293-299. 288. Sur ces débats, cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 95-107. 289. F. Stella, La Poesia carolingia latina, p. 254.



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de la rhétorique (notamment le syllogisme et la comparaison) et son utilisation du discours direct. L’Occupatio témoigne toutefois des changements de ce genre au xe siècle. La poésie exégétique ne fleurit plus dans les cours mais dans les cloîtres. Elle se détache en outre de sa fonction introductive, commémorative ou liturgique pour donner lieu à des œuvres longues et cohérentes, consacrées exclusivement au problème du salut. En dernier lieu, en devenant une littérature monastique, la tendance de ce type de texte à exalter la beauté de la recherche intellectuelle et ses créateurs s’estompe, voire disparaît radicalement chez Odon, pour affirmer, à l’opposé, la supériorité de la contemplation sur la connaissance290. La structure même de l’œuvre est importante pour comprendre le sens du propos d’Odon. L’Occupatio est une œuvre cohérente, dont aucun livre ne peut être isolé, et où l’auteur retrace l’histoire de l’humanité du début (la Création) à la fin (la louange des élus), en incluant un certain nombre d’événements – la Chute, la loi, l’Incarnation, la Passion et l’institutionnalisation de l’Église – qui ont rythmé la condition humaine, prise entre le péché et la rédemption291. À l’intérieur de chaque livre, Odon aborde différents thèmes successivement, en suivant généralement la chronologie de l’histoire biblique, selon une certaine cohérence. Les transitions entre ces points principaux sont peu nettes et passent souvent par la définition de dogmes292. Si la conjecture de la rédaction de l’Occupatio à Fleury est exacte, le poème est donc une œuvre de fin de vie, un bilan sur trente années passées à organiser 290. Sur la postérité du genre dans les milieux monastiques réformateurs, notamment en Angleterre, M. Lapidge, « The Hermeneutic Style », p. 105-149. Sur l’exaltation de la recherche intellectuelle sous le règne de Charles le Chauve, F. Stella, La Poesia carolingia latina, p. 298-299, 537-538 et 549-558. 291. Cet intérêt pour le processus de la rédemption se retrouve à Cluny autour de l’An Mil, D. IognaPrat, R.  Ortigues, « Raoul Glaber et l’historiographie  », p.  556-558. L’Occupatio met l’accent sur l’apparition du mal dans le monde selon M. Manitius, Geschichte, p. 22. K. Hallinger, « Le climat spirituel », p. 121, et A. Baumans, « Original sin », p. 336, y voient plutôt une description du processus du salut. J. Leclercq, « L’idéal monastique », p. 228, considère l’Occupatio comme une interrogation sur la place du monachisme dans l’histoire. Selon nous, la question de la place du monachisme ou celle du mal dans l’histoire du monde sont des thématiques secondaires, qui ne sont analysées que dans le cadre de leur inscription dans un temps historique, et non comme des vérités éternelles. 292. Le livre I est le plus bref de tous et peut être analysé comme une mise en place du cadre général du poème, avec le récit de la création du monde. Le deuxième livre est consacré à la création de l’homme et à la faute originelle. Le livre III constitue la section la plus longue de l’ouvrage et se divise en deux parties : la première (1-762) conserve une trame historique calquée sur la chronologie biblique, alors que la seconde (763-1253) décrit la condition des hommes dans l’Ancien Testament, selon la dialectique d’une tension entre la tentation du péché – temporaire et angoissante – et le désir de revenir vers Dieu, qui comble l’âme mais qui demeure difficilement accessible. Le livre IV évoque les pères anciens et dignes de mémoire, c’est-à-dire les justes de l’Ancien Testament. Le livre V est entièrement consacré au mystère de l’Incarnation, dans sa signification historique et théologique. Le livre VI aborde les questions de l’eucharistie, de la résurrection et de la mission des apôtres. Sur le plan thématique, le livre VII est le plus proche des Collationes, dans la mesure où il aborde la situation de l’Église, engluée dans la croissance des différents péchés, jusqu’au triomphe final des élus.

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des réformes, à lutter contre des déviances et à promouvoir un certain idéal de société. Faire de Fleury l’apothéose de la carrière monastique d’Odon n’est donc pas seulement un effet rhétorique de la Vita Odonis : c’est également ainsi que l’abbé de Cluny l’a vécu et c’est dans ce lieu qu’il a composé ses œuvres cénobitiques majeures.

Odon a-t-il réformé Saint-Pierre-le-Vif de Sens ? Saint-Pierre-le-Vif de Sens est un monastère ancien, fondé à l’époque mérovingienne. Au xe siècle, il s’agissait d’une abbaye épiscopale, c’est-à-dire qu’elle dépendait totalement du pouvoir des archevêques de la cité qui y avaient établi leur lieu de sépulture293. Depuis 932/933, c’est un ancien moine de SaintGermain d’Auxerre, un certain Guillaume [Willelmus] (†  938), qui occupe la fonction archiépiscopale. Ses liens avec Hugues le Grand apparaissent clairement dans sa participation à la délégation envoyée en Angleterre par ce dernier pour en ramener le carolingien Louis IV d’Outremer, dans les premiers mois de 936. La même année, la ville de Sens passe d’ailleurs dans l’orbite robertienne, à la suite de l’intervention conjointe du nouveau roi et du duc des Francs en Bourgogne contre Hugues le Noir294. Cette cité était auparavant fortement liée au pouvoir de Richard le Justicier, puisque ce dernier, comme son fils, le roi Raoul, avaient été inhumés dans le monastère de Sainte-Colombe de Sens, devenu nécropole familiale des ducs de Bourgogne. La réforme de Saint-Pierre-le-Vif par Odon n’est connue que par une seule source, la Chronicon sancti Petri vivi Senonsis, également appelée Chronique de Clarius, rédigée au début du xiie  siècle. Il s’agit d’une compilation, composée globalement de quatre éléments différents qui s’entremêlent : une chronique universelle (de l’Incarnation à 1100) sur laquelle viennent se greffer une compilation de plusieurs chroniques sénonaises (de 675 à 1096), puis un récit annalistique d’événements advenus sous l’abbatiat d’Arnaud à Saint-Pierre-le-Vif (de 1096 à 1124), enfin des continuations (de 1124 à 1180). Selon les derniers éditeurs, c’est cet abbé Arnaud († 1024), ancien moine de Fleury, qui serait à l’origine de la confection de l’œuvre à partir de 1108. La partie du Chronicon où se trouve relatée la réforme d’Odon s’appuie sur des sources aujourd’hui partiellement disparues : des chroniques d’établissements religieux de la région, des Gestes d’évêques, des Vies de saints et probablement aussi les archives de l’abbaye295. L’auteur de la chronique y indique qu’Odon, qualifié d’abbas primus Clugniacensis cœnobii, a succédé à un certain Samson à la tête de Saint-Pierre-le293. G. Lobrichon, « Moines et clercs à Sens », p. 279. 294. H. Bouvier, Histoire de l’Église, p. 307-311. 295. Sur la notice de la chronique, Chronique de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, p. VII-XII, XXXVI-XL, L-LIII.



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Vif après la mort de ce dernier, puis qu’il y a installé un ancien moine de Fleury comme abbé, Arigaud [Arigaudus], avec l’accord de la communauté et de l’archevêque296. Cette chronique est cependant très tardive et reflète d’ailleurs partiellement les réécritures de leurs origines par les moines de Cluny, puisqu’elle qualifie Odon de « premier abbé » du monastère bourguignon, une idée qui commence à apparaître chez Sigebert de Gembloux († 1112) avant d’être reprise par Pierre le Vénérable, et qui jette un doute sur ces informations297. Les détails donnés par la chronique s’insèrent toutefois bien dans le contexte neustrien des années 936-942. Ainsi que l’avait remarqué E. Sackur, la date de la réforme est donnée par la succession chronologique de la chronique : elle se situe entre la destruction du monastère par les Hongrois, en mars 937, et la mort de l’arche­vêque Guillaume, le 14 août 938298. Odon étant probablement en Italie dans la première moitié de l’année 938, la fourchette chronologique de cette réforme peut être précisée, entre le printemps et les derniers mois de 937, soit très peu de temps après la réforme de Fleury. La restauration de l’établissement semble avoir eu lieu dans des circonstances particulières, suggérées par le croisement de la chronique avec d’autres sources. Juste avant d’évoquer la direction du monastère par Odon, le chroniqueur précise en effet qu’à la suite de la destruction du monastère par les Hongrois, les frères de Saint-Pierre, guidés par l’abbé Samson, s’étaient réfugiés dans la ville de Sens avec leurs reliques. Après le départ des Hongrois, l’archevêque Guillaume aurait refusé de restituer les saints ossements à la communauté, ce qu’il n’aurait finalement fait qu’à la suite d’un miracle. Cette version s’appuie sur un texte, sans doute composé après 1032, intitulé les Exerciciuncule, qui relate les translations successives de ces reliques299. Le récit de la chronique laisse donc supposer un conflit entre l’archevêque et les moines de Saint-Pierre-le-Vif, juste avant qu’Odon n’en devienne l’abbé. Sa désignation comme supérieur de l’établissement après la mort de Samson résulte peut-être de cette situation difficile, qui masque sans doute des oppositions liées à l’emprise robertienne sur Sens. Il est en tout cas probable qu’Hugues le Grand n’ait pas été étranger à l’arrivée d’Odon à la tête de Saint-Pierre, d’abord parce qu’il était le maître de Sens et ensuite parce qu’il avait des liens avec Odon auquel il venait de confier Fleury. La chronique confirme par ailleurs à demi-mot le rôle joué par l’archevêque, également proche du duc des Francs, lorsqu’elle évoque sa consultation pour nommer le co-abbé d’Odon. Guillaume a aussi pu avoir des contacts directs avec l’abbé de Cluny, en raison de son passage par Saint-Germain d’Auxerre. Sa formation intellectuelle est inconnue, mais l’on sait que son successeur sur le siège métropolitain de Sens, Gerland

296. Chronique de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, p. 76-77. 297. Cf. supra, notre introduction générale, p. 26-27. 298. E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 91-92. 299. Exerciciuncule de gestis sancti Saviniani, p. 357-360. Sur la date de composition du texte, Chronique de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, n. 5, p. 75.

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[Gerlannus], initialement moine de la même abbaye, avait eu pour maîtres Heiric et Remi d’Auxerre300. Il y avait donc peut-être des affinités intellectuelles entre Guillaume, Gerland et Odon, conséquences de leur apprentissage auprès des maîtres auxerrois. Le disciple d’Odon, cité par la chronique comme son co-abbé à Saint-Pierrele-Vif, apparaît dans la documentation diplomatique de Fleury. Un certain Aregaudus est le rédacteur d’une première charte de novembre 907. En août 924, un personnage du même nom souscrit un acte d’échange, immédiatement après son abbé, indice probable de sa haute fonction à Saint-Benoît301. Or, la chronique de Sens situe la mort de l’abbé Arigaud entre 945 et 948, ce qui en fait le contemporain presque exact d’Odon et permet donc de l’identifier avec le moine qui apparaît dans la documentation de Fleury dès 907302. Étant donné les circonstances houleuses de la réforme de Fleury par l’abbé de Cluny, il est toutefois curieux qu’Odon ait choisi l’un des moines les plus anciens de cet établissement comme co-abbé à Sens. Ce dernier faisait peut-être partie des religieux de Saint-Benoît qui, à l’instar de Vulfald, s’étaient ralliés rapidement à Odon. Fleury et Saint-Pierre-le-Vif de Sens corroborent donc l’appui d’Hugues le Grand pour les réformes “odoniennes” dans les espaces qu’il contrôle, à partir de 936. C’est également au cours des années 937-938, après avoir passé près de trente ans dans l’obédience monastique, qu’Odon opère son retour à Tours, lieu de sa formation aristocratique et canoniale et centre de la puissance robertienne.

B. Le retour en Touraine (937-938) C’est probablement un autre homme qui revient à Tours en 937-938, pour retrouver l’un de ses compagnons de jeunesse, Théotolon, devenu archevêque de la cité au début des années 930. Odon a en effet déjà entrepris de réformer plusieurs établissements monastiques à Rome, en Aquitaine et dans les régions ligériennes. Il est auréolé par la restauration de Fleury et de Saint-Paul-hors-lesMurs, deux abbayes qui, par les reliques qu’elles détiennent, sont considérées comme des lieux majeurs du christianisme occidental303. Ce retour d’Odon en Touraine s’articule autour de trois préoccupations : la collaboration à la restauration de Saint-Julien par Théotolon, la rédaction d’œuvres tourangelles et, surtout, la moralisation du comportement des chanoines de Saint-Martin.

300. H. Bouvier, Histoire de l’Église, p. 313-314. 301. Pour l’acte de 907 : no 35, Recueil des chartes de Saint-Benoît-sur-Loire, p. 95-97, ici p. 97 ; pour l’acte de 924 : no 40, Ibid., p. 104-105, ici p. 105. 302. La mort d’Arigaud est en effet mentionnée entre le récit de la capture de Louis IV en 945, et la mort du vicomte de Sens, Fromond, attestée en 948, Chronique de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, p. 76-79. 303. Sur les pôles que représentent Fleury et Saint-Paul-hors-les-Murs dans la pensée d’Odon, cf. infra, notre chapitre « Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés », p. 395-399.



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La réforme de Saint-Julien de Tours Dans la Vita Odonis, Jean de Salerne précise que certains prélats avaient confié des monastères à Odon pour qu’il les réforme304. La direction de Saint-Julien de Tours, établissement restauré sous l’égide de l’archevêque Théotolon, illustre parfaitement les propos de l’hagiographe. La réforme de cette abbaye a fait l’objet de plusieurs travaux de G.-M. Oury, essentiellement dans les années 1960, puis plus récemment d’H. Noizet, qui a complètement repris le dossier documentaire de cette restauration305. Le monastère de Saint-Julien a été fondé à l’époque mérovingienne, puis, après avoir été détruit lors des raids normands sur la Touraine dans la seconde moitié du ixe siècle, il est reconstruit par Théotolon. La présence d’Odon à Saint-Julien n’est attestée que par une source relativement tardive, la chronique en prose de l’abbaye, rédigée entre 1051 et 1068306. Aucune des chartes du monastère de la première moitié du xe siècle ne signale en effet sa direction par l’abbé de Cluny307. Plus curieusement encore, la chronique en vers de l’abbaye, qui s’appuie pourtant sur la première version en prose, n’y fait pas allusion308. Selon cette dernière, la refondation de Saint-Julien aurait eu lieu en 937 : Le monastère de Saint-Julien demeura sans office monastique jusqu’à l’époque de l’évêque Théotolon […]. L’année du Verbe incarné 937, la deuxième année de son épiscopat, après avoir fait passer au second plan ses autres préoccupations, il décida de reconstruire le monastère de Saint-Julien, qu’il acheva, grâce à l’aide de Dieu, avec une grande dévotion […]. Après avoir accompli cela, cet évêque, désirant achever l’abbaye en y réunissant des frères, appela l’abbé Odon, fondateur du monastère de Cluny, qui demeurait alors au monastère de Saint-Benoît. Celui-là se plia sans retard aux ordres de son compagnon et ami et reçut la direction du monastère de Saint-Julien309.

304. VO1, II 23, col. 73 B-C. 305. G.-M. Oury, « L’archevêque Théotolon  », p.  118-123 ; Id., « La reconstruction monastique dans l’Ouest », p. 69-124 ; Id., « Le monachisme carolingien du centre-ouest de la France », p. 407-419. M. Skinner, « Aristocratic Families », p. 81-97 ; H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 121-124. 306. Sur la notice de cette chronique, qui s’intitule également Brevis historia Sancti Juliani Turonensis, cf. infra, dans ce même chapitre, p. 352-353. 307. Malgré la disparition du cartulaire de Saint-Julien de Tours, encore consulté par J.  Mabillon au xviie siècle, le fonds de cette abbaye contient plusieurs originaux, reconstitués grâce au travail minutieux de C. de Grandmaison, « Fragments de chartes », p. 373-429. Jusqu’en 942, seuls trois d’entre eux sont authentiques : no 3, Ibid., p. 391-393 ; no 4, Ibid., p. 393-396 ; no 6, Ibid., p. 398-401 ; une donation d’Hugues le Grand à Saint-Julien de Tours, en mai 942, fait également partie du dossier, Recueil des historiens des Gaules, p. 722-723. Sur les actes de Théotolon pour Saint-Julien de Tours, H. Atsma, J. Vezin, « Remarques paléographiques et diplomatiques  », p.  210-212. Plus précisément, M. Courtois, « Remarques sur les chartes originales », p. 45-77. Pour la critique des faux, H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 131-132. 308. Chronicon rhythmicum sancti Juliani Turonensis, p. 235-256. Il s’agit toutefois d’un texte fragmentaire. Sur les rapports de ce texte avec la chronique en prose, cf. infra, dans ce même chapitre, p. 352-353. 309. Brevis historia Sancti Juliani Turonensis, p. 222-225.

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H. Noizet estime que l’on peut se fier à cette date, bien qu’il faille corriger la « deuxième année » de l’épiscopat en « septième année », erreur due probablement à un copiste310. Différents actes de Saint-Julien confirment que Théotolon est bien à l’origine de la restauration de l’établissement. Il le déclare dans ses propres chartes de donation au monastère en avril et août 943, aux formulaires identiques, et s’implique dans le devenir de sa communauté en confirmant deux fois des cessions de particuliers au monastère311. Un diplôme de Louis IV d’Outremer pour Saint-Julien, du 1er août 943, va dans le même sens, puisque le roi y déclare que «  […] le vénérable évêque, après y avoir placé le corps de saint Antoine, restaur[a] ce lieu, dans la mesure de ses forces, en l’honneur de Marie, la sainte mère de Dieu, et pour la commémoration de tous les saints, désirant le réformer et le rétablir dans son état premier, selon la règle de saint Benoît […] »312. Ce privilège indique ensuite seulement que les moines doivent suivre la norme bénédictine, que leurs propriétés sont protégées des incursions épiscopales et laïques et qu’ils sont placés sous le regimen et le gouvernement (gubernatio) de l’archevêque de Tours et de l’abbé de leur établissement313. Les préoccupations réformatrices de Théotolon dans son diocèse découlent probablement de ses relations étroites avec Odon, sans que cela implique nécessairement son passage par Cluny314. L’archevêque de Tours avait d’ailleurs déjà ­participé à certaines réformes monastiques de l’espace aquitain en 936, puisqu’il avait dédicacé l’église du nouveau monastère de Saint-Cyprien de Poitiers, à la place du prélat du diocèse, Froterius, et en présence de Guillaume Tête d’Étoupe315. Or, ainsi que l’a remarqué E. Sackur, l’un des deux abbés de cet établissement se nomme Aimon et ne fait probablement qu’un avec le frère de Turpion, abbé de Saint-Martin de Tulle, puis de Saint-Martial de Limoges316. Plus largement qu’avec le seul Odon, c’est donc avec les milieux réformateurs de la Gallia du Sud que Théotolon a été en contacts étroits, ce qui fait participer la ­restauration de Saint-Julien de Tours à un mouvement plus vaste. À plus grande échelle, la démarche de Théotolon s’inscrit probablement aussi dans la continuité des réformes de Fleury et de Saint-Pierre-le-Vif de Sens. La filiation entre la restauration de Saint-Benoît-sur-Loire et celle de Saint-Julien est 310. H. Noizet, La Fabrique de la ville, n. 13, p. 122. Cette correction situe le début de l’épiscopat de Théotolon en 930, et non en 931, ce qui hypothèque le passage de l’archevêque par Cluny, cf. supra notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 245-247. 311. Pour les donations personnelles de Théotolon, no 7, C. de Grandmaison, « Fragments de chartes », p. 401-404 (avril 943) ; no 8, Ibid., p. 404-410 (août 943). Pour les confirmations de donation, no 3, Ibid., p. 391-393 (novembre 940) ; no 6, Ibid., p. 398-401. 312. No XXI, Recueil des actes de Louis IV, p. 51-54, ici p. 52-53. 313. Ibid., p. 53-54. 314. Sur les hypothèses du passage de Théotolon à Cluny, cf. supra notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 245-247. 315. Sur la charte de dédicace de Théotolon, no 4, Cartulaire de l’Abbaye de Saint-Cyprien de Poitiers, p. 5-7. 316. E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 82.



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d’ailleurs affirmée clairement dans la chronique en prose du monastère et s’incarne dans la personne d’Odon. C’est toutefois surtout le “climat” robertien entourant ces réformes qui permet de les comparer et de supposer que l’archevêque avait associé Hugues le Grand à son entreprise. Le diplôme de Louis IV d’Outremer de 943 a ainsi été accordé à la demande de Théotolon, auquel s’est joint le duc des Francs317. La présence robertienne autour de l’abbaye est également claire dans la confirmation par Hugues le Grand d’une donation de l’un de ses fidèles à Saint-Julien, en 939 ou 942, que nous avons mentionnée plus haut318. Cette réforme d’Odon semble donc très bien insérée dans les milieux aristo­cratiques tourangeaux, auxquels participent des clercs et de grands laïcs. Si la teneur des activités abbatiales d’Odon à Saint-Julien de Tours est ­inconnue, il est en revanche possible d’émettre quelques hypothèses sur ses compositions littéraires à cette époque.

Les œuvres “tourangelles” d’Odon Le retour d’Odon en Touraine semble s’accompagner d’une intensification de ses activités littéraires. Même si la chronologie de ses œuvres est largement approximative, les dernières années de sa vie semblent occupées à la rédaction d’écrits fortement marqués d’une empreinte “tourangelle” au sens large (le ­sermon sur Aubin et la Vie de Grégoire de Tours), ou plus particulièrement “martinienne” (deux hymnes et deux sermons consacrés au saint). C’est en effet vraisemblablement à Saint-Julien qu’Odon a écrit le Sermo in translatione sancti Albini, un texte qui lui a été attribué par F. Dolbeau et qui a été récemment édité par P. Facciotto319. Dans l’un des témoins (Angers, BM, 123), le sermon est inséré dans le cycle des solennités de la seconde translation d’Aubin, évêque d’Angers, célébrée le 25 octobre, ce qui laisse présumer une composition à l’occasion de l’anniversaire de cet événement évoqué dans le texte320. En outre, le vocabulaire employé suggère que l’auteur est un moine appartenant à la communauté de Saint-Aubin d’Angers – ce qu’avait supposé J. Van der Straeten 317. No XXI, Recueil des actes de Louis IV, p. 52-53. 318. Recueil des historiens des Gaules, p. 722-723. 319. F. Dolbeau, « Compte rendu critique », p. 186. Première édition partielle, sur la base d’un manuscrit d’Angers, J. Van der Straeten, Les Manuscrits hagiographiques, p. 276-280. Pour l’édition du texte entier, Sermo in translatione sancti Albini, éd. P. Facciotto, I Sermoni agiografici, Annexe 2, p.  220-233. Ce dernier a confirmé l’attribution du sermon à l’abbé de Cluny, par la présence de thèmes récurrents dans ses œuvres. On y trouve en effet la nécessité d’un joug pour discipliner les tourments de l’adolescence – selon une exégèse de Lm III, 27, spécifique à l’abbé de Cluny –, l’utilisation fréquente des livres de Jérémie et de Job, les notions de tentation charnelle, de tempérance, de désintérêt pour les richesses matérielles, de lutte contre le diable, de patience, de libéralité, de proximité avec les pauvres, enfin de lien établi entre la vie de prière et la sobriété. Cf. Ibid., p. 181-191. 320. Pour le passage mentionnant la fête de la translation, Sermo sancti Albini, l. 15-16. Sur cette fête, P. Facciotto, I Sermoni agiografici, n. 79, p. 197.

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– ou entretenant des liens étroits avec cette ville321. Les relations d’Odon avec le monastère d’Angers peuvent résulter de son statut d’ancien nutritus de Foulque le Roux. Ce dernier était en effet abbé laïque de cet établissement dont il avait fait le centre de son pouvoir depuis 929, en même temps qu’Aubin était devenu son saint protecteur322. Comme à l’aube des années 930, l’abbé de Cluny n’a plus de liens directs avec l’espace ligérien, la rédaction du sermon est nécessairement repoussée à l’époque de son retour dans cette région pour diriger Saint-Julien, aux alentours de 937. Or, un diplôme de Louis IV indique que ce monastère était dédié à Julien, mais aussi à Aubin, une double consécration qui reflète probablement l’implication particulière des comtes d’Angers dans la restauration de l’établissement323. Cette hypothèse est d’ailleurs confirmée par la position importante de Foulque le Bon, fils de Foulque le Roux, parmi les souscripteurs de l’acte d’Hugues le Grand confirmant une cession à Saint-Julien en 939 ou 942, puisqu’il y apparaît en ­quatrième position, immédiatement après le donateur et son parent324. Odon avait donc au moins deux raisons pour composer le sermon sur Aubin à l’occasion de son retour en Touraine : tout d’abord les retrouvailles avec son ancien nutritor et son fils, qui avaient depuis acquis le monastère d’Angers et cherchaient à faire du saint évêque le protecteur attitré de leur famille ; par ailleurs le gouvernement de son nouvel établissement, dédié seulement à Julien aux époques mérovingienne et carolingienne, mais dont la nouvelle dédicace avait probablement occasionné une translation de reliques325. Le Sermo in translatione sancti Albini s’appuie sur la trame narrative de la Vita Albini (BHL 234), écrite par Venance Fortunat, et se compose de trois parties correspondant aux différentes phases de la vie du saint : son enfance, sa carrière monastique et ses activités épiscopales. Le sermon atteste toutefois une grande différence de ton et de psychologie par rapport à la Vita. Odon a en effet traité différemment certains thèmes (comme l’enfance), développé les passages relatifs à la carrière monastique d’Aubin et amplifié les sujets spécifiques à la spiritualité du cloître, tels que la virginité, la bonne administration des biens, le mépris du monde, la prière ou le jeûne. Il a enfin ajouté le champ lexical guerrier comme métaphore de la vie sainte, ainsi que le thème de la décadence de la société contemporaine, deux idées complètement absentes de la Vita Albini de Fortunat, mais récurrentes dans l’œuvre de l’abbé de Cluny326. Au total, la figure d’Aubin, telle qu’elle est 321. Ibid., p. 180. J. Van der Straeten, Les Manuscrits hagiographiques, p. 276. 322. Sur l’abbatiat laïque à Saint-Aubin d’Angers : K. F. Werner, « Les premiers Robertiens », p. 38-39. Sur la protection des comtes d’Anjou par saint Aubin, Ibid., p. 42. 323. No XXI, Recueil des actes de Louis IV, p. 52. 324. Recueil des historiens des Gaules, p. 723. 325. H. Noizet pense qu’une église consacrée à saint Aubin et dépendante de Saint-Julien existait au milieu du xie siècle. Les reliques du saint, utilisées le jour de la dédicace de l’église, se trouvaient dans un vieil autel. Il en existait un autre dédié au même saint avant 1058, H. Noizet, Pratiques spatiales, p. 125. 326. P. Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 191-192.



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construite par Odon, se démarque de celle élaborée par Fortunat à la fois par son purisme virginal et par sa double dimension, monastique et épiscopale. Un long passage mérite, en dernier lieu, une attention particulière : Odon y explique qu’Aubin avait l’étoffe d’un martyr, mais qu’il n’a pas pu l’être, faute d’occasion, ce qui amène l’auteur à considérer sa tâche épiscopale comme un martyre quotidien327. Or, une argumentation similaire est développée dans la ­lettre de Sulpice Sévère au diacre Aurèle, qui a vraisemblablement servi de source ­d’inspiration à Odon, une réminiscence non repérée par P. Facciotto328. Cette forte influence du dossier hagiographique de saint Martin sur le sermon permet tout à la fois de corroborer l’idée de la paternité “odonienne” du texte, de confirmer l’hypothèse de sa rédaction dans une ambiance tourangelle et, enfin, de cerner la dimension martinienne qui y est conférée à Aubin329. *   * * Dans la continuité de F.  Dolbeau, nous avons démontré ailleurs qu’Odon était bien l’auteur de la Vita Gregorii Turonensis, une attribution longtemps mise en doute par plusieurs travaux330. Elle repose à la fois sur le nom d’Odo abbas, qui se trouve sur le plus ancien témoin du texte (BM, Angers, 882 [388]), sur les ­nombreux thèmes communs à la Vita Gregorii et à d’autres œuvres du deuxième abbé de Cluny et enfin sur des parentés stylistiques. L’ensemble de la Vita ­s’organise en vingt-six chapitres d’inégale longueur, précédés d’une préface qui ne donne aucun renseignement sur le destinataire de l’œuvre, sa date ou son lieu de rédaction. La composition du texte à Tours est cependant une certitude qui découle à la fois de la place et de l’importance dévolues à cette cité dans la Vie et de l’utilisation par l’auteur d’œuvres facilement accessibles dans cette ville (Grégoire de Tours et Fortunat). La Vita Gregorii Turonensis a donc été écrite soit pendant l’expérience canoniale d’Odon à Tours entre 900 et 908 environ, soit à la fin de sa vie, lorsqu’il dirigeait le monastère de Saint-Julien. Ses relations 327. Sermo sancti Albini, l. 235-267. 328. Pour le modèle martinien : Sulpice Sévère, Epistula secunda ad Aurelium diaconus, dans Id., Vie de saint Martin, p. 329-331. L’argumentation sur le martyre quotidien est largement développée dans le sermon, sur trente-deux lignes, alors que Venance Fortunat n’avait évoqué l’idée qu’en une phrase, Venance Fortunat, Vita Sancti Albini andegavensis episcopi, chap. 8, p. 32, l. 11-14. La comparaison entre les trois textes, surtout entre le sermon et la lettre de Sulpice Sévère, atteste parfois l’emploi de mêmes expressions, mais surtout une proximité thématique et une argumentation similaire. 329. Le Sermo in translatione sancti Albini n’est parvenu jusqu’à nous que par trois manuscrits, dont deux fragmentaires. Il est donc difficile de tirer des conclusions sur la circulation de ce texte qui s’est très peu diffusé et a circulé dans des dossiers hagiographiques constitués pour pourvoir aux cultes des régions ligériennes. 330. F. Dolbeau, « Critique d’attribution », p. 48-49. Sur l’attribution de ce texte à Odon de Cluny et sur les débats autour de sa paternité, nous nous permettons de renvoyer à I. Rosé, « La Vita Gregorii Turonensis » p. 191-277. L’œuvre a été longtemps exclue du corpus des œuvres d’Odon, notamment en raison de l’étude de K. Voormann, Studien zu Odo, p. 48-96.

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extrêmement étroites avec l’archevêque de Tours pendant cette dernière période invitent toutefois à supposer que c’est entre 937 et 942 qu’il a composé le texte. Ainsi que l’indique l’auteur dans sa préface, cette Vita se présente comme une compilation de la plupart des éléments autobiographiques contenus dans les œuvres de Grégoire de Tours et de quelques renseignements sur le personnage, glanés chez Venance Fortunat331. Cette compilation, relativement courte, a été réalisée à partir de résumés – et non de copies – de ces éléments biographiques remis dans l’ordre chronologique, dont l’abbé de Cluny tire systématiquement une morale relative aux vertus de Grégoire. Seul le chapitre 24, qui traite des liens amicaux entre l’archevêque de Tours et Grégoire le Grand, semble être un ajout complet d’Odon332. De manière plus ponctuelle, il est également intervenu sur certains thèmes, sans s’appuyer sur des textes antérieurs : il développe en parti­ culier les devoirs épiscopaux de Grégoire, comme ses constructions monumentales ou son imposition de la chasteté aux clercs de son diocèse. Le trait le plus surprenant de cette Vita est l’omniprésence de la figure de Martin tout au long du récit. Cette dernière apparaît à la fois comme la puissance tutélaire et protectrice de Grégoire et le symbole de la ville de Tours, objet de longs développements, notamment dans le dernier chapitre de l’œuvre333. L’impression dominante est que l’hagiographe a voulu exalter la personne de saint Martin – présentée seulement dans son rôle d’évêque – à travers les actes de l’un de ses disciples, Grégoire, en soulignant constamment le lien spirituel qui les unissait, les actes de l’un renvoyant à l’image de l’autre. La mise en relief des figures de Martin et de Grégoire rejaillit en outre en plusieurs endroits sur la région tourangelle, la présentant comme un lieu choisi et béni par Dieu334. Ce texte apparaît donc avant tout comme une Vie de saint évêque, ou plutôt comme une exaltation de deux figures d’évêques, Martin et Grégoire, dont la dimension tourangelle est soulignée constamment335. *   * *

331. VGT, Prologus, col. 115-116. 332. Odon y explique tout d’abord, qu’à la même époque, trois Grégoire d’une exceptionnelle renommée ont été placés par Dieu en Orient – Grégoire de Naziance –, à Rome – Grégoire le Grand – et à Tours – Grégoire de Tours. L’abbé de Cluny resserre ensuite la comparaison entre le pape et l’archevêque de Tours, en insistant sur l’admiration réciproque des deux hommes, qui atteint son paroxysme lors d’un voyage du prélat tourangeau à Rome, déplacement non documenté par ailleurs. 333. Martin est mentionné dans les chapitres 1, 7, 8, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 21, 23, 25, 26. 334. VGT, chap. 26, col. 128 A-B. 335. Dans les seize témoins qui nous sont parvenus (essentiellement des manuscrits qui appartiennent à la catégorie des homéliaires-légendiers), la Vie de Grégoire de Tours circule d’ailleurs toujours avec des pièces du dossier hagiographique de saint Martin ou, plus largement, avec des textes à forte dimension tourangelle. Trois de ces témoins contiennent des versions abrégées du texte, copiées sans doute pour des raisons liturgiques. Pour l’étude de la tradition manuscrite, I. Rosé, « La Vita Gregorii Turonensis » p. 212-220 et 258-262.



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Odon évoque toutefois Martin plus directement dans des œuvres de nature liturgique (un antiphonaire et deux hymnes) ou hagiographique (deux sermons). Les De beato Martino antiphonæ XII sont douze antiennes, composées en l’honneur de saint Martin, dont les circonstances de rédaction sont évoquées par Jean de Salerne dans son premier livre336. En se fondant probablement sur la place du récit dans la Vita, J. Mabillon a affirmé que les antiennes – et les hymnes – avaient été écrites lorsque Odon était chanoine de Tours, bien que l’hagiographe précise que six ans s’étaient écoulés depuis leur composition337. Si Jean a rédigé son texte en août 943, l’antiphonaire a été élaboré en novembre 937 ou 938, au moment où Odon se trouvait à Tours pour la réforme de Saint-Julien338. La Vita Odonis précise également que ces antiennes ont été composées à la demande des chanoines de Saint-Martin pour remplacer l’ancien antiphonaire, jugé trop court339. Cet antiphonaire relate les derniers instants de la vie de Martin et son arrivée au royaume des cieux sous les yeux de ses disciples. Selon J. Pothier, les antiennes d’Odon se distinguent de celles précédemment en usage à Saint-Martin de Tours, qui étaient tirées de la Vita de Sulpice Sévère, par leur insistance sur les derniers instants du saint, et non sur sa vie340. Personne ne semble avoir remarqué que ce texte s’inspire essentiellement de la troisième épître du dossier hagiographique de Martin, adressée par Sulpice Sévère à sa mère Bassula, et plus ponctuellement de sa lettre au diacre Aurèle341. Odon se démarque cependant de ces sources dans les antiennes VII, XI et XII, qui semblent être de son cru : il y souligne en particulier la dimension sacerdotale de Martin, notamment grâce à sa qualification de gemma sacerdotum, ainsi que ses vertus, plutôt que sa propension à faire des miracles342. Jean de Salerne explique également que son maître a composé trois hymnes en l’honneur de Martin et cite les premières strophes de l’une d’entre elles343. 336. VO1, I 10, col. 48 A-B. Pour l’édition, Antiphonæ XII, dans BC, col. 261 E-264 A, repris dans PL 133, col. 513 A-514 B. 337. J. Mabillon, S. Odonis elogium historicum, col. 37 C. Dans l’extrait cité, les chanoines expliquent qu’ils attendent la venue d’Odon depuis longtemps, ce qui serait absurde s’il était à l’époque leur congénère à Tours. Les frères appellent en outre Odon « père », apostrophe qui renvoie probablement à son statut d’abbé. Les historiens qui se sont penchés sur la question de la datation des antiennes ont pensé qu’elles avaient été écrites à l’occasion de la saint Martin, six ans avant la rédaction de la Vita Odonis, mais sans en calculer l’année, cf. J. Pothier, « Douze antiennes », p. 70. 338. Pour la datation de la Vita Odonis prima et maior de Jean de Salerne, cf. supra, notre introduction générale, p. 28. 339. Du point de vue de la diffusion du texte, Jean de Salerne témoigne de la présence des douze antiennes à Bénévent, VO1, I 10, col. 48 C. Pour le reste de la tradition manuscrite du texte, une recherche plus complète reste à faire. 340. J. Pothier, « Douze antiennes », p. 68. 341. Pour la lettre à Bassula, Sulpice Sévère, Epistula tertia, dans Id., Vie de saint Martin, p. 334-345. Pour la lettre à Aurèle, Id., Epistula secunda ad Aurelium diaconus, Ibid., p. 324-335. 342. Pour l’expression gemma sacerdotum, cf. Antiphonæ, VII, col. 514 A. Par ailleurs, dans l’antienne XII, il est fait allusion à la pietas, à la misericordia et à la charitas du saint, mais jamais à ses ­miracles, Ibid., XII, col. 514 B. 343. VO1, I 10, col. 48 C.

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Puisque Odon est mort à Saint-Julien de Tours, il est certain qu’il y a rédigé sa dernière hymne à saint Martin, in extremis compositus, en novembre 942, qui contient d’ailleurs une allusion à l’auteur et à son ami Théotolon : elle a été retrouvée et éditée par J.  Mabillon, puis intégrée dans le corpus “odonien” de la Patrologie latine344. La composition des deux autres hymnes évoquées par Jean de Salerne a sans doute également eu lieu à cette époque345. L’hymne dont la première strophe était citée dans la Vita Odonis a été reprise dans la Patrologie latine sous le titre Hymnus de S. Martino Turonorum archiepiscopo, tandis que la troisième semble avoir disparu346. Les deux hymnes conservées sont de structure différente et évoquent certains thèmes que l’on retrouve par ailleurs chez Odon, comme la joie des peuples à célébrer leur saint, la fonction d’intercession de Martin et l’immensité de son rayonnement, exprimée par le champ lexical de la lumière347. Elles rappellent également deux épisodes marquants de sa vie : le partage du manteau pour vêtir le pauvre et sa victoire à trois reprises sur la mort. Elles se différencient cependant par le point de vue qu’elles adoptent. La première insiste essentiellement sur le modèle épiscopal qu’est Martin, en le qualifiant de gemma præsulum, et souligne sa fonction d’auxiliaire pour ses fidèles, pour ceux qui sont dans les péchés, et surtout pour les évêques et l’ordo monasticus348. La seconde s’attarde davantage sur la personnalité du saint, sans aborder la question de la décadence contemporaine des mœurs des clercs, et souligne que la dévotion universelle dont le saint est l’objet converge vers Tours. *   * *

344. Hymnus in honorem sancti Martini a S. Odone in extremis compositus, dans PL 133, col. 516 A-D. Pour la première édition du texte : J. Mabillon, Annales ordinis S. Benedicti III, Appendice LVI, p. 659. 345. VO1, I 10, col. 48C. 346. Hymnus de sancto Martino Turonorum archiepiscopo, dans PL 133, col. 515 B-516 A. Du point de vue de leur diffusion, les hymnes sur saint Martin, notamment la première, ont été intégrées à des lectionnaires ou à des bréviaires pour les solennités liées à l’archevêque tourangeau. Seuls deux d’entre eux, qui contiennent le De sancto Martino Turonorum archiepiscopum, ont pu être repérés. Ils proviennent de Saint-Martin de Tours et sont datés des xiie et xive siècles : Tours, BM, 148 (xive siècle, bréviaire) et Tours, BM, 1021 (xiie siècle, lectionnaire). 347. L’hymne De sancto Martino Turonorum archiepiscopo se compose de quatre strophes ambrosiennes tandis que l’Hymnus in honorem sancti Martini a Sancto Odone in extremis compositus se compose de huit strophes, formées chacune « de trois asclépiades et d’un glyconien avec une rime monosyllabique entre la césure et la syllabe finale des asclépiades », cf. F. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine, p. 180. Sur la présence de ces thèmes dans d’autres œuvres d’Odon, cf. supra notre chapitre « De Tours à Baume », p. 82-86. 348. « Quod gemma fulget præsulum », Hymnus de Martino, col. 515 B. « Nunc [tu] præsules clarifica », Ibid., col. 515 C ; « Ut specialis gloriæ [spiritalis gratia]/ Quondam recorderis tuæ :/ Monastico nunc ordini Jam pene lapso subveni », Ibid., col. 516 A.



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Par son sujet, le court Sermo in festo sancti Martini laisse supposer qu’il a été composé à l’occasion de l’une des fêtes dédiées au saint et prononcé devant des chanoines ou des moines, en raison de l’apostrophe à des fratres charissimi349. La certitude de sa rédaction à Tours découle de l’affirmation récurrente que Martin est « notre » saint et qu’il est venu jusqu’à « nous ». Comme pour toutes les pièces martiniennes d’Odon, son écriture peut donc être située soit pendant son expérience canoniale soit, plus vraisemblablement, à la fin de sa vie, au moment de la composition des hymnes et des antiennes. Ce texte constitue un court éloge de Martin qui débouche sur une exhortation à fuir le siècle et à suivre les vertus350. Le Sermo de combustione basilicæ beati Martini a fait l’objet de nombreuses discussions critiques qui ont tenté d’établir sa date de rédaction, quitte à parfois mettre en doute son authenticité351. R. Oursel a pu apporter un élément décisif relatif à la datation du sermon, en précisant que l’unique incendie de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, évoqué dans le prêche, avait eu lieu en 940352. Ainsi que l’a souligné P. Facciotto, la dédicace à Théotolon sur les deux plus anciens témoins du texte (xe siècle) plaide en faveur de l’authenticité du sermon, de même que la présence de thèmes spécifiquement “odoniens”  : abandon des coutumes monastiques, condamnation de la violence des clercs, punition de l’impiété et envoi de fouets purificateurs par Dieu353. Le deuxième abbé de Cluny a donc 349. Le Sermo in festo sancti Martini a été publié comme une œuvre d’Odon pour la première fois par E. Martène et U. Durand dans le Thesaurus novus anecdotorum, puis a été repris dans la Patrologie latine, Sermo in festo sancti Martini, dans PL 133, col. 749 A-752 A. Le sermon n’avait jamais fait l’objet d’une véritable critique d’authenticité avant le travail de P.  Facciotto qui y a repéré trois thèmes spécifiquement “odoniens” : l’image des talents, la condamnation des mauvais hommes et de leur amour du monde, le juste dessein de Dieu et ses liens étroits avec les saints, P. Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 158-159. Pour l’attribution du texte, voir aussi S. Farmer, Communities of Saint Martin, annexe II-A, p. 313-315. 350. Le Sermo in festo sancti Martini semble s’être relativement peu diffusé, puisqu’il n’en reste que six témoins, tous datés du xiie au xve siècle. Il circule en général avec des pièces relatives à saint Martin, dans des régions situées au nord de la Loire. Cette étude a été réalisée grâce au travail d’inventaire de P. Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 160-165. Pour l’ensemble de la démonstration, cf. la version soutenue de notre thèse, n. 109, p. 192-193. 351. Sermo de combustione basilicæ beati Martini, dans BC, col.  145 B-160  B ; repris dans PL 133, col. 729 D-749 A. Synthèse des discussions sur le texte dans P. Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 151-155. L’authenticité du texte a été mise en doute par É. Mabille, « Les invasions normandes », n. 3, p. 191-192. Discussion de la date de composition du texte, B. Hauréau, Histoire littéraire du Maine, p. 183-184. 352. Sermo de combustione, col. 747 C. R. Oursel, Routes romanes, p. 153. 353. La dédicace à Théotolon apparaît en fait dans trois manuscrits, le Vatican, Reg. Lat. 492 (xive siècle) et surtout les deux plus anciens témoins, le Paris, BnF, Lat. 2675 (IXe siècle avec des ajouts du xe siècle), et le Paris, BnF, Lat. 5326 (xe siècle) sous cette forme : « Sanctæ et egregiæ recordationis Oddoni(s) abbatis sermo nuper hortante domno Theotolone episcopo de adustione beatissimi Martini Turonensis editus.  » Le titre qui apparaît dans la Bibliotheca clunicensis, Sermo de combustione basilicæ beati Martini, ne correspond qu’à une famille de témoins du sermon, à laquelle appartient le codex Paris, Arsenal, 1030 (49 H.L.), utilisé pour l’édition. Le titre originel de l’œuvre était probablement celui qui se trouve dans les manuscrits les plus anciens, évoquant le destinataire du sermon, Théotolon, et son auteur, « l’abbé Odon » – mais sans précision de sa provenance ­“clunisienne” ou

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bien rédigé ce sermon à la demande de Théotolon, entre 940 et 942, année de sa mort, lorsqu’il se trouvait à Tours pour la réforme du monastère de Saint-Julien. Prenant en compte cette datation tardive, H. Noizet a analysé le texte comme « une composition a posteriori », faisant référence à l’incendie de la basilique de Saint-Martin de Tours, advenu en 903 pendant le canonicat d’Odon, mais rédigée presque quarante ans plus tard, avec un point de vue monastique extrêmement critique sur le mode de vie canonial354. Selon P. Facciotto, le Sermo de combustione basilicæ beati Martini s’apparente davantage à un traité qu’à un prêche355. Le texte veut démontrer que l’incendie n’est pas dû à la défaillance de la vertu protectrice de saint Martin, mais aux péchés des chanoines de Tours, chargés du service de la basilique où se trouvaient les reliques du saint, qui avaient négligé leurs devoirs cultuels et moraux. Le début de l’argumentation du sermon ressemble donc beaucoup à une lettre intégrée par Sulpice Sévère à la Vie de Martin, où l’hagiographe rapporte qu’un homme avait mis en doute les pouvoirs du saint, parce que ce dernier avait été blessé en affrontant un incendie, un raisonnement erroné qu’il entreprend de réfuter356. Odon expose ensuite son explication globale de l’existence du mal. Ce sermon apparaît donc comme un réquisitoire monastique, écrit par un réformateur, contre les déviances laïques du mode de vie canonial. La longueur du texte, sa dimension métaphysique et sa proximité avec les thématiques abordées dans les Collationes permettent de le considérer comme un exposé argumenté sur l’existence du malheur terrestre, dont le point de départ est l’incendie de la basilique de Tours357. Toutes ces pièces, de nature hagiographique, constituent donc un dossier de textes martiniens, écrits à Tours entre 937 et 942, qui renforce l’impression première de l’affinité particulière d’Odon pour saint Martin et la région tourangelle. Même lorsque Martin n’est pas directement l’objet de ces écrits, les figures des saints mises à l’honneur sont en effet construites sur son modèle, de manière explicite pour Grégoire, ou plus implicite pour Aubin, par le biais d’emprunts textuels. À l’exception notable de la Vita Gregorii et si l’on y joint l’Occupatio et le sermon sur Benoît rédigés sans doute à Fleury, ces ultimes compositions viennent en outre se mettre au service des préoccupations radicales de l’abbé de Cluny à de sa sainteté –, et le thème de l’incendie. À partir du xiie siècle probablement, le texte circule avec des titres mentionnant le motif de l’incendie et son auteur, « saint Odon », considéré à présent comme « abbé de Cluny ». Cette étude sur le titre a été réalisée grâce au travail d’inventaire de P. Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 160-165. 354. H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 112-113. 355. P. Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 150. 356. Sulpice Sévère, Epistula prima ad Eusebium, dans Id., Vie de saint Martin, p. 316-321. Cette référence est d’ailleurs rappelée par Odon dans le sermon, Sermo de combustione, col. 733 D. 357. Le Sermo de combustione basilicæ beati Martini est contenu dans onze témoins, dont deux du xe siècle, qui attestent une diffusion précoce mais restreinte du texte, circulant toujours avec des écrits liés à saint Martin. Cette étude a été réalisée grâce au travail d’inventaire de P. Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 160-165.



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la fin de sa vie, après de nombreuses années passées sous l’habit monastique : la nécessaire séparation entre clercs et laïcs, affirmée clairement dans son opposition à la situation des chanoines de Saint-Martin de Tours.

Odon, le sermon sur l’incendie de Saint-Martin et la bulle de 938 Le Sermo de combustione basilicæ beati Martini n’est pas le seul document qui dénonce le comportement répréhensible des chanoines de Saint-Martin de Tours. La bulle que Léon VII adresse en janvier 938 à Hugues le Grand, alors abbé laïque de l’établissement, traite aussi de ce sujet358. Cet acte n’a été transmis que par des copies d’époque moderne, réalisées à partir de la Pancarte noire de l’abbaye. Il se trouvait dans la dernière partie de ce cartulaire, consacrée aux bulles et aux privilèges ecclésiastiques359. L’originalité principale de ce document est qu’il n’a pas pour objet de concéder un quelconque privilège à l’abbaye martinienne, mais de remettre de l’ordre dans son observance, en menaçant les religieux d’une excommunication pontificale. L’avertissement du pape y est présenté comme une réaction à la construction par les chanoines d’un castrum ou castellum à Tours, probablement achevé en 918, pour se protéger des incursions normandes. Ainsi que le montre H. Noizet, cette entreprise avait en effet induit que la communauté san-martinienne côtoyait constamment des populations laïques – et notamment des femmes – à l’intérieur du mur d’enceinte, aucune séparation ne matérialisant l’existence du quartier canonial situé au sud du castrum (fig. 10)360. Pour remédier à cette situation qu’il juge inconvenante, Léon VII avertit les chanoines qu’il les excommuniera s’ils n’excluent pas l’élément féminin de la zone qui leur est théoriquement réservée. Dans sa synthèse sur Cluny, E. Sackur affirme que cette bulle a été inspirée par Odon. Son raisonnement s’appuie sur trois arguments principaux. Ce document est tout d’abord exactement contemporain de trois privilèges pontificaux adressés à Odon, en tant qu’abbé de Cluny, Déols et Fleury. La condamnation de la présence féminine dans le quartier canonial de Saint-Martin dans la bulle rejoint par ailleurs le thème central du Sermo de combustione basilicæ beati Martini. La louange de Martin présente dans le document reflète enfin bien la dévotion d’Odon pour le saint, telle qu’elle apparaît dans la Vita Odonis361. L’analyse d’E. Sackur pose cependant une série de problèmes. Si la concomitance des quatre bulles est en effet un argument probant – mais insuffisant –, ni la condamnation 358. No 80, Papst., p. 135-136. Nous tenons ici à remercier L. Morelle pour ses remarques et l’aide qu’il nous a apportée sur l’analyse de ce document. 359. H. Noizet, « La transmission de la documentation diplomatique », p. 23. 360. H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 107-116. Nous avons réalisé ce croquis à partir des cartes et des analyses d’H. Noizet, que nous tenons à remercier tout particulièrement pour nous avoir communiqué son travail. 361. E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 106-107.

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Première Partie. itinéraire biograPhique d’odon de Cluny (vers 879-942)

N

0

Mur du castrum sancti Martini

Partie du castrum affectée aux laïcs

Partie du castrum affectée au quartier canonial

90 m

Basilique Saint-Martin

Réalisation graphique : I. Rosé, d’après H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 421

Fig. 10. Bipartition socio-spatiale du castrum de saint-Martin.

de la présence féminine dans le quartier canonial, ni la piété particulière d’odon pour­Martin­ne­suffi­sent­à­prouver­l’infl­uence­“odonienne”­sur­le­texte.­Certains­ milieux lettrés tourangeaux ont en effet pu être globalement choqués par la proximité des chanoines avec l’élément laïque de la cité, tout en étant par ailleurs familiers de ce type de louange adressé à leur saint local, très en vogue dans les textes liturgiques.­Dans­la­mesure­où­il­se­contente­de­constater­l’infl­uence­d’Odon­sur­ le texte, e. sackur fait en outre l’économie d’une question majeure, celle des motifs qui ont poussé l’abbé de Cluny à intervenir sur la vie canoniale de saintMartin. À cette époque, il n’a en effet – théoriquement du moins – plus aucun rapport avec l’abbaye martinienne où il avait été chanoine et qu’il a quittée dans les années 908-909. si nous partageons l’intuition d’e. sackur, sa démonstration­paraît­donc­insuffi­sante­et­peut­être­étayée­par­d’autres­arguments­qui­nous­



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conduisent à émettre l’hypothèse, non d’une simple influence, mais bien d’une rédaction du dispositif de la bulle par Odon lui-même, avant sa mise en forme par la chancellerie pontificale362. Du point de vue contextuel, l’obtention de cette bulle se situe à un moment précis de l’itinéraire biographique d’Odon. Comme l’a remarqué E. Sackur, ce document est octroyé en même temps que trois autres privilèges adressés à Odon, respectivement considéré comme abbé de Cluny, Déols et Fleury363. Au début de l’année 938, Odon avait en effet engagé des démarches personnelles auprès de Léon VII à Rome, pour régler un certain nombre de problèmes dans les établissements qu’il dirigeait, et pouvait très bien demander un document pour SaintMartin de Tours à cette occasion. Selon H.-H. Kortüm, ces quatre documents de 938 ont d’ailleurs été mis en forme par le même scrinarius pontifical, Théodore [Theodorius]364. À cette époque, les intérêts d’Odon convergent en outre vers les régions ligériennes, ainsi que l’atteste sa triple activité abbatiale à Fleury, SaintPierre-le-Vif et Saint-Julien de Tours, trois établissements restaurés avec l’aide d’Hugues le Grand, destinataire de la bulle. Odon avait donc à la fois la possibilité matérielle d’obtenir une bulle de Léon VII, en se trouvant à Rome au début de l’année 938, et des intérêts personnels et relationnels à Tours et dans sa région. *   * * Pour attribuer la préparation de cette bulle – au sens diplomatique du terme – à Odon d’un point de vue thématique et stylistique, il convient de revenir plus en détail sur sa composition365. Les trois quarts du document sont constitués d’une description de la situation passée et présente de l’établissement de Saint-Martin de Tours qui s’apparente à un très long préambule, dans lequel s’enchâsse l’exposé des motifs, et qui est composé de quatre parties. La bulle commence par des considérations générales sur le corps que constitue l’Église, où chacun – et en particulier les saints – occupe une place et assure une fonction précise pour assurer son bon fonctionnement (l. 2-10). Après un éloge de saint Martin et l’évocation des pèlerinages à son tombeau – comparé à celui des apôtres –, l’auteur explique que le lieu a été longtemps tenu dans une révérence immense (l. 10-19). En raison des incursions normandes, les habitants du monastère se sont cependant installés dans la cité et y ont 362. La rédaction préalable des actes par les destinataires avant leur mise en forme par la chancellerie pontificale était en effet de mise dans la première moitié du xe siècle : H.-H. Kortüm, Zur Päpstlichen Urkundensprache, p. 331-420. 363. No 81, Papst., p. 137-138, no 82, Ibid., p. 138-140 et no 83, Ibid., p. 140-142. 364. H.-H. Kortüm, Zur Päpstlichen Urkundensprache, p. 420. 365. L’absence de document original ne permet pas de procéder à une critique externe. Selon des critères de critique interne, rien ne s’oppose à l’authenticité du privilège, même si la formule finale « Ludovico Francorum rege » est aberrante dans un document pontifical et relève probablement d’un accident de transcription. Pour le texte de la bulle analysée ensuite, no 80, Papst., p. 135-136.

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perdu leur dévotion à cause de la proximité des femmes qui s’y trouvaient. Pour remédier à ce problème, un mur d’enceinte a été construit dans le but d’isoler les chanoines à l’intérieur de la ville, mais ce dernier a finalement accru les contacts entre les sexes (l. 20-25). Viennent alors des considérations sur l’état désastreux de l’Église et l’imminence du Jugement dernier  qui condamnera ceux qui sont restés passifs. Face à cette situation d’urgence et en vertu de sa qualité de successeur des apôtres, le pape explique devoir intervenir par révérence envers Tours et surtout envers Martin (l. 25-32). Dans un dispositif assez court, le pontife réprimande ensuite la négligence des membres du chapitre envers leur lieu de culte et enjoint Hugues d’interdire aux femmes l’accès au quartier canonial, qu’il délimite soigneusement. Si les chanoines n’obtempèrent pas après avoir pris connaissance de la bulle, ils sont menacés d’excommunication (l. 32-43). Cette bulle offre peu de points de comparaison avec d’autres documents pontificaux, si ce n’est avec la série de privilèges octroyés en 938 à Cluny, Déols et surtout Fleury, notamment pour le rôle d’intervention qui incombe à l’Église romaine, en tant que successeur de Pierre. Si ces actes soulignent dans les mêmes termes la mission confiée à Pierre, et donc à ses héritiers, vis-à-vis de l’Église, ils divergent cependant dans les conclusions qu’ils en tirent366. Parmi ces trois préambules, le plus proche de la bulle pour Saint-Martin de Tours est celui de Déols : les deux actes évoquent en effet la responsabilité de Pierre et de ses représentants vis-à-vis de l’Église, lorsque cette dernière a besoin de soutien. Aucun des autres actes de Léon VII – ou d’un autre pontife – n’est formulé ainsi. La longue réflexion sur le corps que constitue l’Église, telle qu’elle apparaît au début du document, ne trouve pas non plus d’équivalent ailleurs, si ce n’est peut-être dans la bulle adressée à Fleury par le même pape. Comme nous le verrons plus loin, l’intervention pontificale y est justifiée par le rôle que joue Saint-Benoît-sur-Loire dans l’ordo monasticus, selon une même perspective organologique, dans laquelle certains lieux entraînent l’épanouissement ou le déclin des autres. Si les correspondances 366. Bulle pour Saint-Martin de Tours : « Verum quia sancta Ecclesia beato Petro apostolorum principi specialiter commissa est, et per eum successoribus eius, necesse est ut quisque nostrum, prout Deo largiente potuerit, eiusdem Ecclesiæ, quousque indiget, utilitatem per aliquam auctoritatem sustentet  », no  80, Papst., p.  136. Bulle pour Cluny : «  Sicut pietati fidelium patet, universalis æcclesiæ cura beato Petro specialiter commissa est et per ipsum successoribus eius. Quapropter nostro moderamini convenit, ut nos qui Deo auctore sanctæ sedi Romanæ presidemus, quibuslibet fidelibus secundum religionem conservantibus pia benivolentia subvenire », no 81, Papst., p. 137. Bulle pour Déols : « Apostolicæ moderationi totius æcclesiæ cura commissa est et idcirco, quisquis divina dispensatione in sancta sede Romana successit, necesse est, ut ubicumque possibile fuerit, utilitatem eiusdem æcclesiæ procuret, adversa videlicet queque per apostolicam auctoritatem comprimens et refrenens, commoda vero juvans et sustentans », no 82, Papst., p. 139. Bulle pour Fleury : « Convenit apostolico moderamini, pia religione pollentibus benigna compassione succurrere et poscentium animis alacri devotione assenssum impertiri. Ex hoc enim lucri potissimum præmium apud conditorem omnium Deum obtinere confidimus, dum venerabilia loca nostro fuerint adminiculo reparata ; et in hoc debemus studium habere, ut, quia nostris peccatis exigentibus rerum ordo nimis turbatus est, illum, in quantum Deo largiente possumus, sustentare curemus », no 83, Papst., p. 141. Les termes identiques sont en gras.



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stylistiques entre les deux documents ne sont pas évidentes, une même conception du fonctionnement de l’Église s’en dégage, qui n’est habituellement pas exprimée dans les bulles367. Notons enfin que l’allusion au jugement de chacun par Dieu, en fonction de la part qu’il aura prise dans le déclin ou l’accroissement de la dévotion, n’apparaît jamais dans la documentation pontificale. Le jeu de bulles octroyé par Léon VII en janvier 938 constitue donc une sorte de groupe à part, où sont développées certaines notions que l’on ne trouve pas ailleurs. Il existe cependant des points communs entre le contenu de la bulle et l’œuvre d’Odon : la condamnation de la présence féminine dans le quartier canonial, la conception de saint Martin et de sa ville, enfin l’imminence du Jugement dernier. Comme l’a remarqué E. Sackur, l’argument principal de cette bulle est exactement le même que l’un des thèmes du Sermo de combustione basilicæ beati Martini : le statut exceptionnel de la basilique martinienne a été entaché par le manque de dévotion des chanoines, dû à la construction d’une enceinte qui favorise les contacts entre chanoines et laïcs, et notamment avec les femmes368. Les deux textes soulignent en outre le dévoiement de l’idéal martinien initial et ont exactement la même vision ambivalente du mur du castrum369. Ils le considèrent 367. Bulle pour Saint-Martin : « Conditor universatis atque dispositor Christus Dominus per sacrosanctum suæ incarnationis mysterium universalem ecclesiam sibi copulare dignatus est, diversos vero sanctos in eadem ecclesia quasi diversa in uno corpore membra disposuit, et unumquemque, prout interno eius consilio placuit, in ipsius ecclesiæ corpore, cuius ipse caput fieri dignatus est, mirabiliter ordinavit : quosdam excellentius decorans, ut sicut membra in corpore quædam honestiora sunt, et suis officiis apta, ita et in ecclesia vel excellentior, vel inferior quisque vices suas ipso auctore disponente convenienter expleat, ut scilicet, iuxta apostolum, stella differat a stella in claritate », no 80, Papst., p. 135-136. Bulle pour Fleury : « […] nam cum ille monasticus ordo nimium ubique sit immunutus, spes nobis inest, quia, si in illo cœnobio [i.e. Fleury], quod est caput et principium, observantia regularis refloruerit, cætera circumquaque posita quasi membra convalescant, ut enim ait apostolus : Gaudente uno membro reliqua membra congaudent, sic econtra : omne caput languidum et omne cor mœrens a planta pedis usque ad verticem non est in eo sanitas », no 83, Ibid., p. 141. Sur la représentation de l’Église et de son fonctionnement dans la pensée d’Odon, cf. infra, notre chapitre « Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés », p. 392-394. 368. Présence actuelle des femmes dans le quartier canonial : « […] quia per occasionem castelli mulieribus et impudens et libera conversatio est, cum tamen hoc nil aliud facit, nisi sola negligentia et tepor servitorum eius », no 80, Papst., p. 136, l. 24-25 ; « […] commune diversorium esse permisistis ; ita ut feminis ad hauriendum aquam, et ad discurrendum quo voluerint portarii non resistant […] », Sermo de combustione, col. 736 A. 369. Le dévoiement de l’idéal martinien initial apparaît à travers une description de la communauté sanmartinienne avant qu’elle ne construise le castrum, exaltant son rigorisme et sa dévotion. Interdiction à quiconque d’entrer dans l’ancien monastère de saint Martin : « Ut enim audivimus, nulli unquam fœminæ intra ambitum monasterii, etiam sub tempore paganorum, permittebatur accessus […] », no 80, Papst., p. 136, l. 18-19 ; « Cum viderimus quod nulli intra monasterii portas vel parum intrare licuerit ; neque aliquis equitando statim per atrium transire ausus fuerit », Sermo de combustione, col. 736 A. Dévotion passée de la communauté de Saint-Martin : «  Nam et ipse sacer locus, ubi quiescit, in magna reverentia semper ab antiquis diebus non solum apud vulgares, sed et apud excellentissimos reges ac principes fuit […] », no 80, Papst., p. 136, l. 15-17, et « […] plangebant sui cultores, quia non valebant eum sic in tanta reverentia, ut olim, venerari, nec mulierum prohibere

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comme un élément devant tout à la fois créer la séparation entre les chanoines et les laïcs (dans une optique de restauration de la dévotion originelle) et protéger des ennemis370. Sa fonction première a cependant été pervertie au point qu’il favorise la proximité sociale et fait sortir la ferveur de l’enceinte371. Si la bulle et le sermon ont exactement le même type d’argumentation, ce seul point commun ne suffit pas à prouver une rédaction par un même auteur. Odon a en effet très bien pu s’inspirer du texte de la bulle, écrite par quelqu’un d’autre, lorsqu’il a ­composé son sermon après 940. L’argument de la présence féminine dans le quartier canonial ressemble par ailleurs à un topos monastique qui pourrait être utilisé par deux auteurs différents pour décrire une même réalité sociale, celle du castrum de Saint-Martin, mêlant effectivement chanoines et laïcs dans un même espace372. Il est enfin difficile de repérer une véritable parenté entre le style ou les expressions des deux passages, excepté dans la manière d’exprimer la révérence envers le lieu où repose le saint. Cette proximité lexicale pourrait toutefois résulter d’une influence de la liturgie martinienne sur les textes. Pour identifier une parenté entre le contenu de la bulle et d’autres œuvres d’Odon, il faut donc porter attention aux thèmes plus périphériques qui y apparaissent. La vision de Martin et de sa ville, telle qu’elle émane de la bulle, offre davantage de possibilités de comparaison avec d’autres œuvres d’Odon de dimension tourangelle ou martinienne, c’est-à-dire avec l’ensemble des pièces rédigées à Tours entre 937 et 942. Les autres sermones et la Vita Geraldi permettent ­également de repérer des points communs dans l’appréhension de la sainteté. Nous avons en outre intégré la Vita Odonis de Jean de Salerne à notre corpus concursum », Ibid., l. 20-22 ; « Sed non satis attendentes in quanta reverentia sanctus iste locus ab antiquis temporibus effulserit […] », Sermo de combustione, col. 736 A, et « […] multorum corda per hoc mœstificantur, quod locum pro amore beati Martini sacrosanctum non videant, secundum priscam reverentiam, venerari », Ibid., col. 736 B. 370. Construction d’un mur pour protéger les chanoines des incursions normandes : « Ob quod etiam juxta ejus basilicam fundare murum studuistis, ut ita vel ab incendio defendi, vel in pristina honestate posset ipse locus haberi », no 80, Papst., p. 136, l. 22-23 ; « […] muris cum ingenti studio compactis, septa monasterii communistis, hoc nimirum præcavere volentes, ne sancta domus ultra posset ab hostibus lædi », Sermo de combustione, col. 736 A. 371. Sur la perversion de la fonction du mur du castrum : « Ob quod etiam iuxta eius basilicam fundare murum studuistis, ut ita vel ab incendio defendi vel in pristina honestate posset ipse locus haberi. Sed res in contrarium versa est, quia per occasionem castelli mulieribus et impudens et libera conversatio est, cum tamen nil aliud facit, nisi sola negligentia et tepor servitorum eius », no 80, Papst., p. 135-136. « Cum viderimus quod nulli intra monasterii portas vel parum intrare licuerit ; neque aliquis equitando statim per atrium transire ausus fuerit. Sed nunc ita negligitur, tanquam si murus ille non ad hostium repulsionem, sed ad excludendam loci reverentiam esset erectus », Sermo de combustione, col. 736 A-B. 372. Au-delà du lieu commun, notons que d’autres textes situent à la même époque des discussions sur l’accès des femmes aux espaces de vie communautaires. En 938, c’est par exemple le cas d’Adèle, épouse du vicomte-marquis Arnoul, première femme à obtenir le privilège de venir prier devant l’autel de l’église de Saint-Bertin, selon les annales de cette abbaye. Cf. Gesta abbatum Sancti Bertini Sithiensium, chap.  106, p.  628. Nous tenons à remercier L. Morelle de nous avoir indiqué cette référence.



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comparatif, bien que cette dernière ne puisse pas être mise tout à fait sur le même plan que les écrits de l’abbé de Cluny373. L’universalité de la dévotion pour un saint, le plus fréquemment Martin, mais aussi Benoît, est une idée courante dans les œuvres d’Odon. C’est d’ailleurs dans le Sermo de sancto Benedicto abbate que l’on trouve la formulation la plus proche de celle de la bulle. Si le document de Léon VII évoque le culte rendu à Martin par toute la christianitas, le reste de l’œuvre d’Odon mentionne plutôt l’orbis, les gentes tam remotiores, les universæ mundi nationes ou la sancta Ecclesia374. Le terme de christianitas, extrêmement polysémique à cette époque, recouvre ici le même sens – spirituel et eschatologique – que dans un sermon contemporain d’Abbon de Saint-Germain-des-Prés (†  vers 939)  : il désigne la fraternité des chrétiens qui se reconnaît dans un même culte, « une construction sociale et quasi politique » matérialisée sur terre375. Comme dans la bulle, l’universalisme de la dévotion à un saint est en outre presque toujours articulé, dans les œuvres d’Odon, à l’importance des pèlerinages à son tombeau. Dans tous les textes qui abordent cette idée, il y a une insistance similaire à celle de l’acte de Léon VII sur la diversité et l’éloignement des hommes qui « confluent » vers un même lieu où le saint est inhumé, sans que l’on puisse faire véritablement de rapprochements stylistiques376. Dans ce registre du pèlerinage, deux sous-thèmes spécifiquement 373. Les épisodes de cette Vita qui ont lieu en Gaule, et notamment l’éloge de Martin présent dans le chapitre 16 du premier livre, trouvent en effet probablement leur source dans les propos d’Odon luimême. Le Sermo in festo sancti Martini n’offre curieusement aucun point de comparaison avec la bulle, probablement parce que le contenu de ce texte est finalement très peu axé sur la personne de Martin. 374. Dans la bulle de Léon VII : « […] cuius videlicet gloriam universalis Christianitas attestatur, quæ illum divino instinctu quodam speciali affectu communiter amat […]  », no  80, p.  136, l.  12-13. «  Unde et istum patrem, divino quodam instinctu specialis amat, ejusque memoriam dulcius recenset », Sermo de Benedicto, col. 721 D-722 A ; « […] sed ubicumque sancta Ecclesia diffunditur, per tribus, per nationes, per linguas, laus Benedicti frequentatur », Ibid., col. 728 D. « […] tamen quanti habendus sit testantur universæ, ut ita dicam, mundi nationes quæ illum ita privato affectu diligunt […]  », VGT, chap.  26, col.  127  D-128 A. «  Instinctu supero cardine quadrifido/ Gens, linguæ, populi hunc celebrant seduli […] », Hymnus in extremis, vers 21-22, col. 516 C. « Qui das per orbis cardines,/ Quod gemma fulget præsulum […] », Hymnus de Martino, vers 5-6, col. 515 B ; « […] Linguæ, tribus, gentes, ovant […] », Ibid., vers 12, col. 515 C. « […] quoniam eum quem gentes etiam remotiores glorificant […] », Sermo de combustione, col. 742 A. « […] ut ita dixerim, orbe, tam glorificandus, tamque pretiosus habetur […] », Ibid., col. 746 D ; « Qui sanctum suum usquequaque mirificans, per hoc quod universis venerandus est, id ostendit quantum hunc ejus gratia perfudit », Ibid., col. 747 A ; « […] ut ejus veneratio tam generalis, tamque celebris esset ut nunc est […] », Ibid., col. 746 D. Les termes identiques sont en gras. 375. Sur le sermon d’Abbon de Saint-Germain-des-Prés et sur son interprétation, P. Nagy, « La notion de Christianitas », p. 121-140 ; pour la citation, p. 136. 376. Dans la bulle de Léon VII : « […] cuius videlicet gloriam universalis Christianitas attestatur, quæ illum divino instinctu quodam speciali affectu communiter amat ita ut […]  de tam longinquis ac diversis nationibus confluant oratores, sicut faciunt ad ipsius venerabile sepulchrum  », no  80, p. 136, l. 12-15. « An non hoc attestantur ejus devoti, qui de longinquis regionibus atque linguis ignotis ad hunc adorandum confluere solent ?  », Sermo de combustione, col.  746  C. «  Instinctu supero cardine quadrifido/ Gens, linguæ, populi hunc celebrant seduli/ Certatimque fluit illius ad

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“odoniens” apparaissent par ailleurs dans la bulle. Le premier est la comparaison explicite, qui débouche parfois sur l’équivalence de deux pôles attractifs, Tours et Rome, drainant les dévots en masse377. Cette conception semble découler d’une adaptation de la thématique de la divisio apostolorum, qui associe les villes à des saints particuliers et qui s’articule, dans la bulle, avec la vision organologique de l’Église exprimée au début du préambule378. La seconde idée est qu’une même dévotion pour un saint touche plusieurs catégories sociales, des rois aux paysans, en passant parfois par les princes379. Cette ferveur débouche sur une révérence particulière pour le lieu où repose le saint, matérialisée par des pèlerinages et par des dons. La présence de ces quatre thèmes, qui renvoient à la vision “odonienne” du culte des saints, à la fois dans la bulle et dans l’œuvre de l’abbé de Cluny, renforce donc l’hypothèse d’une préparation du document pontifical par ses soins. La conception générale de la sainteté permet également de comparer la bulle avec les écrits d’Odon. Dans l’acte de 938, la sainteté n’est comprise qu’à l’intérieur de la réflexion sur le corps qu’est l’Église, dont les saints constituent des membres plus importants car Dieu les a dotés de mérites particulièrement élevés380. Cette tumulum  », Hymnus in extremis, vers 21-23, col.  516  C. «  mundi nationes quæ illum ita privato affectu diligunt, ut […]  multos tam gentes quam lingua ignotos ad eius sanctissimum tumulum confluere videamus », VGT, chap. 26, col. 128 A. « […] tam devote tamque libenter, et ex tantis partibus, ad ejus sacrosanctum tumulum tanti accurrunt  », Sermo de Benedicto, col.  722  C ; «  O quanti sunt etiam in remotissimis trans maria regionibus, qui tantopere gauderent si eis vel semel ad ejus sacrum tumulum accedendi possibilitas esset ! », Ibid., col. 726 C. 377. Sur la quasi-équivalence de Tours et Rome, cf. infra, notre chapitre «  Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés », p. 395-399. Dans la bulle de Léon VII : « […] ita ut nusquam alio post sanctorum apostolorum limina de tam longinquis ac diversis nationibus confluant oratores, sicut faciunt ad ipsius venerabile sepulchrum » no 80, p. 136, l. 13-15. « Quibusdam Romanis dicentibus : quia non esset necesse Romam profisci, qui templo beati Martini morerentur vicinari », Sermo de combustione, col. 736 C. « […] quinetiam sicut urbs Romulea post apostolos illustratur in altero Gregorio, ita et Turonica post Martinum decoretur in isto », VGT, chap. 26, col. 128 B. 378. Sur ce thème, D. Iogna-Prat, « Constructions chrétiennes », p. 65-66. 379. Dans la bulle de Léon VII : « Nam et ipse sacer locus, ubi quiescit, in magna reverentia semper ab antiquis diebus non solum apud vulgares, sed et apud excellentissimos reges ac principes fuit, sicut nonnulli vestrum videndo sciunt », no 80, p. 136, l. 15-18. « […] non solum quilibet rusticani, qui beatum virum quasi peculiarius diligere consueverunt, sed et optimates quique lacrymati, quin etiam et reges fuisse dicantur », Sermo de combustione, col. 730 C. « Nam non quippe pagenses, verum etiam plebs urbana, nobilibus viris conserta, clericorum etiam honestis quasi inflorata personis, lætabunda confluit, et commune patrocinium devota requirit  », Sermo de Benedicto, col.  722  B. «  […] ibique reges properant, diversarum gentium principes ibi cum muneribus et votis sæpius frequentant », VO1, I 16, col. 51 B. 380. Dans la bulle de Léon VII : «  […] quosdam excellentius decorans, ut sicut membra in corpore quædam honestiora sunt, et suis officiis apta, ita et in ecclesia vel excellentior, vel inferior quisque vices suas ipso auctore disponente convenienter expleat, ut scilicet, iuxta apostolum, stella differat a stella in claritate. At vero inter eos, quos divina dispensatio sublimius evexit, prædictus beatissimus Martinus Turonicæ sedis archiepiscopus non mediocriter effulget […]  », no  80, p.  135, l.  7-12. « Certe cum nihil in te ita sine causa fiat, hoc quod omnium, ut ita dixerim, orbe, tam glorificandus, tamque pretiosus habetur, non casu accidit, sed ejus instinctu, qui ad mensuram dat gratiam », Sermo de combustione, col. 746 D. « Nimirum non nescia, quod illum omnipotens Deus, inter summos et electos sanctæ Ecclesiæ Patres, mirum in modum provexit, ac cælestis disciplinæ censores, insigniter



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idée se double de l’utilisation du champ lexical de la lumière, très courante dans l’œuvre d’Odon pour qualifier les saints, et se trouve renforcée dans la bulle par la citation paulinienne de 1 Co XV, 41381. Bien qu’il s’agisse de conceptions extrêmement courantes dans la littérature chrétienne, il existe cependant une ­certaine parenté entre le texte de la bulle dans sa qualification de Martin et les termes employés pour évoquer Grégoire de Tours dans la Vita Gregorii Turonensis. Un troisième élément de comparaison réside dans une certaine surenchère dans l’utilisation et l’articulation de références bibliques à forte dimension eschatologique. Le rédacteur de la bulle a ainsi combiné en deux phrases une allusion au Jugement dernier (Si quidem veniet dies iudicii), doublée des citations de 1 Co XV, 23 (unusquisque in suo ordine resurget), puis de 2 Tm III, 1 (tempora iam periculosa) – particulièrement employée par Odon – et enfin de Mt XXIV, 12 (caritatem apud multos refrixisse, iniquitatem vero nimium superhabundasse)382. Le tout donne une impression d’imminence de la Parousie, très courante dans l’œuvre de l’abbé de Cluny, mais habituellement présente avec le motif de la venue prochaine de l’Antéchrist383. sublimavit », Sermo de Benedicto, col. 722 A ; « […] ad subeundum celsiorem gradum, per eumdem patrem institutum, qui in vacuum gratiam hanc nequaquam accipiunt, sed quæ a Deo donata sunt », Ibid., col. 725 C. Les termes utilisés par Odon dans la bulle découlent des idées pauliniennes sur le corps mystique du Christ (1 Co XII-XIV), où il n’était cependant pas question de sainteté dans la répartition des mérites. Sur cette conception de la sainteté comme incarnation des membres les plus parfaits du corps du Christ, C. Pietri, « L’évolution du culte des saints », p. 31-33. 381. Dans la bulle de Léon VII : « […] stella differat a stella in claritate. At vero inter eos, quos divina dispensatio sublimius evexit, prædictus beatissimus Martinus Turonicæ sedis archiepiscopus non mediocriter effulget […] », no 80, p. 135-136, l. 10-12. « Omnium quidem sanctorum jure memoria veneratur, sed eos primum fideles honorificant, qui vel doctrina, vel exemplo cæteris clarius effulsere. Porro ex his beatum Gregorium Turonicæ sedis archiepiscopum fuisse eumque hac gemina dote resplenduisse non parva documenta produnt », VGT, Prologus, col. 115-116. « Qui das per orbis cardines,/ Quod gemma fulget præsulum […] », Hymnus de Martino, vers 5-6, col. 515 B ; « Ut vita, fulget transitus,/ Cœlis et arvo splendidus […] », Ibid., vers 13-14, col. 515 C. « Signorum titulis totus ubique micat,/ Ut quod Christus habet nomen ibi nitescit », Hymnus in extremis, vers 18-19, col. 516 B. « […] qui et vitro purior, lacte candidior […] », Antiphonæ, VII, col. 513 B ; « Martinus signipotens, fulgore virtutum ipsa reverberat astra  », Ibid., XI, col.  514 A. «  […] qui tantopere fulgoris emicat, ut etiam remotissimos totius Christianitatis sinus radiis suæ beatitudinis illustret », Sermo de Benedicto, col. 723 C. « Sed quasi parum est, vocetur etiam stella », Ibid., col. 725 B. 382. Dans la bulle de Léon VII : « Si quidem veniet dies iudicii, et unusquisque in suo ordine resurget, et manifestum erit per quos religio sit erecta, vel per quos neglecta. Dolendum nobis est tempora jam periculosa venisse, et sic apparet caritatem apud multos refrixisse, iniquitatem vero nimium superhabundasse » no 80, p. 136, l. 25-29. « […] in nostro tempore, quando charitas nimium jam refrigescit […] », VGT, chap. 26, col. 128 A. « Hæc exterius inseri, quorumdam tepiditas exigit, quorum devotio cessantibus signis frigescit », Sermo de Benedicto, col. 723 C. « […] quod in hac nostra ætate, cum jam charitas pene tota refrigescit », VG4, præf., col. 641 B. « Sed nimirum cum charitas quæ est plenitudo legis penitus tota jam refrigescit […]», Coll., II 28, col. 572 D. « […] jam frigescente charitate, et abundante iniquitate […]», Ibid., II 52, col. 588 A-B. « Quid isti in die judicii dicent, vel quales apparebunt, usque ad quos religio decurrit, et in quorum manibus collapsa est », Ibid., III 18, col. 603 B. 383. Cf. infra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 378.

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En définitive, ces différents indices chronologiques et textuels invitent à penser qu’Odon a bien préparé le texte de cette bulle. Il faut cependant déterminer pour quelle raison, en 938, l’abbé de Cluny continue à se préoccuper de la situation de Saint-Martin de Tours.

De nouveaux rapports entre Odon et Saint-Martin de Tours La bulle de Léon VII n’indique pas l’identité de son petitor. L’objet du document, c’est-à-dire la menace d’excommunier les chanoines s’ils ne ferment pas aux femmes l’accès au quartier canonial, laisse penser que la demande d’intervention pontificale n’a pas pu venir de Saint-Martin ou d’Hugues le Grand. H. Noizet a certes montré qu’une minorité de la communauté san-martinienne avait une conception monastique de son observance, mais il semble que la majeure partie des chanoines se soit très bien accommodée d’un mode de vie très ouvert sur le siècle384. Deux questions se posent alors : qui pouvait avoir intérêt à ce que le pape réprimande les chanoines de Saint-Martin ? Si Odon est bien le rédacteur de la bulle, pourquoi intervient-il dans ce qu’il interprète comme un manque de dévotion de la communauté san-martinienne ? La même interrogation est d’ailleurs soulevée par la rédaction du Sermo de combustione basilicæ beati Martini, excepté que, dans ce cas, on ignore à qui s’adressait l’abbé de Cluny. Si l’écriture de ce dernier texte a très bien pu ne pas avoir d’impact sur la situation des chanoines, il n’en est pas de même pour la bulle, qui les menace réellement. Pour répondre à ces questions, trois hypothèses peuvent être proposées, fondées à la fois sur l’itinéraire biographique d’Odon, sur ses intentions générales et sur des enjeux plus spécifiquement tourangeaux. Les circonstances immédiates de l’obtention de la bulle doivent être prises en compte. Il est difficilement concevable qu’Odon se soit exprimé à deux reprises sur la question du castrum de Saint-Martin sans avoir été sur place. La seule raison pour qu’il se soit trouvé à Tours à cette époque est la restauration du monastère de Saint-Julien, à la demande de l’archevêque Théotolon. Cette coïncidence chronologique confirme d’ailleurs la date de 937 donnée par la Brevis historia sancti Juliani pour la réforme de cet établissement. En janvier 938, Odon est, selon toute vraisemblance, déjà abbé de Saint-Julien et très proche des intérêts personnels de Théotolon. Dans l’acte de 938, la situation de Saint-Martin est en outre analysée selon un prisme monastique. Odon condamne un état de fait qui lui semble en inadéquation avec la vie communautaire, telle qu’il la conçoit après avoir passé plus de trente ans dans le cloître. Dans cette perspective, son intervention correspondrait à ses intentions de dicter des principes de comportement à d’autres personnes que des moines, comme il l’avait déjà fait dans les Collationes ou dans la Vita Geraldi. 384. H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 81-84.



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Ainsi que le laisse penser la dimension eschatologique de certains passages de la bulle, l’abbé de Cluny aurait agi pour restaurer un ordre idéal, conforme aux exigences carolingiennes de mise en ordre sociale. Il s’agit toutefois de la communauté canoniale où Odon a commencé sa véritable expérience religieuse et qu’il a quittée autour de 908-909, c’est-à-dire bien avant l’achèvement du castrum sancti Martini. A-t-il été déçu, voire choqué, par l’attitude de ses anciens congénères, souillant le prestige de l’abbatiale par un nouveau mode de vie licencieux ? Est-il tellement attaché à saint Martin et à la pureté de son culte qu’il décide de recourir à l’aide pontificale pour rétablir une situation considérée comme honteuse ? L’insistance de la bulle, mais aussi du Sermo de combustione basilicæ beati Martini, sur la dévotion passée des chanoines de Tours laisse en tout cas penser qu’il ne s’agit pas seulement d’une affaire de rétablissement du mode de vie canonial, mais aussi d’un investissement personnel et affectif d’Odon envers Tours et son saint tutélaire. Les enjeux de pouvoir liés aux entités spatiales politico-religieuses tourangelles ont enfin probablement joué un rôle important dans l’intervention d’Odon. H. Noizet a en effet montré que cette époque correspondait à la mise en place de deux légitimités politico-spatiales concurrentes, centrées d’une part sur ­l’archevêque, et d’autre part sur les chanoines de Saint-Martin385. Dans les années 915-920, ces derniers avaient en effet commencé la construction d’un ­castrum de Saint-Martin, entreprise qui s’était accompagnée d’une appropriation très forte de cet espace et de son territoire politique (le suburbium). Ils en font un repère central à Tours, concurrençant ainsi l’autre référent majeur, c’est-à-dire la cité épiscopale (urbs) et son suburbium (fig. 11)386. Or cette promotion du territoire de Saint-Martin par les chanoines, à partir des années 920, s’est faite contre l’archevêque et l’entité géographique qu’il dominait. À terme, H. Noizet constate une « dichotomie des représentations urbaines », qui oppose des « entités territoriales – suburbium du castellum contre celui de l’urbs  –, mais également la dimension physique des appareils architecturaux, soit le mur du castellum de Saint-Martin contre le mur de Saint-Julien ». Ces transformations spatiales s’articulent en outre avec l’évolution des relations entre l’archevêque et les chanoines de Saint-Martin387. Jusqu’à la fin du ixe siècle leurs rapports étaient en effet très cordiaux, donnant lieu à de nombreuses donations des prélats au chapitre, bien que ce dernier ait acquis une autonomie juridique et temporelle vis-à-vis du siège épiscopal depuis l’époque mérovingienne. À partir des années 930, notamment sous l’épiscopat de Théotolon, une certaine distance s’instaure : les archevêques concentrent leurs faveurs sur le 385. Pour ce qui suit, Ibid., p. 215-217 et 221-223 ; p. 216 pour la citation. 386. La figuration du monastère de Saint-Julien est la seule modification que nous avons apportée au schéma d’H. Noizet, figure 11, Ibid., p. 106. 387. Sur les rapports entre les chanoines et les archevêques de Tours, Ibid., p. 365-367.

348 0

Première Partie. itinéraire biograPhique d’odon de Cluny (vers 879-942) 500 m

N

Loire

Cher

Cartographie : Hélène Noizet

Castrum de la Cité

Castellum de Saint-Martin

Suburbium urbis Turonicæ

Monastère de Saint-Julien

Suburbium castelli sancti Martini

Fig. 11. entités socio-spatiales tourangelles aux xe-xie siècles.

monastère de saint-Julien réformé par odon, qui, en vertu de sa position dans le suburbium urbis, relève véritablement de leur autorité. le deuxième abbé de Cluny avait activement pris part à l’opposition des deux entités, en se plaçant nettement du côté de l’archevêque, d’abord parce qu’il était abbé de saint-Julien, ensuite parce qu’il était très proche de théotolon depuis leur rencontre dans le chapitre­san-martinien,­et­enfi­n­parce­qu’il­est­moine­et­qu’il­juge­sans­complaisance le mode de vie canonial qu’il a abandonné. le contexte d’opposition entre les deux entités territoriales tourangelles explique donc la virulence de son propos contre ses anciens congénères, présente dans la bulle comme dans le sermon, ce dernier ayant d’ailleurs été composé à la demande de l’archevêque. Dans ces circonstances, la critique très forte, mais extrêmement stéréotypée, contre les habitants du castrum apparaît comme une condamnation du pôle canonial.­Il­est­toutefois­diffi­cile­de­déterminer­si­Odon­veut­saper­le­prestige­de­ce­ dernier, briser l’élément matériel dans lequel il s’est réfugié ou y rétablir l’autorité épiscopale, tout en défendant une certaine conception de la vie communautaire des clercs. l’allusion constante à la mise en place du mur du castellum­confi­rmerait plutôt la seconde hypothèse : à côté de l’objet de la condamnation principale – la proximité des femmes – qui relève du lieu commun, c’est bien l’entité spatiale élaborée par les chanoines et symbolisée par l’enceinte qui attire les foudres d’odon. sans qu’elles soient exclusives les unes des autres, ces remarques appor-



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tent des éléments de réponse aux questions soulevées plus haut sur les raisons de la prise de position violente d’Odon envers Saint-Martin, qui va même jusqu’à faire appel à la menace d’une sanction pontificale. En replaçant la bulle dans le contexte d’une opposition entre deux entités territoriales en quête de légitimité, on peut supposer que la démarche auprès du pape émanait du pôle épiscopal. Du côté des motifs qui ont poussé Odon à intervenir et à rédiger la bulle, sa dévotion envers saint Martin et ses idéaux de réforme morale de la société offrent un premier facteur d’explication. En tant qu’abbé de Saint-Julien, il était cependant aussi étroitement lié aux intérêts politico-spatiaux de l’archevêque, menacés par l’essor du pôle canonial. *   * * Il serait toutefois réducteur de limiter l’analyse des rapports d’Odon avec SaintMartin de Tours à la fin de sa vie au sermon sur l’incendie et à la bulle de Léon VII. Comme nous l’avons souligné précédemment, ces deux documents s’inscrivent en effet dans un ensemble d’écrits de l’abbé de Cluny. Or, le contenu de ces textes laisse présumer qu’ils ont été rédigés afin de légitimer le pôle épiscopal et monastique, centré autour de l’urbs et de Saint-Julien, face aux chanoines. De manière globale, ces écrits mettent en effet en valeur des vertus cénobitiques et des devoirs épiscopaux (Vie de Grégoire) ou célèbrent un saint qui est à la fois moine et prélat (Aubin), des choix narratifs qui viennent conforter la double nature de l’entité géographique contrôlée par Théotolon et Odon. Plus précisément, la place que ces textes réservent à Martin et leur insistance sur la facette épiscopale du saint permettent de supposer que cette figure a été instrumentalisée pour devenir la pierre angulaire des stratégies discursives de l’archevêque de Tours et de l’abbé de Cluny388. Nous nous attarderons donc plus spécifiquement, pour finir, sur la Vie de Grégoire de Tours, qui apparaît comme le texte le plus représentatif de ces stratégies. Par son contenu, cette Vita peut en effet être appréhendée tout à la fois comme le récit exemplaire de l’existence d’un prélat, présenté comme un « modèle de sainteté imitable », et comme un panégyrique de la cité de Tours, qui passe par la valorisation de deux figures épiscopales, Martin et son disciple Grégoire389. Ces deux caractéristiques font de la Vita Gregorii un texte quasiment parénétique, une sorte de miroir de comportement offert aux évêques, ou peut-être plus spécifiquement à Théotolon. Si le texte était bien destiné à ce dernier, il aurait donc également une fonction de légitimation du prélat dans le contexte d’une fragilisation de sa position, induite par sa rivalité avec le pôle san-martinien. 388. La rédaction de l’antiphonaire pour le chapitre de Saint-Martin, qui met d’ailleurs en relief la dimension sacerdotale du saint, n’entre pas dans cette perspective, comme nous le soulignons plus loin. 389. Nous empruntons l’expression « modèle de sainteté imitable » à G. Barone, « Une hagiographie sans miracles », p. 438.

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Les ajouts amplifiés de certains passages de la Vie de Grégoire trouvent en effet un écho dans ce que l’on perçoit des termes du conflit, notamment dans les textes écrits à cette époque par Odon. L’insistance très nette de la Vita sur ­l’activité de construction de Grégoire vient ainsi justifier l’édification du patrimoine et du bâti de Saint-Julien entreprise par Théotolon390. De la même manière, l’affirmation appuyée du devoir épiscopal de surveillance de la chasteté des clercs dans le chapitre 13 renvoie à la dénonciation de la luxure des chanoines de Tours et à la nécessité pressante de les faire revenir à la continence, une idée présente dans la bulle de 938 et dans le sermon sur l’incendie de la basilique. Enfin, l’ajout complet du chapitre 24, relatant la rencontre et l’amitié de Grégoire de Tours et de Grégoire le Grand, peut s’expliquer par la volonté d’établir un précédent à la collaboration entre Rome et le siège métropolitain de Tours, visant à légitimer l’intervention du pape Léon VII contre le chapitre de Saint-Martin. Dans cette perspective de défense des intérêts et des droits de Théotolon face à la communauté canoniale, la forte dimension martinienne du texte, évoquée plus haut, prend un relief différent. Même si la Vita Gregorii Turonensis s’inscrit dans une longue tradition d’écrits tourangeaux mettant à l’honneur la figure du saint évêque, la place occupée par cette dernière dans le texte demeure exceptionnelle. L’insistance d’Odon sur le lien de maître à disciple entre Martin et Grégoire et sur le statut d’intercesseur de ce dernier – notamment auprès de Martin – valorise en effet la fonction épiscopale tourangelle et concentre sur elle la légitimité martinienne. Dans le contexte tourangeau de rivalité entre les entités canoniale et épiscopale, la revendication de cette filiation revient à retirer à la communauté sanmartinienne le prestige qu’elle tirait de sa proximité avec les reliques de Martin, pour le transmettre aux archevêques de Tours. L’insistance de plusieurs textes du dossier martinien composé par Odon sur la dimension de confesseur de Martin, au détriment de sa propension à faire des miracles, va d’ailleurs dans le sens de cette interprétation. À l’exception notable de l’antiphonaire – qui a toutefois été rédigé en 937, c’est-à-dire avant la crispation des relations entre les chanoines et Théotolon –, l’ensemble de ces textes tend en outre à gommer la dimension cléricale de la figure, pour mettre en évidence son caractère épiscopal. Rappelons enfin que l’une des hymnes souligne l’efficacité de l’intercession de Martin pour deux groupes : les évêques et les moines. En d’autres termes, la mise en valeur de la figure de Martin dans la Vita, comme dans l’ensemble du dossier de textes rédigé entre 937 et 942, apparaît comme un moyen de capter la légitimité martinienne qu’Odon estimait dévoyée par la luxure des chanoines, au profit d’un pôle épiscopal et monastique, caractérisé par sa prière, sa pureté sexuelle et son lien direct avec Rome.

390. Sur les activités de Théotolon à Saint-Julien, H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 128-131, 135, et 140-141. Ces activités de construction apparaissent essentiellement dans le chapitre 12 qui amplifie considérablement les informations données par Grégoire de Tours et Fortunat.



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C. La mort d’un réformateur Le dernier chapitre de la Vita Odonis prima et maior, tel qu’il est publié dans la Bibliotheca cluniacensis ou dans la Patrologie latine, évoque la mort d’Odon qui, pris par les fièvres à Saint-Paul-hors-les-Murs, aurait trouvé la force de revenir à Tours pour mourir à proximité de saint Martin. À l’issue de ses travaux sur le dossier hagiographique d’Odon, M. L. Fini a abouti à la conclusion que cette ultime partie du texte, qu’elle nomme obitus, n’était pas l’œuvre de Jean de Salerne, mais celle de l’Humillimus, le moine de Cluny qui a rédigé une Vita Odonis minor, afin de remplacer le chapitre final du premier hagiographe, inexistant ou jugé insuffisant391. L’Humillimus dit avoir composé cet obitus à partir d’un poème sur Odon de l’évêque Hildebodus de Chalon-sur-Saône (944-948/949), aujourd’hui perdu, dont la trame versifiée est encore visible à certains endroits. Il est toutefois impossible de dire à quel point l’Humillimus s’est inspiré de ce texte, pratiquement contemporain de la mort du deuxième abbé de Cluny. En s’appuyant sur la tradition manuscrite de la Vita prima et maior, qui circule sans chapitre final dans la majorité des témoins, M. L. Fini pense que Jean de Salerne aurait pu ne pas composer d’obitus, parce qu’il se trouvait probablement en Italie du Sud au moment de la mort d’Odon et qu’il ne disposait donc pas de renseignements à ce sujet. Dans le meilleur des cas, il aurait écrit une fin sommaire, dont aucun manuscrit ne porte la trace, et que l’Humillimus aurait entrepris de réécrire complètement392. Selon M. L. Fini, la présence de l’obitus de l’Humillimus dans deux témoins tardifs de la Vita prima et maior s’explique par son insertion à la fin du texte par des copistes. L’obitus de l’Humillimus ne correspond toutefois qu’à l’un des sept récits évoquant la mort d’Odon. Les deux plus anciens, celui de Jean de Salerne et celui du poème d’Hildebodus, écrits quelques années après le décès de l’abbé, ont disparu. Quatre narrations, toutes conservées, ont été rédigées au xie siècle : la chronique en prose de Saint-Julien de Tours, la Vita Odonis de l’Humillimus, la Venerabilium abbatum cluniacensium chronologia et la préface au cartulaire d’Odon393. La Vita de Nalgod, composée au début du xiie siècle, correspond, quant à elle, à la version la plus tardive de la mort d’Odon394. Ces sept récits dépendent parfois les uns des autres. La version de l’Humillimus s’appuie ainsi sur le poème d’Hildebodus de Chalon, tandis que D. Iogna-Prat a mis en valeur des correspondances entre

391. Sur cette version de la Vita, cf. supra, notre introduction générale, p. 26. Pour les remarques sur le chapitre évoquant la mort d’Odon, cf. M. L. Fini, « L’Editio minor », p. 169 et 172-181, dont nous reprenons ici les conclusions. Sur le récit de la mort d’Odon par l’Humillimus, VOH, p. 257-259. 392. M. L. Fini, « L’Editio minor », p. 175. 393. Venerabilium abbatum cluniacensium chronologia, col.  1618  B-C. Prefatio temporibus domni Odonis abbatis, p. 377-378. 394. Nalgod, Vita Odonis reformata, col. 104 A-D.

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la Chronologia des abbés de Cluny et la préface au cartulaire d’Odon395. De son côté, la variante de Nalgod s’alimente clairement à la fois à la Vita de l’Humillimus et à la Chronologia, auxquelles il a ajouté la mention de Miracula post mortem dont la source n’a pas pu être identifiée396. Ces versions, parfois très divergentes, servent toutes des objectifs différents. Les deux récits copiés dans le cartulaire A mettent avant tout en valeur la succession d’Odon à Cluny, qui est présentée comme le résultat d’un choix divin, affirmant par là la légitimité de la fonction abbatiale au xie siècle, une idée d’ailleurs reprise par Nalgod. Les versions remaniées de la Vita Odonis soulignent de leur côté l’attachement du saint à Martin, mais surtout son lien à Rome, faisant ainsi d’Odon la passerelle entre Cluny et la Ville. Ces divers récits sur les derniers instants d’Odon correspondent donc à des besoins conjoncturels pour légitimer les droits d’une institution, notamment les principes de l’Ecclesia cluniacensis dans les textes écrits à Cluny. Cette floraison de narrations sur l’agonie d’Odon ­s’insère sans doute aussi dans le contexte du recentrage de la spiritualité ­clunisienne autour de la mort sous le gouvernement d’Odilon, qui donne lieu à l’écriture de nombreux récits hagiographiques évoquant le trépas des saints abbés397. Dans cet ensemble, le récit de la chronique de Saint-Julien, probablement le plus ancien des textes conservés, se démarque toutefois très clairement des autres, d’abord parce que Rome n’y apparaît pas et ensuite parce qu’il n’y est pas question de succession abbatiale. Il convient donc de s’attarder sur ce texte, particulièrement original.

La mort d’Odon selon la Brevis Historia sancti Juliani Turonensis La Brevis historia Sancti Juliani Turonensis relate des événements relatifs à l’établissement de Saint-Julien de Tours, depuis son origine mythique sous Clovis jusqu’à 1040398. Le dossier critique des chroniques de Saint-Julien de Tours, l’une 395. Sur les correspondances entre la Chronologia et la préface au cartulaire d’Odon, D. Iogna-Prat, « Panorama », p. 182. 396. Pour les emprunts de la version de Nalgod à la Chronologia et à l’Humillimus, M. L. Fini, « Studio », p. 63, notamment la n. 75. 397. Sur le recentrage de la spiritualité clunisienne autour de la mort : D.  Iogna-Prat, « Les morts dans la comptabilité céleste », p. 124-150. Sur le développement d’une littérature hagiographique mettant en scène la mort des abbés de Cluny, P. Henriet, « Chronique de quelques morts annoncées », p. 93-108 ; plus spécifiquement, sur les récits qui évoquent la mort d’Odilon, M. Goullet, « Planctum describere », p. 187-210. 398. Brevis historia Sancti Juliani Turonensis, p. 220-234. À la suite d’une première édition du texte par E. Martène, A. Salmon a repris cette œuvre parmi les chroniques tourangelles, lui ajoutant seulement la fin du récit qu’il avait découvert dans une copie d’époque moderne effectuée par É. Housseau. Le témoin le plus ancien de cette chronique est le martyrologe de Saint-Julien de Tours, mais le texte y est fortement résumé et s’arrête à la moitié du xe siècle. La chronique se trouvait également dans les premiers folios du cartulaire de Saint-Julien de Tours, aujourd’hui perdu, mais parvenu jusqu’à nous par une copie d’É. Baluze, non prise en compte par A. Salmon dans son édition, cf. Ibid., p. L-LXI.



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en prose (la Brevis historia) et l’autre en vers, a été examiné par L. Halphen399. Les deux textes ont le même plan et leur matière est ordonnée de manière similaire. Selon L. Halphen, la chronique rimée a été écrite à l’extrême fin du xie ou au début du xiie siècle, sur la base du récit en prose interpolé. Mis à part certains ajouts postérieurs, ce dernier a été composé par un moine de l’abbaye, probablement après la mort de l’abbé Richer (entre 1051 et 1058) et avant celle de l’archevêque Barthélemy Ier en 1068. H. Noizet a en outre replacé la rédaction de cette chronique dans le contexte du conflit entre le monastère de Saint-Julien et le chapitre de Saint-Martin de Tours, relatif à leurs droits respectifs sur les berges de la Loire, contentieux réglé en 1080400. La mise par écrit de la chronique se serait par ailleurs accompagnée de la confection de deux faux qui mentionnent l’entrée de certains domaines dans le patrimoine de Saint-Julien sous l’épiscopat de Théotolon. Ces trois documents soulignent tout particulièrement la spécificité de l’église Saint-Aubin, dépendante du monastère de Saint-Julien : les deux chartes évoquent en effet les droits qui lui étaient attachés, tandis que la chronique souligne son intégration rapide au domaine de l’abbaye et la mort d’Odon dans son enceinte. Selon A. Salmon et H. Noizet, l’auteur de cette chronique en prose a cependant suivi une véritable démarche historique, en intégrant deux chartes au cœur de son récit, pour confirmer ses dires. La comparaison de ces copies intra-textuelles avec les originaux conservés ne révèle pas de différence, si ce n’est quelques coupures, essentiellement dans les souscriptions401. Les deux actes intégrés dans le texte évoquent la nouvelle dédicace de l’église de Saint-Julien par Théotolon et une donation faite à l’abbaye par le duc des Francs, Hugues le Grand, en 942, tous deux considérés comme des documents authentiques402. Ainsi que l’a souligné A. Salmon, l’auteur peut donc être considéré comme un témoin fiable des faits qu’il relate et des sources qu’il cite403. La chronique en prose donne de nombreux détails sur la réforme du monastère de Saint-Julien sous l’égide de Théotolon et d’Odon, ainsi que sur la mort de ce dernier : Après avoir accompli ces choses [i. e. la restauration du monastère], l’évêque cité [i. e. Théotolon] désirant achever l’abbaye pour les frères réunis, appelle l’abbé Odon, fondateur du monastère de Cluny, qui demeurait alors au monastère de Saint-Benoît. Celui-là se plia sans retard aux ordres de son compagnon et ami (sodalis amicus) et

399. 400. 401. 402. 403.

Selon les archives de cet érudit (Paris, Bibliothèque nationale de France, collection Baluze, no 77 : Extraits des archives de Saint-Julien de Tours, fol. 85-88), la chronique ne présente toutefois que très peu de variantes par rapport à l’édition d’A. Salmon. L. Halphen, « Les deux chroniques de Saint-Julien de Tours », p. 121-125. H. Noizet, Pratiques spatiales, p. 124 et 151, dont nous reprenons ici les conclusions. Ibid., p. 151. Pour la charte de dédicace : Brevis historia Sancti Juliani Turonensis, p. 223-224 ; pour la donation d’Hugues le Grand, Ibid., p. 231-234. Ibid., p. LI.

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reçut la direction du monastère de Saint-Julien. Nous pourrions écrire plusieurs choses glorieuses au sujet de son existence, si je n’étais pressé pour d’autres faits ; et en effet, un certain Jean, l’un de ses moines, mit par écrit, dans un style confus, sa vie pleine de vertus dont je ne parlerai pas maintenant. Mais je dirai quelques mots de sa mort, parce que, par la volonté de Dieu, elle se produisit dans notre monastère. Après que le très vénérable Odon eut construit beaucoup de monastères, en eut corrigé plusieurs, eut enseigné à plusieurs hommes de mépriser les divertissements du monde, et eut écrit des choses utiles à l’Église – il avait composé des hymnes et des antiennes pour la louange de saint Martin avec grand soin –, désormais croulant, las à cause de l’épuisement de son grand âge, autant que pressentant son appel (il avait en effet choisi, si c’était possible, qu’après avoir abandonné son fardeau de chair, la dépouille de son corps soit enterrée près du corps de son protecteur particulier, c’est-à-dire du seigneur Martin), il décida de se rendre à son monastère de Tours. En effet, il préférait ce lieu aux autres monastères, en raison du voisinage du susdit confesseur et des reliques de saint Julien. Tandis qu’il demeurait là, il exhortait de jour en jour la troupe des moines à monter vers les royaumes célestes ; ces moines, qui avaient désormais dépassé le nombre de quarante, il les avait réunis par les paroles et les exemples et il les avait dirigés dans une longue paix. Mais lui-même, à son habitude, était absorbé par les jeûnes, les vigiles et les prières continuelles. Entre-temps, la fête de saint Martin étant arrivée, le vénérable père commença avec ses moines les cérémonies des mâtines. En effet, cet homme de Dieu et l’évêque Théotolon avaient institué que les moines de Saint-Julien, se levant longtemps avant le lever du soleil tous les ans pour la fête de la translation du confesseur, accomplissent l’office matinal devant le corps de saint Martin, par amour du saint prélat. Comme il témoignait à son habitude sa louange à Dieu avec les autres, il sentit un froid insupportable s’insinuer dans ses membres fragiles, et, peu de temps après s’introduire une chaleur, ô combien immense, dans ses articulations et ses nerfs, et ensuite encore il souffrit du froid, comme cela arrive lors des fièvres nocturnes. Après la fin des mâtines, il rentra au monastère et plaça ses membres languissant dans la galerie extérieure, près de l’église de Saint-Aubin. Et pour montrer qu’il n’avait jamais cessé la louange de saint Martin, il composa des vers en son honneur, dont le début est : Martini renitet en speciosa dies. Et ainsi, chaque jour, il dicta un vers, mais le 8e jour il composa les deux derniers : Theolonis servi ceterisque tuis miserere, o Martine. Et il les finit ainsi. Or, le saint archevêque, entendant dire qu’il était accablé par ce désagrément du corps, se hâta vers lui avec une grande angoisse de l’âme. Et comme il se tenait devant lui et que des larmes et de nombreux signes de douleur mouillaient ses joues, le vénérable père lui dit : “Ô, évêque, le plus vénérable de tous les mortels, cesse de pleurer, parce que sans aucun doute, après la mort de la chair, ils sont placés sur les sièges célestes, ceux qui servent dévotement le Christ dans cette pérégrination malheureuse. Quand la mort m’est donnée, c’est le repos, et non un châtiment, qui m’est procuré : parce que la nature m’a présenté la fin de ma vie, la décision de Dieu doit être acceptée sans aucune protestation.” Et ce seigneur lui répondit : “Mon père, je ne pleure pas seulement mon abandon, mais aussi l’abandon général de beaucoup d’hommes et surtout de l’Église qui m’est confiée. En effet, entravés dans les nombreuses affaires de ce monde, nous respirions en toi seul, nous jouissions de tes excellents conseils.” Et l’homme de Dieu lui [répondit] : “Cesse, père, dit-il, cesse de pleurer, parce que Dieu peut mettre à la tête



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de ses églises, après notre mort, ceux des nôtres qui sont beaucoup plus valeureux que nous. Nous ne sommes rien d’autre que poussière et ombre. Adieu, père très saint, je réclame en suppliant que tu te souviennes toujours de ton cher Odon.” À la fin de cet échange et après lui avoir donné sa bénédiction, le saint évêque revint dans la cité. Donc, après huit jours de malaise, sentant arriver sa dernière heure et entouré de tous les frères, il prit soin de se protéger grâce au viatique du corps et du sang du Seigneur. Ensuite, il ordonna qu’on le transporte dans l’église Saint-Aubin, qui était la plus ­proche. Puis, les yeux pieux et les mains tendues vers le ciel, il rendit son âme au Christ que ce portier fidèle porta toujours dans son cœur et eut toujours dans sa bouche. Vieux et rassasié de jours, il mourut le quatorzième jour des calendes de décembre. Aussi, il fut enterré par l’évêque [Théotolon] dans la crypte de Saint-Julien, sous l’autel de ce martyr, à sa droite, avec un grand triomphe et de très grands concerts d’acclamations de clercs et de moines404.

Ce long passage se divise ainsi en deux parties. L’auteur raconte d’abord l’appel d’Odon par Théotolon pour venir réformer Saint-Julien, en soulignant le rayonnement de l’abbé de Cluny. Il évoque ensuite très précisément les circonstances de la mort d’Odon, en reprenant le topos du dernier discours, un héritage stoïcien, christianisé ensuite, et très utilisé dans les textes hagiographiques du Moyen Âge central405. Soulignons enfin que, selon ses propres dires, l’auteur de la Brevis historia sancti Juliani monasterii connaissait la première Vita Odonis, écrite par « un certain Jean, l’un de ses moines ».

Un vestige du chapitre final de la Vita Odonis prima et maior ? Le récit de la mort d’Odon dans la Brevis historia sancti Juliani Turonensis se distingue sur plusieurs points de celui attribué à l’Humillimus. 1) Dans la Brevis historia, Odon vient diriger le monastère de Saint-Julien de Tours directement après la restauration monastique de Fleury (« Saint-Benoît »), alors que l’obitus de l’Humillimus ne mentionne pas ce dernier effort de réforme et fait revenir Odon directement de Rome à Tours. 2) La chronique évoque des liens amicaux anciens entre Théotolon et l’abbé de Cluny, puisque l’archevêque y est qualifié d’amicus sodalis. L’intensité de ces relations s’exprime d’ailleurs dans le long et ultime dialogue entre les deux hommes, tandis que la fin écrite par l’Humillimus ne fait absolument pas intervenir le prélat. 3) La Brevis historia mentionne la dernière œuvre d’Odon, l’hymne à saint Martin écrite sur son lit de mort, qui se termine par une allusion explicite à l’auteur et à Théotolon, élément inexistant de l’ultime chapitre de l’Humillimus. 4) Les derniers instants d’Odon ont lieu dans l’église de Saint-Aubin, en compagnie de la seule communauté de Saint-Julien de Tours selon la Brevis historia, et non devant « des moines venant de partout »,

404. Brevis historia Sancti Juliani Turonensis, p. 222-227. 405. P. Henriet, « Les paroles de la mort », p. 97.

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comme l’affirme l’obitus de l’Humillimus. 5) Enfin, la chronique précise qu’Odon est enterré dans la crypte de Saint-Julien par Théotolon, en présence de nombreux clercs et moines, fait totalement absent dans la version de l’Humillimus. Comment expliquer le fossé entre ces deux récits de la mort d’Odon, alors que le texte de l’Humillimus s’appuie sur le récit de l’évêque Hildebodus, pratiquement contemporain de la mort du saint ? Si la fin éditée dans la Bibliotheca cluniacensis et la Patrologie latine est bien une œuvre de ­l’Humillimus et si l’on accorde foi à l’auteur de la chronique qui dit connaître la Vita Odonis prima et maior, on peut émettre l’hypothèse que la narration des dernières heures de l’abbé de Cluny dans la Brevis historia trouve sa source dans l’ultime chapitre écrit par Jean de Salerne. Cette conjecture peut être confirmée par le fond et la forme du récit de la Brevis Historia Sancti Juliani. Du point de vue de la logique interne du texte, la mort d’Odon intervient en effet juste après les quatre chapitres consacrés à la réforme de Fleury dans la Vita prima et maior, bloc narratif inamovible dans la tradition manuscrite. Or, la chronique tourangelle mentionne bien que l’abbé de Cluny se trouvait dans ce monastère avant d’être appelé par Théotolon pour diriger Saint-Julien. Cet enchaînement est donc beaucoup plus cohérent qu’un hypothétique dernier voyage à Rome. Dans la chronique, la dernière conversation d’Odon avec Théotolon, ainsi que le rôle important de ce dernier dans la réforme monastique, sont en outre conformes à la fois à la vision de la fonction épiscopale chez Jean de Salerne et aux ambitions de Saint-Julien de Tours au xie siècle. Selon la Vita Odonis prima et maior, Odon a en effet entretenu le même type de rapports avec Turpion, a entrepris des voyages avec l’évêque de Riez, Géraud, a mis en place la réforme de Fleury avec deux évêques, et a longuement discuté avec Jean, le futur prélat de Nôle406. Les bonnes relations avec les évêques, voire le rôle de conseiller qu’Odon remplit auprès de l’autorité épiscopale, apparaissent donc comme une constante, présente à la fois chez Jean de Salerne et dans ce passage de la Brevis historia sancti Juliani Turonensis407. Plusieurs détails stylistiques rapprochent en outre cet extrait de la Vita Odonis prima et maior. Dans la Brevis historia, la richesse des détails concrets donnés par l’auteur sur les derniers jours d’Odon rend le récit beaucoup moins lyrique que dans l’obitus et le rapproche du style de Jean de Salerne. La manière d’évoquer la dernière hymne composée par le saint, en mentionnant le début ou la fin de l’œuvre directement dans le texte, est en outre exactement la même que dans la Vita du disciple d’Odon408. L’insertion de la précision liturgique sur la célébration de la 406. Sur les rapports d’Odon avec les évêques dans la Vita Odonis prima et maior, cf. infra, notre chapitre « Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés », p. 404-406. 407. VO1, I 37, II 6, II 15, III 8. 408. «  Tres vero hymnos in ejus laude composuit, e quibus unius tantum exemplar inserere huic operi adjudicavi : Rex Christe, Martini decus ; hic laus tua, tu illius ; tu nos in hunc te colere, quin ipsum in te tribue », VO1, I 10, col. 48 C. « Et ut se ostenderet numquam a Beati cessasse laude Martini, versus in ejus honore composuit quorum initium est : Martini renitet en speciosa dies sicque unoquoque



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translation de saint Martin rappelle également les nombreux passages de ce genre dans le récit de Jean409. Enfin, l’incorporation dans la narration de longs développements au style direct, retranscrivant la conversation entre Odon et Théotolon, est un procédé très utilisé dans la Vita Odonis prima et maior, qui est ensuite remplacé par le discours indirect dans les versions postérieures du texte. Notons pour finir que certaines expressions sont très proches de celles employées par Jean de Salerne, bien qu’il n’y ait pas de véritables correspondances410. L’extrait de la Brevis historia sancti Juliani Turonensis évoque en dernier lieu des thèmes courants dans les œuvres d’Odon ou dans la Vita Odonis : le mépris du monde, l’acceptation des décisions divines quelles qu’elles soient, l’entrave que constituent les affaires du siècle et enfin le voisinage prestigieux du tombeau de Martin rejaillissant sur la ville de Tours. Cette dernière idée pourrait toutefois correspondre également à une thématique tourangelle411. *   * * L’auteur de la Brevis historia sancti Juliani Turonensis a donc pu s’appuyer sur le chapitre final d’origine écrit par Jean de Salerne, qui aurait alors – assez logiquement – été conservé à Tours. Si cette hypothèse est exacte, il a toutefois modifié le texte initial en deux endroits. Certaines expressions laissent penser que l’auteur de la Brevis historia sancti Juliani Turonensis a remanié la Vita de Jean de Salerne. La qualification d’Odon de Cluniaci cœnobii fundator semble par exemple complètement anachronique pour le xe siècle. Dans les textes des xe-xie siècles, c’est en effet plutôt Bernon die unum versum dictavit, octavo vero die duos ultimos composuit : Thetoloni servi ceterisque tuis miserere, o Martine », Brevis historia Sancti Juliani Turonensis, p. 226. 409. VO1, I 10, col. 48 A-B ; I 30, col. 56 C-D ; I 32, col. 57 A-C ; II 23, col. 73 C. Cf. supra, dans l’introduction générale, notre analyse des passages que certains historiens ont qualifiés de « digressions », p. 28-29. 410. « Postquam reverentissimus vir Odo multa monasteria construxerat, plurima correxerat », Brevis historia sancti Juliani Turonensis, p. 225 ; « Quæque enim monasteria in eorum finibus constructa erant, juri patris nostri ea tradebant, ut nostro more corrigeret et ordinaret », VO1, II 23, col. 73 C. «  Multos mundi ludicra spernere docuerat  », Brevis historia sancti Juliani Turonensis, p.  225 ; « Hunc contemnere mundum docet », VO1, I 17, col. 51 B. « Viatico corporis et sanguinis Domini se fideliter munire curavit », Brevis historia sancti Juliani Turonensis, p. 227 ; « Eique corpus et sanguinem Domini viaticum tribuit », VO1, II 21, col. 72 C. « Christo quem fidelis portitor semper in pectore bajulavit, semper in ore habuit », Brevis historia sancti Juliani Turonensis, p. 227 ; « Habebatur a suo pectore atque ore, illum corde retinens quem promebat ore », VO1, I 10, col. 48 C. 411. Sur le mépris du monde : Occ., VI, 801-809 et 902-907 ; Coll., III 28, III 29, III 49 ; Sermo sancti Geraldi, lectio 4 et 8. L’acceptation des décisions divines : Coll., I 4, I 38, I 39, III 37, III 38, III 42, III 43, III 45, III 46, III 48, III 52 ; Sermo de combustione, col. 736 A, 737 B, 741 A, 744 C ; Sermo sancti Geraldi, lectio 8 ; VG4, III 2. L’entrave que constituent les affaires du siècle : Occ., III, 844-876 et IV, 30-38 ; Coll., I 31, I 35, II 2, II 6, II 29, III 25, III 29 ; Sermo de combustione, col. 743 A ; VO1, I 17. Le voisinage prestigieux du tombeau de Martin rejaillissant sur la ville de Tours : Sermo de combustione, col. 736 C ; VGT, chap. 26 ; VO1, I 16.

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qui est attaché à la fondation ou à la construction du monastère bourguignon et qui est désigné comme premier abbé du lieu412. Le terme de fundator de Cluny n’apparaît d’ailleurs qu’une seule fois dans la documentation, dans les Annales de Nevers, un texte exactement contemporain de la chronique de Saint-Julien, où il vient qualifier Guillaume le Pieux413. Il semble par ailleurs que le ­premier auteur à évoquer le rôle d’Odon comme primus abbas de Cluny soit Sigebert de Gembloux, qui écrit sa Chronica entre 1082 et 1111, ce qui reflète les efforts de construction de leurs origines entrepris par les clunisiens à partir de l’abbatiat d’Hugues de Semur414. La qualification d’Odon de fondateur de l’abbaye bourguignonne dans la chronique de Saint-Julien de Tours correspondrait donc à une interpolation du texte de Jean de Salerne, dans un contexte de réélaboration de l’image du saint à cette époque. La mort d’Odon dans l’église Saint-Aubin, présentée comme une dépendance de Saint-Julien de Tours, laisse également supposer un remaniement du texte initial de Jean de Salerne par l’auteur de la chronique. Une place centrale avait en effet été accordée à ce sanctuaire dans les faux forgés par les moines de SaintJulien, pour affirmer leurs droits sur les berges de la Loire dans la seconde moitié du xie siècle. Cette église Saint-Aubin semble n’avoir été dédicacée qu’en 1058, mais il est possible qu’il s’agisse d’une nouvelle consécration d’un établissement plus ancien, puisque le martyrologe de Saint-Julien suggère l’existence d’un autre autel dédié à saint Aubin avant cette cérémonie415. Il est alors difficile de déterminer si ce bâtiment existait déjà au moment de la mort d’Odon ou si l’auteur de la Brevis historia sancti Juliani l’a délibérément mentionné pour attester son ancienneté. Le fait que la chronique soit écrite au moment de la confection des fausses chartes, qui mettent justement en valeur les droits ancestraux attachés à Saint-Aubin, plaiderait plutôt en faveur d’une modification du texte de Jean de Salerne sur le lieu de la mort d’Odon. Un dernier point mérite réflexion. Comment est-il possible qu’aucun manuscrit de la Vita Odonis prima et maior ne porte la trace de cette fin, si elle a réellement été écrite par Jean de Salerne ? M. L. Fini a avancé l’hypothèse, pour la rejeter ensuite, que l’absence de chapitre final dans la plupart des témoins du texte pouvait être due à une omission, volontaire ou non, des copistes416. L’influence des modèles hagiographiques de Martin et de Benoît d’Aniane sur le texte de Jean de Salerne permet d’avancer une autre explication417. La Vita s. Martini ne relate en effet absolument pas la mort du saint, qui n’est évoquée que dans deux 412. Annales nivernenses, p.  89. Pour les chroniques des xe-xie siècles : Raoul Glaber, Histoires, p. 172-175 ; Annales laubienses, p. 14. 413. Annales nivernenses, p. 89. 414. Sigebert de Gembloux, Chronica, p. 344-348. Sur la qualification d’Odon comme premier abbé de Cluny à partir du xiie siècle, cf. D. Iogna-Prat, « Panorama », p. 58-60. 415. H. Noizet, Pratiques spatiales, p. 125. 416. M. L. Fini, « L’Editio minor », p. 174. 417. Nous tenons ici à remercier P. Boulhol de nous avoir suggéré cette idée.



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des trois lettres qui circulent avec le texte, une forme littéraire également adoptée par Ardon dans sa Vie du réformateur carolingien418. Or, Jean de Salerne semble avoir suivi ces deux modèles en plusieurs endroits, afin de renforcer la ressemblance entre Odon, d’une part, et Martin et Benoît d’Aniane, d’autre part419. Il est alors possible qu’il ait raconté la mort d’Odon dans une épître qui aurait dû être jointe à la Vita Odonis, mais qui, en raison de la diffusion restreinte de l’œuvre aux xe-xie siècles, a été perdue ou dissociée de la Vie, sauf peut-être dans le seul cas du manuscrit qu’aurait utilisé le chroniqueur de Saint-Julien de Tours. Cette hypothèse pourrait être confirmée par le début du deuxième paragraphe de la Brevis Historia Sancti Juliani Turonensis, où l’auteur paraît récapituler les faits et gestes les plus significatifs d’Odon, en introduction à son récit, comme dans une lettre, ou plus exactement comme dans la première lettre de la Vita de Benoît d’Aniane420. Le chroniqueur s’y attarde en particulier sur la construction et la ­correction des monastères, l’exhortation au mépris du monde et, enfin, sur l’écriture de nombreuses œuvres, en particulier les hymnes et les antiennes en l’honneur de saint Martin.

Conclusion : vision d’ensemble du multi-abbatiat “odonien” De nombreux auteurs du Moyen Âge ont surtout vu en Odon un réformateur. À l’issue de cette étude de l’itinéraire biographique d’Odon, une vision globale du multi-abbatiat “odonien” se dégage. Celui-ci consiste en une direction personnelle de nombreux monastères dans la région de Rome, dans les espaces aquitains et en Neustrie, confiés généralement par de grands aristocrates laïques ou ecclésiastiques, tandis que les établissements situés en Bourgogne semblent être cédés aux frères de Cluny, comme n’importe quel bien foncier. Grâce à son insertion dans les milieux aristocratiques, Odon est donc parvenu à diriger des abbayes diverses, sans véritables liens entre elles. Son rôle à l’intérieur de la communauté ne semble toutefois pas être le même partout : alors qu’à Cluny ou Déols il semble s’investir dans le devenir de son monastère, il n’apparaît à Fleury que par intermittence dans la documentation, signe probable du caractère plus flou de son statut dans cet établissement. Existe-t-il toutefois une logique, ou tout au moins des traits communs, dans cette dynamique de réforme qu’incarne le deuxième abbé de Cluny ? 418. Sulpice Sévère, Epistula secunda ad aurelium diaconus, dans Id., Vie de saint Martin. vol. 1, p. 324-335, et Id., Epistula tertia, Ibid., p. 334-345. Ardon, Vita Benedicti abbatis Ananiensis et Indensis, chap. XLII, XLIII et XLIV, p. 218-220. Le premier de ces trois chapitres correspond à une lettre envoyée par les moines d’Inda à Ardon pour l’informer de la mort de Benoît, le deuxième à celle envoyée par Benoît lui-même, au seuil de la mort, à Georges, abbé d’Aniane, le troisième à celle destinée par Benoît, moribond, à l’archevêque Nibridus de Narbonne. 419. Cf. supra, notre introduction générale, p. 31. 420. Le texte de la lettre commence par un récit rapide de la carrière du saint, puis évoque ses activités de restauration monastique, Ardon, Vita Benedicti abbatis Ananiensis et Indensis, chap. XLII, p. 218-219.

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Les modalités concrètes de réforme des établissements concernés, bien visibles tant dans les Vies de Géraud et d’Odon que dans certains actes, constituent un premier trait commun. L’apprentissage des bons usages par les moines d’un établissement donné semble en effet se dérouler par imitation de religieux venus sur place pour montrer l’exemple. Ce processus est particulièrement clair dans la charte qui réaffirme la fondation de Déols en 926/927, où il est stipulé que Bernon y a envoyé des moines pour apprendre aux religieux du monastère un mode de vie correct421. De la même manière, la Vita Odonis évoque la présence de cénobites proches d’Odon qui se déplacent avec lui pour prendre en charge et montrer les bons usages aux communautés à restaurer422. Cette façon de procéder suppose une très grande mobilité des religieux d’un établissement à l’autre, ce qui explique probablement que l’on retrouve les mêmes noms de moines dans les chartes ­d’abbayes différentes, comme le montre l’exemple de Fleury423. Un cas similaire est d’ailleurs attesté ailleurs, puisque le copiste qui aide Odon à corriger le manuscrit de la Vie de saint Martin à Saint-Paul-hors-les-Murs, Othegarius, ne fait probablement qu’un avec le Otgar/Otger [Otgarius/Otgerius], co-abbé d’Odon à Saint-Pons de Thomières424. Ce n’est donc pas seulement Odon qui se déplace, mais aussi des religieux de confiance venus apprendre à d’autres les coutumes les plus importantes. Un deuxième axe directeur dans ces réformes, seulement perceptible dans les monastères de l’espace franc dont les chartes nous sont parvenues, réside dans la volonté de mettre les établissements et leurs biens hors de toute influence extérieure, notamment celle du fondateur, par la protection du pape ou du roi. Les actes de Cluny, Déols, Romainmôtier, Tulle et Saint-Pons de Thomières, comme les réécritures du statut d’Aurillac dans la Vita Geraldi, semblent renvoyer une même image d’abbayes soustraites à leurs prédateurs laïques et ecclésiastiques. Ce sont surtout les modifications de la situation de Saint-Géraud dans la Vita qui laissent penser que ces mesures correspondent à une volonté personnelle d’Odon. Cette hypothèse se renforce à l’examen des monastères considérés comme des modèles dans ce texte : Solignac, où le comte vient assister aux offices, et surtout Vabres, lieu de formation des futurs moines de Saint-Géraud425. Si le premier se trouve à huit kilomètres au sud de Limoges, donc relativement loin d’Aurillac, le second en est en revanche assez proche, puisqu’il en est distant d’environ une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau. Le choix du monastère de Vabres pour éduquer les jeunes moines n’est cependant pas présenté en fonction de critères Pièce justificative II, J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 44. VO1, II 23, col. 73 C. Cf. supra, dans ce même chapitre, le cas des moines de Fleury, p. 315-316. VO1, II 22, col. 72 D-73 B. Otgar apparaît comme abbé de Saint-Pons de Thomières dans les actes suivants : no 67-LXIII, HGL V, col. 173-175 ; no 69-LXV, Ibid., col. 176-179 ; no 74-LXIX-I, Ibid., col. 185-187, no 74-LXIX-II, Ibid., col. 187-188. 425. Pour Vabres, VG4, II 6, col.  674  A. Géraud allait assister aux offices de Solignac, Ibid., II 10, col. 676 A.

421. 422. 423. 424.



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géographiques, mais comme une décision découlant de la pureté des religieux de cette abbaye. Ces deux établissements sont relativement bien documentés par de nombreux diplômes royaux, notamment de Charles le Chauve pour Vabres en 869/870 et d’Eudes pour Solignac, cette dernière abbaye ayant été réformée par Benoît d’Aniane426. Or, ces monastères jouissaient d’un statut très proche de celui qu’Odon tente de mettre en place dans les établissements qu’il dirige : adoption de la règle de saint Benoît, libre élection de l’abbé hors de toute influence extérieure et, surtout, protection des biens des cénobites par une immunité royale de type carolingien. Il y a donc des traits communs aux établissements dirigés par Odon, bien que la défense des patrimoines monastiques ne soit pas toujours exprimée de la même manière, signe d’une évolution de sa conception du mode de vie cénobitique. On peut enfin s’interroger sur les raisons pour lesquelles tant d’aristocrates se sont montrés favorables à Odon, soit par le biais de donations, soit en lui confiant des monastères à diriger. Cette intervention de princes, tant laïques qu’ecclésiastiques, pour soutenir les efforts de réforme s’inscrit vraisemblablement dans la continuité des pratiques sociales carolingiennes. Au-delà de la simple question du salut de l’âme, la participation des grands aristocrates à la rénovation de l’Église les place en effet directement dans la lignée de l’idéologie royale des siècles précédents. Cette continuité des pratiques sociales transparaît d’ailleurs dans le vocabulaire employé pour désigner les réformes dans les actes de la pratique. Il relève en effet du champ lexical de la correction, dans la droite ligne des capitulaires carolingiens et de la réforme de Benoît d’Aniane : il n’est jamais fait mention de renovatio, mais de correctio des mœurs ou de reparatio des monastères427. Il s’agit donc d’un discours qui, par le choix des mots employés, affiche sa continuité avec les démarches de mise en ordre sociale entreprises par les souverains carolingiens, dans une optique de légitimation du pouvoir. Odon est mort le 18 novembre 942, à Tours, et a été inhumé dans l’établissement de Saint-Julien. Les modalités de sa succession dans les monastères qui lui ont été confiés, notamment à Cluny, sont totalement inconnues. Avec Odon disparaît ainsi l’unique lien qui existait entre les divers monastères qu’il a ­restaurés au cours de sa vie. Seul un établissement qu’il avait pris en charge dans les espaces bourguignons, Charlieu, est également dirigé par son successeur à Cluny, Aymard. C’est d’ailleurs dans les traces d’Odon que se glissent ce ­dernier, puis

426. No  339, Recueil des actes de Charles II le Chauve, vol. II, p.  254-256. No  2, Recueil des actes d’Eudes, p. 7-12. 427. Sur le vocabulaire de la réforme, P. Depreux, « Ambitions et limites des réformes culturelles  », p. 732-735. Dans la documentation lotharingienne sur les réformes, il semble qu’il soit fait davantage mention de reformatio et de renovatio, M. Margue, « Aspects politiques de la “réforme” monastique en Lotharingie », n. 164, p. 58.

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Maïeul dont l’activité réformatrice s’étend à la Provence et à l’Italie428. Ailleurs, les co-abbés d’Odon continuent à exercer leur fonction, devenant parfois euxmêmes multi-abbés, sans toutefois exercer leur autorité à une large échelle, signe d’une fragmentation plus globale du pouvoir. Cette disparition du multiabbatiat ­“odonien” avec la mort du deuxième abbé de Cluny démontre, mieu­x que tout autre fait, le caractère personnel des réformes monastiques dans la première ­moitié du xe siècle.

428. Sur Aymard et Maïeul, J. Wollasch, Cluny, Licht der Welt, p. 61-100. Sur les réformes de Maïeul, D. W. Poeck, Cluniacensis Ecclesia, p. 216-221.

Conclusion de la première partie Odon au cœur des réseaux aristocratiques

L

a notion de « réseau social » (social Network) a été théorisée pour la première fois en 1954 par un ethnologue britannique, J. Barnes. Elle a ensuite envahi la sphère des sciences sociales par le biais de travaux sociologiques, qui désignent ainsi des ensembles de relations entre personnes ou entre groupes sociaux1. Elle est utilisée par les historiens du haut Moyen Âge, notamment pour appréhender l’exercice du pouvoir, dans le cadre d’un « État qui repose sur des groupes de personnes  » (Personenverbandstatt)2. Plus précisément, la notion de réseau ­permet de décrire le fonctionnement de la Reichsaristokratie carolingienne, dont les membres sont liés par des relations de parenté charnelle ou spirituelle, ­d’alliance, d’amicitia et de fidélité3. Leur participation au pouvoir est fonction de ces réseaux, mais leur permet aussi de les étoffer davantage. L’itinéraire biographique d’Odon a été appréhendé à de nombreuses reprises en termes de relations personnelles avec des grands, notamment pour comprendre ses initiatives de réforme. Parler de « relations » d’Odon avec les membres de l’aristocratie ne suffit cependant pas à analyser son itinéraire biographique en termes de réseaux4. Cette notion désigne en effet le résultat des relations, dynamiques et mouvantes, entre plusieurs personnes, qui ont une caractéristique ou un intérêt commun. Dans le cadre de notre étude, le concept le plus approprié est celui de « réseau personnel », défini comme « l’ensemble des relations qu’un individu particulier entretient avec d’autres personnes » qui sont en contact direct avec lui, tout en prenant également en compte les relations qui ne dépendent pas de l’individu concerné5. Pour modéliser le réseau personnel d’Odon de Cluny, nous avons distingué, globalement, deux types de relations sociales. Les premières –  la parenté, la fidélité, les formes de groupements horizontaux induits par le compagnonnage 1. J. E. Barnes, « Class and Commities », p. 39-58. 2. Sur l’utilisation de cette notion par les médiévistes, cf. l’article de synthèse : G.  Melville, « L’institutionnalité médiévale », p. 248-249. 3. Le mot est par exemple beaucoup employé dans R. Le Jan, Femmes, pouvoir et société. 4. Nous tenons ici à remercier P.-Y.  Beaurepaire pour les pistes de recherches qu’il nous a suggérées et la bibliographie qu’il nous a conseillée, notamment P.-Y. Beaurepaire, D. Taurisson (éd.), Les ­Ego-documents. 5. A. Degenne, M. Forsé, Les Réseaux sociaux, p. 35-74 ; p. 35 pour la citation.

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

guerrier, la fraternitas tissée au sein des communautés spirituelles et l’amicitia aristocratique  – constituent la partie virtuelle de son «  capital social  » –  pour reprendre l’expression de P. Bourdieu –, dans la mesure où il s’agit de relations potentielles entre différentes personnes, qui ne sont “activées” qu’en cas de besoin6. En revanche, les secondes – les réformes, les donations ou les concessions de privilèges – apparaissent comme une concrétisation des relations sociales potentielles, sous une certaine forme et à un moment donné. Il convient enfin de souligner que ces concrétisations, en particulier lorsqu’il s’agit de réformes, sont également créatrices de relations sociales, dans la mesure où elles cristallisent les rapports entre les hommes et débouchent sur l’élaboration de liens nouveaux. L’implication d’Odon dans de nombreuses restaurations monastiques découle de et entraîne donc une augmentation de son capital social, c’est-à-dire son insertion profonde au cœur des pouvoirs de la première moitié du xe  siècle. Le but de l’étude est dès lors de déterminer l’étendue d’un système d’interconnaissances aristocratiques sans cesse mouvant, en construction et en déconstruction, afin d’analyser au sein de quels milieux les réformes s’organisent. Plus exactement, la question centrale est de cerner comment un comportement individuel est façonné par différents réseaux et de distinguer comment ce comportement contribue à modeler, en retour, les structures sociales. Plusieurs types de sources ont été utilisés pour tenter de reconstituer le réseau personnel d’Odon, essentiellement les indications des actes de la pratique, notamment les mentions des témoins ou de petitores des documents. Certaines chartes où l’abbé de Cluny n’est pas mentionné, mais où l’on trouve la trace de rapports entre deux personnes qui sont par ailleurs en contact avec lui, ont également été prises en compte. Plus partiellement, les œuvres d’Odon ont été utilisées, tout comme la Vita Odonis ou certaines chroniques qui attestent les liens de l’abbé de Cluny avec certains hommes. Dans un premier temps, il a donc fallu procéder à un travail d’inventaire pour identifier, dans la documentation, les relations entre les différents membres du réseau d’Odon7. La confection d’une base de données, recensant les liens entre deux personnes particulières, à un moment précis, selon une certaine forme, a ainsi permis de cerner plus clairement dans quels réseaux aristocratiques évoluait le deuxième abbé de Cluny depuis sa jeunesse. Avant de commenter le schéma (fig. 12), quelques réserves doivent être émises sur les résultats obtenus. Il convient d’abord de souligner le caractère provisoire de ce travail, qui mériterait un traitement informatique systématique grâce à une base de données relationnelle. L’étude a donc été restreinte aux réseaux les plus évidents, sans tenir compte, par exemple, de tous les souscripteurs de chartes. Par ailleurs, le schéma présenté ne tient pas compte de la diachronie : il “gomme” donc le caractère mouvant des alliances et surtout les constructions et déconstruc6. P. Bourdieu, « Le capital social », p. 2-3. 7. Sur cette base de données, cf. la version soutenue de notre thèse, I.  Rosé, Odon de Cluny, p. 1017-1024.

Arnulf

Aimeric Otgar

Aimon

Odon

Bernon

Emma

ROBERTIENS

Eudes Robert Hugues le Grand

Fig. 12. réseau personnel d’odon de Cluny.

Réalisation graphique : I. Rosé

RODOLPHIENS

L’intensité des relations est ensuite représentée par la somme des liens, figurés côte à côte

Intensité des relations entre personnes Un lien attesté dans la documentation

Rodolphe I

Adélaïde de Bougogne

Raoul

Hugues le Noir

Maimbaud (évêque de Mâcon)

Bernon (évêque de Mâcon)

Geoffroy (comte de Nevers)

Aubri de Mâcon

Liétaud de Mâcon

Romond (évêque d’Autun)

Remi d’Auxerre

Heiric (évêque de Langres)

Roger (comte de Laon)

Guillaume (évêque de Sens)

Élisiard (comte) Bernard (comte de Senlis) Geoffroy (comte d’Orléans) Louis IV d’Outremer

Cunebert (chanoine de Brioude) Étienne VIII Gottschalk (évêque du Puy) Léon VII Arnold (évêque de Clermont) Jean X Guillaume le Pieux Formose Guillaume le Jeune Acfred Jean XI Albéric GUILHEMIDES Bernard (comte) Marozia Thibert (comte) Alda (fille d’Albéric) THÉOPHYLACTES Ermengarde Louis Ingilberge Hugues Nièce Guy de l’Aveugle d’Hugues Toscane d’Arles d’Arles Fonctions des membres du réseau Types de liens entre personnes Hiérarchie des membres du réseau Roi Fidélité Membre polarisant un réseau Évêque, archevêque Parenté charnelle ou spirituelle (fosterage, Grand laïc (duc, marquis, comte, vicomte) Pape Simple participant au réseau co-abbatiat, amicitia) Moine, abbé Clerc (chanoine, archidiacre) Liens divers (réforme, donation, privilège, souscription d’une même charte)

Hildegaire (vicomte de Limoges)

Turpion (évêque de Limoges)

Adémar des Échelles

Ebbe de Déols

Laune

Géronce (archevêque de Bourges)

Atton (vicomte de Toulouse)

Raymond-Pons

Ebles Manzer

Guillaume Tête d’Étoupe

Abbon (père d’Odon)

Thibaud le Vieux

Foulque le Bon

Foulque le Roux

Atton (vicomte de Tours) Ardré (vicomte de Tours) Erbern (archevêque de Tours) Théotolon (archevêque de Tours) Guarnegaud (vicomte de Blois)

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

tions progressives de la toile de relations. Il convient, enfin, de tenir compte de l’existence probable d’intermédiaires inconnus dans ces réseaux, qui nous échappent pour des raisons documentaires. Le but de ce schéma est de présenter une vue générale de l’espace relationnel d’Odon de Cluny dans toute sa complexité, son étendue et ses ramifications, pour y distinguer des sous-ensembles réticulaires. À partir du schéma, on constate qu’Odon participe avant tout à deux réseaux importants, dont la cohérence résulte de liens de parenté ou de fidélité. Le premier est celui des Robertiens/Rodolphiens, qui concerne globalement les réformes des établissements de Neustrie et de Bourgogne. Il s’articule principalement autour de deux personnes, le roi Raoul et Hugues le Grand. L’accès d’Odon à cet espace relationnel est sans doute un héritage de son père, c’est-à-dire qu’il constitue ­l’origine de son capital social. Comme tout capital social, ce dernier est d’ailleurs renforcé, construit, par sa formation laïque par Foulque le Roux et son passage par Saint-Martin de Tours. Le second réseau est celui des Guilhemides/Bosonides, qui semble suivre un schéma similaire au précédent, c’est-à-dire que la proximité d’Odon avec ses membres résulte d’un legs paternel, suivi d’une relation plus personnelle induite par son statut de nutritus. Il est également polarisé autour de deux individus, Guillaume d’Aquitaine et Hugues d’Arles. Ce second réseau présente deux particularités. Il constitue tout d’abord une voie d’accès à un autre espace relationnel, celui des Théophylactes de Rome, auquel il ne se rattache que tardivement par des liens de parenté, dans les années 930, grâce au bosonide Hugues d’Arles. Ce sont donc d’autres types d’alliances – militaires ou véhiculées par des privilèges pontificaux – qui y rattachent l’aristocratie franque jusqu’à cette époque. Par ailleurs, ce second réseau semble “éclater” dans l’espace franc, après la mort d’Acfred, le dernier des Guilhemides, pour se repolariser autour de ­nouvelles personnalités qui n’ont pas de lien de parenté direct avec les anciens ducs d’Aquitaine et dont le pouvoir s’organise dans des espaces moins vastes : Ebles Manzer, puis son fils Guillaume Tête d’Étoupe, et Raymond-Pons de Toulouse. Le schéma atteste également qu’Odon est beaucoup mieux inséré dans les réseaux aristocratiques que son prédécesseur Bernon. Ce dernier est en effet complètement étranger aux espaces relationnels des Robertiens et ne se rattache aux Théophylactes et aux Rodolphiens que de manière ténue. Son insertion dans les cercles du pouvoir mâconnais, comtes et évêques, semble également inexistante. Bernon apparaît donc avant tout comme un homme lié aux aristocraties méridionales, c’est-à-dire essentiellement aux Guilhemides et aux Bosonides. La ­comparaison des réseaux du premier et du deuxième abbé de Cluny permet ainsi de comprendre la différence d’ampleur entre le multi-abbatiat d’Odon et celui de son prédécesseur. Il ne faudrait toutefois pas négliger le fait que le deuxième abbé de Cluny, en succédant à Bernon, a vraisemblablement renforcé son insertion dans les aristocraties méridionales et hérité des pratiques réticulaires de son prédécesseur. Le schéma permet également de distinguer l’existence de sous-réseaux et de réseaux intermédiaires, polarisés autour des co-abbés d’Odon. Ces derniers



Conclusion : Odon au cœur des réseaux aristocratiques

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a­ pparaissent comme des relais du pouvoir abbatial, enchâssés eux aussi dans une toile de relations sociales, sans doute moins dense que celle où se trouve le deuxième abbé de Cluny. Ce constat laisse postuler un éclatement et une redistribution des liens entre les hommes à une échelle plus locale, indice d’une fragmentation plus g­ lobale du pouvoir. *   * * Au total, ce schéma montre la participation d’une même aristocratie, tant ­laïque qu’ecclésiastique, aux réformes d’Odon8. Ce sont bien des groupes de clercs et de laïcs, unis par des liens de parenté ou de fidélité, qui promeuvent les restaurations monastiques. Ce constat confirme donc une remarque de Jean de Salerne sur la cession à Odon d’établissements religieux : En effet, à cette époque, le nom de notre père commença à briller, sur une vaste étendue, telle une étoile très brillante. Il fit la connaissance des rois, devint un intime des évêques et fut estimé des grands. Ils confiaient en effet les monastères construits sur leurs territoires à l’autorité de notre père, afin qu’il les corrigeât et les mette en ordre selon notre coutume9.

À partir du schéma, on comprend en outre que la construction et l’activation des réseaux résultent essentiellement des déplacements des différentes personnes qui y participent. La mobilité des hommes vient ainsi alimenter constamment leurs relations sociales, tout en se cristallisant à certains moments autour de ­personnes, comme l’entourage d’un grand, ou autour de lieux, par exemple lors des fondations ou de restaurations monastiques. Ces déplacements constants, notamment ceux d’Odon, sont la caractéristique la plus évidente des relations sociales au cours d’une période où les institutions ne sont pas encore ancrées dans l’espace. Cette succession de déplacements qui construisent l’existence du deuxième abbé de Cluny vient ainsi renforcer la notion d’“itinéraire biographique”. L’insertion d’Odon dans les réseaux aristocratiques tardo-carolingiens a, en dernier lieu, des conséquences sur la forme et le contenu de sa production littéraire. La plupart de ses œuvres semblent en effet liées à des contextes parti­ culiers et, surtout, à des horizons relationnels distincts. La chronologie relative des œuvres du deuxième abbé de Cluny, telle qu’elle a été restituée au cœur de son itinéraire, permet ainsi d’identifier plusieurs milieux directement concernés par la composition de certains textes : guilhemides et aquitains pour les Collationes et les opuscules hagiographiques géraldiens, fleurisiens pour l’Occupatio et le sermon sur Benoît, enfin robertiens et tourangeaux pour le dossier martinien composé en fin de vie. La production littéraire d’Odon semble donc également 8. Sur ce phénomène en Italie, pour des périodes un peu plus tardives, G. Sergi, L’Aristocrazia della preghiera, p. 3-23. 9. VO1, II 23, col. 73 B-C.

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Première partie. Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942)

enchâssée dans des ­pratiques réticulaires, un phénomène qui semble toucher aussi sa diffusion, puisque les régions ligériennes, notamment les pôles de Fleury et de Tours, apparaissent à la fois comme des destinataires privilégiés et des relais de nombreuses œuvres. L’influence des milieux destinataires sur le contenu des œuvres, notamment dans des contextes conflictuels, soulève alors la question de la possibilité de restituer la pensée d’Odon dans toute sa cohérence à partir de ces textes, écrits pour défendre des intérêts particuliers. C’est toutefois ce que nous proposons de faire dans la seconde partie de notre ouvrage, en mettant en ­évidence le modèle de société hiérarchisée et dominée par les moines que prône le deuxième abbé de Cluny.

Seconde partie Une société hiérarchisée et dominée par les moines

Introduction de la seconde partie Une vision monastique de l’histoire du salut

elon J. L. Nelson, la seconde moitié du ixe siècle correspond à un temps de réflexion et de redéfinition de l’identité des genres, à un moment de tensions sociales extrêmes. Durant cette période, «  l’élaboration d’une réforme précoce dans des circonstances nouvelles produisit, au moins chez certains membres masculins de l’élite, une conscience aiguë, à la fois de l’existence de fonctionnements sociaux, considérés comme dysfonctionnels, et d’eux-mêmes, comme soumis à des messages sociaux dissonants et à des impératifs contradictoires »1. Cette seconde partie s’inscrit dans la même approche, non pour appréhender la construction discursive des genres, mais celle des groupes sociaux. Plus ­précisément, le but est ici de cerner comment un auteur du xe siècle, à un moment charnière de modifications importantes de la société, redéfinit les rôles et les fonctions de ses acteurs, c’est-à-dire de quelle manière il remédie à des attitudes jugées dysfonctionnelles, à travers le prisme d’un discours réformateur. L’œuvre du deuxième abbé de Cluny atteste en effet la définition d’un certain projet social, qu’il tisse entre deux pôles opposés : la proposition de modèles de comportement idéaux et la dénonciation acerbe des travers de ses contemporains. Le problème majeur d’une étude de ce type pour Odon réside dans le fait qu’il n’utilise pas véritablement de schéma fonctionnel, comme l’ont fait les maîtres auxerrois dans la seconde moitié du ixe siècle, ou comme le feront, un demi-siècle après lui, les « moines “doctrinaires” de l’An Mil », Odilon de Cluny ou Abbon de Fleury2. De par les influences néoplatoniciennes sur son œuvre, la pensée d’Odon sur la société est avant tout hiérarchique, même s’il n’emprunte pas véritablement le vocabulaire dionysien3. L’expression de la hiérarchie est perceptible à travers ­certains usages sémantiques qui parcourent l’ensemble des textes écrits par l’abbé de Cluny. Il utilise, en particulier, superare et beaucoup de formes verbales construites avec le suffixe præ- pour signifier la position dominante de certains hommes, de même qu’il emploie des dérivés de sequor pour les

S

1. J. L. Nelson, « Monks, Secular Men and Masculinity », p. 123. 2. Sur le schéma trifonctionnel chez les maîtres auxerrois, cf. D.  Iogna-Prat, « Le “baptême”  », p. 101-126. Nous empruntons l’expression « moines doctrinaires » à Id., « Entre anges et hommes », p. 245-263. 3. Cf. supra, notre chapire « De Tours à Baume », n. 206, p. 92.

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Seconde partie. Une société hiérarchisée et dominée par les moines

dominés4. La notion de hiérarchie émane toutefois principalement d’adjectifs, utilisés sous la forme de superlatifs et surtout de comparatifs, un moyen­ « d’exprimer la distance sociale » au haut Moyen Âge, selon J.-P. Devroey5. Ce vocabulaire induit qu’Odon pense tout d’abord la hiérarchie comme un phénomène processionnel, dans lequel certains se trouvent devant d’autres (præesse, præstare) et auquel il confère très souvent un mouvement (præcedere, præire), vers un but eschatologique. Les formes comparatives et superlatives définissent quant à elles la hiérarchie à la fois dans un ordre de grandeur (maior, minor, minimus), sur un axe vertical (excelsior, ­celsior, altior) et en fonction d’une échelle des mérites (melior, pessimus, excellentior, excellentissimus). Ces adjectifs viennent en particulier qualifier le terme de gradus, qui semble être le seul substantif utilisé par Odon pour exprimer la notion de hiérarchie et qui recoupe trois significations différentes. L’abbé de Cluny l’emploie d’abord dans le sens, extrêmement courant au Moyen Âge, d’« état » ou de « dignité ecclésiastique  », en le précisant par l’adjonction de l’adjectif ecclesiasticus, de compa­

4. Pour superare : Occ., II 112, II 175, II 249, III 329, III 364, IV 828, V 636, V 695, VI 773, VII præf. 21, VII 33, VII 84, VII 269, VII 439, VII 596, VII 751-752 ; Coll., II 8, col. 555 A. Pour præesse : Occ., I 65, VI 676 ; Coll., I 6, col. 524 A, I 27, col. 538 C, I 28, col. 539 A, II 35, col. 582 B, III 5, col. 593 A ; VG4, II 25, col. 685 C. Pour præstare : Occ., I 68, I 149, I 233, I 290, II 5, II 48, II 334, III 28, III 442, III 938, III 1068, III 1199, III 1214, IV 3, IV 594, V 627, VI 800, VI 887, VII 262, VII 463 ; Coll., II 12, col. 560 B, II 25, col. 569 D, III 11, col. 598 C, III 30, col. 616 B, III 33, col. 616 A ; VG4, I 11, col. 650 A, II 2, col. 670 C, II 8, col. 675 B, II 13, col. 678 A ; Sermo de Benedicto, col. 723 A. Pour prævalere : Occ., III 522, IV, 271, IV  471, VII 123 ; Coll., I  9, col.  527  B, I 11, col.  528 A, I  22, col.  534  C, I  40, col. 547  B, II 1, col. 549  C et 550 A, II 29, col.  574  C, II  35, col.  582 A, II 37, col. 585 A, III 50, col. 634 D, III 53, col. 638 B ; VG4, I 15, col. 652 B, I 38, col. 665 A, II 28, col. 686 C ; Sermo de combustione, col. 736 D, col. 740 C. Pour præcedere : Occ., V 15 ; Coll., I 25, col. 536 C, III 39, col. 623 C. Pour præire : Occ., I 92 ; Coll., III 2, col. 591 A ; VG4, I 5, col. 645 D, I 14, col. 652 A. Les occurrences des dérivés de sequor dans cette acception sont trop nombreuses pour être répertoriées ici. 5. Sur l’emploi des comparatifs pour exprimer la distance sociale : J.-P. Devroey, Puissants et misérables, p. 204-208. Nous avons répertorié ici les occurrences qui concernaient les hommes et les choses hiérarchisés par ces adjectifs. Pour maior : Occ., I 17, I 93, II 8, II 60, III 520, IV 217, IV 666, IV 788, V 235, VI 776, VI 869 ; Coll., II 20, col. 566 C, II 28, col. 572 A, II 29, col. 574 A, II 41, col. 588 A, III 14, col. 601 A, III 30, col. 613 B, III 35, col. 317 D, III 51, col. 636 A ; VG4, I 23, col. 656 C, I 35, col. 663 B, III 3, col. 671 B ; Sermo in cathedra, col. 712 D, Sermo de Benedicto, col. 727 D ; Sermo de combustione, col. 730 B, col. 736 D, col. 743 B ; Sermo sancti Albini, l. 14, 69, 176-178. Pour minor : Occ., I 17, I 93, II 61, II 121, III 147, III 329, III 496, III 699, III 1052, III 1111-1112, III 1214, III 1216, IV 189, V 71, V 182, V 679, V 694, VI 397, VI 776, VII 724 ; Coll., I 40, col. 647 A, II 2, col. 550 B, II 24, col. 569 A, III 10, col. 598 C. Pour minimus : Occ., I 17, I 19. Pour melior : Occ., II 221, V 290, VII 156 ; Coll., I 21, col. 533 C, II 3, col. 551 A, II 35, col. 582 A, II 36, col. 584 B, III 9, col. 596 C, III 30, col. 613 A, III 45, col. 629 D, III 49, col. 633 C ; VG4, II 8, col. 675 B ; Sermo sancti Albini, l. 79. Pour excelsior : Sermo de Benedicto, col. 722 B. Pour celsior : Occ., I 180 ; Sermo de Benedicto, col. 725 C. Pour altior : Occ., III 729 ; Coll., I 37, col. 544 D, III 50, col. 635 A ; VG4, IV 7, col. 700 A ; Sermo de combustione, col.  740  D ; Sermo sancti Albini, l.  55, 177. Pour pessimus : Occ., III  904, V  784, VII  198 ; Coll., II  4, col.  551  D, II  12, col.  559  D. Pour excellentior : Sermo de Benedicto, col. 729 B. Pour excellentissimus : Sermo de Benedicto, col. 724 C, 727 D.



Introduction : une vision monastique de l’histoire du salut

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ratifs intensifs (altior, inferior) ou de certains mots au génitif (officii, regiminis)6. À deux exceptions près, ces occurrences – qui proviennent majoritairement des Collationes – viennent s’appliquer à la dignité épiscopale : elles dessinent ainsi une hiérarchie ecclésiastique composée de deux degrés, altior pour les évêques et inferior pour tous les autres clercs, bipartition qui reprend les cadres institu­ tionnels carolingiens7. Odon désigne en outre par gradus l’état monastique, en lui accolant par deux fois un comparatif intensif (excellentior, celsior) qui suggère la position dominante des cénobites, à la fois sur l’échelle des mérites ­(excellentior) et sur un axe vertical (celsior)8. Dans l’Occupatio, l’abbé de Cluny utilise enfin le terme dans un sens que l’on pourrait qualifier de “social”, dans la mesure où il l’emploie toujours au pluriel comme un synonyme d’ordo, en lui conférant ­toutefois la connotation hiérarchique de « degré »9. Dans cette acception, ­gradus a une dimension clairement néoplatonicienne – voire dionysienne –, puisque le premier emploi du terme vient qualifier les deux catégories d’anges, ­maiores et minores, créées par Dieu10. Odon précise plus loin l’équivalent ­terrestre de cette organisation céleste : bien que partant d’abord de la division de l’Église en trois gradus qui semblent correspondrent aux ordines carolingiens –  mais qui sont ­clairement hiérarchisés par l’emploi du verbe superare –, l’abbé de Cluny retombe ensuite sur une distinction duale, entre «  grands  » et «  petits  » ou­ « humbles » et « puissants »11. Cette pensée hiérarchique ne s’articule en fait que dans de rares cas avec la question de la division de la société en ordines, qui est laissée pratiquement de côté. Dans les écrits d’Odon, ordo recouvre ainsi trois sens principaux12. En général, notamment dans l’Occupatio, il signifie « disposition », que celle-ci concerne

6. Emploi seul : « gradu », Coll., III 10, col. 597 D, et Sermo sancti Albini, l. 176 ; « suo gradu », Coll., II 19, col. 565 C, et III 9, col. 596 C. Emploi avec l’adjectif ecclesiasticus : « ecclesiastico gradu », Ibid. I 37, col. 545 B. Emploi avec des comparatifs intensifs : « altiori gradu », Ibid., I 37, col. 544 D (Odon précise qu’il s’agit des hommes qui sont intra Ecclesiam) ; « inferioris gradus », Ibid., III 2, col. 591 B. Emploi avec des génitifs : « gradus officii », Occ., VII 206 (désigne les hommes qui ont été ordonnés) ; « regiminis gradum », Coll., I 28, col. 538 D (Odon le définit ensuite comme le pouvoir des clés). 7. Odon évoque clairement ces deux gradus (« de utroque gradu »), Coll., II 5, col. 552 D, et Ibid., III 2, col. 591 B. Sur les deux degrés de la hiérarchie ecclésiastique à l’époque carolingienne, J. Imbert, Les Temps carolingiens, p. 94-102. 8. Par exemple, « ipso gradu », Sermo sancti Albini, l. 106 ; « gradu religionis », Coll., II 39, col. 586 B ; « celsiorem gradum », Sermo de Benedicto, col. 725 C, et « excellentiori gradu », Ibid., col. 729 B. 9. Occ., IV 410-411 ; VI 771-778. Coll., II 5, col. 552 D. Sermo in cathedra, col. 710 C-D. 10. « Sunt ibi maiores etenim gradibusque minores », Occ., I 93. 11. « Ecclesiam uariis perhibent consistere membris,/ Tres in eaque gradus, dispar quos disparat actus,/ Tertius ut medium superet, medius quoque primum,/ Quos tamen una fides unum corpus facit omnes ;/ Mansio cælorum recipit cum grande pusillum ;/ Maiores aliis præsuntque minoribus ipsi,/ Sed quod habent dominum memorentur utrique supernum,/ Exaltantem humiles deponentemque potentes !  », Occ., VI 771-778. Sur la division carolingienne tripartite, P.  Toubert, « La théorie du mariage  », p. 235-237. 12. Cf. l’étude sur le mot ordo par G. Duby, Les Trois Ordres, p. 95-98.

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l’ordre de la nature et de la Création en général, le processus du salut ou les bonnes et mauvaises intentions des individus13. Hormis dans ce dernier cas, cette acception d’ordo renvoie ainsi à une réalité immanente, un ordonnancement de tout ce qui arrive sur terre et dans le ciel par le Dieu créateur. Plus rarement, le terme signifie également « succession », notamment dans les Collationes14. Ordo ne désigne finalement un groupe social que dans de très rares occurrences. C’est le cas notamment dans la Vita Geraldi, où Odon évoque un ordo pugnatorum. À trois reprises, il y utilise aussi l’expression suus ordo, qui semble faire référence d’abord à un ordre de puissants, puis à celui des laïcs, enfin à celui des moines15. Dans les Collationes, Odon parle deux fois de nostro ordine, qui renvoie apparemment aux cénobites, puis y mentionne les ordines Ecclesiæ, expression que l’on retrouve dans l’Occupatio et qui est une référence probable à la tripartition carolingienne selon les mérites16. Dans le sermon sur Benoît, Odon désigne en outre les moines, en termes hiérarchiques, comme «  la foule de l’ordre le plus élevé » (excelsior ordo), qui reçoit les enseignements du législateur cénobitique17. En dernier lieu, dans l’Occupatio, le terme vient qualifier les neuf cohortes angéliques, qui ont choisi de mépriser le monde et qui constituent « un ordre très pur » (mundissimus ordo)18. Même dans sa dimension sociale, ordo est donc extrêmement polysémique et ne renvoie pas toujours à un même groupe, défini selon des critères clairs. Ces courtes études sémantiques attestent que le projet social d’Odon ne se coule pas dans un ­discours fonctionnel classique, de type dumézilien, mais utilise une grille de ­lecture historique ou, plus exactement, anthropologique. Pour bien saisir dans quel cadre s’inscrit son discours sur la société, il convient donc de s’attarder quelque peu sur sa vision globale de l’homme et du monde. Cette dernière se développe au sein d’une réflexion diachronique, essentiellement perceptible dans l’Occupatio. Pour l’abbé de Cluny, l’histoire, qui débute avec la Création du monde et s’achève avec la contemplation des élus après le Jugement dernier, est en effet ponctuée par des temps forts, qui marquent des ruptures plus ou moins importantes. Comme souligné plus haut, Odon analyse les événements de

13. Ordre de la Création, de la nature et du salut : Occ., I 21, 141 ; II 370, 478, 487 ; III 969, 1208, IV 1, 600 ; V præf., 10 ; V 486, 510, 730 ; VI præf., 5 ; VI 180, 400, 440, 465 ; VII 440. Coll., I 41, col. 542 B ; II 18, col. 565 A ; II 38, col. 585 C (deux fois) et 586 B ; III 38, col. 621 B ; III 49, col. 634 A. Sermo de combustione, col. 743 C. Disposition bonne ou mauvaise des individus : Coll., I 8, col. 526 B ; I 34, col. 543 A ; II 15, col. 562 C ; II 28, col. 573 C ; II 36, col. 584 A. 14. Coll., præf., col. 519 A ; I 2, col. 521 C. Occ., II 234 ; IV 433. 15. Ordo de laïcs : VG4, I 8, col. 647 C, et II, præf., col. 669 A. Ordo de puissants : Ibid., præf., col. 642 A. Ordo de moines : Ibid., II 4, col. 673 A. 16. « Nostro ordine » : Coll., II 34, col. 580 B, et III 19, col. 604 D. « Ordines Ecclesiæ » : Ibid., III 1, col. 589 C ; Occ., IV 110. Dans les Collationes, il évoque enfin les élus, qui sont « soit dans l’ordre des laïcs, soit dans celui des clercs », cf. Coll., III 1, col. 590 A. 17. Sermo de Benedicto, col. 722 A-B. 18. Occ., I 85 ; V 550 ; VI 351. « Mundissimus ordo » : Ibid., V 387-388.



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l­’histoire de l’Église en fonction d’une dialectique qui met en lumière le ­processus du salut tissé entre deux extrêmes, le péché et la rédemption19. *   * * L’exposé d’Odon sur la Création se divise en deux phases, celle de la nature et des anges (I 1-89), puis celle de l’homme (II 1-123). La première fait de Dieu l’orchestrateur d’une œuvre parfaite, soudée par l’harmonie des divers éléments. Odon y insiste essentiellement sur l’élaboration de la nature, qui permet de démontrer au mieux la toute-puissance de la volonté divine, notamment sa capacité à transformer les essences en quelque chose d’autre par la parole. Il s’agit d’un thème particulièrement développé à l’époque carolingienne par les néoplatoniciens, notamment par Jean Scot20. Les deux passages du livre III sur les mutations de la nature au fil des saisons entrent dans cette même logique d’exaltation de la puissance céleste dans ses réalisations concrètes21. Cette première Création débouche sur celle des cohortes angéliques, d’essence supérieure, qui reçoivent le don de la lumière et dont le seul rôle est de chanter la louange de Dieu (I 64-89). La seconde phase de la Création correspond à celle de l’homme et de la femme et à leur vie au paradis22. Odon y reprend plusieurs notions néoplatoniciennes, développées également par Jean Scot : la comparaison de l’homme à un microcosme (II 8-9), sa participation à la même essence que Dieu (II 16-26) et sa ­possession de la raison (II 6-7)23. Parce qu’il a été conçu par Dieu, qui est étranger à la notion de mal, l’homme est bon par nature, mais il demeure libre de ses choix de vie et conserve la possibilité de pécher24. Son seul devoir est d’aimer et de chanter la louange de son créateur, qui le nourrit et surtout l’instruit (II 100-117). Au paradis, l’homme a donc une connaissance totale des mystères et mène une existence paisible. Ces récits sur la Création permettent donc à Odon de définir deux paradigmes de vie parfaite : les conditions angélique et adamique, états antérieurs à ­l’apparition du mal. Elles se caractérisent par trois critères communs : la pureté de leur essence

19. Cf. supra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 322. 20. Pour la réflexion sur la Création de la nature à l’époque carolingienne, M. Naldini, « Gregorio Nisseno », p. 509-522. Pour l’insistance sur la toute-puissance de Dieu à transformer les éléments, M. Cristiani, « La controversia eucharistica », p. 168 et 173-174. Pour la parole de Dieu dans la Création : J. Moreau, « Le verbe et la Création selon S. Augustin et J. Scot Érigène », p. 203-209. 21. Occ., III 230-250, 967-973. 22. Sur le paradis dans la pensée monastique : G. Lodolo, « Il tema simbolico del paradiso » (1977), p. 252-288, et (1978), p. 177-194. 23. Sur l’anthropologie des néoplatoniciens : M. Naldini, « Gregorio Nisseno », p. 522-533. B. Stock, « The Philosophical Anthropology », p. 1-57. 24. Sur la liberté de pécher : Occ., II 512-515 ; IV 686-691 et 698-702. Coll., II 6, III 45. Cf. aussi Sermo de Benedicto, col. 726 B.

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– parce qu’elle participe à la même nature que celle de Dieu –, leur connaissance des mystères et surtout l’amour et la célébration du créateur par des hymnes. *   * * L’irruption du mal et du péché transforme profondément ce tableau idyllique, en scindant l’unité initiale du monde en deux entités parallèles : la sphère céleste, où se trouvent Dieu et les anges, et l’espace terrestre. Cette situation découle de la révolte de l’ange Lucifer contre Dieu, qui, par orgueil, se proclame l’égal du créateur et préfère abandonner la lumière pour les ténèbres (I 106-283). Déchu, il est chassé du ciel avec ses acolytes, tandis que les cohortes fidèles continuent à mener leur existence auprès du Tout-Puissant. L’expulsion de l’homme du paradis suit un schéma similaire (II 140-539). Poussé par Satan, il cède à la tentation de l’orgueil et désobéit à Dieu, ce qui entraîne la perte des privilèges dont il jouissait, notamment la connaissance des mystères. À partir de cet instant de l’histoire, la dialectique péché-rédemption permet à Odon d’analyser toutes les grandes phases bibliques. Odon insiste d’abord sur le rôle majeur du diable dans le développement du péché chez l’homme et sur sa fonction de tentateur, un thème qu’il emprunte probablement à Grégoire le Grand et qui resurgit bien plus tard à Cluny dans les écrits de Pierre le Vénérable25. Odon souligne l’existence de trois fautes principales, de gravité décroissante : l’orgueil, la luxure et la gourmandise, la pratique de l’un de ces péchés entraînant souvent les autres. L’orgueil, le plus grave, survient généralement en premier et se définit comme une déchéance de l’esprit, alors que la luxure ou la gourmandise entraînent la souillure du corps26. Odon rappelle en outre à plusieurs reprises l’idée de Grégoire le Grand selon laquelle l’instrument de prédilection du diable pour faire chuter les hommes est la luxure27. Cette notion s’articule très étroitement avec la conviction – typiquement monastique – de la 25. Sur le rôle du diable dans les péchés des hommes et la tentation : Occ., II 124-136, II 262-338, III 294-405, III 425-426, III 660-676, III 679-693, III 831-843, VI 869-883, VI 938-941, VII 174-179, VII 220-226 ; Coll., I 9, II 20, II 21, II 39, III 2, III 3, III 19 ; Sermo de combustione, col. 734 A. Sur ce thème dans la pensée d’Odon, R. Romagnoli, « La cultura cluniacense », p. 14-16. Sur le diable dans la pensée de Grégoire le Grand, S. Boesch Gajano, « Demoni e miracoli », p. 263-281. Sur la postérité de ce thème à Cluny, J.-P. Torrell, Pierre le Vénérable et sa vision du monde, p. 231-415. 26. Sur l’orgueil : Occ., II 164-166 ; Coll., I 11, I 17, II 20, II 40 ; Sermo de combustione, col. 742 D ; Sermo de Benedicto, col. 726 D ; VG4, I 12. Sur l’orgueil et la luxure : Occ., VII præf., VII 50-68, VII  289-298 ; Coll., I 11-12-13 ; Sermo de combustio, col.  736  D. Sur la gourmandise : Occ., III 373-381, III 586-589, III 763-768, III 784, III 831-843, III 875-902, VII 441-444 ; Coll., I 30, II 1, II 6, II 7, II 18, II 22, II 23. Sur la hiérarchie des péchés et sur leurs liens les uns avec les autres : Occ., III 884-902, VII 50-66, VII 441-444 ; Coll., I 11-13, II 7, II 14, II 18, II 23, II 25. Sur les effets des péchés sur l’esprit et le corps : Occ., III 805-806, III 904-908, VII 55-57, VII 423-428, VII 443-440 ; Coll., I 13, I 30, II 15, II 25, III 44. 27. La luxure est l’instrument de prédilection du diable : Occ., VII 188-192. Coll., II 11, II 23-24. VG4, II 34.



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faiblesse de la chair par rapport à l’esprit et débouche sur l’affirmation constante que l’adolescence constitue l’âge de tous les dangers28. L’action tentatrice du diable s’incarne concrètement, pour Odon, dans le siècle et ses tentations, notamment celles des richesses matérielles et de la chair29. D’après l’abbé de Cluny, l’histoire doit en outre être comprise comme une alternance de vagues de péchés et de punitions purificatrices30. Selon ce prisme, toute phase où se multiplient les infamies, notamment les débauches sexuelles, annonce des ruptures, qu’il s’agisse de punitions ponctuelles (déluge, Sodome et Gomorrhe) ou du Jugement dernier31. Outre ces épisodes vétéro-testamentaires de vengeance purificatrice, trois grands moments émergent au sein du processus de rédemption. Le premier est le don de la loi aux hommes par l’intermédiaire de Moïse, événement qui constitue une rupture importante dans l’histoire. Les hommes se soumettaient auparavant aux « lois naturelles », qui permettaient la distinction innée du bien et du mal et qui apparaissaient comme des reflets de la volonté de Dieu, car elles étaient issues de sa toute-puissance créatrice32. Face aux développements des actes «  contrenature » et à l’abandon des lois naturelles, Odon explique que Dieu a offert la loi aux ­hommes pour leur donner des règles d’existence, notamment dans le domaine sexuel33. Pour l’abbé de Cluny, l’idée de norme est donc étroitement associée à celle des déviances charnelles. Le deuxième temps fort est celui de l’Incarnation, qui vient effacer le péché originel grâce au baptême, remplacer la loi vétéro­testamentaire par un autre enseignement et donc rétablir la paix. La notion de purification des hommes par la venue du Christ est associée à deux nouvelles valeurs : l’humilité, qui s’oppose à l’orgueil d’Adam, et la virginité34. Le troisième grand moment de l’histoire est celui de la Pentecôte, puis de la communauté apostolique, qui marque la mise en pratique concrète de l’enseignement du Christ. La vision historique d’Odon ressemble en définitive à une psychomachie cénobitique, qui analyse tout par le prisme d’une lutte constante de Dieu et du 28. Sur la faiblesse de la chair : Occ., VI 845-853 ; Coll., II 16. Sur la dangerosité de l’adolescence : Coll. II 14 ; Sermo sancti Albini, l. 29-54 ; VG4, I 15. 29. Amour des richesses : Occ., III 382-386, III 450-456, VII 240-268 ; Coll., II 1-3, II 6-7-8, II 15, II 30, II 34, II 36-37, III 22, III 25, III 28 ; Sermo de combustione, col. 736 B, 736 C, 736 D, 742 D, 743 A ; VG4, I 16. 30. Sur les différentes vagues de péchés : Occ., III 365-370, III 485-489, III 608-613, III 782-786, III 913‑917, IV præf., IV 306-329, IV 847-857, VII 116-143, VII 174-179, VII 333-336 ; Coll., I 22, III 3, III 6, III 14, III 40 ; Sermo de combustione, col. 736 D, 742 C ; Sermo sancti Geraldi, lectio 7. 31. Multiplication des débauches sexuelles : Occ., III 537, III 619-633, III 694-699, III 974-986, IV 402‑407, VII 97-110, VII 180-192, VII 289-310 ; Coll., I 12, I 39, II 2, II 6, II 12, II 24, II 25, II 32, III 19 ; Sermo de combustione, col. 735 B ; Sermo sancti Martini, col. 750 A. 32. Sur les lois naturelles : Occ., III 967-986, IV 299-334 ; Coll., III 12, III 48. 33. Sur les crimes “contre-nature” : Occ. III 636-682. Sur le concept de “contre-nature” : J. Chiffoleau, « Contra naturam », p. 267-276. Sur le don de la loi aux hommes : Occ., IV 330-501. 34. Dans son exposé sur l’Incarnation, Odon développe aussi le thème de la royauté du Christ (Occ. V), qu’il faut probablement mettre en relation avec l’irruption de la notion de majestas Christi, élaborée dans le scriptorium de Tours entre 830-850. Sur la majestas Christi, F. Boespflug, Y. Zaluska, « Le dogme trinitaire », p. 188.

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diable, c’est-à-dire selon les termes d’un purisme monastique35. Selon cette grille de lecture, le xe siècle correspond à une déferlante de péchés sur la terre en toute impunité, qui atteint des niveaux jamais atteints auparavant36. Pour Odon, plusieurs indices annoncent l’ouverture d’une ère nouvelle : la raréfaction des miracles – reflet des controverses patristiques sur le statut de ces derniers ­–, un sentiment de subversion sociale et la multiplication des transgressions vis-àvis des normes du christianisme37. Ces trois éléments sont analysés comme un déchaînement de l’Antéchrist sur la terre, thème courant au xe siècle38. Une telle situation est alors appréhendée par Odon comme symptomatique de la venue proche du Jugement dernier39. L’abbé de Cluny définit l’ultime Jugement des hommes par Dieu comme le moment où, à la fin des temps, Dieu décidera quels sont ceux qui auront une félicité éternelle – les élus – et ceux qui partageront l’existence du diable en enfer – les réprouvés40. Le sort de chacun sera pesé en fonction de ses mérites, selon un critère unique : l’usage qui aura été fait des attraits du siècle. À l’issue de la partition des hommes en deux catégories et de l’ultime victoire de Dieu sur le diable, les élus

35. R. Grégoire, « Esegesi biblica e “milita christi” », p. 34-39. 36. Sur la multiplication des péchés au xe  siècle : Occ., VI 981-988, VII 333-336 ; Coll., præf., I 25, I 41, II 1-2-3, II 17, II 35-36-37-38, II 41, II 42, III præf., III 3, III 14, III 25 ; Sermo de combustione, col. 734 D ; Sermo sancti Martini, col. 750 B ; Sermo sancti Geraldi, lectio 5, 7, 8. Trouble des temps : Occ., præf. gén. ; Coll., præf., I 23, II 3, II 31, II 37, II 38, III 3, III 41, III 48 ; Sermo sancti Geraldi, lectio 7, 8 ; VG4, I 32 ; VGT, chap. 26. 37. Pour la subversion sociale, plusieurs aspects peuvent être abordés. Sur la négligence de leurs devoirs fonctionnels par les clercs : Coll., præf. I 6, I 18, I 37, II 6-7, II 28-29-30, II 32, II 34, III 2, III 13, III 15, III 44 ; Sermo de combustione, col. 736 C, 743 C, 743 D, 744 B. Sur la négligence de leurs devoirs fonctionnels par les moines : Occ., VII 144-154 ; Coll., I 37, II 13, II 35-36, III 17-18-19 ; VG4, II 7, II 16, III 12. Sur le non-respect des sacrements : Coll., II 32 ; Sermo de combustione, col. 743 C, 743 D, 744 A, 744 B. Sur l’oppression des faibles par les potentes : Coll., præf., II 1, II 17, II 35-36-37, III præf., III 14, III 34, III 49 ; Sermo sancti Geraldi, lectio 5, 6, 8 ; VG4, I 8, I 32-33. Sur le mépris de la censure des évêques : Coll., præf., I 19, I 21, I 23, III 11, III 13, III 15. Sur la rupture des ­serments : Coll., I 25, III 5 ; VG4, I 32, IV 11. Disparition des miracles contemporains : Coll., I 25 ; Sermo de combustione, col.  733  D, 745  D, 747  B ; Sermo de Benedicto, col.  722  C ; Sermo sancti Geraldi, lectio 7 ; VG4, I præf., II 10 ; VGT, chap. 26. Sur la controverse patristique sur les miracles, M. Van Uytfanghe, « La controverse biblique et patristique », p. 205-233. 38. Présence de l’Antéchrist : Coll., I 18, I 25, II 30 ; Sermo de Benedicto, col. 722 C, 723 A ; VG4, I præf., II 10. Sur la vogue du thème de l’Antéchrist au xe siècle, M. Rangheri, « La Epistola ad Gerbergam reginam », p. 677-732. 39. Imminence du jugement : Occ., VI 975-980, VII 116-9, VII 159-173, VII 392-395, VII 578-9, VII  650-656 ; Coll., II 38 ; Sermo de Benedicto, col.  723 A ; VG4, I præf., I 15. Sur l’eschatologie d’Odon : R. Manselli, La « lectura super Apocalypsim », p. 32-36. Sur le topos que constitue l’imminence du jugement dans la littérature monastique du haut Moyen Âge, R. Landes, « Millenarismus absconditus », p. 366-367. 40. Description du jugement : Occ., I 353-364, V 503-508, VII 193-199, VII 460-477, VII 585-634 ; Coll., I 2, II 6, III 31, III 32 ; Sermo sancti Martini, col. 750 A. Vie éternelle pour les bons : Occ., V 247-250, VII 560-567, VII 635-760 ; Coll., I 2, III 31, III 5, III 53 ; Sermo sancti Martini, col. 750 A. Les mauvais vont en enfer après le jugement : Occ., V 256-267, VI 697-705, VII 593-634 ; Coll., I 2, I 22, I 29, II 5, III 31, III 51 ; Sermo de combustione, col. 744 C ; Sermo sancti Martini, col. 750 A.



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rejoindront les cohortes célestes, où ils auront une explication des mystères de la foi, chanteront les louanges du créateur et contempleront la Jérusalem céleste, une visio pacis41. Odon reprend ici l’exégèse carolingienne classique sur l’Apocalypse, notamment l’eschatologie développée par Jean Scot, selon laquelle le processus de la victoire finale équivaut à une restauration de l’ordre de la Création par sa séparation d’avec le mal, qui n’existait pas à l’origine42. L’idée de l’ultime visio pacis des élus est d’ailleurs directement tirée des œuvres de l’Érigène43. Cette dernière associe les notions de contemplation, d’élection et de pureté sans péché. *   * * La classification des hommes par Odon s’insère totalement dans cette conception générale du monde, de l’homme et de l’histoire du salut. C’est un épisode biblique qui fonde sa vision globale de l’espèce humaine : le meurtre d’Abel par Caïn. À partir de là, Odon propose un ordonnancement des hommes binaire puis quaternaire, qu’il a puisé dans la Cité de Dieu d’Augustin, puis développé44. Dans la plupart de ses œuvres, notamment lorsqu’elles ont un contenu théologique, Odon explique en effet que, depuis Caïn et Abel, l’humanité se divise en deux « descendances » (generatio) ou « cités » (civitates), les bons ou élus et les mauvais ou dépravés45. Ces deux types d’hommes partagent sur terre les bonheurs et les malheurs jusqu’au jour du Jugement, où les premiers seront sauvés et les autres damnés46. Malgré ce partage d’une même pérégrination sur terre par les deux descendances, l’abbé de Cluny affirme que la destinée des bons est de subir les souffrances envoyées par Dieu (les « fouets »), sans se plaindre, ce qui prouve justement leur appartenance à la generatio des élus et accroît leurs mérites47. Les

41. Sur la victoire finale, la louange et la contemplation des élus, Occ., VII 578-760. Sur la Jérusalem céleste, d’un point de vue exégétique, Y.  Christe, «  Et super muros eius angelorum custodia  », p. 173-179. 42. C. M. Chazelle, The crucified God, p. 203. 43. T. Gregory, « L’eschatologie de Jean Scot », p. 389. 44. Sur la source augustinienne d’Odon : B. H. Rosenwein, Rhinoceros Bound, p. 66-68. 45. Sur l’existence des deux descendances : Occ., IV 19-38 ; Coll., I 14, I 15, I 17, I 29, I 30, I 31, I 32, I 33, I 34, I 35, I 36, I 37, I 38, I 39, I 40 ; Sermo de combustione, col. 740 B-745 C ; Sermo sancti Martini, col. 750 A. 46. Sur le mélange des bons et des mauvais et le partage d’une même condition sur terre : Occ., IV 64-81, V 283-297. Coll., I 41, II 1, II 6, III 36, III 41, III 42. Sermo de combustione, col. 740 C. 47. Sur la souffrance nécessaire et probatoire des bons : Occ., IV 19-29, VI 861-869, VII 2, VII 12-49, VII 69-90, VII 125-143, VII 299-332 ; Coll., II 40, III 38, III 39, III 40, III 42, III 43, III 44, III 49, III 51 ; Sermo de combustione, col. 737 B, 739 D, 740 C, 740 D ; VG4, I 9. Sur l’usage des fouets par Dieu pour montrer son amour des hommes : Occ., VI 861-869 ; Coll., I 32, III 35, III 38, III 40, III 42, III 43, III 49, III 51 ; Sermo de combustione, col. 740 C, 740 D, 745 B-C ; Sermo sancti Geraldi, lectio 8 ; VG4, I 10, III 2. Sur le refus de la plainte face à l’adversité : Coll., I 4, I 38, I 39, III 37, III 38, III 42, III 43, III 45, III 46, III 48, III 52 ; Sermo de combustione, col. 736 A, 737 B, 741 C, 744 D ; Sermo sancti Geraldi, lectio 8 ; VG4, III 2.

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mauvais, que Dieu laisse agir, demeurent en revanche dans les plaisirs, pour être mieux punis ensuite48. La vision binaire de l’humanité, tirée d’Augustin, devient quaternaire chez Odon, par une subdivision de chacune des générations en deux, et elle se double d’une dimension sociale. Le premier genre d’hommes mauvais correspond ainsi aux puissants et aux riches, le deuxième aux religieux qui dissimulent leurs vices. Les bons se répartissent entre parfaits et moins parfaits, rabaissés par leurs sens et peuvent être laïques ou clercs49. Dans cette dernière subdivision, Odon a peut-être utilisé les idées de Jean Scot sur les élus et ceux qui ne le sont pas : par leur réception de la grâce, les premiers sont saints et peuvent approcher Dieu, tandis que les seconds n’accéderont aux essences célestes que dans un deuxième temps50. Cette vision des hommes reflète probablement aussi l’influence sur Odon des débats sur la prédestination à l’époque carolingienne51. L’essentiel est néanmoins que l’abbé de Cluny, en évoquant des laïcs, des clercs, des puissants, des riches et des religieux, insuffle un contenu social dans les catégories augustiniennes de bons et de mauvais : la quadripartition des hommes n’est plus seulement une classification anthropologique, mais devient une vision de la société. Odon se démarque également d’Augustin en affirmant que, dans l’optique de la souffrance nécessaire des justes, ces derniers doivent être opprimés par les ­mauvais52. Le cadre général de sa conception du monde, c’est-à-dire l’affrontement de Dieu et du démon, influe donc sur sa vision de la société, dans la mesure où il y voit une lutte binaire qui oppose le groupe des élus, dont la caractéristique principale est la souffrance humble, et la « cohorte maligne », instrument de Satan pour tourmenter les premiers. Cette dichotomie du genre humain ­renvoie à la partition augustinienne bons/mauvais et s’incarne dans plusieurs figures antithétiques au fil de l’histoire du salut : cohortes angéliques contre cohortes diabo­liques, Abel contre Caïn, Christ contre Léviathan, juifs contre chrétiens, orthodoxes contre hérétiques. S’y joint l’idée que les mauvais forment une entité, le « corps de ­l’Antéchrist », qui s’oppose au corps du Christ formé par les élus, notion ­apocalyptique qui se développe dans les écrits carolingiens de Gottschalk et d’Agobard de Lyon53. Cette bi- ou quadripartition théorique des hommes dans l’œuvre d’Odon, un schéma à forte connotation eschatologique, constitue un puissant moyen de mise

48. Sur les mauvais que Dieu laisse agir pour pouvoir mieux les punir ensuite : Occ., IV 70-81, IV 620-633 ; Coll., I 22, I 33, I 35, II 4-6, III 27, III 35, III 38, III 40, III 49 ; Sermo de combustione, col. 740 B, 740 D, 741 B, 741 D, 744 C, 745 D ; Sermo sancti Martini, col. 750 A. 49. Sur les bons, composés de clercs et de laïcs : Coll., I 35-40. 50. Sur cette idée de Jean Scot, C. M. Chazelle, The crucified God, p. 203-204. 51. Cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 103-107. 52. Sur la tourmente des bons par les mauvais : Coll., III 1, III 49. 53. Sur le corps du diable dans les écrits carolingiens : M. Cristiani, « La notion de loi », n. 43, p. 97. Sur le corps du diable chez Odon : Occ., I 214-220, I 269-273, I 303-327, III 522-523 ; Coll., I 11, I 18, II 30, II 39, III 12 ; Sermo de combustione, col. 745 D ; VG4, I 9.



Introduction : une vision monastique de l’histoire du salut

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en ordre sociale, notamment dans le domaine de la réforme des mœurs54. Selon la grille de lecture forgée par R. Koselleck, le temps historique peut en effet être analysé, notamment en période de bouleversements importants, comme l’interaction de deux concepts : le « champ d’expérience » et « l’horizon d’attente ». La première expression renvoie au « passé actuel », c’est-à-dire à la somme des ­événements intégrés et remémorés par des individus, tandis que la seconde désigne « un futur actualisé », une perspective d’avenir proche55. C’est dans la tension entre ces deux pôles qu’agissent les acteurs historiques, qu’ils construisent leurs comportements présents et leurs systèmes de représentation. Les gestes comme la pensée d’Odon peuvent être analysés à travers cette grille de lecture. Son champ d’expérience est constitué essentiellement par l’héritage carolingien, à la fois sur le plan de la culture, des pratiques sociales et des modèles d’organisation de la société. À l’autre extrémité, c’est le Jugement dernier qui constitue son horizon d’attente, et ce d’autant plus qu’il est présenté comme imminent. À de multiples reprises, Odon explique en effet que les actes des hommes doivent être accomplis seulement dans cette perspective finale, qu’il faut craindre constamment56. Une telle grille de lecture est particulièrement bien adaptée à la période ­charnière qui s’étend de la fin du ixe  siècle au milieu du xe  siècle, époque de bouleversement social où des formes nouvelles émergent à l’intérieur des cadres carolingiens. Dans ce contexte de réorganisation des pouvoirs, le fait qu’Odon subordonne la vie terrestre à l’existence future a pour conséquence principale l’affirmation très forte du mépris du monde dans le but de rejoindre les sphères célestes, c’est-à-dire l’imposition d’un modèle de comportement monastique à l’ensemble des hommes57. La porosité entre les deux cités est assurée par la possibilité constante de la pénitence, à l’échelle de l’individu, et celle de la réforme des mœurs, à l’échelle de l’Ecclesia58. C’est par ce va-et-vient entre salut individuel 54. Sur l’eschatologie dans la culture monastique, D. Iogna-Prat, « Continence et virginité », p. 127-146. Sur le sens de l’eschatologie chez Odon de Cluny, S. Gougenheim, Les Fausses Terreurs de l’An Mil, p. 153-154. Plus globalement, sur les conséquences de l’eschatologie sur « l’agir », notamment dans le domaine de l’organisation de la société, J. Fried, Les Fruits de l’Apocalypse, p. 15-30 ; dans le cas de Cluny, P. Ranft, « The Maintenance and Transformation of Society », p. 249-250. 55. R. Koselleck, Le Futur passé, p. 308-314 et 311 pour les citations. 56. Sur la nécessité de songer constamment au jugement : Occ., III 797-813 ; Coll., I 9, I 22 ; Sermo de combustione, col. 738 A, 742 A ; Sermo sancti Geraldi, lectio 9 ; VG4, I præf., I 15 ; VGT, chap. 20. Sur la nécessité de la crainte de Dieu et du jugement : Occ., II 37, III 524-529, III 814-820, IV 263280, V 283-297, VII 341-352, VII 355-364, VII 468-477 ; Coll., I 1, I 22, I 38, I 39, II 23, II 27, III 13, III 28, III 32, III 38 ; Sermo de combustione, col.  737  B, 738 A, 741  C, 742  C, 744  D ; Sermo de Benedicto, col. 725 C ; Sermo sancti Geraldi, lectio 9 ; VG4, I 23, III 7. Sur la crainte de Dieu comme moteur de pénitence, T. Lesieur, « Modèle clunisien de la justice divine », p. 6-11. 57. Sur l’importance du mépris du monde : Occ., VI 801-809, VI 902-907 ; Coll., III 28, III 29, III 49 ; Sermo sancti Geraldi, lectiones 4, 8. Nécessité du rejet de la vie terrestre et amour de la vie céleste : Occ., V 818-827 ; Coll., I 39 ; Sermo sancti Martini, col. 750 A ; Sermo sancti Geraldi, lectiones 3, 4, 8. 58. Sur la nécessité de la pénitence : Occ., VII 468-477, VII 489-502, VII 515-540 ; Coll., II 12, II 16, II 31, III 5, III 32, III 45 ; Sermo de Benedicto, col. 726 A, 726 B, 726 D, 727 A.

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et correction des dysfonctionnements de la société qu’Odon passe d’une anthropologie à une ecclésiologie : ce glissement l’autorise alors à dicter leurs comportements idéaux à plusieurs acteurs de la société. Il entreprend ainsi de moraliser les cadres ecclésiastiques, de discipliner les puissants et de réformer les moines.

Chapitre IV Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés

L

e premier souci d’Odon est de moraliser les cadres ecclésiastiques, papes et surtout évêques, tout en recherchant leur protection. S’il appréhende rarement la fonction épiscopale de manière claire, il est cependant possible de cerner la nature de ses devoirs théoriques, essentiellement dans les Collationes, définies précédemment comme un miroir d’évêque qui condamne les mauvais prélats1. Des informations complémentaires se trouvent également dans la Vita Gregorii Turonensis ou le Sermo sancti Albini, qui dressent le portrait de deux bons ­pasteurs sur le mode hagiographique. L’intérêt global d’Odon pour le comportement des évêques peut être par ailleurs articulé avec les relations qu’il a entretenues tout au long de sa vie avec des prélats détenteurs de leur charge à Tours, dans des cités d’Italie et du sud de la Gaule, ou avec les plus éminents d’entre eux, les pontifes romains. Le discours d’Odon sur les cadres ecclésiastiques soulève en outre la question du rôle qu’il leur attribue dans le bon fonctionnement de la société du début du xe siècle. À l’époque carolingienne, les évêques prenaient en effet part à la direction du royaume aux côtés du souverain et apparaissaient comme les représentants, avec les comtes, de l’ordre public. En partie dépositaires de l’exercice de la justice, participants actifs aux conciles royaux dont ils rédigeaient les canons, les prélats francs avaient renforcé leur pouvoir dans la seconde moitié du ixe siècle, pour pallier la faiblesse du roi carolingien2. Certains d’entre eux avaient d’ailleurs contribué à la confection des « Fausses décrétales », autour de 850, afin de légitimer leur puissance et leur indépendance par rapport au roi et aux archevêques, en se réclamant de la seule autorité de Rome3. Quelques décennies plus tard, à un moment de redistribution des pouvoirs, il s’agit donc de cerner comment Odon redéfinit la place du pape et des évêques dans la société.

1. Cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 130-131. 2. Sur le renforcement du pouvoir des évêques, G. Bührer-Thierry, « L’épiscopat en Francie orientale », p. 347-364. Y. Sassier, Royauté et idéologie, p. 152-167 et 178-179. 3. Sur les fausses décrétales, Ibid., p. 179-180.

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I. L’autorité apostolique, les monastères et l’Ecclesia Dans le premier tiers du xe siècle, la papauté entre dans une phase particulière de son histoire, longtemps déconsidérée par les médiévistes. Reprenant les arguments utilisés par les auteurs “grégoriens” sur la décadence de l’institution pontificale avant l’arrivée au pouvoir de papes “réformateurs”, les historiens en ont souvent tracé un portrait très péjoratif, soulignant le manque de moralité des titulaires du Saint-Siège et leur insertion dans l’aristocratie laïque romaine. Il est vrai que les rares sources contemporaines – parce qu’elles sont très souvent partisanes – renvoient une image peu reluisante de la papauté à cette époque, notamment à l’aune du dynamisme de l’institution pontificale en amont et en aval du xe siècle. Le jugement posthume de Formose (891-896) inaugure effectivement une période de troubles pour l’institution pontificale, devenue un enjeu de pouvoir entre aristocrates “formosiens” et “anti-formosiens” jusqu’en 904. À partir de cette date, la papauté est accaparée par le groupe familial le plus puissant de Rome, les Théophylactes, qui, fort de son pouvoir dans le Latium et dans la Ville, contrôle le choix des pontifes jusque dans les années 1050. Si l’institution est sous la coupe de cette famille, elle conserve toutefois une certaine autorité – notamment dans les couronnements impériaux – et une relative liberté de manœuvre. Les années du principat d’Albéric correspondent en outre à la mise en place d’une principauté territoriale étendue sur Rome et le Latium à partir du patrimoine de saint Pierre, qui est gouvernée selon un régime dyarchique : les pontifes ont toute latitude en tant que guides spirituels de la chrétienté, tandis que le princeps de Rome en est le seul chef temporel. La papauté continue donc ses activités en Occident, ainsi que le montre l’octroi de nombreux privilèges, mais son prestige s’est amoindri par rapport à l’époque carolingienne4. Dans ce contexte, les termes de l’acte de fondation de Cluny invitent à s’interroger sur la vision qu’a Odon de la fonction pontificale. La question se pose avec d’autant plus d’acuité que, si l’abbé de Cluny se tourne à de multiples reprises vers le souverain pontife pour obtenir son aide, il ne définit nulle part dans son œuvre le rôle du pape dans l’Église5.

4. P. Toubert, Les Structures du Latium, II, p. 935-978. L. Feller, Église et société, p. 193-196. Sur les papes du xe siècle, H. Zimmermann, Das Papstum im Mittelalter, p. 90-99. 5. La question a été abordée de manière périphérique par F. Neiske, « Papsttum und Klosterverband », p. 256-258. Cf. aussi H. Jakobs, « Die Cluniazenser und das Papsttum », p. 647-649.



IV. Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés

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A. Une papauté protectrice selon les sources diplomatiques Le recours d’Odon à l’autorité pontificale n’est en fait perceptible que dans les actes de la pratique, notamment dans les chartes de fondation de monastères ou de dédicace de leurs églises, et dans les bulles ou diplômes royaux confirmant leurs privilèges ou réglant leurs conflits. Cette protection par le pape est depuis longtemps au cœur de nombreuses discussions, dont dérivent les travaux sur ­l’immunité des monastères6. Les apports de ces études ont été récemment synthétisés par B. H. Rosenwein et approfondis par D. Méhu pour le cas de Cluny7. Il ne s’agit pas ici d’évoquer des questions déjà abordées, mais de tenter de cerner la nature des liens institués par la documentation de la pratique entre les monastères confiés à Odon, saint Pierre et son représentant sur terre, le pape8. Ces rapports sont perceptibles dans les actes de quatre établissements dirigés par Odon (Cluny, Déols, Romainmôtier et Saint-Pons de Thomières) et fluctuent de la protection à la domination, en passant par la possession.

Être sous la protection des apôtres et du vicarius Petri Les bulles, diplômes et autres actes relatifs aux quatre monastères montrent comment se définit progressivement la mission de défense dévolue au pape. Celle-ci relève de deux domaines, confondus dans la notion équivoque d’utilitas qui se trouve dans une bulle de Léon VII pour Déols : la protection contre l’extérieur et l’aide9. Évoqué dans presque tous les actes, le rôle de protecteur conféré au pape apparaît généralement avec l’expression ad tuendum et se trouve précisé dans les actes de fondation de Cluny, Déols et Romainmôtier, mais aussi dans l’acte de dédicace de l’église de Saint-Pons ou dans la bulle de Léon VII adressée à Déols en janvier 938. Dans ces cinq cas, la protection correspond à une opposition à tout ce qui pourrait nuire aux établissements, notamment à ceux qui oseraient porter atteinte à leurs biens. Le pape exerce cette mission en portant des sanctions spirituelles, légitimées par son « autorité apostolique » et parfois « canonique » (per auctoritatem canonicam et apostolicam) ou, dans le cas de Saint-Pons, par sa détention du pouvoir des clés (potestatem ligandi et solvendi)10.

6. Par exemple, Ibid., p. 653. 7. B. H. Rosenwein, Negotiating Space, et D. Méhu, Paix et communautés, p. 59-86. 8. Sur la question de l’immunité : cf. supra, notre chapitre «  Conforter l’héritage de Bernon  », p. 183-187. 9. « Quisquis divina dispensatione in sancta sede Romana successit, necesse est, ut ubicumque possibile fuerit, utilitatem eiusdem æcclesiæ procuret, adversa videlicet queque per apostolicam auctoritatem comprimens et refrenens, commoda vero juvans et sustentans », no 82, Papst., p. 139. 10. Pour les actes de fondation de Cluny et Déols (même formulaire) : « Et obsecro vos, o sancti apostoli et gloriosi principes terræ Petre et Paule, et te pontifex pontificum apostolicæ sedis, ut per auctoritatem

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Absente des actes de fondation de Cluny, Déols et Romainmôtier, la notion d’aide ne commence à apparaître dans les bulles qu’à partir de l’année 931 et devient ensuite omniprésente dans les privilèges pontificaux. Cette mission apparaît de diverses manières : l’expression ad fovendum accolée au ad tuendum, la cura omnium æcclesiarum, maxime ipsius monasterii, l’emploi des verbes subvenire, juvare, sustentare et surtout favere11. Certains de ces mots relèvent du vocabulaire nourricier (fovere, sustentare), tandis que les autres ont une connotation d’auxiliaire. Seule la bulle de 938, accordée à Déols par Léon VII, précise que l’aide consiste en l’accord « d’avantages » (commoda) au monastère. La charte de dédicace de Saint-Pons y voit plutôt l’absolution des moines et de ceux qui appuient l’établissement, toujours en vertu du pouvoir des clés12. À l’exception de ce dernier cas, ces expressions n’apparaissent que dans les confirmations pontificales des privilèges et des propriétés de Cluny et Déols. Le rédacteur des actes perçoit donc vraisemblablement l’octroi même de ces bulles comme relevant de la fonction auxiliaire et nourricière du souverain pontife visà-vis des établissements qui ont été confiés aux apôtres, dont il est le représentant. Il est à ce titre significatif que la mission d’aide, dans sa première mention, soit articulée étroitement avec le paiement du cens récognitif aux tombeaux des apôtres13.

canonicam et apostolicam quam a Deo accepistis, alienetis a consortio sanctæ Dei ecclesiæ et sempiternæ vitæ predones et invasores adque distractores harum rerum  », no  4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 35. Pour Déols : Pièce justificative I, J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 39. Léon VII en 938 pour Déols : « Adversa videlicet queque per apostolicam auctoritatem comprimens et refrenens », no 82, Papst., p. 139. Dédicace de l’église de Saint-Pons : « Leo vel quicumque in sancta sede tibi successurus est, apud te causam istam depono, ut sicut per apostolicam autoritatem habes potestatem ligandi atque solvendi, quæso per reverentiam apostolorum, ut […] contradictoribus eorum obsistas et eos condemnes », no 69-LXV, HGL V, col. 178. Sur cette conception de la protection pour Cluny, D. Méhu, Paix et communautés, p. 66. 11. «  Sane ad recognoscendum, quod predictum cenobium sanctæ apostolicæ sedi ad fovendum atque tuendum pertineat […]  », no  65, Papst., p.  109. «  Nos vero inclinati precibus eorum, qui vicem apostolicam retinemus, quibus cura omnium æcclesiarum commissa est, maxime istius monasterii, quod juri sanctæ Romane atque apostolicæ ecclesiæ nobisque subjectum est », no 73, Ibid., p. 126 ; no 74, Ibid., p. 127 ; no 75, Ibid., p. 129. « Quapropter nostro moderamini convenit, ut nos qui Deo auctore sanctæ sedi Romanæ presidemus, quibuslibet fidelibus secundum religionem conservantibus pia benivolentia subvenire  […] », no  81, Ibid., p.  137. «  […] necesse est, ut ubicumque possibile fuerit, utilitatem eiusdem æcclesiæ procuret, adversa videlicet queque per apostolicam auctoritatem comprimens et refrenens, commoda vero juvans et sustentans », no 82, Ibid., p. 139. « Porro locus ille a suis fundatoribus apostolicæ sedi ad tuendum traditus est, pro qua necesse est ut […] eidem loco favere studeamus », no 95, Ibid., p. 168. 12. « […] commoda vero juvans et sustentans », no 82, Ibid., p. 139. « Ut sicut per apostolicam autoritatem habes potestatem ligandi atque solvendi, quæso per reverentiam apostolorum, ut prædicto loco, et monachis, nec non et adjutoribus eorum faveas et eos absolvas », no 69-LXV, HGL V, col. 178. 13. «  Sane ad recognoscendum, quod predictum cenobium sanctæ apostolicæ sedi ad tuendum atque fovendum pertineat, dentur per quinquennium decem solidi », no 64, Ibid., p. 107-108.



IV. Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés

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Si la tuitio pontificale est souvent évoquée dans les actes et se double peu à peu d’une dimension d’aide, elle est cependant souvent nuancée par l’emploi d’un vocabulaire relevant de la possession ou de la soumission.

Protection, soumission ou possession des monastères par le pape ? L’idée que le souverain pontife ou le Saint-Siège possèdent des établissements initialement confiés aux seuls apôtres est souvent présente dans la documentation, malgré les clauses des actes de fondation de Cluny, Déols et Romainmôtier. Dans sa bulle de 927, octroyée pour régler le conflit entre Cluny et Gigny autour de la villa Alafracta, Jean  X déclare ainsi que les deux monastères appartiennent (pertinent) à son pouvoir (dispositio) et que Cluny « fut confiée (commissus est) à [son] Saint-Siège »14. De la même manière, dans le cas de Déols, à l’occasion du conflit avec l’archevêque de Bourges, Étienne VIII rappelle que « le lieu et ses frères [lui] ont été confiés  (nobis commissis)  »15. En 928-929, c’est également ainsi ­qu’Adélaïde comprend la situation de Cluny dans son testament : le monastère bourguignon «  a été confié  » (delegatus sit) au Saint-Siège, qui le «  possède » (possidere), de la même manière que Cluny possédera Romainmôtier16. La défense des établissements par le Saint-Siège glisse donc très souvent vers une possession des monastères initialement confiés à Pierre. Les actes de fondation de Cluny, Déols ou Romainmôtier reléguaient le pape à une position de « défenseur » du monastère, tandis que celui de Saint-Pons ne le mentionnait pas. Certains documents postérieurs évoquent en revanche la soumission de ces établissements à l’autorité pontificale. La plupart du temps, cette sujétion apparaît dans l’emploi du verbe subjugere, qui signifie étymologiquement « faire passer sous le joug » et, par extension, « soumettre ». Alors que les actes de fondation de Cluny, Déols et Romainmôtier n’employaient le terme qu’une seule fois pour interdire à tout détenteur d’une puissance terrestre – y compris le « pontife du siège de Rome » – de faire peser son autorité sur les moines, la majorité des sources ultérieures l’utilise, mais avec de nombreuses nuances17. Dans trois bulles de Léon VII, aux formulaires identiques et concédées en 936, il est ainsi affirmé que le monastère a été soumis au jus de la sainte Église romaine et à « nous » (juri

14. « Nos, ad quorum dispositionem utraque loca pertinent » et « quia locus ille sanctæ nostræ sedi commissus est », no 58, Ibid., p. 97. 15. « Eidem loco vel fratribus nobis commissis », no 95, Papst., p. 168. 16. « Prædictus vero abbas, quo advixerit, vel ipsi monachi idem monasterium ita possideant ut, quamvis apostolicæ sedi sicut et Cluniacus delegatus sit », no 3, Cartulaire de Romainmôtier, p. 76. 17. « Placuit etiam huic testamento inseri ut ab hac die nec nostro, nec parentum nostrorum, nac fastibus regiæ magnitudinis nec cuiuslibet terrenæ potestatis jugo subiciantur idem monachi ibi congregati. Neque aliquis principum sæcularium, non comes quisquam, non episcopus quilibet, non pontifex supradictæ Sedis Romanæ […], deprecor, invadat res ipsorum servorum Dei », no 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 35.

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sanctæ apostolicæ æcclesiæ nobisque subjectum est)18. Il est difficile de savoir si le rédacteur de ces actes entendait jus dans le sens de « juridiction », de « propriété » ou de « protection » : la polysémie du mot est en soi significative de la pluralité d’interprétation des termes de l’acte de fondation. Notons en outre que seule une bulle de Jean XI mentionne que Cluny « a été soumise à la sainte Église romaine » (sanctæ æcclesiæ subjectum est)19. Les autres documents pontificaux évoquent plutôt le « siège romain » ou « apostolique » (apostolicæ ou romanæ sedi), soit en termes de sujétion (subjectum est) – tout en faisant référence au texte des actes de fondation –, soit en termes d’appartenance (pertinere)20. Certains actes octroyés à Déols précisent d’ailleurs la nature de la soumission du monastère à Rome, en définissant le type d’autorité exercée par le souverain pontife. Le jour de la dédicace de l’église en 927, Ebbe de Déols affirme ainsi que le monastère doit « demeurer sous la direction (regimen) du seigneur pape », tout en faisant référence à son acte de fondation21. Presque dix ans plus tard, en 938, Léon VII explique que « les biens de Déols ne doivent être soumis à la domination (dicio) de personne, si ce n’est à celle du siège romain »22. L’idée de soumission est cependant souvent nuancée, notamment dans les diplômes royaux, mais aussi parfois dans les bulles pontificales. Le verbe subjugere est ainsi atténué dans les actes de Raoul ou de Louis IV d’Outremer pour Cluny par l’ajout de l’expression « pour protéger [le monastère] et non pour le dominer » (ad tuendum et non ad dominandum)23. La nuance pontificale est un peu différente : Jean XI, dans ses bulles pour Cluny et Déols en 931, ou Étienne VIII, dans son privilège destiné à Déols en 940-942, évoquent une appartenance (pertinere/traderi) des monastères au Saint-Siège pour que ce dernier les protège (tuendum) et les favorise (fovendum), ce qui revient à atténuer la force du terme subjugere dans le sens d’une protection24.

18. No 73, Papst., p. 125-126 ; no 74, Ibid., p. 126-128 ; no 75, Ibid., p. 128-129. 19. « Prædictum monasterium […] nostra apostolica auctoritate in perpetuum constare decerneremus, sanctæ Romanæ, cui Deo auctore deservimus, æcclesiæ subiectum est », no 64, Ibid., p. 107. 20. Pour la soumission au Saint-Siège, no 81, Ibid., p. 137-138 (mention du testament de Guillaume) ; no 12, Recueil des actes de Robert, p. 47-53 (évocation de Guillaume) ; no XX, Recueil des actes de Louis IV, p. 49-51 (mention du testament d’Ebbe) ; no 69-LXV, HGL V, col. 176-179 (évocation du document présent). Pour l’appartenance au Saint-Siège : no 64, Papst., p. 107-108. 21. « In die dedicationis eorum concedimus ecclesiæ, ut sub regimine domini papæ, sicut in jam facto testamento scriptum est, permaneat », no 4, E. Hubert, « Recueil historique », p. 111. 22. «  […] attribuimus et omnes res […] sibi pertinentes ita sibi vindicent, ut nullius omnino dicioni subiciantur, nisi Romanæ sedi », no 82, Papst., p. 138-140. 23. « Quia Willelmus […], quoddam monasterium […] apostolicæ sedi ad tuendum non ad dominandum subjugavit », no 12, Recueil des actes de Robert, p. 50-51. Même phrase dans no X, Recueil des actes de Louis IV, p. 30-32. 24. « Sane ad recognoscendum, quod predictum cenobium sanctæ apostolicæ sedi ad fovendum atque tuendum pertineat […] », no 64, Papst., p. 107-108, et no 65, Ibid., p. 109. « Porro locus ille a suis fundatoribus apostolicæ sedi ad tuendum traditus est, pro qua necesse est ut […] eidem loco favere studeamus », no 95, Ibid., p. 168.



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L’extrême fluctuation du vocabulaire qualifiant le rapport du pape à certains monastères dirigés par Odon semble ainsi révéler la lente définition des termes de leurs actes de fondation25.

B. Mise en jeu de la defensio apostolique L’étude du vocabulaire employé dans les actes relatifs à Cluny, Déols, Romainmôtier et Saint-Pons de Thomières permet de tirer plusieurs conclusions sur la conception et la mise en œuvre par Odon des termes des actes de fondation. Ainsi que l’avait remarqué H. E. J. Cowdrey pour Cluny, ce sont les documents postérieurs et l’acception que ces derniers en ont donné qui confèrent son statut exceptionnel au testament de Guillaume le Pieux26. Le lien entre certains monastères dirigés par Odon et le représentant terrestre des apôtres n’apparaît cependant pas de manière systématique dans les actes de la pratique. Ainsi, pour Cluny, ni le testament de Bernon, ni les chartes de concessions de dîmes octroyées par les évêques de Mâcon, ni les donations dans leur ensemble (même celles du roi Raoul) n’évoquent les rapports privilégiés de l’abbaye et du pape. De la même manière, lorsqu’il confirme à Déols ses privilèges et possessions dans la seconde moitié de l’année 927, le roi Raoul ne mentionne nullement le lien de l’établissement avec Rome, alors que son successeur Louis d’Outremer y fait clairement allusion. Enfin, dans le cas de Saint-Pons de Thomières, tous les documents restent muets sur la sujétion du monastère au siège apostolique, à l’exception notable de la charte de dédicace de l’église abbatiale. Le lien de l’établissement au représentant terrestre des apôtres ne semble donc pas jouer de rôle dans les donations et, plus largement, dans les transactions à l’échelle locale. Quelle que soit la personne du donateur, même s’il exerce une haute charge publique (roi ou évêque), il semble agir à titre privé et ne s’adresse qu’à la personne morale du monastère représentée par Pierre. Le testament de Bernon pourrait d’ailleurs entrer dans cette logique locale, ce qui atteste la dimension patrimoniale des décisions prises par le premier abbé de Cluny juste avant sa mort.

Le pape et les monastères dédiés aux Apôtres L’appui apostolique paraît en fait n’être mis en œuvre que dans des cas très précis, qui relèvent de la mission de defensio confiée au pape dans les actes de fondation de Cluny et Déols. Selon une logique identique à celle qui ne fait ­énumérer 25. H. Jakobs avait évoqué la lente précision de la liberté de Cluny, sans toutefois la démontrer, H. Jakobs, « Die Cluniazenser und das Papsttum », p. 653. 26. H. E. J. Cowdrey, The Cluniacs, p. 17.

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par les bulles ou les diplômes que des biens litigieux dans la première moitié du xe siècle, il semble en effet que le rapport à l’autorité apostolique se soit construit essentiellement au cours des crises rencontrées par les monastères27. Le conflit de Déols avec l’archevêque de Bourges permet de cerner le contenu de cette defensio apostolique. Dans sa bulle de 938, Léon VII explique en effet précisément en quoi consiste le fait de pourvoir à l’utilitas de l’Église par l’aide ou la défense : les biens de Déols ne doivent « être soumis à la soumission (ditio) de personne, si ce n’est à celle du siège romain »28. Un peu plus tard, Étienne VIII réaffirme la protection exercée par le siège apostolique sur le monastère, en vertu de laquelle il se doit de favoriser (favere) ce dernier, rappelant ensuite que le lieu et ses moines lui ont été directement confiés. Surtout, ce pape articule la defensio avec l’annulation de l’excommunication archiépiscopale. Cette annulation est légitimée par la qualité des usages cénobitiques à Déols, notamment par la vie des religieux en communauté, présentée comme une chose rare dans ce diocèse29. Le pape insiste ensuite, à deux reprises, sur le fait que le monastère et ses moines ont été confiés au siège apostolique pour les favoriser dans la possession de leur patrimoine – puisqu’il est fait allusion immédiatement après au bien litigieux –, mais aussi pour les mettre à l’écart des sanctions portées par les puissances extérieures30. Alors que plusieurs papes avaient soutenu Cluny contre son diocésain pour des questions de patrimoine ou de dîmes, Étienne VIII intervient ici pour contrecarrer et annuler des sanctions portées par l’archevêque et relevant de son pouvoir disciplinaire31. En vertu de la soumission de l’établissement au pape, exprimée de manière radicale, ce dernier réaffirme ainsi le statut du monastère comme un lieu placé hors de l’autorité épiscopale. Les termes de l’acte de fondation de Déols sont donc ici infléchis de manière singulière. Alors qu’Ebbe mettait le monastère à l’abri des ambitions temporelles de l’évêque, la bulle d’Étienne VIII invalide partiellement le pouvoir spirituel du diocésain sur l’établissement, en annulant ses excommunications. Les actes de dédicace d’églises, notamment pour Déols ou Saint-Pons, apparaissent comme d’autres occasions de radicaliser le discours relatif au pape, même 27. Sur la seule énumération de biens litigieux dans les premiers privilèges de Cluny, D. Méhu, Paix et communautés, p. 58. 28. «  […] ut nullius omnino dicioni subiciantur, nisi Romanæ sedi […]  », no  81, Papst., p.  139-140. J.  Hubert commet une erreur lorsqu’il ne voit apparaître cette expression qu’en 968, J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 31. 29. « Ipsa namque charitas religionis iam nobis pretiosos facere deberet illos, ubi aliqua scintilla regularis propositi remansisse videtur. Et illi, qui pene soli in tua diocesi communem vitam ducunt et a te sicut a patre deberent solatiari et tu illos quasi filios habere », no 95, Papst., p. 167-168. 30. Sur la protection pontificale articulée à la défense du patrimoine : « Porro locus ille a suis fundatoribus apostolicæ sedi ad tuendum traditus est, pro qua necesse est ut […] eidem loco favere studeamus. Discussa autem contentionis causa […] ». Sur la protection articulée à l’interdiction d’excommunication : «  Alioquin quæso te, frater, ut eidem loco vel fratribus nobis commissis nullatenus sub excommunicatione præiudicium facias […] », no 95, Papst., p. 168. 31. Cf. supra, p. 185-186 et 279.



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si la transmission de ces documents par des copies tardives invite à une grande prudence. Dans l’acte de fondation de Déols, la relation du monastère au pape était en tous points semblable à celle de Cluny. Dix ans plus tard, dans l’acte de dédicace de l’église, tout en précisant qu’il reprend les termes de sa charte de fondation, Ebbe durcit le lien de l’établissement au souverain pontife, grâce à l’expression ut sub regimine domini papæ […] permaneat32. De son côté, le comte Raymond-Pons ne semble décider de soumettre son monastère au Saint-Siège que le jour de la dédicace de l’église abbatiale. A. G. Remensnyder considère que la charte écrite à cette occasion correspond à la véritable fondation de l’établissement, mais sans tenir compte de l’existence de l’acte de dotation, concédé un an plus tôt, qui ne précise en aucune manière le lien de l’abbaye à Rome33. Ces deux cas semblent donc indiquer que la cérémonie de dédicace induit parfois un durcissement du discours des fondateurs. En raison de son caractère public, cette cérémonie constituait peut-être un moyen d’affirmer de manière claire le statut du monastère, qui devait apparaître sans ambiguïté. Cette hypothèse ne permet cependant pas d’expliquer totalement pour quelle raison Saint-Pons n’a pas reçu de privilège apostolique, ni pourquoi il passe deux ans plus tard sous la protection royale, sans qu’aucun document ultérieur ne mentionne plus de lien avec le représentant terrestre de saint Pierre34. En définitive, les périodes de conflits, de dédicaces d’église et les initiatives de concession d’immunité semblent cristalliser le besoin de rendre effective la tuitio ou la defensio pontificale, tout en en précisant la teneur. Son expression fluctue entre domination, possession ou simple protection, ce dernier terme englobant progressivement l’idée d’un accord de bienfaits (fovere/favere), qui n’apparaissait pas dans les chartes de fondation de Cluny ou Déols. Dans les trois cas étudiés, les phases de tension aboutissent à une radicalisation des termes de l’acte de fondation, dans le sens d’une domination de ces établissements par la seule Église romaine. Même si l’idée de sujétion du monastère au Saint-Siège devient récurrente à Cluny à partir de 936, il semble que son apparition ne puisse être dissociée des circonstances évoquées. Tous les monastères dirigés par Odon ne sont cependant pas systématiquement liés aux apôtres ou au pape : rien de tel n’apparaît en effet dans les actes de Chanteuges ou de Saint-Martin de Tulle. En comparant les cas de tous ces établissements aux quatre premiers, il est clair que c’est la donation initiale aux apôtres qui induit l’existence d’un lien privilégié avec le souverain pontife.

32. No 4, E. Hubert, « Recueil historique », p. 111. 33. A. G. Remensnyder, Remembering Kings Past, p. 21-27. Cf. supra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 292. 34. Nous ne disposons en effet d’aucune bulle pour Saint-Pons de Thomières dans l’édition d’H.  Zimmermann. Sur l’obtention de l’immunité royale par Saint-Pons, cf. supra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 295-296.

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Les quatre établissements étudiés sont en effet tous voués à Pierre et Paul dans leur acte de fondation, auxquels s’ajoutent la Vierge pour Déols, Romain pour Romainmôtier, enfin Marie et Pons pour Thomières35. Conséquence de la soustraction des ­établissements au joug des puissances terrestres, ces saints apparaissent donc comme les véritables propriétaires et les protecteurs des monastères ; ils sont représentés sur terre par le seul pape, ce qui implique de faire appel à lui en cas de difficulté. Pour Odon, l’institution d’un rapport privilégié entre un monastère et le pape ne découle donc pas systématiquement d’un prestige et d’une autorité qui seraient par essence l’apanage de la fonction papale. Elle procède du fait que le souverain pontife symbolise, ou mieux incarne, les apôtres, défenseurs privilégiés de ­certains établissements, à deux exceptions près, Fleury et SaintMartin de Tours.

Légitimer l’intervention pontificale à Fleury et Saint-Martin de Tours Le monastère de Saint-Benoît-sur-Loire a été probablement confié à Odon dans la première moitié de l’année 936, sur l’impulsion d’Hugues le Grand, duc des Francs36. Alors que l’abbé de Cluny était confronté à des oppositions sérieuses menées par les moines de l’établissement, Léon VII lui adresse une bulle le 9 janvier 938, afin de rétablir son autorité sur Fleury. Après avoir rappelé dans l’adresse que le corps de Benoît repose dans ce monastère, le pape reprend, dans un très long préambule, les termes de la bulle accordée à Cluny en 931 sur le secours que doit apporter le moderamen apostolique aux hommes pieux, mais ajoute, de manière inédite, que ce dernier doit s’exercer particulièrement dans le domaine de la réforme monastique37. Léon VII évoque ensuite la restauration de Fleury, établissement qui, en raison de son statut particulier – quod est caput et principium –, entraînera le renouveau de l’ordo monasticus selon une logique

35. Pour Cluny : « Res juris mei sanctis apostolis Petro videlicet et Paulo de propria trado dominatione », no  4, Les Plus Anciens Documents originaux, p.  34. Pour Déols : «  Res juris mei beatissima Dei genitrici Mariæ, et sanctis apostolis Petro videlicet et Paulo de propria trado dominatione », Pièce justificative I, J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 38. Pour Romainmôtier : « Quod sane prefatum monasterium olim in honore apostolorum principium Petri scilicet et Pauli sub monasticha professione erat constructum », no 3, Cartulaire de Romainmôtier, p. 75-76. Pour Saint-Pons de Thomières : « Laudamus et concedimus omnipotenti Deo, et genetrici ejus S. Mariæ, et beato Petro Apostolorum Principi, et sancto Paulo doctori egregio, nec non et glorioso martyri Pontio », no 67-LXIII, HGL V, col. 173. 36. Cf. supra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 306-309. 37. «  […] Odoni religioso abbati venerabili monasterii sancti Benedicti qui et Floriacensis, in quo ipse requiescit in corpore […]. Convenit apostolico moderamini, pia religione pollentibus benigna ­compassione succurrere et poscentium animis alacri devotione assensum impertiri. Ex hoc enim lucri potissimum præmium apud conditorem omnium Deum obtinere confidimus, dum venerabilia loca nostro fuerint adminiculo reparata », no 83, Papst., p. 141.



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organologique. Ces circonstances incitent alors le pape à « favoriser, soutenir et pourvoir le lieu, grâce à [son] autorité et à [son] admonition apostoliques »38. Saint-Benoît-sur-Loire est cependant une abbaye royale, dont la tuitio est exercée depuis le début du ixe siècle par le roi des Francs qui confirme théoriquement ses privilèges et possessions39. Le recours à l’autorité pontificale en 938 apparaît donc comme une démarche différente de celles entreprises pour Cluny ou Déols, dans la mesure où, si Odon se trouve bien dans une situation de crise, Fleury relève théoriquement du seul rex Francorum. Dans la bulle, le fait de “court-circuiter” ce dernier est légitimé à la fois par le rôle du pape dans la réforme générale des monastères et surtout par le statut remarquable de Saint-Benoît-sur-Loire, dont la prospérité ou le déclin spirituel aurait des conséquences sur l’ensemble de l’ordo monasticus. Cette idée était absente des privilèges concédés à Cluny ou Déols, qui n’évoquaient qu’en termes très vagues le devoir pontifical de prendre soin de l’Église et qui justifiaient l’intervention du pape par le lien entre ces deux établissements et le représentant terrestre des apôtres. Dans le cas de Fleury, le pape aide en revanche le monastère qui représente l’ordo monasticus, parce qu’il détient le corps de Benoît, et accorde en outre son soutien à la réforme monastique, définie comme faisant partie intégrante de sa mission. La bulle, “préparée” par Odon, qu’adresse Léon VII à Hugues le Grand pour son abbaye martinienne justifie elle aussi solidement l’intervention pontificale40. Cette dernière est placée dans la perspective du Jugement dernier, à l’issue duquel ceux qui auront encouragé la dévotion seront récompensés et les autres punis. Dans ce cadre, un long préambule commence par exposer la position des hommes dans le “corps” que constitue l’Église, selon un principe de hiérarchies, Martin y occupant une place de choix grâce à ses mérites exceptionnels41. Pour éviter que l’image de ce saint ne soit ternie par l’attitude déviante des chanoines martiniens, l’intervention du pape est légitimée par la position particulière de Pierre et de ses successeurs, auxquels l’Église a été confiée et qu’ils doivent donc soutenir. Comme dans la bulle pour Fleury, ce document justifie donc l’initiative pontificale à Tours par l’existence de dynamiques au sein de l’Ecclesia, matérialisées notamment par les pèlerinages aux tombeaux des saints : les pôles de sainteté les plus importants par leurs reliques, ici Tours et Rome, doivent se soutenir mutuel-

38. « Inde ergo gavisi sumus, quia prædictum cœnobium beatissimi Benedicti, qui est pater et dux monachorum, reflorescere ad normam monasticæ religionis audimus ; nam cum ille monasticus ordo nimium ubique sit imminutus, spes nobis inest, quia si in illo cœnobio, quod est capum et principium, observantia regularis refloruerit, cætera circumquaque posita quasi membra convalescant  […]. Omnimodis loco illi favere ac suffragari nostra apostolica ammonitione ac auctoritate providere decrevimus », Ibid., p. 141. 39. Sur les liens de Fleury avec le roi des Francs, J. Laporte, « Fleury », col. 446-447. P. Engelbert, « Bischöfe und Klöster im Frühmittelalter », p. 178. 40. Cf. supra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 337-346. 41. No 80, Papst., p. 135-136.

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lement pour maintenir la « bonne santé » de l’Église. Pour saisir toutes les implications de la defensio apostolique, il convient toutefois d’insérer ces conclusions provisoires dans une logique plus vaste, celle de la vision globale d’Odon sur le pape, Rome et la figure de Pierre.

C. Le pape, Rome et Pierre dans les œuvres d’Odon En raison des termes de leur acte de fondation, les monastères de Cluny et Déols ont, dès l’origine, un lien particulier avec Rome : ils sont donnés à Pierre et Paul dont les reliques se trouvent alors seulement dans la Ville ; ils sont soutenus et défendus par le pape ; ils sont enfin soumis à l’obligation de faire apporter un cens aux tombeaux des apôtres tous les cinq ans. Le lien de ces monastères à Rome est donc réitéré, matériellement, par le déplacement d’émissaires des communautés confiées initialement aux saints Pierre et Paul. En retour, les papes successifs, en tant que représentants terrestres des apôtres, doivent agir en faveur des établissements qui leur ont été concédés. Comment articuler ces différents éléments avec la pensée d’Odon sur le pape, Rome et Pierre ?

Un pape effacé Le pape est singulièrement absent de l’œuvre d’Odon. Il n’y apparaît que dans les Collationes et dans la Vita Gregorii Turonensis sous les traits de Grégoire le Grand, considéré avant tout comme un modèle épiscopal en raison de son humilité, de sa formation monastique et de sa dévotion envers les pauvres ou les pèlerins42. Dans les Collationes, Grégoire est d’ailleurs mentionné entre deux autres grands évêques qui ont su accomplir leur fonction de manière exemplaire, Augustin et Jean l’Aumônier43. Insistant sur la constante humilité de Grégoire, Odon souligne dans la même œuvre, en reprenant Jean Diacre, que malgré son obtention du « plus haut pontificat » (summum pontificium) ce pape avait refusé le titre d’« universel »44. Il explique également qu’après avoir chassé les laïcs et les jeunes de son entourage, Grégoire n’avait gardé auprès de lui que des clercs et des moines de bonne réputation, ce qui lui a permis de ne rien « perdre ni de la perfection monastique, ni de l’investiture pontificale, quoique placé au-dessus des peuples et des royaumes » 45. Bien qu’Odon reconnaisse une certaine préséance au souverain pontife sur les autres évêques et accorde au pape une place émi-

42. 43. 44. 45.

Coll., III 6-7, col. 593 C-595 B ; VGT, chap. 24, col. 126 B-D. Coll., III 5, col. 593 A-C ; III 8, col. 595 B-596 C. Ibid., III 7, col. 594 B. Ibid., III 7, col. 594 C.



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nente dans la chrétienté, il le considère donc avant tout comme un évêque qui doit ­montrer son humilité et accorder son attention à la justice et aux pauvres. De la même manière, la figure pontificale apparaît très peu dans la Vita Odonis. Elle n’est mentionnée que sous les traits de Léon VII, qui demande à Odon ­d’intervenir comme pacificateur entre Hugues d’Arles et Albéric. Elle est également présente de manière anonyme, lorsque «  le seigneur pape  » enjoint au saint de venir réformer Saint-Paul-hors-les-Murs46. Jean de Salerne n’évoque cependant jamais les privilèges accordés par l’autorité pontificale à son maître pour les ­établissements qu’il dirigeait, absence qui peut être analysée de deux manières complémentaires. Il est possible, tout d’abord, que le texte reflète la pensée d’Odon sur le pape. Le silence de l’hagiographe résulte aussi probablement de l’adaptation du texte aux attentes des milieux salernitains qui en étaient les destinataires. Les travaux d’H. Taviani-Carozzi ont en effet montré que, si la principauté de Salerne relevait théoriquement de Rome (notamment dans le droit de regard du pape sur le choix de l’évêque), les souverains pontifes n’y étaient pas intervenus entre la fin du ixe et les dernières années du xe siècle, encourageant de fait l’autonomie de l’Église salernitaine, « jalousement préservée par les princes »47. L’absence du pape dans la Vita Odonis correspondrait alors à une volonté délibérée de présenter Odon et ses efforts de réforme comme indépendants de l’influence pontificale, ainsi que l’étaient les milieux ecclésiastiques de Salerne. Ce texte tend, en tout cas, à présenter le souverain pontife en position de demande vis-à-vis du saint et non comme un bienfaiteur dispensant ses faveurs. Les quelques mentions de la figure de Grégoire le Grand dans ce texte vont d’ailleurs dans le même sens : il est dépeint avant tout dans sa dimension d’homme de lettres, sans que l’hagiographe n’évoque ses actes en tant que pontife48.

Rome, Tours et Fleury : une géographie “odonienne” des saints lieux Pour Cluny, Déols, Romainmôtier ou Saint-Pons, l’expression du lien du monastère au pape est probablement fonction de la donation et de la dédicace initiales de chacun des établissements à Pierre et Paul, ces dernières venant aussi légitimer l’intervention pontificale. De manière similaire, l’entremise du pape à Fleury ou Saint-Martin de Tours est soigneusement justifiée par le statut exceptionnel de ces deux monastères49. Afin de saisir la logique d’ensemble du recours 46. Sur l’ambassade de paix à la demande de Léon VII, VO1, II 7, col. 64 C. Pour l’appel d’Odon par le pape, c’est-à-dire Léon VII, pour réformer Saint-Paul-hors-les-Murs, Ibid., I 27, col. 55 A. 47. H. Taviani-Carozzi, La Principauté lombarde de Salerne, I, p. 649-650. 48. Évocation des œuvres de Grégoire le Grand et de sa pensée, VO1, I 14, col. 50 B ; II 23, col. 76 B ; III 7, col. 79 D-80 A. Lorsque Jean de Salerne évoque la vision qu’a Odon de Grégoire le Grand, il ne précise pas que le pape porte le pallium, une tiare ou une mitre : Grégoire n’a qu’une plume sur l’oreille, ce qui le fait apparaître avant tout dans sa dimension d’homme de lettres : Ibid., I 20, col. 52 A-D. 49. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 392-394.

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apostolique, il convient de s’attarder à présent sur la place de Rome dans la pensée d’Odon, qui semble indissociable d’une géographie des lieux saints50. Comme le pape, Rome occupe en effet une position ambivalente dans la pensée d’Odon de Cluny : il s’agit certes d’une ville de pèlerinage importante grâce à ses reliques, mais elle n’est pas la seule cité à avoir cette fonction et entre en concurrence symbolique avec Tours et, dans une moindre mesure, avec Fleury51. Les écrits d’Odon font très souvent allusion au pèlerinage à Rome, important en raison de l’identification de la Ville à Pierre et Paul, ou plus fréquemment encore au seul Pierre. Géraud est ainsi qualifié de «  pèlerin de saint Pierre  », et rend visite non pas à Rome mais aux « consuls du ciel ». De même, dans les Collationes, un pécheur se rend à Rome pour obtenir l’impunité de son crime grâce « aux mérites de Pierre »52. Le pèlerinage romain n’est cependant pas toujours synonyme de pardon des fautes, ainsi que le montre une anecdote édifiante des Collationes : un prêtre, coupable d’incontinence, entreprend neuf voyages à Rome, pensant effacer son péché grâce à la fréquence de ses visites, mais meurt au retour de son dernier déplacement53. En revanche, Géraud va à Rome sept fois, ce qu’Odon présente comme l’une des nombreuses qualités du saint54. S’inscrivant ainsi dans la spiritualité du pèlerinage, dans laquelle le voyage vers les tombeaux des saints n’a de valeur que si le pèlerin a un comportement de pénitent, Odon suggère que les déplacements du pécheur sont inefficaces, contrairement à ceux de Géraud : ce sont les dispositions intérieures du pèlerin qui comptent, et non sa destination55. *   * * Le pèlerinage à Rome n’est cependant pas le seul à retenir l’attention d’Odon. Dans la Vita Geraldi, il explique ainsi que Géraud fréquente d’autres lieux saints qui sont tout aussi bénéfiques que la Ville, tels que les tombeaux de saint Martial à Limoges ou de saint Martin à Tours56. De même, dans le Sermo in combustione basilicæ sancti Martini, Odon affirme avoir entendu de la bouche de certains 50. Pour un bilan historiographique des lieux saints dans l’hagiographie, S. Boesch Gajano, « Des Loca sanctorum », p. 48-70. 51. Sur la sacralisation progressive de la ville de Rome par la présence des corps des martyrs, P. Boulhol, « Rome, cité sainte ? », p. 149-175. 52. Pour Géraud : VG4, II 22, col. 682 D, et II 24, col. 684 A. Pour le pécheur : Coll., II 26, col. 570 D. Sur l’identification de la ville de Rome aux apôtres, M. Maccarrone, « La concezione di Roma », p. 179-206. L’identification de Rome à Pierre seulement est probablement due à une influence de Léon le Grand sur les écrits d’Odon, Ibid., p. 201. La qualification civique de Pierre et Paul comme consules cœli vient peut-être de Prudence qui est le premier à avoir construit l’image d’une Rome céleste qui conservait aux cieux ses caractères de cité, telle la curie, Ibid., p. 187. 53. Coll., II 26, col. 570 D-571 A. 54. VG4, II 17, col. 680 B. 55. Sur la valeur pénitentielle du pèlerinage : D. J. Birch, Pilgrimage to Rome, p. 3. 56. VG4, II 22, col. 682 D-683 A.



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Romains que le pèlerinage à Rome n’est pas nécessaire pour les habitants de Tours, en raison de la proximité du tombeau de Martin57. Odon met ainsi l’accent sur les saints et leur sépulcre, et non sur les villes elles-mêmes. Jean de Salerne reprend cette idée pour Tours : le prestige de Martin rejaillit sur celui de la basilique58. D’un point de vue symbolique, Rome entre donc explicitement en concurrence avec Tours dans la pensée d’Odon. Outre l’équivalence des pèlerinages vers ces cités, le deuxième abbé de Cluny suggère le rapprochement entre les deux villes dans plusieurs passages de son œuvre. Le lien entre Rome et Tours est d’abord ébauché dans les visions de certaines personnes auxquelles saint Martin raconte qu’il voyage entre ces deux villes. Ainsi, dans la Vita Gregorii Turonensis, une femme explique que Martin lui est apparu pour lui faire part de sa fuite de Tours pour Rome, en raison des péchés des Tourangeaux. Dans la Vita Odonis, saint Martin se manifeste d’abord à Adhegrin, auquel il explique qu’il revient de Rome, puis à Odon alors qu’il est en route de Rome vers Tours59. Il existe donc un lien dynamique évident dans la pensée d’Odon entre deux pôles de sainteté, Tours et Rome. Ce rapprochement entre les deux villes est également suggéré de manière plus implicite. Dans la Vita Gregorii Turonensis, il apparaît dans un passage sur les saints homonymes donnés aux différentes parties du monde à la même ­époque : Grégoire de Naziance pour l’Orient, Grégoire le Grand pour la région de Rome et Grégoire de Tours pour la Touraine. Comme signalé précédemment, il s’agit d’une reprise de la thématique de la divisio apostolorum, qui se trouve notamment chez Grégoire de Tours, Isidore de Séville ou Alcuin et qui associe des villes ou des espaces à des saints particuliers60. Ce passage est d’autant plus significatif, qu’à la différence du reste de la Vita, dont tous les chapitres s’inspirent des œuvres de Grégoire de Tours, Odon ne s’appuie ici sur aucun récit connu61. Il ébauche ainsi la coexistence de trois pôles de sainteté, renforcée par les liens ­personnels et l’admiration réciproque entre Grégoire de Tours et Grégoire le Gr­and. Deux chapitres plus loin, Odon resserre la comparaison entre Rome et Tours dans la même perspective de saints donnés par Dieu à ces deux villes : pour la première, les Apôtres et Grégoire le Grand, et pour la seconde, Martin et Grégoire de Tours62. Ce lien entre les pôles de Rome et de Tours transparaît également dans la Vita Odonis, dans la mesure où l’allusion à l’une des cités se double souvent de

57. Sermo de combustione, col. 736 C. 58. VO1, I 16, col. 51 A-B. 59. Sur la fuite de Martin vers Rome : VGT, chap. 19, col. 124 C-125 B. Sur le retour de Martin de Rome : VO1, I 27, col. 55 B ; II 2, col. 61 C. 60. VGT, chap. 24, col. 126 C. Sur le thème de la divisio apostolorum, D. Iogna-Prat, « Constructions chrétiennes », p. 65-66. Une référence de ce type se trouve dans Grégoire de Tours, Libri histo­ riarum X, L. I, chap. 30, p. 22-23. 61. Sur les sources de la VGT et l’originalité de ce chapitre, cf. notre article, I. Rosé, « La Vita Gregorii Turonensis », p. 203-204. 62. VGT, chap. 26, col. 128 A-B.

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l’évocation de l’autre et de ses saints tutélaires. Ainsi, la vigueur de la foi d’Odon, que Jean de Salerne voit s’exprimer à Rome, tire son origine des débuts de sa dévotion dans la région tourangelle : alors que Jean commence son chapitre par la description de la ferveur spirituelle d’Odon en pèlerinage à Rome, il le termine par un éloge de Tours, rendue fertile en dévotion et en vertu grâce à la présence de Martin63. De la même manière, lorsque Odon se trouve à Saint-Paul-hors-lesMurs, sa seule activité est la correction de la Vie de saint Martin64. Le lien entre Rome et Tours, ainsi que le dessin d’une géographie des lieux sacrés avec deux pôles de sainteté pratiquement équivalents dans la pensée d’Odon, ­peuvent se comprendre par l’extrême dévotion que l’abbé de Cluny voue à Martin65. Puisque, selon Jean de Salerne, ce sont les saints et leurs corps qui renforcent le prestige de certains lieux, l’attachement de son maître à saint Martin explique la place particulière qu’il attribue à Tours face à Rome. *   * * Dans l’œuvre d’Odon ou dans la Vita Odonis, Fleury est nettement en retrait par rapport au binôme spatial Rome-Tours. C’est cependant à cet endroit que se trouve le corps de saint Benoît, ramené du Mont-Cassin au viie siècle selon une tradition bénédictine extrêmement répandue66. La présence de Benoît se matérialise et s’actualise d’ailleurs à Fleury, selon la Vita Odonis : Jean y décrit en effet la poursuite du saint par les moines décadents pour tenter de le ramener au monastère, comme une personne réelle, et trois moines sont témoins de visions67. Fleury n’est donc pas un monastère comme les autres, mais le lieu où Benoît se trouve réellement, par l’intermédiaire de ses reliques. Dans les cas de Saint-Martin de Tours et de Fleury, nous avons vu que l’intervention pontificale était légitimée, dans les préambules, par la place particulière occupée par ces établissements dans le corps de l’Église, position qui découlait directement de l’importance du saint dont ils possédaient les reliques68. Selon une logique à la fois hiérarchique et dynamique, la déviance de leurs habitants a alors, pour l’abbé de Cluny, des conséquences sur l’ensemble de l’Ecclesia. Les démar-

63. VO1, I 16, col. 50 D-51 B. 64. Ibid., II 22, col. 72 D-73 B. 65. Cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 80-86. 66. R.-H. Bautier, « La place de l’abbaye de Fleury-sur-Loire », p. 26. La tradition bénédictine qui évoque la translation des reliques de Benoît à Fleury est évoquée en détail par P. Geary, Le Vol des reliques, p. 174-178. Les principaux récits de cette translation ont été élaborés à Saint-Benoît-sur-Loire, dans la seconde moitié du ixe siècle, par le moine Adrevald de Fleury. Sur l’entreprise hagiographique d’Adrevald, nous nous permettons de renvoyer à I. Rosé, « Entre Lérins et Saint-Benoît-sur-Loire » (sous presse). 67. Sur la tentative des moines de Fleury de ramener saint Benoît au monastère, VO1, III 8, col. 80 D-81 A. Sur les visions : VO1, III 8, col. 80 D ; III 9, col. 82 A-B ; III 11, col. 82 C-83 A. 68. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 392-394.



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ches pontificales envers les monastères s’inscrivent donc dans le cadre plus global de la définition d’une géographie des lieux sacrés, telle qu’elle émane de l’œuvre d’Odon, c’est-à-dire que Fleury s’ajoute aux deux pôles principaux de Tours et de Rome. Plus exactement, si l’on suit la pensée de l’abbé de Cluny sur l’attribution à certains lieux d’une vertu élevée par les saints et leurs reliques, Benoît rejoint Martin et les apôtres. Cette bipolarité, voire “tripolarité”, géographique du pèlerinage et des lieux saints s’efface cependant peu à peu dans les Vitæ clunisiennes et leurs réécritures, au profit de ce que P. Henriet appelle le « tropisme romain »69. Il convient cependant de nuancer cette expression pour le xe  siècle à l’aune de la construction de la légitimité spirituelle de Cluny grâce à l’acquisition de reliques et de la réécriture de ses origines. Au moins jusque dans la première moitié du xe siècle, Rome apparaît bien comme une destination importante des saints  “clunisiens”, mais elle entre en concurrence avec d’autres lieux détenteurs de reliques, tels que Limoges, Fleury et plus particulièrement Tours. À partir du début du xie siècle, les Vies abbatiales clunisiennes dessinent une nouvelle géographie des lieux de pèlerinages, en mettant en évidence les deux pôles de Rome et de Cluny, dont les reliques assurent la dimension sacrée. Cette évolution est particulièrement claire dans la réécriture de la Vita d’Odon par l’Humillimus, qui ajoute un épisode de réforme à Saint-Paul-hors-les-Murs et gomme la dimension martinienne, c’est-àdire tourangelle, du récit70. Il y a alors bien un « tropisme romain » qui permet de légitimer les fondements de la puissance clunisienne du xie siècle : l’Humillimus insiste sur l’activité réformatrice d’Odon et surtout sur ses liens avec la papauté, élément absent de la Vita prima et maior de Jean de Salerne71. Un dernier tournant a lieu à partir de la seconde moitié du xie siècle avec « un recentrage apostolique sur Cluny »72. Dans les années 1130, la Vita reformata de Nalgod tend en effet à repolariser la vie du saint sur Cluny, en évacuant les épisodes romains de la ­nouvelle version, comme en témoigne la suppression pure et simple de toute ­allusion à la réforme de Saint-Paul-hors-les-Murs73.

69. P. Henriet, « Les villes et la Ville », p. 51. 70. M.  L.  Fini, « L’Editio minor  », p.  256. Il est également symptomatique que cet abrégé de la Vita Odonis ne mentionne aucun autre monastère de Rome ou de sa région, mais concentre tous les efforts d’Odon sur Saint-Paul-hors-les-Murs, probablement parce qu’il contient les reliques de l’un des saints tutélaires de Cluny. Pour l’effacement de la dimension martinienne, Ibid., p. 138. 71. Cette réécriture met en valeur l’activité réformatrice d’Odon à Saint-Paul, D. Iogna-Prat, « Panorama », p. 71. Sur le renforcement des liens avec la papauté : Odon se voit qualifié de « vicaire apostolique » par l’Humillimus, M. L. Fini, « L’Editio minor », p. 256 ; D. Iogna-Prat, « Panorama », p. 71. 72. P. Henriet, « Les villes et la Ville », p. 54. 73. La présence d’Odon est mentionnée dans certains monastères romains, mais il n’y apparaît jamais comme abbé. La seule allusion à la réforme monastique dans la péninsule italienne porte sur SaintÉlie de Nepi, Nalgod, Vita Odonis reformata, chap. 49, col. 103 A.

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Multiples dimensions de la figure de Pierre La place ambivalente qu’Odon attribue au pape et à Rome dans sa vision du monde tire probablement son origine de sa vision de la figure de Pierre et de la position qu’il lui attribue dans l’histoire du salut. À une échelle individuelle, Pierre représente d’abord l’espoir de tout chrétien d’obtenir le pardon du Christ. Odon insiste en effet fréquemment sur son triple reniement qui enseigne aux pécheurs que le Christ pardonne à ceux qui ont reconnu Dieu en lui, à condition qu’ils fassent pénitence74. Cette vision de Pierre explique le récit des multiples voyages d’un pécheur vers Rome pour obtenir le pardon de son crime auprès du premier des hommes pardonnés par le Christ, mais également les nombreux pèlerinages de Géraud, présentés comme une compensation à ses activités laïques75. D’un point de vue ecclésial, Pierre apparaît par ailleurs comme l’intermédiaire entre le Christ et l’Église, en tant que premier évêque. Dans l’Occupatio, Odon souligne en effet les éléments biographiques correspondant à cette mission : Pierre est celui qui rétablit le nombre des douze apôtres, puis, avec Paul, ils accomplissent des miracles, jugent ceux qui sont rongés par le désir et se font attaquer par le diable parce qu’ils symbolisent les hommes importants de l’Église. Les deux apôtres apparaissent par conséquent comme les vicaires du Christ dans leurs actes76. La dimension de médiateur de Pierre, en tant que premier évêque, apparaît explicitement dans deux sermons : celui sur l’incendie, dans lequel l’apôtre est qualifié de pastor Ecclesiæ, et surtout le prêche In cathedra sancti Petri, les ­termes du titre symbolisant justement la fonction épiscopale dans la littérature chrétienne77. Selon l’Évangile (Mt XVI, 16-19), Pierre est en effet le seul dépositaire du pouvoir de lier et de délier. Reprenant l’exégèse de Clément d’Alexandrie et d’Augustin, Odon affirme dans les Collationes et dans le Sermo in cathedra sancti Petri qu’il est l’intermédiaire entre le Christ et les évêques pour la ­transmission du pouvoir des clés78. Cette conception, réaffirmée quelque temps auparavant par 74. Sermo de combustione, col. 746 D et 747 B ; Coll., III 32, col. 615 D ; Occ., VI 386-389, VI 433, VI 592-599, VII 315-320 ; Sermo in cathedra, col. 711 B. 75. Sur ces deux récits, cf. supra, p. 396. 76. Sur le rétablissement du nombre des douze apôtres : Occ., VI 504-521. Ce rétablissement du nombre des douze par Pierre est considéré depuis Tertullien comme le signe de l’office particulier de cet apôtre dans le dessein général du Christ, en tant que pasteur de l’Église, cf. M. Maccarrone, « San Pietro in rapporto a Christo », p. 119-120. Sur l’accomplissement des miracles par Pierre et Paul : Occ., VI 643-646. Sur le jugement des hommes rongés par le désir : Occ., VII 116-119. Sur l’attaque de Pierre et Paul par le Diable : Occ., VII 228-229. La qualification de « vicaire du Christ », d’utilisation systématique plus tardive, est attribuée au seul Pierre pour la première fois par Ambroise, selon M. Maccarrone, « San Pietro in rapporto a Christo », p. 141. 77. Sermo de combustione, col. 746 D ; Sermo in cathedra, col. 711 D, 713 A. Pour la cathedra sancti Petri comme symbole de l’épiscopat, M. Maccarrone, « La “cathedra sancti Petri” », p. 1278-1279. 78. Coll., I 19, col. 532 A-D ; Sermo in cathedra, col. 712 C. Sur les pères de l’Église probablement utilisés par Odon sur cette question, M. Maccarrone, « San Pietro in rapporto a Christo », p. 125 (pour



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les penseurs carolingiens, notamment par Haymon d’Auxerre, attribue donc à la communauté des évêques, et non au seul pape, le pouvoir de lier et de délier, ce qui explique que le souverain pontife soit considéré par Odon comme un prélat parmi d’autres et qu’il ne soit jamais identifié clairement à l’apôtre79. Il convient de souligner que cette lecture épiscopale de la figure de Pierre apparaît avant tout dans les Collationes, probablement en raison du destinataire du texte, le prélat de Limoges, Turpion. Pierre détient en dernier lieu une position de référence dans sa dimension apostolique, en raison de son rôle dans l’histoire du salut. Cette place particulière de Pierre transparaît d’abord dans sa qualification récurrente de princeps apostolorum, dans l’œuvre d’Odon, expression qui a le double sens de « premier parmi les apôtres » et de « prince des apôtres »80. C’est ainsi que Géraud cède ses biens non au pape, qui n’est jamais mentionné dans sa Vita, mais à Pierre, considéré dans cette dimension qui lui donne une position spécifique : si le comte se rend à Rome pour faire don de ses propriétés, c’est parce que cet endroit renferme les reliques du princeps apostolorum. Pour Odon, Pierre est donc avant tout le dépositaire et le symbole des temps apostoliques. Cette dimension correspond à une lecture monastique de la figure, dans la mesure où elle intervient dans des ­passages où l’abbé de Cluny assimile clairement le mode de vie cénobitique à celui des ­apôtres. Cette idée apparaît d’abord dans l’Occupatio, à travers le récit de la punition d’Ananie : ce dernier voulait en effet faire partie de l’Église primitive, mais sans abandonner ses propriétés, ce que Pierre sanctionne d’une mort immédiate. Dans la suite du récit, Odon interprète ce châtiment comme un message d’avertissement destiné aux moines qui seraient tentés par la volonté de posséder, et comme une affirmation du bonheur inhérent à la possession commune81. Cette interprétation monastique de la figure de Pierre est également claire lorsque Odon le compare à Benoît dans le Sermo de sancto Benedicto abbate, au cœur d’un passage prônant la modération dans l’action et qui se termine par l’apologie de la vie en communauté. Pierre et Benoît sont ainsi mis sur un pied d’égalité pour leur expérience de la tentation : de même que le premier, « chef des bons », « a été mis à la tête du troupeau du Seigneur », le second, sur le point d’« être porté devant tant de milliers de moines », a dû apporter la preuve de sa miséricorde pour ses sujets82. Odon opère donc un rapprochement entre deux hommes éprouvés par la tentation, avant de devenir des guides pour ceux qu’ils gouvernent : les bons pour le premier et les moines pour le second. De manière plus implicite que dans l’Occupatio, Clément d’Alexandrie), p. 161 (pour Augustin). 79. Sur la pensée d’Haymon d’Auxerre concernant le gouvernement collégial de l’Église et l’absence du pape, E. Ortigues, « Haymon d’Auxerre, théoricien des trois ordres », p. 206. 80. VG4, II 2, col. 670 C et II 4, col. 672 B ; Coll., III 10, col. 598 A ; Sermo in cathedra, col. 712 A. 81. « Sepe habitu est comptus, qui mente probatur avarus,/ Nomen apostatici cui adheret opusque Ananiæ […]  ;/ Qui tamen esse lupus malens Ananiam imitatur,/ Viderit, ut quid eum Petrus tam concite punit ! », Occ., VI 589-594. 82. Sermo de Benedicto, col. 727 C.

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Pierre est donc comparé à Benoît dans le sermon, pour lui attribuer une légitimité apostolique, symbolisée par un même refus de la propriété individuelle83. La dimension à la fois pénitentielle, épiscopale et monastique que confère Odon à la figure de Pierre permet donc d’éclairer sa position vis-à-vis du pape et de Rome. Pierre est le premier des hommes pardonnés, ce qui caractérise le lieu où se trouvent ses reliques comme une destination privilégiée des pèlerinages à vocation pénitentielle. Pierre est également le premier évêque de la chrétienté qui confère le pouvoir des clés à l’ensemble des évêques, et non au seul pape, ce qui explique le rôle effacé, voire inexistant, qu’Odon attribue au souverain pontife. Cependant, Pierre est aussi et surtout le « premier des apôtres », le symbole et le messager des temps apostoliques, dont les moines se veulent les héritiers par leur vie en communauté. Cette dernière dimension explique l’intervention de son représentant terrestre à la fois pour protéger les monastères qui lui ont été confiés (Cluny, Déols) et pour rétablir la situation régulière d’établissements symboliques du cénobitisme (Fleury et Saint-Martin de Tours)84. *   * * En définitive, trois points de vue peuvent être croisés pour articuler le recours fréquent de l’abbé de Cluny à la protection pontificale et la quasi-absence de la figure du pape dans son œuvre. Une logique circonstancielle est tout d’abord certainement à l’œuvre. L’étude des inflexions sémantiques relatives au lien des monastères avec le pape dans les actes de la pratique a ainsi montré que son expression est en partie fonction des difficultés rencontrées par les établissements cénobitiques. Dans le contexte de crise grave, d’octroi d’immunité ou de dédicace d’église, la relation des abbayes avec le souverain pontife est réaffirmée en termes de sujétion et d’appartenance au Saint-Siège, qui peut alors user de ses prérogatives spirituelles dans le cadre de la defensio qu’il exerce. Le lien entre intervention pontificale et difficultés locales des établissements n’est cependant pas toujours attesté par d’autres ­sources, excepté pour Cluny en 927-931 puis en 936-938, pour Déols en 938-942 et pour Fleury en 938. Dans les autres cas, seule la teneur des privilèges pontificaux ­permet de supposer l’existence de crises passagères rencontrées par Odon. Les  logiques personnelles éclairent d’une autre manière la protection des ­établissements religieux. Comme signalé plus haut, le recours d’Odon à l’autorité apostolique s’insère d’abord dans le jeu des réseaux aristocratiques, notamment

83. Sur le refus de la propriété individuelle, évoquée immédiatement après la comparaison de Pierre et Benoît : Ibid., col. 727 C. 84. Sur les moines, héritiers des temps apostoliques dans l’ecclésiologie d’Odon, D. W.  Poeck, Cluniacensis Ecclesia, p. 217.



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par l’intervention d’intermédiaires, comme Hugues d’Arles ou Albéric85. Ce sont donc les liens d’interconnaissance entre aristocrates laïques et ecclésiastiques qui véhiculent les nombreuses demandes de protection des monastères. Dans un sens plus large, les logiques personnelles jouent toutefois à un autre niveau dans la pensée d’Odon, en réservant une place prépondérante, dans le bon fonctionnement de l’Église, à ces personnes très particulières que sont les saints. L’absence presque totale du souverain pontife dans son œuvre ramène en effet aux termes de l’acte de fondation de Cluny, qui concédaient bien le lieu aux seuls apôtres, à l’abri de toute puissance temporelle, pape compris. Pour Odon, il semble donc que ce soit la présence des reliques de Pierre et Paul à Rome qui confère au pape une légitimité particulière, l’autorisant à intercéder en faveur des monastères qui leur ont été donnés. De manière plus globale, l’Église, telle que la voit Odon, se présente comme un corps – plutôt que comme une géographie –, polarisé autour de trois lieux dont l’autorité découle de la possession de corps saints qui incarnent des modèles distincts de vie monastique : Rome, qui représente, par les restes de Pierre et Paul, l’idéal apostolique auquel Odon assimile la vie en communauté ; Tours, parce que Martin est le premier témoin du cénobitisme en Gaule ; enfin Fleury, qui possède le corps de Benoît, codificateur de la règle. Les bulles destinées à SaintBenoît-sur-Loire et Saint-Martin de Tours laissent alors entrevoir la dynamique qui anime théoriquement l’Église. L’autorité du pape doit venir en aide aux deux autres membres les plus importants de ce corps, s’ils sont en difficulté. C’est donc la place centrale et primordiale occupée par les apôtres, et notamment par Pierre, à la fois dans l’Église et dans une conception monastique et eschatologique de l’histoire, qui semble devoir être articulée avec le recours fréquent d’Odon aux souverains pontifes.

II. Des portraits d’évêques idéaux ? Odon évoque souvent dans son œuvre la fonction épiscopale, à laquelle il a­ ttache certaines obligations. En rédigeant la Vita Gregorii Turonensis et le Sermo sancti Albini, l’abbé de Cluny témoigne en effet, dans une certaine mesure, de son intérêt pour les prélats, de même que lorsqu’il redéfinit leurs devoirs dans les Collationes. Le temps écoulé entre la composition de ces différentes pièces – qui laisse supposer des évolutions de la pensée d’Odon  –, leur dépendance envers divers milieux de réception, ainsi que leur insertion dans des stratégies discursives complexes, rendent toutefois difficile une éventuelle synthèse : il n’y a pas, dans

85. Sur le jeu des relations aristocratiques dans la recherche de la protection pontificale ou l’octroi des bulles, cf. supra, p. 151-152 ; 170-171 ; 191-192 ; 257-258.

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l’œuvre d’Odon, un seul portrait d’évêque idéal, mais plusieurs figures épisco­ pales qui sont construites par des textes moraux ou hagiographiques. Les rapports entretenus par Odon avec certains évêques, qui lui ont apporté leur appui dans la mise en place de réformes monastiques, ont été soulignés plus haut86. Il convient dès lors d’analyser, dans le discours de l’abbé de Cluny, quelles sont les relations idéales des prélats avec les autres acteurs de la société, notamment avec les moines, quel est leur comportement personnel théorique, avant de cerner la nature des obligations attachées à leur ministère.

A. Monastères et évêques Lors de son conflit avec l’archevêque de Bourges, deux papes et Louis  IV d’Outremer interviennent pour aider le monastère de Déols87. Rédigée probablement par Odon, la bulle octroyée à Bourg-Dieu par Étienne VIII entre 940 et 942 permet de cerner quels sont les rapports théoriques entre un établissement religieux et son diocésain. Ce document affirme que ces relations relèvent du domaine familial, c’est-à-dire que les moines «  devraient être consolés par ­[l’évêque] comme par un père et que ce dernier devrait les considérer comme des fils »88. Les rapports entre un monastère et son diocésain doivent donc se concrétiser idéalement par la protection paternelle de ce dernier, c’est-à-dire selon une métaphore qui découle de la notion de parenté spirituelle, base de l’organisation du groupe social constitué par les clercs et les moines89. Les termes de cette bulle renvoient ainsi aux attentes de l’abbé de Cluny, en tant que moine, envers la fonction épiscopale. Ces dernières sont également perceptibles dans la Vita Odonis et dans les œuvres d’Odon.

Des liens cordiaux selon la Vita Odonis La Vita Odonis évoque six figures de prélats. Jean de Salerne parle ainsi de la rencontre entre l’abbé de Cluny et Jean, le futur évêque de Nôle, lors d’un pèlerinage au monte Gargano : le saint lui aurait prédit sa nomination prochaine à la tête de son diocèse. L’hagiographe raconte également son voyage à Rome avec Odon en compagnie de Géraud [Geraldus], prélat de Riez90. Grâce à la lettre de dédicace des Collationes, l’évêque anonyme qui ordonne Odon a pu être identifié, 86. Surtout Turpion, cf. supra, p. 136 et Théotolon, p. 327-329. 87. Sur le conflit des moines de Déols avec l’archevêque de Bourges, cf. supra notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 284-288. 88. No 95, Papst., p. 168. 89. A. Guerreau-Jalabert, « Spiritus et caritas », p. 140-144. 90. Sur la prédiction d’Odon à Jean de Nôle, VO1, II 15, col. 69 C-D. Sur son voyage avec Géraud de Riez, Ibid., II 6, col. 64 A.



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pour sa part, avec Turpion de Limoges91. Trois autres prélats sont en outre évoqués par Jean de Salerne sans être nommés, notamment lors de la dédicace de la chapelle à Cluny et au tout début de la réforme de Fleury, lorsque Odon arrive à Saint-Benoît-sur-Loire accompagné de deux comtes et de deux évêques. La Vita Odonis renvoie donc l’image d’un épiscopat anonyme, n’intervenant que rarement, et uniquement dans les rituels où il est indispensable92. Cette impression est renforcée par le fait que, pour tous les événements où interviennent des prélats (dédicace, ordination, appui moral de la réforme), l’auteur ne précise jamais à la tête de quel diocèse ils se trouvent. Pour ces épisodes, la source de Jean de Salerne était sans doute Odon lui-même, puisque l’hagiographe et son maître ne se connaissaient pas encore. Dans la mesure où seuls les deux évêques réellement rencontrés par l’hagiographe sont nommés, avec en outre la précision de leur diocèse, c’est vraisemblablement l’abbé de Cluny qui est à l’origine du flou qui entoure l’identité des prélats. Malgré l’anonymat de ses représentants, la Vita Odonis renvoie l’image de rapports globalement cordiaux entre la fonction épiscopale et Odon. Dans ce texte, les évêques passent toutefois au second plan et s’effacent souvent devant les qualités du saint. Jean de Nôle apparaît ainsi comme un faire-valoir de son don de prophétie, de même que Turpion est impressionné par la profondeur de sa réflexion sur la situation de l’Église. Ces deux passages présentent donc Odon en position d’instructeur des évêques, sur le plan de l’accès au savoir ou à la volonté divine. De la même manière, les deux prélats anonymes qui accompagnent Odon à Saint-Benoît-sur-Loire mettent en valeur le courage du saint face à la rébellion des moines. Avec les comtes, ils tentent en effet de le dissuader d’entrer dans le monastère au péril de sa vie  et permettent à l’hagiographe de souligner, par contraste, la confiance d’Odon dans le dessein de Dieu. Le portrait de l’évêque qui dédicace une église dépendante de Cluny ne semble pas avoir pour objectif narratif de mettre en valeur des vertus d’Odon, dans la mesure où ce dernier n’apparaît pas dans le chapitre qui y est consacré. Ce passage tend davantage à opposer la pauvreté de la communauté monastique aux fastes de la suite épiscopale. Le récit le présente en effet comme un prince accompagné de guerriers et de serviteurs, faisant peu de cas du dénuement des habitants du monastère qui doivent lui offrir un repas somptueux93. L’extrait montre donc l’évêque sous un jour plutôt sombre, sans qu’il intervienne véritablement dans la

91. Cf. supra notre chapitre « De Tours à Baume », p. 135-136. 92. La dédicace de l’oratoire : VO1, II 3, col. 62 A-B ; l’arrivée d’Odon à Fleury avec deux évêques : Ibid., III 8, col. 81 A. 93. «  Ille [episcopus] autem parvipendens monachorum paupertatem, constituto die venit stipatus cuneis, fultusque ministris. Quorum adventu cognito fratres nimio confundebantur pudore ; non habentes tam dignum apparatum, quo eos possent honeste recipere », Ibid., II 3, col. 62 A.

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cérémonie de dédicace, puisque cet extrait a essentiellement pour but de symboliser l’exorcisme du lieu94. Bien qu’elle n’évoque jamais de véritables conflits entre Odon et les évêques, la Vita Odonis les fait donc passer au second plan dans la trame narrative. S’appuyant probablement sur le témoignage direct de l’abbé de Cluny, Jean de Salerne les présente comme des faire-valoir du saint ou des “repoussoirs” à une vie monastique idéale, par leur faste et leur comportement laïque. Il s’agit donc d’un point de vue monastique très éloigné des conceptions que pouvait avoir un chanoine comme Flodoard : à la même époque, ce dernier considère en effet ­l’évêque comme le « responsable de la vie régulière »95.

Moines et évêques dans l’œuvre d’Odon Odon aborde très peu la question des rapports entre moines et évêques dans son œuvre. Dans la Vita Geraldi, la figure épiscopale n’est ainsi évoquée ni au moment de la véritable fondation du monastère d’Aurillac par le comte, ni lorsque les moines de l’établissement commencent à y mener une vie de débauche96. Bien que le prélat Gauzbert [Gausbertus] conforte Géraud dans sa volonté d’établir un établissement religieux, il n’intervient pas dans la dédicace de l’établissement – qui n’est pas mentionnée, alors que l’auteur insiste sur la construction de l’église abbatiale par le comte – et ne rétablit pas la discipline régulière des jeunes cénobites97. Odon semble donc considérer uniquement le point de vue et l’initiative du grand laïc qui ne fait appel au pouvoir épiscopal que dans son rôle de conseil aux puissants. Cette impression est confirmée par le sermon sur Aubin. En tant qu’ancien abbé, on pourrait s’attendre à ce que le saint, une fois devenu évêque, se préoccupe particulièrement du soutien de la vie monastique dans son diocèse. Or Odon n’y fait aucune allusion et évoque seulement, de manière générale, sa prise en charge de l’Église, notamment l’organisation des synodes et la correction de ses ouailles98. La Vita Gregorii Turonensis renvoie une image similaire. Tout un chapitre y est en effet consacré, non pas aux rapports entre diocésain et communautés monastiques, mais entre Grégoire de Tours et deux hommes vertueux, qui se trouvent être un abbé et un ermite99. L’objectif de l’abbé de Cluny est de démontrer que le zèle 94. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 228-229. Le portrait peu flatteur du prélat qui consacre l’église peut d’ailleurs s’expliquer partiellement par les rapports orageux des abbés de Cluny avec le diocésain mâconnais, jusqu’en janvier 929, cf. supra, notre chapitre «  Conforter l’héritage de Bernon », p. 248. 95. Sur le rapport évêque/moine selon Flodoard, M. Sot, « La fonction du couple saint évêque/saint moine », p. 225-240 ; pour la citation, p. 239. 96. VG4, II 4-8, col. 672 A-675 C. 97. Ibid., II 2, col. 670 C-621 A. 98. Sur l’organisation des synodes, Sermo sancti Albini, l. 225-230 ; sur la correction des ouailles, Ibid., l. 254-268. 99. VGT, chap. 13, col. 122 A-D.



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correcteur de Grégoire se dirige aussi vers les hommes les plus parfaits, sans que n’apparaisse une quelconque préoccupation du saint évêque pour les monastères. Les textes hagiographiques renvoient donc l’image d’un épiscopat peu ou absolument pas investi dans le contrôle des monastères. La préoccupation des évêques pour leur Église s’illustre soit dans la construction de bâtiments ecclésiastiques (Grégoire), soit dans la correction des mœurs des clercs et des laïcs (Aubin). *   * * Dans les Collationes, Odon mentionne pourtant à deux reprises les rapports entre les évêques et les moines dans son troisième livre, consacré à la définition des devoirs des différents acteurs de la société. Ces brefs passages sont insérés au cœur de la dénonciation des dérives du comportement monastique, qui suit immédiatement le rappel des devoirs épiscopaux. La relation entre le diocésain et les moines y est appréhendée uniquement sous l’angle de l’exhortation, c’est-à-dire dans le cadre de la prédication épiscopale. Cette dernière a pour objectif la correction des mœurs monastiques, qui est davantage soulignée dans le premier passage. Odon y explique en effet que « quoique la cruauté du cœur se soit endurcie dans de tels [moines], de sorte qu’elle est bien plus opiniâtre et bien plus difficile à corriger que celle des laïcs, ils doivent cependant être admonestés, puisque, tant qu’ils vivent, ils peuvent être changés en mieux. »100 La prédication épiscopale, ainsi que son souci de correction, doivent donc être continus vis-à-vis des moines, dans la mesure où leur rétablissement dans le droit chemin est extrêmement profitable au vu de leur possibilité de perfection. Le deuxième passage confirme que les rapports entre moines et évêques se limitent à l’exhortation des premiers par les seconds, s’ils ne suivent pas correctement les injonctions bénédictines. L’extrait débute en effet par une réflexion sur le nom de « sarabaïtes », donné aux moines qui abandonnent le joug disciplinaire pour revenir au siècle, selon les termes employés par saint Benoît au début de sa règle101. La suite du texte engage les recteurs à continuer leur prédication et « leur office du blâme » (correptionis officium), selon le modèle christique, même s’ils sont méprisés par leur auditoire monastique102. Alors que la législation carolingienne avait insisté sur le devoir épiscopal de surveillance des établissements ­religieux, Odon restreint donc les obligations de l’évêque envers les moines au cadre de la prédication, dans une optique de correction des comportements cénobitiques déviants. Plus encore, il suggère que cette exhortation ne doit pas 100. Coll., III 18, col. 603 D. 101. Ibid., III 23, col. 607 A. Sur la définition des sarabaïtes dans la règle bénédictine, RB, chap. I, 6-9, p. 10-13. 102. Coll., III 23, col. 607 C.

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s­ ’accompagner de sanctions spirituelles, puisque le recteur est encouragé à adopter une attitude proche de l’abnégation s’il n’est pas écouté. Il convient enfin de souligner qu’Odon ne dit rien des relations entre un prélat et des moines qui vivent conformément à la norme bénédictine, probablement parce que l’exhortation épiscopale serait alors sans fondement. Cette dernière idée soustend d’ailleurs peut-être l’argumentation employée dans la bulle d’Étienne VIII adressée à l’archevêque Géronce, entre 940 et 942. L’insistance sur le comportement exemplaire des moines de Déols – qu’ils sont, selon la bulle, pratiquement les seuls à avoir dans le diocèse – fait apparaître leur excommunication par le prélat comme dénuée de raison objective103. Plus globalement, le silence d’Odon sur les liens théoriques entre un diocésain et de bons moines permet de comprendre leur anonymat dans la Vita Odonis, ainsi que leur cantonnement à un rôle d’auxiliaire des religieux pour la collation de certains sacrements. Le fait d’interpréter la surveillance épiscopale sur les monastères dans le sens unique d’une prédication aux mauvais cénobites explique aussi les limites du rôle dévolu aux évêques dans les textes hagiographiques écrits par l’abbé de Cluny. Ils n’interviennent en effet jamais dans les abbayes autrement que par leur conseil ou leur douce exhortation. L’absence de toute évocation du lien entre évêques et religieux dans l’Occupatio, ouvrage destiné à la méditation des moines, révèle enfin que la réflexion menée par Odon prive, de fait, l’évêque de tout rôle dans la vie cénobitique idéale. En comparant les propos d’Odon à la fonction idéale de l’évêque, telle qu’elle apparaît dans plusieurs textes du xe siècle, on constate l’originalité de l’abbé de Cluny. L’investissement d’un prélat dans la vie monastique de son diocèse était en effet considéré comme l’une de ses tâches capitales, à la fois par sa surveillance du mode de vie des religieux, par ses efforts dans la restauration de leur patrimoine et par son rôle dans la remise sur pied d’établissements dévoyés104. Or, si l’itinéraire biographique d’Odon montre clairement l’implication de nombreux évêques dans la réforme ou dans la restitution des biens monastiques, son discours les écarte presque totalement de ce rôle.

B. Un comportement personnel à l’écart du monde Dans les Collationes, et plus encore dans la Vita s. Gregorii Turonensis ou dans le Sermo in translatione s. Albini, Odon évoque des modèles de bons ­évêques, qu’il propose à Turpion dans le premier cas et peut-être à Théotolon dans les deux 103. « Ipsa namque charitas religionis iam nobis pretiosos facere deberet illos, ubi aliqua scintilla regularis propositi remansisse videtur », no 95, Papst., p. 168. 104. M. Parisse, « Princes laïques et/ou moines », p. 477-481. Sur la proximité entre épiscopat et monachisme au viiie siècle, O. G. Oexle, « Les moines d’Occident », p. 255-272.



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derniers105. Ces exemples de bon comportement épiscopal ne sont cependant pas mis sur le même plan dans ces œuvres. Lorsqu’il évoque méthodiquement les devoirs des acteurs de la société – en commençant par les évêques – au tout début du livre III des Collationes, Odon esquisse en effet une galerie de portraits de bons prélats (Augustin, Grégoire le Grand considéré dans sa fonction d’évêque de Rome et non de pape, Jean l’Aumônier, Ambroise et Paulin de Nôle)106. Ces modèles sont cependant indissociables du reste de l’œuvre, car ils incarnent, plus qu’ils illustrent, un certain nombre de vertus épiscopales évoquées ailleurs dans l’ouvrage. La Vita de Grégoire de Tours ou le sermon sur Aubin proposent en revanche plus directement des exemples de vie de saints prélats, même si, pour Odon, l’épiscopat ne mène pas véritablement à la sainteté. Grégoire de Tours et Aubin sont en effet saints avant d’accéder à leur charge : le premier accomplit des miracles dès l’enfance et le second avait déjà une conduite de vie exemplaire en tant que moine et abbé. Ces trois textes permettent néanmoins de cerner le cadre moral imposé au comportement personnel des évêques.

Combattre l’orgueil et faire preuve d’humilité La vertu première de ces évêques modèles est l’humilité. Elle est soulignée dans les portraits de Grégoire le Grand, d’Aubin et de Grégoire de Tours. Chez les deux premiers, l’humilité se décèle dans leur apparence extérieure, c’est-à-dire avant tout dans leur manière de se vêtir. Pour le dernier, elle transparaît dans sa volonté d’être enterré sur le passage des pèlerins de Tours, pour être éternellement foulé dans la mort107. Ce souci d’humilité est développé essentiellement pour Aubin : Comme c’est la coutume pour certains, son pontificat ne se transforma pas chez lui en faste, sa prélature ne se mua pas en orgueil (elatio) […]. Mais, bien au contraire, détestant davantage tout cela et l’arrogance (arrogantia), plus il devint sublime extérieurement (foris sublimior), plus il devint humble intérieurement (intus humilior). Dans son apparence extérieure (habitu exteriori) aussi, il faisait montre d’une humilité totale (humilitas), et dans le domaine de la nécessité corporelle, il conservait une juste modération108. 105. Pour les Collationes, la dimension de modèle est très claire : « Ut autem pontifex pontificum innitatur exemplis, par est de quibusdam sanctis episcopis, quid pertulerint, aut qualiter se in angustiis egerint, parum referre », Coll., III 5, col. 593 C. 106. Le fait de considérer Grégoire comme évêque de Rome et non comme pape est analysé par F. Prinz et ses disciples comme une conséquence des propres écrits de Grégoire sur sa fonction : F. Prinz, « Herrschaftsformen der Kirche », p. 9-10 ; G. Jenal, « Gregor der Grosse », p. 109-145. 107. Coll., III 7, col. 594 B-595 A ; VGT, chap. 26, col. 128 C. 108. « Non ei versus ut solet quibusdam pontificatus in pompam, non prelatio in elationem […]. Immo vero magis factum omnem detestatus et arrogantiam, quo foris sublimior eo factus est intus humilior. In ipso quoque habitu exteriori omnem preferebat humilitatem, et in corporis necessitate iustam conservebat parcitatem », Sermo sancti Albini, l. 179-186.

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Par l’emploi du binôme rhétorique extérieur/intérieur, familier à la pensée monastique, Odon oppose ici la haute position sociale du saint, devenu évêque, à la simplicité de son cœur. Le tout est renforcé par les deux comparatifs, qui créent un mouvement dynamique accentuant encore cet antagonisme109. La situation élevée d’Aubin semble ainsi inversement proportionnelle aux manifestations de son humilité, une idée issue de la réflexion de Grégoire le Grand sur les dangers du pouvoir et qui apparaît dans d’autres Vitæ épiscopales du xe  siècle110. Cette dynamique inverse s’articule avec la conception générale qu’a Odon du péché d’orgueil, considéré comme le résultat d’une tension de l’esprit vers le haut, alors que l’humilité est un mouvement vers le bas111. La Vita Geraldi présente d’ailleurs, comme une vertu louable, la même dichotomie entre une position de domination et la conservation de la modestie112. En rapprochant les deux textes, le sens du sermon sur Aubin s’éclaircit : la promotion sociale constitue un risque d’élévation de l’esprit, donc d’orgueil (elatio), comme si l’âme suivait le mouvement d’ascension. La pratique de l’humilité est avant tout appréhendée par Odon comme le refus de tout luxe qui va de pair avec une sorte de dévotion pour l’idéal de pauvreté. Dans les modèles de comportements épiscopaux proposés dans les Collationes, l’aumône est toutefois abordée très rapidement, à la manière d’un topos, et débouche sur d’autres actes plus significatifs. Si aucun geste de charité n’est mentionné pour Augustin, la générosité de Grégoire le Grand ou de Jean l’Aumônier envers les indigents est en effet liée à d’autres vertus. Pour le premier, elle est due à la qualité de son entourage et permet de montrer son humilité, alors que pour le second elle met en valeur la pertinence de ses jugements dans le cadre de l’episcopalis audientia tardo-antique, où le prélat ne faisait acception de personne113. De même, le seul pauvre qui apparaît dans la Vita Gregorii Turonensis est dépeint comme la victime d’un incendie, puis comme le bénéficiaire d’un miracle accompli par le saint grâce à des reliques, sans que soit jamais évoqué le devoir de charité parmi les vertus de l’évêque de Tours114. Le sermon sur Aubin permet de réunir ces conclusions et de les interpréter. Odon y articule d’abord l’humilité du pontife – notamment dans son vêtement –, 109. Sur l’opposition homme intérieur/homme extérieur, G.  B.  Matthews, « The Inner Man  », p. 176-190. 110. Sur les dangers du pouvoir pour Grégoire le Grand : M. Reydellet, La Royauté, p. 468-474. Sur les dangers de la fonction épiscopale dans d’autres Vies de saints évêques du xe siècle, J.-C. Picard, « Le modèle épiscopal », p. 381-383. 111. Sur l’orgueil, Coll., I 13, col. 528 D. 112. « Decedentibus autem parentibus cum eius dominio potestas omnis deveniret, non ut solent adolescentes, qui in matura dominatione superbiunt, Geraldus intumuit, nec incœptam cordis modestiam immutavit. Dominandi potestas grandescebat, sed mens humilis nequaquam insolescebat », VG4, I 6, col. 645 D. 113. Coll., III 7 et III 8, col. 594 B-596 B. Sur l’episcopalis audientia, P. Brown, Pouvoir et persuasion, p. 141-142. 114. VGT, chap. 16, col. 123 C-124 A.



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avec sa prière, ses lectures et son souci des pauvres, en disant que « pauvre pour lui, il était généreux envers les indigents ; il était pauvre pour le luxe, riche pour la miséricorde ». Immédiatement après, l’abbé de Cluny préfère toutefois ­s’attarder sur les vertus de sa prédication exemplaire, adressée aux hommes qui se montrent violents envers les opprimés. Si les pauvres réapparaissent ensuite, c’est uniquement comme « soulagés dans leurs malheurs » grâce au prêche du saint115. Autrement dit, l’évocation de la charité d’Aubin envers les indigents semble permettre avant tout de souligner l’humilité du saint, en l’assimilant à un pauvre par son refus du luxe. Or, l’identification du saint à un nécessiteux était déjà présente au début du sermon où, jeune moine, il était qualifié de quasi pauper et inops, pour souligner son avidité pour la sainteté dans la plus parfaite modestie116. Plus qu’à la charité de l’évêque, Odon s’intéresse donc à son assimilation à un pauvre – en vertu de son humilité – et à son souci de contraindre les violences séculières : l’évocation rhétorique de l’aumône permet seulement à l’auteur de démontrer qu’Aubin est quasi pauper. Cette interprétation spirituelle de la pauvreté, dans le sens de l’humilité, peut être comprise à l’aune du chapitre 21 du deuxième livre des Collationes, consacré au comportement général des orgueilleux, assimilés aux réprouvés, et des ­humbles, identifiés avec les élus. Odon y explique en effet que «  plus les ­[hommes] sont pauvres, moins ils courent fréquemment vers cette abomination [c’est-à-dire l’orgueil], mais les riches trouvent difficilement ce sacrifice [c’est-àdire ­l’humilité] »117. Dans la pensée de l’abbé de Cluny, il y a donc une ­adéquation entre l’orgueil et la richesse, de même qu’entre la pauvreté et l’humilité. Plus exactement, les pauvres sont moins sujets à la superbe par nature et donc plus proches de ­l’élection par Dieu. Dans le sermon sur Aubin, il est clair que l’assimilation du saint à un démuni entre tout à fait dans cette perspective d’éloignement de ­l’orgueil et de pratique de l’humilité. Le rejet de la pompe vestimentaire par Aubin ou Grégoire le Grand, qui s’inscrit dans un refus plus général de la superbe épiscopale, est toutefois également lié au refus de l’influence du siècle sur les prélats.

115. « In ipso quoque habitu exteriori omnem preferebat humilitatem, et in corporis necessitate iustam conservebat parcitatem. Contentus erat obsequentibus et paucis et humilibus ; lectioni, orationi, predicationi, sedulus insistebat. Institutis ecclesie patrumque decretis indefessus operam dabat. Sibi pauper, opulentus erat egenis : pauper ad luxum, dives ad misericordiam […]. Fidelis certe servus erat, qui nec adversitatis timore nec prosperitatis amore dominice cuiquam talenta veritatis abscondebat, sed omnibus privatim et publice libertate debita precepta dominica predicabat, nullumque divitem vel potentem in suis iniquitatibus perniciose palpabat sed rationabili cohercendos invectione corripiebat [Odon s’étend sur cette prédication et la bride des puissants]. Experte sunt eius misericordissimam compassionem levate pauperum calamitates », Sermo sancti Albini, l. 185-206. 116. «  Solius sanctitatis cupidus, numquam se sanctum satis arbitrantur, sed quasi pauper et inops et omnium novissimus, singulos in gratiis, quas pecularius quisque meruerat, imitabatur et in se unum bona convectebat omnium », Ibid., l. 88-89. 117. Coll., II 21, col. 567 B.

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Refuser les attraits du siècle Odon déclare dans les Collationes que « les ministres de l’Église sont précipités dans l’imitation des hommes charnels ; […] de la même manière, l’orgueil les dresse, la cupidité les liquéfie, la volupté les gonfle, la malice les tourmente, la discorde les sépare, l’envie les ulcère, la luxure – qui flétrit – les corrompt »118. En décrivant la situation de l’Église de son temps, Odon condamne ainsi l’enchaînement de ses membres les plus éminents dans des comportements séculiers. A contrario, il insiste dans les modèles de comportements qu’il propose sur l’éloignement des attraits du monde et, plus précisément, sur la mise en place d’une distinction nette entre les ministres du culte et les laïcs. Cette opposition aux pratiques attachées au siècle est symbolisée par trois préoccupations principales. La première est le refus d’un entourage laïc autour des prélats, perceptible à travers le portrait de Grégoire le Grand dans les Collationes119. Odon y souligne la qualité morale de l’entourage de Grégoire – comptant exclusivement des moines et des clercs –, ainsi que l’exclusion des laïcs et des jeunes, dont l’ancrage dans le siècle est par essence plus fort. Le texte souligne également le creuset intellectuel que constitue le milieu groupé autour de l’évêque et insiste sur l’uniformité austère de ses mœurs. Ce modèle de cercle épiscopal s’oppose aux prélats qui admettent dans leur compagnie des hommes qui adoptent un comportement dissolu. Dans le sermon sur Aubin, cette idée apparaît dans le refus du saint de constituer un réseau de clients autour de lui, parce que cette pratique encourage la vaine gloire120. L’abbé de Cluny plaide donc en faveur d’une fermeture de l’entourage épiscopal à toute ingérence séculière, dans le sens d’une moralisation des mœurs selon un modèle monastique. Plusieurs passages des Collationes permettent d’éclairer cette mise à l’écart de l’entourage épiscopal, hors de toute influence laïque. Odon souligne en effet à trois reprises que l’entraînement des hommes vers les péchés résulte de leur «  imitation  » des dépravés, généralement assimilés aux hommes du siècle121. L’influence néfaste des mauvais est en outre liée à l’attrait qu’exerce l’argent, symbole du monde. En prônant la fermeture du cercle épiscopal à toute personne laïque, Odon garantit donc l’absence d’une quelconque ingérence séculière dans le gouvernement de l’Église, ce qui minimise le risque d’une “contamination” des mœurs épiscopales par la proximité de comportements par essence moins rigoristes. L’abbé de Cluny se fait ainsi le chantre d’une partition sociale qui n’est plus ternaire – comme à l’époque carolingienne – mais duale, suivant la ligne de partage que constitue le siècle : les clercs et les moines, dont le comportement est

118. Ibid., II 6, col. 553 C. 119. Coll., III 7, col. 594 C-D. 120. «  Non obambulantium clientium stipari caterva gaudebat, non salutationem laudumve favoribus vanis adquiescebat », Sermo sancti Albini, l. 181-182. 121. Coll., II 2, col. 550 C ; Ibid. II 6, col. 553 A ; Ibid., II 6, col. 553 C.



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confondu autour de valeurs communes ascétiques, s’opposent aux laïcs, caractérisés par leur attitude licencieuse. L’exaltation de la chasteté, deuxième préoccupation contre l’influence du siècle, n’apparaît que de manière périphérique dans les modèles de comportements offerts par Odon aux évêques. Dans la Vita sancti Gregorii Turonensis, elle est symbolisée par l’attitude du prélat de Lyon, saint Nizier, qui refuse le contact avec le corps nu de Grégoire encore enfant. Dans le Sermo in translatione sancti Albini, elle est longuement développée, mais uniquement lors de l’adolescence du saint, juste avant qu’il ne devienne moine, et ne réapparaît plus lorsqu’il est en charge. Dans les exemples épiscopaux des Collationes, la chasteté n’est pas véritablement présentée comme une vertu personnelle, mais comme un devoir imposé aux clercs de leur diocèse par Grégoire et Ambroise122. L’exigence de la continence des ministres du culte dans les œuvres d’Odon se place dans la lignée de nombreux conciles carolingiens qui avaient poussé les évêques à réclamer aux prêtres l’arrêt de leurs pratiques concubinaires, et entre ainsi dans leur fonction de surveillance du diocèse. Cette quasi-absence du devoir de chasteté des clercs dans l’œuvre de l’abbé de Cluny doit être interprétée comme la marque d’une évidence, notamment dans les cas d’Aubin et de Grégoire le Grand : en tant qu’anciens moines, ils ont nécessairement conservé leur chasteté des débuts en devenant évêques. Odon se prononce donc en faveur d’une prélature passée par le purisme monastique et considère l’état cénobitique comme une propédeutique à l’existence cléricale. Le refus, par Odon, de toute ingérence séculière dans le mode de vie des clercs se cristallise surtout autour du refus du faste et de l’argent. Dans le sermon sur Aubin, il explique ainsi que ce dernier dédaigne le luxe lorsqu’il est promu à la tête du diocèse d’Angers et continue à se vêtir de manière humble, comme le font Augustin ou Grégoire le Grand dans les Collationes123. Pour Paulin de Nôle et Grégoire de Tours, leur refus du monde est davantage mis en relation avec le dénigrement de l’argent, dont la vertu corruptrice entraîne les hommes bons vers le mal124. Dans le livre VII de l’Occupatio, immédiatement après avoir fustigé les moines qui se parent avec raffinement, Odon revient aux évêques et critique violemment leur goût pour les vêtements somptueux, considérés comme des artifices destinés à pallier le manque de vertus des recteurs125. Comme dans toutes ses œuvres, la 122. VGT, chap. 3, col. 117 C. Sermo sancti Albini, lectiones 3-5. Coll., III 7, col. 595 B ; Ibid., III 8, col. 596 A. 123. « Non ei versus ut solet quibusdam pontificatus in pompam […]. Non peregrinis vestibus indui, non somptuosis et exquisitis voluit dapibus refici  », Sermo sancti Albini, l.  179-181. Pour Augustin et Grégoire : Coll., III 5, col. 593 C ; Ibid., III 7, col. 594 B. 124. Pour Paulin de Nôle : Ibid., III 8, col. 596 A. Pour Grégoire de Tours : VGT, chap. 26, col. 127 B. 125. « Sed quid causamur, bruti quod talia quærunt,/ Spirituale decus qui non cognosse merentur,/ Cum nec sacratos pudet hoc ambire ministros !/ Hii quoque pervacuo vestis pompantur amictu,/ Ut, quod

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pompe vestimentaire est en connexion avec les péchés de cupidité ou ­d’orgueil et avec l’absence de mérites spirituels : Odon la condamne pour ce qu’elle ­symbolise, en fonction d’un prisme selon lequel l’apparence extérieure reflète la piété intérieure126. Dans l’Occupatio, la mise luxueuse apparaît toutefois surtout comme une entrave à l’accomplissement du devoir majeur de l’évêque qu’est la prédication127. Cette dernière y est d’abord symbolisée par la destruction des murs de Jéricho (Iericontinos subvertere muros), une allusion probable à l’anéantissement de la ville sous l’égide de Josué, avec l’aide de l’arche d’alliance128. La prédication est également présentée comme une manière d’engloutir l’orgueil, une image plus classique qui fait référence à la correction des mœurs par l’éradication de la faute la plus grave, à l’origine de toutes les autres selon la hiérarchie des péchés établie par Grégoire le Grand129. L’abbé de Cluny condamne donc ici la perversion de la vocation initiale de la prédication, qui en vient à « régénérer » (reparat) les vices par la cupidité, symbolisée par le port de vêtements somptueux. L’adoption de ces derniers empêche donc l’évêque d’accomplir son devoir majeur, notamment parce qu’ils sapent la vertu du prêche par l’exemple. Dans deux chapitres du deuxième livre des Collationes, Odon fustige également les méfaits du port de vêtements luxueux par les ministres du culte lorsqu’ils célèbrent l’eucharistie130. Alors qu’Odon s’étend peu sur le mode de vie global qu’il requiert des évêques, et plus généralement des clercs, il souligne parti­ culièrement la nécessité d’une conformité des desservants de la messe à certaines normes. Son insistance sur le refus du faste dans la célébration eucharistique est ainsi caractéristique d’un discours réformateur, où la qualité morale et spirituelle du desservant doit l’emporter sur la somptuosité de l’apparat liturgique. Toujours selon une dialectique intérieur/extérieur, l’abbé de Cluny associe en effet le manque de pureté dans les intentions du prêtre avec le port d’habits luxueux. Cette idée est éclairée par un autre chapitre des Collationes qui évoque des moniales où, en reprenant Jérôme, Odon affirme que les atours sont le « signe de l’âme » :

abest meritis, præstet reverentia vestis/ Arteque texstricum niteant, non scemate morum,/ Per laticem induti fuerant quam tegmine Christi./ Qui Iericontinos debent subvertere muros,/ Voce vel exemplo mundi submergere fastum,/ Hunc mage mammoneis reparant subeundo lucellis,/ Scandere ventosæ satagunt fastigia famæ », Occ., VII 258-268. 126. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 409-411. 127. Cf. infra, dans ce même chapitre, p. 425-433. 128. Après sa prise, Jéricho avait en effet été détruite, vouée à l’anathème, et il avait été défendu d’y dérober quoi que ce soit (Jos VI). Or, un certain Akân, passant outre cette interdiction, avait subtilisé un manteau et de l’argent par cupidité et entraîné ainsi la colère divine (Jos VII, 20-21). Odon a probablement choisi cet épisode biblique pour son évocation du vêtement, dérobé avec avidité à l’encontre de l’avertissement divin. 129. C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 24-30. Cf. supra, notre introduction de la seconde partie « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 376. 130. Coll., II 30, col. 574 D, et II 34, col. 579 B-580 A.



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lorsqu’ils sont somptueux, ils indiquent la fornication et non la chasteté131. Au-delà d’une simple ingérence des habitudes laïques dans les comportements vestimentaires des clercs, l’abbé de Cluny condamne ici surtout ce que symbolise cette pratique, c’est-à-dire le manque de pureté intérieure, particulièrement requise lors de la célébration eucharistique.

Patience et souffrance dans les épreuves Dans les Collationes, Odon insiste à plusieurs reprises sur la souffrance des évêques et sur leur devoir de patience devant les épreuves envoyées par Dieu132. Dans cette perspective, la figure de Grégoire le Grand est proposée clairement comme modèle de comportement aux évêques contemporains : « Si donc tant de fouets étaient réservés à un tel homme si important […], qu’y a-t-il d’étonnant à ce que les pontifes de notre temps soient affligés133 ? » Cette phrase vient conclure le chapitre précédent, consacré aux nombreux maux subis par Grégoire durant sa vie, auxquels il a réagi avec patience et par la prière, estimant qu’il s’agissait de sanctions méritées, envoyées par Dieu contre les péchés des hommes134. Odon insiste donc sur la normalité des épreuves rencontrées par les prélats dans leur fonction et sur la nécessité de leur abnégation : « En effet, quel que soit celui qui succède aux Pères dans la foi et dans la fonction ecclésiastique, il est nécessaire qu’il les suive en souffrant les mêmes choses135. » L’exaltation de la souffrance des évêques trouve son point d’orgue en la ­personne d’Aubin. Dans son sermon, Odon insiste surtout sur le parcours spirituel du saint, notamment lors de son expérience monastique et abbatiale, et s’étend finalement peu sur les activités épiscopales qui viennent couronner sa carrière. Pour ces dernières, l’abbé de Cluny consacre cependant la majeure partie de sa réflexion à la question du statut de martyr d’Aubin, en tant qu’évêque. Reprenant les termes de la discussion menée par Sulpice Sévère au sujet de saint Martin, il s’étend longuement sur les martyres quotidiens du bon prélat136 :

131. Coll., II 8, col. 555 C. Odon a reformulé la phrase initiale de Jérôme, Epistola CXVII. Ad matrem et filiam, dans Lettres, t. VI, § 7, p. 83, l. 11-12. 132. Sur la patience dans la spiritualité monastique, L.  K.  Little, « Anger in Monastic Curses  », p. 12-27. 133. Coll., III 7, col. 594 B. Dans la même perspective, Odon conclut à la fin de sa galerie de portraits épiscopaux : « Hæc de sanctis pontificibus dicta sunt, ut non recens quid vel novum nostri temporis episcopo videatur, si talia sive certe multo leviora pertulerit », Ibid., III 8, col. 596 B. 134. Ibid., III 6, col. 593 D. 135. Ibid., III 10, col. 597 D. 136. Cf. supra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », notamment pour le rapprochement entre le texte d’Odon et celui de Sulpice Sévère pour ce passage, p. 331. Sur les lieux communs du martyre dans la littérature hagiographique, V. Saxer, « Aspects de la typologie martyriale », p. 321-331.

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Et pourquoi parlons-nous autant de l’unique martyre bref et momentané, alors qu’[Aubin] avait supporté des martyres nombreux et quotidiens dans ces dangers ­pauliniens, dans les labeurs et les épreuves. En effet, lui aussi eut son lot de dangers concernant les faux frères, de persécutions par les mauvais, de haines et de jalousies de la part des envieux, de menaces et d’injures émanant des orgueilleux et surtout de mauvaises mœurs chez ceux qui vivent mal. Et il fut mis à l’épreuve dans le labeur et les tribulations, dans les nombreuses veilles, dans la faim et la soif, dans des jeûnes ­multiples, dans le froid et la nudité. Et il avait aussi le souci de toutes les églises […]137. Les labeurs des exilés, les douleurs des captifs, les malheurs des pauvres, les plaintes des opprimés, les entraves des pécheurs, les exécutions des condamnés, et – ce qui est plus triste encore – la ruine de ceux qui ont chu, l’apathie des tièdes, la feinte des simulateurs et l’abomination des pécheurs publics, toutes ces choses frappaient continuellement son cœur et tourmentaient son âme particulièrement bienveillante. Ces croix des compassions, ces feux de la charité, ces dangers et d’autres périls semblables entraînant labeurs et douleurs qu’il supporta jusqu’au bout sans interruption pour le Christ et l’Église, ces choses, dis-je, sont des martyres du meilleur genre, dans lesquels cet homme saint fut entraîné souvent, mis à l’épreuve et couronné138.

Pour Odon, si Aubin était déjà saint grâce à son mode de vie exemplaire en tant que moine puis abbé, c’est dans la fonction épiscopale qu’il décroche la palme du martyre. Alors que Sulpice Sévère avait évoqué les « luttes quotidiennes » (quotidiana certamina) de Martin, Odon semble être le premier à parler de « martyres quotidiens  » (quotidiana martyria) après Jérôme139. Pour ce dernier, le quotidianum martyrium était en lien direct avec les pratiques ascétiques monastiques, notamment avec la chasteté. Selon l’abbé de Cluny, cette notion recouvre deux domaines principaux, déjà présents chez Martin : la mortification (par une reprise exacte des mots de Paul dans la seconde épître aux Corinthiens), et surtout les tourments du prélat face aux péchés et aux malheurs de ses ouailles, qui constituent une torture perpétuelle. Cette redéfinition du martyre, dans le sens d’une douleur 137. Il s’agit d’une reprise de la citation 2 Co XI, 26-28. 138. « Et quid de uno brevi et momentaneo tantopere loquimur martyrio, cum ille plura et quotidiana tulerit martyria paulianis illis periculis, laboribus et erumnis. Nam et illi non defuere pericula in falsis fratribus, de persecutionibus improborum, de odiis et obtrectationibus invidorum, de minis et iniuriis superborum, et maxime de perversis moribus maleviventium. Probatus est et ille in labore et erumna, in vigiliis multis, in fame et siti, in ieiuniis multis, in frigore et nuditate. Erat quoque et illi omnium ecclesiarum sollicitudo […]. Labores exulum, dolores captivorum, calamitates pauperum, gemitus oppressorum, vincula reorum, neces damnatorum, quidque his est tristius, lapsorum ruina, tepidorum ignavia, simulatorum fictio, publice peccantium abominatio, illius iugiter afficiebant animum, et benignissimum cruciabant affectum. Hoc compassionum cruces, hii caritatis ignes, hec et his similia laborum dolorumque, pericula que per Christo continue pertulit et ecclesia, hec inquam sunt optimi generis martyria, quibus est vir iste beatus et exercitatus, et probatus, et coronatus », Sermo sancti Albini, l. 248-253 et 260-267. 139. « Fruatur ille virtutis corona, et ob cotidiana martyria stolatus agnum sequatur », Jérôme, Epistola III. Ad Ruffinum, dans Lettres, t. I, § 5, p. 15, l. 15-16. « Non solum enim effusio sanguinis in confessione reputatur, sed devotæ quoque mentis servitus inmaculata cotidianum martyrium est. Illa corona de rosis et violis plectitur, ista de liliis », Id., CVIII. Epitaphium sanctæ Paulæ, dans Lettres, t. V, § 31, p. 200, l. 3-7.



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infligée à l’esprit plutôt qu’au corps, garantit tout d’abord la sainteté d’Aubin. Elle confirme cependant surtout la vocation des évêques à subir des souffrances dans l’exercice de leur charge, qu’elles leur soient directement infligées par ceux qui s’opposent à leur autorité, ou qu’elles résultent de leur incapacité à délivrer leurs sujets du péché et des épreuves qu’ils subissent. Ce supplice épiscopal, également présent dans les Collationes par l’affirmation constante qu’il s’agit d’une situation normale, est ici exalté comme une vertu du saint dans sa fonction. La recherche de la souffrance et de l’affliction de l’âme, qui va de pair avec la prédication effrénée d’Aubin, y débouche sur le statut de martyr. La passivité épiscopale devant ses propres malheurs ou devant ceux de son peuple face aux oppressions subies est donc présentée ici comme un titre de gloire : le salut des évêques réside dans leur bon comportement moral et dans leurs martyres quotidiens. Dans une étude sur les évêques du siècle de fer, M. Parisse signale que « le modèle d’évêque proposé au lecteur [des Vies de saints prélats] devait avoir des caractères monastiques (avec la trilogie, veilles, prières, aumônes)  »140. Cette conclusion est également vraie pour le prélat “odonien”, à ceci près que les critères cénobitiques retenus ne sont pas les mêmes. Alors que, dans cette même étude, M. Parisse insiste sur l’implication des évêques dans les réseaux de relations laïques – sans mentionner un quelconque rejet de cette question par les sources contemporaines –, le deuxième abbé de Cluny fustige, avec violence, le non-respect de la coupure entre la sphère des clercs et celle du monde. S’il évoque par ailleurs rapidement les trois caractères monastiques soulignés par l’historien, Odon ­préfère en effet concentrer son discours sur ce qui relève pour lui du ­comportement cénobitique. Il s’agit d’une attitude beaucoup plus attachée à l’exercice de vertus qu’à la pratique de la prière ou de l’aumône et qui est symbolisée par un constant rejet de l’orgueil, le refus du siècle et la souffrance dans sa fonction.

C. Des devoirs réaffirmés Au tout début du livre III des Collationes, Odon développe le sens moral du chapitre LII du livre de Jérémie, portant sur la déportation et la captivité des Hébreux à Babylone. Il y voit la préfiguration de la situation de l’Église de son temps, dépouillée de ses vertus. Voici ce qu’il dit au sujet des évêques et, plus largement, des clercs : C’est pourquoi, sous un tel roi, les princes de Juda sont captifs, parce que la perfidie du diable lui-même se déchaîne contre tout le troupeau par l’intermédiaire de ceux qui ont été institués dans le principat de l’Église (ecclesiæ principatu) grâce aux embûches du démon, à tel point que ce dernier soumet à lui, par n’importe quel vice, les princes, c’est-à-dire ceux qui auraient dû marcher devant les autres grâce à la vivacité de leurs

140. M. Parisse, « Princes laïques et/ou moines », p. 481.

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bonnes œuvres ; il capture aussi les forgerons (fabri), c’est-à-dire que ceux qui auraient dû forger les dards des paroles dans le feu du zèle divin et armer d’autres hommes pour un combat spirituel, il les pousse à enlacer la volonté de l’intelligence dans des actes terrestres. Quant aux orfèvres (inclusores), c’est-à-dire ceux qui auraient dû réparer les murs des vertus, brisés par un vice quelconque, grâce au ciment de la prédication, il les détourne du devoir de correction. Et il pervertit le premier prêtre, c’est-à-dire les évêques, et le second prêtre, c’est-à-dire les autres [clercs] de grade inférieur, qui se ruent d’autant plus facilement dans le précipice qu’ils suivent presque légitimement ces mêmes prélats, qui furent mis devant eux pour qu’ils les imitent ; il pervertit aussi les portiers (janitores), c’est-à-dire ceux qui, ayant la clé de la science, auraient dû faire entrer ceux qui restent, à tel point qu’eux-mêmes ne rentrent pas ni ne laissent entrer les autres […]. Il enlève aussi les cinq hommes qui s’étaient tenus devant le roi, c’est-à-dire ceux qui, assignés au saint ministère de l’autel, servent Dieu et l’assistent, en étant, pour ainsi dire, les plus proches de Dieu, et il les fait servir les cinq sens du corps141.

À travers ces divers archétypes, Odon dévoile les différentes fonctions sociales que doivent idéalement remplir les prélats. Alors que l’abbé de Cluny ne glose qu’un seul terme pour les moines, le polymorphisme exégétique des métaphores appliquées à l’ordre des clercs peut s’expliquer par le fait que les Collationes sont un miroir d’évêque et s’attachent donc davantage à définir les obligations et la place qui incombent aux prélats. Leur haute position dans la société nécessite en effet leur bon accomplissement de certains devoirs, liés à leur détention du pouvoir des clés et, surtout, à leur correction des mœurs par la prédication.

La place sociale des recteurs dans l’Église En commençant son exégèse sur Jérémie, Odon évoque la corruption par le diable des hommes institués dans le principat de l’Église (Ecclesiæ principatu), dont la mission théorique est de guider les autres142. Dans ses deux grands traités théologiques, l’abbé de Cluny affirme en effet la place éminente des prélats dans la société, notamment par l’emploi d’un vocabulaire qui suggère leur position élevée par rapport au reste des hommes. Dans le chapitre I 20 des Collationes, consacré aux relations entre l’évêque et ses ouailles – toujours désignés comme les « sujets » (subjecti) –, il qualifie les prélats de magistri (sept fois) et de rectores (deux fois), soulignant par là leur dimension de commandement ; il y utilise aussi le terme de prælati (deux fois), qui renvoie davantage à leur position « à la tête » (præ) du peuple. Dans le chapitre I 28 de la même œuvre, il renforce d’ailleurs l’idée du gouvernement qui leur échoit par l’emploi de l’expression regiminis gradus. Dans le septième livre de l’Occupatio, en évoquant l’état de l’Église de son temps (VII 196-271), Odon désigne seulement une fois les évêques comme des magistri et préfère utiliser duces (sept fois), qui suggère leur dimension de «  guides  » à 141. Coll., III 2, col. 591 A-B. 142. Ibid., III 2, col. 591 A.



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forte connotation militaire, ou ministri (deux fois), qui a plutôt une acception de service. Il y insiste en outre à plusieurs reprises sur la hauteur de la charge exercée (proceres, prælatus, altus locus). L’idée est donc la même dans les deux textes : la position première des évêques dans l’Ecclesia pour la direction des hommes. L’Occupatio défend toutefois une conception plus monastique de leur fonction sociale, notamment par l’emploi d’une métaphore militaire et par l’articulation constante entre les devoirs théoriques du prélat et son comportement moral. La fonction épiscopale n’existe par conséquent pour Odon que dans son rapport avec ses sujets, et non de manière abstraite. Il ne définit en effet la place qui revient à l’évêque qu’au sein de la relation de direction/soumission qu’il entretient avec ses ouailles dans une sorte de corps, où la qualité de la tête (les prélats) a des conséquences sur le reste des membres, et inversement. Odon reprend en fait l’interprétation que Grégoire le Grand avait faite du mauvais gouvernement dans les Moralia in Job, en considérant la relation entre le chef et ses sujets selon « un principe de sympathie universelle  ». En vertu de ce dernier, les fautes du peuple sont d’abord liées à l’action répréhensible du dirigeant, mais les péchés des sujets peuvent aussi engendrer un mauvais gouvernant, voire la perversion d’un chef originellement bon143. Contrairement à Grégoire et aux penseurs carolingiens qui évoquaient surtout les rois, Odon interprète ce risque uniquement comme un ­danger guettant les évêques. Réserver ces réflexions aux seuls prélats illustre bien le fait que, pour l’abbé de Cluny, la direction de l’Église n’est plus assurée par les souverains, mais bien par la collégialité épiscopale. Une telle attribution des fonctions royales carolingiennes aux évêques est d’ailleurs réaffirmée dans le Sermo in translatione sancti Albini, puisque Aubin est présenté comme « le noble défenseur de la chose publique  » (rei publice defensor), notamment par sa protection des « droits des citoyens » contre les violences des puissants, et par celle des veuves et des orphelins. Or, dans la réflexion sur le pouvoir au haut Moyen Âge, ces deux activités étaient traditionnellement dévolues au ­souverain, avant d’être exercées collectivement par le roi et les grands à la fin du ixe ­siècle144. Il existe donc une relation dynamique, issue des théories grégo­riennes et de l’ébullition intellectuelle des viiie-ixe siècles sur le pouvoir, qui unit le prédicateur et ses sujets, et dans laquelle la valeur du pasteur dépend de celle de ses ouailles, et inversement145. *   * * 143. M. Reydellet, La Royauté, p.  488 pour la citation, et plus largement p.  485-490. Odon utilise Grégoire le Grand, Moralia in Job (vol. 143 B), L. XXV, chap. 16, § 36, p. 1261-1262. 144. «  Quis vero eius clementissimum circa oppressos exprimet affectum ? Quis ita contra potentum violentias iura defensavit civium ? Quis æquæ tutatus est viduarum destitutiones ac pupillorum ? Erat enim rei publice defensor magnanimus et adiutor longanimis », Sermo sancti Albini, l. 198-202. Pour la réflexion carolingienne sur la royauté, notamment son devoir de défense de la chose publique, des veuves et des orphelins et des droits des citoyens, Y. Sassier, Royauté et idéologie, p. 133-140 ; sur l’exercice de ces prérogatives de manière collégiale, Ibid., p. 160-167. 145. Coll., III 15, col. 601 C.

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Cette conception de l’Église, notamment du point de vue des rapports des chefs avec leurs sujets, a des conséquences sur deux plans. Comme l’existence de mauvais recteurs résulte des fautes des sujets, le ­peuple ne peut pas juger les prélats et doit les subir sans contestation, ainsi que le disait Grégoire le Grand146. Dieu se chargera lui-même d’évaluer les mérites des ­pasteurs et les sujets doivent donc s’en abstenir, ce qui équivaut à mettre les évêques hors de portée des contestations de leurs ouailles147. Une telle idée s’inscrit parfaitement dans la conception qu’a Odon de la vie présente, notamment dans son insistance sur la nécessité de la souffrance des justes148. Ce thème l’avait d’ailleurs intéressé au plus haut point lorsqu’il avait écrit l’Exceptio des Moralia, dans la mesure où il avait copié intégralement le passage de Grégoire évoquant la conduite que doivent tenir les chrétiens vis-à-vis des prêtres indignes149. La présence d’un mauvais recteur ne signifie pas forcément que tout le peuple soit réprouvé, mais revêt comme but ultime la punition immédiate et partielle des hommes déviants ou la purification sur Terre des vices des élus, afin qu’ils rejoignent rapidement les sphères célestes. Le caractère intangible de la personne de l’évêque trouve en outre chez Odon un référent symbolique, qui était absent de la réflexion de Grégoire le Grand : l’épisode biblique où Uzza est châtié d’une mort immédiate par Dieu pour avoir touché l’arche, qui représente les recteurs150. L’arche, considérée du point de vue du sacrilège qui est commis envers elle et des châtiments qui s’ensuivent, permet d’affirmer le caractère sacré et tabou de la personne consacrée. Quelle que soit la moralité du pasteur, Odon affirme donc la dimension intangible de celui-ci et conforte les prélats dans les fonctions qu’ils occupent. Dans les Collationes et l’Occupatio, Odon souligne en outre à plusieurs reprises la cible privilégiée que constituent les recteurs pour le diable. Ce dernier ­les attaque en raison de leur place élevée – donc exposée – dans la hiérarchie sociale, mais aussi à cause de l’influence systématique qu’aurait leur perversion sur le peuple. Utilisant une métaphore militaire, Odon explique ainsi dans le ­septième livre de l’Occupatio : Cette bête sauvage est assoiffée de sujets et plus fortement encore de maîtres, Afin que, après avoir vaincu les chefs, elle élimine toutes les armées. Tandis que la guerre est allumée de part et d’autre, après que l’armée a été réunie, Le chef fougueux rend ses compagnons fougueux, le chef mou les rend inertes. Et par conséquent, l’ennemi cherche à atteindre de la manière la plus violente le chef portant le pavillon 146. Ibid., I 20, col. 532 D. Odon utilise Grégoire le Grand, Moralia in Job (vol. 143 B), L. XXV, chap. 16, § 36, p. 1261, l. 64-65. 147. Coll., I 20, col. 532 D-533 A. 148. Cf. supra, notre introduction de la seconde partie « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 379. 149. G. Braga, « Problemi », p. 681. 150. Coll., I 20, col. 533 B-C. Ce passage est une allusion à 2 S VI, 3-8.



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Pour qu’il s’écroule ou, qu’ayant peur pour lui ou ses compagnons, il disparaisse. Ceci arrive dans un combat corporel, aussi bien dans un combat spirituel, De sorte que la chute du chef est la cause de la ruine pour ceux qui restent151.

Odon explique à la suite de ce passage que le prélat est visé directement par les entreprises diaboliques parce qu’il entraîne le peuple dans sa chute. Il est donc plus fructueux pour le démon de tenter de le subvertir, afin d’emporter le plus grand nombre possible d’hommes dans les péchés. Cette vulnérabilité de la position des pasteurs et les conséquences désastreuses qu’elle pourrait engendrer induisent la moralisation de leur comportement et, surtout, la nécessité de l’accomplissement de leurs devoirs. Dans le chapitre 28 du premier livre des Collationes, l’abbé de Cluny insiste en effet sur la condamnation qui attend le pasteur s’il a mal agi dans sa fonction d’évêque152. Rappelant qu’il est possible qu’un homme indigne devienne pasteur, Odon précise au début du même chapitre que « s’il avait été méprisable dans la conduite de sa vie, il doit cependant redouter vivement la puissance du Juge »153. L’évêque sera donc jugé par Dieu pour son comportement moral, mais surtout pour sa manière d’accomplir sa charge, notamment dans son admonition contre les vices et son utilisation du pouvoir de lier et délier, qui peuvent avoir des conséquences importantes sur ses sujets.

La détention du pouvoir des clés et ses implications À la fin de son interprétation du chapitre LII du livre de Jérémie, Odon évoque la corruption, par le diable, des «  portiers  » (janitores), chargés d’introduire le peuple au royaume des cieux, une allusion au pouvoir des clés154. Il aborde ce thème dans le premier livre des Collationes, où il analyse la situation de l’Église, à travers une dizaine de chapitres consacrés au comportement répréhensible des dépravés vis-à-vis des recteurs (I 19-29). Odon y affirme que le Christ « accorde à ses recteurs le pouvoir de lier et de délier dans la personne de Pierre »155. Cette idée est reprise dans le Sermo in cathedra sancti Petri, grâce à une citation de Léon le Grand : 151. « Hæc fera subiectos sitit aut plus valde magistros,/ Ut ducibus victis exercitus occidat omnis./ Dum conserta acie bellum conflatur utrimque, Dux facit acer acres socios, elumbis inertes./ Signiferum atque ducem petit hinc vehementius hostis,/ Quo ruat aut sociis metuens sibi cesset adesse./ Hoc in corporeo, hoc in spirituale duello/ Fit, ducis ut casus reliquis sit causa ruinæ », Occ., VII 219-226. Odon développe cette idée ensuite, aux vers 227-239. La même idée apparaît dans les Collationes, dans l’exégèse sur le chapitre LII du livre de Jérémie citée plus haut, avec le premier et le second prêtres, Coll., III 2, col. 591 B. 152. Ibid., I 28, col.  538  D-539 A. Odon utilise Grégoire le Grand, Moralia in Job (vol.  143  B), L. XXVI, chap. 6, § 8, p. 1272, l. 84-86. 153. Coll., I 28, col. 538 D. 154. Ibid., III 2, col. 591 B. 155. Ibid., I 19, col. 532 B. Sur la figure de Pierre, cf. supra, dans ce même chapitre, p. 400-401.

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Certes, la possession de ce pouvoir (jus potestatis) passa aussi aux autres apôtres, et l’institution de cette décision circula vers tous les princes de l’Église. Elle ne fut cependant pas confiée à un seul homme pour rien, mais afin que cela soit su de tous. Elle est confiée à Pierre de manière unique, parce que la silhouette de Pierre est placée devant tous les recteurs de l’Église156.

Odon voit donc en chaque recteur un héritier de Pierre, par sa détention du pouvoir des clés. L’abbé de Cluny se place ainsi dans la continuité des définitions carolingiennes du pouvoir épiscopal développées par Jonas d’Orléans ou Hincmar de Reims, selon lesquelles « tous les évêques, dans un épiscopat unique et commun, participent à la potestas apostolique donnée d’abord à Pierre »157. En reprenant la phrase de Léon le Grand sur la concession de la prérogative de lier et délier à un seul homme (uni), l’abbé de Cluny suggère en effet la collégialité du pouvoir épiscopal, dans le cadre de l’unicité de l’Église. Ce sont toutefois surtout les passages originaux du sermon qui permettent de cerner quelle est sa conception de ce pouvoir. Le premier ajout d’Odon intervient pour préciser la position exceptionnelle de la figure de Pierre dans l’Ecclesia : « C’est pourquoi le très saint Pierre, prince de l’ordre apostolique (apostolici ordinis princeps), devenu premier des confesseurs du Seigneur (primus Domini confessor), pierre de l’Église, fut institué gardien des clés du royaume (clavicularius regni) ; aussi, un nom lui est-il donné en fonction de son œuvre, et un titre [lui] est assigné en fonction du mérite de sa puissance (potestas)158. » Dans sa qualification de Pierre, Odon insiste donc sur sa position première, auprès du Christ et parmi les apôtres, grâce aux termes de princeps et de primus. Il suggère aussi sa place initiale dans l’Église, notamment par l’emploi du mot petra, qui véhicule la dimension fondatrice de l’apôtre dans la constitution de l’Ecclesia. L’important pour l’abbé de Cluny est cependant son rôle de clavicularius regni. Ainsi que l’a souligné Y.-M. Congar, le pouvoir des clés, qui découle de l’interprétation de Mt XVI, 18, était considéré comme constitutif du sacerdoce. Odon a probablement hérité cette idée de son maître, Remi d’Auxerre, qui l’avait longuement développée. Dans le second passage original du sermon, l’abbé de Cluny explique d’ailleurs plus longuement le contenu du pouvoir des clés, signe que c’est bien ce qui l­’intéresse dans la facette sacerdotale de Pierre : Ô inestimable et immense bonté, qu’un homme situé sur terre garde le ciel ! Voilà que maintenant les verrous du royaume divin s’ouvrent selon la volonté de Pierre. Il reçut

156. Sermo in cathedra, col. 712 C-D. 157. Y.-M. Congar, L’Ecclésiologie du haut Moyen Âge, p. 145 pour la citation et 139-150 pour l’ensemble des développements sur la conception du pouvoir épiscopal. Y. Sassier a repris les conclusions du père Congar dans un ouvrage plus récent, Y. Sassier, Royauté et idéologie, p. 178-179. 158. Sermo in cathedra, col.  712 A. L’expression «  Beatissimus itaque Petrus apostolici ordinis princeps » provient du Tractatus LXXXII de natale apostolorum de Léon le Grand, ainsi que l’indique P. Facciotto, I Sermoni agiografici, n. 1, p. 59.



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en effet du Christ les clés du royaume des cieux, afin que, après avoir défait les liens des péchés, il ouvrît le ciel aux croyants. Ô combien ces remèdes sont proches et profonds. Le monde est proche du royaume de Dieu, s’il court vers Pierre. [Le Christ] mit Pierre à sa place dans le siècle comme gardien des clés du royaume céleste ­(clavicularius regni cœlestis), afin que personne n’estime que l’accès au ciel est d­ ifficile pour lui159.

Si Odon reprend Léon le Grand sur la transmission du pouvoir des clés aux ­évêques immédiatement après ce passage, il n’est aucunement question des ­recteurs dans la réflexion qu’il développe ici, mais seulement de Pierre. La potestas ligandi et solvendi est largement étendue, justifiée par l’idée de pardon des péchés. Elle est ensuite définie à deux reprises comme une prérogative exercée sur terre pour ouvrir les portes du ciel, c’est-à-dire comme une action intermédiaire entre les sphères terrestres et célestes. Le rôle d’intercesseur du premier des apôtres se double alors de la notion de conversion des mœurs, pour atteindre le Paradis. Les évêques ont donc hérité collectivement – à travers Pierre – du pouvoir des clés, qui débouche sur l’ouverture de l’accès aux cieux pour leurs ouailles, comme l’affirmait Odon dans son exégèse de Jérémie grâce à leur désignation comme janitores. Dans son interprétation de la captivité des Hébreux, il définissait cependant les « portiers » comme les détenteurs de la « clé de la science » (clavem scientiæ). Cette dimension de l’évêque provient probablement de Bède le Vénérable, qui avait insisté sur la double nature des clés : la scientia discernendi (science de discerner) et la potestas (pouvoir d’agréer et d’exclure les élus)160. Or, Odon n’évoque jamais, par la suite, le rôle de l’évêque comme dépositaire de la science du discernement et concentre sa réflexion sur sa capacité d’inclusion ou d’exclusion des croyants. *   * * Depuis Bède le Vénérable, le sacerdoce a été mis en relations étroites avec la détention du pouvoir des clés. Ce dernier avait été défini comme « un instrument de continuité entre les cités terrestres et célestes  », notamment par sa capacité à inclure les hommes dans le royaume des cieux par les sacrements ou à les en exclure par des sanctions spirituelles161. Dans les Collationes, deux chapitres après avoir évoqué le pouvoir des clés des recteurs et dans le cadre de sa réflexion sur le nécessaire respect de ces derniers par leurs ouailles, Odon aborde la question de la validité des sacrements qu’ils confèrent, le baptême puis l’eucharistie (I  21). Reprenant Paschase Radbert, il déclare que c’est le Christ qui accomplit les sacrements derrière la personne de celui qui baptise ou consacre et que leur validité est identique, quelle que soit la

159. Sermo in cathedra, col. 712 B -C. 160. Y.-M. Congar, L’Ecclésiologie du haut Moyen Âge, p. 147. 161. Sur la citation et la réflexion de Bède le Vénérable, Ibid., p. 146-148.

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moralité du clerc, idée réaffirmée dans l’Occupatio et la Vita Geraldi162. Les deux rites évoqués sont ceux qui font entrer les hommes dans l’Église, comprise comme un corps, et qui les délient de leurs péchés. Selon l’abbé de Cluny, le pouvoir des clés est donc détenu et exercé par les recteurs à juste titre, indépendamment de leur comportement moral. Bien que l’abbé de Cluny aborde la question de l’efficacité de l’eucharistie lorsqu’il évoque les recteurs dans le livre I des Collationes, les exemples qu’il donne par la suite dans son deuxième opuscule, en abordant plus spécifiquement le sacrement de communion, montrent qu’il s’adresse également aux moines. Ces historiettes moralisantes attestent que, pour Odon, la célébration de la messe n’est pas le seul apanage des clercs. Il témoigne ainsi des mutations sociales de l’époque carolingienne au cours de laquelle, dans le contexte de la multiplication des messes votives et avec l’affirmation progressive de la pureté nécessaire du desservant, beaucoup de cénobites avaient été ordonnés163. Bien que l’accomplissement de l’eucharistie soit partagé entre plusieurs ordres, le propos d’Odon demeure le même. Il insiste sur la nécessité du bon comportement du desservant, qui n’a cependant aucun impact sur la validité du sacrement qu’il confère et fait de toute façon participer les fidèles au corps du Christ, à condition que ces derniers soient irréprochables. Dans les Collationes, la réflexion sur la validité des sacrements d’inclusion dans l’Ecclesia (baptême et eucharistie) est immédiatement suivie de longs développements similaires sur l’efficacité de la parole épiscopale d’exclusion. Odon affirme ainsi : « Que chacun comprenne que la force et le poids de l’excommunication ou le poids de l’admonition peuvent arriver par n’importe quelle personne et doivent être pesés selon la majesté de Dieu, au nom de l’autorité duquel ils sont portés164. » Comme dans le cas du baptême et de l’eucharistie, l’efficacité de l’excommunication est légitimée par le fait que la potestas de celui qui la porte – quel que soit son comportement personnel – provient de Dieu. Après plusieurs exemples démontrant la puissance mortifère des sanctions spirituelles, Odon explique que, comme les sacrements, elles doivent être respectées, même si elles proviennent de recteurs iniques. Il enjoint néanmoins les prélats à ne pas porter de sentences à la légère, sous peine d’être ensuite punis par Dieu165. 162. Coll., I 21, col. 533 C ; Occ., VI 73-74 ; VG4, II 14, col. 678 D. 163 Ainsi, le chapitre 34 du livre II commence par des exemples de punitions de prêtres qui ont continué de célébrer l’eucharistie malgré leur impureté et qui furent frappés d’une mort violente et exemplaire. Odon explique ensuite que certains ministres du culte aiment que l’eucharistie donne lieu à des cérémonies fastueuses et donne comme illustration de ses propos l’exemple des moines de Vézelay, Coll., II 34, col. 579 A-581 B. Sur l’ordination massive des moines à l’époque carolingienne, A. Angenendt, « Missa specialis », p. 153-221 ; O. G. Oexle, « Memoria und Memorialüberlieferung », p. 70-95 ; C. Vogel, « Deux conséquences de l’eschatologie grégorienne », p. 267-276 ; O. Nussbaum, Kloster, Priestermönch und Privatmesse, p. 177-213. 164. Coll., I 21, col. 534 A. 165. Trois exemples d’excommunications suivent ces réflexions, aux chapitres I 22, I 23, I 24. Le plus frappant est repris de Cassiodore, Historia tripartita, X, 27, dans lequel l’empereur Théodose,



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Ces deux facettes du pouvoir des clés permettent donc de préciser les idées déjà exprimées dans le Sermo in cathedra sancti Petri. Concédée à chaque recteur par Pierre, intermédiaire entre le Christ et les clercs, la potestas solvendi et ligendi ouvre ou ferme l’accès au ciel par la collation de sacrements et la prononciation de paroles qui incluent ou excluent. Cette prérogative s’articule étroitement avec la position théorique des évêques dans la société, ainsi que le déclare l’abbé de Cluny : « quiconque reçoit comme lot la dignité ecclésiastique du gouvernement (regiminis gradus) reprend la place des apôtres, grâce à l’autorité de lier et de délier »166.

La prédication : une dénonciation des vices Dans son exégèse de Jérémie, l’abbé de Cluny évoque longuement la fonction de prédication des évêques à travers deux figures, les forgerons (fabri) et les orfèvres (inclusores), qui ont été subvertis dans l’accomplissement de leur devoir par le diable. Cette double image permet de souligner la nature théoriquement équivoque de la parole épiscopale : elle a d’abord une vocation offensive qui doit apporter de l’aide aux ouailles dans leur combat spirituel ; elle a également un rôle de correction des mœurs et de restauration des vertus. La prédication, en tant que devoir épiscopal, apparaît essentiellement au début du troisième livre des Collationes, consacré aux obligations des trois catégories sociales qui constituent l’Église167. Odon semble donc se placer dans la continuité de la législation carolingienne qui avait défini la prédication aux autres ordres comme la fonction sociale majeure des prélats, dans le but d’instruire l’auditoire dans la foi, puis, surtout après 813, de dicter des comportements idéaux168. Lorsqu’il évoque plus précisément le prêche aux hommes mauvais, l’abbé de Cluny dérive toutefois souvent dans sa qualification des prédicateurs, désignés seulement comme « les bons », retombant ainsi sur la bipartition augustinienne bons/mauvais169. Quelques chapitres plus loin, l’application de ce schéma social aux acteurs de la prédication implique, qu’à côté des recteurs, tout «  homme vénérable » a le devoir d’exhorter ceux qui agissent mal. Ce reverendus vir se retrouve même dans une situation de péché « si, quoiqu’il ne soit pas évêque, il sut qu’il devait donner des avertissements et dénoncer beaucoup de choses chez

excommunié par un moine fou, respecte son excommunication, même après avoir eu l’autorisation de manger de la part de certains évêques, car il considérait que la sentence avait été portée au nom de Dieu. Sur le respect envers les sanctions spirituelles : Coll., I 28, col. 538 D. 166. Ibid., I 28, col. 538 D. 167. Sur le contenu du livre III des Collationes, cf. supra, notre chapitre « De Tours à Baume », p. 134. 168. M. Lauwers, « Parole de l’Église et ordre social », p. 87-88 et 98 pour la législation après 813. 169. « Malis itaque culpa est perversa agere, bonis recta reticere », Coll., III 10, col. 598 C ; « Et quia scandalum valde periculosum est, idcirco boni viri frequenter malunt tacere, quam malos loquendo scandalizare », Ibid., III 13, col. 599 C.

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ceux ­auxquels il est uni par la nécessité de la vie, et qu’il négligea cependant de le faire »170. Cette autorisation des personnes qui se comportent correctement à exhorter leurs proches trouve d’ailleurs un écho dans la Vie de Géraud d’Aurillac, puisque ce dernier prenait la parole à table, toujours à la demande des clercs ­présents, pour expliquer le sens de certaines lectures bibliques171. Dans la continuité des conciles carolingiens, Odon insiste donc sur la nécessité de perfection de ceux qui prêchent, et notamment sur leur valeur d’exemple, qui doit transparaître à la fois dans leurs paroles et dans leurs actes, sans que les unes ne contredisent les autres172. Le contenu de cette prédication apparaît toujours chez Odon comme une exhortation à suivre un bon comportement à travers une dénonciation des vices, c’est-àdire qu’il n’est jamais défini clairement comme un enseignement doctrinal. L’abbé de Cluny situe donc la parole de l’évêque du côté de la sanction et non de l’instruction, notamment par l’emploi presque exclusif du champ lexical du blâme, et développe par là un discours original par rapport à d’autres textes du xe siècle173. Si Odon utilise bien prædicator et prædicatio pour nommer l’agent et l’acte de la parole (indifféremment avec exhortatio et admonitio), il n’emploie en effet jamais docere ou prædicare, termes qui relèvent de la doctrina depuis Augustin, et leur préfère exhortare, corrigere ou admonestare – à connotation nettement morale – pour désigner l’action verbale de l’évêque174. Poussant à ­l’extrême la réflexion de Grégoire le Grand sur l’exhortatio comme « parole ­privée destinée à l’édification » et en ne considérant que la dimension répressive et correctrice de la parole épiscopale, l’abbé de Cluny vide donc le terme de prædicatio de son contenu doctrinal175. Cette orientation donnée au prêche de l’évêque doit être articulée avec la perspective réformatrice qui anime Odon et avec l’analyse de la prédication selon le cadre augustinien bon/mauvais. C’est en effet la nécessité de 170. Ibid., III 44, col. 629 B. 171. VG4, I 15, col. 652 C. 172. Sur la nécessité de perfection morale de l’évêque : Coll., III 9, col.  596  B. Sur l’exemple vivant que doit être le prédicateur : Ibid., III 16, col. 602 C. Sur l’exemple par la parole et par les actes, M. Lauwers, « Parole de l’Église et ordre social », p. 98. 173. Par exemple, « correptionis duritiam subtrahit », Coll., II 29, col. 574 B ; « Quod autem prædicator etiam si ipse a malis non impediatur, tamen pro aliorum causa debet eis [malis] obsistere », Ibid., III 9, col. 597 B ; « Quam scilicet vexationem multa magis quilibet prælatus, si culpas delinquentium non redarguit », Ibid., III 10, col. 598 B ; « Eant igitur prædicatores sancti, redarguant facta peccantium », Ibid., III 12, col. 599 C. Certaines Vies de saints de la même époque continuent en revanche à évoquer le contenu doctrinal de la parole épiscopale, J.-C. Picard, « Le modèle épiscopal », p. 381-382. 174. Toutes ces occurrences sont dans les Collationes. Prædicatio : III 2 ; III 9 ; III 10 ; III 11 ; III 15 ; III 16 ; III 17 ; III 26. Exhortatio : III 9 ; III 11. Prædicator : III 9 (deux fois) ; III 12 ; III 16 (deux fois) ; III 23 (deux fois). Exhortare : III 15 ; III 18 (deux fois). Corrigere : III 2 ; III 9 (deux fois) ; III 14 (deux fois) III 16 ; III 18. Admonere : III 13. 175. Sur la conception de la prédication chez Augustin et Grégoire le Grand, M. Lauwers, « Prædicatio – Exhortatio », p. 197-199. Sur Grégoire le Grand plus précisément, B. Judic, « Grégoire le Grand, un maître de la parole », p. 73-77.



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mise en ordre sociale qui fait apparaître la prise de parole comme un acte coercitif et qui la fait glisser vers ceux dont la conduite est irréprochable, « les bons », sans qu’il soit spécifié s’il s’agit d’évêques176. Dans deux passages, la prédication épiscopale est cependant présentée comme un discours de consolation destiné à ceux qui se plaignent ou qui subissent des afflictions de la part des hommes mauvais, mais elle demeure toujours associée au devoir de réprimande des pécheurs177. Cette double acception de la prédication épiscopale est d’ailleurs confirmée par l’usage d’une métaphore militaire : Il est nécessaire que les saints hommes se déploient habilement vers les deux domaines, en étant assurément avisés des deux côtés, de telle sorte que, devant eux, ils transpercent (confodant) les audacieux de leurs javelots de paroles (verborum jaculis), et que, grâce au bouclier de la consolation (scuto consolationis), ils protègent (defendant) les faibles (comme si ces derniers étaient situés derrière eux), soit de l’assaut (impetu) de ces mêmes audacieux, soit de la blessure (vulnere) du murmure178.

Malgré les deux passages évoquant la consolation des faibles, le devoir pastoral de l’évêque demeure donc essentiellement circonscrit à un réquisitoire contre les vices, qui se doit d’être offensif. Comme à l’époque carolingienne, la prise de parole épiscopale semble avoir comme objectif idéal la correction des mœurs. En évoquant rarement le but à atteindre, Odon laisse cependant entendre que l’activité essentielle des évêques réside dans la dénonciation des vices. Dans le cas où ce redressement des comportements ne serait pas possible en raison de l’endurcissement des pécheurs, l’abbé de Cluny supplie qu’« au moins [les saints hommes] ne cessent pas de blâmer ce qu’ils ne peuvent pas corriger »179. Dans plusieurs chapitres successifs du livre III des Collationes, la constance des recteurs dans leur prédication aux hommes mauvais débouche sur l’idée d’une patience nécessaire. Les réprouvés apparaissent en effet comme un auditoire difficile, qui tente de se soustraire à la parole épiscopale répressive de diverses manières. Les mauvais dédaignent de venir écouter la prédication – et s’abandonnent ainsi d’eux-mêmes à la damnation – (III 11), excusent leurs péchés par leur ignorance en matière de dogmes (III 12), s’irritent avec violence contre ceux qui les exhortent à se corriger (III  13), empêchent les docteurs de réprimander leurs ­compagnons de débauche (III 14) ou se montrent globalement insensibles au ­prêche (III 15). La peur de ne pas être écouté et d’être persécuté par les réprouvés conduit certains évêques à préférer le silence à la prédication. Odon analyse 176. Un siècle plus tard, dans le contexte réformateur grégorien, se développe une réflexion sur la prise de parole, qualifiée dans certains cas d’exhortatio, notamment lorsqu’elle n’est pas le fait de clercs, M. Lauwers, « Prædicatio – Exhortatio », p. 197-200. 177. « Ad illud apostolicum studeatis, corripere videlicet inquietos, consolari pusillanimes », Coll., III 4, col. 593 A. « Debiles quasi positos post se scuto consolationis vel ab illorum impetu vel a murmurationis vulnere defendant », Ibid., III 9, col. 597 A. 178. Ibid., III 9, col. 597 A. 179. Ibid., III 16, col. 602 C.

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ce mutisme comme le résultat de trois influences séculières qui pervertissent la p­ ersonne des prédicateurs. La première est leur crainte de représailles de la part des personnes dont ils auraient dénoncé les vices, c’est-à-dire les potentes qui utilisent leur force pour intimider les pasteurs. La deuxième influence réside dans l’acceptation de cadeaux en échange de leurs prières ou de leurs faveurs. Odon condamne enfin leurs tentatives de plaire à leur auditoire180. Il définit donc la bonne prise de parole épiscopale comme totalement soustraite aux contingences matérielles, déconnectée de toute emprise du monde. Face à ces marques d’hostilité ouverte de la part des mauvais, Odon encourage très clairement les prélats à continuer leur office de prédication, quitte à subir des outrages, car il serait plus dangereux pour leur propre salut de ne pas s’acquitter de leurs devoirs. En guise de consolation, Odon rappelle la constance des prophètes face aux dépravés, et conclut en disant : « À travers eux, on indique que celui qui a assumé l’office de la prédication ne doit ni se taire ni s’attrister de l’insensibilité de ses auditeurs ; si en effet Dieu lui-même proclame que ses paroles sont difficilement entendues, pourquoi un docteur serait-il attristé s’il est méprisé dans son admonition181 ? » L’insistance d’Odon sur la constance nécessaire de la parole épiscopale, ­quelles que soient les réactions de son auditoire, renvoie par conséquent l’image de ­prélats dépossédés de toute possibilité de sanction effective. L’abbé de Cluny avait certes insisté dans le premier livre des Collationes sur la force des mesures d’excommunication, mais il explique également à plusieurs reprises que ces sentences sont méprisées par les hommes mauvais182. Malgré l’emploi du champ lexical du blâme pour désigner la prise de parole épiscopale à l’encontre des dépravés, cette dernière apparaît certes comme un devoir obligatoire, mais également comme une activité dénuée de tout moyen efficace pour astreindre ceux qui refusent de l’écouter. Le prédicateur est donc bien du côté de la seule exhortation et c’est à d’autres que revient le devoir de contraindre. L’une des conséquences de l’impuissance de la prédication sur les réprouvés est le repli des évêques dans la prière d’intercession en faveur des ennemis de l’Église, qui rejoint la question des martyres quotidiens. Reprenant les propos de Grégoire le Grand sur la nécessité de l’oraison pour les ennemis, Odon ajoute que cette dernière « doit être accomplie surtout par les prélats qui connaissent le mieux et le plus complètement les préceptes divins, et ils doivent porter les esprits tendres et indociles de leurs sujets comme des nourrices ou des pères […]. Il ne doit pas être pénible aux recteurs de verser des larmes pour les pécheurs ­convertis, lorsque celui qui créa toutes choses, fait homme, versa son sang sur la Croix

180. Sur l’attrait du siècle : Ibid., III 44, col. 628 B-629 C ; II 29, col. 573 D-574 D ; III 9, col. 597 B-C. Sur les cadeaux : II 29, col. 573 D-574 D ; III 9, col. 596 C. Sur la crainte des représailles et la tentative de plaire à l’auditoire : III 13, col. 599 C-600 D. 181. Ibid., III 15, col. 601 D-602 A. 182. Ibid., I 19, col. 532 A-D et I 21-24, col. 535 A-536 A.



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pour nos injustices »183. La seule arme des évêques face aux hommes mauvais est donc la prière en leur faveur, afin qu’ils daignent se repentir. La présence des larmes témoigne d’une vision de la fonction épiscopale selon un prisme cénobitique. Dès les Pères du désert et dans l’ensemble de la littérature monastique occidentale, les pleurs ont été en effet associés à la pratique de la prière en vue de la pénitence personnelle ou, plus rarement, pour encourager celle des autres184. Le refuge de la fonction épiscopale dans l’oraison pour les pécheurs en cas d’une non-efficacité de l’exhortation démontre la dimension monastique de la figure du prélat ­“odonien”, à la fois très éloignée des choses du siècle dans sa prédication et tournée, en compensation, vers la prière. *   * * Malgré ses difficultés, l’activité primordiale d’un évêque reste donc la prédication, au point qu’Odon considère comme un péché mortel le fait de ne pas l’accomplir, notamment en taisant les vices des auditeurs185. La gravité de cette faute découle de l’idée que les prélats sont responsables du comportement de leurs ouailles et devront en répondre le jour du Jugement dernier : s’ils ne s’opposent pas aux mauvais comportements des hommes, ils seront entraînés, comme eux, vers la damnation186. Outre ses conséquences eschatologiques, le mutisme de l’évêque a des répercussions plus directes, parce qu’il encourage les pécheurs dans leurs vices187. C’est à ce seul endroit de la réflexion d’Odon sur la prédication que l’on perçoit en filigrane la dimension d’enseignement de la prédication épiscopale : en ne dénonçant pas les péchés de son peuple, l’évêque l’abandonne en effet dans « l’ignorance » des vertus. Il ne s’agit cependant pas ici d’un enseignement des valeurs du christianisme, puisque Odon se place davantage dans le cadre d’une réprimande qui laisse deviner ce qu’il faut faire pour agir justement. Cette absence de contenu moral dans la prédication, telle qu’elle est définie dans les Collationes, est d’ailleurs justifiée deux chapitres plus loin, lorsque l’abbé de Cluny condamne les hommes qui pèchent en prétextant leur ignorance. Selon lui, ce ne sont en effet pas les normes chrétiennes qui permettent à l’esprit humain de distinguer le bien du mal, mais le fait qu’il soit « doué de raison » (homo rationabilis) et que « la loi naturelle » (lex naturalis) le force « à savoir si ce qu’il fait est mauvais

183. Ibid., III 33, col.  616  C-D. Sur la nécessité de la prière pour les ennemis, Grégoire le Grand, Moralia in Job (vol. 143), L. IX, chap. 16, § 24, p. 474-475. 184. P. Nagy, Le Don des larmes, p. 82-86 et 135-167. 185. Coll., III 10, col. 598 C. 186. Ibid., III 15, col. 601 B. 187. Ibid., III 10, col. 598 C.

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(­ pravum) ou bon (rectum)  »188. Selon cette conception, l’évêque n’a donc nul besoin ­d’enseigner, dans son prêche, un contenu moral. Le non-accomplissement de son devoir de prédication par l’évêque a enfin des conséquences personnelles. À la fin des Collationes, lorsque Odon évoque les logiques inhérentes à la punition des hommes sur terre par les fouets divins, il explique en effet que les évêques et les hommes vénérables sont parfois châtiés temporairement pour ne pas avoir rempli suffisamment leurs obligations d’exhortation189. La condamnation de l’abandon, par le recteur, de sa fonction sociale, identifiée à une volonté de sauver ses ouailles, est peut-être une influence du Pseudo-Denys, réinterprété par Hincmar de Reims. Pour ce dernier en effet, « l’homme d’Église est celui qui veut le salut de tous les hommes […] ; s’il s’éloigne de cette lumière universelle, qui lui donne la vertu d’illuminer les autres, il se détruit lui-même, […] il nie sa propre fonction  »190. Même s’il est difficile d’identifier les sources d’Odon sur ce thème, la réflexion carolingienne sur la mission pastorale de l’évêque lui était vraisemblablement familière, notamment l’idée que sa fonction sociale de médiation se trouve niée par le non-accomplissement des devoirs qui en découlent. *   * * La prédication répressive est destinée en premier lieu aux potentes. Odon assigne en effet aux évêques l’obligation de brider la violence des puissants au moyen du prêche, en particulier dans les Collationes et dans le Sermo in translatione sancti Albini, mais aussi – de manière plus périphérique – dans l’Occupatio et la Vita Geraldi. Dans le sermon sur Aubin, l’exhortation épiscopale semble en effet adressée tout d’abord aux puissants : « Il prêchait les préceptes obligatoires du Seigneur à tous, en privé et en public et en toute liberté, et il ne flattait nul riche ni nul puissant pernicieusement pour ses iniquités, mais il blâmait les hommes qui devaient être réprimés par des invectives conformes à la raison.191 » Odon souligne ici la vertu de blâme de la prédication épiscopale et associe un peu plus loin l’activité conciliaire du saint à sa volonté d’infléchir « l’insolence des puissants », une idée absente de la Vita écrite par Fortunat192. Dans les chapitres 24 et 25 du 188. Ibid., III 12, col.  599 A. Sur cette conception de la rationalité naturelle de l’homme, T.  Lesieur, « Modèle clunisien de la justice divine », p. 11-13. 189. Coll., III 44, col. 629 A-B. 190. Pour la citation, M. Cristiani, « La notion de loi », p. 96-97. 191. « Qui nec adversitatis timore nec prosperitatis amore dominice cuiquam talenta veritatis abscondebat, sed omnibus privatim et publice libertate debita precepta dominica predicabat, nullumque divitem vel potentem in suis iniquitatibus perniciose palpabat sed rationabili cohercendos invectione corripiebat [Odon s’étend sur cette prédication et la bride des puissants]. Experte sunt eius misericordissimam compassionem levate pauperum calamitates », Sermo sancti Albini, l. 192-206. 192. « O quantos, Iesu bone, labores, quantas pertulit pro damnandis incestibus tribulationes, quo morbo laborabat in Gallia quorundam eo tempore potentum petulantia. Causa huius extinguendi grassantis



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livre III des Collationes, Odon développe cette idée en s’appuyant sur les Moralia in Job et, surtout, sur un sermon de Grégoire de Naziance : Les plus puissants doivent être exhortés avec d’autant plus de précaution, qu’on les laisse mener une vie moins stricte et qu’ils sont incités par leur puissance même, comme par une sorte d’occasion, à s’enorgueillir, à ne pas s’incliner. Que leur soient donc proférées les paroles de Grégoire de Naziance […]. Est-ce que vous n’accepterez pas volontiers que la loi du Christ vous soumette à la puissance sacerdotale (sacerdotalis potestas) ? Il nous donna en effet une puissance beaucoup plus parfaite qu’à vos tribunaux […]. Et il attribua divinement le pouvoir [à certains], afin de menacer, grâce à l’aide de ceux-ci, ceux que l’autorité de la Sainte Église ne peut détourner de ­l’oppression des pauvres par sa propre force193.

Les évêques ont donc pour mission de dicter aux détenteurs de l’autorité publique leur rôle social de défense armée des pauperes (fig. 13). Odon affirme ainsi très clairement la soumission des grands à la puissance de l’Église, définie comme plus parfaite (perfectior) que celle dont ils disposent. Cette discipline des puissants va de pair avec la subordination de la force terrestre à des objectifs définis par les clercs. Dans la même optique que dans un capitulaire édicté à Pavie en 850, l’un des devoirs principaux des évêques est donc, pour Odon, de discipliner les puissants et de leur inculquer, par la prédication, leur obligation de protection – et non d’agression – des pauvres, ainsi que leur devoir d’aumône194. L’abbé de Cluny insiste d’ailleurs à plusieurs reprises sur la faute morale que constitue, pour les recteurs, le refus d’opposition aux mauvais potentes en se soustrayant à leur devoir de prédication195. Dans cette perspective, la prédication épiscopale est le seul moyen assigné aux prélats pour secourir les pauperes. Dans les Collationes, la protection des pauvres est en effet très clairement liée à leur défense face aux « riches », par la prédication des prêtres et des évêques. Reprenant Ambroise, Odon explique qu’un prêtre qui prouve qu’un pauvre est innocent doit accuser un riche à sa place, dans la mesure où « celui qui ne défend pas l’indigent est semblable à celui qui l’outrage »196. De même, il affirme que la prédication « libère le pauvre » qui crie et relève de la fonction épiscopale de protection des pauperes, selon des modèles tardo-antiques197.

in multorum perniciem veneni toto pene discursabat orbe. Inibat concilia, cogebat concilia », Ibid., l. 223-226. 193. Coll., III 24, col. 607 D-608 C. Cf. aussi Ibid., III 25, col. 608 D. 194. Ibid., III 24, col. 607 D-608 C. Sur le capitulaire de Pavie, qui insiste sur l’importance de la paix sociale, M. Lauwers, « Parole de l’Église et ordre social », p. 103-106. Sur le devoir d’aumône des puissants, cf. infra, notre chapitre « Potentes et pauperes. Discipliner les puissants », p. 502-507. 195. Coll., I 28, II 29, III 4, III 9, III 10, III 12, III 13, III 14, III 15. 196. Ibid., III 8, col. 595 C. La citation est une reformulation exacte d’Ambroise, De officiis ministrorum, t. II, L. II, chap. 24, § 125, p. 64. 197.   Coll., III 9, col.  597  B. Sur la reprise d’Ambroise et les modèles tardo-antiques de défense des ­pauvres par les évêques, P. Brown, Pouvoir et persuasion, p. 103-163.

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Évêques (protecteurs théoriques des pauperes) Admonition des moines pour qu’ils se corrigent

Discipline des puissants par la prédication pour qu’ils protègent les pauvres

Potentes (protecteurs réels des pauperes)

Protection des pauvres par les armes contre leurs oppresseurs

Moines (pauperes symboliques)

Protection des pauvres en les nourrissant et en les accueillant

Pauperes réels (indigents, pèlerins) Réalisation graphique: I. Rosé

Fig. 13. Le rôle social des évêques et leurs relations aux potentes et aux pauperes.

Pour bien comprendre les implications de ces deux passages, il convient de les articuler avec le rôle essentiel dévolu aux prélats dans l’encadrement des puissants, qui doivent être soumis aux impératifs chrétiens d’aumône et surtout de lutte contre les oppresseurs des pauvres. La défense des pauvres par les évêques n’est donc pas directe, mais elle résulte de leur discipline des puissants, qui en deviennent alors les véritables tuteurs, tant par leur charité que par leur défense armée. En faisant du prêche aux potentes l’unique arme des évêques dans la ­protection des humbles, Odon transforme donc profondément la représentation de



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l’évêque, en gommant sa fonction de pater pauperum chargé de l’aumône depuis l’Antiquité tardive198. La prédication épiscopale telle que la rêve Odon est donc revue à travers un prisme monastique. Vidée de son contenu doctrinal initial destiné à éduquer le peuple, elle se définit comme une arme dans le combat contre les vices qui doit fustiger les mauvais, souvent assimilés aux potentes, et consoler les bons, dans un but de réforme des mœurs de la société. Considérée comme une obligation absolue du ministère épiscopal, elle doit aussi, comme celui qui la prononce, être détachée des attraits et des menaces du siècle qui la corrompent et en minimisent la portée. Destinée avant tout aux puissants, elle est enfin l’unique instrument grâce auquel le recteur exerce son devoir de protection des pauvres, quoique de manière indirecte.

Conclusion : perspective de salut et rôle social des évêques

Peut-on penser que le deuxième abbé de Cluny, dans son œuvre ou à travers ses pratiques sociales, annonce l’exemption vis-à-vis du pouvoir de l’ordinaire du diocésain, telle qu’elle sera accordée à Odilon en 998199 ? La question est délicate et comporte le risque d’une lecture a posteriori de l’idée qu’Odon se faisait de la fonction épiscopale et de ses rapports avec les moines. U. Winzer a déjà souligné les limites d’une telle interrogation dans les études portant sur les relations entre les religieux de Cluny et le diocésain de Mâcon200. Afin de tenter d’éviter le piège d’une analyse téléologique, le problème doit être posé différemment : dans les modèles de comportement épiscopaux qu’il élabore, comment et pourquoi Odon remodèle-t-il le rôle assigné jusque-là aux prélats, notamment dans leurs rapports avec les autres membres de l’Ecclesia ? Odon assigne aux cadres ecclésiastiques une place majeure dans la direction de la société, notamment par leur protection des biens d’Église contre les ­raptores et leur défense des pauvres. Cette double prérogative, emblématique de la mission du souverain carolingien, atteste « un glissement des responsabilités qui s’opère de la fonction royale vers la fonction épiscopale  », processus entamé dans le

198. Sur les capitulaires carolingiens encourageant les évêques à dénoncer dans leurs sermons l’oppression des pauvres par les puissants, R. Le Jan, « “Pauperes” et “paupertas” », p. 175. Sur l’évêque « Père des pauvres » : M. Heinzelmann, « Bischof und Herrschaft », p. 54-57 ; Id., « Pater Populi », p. 50-51 ; M. Mollat du Jourdin, Les Pauvres au Moyen Âge, p. 52-58. 199. Sur l’exemption, voir les travaux de D. Méhu, qui a récemment retravaillé le dossier, D. Méhu, Paix et communautés, p. 79-85. Pour les premiers travaux J.-F. Lemarignier, « L’exemption monastique », p. 288-315. Cf. aussi L. Falkenstein, « Monachisme et pouvoir hiérarchique », p. 389-418. 200. U. Winzer, « Cluny und Mâcon », p. 154-155, notamment n. 1.

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Seconde partie. Une société hiérarchisée et dominée par les moines

royaume de l’Ouest dès la seconde moitié du ixe siècle201. Dans un contexte de faiblesse de la royauté, les évêques occidentaux se sont en effet peu à peu présentés comme la seule autorité capable de protéger les biens ecclésiastiques contre les mauvais laïcs, en développant un arsenal de sanctions spirituelles de plus en plus offensives, bien visible dans la législation concilaire. Alors que, dans le royaume de l’Est, la défense des patrimoines d’Église continuait à relever de la mission du souverain à laquelle collaboraient les prélats, les évêques de l’Ouest ont peu à peu détaché ce devoir royal de son titulaire pour se l’approprier. Dans sa vision de la société, Odon entérine ces conceptions distinctes de la fonction épiscopale dans les deux parties de l’ancien Empire carolingien. C’est notamment le cas lorsqu’il envisage le caractère exclusivement répressif de la parole épiscopale – reflétant ainsi le durcissement de la législation conciliaire – et qu’il place les prélats à la tête de l’Église, les substituant ainsi à l’autorité royale. La défense de certains biens ecclésiastiques, semble toutefois plutôt relever, pour l’abbé de Cluny, de la mission de l’évêque de Rome. Si Odon conforte les évêques dans une certaine situation de monopole pour la prédication, la détention du pouvoir des clés ou la direction de l’Église, il restreint cependant leur champ d’action, en donnant une acception particulière à leur prise de parole publique, se distinguant dès lors des discours de la seconde moitié du ixe  siècle. La prédication épiscopale, comprise presque exclusivement comme une exhortation dans un but de correction morale, est ainsi dépourvue de tout moyen d’action concret contre les réfractaires, qu’ils soient moines ou laïcs. Si les premiers semblent intouchables en cas de mauvaises mœurs, les seconds doivent être contraints par de bons puissants, qui ont mis leur force au service de l’Église. C’est en outre uniquement par le prêche – et non plus par des sanctions spirituelles – que les prélats doivent défendre les pauvres contre leurs oppresseurs. Ils agissent donc de manière indirecte, en inculquant aux grands laïcs les normes d’un comportement de protection des pauperes, à la fois contre les agressions de certains potentes et en leur ordonnant de faire la charité. Dans la pensée d’Odon, la figure de l’évêque conserve donc les attributs qu’elle s’était appropriés au détriment du pouvoir royal dans la seconde moitié du ixe siècle, mais elle les exerce indirectement, par la pression morale qu’elle fait peser sur les potentes et sur les moines. Alors qu’Odon ne touche pas aux attributs du ministère épiscopal, et notamment à leur efficacité, il subordonne par ailleurs le salut des prélats au bon accomplissement de leurs devoirs et surtout à leur conduite morale, selon un prisme monastique de mise à l’écart du monde. Au-delà d’une simple interdiction des ­pratiques attachées au siècle, l’abbé de Cluny affirme très clairement qu’il est impossible pour un évêque de bien remplir ses obligations s’il reste attaché aux plaisirs ­temporels. 201. Pour la citation, G. Bührer-Thierry, « L’épiscopat en Francie orientale », p. 348 ; pour la suite du développement, p. 347-364.



IV. Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés

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Seul un recteur qui se comporte en moine par son refus de l’orgueil, du luxe et du sexe, comme par ses prières dans les larmes peut, en effet, espérer réaliser correctement la tâche qui lui a été dévolue et ne pas entraîner son peuple vers la damnation. Outre cette moralisation globale de l’attitude des prélats, Odon insiste sur leur souffrance nécessaire, qu’il définit pour Aubin comme un équivalent du martyre, et qui, dans sa vision globale du monde, va de pair avec l’élection future. En analysant ainsi la place des évêques comme exposée à des tourments qu’ils doivent subir obligatoirement en faisant preuve de constance, il les enjoint à un certain attentisme, hors de toute possibilité d’intervention concrète sur la société. Même s’il redéfinit la position des évêques à la tête de l’Église, mais sans prise réelle sur les moines, les pauvres et les mauvais puissants, Odon dépossède en quelque sorte les prélats de leurs pouvoirs traditionnels de ­surveillance, d’aumône et de contrainte. Il les enferme dans une attitude relativement passive, qui peut certes les conduire individuellement au salut, mais les écarte du soin des pauperes, fonction qui glisse entre les mains des bons puissants202. Le discours d’Odon reflète ainsi une redistribution des pouvoirs au sein de l’aristocratie franque, dont la légitimation passe par l’appropriation de la mission du souverain carolingien, dans le domaine de la défense de l’Église et de ses pauperes. Cette moralisation des évêques selon un prisme monastique paraît certes entrer dans une volonté de réforme globale de la société par l’abbé de Cluny, mais elle atteste aussi la volonté d’un moine de dicter aux prélats un certain type de ­comportement. L’écriture même des Collationes témoigne en effet de l’intervention d’un religieux pour corriger la vie des clercs, ce qui rejoint l’implication directe d’Odon dans le redressement de la moralité des chanoines de Tours en 938. Cette prise de position de l’abbé de Cluny débouche par ailleurs sur une certaine mise à l’écart des évêques vis-à-vis du reste de la société. Alors qu’Odon­ redéfinit des rapports étroits entre les laïcs et les moines – assimilant les premiers aux potentes et les seconds aux pauperes –, unis par les pratiques de l’aumône et de la protection, il exclut de fait les prélats de leurs échanges matériels et ­spirituels. Cette alliance entre bons laïcs et pauvres symboliques pose ainsi les bases de la puissance clunisienne future, dans la mesure où elle légitime les donations des puissants aux monastères, sans intervention du pouvoir épiscopal. C’est donc sur le terrain des représentations sociales, découlant de pratiques dont la trace a été perdue, que se joue vraisemblablement une certaine préhistoire de l’exemption.

202. Sur la légitimation des pouvoirs épiscopaux dans l’Antiquité tardive par les soins accordés aux ­pauvres : P. Brown, Pouvoir et persuasion, p. 127-145.

Chapitre V Potentes et pauperes. Discipliner les puissants

E

n raison de son originalité dans le genre hagiographique, la Vita Geraldi est l’œuvre d’Odon qui a le plus attiré l’attention des historiens. Ce texte a en effet été utilisé par de nombreux chantiers historiques dès l’époque moderne. Outre son « instrumentalisation » par l’histoire régionale auvergnate, la Vita est venue alimenter des débats plus vastes, telles que « l’origine de la noblesse, la naissance des principautés territoriales, la genèse du système seigneurial, la préhistoire du mouvement de croisade ou les prodromes de la chevalerie »1. Puisant dans divers passages de la Vita Geraldi, plusieurs historiens ont accentué certaines facettes de Géraud, qui occupe, depuis, une place de choix dans différents débats. La Vita Geraldi doit cependant être appréhendée dans son ensemble, c’est-à-dire comme un tout cohérent écrit par Odon à un certain moment de sa vie, vraisemblablement au tout début de son expérience abbatiale, mais il convient également de la replacer parmi les autres œuvres de l’abbé de Cluny. Souvent considéré comme la première Vie occidentale d’un saint laïque, le texte a en particulier suscité des interrogations relatives au rôle qu’Odon attribuait aux puissants dans l’ordre social et au modèle de comportement qu’il leur proposait. Dans la perspective d’une réflexion sur la bonne pratique “odonienne” du pouvoir, l’étude de la fonction que l’abbé de Cluny assigne aux potentes n’a cependant de sens qu’en comparaison de celle qu’il confie à la dignité royale. Pour cette période de redistribution des pouvoirs qu’est le xe siècle, le fil directeur de l’analyse réside dans la conciliation opérée par Odon entre une ecclésiologie politique, héritée des réflexions carolingiennes, et la réalité sociale contemporaine, dans laquelle la potestas effective n’appartient plus aux souverains. À côté du cas de Géraud, très étudié mais finalement marginal car auréolé de sa sainteté, il convient par ailleurs de prendre en compte d’autres laïcs qui surgissent épisodiquement sous la plume d’Odon ou sous celle de son hagiographe. Parfois considérés comme des contre-modèles, ces figures d’aristocrates incarnent d’autres manières de vivre hors du monde des clercs ou des moines et ­suivent un parcours très différent de celui du comte d’Aurillac. Il s’agit des mauvais princes stigmatisés par l’abbé de Cluny dans la Vita Geraldi et surtout de la foule de

1. D. Iogna-Prat, « La place idéale », p. 97-107 ; pour la citation, p. 98.

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Seconde partie. Une société hiérarchisée et dominée par les moines

convertis tardifs qui se presse dans les cloîtres selon Jean de Salerne2. Dans un second temps, l’étude portera ainsi sur la nature du modèle que propose Odon aux grands laïcs – et pas seulement à Géraud – et sur ses implications dans le fonctionnement de la société.

I. Odon et l’autorité royale Certains historiens ont vu en Géraud le défenseur d’un ordre carolingien révolu, en raison d’une très courte allusion de sa Vita où le saint refuse de prêter allégeance à Guillaume d’Aquitaine et de renier ainsi le serment prêté au ­souverain franc3. Ce passage a été utilisé par les partisans de la « mutation de l’An Mil » pour montrer la permanence des structures carolingiennes. Déconnecté à la fois de l’ensemble de la Vie de Géraud, du reste de l’œuvre d’Odon et de ses ­pratiques sociales, ce bref extrait ne permet cependant pas d’affirmer seul la défense d’un légalisme carolingien ou royal. Avant de cerner le rôle que l’abbé de Cluny assigne au roi dans ses œuvres, il convient de se pencher sur les diplômes octroyés par plusieurs souverains aux monastères dirigés par Odon, des documents qui révèlent la nature de ses rapports avec certains monarques de la première moitié du xe siècle.

A. Les rapports d’Odon avec les rois Dans son deuxième livre, l’auteur de la Vita Odonis précise qu’Odon « devint connu des rois, très proche des évêques et cher aux grands : ils confiaient en effet les monastères qui avaient été construits sur leurs territoires à l’autorité de notre père, afin qu’il les corrige et les mette en ordre selon notre coutume »4. Jean de Salerne évoque donc la fonction royale seulement comme une auxiliaire de la réforme monastique, indifféremment parmi d’autres appuis que sont les prélats et les magnats. Si la Vita Odonis reste muette sur les relations entre le saint et les rois francs, les actes de la pratique laissent entrevoir une grande diversité de rapports entre Odon, abbé de différents établissements, et les titulaires successifs du trône. 2. Cf. supra, notre introduction générale, n. 65, p. 28-29. 3. VG4, I 32, col.  661 A-B. Sur la fidélité de Géraud au roi ou plus largement à l’ordre carolingien : P. Guilhiermoz, Essai sur l’origine de la noblesse, n.  2, p.  124, et n.  6, p.  139 ; F.-L. Ganshof, «  Depuis quand a-t-on pu, en France, être vassal  », p.  261-270 ; Id., « Note sur un passage  », p. 295-307 ; P. Facciotto, « La “Vita Geraldi” », p. 255-256 ; C. Lauranson-Rosaz, « La Vie de Géraud d’Aurillac », p. 171-173 ; Id., L’Auvergne et ses marges, p. 71-72 ; J.-P. Poly, É. Bournazel, La Mutation féodale, p. 250. 4. VO1, II 23, col. 73 C.



V. Potentes et pauperes. Discipliner les puissants

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Les rois, garants et protecteurs des biens monastiques Les actes concédés aux établissements religieux de Gaule dévoilent une pluralité de rapports entre les monastères dirigés par Odon et l’autorité royale, relations qui s’entremêlent parfois et vont de la confirmation de privilèges aux donations de biens5. Rappelons que la plupart de ces diplômes, notamment ceux octroyés aux abbayes de Cluny et de Tulle, ont vraisemblablement été rédigés par leur destinataire6. Tandis que les donations royales relèvent essentiellement de logiques personnelles, les autres interventions de souverains répondent à trois besoins principaux : apporter un arbitrage dans les conflits fonciers, concéder une protection et affirmer le statut libre des monastères. Les diplômes royaux – comme les privilèges pontificaux – ont avant tout comme objectif de garantir aux établissements les donations de biens ou les concessions de dîmes qui leur ont été faites. Les quatre diplômes octroyés à Cluny, comme celui de Louis IV pour Déols, semblent tous répondre à une même exigence : confirmer des biens qui pourraient être revendiqués à nouveau par leurs donateurs ou leurs familles. Ainsi que l’a souligné D. Méhu, cette pratique, courante dans la première moitié du xe siècle, est un procédé qui « contribue à “publiciser” la propriété clunisienne sur certains lieux »7. Les dossiers documentaires relatifs à la villa Alafracta pour Cluny et au domaine de Vouillon pour Déols corroborent d’ailleurs que ce sont bien des terres, objets de réclamation, qui sont garanties par l’autorité royale. Ces listes de domaines sont donc courtes (pas plus de quatre donations), parfois allusives, et confirment en général des cessions relativement récentes (excepté pour le diplôme de Louis IV d’Outremer). Elles concernent des biens situés dans les environs des monastères, énumérés indifféremment – qu’il s’agisse de dîmes, de propriétés avec leurs dépendants ou ­d’églises –, qui ­correspondent sans doute à des concessions importantes d’un point de vue foncier puisqu’elles émanent de riches donateurs. Les souverains insistent enfin particulièrement sur la cession de dîmes aux moines de Cluny par les évêques de Mâcon ou Lyon. Les diplômes royaux ont donc pour objet de garantir la puissance foncière des monastères, notamment en tranchant par leur autorité souveraine les conflits portant sur certains biens. Dans les actes octroyés à certains monastères dirigés par Odon, le roi sort par ailleurs complètement de son image de prédateur pour devenir protecteur. Déols, Saint-Pons de Thomières et Saint-Martin de Tulle se sont en effet vu accorder par les souverains francs une immunité royale, au contenu plus ou moins défini selon 5. Pour les actes qui sont seulement des confirmations de privilèges et de biens des établissements : no 13, Recueil des actes de Robert, p. 52-56 ; no  X, Recueil des actes de Louis IV, p. 30-32 ; no 20, Ibid., p. 49-51. Confirmations doublées de donations : no 11, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 62-66 ; no 19 A-B, Recueil des actes de Robert, p. 81-88. 6. Recueil des actes de Robert, p. XVIII. Cette hypothèse est réaffirmée dans Les Plus Anciens Documents originaux, p. 62. 7. D. Méhu, Paix et communautés, p. 58.

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Seconde partie. Une société hiérarchisée et dominée par les moines

les diplômes. La demande de ce type de protection par Odon pour ses monastères aboutit ainsi à différents cas de figure : concession partielle rapidement remplacée par la protection pontificale pour Déols ; tuitio de type carolingien à Saint-Pons ; enfin, une situation mixte pour Tulle, où se mêlent des termes qui renvoient au diplôme de Thomières et un contenu similaire aux dispositions prises à Cluny8. Cette multiplicité de situations peut découler des rapports différents des monastères avec leurs fondateurs, ainsi que des relations de ces derniers avec les rois. La fluctuation des protecteurs de Déols et de Saint-Pons semble d’ailleurs être la marque d’un certain pragmatisme d’Odon qui demande les garanties qu’il peut trouver, afin de protéger au mieux les établissements qu’il dirige. La multiplicité des cas illustre en tout cas parfaitement la réalité multi-abbatiale du gouvernement d’Odon dans les monastères qui lui sont confiés : ils bénéficient à la fois de statuts différents et de relations particulières avec leur entourage. La protection des patrimoines monastiques de l’emprise séculière apparaît cependant comme une constante dans ces immunités. Le dernier axe des interventions royales correspond à la confirmation du statut « libre » de certains monastères. Dans l’introduction de son édition des actes de Raoul, J. Dufour a considéré que l’affirmation de la liberté de Cluny, articulée à l’énumération des pouvoirs dont le monastère était protégé, correspondait à une immunité au sens large9. Raoul et Louis IV font en effet figurer le statut « libre » de Cluny en tête des deux actes qui lui confirment ses privilèges. Or, comme signalé précédemment, ce terme signifie depuis l’époque carolingienne que le monastère est à l’abri de toute souveraineté et n’est soumis qu’à l’Église romaine, ce que les deux souverains ont immédiatement nuancé par l’expression ad tuendum, non ad dominandum10.

Les rois d’Italie, souverains pacifiés par le saint L’intervention d’Odon, en tant que pacificateur, pour rétablir « la concorde » entre « les rois et les princes » (concordiam regum et principum), apparaît comme l’une des vertus majeures du saint, en septième position dans la longue liste de ses qualités énumérées au début du livre I11. Bien que cette activité soit d’abord abordée de manière très générale, elle ne s’illustre concrètement qu’en Italie, lors des ambassades de paix. Ces activités diplomatiques d’Odon entrent dans une certaine tradition hagiographique qui accorde aux ascètes un rôle décisif dans le règlement de conflits, depuis l’Antiquité tardive12. Le rôle dévolu au saint abbé s’inscrit donc 8. Pour l’immunité de Déols, cf. supra, p. 192-193 ; pour l’immunité de Saint-Pons, p. 294-296 ; pour l’immunité de Tulle, p. 220-222. 9. Recueil des actes de Robert, p. LXXXVI-LXXXVIII. 10. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 177-179. 11. VO1, I 14, col. 49 C. 12. P. Brown, « Le saint homme », p. 75-77 ; P. Henriet, « Verbum Dei disseminando », p. 177-179.



V. Potentes et pauperes. Discipliner les puissants

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partiellement dans la lignée de celui des ermites, étudiés par P. Brown en Orient ou par P. Henriet en Occident, dans la mesure où Jean de Salerne articule toujours le rôle de médiateur de son héros avec une vertu exemplaire. Lors du récit de ­l’entrevue avec Hugues d’Arles, l’hagiographe souligne, par exemple, la propension d’Odon à la conversion des pécheurs. Pour la légation de 939, il fait par ailleurs la démonstration de son amour des pauvres, une qualité rappelée pour l’ambassade de 936, à laquelle se joint son souci du pardon. Les chapitres consacrés aux ambassades de paix insistent donc toujours sur la dimension médiatrice d’Odon, que ce soit sur un mode anecdotique (son entremise pour favoriser la concorde entre les princes) ou sur un plan davantage symbolique (son rôle intermédiaire entre des individus et Dieu, pour leur apporter clémence ou conversion). Dans la Vita Odonis, le traitement de la figure du saint pacificateur tardo-antique évolue cependant, sur deux plans distincts. Si Jean de Salerne lie l’intervention de son maître à l’exercice d’une vertu dans sa narration, il ne s’agit ni d’une articulation explicite, ni de qualités relevant de l’ascétisme, comme c’était le cas pour les ermites étudiés par P. Brown. Le rôle de pacificateur joué par Odon se rapproche en fait davantage de celui des bienheureux négociateurs qui apaisent certains conflits “grégoriens” à partir du dernier quart du xe siècle, tels que les a étudiés P. Golinelli. Cet historien a en effet soutenu que l’hagiographie réformatrice avait produit un nouveau type de saint, dont la caractéristique principale était la fonction de médiation entre les puissants en vue de rétablir la paix, notamment dans le cadre de la cité. Si ce dernier élément est peu appuyé dans la Vita Odonis prima et maior – mais toutefois présent pour le siège de Rome –, l’insistance de Jean sur les rapports personnels entretenus par son maître avec Hugues d’Arles et Albéric inscrit tout à fait Odon dans la proto-histoire de ce type de sainteté13. Il s’agit donc probablement d’un thème propre aux discours hagiographiques réformateurs. Dans une étude sur la prédication des ermites, P. Henriet souligne que la prise de parole de paix vise l’ensemble de la société, dans un but de restructuration. Il rappelle également l’omniprésence du leitmotiv de la concorde dans la littérature bénédictine (hagiographie exclue), notamment à Cluny, à partir d’Odilon. Le thème est pourtant présent dans la Vita d’Odon, même s’il n’est qu’effleuré, et trouve par ailleurs des résonances avec l’œuvre majeure de l’abbé qu’est l’Occupatio. La paix est en effet un élément important dans l’ecclésiologie d’Odon : elle orchestre la cohésion de l’ordre du monde, notamment lors de la Création (harmonie des éléments), de la venue du Christ (retour de la paix dans le monde) et de la Parousie (contemplation d’une « vision de paix » par les élus)14. L’insistance de Jean de Salerne sur la mise en œuvre par Odon de la concorde entre les princes s’explique sans doute par cette dimension à la fois sociale et métaphysique de la pax : l’hagiographe fait participer le saint à un plan céleste, dans la mesure 13. P. Golinelli, « Negotiosus in causa ecclesiæ », p. 271-272. 14. Cf. supra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 375, 377 et 379.

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Seconde partie. Une société hiérarchisée et dominée par les moines

où ce dernier restaure un ordre tel qu’il avait été établi par Dieu au départ et qui repose sur la concorde. C’est en cela que le thème du saint pacificateur semble être caractéristique d’un discours réformateur. En effet, ce dernier ne se veut pas innovation, mais retour à une situation plus pure, détachée des enjeux temporels. Or, en rétablissant la concorde entre les princes englués dans les vices du monde, à l’image Hugues d’Arles mû par la furor, Odon participe au retour sur terre de la paix créée par Dieu dans les sphères célestes15. Malgré les relations assez étroites entre Odon et les rois francs, notamment Raoul, Jean de Salerne semble avoir préféré les taire, alors qu’il a maintes fois abordé celles de son maître avec Hugues d’Arles. Cette absence peut d’abord s’expliquer par l’origine italienne de l’hagiographe, qui aurait été plus sensible aux événements se déroulant dans la péninsule. Odon est par ailleurs la source principale de Jean pour ses propres activités en Gaule et n’a peut-être pas tenu à faire part à son disciple de ses relations avec Raoul et Louis IV, pourtant nommés chacun une fois dans la Vita Odonis, mais dépeints comme s’ils n’avaient jamais eu aucun rapport avec le saint16. Ce silence s’éclaire toutefois à l’aune de la vision qu’a Odon de la fonction royale, telle qu’elle transparaît dans ses œuvres.

B. Un roi lointain dans les œuvres d’Odon Hormis quelques figures de souverains bibliques, Odon ne dit rien de la fonction royale dans ses Collationes. Tout au plus évoque-t-il, dans deux exempla, le modèle de l’empereur Théodose et celui d’un souverain anglais, afin de démontrer la force de l’excommunication17. Il demeure presque totalement muet à ce propos dans les sermons et, de manière plus étonnante, dans la Vita Gregorii Turonensis, alors qu’il avait matière à développer les rapports de Grégoire avec le pouvoir mérovingien18. Il faut donc se tourner vers d’autres œuvres de l’abbé de Cluny pour appréhender sa vision de la fonction royale : la Vita Geraldi, l’Occupatio, ainsi que certains préambules des privilèges qu’il a préparés. 15. Sur la furor d’Hugues dans la Vita Odonis, cf. supra notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie », p. 277. 16. Louis IV d’Outremer est évoqué lors d’une vision qu’a Adhegrin de Martin, dans laquelle ce dernier explique qu’il revient de Rome pour se rendre au sacre du nouveau roi. Louis IV est donc cité de manière purement anecdotique, VO1, I 27, col.  55 B. Raoul apparaît comme le souverain qui a remis à Élisiard le monastère de Fleury, et demeure ainsi sans contact direct avec Odon, Ibid., III 8, col. 81 A. 17. Pour Théodose, Coll., I 23, col. 535 A-C ; pour le roi anglais, Ibid., I 24, col. 535 C-536 A. 18. Dans la Vita Gregorii Turonensis, les figures du roi Sigebert et de la reine Brunehilde sont seulement évoquées lors de l’élection de Grégoire comme évêque de Tours : VGT, chap. 11, col. 121 B. Odon s’étend cependant plus sur les relations de Grégoire avec Radegonde, dépeinte avant tout comme une sainte, Ibid., chap. 22, col. 126 B. Parmi les sermons, seul celui sur Aubin évoque les autorités des « rois et des princes », mais il désigne ainsi, de manière très elliptique, les souverains qui s’opposèrent au christianisme et martyrisèrent les chrétiens pour leur foi, Sermo sancti Albini, l. 239.



V. Potentes et pauperes. Discipliner les puissants

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Le roi de la Vita Geraldi Il a été rappelé que beaucoup d’historiens s’étaient appuyés sur un unique passage de la Vita Geraldi pour affirmer que Géraud d’Aurillac était respectueux de l’institution royale et restait attaché à un ordre carolingien révolu. La fonction royale est en fait évoquée rapidement à d’autres endroits de cette Vie, y ­compris par la mention de modèles de gouvernement bibliques – ou médiévaux – qui seront analysés plus loin19. Cet extrait ne peut donc être isolé ni de l’ensemble du texte, ni du reste des œuvres d’Odon, pour en comprendre les implications. À trois reprises, Odon mentionne fugitivement le souverain régnant dans ses rapports avec Géraud, mais toujours de manière anonyme, ainsi que l’avait remarqué P. Facciotto20. En évoquant le don qu’avait le saint d’être apprécié de tous, l’abbé de Cluny explique d’abord que Géraud avait été « aimé et très considéré par les rois », mais seulement après avoir énoncé ses bonnes relations avec les magnats21. Plus loin, au cours de l’exposé sur les vertus monastiques du laïc, Odon raconte qu’il « ne voulait plus se rendre ni dans les palais des rois, ni dans les demeures des marquis, ni aux réunions des princes », leur préférant les pèlerinages aux tombeaux des saints22. Pour illustrer le désintéressement de Géraud, l’abbé de Cluny relate enfin que celui-ci s’était vu confier des biens «  par ses parents ou par des rois », qu’il avait su bien gérer23. Ces brèves mentions soulignent certes les bons rapports de Géraud avec ­différents titulaires de la fonction royale – matérialisés par des dons de terres ou sa participation à la cour –, mais elles tendent aussi à les relativiser. Pour Géraud, la révérence envers les saints passe en effet avant celle qui est due à la dignité monarchique, puisqu’il préfère effectuer des pèlerinages plutôt que de se rendre à la cour. Odon englobe par ailleurs toujours les relations du saint avec l’autorité souveraine dans l’ensemble de ses liens sociaux, soit avec les autres tenants du pouvoir (marquis et princes), soit avec sa famille (ses parents), amoindrissant ainsi le caractère particulier de la fonction royale24. L’abbé de Cluny ne mentionne enfin à aucun moment l’immunité royale concédée par Charles le Simple, en 899, à l’établissement monastique fondé par Géraud : le rôle de protection du roi sur l’abbaye d’Aurillac est donc passé sous silence25. Dans l’ensemble de

19. VG4, præf., I 6, I 8, I 18, I 42, III 1. Sur les modèles bibliques utilisés dans la Vita Geraldi, cf. infra, dans ce même chapitre, p. 486-490. 20. P. Facciotto, « La “Vita Geraldi” », p. 254. 21. VG4, I 29, col. 660 A. 22. Ibid., II 22, col. 682 D. 23. Ibid., II 34, col. 689 A. 24. P. Facciotto a analysé cette caractéristique du texte comme une défiance globale de Géraud envers les instances du pouvoir, P. Facciotto, « La “Vita Geraldi” », p. 254. 25. Pour l’acte de Charles le Simple, cf. supra notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », n. 244, p. 216. Nous reviendrons plus loin sur la signification de ce silence relatif à la protection royale dans ce chapitre, p. 452-455.

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la Vita Geraldi, l’autorité souveraine apparaît par conséquent comme une entité fugitive et anonyme, un élément certes constitutif de l’ensemble des pouvoirs publics, mais néanmoins effacé. *   * * Le passage qui concerne la fidélité de Géraud au roi s’insère dans la première partie de l’œuvre, consacrée aux activités laïques du saint, à la suite de multiples exemples évoquant sa bonté et sa compassion. Il ouvre en outre une longue section, qui s’achève avec le premier livre et qui évoque les relations essentiellement conflictuelles de Géraud avec les puissants d’Aquitaine, en premier lieu Guillaume le Pieux (I  32-34), puis le comte Adémar (I  35-36), enfin d’autres magnats. Odon commence son chapitre 32 en affirmant que le sort du juste est de mettre à l’épreuve sa patience dans les difficultés, puis précise que, « comme la situation de la chose publique (reipublicæ) était désormais extrêmement trouble, l’insolence des marquis (marchionum) s’était soumise les vassaux du roi (regales vassales) »26. Après avoir expliqué que Dieu se montrait favorable à Géraud contre ses ennemis, il ajoute : Guillaume, duc des Aquitains, un homme indéniablement bon et louable par beaucoup d’aspects, alors qu’enfin il s’affirmait avec force, s’appliqua à ce que Géraud, s’écartant de la milice royale, se recommande à lui, certes pas par des menaces mais par des prières. Mais, parce qu’il avait récemment obtenu (usurpato) la faveur (favore) de comte, il n’y consentit nullement27.

L’ambiguïté des termes employés dans cette phrase en rend la compréhension difficile et a donné lieu à diverses interprétations. Le terme d’usurpato a été souvent traduit par « usurpé » et celui de favor par « faveur » ou « amitié », le mot comitis renvoyant alors indubitablement à Guillaume d’Aquitaine28. Personne ne semble avoir remarqué que comitis ne peut désigner que Géraud, dans la mesure où Guillaume n’apparaît dans la Vita que sous le titre de duc29. La favor concerne 26. VG4, I 32, col. 660 D-661 A. 27. «  Wilelmus plane dux Aquitanorum, vir bonus, et per multa laudabilis, cum tandem vehementer invaluisset, non minis quidem, sed precibus agebat, ut Geraldus a regia militia discedens, sese eidem commendaret. Sed ille favore comitis nuper usurpato, nequaquam consensit  », VG4, I 32, col. 661 A-B. 28. G. Venzac, « Vie de saint Géraud », p. 258. Ce dernier, dans sa traduction, reconnaît que le mot favor pose problème ; son texte a été utilisé par la majorité des historiens francophones qui ont étudié la Vita Geraldi et qui ont donc reproduit sa traduction, dont voici la teneur : « Lui [Géraud] ne voulut absolument pas d’une amitié dont le comte s’arrogeait illégalement l’octroi. ». Une traduction différente est proposée par I. Cochelin, mais elle ne donne pas plus de sens au passage : I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 204. 29. Guillaume est qualifié de dux dans ce même passage, mais aussi deux chapitres plus loin, VG4, I 32, col. 661 A. En outre, quelques chapitres auparavant, Odon a expliqué que Géraud portait le titre de comte, Ibid., I 27, col. 658 B.



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donc bien le saint. Il est par ailleurs peu probable qu’Odon ait voulu signifier que Géraud avait usurpé quoi que ce soit, mais plutôt qu’il s’était vu « confier », ou qu’il avait « obtenu », une « faveur », c’est-à-dire, selon toute vraisemblance, la fonction de « vassal royal » évoquée quelques lignes plus haut. Cette phrase a donc pour but d’articuler le refus de Géraud avec son ministerium nouvellement acquis auprès du roi, sans que cela implique nécessairement un « légalisme » quelconque de sa part envers le pouvoir souverain30. Ainsi que l’a souligné D. Barthélemy, cet extrait est en effet immédiatement suivi par l’évocation de l’hommage du neveu de Géraud et de plusieurs milites à Guillaume, à la demande du saint31. Le comte ne rejette donc pas en soi le passage dans la fidélité du duc d’Aquitaine, puisqu’il lui confie son parent : son refus est motivé par une autre raison32. Très peu d’historiens ont remarqué que la question de la fidélité de Géraud à la royauté franque était à nouveau abordée deux chapitres plus loin, lorsque le comte Adémar tente également de le soumettre à son autorité33. Odon dit en effet : C’est pourquoi le comte Adémar s’appliquait sans relâche avec violence à le soumettre à son autorité, ce qu’évidemment il ne put [lui] arracher d’aucune manière. En effet, il refusa de se recommander non seulement à Adémar, mais aussi au duc Guillaume, qui exerçait alors le pouvoir grâce à sa très grande largesse. Je crois que cet homme songeait à Mardochée, qui dédaigna de se soumettre à Aman l’orgueilleux et de lui reconnaître les honneurs (honorem), que Dieu conféra aux rois34.

I. Cochelin a souligné que cette référence biblique assimilait Géraud au juif Mardochée et Guillaume le Pieux à l’officier perse Aman. Dans le livre d’Esther (III, 1-6), le premier avait en effet refusé de se prosterner devant le second, qui venait d’acquérir beaucoup de pouvoir. Furieux de l’attitude de Mardochée, Aman s’acharne alors à causer sa perte, notamment par l’obtention d’un décret royal ordonnant l’extermination des juifs (Est III, 7-15). L’assimilation de Guillaume à Aman est toutefois sujette à caution, dans la mesure où, immédiatement après cette phrase, Odon explique que, si Géraud est demeuré en paix avec le duc

30. C’est ainsi que semble l’avoir compris F. Lotter, sans cependant traduire le passage ou l’expliquer véritablement, F. Lotter, « Das Idealbild adliger Laienfrömmigkeit », p. 90. C. Lauranson-Rosaz a pour sa part évoqué l’attitude « légaliste » de Géraud envers le pouvoir royal, C. Lauranson-Rosaz, « La Vie de Géraud d’Aurillac », p. 171-172. 31. D. Barthélemy, Chevaliers et miracles, p. 57. 32. Sur la commendatio tardo-carolingienne, F.-L. Ganshof, « Les relations féodo-vassaliques  », p. 67-114. 33. G. Fournier, « Saint Géraud et son temps », p. 344. I. Cochelin, « Quête de liberté », n. 93, p. 205. F.  Lotter, «  Das Idealbild adliger Laienfrömmigkeit  », p.  90. J.-P.  Brunterc’h, « Naissance et affirmation des principautés », p. 77. 34. « Unde et Ademarus comes vehementer instabat, ut eum suæ ditioni subdidisset, quod nullo equidem pacto extorquere potuit. Non solum quippe eidem Ademaro, sed nec Wilelmo quidem duci, qui tunc majore rerum affluentia potiebatur, se commendare assensus est. Credo Mardocheum vir iste meditabatur, qui superbo Aman se submittere, honoremque regibus a Deo collatum præbere contempsit », VG4, I 35, col. 663 B.

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d’Aquitaine, il a dû subir les affronts constants d’Adémar35. L’allusion biblique semble donc renvoyer plutôt au refus du comte de se soumettre aux puissants, et peut-être d’abord à Adémar, bien plus proche du prince perse dans son comportement ultérieur. La comparaison de Géraud à Mardochée repose sur leur refus de se soumettre à un potens et de rendre à ce dernier « les honneurs que Dieu conféra aux rois ». Cette dernière phrase n’est pas une réminiscence biblique, ce qui signifie qu’Odon fait directement référence à l’attitude du comte. L’expression est difficile à traduire, toujours en raison de la polysémie du terme d’honor et de son double sens dans la phrase. Odon veut certainement dire que le comte a refusé de rendre les honneurs (honorem præbere) à un homme qu’il ne reconnaît pas comme un roi, alors que la charge royale ne peut être conférée que par Dieu (honorem conferre). Cette analyse entre néanmoins en contradiction avec le fait que Géraud a recommandé son neveu à Guillaume le Pieux, deux chapitres auparavant. J. Juillet, A. R. Lewis ou D. Barthélemy ont résolu cette aporie en considérant qu’il s’agissait d’une loyauté de façade envers un souverain lointain, servant au comte à sauvegarder ou à élever son propre statut, tout en permettant sa propre son allégeance au duc, par le biais de son neveu36. De son côté, J.-P. Brunterc’h a montré que le saint était sous la dépendance effective de Guillaume le Pieux37. Quelles qu’aient été l’attitude de Géraud et ses motivations, la question est donc de comprendre pourquoi Odon insiste à ce point, à deux chapitres d’intervalle, sur le refus du comte de prêter hommage à un autre qu’au roi. *   * * Le sens du comportement de Géraud vis-à-vis du roi s’éclaire à la lumière du chapitre 25 du premier livre des Collationes, consacré en grande partie à la rupture des serments38. Après avoir expliqué que les miracles et les signes ont été interrompus par Dieu pour mettre à l’épreuve la foi des chrétiens, Odon ajoute que les péchés des hommes – notamment les parjures – ne sont plus châtiés par le ToutPuissant, mais qu’il les laisse proliférer, signe de la venue de la Parousie. L’abbé de Cluny en profite pour exposer la théorie hiéronymienne du serment, dont découle l’outrage irréparable que constitue sa rupture. Odon a en fait réajusté, dans un ordre différent, l’exégèse de Jérôme dans ses Commentaria in Ezechielem. Le passage commenté est celui où le roi juif Sédécias, après avoir rompu le serment de fidélité qu’il avait prêté au perse Nabuchodonosor, décide en secret de se ­révolter avec 35. Ibid., I 35, col. 603 B-C. 36. J. Juillet, « Les domaines du comte Géraud », p. 358 ; A. R. Lewis, « Count Gerald of Aurillac », p. 47 et 51 ; D. Barthélemy, Chevaliers et miracles, p. 57. 37. J.-P. Brunterc’h, « Naissance et affirmation des principautés », p. 77. 38. V. Fumagalli avait bien remarqué la correspondance de ce thème dans les deux œuvres, mais n’en avait tiré aucune interprétation, V. Fumagalli, « Note sulla “Vita Geraldi” », p. 229.



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l’aide de l’Égypte et en est ensuite châtié à Babylone (Ez XVII, 12-18). Jérôme explique que celui qui est parjure « mépris[e] celui au nom duquel [il a] juré », car « il ne faut pas prendre en compte celui à qui tu jures, mais celui au nom de qui tu as prêté serment », c’est-à-dire Dieu39. L’abbé de Cluny conclut sa reprise de Jérôme par une phrase inédite : « Que l’on dise cela aux chrétiens, afin que celui qui rompt un serment contre un chrétien comprenne ce qu’il mériterait en conséquence, si ce traité qu’un juif a violé contre un païen est puni au point que, à cause de son péché, Sédécias est conduit captif à Babylone accompagné de ses chefs et avec les yeux arrachés.40 » Odon comprend donc le parjure comme un outrage fait directement à Dieu, garant du serment engagé envers un homme. Si l’on revient à présent à la situation de Géraud et à son refus d’allégeance envers certains potentes, on peut penser que l’admiration d’Odon pour la constance du saint envers le roi ne résulte pas de son “légalisme”, mais plutôt de sa fidélité à un serment prêté au nom de Dieu41. L’absence globale du souverain dans le texte – et plus généralement dans l’œuvre de l’abbé de Cluny –, l’insistance de l’auteur sur l’obtention récente de sa fonction par le comte, de même que le fait qu’il recommande son neveu à Guillaume d’Aquitaine, attestent qu’Odon tient avant tout à souligner le refus de parjure du saint. Cette analyse, jointe au constat de l’effacement de la fonction royale, ou plutôt de sa mention constante aux côtés des autres tenants des pouvoirs publics dans la Vita Geraldi, laisse penser que, pour Odon, le souverain n’est plus que le premier des potentes et n’a plus véritablement de rôle spécifique dans la société. Cette conception de la fonction monarchique est également présente dans l’Occupatio.

La fonction royale dans l’Occupatio Dans l’Occupatio, le mot rex renvoie 58 fois à Dieu ou au Christ et 8 fois au diable, alors que l’on ne compte qu’une trentaine d’occurrences désignant les souverains terrestres, essentiellement bibliques42. Dans son poème théologique, 39. Sur les propos de Jérôme, Commentariorum in Hiezechielem, L. V, chap. 17, p. 221, l. 1143-1146. Coll., I 25, col. 537 A. 40. Ibid., col. 537 B. 41. L’opposition de Géraud à la rupture des serments est d’ailleurs réaffirmée après la mort du saint, dans une vision où il enjoint à son neveu de respecter son engagement envers sa familia, VG4, IV 11, col. 702 B-C. 42. Rex désigne Dieu ou le Christ : I 1, 59, 82, 94, 143, 144, 161, 350 ; II, præf., 3, 7 ; II 1, 53, 110, 186, 403 ; III 36, 125, 141 ; IV, 47, 712, 744, 748, 756, 780 ; V 15, 25, 98, 248, 251, 261, 310, 373, 376, 425, 473, 499, 541, 754 ; VI, 1, 132, 177, 189, 296, 327, 404, 453, 474, 802, 950 ; VII, præf., 5 ; VII 172, 216, 306, 499, 528, 645, 738, 744. Rex désigne le diable : I 274, 275, 352 ; IV 44 ; V 260 ; VII 71, 73, 593. Rex désigne un ou des roi(s) terrestre(s) : IV 159 (Isaac) ; IV 289, 373 (premiers rois bibliques) ; IV 377 (Saül ?), IV 379 et VI 862 (David) ; IV 493 (rois bibliques après David) ; V 47, 363, 408, 411, 423, 425, 439, 441, 449 (Hérode) ; VI 469 et 472 (un roi quelconque) ; VI 651, 744-745 et VII 16 (les rois en général) ; VII, præf., 11, 17, 21 et VII 50-51, 54, 269 (rois Séon et Basan, métaphores des

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Odon attribue donc d’abord la dignité monarchique au créateur ou au sauveur, seule véritable royauté dans l’ordre du monde, à côté de laquelle les souverains terrestres semblent secondaires. Cette première impression est renforcée par le choix des rois testamentaires sur lesquels l’abbé de Cluny a concentré son attention. Il s’est avant tout consacré à Hérode (V 44-48 et 394-476), puis à David (IV 379-412 et VI 862-863). C’est donc d’abord un mauvais souverain qui représente la fonction monarchique. Ce constat est confirmé par ce que dit Odon des rois vétéro-testamentaires : il évoque rapidement le « mauvais roi » Saül et considère les autres comme « souvent impies », c’est-à-dire désintéressés de la restauration du culte divin qu’ils abandonnent aux « prophètes »43. L’abbé de Cluny avait d’ailleurs précisé auparavant que le peuple élu avait été d’abord dirigé par des patriarches, puis par des « rois mêlés à des prophètes  », suggérant ainsi l’idée que la fonction souveraine doit avoir comme auxiliaire obligatoire des interprètes spécialisés du divin44. La fonction royale biblique est donc appréhendée comme un vivier de mauvais rois. Seul David est présenté explicitement comme un modèle de bon souverain, malgré le récit de l’histoire de Bethsabée, qui occupe près d’un tiers de son portrait (V 395-407)45. Après avoir évoqué sa jeunesse et son long refus du pouvoir, Odon donne une description de David en tant que roi qui suit les critères du bon gouvernement développés par Grégoire le Grand et qui reprend l’expression isidorienne, selon laquelle le roi debet prodesse46. Il y met en valeur l’humilité de l’homme, de l’enfance à la mort, son souci constant du pardon de ses ennemis et enfin sa préoccupation pour le culte divin. Ce dernier point est cependant abordé de manière tout à fait allusive : il n’y a aucune référence à la dimension prophétique du souverain47. En raison de la strophe suivante, consacrée aux égarements du roi avec Bethsabée, c’est l’image d’un David-pénitent, pécheur et humble qui domine l’ensemble de ce portrait de roi. Le modèle de bon exercice du pouvoir vices) ; VII 452 (les 5 rois enfermés par Joseph). Rex désigne les élus aux cieux, V 473, 474, 475 ; VII 556. 43. Sur Saül, Odon évoque en fait le prophète Samuel, vertueux car «  pro rege malo querulisque phalangibus oret », Occ., IV 377. Sur les rois d’Israël en général : « Hanc reparare suo quisquam sub tempore vatum/ Aut rex forte bonus (fuerant nam sæpe profani)/ Instabat versum nitens componere cultum », Occ., IV 492-494. 44. « Sub ducibus primo, tum regibus illa propago/ Vatibus admixtis stadium mortale cucurrit », Ibid., IV 372-373. 45. Salomon est également évoqué dans l’Occupatio, mais il n’apparaît pas dans sa fonction de roi : il est considéré soit comme un sage (Ibid., III 1160), soit comme un pécheur, entraîné vers la ruine par la luxure (Ibid., IV 147-155). 46. « Pluribus erumnis exercitus atque periclis/ Vix iam grandeus solium regnavit adeptus./ Permanet hic humilis sibimetque per omnia vilis ;/ Non memorat celsos, gessit quos sepe, triumphos,/ Fratribus abiectis deus hunc quia iusserat ungi ;/ A puero usque sacram mitis manet ille senectam ;/ Non mala retribuit, sed amiciter osus amavit./ Legis et hic priscum poliit nobillime cultum./ Profuit omnimodis plenus karismate mundo », Ibid., IV 386-394. Sur Isidore de Séville, Y. Sassier, Royauté et idéologie, p. 109. 47. Sur David, Ibid., p. 84-87.



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souverain est donc largement tempéré par son mauvais comportement personnel, entaché par la luxure. Hérode apparaît comme le contrepoint de David, mais son portrait n’est perceptible que de manière indirecte, dans le long réquisitoire que lui adresse Odon à propos du sacrifice des innocents. Les exégètes carolingiens avaient développé une réflexion importante sur ce thème, assimilant ces jeunes enfants aux moines48. Le fait que la question des dérives du gouvernement royal soit abordée à partir de ce sujet dans l’Occupatio peut être interprété comme une métaphore des souffrances infligées aux cénobites par ceux qui détiennent la potestas. L’abbé de Cluny dit dès le départ qu’Hérode a gouverné « non pas en roi, mais en tyran », terme qui revient plusieurs fois et qui donne accès à sa définition du mauvais gouvernement chrétien, assimilé au régime de la tyrannie depuis Augustin49. Hérode est ainsi présenté comme un homme empli d’orgueil, avide de pouvoir – qu’il craint de perdre – et agissant par ruse pour atteindre ses objectifs. Deux passages de la diatribe de l’abbé de Cluny contre ce souverain sont particulièrement représentatifs de la vision qu’a Odon du pouvoir royal. Le premier reprend l’idée de Grégoire le Grand, selon laquelle le roi est placé sur le trône par la seule volonté divine et qu’il aura donc des comptes à lui rendre sur la manière dont il aura gouverné50. Le second passage est plus directement lié à l’exercice du pouvoir, puisque, après avoir évoqué la décision de massacrer les innocents, l’abbé de Cluny déclare : Lui qui doit réconforter les pieux, effrayer les violents, D’une part appliquer la paix et de l’autre chasser la peste du conflit, Il déshonore le pouvoir (imperium), dissout le gouvernement des lois (moderamina legum). Où sont le discernement (iudicium) et la piété, où sont les apparences des choses Et les lois (fœdera) de la nature, qui lient, au moins par une tendre affection, Les créatures nourrissant leurs jeunes rejetons ? Ce roi ne ressent rien d’humain ou de digne de raison, En retour, la piété, la loi (lex), le droit (ius) ou l’honnêteté trépassent sous son règne51.

Odon s’inspire probablement ici du sermon Zelus quo tendat de Pierre Chrysologe (†  vers 450), l’un des premiers Pères de l’Église à avoir présenté 48. S. Boynton, « Performative exegesis », p. 39-64. 49. « Spurius Herodes, non rex, sed more tyranni,/ Hisrael imperitat », Occ., V 47-48. Une autre expression est proche de cette dernière : « rege apparente tyrannus », Ibid., V 411. Pour les autres occurrences de tyrannus, Ibid., V 396, 411, 442, 454, 485. Sur l’assimilation du mauvais gouvernement chrétien à la tyrannie, M. Reydellet, La Royauté, p. 581-583. 50. « Illius arbitrio regem te contigit esse,/ Absque eius nutu quia fit non ulla potestas./ Si rex es, totum te regi subdito regum !/ Qui tibi posse dedit, quid agas, quandoque requiret ;/ Eius velle imples magis, unde avertere temptas », Occ., V 423-427. 51. « Qui refovere pios debet, terrere protervos,/ Addere cum pacem, tum litis trudere pestem,/ Fedat hic imperium, soluit moderamina legum./ Est ubi iudicium, pietas, facies ubi rerum,/ Fœdera naturæ, saltim quæ stringunt/ Affectu tenero teneros nutrientia fœtus ?/ Rex nihil humanum sentit rationeve dignum,/ Ast periit pietas, lex, ius sub eo vel honestas ! », Ibid., V 413-451.

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Hérode comme un violateur des lois divines et humaines52. Ce passage permet cependant surtout de cerner, en miroir, ce qu’est le bon gouvernement royal. Pour Odon, l’exercice de ce dernier est en effet étroitement lié à la notion de loi, ­comprise dans un sens très large, qu’il s’agisse de législation humaine ou « naturelle », la seconde reflétant la volonté divine matérialisée dans la Création du monde53. Dans ce court extrait, l’omniprésence d’un champ lexical législatif renforce l’idée que le bon souverain dirige son peuple à la fois par et en fonction du droit, tout en y restant subordonné lui-même. Plus largement, ce type de vocabulaire montre l’inscription de la pensée d’Odon dans l’ecclésiologie politique carolingienne, notamment dans les réflexions développées par Hincmar de Reims. Pour ce dernier, le souverain doit demeurer soumis à la loi et la conserver parce qu’elle est un élément essentiel de stabilité du royaume, dans la mesure où elle permet de lutter contre son déclin et de garantir la paix. La loi, pour Hincmar, a ainsi une « triple finalité protectrice, coercitive et curative : [elle] protège les innocents, elle contraint et punit les méchants, en même temps qu’elle “guérit la volonté” […] de ces mêmes méchants54 ». La description du gouvernement d’Hérode reprend ces critères en les inversant. Par sa destruction de la loi, il ne console pas les hommes pieux, ni n’inspire la terreur aux mauvais (pour les empêcher de commettre des injustices), ni ne garantit la paix à son royaume. Selon Odon, le mauvais gouvernement est également dû à l’attitude morale – ou plutôt ici amorale – du souverain, nettement visible dans le vers, « ce roi ne ressent rien d’humain ou de digne de raison ». Cette idée revient d’ailleurs un peu plus loin : « Il est évident, Hérode, que tu ne sais rien accomplir de ta fonction (pensi), lorsque, pris de fureur, tu ne parviens pas à discerner ce que tu fais55. » L’abbé de Cluny reprend en fait exactement la définition que donne Isidore de Séville de la tyrannie, qui a pour origine une perversion du comportement personnel du roi qui ne sait pas se régir lui-même : il est soumis à ses instincts (c’està-dire qu’il relève de l’animalité et non de l’humanité) et ne parvient pas à faire preuve d’un discernement conforme à la raison56. L’originalité d’Odon réside dans l’articulation qu’il établit entre la faillite morale du comportement royal et le déclin de certaines vertus dans son pays, en premier lieu la loi et la justice,

52. S. Boynton, « Performative exegesis », p. 46. 53. Sur la réflexion chrétienne des premiers siècles relative à la loi humaine et à la loi naturelle, Y. Sassier, Royauté et idéologie, p. 67-69. Cf. supra dans notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut  », la réflexion sur la loi dans la conception du monde d’Odon, p. 377. 54. Pour la citation, Y. Sassier, Royauté et idéologie, p.  168 ; plus largement sur Hincmar de Reims, p. 167-173. 55. « Ut patet, Herodes, tu nil scis ducere pensi,/ Ut furia captus, quid agas, discernere nescis », Occ., V 467-468. 56. Sur la tyrannie et le bon gouvernement selon Isidore de Séville, Y. Sassier, Royauté et idéologie, p. 109. M. Reydellet, La Royauté, p. 575-584.



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alors que les auteurs antérieurs évoquaient plutôt la disparition de la paix ou de la prospérité des sujets. Le seul véritable développement d’Odon sur l’exercice du pouvoir royal survient donc à l’occasion d’un portrait de mauvais souverain, beaucoup plus riche et coloré que celui de David. Ce constat éclaire la pensée de l’abbé de Cluny sur la royauté et rejoint partiellement ce qui a été dit plus haut de la Vita Geraldi : alors que la fonction monarchique est en général occupée par des hommes dépourvus de piété et de morale, le bon roi est fade ou anonyme, célébré avant tout pour son humilité et son comportement personnel de sage. *   * * La dernière mention de l’autorité royale dans l’Occupatio intervient dans le livre VI, où Odon rappelle la diffusion de l’Évangile par les apôtres et la conversion de nombreux peuples. Il ajoute ensuite : « Des rois accourent, apportant des aliments, même depuis l’Orient ; Il est en effet évident que la mamelle des rois allaite l’Église57. » Il s’agit du seul passage de toute l’œuvre d’Odon qui détermine clairement les relations entre fonction royale et Église, un extrait qui ne s’appuie sur aucune référence biblique. Odon considère ici que le rôle des souverains est de favoriser l’Église, en lui permettant de s’accroître et de prospérer. L’emploi de la métaphore nourricière et maternelle sous-tend probablement que l’aide attendue n’est pas seulement spirituelle, mais concerne des réalités terrestres, par le biais de donations. Odon attend par conséquent avant tout un soutien de l’Église par les rois, sans que ceux-ci interfèrent dans sa direction, qu’il a dévolue aux évêques. En définitive, l’abbé de Cluny dresse un portrait globalement sombre de la monarchie biblique, représentée par des souverains dont le comportement personnel est livré aux passions et aux instincts, même dans le cas de David. Le genre même de l’Occupatio et sa dimension historico-exégétique limitent cependant la pertinence d’une analyse de la fonction royale, telle qu’elle apparaît dans le texte, à l’aune de la situation du pouvoir souverain au xe siècle. Même si l’on ne peut pas établir de correspondance directe entre la monarchie franque ou italienne et ces portraits de rois, il n’en demeure pas moins que quelque chose a changé, depuis Charlemagne et Louis le Pieux, dans l’appréhension du pouvoir biblique. Il semble à ce titre particulièrement significatif que le rapport du roi avec l’Église ne soit défini par Odon qu’en termes nourriciers, sans mention aucune d’un devoir de protection.

57. « Occurunt reges et ab austro alimenta ferentes,/ Nam liquet æcclesiam regum lactare mamillam », Occ., VI 744-745.

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Seconde partie. Une société hiérarchisée et dominée par les moines

Images et fonctions royales dans les actes de la pratique Le préambule et le dispositif de plusieurs diplômes octroyés aux monastères dirigés par Odon apportent un éclairage remarquable sur sa vision de la fonction royale. L’intervention du souverain y est en effet souvent justifiée très ­précisément, selon deux modèles. Le premier est représenté par certains diplômes concédés à Cluny et à Déols à la demande d’un tiers, qu’il s’agisse d’un fidèle du roi ou de moines. En répondant positivement à leur supplique, les titulaires de la fonction monarchique espèrent « suivre le genre de vie des rois (morem/cultum regum) », qui leur permettra de garantir la fidélité de leurs hommes ou d’obtenir la ­clémence divine58. Il s’agit d’un type de préambule extrêmement courant parmi les actes de Raoul ou de Louis IV, car il est repris des Formulæ imperiales et n’est donc pas particulièrement significatif59. En revanche, les préambules des diplômes de Raoul pour Saint-Martin de Tulle et pour Cluny (hormis celui cité ci-dessus) « forment un groupe à part » parmi les actes du souverain, par l’originalité de leur formulation60. Les préambules de ces diplômes présentent deux caractéristiques communes : ils sont relativement longs et contiennent des citations bibliques, notamment la réminiscence classique de Rm XIII, 1 – non est enim potestas nisi a Deo –, qui apparaît dans tous ces diplômes, accompagnée généralement d’un second verset61. Le diplôme de Raoul pour Tulle, en 931, fait ainsi suivre la sentence paulinienne de la citation tirée de Jb XXXVI, 7, [Deus] reges in solio collocat 62. La suite du préambule est pratiquement identique à celui de l’acte octroyé par Raoul à Cluny en juin 932. Tous deux évoquent en effet l’humilité nécessaire des détenteurs du pouvoir devant Dieu : « De même, il est logique que celui qui est élevé au sommet du pouvoir terrestre par Sa volonté, s’abaisse sous la main puissante du dispensateur de largesses63. » Ces préambules divergent ensuite en fonction de 58. Diplôme pour Cluny : « regium exequimur cultum », no 19 A, Recueil des actes de Robert, p. 85. Pour Déols : « regum morem decenter implemus », no 12, Ibid., p. 54 ; le préambule du diplôme de Louis IV pour le même établissement est pratiquement identique : « prædecessorum regum et parentum nostrorum convenienter morem exequimur », no XX, Recueil des actes de Louis IV, p. 50. Le préambule de l’acte de Louis IV pour Saint-Pons de Thomières est un peu différent, car il ne fait référence à aucun tiers, mais il est extrêmement courant et emploie le même type d’argument que dans les actes de la première catégorie, no XI, Ibid., p. 33. 59. Recueil des actes de Robert, p. LXI-LXII. 60. Ibid., p. LXIII. S’y ajoute l’acte de Louis IV d’Outremer pour Cluny, copie presque conforme de celui octroyé par Raoul au même établissement en 927. 61. Cluny en 927 : « Quippe “sine quo [Deo] potentia non est” », no 12, Recueil des actes de Robert, p. 50 (même chose pour le diplôme de Louis en 939) ; en 932 : « Sicut certum indubitanter est nullam potestatem nisi a Deo prorsus existere », no 11, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 62. Pour Tulle : « Sicut “non est potentia nisi a Deos” [sic] », no 21, Recueil des actes de Robert, p. 95. 62. « Sicut “non est potentia nisi a Deos” [sic], qui “collocat”, ut scriptum est, “reges in solio” », no 21, Ibid., p. 95. 63. Pour Tulle : « Sic utique consequens est ut hi qui in sublimitate sunt sub potenti manu ejus se humilient », no 21, Ibid., p. 95. Pour Cluny, cité traduit dans le texte : « Sic consequens utique est ut quisquis



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l’objet de l’acte : le diplôme destiné à Cluny évoque la nécessité de plaire à Dieu en faisant des donations ; celui de Tulle, le désir des « ministres (ministri) de son royaume » d’accomplir « des actes selon sa volonté »64. Dans la perspective de refléter un ordre voulu par le Tout-Puissant, les deux actes articulent donc l’origine divine du pouvoir royal, la haute fonction que ses détenteurs occupent sur terre, leur humilité et les mesures qu’ils prennent – qu’il s’agisse d’une donation ou du changement de statut d’un monastère. Ces préambules insistent ainsi avant tout sur la soumission du roi à Dieu, malgré l’importance de son ministerium, une réminiscence évidente des théories de Grégoire le Grand sur le bon souverain. Dans le diplôme pour Cluny, la désignation de Dieu comme largitor sous-entend par ailleurs l’idée d’une redistribution, par la donation pieuse, des richesses conférées aux rois par le Tout-Puissant : on peut y voir un écho de la métaphore nourricière et maternelle de l’Occupatio. Au total, le préambule de ce même acte insiste finalement très peu sur la fonction royale en elle-même, puisqu’elle n’apparaît que dans la périphrase évoquant « le sommet du pouvoir terrestre ». *   * * Le diplôme de Raoul adressé à Cluny en septembre 927 semble être celui qui correspond le mieux aux idées d’Odon sur la royauté. Il a été souligné précédemment que cet acte apparaissait comme une réponse à la bulle de Jean  X, qui y justifiait son appel aux pouvoirs publics par leur capacité d’« être utiles (prodesse) au monastère de Cluny »65. Le préambule de l’acte de Raoul reprend cette idée : De même qu’il est certain que “Dieu, sans Lequel il n’y a pas de puissance”, ne rejeta pas les puissants”, il est de même également évident qu’Il “examinera les œuvres” des puissants. En raison de cela, nous devons grandement veiller à ce que – lorsque nous pouvons soit être utiles (prodesse), soit faire obstacle selon sa disposition –, en soumettant entièrement notre pouvoir à Sa volonté, nous fassions avec certitude ce qui pourrait être utile (proficiat) à l’honneur de sa sainte Église66.

Comme dans les deux actes précédemment étudiés, le préambule s’ouvre sur la réminiscence de Rm XIII, 1, à laquelle s’ajoute Jb XXXVI, 5. Ce montage de citations bibliques, suivi de la perspective du Jugement dernier (par le biais d’une

ejus dispositionem terrenæ potestatis culmine sublimatur, sub potenti ejusdem largitoris manu sese humiliet », no 11, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 62. 64. Pour Cluny : « Eique de suis donis placere studeat », no 11, Ibid., p. 62. Pour Tulle : « Ut regni ejus ministri juxta ipsius voluntatem suas actiones administrent  », no  21, Recueil des actes de Robert, p. 95. 65. No 58, Papst., p. 96-97. Cf. supra notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 168. 66. « Sicut et certum est quia “Deus potentes non abicit”, quippe “sine quo potentia non est”, ita quoque liquet quod potentum opera interrogabit et ob hoc summopere curandum est, ut, cum vel prodesse vel obesse ipso disponente possumus, nostrum posse sub ejus nutu penitus subigentes, quod sancte ejus Ecclesie proficiat honori, certatim faciamus », no 12, Recueil des actes de Robert, p. 50.

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résurgence de Sg VI, 3), légitime à la fois la possibilité pour les potentes de plaire à Dieu et la nécessité de le faire pour éviter la damnation, thème qui parcourt l’ensemble de l’œuvre d’Odon. La suite du préambule peut être articulée avec la bulle de Jean X. Tout en rappelant l’importance d’une soumission à la volonté divine, elle affirme en effet par deux fois la capacité qu’ont ceux qui détiennent la potestas d’être utiles à l’Église, l’emploi du terme proficere suggérant l’idée de progrès ou de croissance. La première confirmation royale du statut de Cluny inscrit donc la démarche du souverain dans une perspective eschatologique, dans laquelle le ­souverain aura des comptes à rendre sur son gouvernement et où il choisit – en toute conscience – d’aider l’Église, en assujettissant son pouvoir au dessein de Dieu. Ce préambule est cependant tout à fait singulier dans la mesure où il n’évoque jamais la dignité royale de l’auteur du diplôme. Cette absence tranche d’ailleurs singulièrement avec la titulature impériale de Raoul dans la suscription, qualifiée d’« exorbitante » par J. Dufour67. Plus largement, les citations bibliques choisies, ainsi que la phrase sur les comptes que devront rendre à Dieu les détenteurs du pouvoir au jour du Jugement, font entrer le roi dans la catégorie sociale des puissants : le souverain apparaît donc comme un potens parmi d’autres. Cette remarque en appelle une autre, relative cette fois aux diplômes de Raoul pour Cluny en juin 932 et pour Tulle en 931. Ces deux actes insistent sur la nécessité pour le roi de « s’abaisser sous la main puissante » de Dieu, idée d’ailleurs suggérée dans l’acte de 927 pour Cluny. Or, cette phrase apparaît textuellement dans les Collationes, dans l’un des chapitres consacrés aux potentes. Après avoir cité les admonestations du livre de la Sagesse adressées aux titulaires de la fonction royale, Odon y déclare : «  Donc, ô princes, afin que ces menaces ne vous soient pas réservées, si vous êtes puissants, abaissez-vous sous la main puissante de Dieu68.  » La réminiscence paulinienne sur l’origine du pouvoir, articulée à Jb XXXVI, 5, apparaît en outre de la même manière dans le diplôme de 927 pour Cluny et dans la Vita Geraldi, pour expliquer la sanctification extraordinaire de Géraud dans le siècle69. Odon généralise donc les prescriptions bibliques, destinées à l’origine aux souverains, à tous ceux qui sont considérés comme potentes. Cette utilisation des mêmes références scripturaires pour évoquer à la fois le pou-

67. Sur la citation de J. Dufour : Ibid., p. LX. Pour la titulature : « Rodulphus, gratia Dei, pacificus, augustus et invictus rex », no 12, Ibid., p. 50. 68. Pour la citation des Collationes : « Ne igitur, o principes, comminationes istæ vos maneant, si potentes estis humiliamini sub potenti manu Dei », Coll., III, 25, col. 608 D. Une expression similaire apparaît par ailleurs dans la Vita de Géraud, mais elle désigne davantage son attitude en tant que pénitent qu’en temps que potens : « Ille vero sub manu ferientis Dei Domini sese humilians », VG4, I 10, col. 649 B. 69. « Potestas enim non est nisi Deo, qui, juxta scripturam, potentes non abicit, cum ipse sit potens », Ibid., I 42, col. 668 A. J.-P. Brunterc’h est parvenu au même rapprochement des citations bibliques du diplôme de Raoul et de la Vita Geraldi, J.-P. Brunterc’h, « La succession d’Acfred », p. 222.



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voir des rois et celui des puissants atteste une perte de particularité de l’autorité monarchique, par rapport à celle des princes. Si l’on articule ces remarques aux analyses précédentes sur la figure du roi dans la Vita Geraldi ou l’Occupatio, il est clair que, pour Odon, la réalité du pouvoir n’est plus exercée par le souverain mais par les puissants, auxquels il s’adresse d’ailleurs en premier lieu. Plus largement, tant dans les préambules des diplômes que dans sa réflexion sur la royauté de son temps – ou plutôt dans l’absence d’une telle réflexion –, Odon sanctionne le fait que le roi du xe siècle n’est plus que le premier des potentes. Conséquence probable des changements de dynastie, du retour en force du principe électif, mais aussi de la participation plus marquée des princes au pouvoir souverain (bien visible, par exemple, lors du concile de Trosly, en 909), les évolutions qui touchent la dignité royale franque apparaissent ainsi en filigrane sous la plume de l’abbé de Cluny70.

Le roi, un arbitre généreux, primus inter potentes L’effacement de l’implication royale dans les monastères, ou plutôt la restriction de ses possibilités d’intervention envers les cloîtres et leurs habitants, peuvent être analysés comme la conséquence du moindre pouvoir du souverain. Lorsqu’il intervient à la demande de l’abbé, le monarque est en effet bien souvent cantonné à la sphère de l’arbitrage, un pouvoir qui n’est néanmoins pas négligeable. La collaboration du souverain a pour but d’apporter une protection théorique – dont les implications concrètes sont difficilement perceptibles tant son contenu est flou (notamment dans les cas de Déols ou de Tulle) – et surtout de garantir ou de faire croître la propriété monastique. C’est de cette seule manière que le roi semble pouvoir « être utile » aux établissements religieux, illustration concrète de la métaphore maternelle présente dans l’Occupatio. S’il sort de sa position de prédateur potentiel du patrimoine monastique, le souverain ne semble ainsi être appelé que dans les situations de crises ou pour servir de contre-pouvoir à l’autorité pontificale, afin de garantir le statut « libre » d’un établissement tel que Cluny. L’analyse du fameux passage de la Vita Geraldi sur la fidélité du comte au roi, en regard de l’ensemble de l’œuvre d’Odon et des préambules des diplômes, atteste en outre que l’abbé de Cluny, loin de montrer son attachement à un ordre ancien, sanctionne une certaine évolution de l’autorité monarchique. Il entérine en effet l’existence d’un souverain anonyme et lointain, qui n’est plus la tête de la société mais le premier des potentes, soumis aux mêmes règles qu’eux et placé au sommet d’une hiérarchie de pouvoirs grâce à l’élection des grands. Alors que l’autorité monarchique décline en Gaule, l’emploi du substantif rex dans l’Occupatio en vient d’ailleurs à désigner avant tout le seul pouvoir 70. Sur le concile de Trosly, Y. Sassier, Royauté et idéologie, p. 194.

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d­ ’essence véritablement royale que reconnaît Odon, celui de Dieu ou du Christ. En l’absence d’une potestas souveraine affirmant sa supériorité sur les puissants de manière déterminante, le poème théologique confirme d’une certaine manière, par ce choix sémantique, que le seul roi auquel il convient de se soumettre est divin. C’est d’ailleurs la voie choisie par Géraud, qui se place d’abord sous la protection effective de Dieu dont il est le fidelis, plutôt que sous celle d’un roi lointain71. Jalon entre un Hincmar de Reims et un Abbon de Fleury, Odon, en n’accordant qu’une place secondaire au roi dans son ecclésiologie, témoigne des changements du monde dans lequel il vit72. La réalité du pouvoir appartient désormais aux puissants.

II. Un modèle de grand laïc ? Dans un article sur l’idéal chevaleresque, P. Rousset affirme qu’« Odon, par sa vocation et son tempérament, était très éloigné des préoccupations et des activités de la classe guerrière, en dépit des quelques années de son adolescence pendant lesquelles il s’était adonné à des exercices militaires »73. L’itinéraire bio­graphique d’Odon, tel qu’il a été reconstitué précédemment, va cependant totalement à l’encontre de cette allégation. Ainsi qu’ont pu le mettre en valeur C. Carozzi ou J. L. Nelson, l’abbé de Cluny connaît en effet très bien l’univers des laïcs, dont il partage certaines valeurs par son milieu d’origine et son éducation74. Il les côtoie tout au long de sa vie, obtenant d’eux des monastères à réformer ou des donations pour les établissements qu’il dirige. Plus largement, l’écriture même de la Vita Geraldi par Odon renvoie à la fois à son insertion dans les réseaux aristocratiques aquitains, destinataires de l’œuvre, et à son propre itinéraire de converti tardif. Il n’est en effet pas anodin que ce texte, que beaucoup considèrent comme la ­première Vie d’un saint laïque, ait été écrit par un homme qui a partagé l’existence de la noblesse méridionale à la cour de Guillaume le Pieux et qui a lui-même vécu longtemps dans le siècle. Plusieurs questions seront abordées ici et traitées à la lumière de l’ensemble de l’œuvre de l’abbé de Cluny, en intégrant aux analyses l’autre modèle qu’il propose à l’aristocratie, celui de la conversion tardive. Pourquoi Odon s’intéresset-il à un saint laïque et pour quelle raison prône-t-il cette forme de « vie mixte », 71. Sur la fidélité de Géraud à Dieu, qui remplace la protection du roi, D. Barthélemy, Chevaliers et miracles, p. 57 ; B. H. Rosenwein, Rhinoceros Bound, n. 128, p. 143. 72. Sur l’autorité royale dans l’ecclésiologie d’Abbon de Fleury, M. Mostert, The political Theology of Abbo of Fleury, p. 130-196. 73. P. Rousset, « L’idéal chevaleresque », p. 625. 74. C. Carozzi, « De l’enfance à la maturité », p. 103-116. J. L. Nelson, « Monks, Secular Men and Masculinity », p. 130 et 138-142.



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mêlant à la fois des caractères laïques et cénobitiques75 ? La Vita Geraldi reflètet-elle des évolutions témoignant de changements profonds dans la société tardo­carolingienne ? Quelles sont la place et la fonction assignées aux puissants dans le bon fonctionnement de la société, au-delà du seul modèle de Géraud ? Pour répondre à ces questions, il convient de tenir compte d’emblée de trois éléments relatifs aux intentions d’Odon lorsqu’il a écrit la Vie longue de Géraud, mais aussi peut-être les remaniements de cette dernière. Le double contexte dans lequel ce texte a été rédigé ne peut tout d’abord pas être écarté. La rédaction de la Vita est en effet liée, en premier lieu, à la découverte “embarrassante” de la sainteté de ce puissant laïc par l’évêque Turpion. Mû par la nécessité d’encadrer le culte spontané de Géraud à la suite de miracles advenus sur sa tombe, l’abbé de Cluny a alors dû opérer une sorte de compromis entre les ­normes hagiographiques de l’époque – essentiellement monastiques – et la position sociale d’un saint vivant dans le siècle jusqu’à son décès et mort sans martyre76. Comme nous l’avons souligné précédemment, la rédaction de la Vita Geraldi est en outre inscrite dans le contexte des difficultés rencontrées par les ­établissements monastiques dirigés par Odon autour de 930, notamment à Aurillac. Certains faits de la vie du saint ont ainsi été transformés, afin de ­remédier aux menaces p­ robables des héritiers de Géraud sur cette abbaye77. Cette première Vita prolixior, ambivalente quant au saint comportement de Géraud, semble par ailleurs avoir été très mal reçue par les milieux monastiques, ainsi qu’en témoigne la rédaction de deux nouvelles versions dès le xe  siècle. Comme souligné précédemment sur la base des études d’A.-M. Bultot-Verleysen, tant la Vita prolixior secunda, écrite probablement à Cluny, que la Vita brevior, peut-être composée à Saint-Martial de Limoges, radicalisent le texte initial d’Odon78. Dans la première, les attributs laïques de Géraud sont accentués et sa sainteté est moins évidente, alors que la seconde renforce sa dimension monas­ tique et le « délaïcise ». Ces entreprises de réécriture, ainsi que la faible diffusion de la Vita prolixior prima avant les xie-xiie siècles, attestent que la via mixta, choisie par l’abbé de Cluny pour Géraud, est apparue comme une impasse à ses contemporains. Ainsi que l’a souligné D. Iogna-Prat, il convient donc de consi­ dérer ce texte sur le long terme, c’est-à-dire de tenir compte à la fois de l’élaboration de l’ensemble du dossier hagiographique du saint, des processus de réécriture du texte initial (VG3, VGB, abrégés et traductions en langue française), et enfin des milieux de réception de l’œuvre, qui donnent un indice sur l’influence des modèles de sainteté laïque79. Sur cette dernière question, P. Facciotto a d’ailleurs montré 75. Le premier à avoir employé l’expression de « vie mixte » pour qualifier la Vita Geraldi est J.-C. Poulin, L’Idéal de sainteté, p. 140. 76. S. Airlie, « The Anxiety of Sanctity », p. 372-395. D. Barthélemy, Chevaliers et miracles, p. 60. 77. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 215-218. 78. Sur l’ensemble du dossier de Géraud, cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 205-213. 79. D. Iogna-Prat, « La place idéale », p. 107

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le regain d’intérêt de certains grands laïcs – comme la famille des Canossa – pour les textes “géraldiens”, dans le contexte de la Reconquista espagnole et de la ­première croisade80. La Vita Geraldi présente enfin une double dimension de modèle, puisque le comportement de Géraud est proposé à la fois aux puissants laïcs et aux moines pour être imité81. Cette dimension duale a eu pour conséquence la rédaction d’une « vie mixte » qui, si elle contient des éléments témoignant de certaines réalités sociales, ne peut être analysée comme un témoignage direct du Géraud historique et doit être considérée, avant tout, comme un texte hagiographique. C’est cependant sur l’originalité de ce texte que vont à présent porter les analyses, par une étude des traits monastiques de Géraud, puis des devoirs qui lui sont assignés dans le siècle, avant de revenir plus largement sur le rôle assigné aux puissants au sein de l’Église dans l’ensemble de l’œuvre d’Odon.

A. Un comportement personnel selon des valeurs monastiques Les historiens divergent sur l’interprétation des aspects monastiques du comportement “géraldien”, tel qu’il est présenté par Odon. Certains ont en effet mis en valeur l’attitude radicale du saint dans sa chasteté ou son refus de verser le sang et considèrent Géraud comme un véritable moine82. D’autres ont en revanche nuancé sa dimension cénobitique, en insistant sur le caractère relatif de ses ­vertus ascétiques, appliquées en fonction de son statut social (droit de manger de la viande ou autorisation de posséder des richesses)83. Trois remarques préliminaires s’imposent sur les problèmes que pose la Vita Geraldi de ce point de vue. Ainsi que l’a montré J.-C. Poulin, Géraud pratique certaines vertus considérées comme monastiques, parce que ce modèle était prédominant dans l’hagiographie d’Aquitaine84. L’attitude cénobitique du saint dérive donc partiellement de l’influence de paradigmes littéraires sur Odon. Il convient toutefois de distinguer l’exercice de vertus de type monastique, qui sont effectivement le reflet et la conséquence des critères hagiographiques de l’époque, d’un comportement qui cherche à imiter les normes de la vie cénobitique. 80. P. Facciotto, « Moments et lieux », p. 229-230. 81. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 208. 82. Sur le comportement monastique de Géraud : D.  Barthélemy, Chevaliers et miracles, p.  51 et 61 ; I Deug-Su, « Note sull’agiographica », p. 153 ; D. Iogna-Prat, « La place idéale », p. 123 ; C. Lauranson-Rosaz, « La Vie de Géraud d’Aurillac », p. 178-179 ; F. Lotter, « Das Idealbild adliger Laienfrömmigkeit », p. 83 ; A. M. Piazzoni, « “Militia Christi” e Cluniacensi », p. 241-242, et 245 ; P. Rousset, « L’idéal chevaleresque », p. 625-628. 83. Sur la relativisation de l’attitude monastique de Géraud en fonction de son statut de laïc : G. Duby, « Les origines de la chevalerie », p. 48 ; Id., Les Trois Ordres, p. 125 ; P. Facciotto, « Moments et lieux », p. 225 ; J.-P. Poly, É. Bournazel, La Mutation féodale, p. 255-256. 84. J.-C. Poulin, L’Idéal de sainteté, p. 34, 37 et 107.



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Par ailleurs, au début du deuxième livre (II  2), Odon rapporte que Géraud, désireux de devenir moine, avait fait part de son projet à un évêque qui lui avait interdit d’entrer au couvent en raison de ses obligations dans le siècle. Le saint s’était alors fait tonsurer en secret, afin de vivre en conformité avec son désir de vie hors du monde. Quelques chapitres plus loin, Odon déclare : «  Donc, si tu tiens compte de son vœu, il conserva sa fidélité à sa profession monastique par sa dévotion au Christ. Et il est éminemment louable de se consacrer au projet de vie monastique (proposito religionis) dans l’habit séculier.85  » Odon considère ainsi cette rupture dans la vie de Géraud comme une véritable conversion. Le fait d’avoir choisi la question des obligations dans le siècle comme motif empêchant l’entrée dans le cloître le suggère d’ailleurs fortement, car ce thème faisait partie des questions posées au novice avant sa profession définitive, dans les sources liturgiques du ixe siècle86. À partir de ce moment, la Vita est entièrement consacrée au comportement de Géraud, à la suite de sa “conversion” quasi monastique : Odon ne s’attache plus qu’à aborder ce qui illustre véritablement ses mœurs de type cénobitique87. L’attitude du saint dans le livre II ne peut dès lors pas être mise tout à fait sur le même plan que celle qu’il adopte dans le livre I, consacré à ses occupations laïques. Il convient par conséquent de bien cerner dans quel contexte et dans quel but Odon évoque l’attitude monastique de Géraud, puis si cette dernière a des antécédents dans la littérature parénétique carolingienne, afin de pouvoir trancher véritablement le débat de la «  monachisation  » ou non du laïcat sous la plume de l’abbé de Cluny88. Dans cette optique, la Vita Geraldi a surtout été comparée ici au Liber manualis, miroir écrit et dédié à son fils Guillaume par Dhuoda, épouse de Bernard de Septimanie et grand-mère paternelle de Guillaume d’Aquitaine, entre 841 et 84389. Le rapprochement des deux textes est d’autant plus intéressant qu’ils évoquent une même société, l’aristocratie d’Aquitaine, à peu près à la même époque, avec toutefois un décalage chronologique de deux générations pour la mise par écrit de la Vie de Géraud. Le rôle de Guillaume le Pieux dans la fondation de Cluny et les liens personnels qui l’unissaient à Odon permettent ainsi d’établir un horizon comparatif pertinent, à l’intérieur d’un même milieu social et relationnel.

85. Sur la tonsure secrète : VG4, II 2, col. 670 C-671 A. Sur la citation, Ibid., II 16, col. 679 B. 86. G. Constable, « The Ceremonies and Symbolism », p. 790-791. 87. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 208. 88. L’expression de «  monachisation  » du laïcat se trouve dans D. Iogna-Prat, « La place idéale  », p. 123. P. Facciotto s’oppose à cette notion et évoque plutôt une « vie mixte », P. Facciotto, « La “Vita Geraldi” », p. 247. 89. Sur le Liber manualis, R. Savigni, « Les laïcs dans l’ecclésiologie carolingienne  », p.  80-85 ; A. Dubreucq, « La littérature des specula », p. 32.

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Oratio et lectio La constance et la ferveur de la prière de Géraud sont des éléments particulièrement récurrents dans sa Vita, doublés de son goût pour la lecture – directe ou indirecte – de la Bible. Ces deux aspects sont bien présents dans le Liber manualis. Dans cet ouvrage, Dhuoda exhorte en effet son fils « à lire l’Écriture sainte et les œuvres édifiantes, à réciter les heures canoniales et à prier » pour ses parents, mais aussi pour l’empereur et sa famille et, enfin, pour l’ensemble des défunts90. Il y a sans doute là une certaine continuité entre les normes statutaires carolingiennes proposées aux laïcs et le comportement de dévotion de Géraud. Le discours d’Odon sur les activités de prière et de lecture de Géraud est pourtant très différent, même s’il combine presque toujours ces deux éléments. Dans le chapitre 6 du premier livre, cette association est présentée à travers l’image du bouquetin qui se réceptionne sur ses deux cornes lorsqu’il chute, tout comme Géraud s’appuie sur la prière et la « méditation de l’Écriture sainte » pour échapper à la mort spirituelle induite par ses activités dans le siècle91. Cette métaphore s’inspire de l’exégèse de Grégoire le Grand sur le chapitre XXXIX du livre de Job, interprétant les bouquetins comme les « maîtres spirituels », c’est-à-dire les évêques, qui, lorsqu’ils sont menacés par la ruine temporelle, sont sauvés grâce aux deux testaments assimilés à des cornes92. Le sens de la Vita Geraldi est ­globalement le même, mais a été infléchi dans le sens d’une protection par la prière et la lecture, qui résulte probablement d’une adaptation de la métaphore épiscopale au statut quasi monastique de Géraud. La prière cénobitique était en effet définie par la règle de saint Benoît comme une combinaison d’audition de lectures saintes et de répétition d’oraisons, un binôme qui réapparaît au livre II pour caractériser la vie spirituelle singulière du saint après sa conversion93. La lecture des textes sacrés apparaît dans la Vita Geraldi à plusieurs reprises. Dans le premier livre, elle se déroule sur trois chapitres, dans le cadre de l’éducation de Géraud, comme une activité en alternance et en concurrence avec l’exercice des armes (I 4-6). C’est vers elle que se tourne la préférence du saint et c’est elle qui lui permet de faire la démonstration de son excellence dans la connaissance de la Bible. Alors qu’au départ l’accès au texte sacré était direct, il passe par l’intermédiaire de clercs dans le deuxième livre94. 90. Pour la citation, R. Savigni, « Les laïcs dans l’ecclésiologie carolingienne », p. 81. 91. VG4, I 6, col. 646 A. 92. Grégoire le Grand, Moralia in Job (vol. 143 B), L. XXX, chap. 10, § 36-37, p. 1515-1518. Cette réminiscence apparaît également de manière beaucoup plus développée et plus proche du texte de Grégoire le Grand dans Coll., III 1, col. 589 C-D. 93. Sur la prière cénobitique, P. Henriet, La Parole et la Prière, p.  31. «  Tantopere enim lectionibus audiendis, et vicissim orationibus […] erat intentus », VG4, II 9, col. 675 D. « Sciens vero quod status mentis hac alternatione melius custoditur, si interdum lectioni post orationem quisque intenderit », Ibid., II 14, col. 678 B. 94. Ibid., II 9, col. 675 D, et II 14, col. 678 B.



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Ce changement peut être interprété comme la conséquence du statut de puissant du saint et de sa conversion semi-monastique. Lorsque Géraud accédait directement à la Bible, c’était en effet dans le cadre de son éducation nobiliaire, qui aurait pu l’amener à devenir clerc. Après avoir évoqué la décision du saint de rester dans le siècle, Odon a dû vouloir souligner la nécessité d’un intermédiaire ecclésiastique entre le texte sacré et les laïcs. Par ailleurs, les lectures qu’entend Géraud dans le deuxième livre ont lieu lors de ses repas, assimilant ainsi ces ­collations à celles des monastères. Dans cette double perspective, il ­semble d’ailleurs particulièrement significatif qu’à ces occasions, le comte prenne la parole pour expliquer le sens des textes, toujours à l’invitation d’ecclésiastiques et après les avoir d’abord conviés à donner leur interprétation. Outre l’arrière-plan du prêche des « hommes vénérables » évoqué précédemment, cette semi-prédication de Géraud, qui « répond à la manière d’un homme docte, clairement et savamment » (diserte et scienter sicuti doctus), l’assimile à un clerc95. Elle ne le fait cependant jamais intervenir de sa propre initiative et s’inscrit en outre dans le cadre d’une exhortation de sa familia, autorisée aux laïcs par les traités de morale carolingiens, notamment par le Liber manualis de Dhuoda96. L’abord du texte biblique par le saint s’est donc raidi entre le moment de son éducation et celui de son accès au pouvoir, sans qu’une véritable rupture n’ait été créée par sa conversion dans le siècle. Même si la voie de son interprétation est encore accessible aux laïcs, la lecture de la Bible nécessite ainsi l’intermédiaire de professionnels, ce qui ne semble pas avoir été le cas dans les miroirs de l’époque carolingienne. *   * * B. H. Rosenwein a souligné que le programme quotidien de Géraud contenait de nombreux éléments liturgiques, qu’elle analyse comme des expressions de sa piété97. L’attitude de dévotion du saint semble toutefois bien plus complexe, dans la mesure où, si elle est partiellement calquée sur certains rites monastiques, elle laisse également une grande part à l’oraison privée. La nature de la prière de Géraud permet d’entrevoir une nette différence avec celle que Dhuoda conseillait à son fils. Cette dernière l’exhortait en effet à une oraison destinée d’abord au cercle familial, puis s’élargissant à tous les défunts, et insistait sur la nécessité de promouvoir les prières cénobitiques, c’est-à-dire de passer par des intermédiaires. Bien que souvent évoquée de manière abstraite, la 95. Cf. supra, notre chapitre « Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés », p. 425-426. 96. VG4, II 14, col. 678 B. Le caractère d’exhortation de la prise de parole de Géraud est d’ailleurs souligné à la fin de ce chapitre. Sur le prêche des hommes vénérables, cf. supra, notre chapitre « Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés », p. 425-426. Sur la prédication des laïcs dans les traités de morale carolingiens : A. Dubreucq, « La littérature des specula », p. 31-33. 97. B. H. Rosenwein, Rhinoceros Bound, p. 78.

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prière du comte semble être davantage monastique, c’est-à-dire directe, et tournée vers la contemplation – et non vers l’intercession – dans un cadre souvent liturgique. Ici encore, le deuxième livre est bien plus explicite que le premier, qui n’évoque que rapidement cet aspect de la vie de Géraud, considéré comme passant après l’accomplissement de ses fonctions séculières, notamment l’exercice de la justice. Après avoir expliqué, dans le chapitre I 6, que Géraud ne pouvait se consacrer à l’oraison qu’avant de dormir et était continuellement réclamé pour accomplir ses devoirs dans le siècle, Odon revient en effet, cinq chapitres plus loin, sur l’acharnement du saint à faire célébrer la messe le dimanche, à la suite de la tenue de son plaid98. L’épisode se conclut par le chant de tout le psautier par Géraud et sa troupe, formée à la fois de clercs et de milites, une activité qui conservait un certain prestige dans le monde monastique et que le saint exerce ensuite tous les jours99. Cette psalmodie quotidienne est rappelée dans le deuxième livre, mais Odon y insiste davantage sur la contemplation constante du saint, que ce soit pendant certains offices ou dans la solitude. L’abbé de Cluny y reprend d’ailleurs le topos ascético-monastique, dans lequel le saint est le premier à se rendre à l’office de nuit et demeure ensuite dans l’oratoire100. Odon souligne dans ces passages l’immobilisme de Géraud ou ses pleurs intenses, suggérant ainsi une grande concentration et une dimension pénitentielle101. La prière de Géraud, qu’elle soit récitation du psautier ou contemplation, est donc bien de nature monastique et plus personnelle que dans la première partie. P. Henriet a noté l’importance de cette oraison privée et intérieure, présente dans les Vitæ Geraldi et Odonis, mais il ne semble pas avoir remarqué la dimension « a-liturgique » des propos de l’abbé de Cluny, selon ­l’expression de K. Hallinger102. Cette notion sera abordée plus loin, mais il convient dès à présent de souligner que le discours d’Odon a pour but d’opposer la ferveur de la prière de Géraud au ritualisme peu sincère des moines de son époque103.

98. Sur l’oraison nocturne : VG4, I 6, col.  646 A-B. Sur la messe après le plaid : Ibid., I 11, col. 649 C-650 C. 99. Sur le prestige du chant du psautier dans le monde monastique, P. Henriet, La Parole et la Prière, p. 35. 100. VG4, II 16, col. 680 A. Sur ce topos monastique, P. Henriet, La Parole et la Prière, p. 30. 101. « Quam reverenter sane in ecclesia staret, non satis referri potest, sed putares illum quasi divinum aliquid contemplari, atque illud propheticum attonito vultu imitari […]. Senior vero donec impletum esset, ita suspensus in contemplatione stetit, ut nec sederet, nec vel paululum in antipodium recubaret, ipsa corporis immobilitate mentis devotionem et constantiam demonstrans », VG4, II 9, col. 676 A-B ; « Nonnunquam sane cum contigisset eum cum paucis, vel solum sedere, nescio quid diu tacens meditabatur, et lacrymis suffusus suspirium ab imo pectore, totum se concutiens, trahebat, ut facile quisquam posset advertere, quia mens ejus alio pendebat, et in præsenti consolationem non haberet. Tale erat ejus colloquium, tale silentium, ut os ejus annuntiaret laudem Domini, et meditatio cordis illius in conspectu ejus esset », Ibid., II 15, col. 679 A-B. 102. P. Henriet, La Parole et la Prière, p. 56-60. K. Hallinger, « Le climat spirituel », p. 131-133. 103. « At nos non ita, qui faciem Dei, velut in abscondito orantes, pomposa voce magis, quam simplici corde divinas laudes proferimus. Et cum debeat voci mentis intelligentia convenire, nos facimus



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La mention des activités de prière ou de lecture du saint donne d’ailleurs presque toujours lieu à des remarques sur la situation exécrable des représentants de l’Église. Odon fait ainsi valoir la supériorité de Géraud sur beaucoup de clercs dans le domaine de la connaissance des Écritures. Après avoir rappelé l’absence de bons moines à cette époque, il souligne l’empressement du saint à l’oraison, puis compare la fervente prière de celui-ci à l’absence d’implication personnelle des religieux dans la liturgie. Il s’extasie enfin sur son mode de vie de moine dans le monde, alors que de nombreux cénobites recherchent le siècle104. P.  Henriet a analysé l’oraison du saint comme un élément constitutif d’un choix de vie et un signe de son appartenance à l’ordo monastique105. Cette interprétation n’est cependant exacte, selon nous, qu’après la césure que marque la semi-­conversion de Géraud dans le livre II, qui semble rendre sa prière plus contemplative, intense et personnelle. Alors que la lecture de la Bible et du psautier du premier livre rappelle les injonctions de Dhuoda à son fils, l’oraison solitaire, pénitentielle et directe de la seconde partie correspond davantage à une démarche cénobitique, telle que la conçoit Odon106.

Une modération nécessaire dans la richesse, les vêtements et la nourriture La possession ou non de richesses, la consommation d’un certain type de nourriture et le port de vêtements précis apparaissent comme les marqueurs d’un certain statut social, défini par sa proximité ou son éloignement avec le siècle. Ces trois domaines symbolisent et consacrent en effet un choix de vie, selon un éventail de modèles et de contre-modèles biographiques élaborés au haut Moyen Âge. Ce spectre s’étend de l’immersion totale dans le siècle au retrait absolu, en passant par « l’éthique relative de ceux qui restent dans le monde »107. L’attitude de Géraud vis-à-vis de ces trois domaines est donc particulièrement significative de son comportement selon une via mixta. La question de la richesse du saint est finalement peu développée dans la Vita Geraldi et apparaît exclusivement dans le premier livre, signe qu’elle relève bien de sa dimension temporelle. Odon évoque ainsi rapidement et à plusieurs reprises l’importance de la fortune, essentiellement foncière, de Géraud, mais ne s’étend véritablement sur son comportement vis-à-vis des biens terrestres qu’au chapitre

currere vocem post levitatem mentis », VG4, II 9, col. 676 B-C. Sur la prière monastique, infra, notre chapitre « Réformer les moines », p. 517-522. 104. VG4, I 5, col. 645 C-D ; Ibid., II 9, col. 675 D ; Ibid., II 9, col. 676 B ; Ibid., II 16, col. 679 B-C. 105. P. Henriet, La Parole et la Prière, p. 60. 106. Sur la conception de la prière monastique chez Odon, cf. infra, notre chapitre « Réformer les moines », p. 517-522. 107. Sur l’éventail de situations biographiques, D. Iogna-Prat, « La place idéale », p. 94-96.

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28108. Avant d’étudier plus précisément ce dernier, il convient de noter que ces mentions fugitives de la richesse sont articulées avec la haute naissance du saint ou sa puissance (Préface, I 1), son refus de vêtements luxueux (I 16), sa miséricorde (I 30) ou sa conservation de la chasteté (I 34). Dans les trois derniers cas, Odon souligne notamment l’antagonisme, inhabituel et particulièrement louable, entre opulence matérielle et exercice de vertus. Dans les deux premières mentions, il s’agit plutôt d’un topos hagiographique qui associe noblesse, donc puissance foncière, et sainteté depuis l’Antiquité tardive109. Dans le chapitre 28, Odon insiste sur trois points pour qualifier la gestion de ses biens par le saint : l’aumône à l’Église et aux pauvres, le contentement de ses propres ressources et l’absence d’orgueil malgré cette richesse. Le premier thème sera abordé ultérieurement ; pour les deux autres, voici ce que dit l’abbé de Cluny110 : Alors que les revenus de ses champs ou de ses vignes lui fournissaient suffisamment, on n’entendit cependant jamais dire que ses intendants s’en étaient appropriés quoi que ce soit. Mais lui-même n’acheta jamais de terres, à l’exception d’un seul champ minuscule qui se trouvait enclavé dans l’une de ses propriétés, alors que tous les riches ont coutume de s’enflammer pour cela avec véhémence, oublieux de la terrible malédiction du prophète : Malheur à vous qui ajoutez sans cesse maison à maison et qui sans cesse accumulez terre sur terre (Is V, 8). Et en effet, Géraud, selon le précepte de l’Évangile, se contentait de ses revenus (contentus erat stipendiis suis). Et de même qu’il ne molestait personne ni ne commettait d’injustice, de même le Seigneur, ­l’ordonnateur du monde, gardait ses propriétés protégées des impies et des usurpateurs. Et en effet, il tenait tant de domaines sous son autorité dans différentes régions, qu’on disait, en raison de ces mêmes patrimoines dont il était pourvu, qu’il était vraiment riche (locuples)111.

Odon explique ici en quoi consiste la bonne utilisation des biens transitoires, caractérisée essentiellement par le refus de la cupidité, qui consisterait à rechercher d’autres biens que ceux déjà détenus. Ce thème apparaît, de manière plus développée, au début du deuxième livre des Collationes, au détour d’une réflexion sur la richesse qui occupe trois chapitres. Odon y reprend l’idée que « les bons ne désirent […] pas regorger de richesses de toute sorte, afin de bien utiliser ces

108. «  Alii quoque velut excusationes in peccatis quærentes, indiscrete hunc extollunt, dicentes videlicet quia Geraldus potens et dives fuit, et cum deliciis vixit et utique sanctus est », VG4, I, præf., col. 639 B. « Sane quantum locupletes iidem fuerint [i. e. parentes Geraldi], vel prædia mancipiis referta testantur, quæ circumquaque diffusa eidem Geraldo jure successionis obvenerunt », Ibid., I 1, col. 643 A. « Non enim putavit aurum robur suum, neque in multitudinem divitiarum, sed Deo gloriatus est », Ibid., I 16, col. 653 C. « Sed hoc ille fecit, qui non avaritiæ servus erat, sed misericordiæ se totum dicaverat », Ibid., I 30, col. 660 B. « Velim sane perpendas quanti habendum sit, quod inter mundanas opes, et in fastigio terreno positus, castitatem servavit », Ibid., I 34, col. 663 A-B. 109. Sur ce topos : J.-C.  Poulin, L’Idéal de sainteté, p.  45-48. M. Heinzelmann, «  Sanctitas und “Tugendadel” », p. 749-752. 110. Dans ce même chapitre, infra, p. 502-507. 111. VG4, I 28, col. 658 D-659 A.



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biens, c’est-à-dire honnêtement, sobrement, avec tempérance et pieusement »112. C’est donc un idéal de modération, de probité et de dévotion qui domine le bon usage des biens terrestres. Tous ces aspects apparaissent dans le comportement de Géraud : la gestion de son patrimoine n’entraîne aucune malhonnêteté de la part de ses intendants, ne donne lieu à aucune volonté de profit au-delà de la mesure (uniquement l’achat d’un petit champ) et débouche sur sa charité envers l’Église et les pauvres113. Ce type d’utilisation du patrimoine temporel s’accompagne de sa quali­fication de locuples, terme extrêmement rare dans les écrits d’Odon, qui semble désigner la possession de terres, sans aucune connotation péjorative. Face à cette attitude du juste milieu, Odon fustige, dans la Vita – grâce à la citation d’Isaïe – et dans les Collationes, le comportement de ceux qu’il désigne comme les divites ou les ditiores, animés par une cupidité sans fond. L’attitude répréhensible de certains hommes vis-à-vis des richesses est en effet développée dans l’un des quatre chapitres qui sont consacrés aux puissants dans les Collationes. Odon y articule très étroitement leur haute position sociale avec trois péchés : ­l’orgueil, la jouissance des biens temporels et la cupidité qui leur fait désirer les biens d’autrui114. Ce n’est donc pas la possession de biens terrestres que condamne Odon, mais le désir de toujours posséder davantage, défini dans les Collationes comme un élan perpétuel qui empêche l’amour du prochain115. Dans l’extrait de la Vita Geraldi, le fait de « se contenter de ses revenus », réminiscence de Lc III, 14, est par ailleurs particulièrement remarquable. Il s’agit en effet d’une reprise des trois conseils de comportement que Jean-Baptiste avait adressés aux soldats (milites) et qu’Odon applique à Géraud, sans doute en vertu de sa condition de miles116. Inversant l’ordre biblique dans la Vita, l’abbé de Cluny célèbre l’absence de cupidité du saint, puis son refus de la violence ­physique et de l’injustice. De ces deux dernières vertus découle la protection de son patrimoine par Dieu, désigné comme le rerum dispositor. Une articulation étroite est donc ­opérée entre le bon comportement de Géraud dans son rôle de dominant – qui pourrait abuser de son pouvoir sur ceux qui lui sont subordonnés – et la sauvegarde de sa puissance foncière par la force divine, la qualification de cette dernière suggérant le respect d’un ordre céleste. En définitive, doit-on affirmer avec P.  Bonnassie que la Vita Geraldi ne condamne pas la richesse, mais la sanctifie, car elle est utilisée pour une juste cause117 ? Le texte ne critique en effet pas la position de Géraud en tant que locuples, ce qui revient à légitimer sa puissance matérielle. Odon n’exalte cependant 112. Coll., II 1, col. 549 B. 113. Cette modération dans l’administration du patrimoine foncier avait déjà été soulignée par C. Lauranson-Rosaz, « La Vie de Géraud d’Aurillac », p. 168-169. 114. Coll., III 25, col. 608 D-609 A. 115. Ibid., II 1, col. 549 C. Cf. aussi, Ibid., II 3, col. 550 D ; II 3, col. 551 A. 116. « Interrogabant autem eum et milites dicentes quid faciemus et nos et ait illis neminem concutiatis neque calumniam faciatis et contenti estote stipendiis vestris », Lc III, 14. 117. P. Bonnassie, D. Iogna-Prat, P.-A. Sigal, « La Gallia du Sud (930-1130) », p. 293.

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pas l’opulence en soi, mais un certain type de comportement qui, au contraire, s’en détache. Plutôt que la bonne utilisation de la richesse, il célèbre l’attitude du saint, qui, malgré sa proximité avec les biens terrestres par son statut social, sait que les vrais trésors sont ailleurs et se montre donc étranger à toute cupidité. L’abbé de Cluny fait ainsi une nette distinction entre la légitimation sociale de la haute position de Géraud en tant que puissant (qui résulte de la redistribution de ses richesses aux pauvres) et sa sanctification, qui découle plutôt de son ­comportement de détachement. Pour paraphraser une expression de D.  Barthélemy, Géraud n’est pas saint grâce à sa richesse, mais malgré elle118. *   * * Le comportement vestimentaire de Géraud donne lieu à deux chapitres, avant et après sa “conversion” (I 16 et II 3). L’attention d’Odon se porte sur deux éléments : le souci de modération et le lien entre le port des atours et le port des armes. Pour le premier aspect, la Vita Geraldi précise seulement les matières que Géraud refusait de porter (laine, lin et soie), c’est-à-dire des étoffes onéreuses et douces au toucher, donc en lien avec la chair119. Odon insiste en outre sur la simplicité de ses vêtements, qui « avaient été cousus uniquement pour qu’ils n’exhalent pas un luxe affecté, ni ne se fassent remarquer par leur rusticité grossière (rusticitate plebeia)  »120. Cette expression de rusticitas plebeia peut être mise en relation avec la phrase suivante, qui évoque le refus de Géraud de s’apprêter pour les fêtes ou la venue d’un magnat. Même si le saint affiche une simplicité vestimentaire en toute occasion, il est cependant tenu de se démarquer clairement du vulgaire par son rang social. Ici encore, la “conversion” donne lieu à une légère modification de la mise de Géraud. Ce dernier se met en effet à porter une pelisse, « parce que les clercs et les laïcs ont coutume d’utiliser ce vêtement de la même manière »121. Ce changement vestimentaire consacre par conséquent la modification du statut du saint, matérialisée également par sa tonsure, tout en affirmant l’ambivalence de son apparence. À l’occasion des deux descriptions des vêtements de Géraud, Odon en vient à dépeindre son apparat militaire, c’est-à-dire le baudrier de son épée, sa ceinture ou le harnachement de son cheval. Comme pour les habits, l’auteur affirme à deux reprises que le saint ne supportait aucun ornement précieux pour son équipement guerrier. Dans le premier livre, Géraud adopte en outre, vis-à-vis de son baudrier, le même comportement que les moines face à leurs vêtements, c’est-à-dire qu’il

118. « Géraud n’est pas saint grâce à sa chevalerie, mais malgré elle ». D. Barthélemy, Chevaliers et miracles, p. 63. 119. La Vita Geraldi indique pourtant que le saint achète un jour un manteau fort cher en Italie. Cet épisode a cependant pour but de montrer l’honnêteté du comte, VG4, I 27, col. 658 A-C. 120. Ibid., I 16, col. 653 B-C. Au chapitre II 3, Odon affirme pourtant que Géraud porte du lin. 121. Ibid., II 3, col. 671 B-672 A.



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l’use complètement en refusant d’en changer. Après sa “conversion”, Géraud ne porte plus son épée lui-même et s’est défait de son fourreau et de sa ceinture, qu’il a fait fondre pour fabriquer une croix en or. Le sort réservé à son équipement militaire, et notamment à son baudrier, « symbole de l’exercice de hautes fonctions publiques », peut être interprété comme le signe de son passage de la milice armée à la milice monastique122. Le saint apparaît donc comme un guerrier désarmé qui ressemble par son vêtement à un clerc et par sa tonsure à un moine, dépourvu par conséquent des marqueurs sociaux qui définissent sa place dans le siècle. L’extrait du premier livre sur les habits de Géraud débouche en dernier lieu sur une critique aiguë des moines qui recherchent le luxe vestimentaire, thème extrêmement fréquent dans les écrits d’Odon123. Le rejet du faste par Géraud, même s’il illustre un certain mépris du siècle, de ses attraits et de ses honneurs, semble être ainsi surtout l’occasion d’une critique des mœurs cénobitiques en perdition. À l’instar du comportement du saint face à la richesse, Odon a donc voulu caractériser l’attitude de Géraud vis-à-vis du vêtement comme la recherche de la modération. *   * * Le comportement de Géraud face à la nourriture et à la boisson est également évoqué par Odon, dans les livres I et II. Dans la première partie, l’abbé de Cluny consacre trois chapitres aux pratiques de table du saint (I 13-15), puis revient longuement sur sa consommation de viande dans la préface du deuxième livre. Odon s’attache par la suite à nouveau à la table de Géraud (II 14) et à quatre manifestations miraculeuses d’apparition de nourriture (II 19, 27, 29, 30). Jusqu’à sa conversion, le comportement de Géraud vis-à-vis de la nourriture est marqué par la tempérance, notamment envers la boisson : « Il savait que le vin fut créé pour la sobriété.124 » Ce refus de l’ivresse, doublé de l’insistance sur la sobriété, recoupe parfaitement les préoccupations de la règle de saint Benoît125. Il rejoint également les considérations générales d’Odon sur l’ébriété, et plus largement les observations de la littérature monastique sur la gourmandise : sa gravité réside surtout dans les conséquences qu’elle peut avoir, notamment dans l’encouragement de la luxure126. Odon souligne en outre les effets de l’ivresse sur le corps (faiblesse, tremblement, excitation et vieillesse prématurée), pour déboucher sur

122. Sur le symbole que constitue le baudrier, R. Le Jan, « La noblesse aux ixe et xe siècles », p. 197. 123. VG4, I 16, col. 653 C-D. Sur la critique des vêtements monastiques, cf. infra, notre chapitre « Réformer les moines », p. 569-576. 124. Pour la citation : VG4, II, præf., col. 669 A. Cf. aussi, Ibid., I 13, col. 651 B.  125. RB, chap. XL, p. 96-97. 126. VG4, I 13, col. 651 C-D. Sur la prise en compte des conséquences de la gourmandise, plutôt que de ce vice en soi, C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 210-214. Sur ce thème dans la pensée d’Odon, cf. supra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 376.

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l’image honteuse que renvoie le buveur, loin de toute dévotion127. Ce développement sur l’ivresse, dont le saint préserve tant ses hôtes que lui-même, rappelle également l’attitude modérée de Charlemagne, telle que la décrit Éginhard128. Odon marque une distinction nette entre les deux livres dans les pratiques de Géraud à table, notamment dans la description de son entourage. Dans le premier (I 13 et 15), Géraud est accompagné de clercs de bonne conduite, mais l’auteur insiste sur la présence de laïcs qui sont ses hôtes. Le chapitre 15 laisse certes entrevoir des pratiques de lecture biblique à table, mais souligne surtout la sévérité et la hauteur des conversations, le saint fustigeant ceux qui osent les écarts de langage. Odon reprend ici un topos courant, présent ailleurs dans son œuvre : les critiques sévères contre la débauche alimentaire, verbale et musicale qui anime souvent les banquets129. Dans le deuxième livre, le chapitre consacré aux pratiques de table (II 14) assimile beaucoup plus les repas du saint aux collations monastiques, par l’insistance de l’auteur sur la lecture qui y était faite. L’entourage laïque semble s’y être effacé au profit d’une composante cléricale beaucoup plus marquée. Dans l’ensemble de la Vita Geraldi, Odon exalte ainsi surtout l’objet de ces conversations commensales, fuyant les préoccupations du siècle pour se porter sur Dieu. Une telle insistance sur la pureté du discours peut être analysée comme une échappatoire aux risques d’entraînement vers le monde que constitue l’alimentation. Le comportement de Géraud est donc tout à fait comparable à celui de saint Louis tel que l’a analysé J. Le Goff, dans la mesure où la table est « le lieu et ­l’occasion de faire son salut »130. Dans la Vita Geraldi, elle correspond en effet à un moment d’édification de l’esprit par la lecture et les conversations théologiques, mais elle donne également corps à la charité du saint envers les pauvres (I  14). Le fait d’avoir inséré un chapitre sur la charité du comte entre deux paragraphes évoquant le comportement de Géraud vis-à-vis de la nourriture, permet certes à Odon de le rapprocher d’un paradigme monastique par l’accueil des indigents, mais aussi de le distancer du contre-modèle du mauvais riche stigmatisé dans la parabole de Lazare (Lc XVI, 19-31)131. L’attitude face à l’alimentation débouche donc sur la redistribution des richesses, mais c’est encore une fois un comportement général qui est souligné, plus que des actes précis : « Et fasse le ciel que, comme Géraud, ils voient par avance les fins dernières, et que, qu’ils mangent ou qu’ils boivent […], ils fassent toutes choses pour la louange de Dieu132. » C’est donc le 127. VG4, I 13, col. 651 C. Sur le vin, S. Boulc’h, « Le repas quotidien des moines », p. 304-307. 128. Éginhard, Vita Caroli imperatoris, § 24, p. 456. 129. Sur la critique des banquets par les auteurs du Moyen Âge, C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 212-215 et 224-226. La critique des banquets par Odon : Coll., II 1, II 3, III 5. 130. Pour la citation, J. Le Goff, Saint Louis, p. 628 ; pour le comportement de saint Louis à table, Ibid., p. 624-641. 131. Sur l’accueil des indigents selon la règle de saint Benoît, RB, chap. XXXI, 9, p. 80-83 ; chap. LIII, 15, p. 120-121. 132. VG4, I 15, col. 653 A.



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détachement face à la nourriture qui prime, puisque l’attention du saint ne se porte pas sur elle, mais sur les pauvres ou la parole de Dieu. Les pratiques alimentaires du saint sont également remarquables parce ­qu’elles instaurent un compromis entre ascèse monastique et comportement laïque autour de trois axes : la fréquence et les horaires des repas, la pratique du jeûne et la consommation de certains mets. La fréquence des repas de Géraud (un par jour) est bien celle des religieux. Ses horaires ne correspondent cependant aux pratiques cénobitiques que lorsqu’il jeûne : à cette occasion, Géraud ne mange en effet qu’à la neuvième heure, bien qu’il se restaure habituellement à la troisième (les religieux à la sixième), à la différence de ses hôtes qui déjeunent plus tôt133. La pratique des jeûnes par le saint marque également une différence avec le comportement habituel des laïcs. Géraud s’y astreint trois jours par semaine et « pendant le temps qui est consacré à l’abstinence », c’est-à-dire probablement le carême. Il lui arrive parfois d’interrompre son jeûne, contraint par des contingences festives, mais il “rattrape” toujours par la suite la journée perdue134. C’est donc une voie médiane sur le plan alimentaire qui est choisie, entre les permissions concédées aux laïcs et les interdictions imposées aux moines. Cette dimension est surtout visible dans le fait que le jeûne de Géraud consiste en une abstinence de viande et se calque donc sur le modèle cénobitique. Il est à ce titre tout à fait remarquable qu’après sa “conversion”, le saint ne se nourrisse quasiment plus que de poissons, apparus de manière miraculeuse135. Au début du livre II, Odon développe d’ailleurs un argumentaire autour de l’alimentation carnée et de la rupture occasionnelle du jeûne. Odon indique en effet que ces deux points font douter certains de la sainteté de Géraud ou, plus grave, conduisent des moines à s’arroger le droit de manger de la viande, sous le prétexte de la sainteté du laïc (I 15 et II, préface). Odon riposte à un double niveau, en affirmant d’abord que le saint fait usage de « choses permises à un laïc, qui ne sont pas autorisées à un moine »136. Ainsi que l’a noté I Deug-Su, il s’agit ici de lutter contre les religieux qui se comportent en laïcs, c’est-à-dire contre la confusion des ordines137. Ces deux passages donnent en outre la même justification des écarts de Géraud vis-à-vis du paradigme ascético-monastique : pour l’abbé de Cluny, c’est le comportement de Géraud face à

133. Ibid., I 13, col. 651 A-C. Sur les horaires monastiques : RB, chap. XLI, p. 98-99. On note au passage une influence probable de la Vita Caroli sur la consommation de fruits en été, en plus du repas principal : « Per omne enim tempus semel in die prandebat, nisi forte æstivis diebus, cum prosius aliquid, aut crudum cœnaret », VG4, I 15, col. 652 B. « Æstate post cibum meridianum pomorum aliquid sumens, ac semel bibens, depositis vestibus et calciamentis, velut noctu solitus erat, duabus aut tribus horis quiescebat », Éginhard, Vita Caroli imperatoris, § 24, p. 456. 134. VG4, I 15, col. 653 A-B. 135. Ibid., II 19, 29, 30. 136. Ibid., præf., col. 658 D-659 A. 137. I Deug-Su évoque seulement les moines qui se comportent en laïcs, I Deug-Su, « Note sull’agiographica », p. 156. Le terme d’ordines a été employé à dessein, car c’est l’un des seuls endroits de l’œuvre d’Odon où il apparaît.

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la nourriture, plutôt que ce qu’il consomme, qui est remarquable138. Cette ascèse relative, dont le maître mot est la tempérance, est exaltée par l’hagiographe car elle recherche l’indifférence dans les pratiques de table, une sorte « d’ataraxie alimentaire », et c’est en cela qu’elle se rapproche d’un comportement monastique139. G. Duby et P. Facciotto ont tous deux souligné la liberté relative dont jouissait Géraud dans son ascèse monastique, en raison de son statut de laïc140. Dans ­certains domaines, il est en effet soumis à des impératifs moindres que les moines, ce qui ne nuit absolument pas à sa sainteté. Pour son hagiographe, l’important semble être son idéal du juste milieu. Dans les activités où Géraud a droit à une certaine transgression, Odon articule toutefois toujours le comportement du saint à celui des mauvais cénobites, au point que l’on se demande parfois si l’objet de son discours est l’exaltation de la tempérance du comte ou la dénonciation des mauvais moines. Il convient également de tenir compte de la césure que constitue sa quasi-conversion : après cette dernière, la dimension laïque de Géraud est ­évacuée pour laisser place à un rigorisme presque monastique.

Le refus du sang et du sexe La modération des exigences d’Odon, par rapport à l’ascèse monastique, exclut catégoriquement deux domaines, le versement du sang et le sexe. Alors que, sous la plume des moralistes carolingiens, l’ordo laicorum se définissait par la pratique du service armé et du mariage, Odon ne transige pas sur ces deux activités141. Géraud n’a jamais tué ni blessé personne et reste vierge. Il y a donc une sorte de paradoxe à qualifier la Vita Geraldi de première Vie de saint laïque, dans la mesure où, dans les activités propres au laïcat carolingien, le saint est un vrai moine. Le refus de verser le sang apparaît fugitivement à plusieurs endroits du premier livre. Les devoirs guerriers de Géraud et leur fonction sociale seront abordés plus loin ; seule la manière de présenter le comportement du saint dans cette activité spécifique aux laïcs est abordée ici142. Ainsi que l’a souligné S. Airlie, la dimension guerrière apparaissait très peu dans les miroirs de princes carolingiens143. La Vita Geraldi est donc en rupture partielle avec la tradition du siècle précédent, dans la mesure où elle aborde bien cette question. Elle la traite cependant de manière fort originale, puisque l’activité militaire est considérée selon l’angle 138. VG4, I 15, col. 653 B. 139. Sur l’expression d’« ataraxie alimentaire », J. Le Goff, Saint Louis, p. 635. Sur le refus de la concupiscence et la nécessité de l’indifférence alimentaire dans la littérature monastique, C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 198-205. 140. G. Duby, Les Trois Ordres, p. 125. P. Facciotto, « Moments et lieux », p. 225. 141. A. Dubreucq, « La littérature des specula », p. 27-31. 142. Cf. infra, dans ce même chapitre, p. 481-486. 143. S. Airlie, « The Anxiety of Sanctity », p. 377-385.



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de la «  non-violence  », pour reprendre une expression employée par plusieurs ­historiens144. C. Erdmann est le premier à avoir analysé ce choix narratif comme le résultat d’une incompatibilité de la sainteté avec le fait de verser le sang145. De son côté, B. H. Rosenwein a insisté sur l’impact du modèle martinien de la ­victoire acquise sans blesser qui que ce soit146. Ces hypothèses sont convaincantes, mais elles n’expliquent pas pourquoi Odon n’a pas choisi un autre subterfuge pour concilier la perfection de Géraud avec son activité militaire. La dimension guerrière de Géraud est essentiellement développée dans le chapitre I  8. Son rejet du sang y apparaît à deux reprises, toujours en connexion étroite avec la protection divine qui assure sa victoire : « Et cependant il fut protégé par Dieu, de telle sorte qu’il n’a jamais ensanglanté (cruentaverit) son glaive de sang humain147. » Dans le chapitre 36 du même livre, Odon relate un coup de main manqué de l’un des ennemis du comte sur son château et, après avoir fait valoir sa mansuétude, il conclut : « Ainsi, Géraud triompha d’ennemis, chassés sans ­effusion de sang. Le Christ, à sa manière, rendit ainsi très glorieusement célèbre son cher miles, à travers cette épreuve148. » Enfin, dans des circonstances similaires, Odon explique un peu plus loin comment le saint, à la suite d’une « incroyable victoire », parvint à soumettre un certain Arnald [Arnaldus], « sans un seul meurtre de qui que ce soit dans son armée »149. Si Géraud n’a effectivement jamais tué personne, ni lui ni sa troupe n’ont été non plus blessés150. Ce double aspect est central, car il permet de rendre visible le soutien constant du Christ dans la victoire remportée de manière miraculeuse, c’est-à-dire de matérialiser la protection divine sur le saint. Cette manière de combattre explicite le lien de Géraud à Dieu et son élection, justement parce qu’elle est inhabituelle et qu’elle se solde systématiquement par la victoire. *   * * Le rejet du sexe apparaît dans deux passages du premier livre et s’accompagne toujours d’une critique sociale, qu’il s’agisse des droits d’un seigneur sur ses dépendantes, ou de l’augmentation de puissance et de richesse qui résulte des unions nobles. Par sa place dans la trame narrative, la conservation de la chasteté est par ailleurs liée très fortement à la dimension guerrière du saint.

144. I Deug-Su, « Note sull’agiographica  », p.  152 ; G. Duby, Les Trois Ordres, p.  125 ; J.  Flori, L’Idéologie du glaive, p. 109 ; A. M. Piazzoni, « “Militia Christi” e Cluniacensi », p. 247 ; P. Rousset, « L’idéal chevaleresque », p. 628 et 631. 145. C. Erdmann, Die Entstehung des Kreuzzuggedankens, p. 78. 146. B. H. Rosenwein, « St Odo’s St Martin », p. 324. 147. VG4, I 8, col. 647 C. 148. Ibid., I 36, col. 664 C. 149. Ibid., I 40, col. 666 C. 150. Ibid., I 8, col. 647 A-B.

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L’un des chapitres les plus longs de la Vita Geraldi est consacré à la tentation du saint, encore jeune homme (I 9). Il suit immédiatement le passage qui évoque les activités belliqueuses de Géraud et son refus de verser le sang et s’y trouve d’ailleurs étroitement articulé, dans la mesure où Odon analyse les guerres subies par Géraud comme un dérivatif des échecs du diable pour faire vaciller sa chasteté151. Dans ce récit, le démon recourt à une femme pour susciter le désir chez le chaste Géraud : ébloui par la beauté d’une de ses dépendantes, le comte s’apprête en effet à la déshonorer, tout en priant Dieu de lui venir en aide pour qu’il ne cède pas à cette tentation. Il la rencontre à l’endroit convenu, mais elle lui paraît difforme et sans beauté aucune. Il comprend alors qu’il a évité la luxure, grâce à l’aide divine qui a dissous l’artifice diabolique, et soumet immédiatement son corps à la morsure du froid pour « punir son petit plaisir ». Il se trouve néanmoins châtié par Dieu de son péché par la cécité, pendant plus d’une année (I 10). Ce passage permet des recoupements avec la réflexion d’Odon sur le désir suscité aux hommes par les femmes et avec certaines traditions hagiographiques portant sur le même thème. Le physique attrayant de la jeune fille donne en effet lieu à un commentaire acerbe de l’auteur : toute sa beauté réside dans son apparence, c’est-à-dire son enveloppe extérieure, puisque « absolument rien n’est beau dans la chair, si ce n’est le fard de la peau  »152. Dans son œuvre, Odon évoque à plusieurs reprises la tentation sexuelle que représentent les femmes, mais en soulignant toujours qu’il est possible pour les hommes pieux d’y résister. La fonction séductrice des femmes n’est donc ni constante ni systématique et apparaît comme indissociable de son opposé qu’est la chasteté. La tentation que les femmes exercent sur les hommes passe, selon Odon, par leur beauté physique. Les saints considèrent cependant que cette dernière provient de l’âme, puisqu’un cadavre qui l’a exhalée devient repoussant, mais aussi de la peau, dans la mesure où la matière qui se trouve sous cette enveloppe est comparable à de la fiente : la beauté corporelle en soi n’est donc rien aux yeux des élus153. Ce passage de la Vita Geraldi reprend par ailleurs un topos de l’hagiographie féminine du haut Moyen Âge. La défiguration d’une femme à sa demande par un miracle, dans le but de garder sa virginité, y est en effet courante, mais elle est ici réinterprétée au profit de Géraud : si la jeune fille est enlaidie, c’est bien le comte qui conserve la chasteté154. Le second passage sur la chasteté du saint intervient à l’intérieur de la longue section évoquant ses rapports, souvent conflictuels, avec d’autres puissants, notamment Guillaume le Pieux (I 34). Après avoir évoqué le refus de Géraud de convoler avec la sœur du duc d’Aquitaine, Odon justifie ce choix par son amour 151. Ibid., I 9, col. 648 A. 152. Ibid., I 9, col. 648 B. 153. Coll., II 9, col. 556 B ; Occ., III 457-469 et VII 380-382. 154. Sur ce topos : J. Tibbets-Schulenburg, Forgetful of their Sex, p. 150.



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inconditionnel de la chasteté qu’il ne veut pas abandonner, même dans l’optique d’un mariage aussi prestigieux. La suite illustre cette continence, par une description du comportement de Géraud face aux pollutions nocturnes : On peut en effet constater à quel point il avait en horreur l’obscénité de la chair dans le fait qu’il ne faisait jamais un rêve érotique (illusionem) sans chagrin. Toutes les fois que ce malheur de l’humanité lui arrivait dans son sommeil, un valet de chambre de confiance lui apportait en secret, c’est-à-dire dans un lieu convenable, des vêtements de rechange, toujours prêts à cet usage, du savon, et une cruche d’eau. Au moment où il entrait dans cet endroit, il ne supportait en effet pas qu’on le vit nu, et aussitôt le serviteur s’éloignait après avoir fermé la porte. Ainsi, lui qui cultivait la pureté intérieure (cultor internæ puritatis) fuyait l’impureté du corps (corporis inquinationem), à tel point qu’il lavait (abluerit) ce qui lui arrivait seulement quand il dormait, non seulement par des bains mais aussi par des larmes. Son acte semblait peut-être stupide, mais seulement à ceux dont l’esprit fangeux (cœnosa mens) exhale les souillures des vices (vitiorum sordes). Et eux, alors qu’ils se souillent (sordident) soit naturellement, soit volontairement, dédaignent pourtant de purifier leurs saletés (immunditias suas abluere) par leurs propres moyens155.

Ce passage est remarquable par l’emploi des champs lexicaux de la souillure et de la pureté156. L’obsession purificatrice de Géraud face aux effets de ses rêves érotiques renvoie à son attitude face à sa première tentation, puisqu’il s’était purgé de son désir grâce à la morsure du froid pendant une nuit entière. Ce ­comportement peut être interprété à l’aune des travaux de M. Douglas157. Partant du ­postulat que le corps est un médium pour penser l’ordre social – et donc les rapports sociaux ou la répartition du pouvoir –, cette ethnologue a en effet mis en valeur la relativité de la notion de souillure. Cette dernière correspond d’abord à tout ce qui est contraire à des normes culturelles et sociales. Interpréter le désir de Géraud en termes de souillure répond donc, en premier lieu, à la nécessité de concilier sa sainteté avec des modèles hagiographiques dominants, qui récusent la possibilité d’accéder à cette dernière en ayant une activité sexuelle158. Il semble toutefois que l’obsession d’Odon pour la virginité de Géraud ne corresponde pas seulement à un idéal monastique, mais renvoie aussi à un système de représentation qui fonde sa vision du monde. Selon M. Douglas, la souillure ­correspond en effet également à ce qui refuse toute catégorisation – et non plus seulement à une norme inversée – et c’est dans ce cas qu’elle représente un danger pour la société. Dans cette perspective, les circonstances de la souillure sexuelle du comte renvoient toujours à un temps qui échappe aux classifications nettes. Dans le premier, Géraud est encore adolescens, virginculus ou juvenculus, c’est-àdire qu’il est à un âge intermédiaire, une période « très périlleuse, où l’adolescent, 155. VG4, I 34, col. 662 B-663 A. 156. Sur les pollutions nocturnes au haut Moyen Âge, C. Leyser, « Masculinity in Flux », p. 103-120. 157. M. Douglas, De la souillure, surtout p. 23-27 et 111-128. 158. Ce type d’analyse a été développé par deux historiens : J.-C. Poulin, L’Idéal de sainteté, p. 100-106 ; S. Airlie, « The Anxiety of Sanctity », p. 391-392.

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abandonnant sa ressemblance avec le visage ou la voix de sa mère, commence à prendre la voix ou le visage de son père »159. La première tentation de Géraud intervient donc à un moment où les différences sexuelles sont floues, les genres mal définis par rapport aux catégories hommes/femmes. Les pollutions nocturnes sont en outre présentées comme le résultat de rêves (illusionem). Or, les travaux de J.-C. Schmitt ont montré le statut ambigu du songe : il concerne le corps et l’âme, il est une expérience visuelle et auditive, il témoigne d’une activité cérébrale pendant le sommeil, il fascine et inquiète160. La souillure sexuelle se produit ainsi dans le temps de l’ambivalence, donc de l’incontrôlable, et c’est pour cette raison qu’elle est conçue comme dangereuse. On peut dès lors s’interroger sur la nature du système social que la souillure met en péril, en transgressant ses codes et ses limites. La question se pose également pour le refus de verser le sang, dans la mesure où cet interdit est également conçu en termes de pollution. Géraud franchit les barrières de son ordre dans ces deux domaines puisqu’en tant que laïc, il devrait théoriquement être autorisé à avoir des relations charnelles et à assumer les conséquences du combat. Ce ne sont donc pas les distinctions entre ordines que les activités sexuelles et guerrières de Géraud menacent. Ainsi que l’a montré S. Airlie, les obligations de chasteté et de refus du sang doivent être étroitement articulées avec la question de la sainteté du comte, c’est-à-dire de sa perfection. Or, comme nous l’avons vu, Odon ne classe pas les hommes selon un schéma fonctionnel, mais en reprenant la bipartition augustinienne binaire, bons/mauvais, élus/réprouvés, purs/impurs161. La ligne de partage entre ces deux sphères est le siècle et les pratiques qui le symbolisent, la fornication en tête. C’est donc bien cette répartition-là que les activités sexuelles et guerrières de Géraud mettraient en péril. *   * * Odon propose-t-il, en définitive, une “monachisation” du laïcat resté dans le siècle ? Poser le problème en ces termes conduit à une impasse. Au-delà du cas de Géraud, la Vita Odonis offre en effet des perspectives beaucoup plus radicales à l’aristocratie laïque. À côté du modèle de vie mixte qu’incarne le comte, Jean de Salerne présente en effet une multitude de convertis tardifs qui abandonnent le siècle pour s’enfermer dans les monastères162. Il n’est nullement question dans ce cas de “monachisation” du laïcat, mais plutôt d’un phénomène d’attraction des cloîtres sur certains laïcs qui se placent alors véritablement en rupture avec le 159. VG4, I 15, col. 632 C. 160. J.-C. Schmitt, « Les rêves de Guibert de Nogent  », p.  263-294 ; Id., « Le sujet du rêve  », p. 295-315. 161. Cf. supra, notre introduction de la seconde partie « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 379-380. 162. Cf. infra, notre chapitre « Réformer les moines », p. 587-590.



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monde. L’existence de ce modèle concurrent nuance donc nettement le point de vue adopté dans la Vita Geraldi, dans la mesure où il renforce le caractère exceptionnel, donc peu représentatif, du mode de vie choisi par le comte. Parler de “monachisation” du laïcat conduit par ailleurs à négliger la rupture narrative de la quasi-conversion, ainsi que le problème central que pose la sainteté de Géraud. Cela implique en effet que la Vita Geraldi se définisse, dans sa globalité, comme un miroir, c’est-à-dire comme un objectif réalisable par tous les laïcs. Or, si certains aspects relèvent bien de la littérature parénétique, d’autres trahissent les malaises de l’abbé de Cluny face à une sainteté embarrassante. L’intention d’Odon dans la Vita Geraldi résulte par conséquent d’un compromis entre le modèle de sainteté carolingienne, très fortement influencé par les valeurs monastiques, le statut social de Géraud et l’ensemble de sa vision du monde. Ainsi que l’a montré S. Airlie, la Vita Geraldi radicalise en effet fortement les interdits vis-à-vis du sexe et de la violence, comparativement aux modèles de comportements offerts aux laïcs à l’époque carolingienne, parce qu’il est question de sainteté, et pas simplement de vie pieuse. Or, une vie sexuelle active et le fait de verser le sang sont absolument inconciliables avec une existence sainte163. Ces deux activités mettent en outre en péril la vision sociale défendue par Odon, dans laquelle l’élection est synonyme de pureté. Pour le reste, le comportement de Géraud, s’il est bien influencé par des vertus et des modèles monastiques, renvoie surtout aux idées d’Odon sur la ligne de partage que constitue le siècle pour distinguer les élus des réprouvés164. Il a été souligné que le degré d’application de ces traits cénobitiques était fonction de l’ordo de celui qui les suivait. Pourtant, même si Géraud est autorisé à faire certains actes en raison de son statut, Odon insiste surtout sur ses intentions, sur l’élan de son esprit, qui sont les mêmes que ceux d’un bon moine. C’est donc sur le terrain de l’attitude de détachement absolu vis-à-vis du siècle que l’abbé de Cluny conforme véritablement le saint à un paradigme cénobitique.

B. Potentes, regalia et idéologie royale Dans un tableau de la société qui souligne l’effacement de l’autorité royale, la Vita Geraldi présente un puissant qui exerce, dans le cadre de son pouvoir, des prérogatives judiciaires et militaires, toujours justifiées par son devoir de protection des faibles. Tous ces aspects apparaissent essentiellement dans le premier livre, consacré aux activités laïques de Géraud. Plusieurs historiens y ont vu le fait qu’en l’absence d’un pouvoir souverain, Géraud, en tant que potens ou plutôt que membre de l’ordo pugnatorum, avait hérité de la mission royale, telle qu’elle avait 163. S. Airlie, « The Anxiety of Sanctity », p. 372-395. 164. J. L. Nelson, « Monks, Secular Men and Masculinity », p. 125.

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été définie à l’époque carolingienne165. Au carrefour entre pratiques et ­idéologie du pouvoir, ces éléments posent avec acuité le problème de la périodisation d’une société seigneuriale naissante, mais aussi celui du contenu, de l’origine et de la légitimation du pouvoir exercé par les potentes. Comme pour les évêques, le pouvoir du puissant n’est défini par Odon, dans l’ensemble de son œuvre, que dans le cadre de ses rapports avec d’autres ­hommes, et en premier lieu avec les faibles, qualifiés le plus souvent de pauperes. Jusqu’à l’époque carolingienne, ce groupe social n’est généralement perceptible que dans ses rapports conflictuels ou idéaux avec les potentes. Le contraire de paupertas n’est en effet pas divitia mais potentia, tout comme les catégories de « pauvres » et de « puissants » ne recoupent pas exactement ceux qui possèdent ou pas, mais plutôt ceux qui ont vocation à être protégés ou à protéger166. Le diptyque ­carolingien potens/pauper, en tant qu’élément structurant des rapports sociaux réels ou idéaux, peut donc devenir un objet d’analyse pour appréhender l’image que ­veulent donner les clercs du lien social et de son rapport nécessaire avec la recherche du salut. Dans les écrits d’Odon, les catégories et pratiques sociales réelles, décrites grâce aux deux termes du binôme, ne sont pas toujours identifiables de manière claire. L’une des difficultés majeures de cette analyse réside en particulier dans l’articulation entre un vocabulaire clairement carolingien et le contenu de ce qui est décrit, où émergent des formes qui peuvent être qualifiées de “proto-féodales”. Un deuxième écueil serait de généraliser à tous les potentes ce qui n’est valable que pour Géraud, en vertu de sa sainteté. L’étude portera ici sur les raisons qui poussent l’abbé de Cluny à redéfinir ou à enrichir le contenu du lien social entre potentes et pauperes, tout en tentant de cerner s’il s’agit là d’un héritage des regalia, dans deux domaines principaux : l’exercice de la justice et la protection armée des faibles.

L’exercice de la justice Après avoir évoqué rapidement l’éthique judiciaire de Géraud au chapitre 11 du livre I, Odon revient plus longuement sur ce sujet, en y consacrant quatre chapitres (I 17-20). La plupart des historiens s’accordent sur le fait que Géraud exerce des fonctions de comte, notamment dans le domaine judiciaire, même si certains estiment qu’il a usurpé son titre167. Plusieurs chercheurs ont ainsi noté, à juste 165. G. Duby, « Les origines de la chevalerie », p. 48 ; Id., Les Trois Ordres, p. 126 ; J. Flori, L’Idéologie du glaive, p. 110-111 ; R. Le Jan, Famille et pouvoir, p. 150-151 ; B. H. Rosenwein, Rhinoceros Bound, p. 81 ; Y. Sassier, Royauté et idéologie, p. 195-196. 166. P. Depreux, Les Sociétés occidentales, p. 142. Sur le binôme potentes/pauperes au haut Moyen Âge, cf. surtout J.-P. Devroey, Puissants et misérables, p. 211-212, 317-318 et 325-350. 167. D. Barthélemy, Chevaliers et miracles, p. 50 ; P. Facciotto, « La “Vita Geraldi” », p. 248-250 et 254 ; G. Fournier, « Saint Géraud et son temps », p. 343 ; C. Lauranson-Rosaz, L’Auvergne et



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titre, que le plaid que préside le saint n’était plus une assemblée d’hommes libres, mais était constitué par l’entourage de Géraud ou par des nobles168. La situation décrite par Odon se situe donc bien dans un contexte de genèse de la société seigneuriale. La dimension hagiographique de la Vita Geraldi pousse cependant l’abbé de Cluny à développer ce qu’est pour lui le bon exercice de la justice, selon des critères moraux. Ainsi que l’ont souligné J.-C. Poulin et B. H. Rosenwein, le tribunal devient ainsi le lieu privilégié de l’exercice des vertus et de l’oppression, dont les bénéficiaires principaux ou les victimes sont les fameux pauperes169. Ces pauperes viennent faire entendre leur cause auprès de Géraud et sont le centre de son attention. Leur statut de libres n’est jamais précisé, mais leur simple présence au tribunal comtal l’atteste. Dans le cadre judiciaire, ce terme de pauperes semble désigner, dans l’œuvre d’Odon, un statut juridique hérité des cadres de pensée carolingiens. Ainsi que l’ont montré K. Bosl, R. Le Jan et J.-P. Devroey, il s’agit en effet de membres de la couche la plus basse des vassaux ou des hommes libres qui, en n’ayant qu’un petit patrimoine et en raison du temps occupé par leurs obligations militaires et judiciaires, n’ont pas le temps de cultiver leur terre et sont donc susceptibles de glisser dans la dépendance d’un homme plus puissant170. Or, comme dans les capitulaires carolingiens, ces pauvres apparaissent toujours dans les textes d’Odon dans des logiques de soumission aux potentes171. À travers l’exercice de la justice par le comte, la Vita Geraldi permet de cerner le type d’oppressions subies par ces pauperes. Géraud y apparaît comme un redresseur de torts : Et [Géraud] ne supportait pas qu’un seigneur (senior) pût ôter des terres (beneficia) à son vassal (vasso) en raison d’un quelconque trouble de l’esprit […]. Toutes les fois qu’un pauvre était retenu dans la dépendance d’un homme plus puissant (potentiorem),

168.

169. 170. 171.

ses marges, p. 336 et 348-350 ; J.-P. Poly, É. Bournazel, La Mutation féodale, p. 14-15 et 45. Pour notre point de vue sur l’usurpation, cf. supra, dans ce même chapitre, p. 445. D.  Barthélemy, «  Qu’est-ce que la chevalerie  », p.  38 ; C.  Lauranson-Rosaz, L’Auvergne et ses marges, p. 336 ; J.-P. Poly, É. Bournazel, La Mutation féodale, p. 14-15. Tous ces historiens s’appuient sur un passage de la Vita Geraldi où Odon définit le plaid comme le « lieu où certains hommes nobles allaient être réunis » (placitum, quo scilicet nobiles quidam viri conventuri erant), VG4, I 11, col. 649 D. A. R. Lewis pense cependant qu’il ne s’agit pas d’une cour de justice féodale, A. R. Lewis, « Count Gerald of Aurillac », p. 56-57. J.-C. Poulin, L’Idéal de sainteté, p. 93 ; B. H. Rosenwein, Rhinoceros Bound, p. 74. R. Le Jan, « “Pauperes” et “paupertas” », p. 169-187 ; K. Bosl, « Potens et pauper », p. 60-87 ; J.-P. Devroey, Puissants et misérables, p. 325-326 et 329-344. « Erat autem pauperibus et injuriam passis liber ad eum semper accessus […]. Nec dedignabatur aut per se aut per suos pauperum negotiis interesse […]. Neque hoc patiebatur, ut quilibet senior beneficia a suo vasso pro qualibet animi commotione posset auferre […]. Quoties pauper apud potentiorem forte obnoxius teneretur, instabat, ut imbecilliorem ita sustentaret, quatenus fortiorem sine læsione fregisset », VG4, I 17, col. 653 D-654 B. « Simplex erat et rectus, et iste vir, quamvis pauperibus multum consuleret, tamen ad puniendum reos non dormitavit », Ibid., I 18, col. 654 B. « Durior illi causa pro pauperibus semper erat, quam anima ejus illis compatiebatur, faciliusque suam negligere causam poterat quam illorum. Sic iste dum læderetur, tamen impotes tueri non ­omittebat », Ibid., I 38, col. 665 C. Dans le même ordre d’idée, Coll., III 8 ; III 26.

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il s’appliquait à soutenir le plus faible (imbecilliorem), jusqu’à ce qu’il ait fléchi le plus fort (fortiorem) sans dommage172.

Dans ce cas, les pauvres évoqués correspondent clairement à la couche la plus basse des vassaux ou à des hommes libres. Le rapport entre puissant et pauvre est donc ici un lien d’homme à homme hiérarchique où le premier peut contraindre le second à entrer dans sa dépendance173. Odon glisse alors vers une dialectique potentior/humilior qui joue davantage sur le degré d’indépendance sociale que sur une situation économique. Dans les Collationes, cette soumission est analysée comme la conséquence de la cupidité des potentes – assimilés aux « riches » – pour accaparer les biens des pauperes. Ce glissement de la potentia à la divitia est facilité par la quasi-synonymie des deux termes au haut Moyen Âge. Odon déclare ainsi : « Mais ceux-là, dégoûtés par leurs propres biens, désirent ardemment les biens des autres174. » Un peu plus loin dans cette œuvre, il revient sur la même idée, en insistant sur le mécanisme qui soumet les plus faibles aux plus forts, qu’il analyse comme une perversion des premiers par les seconds, grâce aux richesses : En outre, tous ceux qui sont riches (ditiores) s’efforcent toujours d’augmenter leurs richesses pour qu’elles pourvoient à leurs débauches quotidiennes et pour que, grâce à elles, ils se soumettent les pauvres (pauperiores), afin de les traiter comme des serviteurs (clientelas) de leur orgueil, cédant à leurs volontés. Et les pauvres (pauperiores) se soumettent eux-mêmes à eux, de leur plein gré, pour être rassasiés ; quant à ceux qu’ils ne peuvent pas dominer, ils les oppriment violemment grâce à la cruauté (audaciam) de ceux auxquels ils sont liés175.

Odon décrit ici exactement le même rapport de force que dans le cadre judiciaire, en analysant la constitution de clientèles aristocratiques176. Selon lui, les riches profitent de leur haute position sociale et de leurs larges ressources financières pour attirer dans leurs réseaux de dépendance des pauvres, gagnés par l’attrait d’une vie meilleure. Obéissant aux ordres du puissant, ceux qui leur sont liés font alors pression sur ceux qui refusent de se soumettre. Il est difficile de cerner quels sont les acteurs sociaux qui correspondent aux ditiores et aux pauperiores. Un point nous paraît cependant essentiel : l’allusion à certains hommes, qui, poussés par la misère, se mettent au service d’un homme de ­pouvoir. Dans la Vita Geraldi, Odon évoque par ailleurs à deux reprises, dans les mêmes termes, les « hommes

172. VG4, I 17, col. 654 A-B. 173. Ce passage confirme l’analyse de R. Le Jan sur la disparition progressive des préoccupations pour les pauperes dans les sources de la fin du ixe siècle, R. Le Jan, « “Pauperes” et “paupertas” », p. 174. 174. Coll., I 36, col. 544 A. 175. Ibid., II 1, col. 549 C. Les comparatifs ditiores et pauperiores ne doivent pas être rendus dans la traduction, dans la mesure où ils sont employés pour exprimer l’opposition de deux groupes sociaux, et non une comparaison. 176. G. Fournier avait bien cerné cette mise en place de clientèles aristocratiques dans la Vita Geraldi, G. Fournier, « Saint Géraud et son temps », p. 345.



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de peu de valeur » (infimæ personæ) qui dévastent les domaines du comte et oppriment ses habitants (pagenses et inermes) avec ­violence (audacia)177. Le recoupement des deux textes permet d’identifier ces infimæ personæ avec les hommes entrés au service des potentiores, c’est-à-dire avec les milites de la société protoféodale. *   * * À partir de Jonas d’Orléans, le devoir essentiel du ministère royal réside dans la protection des pauperes, grâce au moyen d’action privilégié du souverain qu’est l’exercice de la justice178. Les comtes avaient été associés à cette mission de manière de plus en plus étroite, à partir du milieu du ixe siècle, et devaient remplir les mêmes obligations que le monarque à l’échelle locale179. Dans les capitulaires carolingiens, jusqu’à la fin du ixe siècle, les potentes étaient en outre stigmatisés comme les premiers oppresseurs des pauvres180. Or, la Vita Geraldi dépeint un comte, qualifié de potens à plusieurs reprises, qui reprend à son compte la mission royale de protection des pauperes, notamment dans le cadre judiciaire, pour les protéger des exactions d’autres puissants181. Odon infléchit donc le vocabulaire carolingien, dans la mesure où ce n’est pas en tant que comte ou vassus regalis que Géraud défend les pauvres, mais en tant que potens. Dans cette perspective d’héritage des regalia, l’attitude de Géraud d’Aurillac dans le cadre du tribunal est riche d’enseignements. Les chapitres I  11 et I  17 permettent en effet de cerner l’éthique judiciaire du saint. Géraud se rendait « au plaid à jeun, pour ne pas être privé du jugement de sa raison par la perte de sa sobriété. Il pesait les conséquences pour le Christ, les conséquences pour la paix, ce qui serait préférable pour le bien commun »182. Odon souligne ainsi le souci qui anime Géraud de rendre un jugement équitable, détaché des contingences matérielles grâce à sa pratique du jeûne, rejoignant une tradition carolingienne 177. «  Cur potens vir ab infimis personis quæ res suæ populabantur, violentias pateretur ; addentes quia dum explorarent quod ille se nollet ulcisci, quidquid illius juris esset mordacius devastarent ; sanctius et honestium esse […] ut violentorum audaciam frenaret : satius esse temerarios vi bellica premi, quam pagenses et inermes ab eisdem injuste opprimi », VG4, I 7, col. 646 B. « Nam frequenter improperabant et quod mollis esset et timidus, qui se lædi ab infimis personis, tanquam impotens », Ibid., I 24, col. 656 C. 178. J.-P. Devroey, Puissants et misérables, p. 325-335. 179. Y. Sassier, Royauté et idéologie, p. 139-165. 180. R. Le Jan, « “Pauperes” et “paupertas” », p. 173-174. 181. Sur les qualifications de Géraud comme potens : «  Geraldus potens et dives fuit  », VG4, præf., col. 639 B ; « Nec observantia mandatorum Dei gravis aut impossibilis æstimatur, quoniam quidem hæc a laico et potente homine observata videtur », Ibid., præf., col. 641 C ; « Quoniam vero hunc Dei hominem in exemplo potentibus datum credimus, viderint ipsi qualiter eum, sicut e vicino, et de suo ordine sibi prælatum imitentur », Ibid., præf., col. 642 A ; « Cur potens vir ab infimis personis quæ res suas populabantur, violentias pateretur », Ibid., I 7, col. 646 B ; « Nam si hoc obstare videtur, quod in sæculo potens fuit », Ibid., I 42, col. 668 A ; « Quod Geraldus potens fuit », Ibid., II præf., col. 646 D. 182. Ibid., I 11, col. 650 B.

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qui considère que les excès de nourriture provoquent « une sorte de torpeur qui obnubile la perception et ralentit les réactions  »183. Les critères selon lesquels Géraud rend la justice, la cause du Christ, celle de la paix et du bien commun, proviennent tous trois des réflexions carolingiennes sur le bon exercice du pouvoir. Il s’agit donc d’une acception très large de la justitia, considérée à la fois comme une vertu personnelle de celui qui gouverne et comme le premier de ses devoirs, une double signification qui se trouve en particulier dans le De institutione regia de Jonas d’Orléans. Ce texte définit en effet les obligations du ministerium royal en articulant étroitement le concept romain de Respublica – dont découle la notion de bien commun – et l’idée de service du dessein divin, dans le but de garantir la concorde. Selon Jonas, le premier moyen d’action du souverain est alors l’exercice de la justice, qu’il doit rendre en premier lieu pour les pauvres, selon le critère d’un « jugement droit ». Ce dernier se définit ainsi : « Nécessaire et juste rigueur de la punition, proportionnalité de la correction à la nature de l’acte, obligation pour le juge de se pénétrer d’esprit d’équité, de résister à toute corruption et de juger sans acception de personne184. » Or, c’est exactement ainsi qu’est appréhendé l’exercice de la justice par Géraud. Il plaide la cause des humbles sans demander d’argent ni de cadeaux et prend partie en faveur des affaires des pauvres soumis aux puissants pour fléchir ces derniers185. Les pauvres sont ici probablement des libres ou des petits vassaux que Géraud, en tant que comte dépositaire du pouvoir royal carolingien, doit protéger de l’oppression des potentiores sur le terrain judiciaire. Si le terme de potens a perdu sa connotation péjorative sous la plume d’Odon, il a donc été remplacé dans la même acception par d’autres mots : divites, ditiores ou potentiores. L’application des sentences par Géraud suit également le modèle royal carolingien, mais nuancé par les impératifs de la sainteté. Le chapitre I  18 débute ainsi par son souci de rendre des jugements justes, c’est-à-dire de ne pas hésiter à punir les coupables lorsqu’ils le méritent, même s’ils sont pauvres186. Cette affirmation montre les limites de son devoir de défense des pauperes : il ne s’agit pas d’un soutien des pauvres à tout prix, mais de l’application d’une justice qui, théoriquement, ne doit pas tenir compte des inégalités de fortune entre les hommes libres187. Deux chapitres plus loin, Odon donne des exemples de sentences du comte188. Géraud y apparaît comme un juge relativement sévère, qui tient néanmoins compte des intentions des malfaiteurs, suivant en cela le modèle royal 183. C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 210-212. 184. Sur Jonas d’Orléans, Y. Sassier, Royauté et idéologie, p. 148 pour la citation ; p. 133-135 et 144-149 pour le reste de l’analyse. 185. VG4, I 17, col. 653 D. 186. «  […] et iste vir, quamvis pauperibus multum consuleret, tamen ad puniendum reos non usquequaque dormitavit : videlicet non ignorans quibusdam divinitus esse datum, ut crimen quod impunitum remanere non potest, temporali supplicio luant », Ibid., I 18, col. 654 B. 187. D. Barthélemy, Chevaliers et miracles, p. 54. 188. VG4, I 20, col. 655 C.



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c­ arolingien. Odon souligne cependant à plusieurs reprises la mansuétude du saint, qui relâche certains détenus en secret, et affirme qu’il n’a jamais infligé à personne la peine capitale ou des mutilations. Cette indulgence n’a pourtant pas empêché ses milites d’arracher les yeux à des brigands, par peur, dit l’auteur, que Géraud ne les libère ou « qu’il ne leur reprochât de les amener devant lui impunis »189. La fin de cette phrase témoigne furtivement des limites de la mansuétude du saint, qui ne tance pas ses hommes pour avoir aveuglé un paysan innocent qu’ils avaient pris pour un voleur : il se contente de se lamenter. Le texte affirme donc fortement l’indulgence du saint, qui frise parfois le laxisme, mais laisse filtrer des indices de la pression qu’il exerce lui-même sur les pauvres, par l’intermédiaire de ses milites. Cette clémence peut être analysée à l’aune de l’impératif narratif que constitue la sainteté de Géraud. Le postulat que le comte ne peut pas verser le sang, même dans l’exercice de la justice, oblige Odon à procéder à des accommodements quelque peu artificiels. Si une certaine sévérité – qui découle probablement d’un mélange des modèles carolingiens avec les réalités proto-féodales – perce bien dans l’exercice de la justice, l’affirmation constante de la miséricorde de Géraud donne lieu à des épisodes relevant de topoi hagiographiques190. En définitive, Odon confie à Géraud une mission judiciaire qui se définit dans les mêmes termes que celle des souverains carolingiens, notamment par la place qu’y occupent les pauperes. Il a été souligné que les grands, notamment les ­comtes, avaient été associés à cette responsabilité royale au ixe siècle. C’est pourtant ici un potens qui remplit ce rôle : la première légitimation de son pouvoir réside dans l’aide qu’il apporte aux pauvres dans le domaine de la justice, mais également dans la protection armée qu’il leur offre.

Protéger les faibles de son glaive La dimension combattante de Géraud, et notamment la mission sociale qu’elle induit, a fait couler beaucoup d’encre. Certains y ont vu la première attribution d’une valeur spirituelle à l’activité guerrière, d’autres une préfiguration des mouvements de paix de Dieu, de croisade ou des ordres militaires191. Il convient pourtant de réaffirmer le constat de P.  Rousset, I  Deug-Su et D.  Barthélemy : 189. Ibid., I 18, col. 654 C. 190. L’épisode de la libération d’un prisonnier par le saint renvoie ainsi à un modèle hagiographique courant, réinterprété ici dans la logique de l’exercice du pouvoir de justice ; Ibid., I 19, col. 654 D-655 D. Sur ce topos, P.-A. Sigal, L’Homme et les Miracles, p. 269-270. 191. D. Barthélemy, de même que J.-P. Poly et É. Bournazel estiment ainsi que la Vita Geraldi est aux ­origines intellectuelles de la paix de Dieu, D. Barthélemy, Chevaliers et miracles, p. 66 ; J.-P. Poly, É. Bournazel, La Mutation féodale, p. 151. G. Duby a affirmé que ce texte octroyait une valeur spirituelle à l’activité militaire : G. Duby, « Les origines de la chevalerie », p. 47. J. Juillet a estimé que Géraud préfigurait les ordres militaires, J. Juillet, « Les domaines du comte Géraud », p. 353 ; cette idée est reprise par F. Lotter qui y ajoute la préfiguration de la paix de Dieu et de la croisade, F. Lotter, « Das Idealbild adliger Laienfrömmigkeit », p. 89 et 95.

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cette dimension de Géraud n’apparaît véritablement que dans le chapitre 8 du livre I, c’est-à-dire de manière extrêmement isolée dans l’ensemble de la Vita192. L’étude de l’usage des armes se limite ici au cas exceptionnel exposé dans la Vita Geraldi, sans pour l’instant le généraliser aux autres potentes, dans une optique fonctionnelle. Pour comprendre les motifs de l’utilisation du glaive par Géraud, il convient de revenir sur les éléments contextuels fournis par Odon. La Vita Geraldi articule en effet toujours la prise d’armes du saint avec les exactions commises par certains hommes. Ces dernières sont de deux types : l’attaque des domaines de Géraud par des « hommes de peu de valeur » ou des « êtres violents » et les guerres de châteaux. La première catégorie est la plus fréquemment évoquée dans le texte : Pourquoi un homme puissant (potens vir) supportait-il de la part de personnes de peu de valeur (infimis personis) des violences qui dévastaient ses terres ; ajoutant […] qu’il était plus saint et plus honnête […] qu’il freine l’audace des hommes violents ; qu’il valait mieux que des hommes téméraires soient astreints par la force guerrière, plutôt que des paysans et des hommes désarmés soient opprimés injustement par ces mêmes hommes193.

La Vita Geraldi dépeint donc une société où certains hommes, identifiés plus haut avec les milites de la société proto-féodale, s’attaquent avec violence aux domaines d’un potens et à ceux qui les cultivent. Il faut souligner qu’Odon met en parallèle la puissance de Géraud (potens vir) avec la basse extraction de ceux qui l’attaquent (infimis personis). On peut donc penser avec D. Barthélemy qu’il s’agit là du témoignage des guerres de voisinage entre seigneurs, les hommes d’armes des uns s’attaquant aux paysans des autres194. Dans les chapitres I  36 à 40, les allusions constantes aux attaques de castra, oppida ou castella par des comtes attestent également une société déjà seigneuriale, par certains aspects195. Dans ce contexte, les motifs de l’intervention armée du saint sont clairement évoqués par Odon : il s’agit pour Géraud de défendre les pauvres, ce qui relève de sa mission de protection, au même titre que la justice. Les miroirs carolingiens avaient peu abordé la question de l’utilisation du glaive par les laïcs, qui s’y trouvait cantonnée au service du prince196. Cette dernière dimension a entièrement disparu de la Vita Geraldi, sans doute concomitamment au déclin de l’autorité du souverain, et s’y trouve remplacée par la soumission à un idéal plus vaste et voulu directement par Dieu. Comme l’a montré R. Le Jan, Odon projette donc bien sur

192. P. Rousset, « L’idéal chevaleresque », p. 628 et 631 ; I Deug-Su, « Note sull’agiographica », n. 38, p. 152-153 ; D. Barthélemy, Chevaliers et miracles, p. 59. 193. Pour la citation : VG4, I 7, col. 646 B. Dans le même ordre d’idée : Ibid., I 24, col. 656 C ; Ibid., I 40, col. 666 C. 194. D. Barthélemy, Chevaliers et miracles, p. 52. 195. Ibid., p. 57-58. 196. A. Dubreucq, « La littérature des specula », p. 30.



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Géraud l’idéologie royale carolingienne de protection des pauvres, notamment « des veuves et des orphelins »197. Les passages des œuvres d’Odon qui traitent de cette question montrent toutefois une certaine inflexion du vocabulaire par rapport à l’époque carolingienne. Si le mot pauperes continue en effet à apparaître, il se double de qualificatifs du type inermes ou impotes, ou de propositions relatives comme « ceux qui ne peuvent pas se protéger eux-mêmes »198. Il ne s’agit alors pas tout à fait des mêmes pauvres que ceux qui comparaissent au tribunal, mais de la familia de Géraud, des paysans, ainsi que cela apparaît clairement au chapitre 40 du livre I199. Cet enrichissement sémantique du vocabulaire relatif à la pauvreté pose donc le problème de la position d’Odon dans la genèse intellectuelle du mouvement de paix de Dieu200. Ainsi que l’a noté D. Barthélemy, par ces affirmations, Odon nie à ces pauperes la capacité de se défendre eux-mêmes, en légitimant le monopole des armes détenu par les potentes201. L’important réside dans cette obligation de protection des pauvres qui autorise un puissant à porter le glaive et à s’en servir, dans une optique qui reste cependant défensive. *   * * Odon défend une véritable “éthique” du combat, qui rejoint les observations faites précédemment sur le comportement de Géraud par rapport au siècle. Cette morale obéit à trois préceptes : la recherche de la paix, l’obtention honnête de la victoire et la pureté des intentions guerrières. Plusieurs historiens ont insisté sur le “pacifisme” de Géraud ou sur son évitement du combat, puisque son intervention par la force n’intervient qu’après les tentatives de négociations et toujours sous la contrainte de son entourage202. D.  Barthélemy a analysé cette recherche constante du compromis comme un indice d’une pratique de la faide chevaleresque par le saint, alternant menaces, pourparlers avant la campagne et réconciliations rapides après la bataille. Il interprète ces pratiques dans le sens d’une entente visant à sauvegarder les intérêts de chacun, au détriment des paysans qui subissent des exactions203. Cette analyse 197. Sur la protection des veuves et des orphelins, VG4, I 7, col. 646 C. Nous empruntons l’expression de « projection des vertus royales » à R. Le Jan, Famille et pouvoir, p. 150. Cette historienne évoque en fait la « projection des vertus royales sur l’ordo pugnatorum », nous reviendrons plus loin sur cette question, cf. infra, p. 493-501. 198. Inerme vulgus, VG4, I 8, col. 647 C ; impotes, Ibid., I 38, col. 665 C ; « Qui seipsos tueri nequibant infervens », Ibid., I 8, col. 646 C. 199. « Irruptiones faciebat in familiam domni Geraldi », Ibid., I 40, col. 666 B. 200. Ce glissement sémantique a été souligné, dès la première moitié du ixe siècle, par J.-P. Devroey, Puissants et misérables, p. 348-349. Cet historien y voit d’ailleurs les origines de la paix de Dieu. 201. D. Barthélemy, Chevaliers et miracles, p. 56 et 60. 202. P. Bonnassie, D. Iogna-Prat, P.-A. Sigal, « La Gallia du Sud », p. 249 ; J.-C. Poulin, L’Idéal de sainteté, p. 94 ; P. Rousset, « L’idéal chevaleresque », p. 627. 203. D. Barthélemy, Chevaliers et miracles, p. 52-53 et 56-57.

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souligne bien les réalités sociales présentes derrière le discours hagiographique, mais n’explique guère pour quelle raison Odon insiste à ce point sur la question de la concorde. Cette notion est en effet particulièrement importante dans sa vision du monde et s’articule étroitement avec l’élection et la contemplation future des hommes parfaits204. La présence du champ lexical de la paix dans certains passages est à ce titre tout à fait remarquable, dans la mesure où ce vocabulaire renvoie à la rupture d’un équilibre idéal par des «  hommes violents  » (violentorum) et qui doit être rétabli par le saint, en tant que futur élu205. L’opposition discursive concorde/violence est aussi un moyen de légitimer le pouvoir de Géraud qui apparaît comme le garant d’un certain ordre social, à la manière du souverain carolingien206. En tant que puissant, le saint doit apporter ou réparer la paix, agissant ainsi sur le monde terrestre pour refléter un certain idéal céleste. Même si le comportement de Géraud peut être assimilé à la faide chevaleresque, il s’inscrit par conséquent à la fois dans sa mission d’homme de pouvoir, investi d’une mission royale, et dans sa destinée de saint. Odon insiste aussi sur la bonne manière d’obtenir une victoire : « cela ­augmente sa louange qu’il ait toujours été victorieux ouvertement, sans fraude ni sans ­l’intervention de ruses », comportement qui débouche sur la protection constante de Géraud par Dieu207. L’épisode fameux, qui décrit la manière de combattre de Géraud, les épées à l’envers, entre tout à fait dans cette logique : c’est parce que le Christ lui apporte toujours la victoire que le saint peut se permettre de combattre ainsi. L’abbé de Cluny ébauche là une certaine éthique du combat, qui refuse les artifices et les duperies – assimilés à une intervention diabolique – pour obtenir la victoire, et qui s’en remet exclusivement au jugement de Dieu. Cette idée va de pair avec la prise en compte de la pureté des intentions guerrières. Géraud ne cherche pas à « atteindre ses ennemis, mais seulement à démentir en eux l’audace », phrase qui indique bien que le comte s’efforce de rétablir un certain ordre, mis en péril par des hommes menés par la malice208. Plus intéressante est l’affirmation, à deux reprises, que les interventions armées de Géraud sont déconnectées des vices en relation avec le siècle : « Il n’était pas emporté par un désir de vengeance, ni séduit par l’amour de la louange du peuple, comme 204. Cf. supra, notre introduction de la seconde partie « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 379. 205. « Igitur ad insolentiam violentorum reprimendam se jam exercebat, id inprimis certatim observans, ut hostibus pacem, facillimamque reconciliationem promitteret. Quod utique studebat, ut vel in bono malum vinceret, vel si illi dissiderent, jam ante Dei oculos suæ parti justitia plenius favisset. Et aliquando quidem mulcebat eos, et in pacem reducebat. Cum vero in ex plebilis malitia quorumdam pacificum hominem irrideret », VG4, I 8, col. 646 C-D. 206. Le maintien de la paix était un élément fondamental de l’exercice du pouvoir carolingien, au même titre que la justice, cf. J. L. Nelson, « Violence in the Carolingian World », p. 92. Sur la question de la paix et de l’ordre social, É. Magnou-Nortier, « Les évêques et la paix », p. 33-50 ; J.-P. Devroey, Puissants et misérables, p. 329. 207. VG4, I 8, col. 647 C. 208. Ibid., I 8, col. 647 A-B.



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beaucoup en ont coutume, mais il brûlait d’amour pour les pauvres.209 » Un peu plus loin, en conclusion du même chapitre, Odon déclare : Que celui qui, comme lui, aurait pris les armes contre des ennemis, ne cherche pas son propre intérêt, mais celui de tous, selon son exemple. Observe en effet que beaucoup d’hommes, qui se jettent dans les dangers avec audace par amour de la louange ou du lucre, endurent librement les maux du monde, [par amour] pour le monde210.

Le discours d’Odon sur les intentions de Géraud rejoint donc à la fois ce qu’il dit sur l’administration de la justice, dont le critère est la recherche du bien commun, et ses théories sur la prédication épiscopale. L’intervention armée du puissant doit être dégagée des vices temporels (vengeance, vaine gloire et cupidité) et servir un idéal plus noble : la cause de Dieu et le service des pauvres. On retrouve donc, dans l’exercice des armes, la thématique de l’intention, éloignée des attraits du monde. *   * * Sur la question de la sanctification de Géraud dans le métier des armes, nos vues concordent avec les conclusions de C. Carozzi, J.-C. Poulin ou D. Barthélemy : la sainteté de Géraud ne provient pas de son activité militaire, mais existe malgré cette dernière ; la Vita Geraldi ne procède en rien à une béatification de la fonction guerrière211. Il convient en effet de discerner à nouveau très exactement ce qui relève de la théorisation du bon usage des armes – sans que cela implique une sanctification – et ce qui fait de Géraud un saint, c’est-à-dire l’application de vertus monastiques, qui rend son cas unique. Pour Odon, il est impossible d’atteindre la béatitude par le métier des armes – même s’il s’agit d’un juste combat, qui s’inscrit dans la continuité de la mission royale carolingienne –, mais cette activité ne compromet pas la sainteté, à condition de se plier à certaines règles strictes. Ces remarques rejoignent celles de I  Deug-Su et d’A.  M.  Piazzoni sur la ­question de l’appartenance de Géraud à la militia Christi212. Cette expression, de même que celle de miles Christi, n’apparaît jamais dans la Vita Geraldi. La seule tournure proche serait celle d’athleta cœlestis militiæ, présente dans le prologue du deuxième livre, mais qui renvoie plutôt aux pratiques ascético-monastiques de Géraud et à son appartenance à la communauté des élus. Le point de vue d’Odon est donc toujours celui de la littérature cénobitique des siècles antérieurs qui voit, dans le miles Christi, un homme saint luttant contre les vices213. C’est d’ailleurs 209. Ibid., I 8, col. 646 D. 210. Ibid., I 8, col. 647 C-D. 211. C.  Carozzi, «  De l’enfance à la maturité  », p.  116 ; J.-C.  Poulin, L’Idéal de sainteté, p.  94 ; D. Barthélemy, Chevaliers et miracles, p. 59 et 63-64. 212. I Deug-Su, « Note sull’agiographica », p. 160 ; A. M. Piazzoni, « “Militia Christi” et Cluniacensi », p. 246-247. 213. Sur la militia Christi monastique, luttant contre les vices, R. Grégoire, « Esegesi biblica  », p. 21-45.

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dans ce sens qu’il convient d’interpréter l’expression miles christianus, présente dans le premier livre des Collationes : elle qualifie la condition de tout chrétien confronté aux plaisirs terrestres, qui doit néanmoins leur préférer l’ascèse214. Odon ne franchit donc à aucun moment le pas d’une exploitation littérale de ces expressions à connotation guerrière.

Les modèles bibliques de comportement Les auteurs carolingiens ont souvent utilisé des figures de rois vétéro-testamentaires pour présenter des modèles de comportement aux souverains régnants215. Ces références, qui permettaient de penser l’exercice du pouvoir selon des critères bibliques, apparaissent comme les éléments fondamentaux d’un système de représentation et de légitimation. Dans la lignée des miroirs et écrits politiques carolingiens, la Vita Geraldi aligne également le comportement de Géraud sur des modèles vétéro-testamentaires. L’étude de ces derniers permet d’affiner les conclusions sur le type d’autorité exercée par le saint et de cerner s’il y a bien projection sur lui de l’idéologie royale. En laissant de côté la comparaison de Géraud au roi des Angles, Oswald, l’analyse portera sur les figures vétéro-testamentaires, car ce sont elles qui étaient au cœur de la réflexion sur le pouvoir et sur les ordines à l’époque carolingienne216. Dans la Vita Geraldi, deux modèles bibliques principaux sont utilisés, essentiellement dans le premier livre : Job et David217. Depuis l’interprétation qu’en a faite Grégoire le Grand dans ses Moralia, Job est le modèle le plus courant pour les laïcs engagés dans le monde218. Dans la Vita Geraldi, cette figure n’apparaît seule qu’à trois reprises, dans le contexte de la lutte de Géraud contre d’autres puissants. Dans deux extraits, le comte est ainsi qualifié de «  frère des dragons et compagnon des autruches  », réminiscence de Jb XXX, 29, qui permet d’illustrer la persécution du juste par d’autres hommes219. Cette dimension de Job s’appuie plus exactement sur l’exégèse de Grégoire le Grand qui assimilait les dragons aux hommes remplis de malice et les autruches aux simulateurs. Pour le Père de l’Église, ce verset s’applique à Job qui « fut bon parmi des mauvais, au sommet d’une haute puissance », ce qui correspond parfaitement à ce que dit Odon de la situation de Géraud vis-à-vis des autres 214. Coll., I 34, col. 542 D. 215. Sur cette pratique carolingienne, H. H. Anton, Fürstenspiegel, p. 419-436 ; W. Ullmann, « The Bible and the Principles of Government », p. 181-227 ; P. Riché, « La Bible et la vie politique », p. 385-399. 216. Pour Oswald : VG4, I 42, col. 668 A-B. 217. Outre ces deux modèles centraux sur lesquels nous avons concentré notre étude, la Vita Geraldi évoque Noé, Daniel et Jacob, et enfin Nathanaël. Nous ne les avons pas abordés car ces personnages sont appréhendés davantage pour leur sainteté que considérés comme des modèles de comportement dans une optique carolingienne. 218. R. Savigni, « Les laïcs dans l’ecclésiologie carolingienne », p. 46-47. 219. VG4, I 32, col. 660 C, et I 41, col. 667 A.



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potentes220. Dans un troisième passage, Job est utilisé seul, comme modèle dans l’exercice de la justice : il y est qualifié d’homme « simple et droit » (Jb I, 1), tout comme le comte qui, malgré son amour des pauvres, punissait ces derniers s’ils étaient coupables221. Il s’agit encore une fois d’une comparaison qui découle de l’interprétation judiciaire de ce verset par Grégoire le Grand. Ce dernier explique en effet qu’« on assigne la justice dans la rectitude, mais la mansuétude dans la simplicité. Et souvent, lorsque nous recherchons la rectitude de la justice, nous abandonnons la mansuétude ; et lorsque nous désirons conserver la mansuétude, nous infléchissons la rectitude de la justice »222. Cette interprétation de Job est reprise par Odon afin de montrer ce qu’est le bon exercice de la justice, à la fois plein de mansuétude et de sévérité pour les coupables. Cette citation biblique apparaissait déjà dans la Via Regia de Smaragde de Saint-Mihiel, dans un chapitre consacré à la simplicité royale. Elle avait pour but d’y affirmer la nécessaire miséricorde et le devoir d’aumône du souverain, notamment envers les pauvres, les veuves et les orphelins ; elle est en revanche totalement absente du chapitre consacré à son rôle de justicier223. La Vie de Géraud semble donc correspondre à la première utilisation de cette citation pour définir concrètement le bon exercice de la justice. Job est par ailleurs associé à Tobie dans le chapitre 2 du troisième livre. Ces deux figures y sont proposées comme modèles de comportement par leur mise à l’épreuve dans les tentations, dimension extrêmement courante dans la littérature patristique, notamment pour Job224. Dans la préface générale de la Vita, Odon associe à nouveau ces deux personnages bibliques et leur ajoute David, pour démontrer que, si ces trois hommes – et plusieurs autres – ont été sanctifiés grâce à leurs actes, notamment dans le domaine de la justice (considérée dans un sens très large), Géraud mérite également de l’être225. C’est donc la dimension, extrêmement floue, d’accomplissement des œuvres de justice par ces figures vétéro-testamentaires qui intéresse l’abbé de Cluny. Dans les miroirs carolingiens, Job et Tobie étaient des modèles de comportement destinés essentiellement aux laïcs, soit en vertu de leur vie conjugale dans la chasteté, soit pour leur souci de l’aumône226. Or, Odon ne les considère jamais sous ces angles. La raison pour laquelle l’abbé de Cluny a évité la dimension matrimoniale des deux figures est évidente, puisque la sainteté de Géraud repose essentiellement sur sa virginité. Il

220. Grégoire le Grand, Moralia in Job (vol. 143 A), L. XX, chap. 39, § 75, p. 1058, l. 1-17. 221. VG4, I 18, col. 654 B. 222. Grégoire le Grand, Moralia in Job (vol. 143), L. I, chap. 12, § 16, p. 32, l. 1-5. 223. Sur la simplicité : Smaragde de Saint-Mihiel, Via regia, chap. 6, col. 946 B ; sur la miséricorde, Ibid., chap. 10, col. 950 C. Cette citation n’apparaît dans aucun autre miroir de prince carolingien. 224. VG4, III 2, col. 690 D. Sur cette dimension de la figure de Job : R. Savigni, « Les laïcs dans l’ecclésiologie carolingienne », p. 46. 225. VG4, præf., col. 642 B-C. 226. R. Savigni, « Les laïcs dans l’ecclésiologie carolingienne », p. 46-48, 63, 71, 73, 76, 79, 82-83, 85.

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est plus étonnant de ne le voir utiliser aucun archétype biblique pour la miséricorde du comte envers les pauvres. Si Odon s’inscrit bien dans une certaine continuité carolingienne en choisissant des modèles de comportement vétéro-testamentaires traditionnellement proposés aux laïcs (Job et Tobie), il les vide donc de ce qui en faisait justement des paradigmes pour le troisième ordre, c’est-à-dire le mariage et l’aumône. Il semble pourtant être le premier à utiliser la figure de Job, réinterprétée selon le prisme de Grégoire le Grand, dans les domaines de l’activité guerrière et de l’exercice de la justice, deux occupations réservées par essence aux laïcs, ou plus exactement aux comtes. L’abbé de Cluny infléchit donc radicalement les traits des modèles de Tobie et surtout de Job, pour en faire des paradigmes des devoirs régaliens que doivent à présent exercer les puissants. Ce glissement est encore plus sensible dans son utilisation de la figure de David. *   * * À l’époque carolingienne, David était devenu le modèle par excellence de l’exercice du pouvoir impérial ou royal227. Il apparaissait d’ailleurs relativement peu dans les miroirs destinés aux laïcs à cette époque, notamment dans sa fonction de gouvernant228. Dans cette perspective, la Vita Geraldi constitue une rupture, dans la mesure où, dans un but de légitimation du pouvoir et de la sainteté, Odon compare le comportement de Géraud à celui de certains souverains vétérotestamentaires. David apparaît d’abord seul dans un passage sur l’exercice de la justice où Odon évoque l’obligation qu’ont certains hommes, notamment Géraud, de punir les crimes. Le roi biblique est ici considéré comme un modèle pour sa condamnation, sur son lit de mort, de Joab et Shiméï, deux de ses opposants (1 R II, 5-9)229. Cette dimension de David ne semble jamais avoir été utilisée auparavant par les auteurs carolingiens, même dans le domaine de la fonction judiciaire du souverain. Dans la Vita Geraldi, Odon propose donc une interprétation très ferme de l’exercice de la justice, immédiatement illustrée par l’épisode de l’aveuglement des voleurs par les agents du comte. Ce passage reflète peut-être un durcissement de l’institution judiciaire, par rapport à l’époque carolingienne.

227. A. Graboïs, « Un mythe fondamental  », p. 11-31 ; Y. Sassier, Royauté et idéologie, p.  84-87 et 125-129. 228. David ne semble en effet apparaître comme modèle de comportement pour les laïcs qu’épisodiquement, notamment dans sa dimension pénitentielle. Jonas d’Orléans, De institutioni laicali, I 9, col. 137 B ; Ibid., I 10, col. 141 A ; Ibid., I 15, col. 151 B ; Ibid., II 14, col. 193 B. Chez Dhuoda, David est encore considéré comme un modèle pour le roi, et ce sont ses conseillers Abner et Joab qui sont des paradigmes pour les laïcs, R. Savigni, « Les laïcs dans l’ecclésiologie carolingienne », p. 84. 229. VG4, I 18, col. 654 B-C.



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Dans un second extrait, le modèle de David vient étayer le récit de la construction inachevée du monastère d’Aurillac, dans un discours au style direct qui retranscrit les lamentations de Géraud face au mauvais comportement de ses moines. Odon y compare les deux hommes dans leur désir de bâtir un lieu de culte sans y parvenir, en pourvoyant malgré tout aux nécessités matérielles de l’établissement et en sachant que leurs successeurs accompliront cette tâche230. Ce passage s’appuie sur la prophétie de Natân à David (2 S VII, 7-13) et souligne la facette de constructeur du roi biblique. Or, cette dimension des souverains vétérotestamentaires – notamment de Salomon – avait été particulièrement exploitée sous les règnes de Charlemagne et de Louis le Pieux, pour s’estomper par la suite dans les écrits d’ecclésiologie politique, tout en surgissant dans les biographies épiscopales231. D. Iogna-Prat a montré les enjeux de ce type de récit, qui posent la question de la place du prince dans la construction ecclésiale, au sens propre et au sens figuré. Les implications de cette comparaison seront évoquées plus loin ; retenons pour l’instant que l’identification de Géraud à David, dans sa facette de souverain bâtisseur, est un topos carolingien qui était jusqu’alors uniquement destiné à l’empereur ou à des évêques232. C’est dans la même perspective que Géraud est comparé à Abraham puis à David, ou à « David, Ézéchias et Josias » dans son activité militaire. Les deux premiers exemples permettent d’étayer l’idée qu’il existe un juste combat qui ne flétrit pas la sainteté de certains hommes. Il s’agit de la lutte armée d’Abraham pour sauver Lot (Gn XIV, 12-16), ou de celle de David contre son fils Absalom (2 S XVIII, 1-18)233. Ce dernier exemple justifie la prise d’arme défensive, puisque le roi d’Israël avait en fait répondu à la révolte de son descendant. David, Ézéchias et Josias sont également appréhendés dans leur dimension militaire un peu plus loin. L’objectif d’Odon y est le même que dans le premier passage : concilier la position de Géraud, en tant que puissant et guerrier, avec sa sainteté234. Cette triade de souverains vétéro-testamentaires découle en fait d’un verset de l’Ecclésiastique (Si XLIX, 4-5) et a souvent été commentée dans l’Antiquité tardive et au haut Moyen Âge. La dimension combative de ces trois rois est cependant extrêmement rare, puisqu’elle n’apparaît que chez Jérôme et, surtout, chez Bède le Vénérable suivi par Cathwulf, mais jamais de manière aussi nette, ni sous cette forme235. L’utilisation de modèles royaux bibliques pour qualifier et définir les prérogatives d’un puissant constitue un indice important du fait que les potentes exercent 230. Ibid., III 1, col. 690 B-D. 231. D. Iogna-Prat, « La construction biographique », p. 203-205 et 222-223. 232. Cf. infra, dans ce même chapitre, p. 492-493. 233. VG4, I 8, col. 647 B. 234. Ibid., I 42, col. 668 A. 235. Sur l’utilisation de cette triade dans l’ecclésiologie politique patristique puis carolingienne, nous nous permettons de renvoyer à notre étude, I. Rosé, « Le roi Josias dans l’ecclésiologie politique », p. 683-709. Nous avons davantage développé cet aspect dans notre mémoire de maîtrise, Ead., Le Modèle du roi Josias, p. 41-46 et 91-102.

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bien la réalité du pouvoir. En utilisant les mêmes moyens de légitimation que les Carolingiens, Odon fait en effet glisser le système de représentation de la monarchie vétéro-testamentaire entre les mains de grands laïcs, dans un contexte de genèse de la société seigneuriale. Non seulement Géraud hérite du devoir régalien de protection des pauvres par la justice et le glaive, mais il est en outre doté de modèles de comportement, auparavant destinés à la fonction souveraine, qui justifient la nature de son pouvoir. Ce glissement des modèles de comportement vétéro-testamentaires du roi vers les potentes est d’ailleurs confirmé dans l’Occupatio. Le portrait de David, étudié plus haut, se termine en effet par trois vers qui évoquent le fonctionnement de la société en termes de hiérarchie, où chaque groupe dispose d’un modèle précis236 : Et effet, il est évident que chaque degré (gradum) a ses propres maîtres, Afin que quiconque règle bien ses actes en les imitant ; Que le prince David forme donc les grands (proceres) aux meilleures choses237 ! 

Dans l’Occupatio, Odon place donc explicitement David en position de référence pour les proceres, reconnaissant ainsi qu’il ne s’agit plus d’un modèle destiné aux rois mais aux grands, c’est-à-dire à ceux qui exercent la réalité de la potestas. Ces derniers doivent régler leur comportement sur celui du souverain biblique, c’est-à-dire rester humbles dans les activités temporelles, apporter leur soutien à l’Église et rechercher la pénitence après leurs fautes. Il y a donc effectivement projection sur Géraud de l’idéologie royale, dans les secteurs de la justice, du combat ou de la légitimation du pouvoir par l’utilisation de modèles de comportements bibliques. C’est ce dernier domaine qui incite à analyser, comme R. Le Jan, le cas de Géraud et le système de représentation et de légitimation dans lequel il s’insère, dans le sens d’une « continuité de la construction carolingienne du pouvoir ». Le fait qu’Odon ne s’adresse pas aux titulaires de la fonction publique en tant que tels, mais à un homme qui appartient à la catégorie des potentes, définis essentiellement comme des prédateurs des pauvres dans les textes antérieurs, atteste toutefois une certaine rupture. Si le discours sur le pouvoir reste globalement le même qu’à l’époque carolingienne, il glisse toutefois vers des hommes auxquels il n’était pas destiné aux siècles précédents. La continuité des stratégies discursives de légitimation est donc au service d’un changement social dans l’exercice du pouvoir. Il convient toutefois de cerner si cette conclusion ne concerne que le cas exceptionnel de Géraud ou si elle peut être étendue, plus largement, à tous les puissants.

236. Sur le portrait de David dans l’Occupatio, cf. supra, dans ce même chapitre, p. 448-449. 237. « Quemque gradum proprios nam constat habere magistros,/ Quos imitando suum quivis bene dirigat actum ;/ Ergo David proceres innormet ad optima princeps ! », Occ., IV 410-412.



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C. Une activité sociale mise au service de l’Église Le modèle de comportement défini par Odon pour Géraud peut-il être généralisé à d’autres, et si oui, à quels autres (laïcs, puissants, guerriers)  ? L’abbé de Cluny entend-il prescrire à tous les laïcs la chasteté et la non-violence, ou répond-il seulement au cas épineux d’un homme considéré comme saint et devant par conséquent se couler dans des cadres hagiographiques monastiques ? Ces problèmes ne peuvent être résolus qu’en considérant le discours d’Odon comme une réflexion sur les ordres, selon un mode carolingien, qui attribue à chacun une place et une activité précise dans la société et lui permet d’accéder au salut. La question centrale se cristallise ici autour du type de rapports que l’abbé de Cluny définit entre les puissants et l’Église. Quelles sont leurs relations théoriques avec les moines, quel est le rôle qui leur est imparti dans le bon fonctionnement de la société et comment peuvent-ils atteindre le salut en restant à leur place ?

Le refus de l’incursion laïque dans les monastères Dans son œuvre, Odon évoque très peu les rapports théoriques entre monastères et grands laïcs, alors que la majorité de ses réformes religieuses a eu lieu à l’instigation de ces derniers. Cette question n’est finalement visible que dans la Vita Geraldi, à travers la description de la mise en place du monastère d’Aurillac par le saint : J.-C.  Poulin et I.  Cochelin ont souligné que l’idée majeure de ce passage résidait dans la mise à l’écart du comte, sur sa propre initiative, de l’établissement qu’il avait fondé238. Plus largement, ce récit d’Odon, et les probables transformations des faits qu’il y a opérées, permettent de se faire une idée des relations idéales entre moines et potentes, en examinant les trois phases d’organisation du monastère d’Aurillac. La Vita Geraldi décrit en effet les mesures prises par le saint pour mettre en place son abbaye. Une première phase correspond à la décision de créer un établissement religieux, avec un statut juridique particulier qui le fait dépendre directement de Rome, initiative présentée comme concomitante du désir du saint de devenir moine (I  2)239. Les chapitres suivants exposent alors, en alternance, la semi-conversion de Géraud (I 3) et la fondation juridique (I 4), puis matérielle (I  4-5) de son abbaye. La deuxième phase correspond à la recherche de bons moines pour peupler l’établissement, c’est-à-dire de cénobites menant une vie régulière (I  6). Géraud envoie donc de jeunes nobles à Vabres pour y être formés, mais, une fois revenus à Aurillac, leur rigueur se relâche à cause des mœurs 238. J.-C. Poulin, L’Idéal de sainteté, p. 130-131. I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 195-200. 239. «  Exponit itaque præsentis vitæ sibi inesse fastidium, et religionis habitum desiderare ; Romam ­proficisci velle, et prædia sua beato Petro apostolorum principi jure testamentario delegare », VG4, II 2, col. 670 C.

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dissolues de celui que le comte avait nommé abbé. Le saint en est « très affecté, parce qu’il ne pouvait pas le corriger, ni avoir un autre abbé qu’il aurait pu mettre à sa place »240. La fondation du monastère d’Aurillac est donc décrite comme un semi-échec, temporaire, à cause du mode de vie de ses habitants, mais le texte montre bien que le comte s’est gardé d’y intervenir. Une dernière phase voit la mise en danger de l’établissement et de ses dépendants par le neveu et héritier du défunt Géraud, Rainald, qui s’en prend à la familia du monastère (IV 11). Deux apparitions miraculeuses du saint lui font ensuite cesser ses exactions. Si les laïcs pourvoient à la vie matérielle et à la formation des communautés cénobitiques, ils n’interviennent donc plus ensuite dans la vie du cloître, notamment dans la désignation de l’abbé. Ils doivent par ailleurs lutter contre les appétits fonciers de leurs héritiers en préservant leur fondation, un impératif exprimé de manière métaphorique dans la Vita, sous la forme d’une apparition miraculeuse de Géraud. Dans la Vita Geraldi, Odon appréhende par conséquent les rapports entre puissants et moines de manière à exclure les seconds de l’emprise des ­premiers, tout au moins après la dotation de l’établissement. La question est de déterminer si ces assertions reflètent les idées générales d’Odon sur les relations potentes/monachi, ou si cette prise de position rend seulement compte d’une situation en partie conjoncturelle, liée à la situation délicate du monastère d’Aurillac au moment de la rédaction de la Vita. Il a en effet été souligné précédemment qu’Odon avait probablement écrit ces passages pour conforter sa propre position à la tête du monastère et pour lutter contre les tentatives d’usurpation des héritiers de Géraud241. Ces hypothèses montrent que les rapports entre moines et laïcs, tels qu’ils sont dépeints dans la Vita Geraldi, répondent vraisemblablement à des circonstances particulières et locales. La nature des modifications narratives opérées sur le statut de l’établissement laisse toutefois penser que l’appréhension des rapports entre les puissants et les moines dans la Vita Geraldi renvoie également à un idéal plus large. Le fait de présenter Aurillac selon des normes semblables à celles qui régissent Cluny ou Déols semble indiquer qu’Odon a une idée très précise de la manière adéquate de protéger les monastères de leur fondateur ou de leur famille, en les plaçant sous la seule protection de Pierre. Plus largement, la mise en place de l’établissement d’Aurillac permet de cerner précisément comment Odon appréhende les rapports entre moines et puissants dans ce domaine. Le motif de la construction du monastère entre en effet dans la logique carolingienne du « souverain bâtisseur », notamment grâce à l’emploi du modèle de David242. L’utilisation de ce souverain biblique dans ce domaine pourrait sembler paradoxale, dans la mesure où il n’a jamais achevé son projet d’édification 240. « Sed cum ille dissolute viveret, vir Domini vehementer afficiebatur, quia illum corrigere non valebat, neque alium habere, quem loco illius subrogare posset », Ibid., II 6, col. 674 B. 241. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 215-218. 242. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 489.



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du Temple de Jérusalem. C’est néanmoins justement pour cette raison qu’Odon l’a choisi, puisque, comme David, Géraud n’a pas mené à bien son dessein, en ne trouvant pas de bons moines. Dans cette perspective, il est tout à fait significatif que l’échec du comte ne concerne pas la mise en place matérielle (qui finit par aboutir après quelques péripéties), mais spirituelle du lieu. L’utilisation explicite du modèle de David, ainsi que la fonction éminente de Géraud en tant que potens, permettent de comprendre ce passage à l’aune de la réflexion carolingienne sur le prince bâtisseur243. Cette dimension de l’exercice du pouvoir pose en effet le problème du rôle et de la place du prince dans la construction matérielle et spirituelle de l’É/église. Or, le message d’Odon dans ce domaine peut se résumer à trois idées. Le potens a tout d’abord l’initiative de la mise en place d’un établissement religieux, c’est-à-dire le choix de son ­statut, sa construction matérielle et la sélection originelle des moines. L’évêque ne détient en outre aucune fonction spécifique, notamment lors de la dédicace de l’abbatiale où il n’est pas mentionné. Ce trait distingue la Vita Geraldi des textes tardo-­carolingiens contemporains qui mettaient en valeur des figures de prélats consécrateurs : Géraud y tient en revanche un rôle majeur, puisque c’est lui qui a réuni de nombreuses reliques. Odon insiste enfin sur la mise à l’écart du comte de la vie interne de sa fondation, après l’avoir richement dotée. Les potentes ont donc un rôle central dans l’organisation matérielle d’un établissement, y compris dans sa dédicace, mais ne doivent ensuite plus influer sur sa vie spirituelle qui reste, pour Odon, une affaire de moines. Si l’impulsion originelle est importante, ce n’est pas elle qui détermine la réussite ou l’échec d’une fondation, mais bien la pureté du comportement de ses habitants. L’abbé de Cluny assigne donc aux potentes un rôle d’auxiliaire privilégié dans la construction de l’E/ecclesia, matérialisé par la création ou la dotation d’établissements. Cette fonction passe cependant au second plan, dans la mesure où le critère du succès reste le bon comportement des moines, défini explicitement comme hors de la sphère d’intervention des puissants.

La bride de la violence La Vita Geraldi pose le problème de l’appartenance des potentes à un ordo et, par conséquent, de la mission qui leur est confiée. Comme nous l’avons vu, le terme d’«  ordre  » est plutôt rare dans les écrits d’Odon et entre en concurrence avec une autre répartition des hommes, binaire et augustinienne, celle des bons et des mauvais244. C’est cette dernière qui importe pour l’abbé de Cluny et 243. Pour le passage de la Vita Geraldi comparant Géraud à David dans sa construction du monastère : VG4, III 1, col. 690 B-D. Sur la réflexion carolingienne sur le prince bâtisseur, D. Iogna-Prat, « La construction biographique », p. 222-224. 244. Cf. supra, notre introduction de la seconde partie « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 379-380.

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qui transcende complètement l’ordonnancement carolingien clercs/moines/laïcs. Odon évoque pourtant un ordo pugnatorum dans la Vita Geraldi. Comment interpréter cette occurrence ? Le terme d’ordo apparaît en fait trois fois dans la Vita Geraldi. Sa présence est toujours liée à la notion de permission, à travers des expressions comme licet et licenter, et renvoie ainsi à son contraire : l’interdit. Ce contexte textuel soustend un effort de moralisation des comportements des hommes selon la catégorie à laquelle ils appartiennent, dans une optique carolingienne. Outre l’occurrence d’ordo pugnatorum, Odon utilise le terme dans les préfaces des livres I et II : Mais puisque nous croyons que cet homme de Dieu fut donné en exemple aux puissants (potentibus), qu’eux-mêmes voient comment ils pourraient l’imiter, lui qui a été placé devant eux comme [venant] de leur voisinage et de leur ordre (de suo ordine) […]. (Préface générale) Il fut donc permis (licuit) à un homme laïc, placé dans l’ordre des combattants (ordine pugnatorum), de porter le glaive, afin qu’il défendît le peuple désarmé (inerme vulgus) ou le troupeau innocent (inocuum pecus) des “loups du soir”, comme il est écrit. (I 8) En effet, il y a beaucoup de choses permises à un homme laïque (laico homini) qui ne sont pas autorisées à un moine [….]. Géraud utilisait de droit (licenter) des choses concédées à son ordre (suo ordini), puisqu’il s’abstenait de ce qui est illicite et se nourrissait avec les pauvres (pauperibus)245. (II, préface)

Le premier extrait paraît faire allusion à un ordre de puissants, le deuxième à un ordre de combattants et le troisième à un ordre de laïcs. Ces expressions recouvrent donc des réalités distinctes, les deux premières ne paraissant être qu’une partie de la troisième. Dans ces trois cas, ordo semble d’ailleurs renvoyer à des systèmes différents de classifications des hommes, qui reposent deux fois sur des oppositions. Si le dernier passage fait sans aucun doute allusion à la tripartition carolingienne clercs/moines/laïcs, en renvoyant dos à dos laïcs et moines, les deux autres sont plus problématiques. Le premier extrait semble supposer une organisation sociale dans laquelle ceux qui détiennent la puissance et la fortune (potentibus) formeraient une catégorie particulière qui doit suivre l’exemple de Géraud. Le second passage suggère une partition de type fonctionnel, dans laquelle ­certains doivent exercer le métier des armes pour protéger les autres, identifiés au peuple désarmé (inerme vulgus). Le problème est que, si Odon utilise – quoique rarement – le terme d’ordo, il ne mène pas véritablement de réflexion sur les ordres fonctionnels, telle qu’on la conçoit habituellement, selon les critères retenus par G. Dumézil. D’après ce dernier, cette notion correspond en effet « aux trois activités fondamentales que doivent assumer des groupes d’hommes – prêtres, guerriers, producteurs – pour que la collectivité prospère ». Ce schéma repose sur l’idée de fonction, c’est-àdire que chaque groupe exerce un service spécialisé qui permet la cohérence de 245. VG4, præf., col. 642 A ; Ibid., I 8, col. 647 C ; Ibid., II, præf., col. 669 A.



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l’ensemble246. L’absence de réflexion en ces termes chez Odon est perceptible dans une mention fugitive des Collationes qui analyse certains rapports entre les hommes : […] Tu trouveras toujours des puissants (potentiores) qui sont pires. En effet, il faut que je dise que l’on prépare, grâce aux sueurs des pauvres (sudoribus pauperum), ce par quoi les puissants (potentiores) sont engraissés. Les beaux vêtements, les tentures ornées ou encore les nourritures exotiques ne sont-ils pas préparés par les mains des pauvres (pauperiorum manibus) ? S’il y a quelque beauté ou de la douceur dans ces biens, il faut louer ceux qui les ont fabriqués (artifices), et non pas ceux qui les utilisent247.

En évoquant les artifices, qualifiés de pauperes, qui confectionnent avec peine la nourriture et les vêtements des puissants, Odon pourrait sembler évoquer la fonction nourricière qui échoit à certains hommes. Il ne s’agit cependant pas d’un schéma de type “dumézilien”, pour trois raisons. Il n’y a aucune réciprocité des services dans cette description, mais plutôt unilatéralisme et perversion de la production des pauvres, qui ne retirent rien en échange de leur activité. L’auteur n’évoque par ailleurs pas des groupes définis par la nature de leur service, mais selon un critère matériel, aboutissant ainsi à un diptyque potentes / pauperes : ce binôme exclut donc toute une frange de la société, qui ne profite pas des sudores des pauvres. Il n’y a enfin aucune mention de la fonction de prière, qui ne semble assurée par personne. De la même manière, dans l’extrait où il évoque l’ordo pugnatorum, Odon mentionne la protection du peuple désarmé – ou des pauvres –, et non la défense de ceux qui cultivent les champs ou de ceux qui prient. S’il y a bien dans ce passage l’allusion à un ordo voué à l’activité guerrière, on n’y trouve ni les fonctions de prière et de production, ni l’idée d’une complémentarité des services assumés par chacun des groupes. Odon se place en fait dans un schéma binaire pugnatores/ inerme vulgus, ou potentes/pauperes, dans lequel seuls les premiers ont un rôle à remplir. Lorsqu’il emploie le terme d’« ordre », l’abbé de Cluny ne fait donc jamais référence à l’exercice d’une fonction, qui serait complémentaire de celles effectuées par d’autres, mais à une mission assignée par Dieu, selon la place qu’il a attribuée à chacun. *   * * Cette mission assignée aux hommes qui, comme Géraud, sont des laïcs puissants et armés, apparaît  dans quatre chapitres des Collationes, consacrés aux potentes (III  24-27). Le premier affirme leur soumission à l’Église pour proté246. G. Dumézil, L’Idéologie tripartite, p.  18. D. Iogna-Prat a également explicité la pensée de G. Dumézil, D. Iogna-Prat, « Le “baptême” », p. 106. 247. Coll., III 30, col. 613 C-D.

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ger les pauvres, le deuxième expose les vices qui les guettent, le troisième et le quatrième condamnent leur oppression des pauperes. Dans le chapitre 27, après avoir expliqué que la puissance est donnée par Dieu – ce qui implique que son détenteur soit soumis à la puissance sacerdotale –, Odon reprend certains propos de Grégoire de Naziance et de Grégoire le Grand : Souviens-toi donc à quel point tu es redevable (debitor) à Dieu, qui te donna la puissance (potestatem) sur des égaux. Ne te demande pas ce que tu peux faire, mais ce que tu dois faire (debes). Tu portes en effet un glaive grâce à sa décision, non pas pour frapper, mais pour menacer ; et puisses-tu le restituer pur au Christ qui te l’a confié. C’est lui qui attribua divinement la puissance, pour que ceux que l’autorité (auctoritas) de la sainte Église ne parvient pas à freiner dans leur oppression des pauvres (oppressione pauperum) par sa propre force, elle les menace grâce au secours (opitulationem) de ceux-ci. Aussi Dieu dit-il à Job : Un rhinocéros peut-il te servir, ou brisera-t-il les mottes de terre des vallées derrière toi ? (Jb XXXIX, 9). Comprends comme s’il y avait “derrière moi”, parce que c’est la force de Dieu et non de l’homme que tout puissant soumette le sommet de sa puissance à l’accroissement de la discipline céleste (cœlestis disciplina), qu’il tourmente et réfrène les oppresseurs des humbles (oppressores humilium) comme des mottes de terre248.

Dans le chapitre consacré à l’activité guerrière de Géraud, Odon reprend ces idées, pratiquement dans les mêmes termes : Il n’ignorait pas que le rhinocéros, c’est-à-dire tout puissant, est lié par une corde afin de briser les mottes de terre des vallées (Jb XXXIX, 9-10), c’est-à-dire les oppresseurs des humbles (humilium oppressores). Comme dit l’Apôtre : Le juge ne porte pas un glaive sans raison : il est en effet celui qui fait justice à la place de Dieu (Rm XIII, 4). Il fut donc permis à un homme laïc, placé dans l’ordre des combattants (ordine pugnatorum), de porter le glaive, pour défendre le peuple désarmé (inerme vulgus) ou le troupeau innocent des “loups du soir” (lupis vespertinis) – comme il est écrit –, et pour réprimer, soit par le droit de la guerre (bellico jure), soit par la force judiciaire (vi judiciaria), ceux que la censure ecclésiastique (ecclesiastica censura) ne peut pas soumettre249.

Ces extraits font intervenir cinq protagonistes – Dieu, les potentes, l’Église, les oppresseurs des pauvres et les humbles – dans la mission confiée à ceux qui portent le glaive (cf. fig. 14). Cette dernière est définie autour de trois axes : la 248. «  Memento igitur quantum Deo debitor sis, qui tibi super æquales tribuit potestatem (GN). Noli attendere quid potes agere, sed quid debes. Ipsius enim dispositione gladium portas, non ut ferias, sed ut commineris, quem utinam impollutum restituas commendatori Christo, qui idcirco potestatem divinitus tribuit (GN), ut quos sanctæ Ecclesiæ auctoritas propter propriam virtutem ab oppressione pauperum frenare non sufficit, per istorum opitulationem comminuat  (GG). Hinc Deus ad Job : Nunquid valet rhinoceros servire tibi, aut confringet glebas vallium post te ? (Jb  XXXIX,  9.) Subaudi : sicut post me, quia non hominis, sed Dei virtus est, ut potens quilibet ad cœlestis disciplinæ provectum potentiæ suæ culmen humiliet, et exerceat, oppressoresque humilium quasi glebas refrenet (GG) », Coll., III 24, col. 608 B-C. B. H. Rosenwein a identifié les citations ou réminiscences successives de Grégoire de Naziance (GN) et Grégoire le Grand (GG), figurées ici en gras, B. H. Rosenwein, Rhinoceros Bound, p. 72. 249. VG4, I 8, col. 647 B-C.



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notion de devoir qui incombe aux puissants, en vertu du pouvoir qui leur a été donné par Dieu ; leur soumission aux impératifs dictés par l’Église ; enfin, leur défense des humbles par l’emploi de la force contre ceux qui les oppriment. La notion de devoir des potentes est justifiée par l’origine divine de leur pouvoir, qui implique, selon les Collationes, que le puissant soit «  redevable  » ­(debitor) à la divinité. Dans le même texte, le port du glaive est interprété comme une conséquence de l’attribution de la potestas par Dieu, mais son usage est soumis à ­certaines règles, analysées précédemment dans le cadre de la Vita Geraldi : il doit servir à menacer et non à frapper ; il ne doit pas être souillé. Il est alors tout à fait intéressant de noter, dans un texte vraisemblablement antérieur à la Vie de Géraud, la présence de cette dimension “non violente” de l’activité guerrière, qui apparaît davantage comme une forme de dissuasion que comme une force effective. Odon articule ensuite cette conception de l’origine divine et de l’éthique du glaive, ­formulée par Grégoire de Naziance, avec l’idée que son seul terrain d’exercice doit être la menace de ceux qui oppressent les humbles, si l’Église n’a pas réussi seule à les contraindre, notion qu’il tire de la pensée de Grégoire le Grand. Ces deux passages permettent en outre d’appréhender les relations entre les puissants et l’Église. Il a été souligné dans le chapitre précédent, qu’en reprenant les propos de Grégoire de Naziance, Odon avait subordonné l’exercice de la force à des objectifs définis par des clercs, inculqués au moyen de la prédication aux potentes250. Selon la Vita Geraldi, l’usage du glaive ne doit intervenir que dans un second temps, après l’échec de la « censure ecclésiastique » portée contre les oppresseurs des humbles. Dans les Collationes, l’utilisation de la menace armée est davantage présentée comme un moyen, une force auxiliaire de l’Église, bien mise en évidence par l’emploi du terme opitulatio. La citation de Jb XXXIX, 9, y est interprétée comme une soumission de la puissance à « l’accroissement de la discipline céleste ». Odon a en fait repris et quelque peu transformé un passage des Moralia in Job consacré aux ennemis de l’Église, définis comme ceux qui oppriment les humbles, qui refusent d’écouter la prédication et qui sont comparés à des mottes de terres (glebas), en raison de leur dureté : Pour faire disparaître leur dureté, la sainte Église, parce que sa propre force ne suffit pas, recherche souvent le secours (opitulationem) du rhinocéros, c’est-à-dire du prince terrestre (terreni principis), afin qu’il broie les mottes de terres que porte l’humilité des Églises, telle la plaine des vallées. Le rhinocéros écrase et menace donc ces mottes de terre de son sabot, parce que la religion du prince fait disparaître, grâce au pouvoir (ex potestate), la dureté des dépravés et des puissants (pravorum potentiumque), à laquelle l’humilité ecclésiastique (ecclesiastica humilitas) ne peut pas résister. Et parce que la seule puissance divine fait en sorte que les royaumes terrestres s’inclinent vers la promotion du royaume céleste, on dit maintenant avec raison : il brisera les mottes des vallées derrière toi.251

250. Cf. supra, notre chapitre « Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés », p. 430-431. 251. Grégoire le Grand, Moralia in Job (143 B), L. XXXI, chap. 5, § 7, p. 1554-1555, l. 37-47.

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Odon emprunte ainsi à Grégoire l’idée que l’Église a besoin d’un secours extérieur, lorsque ses propres moyens ne lui permettent pas de contraindre les oppresseurs des humbles, mais transforme le passage du Père de l’Église à quatre reprises. Par l’influence de Grégoire de Naziance, l’abbé de Cluny adoucit tout d’abord le texte des Moralia dans le sens d’une simple menace de ceux qui oppriment les pauvres, et non de leur écrasement. Il n’est en outre plus question d’ecclesiastica humilitas face à ces oppresseurs, mais d’une auctoritas dans les Collationes ou d’une ­censura dans la Vita Geraldi. Odon réinterprète ainsi l’image de l’Église dans le sens d’une autorité qui exerce une première contrainte sur ses ennemis, néanmoins parfois insuffisante. Cette transformation va vraisemblablement de pair avec ­l’acception particulièrement coercitive de la prédication épiscopale qui émane des œuvres d’Odon. La troisième modification du discours de Grégoire réside dans le fait que l’abbé de Cluny a complètement gommé, dans les Collationes, la symétrie royaume terrestre/royaume céleste, le premier devant s’incliner pour faire prospérer le second, dans une optique augustinienne. En remplaçant le royaume terrestre par la « puissance » et le royaume céleste par la ­« discipline céleste », Odon semble avoir “ramené sur terre” les objectifs de l’Église. Plus encore, lorsque l’on examine les différentes occurrences de disciplina dans l’ensemble de l’œuvre d’Odon, elles renvoient à une double acception : d’une part, la punition ou l’avertissement divins adressés aux hommes ; d’autre part, le mode de vie monastique, qualifié à plusieurs reprises de cœlestis disciplina252. Les emplois de cette dernière expression par Odon suggèrent donc la forte dimension monastique de l’aide que doivent apporter les potentes à l’Église, selon les Collationes, en lui soumettant « le sommet de leur puissance ». Enfin et surtout, dans les Collationes comme dans la Vita Geraldi, la métaphore du rhinocéros n’est plus adressée au princeps terrenus, mais aux puissants. Alors que Grégoire considérait les potentes comme des prédateurs potentiels des humbles – au même titre que les dépravés –, Odon leur confie la mission que le Père de l’Église attribuait au seul prince. Ce sont donc les puissants qui doivent protéger les humbles, selon des impératifs dictés par l’Église. Notons pour finir que, dans la Vita Geraldi, la répression des oppresseurs des pauvres ne se fait pas uniquement par l’usage de la force (bellico jure), mais également par l’exercice de la justice (vi judiciaria). Dans ces deux expressions, le croisement de champs lexicaux ­judiciaire et

252 Pour la punition et l’avertissement divins : Coll., I. 4, col. 522 C, I 33, col. 542 C, I 38, col. 546 A, II 5, col. 552 D, II 6, col. 553 D, II 10, col. 557 B, III 7, col. 594 B, III 9, col. 596 B, III 42, col. 627 A, III 43, col. 628 A-B (deux occurrences), III 44, col. 628 B, III 47, col. 631 B-632 A (trois occurrences), III 49, col. 634 D ; l’avertissement divin est désigné comme une cœlestis disciplina dans Ibid., III 50, col. 634 C. Pour le mode de vie monastique : disciplina seul dans VG4, II 6, col. 674 B, Sermo de Benedicto, col. 729 C, Sermo de combustione, col. 745 D, Sermo de Martino, col. 751 A ; cœlestis disciplina dans Sermo de Benedicto, col. 722A, 723  D et 724  D ; regularis disciplina dans Coll., III 23, col 607 B et III 36, col. 619 C ; ecclesiasticæ disciplinæ dans Ibid., I 37, col. 545 B ; disciplinæ sacræ, dans Occ., VII 150 ; disciplina monachorum, dans Sermo sancti Albini, l. 56 ; disciplina spiritalis dans Sermo de Benedicto, col. 727 C.



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DIEU Pouvoir et glaive

ÉGLISE Ordonne de menacer les oppresseurs des pauperes

POTENTES

Don ou ordre Contrainte

Échec de la censure ecclésiastique

Combat et exercice de la justice Protection indirecte

OPPRESSEURS DES PAUPERES

Oppression au tribunal ou par des rapines PAUPERES

Action indirecte

Réalisation graphique: I. Rosé

Fig. 14. Fonctions sociales des potentes.

b­ elliqueux, sous la forme d’un chiasme, atteste qu’il s’agit bien des deux faces d’une même activité. La soumission des puissants à l’Église est somme toute peu exposée dans la Vita Geraldi ou dans les Collationes : elle apparaît en effet dans cette dernière œuvre essentiellement sous l’angle de la prédication des évêques aux potentes. Elle est en revanche bien présente dans l’Occupatio, alors que la question du pouvoir séculier y est très peu abordée. Le thème est à nouveau exposé grâce à la métaphore du rhinocéros jugulé qui intervient dans le livre V, juste après l’évocation de la naissance du Christ, qualifié à plusieurs reprises de « roi humble » : […] Le rhinocéros, que gonfle la gloire présente qui boursoufle d’orgueil Enchaîne son cou exposé très humblement à la bride [du Christ], Écrasant les mottes de sa bouche qui retentit de manière effrayante dans les vallées ; Afin que la puissance terrestre dompte les hommes non soumis à l’Église, Cet enfant pousse devant lui vers le royaume unique, à travers les prés de la vie, Les hommes rendus hostiles à la réunion par leurs mœurs253. 253. « Rinocerota, tumens inflat quem gloria presens,/ Vinculat, expositum loro eius humillime collum,/ Terricrepo glebas frangens convallibus ore ;/ Æcclesie indomitos domet ut terrena potestas,/ Moribus adversos unum compagine factos/ Pascua per vitæ minat ad regnum puer iste », Occ., V 351-356.

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Dans l’Occupatio, Odon voit donc la soumission des princes aux impératifs de l’Église comme le résultat direct de la venue du Messie sur terre. Plus important, l’activité de labour du rhinocéros guidé par le Christ, c’est-à-dire sa destruction des mottes de terres, a pour but de constituer une unité par la réunion des hommes. Ce ne sont donc pas seulement les oppresseurs des humbles qui sont visés, mais tous ceux qui refusent de se soumettre à l’Église. Apparaît en outre une idée qui était sous-jacente dans les Collationes et la Vita Geraldi : les puissants, symbolisés par le rhinocéros, doivent s’incliner eux-mêmes devant l’institution ecclésiastique et lui subordonner leur pouvoir. En définitive, l’exercice de la justice ou de la force doit se cantonner à un impératif essentiel, dicté par l’Église : la protection des humbles. *   * * L’unique exutoire licite de la violence armée est en effet la défense des pauvres. Plus précisément, c’est le combat contre les oppresseurs des humbles qui légitime la position sociale de Géraud et des puissants, ou les fait tomber dans le péché s’ils refusent de s’opposer à eux. Odon le dit très clairement dans les Collationes, reprenant en cela le même type d’arguments que ceux utilisés pour la non-prédication des évêques : Quant à ceux qui se repaissent des rapines des pauvres (rapinis pauperum), on doit s’opposer sévèrement à eux. En effet ceux qui n’affligent pas les pauvres (pauperes), mais pourtant ne se préoccupent pas de résister à leurs oppresseurs (afflictoribus), de toute façon, ils pèchent fortement. Que ceux-là sachent donc qu’ils soustraient le réconfort de leur aide à Dieu en ne défendant pas ses pauvres (pauperes)254.

Le vocabulaire relatif à ceux qui sont opprimés s’est ici infléchi. Alors que dans les passages sur l’utilisation du glaive, Odon parlait d’inermes, il ne mentionne ici que des pauvres. Une fois encore, il est difficile de saisir quelles sont les catégories sociales désignées par les termes de pauperes et d’afflictores. S’agit-il, pour les premiers, d’hommes libres, d’indigents, de veuves ou d’orphelins, dans une optique carolingienne de l’exercice du pouvoir souverain ? Odon englobe-t-il l’Église, et si oui quelle Église, parmi ces pauperes qui devraient être défendus par les potentes ? Un passage du deuxième livre des Collationes, qui reprend la thématique des rapines de certains hommes sur les biens fonciers, permet de répondre à ces questions : « Et ceux qui dévastent tellement les biens de l’Église ou des pauvres, quels triomphes attendent-ils des païens ! Le prophète les appelle les “loups du soir” (lupos vespertinos), certainement en raison de leur rapacité impudente »255. À travers l’expression lupi vespertini, Odon fait allusion soit à Habaquq I, 8, qui 254. Coll., III 26, col. 609 B. 255. Ibid., II 16, col. 563 B-C.



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évoque à deux reprises des equites qui commettent des exactions et se livrent au pillage, soit à Sophonie III, 3 qui fait référence à de mauvais juges. Cette réminiscence n’est pas isolée dans l’œuvre d’Odon, puisqu’elle se trouve dans la Vita Geraldi à deux reprises : la première fois dans le passage sur l’utilisation du glaive par le saint pour protéger l’inerme vulgus (I 8) de ces loups du soir ; la seconde fois pour qualifier un certain Arnald, qui s’en prend à la familia de Géraud (I 40). Ces deux sentences vétéro-testamentaires ont été très peu glosées par les Pères latins, puisque seul Jérôme s’y est employé256. L’expression lupi vespertini apparaît ensuite rapidement dans une lettre d’Alcuin, ainsi que dans un commentaire et une homélie d’Haymon d’Auxerre257. Dans son Ennaratio in Abacuc, ce dernier développe en effet l’exégèse de Jérôme, en assimilant ces « loups du soir » aux ennemis de l’Église qui se trouvent en son sein, c’est-à-dire aux hérétiques et aux mauvais chrétiens, qui sont l’instrument de Dieu pour exercer sa vindicte sur les hommes, une idée fréquente chez Odon. Dans son homélie, Haymon reprend ces termes qu’il approfondit davantage : bien que ces faux catholiques confessent publiquement être croyants, en vivant charnellement, ils entraînent certains hommes vers le mal par leur mauvais exemple et pillent la nourriture des autres – deux méfaits que l’on retrouve également sous la plume de l’abbé de Cluny258. Rien ne permet donc d’identifier véritablement ces lupi vespertini, mais la Bible et ses commentaires incitent à y voir des cavaliers ou des juges qui pressurent les populations. On remarque en outre que l’extrait des Collationes mentionne les biens de l’Église et des pauvres, en même temps, comme cible privilégiée de ces loups du soir. L’inerme vulgus, qui doit être protégé d’eux par Géraud, englobe donc sans doute à la fois des paysans, des moines et peut-être des clercs. Le choix même de cette qualification floue pour désigner ceux qui doivent être défendus par les potentes atteste le caractère incertain de la pensée d’Odon sur les rapports entre puissants, Église et paysans. Les pauvres jouent donc un rôle central dans la justification des fonctions judiciaires et guerrières des potentes, dans la continuité de l’idéologie royale carolingienne. Leur défense par une justice équitable ou par l’usage de la violence vis-à-vis de ceux qui les oppriment se trouve au cœur de la définition du bon exercice du pouvoir par les puissants.

256. Jérôme, Commentariorum in Abacuc prophetam, L. I, verset 6, p. 585, l. 176 et p. 588, l. 269. 257. Alcuin, Epistola LXXXVI, p.  131, l.  7. Haymon d’Auxerre, Ennaratio in duodecim prophetas minores. In Habacuc prophetam, chap. 1, col. 181 B-C, et chap. 3, col. 207 C. Haymon d’Auxerre, Homelia CXX. Dominica nona post pentecosten, col. 642 A-B. 258. Ibid., col. 642 A.

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La charité envers les pauvres : potentes, pauperes et salut La question de l’aumône des puissants ne peut être appréhendée à nouveau que dans le cadre de leurs rapports avec les pauperes, qui glissent souvent, dans cette perspective, vers une dialectique riches/pauvres. Cette thématique de la charité est au cœur de la sainteté de Géraud, mais elle est également centrale pour le salut des laïcs, dans la mesure où elle pose le problème crucial de la répartition des richesses entre les hommes, de leur usage et de leur redistribution. Alors que la relation aux humbles servait de critère pour définir le bon exercice du pouvoir par les potentes dans les domaines de la justice et des armes, la charité relève d’une autre dimension car elle ouvre ou ferme les portes du ciel. Odon aborde souvent la question des modalités, des vertus et des conséquences de l’aumône – ou de son absence –, qui cristallise les rapports puissants/pauvres. Le contre-modèle est naturellement le mépris des humbles par les potentes – qualifiés de riches –, exprimé par la phrase biblique récurrente « ils n’entendent pas le cri du pauvre » (Pr XXI, 13)259. Le rappel de cette sentence vétéro-testamentaire s’inscrit généralement dans le contexte d’une condamnation de la débauche alimentaire et des excès d’ivrognerie des puissants. C’est en effet leur état d’ébriété qui les empêche de prêter attention à leur prochain dans le besoin. Le pauvre apparaît donc ici comme un indigent. Ainsi que le dit Odon, les riches oppriment ou méprisent « ces humbles qui aiment la vie future, eux qui possèdent des biens terrestres pour leur besoin, et non pour satisfaire leur désir »260. Ce thème du bon usage des richesses, qui ne doivent pas susciter la cupidité, est également abordé dans la Vita Geraldi. À l’inverse des riches, la sainteté de Géraud va en effet de pair avec son souci constant pour les pauvres, matérialisé par sa distribution fréquente d’aumônes261. L’aumône est en fait au cœur de la définition du bon comportement des potentes qualifiés de « riches », mais elle doit se doubler d’un certain type de comportement : il s’agit de faire preuve de charité et non de « largesse » ou de dépenses somptuaires pour augmenter sa propre gloire ; il ne suffit pas de donner aux pauvres, il faut également les accueillir comme on accueillerait le Christ262. La bonne pratique de l’aumône dépend donc non pas de ce qui est donné, mais des dispositions intérieures de celui qui donne. Le cas de Géraud permet de bien cerner cette idée, grâce à la notion de partage qui émane de ses relations avec les pauvres : il leur réserve une place à sa table, leur donne sa propre nourriture, leur fait don de 259. Sur Pr XXI, 13 : Coll., III 7, col.  594  D ; VG4, I 15, col.  652  D, et II 27, col.  680  C ; Sermo de ­combustione, col. 742 D. 260. Coll., I 35, col. 544 A. 261. J.-C. Poulin, L’Idéal de sainteté, p. 85-88, 94-95. Sur le souci des pauvres chez Géraud, VG4, I 14, col.  651  D-652  B ; I 28, col.  658  C-659  B ; I 30, col.  660 A-B ; II 17, col.  680  B-681 A ; II 27, col. 685 B-D ; III 5, col. 692 A-693 A. 262. Sur la différence entre la charité et les largesses : Coll., I 41, col. 548 B. Sur l’accueil des pauvres par Géraud, VG4, I 14, col. 651 D-652 B ; II 27, col. 685 B-D.



V. Potentes et pauperes. Discipliner les puissants

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ses vêtements263. Cette propension à l’accueil des pauvres est d’ailleurs une vertu monastique qui fait partie, pour Odon, des critères définissant le bon comportement des potentes264. La place essentielle de l’aumône dans la définition des rapports idéaux entre potentes et pauperes permet à l’abbé de Cluny de légitimer la position dominante des puissants et de leur ménager une possibilité de salut, dans la lignée d’Hincmar de Reims265. Dans cette perspective, Odon affirme clairement que la « puissance » (potestas) ou la richesse doivent être adoucies par la dévotion ­(religio), en étant «  pauvres d’esprit  » (pauperes spiritu)266. Cette dernière expression, réminiscence de Mt V, 3, autorise la possession de biens terrestres à certains, à la condition de leur redistribution sous forme charitable. Odon explique ainsi dans ­l’Occupatio que, lors du Jugement dernier, la sentence de chacun sera prononcée à l’aune de son comportement envers les « indigents » (egenis), ce qui constitue une objectivation des pauvres, instrument permettant le salut des puissants267. De même, plus que le comportement d’oppression vis-à-vis des pauperes, c’est ­l’absence de charité sous forme d’aumône qui conditionne la damnation des potentes, ­puisque Odon explique, grâce à une réminiscence de Lc XVI, 19, que « celui qui est dans la pourpre ne mourut pas à cause de ses rapines, mais parce qu’il ne fit pas l’aumône »268. La notion d’aumône nécessaire transparaît d’ailleurs dans certaines chartes de Cluny, et plus précisément dans les motifs de donations qui y sont invoqués. Les préambules qui évoquent des raisons d’ordre eschatologique, de toute façon moins nombreux que ceux relatifs à l’idée d’aumône, ont été écartés269. Si une faible proportion d’entre eux évoquent concrètement les pauvres, la plupart – et en premier lieu l’acte de fondation lui-même – soulignent soit l’idée d’aumône, soit celle de charité, soit la notion de distribution des biens terrestres pour acquérir des biens célestes. Pratiquement tous suggèrent l’échange entre les patrimoines des donateurs laïques et les récompenses célestes, par l’intermédiaire des destinataires monastiques270. *   * *

263. VG4, I 14, col. 651 D-652 B ; I 28,, col. 658 C-659 B ; II 27, col. 685 B-D. 264. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 468. 265. Sur la légitimation de la richesse par Hincmar : M. Mollat du Jourdin, Les Pauvres au Moyen Âge, p. 60. 266. VG4, II, prœf., col. 668 D. La même idée est soulignée pour les parents de Grégoire de Tours, VGT, chap. 1, col. 115 A.  267. «  Commemoratque illis mulcens, quod agunt in egenis ;/ Omne malum reticet, quod opus pietatis adumbrat,/ Nec vocat ad medium, pia quod facit actio tectum », Occ., VII 637-640. 268. Coll., III 27, col. 611 A. 269. Sur les motifs de donation, M. Peaudecerf, « La pauvreté à l’abbaye de Cluny », p. 217-228. 270. Pour l’aumône : no 4, Les Plus Anciens Documents originaux ; nos 334, 447 et 491, CLU. Pour la charité : no 361, CLU. Sur la distribution des biens terrestres pour acquérir les biens célestes : nos 293,

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Cette charité s’inscrit en fait dans le schéma eschatologique augustinien bons/ mauvais. L’abbé de Cluny glisse ainsi constamment de « mauvais » à « puissants » ou « riches », et de « bons » à « pauvres » ou « humbles », notamment par le biais de citations bibliques. Alors que dans plusieurs chapitres de la Vita Geraldi ou des Collationes Odon évoque les mauvais, les passages scripturaires appuyant son argumentation ne traitent que du sort final réservé aux riches, notamment par l’emploi récurrent de Jb  XXI, 13 – «  les riches descendent aux Enfers en un instant »271. L’identification du premier type de réprouvés avec les puissants et les riches se double ainsi de vices spécifiques qui leur sont attachés de par leur position sociale : la superbe – qui permet ainsi d’introduire comme troisième synonyme de « mauvais » le terme d’« orgueilleux » –, généré par leur statut élevé et considéré comme le péché le plus grave ; la cupidité, accrue par leur familiarité avec les richesses ; enfin la malice, apanage des « hommes violents » (violenti), c’est-à-dire des puissants, qui les entraîne sur la pente de l’agressivité272. L’identification des bons aux pauvres est un peu moins nette que celle des riches et des puissants aux mauvais. C’est leur dimension d’humilité, le trait distinctif des élus, qui permet à Odon de faire le rapprochement sémantique entre bons, pauvres et humbles273. Dans la lignée de la règle de saint Benoît, l’abbé de Cluny affirme ainsi constamment que les pauvres sont l’image du Christ, et que les potentes ont donc tort de ne pas les accueillir et de les persécuter, car « [le Christ] est déchiré dans l’affliction des humbles »274. Dans la pensée d’Odon, l’aumône semble d’ailleurs constituer la ligne de partage entre riches et pauvres, ou plus exactement, sa réception définit ceux qui sont considérés comme pauvres. Cette idée émane du passage de la Vita Geraldi qui évoque l’aumône faite sur les routes de pèlerinage aux pauvres, parmi lesquels se trouvent les indigents, mais aussi les

348, 352, 376, 378, 417, 428, 429, 430, 431, 438, 440, 445, 446, 511, 519, 581, 524, 527, CLU. Réminiscence de Lc XVI, 9 : no 4, Les Plus Anciens Documents originaux. Réminiscence de Mt VI, 2-4 : nos  346, 359, 399, CLU. Réminiscence de Lc XI, 41 : nos  491, 527, CLU. Réminiscence de Lc VI, 38 : nos 394, 447, 524. Réminiscence de Pr XIII, 8 : no 4, Les Plus Anciens Documents originaux ; nos 394, 445, CLU. 271. Pour Jb XXI, 13 : Coll., II 1, col. 549 D ; Ibid., III 30, col. 613 D ; Ibid., III 38, col. 621 D ; VG4, III 13, col. 695 A. Sur l’assimilation des mauvais aux riches, Coll., II 1, col. 549 C-550 D ; Ibid., III 26, col. 609 B-610 B ; Ibid., III 35, col. 617 C-618 C ; VG4, II, præf., col. 667 D-670 B. Sur les citations bibliques évoquant les riches pour étayer une argumentation sur les mauvais : Coll., I 35, I 36, II 1, III 26, III 35. 272. Sur l’orgueil et les orgueilleux, Coll., II 37, col. 584 D-585 C ; Occ., V 365. Sur la richesse et la cupidité : Coll., II 1, col. 549-550 B ; Ibid., III 26, col. 610 A-B ; VG4, II, præf., col. 669 A-670 A. Sur la malice, comme apanage des puissants, Coll., I 13, col. 528 D-529 B. Sur ce dernier point, B. H. Rosenwein, Rhinoceros Bound, p. 67. 273. Coll., II 21, col. 566 C-567 B. 274. Pour la citation : Coll., III 26, col. 609 C. Sur les autres passages identifiant le Christ aux pauvres, VG4, I 14, col. 652 A ; Sermo de combustione, col. 741 D. Sur le pauvre comme image du Christ dans la règle de saint Benoît, W. Witters, « Pauvres et pauvreté », p. 179-183.



V. Potentes et pauperes. Discipliner les puissants

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monastères275. De même, la confusion de Géraud avec des pauvres lors de distributions d’aumônes par certains riches démontre sa « pauvreté d’esprit »276. Ce glissement sémantique au cœur d’un schéma binaire augustinien, qui n’était ni fonctionnel ni méritoire, mais lié à une perspective eschatologique, est essentiel. Il insuffle en effet un contenu social carolingien dans les catégories initiales de bons et mauvais. Alors que l’évêque d’Hippone se contentait d’une séparation de fait entre les deux cités, Odon insère une dynamique relationnelle entre bons et mauvais, confondus avec les pauperes et les potentes, dont les devoirs mutuels ont été fixés par les auteurs des viiie-ixe siècles. Si l’on ne peut pas parler de fonctionnalité, au sens “dumézilien” du terme, dans les écrits d’Odon, le binôme puissants/pauvres est donc “fonctionnalisé”, car sa bonne marche repose sur la circulation de la charitas. Même si la réciprocité des fonctions n’est jamais ­évoquée, si le service de prière n’apparaît pas en tant que tel et si les passages qui mentionnent les activités des uns et des autres sont dans deux œuvres différentes, il n’en demeure pas moins que les potentes doivent protéger les pauvres de leur glaive et leur faire l’aumône, tandis que les pauperes, destinataires de la charité des puissants, les nourrissent de leur sueur. *   * * La délimitation conceptuelle du binôme potens–dives/pauper est liée, dans la pensée d’Odon, au statut des richesses et à son appréhension de la possession des biens terrestres. Reprenant certaines citations néo-testamentaires, l’abbé de Cluny affirme ainsi à plusieurs reprises que le salut est plus difficile à atteindre pour les riches que pour les pauvres, parce que Dieu préfère ces derniers277. Ici encore joue l’assimilation des mauvais aux riches, dans la mesure où ils symbolisent ceux qui sont attachés au siècle par leur existence passée dans les biens terrestres. La prospérité dans la vie présente est donc interprétée comme un danger, car elle pousse au détachement vis-à-vis des réalités célestes et à l’amour de l’existence terrestre, alors que le malheur et l’affliction apparaissent comme les signes d’une élection future. Odon l’affirme dans les Collationes avec l’exemple de la décadence de la République romaine, minée par sa propre félicité278. Le paradigme de 275. « Tam beneficus erga indigentes erat, ut pene nullum pauperem, qui illic catervatim abundabant, ejus largitas præriteret, ita se fidenter exaudiri confidens, si ipse clamantes pauperes audiret. Nam et contiguis viæ monasteriis multa largiebatur. […] Unde et monachi, et peregrini, necnon egeni, qui et hospites ejus tempore quo Romei transire solent, sollicite requirebant si comes Geraldus veniret », VG4, II 17, col.  680  C-D. Sur l’inclusion des monastères parmi les pauperes, M.  Lauwers, La Mémoire des ancêtres, p. 181 ; J.-P. Devroey, Économie rurale et société, p. 188-189. 276. VG4, I 14, col. 632 B. 277. Coll., I 36, col. 544 A-C ; Ibid., III 26, col. 609 B-610 B ; Ibid., III 30, col. 613 A-D. 278. Sur le danger de la prospérité, Ibid., III 48, col. 632 B. Sur l’exemple de décadence de la République romaine, Ibid., III 47, col. 631 B-D.

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l’écueil que constitue la prospérité matérielle est cependant la chute d’Adam et sa situation misérable après son expulsion du paradis, telle qu’elle est décrite dans l’Occupatio279. Plus globalement, il existe un lien intrinsèque et déductif dans la pensée d’Odon entre la possession de richesses et la pratique des péchés. La fortune conduit tout d’abord à l’orgueil (par la fierté d’une position sociale élevée), à la cupidité (par amour toujours croissant des biens du monde), à la débauche alimentaire et à la luxure. Ce dernier point se trouve dans la Vita Geraldi, lorsque Odon déclare que Géraud doit être considéré comme un homme de grande valeur « parce que, placé parmi les richesses du monde et au sommet terrestre, il conserva la chasteté »280. Alors que le lien entre possession des richesses et chasteté pourrait paraître dénué de sens, il permet de comprendre que l’abondance des biens terrestres représente pour Odon l’attachement au monde et à ses plaisirs, et non la détention de ressources matérielles réelles. L’assimilation des biens terrestres à la fange dans les Collationes confirme bien le lien symbolique entre amour du siècle, qui conduit aux péchés, et possession de richesses281. Cette conception peccamineuse des richesses terrestres permet à Odon d’ouvrir une brèche dans la rigidité du schéma social augustinien transformé, qui assimilait bons à pauvres et mauvais à riches. En effet, malgré l’affirmation constante que Dieu préfère les pauvres aux riches, la figure de Géraud d’Aurillac fait émerger l’idée qu’il est possible d’acquérir le salut, et plus encore la sainteté, en étant potens et riche. Ainsi qu’Odon le dit lui-même : Geraldus potens et dives fuit, et cum deliciis vixit, et utique sanctus est282. Aux yeux de l’abbé de Cluny, la sainteté de Géraud tient en partie à l’exemplarité de son comportement, et notamment à son attitude de détachement vis-à-vis du siècle, alors qu’en tant que puissant, il y était constamment confronté. L’insistance d’Odon sur l’attitude de modération permanente du comte dans son rapport aux biens du monde a été soulignée plus haut283. Ce comportement renvoie au modèle donné dans l’Occupatio de la juste possession accordée par Dieu aux hommes après l’expulsion du paradis, pour qu’ils ne désirent pas de biens défendus. C’est donc Dieu lui-même qui est à l’origine de la détention d’objets matériels, à la seule condition d’en faire usage avec tempérance et de ne pas être victime de sa cupidité284. Odon affirme alors à plusieurs reprises dans la Vita Geraldi que Géraud, en dépit de ses richesses, 279. «  Artifici pietate potis videt esse misellum/ Curandum, plaga qui languerat, medicina,/ Hinc quo ærumna levet, quem prosperitas male stravit », Occ., III 83-85. 280. VG4, I 34, col. 603 A-B. Sur le rapport entre richesses et orgueil, Coll., I 25, col. 543 D-543 A. Sur le rapport entre richesse et débauche alimentaire, Ibid., II 1, col. 549 C-D ; VG4, I 15, col. 652 D-653 B. 281. Coll., I 36, col. 544 B. 282. VG4, præf., col. 639 B. 283. Sur la vie de Géraud uniquement grâce à ses propres revenus : Ibid., I 28, col.  659 A. Sur sa modération dans la consommation de vin et de nourriture : Ibid., I 13, col. 651 B ; Ibid., II, præf., col. 668 D-669 A. Sur les vêtements de Géraud : Ibid., I 16, col. 653 B-C. 284. Occ., III 598-599.



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est « pauvre d’esprit », expression qui rompt la rigidité de l’assimilation riches­mauvais et ouvre une voie de salut pour les grands laïcs285.

Potentes, moines et ordre social B. Geremek a défini l’aumône comme un échange qui justifiait à la fois la situation d’indigence de certains et la richesse des autres, à la fin du Moyen Âge286. Plus qu’une porte ouverte au salut des puissants, la conception “odonienne” des richesses terrestres apparaît également comme un puissant moyen de justification de la position sociale des puissants, des indigents et des moines. Cela est perceptible, en particulier, à travers la critique ou l’éloge des types de rapports entretenus entre les deux termes du diptyque potens/pauper, qui structure le discours d’Odon sur les grands laïcs. Ainsi que l’indiquent les préambules des chartes et la Vita Geraldi, l’abbé de Cluny légitime en effet la position sociale dominante des potentes, dans la mesure où il ne condamne pas systématiquement la possession des richesses, si elles sont utilisées de façon modérée et, surtout, si elles sont redistribuées aux pauvres par l’aumône. En témoigne l’anecdote de la Vie de Géraud, où Odon explique que le comte était parfois confondu avec les pauvres et recevait l’aumône avec eux pour la leur rendre ensuite. Cette redistribution de charité atteste bien que ce brouillage éphémère des clivages sociaux n’est là que pour montrer une certaine disposition d’esprit et réaffirmer la place de chacun et de ses devoirs dans le monde. Ces pauperes, auxquels les grands doivent la charité, sont d’ailleurs essentiellement des indigents, dont la probabilité d’accéder au salut est d’autant plus grande qu’ils sont détachés des biens du monde matériel, qu’ils se trouvent et demeurent dans une situation d’affliction. Pour bien comprendre le jeu de l’échange de l’aumône en tant qu’élément de stabilité et de légitimation sociale, il faut cependant introduire un troisième acteur dans ce tableau : les monastères. De par leur classement dans les rangs des pauvres nécessiteux dans le discours d’Odon, et ainsi que l’indiquent les préambules de chartes, les monastères apparaissent en effet comme les destinataires réels de la charité des grands laïcs. La réception d’aumônes ne met pas en péril le statut idéal de pauvreté de ces établissements religieux : ils se revendiquent en effet du modèle apostolique d’abandon de la possession individuelle pour une propriété commune ; la règle de saint Benoît affirme par ailleurs leur vocation d’assistance aux pauvres287. Les multiples exemples de charité d’Odon envers les indigents dans la Vita Odonis permet285. VG4, II, præf., col. 668 D ; Ibid., II 34, col. 689 A. 286. B. Geremek, La Potence ou la Pitié, p. 30-46. 287. Sur l’assimilation des moines à la communauté apostolique : « [Odon vient d’évoquer la vie apostolique] Hic modus est monachis, quos vita ligat socialis », Occ., VI 583. Sur l’assistance aux indigents dans la règle bénédictine : RB, chap. XXXI, 9, p. 81-82 ; chap. LIII, 15, p. 120-121 ; chap. LV, 9, p. 124-125. W. Willers, « Pauvres et pauvreté », p. 177-215.

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tent d’ailleurs de confirmer que le monastère et ses habitants fonctionnent comme des catalyseurs dans la circulation de l’aumône entre potentes et pauperes. Les implications sociales du dessaisissement de l’évêque de son rôle de pater pauperum au profit des établissements religieux, dans l’œuvre d’Odon, deviennent alors évidentes. Le prélat ne joue aucun rôle direct envers les indigents et se trouve rejeté du seul côté de la prédication aux puissants. Les moines, en revanche, par leur idéal de pauvreté individuelle et leur redistribution des aumônes aux pauvres, apparaissent comme de nouveaux patres pauperum, des destinataires privilégiés de la charité des puissants, lesquels viennent asseoir leur assise matérielle par leurs donations.

Chapitre VI Réformer les moines

O

don écrit plus d’un siècle après l’élan réformateur carolingien incarné par Benoît d’Aniane et Louis le Pieux. Cette réforme a été longtemps analysée comme un échec relatif, en raison des difficultés auxquelles avait été confronté l’Empire carolingien : les raids normands et sarrasins – dont les abbayes constituaient la cible privilégiée –, l’accroissement des ponctions princières sur les ­établissements religieux, le développement de l’abbatiat laïque et les dislocations territoriales – qui faisaient perdre aux monastères leurs protecteurs attitrés1. Depuis la fin des années 1950, les historiens ont cependant davantage insisté sur la continuité entre cette impulsion carolingienne et les mouvements de restau­ ration monastique de la première moitié du xe siècle, qu’ils soient bourguignons ou lotharingiens2. L’œuvre d’Odon s’inscrit donc dans un terrain largement balisé, à la fois du point de vue des pratiques sociales de réforme et de sa vision du cénobitisme. L’activité réformatrice d’Odon va en effet de pair avec un discours de dénonciation des mauvais moines, et donc avec la défense d’une conception idéale du cloître. Héritier à la fois des efforts de restauration cénobitique et des réflexions carolingiennes sur la place privilégiée des religieux dans l’ordre du monde, l’abbé de Cluny brosse un tableau pessimiste de la situation des cénobites de son époque. Ce dernier permet certes de légitimer les démarches réformatrices qu’il entreprend, par l’imposition d’un retour à la règle bénédictine, mais révèle aussi le rôle crucial imparti aux moines dans le bon ou le mauvais fonctionnement de la société. Notre réflexion s’articulera en trois temps ou, plus exactement, consistera en trois changements successifs de focale, du moine –  en tant qu’individu  – à la place de l’ordo monasticus dans l’Ecclesia, en passant par l’échelle médiane que constitue le monastère. Il s’agit ici de cerner comment Odon glisse d’une anthropologie du moine pur à une ecclésiologie qui réserve aux bons cénobites une place d’exception et de médiation dans la société, fondement de leur puissance et de leur domination.

1. L. Feller, Église et société, p. 215-219. 2. P. Schmitz, « L’influence de Benoît d’Aniane », p. 401-415 ; A. H. Bredero, « Cluny et le monachisme carolingien », p. 50-75 ; C. B. Bouchard, « Merovingian, Carolingian and Cluniac Monasticism », p. 365-388 ; J. Semmler, « Das Erbe », p. 29-77 ; Id., « Le monachisme occidental », p. 68-89.

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I. « Assimilés à de saints anges » : une vie de retrait, de prière et de combat Dans la charte de fondation de Cluny, à la suite d’un long exposé des motifs, le rédacteur précise les modalités de la nouvelle vie conventuelle en ces termes : Je fais ce don en demandant que l’on construise à Cluny un monastère régulier en l’honneur des saints apôtres Pierre et Paul, et que là, des moines vivent en communauté selon la règle du bienheureux Benoît. Qu’ils possèdent, tiennent, aient et ordonnent ces biens perpétuellement. Que soit ainsi établie, en cet endroit, une demeure de prières (orationis domicilium) où s’accomplissent fidèlement les vœux et les oraisons, que soit ainsi recherché et poursuivi, avec une volonté profonde et une ardeur totale, le dialogue avec le ciel (conversatioque cælestis) ; que des prières, des demandes et des supplications soient adressées au Seigneur avec empressement, tant pour moi que pour tous ceux dont j’ai précédemment évoqué la mémoire3.

Rien de plus n’est dit de l’observance des futurs moines. On sait seulement que la vie cénobitique sera régie selon deux principes majeurs : le respect de la règle de saint Benoît et, surtout, la consécration à la prière, définie comme un « dialogue avec le ciel ». Ces deux axes serviront de fil conducteur pour appréhender la vision globale qu’a Odon de la vie monastique. L’entrée dans le cloître et la vie qu’y mènent les moines – ou qu’ils devraient y mener – sont en effet des thèmes qui lui sont chers et qui transparaissent essentiellement dans un discours dénonçant l’abandon des règles cénobitiques. L’abbé de Cluny expose toutefois aussi sa vision idéale de la vie monastique : elle est présentée à la fois dans le rapport des religieux à la figure de Benoît et dans leur assimilation à des martyrs, à des vierges et à des anges.

A. Une définition “sacramentelle” de l’entrée dans le cloître ? À de nombreuses reprises dans son œuvre, Odon insiste sur le fait que la renonciation des moines à la règle relève de l’apostasie4. Les fautes qui entraînent l’abandon de l’état cénobitique seront abordées plus loin ; le propos se limitera ici à cerner pour quelle raison Odon définit la trahison de certains préceptes bénédictins en ces termes5. L’emploi du mot « apostasie » permet en effet de saisir – en négatif – la conception qu’a l’abbé de Cluny de l’entrée dans le cloître, dans la mesure où ce terme induit que la conversion correspond à une rupture dans la 3. No 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 34. Pour la traduction partielle, D. Méhu, Paix et communautés, p. 63. 4. Sur la qualification des mauvais moines comme apostats : VO1, III 2, col. 77 C ; VG4, II 8, col. 675 B ; Occ., VI 259 et 583-608 ; Coll., III 17, col. 602 D-603 B, et III 36, col. 619 C-D. 5. Cf. infra, dans ce même chapitre, p. 562-584.



VI. Réformer les moines

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vie des ­hommes, sur laquelle il est difficile de revenir 6. Cette notion renvoie en outre inévita­blement au baptême et s’articule donc à la question des doctrines sacramentelles. Le terme d’apostasie contribue donc à construire un système de représentation cénobitique, relativement rare au xe siècle.

Abandonner la règle est une apostasie La notion d’apostasie apparaît au cœur de la partie des Collationes qui ­s’attache à définir les devoirs des différentes catégories sociales, dès le premier chapitre consacré aux moines. Le fait qu’Odon commence sa réflexion sur les religieux par cette question montre qu’elle est décisive dans son appréhension de la condition cénobitique. Après avoir mentionné le verset d’Éz II, 3, qui ­évoque les ­apostats, l’abbé de Cluny explique, en reprenant la neuvième homélie sur Ézéchiel de Grégoire le Grand : Le fait qu’il les appelle “apostats”, convient très bien, surtout à ceux qui reviennent à des désirs séculiers pendant leur état monastique. À leur sujet, il est écrit : Malheur au pécheur qui marche sur deux chemins (Si II, 14). En effet “apostat” signifie “celui qui recule”. Mais celui qui aura mis la main à la charrue, en regardant en arrière (Lc IX, 62), il est en tout cas convaincu d’apostasier, de sorte qu’il ne sera, en aucune façon, jugé propre au royaume de Dieu, selon le témoignage de Dieu lui-même. Et dans la neuvième homélie sur Ézéchiel, on raconte que, de même qu’est apostat celui qui s’éloigne de Dieu par sa foi, ainsi, celui qui, loin de Dieu Tout-Puissant, revient à une œuvre perverse après avoir professé le mode de vie monastique (professam ­religionem), est sans aucun doute jugé apostat (apostata), même s’il peut sembler avoir la foi7.

Odon s’appuie ici, pratiquement mot pour mot, sur la définition de l’apos­ tasie telle que la donne Grégoire le Grand, à ceci près que ce dernier n’évoquait ­nullement la condition des moines8. Odon a en effet ajouté la phrase introductive, puis l’expression « après avoir professé le mode de vie monastique ». Cette transformation du texte initial, ainsi que la qualification récurrente de l’abandon de la règle comme « apostasie » dans son œuvre, laissent penser que l’abbé de Cluny donne une interprétation monastique de ce terme. Or, «  apostasie/apostasier  » n’apparaît à aucun moment avec cette signification dans la règle de saint Benoît9. Si trois textes normatifs carolingiens donnent bien une acception cénobitique à

6. Sur les conceptions de l’entrée dans le cloître jusqu’à l’époque carolingienne, H. Lutterbach, “Monachus factus est”, surtout p. 255-327. 7. Coll., III 17, col.  602  D-603 A. Il convient ici de suivre l’édition de la Bibliotheca cluniacensis, col. 232 C, et de remplacer l’expression professam relationem de la P.L. par professam religionem. 8. Grégoire le Grand, Homeliæ in Hiezechihelem prophetam, Homelia IX, § 6, p. 126, l. 112-119. 9. Le terme apostatare est bien présent dans la règle de saint Benoît, mais uniquement dans une citation de l’Ecclésiastique, « vinum apostatare facit etiam sapientes » (Si XIX, 2), où il a sa connotation habituelle d’abjuration de la foi : RB, chap. XL, 7, p. 96-97.

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ce terme et à ses dérivés, il reste cependant absent de la littérature monastique du haut Moyen Âge, à une exception près10. L’application de la notion d’apostasie au reniement de vœux monastiques semble en effet émerger dans un seul texte cénobitique, la Regula solitariorum. Cette dernière est connue comme la première règle occidentale de reclus, sans doute écrite dans la première moitié du ixe  siècle par un certain Grimlaïc, un prêtre originaire des régions situées entre Meuse et Rhin11. C’est donc dans les milieux ascétiques de la Gaule du Nord-Est que ce parallèle semble avoir été fait pour la première fois, dans un texte qui circule ensuite dans le Bassin parisien, c’est-à-dire un espace relativement proche de ceux où Odon a évolué lors de sa formation intellectuelle12. Le passage évoquant l’apostasie intervient à l’extrême fin de l’œuvre de Grimlaïc, en tête du dernier chapitre consacré aux mesures à prendre si des reclus reviennent à la vie séculière. Il est totalement contraire aux règles ecclésiastiques que les reclus, après leur réclusion, par orgueil ou pour le commerce, reviennent malheureusement au ­siècle, comme s’ils étaient devenus la proie des démons. À quel point c’est un crime grave que les reclus apostasient, c’est-à-dire qu’ils s’éloignent de leur ­premier dessein, le Seigneur en témoigne en effet, en disant : “Nul homme, qui met la main à la charrue et regarde en arrière n’est propre au royaume de Dieu” (Lc IX, 62). Aussi l’apôtre Paul dit-il : “Que personne, combattant pour Dieu, ne s’embarrasse dans les affaires séculières, afin de plaire à celui qui l’a engagé” (2 Tm II, 4). Il n’est en effet pas libéré des filets du diable celui qui, après sa réclusion, aura voulu s’embarrasser des affaires séculières13.

Après avoir évoqué d’autres références bibliques, Grimlaïc conseille à l’évêque diocésain d’excommunier le réfractaire, jusqu’à ce qu’il revienne à son mode 10. Une recherche menée dans les bases de données textuelles indique que, dans la patristique, seul Cyprien de Carthage donne ce sens à apostatare, Cyprien de Carthage, Epistolæ (vol. 3 C), Epistola LVII, chap. 3, p. l. 55. Pour les textes normatifs, on trouve tout d’abord apostasia dans un capitulaire de Louis le Pieux, promulgué vers 832, no 124, Monuments historiques (cartons des rois), p. 87, col. 2. Le terme apparaît également dans l’un des canons du deuxième concile d’Arles, élément de la collection canonique pseudo-isidorienne, confectionnée au ixe siècle, en cours d’édition par les MGH, mais accessible en ligne : http://www.pseudoisidor.mgh.de/html/090.htm. Le verbe apostatare ne se trouve, pour sa part, que dans les actes d’un concile tenu en 895 à Trebur, dans un canon qui concerne cependant les clercs et non les moines : no 252, Concilium Triburiense, dans Capitularia regum Francorum, vol. 2, cap. 27, p. 229, l. 12. 11. M.-C. Chartier, La Regula solitariorum, t. I, p. 60-63 et p. 98-99. 12. Sur la circulation des manuscrits de Grimlaïc, Ibid., t. I, p. 27. 13. «  Contrarium est omnino ecclesiasticis regulis, ut solitarii post retrusionem causa elationis vel negotiationis ad sæculum veluti præda dæmonum facti infeliciter reddeant. Nam quam grave crimen solitarios apostatare, hoc est, a priori proposito recedere, Dominus in Evangelio testatur, dicens : Nemo mittens manum suam in aratrum, et respiciens retro, aptus est regno Dei. Hinc Paulus apostolus ait : Nemo militans Deo implicat se negotiis sæcularibus, ut ei placeat cui se probavit. Non enim liber est a laqueis diaboli qui se negotiis post retrusionem sæcularibus voluerit implicare », Grimlaïc, Regula solitariorum, t. II, p. 353.



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de vie antérieur. Cet extrait présente au moins trois points communs avec le texte d’Odon. On y trouve la même citation de Lc IX, 62, qui ne se trouvait pas dans la définition de l’apostasie par Grégoire le Grand. Grimlaïc donne en outre une définition identique de l’abandon du mode de vie choisi, qualifié d’apostasie. Il condamne enfin l’attraction qu’exerce le siècle sur ceux qui ont prononcé leurs vœux, analysée comme un retour à une situation antérieure. La comparaison des deux textes révèle cependant une nette différence dans la manière d’appréhender la condition générale du moine. Alors que Grimlaïc place ses réflexions sur l’apostasie à la fin de son opuscule, c’est-à-dire en conclusion de ce que doit être la vie recluse, Odon commence par elles, avant de développer consciencieusement les différents actes qui conduisent à renier la règle. Pour Grimlaïc, la condition de reclus émerge donc à l’issue d’une codification des règles de vie, qui définissent un comportement que certains abandonnent parfois. En revanche, pour l’abbé de Cluny, il existe d’abord un état monastique, puis des attitudes qui conduisent à le renier. Cette divergence de points de vue résulte de deux démarches distinctes. Alors que Grimlaïc est dans une logique de codification des normes dans une optique ­carolingienne, Odon obéit à des impératifs réformateurs. Ce dernier n’a donc pas à définir ce qu’est la condition monastique – ses prédécesseurs s’en sont ­chargés  –, mais ce qui la nie et qui, par voie de conséquence, doit être corrigé. En dépit de cette divergence et bien qu’il soit difficile d’établir qu’Odon a eu connaissance de ce texte, il est clair que la conception de l’état monastique (au sens large) change, au tournant des ixe-xe siècles, dans certains milieux érémi­ tiques14. Une fois le vœu prononcé, la condition cénobitique semble ­irréversible, au point que, pour Grimlaïc, son abandon doit entraîner l’excommunication jusqu’à un retour du contestataire dans le rang. Dans l’œuvre d’Odon, cette conception de l’état de moine débouche sur la conviction d’une nécessité des réformes, accompagnée d’un discours de dénonciation des mauvaises mœurs cénobitiques. Remarquons pour finir que cette idée d’apostasie de la condition monastique apparaît également dans la Vita sancti Æthelwoldi, écrite après 996 par le disciple du saint, Wulfstan de Winchester († au début du xie siècle)15. Or, cette Vie relate les liens étroits entre Fleury et les courants réformateurs anglais16. La ­présence de la notion rare d’apostasie du cénobitisme dans cette Vita atteste les relations intellectuelles entre moines de part et d’autre de la Manche, un phénomène mis en évidence par les travaux de M. Lapidge ou de P. Wormald17. 14. La tradition manuscrite du texte, étudiée par M.-C. Chartier, semble indiquer une diffusion essentiellement dans les régions orientales – France de l’Est, Allemagne du Nord et rhénane, ainsi que dans l’Europe alpine –, puisque seuls deux codices en provenance de Clairvaux et Reims sont originaires de Gaule, M.-C. Chartier, La Regula solitariorum, t. I, p. 27-36. 15. Wulfstan de Winchester, Vita sancti Æthelwoldi, chap. VIII, p. 12-13. 16. Sur les liens entre Fleury et les moines anglais dans la Vita, chap. XIV, p. 24-29. 17. M. Lapidge, « The Hermeneutic Style », p. 105-149. P. Wormald, « Æthelwold and his continental counterparts », p. 13-42.

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Apostasie monastique et doctrine sacramentelle Employer le terme d’« apostasie » pour désigner l’abandon d’une règle monastique renvoie inévitablement au reniement du baptême. Dans les Collationes, Odon exploite d’ailleurs le parallèle entre les deux cérémonies, en expliquant que « l’on donne la même grâce dans l’habit monastique que celle que l’on donne dans les eaux baptismales »18. L’abbé de Cluny reprend ici textuellement un ­passage d’un ouvrage traduit du grec, le De vitis patrum seu verba seniorum, attribué à un certain Joannes Subdiaconus, auquel il a ajouté la thématique de l’eau19. L’idée d’une équivalence entre entrée dans le cloître et baptême était déjà ­présente chez Jérôme, lui-même particulièrement marqué par le cénobitisme oriental20. Absente des grands écrits monastiques, tels que ceux de Cassien et de Benoît, cette ­correspondance ne se diffuse en Occident qu’à partir du viie siècle dans les sources liturgiques, qui affirment clairement que la prononciation des vœux monastiques est un second baptême21. Si Odon reprend cette idée dans les grandes lignes, il met toutefois l’accent sur la rupture que constitue la prise d’habit, plutôt que sur la prononciation des vœux. S’inscrivant ainsi dans une longue tradition cénobi­tique représentée par Cassien et Benoît, il considère en effet l’abandon des effets laïques et l’adoption de vêtements réguliers comme l’élément central qui marque l’accès au cloître22. C’est donc la « grâce » que reçoit l’impétrant lors de ces deux cérémonies qui permet l’analogie entre la conversion monastique et le baptême. Alors que l’abbé de Cluny n’évoque jamais la prise d’habit dans ses œuvres, il s’étend longuement sur le sacrement du baptême. La théologie “odonienne” du baptême apparaît essentiellement dans l’Occupatio, où de longs passages y sont consacrés. Odon définit ce qu’il est (V 696-762), mais aussi ce qu’il n’est pas, en faisant intervenir le diable comme contradicteur fictif qui cherche à démontrer son inutilité (VI 813-860), reflet probable des ­discussions doctrinales carolingiennes sur la prédestination23. C’est surtout le premier point qui permet de comprendre l’analogie de ce sacrement avec la prise d’habit monastique. La définition du baptême intervient à la fin du livre V, consacré à la venue du Christ, au sein d’un extrait qui résume les messages principaux de l’Incarnation. Ce passage se déroule en trois temps : un exposé de la ­doctrine baptismale (V 696-709), une réflexion sur les vertus de l’eau (V 710-729), enfin 18. Coll., II 7, col. 554 C. 19. Joannes Subdiaconus, De vitis patrum seu verba seniorum, L. I, § 9, col. 994 B. Cet auteur, mal identifié, est connu pour avoir traduit du grec les paroles de certains pères du désert. 20. Jérôme, Epistola XXXIX. Ad Paulam de morte Blesillæ, dans Lettres, t. VI, § 3, p. 76, l. 24-26. 21. Sur l’évolution chronologique du rapprochement entre baptême et entrée au monastère, G. Constable, « The Ceremonies and Symbolism », p. 799-800. 22. Sur cette tradition valorisant la remise d’habit et non la prononciation des vœux, Ibid., p. 808-815. 23. Sur les discussions carolingiennes sur le baptême, à partir des réflexions doctrinales sur la prédestination : M. Rubellin, « Entrée dans la vie », p. 43-44 ; surtout C. M. Chazelle, The crucified God, p. 165-208. Cf. aussi supra, p. 103-107.



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une analyse de l’implication des trois Personnes de la Trinité dans ce sacrement, qui débouche sur l’évocation du rôle du prêtre (V 730-762). La doctrine baptismale d’Odon est classique. Elle s’articule autour de deux points essentiels, à partir des passages bibliques Mt XXVIII, 18-19 et Jn III, 5-6, largement commentés par les Pères de l’Église pour évoquer ce sacrement24. Odon ­évoque ainsi les conséquences de la mise en place de ce dernier, c’est-àdire la réparation de la faute originelle qui implique la réouverture aux hommes de l’accès au royaume des cieux. Il s’agit donc à la fois d’un retour à la condition de l’homme avant la Chute et d’un premier pas vers le salut, une conception commune depuis Augustin25. Le baptême, selon l’abbé de Cluny, est par ailleurs essentiellement purification, ainsi que le montre le champ lexical utilisé dans ce passage, qui met conjointement en valeur les notions de souillure et de purgation. Dans la perspective de l’assimilation du vêtement monastique à l’onde du ­baptême, telle qu’elle apparaît dans les Collationes, l’appréhension de l’eau dans l’Occupatio ouvre en outre certaines pistes de réflexion26. En passant par des réflexions d’ordre physique, Odon la définit essentiellement comme une force qui transforme profondément la nature des autres éléments, à la fois facteur de mutation et de génération, toujours dans le sens d’une amélioration. Comme ce qui le précède et ce qui le suit, cet extrait sur les vertus de l’eau se place dans la lignée des écrits patristiques qui avaient insisté sur la vocation du baptême à engendrer l’Église, en tant que rite d’intégration de nouveaux membres au corps social constitué par tous les chrétiens. La théologie “odonienne” du baptême assimile donc la notion d’une transformation des éléments naturels en quelque chose de différent sous l’influence d’une force extérieure, qui rappelle les réflexions de l’abbé de Cluny sur la création du monde par Dieu27. *   * * La notion de mutation des éléments est également présente dans la doctrine eucharistique de l’abbé de Cluny. Lorsque Odon évoque longuement ce sacrement au début du livre VI de l’Occupatio, il insiste essentiellement sur trois points 24. « Esse suum suave iugum, quod dixerat ipse,/ Ut probet, intingui gentes baptismate iussit,/ Munere tam facili sanans, quod lesit origo,/ Tartara disrumpens regna et cælestia pandens./ Hac unda gladius versatilis ille remotus,/ Hæc valet ignivomas huius submergere flammas./ Quid, rogo, plus facile, nitidum quid plus velt esse,/ Quam, quod aquæ purgent animas, quæ corpora mundant ?/ Baptisma ipse subit, tanto quod honore beavit,/ Tacte ut eo limphæ penetrando coagola terræ/ Munus ubique datum valeant proferre locorum,/ Quemlibet ut mundent fidei virtute perunctum », Occ., V 698-709. 25. Sur le baptême, A. Guerreau-Jalabert, « Spiritus et caritas », p. 158-159. 26. «  Dispice : non modici laticem liquet esse momenti./ Sunt bis bina quibus res quæque elementa creantur :/ Ær et ignis, humus, lympha et vis eminet huius./ Hac pinguescit humus, madet ær et intepet ignis,/ Solaque multa gerit, quam multa operatur in illis./ Hæc tria sepe nocet sine aqua, cui mixta iuvarent », Occ., V 710-715. 27. Cf. supra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 375.

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qui seront abordés plus loin : la consécration du pain par le Christ lui-même, sa ­présence réelle et substantielle dans l’hostie et la notion de jugement anticipé pour ceux qui participent au sacrement28. Odon évoque en outre en détail le processus de transformation des espèces en corps et sang du Christ : Donc Dieu, qui créa toutes choses, pensa que le pain Était son corps et qu’il le donnerait pour le monde Et “ce vin”, dit-il, “je le lui donnerai ; en effet il est aussi mon sang”. Cette loi de la nature est d’être changée en ce qu’aura ordonné le Créateur ; Elle suit l’ordre, aussitôt elle se transforme d’elle-même en ce que Le Tout-Puissant ordonne, transformant les choses en miracles. Aussitôt la nature change donc son rôle habituel : aussitôt le pain devient chair, aussitôt, enfin, le vin devient sang29.

Comme dans le cas du baptême, la transformation des espèces en corps et en sang du Christ donne lieu à des considérations sur les lois naturelles, qui se situent dans la continuité des écrits de Paschase Radbert. Ce dernier développe en effet une conception « volontariste » du sacrement de communion, qui résulte à la fois des doctrines eucharistiques d’Ambroise sur l’efficacité de la parole divine et des théories augustiniennes relatives à l’omnipotence de Dieu sur la nature. Paschase, comme Odon, assimilent en effet l’ordre naturel et la volonté divine, c’est-à-dire que cette dernière préside à l’ordonnancement et à la transformation de la matière30. Cette notion de mutation des éléments naturels est centrale dans la pensée de l’abbé de Cluny. Elle est tout d’abord présente aussi bien dans son analyse du baptême que dans celle de l’eucharistie, c’est-à-dire qu’elle est l’élément essentiel de sa doctrine sacramentelle générale qui implique la transformation de la nature des choses sous l’effet de la volonté divine. Ainsi qu’en témoigne l’Occupatio, elle s’intègre par ailleurs à une réflexion globale sur le monde, qui est créé, orchestré et mis en ordre par Dieu, dans le cadre des longues descriptions de la formation de la terre, de la végétation et des anges31. Ces remarques sur la doctrine sacramentelle d’Odon permettent de donner de la profondeur à sa conception de l’état monastique. Plusieurs idées se juxta­posent en effet dans son œuvre : le retour au siècle conçu comme une « apostasie » de l’état monastique ; l’équivalence de la prise d’habit cénobitique et du baptême sur le plan de la grâce reçue par l’impétrant ; une réflexion sacramentelle qui repose 28. Cf. infra, dans ce même chapitre, p. 610-613, et le schéma synthétique, figure 15, p. 611. 29. « Ergo deus tenuit panem, qui cuncta creavit,/ Corpus et esse suum se pro mundo idque daturum/ Et “vinum hoc”, inquit, “dabo ; nam meus est quoque sanguis.”/ Lex ea nature est verti, in quod iusserit auctor ;/ Imperium sequitur, de se mox transit in illud,/ Quod iubet omnipotens, res in miracula vertens./ Protinus ergo vicem mutat natura suetam :/ Mox caro fit panis, vinum mox denique sanguis », Occ., VI 65-72. 30. Sur l’analyse de la doctrine « volontariste » de Paschase Radbert, M. Cristiani, « La controversia eucharistica », p. 168-174. 31. Cf. supra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 375.



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sur la transformation de la matière par la volonté divine. On trouve donc dans son œuvre, disposés côte à côte et sans articulation, différents éléments qui ne formeront un système qu’au xiie siècle : celui d’une conception sacramentelle de l’entrée dans le cloître, selon laquelle, après le rituel de conversion, l’impétrant change d’état de manière théoriquement irréversible32.

B. Lecture, contemplation, sagesse Dans les années 840-860, dans son Commentaire sur le cantique des ­cantiques, Haymon d’Auxerre définit les moines comme ceux qui « méprisent le monde, ne pensent qu’aux choses divines et, l’esprit libre de toute occupation terrestre, ne donnent leur temps qu’à Dieu seul »33. Le maître auxerrois enjoignait donc aux religieux de mener une vie de retrait et surtout de prière, dans la mesure où cette dernière correspondait à leur fonction sociale. En tant qu’héritier des mora­listes carolingiens, Odon développe le thème de l’oraison monastique, un mélange de prière et de lecture34. Ces deux activités posent par ailleurs la question de la contemplation comme voie d’accès à la sagesse.

Lecture et contemplation Dans la spiritualité bénédictine, la lecture va de pair avec la prière, puisque la seconde est considérée comme une méditation de l’Écriture35. Odon évoque d’ailleurs à plusieurs reprises le double rôle que joue la Bible dans la vie des croyants, à la fois comme guide et comme consolation. La première dimension apparaît essentiellement au début du livre I des Collationes, où elle s’accompagne d’une connotation d’enseignement. La vertu instructrice de la Bible réside tout d’abord dans le fait qu’elle montre la voie du bien, comme un miroir, en donnant de nombreux exemples d’hommes bons sur lesquels le lecteur peut régler et juger son propre comportement. Elle renseigne également sur le sort qui attend chacun en fonction de son attitude dans la vie présente36. La dimension didactique de l’Écriture consiste enfin à effrayer ses lecteurs, par des exemples de sanctions terribles d’hommes mauvais, afin de «  retenir [les hommes] loin des souillures

32. Sur la conception de l’état monastique au xiie siècle, notamment dans le cas de la conversion tardive : C. de Miramon, « Embrasser l’état monastique », p. 845. 33. Haymon d’Auxerre, Commentaria in cantica canticorum, L. I, chap. 6, col. 337 A-B. Pour la traduction du passage cité dans le texte, cf. M. Lauwers, « Parole de l’Église et ordre social », p. 87-88. 34. Ces deux aspects de l’oraison sont pratiqués par Géraud, de manière toutefois moins rigoriste que par les moines. Cf. supra, notre chapitre « Potentes et pauperes. Discipliner les puissants », p. 460-463. 35. A. de Vogüé, « Lectiones sanctas libenter audire », p. 610-625. 36. La Bible montre la voie du bien : Coll., I, præf., col.  520  C ; Ibid., I 2, col.  521  B ; Ibid., I 3, col. 522 A.

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de cette vie  », c’est-à-dire essentiellement «  la volupté de la chair ou l’activité terrestre »37. La Bible a par ailleurs un rôle consolateur, idée qui provient de Rm XV, 438. L’insistance sur cette dimension de l’Écriture s’inscrit parfaitement dans l’ensemble de la pensée d’Odon, qui insiste sur les souffrances nécessaires des hommes pendant leur vie terrestre39. Pour l’abbé de Cluny, cette consolation réside dans le fait que le Livre donne accès au dessein divin et fait comprendre le plan général de Dieu de récompense des élus et de damnation des réprouvés, ce qui minimise les épreuves quotidiennes. Plus exactement, l’existence de ­l’Écriture évite à Dieu de s’adresser à chaque homme directement40. La lecture de la Bible, qu’elle soit guide ou consolation, conduit donc à la méditation. En tant que parole directe de Dieu, l’Écriture rapproche son lecteur du Tout-Puissant et supprime ainsi les intermédiaires qu’étaient les prophètes et les anges dans l’Ancien Testament. Cette dimension sacrée de la lecture conduit Odon à rejeter les textes qui traitent de sujets profanes. Il s’agit là d’un topos monastique très présent dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, qui voit dans la littérature païenne une menace pour la piété, parce qu’elle écarte du langage simple de la Bible. Dans la Vita Odonis, le récit du rêve du saint – encore chanoine à Tours –, qui voit sortir des serpents d’un vase magnifique, représentant le texte de Virgile, a été analysé comme le signe que les classiques latins étaient assimilés à des tentations diabo­ liques41. Cette réflexion sur la littérature poétique païenne peut d’ailleurs être replacée dans le contexte de l’interdiction de Virgile dans de nombreux établissements religieux par certains abbés, notamment Alcuin à Saint-Martin de Tours ou Maïeul à Cluny42. Odon apparaît donc comme une sorte de “chaînon manquant” qui relie les pratiques abbatiales tourangelles et carolingiennes à celles du Cluny de l’An Mil. Le refus de la poésie trouve à plusieurs reprises un écho dans l’Occupatio. Dès l’introduction du premier livre, Odon évoque la méfiance qu’il faut avoir pour la forme poétique à cause du plaisir qu’elle procure, quel que soit son contenu43. Il insiste sur ce thème dans le livre VI, en comparant les poètes et les rhéteurs

37. Ibid., I 1, col. 520 C. 38. Pour la consolation des Écritures : Ibid., I, præf., col. 519 ; Ibid., III 1, col. 589 D. Sermo de combustione, col. 734 B. 39. Cf. supra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 379. 40. Coll., III 43, col. 627 C-D. 41. Sur ce topos : B. Munk Olsen, « I Classici nei monasteri », p. 11, pour l’analyse du songe d’Odon. Sur ce songe, VO1, I 12, col. 49 A. 42. Pour la présence de ce thème dans les dossiers hagiographiques d’Alcuin et de Maïeul, D. IognaPrat, Agni immaculati, p. 322-323. 43. Occ., I, præf., 7-14.



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aux apôtres. Sa longue diatribe se trouve en effet à la suite de l’évocation de la ­dispersion de l’Église primitive pour convertir les peuples et de son succès face au paganisme44. L’abbé de Cluny a deux griefs principaux contre les poètes antiques. La forme harmonieuse et plaisante de leurs œuvres est tout d’abord trompeuse par essence, car elle tend à séduire par l’apparence et non par le contenu : elle ne cherche donc qu’à engourdir les esprits par le plaisir des sons. La poésie transmet en outre un message qui est d’autant plus pernicieux qu’il est agréable. Les valeurs qu’elle véhicule sont les « conflits » et le « vice », allusions probables aux courants épiques et érotiques de la littérature païenne. Le fil conducteur de cette critique réside donc avant tout dans la discordance entre la forme et le fond de l’œuvre poétique, une idée qui rejoint le topos de l’artifice diabolique. Il est remarquable  que cette diatribe contre la poésie se trouve dans un ouvrage destiné à la méditation cénobitique : on y trouve toutes les mises en garde ­formulées par les Pères chrétiens de l’Antiquité tardive et reprises par les auteurs monastiques. Ce passage permet d’approfondir le récit du songe d’Odon dans sa Vita, en particulier par la même utilisation de la métaphore du vase qui est, cette fois, rempli de poison.

Oraison collective, oraison privée Selon K. Hallinger, Odon rejette tout ritualisme dans l’oraison45. Dans la Vita Geraldi, l’abbé de Cluny oppose en effet la prière fervente et sincère du saint comte à celle des moines, « qui, même en priant en cachette, chant[ent] des louanges divines, en présence de Dieu, avec une voix pompeuse plutôt qu’avec un cœur simple », une attitude dénoncée également dans les Collationes46. Dans ces deux passages, Odon fustige le comportement des moines dans la prière collective, en utilisant la première personne du pluriel. Il semble donc condamner une dérive liturgique qu’il juge propre aux cénobites. L’abbé de Cluny reprend en fait ici les réflexions d’Augustin sur les plaisirs auditifs, et surtout l’exégèse de Jérôme sur la bonne manière de psalmodier pour ceux qui ont reçu cet « office » dans l’Église. Il emprunte notamment à ce dernier l’idée que la vertu principale du chant est d’exorciser les désirs des auditeurs47. Dans les Collationes, Odon utilise 44. Le thème avait été effleuré dès la fin du livre V : Occ., V 690-692. « Dicta pœtarum quoque sicut inania vitant,/ Quam prestetque vident mitis doctrina coturno,/ Quo rethores tumidis conflant sua carmina buccis,/ Quæ extenuant mentes, palpent sonitu licet aures./ Ergo odio ducunt quemcumque sophistice fassum,/ Sic voluere dii per eos sua carmina dici,/ Et placeat vitium melico sermone relatum,/ Pressius inculcent cultoribus ut quoque crimen./ Quod fuerint rabidi, produnt, sævi atque petulci,/ Quisquis ut exemplum gaudens imitetur eorum,/ Tam placiturus eis quam deteriora patrarit./ Per rethores igitur delirat maxime mundus,/ Crimina qui suadent, quæ gesta loquuntur ab ipsis », Ibid., VI 721-735. 45. K. Hallinger, « Le climat spirituel », p. 131-133. 46. VG4, II 9, col. 676 C. Coll., II 17, col. 564 B-C. 47. Augustin, Confessionum libri, L.  X, chap. 33, p.  181-182. Jérôme, Commentaria in epistola ad Ephesios, L. III, verset 19, col. 528 D-529 A.

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en outre exactement le même argument que pour les poètes, lorsqu’il condamne la recherche de la beauté du son, qui, en tant qu’artifice, s’apparente à un acte démoniaque48. Comme dans le cas de Géraud, c’est donc l’intention du cœur qui compte dans la bonne psalmodie, c’est-à-dire l’élan qui porte vers Dieu et qui fait chanter pour lui et non pour les hommes. Cette prière collective doit par conséquent être déconnectée de tout lien avec le monde terrestre et ses intérêts, ainsi que l’affirmait Haymon d’Auxerre presque un siècle auparavant. Elle doit être pure et portée vers le ciel. Certaines réflexions d’Odon sur la messe rejoignent d’ailleurs ce qu’il dit de la psalmodie, puisqu’il établit une distinction entre la fréquence et la qualité de la célébration eucharistique49. Selon lui, plus la messe est dite, moins la dévotion est grande. Il exprime donc un point de vue qualitatif plutôt que quantitatif, dans la lignée de ce que voulait saint Benoît dans sa règle50. Cette prise de position est importante, car elle sous-entend que la valeur de la prière, ou de l’eucharistie, n’est pas fonction de l’accumulation liturgique. Odon ne condamne toutefois pas la liturgie en soi, mais ce qu’en font les mauvais moines, c’est-à-dire une psalmodie où le ritualisme compte plus que l’intention du cœur et qui est en outre tournée vers l’extérieur et non vers Dieu. Le type d’oraison qui retient les faveurs d’Odon apparaît fugitivement dans le troisième livre des Collationes, à l’occasion d’une réflexion sur l’exaucement des prières par Dieu, comme signe de salut ou de damnation. Selon lui, ­l’accomplissement par Dieu des vœux faits lors de l’oraison ne reflète en rien sa décision finale sur le sort réservé à chacun à l’issue du Jugement. Il ne faut donc pas perdre espoir en l’aide divine, qui écoute toutes les requêtes, même si elle ne les exauce que ­rarement51. Ces vues reflètent une certaine manière d’appréhender la prière, qu’elle soit collective ou individuelle : il ne faut pas en attendre de résultats concrets, qui n’ont aucun sens dans la perspective du Jugement dernier. La bonne prière relève ainsi d’un élan personnel et doit être détachée des contingences extérieures.

Contemplation, prière, connaissance L’acception “odonienne” de la prière monastique est perceptible dans un très long passage de l’Occupatio (III 1126-1243), consacré à la question de la sagesse et au problème de la connaissance. La thématique des modalités d’accès au savoir est omniprésente dans cette œuvre, probablement en raison de l’influence de Grégoire le Grand et des idées néoplatoniciennes de l’école d’Auxerre sur la pen48. Sur cette interprétation de la musique par les Pères de l’Église, notamment par Augustin, M. Zink, Poésie et conversion, p. 99-121. 49. Coll., II 28, col. 572 B-C. 50. P. Henriet, La Parole et la Prière, p. 32-35. 51. Coll., III 39, col. 622 B-623 D.



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sée de l’abbé de Cluny52. Elle apparaît en effet dès l’expulsion d’Adam du Paradis (III 204-329), seul homme à avoir contemplé la Création et à avoir connu le Vrai. Le thème revient ensuite avec l’Incarnation, sous la forme d’un questionnement sur la connaissance des mystères (V 498-558), qui ne seront complètement éclairés qu’au moment de la Parousie et de la contemplation des élus (VII 701-717). Odon reprend ici des débats anciens sur les moyens d’accéder à la connaissance des réalités supérieures depuis la Chute, en s’étendant longuement sur le rôle des sens, notamment de la vue, pour appréhender la Vérité53. Le passage situé dans le livre III traite des philosophes de l’Antiquité et cherche à évaluer leur place dans l’histoire du salut, un thème déjà abordé par Jean Scot54. L’abbé de Cluny y reprend un problème traité par Augustin et surtout par son maître Remi d’Auxerre, c’est-à-dire la distinction entre la scientia, qui s’enracine dans l’orgueil et se tourne vers des buts temporels, et la sapientia, universelle et orientée vers les réalités éternelles55. Dès le départ, Odon définit la véritable sagesse, de même que le vrai savoir, comme quelque chose d’inaccessible depuis la Chute, en reprenant l’image platonicienne des ombres prises pour la vérité. Il explique ensuite que, par leur haut degré de savoir, certains hommes peuvent approcher plus que d’autres le Paradis – clairement assimilé à la sagesse – et contempler les réalités célestes, mais toujours de manière imparfaite. Quant aux philosophes de l’Antiquité, leur effort intellectuel, bien qu’important, ne les aide en rien pour leur salut, « parce qu’ils négligèrent la seule adoration,/ Que toutes les choses doivent servir avec raison »56. Dans cette dernière phrase, Odon oppose donc deux modes de connaissance : l’exercice de l’intelligence, représenté par les philosophes antiques, et la contemplation. Le premier, mis en œuvre sans la foi, débouche sur un savoir forcément imparfait, alors que la seconde est la condition obligatoire pour accéder partiellement aux réalités célestes. La présence de ce type de réflexion dans un ouvrage destiné à la méditation monastique tend donc à définir la prière comme un moyen d’atteindre la sagesse, c’est-à-dire – selon une dialectique néoplatonicienne – de se détacher des réalités sensibles, pour percevoir celles qui sont intelligibles et célestes. Toutes ces observations rejoignent les remarques de P. Henriet sur le rôle de l’oraison dans la Vita Odonis. Selon lui, ce texte évoque surtout la prière ­privée, qu’il analyse à la fois comme un élément constitutif de la vie monastique et comme un moyen d’accéder à une véritable existence cénobitique. Il s’agit « d’un 52. Sur la question de la connaissance et de l’accès à Dieu dans la pensée de Grégoire le Grand, F. Monfrin, « Voir le monde dans la lumière de Dieu », p. 42-47. 53. Sur ces débats, G. Stabile, « Teoria della visione », p. 225-246. 54. G. Schrimpf, « “Philosophi” – “philosophantes” », p. 697-727. 55. C. E. Lutz, « Remigius ideas on the classification », p. 80-81. 56. « Sed licet has totis disquirant nisibus artes,/ Otia confringant rimentur et abdita rerum,/ Multa licet penetrent, se nosse incognita fingant/ Moribus et modulum stabilire putentur honestum,/ Nil iuvat hos, unam quia neglexere latriam,/ Omnia quippe cui merito debent famulari », Occ., III 1220‑1231.

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signe de piété, de perfection et d’observance, [qui] n’est que rarement orient[é] vers la demande. En d’autres termes, le verbe sanctifie un choix de vie et définit ­l’appartenance à un ordo57  ». L’œuvre de Jean de Salerne donne en effet des clés complémentaires pour comprendre la vision “odonienne” de la prière. Elle confirme tout d’abord que, pour Odon, l’oraison n’est pas une demande, mais un acte, ou plutôt un état particulier, qui ne s’inscrit pratiquement jamais dans le cadre liturgique, mais dans la solitude : elle ne se veut donc pas efficace, mais contemplative. La Vita Odonis permet surtout de saisir que cette prière est un temps de communication avec le ciel, exactement comme le laissait entendre l’acte de ­fondation de Cluny, avec l’expression conversatio cælestis. Tandis que Jean demeure en général très approximatif sur le contenu de l’oraison, il évoque à deux reprises la rencontre d’Odon ou d’Adhegrin avec les saints Grégoire le Grand et Martin, au cours de leurs prières58. Ces dernières, solitaires et contemplatives, permettent de voir ceux qui peuplent le paradis, le chœur des saints. L’oraison est alors une ­passerelle temporaire vers le ciel, qui se concrétise par un contact direct et visuel avec ses habitants. Or, nous avons souligné l’importance, à la fin de l’Occupatio, de la « vision de paix » qu’est la Jérusalem céleste pour les élus, après la Parousie59. Le fait de terminer cette œuvre cénobitique par l’évocation des odes chantées par les purs à la gloire du Christ laisse penser que, pour Odon, les moines contemplent déjà ce spectacle lorsqu’ils s’adonnent à la prière.

C. Des moines combattant dans les armées de Benoît La réforme monastique carolingienne est essentiellement connue pour sa volonté d’uniformiser le mode de vie cénobitique par l’application de la seule règle de saint Benoît. Ce choix de la norme bénédictine s’inscrit dans le contexte plus vaste de la mise en ordre carolingienne qui tendait à différencier les modes de vie en communauté, qu’ils soient canonial ou monastique, par l’adoption d’une règle spécifique60. Depuis les années 1950 et surtout à partir de la publication du Corpus Consuetudinum Monasticarum en 1963, l’historiographie s’est cependant employée à nuancer l’idée d’une application stricte de la règle bénédictine, en tentant de discerner les aménagements et transformations opérés par Benoît d’Aniane sur le texte originel, sur la base d’ajouts provenant de coutumes monastiques différentes61. Il 57. P. Henriet, La Parole et la Prière, p. 56-60, et p. 59 pour la citation. 58. Sur la rencontre d’Odon avec Grégoire le Grand, VO1, I 20, col. 52 B-C. Sur la rencontre de Martin et ­d’Adhegrin, Ibid., I 27, col. 55 B. 59. Cf. supra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 379. 60. Sur la différenciation entre les modes de vie canoniaux et monastiques à l’époque carolingienne, J. Semmler, « Le monachisme occidental », p. 82-87. Id., « Benedictus II », p. 13-20. 61. Sur les aménagements opérés par Benoît d’Aniane sur la règle de saint Benoît : P. Schmitz, « L’influence de Benoît d’Aniane », p. 404-413 ; J. Semmler, « Benedictus II », p. 29-47.



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n’en demeure pas moins que la norme de saint Benoît, revue à travers le prisme carolingien, demeure un point de référence pour les réformateurs du xe siècle.

Une conception législative de Benoît et de sa règle Dans la continuité de la réforme monastique carolingienne, la règle de saint Benoît apparaît comme la norme unique de la vie cénobitique, dans les écrits d’Odon, les actes de la pratique et sa Vita62. B. H. Rosenwein a montré que l’abbé de Cluny avait une conception vétéro-testamentaire de la règle, notamment dans son Sermo de sancto Benedicto abbate63. Selon l’analyse de l’historienne, cette norme y est en effet perçue comme une législation donnée par Dieu pour être ­suivie par les hommes, de même que les tables de la loi ont été remises à Moïse. Dans le sermon d’Odon, Benoît est en effet perçu avant tout comme un législateur, et non plus seulement comme un “faiseur de miracles”64. Cette dimension de la figure apparaît tout d’abord grâce à sa comparaison, semble-t-il pour la ­première fois, avec Moïse65. Le rapprochement de Benoît avec ce personnage biblique repose en partie sur une série d’analogies biographiques, mais c’est surtout « la législation [qui] rend semblable ce très saint père spécialement à Moïse »66. C’est donc bien une conception biblique de la norme qui permet le parallèle entre les deux hommes, ainsi que le dit Odon explicitement : « […] Dieu avait prédestiné [Benoît] spécialement, comme un autre Moïse (tanquam alterum Moysen), afin de prescrire les dogmes de la loi monastique (monasticæ legis decreta) par son intermédiaire67. » Cette dimension législative de Benoît est renforcée dans le sermon par la présence du champ lexical de la loi pour désigner la règle ou son auteur68. Dans le même sermon, la norme bénédictine apparaît en outre comme la meilleure des règles, parce qu’elle est confirmée par toutes les législations monas62. Comme nous l’avons souligné précédemment, cette référence à la règle bénédictine n’exclut pas la fidélité à des coutumes monastiques qui ne s’y trouvent pas. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 195. 63. B. H. Rosenwein, « Rules and the “Rule” », p. 316. 64. Sur la vision de Benoît comme législateur, J. Nightingale, « Oswald, Fleury », p. 37. 65. Sur la comparaison de Benoît à Moïse dans la tradition monastique, J. Longère, « La prédication », p. 457. 66. Sermo de Benedicto, col. 724 C. Cf. aussi, Ibid., col. 724 A. 67. Ibid., col. 724 D. 68. Sur le champ lexical de la loi dans le Sermo de Benedicto : « inter […] cælestis disciplinæ censores », col.  722  B ; «  cohortes monachorum […] sanctam ipsius institutionem præ cæteris sectantur  », col.  723  C ; «  Non immerito arbitrantes, quod hunc specialiter, tanquam alterum Moysen Deus prædestinaverit, per quem monasticæ legis decreta sanciret  », col.  723  D ; «  Sic ergo et huic beatissimo legislatori non præjudicent alii Patres  », col.  723  D ; «  Et hoc equidem privilegium utrisque est commune, quod ambo sunt legislatores  », col.  724 A ; «  Et hunc quidem beatissimum patrem legislatio specialiter Moysi comparat », col. 724 C ; « superna providentia, talem et tantum ducem, ac præceptorem constituit, quem ad promulgandam cœlestis disciplinæ legem », col. 724 D ; « isdem excellentissimus legislator […] ; legislatio ejus », col. 727 D.

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tiques antérieures69. Selon Odon, il y a donc un seul mode de vie cénobitique, défini plusieurs fois comme la « discipline céleste », quoique réglementé à de multiples reprises par plusieurs Pères. La supériorité de la règle de saint Benoît sur les autres textes réside dans le fait qu’elle émane directement de Dieu, dans une logique vétéro-testamentaire, et qu’elle ouvre par conséquent les portes du ciel. Cette analyse peut être approfondie par l’étude de la figure de Moïse dans l’Occupatio. Après avoir expliqué que les hommes ont perverti la loi naturelle par leurs péchés, l’abbé de Cluny explique la réaction de Dieu face à ces déviances : Il veut s’opposer au poison du péché grâce à l’antidote du dogme (dogmatis). Il promulgue la loi qui menace de tourments les hommes stupides, Pour que, par là, il réprime les esprits déraisonnables au moins avec un fouet (verbere). Moïse, le “Tesmologus”, est envoyé, lui qui, premier scribe fidèle, Exposa ce que seraient les principes des choses ; Celui-ci exposa le premier les dogmes (dogmata) par écrit70.

La loi mosaïque (dogma) a bien une origine divine directe, puisqu’elle résulte d’une décision du Tout-Puissant pour endiguer les péchés des hommes. Pour Odon, cette législation vient pallier l’inefficacité de la loi naturelle et possède une dimension coercitive importante. Le rôle de Moïse se résume ici à une mise par écrit de la parole divine, idée bien présente dans l’utilisation de l’expression « scribe fidèle ». Odon emploie par ailleurs un néologisme tiré du grec, en qualifiant Moïse de tesmologus. Il s’agit d’une latinisation d’un mot composé, formé de θεσμóς (la loi divine) et de λογεύς (l’orateur), qui signifie donc « celui qui dit la loi divine ». Cette innovation sémantique est d’autant plus intéressante qu’en grec, la notion de θεσμóς s’oppose à celle de « loi naturelle », reprise par Odon au début de l’extrait. Dans la version grecque de la Bible, ce terme n’est toutefois jamais utilisé pour la loi mosaïque – qualifiée généralement de νóμος – et n’apparaît au total que deux fois dans le livre des Proverbes (Pr I, 8 et VI, 20) pour désigner l’enseignement de la mère à ses enfants, bien différencié de celui du père. Le choix de ce mot, à forte connotation maternelle dans la Bible, renvoie peut-être à la lecture qu’avait faite Grégoire le Grand des punitions envoyées par Dieu dans la première de ses homélies sur Ézéchiel, une autorité citée à deux reprises par Odon71. Le Père de l’Église y explique que le Tout-Puissant aime les hommes, comme une mère son fils, c’est-à-dire que tous deux n’hésitent pas à punir et à fouetter (verbere) 69. «  Sic ergo et huic beatissimo legislatori non præjudicent alii Patres, qui sanctæ regulæ munia descripserunt ; sed magis ut assertores ejus sancita confirment », Ibid., col. 723 D-724 A. 70. «  Dogmatis antidoto vult culpæ obstare veneno./ Promulgat legem stultis tormenta minantem,/ Compescat brutas quo saltim verbere mentes./ Tesmologus Moyses, primus qui scriba fidelis/ Protulit ad medium, quæ sint primordia rerum,/ Mittitur ; hic primo digessit dogmata scriptu  », Occ., IV 334 339. 71. Coll., III 4, col. 592 D. Occ., III 578-585.



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leur progéniture lorsqu’elle déroge aux règles, dans le but de l’éduquer72. Cette interprétation “grégorienne” correspond ainsi parfaitement à ce que dit Odon sur les raisons qui ont poussé Dieu à envoyer la loi aux hommes dans l’Occupatio. On peut donc penser que l’abbé de Cluny a choisi, de manière très originale, ce terme de θεσμóς, d’abord parce qu’il s’oppose à l’idée de «  loi naturelle  » et ensuite parce qu’il renvoie – indirectement – à la métaphore maternelle utilisée par Grégoire le Grand pour désigner la notion de correction des hommes par le Tout-Puissant. La législation mosaïque, comme la règle de saint Benoît, sont donc deux reflets terrestres d’une même loi divine, destinée à lutter contre les péchés des hommes. Cette réflexion sur la loi, qui reprend d’ailleurs l’idée générale qu’Odon s’en fait dans l’histoire des hommes, explique ce qu’il dit des autres normes monastiques73. Si la règle de saint Benoît est confirmée par les écrits cénobitiques des Pères, c’est parce que toutes sont le miroir d’une entité supérieure, qui n’admet pas de contradictions. Plus globalement, cela signifie aussi que la norme que suivent les moines est la plus proche de la volonté divine, ce qui explique sa qualification de « discipline céleste ». La Vita Odonis prima et maior permet de cerner l’importance de la référence à saint Benoît dans la vie d’un abbé réformateur. Malgré les fluctuations importantes de l’organisation de la matière dans ce texte, la réforme de Fleury intervient, dans tous les témoins subsistants, à l’extrême fin du récit et couronne en quelque sorte la carrière du saint74. Par ailleurs, si l’hypothèse de l’insertion du chapitre final de Jean de Salerne dans la Chronique de Saint-Julien de Tours est exacte, l’épisode de la réforme de Saint-Benoît-sur-Loire acquiert une charge symbolique supplémentaire75. Selon cette version, Odon serait en effet parti de Fleury – et non de Rome – pour revenir mourir à Tours. Ce détail transforme complètement la portée de l’épisode de Saint-Benoît-sur-Loire : la rénovation du monastère prestigieux de Fleury devient le point culminant de la carrière d’Odon comme réformateur, d’abord parce qu’elle est racontée longuement, en s’achevant par des miracles de Benoît, mais surtout parce qu’il s’agit de son ultime démarche avant de mourir. Cette dimension eschatologique de l’action d’Odon à Fleury est d’ailleurs soulignée symboliquement par son entrée dans le monastère sur un ânon, tel un alter Christus pénétrant dans Jérusalem avant de purifier le Temple – métaphore de la réforme à venir –, mais aussi annonciation d’une mort prochaine76. Outre la 72. Grégoire le Grand, Homeliæ in Hiezechihelem prophetam, Homelia I, § 18, p. 15, l. 374-381. 73. Pour la réflexion d’Odon sur la loi, cf. supra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 377. 74. Sur l’organisation du texte de la Vita selon les manuscrits et la place du récit de Fleury, cf. supra, notre introduction générale, p. 29-30. 75. Sur cette hypothèse, cf. supra, notre chapitre « Abbé des régions gauloises, aquitaines et de ­l’Hespérie », p. 355 -359. 76. Sur la métaphore de la purification du temple : J. A. Harris, The Place of the Jerusalem, p. 126.

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place de ce récit juste avant le décès d’Odon, la fonction symbolique de l’épisode de Fleury semble profondément liée au lieu même de Saint-Benoît-sur-Loire qui conserve les restes du grand abbé depuis le viie siècle77. Parce que « les corps des fondateurs cristallis[ai]ent ou, pour mieux dire, concentr[ai]ent en eux les formes d’autorité et de pouvoir  », Jean attribue à Odon la légitimité que confèrent les reliques de Benoît à celui qui applique sa règle : réformer Fleury, c’est revenir à la source du monachisme à la veille de la mort78.

Moines et métaphores lumineuses Selon J. Semmler, le premier but de la réforme de Benoît d’Aniane était de maintenir l’unité de l’Empire par l’uniformité de l’ordo monasticus, grâce à ­l’imposition à tous les cénobites d’une seule et même règle79. Un siècle plus tard, ce caractère homogène de l’ensemble des cénobites est constamment réaffirmé sous la plume d’Odon et passe par diverses métaphores appliquées à la personne de Benoît dans le sermon qu’il lui consacre. L’utilisation du champ lexical de la lumière pour qualifier Benoît est l’un des moyens utilisés par Odon pour suggérer l’idée d’une unité des moines. Après avoir expliqué le rôle référentiel fondamental que joue le saint pour les cénobites par son enseignement, il ajoute : Et ce que [les moines] n’atteignent nullement par leurs mérites, ils comptent l’obtenir par l’intercession de leur chef. C’est pourquoi ils portent sans cesse leur regard vers cette lampe (lucerna), brillant (micantem) pour ainsi dire dans la course sombre de cette vie, et ils voient en elle où ils doivent diriger les pas de leurs bonnes œuvres. La lampe (lucerna) est bien entendu Benoît […]. Mais comme si cela ne suffisait pas, il faut l’appeler aussi étoile (stella). Non pas toutefois une étoile quelconque, mais une étoile telle que, en enseignant la justice à un grand nombre, elle brille (refulgeat) pour toute l’éternité, d’après les mots de Daniel (Dn XII, 3). Qu’on l’appelle aussi soleil (sol), parce qu’il luira (fulgebit) avec les justes, comme le soleil, d’abord dans l’Église, puis dans le royaume de leur père80.

L’emploi de la métaphore lumineuse est courant dans les textes hagiographiques du monachisme réformateur, notamment à Gorze, pour signifier le rôle actif que les religieux doivent jouer dans le monde, en tant que guides des hommes81. Dans le sermon, l’idée d’une uniformisation de l’ensemble des cénobites repose sur le fait qu’ils suivent tous une même source de comportement, qui leur sert

77. Sur l’importance que confèrent les reliques de Benoît à Fleury, devenu un centre monastique important au viie siècle, F. Prinz, « Monastische Zentren », p. 585-586. 78. Pour la citation : M. Lauwers, La Mémoire des ancêtres, p. 268. 79. J. Semmler, « Das Erbe », p. 65-66. 80. Sermo de Benedicto, col. 725 A-B. 81. Pour une analyse de l’évolution de ce thème de la lumière comme métaphore de l’action ou de la contemplation, P. G. Jestice, « The Gorzian Reform », p. 51-78.



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de guide : la règle, incarnée par Benoît. Cette métaphore de la lumière se trouvait en fait dans la Vita sancti Benedicti, insérée par Grégoire le Grand dans le deuxième livre de ses Dialogi. Dès le premier chapitre, Grégoire dit que Dieu a voulu donner la vie de Benoît comme exemple à tous, et le compare à une lampe placée en hauteur pour éclairer d’autres hommes, en utilisant la réminiscence de Mt V, 1582. Odon a donc repris cette idée, mais l’a amplifiée, selon une logique de gradation – d’abord une lampe, puis une étoile et enfin le soleil– et ne l’adresse en outre qu’aux moines. L’utilisation de cette métaphore lumineuse n’est pas isolée dans l’œuvre hagiographique d’Odon. Géraud se voit ainsi qualifié de lucerna dans sa Vita et dans le sermon qui lui est consacré, mais plus encore de lucidissima stella parmi d’autres étoiles, c’est-à-dire d’autres saints, dans ce dernier texte83. Dans la Vita Gregorii Turonensis, c’est Martin qui est comparé à une source de lumière réfléchissant les autres astres84. Plus intéressante, car moins topique, est l’apparition de cette thématique dans l’Occupatio, à deux reprises, notamment dans le livre IV, lorsque l’abbé de Cluny évoque les prophètes85. Odon explique que chacun d’eux est une étoile qui réfléchit la lumière du créateur : De même que le navire traverse la mer Égée d’après les mouvements des astres Et que le marin choisit des voies connues pour traverser des lieux impraticables inconnus, De même, [les prophètes] sont des guides qui poussent leurs disciples vers le droit chemin, Ainsi qu’une lampe grâce à laquelle ils savent diriger leurs pas. Donc Dieu accorda que les prophètes ramènent les fidèles à la règle (innormare), Pour qu’ils ornent la face de la terre d’un rayon de vertu86. 82. Grégoire le Grand, Dialogi (t. II), L. II, chap. 1, § 6, p. 134-135. Sur la citation biblique de Mt V, 15 : « Neque accendunt lucernam et ponunt eam sub modio sed super candelabrum ut luceat omnibus qui in domo sunt. » 83. « Tum vero verbum vitæ continens in medio nationis, quasi quædam lucerna refulgebat. Et quoniam oportebat ut in abscondito tempestatis probaretur, malignus hostis hanc lucernam quantis poterat fraudibus, tam per se quam per satellites suos effocare tentabat. Sed nimirum sicut flamma flatibus agitata solet validius accendi, sic divini amoris igniculus, qui in pectore Geraldi a puero incaluit, nullo tentationis imbre valebat exstingui », VG4, II 1, col. 669 B-C. « Et ut altius dicam, talem se per omnia exibere curavit, ut fulgida huius seculi lucerna dici posset, que non sub modio sed super candelabrum posita, omnibus qui in domo erant lucem suæ claritatis ostenderet. Et non solum ut arbitror lucerna dici potest beatus Geraldus sed etiam lucidissima stella, qui inter astra id est inter sanctos, in hoc mundi positus, fulgore sedularum virtutum illum illustrat », Sermo sancti Geraldi, lectio 9, p. 135. 84. «  Sane inter cæteros in quibus, ut diximus, Christus velut in montibus resplendebat, domnum et gloriosum Martinum deprehenderat, qui reliquos velut quidam Olympus excedit, et luculentius ut pote æteri vicinior fulgoribus ipsa astra reverberat […] », VGT, chap. 8, col. 119 C. 85. La seconde utilisation de la métaphore lumineuse désigne Jean-Baptiste, qualifié de dernière étoile, c’est-à-dire de dernier prophète. Il semble moins lumineux car il est éclipsé par la luminosité du Christ, assimilé au soleil, Occ., V 171-180. 86. «  Syderis ad motum cælox ut tranat Egeum/ Nauta legitque vias ignota per avia notas,/ Sunt ita ductores ad recta minando sequaces/ Suntque lucerna, suos norint qua porgere gressus./ Ergo dedit

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Dans la pensée d’Odon, la métaphore lumineuse n’est donc pas seulement une marque de la sainteté. Elle est également synonyme d’enseignement d’un mode de vie juste et de fidélité aux normes édictées par Dieu, deux caractéristiques ­présentes dans le sermon sur Benoît. Les hommes comparés aux ­étoiles apparaissent en effet comme des points de repère pour les autres, ou mieux comme des guides qui indiquent les routes menant à Dieu, de même que les astres indiquent leur chemin aux marins. Dans l’obscurité qui caractérise le monde présent, ils jouent le rôle de phares pour montrer aux hommes les voies du bien et éviter les écueils des péchés. C’est donc vers eux que convergent les attentions et c’est en cela qu’ils suscitent une uniformité des mœurs. Le texte de l’Occupatio révèle par ailleurs une autre dimension de la mission des « astres » : leur devoir d’innormare les hommes, c’est-à-dire de les régulariser, de les ramener à la règle. La métaphore lumineuse suggère donc une très forte connotation de restauration des comportements, selon une norme divine qu’incarne l’homme comparé à la lumière. Il y a là un autre facteur d’uniformisation des moines, qui rejoint les thèmes réformateurs et la vision “odonienne” de la règle bénédictine87. Selon G. Barone, la métaphore de la lumière est le moyen que les hagio­graphes utilisent pour exprimer le thème de la similitude de l’homme avec Dieu. Cette sémantique lumineuse trouverait ses racines dans la théorie de l’illumination augustinienne, revue par Grégoire le Grand, selon laquelle les saints sont comparables aux justes qui, après avoir été illuminés, illuminent les hommes. Toujours d’après cette historienne, ce leitmotiv “grégorien” a pris une importance considérable dans la conception de la sainteté au xe siècle, conçue comme ­porteuse de lumière intérieure88. Il nous semble néanmoins plus vraisemblable qu’Odon s’inspire de notions néoplatoniciennes, qui découlent des enseignements qu’il a reçus auprès de Remi d’Auxerre. Selon cette lignée de philosophes, «  les entités qui ont achevé la ­perfection dans leur être propre ne gardent pas cette perfection pour eux, mais la propagent au loin, en générant une image externe de leur activité interne », un phénomène exprimé très souvent par l’utilisation de la métaphore lumineuse89. Augustin et Grégoire le Grand s’étaient déjà inspirés du néoplatonisme, mais la pensée d’Odon s’alimente probablement aussi aux textes du Pseudo-Denys et de Jean Scot Érigène, beaucoup plus marqués par cette philosophie. Pour l’abbé de Cluny, cette métaphore lumineuse n’est sans doute pas seulement la conséquence de l’illumination de certains hommes par Dieu, mais aussi l’expression d’une perfection intérieure qui rejaillit sur les autres. La preuve en est que Benoît est

vates deus innormare fideles,/ Qui terræ faciem radio virtutis adornent », Occ., IV 447-452. 87. Sur la vision “odonienne” de la règle, cf. supra, dans ce même chapitre, p. 523-526. 88. G. Barone, « L’“imago Dei” in Gregorio Magno », p. 53-60. 89. R. T. Wallis, Neoplatonism, p. 61.



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comparé à une lampe ou à un astre – donc à des objets qui reflètent la lumière qu’est Dieu –, mais aussi à un soleil, c’est-à-dire à une source de luminosité. L’emploi de métaphores lumineuses dans le sermon sur Benoît rejoint enfin certains usages littéraires carolingiens qui célébraient par ce biais le pouvoir impérial90. Comme l’a souligné G. Bührer-Thierry, les auteurs des viiie-ixe siècles ont puisé, pour ce faire, dans une double tradition : d’une part, les panégyriques de l’Antiquité tardive qui comparent, entre autres, les titulaires du pouvoir à un soleil ; d’autre part, l’exégèse et l’hagiographie chrétiennes qui définissent le Christ comme la véritable lumière à laquelle participent directement les ­apôtres, mais aussi leurs successeurs –  c’est-à-dire les évêques  –, pour la propager. À l’époque de Charlemagne et de Louis le Pieux, certains clercs concentrent ces deux ­traditions sur la fonction impériale pour en faire le phare qui guide les ­hommes vers la cité céleste, tout en articulant le motif de la lumière à la capacité du roi franc à défendre la chrétienté. L’usage que fait Odon des métaphores lumineuses confère donc également à la figure de Benoît certains traits qui relevaient de la construction idéologique du pouvoir impérial à l’époque carolingienne. Tournés vers une même source de lumière qui leur enseigne des normes de vie, les moines forment, en définitive, un ensemble uniforme, uni par des ­comportements semblables car découlant d’un même modèle. C’est pourtant grâce à la rhétorique du combat qu’Odon suggère véritablement l’homogénéité de tous les cénobites.

Le “corps” combattant des moines Dans le Sermo de sancto Benedicto abbate, Benoît apparaît en effet avant tout comme un chef de guerre dirigeant des armées de moines dispersées sur toute la terre, pour une lutte contre les vices : Combien estimons-nous grande la dignité de ce roi que suit l’armée (exercitus) si nombreuse des moines ? Quel roi ou quel empereur a un jour exercé son pouvoir dans d’aussi nombreuses parties du monde, ou a rassemblé autour de lui d’aussi nombreuses légions (legiones), issues de peuples si divers, que celles que [Benoît] met en ordre, qui sont de tout âge, de tout sexe et engagées volontairement par serment dans la milice du Christ (militia Christi) ? Et celles-ci en le contemplant avec admiration, comme s’il était présent, et en suivant l’étendard (vexillum) de l’institution, abattent de manière virile (viriliter) les armées (acies) diaboliques […]. Lorsque donc tous ceux qui font partie de cette institution auront été rassemblés, quel signe de l’apostolat cette armée (exercitus) nombreuse montrera-t-elle alors spontanément à Benoît ? Ô avec quelle joie bondira alors celui qui aura pu s’introduire dans ces cohortes (cohortibus)91 !

90. Pour ce qui suit, G. Bührer-Thierry, « Lumière et pouvoir », p. 521-556. 91. Sermo de Benedicto, col. 728 D-729 B.

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Le champ lexical du combat parcourt l’ensemble du sermon, mais c’est p­ robablement dans ce passage que le statut exceptionnel de Benoît et la dimension militaire des moines est la plus évidente92. L’utilisation de la métaphore guerrière pour qualifier la vie monastique n’est certes pas originale ; elle a d’ailleurs fait l’objet de nombreux travaux qui ont analysé l’évolution de cette thématique chez les auteurs chrétiens. Elle tire ses origines des propos de Paul sur le combat pour la foi (Ep VI, 10-20, et surtout 2 Tm II, 3-4), qui soulignaient que la conversion au christianisme était un engagement dans la milice céleste, un combat pour Dieu qui devient de plus en plus intériorisé chez les Pères de l’Église. Les auteurs de règles monastiques, et notamment Benoît, ont aussi beaucoup utilisé le champ lexical militaire pour qualifier la condition cénobitique, dans la mesure où cette dernière implique une lutte contre le diable et ses vices. Ils ont en effet repris une tendance de la littérature des Pères du désert qui assimilait les efforts de l’ascète à un combat spirituel débouchant sur la mortification de la chair. C’est enfin dans la norme bénédictine que l’on trouve l’idée du service d’un chef unique, le Christ, et d’une égalité de tous les moines soumis à ses ordres : « En tout lieu, c’est un seul Seigneur que l’on sert (servitur), c’est sous un seul roi que l’on milite (militantur)93. » Les auteurs monastiques carolingiens héritent l’ensemble de ces interprétations de la métaphore militaire et en accentuent certaines. La plupart d’entre eux affirment l’égalité de tous les moines au service du seul Christ, considéré comme un roi, une idée reprise en particulier dans le programme réformateur de Benoît d’Aniane. D’autres comprennent cette métaphore militaire comme une lutte ascétique continue, débouchant sur la mortification volontaire. Suivant la pensée de Grégoire le Grand, beaucoup développent enfin l’idée d’une psychomachie, d’une lutte des vices – menés par le diable – contre les vertus – conduites par le Christ –, qui devient, pour certains, la fonction principale du cénobitisme pour faire entrer l’Église au royaume des Cieux94. L’abbé de Cluny emprunte l’idée d’un combat des moines contre les armées du diable à la littérature carolingienne : les troupes monastiques «  abattent les armées diaboliques », en suivant la règle bénédictine. L’un des traits frappants de l’emploi de la métaphore guerrière, dans cette perspective, est la radicalisation de la dimension universelle des religieux, qui se trouvait en germe dans l’idée ­carolingienne d’égalité de tous les moines mis au service du Christ. Odon insiste en effet longuement sur leur dispersion géographique, la variété de leur âge et de 92. Sur les métaphores guerrières dans le Sermo de Benedicto : « Monachorum cohortes », col. 723 C ; «  Suo [i.e. Benedicti] ducatu  », col.  724 A ; «  Gaudent [monachi], quia per ejus magisterium, ad cœlestis militiæ tirocinium sunt asciti. Sperant sub ejus ducatu militantes, ad superni Regis palatium intromitti », col. 724 D ; « dux », col. 725 A ; « legiones monachorum », col. 725 A. 93. RB, chap. LXI, 10, p. 138-139. Pour l’analyse de l’usage des métaphores militaires dans l’Antiquité tardive : J. Leclercq, « “Militare Deo” », p. 3-20. 94. R. Grégoire, « Esegesi biblica », p. 21-45.



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leur sexe et surtout sur leur nombre. L’uniformité entre ces conditions différentes est créée par la fidélité à une seule et même règle et par le fait de suivre Benoît. Le chef de cette armée n’est cependant pas le Christ, comme dans la règle bénédictine ou dans ses commentaires, mais Benoît. L’abbé de Cluny défend donc ici un point de vue résolument cénobitique, puisqu’il n’évoque que les moines dans le combat à mener et les place sous les ordres d’un unique chef, l’auteur de la règle imposée en Occident à l’époque carolingienne. S’il évoque bien ­l’enrôlement volontaire dans la militia Christi, c’est néanmoins Benoît qui procède à la mise en ordre et au commandement des armées de moines. L’emploi de la métaphore bénédictine du roi qui mène les soldats glisse d’ailleurs du Christ vers l’abbé de Nursie, attestant ainsi qu’Odon fait une lecture exclusivement cénobitique de la militia Christi, centrée sur la personne de Benoît. Une telle lecture cénobitique de la militia Christi comme acies ordinata se trouve confirmée lorsque l’on compare le sermon au Commentaire sur le cantique des cantiques rédigé par Haymon d’Auxerre, dans les années 840-860, traité auquel Odon a pu avoir accès en tant que disciple de Remi. Dans ce texte, le maître ­carolingien évoque l’Église, formée de trois ordres – docteurs, continents et conjoints – et « ordonnée comme une armée de châteaux (ordinata sicut acies castrorum) », où chaque catégorie remplit un rôle précis « dans la troupe (acie) », pour lutter « contre les ennemis (hostes) que sont les mauvais esprits ». Dans cette organisation sociale idéale, la fonction des moines, est de « ne pense[r] qu’aux choses divines et, l’esprit libre de toute occupation terrestre, [de] ne donne[r] leur temps qu’à Dieu seul »95. La perspective d’Odon est donc sensiblement la même que celle d’Haymon, à ceci près que, dans le sermon sur Benoît, les moines mènent seuls le combat, alors qu’ils étaient réduits à une certaine passivité et au retrait chez le maître auxerrois. Pour Odon, la lutte des cénobites contre le diable absorbe donc celle des autres ordres de la société, faisant ainsi glisser l’activité militante et guerrière de l’ensemble de l’Église vers les seuls religieux. Ce constat rejoint d’ailleurs la présence des métaphores lumineuses dans le sermon. Comme nous l’avons souligné précédemment, ces dernières étaient utilisées à l’époque carolingienne, notamment dans le cadre de la défense de la chrétienté par l’empereur. L’utilisation conjointe des métaphores lumineuses et du champ lexical du combat dans le sermon sur Benoît laisse penser qu’Odon confère au saint législateur et aux seuls moines la mission royale de la protection armée de l’Église, sur un plan spirituel. À partir des années 1970, les travaux menés par L. K. Little et B. H. Rosenwein ont ouvert des pistes de recherche, en articulant l’utilisation de la rhétorique mili-

95. Haymon d’Auxerre, Commentaria in cantica canticorum, L. I, chap. 6, col. 337 A-B. Pour la ­traduction des passages cités dans le texte, cf. M. Lauwers, « Parole de l’Église et ordre social », p. 87-88. Nous tenons à le remercier de nous avoir indiqué cette référence.

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taire monastique avec une analyse de la liturgie, en termes de pratique sociale96. Selon ces historiens, l’intensification des prières d’intercession cénobitiques ­s’inscrit dans une théologie de la rédemption, selon laquelle les religieux livrent des batailles quotidiennes contre le diable. L’utilisation très poussée de cette ­rhétorique guerrière répondrait au fort recrutement des moines des xe-xie siècles dans les familles laïques et guerrières, notamment à Cluny. Le processus de conversion de personnes habituellement coutumières du métier des armes se serait alors accompagné d’une sorte de militarisation de la prière, la violence du champ de bataille se déplaçant ainsi dans l’espace liturgique. Ces analyses séduisantes, ­toutefois fondées essentiellement sur des sources du xie  siècle, peuvent trouver une confirmation dans le sermon sur Benoît. Même si elle s’ancre dans une ­tradition littéraire solide et si elle apparaît dans d’autres œuvres d’Odon, la rhétorique militaire atteint son paroxysme dans ce sermon, probablement composé et prononcé à Fleury. Or, comme nous le verrons, la Vita Odonis souligne la propension de cet établissement à susciter des conversions tardives, un idéal qui paraît obtenir la préférence d’Odon, très loin devant ­l’oblation97. La très forte dimension guerrière de ce sermon coïncide donc peut-être avec une réalité sociale, celle des convertis tardifs qui semblent avoir été nombreux à Saint-Benoît-sur-Loire. *   * * De cette triple vision de Benoît, legislator, lucerna et imperator que suivent les moines, émane une image idéale de la réforme monastique, suggérée par la forte thématique de conversion qui parcourt l’ensemble du sermon. La règle bénédictine, conçue comme la loi mosaïque, est la meilleure parce qu’elle émane directement de Dieu et qu’elle reflète les normes célestes : c’est elle qui crée la cohésion entre les moines. La réforme, qui se résume souvent dans les sources par l’expression d’« application de la règle de Benoît », doit avoir pour résultat la formation d’une armée terrestre, composant une sorte de “corps” combattant, efficace et uniformisé par la pratique d’une même règle. Ce dernier semble fontionner selon un modèle paulinien, c’est-à-dire que les différents moines en forment les membres, Benoît en constituant la tête. Bien qu’Odon n’emploie pas explicitement la métaphore du corps, la position de Benoît devant les cénobites, ainsi que l’idée d’uniformité des religieux, suggèrent l’influence de ce référent biblique. Cette conception du monachisme est fortement marquée par l’héritage ­néoplatonicien, qui imprègne tout à la fois la vision de Benoît, de sa règle et des moines. L’importance de la métaphore lumineuse dans ces théories philo­­sophiques, sur le plan individuel, a déjà été soulignée. Plus généralement, le Pseudo-Denys considère que l’univers est organisé selon deux hiérarchies ­superposées et en 96. L. K. Little, B. H. Rosenwein, « Social Meaning », p. 8-13 ; B. H. Rosenwein, « Feudal War », p. 129-157 ; B. H. Rosenwein, T. Head, S. Farmer, « Monks and their enemies », p. 769-777. 97. Cf. infra, dans ce même chapitre, p. 587-589.



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miroir l’une de l’autre : la première, céleste – appartenant au domaine de l’intelligible –, et la seconde, ecclésiastique – relevant du domaine du sensible  –, toutes deux subdivisées en ordres. Chaque degré de ces hiérarchies procède de la lumière divine de manière indirecte, par reflet, c’est-à-dire par médiation, de l’ordre qui le précède. Par ailleurs, selon les néoplatoniciens, l’une des conséquences de la Chute a été le passage d’une unité, image de Dieu, à une diversité des êtres, notamment à une différenciation sexuelle. Dans cette perspective, le thème central est celui du reditus, le fait de « remonter de la multiplicité créée à la simplicité créatrice », c’est-à-dire d’accéder à l’unité de la Jérusalem céleste, dans une optique eschatologique98. La vision qu’a Odon de la règle, de Benoît et des moines procède de ces idées. La norme bénédictine apparaît tout d’abord comme la meilleure parce qu’elle émane directement de Dieu ou, plus exactement, parce qu’elle est le reflet des lois divines. L’application à Benoît de la métaphore lumineuse n’est ainsi pas seulement un moyen de souligner sa sainteté : elle suggère également sa fonction de guide vers les réalités célestes, par l’illumination des moines qui le suivent. L’insistance sur le caractère uniforme de l’ordre des moines, malgré leur diversité initiale, qu’elle soit générationnelle ou sexuelle, s’inscrit également dans une perspective néoplatonicienne99. Il ne suffit en effet pas, pour Odon, que les cénobites soient semblables pour lutter contre le diable. L’unité des moines suggère aussi leur appartenance à d’autres réalités que celles du sensible : par leur uniformisation, ils sont déjà en train de procéder au reditus, de revenir à la simplicité du créateur. Tous ces emprunts à la philosophie néoplatonicienne vont par conséquent dans le sens  d’une même affirmation : les bons religieux, par l’ensemble uniforme qu’ils constituent, sont dès à présent dans les sphères célestes. Cette thématique du “corps” que forment les moines, seulement suggérée dans le sermon, est d’ailleurs développée, de manière explicite cette fois, dans la bulle de Léon VII octroyée en 938 à Fleury. Il y est ainsi affirmé que la réforme de cet établissement, qualifié de caput, doit entraîner le renouveau des monastères environnants, désignés comme ses membra100. Saint-Benoît-sur-Loire est en effet le lieu où se trouvent les reliques du saint législateur, ce qui explique que le rédacteur de la bulle qualifie cet établissement de « tête ». Cette conception renforce la portée symbolique du dernier épisode de réforme de la carrière d’Odon dans la Vita Odonis. En plus de conférer à l’abbé de Cluny une légitimité normative, Fleury, en tant que lieu où se trouve le corps du grand législateur, est le centre symbolique de l’armée monastique. Il convient enfin de noter que, sur le long 98. T. Gregory, « L’eschatologie de Jean Scot  », p.  377-392. Pour la citation, M. De Gandillac, « Anges et hommes », p. 394. 99. Sur l’unité des moines, créée par la règle : « Cum igitur universi hujusce institutionis ejus sequaces, in unum coacti fuerint ; quale signum apostolatus Benedicto tunc ille copiosus exercitus seipsum exhibebit ? », Sermo de Benedicto, col. 729 A. 100. « Si in illo cœnobio, quod est caput et principium, observantia regularis refloruerit, cætera circumquaque posita quasi membra convalescant », no 83, Papst., p. 141.

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terme, cette référence à Benoît joue un rôle de tout premier plan dans la légende des origines élaborée par les clunisiens de l’An Mil, notamment par la fonction essentielle dévolue à Maur, son disciple, qui aurait transféré les coutumes bénédictines authentiques du mont Cassin jusqu’à Cluny101.

D. Martyrs, vierges et anges Dans plusieurs œuvres, l’abbé de Cluny revendique l’assimilation des moines au modèle de la communauté apostolique102. Au début du livre VII de ­l’Occupatio, Odon compare l’Église des origines à un champ parfumé, rempli de fleurs différentes. Il explique que : [Ces fleurs] symbolisent les âmes ornées d’un don de Dieu différent ; Beaucoup d’hommes rougirent dans le martyre, comme dans une couronne de roses, D’autres, chastes, sont d’une blancheur éclatante, comme les lys103.

Pour Odon, les débuts de la communauté chrétienne ont donc été marqués par l’apparition de deux types de dons divins, le martyre et la chasteté, qu’il donne à méditer aux moines. Ainsi qu’il le suggère dans le livre II, le Christ a uni ces deux grâces, par sa conception virginale – qui induit la valorisation de la figure de la Vierge –, par la conservation de sa pureté sexuelle et par son sacrifice pour le salut des hommes104. Cette association du lys et de la rose, évoquant les ­martyrs vierges, remonte probablement à Cyprien de Carthage105. L’assimilation des moines à ces derniers n’est cependant que suggérée par l’intensité de la réflexion “odonienne” sur ces thèmes. L’abbé de Cluny propose toutefois ­clairement l’identification des religieux à d’autres êtres participant aux hiérarchies célestes : les anges.

Les roses du martyre La question du martyre est abordée dans l’Occupatio au sein de la longue réflexion d’Odon sur l’utilité et les effets du baptême. Il y affirme que le Christ n’a pas voulu que ce dernier annule la mort de la chair et la vulnérabilité de l’homme. Le martyre en est la meilleure preuve : 101. Sur l’importance de la référence à Benoît dans le Cluny de l’An Mil, D. Iogna-Prat, « La geste », p. 165-171. 102. Sur l’assimilation des moines à la communauté apostolique, cf. infra, dans ce même chapitre, p. 581-583. 103. « Quæ signant animas vario karismate comptas ;/ Martyrio multi tamquam serto roseali / Inrubuere, alii candent quasi lilia casti », Occ., VII 8-10. 104. « Verbigenæ proles, verbi quam sanguis adoptat,/ Liliolis niveus, serto roseale mitratus », Ibid., II 240-241. 105. Cyprien de Carthage, Epistularium (vol.  3  B), Epistula X. Martyribus et confessoribus, §  5.2, p. 55, l. 111-117.



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Si le Christ voulait détruire complètement la mort pour [les hommes], Où la rose deviendrait-elle brillante dans le martyre ? Où souffrir tant de choses et, quasiment, s’acquitter du Christ souffrant ? Celui qui, en mourant pour lui, montre à quel point il l’aime, Et qui, torturé mille fois, est anéanti dans tous ses membres, De même qu’il prend part à la souffrance, ainsi il devient propre à régner avec lui106.

Il n’est pas anodin qu’Odon insère ce paragraphe dans sa réflexion sur le baptême, dans la mesure où le sacrifice de soi est traditionnellement considéré comme un nouveau baptême, par le sang. Pour l’abbé de Cluny, le martyre est donc un acte qui accorde une participation immédiate à la royauté de Dieu, c’est-à-dire une place parmi les élus au paradis. Il reprend ainsi l’idée de certains Pères, qui, depuis Cyprien de Carthage, avaient associé le martyre à un couronnement auprès du Christ. Cette royauté des martyrs est également développée dans un très long passage évoquant le massacre des innocents par Hérode. Il s’agit d’un thème qui apparaît dans les homélies latines du ive siècle, qui connaît ensuite un succès croissant et débouche sur l’instauration d’une fête des saints innocents au vie siècle107. Cette dernière est d’ailleurs célébrée à Cluny avec octave, depuis la fin du xe siècle au moins, ainsi que le montrent les Antiquiores consuetudines108. La cérémonie était intégrée au temporal et consistait en une lecture de deux passages de l’Apocalypse (Ap VI, 9 et VII, 17), puis de plusieurs sermons, dont le Zelus quo tendat de Pierre Chrysologe, qui constitue probablement la source principale d’Odon109. Les ­travaux de S. Boynton ont par ailleurs montré que le massacre des innocents était le sujet de nombreux drames liturgiques, notamment à Fleury110. Odon y consacre près de soixante-dix vers (V 394-497), rendus très vivants par l’adoption d’une forme dialoguée, qui laisse supposer une forte influence liturgique sur cet extrait. Les thèmes abordés y sont classiques et découlent probablement de la connaissance de nombreux sermons écrits au moment de l’instauration de la fête des innocents. Le passage commence par un développement sur la crainte irrationnelle d’Hérode (V  394-427), se poursuit par une description réaliste du massacre mettant en scène l’altercation des parents et des soldats (V 428-466) ; Odon évoque ensuite la royauté immédiate de ces premiers ­martyrs qui jugeront le tyran qui les a fait exécuter (V 467-476) et termine son propos par la consolation des mères des enfants (V  477-496). Le passage qui

106. « His mortem penitus vellet si tollere Christus,/ Martyrio roseus [flos] fieret unde coruscus,/ Tanta pati passoque vicem quasi reddere Christo ?/ Qui moriens ob eum monstrat, quam diligit illum,/ Milies et tortus, per singula membra peremptus,/ Ut pœne est socius, sic conregnare fit aptus », Occ., VI 823-828. 107. F. Scorza Barcellona, « La celebrazione dei Santi Innocenti », p. 705-767. 108. Antiquiores consuetudines, § 22, p. 34. C. Bonnin-Magne, Le Sanctoral clunisien, p. 161. 109. Nos 29 et 30a, dans R. Étaix, « Le lectionnaire de l’office à Cluny », p. 143. 110. S. Boynton, « Performative exegesis », p. 39-64.

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exalte la participation des innocents au règne céleste du Christ est placé au cœur d’une accusation directe d’Hérode par l’auteur : Regarde un peu ceux que tu as tués pour rien et que tu n’as en rien estimés, Tu verras régner pour l’éternité Des hommes dans la force de l’âge, robustes par la vigueur de leurs vertus, Des rois assis sur des trônes avec le Roi des rois. Ils sont rois, ils sont même dieux, et Dieu est au milieu d’eux ! Lorsque tant de milliers de rois t’accuseront de la même manière, Que feras-tu alors111 ?

Pour Odon, qui s’inspire ici probablement d’un sermon qui circule sous le nom d’Augustin, le massacre des innocents leur vaut une place immédiate auprès du Christ112. Lorsqu’est évoquée leur royauté céleste, la thématique des nouveaunés, présente dans les vers antérieurs, s’efface devant celle d’adultes vigoureux et vertueux qui entourent le Christ et trônent avec lui. Le motif du couronnement des martyrs se double ici d’une glorification très originale de ces jeunes enfants, devenus des hommes (viri) dans les sphères célestes. Cette transformation du thème de la royauté des innocents, en tant que nourrissons – présent chez de nombreux exégètes –, en une participation d’adultes au règne du Christ soulève la question des intentions d’Odon. Il est possible qu’en définissant les innocents qui peuplent le paradis comme des hommes matures, l’abbé de Cluny s’adresse avant tout aux moines profès et non aux oblats, qui ne l’intéressent que de manière secondaire. Dans la suite du texte, comme beaucoup d’auteurs, Odon assimile les ­innocents à « ceux qui brillent et qui suivent l’Agneau en chantant », c’est-à-dire les 140 000 vierges qui entourent l’Agneau et se trouvent devant son trône dans la quatorzième ­révélation de l’Apocalypse, aux versets 1-5113. L’abbé de Cluny établit donc une ­équivalence ­innocents/rois adultes/vierges, dont l’activité principale est la psalmodie pour le Christ. L’ampleur de la réflexion d’Odon sur les innocents suggère que ces derniers sont des modèles pour les moines, d’abord parce qu’ils ont conservé leur pureté sexuelle, ensuite parce qu’ils chantent, et enfin parce qu’ils sont des martyrs pour le Christ. Si les deux premiers thèmes sont très présents dans l’œuvre d’Odon, le dernier ne l’est que de manière ténue, essentiellement dans l’optique de la pureté des célébrants de l’eucharistie. Cette question du sacrifice rejoint, dans une ­certaine mesure, le schéma social bipartite augustinien. Les élus sont en effet définis à 111. « Pro nihilo occisos a te nihilumque putatos/ Expecta modicum, regnare videbis in evum/ Plena etate viros virtutum robore firmos,/ In soliis reges regum et cum rege sedentes !/ Sunt reges, sunt immo dii, medius deus horum !/ Cum te accusabunt pariter tot milia regum,/ Tunc quid ages ?  », Occ., V 470 476. 112. Augustin (Pseudo), Sermo 219, In Natali sanctorum Innocentium, col. 2151-2152. Sur les ­sermons sur les innocents attribués à Augustin, F. Scorza Barcellona, « La celebrazione dei Santi Innocenti », p. 706. 113. « Cernite fulgentes agnumque canendo sequentes ! », Occ., V 483.



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p­ lusieurs reprises comme ceux qui souffrent des exactions des réprouvés et qui ne s’y opposent pas, en restant dans l’affliction. Cette vision “odonienne” des justes recoupe alors parfaitement la persécution des jeunes enfants : il s’agit d’êtres purs, sacrifiés aux appétits temporels d’Hérode et que leur abnégation conduit immédiatement au Paradis. Dans ce passage de l’Occupatio, l’abbé de Cluny soumet donc à la réflexion de ses lecteurs monastiques des modèles de vierges immolés, dont le martyre promet une élection immédiate, c’est-à-dire l’anticipation de la fin des temps par la contemplation de l’Agneau dans la psalmodie. Cette réflexion “odonienne” sur le martyre et sur le massacre des innocents a peut-être eu des conséquences importantes sur la conception de l’état cénobi­ tique à Cluny aux alentours de l’An Mil, lorsque s’y développe l’idée du sacrifice du moine vierge, autour de la figure de Maïeul. Le prologue de la Vita Maioli, narrant le martyre des religieux de Lérins, comme le sermon consacré au saint, s’inscrivent ainsi probablement dans le sillon creusé par la réflexion d’Odon sur les nourrissons immolés par Hérode114.

Les lys de la chasteté et le modèle de la Vierge L’importance de la chasteté dans la pensée d’Odon sera évoquée plus loin, en tant qu’idéal donné à tous les chrétiens comme « doux joug du Christ »115. Pour l’abbé de Cluny, cette vertu est indissociable d’un modèle, celui de la Vierge. Contrairement à ce que pensait P.  Cousin, la dévotion mariale d’Odon ne se limite pas aux anecdotes racontées dans la Vita Odonis116. C’est en effet dans ­l’Occupatio que s’exprime le mieux sa réflexion sur la Vierge et sur le modèle qu’elle constitue pour les chastes. Le texte de Jean de Salerne permet néanmoins une première approche de la dévotion mariale d’Odon, à travers deux épisodes célèbres. Si la Vierge semble avoir joué un rôle d’auxiliaire lors de la conception inespérée du saint par ses parents déjà âgés, c’est en effet elle qui préside à sa conversion comme chanoine de Tours, à la suite d’une prière que le jeune homme lui aurait adressée un jour de Noël117. Cette oraison s’inscrit dans des circonstances particulières : la crainte du saint d’avoir une existence dissolue, puisqu’il mène à l’époque une vie laïque dans l’entourage de Guillaume d’Aquitaine. À la suite de cette prière, le jeune homme est pris de violents maux de tête, qui l’obligent à quitter son nutritor pour s’aliter, puis pour devenir chanoine à Tours quelques années plus tard. Dans son oraison, Odon demande à la Vierge d’intercéder auprès du Christ en sa faveur, pour le pardonner de ses travers laïques. Le pouvoir de médiation de Marie

114. 115. 116. 117.

Sur le sacrifice des moines de Lérins, D. Iogna-Prat, Agni immaculati, p. 108-115 et 324-334. Cf. infra, dans ce même chapitre, p. 592-595. P. Cousin, « La dévotion mariale », p. 210-211. VO1, I 9, col. 47 B-C.

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s­ emble particulièrement fort le jour de Noël, date qui symbolise le mieux son rôle dans l’Incarnation. C’est donc d’abord en tant que mère du Christ qu’elle est un intercesseur privilégié entre ce dernier et les hommes. Soulignons également que cette puissance d’intermédiaire se manifeste par un dérèglement du corps d’Odon, qui peut être interprété à la fois comme le signe d’un châtiment de sa vie laïque, comme un appel à la conversion et comme une mise à l’épreuve de sa volonté de s’éloigner du siècle118. Dans ce premier extrait, l’idée de médiation est exprimée essentiellement par l’expression de «  Mère de miséricorde  » (Mater misericordiæ) qui serait ensuite devenue coutumière dans la bouche d’Odon, selon Jean de Salerne, et qui réapparaît d’ailleurs dans le second récit que ce dernier consacre à la Vierge. L’hagiographe y relate la vision mariale d’un voleur repenti, auquel elle serait apparue – depuis les cieux – pour lui annoncer son prochain trépas. Cet homme n’avait pu se guérir de ses anciens vices – et notamment de la gourmandise – que par une mortification extrême, en s’enserrant le ventre d’une corde qui avait fini par s’incruster dans sa chair119. On retrouve donc à nouveau une articulation entre l’intervention de la Vierge et les dérèglements du corps. Cette vision du voleur s’inscrit dans le contexte des premières apparitions mariales en Occident à ­partir du ixe siècle, plus courante dans les milieux épiscopaux du nord de la Gaule que dans les textes monastiques120. Selon G. Philippart, ce récit est même l’une des manifestations littéraires les plus précoces et les plus originales de « miracle ­sentimental », lié à une dévotion particulière à la Mère de Dieu. Cet historien a par ailleurs insisté sur le rôle que ce texte attribue à la Vierge dans l’accueil des âmes au Paradis, déjà évoqué par Jérôme ou Grégoire le Grand, et qui correspond à sa fonction d’intercession au moment précis de la mort121. Soulignons enfin que la qualification de Marie comme « Mère de miséricorde » se répercute ensuite sur d’autres Vitæ abbatiales clunisiennes, puis «  se ­détache de son contexte hagiographique pour donner naissance à l’oraison O domina, mater misericordiæ »122. Cette dimension d’intercesseur de la Vierge est probablement un héritage des réflexions carolingiennes intenses autour de la figure de Marie, aux viiie-ixe siècles, qui avaient souligné sa virginité dans l’enfantement, sa royauté et surtout sa puissance médiatrice123.

118. Sur la conception médiévale des maladies, J.-C. Schmitt, «  Corps malade, corps possédé  », p. 326-328. 119. VO1, II 20, col. 72 A-B. 120. S. Barnay, Le Ciel sur la terre, p. 34-43. 121. Pour le « miracle sentimental », G. Philippart, « Le récit miraculaire marial », p. 569-570. Pour le rôle de la Vierge dans l’accueil des âmes au Paradis, notamment chez Jérôme et Grégoire le Grand, Ibid., p. 571-573. 122. Sur la qualification de la Vierge comme « Mère de miséricorde » dans l’hagiographie clunisienne postérieure, cf. D. Iogna-Prat, « Panorama », p. 67 ; p. 72 pour la citation. 123. Sur l’exégèse carolingienne autour de Marie, D. Iogna-Prat, « Le culte de la Vierge », p. 65-98.



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Odon évoque la Vierge dans les livres V et VII de ­l’Occupatio. Ses premiers développements sur Marie s’insèrent au cœur d’un passage sur la virginité en opposition au mariage. Odon considère que la première est destinée « aux astres » et qu’elle est féconde, puisqu’elle « remplit les entrées du ciel », alors que l’union matrimoniale est assignée à «  la terre  », ainsi que l’indique une ­citation de la Genèse (Gn  I, 28)124. Après avoir évoqué la supériorité de la virginité sur le mariage – bien qu’elle en procède –, et l’ignorance de la beauté de la première dans l’Ancien Testament, Odon s’attarde sur la figure mariale : La toute première, Marie, donne donc naissance à un chaste collier, Qui croît partout, grâce à elle, chez d’innombrables troupes. Cette reine (regina), un guide (previa), conduit les foules virginales. Les petits garçons, les petites filles, les jeunes, les vieux et les vieilles, Les deux sexes et les différents âges sont désormais partout au service de cet office. Lorsque, après l’enfantement de la Vierge, la terre donne naissance à des perles virginales (virgineas gemmas), Qui sont comme des constellations, avec lesquelles elle pare les cieux, Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que la terre envoie des étoiles vers le ciel, Alors qu’elle se réjouit de la naissance du vrai soleil en elle-même, Pour que la terre et le ciel se donnent mutuellement des étoiles125 ? »

Marie apparaît donc comme l’initiatrice d’une rupture importante dans l­’histoire du salut : le dévouement de certains êtres à la virginité. Dans la lignée de nombreux auteurs de l’époque carolingienne, Odon développe en outre l’idée de la royauté de Marie, qualifiée de regina126. La Vierge est cependant surtout un « guide » (previa) pour tous ceux qui décident de rester vierges, quelle que soit leur diversité initiale. Odon décline donc ici le même thème néoplatonicien de l’unité que dans le sermon sur Benoît, exprimé avec des termes quasiment semblables : la virginité permet l’unité des êtres sensibles, rendus différents par la faute originelle. Comme dans le Sermo de sancto Benedicto abbate, les « foules » de vierges ont en outre un guide qui les « conduit » vers les sphères célestes, parce que Marie – à l’instar de Benoît – est considérée comme l’origine de ce type de comportement. Odon accentue son propos sur la dimension de guide de la figure mariale dans le livre VII de l’Occupatio. Il y affirme que « cette Vierge est humble, et en rendant visite aux humbles et aux chastes, elle les protège toujours de manière spéciale,

124. « “Crescite”, coniugibus dixit, “terramque replete !”/ Virginitas quorum cæli impleat atria ! […]/ Coniugum terris, hæc ergo asscribitur astris », Occ., V 651-654. 125. « Primula liliolum serit ergo Maria pudicum,/ Crescit in innumeros per eam quod ubique maniplos./ Previa virgineas agit hæc regina catervas./ Iam pueri, puere iuvenesque senesque et anicle,/ Sexus uterque, ætas, hoc munus ubique ministrat./ Ut post virgineum tellus quasi sidera partum/ Virgineas gignit gemmas, quibus æthera comit,/ Sidera quid mirum si tellus mittit ad axem,/ In semet verum cum solem gaudeat ortum,/ Terra polusque suas quo dent sibi mutuo stellas ? », Occ., V 663-672. 126. Sur le développement de l’idée de la royauté de Marie sous le règne de Charles le Chauve, D. IognaPrat, « Le culte de la Vierge », p. 67 et 84.

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comme ses enfants127 ». Dans ce même passage, la Vierge est également qualifiée de dux, exactement comme Benoît dans le sermon qu’Odon lui a consacré. Dans l’Occupatio, la métaphore militaire appliquée à la Vierge se double en outre du champ lexical de la parenté, dans la mesure où les « humbles et les chastes » sont considérés comme les enfants de Marie128. Cette dernière n’est donc pas seulement un modèle et un guide de comportement sexuel idéal pour ceux qui veulent mener une vie sainte : elle est surtout la protectrice particulière des moines. La rupture initiée par la Vierge dans l’histoire du salut a enfin une très forte dimension cosmique dans le livre V de l’Occupatio, un héritage de la réflexion carolingienne sur la figure de Marie, qui s’inscrit dans la vision ­“odonienne” du monde129. Avant d’évoquer la Mère de Dieu, l’abbé de Cluny avait en effet défini la virginité comme l’apanage des réalités célestes, alors que le mariage était celui du monde terrestre. Or, la naissance virginale du Christ crée une dialectique entre les deux sphères, qui fonctionne dans les deux sens : Jésus, assimilé à un soleil naît sur terre, de même que ceux qui restent vierges viennent orner les cieux, parce qu’ils sont comparables à des étoiles. L’insistance sur la position initiale de Marie dans l’ouverture de l’ère de la virginité légitime donc son rôle de médiatrice privilégiée et de guide entre les réalités terrestres et célestes. Cette situation intermédiaire de la Mère de Dieu est partagée par tous ceux qui sont vierges, ainsi que le montre l’emploi de la métaphore du collier qui débouche sur l’idée de constellations des chastes dans les sphères célestes. Parce qu’ils sont purs et parce qu’ils sont revenus à l’unité originelle néoplatonicienne par la pratique d’une même règle et par leur comportement chaste, les bons moines sont donc eux aussi entre deux sphères, ils appartiennent déjà aux cohortes célestes.

« Si les moines sont parfaits, on les assimile à de saints anges » L’assimilation des moines clunisiens aux anges, à partir de l’An Mil, a fait l’objet de plusieurs travaux130. Personne ne s’est pourtant intéressé au discours d’Odon qui procède à une identification des religieux aux anges, mais qui développe aussi longuement la question de la nature, de la création et du rôle de ces derniers dans le premier livre de l’Occupatio. L’œuvre de l’abbé de Cluny permet donc d’articuler une certaine vision angélique du monachisme avec sa conception

127. « Est ea virgo humilis castos humilesque revisens/ Et fovet ut proprios semper specialiter illos », Occ., VII 656-657. 128. « Vita pudica sacram sic quærat adesse Mariam,/ Mitibus et castis quia dux est hæc specialis/ Et favet ut propriis ista virtute refertis », Ibid., VII 660-663. 129. Sur la dimension cosmique de la Vierge, comme garante de l’ordre du monde : D. Iogna-Prat, « Le culte de la Vierge », p. 66-68. Elle était cependant invoquée dans cette perspective uniquement pour la stabilité du royaume. 130. Surtout, D. Iogna-Prat, « Entre anges et hommes », p. 245-263, et Id., Agni immaculati, p. 332-338. S. Cassagnes-Brouquet, « Cluny et les anges », p. 21-27.



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globale de l’ordre du monde. Dans la Vita Geraldi, Odon évoque l’identification des moines aux anges dans le deuxième livre, à l’occasion d’un discours qu’il prête au saint, confronté à la difficulté de trouver de bons cénobites pour peupler l’établissement qu’il vient de fonder : Si, dit-il, les moines sont parfaits, on les assimile à de saints anges : mais si, en revanche, ils reviennent vers le désir du siècle, on les compare avec raison à des anges apostats, qui ne gardèrent pas leur demeure, en particulier à cause de leur apostasie.131

L’assimilation des religieux aux anges repose donc sur leur perfection. Sans elle, les moines basculent dans la catégorie des « anges apostats », renvoyant ainsi inévitablement à Lucifer et à sa chute. La notion d’apostasie cénobitique réapparaît ici, mais se rattache cette fois à toute une réflexion sur la création des anges et sur la chute de certains d’entre eux. La création des anges est évoquée par Odon après celle du monde. Dieu les assigne à une seule fonction, la prière perpétuelle pour Dieu, qui va de pair avec une obéissance totale aux ordres du Tout-Puissant132. Ces êtres sont qualifiés de «  cohortes angéliques  », ils portent l’empreinte de leur créateur, c’est-à-dire la lumière, et sont dénués de toute impureté. Ils ont été créés pour former un groupe voué à l’adoration de Dieu, ce qu’Odon exprime à nouveau par la métaphore du collier, en comparant les anges à des pierres précieuses qui portent un trou pour que les emplisse l’amour du Tout-Puissant, assimilé à un fil, les reliant ainsi les uns aux autres133. Le récit de la chute de Lucifer reprend cette image : il est en effet un ange qui a fermé son trou à l’amour et l’a ouvert à l’orgueil. Il entraîne alors d’autres anges dans sa chute qui deviennent la risée des êtres restés purs et toujours voués à la louange de Dieu. Ce récit de la création des anges, puis de la chute de Lucifer et de ses acolytes reprend un certain nombre de thèmes néoplatoniciens. Le plus marquant est ­probablement l’insistance d’Odon sur l’unité que forment les anges avant l’apostasie de Lucifer, qui est exprimée par la métaphore du collier : les anges participent à l’unité divine, à la fois par leur essence et par leur réception de l’amour de Dieu. L’idée néoplatonicienne d’unité réside de même dans leur louange uniforme et leur même obéissance aux ordres du Tout-Puissant. L’assimilation des bons moines aux anges repose ainsi, pour Odon, sur deux caractéristiques. À l’instar de ces derniers, les cénobites sont voués à l’oraison,

131. VG4, II 8, col. 675 B. 132. «  Sed foret, unde iuges deberent reddere laudes/ Totius atque potis nisu parere iubenti,/ Quin et divinas ardere perenniter odas,/ Summa piis ipsas cum sit reboare voluptas !/ Hoc unum restat, figulo quod plasme rependat ;/ Id nisi subpeditet, nihil est, quod pro vice reddat », Occ., I 74-79. Sur la tradition exégétique sur ce thème, cf. la synthèse de B.  Bruderer-Eichberg, Les Neuf Chœurs ­angéliques, p. 96-100. 133. Occ., I 101-104.

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dont l’importance a été soulignée précédemment134. Cette prière n’est pas synonyme d’intercession, mais de contemplation, de louange du créateur. Elle consiste en un élan du cœur de chaque moine vers Dieu, dénué de toute attache au monde terrestre, pour atteindre les réalités célestes. La fonction sociale d’oraison assignée aux moines, ainsi que la nature de leur prière, fondent donc en partie, pour Odon, leur assimilation aux anges. Leur vocation à l’unité, qui passe par leur uniformisation par une même lumière, exprimée de manière très claire dans le sermon sur Benoît, ­présente ­également des traits communs frappants avec ce qu’Odon dit des anges135. C’est toutefois essentiellement la pratique de la chasteté qui permet l’identification des religieux aux êtres célestes. Odon définit en effet les anges comme des êtres purs, placés hors de toute souillure. Plus encore, dans le livre VII de l’Occupatio, il explique que « [les hommes chastes] (viri pudici) sont assimilés à juste titre aux troupes angéliques dans le ciel, c’est-à-dire qu’ils mènent une vie angélique dans leur corps »136. Cette phrase permet d’articuler le récit de la création des anges et le passage de l’Occupatio consacré au rôle de guide que joue Marie pour les moines. Dans les deux extraits, Odon utilise en effet la même métaphore du collier qui fait de chaque corps pur une « perle virginale » venant orner les sphères célestes. À trois reprises, l’abbé de Cluny définit donc le corps chaste comme un médium permettant de participer aux réalités intelligibles, comme une passerelle entre ciel et terre. Cette assimilation des moines aux anges est fondamentale dans la pensée d’Odon, et ce d’autant plus qu’elle résulte d’une transformation des idées du Pseudo-Denys. Ce dernier affirme en effet qu’«  il n’y a aucun inconvénient à ce que le grand prêtre (summus sacerdos) de la hiérarchie humaine soit appelé ange », car il participe au rôle d’interprète des anges et imite leur pouvoir révélateur137. Or, le summus sacerdos correspond au degré le plus élevé de l’ordre des initiateurs – c’est-à-dire du corps sacerdotal – dans la hiérarchie ecclésiastique du Pseudo-Denys. Comme lorsqu’il confiait la lutte contre le diable aux seuls céno­ bites dans le sermon sur Benoît, Odon fait donc ici glisser le thème de l’assimilation aux anges des sacerdotes aux monachi. *   * * Odon revendique ainsi, pour les moines, trois modèles qui se trouvent dans les sphères célestes. L’identification des religieux à ces paradigmes procède de leur contemplation, de leur psalmodie incessante et surtout de leur vocation à conser134. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 519-522. 135. Sur la vocation des moines à l’unité, cf. supra, dans ce même chapitre, p. 526-529. 136. «  Caugaudendo viris loquimur nunc pauca pudicis, […]/ Qui merito angelicis simulantur in axe catervis,/ Scilicet angelicam quoad agunt in corpore vitam », Occ., VII 542 et 548-549. 137. Jean Scot Érigène, Versio operum S. Dionysii, chap. XII, col. 1060 C.



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ver la chasteté. Martyrs, vierges et anges, les bons moines le sont en effet d’abord par la pureté de leur corps, devenu un médium vers les domaines de ­l’intelligible, sacrifié dans le cloître à l’occasion du second baptême que représente la prise d’habit. Ce « purisme monastique », qui allie martyre et virginité, fonde en outre la légitimité du combat cénobitique dans les armées de Benoît, de même qu’il ­permet l’illumination néoplatonicienne du corps que forment les moines138. Pour l’abbé de Cluny, la nature exceptionnelle des moines leur confère donc d’emblée une place privilégiée dans la hiérarchie sociale. Pourtant, si l’on revient aux propos qu’Odon prête à Géraud, leur retour au siècle entraîne automatiquement leur déchéance, en les assimilant aux « anges apostats ». L’enjeu que représente leur réforme apparaît donc clairement : du bon comportement des religieux dépend leur place au sommet de la société.

II. Acteurs et axes de la réforme monastique Odon a une vision “paulinienne” du cénobitisme qu’il assimile à une troupe guerrière uniforme, chargée de lutter contre les vices au moyen de la prière. Cette appréhension de l’ordo monasticus l’amène à rejeter ce qui met en péril le caractère homogène de cette armée monastique, dans la mesure où son efficacité et son intégration immédiate au royaume céleste dépendent de sa cohérence. Ce type de réflexion permet de légitimer une activité réformatrice intense qui doit mettre fin aux désordres moraux des religieux, afin de rétablir l’uniformité de l’immense “corps” régi par la règle de saint Benoît et de permettre son assimilation aux anges. Odon ne donne cependant pas directement sa vision du bon comportement monastique dans ses textes. Il faut se pencher sur le début du Sermo in trans­ latione sancti Albini et sur quelques passages de l’Occupatio pour l’appréhender. Dans les autres œuvres, ce comportement idéal apparaît en filigrane, derrière le discours dénonçant les dérives des religieux. Certains passages du même type, contenus dans la Vita Odonis prima et maior, ont également été pris en compte car ils sont présentés comme un témoignage direct d’Odon. Sur ces bases textuelles, nous nous attacherons à cerner l’acteur principal de ces restaurations d’établis­ sements cénobitiques, c’est-à-dire la figure idéale de l’abbé, avant d’analyser quels sont les mauvais comportements monastiques sur lesquels se ­cristallise la nécessité de réforme.

138. Sur l’expression de « purisme monastique », D. Iogna-Prat, « La place idéale », p. 94.

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A. Le rôle de l’abbé Dans les actes de fondation de Cluny, Bourg-Dieu et Romainmôtier ou dans le testament de Bernon, le rôle de l’abbé n’apparaît que de manière fugitive, mais toujours identique. Les chartes de Guillaume le Pieux et d’Ebbe de Déols définissent ainsi une seule potestas légitime sur les moines et leurs biens, celle de Bernon139. Ce dernier, qualifié d’abbas et de rector, exerce aussi une dominatio, conjointement avec les apôtres. Son rôle principal est de « diriger [les moines] de manière régulière selon son pouvoir et son savoir », sans plus de précision. Ces actes de fondation, comme toutes les chartes de réforme dont nous disposons, ­érigent en outre, comme principe fondamental, la libre élection de l’abbé par les frères – définie comme une potestas –, à la mort du titulaire de la charge140. Le testament de Bernon apporte cependant une nuance à ce principe, puisque, ­s’appuyant sur le précédent de «  Benoît et de plusieurs autres  précepteurs de notre ordre  », il choisit ses deux successeurs de son vivant141. Ce document précise par ailleurs un peu différemment la mission abbatiale. En cas d’errance d’un moine sur le plan du comportement, les deux abbés, qualifiés de priores, devront ­s’entraider « pour corriger l’erreur »142. Alors qu’ils évoquent assez précisément les devoirs monastiques, les actes de la pratique définissent donc la fonction ­abbatiale de manière très floue, comme un pouvoir dirigeant les frères et veillant à la correction de leur comportement143. Dans ses œuvres, Odon ne l’évoque pratiquement pas non plus. Le rôle de l’abbé n’apparaît finalement que dans le Sermo in translatione sancti Albini, au détour d’une description de la communauté monastique idéale. Après avoir ­énuméré les vertus personnelles d’Aubin, Odon explique en effet : Et en raison de la présence absolue de tout ce bien, ils étaient unis ensemble ­(copulabantur) par les liens agréables d’un amour (karitatis) mutuel, de telle sorte qu’ils avaient en Dieu un seul cœur et un seul esprit (spiritus). La diligence du père

139. D. Méhu, Paix et communautés, p.  66. «  Sintque ipsi monachi cum omnibus prescriptis rebus sub potestate et dominatione Bernonis abbatis qui, quamdiu vixerit secundum scire et posse eis regulariter presidat. Post discessum vero eius, habeant idem monachi potestatem et licentiam quemcumque sui ordinis secundum placitum Dei adque regulam sancti Benedicti promulgatam eligere maluerint abbatem adque rectorem, ita ut nec nostra nec alicuius potestatis contradictione contra religiosam dumtaxat eleccionem impediantur », no 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 34. 140. Sur les choix des successeurs des abbés à Cluny, M. Hillebrandt, « Abt und Gemeinschaft  », p. 147-172. 141. Testamentum domni Bernonis abbatis, dans BC, col. 9 C. 142. Ibid., col. 11 B-12 A. 143. Pour une synthèse sur le pouvoir abbatial à l’époque carolingienne, F. J. Felten, « Herrschaft des Abtes », p. 253-293.



VI. Réformer les moines

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construisait cette sainteté dans ses fils et la sainteté des fils était un grand ornement pour la gloire du père144.

Si les mœurs de tous ses membres sont pures, la communauté monastique forme donc une famille et, plus encore, un unique individu, doté d’un seul cœur et d’un seul esprit placé en Dieu. S’en dégage une impression de fusion, dépourvue de toute connotation charnelle. C’est la karitas, la forme d’amour spirituel par excellence, qui permet l’union des différents éléments en un seul ensemble, centré sur la personne divine. À l’intérieur de cette unité, l’abbé insuffle la sainteté aux moines, dans une relation de réciprocité. Le rôle de l’abbé apparaît également, quoique de manière indirecte, dans la Vita Odonis. Il s’exprime tout d’abord dans le rapport qu’Odon entretient avec ses disciples, puis dans les propos rapportés de l’abbé de Cluny, alors qu’encore jeune moine, il était soumis à l’autorité de Bernon, et enfin dans le témoignage d’Odon sur ses propres actes, relatés au style direct par son hagiographe. Cette quasi-absence de réflexion sur le rôle de l’abbé contraste ainsi avec les larges développements d’Odon sur ce que devrait être le comportement des moines.

Les fonctions abbatiales dans la communauté monastique Dans le sermon sur Aubin, Odon consacre un long passage aux activités abbatiales du saint (l. 108-173), alors que les informations de ce genre sont éparses dans la Vita Odonis. Le caractère hagiographique de ces deux textes pose cependant le problème de l’édification du lecteur : ils ne permettent donc de saisir les fonctions de l’abbé qu’à travers un filtre moral, sans que l’on puisse distinguer véritablement ce qui relève du devoir et ce qui découle d’une sainteté personnelle. Comme l’évêque avec son Église ou le puissant avec ses pauperes, le rôle de l’abbé n’est bien souvent perceptible qu’à l’intérieur de sa communauté, ou tout au moins dans sa relation avec les moines qu’il dirige. Alors que saint Benoît avait consacré deux très longs chapitres aux qualités de l’abbé, Odon et Jean de Salerne n’abordent la question que de manière fugitive et éparse, mais en reprenant toujours les injonctions de la règle145. Le rôle du supérieur peut être étudié autour de trois axes qui permettent d’éclairer sa fonction. La gestion des biens temporels du monastère est une activité présentée comme mineure dans le sermon ou la Vita Odonis. Cette quasi-absence résulte probablement d’une influence de la règle bénédictine, selon laquelle l’abbé « ne doit pas se préoccuper à l’excès de la modicité des ressources du monastère »146. Cette

144. « Et quod omnium sit maximum bonorum, ita karitatis mutue blandis copulabantur nexibus, ut esset illis in deum et unum cor et spiritus unus. Hanc in filiis sanctitatem diligentia patris ædificabat, et filiorum sanctitas patris gloriam perornabat », Sermo sancti Albini, l. 152-154. 145. RB, chap. II, p. 12-19, et chap. LXIV, p. 144-149. 146. Ibid., chap. II, 35-36, p. 18-19. La traduction est celle de cette édition.

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injonction est illustrée à trois reprises dans la Vita Odonis, par la résolution de problèmes financiers grâce à des miracles, liés deux fois à l’intervention directe des saints Martin et Benoît qui ordonnent à Odon de ne pas s’inquiéter de ses ­soucis pécuniaires147. La gestion du temporel est cependant présentée autrement dans le sermon sur Aubin, quoique très rapidement : « Alors donc qu’il administrait fidèlement et prudemment l’économie du monastère, et que la réputation d’un si grand homme conquérait les peuples tout autour, il fut réclamé pour l’épiscopat par notre ville, Angers […]148.  » Ce thème, totalement absent de la Vita sancti Albini de Fortunat, intervient dans le sermon pour faire la transition entre la vie monastique et la carrière épiscopale du saint. La bonne gestion du temporel monastique est ainsi mise sur le même plan que la renommée du futur prélat pour expliquer sa promotion cléricale. Même si Odon n’avait pas abordé cette question lorsqu’il s’était attaché à décrire le gouvernement abbatial d’Aubin, l’adminis­tration du patrimoine cénobitique est donc considérée comme une activité qui accorde un certain crédit au saint, comme dans beaucoup de Vitæ du haut Moyen Âge149. *   * * La deuxième fonction de l’abbé, présente uniquement dans la Vita Odonis, est de tester la persévérance des jeunes moines. Jean de Salerne explique ainsi que Bernon, « voulant mettre à l’épreuve la patience [d’Odon], fit semblant de se mettre en colère et proféra une sentence assortie d’une excommunication, de sorte qu’après ce jour, celui-ci ne lui demande plus pardon »150. Ce point est abordé par Benoît dans le chapitre consacré à l’accueil des ­nouveaux frères, où l’auteur évoque la nécessaire persévérance des futurs moines, face aux rebuffades de la communauté. Il n’y parle cependant jamais de l’abbé, mais plutôt de l’ensemble des religieux qui doit mettre le novice à l’épreuve ; il n’évoque en outre la patience que dans le cadre de la quatrième vertu monastique151. Or, Odon est déjà moine au moment de ce récit. Pourquoi Jean – probablement sur la foi du témoignage de son maître – insère-t-il cet épisode sous la forme d’une mise à l’épreuve, alors que le temps de probation est terminé ? La conclusion de ce chapitre souligne que cet épisode marque le début de l’admira147. Résolution des problèmes financiers de Cluny par Martin : VO1, II 2, col.  61  B-62 A. Résolution de l’approvisionnement en poissons à Saint-Élie de Nepi, Ibid., III 7, col.  79  D-80  B. Résolution de ­l’approvisionnement en poissons à Fleury, par l’intervention de saint Benoît, Ibid., III 11, col. 82 C-83 C. 148. «  Igitur cum monasterialem fideliter et prudenter echonomiam administraret, et fama tanti viri circumquaque populos occuparet, ab hac urbe nostra, scilicet Andecava, recenti pastoris morte destituta ad episcopatum petitur », Sermo sancti Albini, l. 173-175. 149. D. Hägermann, « Der Abt als Grundherr », p. 351-354. 150. VO1, I 33, col. 57 D. 151. RB, chap. LVIII, p. 130-131.



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tion de Bernon pour Odon. Ce dernier a donc probablement raconté cette anecdote à son disciple afin de souligner la relation particulière qu’il avait entretenue avec son abbé et qui débouche, par la suite, sur son choix comme supérieur de Cluny. Cette hypothèse peut être confirmée par le fait que cette dimension de la fonction abbatiale n’apparaît absolument pas dans le sermon sur Aubin. *   * * Dans le sermon sur Aubin, l’activité principale de l’abbé est très clairement la correction morale des moines qu’il dirige, sujet qui constitue d’ailleurs l’essentiel de la partie du texte consacrée à ses activités abbatiales. Cette thématique était déjà le seul aspect retenu dans le très court chapitre que Fortunat avait consacré au portrait du saint, en tant qu’abbé, dans la Vita sancti Albini152. Cette dimension de la figure abbatiale, issue de la règle de saint Benoît, est également évoquée dans la Vita Odonis, mais de manière beaucoup plus dispersée. Dans le sermon sur Aubin, Odon recense les différents moyens que détient l’abbé pour corriger les moines : Le consul du Christ pourvoyait en effet abondamment et à propos ses garnisons de soldats de trois choses : les avertissements de la parole, les exemples des bonnes œuvres et les suffrages des prières. Il repoussait l’ignorance grâce à son enseignement et lorsque quelqu’un luttait parfois contre l’antique ennemi, il l’instruisait par le témoignage de la divine Écriture et l’exemple des Pères. Et si ces paroles ne remuaient pas certains, il [leur] présentait les exemples des bonnes œuvres, grâce ­auxquels il réveillait les esprits endormis par l’apathie à des actes ardents. Plus encore, il vivifiait, par les suffrages des prières, les sentiments déjà moribonds de ­certains esprits, que ni les tonnerres de la doctrine, ni les exemples des bonnes œuvres ne ranimaient, et il obtenait auprès de Dieu, par une grande profusion de larmes, que les duretés de leurs cœurs s’amollissent153.

La correction des moines par l’abbé doit donc se faire de trois manières, selon un principe de gradation qui est fonction de la difficulté à atteindre le résultat escompté : l’exhortation, puis les exemples des bonnes œuvres et enfin la prière abbatiale. Cette idée est évoquée très rapidement dans la règle bénédictine. Benoît y insiste bien sur le caractère dual de l’enseignement abbatial, à la fois doctrinal et exemplaire, qui dépend du public à corriger : les moines réceptifs n’auront besoin que du premier, mais les hommes durs et simples devront plutôt suivre 152. Fortunat, Vita sancti Albini, chap. 8, 21-23, p. 29-30. 153. « Hæc enim tria militum Christi consul castrensibus affluenter et oportune providebat, verbi scilicet commonitoria, operum exempla, precum suffragia. Doctrina pellebat ignorantiam, et quando quisque modo contra hostem pugnaret antiquum, per scripture divine testimonium et patrum docebat exemplum. Si quos minus verba moverent, operum afferebat exempla, quibus animos ignavia sopitos in actus excitabat fervidos. Aliquorum vero pene iam emortua mentium precordia quos nec doctrine tonitrua nec operum suscitabant exempla, per orationum vivificabat suffragia, largaque profusione lacrimarum impetrabat apud deum mollescere duritias cordium », Sermo sancti Albini, l. 138-149.

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les ­exemples des vertus incarnées par l’abbé154. La troisième voie, la prière pour fléchir les plus récalcitrants, est abordée plus loin, dans le chapitre consacré aux moines qui refusent de se corriger155. Pour Odon, l’admonition abbatiale des moines correspond au premier degré de la correction et apparaît comme un synonyme de leur instruction par les exemples bibliques et patristiques. L’effort initial du supérieur du monastère doit être de repousser l’ignorance par son enseignement, qui s’adresse à tous sans exception. Cette idée se trouve également dans la Vita Odonis, illustrée par une anecdote évoquant l’intégration d’un ancien larron à la communauté : les deux premiers devoirs qui lui sont imposés sont l’obéissance et l’étude des lettres156. L’exemple des bonnes œuvres apparaît comme le deuxième degré de la correction abbatiale, un thème très peu développé dans le sermon et dans la Vita. Le dernier degré réside dans la prière pénitentielle du supérieur, pour demander à Dieu de faire céder ceux qui n’ont été corrigés par aucun des deux moyens précédents. Dans la règle bénédictine, cette dimension est considérée comme le moyen ultime et le plus efficace pour anéantir les péchés des moines, mais elle se double de l’oraison de l’ensemble des frères. Dans le même chapitre, Benoît évoque cependant deux autres manières de fléchir les moines les plus récalcitrants : l’usage de châtiments corporels et le renvoi forcé des fautifs, deux idées totalement absentes de la pensée d’Odon157. L’oraison pénitentielle abbatiale absorbe donc plus ou moins l’emploi de la force pour corriger les moines les plus durs. Ces suppressions transforment considérablement la figure originelle de l’abbé bénédictin : alors que la règle de saint Benoît – de même que la Vita Sancti Albini de Fortunat – insistait sur la nécessaire sévérité abbatiale, Odon n’évoque que son humanité et sa bonté. Cette idée est particulièrement évidente dans le faux portrait de Bernon, dressé par les mauvais moines de Baume, sur lequel nous allons revenir158. La correction des travers des moines apparaît dans la Vita Odonis à plusieurs reprises : Jean de Salerne y insiste sur l’assiduité de son maître à lutter contre les mauvaises mœurs des frères qui lui sont soumis, dans les domaines de la cupidité, de l’abus de médicaments, de la vaine gloire ou de la consommation de viande159. Pour combattre ces vices, Odon semble se limiter à une exhortation des fautifs en leur racontant de terribles châtiments ou en leur donnant des exemples de bon ­comportement dans le domaine où ils pèchent. Dans le sermon sur Aubin, la manière de corriger les moines est évoquée avec beaucoup plus de détails et ­apparaît comme le fil conducteur de l’exposé des pratiques abbatiales 154. Sur l’enseignement abbatial, RB, chap. II, 4 et surtout 11, p. 14-15. 155. Sur la prière contre les moines qui refusent de se corriger : Ibid., chap. XXVIII, p. 76-79. 156. VO1, II 14, col. 71 D. 157. RB, chap. XXVIII, p. 76-79. 158. Sur le faux portrait de Bernon, cf. infra, dans ce même chapitre, p. 559. 159. Pour la cupidité, VO1, II 4, col. 62 B-63 A. Pour l’abus de médicaments et la vaine gloire, Ibid., II 14, col. 69 A-C. Pour la consommation de viande, Ibid., III 9, col. 81 D-82 B.



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du saint, grâce à l’emploi de la métaphore médicale160. Cette dernière, utilisée pour évoquer l’effort de correction de l’abbé, apparaît pratiquement de la même manière dans la Vita Odonis et trouve son origine dans la règle de saint Benoît161. Lorsqu’elle évoque le sort des moines excommuniés, la législation bénédictine explique en effet que l’abbé est un médecin et que les déviants sont des malades. En abordant le contenu de la charge abbatiale, la règle déclare en outre que la ­correction doit s’adapter au caractère de chacun et que la destruction des vices ne doit pas blesser le pécheur162. Dans la Vita Odonis, l’idée de l’adaptation du saint à la personnalité de ceux qu’il détourne du vice n’apparaît cependant à aucun moment de son abbatiat, mais bien avant, alors qu’il était encore chanoine de Saint-Martin de Tours163. Cette activité centrale de correction des mœurs chez l’abbé “odonien” idéal a trois conséquences principales sur la mission abbatiale. C’est d’abord vers l’abbé que doivent se rendre les moines pour avouer leurs péchés, à l’exemple du jeune Odon dans la Vita Odonis. Dès que ce dernier commet une faute, il va aussitôt en référer à Bernon, illustrant ainsi le cinquième degré d’humilité de la règle de saint Benoît164. L’abbé est donc le garant de l’honnêteté des mœurs des moines, même si ces épisodes visent avant tout à montrer la vertu d’Odon, plutôt que celle de Bernon. Par sa correction et ses admonitions, l’abbé «  guide  » par ailleurs ses ­frères vers les « joies de l’Élysée », ainsi que le dit Jean de Salerne165. Cette assertion émane de la règle bénédictine, selon laquelle le supérieur du monastère est responsable des âmes de ceux qu’il dirige et doit donc les purger de leurs vices pour les conduire au royaume des Cieux166. Soulignons enfin que l’effort de ­correction des mœurs et la recherche du salut des âmes débordent à l’extérieur des murs du monastère dans la Vita Odonis, attirant ainsi plusieurs personnes dans le cloître pour une conversion tardive, une idée complètement absente de la règle de saint Benoît. Le redressement des mœurs est en dernier lieu appréhendé par Odon comme un rapprochement avec un idéal humain directement créé par Dieu et symbolisé

160. « Medicus quippe animarum peritissimus noverat idem genus medicine, quod alteri obesset, alteri prodesse, et unde sanaretur alius, alium infirmari. Unde tam diversas contra morbos exerebat medicinas, quanta morborum poterat esse diversitas. Tam subtiliter vicii discretionem natureque videbat et in uno eodemque homine, sic alterum ab altero se iungebat, ut neque nutriendam vulneraret naturam, propter perimendam viciositatem, neque propter sustentandam naturam secandam vicii nutriret putredinem », Sermo sancti Albini, l. 117-123. 161. VO1, II 4, col. 62 D. 162. Métaphore médicale : pour les excommuniés, RB, chap. XXVII, 1-2 et 6, p. 75-77 ; pour la correction abbatiale, Ibid., LXIV, 12 et 14, p. 146-147. 163. VO1, I 17, col. 51 B-D. 164. Ibid., I 35, col.  58  C-59 A ; Ibid., I 36, col.  59  C-60 A. Sur le cinquième degré d’humilité, RB, chap. VII, 44, p. 40-41. 165. VO1, III 1, col. 75 C. 166. RB, chap. II, 30-40, p. 18-19.

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par Adam. Après avoir évoqué les multiples actions correctives d’Aubin, adaptées aux vices de chacun de ses moines, l’abbé de Cluny conclut : Ainsi, en changeant (convertebat) les mœurs bestiales des hommes, il les transformait quasiment de bêtes en hommes, par une mutation (commutatione) certainement plus digne que lorsque l’on raconte que d’hommes, ils deviennent bêtes. Et si par hasard la fable ment sur leur nature, combien d’hommes devinrent totalement des monstres du point de vue de leurs mœurs ! Par conséquent, ce saint père chassait des hommes les passions, et introduisait la beauté généreuse de l’image divine (imaginis divinæ)167.

L’usage du champ lexical de la mutation permet à Odon de démontrer que l’abbé préside au changement des religieux, par la correction de leurs mœurs. Cette transformation est appréhendée comme un mouvement d’amélioration de la condition humaine, une sortie de la bestialité. Dans plusieurs de ses œuvres, et en particulier dans l’Occupatio, Odon évoque d’ailleurs le passage d’un état humain à un état animal de « bêtes de somme », notamment après la Chute. Il le ­comprend comme une déchéance qui correspond à la soumission de l’être humain aux désirs, c’est-à-dire à la subordination de l’âme au corps168. Le rôle de l’abbé “odonien” est donc de procéder à la mutation inverse, en insérant dans ses moines « la beauté généreuse de l’image divine », c’est-à-dire en les ramenant au statut adamique antérieur à la Chute, ainsi que le suggère la réminiscence de la Genèse (Gn I, 27)169. Ce passage intègre sans doute aussi l’exégèse d’Isidore de Séville sur Gn I, 26, notamment dans l’opposition entre humanité et animalité, la première dominant la seconde dans l’ordre de la Création. À partir d’Isidore, ce verset biblique est en effet venu légitimer la capacité de certains à commander aux autres depuis la Chute. Les gouvernants – notamment les évêques – étaient assimilés aux tenants de l’humanité, alors que ceux qui devaient être gouvernés étaient qualifiés de « bêtes de somme »170. Odon reprend donc probablement ces critères épiscopaux de la bonne direction des hommes pour venir alimenter l’image de son abbé idéal. *   * * Dans les Collationes, Odon dresse un portrait type du mauvais abbé. Après avoir consacré un long passage à l’eucharistie, il aborde la question du rapport

167. « Ita dum bestiales hominum mores convertebat, quasi de bestiis homines faciebat, digniore certe commutatione quam cum de hominibus facte feruntur bestie. In quo si de natura fabula forte mentitur, plane quantum ad mores multi monstra facti sunt homines ! Itaque pater sanctus affectiones pellebat ex hominibus et introducebat generosam imaginis divinæ pulchritudinem  », Sermo sancti Albini, l. 168-172. 168. Sur l’évocation des « bêtes de somme » par Odon : Occ., III 101-105 ; III 686-693 ; VII 200-209 ; VII 277-288 ; Coll. II 14-15, col. 561 D-562 A ; Sermo de Benedicto, col. 726 B. 169. Pour Gn I, 27 : «  Et creavit Deus hominem ad imaginem suam ad imaginem Dei creavit illum masculum et feminam creavit eos. » 170. P. Buc, L’Ambiguïté du Livre, p. 110-111.



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des moines à la règle et à leur supérieur. Il y explique que certains cénobites, comme des hérétiques, détournent les propos de la norme bénédictine pour servir leurs vices. S’attachant en effet au précepte selon lequel un religieux ne doit rien ­posséder sans la permission de son abbé, ils affirment ne pas déroger à la règle s’ils détiennent des richesses avec l’autorisation de ce dernier. Cette introduction donne lieu à un long exposé sur les mauvais supérieurs et sur la conduite que doivent tenir les moines s’ils y sont confrontés. Odon explique l’existence d’abbés néfastes en reprenant l’idée de Grégoire le Grand que ces chefs sont donnés par Dieu à cause des péchés des frères qui leur sont soumis, exactement comme il l’avait fait pour les évêques171. Le comportement exigé des moines qui se trouvent dans cette situation est cependant bien différent de celui qu’Odon intimait aux ouailles des prélats. Alors qu’il conseillait la passivité et la souffrance à ceux qui subissent de mauvais ­évêques, il déclare, en évoquant les mauvais moines qui dérogent à la règle en prétextant l’autorisation de leur abbé : En effet, s’ils avaient des biens propres seulement à cause de la négligence de leurs supérieurs, et non pas plutôt à cause de leur cupidité, ils n’oseraient pas prendre d’autres nourritures ou d’autres vêtements que ceux institués par la règle. Et de fait, si des abbés prescrivent quelque chose qui serait en dehors de la règle de Dieu ou de celle des Pères, ils perdent aussitôt l’autorité de donner des ordres, et, pour cette chose, on ne doit alors aucunement leur obéir172.

Odon affirme donc le droit qu’ont les moines de refuser d’obéir à leur abbé si ses ordres contreviennent à la règle. Pour lui, c’est cette norme qui module avant tout le mode de vie des religieux, et non les ordres donnés par le supérieur du couvent. Si ce que ce dernier prescrit va à l’encontre de la législation bénédictine, il est alors destitué de son statut de chef. Ce passage est remarquable par son originalité. Il sape en effet le principe bénédictin d’obéissance des moines à leur abbé, au nom du respect de la règle ; il autorise donc l’insubordination à l’égard de ceux qui s’écartent de la norme. Probablement parce qu’elle émane directement de Dieu, Odon place ainsi l’autorité de la législation bénédictine au-dessus de celle de l’abbé du monastère, amoindrissant par conséquent le rôle de correcteur de ce dernier. En dernier lieu, ce passage peut être articulé avec les clauses des bulles octroyées à Cluny et à Déols, en 931, et à Fleury en 938. L’autorisation accordée à ces établissements de recevoir des moines extérieurs pour les réformer, sans que leur propre abbé ne s’y oppose, rejoint en effet la réflexion d’Odon sur la supériorité de l’obéissance à la règle sur celle qui est due au supérieur du monastère173. Elle légitime ainsi le 171. Coll., II 36, col. 683 A-B. Sur Grégoire le Grand, Moralia in Job (vol. 143 B), L. XXV, chap. 16, § 36, p. 1261, l. 64-65. Sur les théories de Grégoire le Grand appliquées aux évêques, cf. supra, notre chapitre « Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés », p. 419. 172. Coll., II 36, col. 683 C-684 A. 173. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 189-191.

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renoncement au vœu de stabilité qui était induit par les clauses de ces bulles. Pour Odon, ce ne sont donc pas les abbés qui font systématiquement les bons moines, mais l’application de ces derniers à suivre d’abord la règle. La fonction principale du supérieur du monastère, en tant que censeur des mœurs cénobitiques, en est alors bien amoindrie.

Les vertus abbatiales Dans son sermon sur Aubin, Odon énumère les différentes vertus du saint : « Étaient en lui une sainte sobriété, une grande compassion, le mépris de la cupidité, le renoncement à l’ambition. Régnaient une pieuse humilité, une pudique virginité, une grande patientia, une bonté longaminis174. » Les vertus abbatiales se déclinent donc en deux ensembles quaternaires dont il est difficile de connaître la source ; elles ne proviennent en tout cas pas de la Vita sancti Albini de Fortunat. La sainteté d’Odon donne également lieu à une longue énumération dans la Vita Odonis, mais il est difficile de cerner s’il s’agit de qualités proprement abbatiales, d’autant plus que Jean de Salerne les énonce alors qu’Odon est encore chanoine : Je louerai en premier la vertu de patience de mon cher Odon, ensuite son mépris des biens, et ensuite ces choses : le fait de gagner des âmes, la restauration des monastères, le vêtement et la nourriture des moines, la paix des Églises, la concorde des rois et des princes, la surveillance de tous les chemins, l’application des commandements, la persévérance dans les veilles et les prières, les égards pour les pauvres, le blâme des jeunes, l’estime pour les vieillards, la correction des mœurs, l’amour des vierges, la consolation des continents, la miséricorde pour les malheureux, et enfin l’observance pure des règles pour le dernier aspect de toutes ses vertus175.

Pour Jean de Salerne, il semble que les deux vertus majeures de son ­maître soient la patience et le mépris des biens, c’est-à-dire des qualités avant tout monastiques. Les autres semblent relever davantage de sa stature abbatiale, notamment tout ce qui concerne la correction des mœurs cénobitiques. On y trouve aussi des vertus plus générales, comme l’application dans la prière ou le souci des ­pauvres. Dans le reste de son texte, Jean de Salerne s’attache cependant plus spécifi­quement à faire la preuve de trois qualités de son maître : l’humilité, la compassion et, ­surtout, la charité. L’humilité est associée par Jean de Salerne à la patience, qui représente la plus haute vertu d’Odon. Ce dernier en fait preuve dès son arrivée à Baume, mais c’est alors qu’il est abbé que l’hagiographe y revient plus longuement, en évoquant sa tête constamment baissée, application à la lettre du douzième degré d’humilité

174. «  Inerat sancta sobrietas, larga miseratio, contemptus avaritie, ambitionis abdicatio. Devota regnabat humilitas, pudica virginitas, patientia fortis, benignitas longaminis », Sermo sancti Albini, l. 168-172. 175. VO1, I 14, col. 49 C.



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de la règle bénédictine176. Jean précise toutefois que son maître avait développé cette qualité dès son entrée au monastère. Il y a donc, pour l’hagiographe, une continuité entre les vertus monastiques et abbatiales. Quant à la patience, Jean de Salerne s’y attarde essentiellement lorsqu’il décrit Odon à Baume. D’après B. H. Rosenwein, cette dernière vertu remplace l’humilité – omniprésente dans la règle de saint Benoît –, dans les premiers écrits “clunisiens”. Cette substitution d’une vertu à l’autre s’articule en effet bien avec l’utilisation par Odon du schéma binaire augustinien, dans lequel les élus souffrent patiemment177. Faire d’Odon un homme aguerri à la patience revient donc à affirmer son appartenance à la catégorie des justes178. *   * * La miséricorde, ou compassion, correspond à la deuxième vertu dont doit faire preuve le bon abbé : elle est, pour Odon, synonyme de souci des âmes. Cette qualité se transforme en empathie pour les moines pécheurs dans le sermon sur Aubin : Il se souciait de savoir de quel mal souffraient tous les derniers venus et portait les faiblesses de tous au sein de sa compassion. Il souffrait pour les souffrances de ­chacun ; il était en danger dans les dangers de chacun. Il se consumait dans les épreuves de ­chacun, il pleurait avec ses larmes, il souffrait dans les douleurs, il était tourmenté dans les tribulations. Ainsi que le dit l’Apôtre à son propre sujet, il “s’était fait tout à tous” (1 Co IX, 22), et il faisait tous ces efforts pour tous les sauver179.

Pour Odon, la qualité d’un bon abbé est donc d’endurer les mêmes souffrances que ses moines, ou plutôt de partager avec eux leurs épreuves. Cette empathie découle probablement de ce que dit l’abbé de Cluny lorsqu’il évoque le ministère abbatial qui a été confié à Aubin, c’est-à-dire qu’« il portait en son cœur les cœurs de tous ceux qui lui avaient été confiés […]»180. Il s’agit d’une interprétation très libre de la règle bénédictine, selon laquelle le supérieur du monastère est responsable des âmes des moines qu’il dirige. Selon Odon, cette responsabilité et ce souci du salut débouchent, chez le bon abbé, sur une certaine identification avec

176. Ibid., II 9, col. 66 B. Sur le douzième degré d’humilité : RB, chap. VII, 62-63, p. 44-45. 177. Sur ce schéma, cf. supra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de ­l’histoire du salut », p. 379. 178. L. K. Little, B. H. Rosenwein, « Social Meaning », p. 6. Sur l’utilisation du schéma augustinien par Odon, cf. supra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 379-380. 179. «  Non quo quisque novissimus laboraret incommodo negligebat, sed omnium in sue sinu compassionis infirma portabat. In singulorum passionibus patiebatur ; in periculis singulorum periclitabatur. Urebatur in cuiuslibet scandalis, flebat in lacrimis, dolebat in doloribus, tribulabatur in tribulationibus. Erat ut dixit apostolus “omnibus omnia factus”, et ut omnes salvos faceret seipsum impendebat omnibus », Sermo sancti Albini, l. 131-136. 180. « Omnium sibi commissorum in corde suo corda gestabat […] », Ibid., l. 112-113.

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tous les frères, jusqu’à ne former qu’un seul corps qui lutte contre les vices pour atteindre le ciel. Ce souci des âmes est également présent dans la Vita Odonis, mais Odon n’en fait preuve qu’envers certaines personnes qu’il croise à l’extérieur du cloître, c’est-à-dire un voleur et une jeune fille, tous deux mus par la volonté de quitter le siècle181. Dans ce texte, le souci abbatial du salut déborde ainsi hors du cadre étroit du monastère, dans le but d’y ramener des laïcs pour une conversion tardive. Le cas de la jeune fille apparaît comme le plus significatif, parce qu’il se termine sur un discours évoquant le souci qu’a le bon abbé – en l’occurrence Bernon – pour les âmes de ses prochains. Au moment de ce récit, Odon est certes encore moine, mais Jean de Salerne lui fait dire qu’il voulait, par la conversion de cette jeune fille, être « l’imitateur » (imitator) de son supérieur182. Plusieurs éléments doivent être soulignés dans le processus de cette conversion : les parents de la jeune fille sont absents lorsque Odon la rencontre dans la maison de son père ; au cours d’une conversation avec le saint, elle est convaincue par l’idée de devenir moniale, sans qu’il ne cherche à la persuader ; elle s’introduit en secret auprès d’Odon et lui demande à chaudes larmes de l’emmener avec lui pendant la nuit183. La manière dont se déroule cette conversion reprend en fait les lieux communs du rapt amoureux : la jeune fille n’est désignée que par le terme de « vierge » (virgo), elle est « enlevée » (ereptio, sumpta virgine), tout se passe en secret (latenter, cum omnes famuli domus quiescerent) et de nuit (jam sero, in eadem nocte, nocte illa), sans que ses parents ne soient au courant. Cette allusion est toutefois vidée de sa connotation sexuelle dans la mesure où, même si Odon semble craindre la rumeur des parents et du peuple contre lui – mais on ignore à quel sujet –, la seule chose que lui reproche son abbé est d’avoir agi sans son autorisation184. Il est possible que le passage par la métaphore amoureuse du rapt serve à alimenter l’idée que les moniales sont les épouses du Christ. Odon, encore simple moine mais se comportant en imitateur de Bernon, agit en fait en tant que substitut de parents, en amenant la vierge à son véritable époux qu’est le Christ, en nourrissant et en éduquant la jeune fille avant son entrée au monastère185. Cette conversion de laïcs entre pleinement dans le cadre de la miséricorde abbatiale. Lorsqu’il défend son initiative devant Bernon, Odon  justifie en effet ses actes par le gain des âmes (lucrum animarum), synonyme de miséricorde186. L’hagiographe, et Odon derrière lui, reconnaissent donc la légitimité d’une vertu qui, selon la règle bénédictine, ne trouvait d’exutoire qu’à l’intérieur du monastère, 181. Pour le voleur : VO1, II 20, col. 71 C-D. 182. Ibid., I 36, col. 59 C. 183. Ibid., I 36, col. 59 A-B. 184. La métaphore matrimoniale est plus courante que celle du rapt dans la littérature plus tardive, cf. P. L’Hermitte-Leclercq, « L’image des moniales », p. 478-479. 185. Sur le rôle de substitut de parent qu’a l’abbé au haut Moyen Âge, N. Gradowicz-Pancer, « Papa, maman, l’abbé et moi », p. 21-25. 186. VO1, I 36, col. 59 C.



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le supérieur étant responsable du salut de ses frères. Ici, en revanche, elle n’est pas circonscrite au seul établissement monastique, mais doit en sortir matériellement, pour permettre à des laïcs de sauver leur âme. Dans ce passage, la comparaison de cet unique souci de Bernon – puis d’Odon – avec les préoccupations des abbés de leur temps confirme d’ailleurs l’importance de cette dialectique intérieur/extérieur dans les propos de Jean. Ces mauvais supérieurs sont eux aussi happés hors du cloître, mais pour des raisons ancrées dans le siècle, c’est-à-dire leur désir de richesses et de vaine gloire, suggérant qu’ils n’ont jamais quitté le monde. Pour l’hagio­ graphe, la sortie de la miséricorde abbatiale à l’extérieur du monastère fonctionne en revanche de manière circulaire : il s’agit bien de se confronter au monde afin d’y trouver des âmes à sauver, mais toujours dans le but de revenir au seul endroit légitime pour parvenir au salut. L’extension de cette vertu abbatiale à l’extérieur du cloître peut donc être analysée comme symptomatique d’un discours réformateur qui désire prendre en charge la société dans son ensemble. Plus globa­lement, elle permet d’éclairer l’un des traits de l’itinéraire biographique d’Odon qui pouvait sembler en contradiction avec sa pensée : ses rapports constants avec l’aristocratie. Aller dans le monde pour y trouver de nouveaux moines permet ainsi de renforcer les monastères en y attirant des hommes. *   * * La charité envers les pauvres correspond à la vertu abbatiale la plus c­ ouramment mise en scène par Jean de Salerne. Il y consacre en effet plusieurs ­chapitres du deuxième livre de sa Vita187. À l’exception d’un cas, la distribution d’aumônes a toujours lieu à l’extérieur du monastère, lors des nombreux voyages d’Odon avec son disciple. Il s’agit donc d’un témoignage direct de Jean sur la propension de son maître à la charité. Les pauvres rencontrés sur le ­chemin sont ­toujours des indigents qui se précipitent vers le saint pour recevoir de ­l’argent, puis ­l’accompagnent parfois, à son grand plaisir. Jean décrit ainsi Odon « comme un soldat ­préparé au combat (præcinctus miles), [qui] avançait vers la guerre ­(bellum), escorté par des armées de pauvres (cuneis pauperum) »188. Il s’agit là d’une thématique déjà rencontrée avec Géraud : la confusion des élus avec les pauvres et leur plaisir à en faire partie. L’emploi de la métaphore militaire ajoute cependant une touche supplémentaire, dans la mesure où cette dernière est un lieu commun de la ­littérature ascétique, utilisé notamment pour évoquer la mortifi­ cation du corps189. La comparaison joue donc probablement sur l’ascèse volontaire du saint et celle involontaire des indigents, tous considérés comme des élus par leur dépréciation de la chair. 187. Chapitres 4 à 10 selon l’édition de la Patrologie latine et 9 à 16 selon la collation des manuscrits de M. L. Fini. 188. VO1, II 7, col. 65 A. 189. R. Grégoire, « Esegesi biblica », p. 28-33.

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La charité constante d’Odon apparaît également dans le motif du saint d­ escendant de son cheval pour y faire monter un pauvre, en général âgé et faible, et continuer la route à pied en psalmodiant (II 5, 6 et 8). Ce topos se trouvait déjà sous une forme un peu différente dans les Vitæ des siècles précédents, notamment dans l’Historia ecclesiastica de Bède le Vénérable, autour du récit hagio­graphique consacré à l’évêque Aidan190. L’abandon d’une monture, par essence aristo­ cratique, pour lui préférer la marche semble encore une fois un moyen d’identifier le saint à un indigent191. Il s’agit également d’une marque de déférence envers le Christ qu’incarne le pauvre. Pourquoi Jean de Salerne insiste-t-il autant sur les aumônes de son maître ? Si la charité aux pauvres apparaît bien dans la règle bénédictine, elle ne concerne que ceux qui gravitent autour du monastère. Comme les autres législations monas­ tiques, elle ne prévoit rien pour les indigents rencontrés sur le chemin, même dans le chapitre consacré aux frères qui quittent le cloître pour effectuer un voyage (LXVII)192. Comme le souci des âmes, les aumônes d’Odon relèvent, selon Jean, d’une vertu abbatiale qui s’exprime hors du cadre du monastère, c’est-à-dire dans le monde, conçu comme une extension du cloître. La prise en compte de cette extériorité est capitale pour comprendre les ­raisons de ce motif récurrent, en lien étroit avec ce qui a été dit précédemment sur l’aumône faite par les puissants193. Pour que la charité – telle que la conçoit Odon  –, fonctionne, elle doit en effet impliquer nécessairement un rapport des habitants du cloître avec le monde, au début et à la fin du processus. Dans ce système, l’aumône faite aux pauvres réels par le saint se veut une redistribution de richesses données par les plus puissants aux monastères, les pauvres symboliques. En décrivant longue­ment la charité de son maître dans le siècle, Jean de Salerne légitime donc la position d’intermédiaires des moines, entre les largesses que leur prodiguent les hommes riches et celles qu’ils donnent aux indigents. Il attribue donc à l’abbé la fonction de pater pauperum, au détriment des évêques. Ce glissement de la figure du «  père des pauvres  » des prélats aux moines est ­particulièrement visible dans le portrait que dresse Jean de son maître, « escorté par les armées de pauvres »194. Cette métaphore militaire est en effet très proche d’un sermon d’Ambroise qui défend vigoureusement son amour des indigents, 190. Bède le Vénérable, Historia ecclesiastica (t. II), chap. 14, § 5, p. 84-85. Nous tenons ici à remercier F. Genoux de nous avoir indiqué cette référence. 191. Sur le caractère aristocratique du cheval, J. Voisenet, Bêtes et hommes, p. 41. 192. Sur la charité envers les pauvres : RB, chap. IV, 14, p. 22-23 ; chap. XXXI, 9, p. 80-83 ; chap. LIII, 15, p. 120-121 ; chap. LV, 9, p. 124-125 ; chap. LVIII, 14, p. 132-133 ; chap. LXVI, 3-4, p. 152-153. Sur l’aumône aux pauvres dans les règles et les coutumiers monastiques, W. Witters, « Pauvres et pauvreté », p. 177-215. Sur la charité monastique envers les pauvres qui se centre sur le monastère, J. Wollasch, « Gemeinschaftsbewusstsein und soziale Leistung », p. 268-286 ; Id., « Konventsstärke und Armensorge », p. 184-199. 193. Sur la charité des puissants, cf. supra, notre chapitre «  Potentes et pauperes. Discipliner les ­puissants », p. 502-507. 194. VO1, II 7, col. 65 A.



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qualifiés de «  vigoureux ­guerriers  » (robustis bellatoribus)195. Même s’il est ­difficile d’attester que Jean de Salerne connaissait ce texte de l’évêque de Milan, la ­similitude des métaphores mérite d’être soulignée. La plupart de ces vertus sont cénobitiques, avant d’être proprement abbatiales. Dans le sermon sur Aubin, même la mise en œuvre de son souci des âmes a lieu alors que le saint est encore moine. De la même manière, Odon corrigeait déjà les mœurs de ses congénères quand il était chanoine. Jean de Salerne a sans doute voulu signifier que son maître avait déjà les qualités d’un abbé ou, plus vraisemblablement, que les vertus abbatiales ne sont que la continuité d’un bon comportement monastique, au sens large du terme. Le cas d’Aubin confirme cette dernière hypothèse. À la fin de la partie consacrée à sa vie cénobitique, Odon déclare en effet qu’« Aubin accomplissait le service de supérieur sans l’office du commandement abbatial, les actes de paternité sans le titre de père »196. Les deux systèmes des quatre vertus exposés dans la partie consacrée à son abbatiat reprennent d’ailleurs les qualités monastiques dont il avait fait preuve avant son élection197. Il y a donc bien une continuité entre les vertus du moine et celles de l’abbé. Ce manque de particularités propres à la dignité du supérieur monastique invite à s’interroger sur l’absence de tout modèle de sainteté abbatiale à l’époque du premier Cluny.

L’absence de modèle de sainteté abbatiale dans le premier Cluny Les études menées par D. Iogna-Prat sur l’hagiographie abbatiale clunisienne ont montré que cette dernière ne s’était développée qu’au tournant de l’An Mil, sous l’impulsion d’Odilon et autour du personnage emblématique de Maïeul. Les figures de Bernon et d’Aymard n’ont donné lieu à aucune Vita. Malgré l’existence précoce de la Vita Odonis – dont les circonstances d’écriture sont très liées aux milieux salernitains –, le culte d’Odon n’est véritablement promu que tardivement, sous les abbatiats d’Hugues de Semur et de Pierre le Vénérable, grâce à la mise au point de deux nouvelles versions remaniées du texte de Jean de Salerne198. Pourquoi le premier Cluny n’a-t-il pas eu besoin de modèle de sainteté abbatiale ?

195. Ambroise, Sermo contra Auxentium de basilicis tradendis, § 33, col. 1017 B-C. 196. «  Prelati meritum sine prelationis officio et paternatis actionem sine patris explebat vocabulo  », Sermo sancti Albini, l. 106-107. 197. Identification des vertus monastiques du premier système des quatre vertus dans la partie consacrée aux activités cénobitiques d’Aubin dans le Sermo in translatione sancti Albini : sobriété (l. 50-54), compassion (l.  152-154), mépris de la cupidité (l.  68-74), renoncement à l’ambition (l.  83-87). Identification des vertus monastiques du second système quaternaire de vertus : humilité (l. 83-87), virginité (l. 29-50), patience (l. 92-97), bonté (l. 58-61). 198. Sur la chronologie de l’hagiographie abbatiale clunisienne, D. Iogna-Prat, « Panorama », p. 59-62.

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Pour répondre à cette question, il convient d’analyser dans le détail le paradigme de supérieur monastique que propose Jean de Salerne. La Vita Odonis présente en fait trois grandes figures d’abbés : Benoît d’Aniane, Bernon et Odon. Jean de Salerne consacre en effet un petit chapitre de son premier livre au réformateur carolingien (I 23). Ce paragraphe intervient entre la découverte de Baume par Adhegrin et l’arrivée d’Odon dans cet établissement. L’hagiographe explique qu’il introduit ce chapitre, parce que les fondateurs du monastère choisi par son maître étaient les «  imitateurs  » (imitatores) de Benoît d’Aniane, qu’il nomme Euticus199. L’hommage de l’hagiographe à Benoît d’Aniane s’articule autour de trois idées : ses bons rapports avec Louis le Pieux, sa conversion tardive qui lui permet de se dévouer à la compilation des règles cénobitiques et, surtout, le message d’ascèse alimentaire qu’il envoie à ses disciples après sa mort, dans une vision200. Jean de Salerne a certainement eu entre les mains la Vita Benedicti abbatis Ananiensis et Indensis, écrite au ixe siècle par Ardon, un moine d’Aniane contemporain du saint. Le dernier élément retenu dans la Vita Odonis – l’apparition de Benoît à ses moines – en est en effet repris presque textuellement201. La Vie de Benoît d’Aniane insiste énormément sur les activités abbatiales du saint, notamment sur l’imposition de mesures relatives aux comportements et aux pratiques liturgiques cénobitiques, sur les miracles accomplis dans ses monastères et sur la diffusion de normes de conduite. Rien de tout cela n’est véritablement repris dans la Vita Odonis : celle-ci renvoie davantage l’image d’un ascète proche de l’empereur que celle d’un abbé modèle appliquant partout la règle bénédictine. Jean de Salerne envisage ainsi essentiellement cette figure dans sa dimension de légataire des coutumes monastiques et de représentant d’un monachisme fortement pénitentiel, adepte d’une mortification extrême du corps. Benoît n’est donc pas présenté comme un modèle abbatial – ce qu’il aurait pu être si Jean avait suivi la lettre de la Vita Benedicti – mais dans la perspective d’une filiation des usages monastiques. Cette dimension s’explique probablement, en partie, par le double statut de la Vita Odonis, à la fois « manuel de réforme » et « lettre de présen­tation » de son auteur auprès des milieux salernitains202. L’insertion d’un portrait de Benoît d’Aniane dans le texte valorise en effet indirectement la formation de Jean de Salerne, le rattachant, par une filiation spirituelle, au grand réformateur carolingien. Jean de Salerne évoque également la figure de Bernon, sans en faire de portrait cohérent, ni insister véritablement sur sa personne. Sa première caractéristique est sa relative passivité : il accueille Adhegrin (I 22), accepte son installation dans un ermitage (I 23) et assiste au miracle des miettes de pain (I 35). Bernon agit seulement à quatre reprises, de manière très effacée : il met à l’épreuve la patience 199. VO1, I 22, col. 53 D. 200. Ibid., I 22, col. 53 D-54 A. 201. Ardon, Vita Benedicti abbatis, l. 28-32, p. 219. 202. Sur le double statut de la Vita Odonis, I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 186.



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d’Odon (I 33), le réprimande pour avoir pris une décision sans autorisation abbatiale (I 36), le fait ordonner prêtre et l’envoie auprès de Turpion (I 38) ; enfin, au moment de sa mort, il invite la communauté à lui choisir un successeur. Bernon apparaît donc comme une autorité lointaine, qui encadre très vaguement les actes de ses moines. Le passage le plus intéressant est finalement l’anti-portrait que dressent de lui les mauvais moines de Baume, afin de mettre à l’épreuve la détermination d’Odon à entrer dans le cloître. Pour ce faire, ils font croire au saint qu’ils cherchent à fuir la communauté, en raison de l’autorité tyrannique de Bernon : “Connais-tu la coutume de l’abbé Bernon ?” [Odon] répondit : “Nullement”. Et ils reprirent : “Hélas, hélas, si tu savais à quel point il peut traiter durement un moine. Son blâme est suivi par des coups de fouets, et ensuite, il attache les pieds de ceux qu’il maltraite, il les dompte en prison et les mortifie par des jeûnes. Même en endurant patiemment toutes ces choses, le malheureux ne peut pas obtenir sa grâce.”203

Ce faux portrait de Bernon décrit un personnage autoritaire et cruel, qui c­ herche à obtenir la correction des mœurs monastiques par les châtiments corporels et des pratiques ascétiques extrêmes. Ces propos sont ensuite assimilés par Jean de Salerne à ceux du diable. L’usage de verges est pourtant préconisé par la règle de saint Benoît contre ceux qui ne parviennent pas à se corriger, même si ce texte souligne que le supérieur doit lui préférer les exhortations204. Ce portrait de Bernon rejoint donc parfaitement la conception “odonienne” du bon abbé, dont il avait exclu toute dimension violente205. En définitive, la Vita Odonis ne dit pratiquement rien du gouvernement abbatial de Bernon. Il est décrit comme un personnage lointain, dont l’autorité n’est pas tyrannique, mais qui sait parfois faire usage d’injustice pour mettre à l’épreuve la vertu de patience de ses moines. Il encadre la vie régulière de l’établissement, sans pour autant véritablement y intervenir. La troisième figure abbatiale est naturellement celle d’Odon. L’aspect le plus surprenant du portrait qu’en dresse Jean de Salerne réside dans le fait que le saint n’est que très rarement décrit dans sa fonction de supérieur des monastères. L’essentiel de la Vie s’attache soit à son parcours spirituel (livre I), soit à la démonstration de ses vertus – qui sont le plus souvent sans rapport avec son activité abbatiale (livre II). L’exercice de sa fonction d’abbé n’est finalement perceptible qu’au début et à la fin du deuxième livre et dans l’ensemble du troisième, consacré aux vices monastiques auxquels Odon a été confronté206. 203. VO1, I 29, col. 56 A. 204. RB, chap. XXVII et chap. XXVIII, p. 74-79. 205. Sur le refus de la violence dans la définition de l’abbé “odonien”, cf. supra, dans ce même chapitre, p. 547-548. 206. Nous avons tenu compte des déplacements de ces parties dans l’édition de la Patrologie latine : dans le livre II, l’activité abbatiale d’Odon n’est appréhendée que rapidement aux chapitres 1-2 et

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Même dans ces extraits, l’attitude d’Odon est à la limite de la passivité : il se contente de fuir ses persécuteurs (II 1), d’exhorter les moines pécheurs et de les prévenir de ce qu’ils encourent (II 14 et 23), d’administrer le viatique aux ­religieux moribonds (II 20-21) ou d’avoir des visions de saints lui annonçant leur aide (II 2 ; III 9-10). Le seul moment où Odon agit véritablement en abbé ­correspond au récit de réforme de Fleury, unique épisode où on le voit prendre en charge une communauté monastique (III 8-9). Cette attitude, qui rejoint d’ailleurs celle de Bernon, se rattache probablement à une tendance de l’hagiographie ­carolingienne, pour laquelle « les vertus proprement abbatiales étaient passives »207. D’autres chapitres sont par ailleurs difficiles à classer : comment considérer les comptes rendus des entretiens du saint avec son disciple, qui semblent tous avoir lieu au cours de leurs voyages ? Ces récits ne mettent en effet en scène qu’Odon, son hagiographe et parfois quelques moines. On l’y voit enseigner des vertus à un petit comité privilégié, ce qu’il est difficile d’assimiler à l’exercice d’une fonction abbatiale dans le cloître. Le fait est que la Vita Odonis ne montre pratiquement jamais le saint face à l’ensemble des religieux qu’il dirige et préfère dépeindre son intimité avec certains disciples. Dans les rares passages où la dialectique abbé/communauté monastique apparaît, c’est-à-dire essentiellement au début de son abbatiat et au moment des réformes de Saint-Élie de Nepi et de Fleury, il s’agit d’ailleurs d’un rapport hostile, où le saint semble seul contre les mauvais cénobites. On est donc loin de la profusion de détails donnés sur le gouvernement abbatial, comme c’était le cas dans la Vie de Benoît d’Aniane. En définitive, la Vita Odonis ne dresse pas de modèle abbatial précis. Ce texte décrit bien un saint qui est abbé, mais la manière dont est traitée cette dernière dimension ne débouche pas sur une définition de ce qu’est – ou de ce que doit être – le supérieur d’un monastère. Même les chapitres mettant en scène le rapport privilégié de Jean avec son maître ne semblent avoir été écrits que du point de vue du jeune moine, pour montrer le caractère inachevé de ses vertus monastiques par rapport à celles d’Odon. La même absence se retrouve d’ailleurs dans la Vie de Jean de Gorze, bien que les relations de l’abbé avec la communauté monastique y soient un peu plus marquées. Comme la Vita Odonis, ce texte, écrit sensiblement à la même époque, brosse en effet davantage un parcours individuel de converti tardif qu’un portrait de bon abbé208. *   * * 23 de l’édition de la PL. L’activité abbatiale d’Odon est essentiellement perceptible dans le livre III. 207. J.-C. Poulin, L’Idéal de sainteté, p. 76-77. 208. L’ensemble de la Vita est consacré avant tout au parcours individuel de Jean. On ne cerne ses rapports avec sa communauté monastique que de manière fugitive, dans la partie III, toutefois très marquée par son comportement ascétique personnel, cf. Jean de Saint-Arnoul, La Vie de Jean, abbé de Gorze, p. 101-125. Sur les activités abbatiales de Jean, G. Barone, « Jean de Gorze », p. 36.



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L’absence de modèle de sainteté abbatiale peut être articulée aux modalités de gouvernement des monastères dans la première moitié du xe  siècle. Il a été souligné plus haut que les restaurations monastiques d’Odon s’inscrivaient dans le cadre de réseaux personnels de relation avec de grands laïcs ou des ecclésiastiques, sans que cela implique une quelconque dépendance des établissements les uns par rapport aux autres209. Ces réformes se situent donc à l’échelle de chaque communauté où Odon devient abbé, c’est-à-dire dans laquelle il applique un certain nombre de prescriptions. Le nombre d’établissements qui lui ont été confiés exclut par ailleurs sa présence constante dans un lieu déterminé : Odon a probablement passé son existence à voyager d’un endroit à un autre, sans se fixer véritablement nulle part. Soulignons en dernier lieu que la dimension effacée de l’abbé “odonien” trouve un écho dans les chartes qui font alterner, pour une même période, les noms de différents supérieurs, signe que l’autorité abbatiale ne s’incarne pas dans une seule personne, mais se partage, voire se dilue, entre ­plusieurs hommes. L’absence de continuité dans les formulaires diplomatiques et la construction, par Odon, d’une figure de supérieur passif apparaissent donc comme deux reflets distincts de pratiques sociales relatives à la direction des monastères dans la première moitié du xe siècle. Compte tenu de l’autonomie des différents établissements dirigés de loin par Odon, on peut supposer qu’aucune de ces communautés, et notamment Cluny, n’avait véritablement besoin d’un modèle d’abbé. Ce n’est qu’avec l’émergence de l’Ecclesia cluniacensis, marquée par l’obtention d’un privilège d’exemption en 998, qu’une telle nécessité se fait jour. À partir de ce moment-là, Odilon, en tant qu’abbé du monastère bourguignon, incarne la tête du corps autonome formé par un réseau d’établissements dépendants de Cluny et a donc besoin «  d’une figure emblématique » : Maïeul210. Pourquoi les clunisiens de l’An Mil choisissent-ils ce dernier pour incarner la sainteté abbatiale de leur Église, et non Odon ? On ne peut formuler que des hypothèses pour répondre à cette question. Il est tout d’abord possible que la Vita Odonis n’ait pas circulé à Cluny à cette époque. Il s’agit en effet d’un texte composé en Italie et dont les plus anciens manuscrits datent du xie siècle. Même si la Vie de Jean de Salerne se trouvait à Cluny, elle ne décrit pas une figure abbatiale assez emblématique pour représenter la tête de l’Ecclesia cluniacensis. Par ailleurs, le pape Grégoire V avait reconnu la sainteté de Maïeul dans la bulle d’exemption octroyée à Cluny en 998211. Cette marque de déférence particulière témoigne d’une certaine cristallisation des attentions sur la personne du quatrième abbé, au moment où Cluny commence à avoir besoin d’un modèle abbatial. C’est enfin Maïeul qui, en 981, aurait doté l’établissement des reliques des apôtres Pierre 209. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 194. 210. Pour les conclusions sur l’apparition de l’hagiographie abbatiale clunisienne, D. Iogna-Prat, « Panorama », p. 59. 211. Ibid., p. 59.

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et Paul, selon un texte du xiie siècle, matérialisant de la sorte le lien spécifique qui unissait le monastère bourguignon à Rome212. Or, l’obtention de l’exemption, qui fonde l’existence de l’Ecclesia clunicensis, découle de cette relation parti­culière entre Cluny et la Ville. Le choix de Maïeul correspond donc aux nécessités des clunisiens de l’époque : incarner la tête d’un corps autonome et représenter le lien du monastère bourguignon avec Rome. En admettant que le texte de Jean de Salerne ait circulé à Cluny autour de l’An Mil, Odon, avec son attachement à Tours et sa faible dimension abbatiale, n’était pas une figure assez charismatique pour servir de modèle à Odilon. Plus exactement, si le souvenir d’Odon avait été bien présent à Cluny, Odilon en aurait fait une figure charismatique et aurait gommé ces deux dimensions. L’abbé “odonien” est donc une figure indispensable, mais effacée. Contrairement au supérieur bénédictin, il n’est pas centré sur le cloître, mais incarne la jonction entre le siècle et le monastère. Ses vertus de charité et de souci des âmes ­viennent en effet s’exprimer dans le monde, mais toujours dans la perspective d’un retour à l’abbaye, source et lieu de salut. Sa fonction principale est par ailleurs la ­correction des mauvaises mœurs de ceux qui lui ont été confiés, rendue possible par les ­hautes vertus qu’il a cultivées dès son entrée dans le cloître. Il est, en quelque sorte, un “super moine”, représentant une certaine perfection sur laquelle viennent se modeler les frères, pour former un unique corps homogène.

B. Lutter contre les désordres monastiques Au contraire de la fonction abbatiale, l’attitude des moines retient véritablement l’attention d’Odon. Cette différence de traitement apparaît notamment dans les dispositifs des chartes évoquées précédemment. Toutes contiennent en effet des injonctions aux moines de respecter un certain nombre de comportements. Si les actes de fondation de Cluny et de Déols ne leur prescrivent que de vivre selon la règle bénédictine et de s’adonner à la prière, les chartes de (re)fondation de Bourg-Dieu et Romainmôtier, ainsi que le testament de Bernon, précisent plusieurs domaines dans lesquels les moines doivent faire preuve d’une attitude exemplaire213. Dans ce dernier document, Bernon s’adresse à ses successeurs, ainsi qu’aux frères de Cluny et Gigny. Il les prie qu’«  entre [eux], l’harmonie (unanimitas) demeure, afin de conserver ensuite le mode de vie monastique retenu jusqu’ici – si ce n’est pour l’améliorer, au moins pour l’accomplir comme jusqu’à aujourd’hui – tant dans la psalmodie (psalmodia) que dans l’observation du silence

212. Sur la date de l’obtention des reliques, D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, p. 36. Sur ce texte, cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 230. 213. No 4, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 34.



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(observatione silentii), mais aussi dans la qualité de la nourriture et des vêtements (qualitate victus et vestitus) et dans le mépris des biens propres (contemptu rerum propriarum) »214. Les actes de (re)fondation de Romainmôtier et surtout de Déols précisent ces prescriptions et en ajoutent d’autres : […] qu’ils continuent à chanter le même nombre de psaumes, qu’ils conservent une même humanité dans la pratique de l’hospitalité, une même abstinence constante de toute chair, sauf de celle des poissons ; que leurs vêtements soient en outre seulement de couleur naturelle, qu’ils gardent une même obéissance, soit envers leur abbé, soit entre eux, qu’ils s’abstiennent complètement de tout serment, qu’ils s’attellent au silence et à la méditation et qu’ils ne possèdent absolument rien en propre qui puisse être prononcé ou nommé, et, pour les autres coutumes, qu’ils observent le même mode de vie215.

Autour des années 926-928/929, c’est-à-dire au moment de la promotion d’Odon comme abbé, ces quelques chartes reflètent l’attention portée à trois aspects de la vie communautaire : la prière collective associée au silence, les pratiques alimentaires et vestimentaires, enfin le refus des biens personnels. S’y joignent parfois des interdictions supplémentaires, comme la condamnation du serment, ou d’autres obligations, telles que la pratique de l’hospitalité ou de l’obéissance. En raison de leur écho dans les œuvres d’Odon et dans la Vita Odonis, ce sont cependant surtout les trois premières obligations qui permettent d’esquisser une image du comportement cénobitique idéal.

Silence et méditation Dans le deuxième acte de fondation de Déols, l’injonction faite aux moines de conserver le silence est associée à la méditation, tandis que dans les testaments de Bernon et d’Adélaïde, elle suit de près l’exercice de la psalmodie. Odon n’évoque pourtant pas le silence dans ses œuvres, hormis dans la Vita Geraldi. Après avoir décrit l’assiduité du saint à la prière personnelle et solitaire après sa “conversion”, l’abbé de Cluny déclare que « sa parole était telle et son silence était tel, que sa bouche annonçait la louange du Seigneur et que la méditation de son cœur était

214. Testamentum domni Bernonis abbatis, dans BC, col. 11 B. Sur le testament de Bernon, cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 161-167. 215. « […] eandem psalmodiæ quantitatem, eadem hospitalitatis humanitatem, eandem ab omni carne præter piscium perpetuam abstinentiam teneant, sed et in vestitu nativum colorem solummodo habeant, eandem obedientiam vel abbati vel sibimet ipsis impendant, ab omni juramento penitus abstineant, silentio et meditationi studeant et nihil omnino, quod dici vel nominari potest, proprium habeant, sed et in cæteris consuetudinibus eundem modum observent  », Pièce justificative II, J. Hubert, « L’abbaye exempte  », p.  44. Pour Romainmôtier : «  Monachi vero inibi consistentes modum conversationis istius, quæ nunc ad informandum eos qui futuri sunt de Clunico transfertur, ita conservent, ut eundem modum in victu adque vestitu, in abstinentia, in psalmodia, in silentio, in hospitalitate, in mutua dilectione et subjectione atque in bono obedientiæ nullatenus inminuant », no 3, Cartulaire de Romainmôtier, p. 77.

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sous le regard divin  »216. Odon associe donc la parole, faite pour la louange, probablement chantée, au silence, destiné à la prière intérieure tournée vers Dieu. Pour Odon, comme pour beaucoup d’auteurs monastiques, psalmodie et mutisme volontaire sont donc sans doute les deux faces d’un même élan vers Dieu, car tous deux relèvent de l’intériorité. Dans les œuvres de certains Pères, comme Ambroise, le chant de psaumes est d’ailleurs facteur de silence217. Les seuls véritables développements sur le silence se trouvent dans la Vita Odonis qui y consacre de longs passages dès le premier livre, en évoquant les ­coutumes de Baume (I  32). Jean y revient ensuite plus spécifiquement dans ­plusieurs chapitres successifs et clôt son propos par l’exemple d’un mauvais moine qui refuse de se taire (II  23)218. Dans la mesure où le premier extrait a déjà été évoqué, seules les mentions du deuxième livre seront analysées ici219. Signalons seulement que, dans le chapitre consacré au silence à Baume, Jean traite également de la quantité de psaumes chantés, reprenant ainsi l’association prière silencieuse/psalmodie, formulée dans la Vita Geraldi220. La longue section du livre II consacrée à ce thème est introduite par un petit récit exemplaire, dans lequel un frère, qui s’adonne à une prière nocturne, préfère se laisser voler un cheval « plutôt que de rompre son silence »221. De la même manière, Jean raconte deux chapitres plus loin l’expérience de deux frères capturés par les Normands qui refusent de parler, malgré la situation dangereuse dans laquelle ils se trouvent, afin de ne pas déroger à la règle222. Ainsi que l’a remarqué P. Henriet, cet exemplum montre que, pour l’hagiographe, le silence est synonyme d’observance223. La pratique du mutisme volontaire apparaît en effet comme une discipline de l’esprit, dans la mesure où elle est à la fois refrènement de la parole et usage du langage de manière appropriée. Comme à son habitude, Jean ­profite du thème abordé pour en justifier ensuite l’existence dans la vie monasti­que, en répertoriant toutes les citations bibliques qui l’évoquent. Il insiste ainsi sur ­l’importance du silence dans le mode de vie cénobitique : Puisque nous avons tenu des propos sur le silence (actu silentii), sans lequel il est évident que la vie du moine devrait être tenue pour nulle, il nous reste à y revenir et à nous étendre un peu dessus. En effet la vie de moine n’a de valeur que tant qu’elle se

216. VG4, II 15, col. 679 B. 217. Sur le lien entre psalmodie et silence, P. F. Gehl, « Competens silentium », p. 138. 218. Tous ces chapitres se suivent dans l’organisation du texte de base de la VO1, mais pas dans l’édition de la Patrologie latine. Dans cette édition, les chapitres consacrés au silence correspondent au bloc II 10-13. Le chapitre sur le moine qui refuse de se taire est le II 23 de l’édition de la PL. 219. Sur les coutumes de Baume, cf. supra, notre chapitre «  Conforter l’héritage de Bernon  », p. 233-234. 220. Sur cette association psalmodie/prière silencieuse, cf. supra notre chapitre « Potentes et pauperes. Discipliner les puissants », p. 462. 221. VO1, II 10, col. 66 C-D. 222. Ibid., II 12, col. 67 A-68 C. 223. P. Henriet, La Parole et la Prière, p. 57-60.



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sera efforcée de se soumettre au silence. Dès que ce dernier disparaît, quelle que soit la chose que le [moine] aura pensé faire bien ou honnêtement, elle ne sera que néant selon les enseignements des Pères224.

La source indiquée par Jean de Salerne pour attribuer un rôle majeur au silence dans la vie monastique n’a pas pu être identifiée. Selon lui, l’existence cénobitique n’a de valeur que dans la mesure où le religieux s’est d’abord imposé le mutisme ; quels que soient les actes vertueux accomplis sans ce préalable, ils le seront pour rien. Le silence est donc, pour Jean, constitutif de l’état monastique, un élément structurel, tel qu’il le sera pleinement plus d’un siècle plus tard, dans les œuvres de Lanfranc du Bec (†  1089)225. Bien qu’ils attribuent une certaine valeur au silence, ni Benoît, ni les auteurs carolingiens, ne vont aussi loin dans le traitement de cette question226. Dans la lignée de nombreux auteurs monastiques, Jean de Salerne semble considérer le silence comme « le début d’un processus qui mène à la pensée intérieure et, finalement, à la compréhension complète » de la Vérité divine, ce qu’il exprime ici de manière radicale, en termes de préalable à toute existence cénobitique227. La suite du texte apporte quelques précisions. À la fin du chapitre 12 qui relate le comportement modèle des deux moines ­capturés par les Normands, Jean répertorie en effet des exemples pour témoigner de la valeur du silence, associant des citations bibliques à des figures érémitiques ou mona­ stiques. Dans le même but, il recense, dans son chapitre 13, les différentes versions évangéliques du retrait du Christ sur la montagne pour se consacrer seul à une prière nocturne. Jean de Salerne assimile donc la pratique du silence monastique au modèle christique de l’oraison solitaire, incarnée ensuite par ­l’érémitisme, ce qui rejoint les propos de l’abbé de Cluny sur l’importance de la prière personnelle, solitaire et muette, qui occupe une place de choix dans la vision “odonienne” du monachisme228. *   * * C’est à nouveau chez Jean de Salerne que se trouve une explication de ­l’importance du mutisme volontaire des cénobites. Dans le chapitre I 32, lorsqu’il 224. VO1, II 11, col. 67 A. 225. Sur le silence, constitutif de la vie monastique dans la pensée de Lanfranc du Bec, P. F. Gehl, « Competens silentium », p. 135. 226. Pour Benoît, le silence doit accompagner certaines activités ou doit suivre la prière, mais il ne développe pas les vertus du silence, RB, chap. XXXVIII, 5, p. 92-93 ; surtout chap. XLII, 1 et 8, p. 98-101 ; chap. LII, 2, p. 116-119 ; chap. LIII, 23-24, p. 120-123. Le père A. Davril cite seulement Smaragde de Saint-Mihiel parmi les auteurs carolingiens qui ont réfléchi au silence ; cf. A. Davril, « Le langage par signes », p. 52. Une recherche menée sur les bases de données textuelles a cependant permis de préciser que tous les commentateurs carolingiens de règles monastiques évoquent rapidement cette question. 227. Pour la citation, P. F. Gehl, « Competens silentium », p. 137. 228. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 519-520.

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évoque les coutumes liturgiques de Baume, l’hagiographe explique que « le jour de l’octave de la naissance et de la résurrection du Seigneur, on faisait chez eux le plus grand silence (summum silentium), jour et nuit. On proclamait en effet que ce silence très court symbolisait le silence éternel (æternum silentium) »229. K.  Hallinger a émis l’hypothèse que cette dernière expression résultait d’une influence de Grégoire le Grand et faisait référence à la fois au silence de tous les êtres après l’ouverture du septième sceau dans l’Apocalypse (Ap VIII, 1), et à la tradition gnostique, qui y voit le centre de la divinité dont sort le Logos230. La formule æternum silentium est extrêmement rare chez les auteurs ­chrétiens. Lorsqu’elle est utilisée, essentiellement par Jérôme et Raban Maur, elle renvoie à une exégèse succincte du premier verset du chapitre VIII de l’Apocalypse. L’expression est mentionnée dans un tout autre contexte, dans une lettre de Colomban : il y conseille d’oublier les conflits et de se taire, en livrant ces désaccords «  au silence éternel et à l’oubli  »231. Le moine irlandais atteste donc un premier emploi de la formule æternum silentium dans la littérature cénobitique occidentale, qui associe le mutisme perpétuel au pardon des désaccords entre les hommes. C’est toutefois probablement Grégoire le Grand qui est à l’origine de cette expression. Dans le livre XXX des Moralia in Job, il se livre en effet à une réflexion sur la prière silencieuse terrestre, à partir du verset cité de l’Apocalypse, en expliquant que le sommet de la contemplation ne peut pas être atteint dans la vie présente, à moins de se débarrasser des soucis du siècle. Il n’emploie certes jamais l’expression æternum silentium, mais il évoque le souci constant qu’ont les élus d’atteindre les « biens éternels » (æterna) et sublimes par la contem­plation, qui exige le silence. Il articule donc très étroitement les notions de ­silentium, d’æterna et de contemplatio232. Si Grégoire le Grand est bien la source de Jean de Salerne, K. Hallinger a raison de voir le silence comme une anticipation de ­l’entrée au royaume des cieux par les moines. Il convient cependant de bien ­insister sur le fait que ce silence est avant tout considéré par Jean comme un synonyme de la prière personnelle. Il est difficile de cerner si Odon partageait les vues de son disciple sur le silence, dans la mesure où il n’évoque pas véritablement cette question, même dans l’Occupatio, alors que ce texte devait servir de support à la méditation des

229. 230. 231. 232.

VO1, I 32, col. 57 A. K. Hallinger, « Le climat spirituel », p. 126-127. Colomban, Epistola V, § 13, p. 50. «  De hoc secreto cordis alias dictum est : Factum est silentium in cœlo, quasi dimidia hora (Ap VIII,  1). Cœlum quippe ecclesia vocatur electorum, quæ ad æterna et sublimia dum per sublevationem contemplationis intendit, surgentes ab infimis cogitationum tumultus premit, atque intra se Deo quoddam silentium facit. Quod quidem silentium contemplationis, quia in hac vita non potest esse perfectum, factum dimidia hora dicitur. Nolenti quippe animo dum cogitationum tumultuosi se strepitus ingerunt, etiam sublimibus intendentem, rursum ad respicienda terrena cordis oculum violenter trahunt », Grégoire le Grand, Moralia in Job (vol. 143 B), L. XXX, chap. 16, § 53, p. 1527, l. 18-27.



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moines. Il n’y commente d’ailleurs pas le verset de l’Apocalypse sur le silence concomitant à l’ouverture du septième sceau et n’y traite finalement que de la louange perpétuelle des élus. Pour l’abbé de Cluny, le royaume des cieux n’est donc pas associé au silence mais à la psalmodie. La formulation des dispositifs des chartes évoquées plus haut laisse cependant penser que, comme beaucoup d’auteurs carolingiens, Odon demeure attaché au silence, même s’il ne semble pas en faire le préalable à toute existence cénobitique. L’équivalence du mutisme volontaire avec la prière personnelle témoigne pourtant d’une approche compararable. Ces deux actes correspondent en effet d’abord, plus que tout autre pratique, à une rupture claire avec le monde, qui renvoie à l’idéal de conversion “odonien”. Silence et oraison privée – parce que cette dernière est contemplation – apparaissent ensuite comme des voies de communication avec le ciel et une anticipation de la louange éternelle des élus.

Les sources de l’apostasie : nourriture carnée et vêtement luxueux « N’est-ce pas une apostasie que de mépriser les traditions des Pères par son habit ou sa nourriture […]233 ? » C’est ainsi que s’exprime Odon lorsqu’il évoque la condition de moine dans le livre III des Collationes. Dans ses autres œuvres, il définit à plusieurs reprises la consommation de nourriture carnée et le port de vêtements luxueux comme des comportements qui renient l’état cénobitique et relèvent de l’apostasie. L’interdiction de viande aux religieux est une mesure très présente, à la fois dans la Vita Odonis et dans l’œuvre d’Odon. Jean de Salerne l’évoque essentiellement dans son troisième livre. Il rapporte tout d’abord les propos d’Odon sur ­certains moines qui ont été punis de manière exemplaire à cause de leur avidité pour la nourriture carnée (III 3-4). Il évoque ensuite les tentatives de l’abbé de Cluny ou de ses représentants pour sevrer les mauvais cénobites de leur consommation de viande, lors de réformes (III  7 et  9). Il s’agit en effet de la seconde mesure qu’Odon tente de mettre en place à Fleury : selon Jean de Salerne, il ­préfère ­accorder aux moines tous types de nourriture, et en particulier des ­poissons, plutôt que de les laisser continuer leur régime carné. Compte tenu de leur rythme de consommation, les ressources financières de l’abbé fondent cependant rapidement. Saint Benoît apparaît alors à un moine, et annonce qu’il fera envoyer de l’argent à Odon pour qu’il puisse continuer à nourrir les moines convenablement234. Une anecdote semblable est racontée pour Saint-Élie de Nepi : l’avidité des moines est telle que le disciple d’Odon qui s’occupe du monastère dépense tout son argent en poissons, jusqu’au jour où un lac se forme de manière miraculeuse et pourvoit ensuite l’établissement en nourriture convenable. 233. Coll., III 17, col. 603 A. 234. VO1, III 9, col. 82 A-B.

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Les châtiments exemplaires de cénobites attachés à un régime carné viennent illustrer cette question dans les Collationes (III 20). Odon y présente cinq ­exempla de moines punis en raison de leur avidité pour la viande. Dans l’ensemble, les mauvais comportements alimentaires ont toujours lieu à l’extérieur du cloître et en présence de parents du contrevenant. Ils sont donc symptomatiques d’un retour des frères dans le milieu qu’ils ont quitté avec leur conversion. Par ailleurs, la consommation de viande va de pair avec l’aversion de certains moines pour le poisson et s’accompagne de l’abandon d’autres traits de la vie monastique : refus de toute forme de régularité alimentaire (ces moines mangent selon leur désir et pas en fonction des horaires), démonstration de colère (abandon de l’humilité) et ­exécution violente de l’animal. Au-delà de l’interdiction de viande, Odon et son disciple élargissent leur ­propos à une condamnation de la gourmandise en général. Dans cette ­perspective, le ­discours qui proscrit les vices alimentaires aux moines, dans la Vita Geraldi ou les Collationes, rejoint celui de Jean de Salerne, par l’emploi de plusieurs exemples bibliques. L’image la plus couramment utilisée est celle du dégoût des Hébreux pour la manne envoyée par Dieu dans le désert, en raison de leur désir de consommer de la viande (Ex  XVI, 3)235. Cet épisode biblique correspond en effet parfaitement à l’assimilation des moines à un nouvel Israël, mais aussi à la préférence d’une alimentation carnée à leur nourriture coutumière par certains cénobites. Les deux auteurs évoquent également certaines figures vétéro-­testamentaires, pour les conséquences néfastes de leur gourmandise, et condamnent de concert Ésaü qui perdit son droit d’aînesse pour un plat de ­lentilles (Gn XXV, 29-34)236. Ils s’attachent cependant à montrer, à travers l’exemple de la consommation de viande par Élie (1 R XVII, 2-6), que ce ne sont pas les aliments en soi qui condamnent les hommes, mais le désir immodéré d’en faire usage237. Odon ­précise cette idée dans la Vita Geraldi, en reprenant l’idée augustinienne qu’« Adam fut damné non pas parce que l’arbre était mauvais dans le paradis, mais parce qu’il osa ­prendre une chose interdite »238. Ainsi que le dit Jean de Salerne, « le vice n’es­t [en effet] pas dans la nourriture, mais dans le désir de ­nourriture (appetitu)  »239. L’utilisation de ces exemples bibliques s’inscrit donc plus largement dans une certaine vision du péché de gourmandise240. C’est en raison des conséquences qu’elle a sur le corps et sur la chair que la consommation immodérée de nourriture s’avère dangereuse.

Coll., III 17, col. 603 A ; Ibid., III 36, col. 619 B-D. VO1, III 4, col. 78 D. Coll., II 22, col. 567 C ; Ibid., III 29, col. 612 B. VG4, II, præf., col. 669 A. VO1, III 4, col. 78 D. VG4, II, præf., col. 669 A. VO1, III 4, col. 79 A. VG4, II, præf., col. 669 A. L’idée est tirée d’Augustin, De civitate Dei (vol. 48), L. XIV, chap. 13, p. 434, l. 18-23. 239. VO1, III 4, col. 79 A. 240. Cf. supra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 376. 235. 236. 237. 238.



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Malgré l’élargissement des propos d’Odon et de Jean de Salerne à une condamnation de la gourmandise en général, c’est cependant bien autour de la viande que se cristallisent le discours du deuxième abbé de Cluny et ses pratiques de réforme. Les analyses de M. Montanari, sur le projet culturel qu’implique le régime alimentaire des moines, et celles de H. Lutterbach, sur le refus de l’alimentation carnée au Moyen Âge, permettent d’expliquer pourquoi Odon et Jean de Salerne font de l’interdiction de viande l’un des points centraux de la correction des mœurs cénobitiques241. Le refus de la viande représente en effet l’éloignement du monde, notamment la rupture avec l’univers des potentes, en tant que nourriture emblématique de l’aristocratie de laquelle étaient issus la plupart des moines. Cette dimension explique à la fois le terme d’apostasie (qui signifie « retour ») et les circonstances des châtiments des moines gourmands, presque toujours hors du cloître et en présence de leurs parents. Comme le signale Odon dans les Collationes en reprenant l’exégèse de Jérôme, l’alimentation non carnée symbolise également l’âge d’or de l’Eden, c’est-à-dire une époque de très grande proximité des hommes avec Dieu, ce qui permet l’identification du moine à un nouvel Adam242. Le végétarisme incarne par conséquent certaines vertus cénobitiques, c’est-à-dire « la pureté, l’humilité et le souci de la mesure »243. Les implications de son abandon dans l’un des exemples racontés par Jean de Salerne sont alors évidentes : le moine devient violent, colérique et orgueilleux. En dernier lieu, l’abstinence de viande est considérée, dans la littérature monastique, comme le principal instrument pour lutter contre la sensualité et atteindre la chasteté – thèmes plus que récurrents chez Odon –, qui implique un plus grand rapprochement avec Dieu244. En définitive, le refus de viande, dont la forte charge pénitentielle débouche sur la mortification du corps, s’inscrit très bien dans l’ensemble de l’ecclésio­logie de l’abbé de Cluny, et notamment dans son souci constant de dépréciation de la chair et d’exaltation de la pureté sexuelle. *   * * L’abandon des vêtements monastiques est considéré par Odon comme la deuxième cause d’apostasie du mode de vie cénobitique. Ce thème apparaît dans pratiquement toutes les œuvres d’Odon, ainsi que dans la Vita de Jean de Salerne, qui dit rapporter textuellement les propos de son maître. Cette préoccupation est également présente dans les actes de la pratique évoqués plus haut. Le port de vêtements luxueux par les moines est une dérive largement dénoncée par Odon245. Elle apparaît d’abord dans une anecdote de la Vita Odonis, racontée 241. M. Montanari, « Il regime alimentario dei monaci », p. 340-346. 242. Coll., II 18, col. 564 C-565 B. Sur l’interprétation faite par Jérôme du végétarisme de l’homme avant Noé, H. Lutterbach, « Der Fleischverzicht », p. 185-188. 243. Pour la citation, S. Boulc’h, « Le repas quotidien », p. 298. 244. P. G. Jestice, « Why Celibacy ? », p. 81-115. 245. VG4, I 16, col. 653 C-D. Occ., VII 244-257. Sermo de combustione, col. 736 A-C.

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directement par l’abbé de Cluny, selon Jean de Salerne. Dans le premier chapitre du livre III, l’hagiographe dit en effet avoir interrogé Odon sur l’état de l’ordo monasticus à son époque ; ce dernier conclut à son effondrement en prenant pour preuve l’abandon du vêtement monastique par les moines de Saint-Martin de Tours : Ils commencèrent à abandonner leur mode de vie et leurs coutumes et à corrompre leur vie et leur dessein par leurs propres volontés (propriis voluntatibus). Et de fait, abandonnant leurs vêtements habituels et de couleur naturelle, ils commencèrent à avoir des coules et des tuniques teintes (fucatas), fluides (fluxas) et ornées d’étoffes précieuses. Par exemple, les chaussures qu’ils portaient étaient à tel point colorées et brillantes qu’elles semblaient prendre la couleur du verre. Le fait est que, pour ne rien heurter du pied en se rendant aux louanges nocturnes, ils se levaient avec la lumière du jour. Et ils faisaient ces choses et beaucoup d’autres semblables contre les lois de la règle246.

L’anecdote se termine par l’apparition de deux hommes dans le dortoir qui e­ xécutent tous les mauvais moines pour les punir de leur mauvais comportement. Ce récit s’est beaucoup diffusé et apparaît ensuite dans deux chroniques tourangelles, pour expliquer le passage de la régularité monastique à un mode de vie canonial à Saint-Martin de Tours247. Cet extrait insiste sur trois points précis. Le port de vêtements luxueux par les moines est tout d’abord analysé comme le ­symptôme d’un abandon de leur mode de vie et de leurs coutumes, les religieux ayant été pervertis par le réveil de leurs « propres volontés ». Selon la règle, les deux premiers degrés d’humilité consistent en effet principalement en un abandon de ses intérêts personnels pour se soumettre à un dessein commun, ­l’expression abrenuntians propriis voluntatibus apparaissant d’ailleurs dès le début du prologue de la norme bénédictine248. La description des habits adoptés par ces cénobites va par ailleurs au-delà d’une simple inter­prétation des prescriptions bénédictines, qui s’attachaient uniquement à interdire la recherche d’étoffes ­colorées249. Les termes employés ici sont révélateurs d’une attitude mentale de ces mauvais moines : l’adjectif fucatus se rapporte certes à la teinture, mais il évoque aussi la simulation, tandis que fluxus renvoie à ­l’indolence et à une attitude efféminée. Lorsqu’ils adoptent des vêtements luxueux, les religieux choisissent par conséquent un comportement dépourvu d’honnêteté et de rigueur qui remet en cause les différences entre les genres. Le port de riches atours entraîne enfin un éloignement vis-à-vis du rythme de vie cénobitique, parce qu’une attention plus grande est accordée à la parure du corps, au détriment des obligations conventuelles et de leurs horaires. Ces mauvais moines ne se réveillent en effet qu’après le lever 246. VO1, III 1, col. 75 C-D. 247. Ce récit apparaît notamment dans Pierre fils de Béchin, Chronicon, p. 40, et dans le Chronicon turonense magnum, p. 93. Nous étions parvenue à la même conclusion qu’H. Noizet sur la reprise de cet exemplum dans les chroniques monastiques, cf. H. Noizet, La Fabrique de la ville, n. 35, p. 42. 248. RB, Prologus, 3, p. 2-3 ; sur les deux premiers degrés d’humilité : chap. VII, 19-23 et 31-33, p. 36-39. Cette notion d’abandon de la volonté propre apparaît également dans l’exposé sur l’obéissance, chap. V, 7-10, p. 30-31. 249. RB, chap. LV, 7, p. 124-125.



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du jour, une conséquence de leur crainte de salir leurs chaussures rutilantes dans l’obscurité des prières nocturnes. Ce motif est probablement une résurgence de la Regula magistri, dans laquelle on demande aux cénobites de porter des sabots (ligneos cuspus) lors des offices de nuit pour éviter de se souiller les pieds250. L’inversion de la prescription du Maître – pour ne pas salir leurs chausses luxueuses, les moines ne vont plus aux prières – démontre le degré de dévoiement de la vie communautaire. Dans certains passages des Collationes, la recherche de vêtements luxueux apparaît cependant comme un péché qui menace davantage les moniales que les moines, dans la mesure où la recherche du luxe est considérée par Odon, dans l’Occupatio, comme un vice essentiellement féminin251. Il s’agit d’une conception commune depuis Tertullien, qui associe la femme à l’ornementation du corps et à la futilité252. L’opposition d’Odon au port de vêtements somptueux par les moniales et les moines s’appuie d’abord sur des autorités apostoliques qui concernent les femmes laïques. Ce passage par l’interdiction aux laïcs, et plus spécifiquement à leurs épouses, de porter des vêtements luxueux en condamne d’autant plus l’usage pour les religieux des deux sexes253. Odon reprend ensuite les autorités qui proscrivent plus spécifiquement aux moniales de se parer. Il évoque ainsi les Dialogi de Sulpice Sévère, pour lequel « la plus grande vertu pour la femme est de ne pas vouloir être vue »254. Il reprend également mot pour mot les propos de Cyprien de Carthage († 258), dans son Liber de habitu virginum, qui interdit aux moniales le port de vêtements luxueux, car elles ne sont alors plus revêtues du Christ et perdent ainsi « les ornements du corps et du cœur »255. Le refus de voir des religieuses se vêtir richement est ensuite argumenté grâce à deux citations de Jérôme, qui voit ces habits comme le « signe d’une âme lascive » : lorsqu’ils sont luxueux, ils indiquent la fornication et non la chasteté256. Plus précisément, les riches atours sont définis par Odon comme une accroche pour le regard. Or, selon les Pères de l’Église depuis Origène, la perte de la véritable virginité commence par le coup d’œil libidineux d’un homme : la vraie vierge est une femme qui n’a jamais désiré et qui n’a jamais été désirée257. Même si Odon passe 250. La Règle du Maître, t. II, chap. LXXXI, § 29, p. 334-335. Prescription reprise par Benoît d’Aniane, Concordia Regularum (vol. 168 A), chap. LXII, § 28, p. 544. 251. « Non norat mentes luxus mollire viriles,/ Nec robur studium muliebre infecerat harum », Occ., III 391-392. 252. H. R. Bloch, Medieval Misogyny, p. 39-46. 253. Sur l’interdiction aux laïcs : Coll., II 7, col. 554 D-555 A. Sur la condamnation d’autant plus grande pour les religieux : Ibid., II 8, col. 555 A. 254. Ibid., II 8, col. 555  B-C. Cette citation est une reformulation d’un passage des Dialogi, Sulpice Sévère, Dialogi, L. II, chap. 12, 5, p. 270, l. 17-18. 255. Coll., II 8, col. 555 B. Il s’agit d’une copie exacte de Cyprien de Carthage, De habitu virginum, chap. 13, p. 197, l. 6. 256. Coll., II 8, col. 555 D. Odon reformule en fait un passage d’une lettre de Jérôme, Epistola CXVII. Ad matrem et filiam, dans Lettres, t. VI, § 7, p. 83, l. 11-12. 257. H. R. Bloch, Medieval Misogyny, p. 99-100.

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par ­l’interdiction des beaux vêtements aux moniales, probablement parce que le sujet avait été davantage abordé par les Pères de l’Église et la littérature ascétique orientale, c’est cependant le cas des hommes qui le préoccupe, et notamment le changement de couleur de leur coule258. L’utilisation d’une coule bleue par certains moines donne en effet lieu à des propos identiques dans les Collationes (III 22) et la Vita Odonis (III 2). Le récit de Jean de Salerne est plus riche que celui d’Odon et davantage orienté vers une perspective de réforme. Cet exemplum, recueilli de la bouche de l’abbé de Cluny, est présenté comme une conséquence des invasions normandes, qui auraient entraîné l’abandon des établissements religieux et le retour de leurs habitants à un mode de vie laïque. Pour Jean, la décadence des moines se caractérise principalement par trois comportements : la compagnie des parents et des amis à la place de celle des frères, l’accroissement de la fortune personnelle au détriment des biens possédés en communauté et le port de vêtements colorés, ou plutôt « bleus » (blava), et non plus usés. Le refus particulier de coules bleues correspond probablement surtout à un rejet des étoffes teintées, comme le fait comprendre l’acte de (re)fondation de Déols qui autorise seulement le port de vêtements de couleur naturelle (nativus color). Cette recherche du tissu non coloré s’ancre dans le courant du monachisme primitif, représenté entre autres par saint Benoît, qui associait ce type de textile non traité à la simplicité et à la modestie. Aucun législateur cénobitique n’évoque pourtant, comme Odon, la couleur bleue. Tandis que  M.  Pastoureau a montré que cette teinte était peu présente en Occident jusqu’au xiie siècle, le rejet de la coloration artificielle des vêtements par Odon laisse penser que son refus découle des procédés de teinture à partir de la guède, extrêmement longs et onéreux, qui renvoient donc à une pratique aristocratique259. Par ailleurs, à des époques plus tardives, le bleu symbolise la couleur du mariage, un usage dont on aurait ici l’une des premières attestations. Le port d’atours bleus s’apparente ainsi à celui des habits luxueux, peut-être aussi aux vêtements des laïcs mariés, deux pratiques que l’abbé de Cluny refuse pour les moines. Au-delà des discussions sur la couleur, le discours d’Odon s’inscrit dans ­l’héritage carolingien par l’attention qu’il porte à la coule (cucula). L’uniformisation de Benoît d’Aniane avait en effet promu cette dernière au rang de vêtement monastique par excellence, signe de reconnaissance immédiate d’une appartenance à l’ordre cénobitique. Ce n’est donc qu’à partir de l’époque carolingienne que la coule est devenue le symbole de la condition monastique, à condition qu’il s’agisse d’un vêtement non teint, comme le prescrivait saint Benoît260. 258. Pour la réflexion orientale sur la virginité des ascètes féminines, P. Brown, Le Renoncement à la chair, p. 318-347. 259. M. Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur, p. 32-41 ; sur la teinture, p. 63-66. 260. Sur la coule comme symbole de la condition monastique, P. Engelbert, « Grundlinien einer Geschichte », p. 282-285.



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Odon écrit à un moment où se développe une interprétation allégorique et mystique des vêtements liturgiques261. Il rejette d’abord l’abandon des vêtements monastiques pour des vêtements luxueux, parce que cette pratique apparaît comme un symptôme d’un relâchement plus large de l’observance. L’emploi du terme « apostasie » suggère toutefois que cet usage en est plutôt la cause. Il a été souligné précédemment que, pour Odon, le moine recevait dans le vêtement cénobitique la même grâce que dans le baptême262. Dans le même passage des Collationes, l’abbé de Cluny dit ensuite, en reprenant les mots de ­l’Epistola XIII ou Virginitatis laus, attribuée à Jérôme, qu’« après la sanctification du chrême, c’est un crime pour la créature terrestre d’orner, par l’éclat de quoi que ce soit, sa tête ou son corps, qui brillent désormais d’une splendeur céleste »263. Ce texte s’inscrit en fait dans une tradition patristique ancienne, selon laquelle la virginité des moniales, par son origine édénique, implique le manque d’ornement : une religieuse richement parée n’est plus considérée comme vierge264. Chez Odon, cette citation du Pseudo-Jérôme vient cependant appuyer l’idée qu’aucune parure ne doit venir souiller la nouvelle condition du moine, dont le corps a été purifié et rendu à sa condition originelle. Il reprend donc un discours sur la virginité qu’il applique à la prise d’habit cénobitique. Cette conception édénique du vêtement monastique est réaffirmée dans l’Occupatio, où Odon fustige à nouveau les ­moines qui se parent de beaux vêtements : En abandonnant l’ornement spirituel, de tels hommes s’emplissent D’un sentiment condamnable, en suivant de telles vanités, Les misérables sont vides dans leur cœur et cherchent à briller dans leur chair, En sorte que par-là, ils sont grossiers par leurs mœurs mais élégants par leur vêtement ; Comme ils s’évertuent à orner leur apparence pour l’améliorer, Ils osent en quelque sorte parer la créature de Dieu de beaux fards. Ce crime tient à la fois les hommes et les femmes. Il arrive qu’un dégoût défasse les vaines préoccupations pour ces choses, Dans lesquelles, grâce aux fils, tant de vêtements varient Pour plaire aux mâles, de manière à pouvoir souvent écarter les femmes, Auxquelles l’Apôtre ordonna d’avoir comme parure les bonnes mœurs. Vois comme ces hommes s’abordent de manière honteuse265 !

261. R. E. Reynolds, « Clerical liturgical vestments », p. 1. 262. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 514. 263. Coll., II 7, col. 554 D. Tiré de Jérôme (Pseudo), Epistola XIII. Virginitatis laus, § 8, col. 169 B. 264. H. R. Bloch, Medieval Misogyny, p. 99. 265. « Spirituale decus tales linquendo replentur/ Affectu reprobo, miseri quam vana sequendo/ Pectore sunt vacui quærunt et carne poliri,/ Moribus inculti quo sint vel veste venusti ;/ Ceu meliorandam satagunt depingere formam,/ Plasma dei fucis audent quasi comere pulcris./ In commune viros tenet hoc scelus et mulieres./ Nausia fit vacuas harumque retexere curas,/ Indumenta quibus variant quam multa panuclis,/ Ut maribus placeant, quo sæpe excludere possint,/ Moribus ornatas quas iussit apostolus esse./ Affectare viros videas ut turpius ipsos », Occ., VII 244-255.

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Seconde partie. Une société hiérarchisée et dominée par les moines

Ce passage résume les idées d’Odon sur le port de vêtements somptueux, tout en les incorporant dans sa vision monastique du monde. L’attention accordée aux beaux atours entraîne en effet la perte volontaire de l’« ornement spirituel ». La même idée est d’ailleurs exprimée dans le Sermo de combustione basilicæ beati Martini, où Odon déplore que les habitants du cloître, notamment les oblats, se soient « déshonorés (dehonestent) avec des vêtements laïques ou trop pompeux », « en mendi[ant] la vaine gloire par l’ornement de l’habit et en déshabill[ant] leur âme de l’ornement de la vertu »266. Les deux textes opposent donc deux types de parure : celle qui orne le corps, qui relève de l’orgueil et qui recherche les honneurs terrestres ; celle qui revêt l’âme de la vertu et que l’on porte dans le monastère. Dans sa condamnation des vêtements luxueux, Odon introduit donc la dialectique monastique cor ou anima/corpus, puisqu’il assimile le goût pour les atours somptueux à une sorte de culte du corps. Lorsque des cénobites se vêtent richement, il se produit cependant une inversion du rapport de force traditionnel entre les deux termes de ce binôme, puisque l’état intérieur de l’homme (le cœur) se vide et devient grossier, tandis que son apparence extérieure (le corps) se pare. Contrairement aux exigences monastiques, le corps est donc privilégié par rapport au cœur et l’emporte sur lui. Le sermon introduit par ailleurs une dimension supplémentaire à cette question des habits religieux, puisqu’il évoque les mises « pompeuses » mais aussi les « vêtements laïques ». Cette précision, ainsi que la mention de la vaine gloire, montrent que l’adoption d’atours somptueux par les religieux est analysée comme une attraction néfaste du siècle sur les esprits, ou plutôt comme une préférence des valeurs du monde à celles du cloître267. Il s’agit donc effectivement d’un retour à une condition qui avait été abandonnée, caractérisée par la domination du cœur par le corps. Dans l’Occupatio, la recherche de l’ornementation du corps est considérée comme un maquillage de la « créature (plasma) de Dieu ». L’emploi du terme plasma renvoie à une vision édénique de l’homme, dans la mesure où, dans cette œuvre, ce mot est essentiellement employé dans le récit de la Création. Cette dénomination suggère donc la dimension adamique du moine et associe à nouveau le vêtement monastique simple à la nudité originelle268. L’interprétation du port d’habits somptueux comme un maquillage s’inscrit par ailleurs dans le discours d’Odon sur la condamnation de toute attitude trompeuse – c’est-à-dire assimilée à une influence diabolique –, qui cherche à transformer la nature des choses. En reprenant textuellement Ambroise, Odon affirme d’ailleurs dans les Collationes que « rien de fardé ne convient à la nature »269. Cette remarque émane 266. Sermo de combustione, col. 736 B, cf. aussi Ibid., col. 736 C. 267. Plusieurs textes plus tardifs soulignent de la même manière le lien entre l’orgueil et le port de ­vêtements somptueux, F. Lachaud, « La critique du vêtement », p. 66-68. 268. Sur le lien entre le port des vêtements et la faute originelle dans plusieurs textes médiévaux, Ibid., p. 64. 269. Coll., II 198, col. 565 B. Sur la citation, Ambroise, De officiis ministrorum, t. 1, L. I, chap. 18, § 75, p. 132.



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sans doute de sa conception générale de la nature qu’il assimile à la volonté de Dieu270. Vouloir parer l’homme de vêtements somptueux revient par conséquent à remettre en cause la création divine des êtres. Odon condamne en dernier lieu les motivations et les conséquences néfastes du port de vêtements luxueux. Parmi les intentions qui entraînent l’apprêt du corps, il fustige ainsi la volonté de «  plaire aux mâles  », c’est-à-dire la recherche de l’amour physique. Dans le contexte du cloître tel qu’il apparaît dans ­l’Occupatio, Odon évoque plus particulièrement les pratiques charnelles condamnées entre personnes d’un même sexe. Comme dans le sermon, cette déviance est pour lui d’autant plus grave qu’elle touche les oblats, parce qu’elle leur fait perdre leur virginité. Comme précédemment, ce lien entre recherche du vêtement somptueux et luxure s’inscrit dans une longue tradition patristique, qui avait plutôt insisté sur le cas des moniales271. Odon reprend donc un discours semblable, qu’il adapte au monachisme masculin : même idée adamique du corps qui ne doit pas être orné, même volonté d’éveiller le désir des hommes, mais avec une réinter­prétation “homosexuelle” des relations charnelles. *   * * Réunis dans la même catégorie d’apostasie et marqueurs de la vie aristo­ cratique, la consommation de viande et le port de vêtements luxueux correspondent à deux attitudes que l’abbé de Cluny lie profondément à l’orgueil, ainsi qu’il le dit dans les Collationes272. Or ce péché est à la fois le plus grave dans l’échelle des fautes et le plus antithétique avec la condition cénobitique, qui se caractérise théoriquement par une humilité constante. Se laisser aller à la superbia revient donc à se détacher de l’état monastique. Ces deux comportements équivalent ensuite à un retour au mode de vie laïque dans des actes qui, au haut Moyen Âge, ­différencient de manière visible l’appartenance aux ordres273. Plus exactement, le fait de consommer de la viande et de ne pas porter la coule réglementaire abolit les barrières entre des groupes sociaux qu’Odon définit par leur degré d’implication dans le monde. Ces deux activités sont en outre en lien étroit avec un certain souci du corps, qu’elles cherchent à nourrir ou à parer. Cette double attention portée à la chair, qui entraîne nécessairement la luxure, nie de manière évidente la ­dialectique monastique de la supériorité de l’esprit sur le corps. Au lieu de déprécier ce ­dernier, elle l’alimente ou l’orne avec les éléments les plus liés à la matérialité et au siècle, la viande et le luxe. On peut enfin penser que ces deux 270. Cf. supra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 375. 271. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 571-572. 272. Coll., II 7, col. 554 A-B. 273. Sur le vêtement marqueur de l’identité sociale, P.  Von Moos, «  Le vêtement identificateur  », p. 41-60.

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comportements entraînent l’apostasie de la condition cénobitique parce qu’ils annihilent la dimension adamique du corps du moine, en réitérant les conséquences de la Chute. La viande, comme le vêtement luxueux, souillent en effet la chair, par des pratiques à la fois inexistantes au paradis et en lien étroit avec la luxure274. Parce qu’ils signifient en même temps orgueil, retour au siècle, victoire du corps sur l’esprit et destitution de la condition adamique, la nourriture carnée et le port de beaux vêtements ne sont donc que négation de la condition monastique.

Le refus de renoncer à ses biens propres : une hérésie ? Le refus de la possession de biens propres par les moines est une clause p­ résente dans le testament de Bernon et l’acte de (re)fondation de Déols. Il s’agit donc d’une mesure qui fait pleinement partie de l’observance cénobitique selon les actes de la pratique. Dans les Collationes, juste avant d’évoquer le refus de certains moines de renoncer à leurs biens, Odon les compare à des hérétiques : Il faut vraiment savoir que, ainsi que l’on trouve certaines paroles tant dans l’Ancien que dans le Nouveau testament, que s’efforcent de tirer à eux des hérétiques, en les comprenant mal, pour construire leur erreur, il arrive la même chose pour la sainte règle, lorsque des moines errants et des rebelles entreprennent d’excuser leurs violences grâce aux citations de cette dernière275.

Odon met donc sur le même plan les moines qui possèdent des biens propres et les hérétiques, en raison de leur comportement similaire vis-à-vis de l’écrit de référence, règle ou Bible : ils le citent en en détournant le sens, pour légitimer leurs mauvais comportements. Pour comprendre pour quelles raisons l’abbé de Cluny tient un discours aussi radical sur l’interdiction des possessions personnelles, nous analyserons d’abord les exemples qu’il donne de ce mauvais type de moines, avant de cerner à quelles exigences et à quelles représentations cénobi­ tiques renvoie cette pratique. Un exemplum raconté dans les Collationes illustre parfaitement cette ­question. Il intervient dans le troisième livre, où un chapitre (III 21) est consacré au danger que représente la permission de pécher pour les religieux, parce qu’elle entraîne inévitablement l’abandon du mode de vie choisi. Odon y évoque le cas d’une jeune moniale mourante qui a des visions du diable jusqu’à ce qu’elle se ­souvienne qu’elle possède des biens personnels, une aiguille (aculam) et un fil de soie, qu’elle avait dissimulés près de son lit (ad spondam), à l’insu de ses compagnes. Lorsqu’elle s’en débarrasse devant les autres religieuses, le démon disparaît276. Bien que cet exemplum ne soit pas raconté explicitement dans le cadre d’une 274. On retrouve les mêmes thèmes pour des périodes un peu plus tardives, cf. A. G.  Remensnyder, « Pollution, Purity and Peace », p. 280-307. 275. Coll., II 36, col. 582 C-583 A. 276. Ibid., III 21, col. 606 A.



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condamnation de la propriété individuelle des religieux, on y trouve toutefois trois thématiques ­centrales sur ce sujet. Odon souligne d’abord que ­toutes les religieuses sont là quand la jeune fille se défait de ce qu’elle possédait. Il s’agit certes d’un motif courant dans la littérature monastique, lorsqu’est évoquée la mort de religieux en présence de toute leur communauté, qui les accompagne de ses prières277. Ici, néanmoins, ce thème semble renvoyer également à un autre modèle, celui de l’abandon des biens devant les membres du monastère. Odon souligne par ailleurs le fait que la jeune fille possédait ces objets «  sans auto­risation  » (sine licentia). Cette articulation entre détention de biens propres et autorisation abbatiale est probablement une réminiscence de la règle de saint Benoît278. De la même manière, l’un des objets que la moniale possède, ainsi que le lieu où elle les a dissimulés s’inspirent sans doute du chapitre LV de la norme bénédictine, qui traite des vêtements et des chaussures des frères. Benoît y précise en effet que l’abbé doit faire la visite des lits pour vérifier que les religieux n’y cachent pas d’effets personnels ; suit une liste de tout ce qu’il est nécessaire que le ­supérieur leur fournisse, notamment une aiguille, pour qu’ils ne soient pas tentés par la possession individuelle279. Ce récit de scène de trépas, où l’on perçoit l’ultime lutte d’une moribonde contre le diable, synthétise donc un certain nombre de traits relatifs au péché monastique de possession de biens propres : la gravité de cette faute, qui entraîne la damnation, son articulation avec l’absence d’autorisation abbatiale, enfin la nécessité d’abandonner ses effets personnels devant l’ensemble de la communauté. L’attention portée par l’abbé de Cluny à l’abandon des biens personnels resurgit également dans les récits de réforme racontés dans la Vita Odonis. L’une des premières mesures prises par Odon à Fleury consiste en effet à interdire aux ­moines la propriété individuelle, symbole de leur cupidité et de leur attraction vers le siècle. Jean de Salerne explique ainsi : En outre, en ces jours, il commença à leur conseiller de se détacher de leur nourriture carnée, de vivre modérément et de ne rien posséder en propre : à la manière des ­apôtres, ils devaient renoncer devant tous (coram omnibus) à ce bien, qu’ils possédaient en secret (occulte). Cependant, parce qu’ils n’avaient nullement possédé en commun les biens du monastère mais qu’ils les avaient divisés entre eux selon leur influence (posse) et leur caprice (libitu), alors qu’ils voyaient que ce qui leur avait été autorisé ne l’était plus, ils préférèrent abandonner leurs possessions de manière inique et injuste à leurs partisans, et pire, à des destructeurs, plutôt que d’y renoncer justement et selon la règle280.

La réforme de Saint-Benoît-sur-Loire se cristallise ainsi autour de deux mesures principales, l’interdiction de la consommation de viande et de la possession 277. 278. 279. 280.

J. Heuclin, « La mort de l’abbé », p. 36. RB, chap. XXXIII, 2-5, p. 84-85. Ibid., chap. LV, 15-19, p. 126-127. VO1, III 9, col. 81 D-82 A.

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individuelle. La détention de biens propres y est considérée comme un acte ­honteux, dans la mesure où elle fait partie du domaine du secret et où elle se ­pratique de « manière cachée » (occulte), en opposition rhétorique avec l’abandon public des biens « devant tous » (coram omnibus). Il s’agit d’un thème déjà ­rencontré dans l’exemplum de la religieuse moribonde, puisque certains moines de Fleury détenaient des effets personnels sans y avoir été autorisés. La description que fait Jean de Salerne de l’attitude des moines de Fleury envers les propriétés de leur monastère paraît en outre symptomatique du rôle que joue la possession commune dans la définition des bons ou des mauvais cénobites, en tant que ligne de partage avec le siècle. Selon l’hagiographe, les religieux de Saint-Benoît-surLoire ne possédaient pas les biens de l’abbaye en commun, mais avaient choisi de les diviser entre eux, introduisant ainsi les pratiques du monde à l’intérieur de la clôture. Ces divisions apparaissent d’ailleurs comme le fruit de leurs passions, le désir (libitu) et le pouvoir (posse), apanages habituels des grands laïcs. Enfin, leur manière même d’abandonner leurs propriétés montre leur attachement au siècle et stigmatise la possession comme élément de conflit à l’intérieur du cloître, puisque, au lieu de les concéder à la communauté, ils préfèrent les remettre à des alliés ou à des ennemis laïques. Les descriptions de ces mauvais comportements monastiques dans le domaine de la possession individuelle mettent donc en lumière deux aspects principaux : d’une part le lien de cette pratique avec le monde, conséquence de l’attrait que ce dernier exerce sur les cénobites ; d’autre part, la dimension occulte de la détention d’effets personnels, qui renvoie à la fois à son contraire (l’abandon public des biens) et aux injonctions de la règle bénédictine. *   * * La dissimulation de la propriété individuelle par les moines trouve dans la ­pensée d’Odon un référent biblique récurrent, présenté explicitement comme contre-modèle aux religieux : le comportement d’Ananie et Saphire, tel qu’il apparaît dans les Actes des Apôtres (Ac V, 1-11)281. Ce couple, qui voulait rejoindre la communauté apostolique, avait détourné secrètement, pour la garder, une partie du prix qu’il avait reçu pour la vente de sa propriété ; lorsque Pierre s’aperçut de la supercherie, ils furent frappés d’une mort immédiate. Odon est ici l’héritier d’une longue tradition monastique qui a érigé Ananie et Saphire en paradigmes du ­mauvais comportement cénobitique. Si saint Benoît ne les évoque que dans le chapitre consacré à la vente des objets fabriqués au monastère – en interdisant

281. Coll., III 3, col. 592 A ; Ibid., III 18, col. 604 A ; Ibid., III 22, col. 606 D. Occ., VI 587-594. Nous nous permettons de renvoyer à l’étude plus large que nous avons effectuée sur ce thème, I. Rosé, « Ananie et Saphire » (sous presse).



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de garder les revenus de la transaction –, la première réflexion cénobitique sur le couple est probablement le fait de Cassien282. Dans ses Collationes, Cassien considère en effet ces deux personnages bibliques comme les ancêtres des Sarabaïtes, qu’il définit comme de mauvais moines, parce qu’ils « préfèrent simuler (simulare) la vérité évangélique » et souhaitent les « richesses du monde » plutôt que la « parfaite nudité du Christ »283. Il en fait également des modèles de cupidité (la philargyria) dans le De cœnobiorum institutis, dont la mort exemplaire doit effrayer tous les moines qui se montrent avares284. Cassien développe donc trois facettes du couple néo-testamentaire : sa position originelle dans le développement d’un mauvais type de moine ; sa ­propension à la simulation du mode de vie apostolique ; enfin, son avidité pour­ les biens terrestres. L’auteur de la Regula Magistri est, pour sa part, le premier à avoir intégré les exemples d’Ananie et Saphire aux interdictions faites aux moines de posséder des biens sans la permission de leur abbé. Il met donc l’accent sur la dimension occulte et frauduleuse de leur comportement, plutôt que sur leur cupidité285. Ces deux interprétations cénobitiques du couple biblique, qui soulignent toujours et avant tout leur châtiment exemplaire par Pierre, sont ensuite souvent reprises, notamment par certains auteurs carolingiens. Bède s’inspire par exemple de Cassien dans ses commentaires, alors que Smaragde de Saint-Mihiel ou Benoît d’Aniane répètent la Regula magistri lorsqu’ils traitent de l’interdiction faite aux moines de posséder des biens propres sans permission286. Dans les textes véritablement consacrés au mode de vie cénobitique, c’est donc l’interprétation de la Regula magistri qui prévaut, bien que les idées de Cassien continuent à se diffuser dans des travaux exégétiques. La vision qu’Odon propose d’Ananie et Saphire dans les Collationes rejoint à la fois celles de Cassien et de la Regula magistri. Dans la longue partie qu’il consacre aux moines dans son troisième livre, il évoque ainsi la dimension didac­tique de la punition du couple qui découle de sa « cupidité », condamnant de fait les religieux « qui s’arrogent, sans grande nécessité, plus que ce qui fut institué »287. Si Odon replace donc l’exemple d’Ananie dans le contexte de la détention illicite de biens par les moines, comme la règle du Maître, il rejoint néanmoins Cassien en évoquant sa cupidité. C’est cette vision du personnage qui domine également

282. Sur la règle de saint Benoît : RB, chap. LVII, 4-6, p. 128-129. 283. Jean Cassien, Collationes, partie III, collatio XVIII, chap. 7, p. 513, l. 4-7. 284. Id., De cœnobiorum institutis, L. VII, chap. 25, p. 326-329. 285. La Règle du Maître, chap. LXXXII, § 20, p. 340-341. 286. Bède le Vénérable, Expositio actuum apostolorum, chap. 5, 3-13, p. 29, l. 1-25. Smaragde de Saint-Mihiel, Commentaria in regulam sancti Benedicti, chap. XXXIII, 6, p. 243, l. 26-30 ; Ibid., chap. LVII, 6, p. 290, l.19-25. Benoît d’Aniane, Concordia regularum (vol. 168 A), chap. LXV, 26, verset 24, p. 576. Sur les commentaires carolingiens de la règle de saint Benoît, A. Groiss, « “Die Priester des Klosters” », p. 254-258. 287. Coll., III 22, col. 606 D.

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dans ­l’Occupatio, où il est en outre qualifié d’apostat288. C’est cependant au début du même livre III des Collationes que se trouve la vision “odonienne” la plus originale de la figure biblique. Après avoir évoqué la multiplication des vices chez ses contemporains, il s’exclame : Mais qu’est-ce qui guérira ceux qui se blessent de leur plein gré, qui suivent plus volontiers Simon le magicien ou Ananie – qui furent les hérésiarques de cette malice –, que tous les saints qui luttèrent toujours depuis le début contre cette perversité des fidèles ? Nous parlons de la malice par laquelle l’ennemi malin imprègne les esprits des mortels, de telle sorte que les biens de Dieu n’agissent pas pour Dieu mais pour le profit terrestre ou pour les louanges des hommes : […] comme Ananie, la convoitise aidant, ils réclament les biens qu’ils doivent abandonner pour Dieu289.

À nouveau, Odon considère la possession des biens terrestres par les ­moines comme une hérésie, sans que cela soit justifié, comme précédemment, par un même type de comportement vis-à-vis du texte de référence. Plus exactement, la figure d’Ananie est qualifiée d’« hérésiarque » et mise sur le même plan que celle de Simon le Magicien. Si ce dernier était recensé parmi les ­fondateurs de doctrines hétérodoxes, par exemple dans le De hæresibus d’Augustin, ce n’était pas le cas d’Ananie290. Il semble d’ailleurs qu’Odon soit le ­premier auteur à ­considérer la possession de biens personnels par les moines comme une dissidence. Il est vrai que, dans leurs règles, le Pseudo-Fructueux de Braga (un auteur du viie siècle) ou le « Maître » avaient qualifié d’« hérétiques » ­certains religieux se comportant mal, le premier condamnant ceux qui installent des monastères n’importe où, le second fustigeant ceux qui se montrent réfractaires aux normes291. Rappelons également que Cassien voyait en Ananie ­l’origine des Sarabaïtes, c’est-à-dire qu’il le plaçait en position de fondateur d’une déviance cénobitique. Il semble que l’abbé de Cluny soit cependant le seul à ­qualifier cette figure biblique d’hérésiarque, à la mettre sur le même plan que Simon le magicien et, par voie de conséquence, à radicaliser la perception de la possession individuelle par les ­moines. Plus exactement, c’est la recherche de «  biens qu’ils ­doivent abandonner pour Dieu » qui constitue pour Odon l’essence de cette déviance. Il condamne donc avant tout les religieux qui refusent les conditions inhérentes à la vie cénobitique, c’est-à-dire en premier lieu l’abandon des richesses terrestres. Le fait de qualifier d’« hérésie » la détention d’effets personnels par les moines explique d’ailleurs 288. «  Sepe habitu est comptus, qui mente probatur avarus,/ Nomen apostatici cui adheret opusque Ananiæ […] ;/ Qui tamen esse lupus malens Ananiam imitatur,/ Viderit, ut quid eum Petrus tam concite punit ! », Occ., VI 589-594. 289. Coll., III 3, col. 591 D-592 A. 290. Selon Augustin, Simon le Magicien a donné lieu à la première sorte d’hérétiques, les “simoniaques”, Augustin, De hæresibus, chap. I, p. 280, l. 7. 291. Le Pseudo-Fructueux dénonce ceux qui établissent des monastères selon leur désir personnel, Fructueux de Braga (Pseudo), Regula monastica communis, chap. I, p. 173, l. 14-17. Le “Maître” qualifie d’« hérétiques à la loi » les moines désobéissants devant être excommuniés, La Règle du Maître, t. II, chap. 13, verset 1-4, p. 34-37, et Ibid., chap. 14, verset 67-69, p. 58-59.



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partiellement la rhétorique du secret dans les exempla ­évoqués plus haut292. Plus globalement, l’utilisation du prisme de l’hérésie fait du mode de détention des biens cénobitiques un point central de la représentation “odonienne” de l’existence communautaire. *   * * La question de la possession de biens par les moines est au cœur des ­exigences d’Odon dans sa définition de la vie cénobitique, parce qu’elle remet en question l’assimilation théorique des religieux à la communauté apostolique. Pour l’abbé de Cluny, le contre-modèle d’Ananie n’a en effet de sens qu’à côté d’un autre paradigme, celui de l’abandon de tous leurs effets personnels par les premiers chrétiens. Ce thème apparaît de manière très claire dans un passage de ­l’Occupatio qui évoque la communauté apostolique, au cœur du livre VI, juste avant l’évocation d’Ananie : Ce qu’ils méprisèrent a coutume d’engendrer de graves conflits chez les hommes cupides ; En revanche, le fait de mépriser l’abondance supprime les motifs de litige. Cela enseigne que le beau modèle de l’Église naissante Abandonne ses biens et lie les cœurs des fidèles ; Tout ce que chacun d’eux possède devient commun. Cette qualité est une richesse : l’usage des biens en commun rassasie […]. Un seul corps est formé à partir de plusieurs membres, Ce que chaque membre fait, il le fournit (ministrant) aux autres. L’homme cupide (avarus) ne s’intègre donc pas aux membres de l’Église, Lui qui garde pour lui ce qui doit être commun. Donc les biens terrestres sont de peu de prix pour les premiers saints ; De même qu’ils ont une foi unique, de même leurs biens sont en commun. Cette manière d’être (modus) est celle des moines qu’unit une vie commune (vita socialis) […]293.

Dans l’Occupatio, Odon définit donc le modèle apostolique comme une mise en commun des biens et une abolition de la propriété individuelle, reprenant en cela le passage d’Ac  IV, 32-35294. La récurrence des termes commune 292. Sur l’omniprésence de la rhétorique du secret dans les polémiques anti-hérétiques, J. Chiffoleau, « “Ecclesia de occultis non iudicat” », p. 437. 293. « Quod sprevere, graves cupidis solet edere lites ;/ Litigii causas tollit nam spreta facultas./ Ecclesiæ formam docet hoc nascentis honestam,/ Res laxare suas et corda ligare fideles ;/ Commune et totum fit, habet quod quilibet horum./ Est ea vis census : saciat communiter usus […]./ Pluribus ex membris corpus compingitur unum,/ Singula quicquid agunt reliquis et membra ministrant./ Ecclesiæ membris non ergo coheret avarus,/ Qui retinet proprie, debet commune quod esse./ Terrea primitiis igitur sunt vilia sanctis,/ Est quibus una fides, sit ut in commune facultas./ Hic modus est monachis, quos vita ligat socialis […] », Occ., VI 570-583. 294. Sur Ac IV, 32-35 : « Multitudinis autem credentium erat cor et anima una nec quisquam eorum quæ possidebant aliquid suum esse dicebat sed erant illis omnia communia. Et virtute magna reddebant

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ou ­communiter atteste d’ailleurs que c’est le premier aspect qui caractérise le mieux l’Église ­primitive, pour l’abbé de Cluny. L’abandon des effets personnels se double en outre d’un autre phénomène : l’instauration de liens entre les hommes. Dans cette optique, Odon a intégré la doctrine paulinienne du corps mystique (1 Co XII, 12-26) à sa vision de la communauté apostolique, en s’appuyant probablement sur la rapide allusion des Actes des apôtres aux cor et anima una (Ac IV, 32). Il ­articule donc très étroitement la mise en commun des biens avec le fonctionnement ­organologique de l’Église primitive, en germes dans le texte biblique, mais qui se trouve ici développé. Selon Odon, c’est le fait de se défaire de ses effets ­personnels au profit du groupe qui donne naissance à ce dernier et permet à chacun, en tant que membre, de s’y intégrer. A contrario, ceux qu’il qualifie de « cupides » (avari) ne peuvent pas faire partie de ce corps parce qu’ils n’ont pas rempli la condition préalable d’abandon des biens. C’est d’ailleurs probablement cette conception qui alimente l’image de la communauté monastique idéale, fonctionnant comme un corps, telle qu’elle apparaît dans le sermon sur Aubin295. Notons enfin qu’au début de ce même passage, Odon définit la possession individuelle comme une source de conflits et précise que la communauté apostolique, en s’en détachant, a réduit à néant toute possibilité de dissension en son sein. Cette remarque, qui ne trouve pas sa source dans le texte biblique, stigmatise donc la détention d’effets personnels comme un facteur de discorde, s’opposant ainsi à l’idéal chrétien de pax. Pour Odon, l’instauration de la paix est donc synonyme de mise en commun des biens, faisant ainsi du monastère un cadre idéal pour contempler la visio pacis avant l’heure296. L’intérêt de ce passage réside essentiellement dans la phrase qui ouvre le ­paragraphe suivant : « la manière d’être » (modus) de cette communauté apostolique est celle des moines. Pour Odon, comme pour beaucoup d’auteurs monastiques, l’Église primitive est un modèle de comportement pour les cénobites297. Ce qu’il dit de la communauté apostolique dans l’Occupatio s’applique donc à l’idée qu’il se fait du monachisme. Cela signifie qu’il ne peut pas y avoir de vie ­religieuse correcte s’il n’y a pas mise en commun des biens au départ, que les moines qui se sont conformés à cette exigence forment un corps mystique et que ceux qui conservent des biens propres ne peuvent pas s’y intégrer et ­compromettent l’idéal de pax qu’incarne le monastère. Il s’agit du seul passage de l’Occupatio où Odon établit une véritable correspondance tropologique entre un épisode ­biblique et l’existence cénobitique. Plus qu’un modèle de comportement, l’idéal de la apostoli testimonium resurrectionis Iesu Christi Domini et gratia magna erat in omnibus illis. Neque enim quisquam egens erat inter illos quotquot enim possessores agrorum aut domorum erant vendentes adferebant pretia eorum quæ vendebant et ponebant ante pedes apostolorum dividebantur autem singulis prout cuique opus erat. » 295. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 544-545. 296. Sur la visio pacis, cf. supra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 379. 297. K. Hallinger, « Le climat spirituel », p. 121.



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c­ ommunauté apostolique s’incarne dans les bons moines. Ce sont donc avant tout le renoncement aux biens du monde et leur mise en commun qui apparaissent comme l’essence même de l’existence religieuse. Dans cette perspective, on comprend mieux la radicalisation du discours d’Odon sur la possession de biens personnels par les mauvais cénobites. Selon lui, ce comportement entraîne des conséquences individuelles – puisque ces ­hommes cupides ne peuvent s’intégrer au corps que constituent les moines –, mais il ­compromet surtout l’assimilation idéale des religieux à la communauté apostolique. Les cénobites qui refusent d’abandonner leurs biens se soustraient d’eux-mêmes au corps formé par les moines, qui, parce qu’il incarne l’Église primitive, rejette du côté de l’hétérodoxie ceux qui n’acceptent pas ce qui en fait l’essence.

Réformes et interdits monastiques Seuls trois points autour desquels se cristallise le souci de réforme entraînent la déchéance de l’état monastique : le port de vêtements luxueux, la consom­mation de viande et la possession de biens propres. Pourquoi Odon et Jean de Salerne ontils mis l’accent sur ces comportements, et non, par exemple, sur la chasteté ? L’attitude requise dans ces trois domaines permet tout d’abord de légitimer une certaine image du moine, à la fois comme héritier de la communauté ­apostolique et comme nouvel Adam. Le fait d’abandonner ce type de conduite revient donc à renoncer à ce qui confère aux moines une position particulière et privilégiée dans l’Église, position qui résume l’essence et la vocation de l’Ecclesia – la communauté ­apostolique – et qui restaure l’homme dans sa perfection originelle – Adam. Ces ­comportements mettent donc en péril une certaine idée du monastère idéal. Dans la mesure où elles relèvent de l’« apostasie », c’est-à-dire du retour en arrière, on peut également penser que ces trois attitudes brouillent la ligne de ­partage qui sépare idéalement le monde et le cloître, une disjonction constamment définie comme nécessaire par Odon. Il s’agit en effet non seulement de comportements qui se voient – ce qui n’est pas forcément le cas de la ­chasteté –, mais qui relèvent en outre de la sphère de la noblesse laïque au xe siècle. Or, les travaux sur l’origine sociale des moines du haut Moyen Âge ont bien souligné leur fort recrutement dans l’aristocratie298. Sans doute à la lumière de sa propre expérience de conversion radicale, Odon s’oppose donc à ceux qui pourraient apparaître comme des “semi-convertis”, c’est-à-dire à des cénobites qui refusent d’abandonner ­totalement leurs usages laïques.

298. J.  Morsel, L’Aristocratie médiévale, p.  129-134. L.  J. R.  Milis, Les Moines et le Peuple, p.  44. L. K. Little, B. H. Rosenwein, « Social Meaning », p. 12-13.

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Ces mesures s’inscrivent enfin probablement dans l’effort, hérité de ­l’époque carolingienne, d’une définition nette de lignes de partage entre les ordres sociaux. Cette dernière passe par une codification des comportements des ­moines qui sous-tend le bon ou le mauvais accomplissement de leurs devoirs fonctionnels. Rejoignant ainsi la tendance carolingienne à disjoindre de plus en plus ­fortement les modes de vie en communauté, l’abbé de Cluny condamne en fait la dérive des moines vers une attitude de chanoines réguliers, telle qu’elle a été ­définie par la législation de Louis le Pieux299. Les comportements qui attirent les ­foudres d’Odon – la consommation de viande, le port de certains vêtements et la ­possession de biens propres – relèvent en effet de trois types de conduite qui sont autorisés aux membres des communautés canoniales300. Il se place ici dans la continuité d’une certaine littérature monastique de la fin du ixe  siècle, bien représentée par un bref traité d’un moine anonyme du Mans. On y trouve des arguments similaires sur la distinction entre les moines et les chanoines, cristal­ lisée autour des mêmes questions301. Cette hypothèse permet de comprendre – en partie – pour quelle raison Jean de Salerne n’aborde absolument pas le thème de la chasteté lorsqu’il évoque les entreprises réformatrices de son maître. Le ­célibat est en effet l’un des points communs entre les réglementations monas­ tiques et canoniales. Si l’objectif primordial d’Odon est bien d’endiguer la dérive des moines vers un comportement de chanoines, on conçoit alors qu’il n’ait pas jugé utile d’évoquer une attitude qui est requise indifféremment par les deux types de vie communautaire. L’itinéraire biographique d’Odon donne d’ailleurs un éclairage particulier à cette dernière hypothèse. Il a d’abord été laïc, puis chanoine avant de devenir moine, gravissant ainsi un à un les différents degrés de la perfection, selon une grille de lecture cénobitique. Sa formation auprès de Remi d’Auxerre, qui l’a familiarisé avec la notion de hiérarchies héritée du Pseudo-Denys, a par ailleurs probablement accru chez lui la conscience de sa propre gradation spirituelle­ et forgé sa conviction que les moines représentent «  l’ordre le plus élevé  » ­(excelsioris ordinis)302. Sans exclure les deux premières conjectures, la propre ascension d’Odon vers ce qu’il considère comme le plus haut degré de perfection donne ainsi une coloration personnelle à son acharnement contre la dérive des cénobites vers un mode de vie canonial.

299. Sur les efforts de codification à l’époque carolingienne, J. Semmler, « Le monachisme occidental », p. 68-89. Sur la tendance des communautés monastiques antiques, notamment de celles qui assuraient l’office liturgique des grandes basiliques, à se transformer en collèges de chanoines à la fin du ixe siècle, G. Barone, « Gorze e Cluny a Roma », p. 587. 300. Sur le mode de vie des chanoines, codifié à partir de l’époque carolingienne, J. Châtillon, « La spiritualité de l’ordre canonial », p. 131-149 ; G. P. Marchal, « Was war das weltliche Kanonikerinstitut », p. 781-787. 301. M. Parisse, « Être moine ou chanoine », p. 92-101. 302. Sermo de Benedicto, col. 722 B.



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III. Modèles et médiation monastiques : l’affirmation d’une puissance sociale Converti tardif, ancien chanoine, réformateur acharné, Odon analyse sans doute la situation des moines et du monde qui l’entoure à la lumière de son propre parcours. La virulence de son propos contre les mauvais cénobites va de pair avec la défense des prérogatives des bons moines et de leur place cruciale dans le fonctionnement de la société. Contemporaine d’une période située entre deux conceptions différentes de l’Église, carolingienne et “grégorienne”, ­l’œuvre d’Odon apparaît comme un jalon important dans l’élaboration intellectuelle d’une certaine vision du cénobitisme. Il s’inscrit un effet dans un lent processus « d’inclusion », c’est-à-dire dans un mouvement de « prise en charge du siècle » par l’insti­tution ecclésiale, arrivé à terme à l’époque “grégorienne”, et qui vise à réaliser une unité par la conversion de l’ensemble de la société. Ce processus est perceptible dans l’interaction entre deux pôles antithétiques : le monde et le renoncement, le second prenant progressivement en charge le premier en lui imposant ses valeurs. Pour D. Iogna-Prat, Cluny se définit comme le paradigme du mode d’inclusion défendu par le monachisme traditionnel, qui « pense la communauté monastique comme une société de parfaits, pauvres et vierges, qui offre aux hommes du siècle un refuge »303. Dans un contexte de redistribution des pouvoirs, la question est alors de cerner quels types de stratégies discursives déploie Odon pour réaliser cette « inclusion » et pour construire, par là même, la légitimité et la domination sociale de l’ordo monasticus auquel il appartient. Ce dominium des moines – et plus ­largement de l’Église – sur l’ensemble de la société apparaît d’ailleurs comme une caractéristique majeure de la société seigneuriale304. Dans la mesure où Odon est un héritier de la pensée néoplatonicienne, le meilleur moyen d’appréhender ces stratégies est de réfléchir en termes de « modèle » et de « médiation ». L’idée centrale du Pseudo-Denys réside en effet dans la superposition et l’emboîtement de hiérarchies céleste et ecclésiastique composées ­d’ordres, procédant chacun de la lumière divine grâce à la médiation de celui qui le ­précède305. Comme la hiérarchie céleste, la hiérarchie ecclésiastique s’organise en trois triades d’ordres : elle est dominée par les « très ­saintes consécrations sacramentelles  », en contact direct avec les sphères célestes ; ­suivent les « initiateurs », assimilés au corps sacerdotal qui exerce les fonctions liturgiques ; vient enfin la triade des « initiés », au sommet de laquelle se ­trouvent les cénobites306. À ­l’époque tardo-carolingienne, les moines occupent toutefois 303. Pour les citations des deux phrases précédentes, D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, p. 43-44, qui synthétise divers travaux en sciences sociales. 304. Sur l’affirmation de l’Ecclesia, en tant que dominium, comme l’un des traits principaux de la société féodale, A. Guerreau, Le Féodalisme, p. 201-210. 305. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 532-533. 306. Sur le Pseudo-Denys, cf. D. Iogna-Prat, « Penser l’Église », p. 13-15.

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deux échelons ­distincts de la hiérarchie ecclésiastique. Comme l’affirmait le Pseudo-Denys, ils sont d’abord au sommet de l’ordre des initiés ; en raison de leur ordination quasi systématique au haut Moyen Âge, ils font par ailleurs partie des initiateurs307. Dans ce cadre de pensée, l’assimilation des moines à des anges, en vertu de leur pureté sexuelle, les place de fait dans un entre-deux, à la jonction entre les hiérarchies céleste et ecclésiastique308. C’est cette position particulière qui ­permet à Odon de définir les moines comme des modèles de comportement pour le reste de la société, puisque, selon les néoplatoniciens, chaque ordre procède du précédent. Sur le plan symbolique, imposer à tous un paradigme cénobitique revient à placer les religieux au sommet de la hiérarchie terrestre et à réaliser « l’inclusion » par l’alignement de la société sur un même modèle. Il s’agit dès lors de cerner comment Odon met en place et légitime la fonction de médiation des moines entre les sphères de l’intelligible et celles du sensible, un rôle qui fonde leur puissance sociale.

A. Un idéal de conversion et de mépris du monde offert à tous Dans les propos d’Odon, la puissance monastique s’affirme d’abord à travers la proposition d’un idéal de conversion centré sur le cloître, modèle de comportement par les mœurs de ses habitants. L’étude de J.-C. Poulin sur la sainteté dans l’Aquitaine carolingienne a en effet souligné l’omniprésence et la pré­éminence des vertus monastiques dans les Vies de saints écrites à cette époque309. L’abbé de Cluny se place donc dans la continuité des sources des viiie-ixe siècles lorsqu’il considère les religieux comme des paradigmes pour les autres acteurs de la société, mais dans une perspective statutaire et non hagiographique. Dans cette optique, la notion de conversion est centrale dans la pensée d’Odon. Cette dernière ne se matérialise cependant pas exclusivement par une entrée des laïcs ou des clercs dans le cloître. Pour l’abbé de Cluny, la conversion des mœurs est à la fois lutte contre les comportements cénobitiques et réforme des habitudes laïques trop ancrées dans le siècle. Elle se veut donc toujours rupture avec le monde, sans impliquer nécessairement le refuge dans un monastère.

Le cloître, lieu de conversion ? Le cloître apparaît dans l’œuvre d’Odon et dans sa Vita à la fois comme un lieu à convertir et comme un lieu de conversion. Cette double dimension du monas307. Ibid., p. 20. 308. Cf. supra, dans ce même chapitre, p. 540-542. 309. J.-C. Poulin, L’Idéal de sainteté, p. 36-42 et 99-116.



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tère est caractéristique d’un discours réformateur qui cherche à restaurer la pureté originelle du mode de vie monastique et à rétablir la frontière nécessaire entre le monde et la clôture. Cette dualité du cloître est particulièrement claire dans l’épisode de la Vita Odonis qui relate la réforme de Fleury. Ce récit occupe une place particulière dans le texte de Jean puisque, quelle que soit l’organisation des manuscrits, il intervient à la fin du troisième livre consacré aux péchés monastiques auxquels Odon a été confronté au cours de son abbatiat, c’est-à-dire qu’il renvoie à la nécessité de la conversion des mœurs. L’épisode de Fleury s’étend sur quatre chapitres : l’arrivée difficile d’Odon à Saint-Benoît-sur-Loire, ses efforts pour détourner les religieux de la possession individuelle et de la nourriture carnée, l’attraction du mode de vie mis en place qui attire les conversions de tous les ordres de la société, enfin la description de plusieurs miracles advenus le jour de la fête de saint Benoît310. Outre sa portée symbolique déjà évoquée, ce récit est porteur d’un modèle de réforme, paradigme de la double dimension du cloître, lieu à convertir et lieu de conversion tardive311. L’épisode de Saint-Benoît-sur-Loire constitue un modèle de réforme des mœurs cénobitiques, dans la mesure où c’est la seule démarche d’Odon racontée dans les détails et dont la réussite est attestée. Cette dimension particulière de la restauration de Fleury est due au fait qu’elle avait très mal commencé : les moines y vivaient en seigneurs laïques, montant à cheval, s’armant pour défendre leur abbaye et empêcher Odon d’y entrer, divisant leurs biens et consommant de la viande. Or, leur changement d’attitude est qualifié de « miracle » par Jean de Salerne – probablement parce que cette modification des comportements constitue pour l’hagiographe une attestation de la présence de Dieu – et se concrétise par un bannissement des pratiques du siècle hors du monastère312. À partir du troisième chapitre, consacré aux conversions, il se produit d’ailleurs un renversement total de perspectives, sur le plan sémantique, dans la description des mouvements autour de l’abbaye, notamment du point de vue du rapport intérieur/extérieur, auquel se surimpose la ­dialectique siècle/vie monastique313. Dans les deux premiers chapitres qui relatent les péchés des ­moines de Fleury, l’attraction du siècle et du monde extérieur sur les occupants du monastère est en effet nettement perceptible : ils en sortent afin de pourchasser saint Benoît, ils montent sur les toits ou demeurent devant les entrées du bâtiment pour empêcher Odon d’y pénétrer et préfèrent abandonner les propriétés à des personnes de l’extérieur plutôt que de les donner au monastère314. En revanche, à partir du chapitre cité, c’est l’abbaye 310. VO1, III 8-11, col. 80 C-83 D. 311. Sur la portée symbolique de l’épisode de Fleury, cf. supra dans ce même chapitre, p. 525-526. 312. « Mira dicturus sum », VO1, III 8, col. 81 C. 313. Sur le rôle de l’espace comme élément structurant de la société médiévale, A. Guerreau, « Le champ sémantique de l’espace », p. 363-419. 314. «  Sed miseri tanto patre orbati, non cucurrerunt ad lacrymas et preces, quæ ipsam Domini comminationem sæpius sedare solent, sed ascensis equis, huc illicque cœperunt discurrere ut eum

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qui attire, pour une conversion tardive, les personnes vivant ordinairement dans le siècle, c’est-à-dire les évêques, les chanoines et les laïcs. C’est également vers elle que convergent les foules laïques pour la fête de Benoît, et c’est dans son église – dans laquelle tout le monde a pu entrer, ainsi que le précise Jean de Salerne – que se manifeste un miracle du saint315. Ainsi que l’a montré A. Guerreau pour la Vie de Maïeul, les références spatiales renvoient à différents plans, concrets et symboliques, qui ouvrent sur des lectures multiples des textes hagiographiques. Dans le cas de Fleury, l’inversion du rapport intérieur/extérieur signifie certes la réappropriation par les bons moines de l’espace interne du monastère et la coupure plus nette avec le monde, mais elle symbolise aussi, sur un plan spirituel, la conversion qui se définit comme un mouvement de chacun vers l’intériorité, spatiale et existentielle, lieu privilégié de contact avec le divin316. Il convient de revenir à présent sur le chapitre de cet épisode “fleurisien”, qui ne traite que de l’idéal de conversion dans le cloître d’hommes vivant habituellement dans le monde. Jean de Salerne y explique que la renommée d’Odon attire à SaintBenoît-sur-Loire des chanoines, des évêques et des laïcs qui sont tous gagnés par la volonté de quitter le siècle317. Ce passage est tellement général qu’il pourrait se trouver n’importe où dans la Vita Odonis. Le fait de le placer à cet endroit souligne à nouveau la fonction particulière du récit consacré à Fleury, devenu modèle de conversion après que ses moines ont été convertis. Il est d’ailleurs particulièrement troublant de voir se vérifier dans deux chartes les assertions de Jean de Salerne relatives à ces démarches de fuite du siècle. On trouve en effet parmi les témoins d’un acte de 940 un certain Géraud [Geraus], qualifié d’episcopus et monachus, qu’il a été impossible d’identifier par ailleurs318. La donation d’Élisiard, le comte instigateur de la réforme de Fleury selon la Vita Odonis, devenu ensuite moine, a également été conservée319. La conversion d’Élisiard explique invenirent inventumque vi aut prece revocaverent […]. Quorum adventu fratres cognito, sumptis gladiis alii ascenderunt ædificiorum tecta, quasi hostes suos lapidibus et missilibus cœlorum jaculaturi. Alii muniti clypeis, accinctis ensibus monasterii observabant aditum, prius se mori fatentes quam eos introire sinerent », VO1, III 8, col. 81 A-B ; « […] cum viderent sibi ultra jam non licere quod licuerat, maluerunt potius suis fautoribus, imo profligatoribus injuste possessas inique condonare, quam jure regulariterque abrenuntiare », Ibid., III 9, col. 81 D-82 A. 315. « Prætera cœpere quamplurimi ex circumfluis regionibus ad vestigia beati viri concurrere […]. In tantum igitur sanctitatis ejus fama dilatata est, ut non solum laici seu canonici ad eum confluerent, verum etiam episcopi […] », Ibid., III 10, col. 82 B ; « Convenerat igitur ad eadem solemnitatem ex circumfluis regionibus non modica turba hominum […]. Facta autem hora, ingressi sunt omnes ad missam. Tanta enim est magnitudo ecclesiæ, ut nullus cogeretur foris stare  », Ibid., III 11, col. 83 C. 316. Sur les différents plans des textes hagiographiques : A. Guerreau, « Le champ sémantique de ­l’espace », p. 376-377 ; sur la conversion et l’intériorité, p. 381-384. 317. VO1, I 10, col. 82 B. 318. No 46, Recueil des chartes de Saint-Benoît-sur-Loire, p. 119-120. Il est difficile de savoir s’il était devenu moine après avoir été évêque, ou l’inverse. On peut cependant penser qu’il s’agit d’un évêque devenu moine, dans la mesure où tous les témoins de cette charte sont des religieux. 319. Pour la donation d’Élisiard au moment de sa conversion, no 47, Ibid., p. 120-122.



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d’ailleurs ­sûrement sa mention par Jean de Salerne comme appui laïque de la restauration de Saint-Benoît-sur-Loire, au détriment d’Hugues le Grand320. L’épisode de Fleury montre donc que, pour l’hagiographe, et probablement pour Odon, les établissements religieux n’ont pas une vocation naturelle à attirer les conversions tardives. Seul un monastère dont les habitants respectent une rupture très stricte avec le siècle parvient à capter des hommes vivant habituellement dans le monde. La perfection cénobitique est donc un préalable à toute prétention ­d’intégrer des laïcs ou des clercs à la communauté monastique. Dans son ensemble, la Vita Odonis apparaît comme une démonstration de cette idée, dans la mesure où elle n’évoque pratiquement que des convertis tardifs, attirés dans le cloître grâce à la rencontre ou à la notoriété d’un abbé particulièrement vertueux321. L’attention accordée aux vocations tardives dans la Vita Odonis pose le p­ roblème de l’articulation du discours de Jean de Salerne ou d’Odon avec une pratique sociale : la conversion de l’aristocratie laïque, qui a suscité un double discours dans les textes du haut Moyen Âge. Symbolisée par le dépôt du baudrier et de la chevelure, elle est présentée soit comme le résultat d’une contrainte et assimilée à une pénitence publique – notamment aux époques mérovingienne et carolingienne –, soit comme une décision volontaire, relativement rare aux viiie et ixe siècles mais qui devient fréquente à la fin du xe siècle322. Le récit de Jean de Salerne n’atteste que des conversions du second type, sans évoquer véritablement la dimension pénitentielle de la démarche de retrait du siècle. L’un des ­passages de la Vita Odonis est d’ailleurs, à ce titre, particulièrement révélateur des conceptions de l’hagiographe sur la fuite du monde. Après avoir guéri Foulque le Roux, son ancien nutritor, d’une maladie infligée par Dieu en punition d’un vol, Odon lui propose de se convertir, probablement dans une optique de pénitence publique imposée par l’Église, classique à l’époque carolingienne. Foulque refuse, mais explique que l’un de ses milites, Adhegrin, serait plus enclin que lui à entrer dans le cloître, ce que ce dernier finit effectivement par faire de son plein gré323. La Vita Odonis semble donc délaisser le modèle narratif de la conversion 320. Sur les circonstances de la réforme de Fleury, voir notre chapitre « Abbé des régions gauloises, ­aquitaines et de l’Hespérie », p. 306-310. Le cas du comte Bouchard est très proche de celui ­d’Élisiard, bien que plus tardif, cf. M. Lauwers, « La Vie du seigneur Bouchard », p. 371-418. 321. Sur l’importance des conversions tardives dans la Vita Odonis, cf. supra, notre introduction générale, p. 28. 322. Pour un tableau de la conversion tardive au haut Moyen Âge, R. M. Dessì, « La double conversion d’Arduin d’Ivrée », p. 316-321. Pour le recensement des cas de conversion tardives volontaires, à travers les attestations de dépôts du baudrier et de la chevelure, aux viiie et ixe siècle, Ibid., n. 3, p. 318. Plusieurs historiens ont montré l’importance des conversions aristocratiques dans les monastères, mais ces études portent surtout sur les xie-xiie siècles : H. Grundmann, « Adelsbekehrungen im Hochmittelalter », p. 325-345 ; J. Wollasch, « Parenté noble et monachisme réformateur », p. 3-24 ; W. Teske, « Laien, Laienmönche und Laienbrüder », p. 248-322 ; E. Tremp, « Laien im Kloster », p. 33-56. 323. VO1, I 21, col. 53 A-B.

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contrainte, pour valoriser une fuite du siècle volontaire, fruit d’un désir d’adopter un autre mode de vie. Cette floraison de conversions tardives dans le récit de Jean de Salerne ne ­permet pas de corroborer un changement net dans les pratiques de retrait du monde, mais elle montre une inflexion des représentations du cloître, devenu un lieu attractif pour ceux qui vivent dans le siècle, et non plus un lieu d’exil et de punition. Cette idée s’articule avec le fait que la priorité d’Odon n’est pas d’attirer les laïcs dans le monastère, mais de convertir les mœurs de ceux qui s’y trouvent déjà – quel que soit l’âge auquel ils sont devenus moines –, en affirmant une coupure plus nette avec le monde dont la plupart viennent. L’attraction d’un établissement sur les hommes du siècle n’est que la conséquence de cet effort originel et nécessaire de réforme des habitants du cloître. Les bulles obtenues par Cluny et Déols en 931, puis par Fleury en 938, vont d’ailleurs dans ce sens : elles accordent à ces monastères le droit de recevoir des moines d’autres établissements pour qu’ils corrigent leur mode de vie, sans évoquer d’autres catégories sociales. * * * La Vie de Géraud atteste d’ailleurs que, pour Odon, le monastère n’est pas le seul lieu pour atteindre la sainteté. Il a été souligné précédemment que le comte avait abandonné sa vocation de retrait du monde sur les conseils d’un évêque, en raison du rôle qu’il avait à jouer dans le siècle324. Une explication légèrement différente est fournie par l’abbé de Cluny un peu plus loin : Les siens savaient qu’il désirait l’habit monastique de tout son cœur. Mais comme il était prudent – observant que ceux qui professent ces vœux de grande valeur, en se ­corrompant par amour du siècle, tombent des hauteurs plus durement –, il préféra rester ainsi, plutôt que de tenter une chose si ardue sans des auxiliaires éprouvés. Si donc tu considères son vœu (votum), par sa dévotion au Christ, il conserva sa fidélité à sa promesse. Et c’est un très grand mérite de se consacrer au dessein monastique dans l’habit séculier, de même qu’au contraire il est particulièrement honteux d’avoir cherché le siècle sous ce même habit cénobitique325.

Dans tout le livre II, Odon insiste, comme ici, sur l’absence de bons moines dans l’entourage de Géraud. Cette explication du maintien du saint dans le siècle permet de cerner, en filigrane, une certaine conception de l’apprentissage du mode de vie monastique, qui se fait par la vie en commun du novice avec de bons cénobites. Cette idée s’articule également avec les clauses des bulles autorisant certains moines à venir apprendre les mœurs correctes à Cluny, Déols ou Fleury.

324. Sur le maintien de Géraud dans le siècle, cf. supra, notre chapitre « Potentes et pauperes. Discipliner les puissants », p. 459. 325. VG4, II 16, col. 679 B-C.



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Le trait le plus marquant de ce passage est cependant l’affirmation qu’il est possible de mener une vie religieuse hors du cloître. La comparaison du comte avec les mauvais moines qui, bien que vivant dans le monastère, recherchent les attraits du siècle, fait comprendre que la véritable conversion n’est pas seulement une ­question de lieu mais d’attitude vis-à-vis du monde. Si le modèle de comportement demeure monastique, le salut – et dans le cas de Géraud, la sainteté – n’est pas incompatible avec une vie dans le siècle. Cet extrait souligne enfin une conception importante : la vie dans le cloître n’est pas donnée à tous, parce qu’elle est « ardue », qu’elle nécessite l’aide de moines expérimentés et qu’elle ne laisse pas droit à l’erreur. La chute des cénobites pécheurs est d’ailleurs d’autant plus grave que leur position théorique est élevée. En définitive, Odon affirme que ce qui a été qualifié plus haut de “quasi-conversion” constitue une véritable vie monastique menée dans le siècle. La Vie de Géraud apporte cependant une alternative aux laïcs animés d’intentions pieuses, qui ne désirent – ou ne peuvent – pas entrer dans le cloître : fonder un établissement religieux. Les éléments contextuels qui ont pu influencer le récit de la création du monastère d’Aurillac ont été analysés précédemment : la question est abordée ici comme une solution de substitution au désir de Géraud de se retirer du monde326. La décision du saint de quitter le siècle est en effet associée, dès le départ, à sa volonté de fonder un établissement religieux, dans la perspective d’abandonner tous ses biens avant d’entrer dans le cloître. L’évêque lui interdit la conversion, mais insiste sur l’importance de la création du monastère327. La fondation de l’établissement est donc présentée comme une double transformation : celle de Géraud en quasi-moine et celle des biens terrestres en propriétés monastiques, suggérant ainsi que la création d’une abbaye doit résulter d’une conversion des cœurs, même si l’on demeure dans le siècle. Comme la première décision reste secrète, c’est donc la fondation de l’établissement d’Aurillac qui est le véritable palliatif à la fuite du siècle. Cet épisode est tout à fait significatif de la position adoptée par Odon sur la conversion des laïcs. La place de ces ­derniers est bien dans le siècle où ils doivent demeurer s’ils ont des fonctions impor­tantes, ce qui ne les dispense pas de mener une existence adaptée à leur situation intra­mondaine, en suivant un comportement calqué sur celui des cénobites. Les aspirations spirituelles de certains d’entre eux peuvent se diriger vers les cloîtres, par une donation de soi ou par des concessions foncières, véritable conversion des biens (commutatio, transmutatio)328.

326. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 215-218. 327. VG4, II 2, col. 670 C-671 A. 328. Sur cette double conversion des hommes et des biens, J. Morsel, L’aristocratie médiévale, p. 139. Sur la notion de commutatio, nous nous permettons de renvoyer à I. Rosé, « Commutatio » (sous presse).

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En définitive, si le monastère est asile au xe  siècle, c’est avant tout pour les religieux329. Le cloître apparaît aussi comme le destinataire des aspirations monastiques de ceux qui doivent rester dans le siècle, mais ces désirs de retrait du monde peuvent être “convertis” en donations foncières ou, dans le cas exemplaire de Géraud, en fondation d’un établissement religieux. Cette prise de position légitime la ­situation unique des moines dans la société, tout en justifiant leur vocation à garantir la transformation des aspirations pieuses des laïcs en concessions foncières.

Mortifier sa chair en portant le « joug du Christ » La réflexion ambivalente d’Odon sur le cloître, ainsi que son affirmation – à partir du cas de Géraud – qu’il est possible de mener une existence monastique en restant dans le siècle, conduisent à s’interroger sur le paradigme de comportement que constitue la vie cénobitique. L’abbé de Cluny propose en effet à tous un même modèle : « se soumettre au doux joug du Christ », selon une réminiscence des Lamentations (Lm III, 27-28). La soumission au « joug du Christ » apparaît comme une marque de la vocation de certains hommes à la sainteté dès leur plus jeune âge330. Les recherches de P.  Facciotto ont établi qu’Odon avait une vision très originale de ces versets des Lamentations, alliant la conception augustinienne de la dangerosité de ­l’enfance et de l’adolescence – du point de vue de la sexualité – et une idée personnelle du joug, vu à la fois comme un instrument de correction (d’après Origène, transmis par Raban Maur), et surtout de « discipline » (notion empruntée à Ambroise)331. Dans l’Occupatio, l’abbé de Cluny apporte des clés de compréhension à la notion de joug, qui est pour lui ambivalente et liée à des moments précis de l’histoire du salut. Il l’aborde à la suite de sa réflexion sur le châtiment de Sodome et Gomorrhe, lorsqu’il évoque les pratiques sexuelles condamnées, analysées comme une ­perversion de l’harmonie établie par le créateur, et qui sont ­accomplies par pur désir : Ce que le pieux Père concéda donc à l’usage avec une grande bonté, La pire audace des dépravés en a fait un crime. On mérite donc de porter un joug lourd, depuis la naissance jusqu’à la mort ;

329. Cf. supra, notre chapitre « Conforter l’héritage de Bernon », p. 189-191. 330. Sur l’utilisation de Lm III, 27-28 : «  Bonum est viro cum portaverit iugum ab adulescentia sua. Sedebit solitarius et tacebit quia levavit super se. », Sermo sancti Geraldi, lectio 3, l. 27-33. Sermo de Benedicto, col. 127 C. VGT, chap. 1, col. 116 B. VG4, III 8, col. 695 C. « Hieremie sententiam qua dicit : “Bonum est viro cum portaverit iugum ab adolescentia sua ; sedebit solitarius et tacebit, quia levavit se super se” hic, si dici fas est, non tantum adimplevit, sed supergressus est, quoniam iugum Domini non solum ab adolescentia, sed ab ipsa quoque portare didicit pueritia », Sermo sancti Albini, l. 32-35. 331. P. Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 181-187.



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En effet, la chair, que la souillure creuse, qu’elle laboure pour ainsi dire, La déchirant avec les râteaux des biens que, stupide, elle désire, Porte les dépravations, ou plutôt le plaisir les sème332.

S’inspirant probablement des réflexions augustiniennes sur le caractère i­ncontrôlable de la pulsion sexuelle, Odon affirme que l’homme subit un joug pesant : sa propre chair. Selon l’évêque d’Hippone, la conséquence de la Chute réside en effet dans la déviation de la volonté humaine, dont le symptôme le plus évident est le désir sur lequel l’homme n’a aucune prise rationnelle et qui se trouve dans la chair333. Pour l’abbé de Cluny, plus que le péché originel, c’est l’épisode de Sodome et Gomorrhe (Gn  XIX) qui rend évident les assauts de la pulsion sexuelle, éveillée par le diable. La manière dont il décrit l’épisode biblique ­permet de ­comprendre qu’il y voit le paroxysme du détournement de la volonté de Dieu – qui, selon Augustin, probablement repris ici par Odon, avait accordé à Adam et Ève le droit d’avoir des relations sexuelles au paradis. Ici, en revanche, la chair témoigne de son caractère insatiable puisque, pour apaiser ses pulsions, elle en vient à des unions ­condamnées, qui contredisent « la coutume de la nature », assimilée à un ordre voulu par Dieu334. Pour l’abbé de Cluny, la question du joug est donc f­ ortement liée à celle du désir sexuel et à l’entremise diabolique. Ce premier joug pesant, conséquence de la Chute, est cependant remplacé par un autre, qualifié de « doux », selon une réminiscence de Mt XI, 30, avec la venue du Christ335. Dans l’Occupatio, Odon n’explique pas ce qu’il entend par cette expression, mais sa mention suit presque immédiatement un long développement sur l’enfantement virginal du Christ par Marie. Les différentes occurrences de la citation de Lm III, 27-28 dans les textes hagiographiques de l’abbé de Cluny, où elle est toujours liée à l’idée d’amour de la chasteté, font comprendre que ce « doux joug » est l’abstinence sexuelle ou, dans le cas d’Aubin, la conservation de la virginité : Il conçut un si grand amour de la pureté (mundicie) et il but la douceur de la chasteté (integritatis) en rassasiant son esprit à tel point qu’il était évident qu’il ne supportait jamais de commettre rien de contraire à la pudeur, même de façon insignifiante. Il avait 332. « Quod pius ergo pater dedit indulgentius uti,/ Pessima pravorum crimen præsumptio fecit./ Hinc grave ferre iugum finem usque meretur ab ortu ;/ Nam caro, quam terebrat pollutio, quam quasi sulcat,/ Hanc scindens rastris rerum, quas stulta cupiscit,/ Fert corruptelas, quidni serit hasce voluptas », Occ., III 903-908. 333. Sur la vision augustinienne de la chair et du désir après la Chute, P. Brown, Le Renoncement à la chair, p. 241-489. 334. « Hic rationis inobs, animi expers menteque socors/ Est, ardor cuius naturæ haud pellitur usu », Occ., III 892-893. Cf. supra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut  », p.  377. Sur la notion de contre-nature, J.  Chiffoleau, «  Contra naturam  », p. 265-312. Sur ­l’épisode de Sodome et Gomorrhe dans l’Occupatio et l’originalité d’Odon sur ce thème, C. A. Jones, « Monastic Identity and Sodomic Danger », p. 28-32. 335. « Esse suum suave iugum, quod dixerat ipse,/ Ut probet, intingui gentes baptismate iussit,/ Munere tam facili sanans, quod lesit origo,/ Tartara disrumpens regna et cælestia pandens  », Occ., V 698‑701.

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conclu un pacte avec ses sens corporels, afin qu’ils ne fissent pas pénétrer ­(infunderent) de plaisir dans son cœur de manière immonde. Il haïssait non seulement les actes interdits, mais aussi toutes les causes et les occasions dans lesquelles la virginité ­(virginitas) a coutume de périr […]336.

L’intégrité sexuelle d’Aubin apparaît comme une pureté absolue, qui rassasie son esprit. La discipline du désir passe par une collaboration de la volonté du saint avec son corps, qu’il a dompté afin de ne ressentir aucun plaisir charnel. L’emploi du terme integritas par Odon, fondamental depuis Augustin, sous-entend une unité corporelle, c’est-à-dire une inviolabilité, clairement opposée dans l’extrait à l’infundatio sexuelle. Il s’agit donc encore d’une dialectique ­intérieur/ extérieur, qui s’applique cette fois au corps d’Aubin : la chair est le médium qui introduit l’impureté dans le cœur des hommes. Pour Odon, la conservation de la virginité se définit donc comme un effort de tous les instants, qui passe par un refus des actes sexuels, mais aussi des activités qui peuvent l’entraîner. Après ce passage, et notamment à partir du moment où le saint devient moine, l’abbé de Cluny n’évoque plus la chasteté d’Aubin. Odon met donc en valeur l’acquisition ­précoce de l’amour de la continence avant l’entrée dans le cloître, monde du purisme ­virginal. Il s’agit par conséquent d’une vertu qui montre une aptitude à la perfection – comme pour Géraud –, mais qui n’est pas présentée comme un compor­tement qui se gagne dans le monastère : tout se joue avant. L’observation de la continence, parce qu’elle comprime les élans du désir, vient donc amoindrir, voire supprimer, le fardeau de la chair. Dans les Collationes, Odon emploie en outre deux fois une expression particulière lorqu’il évoque les moines : le « joug de la discipline régulière (jugum regularis disciplinæ) »337. On peut penser qu’il s’agit d’une allusion à la norme bénédictine, dans laquelle il est stipulé qu’il n’est plus permis à celui qui a prononcé ses vœux de « secouer le joug de cette règle »338. Quel que soit leur ordre, tous les saints qu’Odon évoque ont ainsi échangé le joug de la chair luxurieuse contre celui de la chasteté. Cet amour de la continence sexuelle et, pour certains, de la virginité, constitue une vertu fondamentalement monastique. Tous ceux qui ont atteint la sainteté l’ont pratiquée, en évitant les désordres des sens causés par l’enfance et l’adolescence. *   * * Cette valorisation de la chasteté, comme vertu permettant l’accès à la sainteté, est soulignée de manière explicite dans le livre VII de l’Occupatio. Après s’être

336. « […] tantum mundicie concepit amorem et ita pleno spiritu hausit integritatis dulcedinem, ut nichil unquam pudicicie vel tenuiter pateretur admittere. Pepigerat fedus cum sensibus corporeis ne quid cordi infunderent immunde delectationis. Non solum actus illicitos oderat, sed et causas omnes et occasiones, quibus perire virginitas consuevit […] », Sermo sancti Albini, l. 45-49. 337. Coll., III 23, col. 607 A-B et III 36, col. 619 C. 338. RB, chap. LVIII, 15-16, p. 130-133.



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étendu sur le scandale que constitue la soumission au désir après la venue du Christ, Odon déclare : Dieu enseigne en outre que la pudeur (pudicitiam) est précieuse, Et il voudrait qu’elle nous rende modestes et chastes (pudicos). Il plaça tous les actes pieux comme sur les deux plateaux d’une balance, Nous ordonnant d’une part de ceindre nos chastes reins Et d’autre part de tenir dans nos mains les lanternes brillantes de nos bonnes œuvres, Tandis qu’il rendait la palme de la pureté égale aux vertus restantes. Que vaudraient les autres vertus, si elles n’étaient ornées de cette palme ? Il est donc sans intérêt de brandir d’innombrables lanternes, À moins que les reins ceints ne les fassent luire339.

Dans cet extrait, Odon subordonne donc l’exercice de toute vertu à la conservation de la chasteté. Celle-ci, à elle seule, équivaut d’ailleurs à la pratique de toutes les autres bonnes œuvres le jour du Jugement. Si le mérite de ces dernières augmente grâce à l’abstinence sexuelle, elles perdent en revanche toute valeur en cas d’incontinence. La chasteté ouvre donc à la fois la voie aux autres vertus (elle rend humble) et promet les récompenses célestes. En ordonnant les hommes selon leur attitude vis-à-vis du renoncement au sexe, Odon ouvre ainsi une brèche dans le schéma d’organisation sociale conjoints/continents/vierges, élaboré par Augustin et Grégoire le Grand, puis repris concrètement à l’époque carolingienne pour désigner les laïcs, les clercs et les moines340. L’abbé de Cluny opère en effet une autre répartition des hommes, binaire et plus radicale dans la lignée de Jérôme, qui vient plus ou moins rejoindre celle des élus et des réprouvés. Même si la chasteté est plus difficile pour des hommes restés dans le siècle, elle n’est pas impossible et permet l’accès à la perfection, comme dans le cas de Géraud. A contrario, un moine pour lequel elle est plus aisée à atteindre, en raison de son retrait du monde, se trouve dans une situation beaucoup plus grave qu’un laïc s’il est incontinent.

Un idéal pénitentiel : porter la Croix pour vaincre le diable Le second modèle monastique proposé à tous par Odon est de «  porter la Croix » (crucem portare), paradigme qui apparaît dans ses œuvres théologiques, mais également dans la Vita Geraldi341. Il s’agit d’un idéal pénitentiel, qui, comme le « port du joug du Christ », tourne autour de la question du statut de la chair après la Chute. Le « port de la Croix » s’inscrit en effet dans la perspective du combat des 339. « Porro pudicitiam deus esse docet preciosam,/ Quamque verecundos fore nos velit atque pudicos./ Cuncta quasi in binas statuit pia gesta bilances,/ Inde iubens castos nobis precingere lumbos/ Hinc manibus rutilas operumque tenere lucernas,/ Munditiæ palmam reliquis virtutibus equans./ Quid valeant aliæ, per eam nisi sint decoratæ ?/ Vile fit innumeras igitur preferre lucernas,/ Has nisi precincti faciant clarescere lumbi », Occ., VII 384-391. 340. Sur ces modèles, P. Toubert, « La théorie du mariage », p. 235-237. 341. VG4, II, præf., col. 669 A-670 A.

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élus contre les armées diaboliques qui se déroule à l’échelle de chaque individu, par sa résistance aux tentations du monde. L’histoire de la lutte contre le diable présente cependant une rupture importante : la crucifixion du Christ, qui terrasse le démon et inverse la tendance de l’humanité au mal. Il s’agit d’un thème fortement développé à l’époque carolingienne, tant dans les textes litur­giques que dans les représentations picturales, ainsi que l’ont montré les travaux de C. M. Chazelle. À partir de cette période, les écrits sur la Passion accordent une attention particulière à deux traits précis de ce récit, tous deux en lien avec la Croix : la destruction du diable par le sacrifice christique et la manifestation du triomphe du Sauveur, perçu comme un chef de guerre342. Dans les Collationes, après un long passage sur les ravages de la luxure, Odon affirme ainsi que le Christ a laissé le symbole de la Croix aux hommes, c’est-à-dire que chacun doit la porter, de sorte que toute personne, qui est « chaste dans son cœur et dans son corps, ne se préoccupe nullement de la chair dans ses désirs »343. La suite du texte laisse entendre que cette prescription s’adresse essentiellement aux cénobites. La Croix est également évoquée dans les trois derniers livres de ­l’Occupatio, qui la présentent chacun sous une perspective différente. Le cinquième livre l’évoque très rapidement, principalement en tant qu’instrument de supplice, au cœur d’une réflexion sur la double nature du Christ. Selon Odon, la crucifixion est un point de rupture capital, car il s’agit du moment où le Christ, après avoir souffert dans sa dimension humaine, l’abandonne définitivement pour ne plus être que divin344. Le sixième livre développe davantage la facette salvatrice de la Croix : dès la préface, Odon évoque son triomphe et la nouveauté qu’elle apporte dans ­l’histoire du salut, c’est-à-dire l’ouverture des cieux. Il y revient plus loin, immédiatement après avoir abordé l’eucharistie. Il expose d’abord la nature du sacrifice ­christique, qui consiste en une mise en fuite de la mort par la mort (VI 132-144). Il ­évoque ensuite l’universalisme de la Croix, qui touche toutes les parties du monde et conquiert de nombreuses régions, une idée bien présente à l’époque carolingienne (VI 145-165)345. Après avoir recensé les préfigurations vétéro-testamentaires de ce symbole (VI 166-179), il revient sur le sacrifice nécessaire et salvateur du Christ (VI 180-199). Dans l’optique du renversement historique qu’instaure la mort du Christ sur la Croix, Odon analyse cet épisode comme une charnière à partir de laquelle les juifs choisissent définitivement le parti du diable, en participant activement à la mise à mort du Sauveur : l’élection ne leur est plus réservée, comme dans l’Ancien Testament. La Croix devient donc un instrument et un symbole du ­triomphe sur le diable, mais aussi du salut qui est proposé à tous les chrétiens 342. C. M. Chazelle, The crucified God, p. 15-17. Sur la Croix, conçue comme un étendard du Christ, chef de guerre, G. Constable, « The Imitation of the Divinity », p. 109. 343. Coll., II 11, col. 558 B. 344. Occ., VI 783-787. 345. Odon évoque notamment les chérubins qui volent devant l’arche d’alliance et qui préfigurent la future gloire de la croix conquérante, une idée que l’on trouve dans le In honorem sanctæ crucis de Raban Maur, C. M. Chazelle, The crucified God, p. 105.



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pour purger leurs vices, en reproduisant le sacrifice christique dans leur propre chair346. Plusieurs passages des Collationes laissent cependant penser que cette injonction est réservée spécifiquement aux moines. Dans cette œuvre, le port de la Croix, interprétée comme un moyen de mortification, est toujours mis en rapport avec la lutte contre la luxure. À la fin du chapitre 11 du livre II, Odon recense ainsi « la condition de porter la Croix » (conditio portandæ crucis) parmi les devoirs spécifiques des cénobites qui doivent les tenir éloignés de l’incontinence347. Bien que le terme de conditio soit ambivalent, signifiant à la fois l’« état », la « condition » et l’« habitude », il se rattache toujours à la notion d’« essence » d’une personne ou d’une chose. Selon l’abbé de Cluny, l’état monastique s’apparente donc à une crucifixion permanente. Cette idée est exprimée de manière encore plus ferme dans le ­chapitre 36 du troisième livre de la même œuvre. Après avoir raconté l’épisode du refus de la manne par les Hébreux, Odon condamne très fortement les mauvais ­cénobites qui se délectent du monde présent, en ces termes : « Nous, dis-je, sortis de l’Égypte de ce monde en ayant professé le mode de vie monastique et parcourant le stade de la vie présente – comme le désert – sous le signe de la mortification de la Croix vers le repos de la promesse éternelle, nous devrions nous hâter348. » Odon associe ici très fortement la condition de moine à l’idée de mortification de la chair par la Croix. Selon lui, l’existence cénobitique se définit donc comme une ascèse permanente qui s’assimile au sacrifice christique : il s’agit d’une mise à mort de la chair, porteuse avant tout de luxure, par la mortification ; c’est aussi un mode de vie qui ouvre les portes du paradis. Le livre VII de l’Occupatio évoque à nouveau la Croix, qui n’est plus un ­instrument de souffrance ou de triomphe, mais la marque des élus, symbolisée par le « Tau », dans le contexte du déchaînement des péchés et du diable sur terre aux époques contemporaines. Le désespoir d’Odon tient au fait que ces débordements ont lieu après la venue du Christ, qui avait sauvé l’humanité par l’instauration du baptême. Certains pourtant demeurent purs : Le Tau est l’image (species) de la Croix, qui marque, d’un signe sur le front, les fidèles Qui savent se lamenter sur ceux qui restent, parce que les crimes sont courants. Et ces hommes, gémissant avec amertume, sont appelés des anges de paix ; L’Écriture a coutume d’appeler ces hommes les affligés (dolentes) […]. Ceux qui portent le Tau sur le front pleurent donc pour plusieurs hommes, Et une partie minuscule s’afflige de ce que la débauche se répande partout […]349. 346. « Membra ligare cruci fit cuique necesse fideli,/ Illa crucifixus tamquam per singula tentus/ Subtrahat ut vitiis tamquam religata quibusque », Occ., VI 163-165. 347. Coll., II 11, col. 559 B-C. 348. Ibid., III 36, col. 619 C. 349. « Tau crucis est species, signat quæ in fronte fideles,/ Plangere qui norunt reliquos, quia crimina currunt./ Angeli et hi pacis flentes vocitantur amare ;/ Hos scriptura viros solita est vocitare dolentes […]./ Tau qui fronte ferunt, pro pluribus ergo gemiscunt,/ Paucula parsque dolet, luxus quod ibique redundat […] », Occ., VII 91-97.

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Odon s’appuie sur un passage d’Ézéchiel (Ez IX, 4), où Dieu fait marquer au front par un « Tau » les hommes qui s’affligent des abominations qui se pratiquent autour d’eux, afin de les sauver de sa vengeance. Dans l’Occupatio, ceux qui ­portent la marque de reconnaissance des élus, une croix, sont donc peu nombreux et ont comme caractéristique principale de se lamenter sur le sort de leurs congénères qui sont pris dans les vices. Ces hommes sont purs au milieu de la débauche, qui est pour Odon essentiellement sexuelle, ainsi que l’indique la suite du texte (VII 100-110). Ils ont par ailleurs une fonction d’intercession, puisqu’ils ­« pleurent pour plusieurs hommes  » et sont assimilés à des «  anges de paix  ». Cette dernière expression est une réminiscence d’Is XXXIII, 7, qui évoque également ceux qui se lamentent sur les péchés des autres. Ces deux passages bibliques sont d’ailleurs commentés aussi dans les Collationes et donnent lieu à une interprétation similaire qui entre davantage dans le cadre augustinien binaire bons/mauvais, où ceux qui s’affligent appartiennent à la première catégorie et ceux qui pèchent à la seconde. *   * * Les trois derniers livres de l’Occupatio renvoient donc chacun une image différente de la Croix, instrument de souffrance, de triomphe ou d’élection. Les diverses interprétations de ce symbole puisent vraisemblablement leurs origines dans les réflexions carolingiennes sur la Passion du Christ, mais également dans la treizième homélie du Pseudo-Chrysostome, De cruce dominica, qu’Odon dit connaître dans les Collationes350. Quelles que soient les sources qu’il utilise, la Croix apparaît chez l’abbé de Cluny comme un point de référence essentiel de l’existence cénobitique, probablement parce qu’elle cristallise, dans ses diffé­ rentes significations, la fonction sociale des moines. La Croix est d’abord synonyme de sacrifice. Ce thème est effleuré par Odon dans le chapitre 11 du deuxième livre des Collationes, lorsqu’il évoque pour la première fois le symbole de la Croix laissé aux hommes chastes par le Christ, pour qu’ils ne se préoccupent plus de leur chair. Immédiatement après, l’abbé de Cluny évoque l’oblation des jeunes moines qui, pourtant, « profan[ent] le ­temple de Dieu qu’ils aur[aient] dû être, en souillant l’offrande faite à Dieu, et en même temps [eux]-mêmes », par la luxure351. L’expression de « temple de Dieu » ­permet de comprendre toutes les implications de ce passage. Il s’agit en effet d’une réminiscence de 1 Co III, 16-17, qui assimile le corps de chacun des croyants à un

350. Coll., I 19, col. 532 C-D et III 30, col. 616 B. 351. « Crucem vero bajulat, qui corde et corpore castus carnis curam in desideriis nequaquam facit […]. Nos parentes nostri, sicut Abraham obtulit Isaac, et Anna Samuelem, Deo in sacrificium obtulerunt. Nos templum Dei quod esse ipsi debuimus violantes, et oblationem ejus commaculantes idem nosmetipsos […] », Ibid., II 11, col. 558 B.



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t­emple352. Odon n’applique cependant cette métaphore qu’aux ­religieux : dans l’Occupatio le corps du moine qui doit éviter d’être ­déshonoré par l’incontinence est constamment désigné comme le « temple que le saint esprit orne » ou comme le « temple consacré à Dieu »353. Cette image paulinienne “monachisée” va de pair avec l’affirmation récurrente de l’indispensable pureté sexuelle des religieux et affirme le caractère tabou du corps chaste du moine, en termes de souillure. Dans l’extrait des Collationes, cette continence nécessaire est par ailleurs très étroitement liée à l’idée récurrente d’oblation cénobitique, qualifiée de sacrificium dans son évocation à travers les modèles d’Isaac et Samuel354. Il existe donc, dans la pensée d’Odon, une articulation du symbole de la Croix avec le sacrifice vivant qu’est le moine par sa pratique de la chasteté355. On distingue ici les balbutiements d’un thème qui se développe pleinement et se radicalise autour de l’An Mil, autour de la figure de Maïeul et de la réflexion sur le sacrifice que consentent les moines vierges – et non plus chastes – en s’enfermant dans le cloître356. La Croix est également symbole de victoire sur le diable et sur ses troupes, l’un des thèmes les plus évoqués à l’époque carolingienne dans la littérature cénobitique. La lutte constante des moines contre le démon se joue à l’échelle individuelle, principalement dans le domaine du refus du désir. Elle est liée à la première interprétation de la Croix, puisque c’est par le sacrifice et la mortification de sa chair que le moine parvient à obtenir le triomphe contre les armées diaboliques. Un passage de l’Occupatio fait justement le lien entre la métaphore militaire et le combat solitaire du moine contre la luxure, grâce à la métaphore de la Croix : Le soldat prend d’abord les armes, afin de mener ensuite des combats […]. Il doit se prendre un peu de nourriture, comme Joseph Qui, enfermé, put réprimer les élans de la chair ; Que celui-là se refrène par la Croix comme celui-ci s’enferme dans un cachot357 !

352. Sur l’assimilation du corps des croyants à un temple, J. A. Harris, The Place of the Jerusalem Temple, p. 74-86. 353. Sur les citations pauliniennes : « Nescitis quia templum Dei estis et Spiritus Dei habitat in vobis. Si quis autem templum Dei violaverit disperdet illum Deus templum enim Dei sanctum est quod estis vos », 1 Co III, 16-17. Sur l’utilisation de cette expression paulinienne dans l’Occupatio : « Carnis amore dei timeat de corpore tolli,/ Non templum violet, sanctus quod spiritus ornat !  », Occ., VII 375-376 ; « Notio suplicii simul et karisma fidei/ Quem docet æternam lapso restare gehennam,/ Hunc pudeat templum domino violare sacratum ! », Ibid., III 760-762. Ces derniers vers concluent le passage sur Sodome et Gomorrhe et constituent la portée tropologique de l’épisode : le moine, qui a consacré son corps à Dieu, ne doit pas l’abandonner à la luxure. 354. M. De Jong, In Samuel’s Image, p. 158-162. 355. Sur la conception de la condition monastique comme un sacrifice, J. Wollasch, «  Das Mönchsgelübde », p. 529-535. 356. D. Iogna-Prat, Agni immaculati, p. 324-334. 357. « Arma prius sumit, gerat inde ut prœlia, miles […]./ Ut Ioseph hic parcum debet sibi sumere victum,/ Qui potuit clauses carnis compescere motus ;/ Hic cruce se stringat nervo velut illeque claudat ! », Occ., VII 442 et 449-451.

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Odon exhorte ici les moines, dépeints comme des soldats soumis aux déchaînements du diable, à imiter Joseph. Il s’agit d’une allusion à l’épisode biblique de Gn XXXIX, 7-23, où Joseph, harcelé par la femme de son maître égyptien, prend la fuite plutôt que de céder à ses avances ; elle accuse le jeune homme d’avoir tenté de la séduire et le fait enfermer dans un cachot. Odon met donc sur le même plan l’enfermement de Joseph, qu’il analyse comme un subterfuge pour résister à la luxure, et la Croix, c’est-à-dire probablement la mortification de la chair qui apporte la victoire sur les tentations diaboliques. Parce qu’elle est synonyme de dépréciation du corps, selon le paradigme christique, la Croix est donc également instrument de triomphe sur les armées diaboliques, incarnées dans les attraits du monde. La Croix correspond enfin à la marque des élus, sous la forme du «  Tau  » qui vient désigner ceux qui pleurent sur les péchés des autres. Nous avons supposé plus haut qu’Odon faisait référence à une fonction d’intercession d’un petit groupe pour les dépravés. Il désigne ainsi l’activité de prière des bons cénobites, assimilés aux élus, pour le salut de ceux qui sont restés dans le siècle. La Croix devient donc ici synonyme de l’oraison d’intercession des moines pour le reste de la société. Comme pour le joug, le cas de Géraud pose la question des destinataires de cette injonction à porter la Croix. Elle semble s’adresser plutôt aux moines, mais ce sont avant tout les élus qui sont concernés. Il s’agit toutefois bien d’un modèle cénobitique, en raison de sa très forte dimension pénitentielle, qui est proposé, dans certains cas, à ceux qui suivent un comportement de religieux. L’ambiguïté de Géraud, considéré comme un véritable cénobite dans le siècle, témoigne d’ailleurs du caractère monastique du port de la Croix, d’autant plus que cette image est employée au début du deuxième livre, consacré à sa “conversion” dans le monde. Le premier Cluny porte donc une attention particulière au symbole de la Croix, bien visible dans les écrits d’Odon. Cette dernière transparaît entre autres dans la Vita Geraldi, avec la confection d’une croix en or par le saint à partir de son fourreau358. La très forte dévotion des clunisiens à la Croix à partir de l’An Mil s’ancre donc dans un terrain probablement balisé depuis près d’un siècle359. Dans cette perspective, certaines célébrations de la Croix, telles qu’elles apparaissent dans les Antiquiores consuetudines ou dans le Liber Tramitis, correspondent peut-

358. Sur la confection de la croix, VG4, II 3, col. 672 A. 359. D. Iogna-Prat, « La croix, le moine et l’empereur », p. 74-92. Id., Ordonner et exclure, p. 187-194. Dans ses écrits sur la Croix, Odilon ne semble cependant pas avoir utilisé les développements contenus dans l’Occupatio à ce sujet.



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être aux couches les plus anciennes de la liturgie “clunisienne”, ensuite amplifiées sous l’abbatiat d’Odilon360.

« Un bon laïc est incomparablement meilleur qu’un mauvais moine » En s’appuyant sur les travaux anthropologiques d’E. Troeltsch et de L. Dumont, D. Iogna-Prat a analysé la question des modèles de comportement au haut Moyen Âge à l’aune de la mise en place de deux paradigmes qui correspondent globalement aux fonctions de prière et de combat. Il distingue d’une part le « modèle ascético-sacral », alliant « le purisme monastique » à « la sacralisation de la fonction cléricale ». Il identifie d’autre part un modèle concernant la vie laïque, appréhendé en termes de « morale statutaire » : grâce à l’emploi de figures bibliques proposées à l’identification, se trouvent définis à la fois « un idéal de conversion, un état de vie et des fonctions ». À une époque où les frontières entre clercs et laïcs sont poreuses, le second modèle est contaminé par le premier, comme le montre très clairement la Vita Geraldi. Les modèles biographiques s’organisent par ailleurs selon un « spectre d’attitudes », c’est-à-dire en fonction d’un éventail de comportements déterminés par leur relation au monde, allant de « l’acceptation absolue (la perversion du monde comme contre-modèle) au renoncement absolu (sortie du monde plus ou moins prononcée selon l’époque et l’institution), en passant par l’éthique r­ elative de ceux qui restent dans le monde361 ». L’étude des attitudes exigées des clercs, des laïcs et des moines, comme ­l’analyse des injonctions à porter le joug du Christ ou la Croix, permettent en effet de cerner l’application d’un même modèle dans les écrits d’Odon, dont le trait le plus évident est la rupture avec les attraits du monde. Tous les saints ­évoqués par l’abbé de Cluny dans son œuvre hagiographique (Vitæ et sermons) ont ainsi les mêmes vertus fondamentales – humilité, chasteté, modération et amour de la prière – dont l’appréhension varie selon deux critères. La valeur de chacune dépend tout d’abord de la fonction exercée dans la société : l’humilité de Géraud ou d’Aubin est, par exemple, tout à fait remarquable à cause de leur haute position sociale, situation qui encourage l’orgueil, selon les critères de Grégoire le Grand. La perfection d’une vertu – dans le sens d’une plénitude de son accomplissement – varie, pour sa part, en fonction du degré théorique d’insertion de la personne dans le siècle selon son rôle dans la société – l’équivalent de « l’éthique relative » d’E. Troeltsch. Plusieurs passages de la Vita Geraldi illustrent tout à fait cette conception, en différenciant, dans un certain nombre de domaines, le comportement du saint et celui des moines. Odon souligne ainsi plusieurs fois que

360. Si l’on prend le cas des premières coutumes, deux fêtes sont consacrées à la Croix : « In inventione sanctæ crucis », Antiquiores consuetudines Cluniacensium, § 47.5, p. 19 ; « Exaltatio sanctæ crucis », Ibid., § 60, p. 127-132. 361. D. Iogna-Prat, « La place idéale », p. 93-96.

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Géraud, en tant que laïc, est autorisé à faire certaines choses qui sont interdites aux cénobites362. Cette variation des exigences selon le statut théorique de chacun – et ­surtout en fonction du degré de son insertion dans le monde – apparaît essentiellement dans la Vita Geraldi. Dans le deuxième livre, Odon fait ainsi dire à Géraud qu’« un bon laïc est incomparablement meilleur qu’un moine qui transgresse sa profession363  ». L’abbé de Cluny exprime ici très clairement l’idée «  d’éthique relative ». Sur le plan des mérites, mieux vaut bien mener sa vie en restant dans le siècle – en s’en détachant le plus possible selon le modèle cénobitique – que d’entrer dans le monastère et de revenir au monde. Odon se place ainsi entre une perspective carolingienne (où chacun peut trouver le salut en restant à sa place) et le modèle « d’inclusion » “grégorien”, dans la mesure où les normes qu’il définit sont établies par la variation d’un même modèle de retrait du monde, appliquées en fonction du statut social. L’abbé de Cluny pose donc, comme paradigme de comportement, le modèle monastique, décliné en fonction de l’état de vie de chacun. Il correspond à la norme de « l’ordre le plus élevé » (excelsioris ordinis), ainsi qu’il le dit dans le sermon sur saint Benoît364. Cette position éminente des religieux dans la société est particulièrement importante, puisqu’elle légitime le principe d’imitation des moines en termes de hiérarchies, c’est-à-dire selon un prisme néoplatonicien. C’est parce que les cénobites suivent une règle qui reflète la loi de Dieu et qu’ils sont – par conséquent – plus près des réalités célestes, qu’ils deviennent des modèles pour les autres acteurs sociaux. Leur statut de référent, sur lequel se calquent les attitudes de tous, rend cruciale la réforme de leur comportement. Odon explique d’ailleurs dans les Collationes que, bien que la cruauté de leur cœur soit « bien plus opiniâtre et bien plus difficile à corriger que celle des laïcs, on doit cependant les exhorter, puisque, tant qu’ils vivent, ils peuvent être changés en quelque chose de meilleur365 ». L’abbé de Cluny établit donc encore une fois une comparaison entre les états de vie laïque et cénobitique et fait de la correction des moines un enjeu ardu mais capital pour le bon fonctionnement de la société. Parce que le mauvais comportement des religieux remet en question leur vocation à être des modèles pour l’ensemble du corps social, et fragilise donc aussi leur place au sommet de la hiérarchie terrestre, leur réforme est une nécessité absolue.

362. VG4, I 15, col. 653 B, et II, præf., col. 670 A. 363. « Fateor enim vobis, quoniam incomparabiliter melior est bonus laicus quam sui propositi transgressor monachus », Ibid., II 8, col. 675 B. 364. Sermo de Benedicto, col. 722 B. 365. Coll., III 18, col. 623 D.



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B. Pureté sexuelle, eucharistie et médiation monastique Il convient à présent de faire le lien entre les deux types de modèles évoqués dans ce chapitre : celui des moines en tant que paradigmes de comportement pour le reste de la société, et celui des anges que les religieux suivent immédiatement sur terre. L’articulation entre les sphères sensible et intelligible réside avant tout dans la virginité, seul trait commun aux deux paradigmes, qui situe donc les cénobites en position de médiation. Cette dimension de l’ordo monasticus est centrale, dans la mesure où elle légitime le pouvoir des moines sur terre, en tant qu’intermédiaires privilégiés entre Dieu et les hommes. Cet enjeu majeur explique, probablement, qu’Odon fustige tout ce qui met en péril la chasteté cénobitique. L’imposition de la chasteté aux moines est la seule mesure réformatrice qui n’apparaît pourtant pas dans la Vita Odonis. Elle est en outre quasiment absente des actes de la pratique qui contiennent dans leur dispositif des éléments ­normatifs, excepté dans la charte de (re)fondation de Romainmôtier, qui préconise­ « l’abstinence », de manière extrêmement floue. Le thème de la luxure monastique est pourtant bien présent dans les œuvres d’Odon, ainsi que l’a montré P. G. Jestice dans un article366. L’intérêt majeur de cette étude est d’avoir replacé la pensée de l’abbé de Cluny sur le sexe et la chasteté dans son contexte intel­lectuel et de l’avoir par ailleurs articulée avec sa doctrine sacramentelle et ­christologique ou avec sa réflexion sur les péchés. Ces conclusions sont toutefois quelque peu biaisées par le fait que l’historienne américaine n’a utilisé ni l’Occupatio, ni le sermon sur Aubin, ce qui l’amène, entre autres, à supposer que l’obsession d’Odon pour la chasteté s’adresse d’abord aux clercs, et non aux moines. Elle ne tient en outre pas compte du contexte social, ni des évolutions des pratiques monastiques dans le domaine liturgique. Elle ne s’interroge enfin pas sur les raisons de cette obsession d’Odon pour la chasteté, ni sur l’inscription de ce discours sur le sexe dans sa représentation du monde.

La condamnation de la luxure monastique Odon mentionne la luxure monastique dans les Collationes, à travers divers exempla. Il y consacre également un chapitre entier dans son troisième livre, lorsqu’il évoque les fautes que commettent les moines de son temps. Après avoir condamné les « désirs de la chair », qui résultent de l’action du diable, il y explique que certains hommes « de notre ordre » en ont été châtiés de manière ­évidente. Il raconte alors l’histoire d’un moine de Sens, vivant dans la luxure de manière notoire, qui a une vision de deux femmes « différentes des prostituées qu’il avait l’habitude de fréquenter ». Ces deux dernières le conduisent dans une église ­remplie exclusivement de femmes, où il est frappé à mort sur l’ordre de l’une d’elles, « qui 366. P. G. Jestice, « Why Celibacy ? », p. 81-115.

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trône comme une reine » (quasi regina sedens) et lui notifie qu’il lui a désormais été livré. Le moine cherche en vain à se protéger en brandissant ­l’Évangile, mais ne parvient pas à leur échapper, jusqu’à ce que la foule de f­ emmes reparte367. Odon énonce clairement que ce moine a été puni parce qu’il était luxurieux, mais il ne précise pas pourquoi la punition de son péché par Dieu se fait par ­l’intermédiaire de femmes.  Ces dernières occupent d’ailleurs une place centrale dans le récit : il n’y a que des femmes rassemblées dans l’église ; c’est l’une d’entre elles qui trône au milieu de toutes les autres et met l’homme en accusation dans un simulacre de procès ; ce sont enfin les ­femmes de l’assistance qui exécutent la sentence en battant le coupable à mort avec une grande violence. Ce récit semble devoir être appréhendé dans une ­optique ­d’inversion : il s’inscrit en effet en porte-à-faux avec les efforts constants de la législation capitulaire carolingienne, à la fois pour écarter les femmes de l’autel et pour affirmer la vocation strictement spirituelle de l’église-bâtiment, en y interdisant les activités séculières comme les cours de justice, les marchés ou l’agressivité368. Le lieu de culte décrit ici apparaît en effet comme l’antithèse de celui souhaité par Charlemagne et ses successeurs : il s’agit d’un espace rempli exclusivement de femmes qui président une cérémonie en y prenant la parole, jugent et frappent à mort. L’une des clés de compréhension de cet exemplum réside dans l’identification de la femme qui juge à Babylone, personnification des réprouvés dans la Bible, et qui déclare elle-même « être assise comme une reine » dans l’Apocalypse369. À la lumière de l’ensemble de la pensée d’Odon, le sens de l’historiette s’éclaire : en péchant par la luxure, ce moine s’est intégré (« a été livré ») au corps mystique du diable constitué par les réprouvés – idée fréquente chez l’abbé de Cluny qu’il tire de Grégoire le Grand –, lequel est représenté ici par la foule des femmes370. La dimension d’inversion de l’ordre, ainsi que le fait que le moine ne puisse pas se protéger avec l’évangéliaire, indiquent bien qu’il s’agit d’une céré­monie en lien direct avec le diable et que le religieux s’est soustrait à la ­communauté des élus pour s’introduire dans celle des damnés. Le choix de ­femmes, et non ­d’hommes, pour personnifier le corps mystique du diable ­s’explique probablement par la nature du péché commis par le moine : l’incontinence résulte d’une attraction pour le sexe faible. Retenons trois points de ce récit. La luxure est un acte en lien étroit avec le diable ; sa pratique soustrait à l’élection que procure la vie monastique ; elle s’articule à la question du lieu de culte. 367. Coll., III 19, col. 604 D-605 A. 368. D. Iogna-Prat, « Lieu de culte », p. 219. Sur la restriction de l’accès des femmes aux objets et aux lieux consacrés, M. Lauwers, « L’institution et le genre », p. 286-287. Pour l’accès des femmes aux reliques, J. M. Smith, « L’accès des femmes aux saintes reliques », p. 94-97. 369. « Dicit sedeo regina », Ap XVIII, 7. 370. Sur le corps du diable, voir par exemple : Coll., I 11, col. 527 D-528 B, et II 30, col. 574 C-576 B. Dans ce dernier chapitre, Odon explique que ceux qui font partie du corps de l’Antéchrist ne peuvent pas toucher l’hostie, ce qu’il convient de mettre en rapport avec le fait que le moine ne puisse pas se protéger avec la Bible.



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Dans les Collationes, un autre exemplum est également significatif de l­’appréhension qu’a Odon de la luxure cénobitique. Au cœur de la longue ­section qu’il consacre à ce sujet dans le livre II, il dédie un chapitre entier à deux récits exemplaires de punition d’hommes incontinents. Le premier d’entre eux évoque un ermite particulièrement assidu dans la pratique des vertus, mais qui ne peut ­s’empêcher de s’adonner à la masturbation. À sa mort, il est immédiatement emporté par des démons sous les yeux de son compagnon, désespéré quant à ses propres perspectives de salut, car cet homme lui semblait être un ascète parfait. Un ange lui apparaît et lui dit : « Ne sois pas troublé ; en effet, quoique celui-ci eût fait beaucoup de bonnes choses, il les souilla (fœdavit) cependant toutes de ce vice que l’Apôtre appelle “impureté” (immunditiam)371. » La référence à l’impureté est une réminiscence de Ep V, 3, où Paul qualifiait ainsi la fornication, ce qui permet à Odon de penser cette dernière selon une dialectique pureté/souillure. La luxure apparaît donc comme l’un des péchés les plus graves pour l’abbé de Cluny372. Il affirme ici que, pratiquée par un ermite, elle « souille » toutes les vertus qu’il peut pratiquer par ailleurs. La chasteté du moine est donc un préalable absolu pour pouvoir mener une vie sainte. Ces historiettes isolées ne relatent toutefois que les conséquences individuelles de la pratique de la luxure par les religieux, alors que la réflexion d’Odon est beaucoup plus développée lorsqu’il évoque la pratique de ce péché à l’échelle des monastères. Les analyses de l’abbé de Cluny sur la fornication cénobitique sont directement liées à sa conception du monastère idéal, et, plus globalement, à sa perception de l’oblation. Dans les Collationes, toujours dans la partie consacrée aux dangers de la luxure, Odon dresse un constat amer de la situation des établissements religieux à son époque, dont le but initial a été dévoyé : Bien plus, [les moines] méprisent tellement le fils de la Vierge lui-même, qu’ils forniquent dans les atria de celui-ci, sous ses yeux ; dans ces asiles (diversoriis) qui furent construits par la dévotion des fidèles afin que la chasteté soit totalement conservée dans des lieux enclos (septis locis), ils débordent tellement du flux du désir que Marie n’a pas de lieu où déposer l’enfant Jésus373.

Ce court extrait permet de cerner très clairement le but originel de la création de monastères. Selon Odon, les établissements religieux ont été construits pour être des havres de chasteté absolue, idée soulignée par la terminologie de l’asile, grâce aux expressions diversoria, atria et septa loca, cette dernière renvoyant à la fois

371. Ibid., II 26, col. 570 C-D. 372. Cf. supra, notre introduction de la seconde partie, « Une vision monastique de l’histoire du salut », p. 376-377. 373. Coll., II 23, col. 568 A.

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aux notions de « clôture cénobitique » et de « lieu d’asile »374. Le terme de septum a en outre une forte connotation vétéro-testamentaire, puisqu’il est employé dans la Bible pour décrire la différenciation des espaces intérieur et extérieur du Temple de Jérusalem375. La rhétorique d’Odon oppose ainsi la vocation initiale de fermeture des monastères à ce qu’en font les cénobites de son temps, en termes de « flux » (fluxus) et de « débordement » (redundare), ce qui suggère l’idée d’une porosité d’un cloître originellement conçu comme totalement hermétique376. Les comportements luxurieux sont par ailleurs analysés comme des outrages perpétrés à l’encontre de la personne du Christ, dans sa dimension de fils de la Vierge. Cette appréhension généalogique et enfantine de la figure christique tend donc à opposer la parfaite virginité de Jésus – parce que vierge né d’une vierge – à la luxure débordante des moines, et peut-être plus particulièrement à celle des oblats. La dernière phrase est d’ailleurs tout à fait significative de la vocation théorique des établissements religieux selon Odon : ce sont des lieux dont la pureté sexuelle doit permettre à Marie de déposer son fils sans qu’il ne soit souillé. L’idée d’un dévoiement de la vocation de chasteté des établissements religieux réapparaît dans les développements de l’abbé de Cluny sur l’oblation. Bien que ce thème apparaisse ailleurs, c’est dans l’Occupatio qu’Odon donne sa définition la plus nette du forfait que constitue le détournement de l’idéal originel de cette ­pratique377. Ce passage se situe au début du livre VII, lorsque Odon évoque le re­tour du désir sur terre après la venue du Christ, phénomène qui touche également les « tempérants » : Hélas, cela fait honte ! Dans les cloîtres jadis consolidés avec ardeur, Pour qu’une présence mutuelle préserve mieux les frères, De sorte que l’un soit comme le gardien de l’autre et réciproquement Et qu’il soit honteux de commettre un forfait devant ses frères, Ici aussi le désir se déchaîne, là où l’on croit que se trouve l’école du Seigneur. Lorsqu’un enfant est offert, comme Samuel, pour être éduqué, Afin qu’il puisse grandir au milieu des disciplines sacrées, […] Quelqu’un le déshonore (vitiat), il souille (profanat) ce don du Christ Et il engloutit celui qu’il prit au Seigneur pour l’éduquer. Celui que Satan excite afin que d’aventure il viole (profanet) un enfant, Il est pire qu’Hérode, de la même façon que l’âme est meilleure que le corps :

374. Sur le terme septa, synonyme de clôture cénobitique dès l’époque mérovingienne, M.  Lauwers, Naissance du cimetière, p. 97. Sur la connotation d’asile de ce terme, H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 39. 375. D. Iogna-Prat, La Maison Dieu, p. 54. 376. L’insistance sur le caractère hermétique du cloître, matérialisé par les murs, s’inscrit dans une longue tradition, N. Gradowicz-Pancer, « Enfermement monastique », p. 9-12. 377. Dans les Collationes, Odon évoque rapidement l’oblation et explique que le monastère, au lieu d’être «  l’école des vertus  » (schola virtutum), est devenu «  l’amphithéâtre des vices  » (amphitheatrum vitiorum), Coll., II 13, col. 561 B. Sur ce passage et sur l’extrait de l’Occupatio qui suit, sur ce thème, C. A. Jones, « Monastic Identity and Sodomic Danger », p. 35-39.



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Celui-là tue une âme destinée à vivre (victuram), celui-ci une chair destinée à mourir (obituram)378.

Le dévoiement de la pratique de l’oblation permet ici à Odon d’exposer les avantages théoriques de la vie en communauté, du point de vue du risque que constitue la luxure. Selon lui, le cloître est le lieu le plus sûr pour se garder de la fornication, parce que la surveillance y est constante et mutuelle. L’existence en commun rend donc, en principe, plus difficile les péchés, et notamment la luxure, puisque chaque moine est présent en permanence pour contrôler le comportement de ses congénères, une idée constamment affirmée par la littérature monastique ­consacrée à la garde des enfants confiés au monastère379. L’introduction de la luxure dans les établissements religieux est alors illustrée par la pratique la plus scandaleuse pour Odon, celle du viol des oblats. Il oppose ainsi l’idéal de l’oblation à ce qui se déroule dans les établissements religieux. Pour l’abbé de Cluny, le fait de confier un enfant au monastère revient à le placer dans «  l’école du Seigneur », selon le modèle vétéro-testamentaire – repris par la règle bénédictine et diffusé par la réforme de Benoît d’Aniane – de Samuel offert au temple de Silo par sa mère Anne, seule évocation biblique du don définitif d’un enfant à un établissement religieux380. À l’encontre de cet idéal d’éducation, Odon aborde la question du viol des oblats en termes de souillure du jeune garçon, assimilé à une offrande faite au Christ (munus Christi). La perversité de ce crime réside, pour l’abbé de Cluny, dans le fait que le moine qui outrage un oblat s’attaque d’abord à une âme, en y insinuant le vice, et non à un corps. Le parallèle de cet acte avec l’épisode d’Hérode et des saints innocents est à cet égard frappant, dans la mesure où ce dernier sert d’étalon pour mesurer la gravité de l’outrage, à l’aune de la supériorité de l’âme sur la chair. On note ainsi une opposition rhétorique entre le corps des innocents, qui de toute façon est destiné à la mort (obituram), et l’âme de l’oblat qui est destinée à vivre, mais aussi à vaincre, ainsi que le suggère le double sens du terme victuram. Le fait de considérer le viol des enfants du monastère comme une souillure de l’anima, plutôt que du corpus, renvoie à une conception générale de l’oblation dans la littérature cénobitique, bien mise en lumière par M. de Jong. Cette pratique reposait en effet sur la similarité – évidente

378. « Heu pudet ! in claustris olim studio stabilitis,/ Mutua quo fratres melius presentia servet,/ Alter ut alterius quasi sit custosque vicissim/ Turpe sit in fratrum facieque patrare piaclum,/ Hic quoque vesanit, quo scola putatur herilis./ Cum puer offertur tamquam Samuhel nutriendus,/ Ut disciplinis valeat coalescere sacris,/ […] Hunc aliquis vitiat Christi munusque profanat/ Ipseque mergit eum, domino qui sumpsit alendum./ Quem sathan inflammat, puerum quo forte profanet,/ Corpore quantum anima est melior, tam peior Herode est :/ Hic victuram animam perimit, carnem ille obituram », Occ., VII 144-157. 379. P. A. Quinn, Better than the Sons of Kings, p. 116-117. 380. Sur la référence de Samuel, M. De Jong, In Samuel’s Image, p. 158-162. Il s’agit d’une référence à 1 S I, 24-28. Ce modèle vétéro-testamentaire est utilisé dans la règle de saint Benoît, cf. RB, chap. LXIII, 6, p. 142-143.

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pour tous les Pères de l’Église, à l’exception d’Augustin – entre l’enfance et l’état monastique, caractérisée avant tout par une même innocence381. La condamnation du viol des oblats, et plus largement de la luxure dans les monastères, formulée en termes de souillure, laisse entendre que ces pratiques mettent en péril une certaine idée que se fait Odon du moine et de son lieu de vie, destiné à constituer une enclave de chasteté dans le monde, appréhendée en termes d’asile.

Pureté sexuelle et doctrine eucharistique Comme nous l’avons souligné, la question de la pureté sexuelle des moines est abordée par Odon dans le deuxième livre des Collationes. La longue section (chapitres  11-34), consacrée essentiellement aux dangers de la luxure, est suivie de six chapitres sur l’eucharistie. Dans cette partie, l’affirmation continuelle d’une nécessité de la continence s’achève sur la notion du sacrilège que constitue la célébration ou la participation à la messe – souvent appréhendées par l’idée d’« approche de l’autel » – en état de souillure. Pour Odon, la question de la chasteté est ainsi intrinsèquement liée à l’eucharistie. Si P. G. Jestice a bien traité ce thème, elle considère qu’il s’agit d’une question qui ne concerne que les clercs, alors que l’intensification des ­pratiques liturgiques monastiques avait entraîné la massification des ordinations de moines à l’époque carolingienne382. Les exempla qui viennent illustrer les idées d’Odon dans les Collationes mêlent d’ailleurs indifféremment des prêtres et des moines parmi les personnes qui consacrent. La nécessité de la pureté sexuelle est affirmée très fortement lorsque Odon ­évoque la participation à la messe, en recensant tout ce qui outrage son déroulement. Il déclare ainsi que le respect de l’eucharistie est lettre morte à son ­époque, ce qui constitue une offense quotidienne à la divinité. Reprenant presque ­textuellement les propos de Paschase Radbert dans son De corpore et sanguine Domini (essentiellement les chapitres VII, VIII, XXI et XXII), Odon affirme ­principalement trois idées, reprises ensuite par les premiers “grégoriens” : ceux qui célèbrent la messe n’ont pas le droit d’être indignes et doivent être d’abord « un sacrifice pour Dieu grâce à la mortification de leurs vices » ; ceux qui ­communient doivent également être purs ; si les desservants ou les participants ne respectent pas ces principes et ne se préparent pas à l’eucharistie par une pénitence, ils souillent de leur impureté

381. M. De Jong, In Samuel’s Image, p. 132-133. 382. Cf. supra, la bibliographie indiquée n. 163, p. 424.



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le corps du Christ383. Un peu plus loin, les deux auteurs ajoutent que l’approche de ce sacrement est avant tout proscrite aux « hommes luxurieux »384. Odon se démarque en fait très peu de Paschase Radbert, dont il ne modifie les propos qu’à deux reprises. Alors que l’abbé de Cluny semble avoir copié mot pour mot les passages évoquant l’hostie, il a en effet ajouté à deux endroits le mot contingere, suggérant ainsi un contact direct et polluant de l’homme impur avec le pain consacré385. Ces propos contribuent à donner une lourde connotation sexuelle à la notion de pureté ou de souillure de l’eucharistie. Suivant Paschase, Odon affirme en effet que ce sont les luxurieux qui doivent en premier lieu s’écarter de la communion. Il utilise en outre le discours paulinien sur la fornication, évoquant l’homme qui, en s’unissant charnellement à la prostituée, perd son statut de membre du corps du Christ (1 Co VI, 15). Ainsi que l’a souligné P. G. Jestice, la nécessité d’une pureté rituelle pour la communion se trouvait chez Paul (1 Co XI, 24-29) et avait été reprise par de nombreux auteurs carolingiens, comme Raban Maur ou Jonas ­d’Orléans, mais Odon concentre essentiellement son attention sur la question de la chasteté386. Selon l’abbé de Cluny, il y a enfin deux conséquences majeures pour ceux qui participent à l’eucharistie en état d’impureté. Reprenant textuellement une phrase de Jérôme, il déclare qu’ils « souillent (polluunt) le pain, c’est-à-dire [le] corps [du Christ] »387. Cette idée, qui n’avait pas réellement été explorée dans le De corpore et sanguine Domini, permet d’éclairer les modifications apportées par Odon aux citations de ce texte, notamment son insistance sur la notion de contact des impurs avec l’hostie. Il s’appuie par ailleurs

383. Pour la citation : Coll., II 28, col. 573 B. Le reste est un résumé des chapitres 28 à 34 du livre II des Collationes. Voir aussi : « Participes calicis mundos perstare necesse est ;/ Abluit inde pedes, cenæ cum tempus adesset,/ Discipulis, mundam suadens hos ducere vitam,/ Participes divi quo mundentur sacramenti […] », Occ., VI 100-104. 384. Coll., II 33, col. 578 B. Il s’agit d’une reprise presque exacte de Paschase Radbert, De corpore et sanguine Domini, chap. 22, p. 128, l. 133-134. 385. «  Ex quibus videlicet quisquis tollit membrum Christi et facit membrum meretricis, aut certe per quodlibet grave delictum membrum diaboli hic profecto iam non est in corpore Christi, quia factus est alterius membrum. Idcirco ei iure non licet edere de hoc mystico corpore Christi », Paschase Radbert, De corpore et sanguine Domini, chap. 7, p. 38, l. 12-16. « Quisquis vel membra meretricis fit, hoc utique elapsus de corpore Christi est, et idcirco non licet ei corpus Christi contingere », Coll., II 30, col. 575 A. « […] si quis ea, lapsus de corpore Christi factus membrum meretricis vel ­diaboli, præsumpserit  », Paschase Radbert, De corpore et sanguine Domini, chap. 8, p.  40, l.  11-12. « Si quis ergo lapsus de corpore Christi, factus membrum meretricis vel diaboli, præsumpserit hoc s­acrosanctum corpus contingere […] », Coll., II 30, col. 575 B. [Les ajouts significatifs d’Odon ont été figurés en gras, tandis que les expressions similaires sont figurées en romain.] 386. P. G. Jestice, « Why Celibacy ? », p. 101-103. Sur la pureté nécessaire des ministres du culte dans la patristique occidentale et chez les auteurs du haut Moyen Âge, A. Angenendt, «  “Mit reinen Händen” », p. 297-316. 387. Coll., II 28, col. 572 D-573 A. Cette phrase est tirée de Jérôme, Commentaria in Malachiam, ­verset 7, p. 908-909, l. 227-228.

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sur Paschase pour affirmer que ces hommes reçoivent leur jugement, c’est-à-dire une mort ­certaine, en communiant388. Les exempla présentés dans les Collationes pour illustrer le caractère mortifère de la célébration eucharistique en état d’impureté ne concernent pourtant pas des ministres du culte coupables de luxure. Il s’agit plutôt de desservants dont la souillure résulte de comportements trop ancrés dans le siècle, notamment par la pratique de la chasse, cette dernière ayant à la fois une forte connotation sexuelle et un lien évident avec « l’extériorité »389. Une fois encore, Odon trace ici une ligne de partage entre le monde des laïcs et celui des moines et des clercs. Celle-ci doit être particulièrement marquée dans la célébration eucharistique, séparant ainsi idéalement deux sphères, celle du siècle et celle de l’esprit, recouvertes ­partiellement par les notions de souillure et de pureté. La dénonciation de l’impureté des célébrants débouche en dernier lieu sur une exhortation à la pénitence avant de célébrer l’eucharistie390. Odon enjoint donc aux ministres du culte incontinents de se repentir avant de dire la messe – sous menace d’être sacrilèges – ou d’arrêter de consacrer391. *   * * L’exigence de pureté des ministres du culte est en lien étroit avec la ­doctrine sacramentelle d’Odon, directement issue des controverses de l’époque carolingienne sur l’eucharistie392. Ainsi que l’ont montré les travaux d’O.  Capitani, l’abbé de Cluny reprend à Paschase Radbert l’idée de la présence réelle et ­substantielle du Fils de Dieu dans l’eucharistie, tout en en proposant une inter­ prétation personnelle393. La doctrine eucharistique d’Odon s’articule autour de trois idées majeures (fig. 15). C’est le Christ lui-même qui accomplit le mystère, ce qui implique, ainsi qu’il est dit dans l’Occupatio, que « des ministres angéliques se tiennent près de l’autel » lors de l’eucharistie. Le temps et le lieu de la communion apparaissent 388. Coll., II 30, col. 575 A-B. La source d’Odon est encore Paschase Radbert, Liber de corpore et sanguine Domini, chap. 6, p. 35-36, l. 30-50. 389. Coll., II 32, col. 577 B-C, cette anecdote est racontée dans Grégoire de Tours, In gloria Martyrum, chap. 86, p. 546. Exemplum original du prêtre chasseur, Coll., II 34, col. 579 A-B. Sur la connotation sexuelle et l’extériorité de la chasse, A. Guerreau, « Les structures de base de la chasse  », p. 28-29. 390. Le respect du culte eucharistique à Cluny a été abordé rapidement par S. Simonin, mais sans l’arti­ culer véritablement à la question de la chasteté, S. Simonin, « Le culte eucharistique  », p.  3-13. Pour une comparaison des doctrines eucharistiques d’Odon à celles de Pierre le Vénérable, G. M. Cantarella, « Cultura ed ecclesiologia », p. 274-278. 391. Injonction au repentir : Coll., II 28, col. A-B. Injonction d’arrêter la consécration eucharistique : Ibid., II 34, col. 579 A. 392. C. M. Chazelle, The crucified God, p. 209-239. 393. O.  Capitani, «  Motivi di spiritualità cluniacense  », p.  251. Odon évoque la transformation des ­espèces dans l’Occupatio : Occ., VI 53-72.

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CHRIST Consacre

PRÊTRE

Les purs vont s’intégrer au corps du Christ

HOSTIE =

Corps du Christ réel et substantiel Jugement

Ange

Ange

AUTEL

CIEL TERRE

Engendrement de vierges

PURS

Droit d’approcher l’autel

IMPURS

RELIQUES

Défense d’approcher l’autel

Réalisation graphique: I. Rosé

Fig. 15. Doctrine eucharistique d’odon de Cluny.

donc comme des passerelles entre la terre et le ciel394.­Odon­affi­rme­par­ailleurs­ que le pain et le vin sont véritablement transformés en corps et sang du Christ sur l’autel : au-delà de l’accomplissement du sacrement, Jésus est donc physiquement présent dans la communion, matérialisé sur l’autel par le pain et le vin395. le 394. « Scilicet angelicos altari adstare ministros,/ Immo dei dextram secum divina sacrantem », Occ., vii 208-209. sur les autres passages mentionnant que le Christ consacre : Coll., i 21, ii 30 et ii 32 ; Occ., vi 74. 395. « Ergo deus tenuit panem, qui cuncta creavit,/ Corpus et esse suum se pro mundo idque daturum/ Et ‘vinum hoc’, inquit, ‘dabo ; nam meus est quoque sanguis’/ Lex ea nature est verti, in quod iusserit

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Seconde partie. Une société hiérarchisée et dominée par les moines

rite de communion est enfin analysé comme une mise à l’épreuve qui préfigure et anticipe le Jugement dernier, accordant la vie éternelle à ceux qui sont restés purs ou condamnant à une mort certaine ceux qui ont osé y participer en ne l’étant pas396. Dans l’Occupatio, cette pureté nécessaire – maintes fois évoquée dans les Collationes – se résume à la chasteté397. À l’issue du processus de transformation réelle qu’est la communion, ceux qui sont abstinents sont alors jugés dignes de s’intégrer, ou mieux de s’incorporer, au corps du Christ dans une optique augustinienne, alors que les impurs, parce qu’ils « ne sont plus membres du Christ mais de l’Antéchrist », n’ont pas le droit de le toucher398. Ce réalisme eucharistique, étroitement associé à la notion d’intégration de certains dans le corps du Christ, explique l’importance accordée par Odon à la pureté. La communion est capitale car elle permet de rendre physiquement présent le Sauveur, matérialisé à la fois dans l’opération de transformation du pain et du vin, dans les espèces et dans l’ensemble de ceux qui sont restés chastes. Dans les passages de l’Occupatio qui évoquent l’eucharistie, l’insistance d’Odon sur la conception et la nature virginale du Christ laisse supposer que l’intégration de certains dans son corps ne peut fonctionner que selon le principe d’une même pureté partagée399. Cette conception organologique de la communion est très présente dans ­l’Occupatio, où elle se double de l’idée d’engendrement des vierges par l’eucharistie. Après avoir expliqué le miracle que constitue la transformation réelle des espèces en véritables corps et sang du Christ, Odon ajoute : “Qu’y aura-t-il”, dit-il, “de beau ou de précieux dans cela ? Le froment et le vin engendrant la virginité”. Ces deux choses engendrent des escadrons (turmas) ornées de virginité […] ; Le blé remplit les greniers, le vin les caves ; Celui-ci rend joyeux le cœur de l’homme, celui-là le rend également fort ; Ainsi donc ces deux choses engendrent les chœurs de vierges (virgineas coreas)400.

auctor […]./ Protinus ergo vicem mutat natura suetam :/ Mox caro fit panis, vinum mox denique sanguis », Ibid., VI 65-72. 396. Ibid., VI 100-131. Coll., II 30, col. 575 A-576 B ; Ibid., II 31, col. 576 C-D. 397. Sur la pureté des participants : Occ., VI 116-131. Coll., II 30, col.  774 A-776  B ; Ibid., II  31, col.  576  C-577  B ; Ibid., II  33, col.  578  B-579 A. Sur la pureté du célébrant : Ibid., II 28, col. 573 A-573 C ; Ibid., II 30, col. 574 D-575 A et 576 A-B. 398. O.  Capitani, «  Motivi di spiritualità cluniacense  » p.  256. Sur la constitution du corps mystique du Christ, Occ., VI 47-52. Sur la constitution du corps de l’Antéchrist par les impurs : Coll., II 30, col. 574 D-575 A. 399. Désignation du Christ, dans les passages évoquant l’eucharistie, comme proles virginis, Occ., VI 95 ou virgineæ proli, Ibid., VI 128. 400. « “Huius”, ait, “pulcrum quid erit vel quid preciosum ?/ Frumentum et vinum generantia virginitatem”./ Hæc generant turmas duo virginitate decoras […] ;/ Horrea frumentum replet, hoc cellaria vinum ;/ Cor hominis letum facit hoc, illud quoque firmum ;/ Hæc duo virgineas generant sic ergo coreas », Occ., VI 92-99.



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La réflexion d’Odon sur les conséquences théoriques de l’eucharistie part de la mention de Za IX, 17, verset qui annonce la venue du Messie et le fait que le blé et le vin engendrent des vierges401. L’eucharistie détient ainsi un effet purificateur sur ceux qui la reçoivent de manière correcte. Cette pureté est synonyme de virginité et aboutit à la constitution d’escadrons (turmas) ou de chœurs (coreas) de vierges qui viennent s’agréger au corps du Christ. Pour Odon, la pureté sexuelle est donc non seulement la condition sine qua non pour communier sans pécher, mais elle est en outre renforcée, et même recréée, par la participation à l’eucharistie. *   * * L’idée d’engendrement spirituel par la communion, qui est au cœur de la d­ octrine eucharistique d’Odon, permet de comprendre pour quelle raison l’abbé de Cluny analyse la luxure monastique en termes de souillure. Les idées de M.  Douglas sur cette notion ont été évoquées plus haut : elles révèlent la mise en péril d’un système social préalablement défini402. La sexualité active des ­célébrants, parce qu’elle réduit à néant leur capacité à réaliser l’union mystique hors de toute relation charnelle, remet en question leur monopole à présider ­à l’engendrement spirituel de l’Église dans le rite eucharistique403. Pour Odon, toutefois, l’eucharistie ne saurait être accomplie par d’autres que des moines, dans la mesure où ce sont essentiellement les cénobites, par leur retrait du siècle, qui peuvent conserver l’intégrité de leur corps. Si l’on suit à la lettre les exigences de l’abbé de Cluny, seuls les bons moines sont aptes à célébrer, à communier et à engendrer la virginité. Cette articulation permet de comprendre les condamnations virulentes de la luxure cénobitique, notamment dans le cas des oblats. Dans la mesure où, pour Odon, l’efficacité des médiateurs repose sur leur chasteté, faire perdre leur virginité aux oblats – nécessairement purs, car enfermés dans le cloître dès l’enfance – revient à anéantir l’intercession monastique qui se voulait la plus efficace. C’est à ce point de l’analyse que l’anthropologie d’Odon débouche sur une ecclésiologie. L’idéal de l’abbé de Cluny tient en effet à la complétude du moine, à la fois vierge, prêtre et quasi-ange. La pureté exigée du célébrant pour la célébration eucharistique place donc de fait les cénobites en position de monopole, ou plus exactement en situation de médiateurs privilégiés entre les sphères terrestre et céleste. Il convient de revenir, en dernier lieu, sur le repentir nécessaire du desservant, évoqué précédemment. Pour Odon, ce thème pénitentiel est associé à celui de devenir soi-même un sacrifice (sacrificium), par une mortification de ses propres vices (mortificationem vitiorum), pour pouvoir célébrer l’eucharistie, une idée 401. Za IX, 17 : « Quid enim bonum eius est et quid pulchrum eius nisi frumentum electorum et vinum germinans virgines. » 402. Cf. supra, notre chapitre « Potentes et pauperes. Discipliner les puissants », p. 473. 403. A. Guerreau-Jalabert, « Spiritus et caritas », p. 141-144.

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rare, que nous n’avons trouvée chez aucun auteur antérieur404. En affirmant qu’il faut se sacrifier pour pouvoir sacrifier à Dieu, Odon articule ici les idées de purification sexuelle, d’eucharistie et de sacrifice personnel du célébrant. Or, c’est justement l’idéal que réalisent les bons moines “odoniens”, assimilés aux roses du martyre, aux lys de la chasteté et aux anges, qui portent la croix et le « doux joug du Christ », et qui apparaissent donc comme des intercesseurs naturels entre Dieu et les hommes.

Autel, pureté sexuelle et saints lieux Si Odon reprend les conceptions de Paschase Radbert sur l’eucharistie et sur la pureté sexuelle nécessaire de ceux qui y participent, son propos ne demeure cependant pas cloisonné aux seules questions sacramentelles. L’importance accordée au rite de communion et à la présence réelle du corps du Christ dans la célébration débouche en effet, chez l’abbé de Cluny, sur un discours centré sur le statut de l’autel, en tant qu’objet participant au sacré. Les conceptions eucharistiques d’Odon se doublent alors d’une réflexion sur la déférence qui est due à la table sacrificielle, une idée totalement absente du propos de Paschase, qui se concentrait davantage sur le rite. Une série d’exempla – repris, en majorité, de la littérature antérieure – atteste en effet une véritable puissance de l’autel, que ce soit dans sa capacité punitive contre ceux qui lui portent directement atteinte ou dans son pouvoir à distinguer ceux qui sont dignes de recevoir l’eucharistie405. Un autre récit, très étudié, offre des pistes de réflexion sur la spécificité de l’autel, tant dans ses fonctions ­sacramentelles que dans sa puissance surnaturelle406. Odon raconte en effet une historiette évoquant une église consacrée à sainte Walburge [Gualburgis], une abbesse de Heidenheim, où se produisaient des miracles407. Odon affirme que cette anecdote lui a été rapportée oralement par son abbé Bernon, c’est-à-dire qu’il est vraisemblablement le premier à avoir mis ce petit récit par écrit : 404. Coll., II 28, col. A-B. 405. Sur la vertu punitive de l’autel : un jeune homme touche le pallium déposé sur l’autel et se trouve immédiatement frappé d’une maladie de peau, VG4, III 3, col. 691 C-D. Dans le Sermo de combustione, l’incendie de la basilique est attribué en partie aux injures que l’un des moines aurait portées contre l’un de ses frères devant l’autel : Sermo de combustione, col. 733 C. Sur le pouvoir de l’autel à distinguer ceux qui sont dignes de recevoir l’eucharistie, Odon reprend des anecdotes de Grégoire de Tours et de Rufin : Coll., II 32, col. 577 C-D. Pour Grégoire de Tours, In gloria Martyrum, chap. 85, p. 545-546. Pour Rufin d’Aquilée, Historia monachorum, chap. 29, 4, 14, p. 373. 406. Sur les analyses de ce miracle : J.  Crook, The architectural setting of the Cult of Saints, p.  68 ; P. G. Jestice, « Why Celibacy ? », p. 96 ; J. A. Harris, The Place of the Jerusalem Temple, p. 122. 407. Ainsi que l’a remarqué G. Braga, cet exemplum ne fait pas partie du dossier hagiographique de la sainte contenu dans les Acta sanctorum. Selon la philologue italienne, l’historiette s’inscrit d’ailleurs très bien dans le contexte de la diffusion du culte de Walburge sous le règne de Charles le Chauve – qui lui vouait une dévotion particulière – et marqué par un éparpillement de ses reliques à partir de 821. G. Braga, « Gezone di Tortona », p. 638-641.



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Or il arriva […] que les reliques de sainte Walburge demeurèrent sur l’autel pendant un certain nombre de jours. Mais bientôt les miracles cessèrent. Enfin cette vierge, ­apparaissant à l’un des malades, dit : “Vous n’êtes pas guéris parce que mes reliques sont sur l’autel du Seigneur, là où l’on ne doit célébrer que la majesté du mystère divin.” Et comme il racontait cela aux gardiens, ils emportèrent la châsse, et aussitôt les miracles commencèrent à être accomplis. Si donc, en raison de la révérence due à ce mystère (ob illius mysterii reverentiam), les saints ne veulent pas que leurs propres reliques l’avoisinent de trop près, que doit-on penser des impurs (immundiis) 408?

Cet exemplum intervient dès le début de la réflexion qu’Odon consacre à la pureté nécessaire de ceux qui participent à l’eucharistie et vient conclure toute une série de remarques sur le sacrilège que constitue la consécration de l’hostie par des prêtres impurs. La portée morale de cette anecdote souligne la vocation strictement eucharistique de l’autel : seule la messe peut y être célébrée ; sa puissance est telle qu’il annule le pouvoir miraculeux des reliques. Cet exemplum s’inscrit en fait dans une série de textes, écrits à partir du ixe siècle, interdisant ou autorisant la présence des restes de saints sur la table sacrificielle409. Au-delà de la simple polarisation du débat entre ceux qui acceptent ou refusent la présence des saints ossements sur l’autel, ces auteurs ont en commun de définir ce qu’il est licite – ou non – de laisser approcher du lieu où est célébrée l’eucharistie. Tous ces textes interdisent en effet la présence de plusieurs objets sur la table – ou l’accès de certaines personnes, comme les femmes –, avec une restriction plus ou moins large. Odon se place à l’un des extrêmes de cet éventail de prises de position, en proscrivant le voisinage de l’autel à toute chose, mêmes aux reliques. Ce refus découle vraisemblablement de la doctrine eucharistique de l’abbé de Cluny. L’autel n’est en effet pas un lieu anodin, mais l’endroit où le Christ est réellement présent, d’abord parce que c’est lui qui consacre les espèces par l’intermédiaire du prêtre, ensuite parce que le pain est assimilé à son corps historique. L’exemple de sainte Walburge sous-tend donc l’opposition de deux charismes et de deux objets de dévotion, celui de Jésus et celui de la sainte, qui ne peuvent coexister sur la table sacrificielle. Odon n’est pas le seul à défendre cette exclusivité de la vocation eucharistique de l’autel, mais il semble être le premier à le faire. On ne retrouve en effet ce type de réflexion que dans la chronique de Heriger de Lobbes, écrite vers 980, et dans deux Vitæ du xie siècle, les Actus sancti Servatii du moine Jocundus et les Miracula sancti Bercharii410. Pour Odon, la question de la déférence envers l’eucharistie débouche sur le respect accordé à l’autel, en tant que lieu principal où s’opère un sacrement dans lequel le Christ est physiquement présent. La morale de l’exemplum de l’église de sainte Walburge souligne en outre la nécessité de pureté de ceux qui approchent

408. Coll., II 28, col. 573 C. 409. Sur l’inscription de cet exemplum dans une série de textes interdisant la présence des reliques sur les autels, cf. G. J. C. Snoek, Medieval Piety, p. 214-226. 410. Ibid., p. 215-216.

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de la table, une notion synonyme de continence sexuelle. Dans cette historiette, il y a donc un déplacement, ou plutôt un ancrage dans l’espace de l’église, de ­l’interdit de Paschase Radbert qui proscrivait aux impurs de communier ou de dire la messe. Alors que ce dernier s’en tenait à une condamnation de ceux qui participent à l’eucharistie – et surtout des prêtres – en état de souillure, Odon ­spatialise ces prohibitions autour de l’autel, en tant que lieu d’accomplissement du ­mystère. Ce n’est plus seulement l’hostie consacrée qui est interdite aux impurs, mais ­l’approche de la table sacrificielle, qui se trouve, de fait, valorisée. *   * * Cet ancrage spatial des interdits liés à l’eucharistie dans l’église-bâtiment r­ envoie aux interrogations historiographiques actuelles sur la chronologie de la “territorialisation” du sacré durant le Moyen Âge occidental411. Odon se situe en effet entre deux moments fondamentaux de la pensée sur les lieux de culte. D’une part, il hérite de l’ébullition intellectuelle carolingienne, qui, si elle n’aborde la question des édifices de culte que de manière très floue, élabore cependant un certain nombre d’idées sur la nature de l’église-bâtiment412. Il se situe, en outre, avant le tournant des xie-xiie siècles qui développe une pensée cohérente et ­théorique sur les lieux de culte, devenus des pôles qui structurent l’espace413. Selon D. Iogna-Prat, cette évolution des conceptions ecclésiales résulte, en partie, de l’imposition progressive des tenants du réalisme eucharistique, dont les thèses valorisent à la fois le temps et le lieu de la communion414. Or, si Odon, fervent défenseur du réalisme eucharistique, ne théorise absolument pas ce qu’est le lieu de culte, ni ce qui fait sa sacralité, il affirme à plusieurs reprises dans son œuvre l’idée d’une déférence due à certains lieux. C’est essentiellement dans le chapitre 11 du deuxième livre des Collationes que cette idée est développée. Odon commence sa réflexion par un discours sur les ravages que produit la luxure sur les hommes, puis évoque le scandale que constitue l’incontinence monastique. Après avoir rappelé un certain nombre de ­citations bibliques sur la déférence de plusieurs patriarches bibliques envers certains lieux, l’abbé de Cluny déclare que « [Moïse] n’osa même pas se retourner en face du feu pour regarder, et voici que [Dieu] est davantage dans l’autel auquel nous ­accédons de manière impure et irrévérencieuse (impure et irreverenter). En effet, ce feu n’était pas Dieu, mais une créature grâce à laquelle la voix de Dieu 411. Les premiers travaux sur cette question, cf. A. Guerreau, «  Quelques caractères spécifiques de l’espace », p. 85-101. Deux tables rondes ont été organisées à Nice à ce sujet par M. Lauwers, Objets, lieux et territoires consacrés (30-31 janvier 2004) et La Territorialisation du sacré dans l’Occident médiéval (25-26 février 2005). 412. D. Iogna-Prat, « Lieu de culte », p. 215-244, et surtout Id., La Maison Dieu, p. 105-309. 413. M. Lauwers, Naissance du cimetière, p. 23-111. 414. D. Iogna-Prat, La Maison Dieu, p. 443-477.



VI. Réformer les moines

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résonnait, tandis que le corps du Christ est ici, là où tout l’accomplissement de la ­divinité (omnis plenitudo divinitatis) habite ». Selon ses propres dires, Odon saisit alors ­l’occasion pour évoquer « la révérence envers un lieu consacré (de sacri loci reverentia) »415. Dès le départ, il y a donc une articulation étroite, dans la pensée de l’abbé de Cluny, entre l’exigence de la pureté sexuelle des moines, le statut spécifique de l’autel – lié à son réalisme eucharistique – et la déférence envers ce qu’il qualifie de locus sacer. La première anecdote utilisée par Odon pour montrer le respect dû aux saints lieux se déroule dans le monastère de Charlieu, situé en Bourgogne : Un certain vassal du nom de Richer [Richerius] avait fui ici par crainte de ses ennemis, et dormant la nuit dans la celle qui est contiguë à l’église, comme il voulait coucher avec son épouse, il s’accoupla à elle comme un chien, de telle sorte qu’il ne pouvait en aucune manière être séparé d’elle. Comme il avait senti qu’il était ainsi tenu, il cria, un bruit soudain retentit. Tous accoururent. Ceux-là rougirent fortement, tant par crainte que par honte. Ils firent appeler les moines, ils firent au saint lieu (loco sancto) des dons autant qu’ils purent. Comme on priait pendant longtemps grâce aux moines, ils furent rendus à leur état antérieur. Ainsi que cette chose elle-même l’enseigne, l’étreinte des conjoints, parce qu’elle était licite, fut punie de manière temporaire, à cause du choix impudent et illicite de ce lieu sacré (sacri loci) où elle était faite416.

Cette anecdote a connu un grand succès et a été utilisée à maintes reprises dans la littérature didactique des siècles postérieurs417. La condamnation des relations sexuelles dans les églises est certes un motif présent dans la législation conciliaire carolingienne, mais l’accent y était mis davantage sur la déviance que représente ce type d’attitude – associée à d’autres pratiques considérées comme irrationnelles, telles que la zoophilie, l’homosexualité ou l’inceste ­– plutôt que sur le caractère incongru du lieu où elle est commise418. Pour Odon, même si la bestialité sexuelle est soulignée, c’est bien l’offense faite au lieu qui explique la punition des conjoints : le fait de s’accoupler à l’intérieur du monastère, et surtout à proximité de l’église abbatiale, entraîne immédiatement une sanction419. Bien que le deuxième abbé de Cluny, héritier de la pastorale carolingienne en matière de mariage, glisse une remarque sur le caractère éphémère du châtiment en raison de la légitimité de l’union du couple, il insiste cependant surtout sur le péché commis envers le saint lieu, en termes de souillure420.

415. Coll., II 11, col. 558 B-C. 416. Ibid., II 11, col. 558 C-D. 417. Sur la diffusion du texte, cf. D. Elliot, Fallen Bodies, p. 61-62. Cette dernière méconnaît cependant la tradition littéraire de ce motif qu’elle voit apparaître pour la première fois en 1100, alors qu’il se trouve déjà chez Odon de Cluny, près de deux siècles auparavant. 418. Sur la condamnation des relations sexuelles dans les églises par la législation conciliaire carolingienne, cf. Ibid., p. 65. 419. Pour une analyse partielle de cette anecdote, P. G. Jestice, « Why Celibacy ? », p. 100-101. 420. Sur l’analyse de ce récit, M. Lauwers, Naissance du cimetière, p. 102-103.

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Seconde partie. Une société hiérarchisée et dominée par les moines

À la suite de cet exemplum, Odon poursuit son argumentation sur la révérence due aux « lieux consacrés » (loci sacrati), en rapportant une anecdote de Paul Diacre dans son Historia Langobardorum, dont il transforme le sens pour servir son propos421. Reprenant presque textuellement Paul Diacre, il rapporte la violation de la tombe d’un roi hérétique par un voleur. Jean-Baptiste, auquel est consacrée l’église attenante au cimetière, apparaît alors à ce dernier et lui interdit de pénétrer à nouveau dans son église  parce qu’il a osé toucher le corps d’un mort qui s’était recommandé à lui. Odon conclut, en se détachant totalement du texte de l’Historia Langobardorum : « Si donc saint Jean fut ainsi indigné au nom de la révérence d’un saint lieu (sancti loci) contre le violeur de la tombe de cet hérétique, à quel point penses-tu que Dieu et ses saints se mettent en colère contre un homme qui souillerait (commaculat) des lieux saints (sancta loca) de quelque manière que ce soit422. » Au ixe siècle, plusieurs textes normatifs considéraient le vol dans les espaces consacrés comme relevant du sacrilège423. Odon établit toutefois une distinction entre la punition qui sanctionne le pilleur de tombe et celle, beaucoup plus sévère, qui frappera ceux qui souillent les « saints lieux ». Malgré l’imprécision des termes employés, on comprend qu’il existe des espaces particulièrement saints, les sancta loca, dont la souillure sexuelle constitue un sacrilège. L’abbé de Cluny utilise ainsi la même rhétorique que lorsqu’il évoquait l’eucharistie ou l’offense des oblats : certains lieux doivent être maintenus dans un état de pureté. *   * * Ce chapitre se termine sur une plainte d’Odon relative à la luxure des cénobites à son époque : Donc tant de raisons auraient dû nous freiner, à savoir le pacte d’imiter la chasteté, que le Fils virginal, comme un chef et un guide, initia avec ses soldats, la condition de porter la Croix, la consécration, par laquelle nous sommes initiés à Dieu, soit par nos parents, soit par nous-mêmes, la profession de la sainte règle, mais aussi la ­révérence envers les lieux consacrés (locorum sacratorum) et la proximité de la si grande majesté qui est contenue dans le mystère de l’autel, et encore l’autorité des divines Écritures et les exemples de tant de saints avant et après la loi424.

421. 422. 423. 424.

Paul Diacre, Historia Langobardorum, L. IV, chap. 47, p. 230. Coll., II 11, col. 558 D-559 B. M. Lauwers, Naissance du cimetière, p. 99-100. «  Igitur tot causæ frenare nos debuerant, videlicet et fœdus imitandæ castitatis, quod cum suis militibus filius virginus tanquam dux et prævius iniit, et conditio portandæ crucis, et consecratio, qua vel a parentibus, vel a nobis Deo initiamur, et professio sancti propositi, sed et locorum reverentia sacratorum, et vicinitas tantæ majestatis, quæ in altaris mysterio continetur, nec non et Scripturarum auctoritas divinarum, atque tantorum et ante legem et post legem exempla sanctorum », Coll., II 11, col. 559 B-C.



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Odon recense ici l’ensemble des éléments qui sont incompatibles avec la luxure dans la condition monastique. Il y a donc là tout ce qui constitue l’idéal cénobitique de l’abbé de Cluny : la virginité militante, le sacrifice, la soumission à la règle et, enfin, la déférence envers les loca sacrata.

Sancta loca et pouvoir monastique Quels sont donc ces loca sancta et pour quelle raison Odon insiste-t-il à ce point sur la pureté sexuelle qu’il faut y trouver et sur la révérence qui leur est due ? Au xe siècle, l’expression est synonyme de celle de loca sacrata, fruit d’une transformation sémantique qui rejoint l’évolution du droit romain et qui accompagne, sur le terrain des pratiques sociales, l’intensification des consécrations de bâtiments ecclésiaux425. Il nous semble que les loca sancta correspondent pour l’abbé de Cluny aux églises en général, et plus précisément aux monastères. Il s’agit en tout cas de lieux où la messe est célébrée fréquemment, ce qui induit leur valorisation en tant qu’espaces où Dieu est physiquement présent sur l’autel, de manière quasi continue. Les exigences d’Odon vis-à-vis de la pureté sexuelle des célébrants de l’eucharistie sous-entendent que seuls les bons moines, c’est-à-dire ceux qui sont chastes en permanence, sont aptes non seulement à participer à la communion, mais à approcher ces sancta loca. Dans cette acception, l’expression de loca sancta vient ainsi se surimposer à celle de septa loca, rencontrée précédemment : les établissements religieux se définissent donc à la fois comme des lieux saints et comme des asiles qui constituent des enclaves de chasteté dans le monde. Leur sainteté provient du fait qu’ils contiennent de « saintes personnes », non pas seulement des morts illustres, mais des moines bien vivants qui réalisent la perfection angélique dans leur corps, en se sacrifiant par leur état de vie et en sacrifiant perpétuellement sur l’autel426. En tant qu’asiles de chasteté, les établissements religieux dont les moines sont purs, constituent, pour Odon, des entre-deux : d’abord parce que le Christ y est ­physiquement présent sur l’autel, ensuite parce que leurs habitants, par leur continence, s’identifient aux enfants de la Vierge et aux anges. En incarnant sur terre des modèles célestes, les habitants des établissements cénobitiques se posent en paradigmes de comportement pour le reste de la société, mais aussi comme des médiateurs obligatoires dans la célébration eucharistique qu’ils sont les seuls à pouvoir célébrer correctement. Les monastères forment donc des passerelles concrètes entre les deux sphères, des espaces de perfection à l’intersection entre deux mon425. Sur l’évolution des catégories juridiques de sancta et sacra dans le droit romain, cf. M. Lauwers, Naissance du cimetière, p. 95-107. Sur l’intensification des consécrations au xe siècle, D. IognaPrat, La Maison Dieu, p. 333-351. 426. Cette articulation entre sainteté des lieux et «  saintes personnes  », qu’il s’agisse de reliques des saints ou de moines, existe dès le haut Moyen Âge, M. Lauwers, Naissance du cimetière, p. 55-61 ; D. Iogna-Prat, La Maison Dieu, p. 57-58 et p. 291-294.

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Seconde partie. Une société hiérarchisée et dominée par les moines

des, mais qui, pour conserver leur statut exceptionnel de médiation, doivent nécessairement se définir comme totalement coupés du siècle. Réformer les hommes qui peuplent les établissements religieux en leur imposant la chasteté revient donc à préserver et à légitimer leur position d’unique intermédiaire, tout en faisant des monastères le seuil du ciel sur la terre. Ces derniers apparaissent comme des pôles dans un espace en voie de structuration, non pas seulement parce qu’ils contiennent des reliques et que le Christ y est présent, mais aussi parce qu’ils abritent des hommes purs. La révérence envers les saints lieux ne saurait toutefois rester cantonnée au seul terrain de l’ecclésiologie. En 931, la bulle du pape Jean XI octroie en effet l’immunité aux moines de Cluny en ces termes : « Du fait de la révérence (reverentia) qui est due aux saints lieux (sanctis locis), où qu’ils se trouvent, nous vous concédons l’immunité de façon à ce que personne n’ait l’audace, de quelque manière que ce soit, de porter atteinte à vos dépendants ou de se saisir de vos biens sans votre accord427. » Pour l’auteur de la bulle, Cluny fait donc partie des loca sancta, ces lieux dont la sainteté et le statut de médiation dépendent de leur vocation à demeurer coupés du monde. En vertu de cette situation particulière, le pape protège les biens et les dépendants de Cluny en les plaçant hors du champ des pouvoirs terrestres, à l’instar des moines qui le peuplent. Ce sont donc non seulement les moines qui sont coupés du monde, mais aussi leurs biens, d’abord sanctifiés par leur don à Pierre, puis protégés par cette immunité qui réaffirme leur statut exceptionnel de lieux placés « hors espace »428. La définition de Cluny comme sanctum locum légitime ainsi le pouvoir unique des moines sur leurs biens et leurs dépendants. Au-delà de leur statut de médiateurs, les religieux sont en effet les seuls à exercer un contrôle sur cet espace, en vertu de leur pureté sexuelle. Ils apparaissent comme l’unique potestas légitime, la seule habilitée à exercer une domination sur des terres et des hommes qu’aucun autre pouvoir ne peut approcher. L’obsession d’Odon pour la chasteté cénobitique, son acharnement dans les réformes et son insistance sur l’incarnation de modèles célestes par les religieux viennent ainsi légitimer, de manière concrète, le pouvoir des moines sur terre.

427. No 64, Papst., p. 108. Pour la traduction, D. Méhu, Paix et communautés, p. 70. 428. Sur la mise « hors espace » des lieux consacrés, A. Guerreau, « Quelques caractères spécifiques de l’espace », p. 96-97.

Conclusion de la seconde partie un modèle de société dual

L

e modèle de société que propose Odon est à la fois original, cohérent et relativement complexe. Il s’organise en termes de hiérarchies, autour de la circulation de l’aumône et de la protection des pauvres. Fidèle aux partitions sociales carolingiennes, Odon s’intéresse exclusivement aux évêques, aux grands laïcs et aux moines, mais redéfinit leurs rôles respectifs dans le bon fonctionnement de la société, en les réajustant selon une double perspective : d’une part les adapter à une réalité sociale changeante, d’autre part garantir aux moines une place éminente au sein de l’espace social. Même si Odon laisse aux évêques la direction de l’Église, il les cantonne cependant dans leur rôle d’admonition répressive qui les laisse sans prises ­réelles sur les puissants et les moines : c’est donc avant tout aux relations entre ces deux dernières catégories sociales qu’il s’intéresse. Alors que les potentes étaient presque toujours considérés comme des prédateurs à l’époque carolingienne, Odon leur reconnaît, pour la première fois de manière exclusive, le devoir de protection et de défense des pauvres et de l’Église, mission jadis dévolue au souverain carolingien. Légitimant ainsi le rôle essentiel joué par les puissants dans l’exercice du pouvoir, Odon leur offre une double perspective de salut centrée sur le cloître : les donations foncières et la conversion tardive. Cette alternative place de fait les moines en position de domination, par leur vocation à devenir les seuls bénéficiaires de la charité des puissants, en tant que pauvres symboliques, mais aussi à être des modèles pour le reste de la société. Les religieux, lorsqu’ils sont réformés et purs, c’est-à-dire chastes et totalement ­coupés du monde, se définissent comme les membres d’un corps homogène chargé de ­lutter contre le diable et d’entraîner le reste de l’Ecclesia vers les sphères célestes. Parce qu’ils apparaissent comme les destinataires privilégiés de l’aumône chargés de sa redistribution aux pauvres réels, qu’ils se définissent comme des paradigmes de comportement pour les autres acteurs de la société et qu’ils incarnent sur terre la pureté angélique, adamique et virginale, les moines sont placés au ­sommet d’une hiérarchie, intermédiaires obligatoires entre les sphères terrestres et célestes. En proposant un modèle de société dual, dans lequel les puissants et les ­moines jouent un rôle majeur, Odon légitime ainsi un ordre social distinct de celui de l’époque carolingienne, assurant la domination globale de l’aristocratie.

Conclusion générale

A

u terme de ce travail, il convient de revenir sur nos deux principaux axes de recherche : l’aristocratie entre la fin du ixe et la moitié du xe siècle, étudiée à travers l’itinéraire biographique de l’un de ses représentants ; les processus et stratégies de construction de nouvelles légitimités, à un moment de redistribution des pouvoirs. Cette époque peut, selon nous, être qualifiée de « transition ». Période charnière en termes de pratiques sociales comme de propositions de modèles de société, elle est en effet marquée par l’héritage de la culture carolingienne, par l’émergence de nouvelles formes de pouvoir, ainsi que par la place croissante de l’Église dans la société. L’étude de l’itinéraire bio­graphique d’Odon de Cluny plaide dès lors en faveur d’un retour à la chronologie du « premier âge féodal » de M. Bloch. Contemporain du tournant des années 880930, Odon, acteur et auteur, évolue en effet dans un monde en changement qu’il théorise, grâce aux instruments de savoir de ses prédécesseurs carolingiens. Comment, en ­définitive, l’abbé de Cluny contribue-t-il à construire cette société seigneuriale ?

Une aristocratie organisée autour de pouvoirs personnels L’itinéraire biographique d’Odon a permis d’appréhender le parcours d’un aristocrate dans son milieu. Il évolue dans des réseaux d’hommes, constitués par des princes et leurs vassaux, et non au sein d’un horizon “clunisien”. Les membres de cette aristocratie, qu’ils soient clercs, laïcs ou moines, collaborent lors des réformes monastiques, éphémères instants qui mettent en lumière un même milieu dans la documentation. Ce premier élan réformateur permet de cerner la force d’un idéal symbolisé par la règle de saint Benoît, bien avant la mise en place de l’institution qu’est l’Ecclesia cluniacensis. Ces aspirations donnent lieu à une mise en pratique des restaurations dans un cadre qui demeure multi-abbatial – c’est-à-dire selon des logiques de connaissances personnelles –, mais aussi à un discours d’uniformisation des moines par une même règle, en adéquation avec les enseignements néoplatoniciens. Ces réformes permettent surtout de mettre en évidence les intérêts convergents des divers représentants d’une aristocratie qui transcende les ordines carolingiens et dont les contours, au-delà des condamnations discursives du brouillage monde/cloître, sont extrêmement poreux. La participation d’un même groupe social aux réformes rend particulièrement visible les stratégies développées pour assurer « la domination globale de l’aristocratie sur

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Construire une société seigneuriale

la société »1. L’intérêt des grands laïcs à garder un droit de regard sur la forme de pouvoir qu’est l’Église et à y participer rejoint ainsi les attentes de cette dernière vis-à-vis des premiers, pourvoyeurs de biens matériels et “réservoir” nécessaire de futurs clercs et moines2. Cette étude a par ailleurs mis en évidence la dimension personnelle du pouvoir d’Odon. Son implication dans diverses réformes, son rôle de négociateur entre le ­princeps de Rome et le roi d’Italie, comme son obtention de privilèges royaux ou pontificaux pour les différents établissements qu’il dirige, s’inscrivent en effet dans des logiques réticulaires. Ce constat résulte-t-il d’une illusion d’optique, due à l’approche biographique qui valorise nécessairement un homme, appréhendé dans l’espace social au sein duquel il évolue ? Le caractère personnel du pouvoir d’Odon semble plutôt s’inscrire dans un contexte social plus vaste, dans lequel émergent les cadres territoriaux et institutionnels et où ce sont avant tout les liens d’homme à homme qui organisent l’espace social. Plus largement, l’étude des pratiques abbatiales de l’abbé de Cluny permet d’appréhender l’une des formes prises par le pouvoir aristocratique au xe siècle : le multi-abbatiat qui résulte de l’insertion des abbés dans les réseaux nobiliaires, tissés à partir de liens de nature distincte. Très loin des normes d’administration fixées par la règle bénédictine et sans cesse rappelées, le croisement de la documentation laisse entrevoir des ­pratiques de gouvernement abbatial caractérisées à la fois par le partage et par la dissémination de l’autorité. Ces deux traits ne sont pas sans évoquer le phénomène de co-seigneurie qui émerge à partir du xie siècle. Par de nombreux aspects, le multi-abbatiat s’apparente donc aux pratiques seigneuriales dont il semble constituer une sorte de laboratoire, un champ d’expérimentation, au cours de la période de transition qu’est la première moitié du xe siècle. Dans une telle société, la circulation des hommes est centrale, qu’elle se concrétise par des déplacements auprès d’individus détenteurs d’un pouvoir ou d’un savoir, eux-mêmes en mouvement, ou vers certains lieux valorisés et singularisés par les reliques de ces personnes très particulières que sont les saints. Aux relations privilégiées d’Odon avec plusieurs membres de l’aristocratie répondent en effet ses liens quasi “affectifs” avec Martin, Benoît ou la Vierge, appréhendés avant tout comme des intercesseurs, c’est-à-dire en termes de rapports personnels avec leurs dévots. Ces lieux valorisés par leurs reliques, en général des monastères, apparaissent ainsi comme des catalyseurs de relations sociales, notamment au moment des réformes, elles-mêmes produits et facteurs de rapports privilégiés entre les hommes. Cette circulation des individus a permis d’appréhender plus ­largement l’organisation des pouvoirs, polarisés autour de personnes, grands ­aristocrates ou saints, mais en train de se structurer autour de lieux.

1. J. Morsel, L’Aristocratie médiévale, p. 129. 2. Sur cette double dialectique, Ibid., p. 139.



Conclusion générale

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Un discours sur une société de transition L’œuvre d’Odon constitue un discours qui utilise des cadres de pensée carolingiens pour appréhender une société de transition. La reconnaissance du nouveau statut des potentes, l’attribution d’une partie de la mission royale aux évêques ou la définition d’une immunité d’un nouveau type montrent comment un vocabulaire, des idées et des autorités hérités permettent de décrire et d’agir sur des réalités sociales nouvelles. Ces transformations et réagencements des cadres de pensée carolingiens se situent entre le « champ d’expérience » et l’« horizon d’attente » d’Odon, mélange subtil d’une appréhension de la société telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être. L’étude de l’itinéraire biographique d’Odon a par ailleurs permis de dégager plusieurs conflits, documentés à la fois par des “sources de la pratique” (ou “diplomatiques”) et des “textes narratifs”, catégories conventionnelles dont la définition semble ici poreuse3. Il s’en dégage un discours polymorphe qui soulève la question de la pluralité des modes d’écriture et des degrés différents de discursivité. Ces conflits ont en effet suscité la constitution de “dossiers documentaires”, produits par un même milieu, des moines, afin de défendre leurs intérêts et de résoudre des crises. Bien avant l’époque “seigneuriale” classique, où ce type de démarche a été mis en relief par de nombreux travaux, le cas d’Odon permet de cerner, dès la première moitié du xe siècle, l’existence de stratégies monastiques dans lesquelles le recours à l’écrit joue un rôle central4. Ces pratiques attestent le caractère ­transitionnel de la période étudiée, au cours de laquelle, dans un contexte de redistribution des pouvoirs, certains moines « investi[ssent] la société » en se servant de l’écrit comme d’un puissant « moyen de contrôle social »5. *   * * Le discours d’Odon laisse entrevoir une tentative de recomposition des r­ apports de forces entre les différents acteurs de la société dans un monde vu, organisé et dominé par des moines. Tout en conservant globalement les distinctions des ­ordines carolingiens et en n’évoquant jamais les laboratores, l’abbé de Cluny suggère la nécessité d’un rapprochement entre les aristocraties laïque et 3. Le conflit entre Cluny et Gigny (927), le conflit de Déols avec l’archevêque de Bourges, le conflit interne à Fleury (938), l’intervention d’Odon contre les attitudes déviantes des chanoines de Saint-Martin de Tours (938-940), peut-être aussi les tensions entre les moines d’Aurillac et l’héritier de Géraud (début des années 930). 4. Sur la mise par écrit des textes hagiographiques et des chartes par les moines, cf. la synthèse de nombreux travaux récents de M. Lauwers, « Postface », p. 640-642. En particulier, cf. L’introduction de O. Guyotjeannin, L. Morelle, M. Parisse (éd.), Pratiques de l’écrit documentaire, p. 7-10, et l’article de L. Morelle, « Les chartes dans la gestion des conflits », p. 267-298. Plus globalement, dans un contexte plus tardif, P. Chastang, Lire, écrire, transcrire, p. 151-184 et p. 423-427. 5. Pour les citations, M. Lauwers, « Postface », p. 641-642.

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Construire une société seigneuriale

monastique, dont il exclut pratiquement les évêques. Après les avoir fait sortir de leur statut de prédateurs, il reconnaît tout d’abord l’existence des potentes, investis des devoirs régaliens carolingiens, exercés toutefois non plus en vertu d’une charge publique mais de la seule qualification de leur titulaire comme «  puissants ». Ces derniers doivent se soumettre aux impératifs de l’Église et surtout faire l’aumône aux pauperes, c’est-à-dire essentiellement aux moines, qui se sont appropriés, au détriment des évêques, la fonction de pater pauperum. En vertu de leur pureté sexuelle et de leur retrait du siècle, les religieux se placent, pour leur part, au sommet de la hiérarchie terrestre et parfois même déjà dans les sphères célestes, devenant ainsi des médiateurs privilégiés entre les mondes sensible et intelligible, à la fois par leur rôle sacramentel et par leur capacité à transformer les dons qu’ils reçoivent en sacra. Si les évêques conservent théoriquement la direction de l’Église, ­formulée dans les mêmes termes que la mission jadis dévolue au souverain carolingien, leur ­pouvoir effectif sur les autres acteurs de la société est érodé, attribué aux bons potentes pour la sanction des mauvais laïcs et aux moines purs pour ­l’administration de certains sacrements et la redistribution de l’aumône aux pauvres. Odon propose ainsi un modèle où les termes de l’échange social s’organisent principalement entre deux pôles, les potentes et les moines. Lorsqu’ils sont purs, ces derniers sont placés au cœur de l’ecclésiologie de l’abbé de Cluny et en position de domination, d’abord économique, parce qu’ils sont les seuls à posséder en commun tout en demeurant dans une pauvreté individuelle, mais aussi sociale, parce qu’uniques médiateurs avec le ciel. Odon propose donc un modèle de société globalement binaire, contrairement à ses prédécesseurs carolingiens à Auxerre ou à ses successeurs à Cluny et Fleury, qui pensent tous un monde ternaire et plus ou moins fonctionnel. Cette organisation renvoie à d’autres dualismes qui structurent le discours de l’abbé de Cluny, comme la répartition augustinienne élus/réprouvés, les rapports chef/sujets, ­l’opposition âme/corps, la distinction monastère/siècle, le contraste au-delà/­ ici-bas ou les relations pauperes/potentes. Si ces binômes ne se recoupent pas, tous renvoient à la notion de hiérarchie, légitime ou illégitime, et s’inscrivent dans une perspective eschatologique qui doit renverser ou confirmer ces rapports de force après la Parousie. Penser le monde selon ces critères reflète la construction d’une pensée à un moment de bouleversements, dans une société d’entre-deux où la donne des pouvoirs est redistribuée au sein de l’aristocratie. Dans ce contexte, l’essentiel est de promouvoir la supériorité des valeurs monastiques, selon une dialectique d’opposition ou de collaboration d’un « ordre de prière » – qui absorbe parfois les évêques, mais représenté surtout par les moines assimilés aux pauperes – avec la « fonction guerrière », clairement incarnée par les potentes6. *   * * 6. Sur «  l’ordre de prière  » et la «  fonction guerrière  », qui commencent à se distinguer au ixe siècle, D. Iogna-Prat, « La place idéale », p. 94.



Conclusion générale

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Cette définition des devoirs théoriques des uns et des autres revient à poser la question de la place de l’abbé de Cluny dans le processus d’« inclusion », mouvement de prise en charge de la société par l’Église, qui atteint son paroxysme à l’époque “grégorienne”7. Le moment “grégorien” apparaît en effet comme un temps de très forte implication ecclésiale dans le siècle pour « l’intégrer », en lui proposant un éventail de modèles de renoncement, établi en fonction d’un paradigme : le mépris du monde. Il correspond en outre à un effort de distinction plus nette de deux pôles hiérarchisés, auxquels renvoient les catégories de clercs et de laïcs, extrêmement poreuses à l’époque carolingienne8. Sur ce dernier plan, Odon représente un jalon, dans la mesure où, dans la lignée de certains clercs du ixe siècle, il pense une société duale, polarisée autour des pauperes et des potentes, aux contours mal définis, mais dont les deux parties s’identifient plus ou moins avec « l’ordre de prière » et la « fonction guerrière ». Odon apparaît comme un moine qui intervient constamment dans le siècle pour prescrire leurs obligations sociales à ceux qui s’y trouvent : les évêques avec les Collationes, les chanoines de Saint-Martin par la bulle de 938 ou les laïcs grâce à la Vita Geraldi. Le rôle d’instructeur de la société, dévolu aux religieux, est d’ailleurs clairement visible dans la Vita Odonis, qui fait du saint le conseiller particulier des grands et des prélats. La vocation des moines à dicter leurs devoirs aux autres découle directement de l’utilisation de notions néoplatoniciennes qui, en plaçant les religieux au sommet de la hiérarchie terrestre, leur confèrent un rôle de modèle pour les ordres situés au-dessous d’eux. Cette vision de la société explique ­l’imposition d’un même modèle cénobitique – notamment le refus du monde et de ses attraits –, qui se dilue lentement à mesure que la hiérarchie s’ancre dans le siècle, selon le principe des « cascades lumineuses ». En ce temps de transition, l’idéal de mépris du monde qui structure la définition des devoirs de chacun débouche sur une alternative proposée aux hommes vivant dans le siècle et qui conforte la position des moines, dans la mesure où les deux modèles sont centrés sur le cloître. Le premier, incarné par Géraud ou Aubin, demeure dans une optique carolingienne d’accomplissement du salut dans le siècle, même si la “quasi-conversion” et la sainteté du comte, comme l’existence cénobitique du saint prélat avant son élection, viennent brouiller leur statut de laïc ou d’évêque. L’essentiel réside dans le fait que ce modèle est construit par rapport au cloître dans une double perspective : les comportements suivis par Aubin et Géraud sont monastiques, bien que légèrement adaptés à leur condition dans le siècle ; la conversion manquée du comte donne lieu à la fondation d’un établissement cénobitique. Le monastère est donc à la fois source de normes de comportement pour tous et réceptacle de la générosité des puissants.

7. Sur le processus d’inclusion, cf. Id., Ordonner et exclure, p. 42-44. 8. Sur les catégories de « clercs » et « laïcs », M. Lauwers, « Postface », p. 646.

628

Construire une société seigneuriale

Le second modèle est celui de la conversion tardive, bien attesté dans la Vita Odonis, qui témoigne ainsi de la valorisation de cette pratique un demi-siècle avant l’An Mil. Il permet d’articuler, autour d’un schéma social réformateur, trois dimensions de l’itinéraire biographique et de la pensée d’Odon : ses restaurations cénobitiques, sa présence constante dans le monde et son insistance sur le nécessaire mépris du siècle. Seul un établissement dont les moines ont été réformés, c’est-à-dire qui est en rupture totale avec le siècle, attire en effet les conversions de ceux qui vivent dans le monde et désirent le fuir, poussés par l’exemplarité des religieux qui viennent les y entraîner. Les cloîtres doivent donc mieux être coupés du monde pour accueillir des personnes qui s’y trouvent et souhaitent en sortir. Le rôle joué par l’attitude de détachement vis-à-vis du siècle, caractéristique de la prégnance du modèle cénobitique, ainsi que l’importance de la référence au cloître dans les modèles proposés, attestent ainsi une certaine volonté monastique de prendre en charge la société aristocratique. *   * * L’ecclésiologie et les pratiques sociales d’Odon permettent en définitive de cerner la place dominante qu’occupe l’Église dans les structures sociales de la première moitié du xe siècle. Étroitement inséré dans l’aristocratie, formé par des hommes de savoir et de pouvoir, l’abbé de Cluny est l’un des premiers représentants de ces moines qui sortent des cloîtres pour intervenir dans le siècle, justifier leur puissance sociale par leur plume et dicter aux autres leur vision du monde. À un moment où le champ des possibles est largement ouvert, Odon rêve d’une société hiérarchisée, dans laquelle des moines purs et quasi pauperes, placés en position de médiation, imposent leur modèle de comportement au reste des hommes pour les entraîner, dans leur sillage, vers les sphères célestes où ils se trouvent déjà.

Annexes

Regeste d’Odon de Cluny

C

e regeste a été établi à partir de notre corpus documentaire, des différentes études sur Odon et de nos propres recherches. Il mentionne les attestations successives du deuxième abbé de Cluny dans la documentation, avec la précision de la date et du lieu où il apparaît. Les crochets signalent une approximation, qu’elle soit chronologique ou géographique. Ce regeste permet de cerner la très grande mobilité d’Odon tout au long de sa vie.

[879 ?]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Touraine] Naissance d’Odon dans une famille de francs, dont le père, un juriste, se nomme Abbon. VO1, I 3, col. 45 B ; Ibid., I 4, col. 45 C ; Ibid., I 5, col. 45 D-46 B ; VOm et VOH, chap. 1, p. 209 ; VOm, chap. 2, p. 210 ; Nalgod, Vita Odonis reformata, chap. 2, col. 85 C ; Prefatio temporibus domni Odonis abbatis, p. 377. Sur la date de 878/879, calculée d’après les indications de Jean de Salerne et les erreurs d’édition de la Patrologie latine : E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 359-361. Sur le père d’Odon : M. Chaume, « En marge », (1940), p. 47-49 ; J.-P. Brunterc’h, « Un monde », p. 419-420 ; C. Lauranson-Rosaz, « Les origines d’Odon », p. 264.

[Vers 879 ?-884 ?]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Touraine] Après avoir été sevré, Odon est confié à un prêtre pour une première éducation dans les lettres. VO1, I 7, col. 46 C. Sur cette éducation, qui destinait peut-être Odon à devenir un clerc : J. L. Nelson, « Monks, Secular Men and Masculinity », p. 130-132.

[Vers 886/7 ?-vers 893 ?]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Touraine] Odon devient le nutritus de Foulque le Roux. VO1, I 11, col.  47  D. Sur la montée en puissance de Foulque le Roux en 886/887 : K. F.  Werner, Enquêtes, p. 37-67. Id., « Les premiers Robertiens », p. 37-42. C. Settipani, « Les comtes d’Anjou », p. 211-267. Sur le statut de Foulque comme premier nutritor d’Odon : I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 188-189.

[Vers 893 ?-vers 895 ?]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Aquitaine] Odon devient le nutritus de Guillaume le Pieux. VO1, I 8, col. 47 A-C. Sur la date du début de l’éducation auprès de Guillaume le Pieux : M. Chaume, « En marge » (1940), p. 43-44 ; I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 187.

[Vers 895-vers 898]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Touraine] Convalescence d’Odon chez ses parents. VO1, I 9, col. 47 D.

630

Construire une société seigneuriale

[Vers 897/898] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tours Odon devient chanoine de Saint-Martin de Tours à l’âge de 19 ans. Son père souscrit au même moment deux actes de la canoniale. Sur la conversion d’Odon : VO1, I 9, col. 47 C-48 A ; Ibid., I 3, col. 45 B. Sur la concomitance de la conversion d’Odon et de l’apparition d’un Abbon dans les actes de Saint-Martin de Tours : J.-P. Brunterc’h, « Un monde », p. 417. Pour les actes souscrits par Abbon : Appendice I, no 40, Recueil des actes de Robert, p. 150-155 ; Pièce

justificative no 2, Chroniques des comtes d’Anjou, p. XCII-XCIII.

[Vers 900 ?-vers 905/6 ?]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Paris Formation intellectuelle d’Odon auprès de Remi d’Auxerre. VO1, I 3, col. 45 B ; Ibid., I 19, col. 52 A. Sur la biographie de Remi († 908) : C. Jeudy, « L’œuvre de Remi d’Auxerre », p. 373-397.

[Vers 898 ?-vers 908 ?]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tours Odon compose l’Exceptio in moralibus Job. VO1, I 20, col. 52 A-B. La place de ce chapitre dans la Vita Odonis invite à supposer la rédaction de l’œuvre à la fin de l’expérience canoniale d’Odon.

[Vers 905/906 ?-909 ?]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tours Odon adopte un mode de vie érémitique, qui coïncide avec le désengagement de Foulque le Roux de Touraine. VO1, I 14, col. 49 D-50 C. Sur le retrait de Foulque le Roux de Touraine : K. F. Werner, « Les premiers Robertiens », p. 38-39. Sur l’expérience érémitique d’Odon à Tours : I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 188-189.

[908/910 ?]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Baume ou Gigny] Conversion monastique d’Odon, à l’âge de 30 ans, auprès de Bernon. VO1, I 22, col. 53 B ; Ibid., I 3, col. 45 B ; Ibid., I 4, col. 45 C. Sur le choix de Bernon comme abbé : M. Chaume, « En marge » (1940), p. 37-40 ; I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 189-190.

[908/909 ?-926/927 ?]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Baume, Gigny ou Cluny] Odon est magister scholæ du monastère dirigé par Bernon. VO1, I 23, col. 54 B.

910, 11 septembre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bourges Odon est responsable de la transcription de l’acte de fondation de Cluny. No  4, Les Plus Anciens Documents originaux, p.  34-36 ; Venerabilium abbatum Cluniacensium Chronologia, col.  1617 A. Sur le rôle d’Odon dans la rédaction du testament de Guillaume le Pieux : J.  Mabillon, Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti, vol. III, p. 335 ; M. Chaume, « En marge » (1940), p. 44 ; H. Atsma, « L’acte de fondation  », p.  263 ; H. Atsma et J. Vezin, «  Cluny et Tours  », p.  121-132 ; Les Plus Anciens Documents originaux, p. 14.

[917, septembre ?]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Bourges] Odon est ordonné par Turpion, évêque de Limoges. VO1, I 37, col. 59 C-60 C ; Coll., Epistola nuncupatoria, col. 518 A ; Pièce justificative I, J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 33- 41. La date de 917 repose sur la présence conjointe de Turpion, Bernon, Guillaume d’Aquitaine et probablement d’Odon lors de la fondation de l’abbaye de Déols.



Annexes

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[917-927]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Baume, Gigny ou Cluny] Odon rédige les Collationes pour Turpion de Limoges. VO1, I 37, col. 60 C ; Coll., Epistola nuncupatoria, col. 519 A. Sur la date de rédaction : J.  Laporte, « Saint Odon  », n.  3, p.  141, ne signale que 923 ; R.  Romagnoli, « La cultura cluniacense  », p.  12-13 ; V.  Basset, Introduction à une étude critique, p. 29 et 46-47.

926, avril. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon est considéré comme abbé de Cluny dans une charte. No 5, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 40-42.

[926, 16 décembre ?-927, 13 janvier]. . . . . . . . . . . . . [Baume, Gigny ou Cluny] À la suite du testament de Bernon, Odon devient abbé de Cluny, Déols et Massay. Pour la date du testament et la succession de Bernon : Testamentum domni Bernonis abbatis, dans BC, col. 9-12 ; Venerabilium abbatum Cluniacensium Chronologia, col. 1617 C-1618 A ; VO1, I 38, col. 60 C-D. Pour la date de la mort de Bernon, le 27 janvier 927 : Synopse der cluniacensischen Necrologien, p. 26-27. Pour le règlement de la succession de Bernon : D. Iogna-Prat, « La geste », p. 179-180 ; I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 193194 ; M. Pacaut, L’Ordre de Cluny, p. 83 ; J. Wollasch, Cluny, Licht der Welt, p. 33 ; R. Hiestand, « Einige Überlegungen », p. 305-308.

[927, 13 janvier-931 ou 936]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon est confronté à un conflit avec Guy de Gigny pour la possession de la Villa Alafracta. VO1, II 1, col. 61 A ; no 58, Papst., p. 96-97 ; no 12, Recueil des actes de Robert, p. 50-52. Pour l’arrêt du conflit : J. Mabillon, Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti, V, p. 73 ; no 9, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 56-58 (charte de Guy de Gigny du 21 janvier 936, cédant définitivement à Cluny la villa Alafracta). Sur ce conflit : E.  Sackur, Die Cluniacenser, I, p.  68. Les Plus Anciens Documents originaux, p.  56 ; I.  Cochelin, « Quête de liberté », p. 190-194.

927, février-août . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Rome Odon obtient du pape Jean X qu’il intervienne en faveur de Cluny auprès du roi des Francs, Raoul. No 58, Papst., p. 96-97. Sur cette bulle : E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 67-70. M. Pacaut, L’Ordre de Cluny, p. 89 ; J. Wollasch, « Königtum, Adel und Klöster », p. 99-100 ; Id., Cluny, Licht der Welt, p. 49. Odon a sans doute fait lui-même le voyage jusqu’à Rome pour demander ce privilège.

927, 9 septembre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Briare Odon obtient la confirmation des propriétés et privilèges de Cluny du roi Raoul. No 12, Recueil des actes de Robert, p. 51-52. Sur ce diplôme : J. Wollasch, « Königtum, Adel und Klöster », p. 63-74 et 142-152 ; G. Melville, « Cluny und das französische Königtum », p. 411-415. Odon s’est peut-être déplacé à Briare (près de Bourges) pour obtenir ce diplôme de Raoul.

927, 9 septembre-25 décembre. . . . . . . . . . . . . . . . . . [?] Odon obtient la confirmation des propriétés et privilèges de Déols du roi Raoul. No 13, Recueil des actes de Robert, p. 54-55. Sur ce diplôme : J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 15-24.

[928/929]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon concède une terre aux frères Germoad et Bernard. No 372, CLU, p. 349-350.

632

Construire une société seigneuriale

928, février. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon échange une terre avec un certain Dodon. No 361, CLU, p. 340-341.

[928/929, 14 juin]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Boyer Odon obtient d’Adélaïde de Bourgogne de réformer le monastère de Romainmôtier et conserve la direction de l’établissement pendant trois ans environ. No 3, Cartulaire de Romainmôtier, p. 74-81 ; no 64, Papst., p. 107-108. Sur ce document et cette réforme : A. Pahud, « Le testament d’Adélaïde », p. 64-70 ; D. Iogna-Prat, « Odon, Romainmôtier », p. 151-160 ; G. Hausmann, « Romainmôtier et l’Église clunisienne  », p.  120-131 ; J.-C.  Rebetez, « Romainmôtier et les Rodolphiens  », p. 78-80. Boyer était une villa, à l’ouest de Mâcon et à proximité de Paray-le-Monial.

929, janvier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon est absent de Cluny et un certain Béranger y est præpositus. No 375, CLU, p. 353.

929, janvier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mâcon Les moines de Cluny obtiennent des concessions de dîmes de l’évêque de Mâcon, Bernon. No 373, CLU, p. 350-351. Sur cette charte : U. Winzer, « Cluny und Mâcon », p. 154-168.

929, février. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon échange une terre avec Bernard et Eva. No 376, CLU, p. 354.

[929, juillet/novembre-931 juillet]. . . . . . . . . . . . . . . Aurillac Enquête d’Odon à Aurillac sur la sainteté de Géraud puis rédaction de la Vita Geraldi. VG4, Epistola nuncupatoria, col. 639 A-640 A ; Ibid., præf., col. 642 A-B ; no 339, Cartulaire de Tulle, p. 197 ; no  397, Ibid., p.  218. Sur cette enquête et la date de rédaction de la VG4 : A.-M.  Bultot-Verleysen, « Le dossier », p. 192-193.

[929, juillet/novembre-931 mai/juillet ?]. . . . . . . . . . Saint-Géraud d’Aurillac Odon réforme Saint-Géraud d’Aurillac. No XXI, Recueil des actes de Charles III le Simple, p. 41-42 ; no 67-LXIII, HGL V, col. 175 ; no 69-LXV, Ibid., col. 177 ; no 74-LXIX-I, Ibid., col. 187 ; no LIII, Cartulaire de l’abbaye de St-Chaffre du Monastier, p. 48 ; VO1, I 2, col. 45 B-46 A ; VG4, II 4, col. 672 A-673 A, et Ibid., III 1, col. 690 C ; Breve Chronicon aureliacensis seu gesta abbatum Aureliacensium, p. 349 ; Richard de Poitiers, Chronica, p. 77-78. Sur cette réforme : J. Mabillon, S. Odonis elogium historicum, chap. V, § 22, col. 21 A ; E. Sackur, Die Cluniacenser, I, n. 5, p. 77.

930, février. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon et ses moines échangent des terres avec Girbalt, Alelm et Bernier. No 381, CLU, p. 362-363 ; No 382, CLU, p. 363-364 ; No 383, CLU, p. 364-365.

930, mai . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon échange des terres avec Aaldranus et Gislard. No 386, CLU, p. 367.



Annexes

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931, mars. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Rome Odon obtient du pape Jean XI la confirmation des biens et privilèges de Cluny et Déols, l’octroi de l’immunité et le droit de réformer des monastères et d’accueillir des moines. No 64, Papst., p. 107-108 ; no 65, Papst., p. 108-110. Sur ces privilèges : H. E. J. Cowdrey., The Cluniacs, p. 3-18 ; F. Neiske, « Papsttum und Klosterverband », p. 258 ; D. W. Poeck, Cluniacensis Ecclesia, p. 214 ; D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, p. 46-47 ; R. Hiestand, « Einige Überlegungen », p. 308 ; B. H. Rosenwein, Negotiating Space, p. 163-168 ; D. Méhu, Paix et communautés, p. 63-70. La présence probable d’Odon à Cluny en avril 931 rend difficile son retour de Rome en plein hiver en un mois.

[931, mars-932, 25 janvier]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Rome Odon, en tant qu’abbé de Cluny, reçoit le monastère de Charlieu du pape Jean XI. No 64, Papst., p. 107-108 ; no 67, Ibid., p. 111 ; no 81, Ibid., p. 138 ; no  XXIX, Recueil des actes de Louis IV, p. 70-71 ; no 130, Papst., p. 229-231 ; no II, É. Fournial, « Documents inédits », p. 108.

931, avril. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon échange des terres avec Ermenteus et Senegundis. No 393, CLU, p. 374-375. Odon est-il présent au moment de l’échange ou se trouve-t-il à Rome ?

[931, juillet-935 décembre]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Saint-Martin de Tulle Odon réforme Saint-Martin de Tulle et confie l’établissement à son co-abbé Adacius. No 21, Recueil des actes de Robert, p. 95 ; no 397, Cartulaire de Tulle, p. 218 (dernière mention d’Aimon) ; no 574, Ibid., p. 311 (première mention d’Odon) ; no 216, Ibid., p. 129-130 (mention d’Odon) ; no 229, Ibid., p. 133-134 ; no 297, Ibid., p. 177 (dernière mention d’Odon comme abbé de Tulle) ; VO1, I 2, col. 45 B-46 A. Sur cette réforme : no 21, Recueil des actes de Robert, p. 91-94 ; J.-P. Brunterc’h, « La succession d’Acfred », p. 216-221.

931, décembre, 13 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Anizy-le-château ?] Confirmation par le roi Raoul de la réforme de Saint-Martin de Tulle par Odon et du co-abbatiat d’Adacius. Odon obtient également du roi la confirmation des biens de Saint-Martin de Tulle et une immunité. No 21, Recueil des actes de Robert, p. 95. Sur cette réforme : Ibid., p. 91-94 ; J.-P. Brunterc’h, « La succession d’Acfred  », p.  216-221, qui a redaté l’acte du 13  décembre 931 (et non 933). Anizy-le-Château se trouve entre Soissons et Reims : Odon s’y est peut-être déplacé ou bien il y a envoyé certains de ses moines pour le représenter.

932, mai . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Saint-Martin de Tulle Odon est mentionné comme abbé de Saint-Martin de Tulle et s’y trouve sans doute. No 216, Cartulaire de Tulle, p. 129-130 ; No 229, Ibid., p. 133-134 (deux chartes données le même jour).

932, 21 juin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Anse Odon reçoit une donation de Raoul pour Cluny. No 11, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 62-65. Odon s’est peut-être déplacé à Anse, qui se trouve au nord de Lyon.

932, 1er juillet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Boyer Odon reçoit une donation de Raoul pour Cluny. No 19 A, Recueil des actes de Robert, p. 81-88. Boyer était une villa, à l’ouest de Mâcon et à proximité de Parayle-Monial, lieu d’où la mère de Raoul, Adélaïde, avait déjà confié Romainmôtier à Odon.

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Construire une société seigneuriale

932/933. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mâcon Odon reçoit une concession de dîmes faite aux frères de Cluny par l’évêque de Mâcon, Bernon. No 408, CLU, p. 393-395. Sur cette charte : U. Winzer, « Cluny und Mâcon », p. 154-168.

933, 8 mars. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon obtient pour Cluny deux curtes de la part des rois d’Italie, Hugues et Lothaire. No 34, I Diplomi di Ugo e di Lotario, p. 105-107. Sur cette donation : M. Chaume, « En marge » (1940), p. 50-51 et surtout p. 56.

935, 13 novembre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon est absent de Cluny où il est remplacé par le prieur Baduinus. No 513, CLU, p. 499-500. Pour la date de cette charte : M. Chaume, « Observations » (1939), p. 82.

935, décembre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Saint-Martin de Tulle Odon est mentionné pour la dernière fois comme abbé de Saint-Martin de Tulle. No 297, Cartulaire de Tulle, p. 177.

[936-942]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Saint-Élie de Nepi Odon réforme Saint-Élie de Nepi à la demande d’Albéric. VO1, III 7, col. 79 D-80 A.

[936-942]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sainte-Marie-sur-l’Aventin Odon fonde Sainte-Marie-sur-l’Aventin à la demande d’Albéric. VO1, II 21, col. 72 C ; Hugues de Farfa, Destructio, p. 40, l. 3-19.

936, 21 janvier. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Gigny ? Résolution définitive du conflit d’Odon avec Guy de Gigny ? No 9, Les Plus Anciens Documents originaux, p. 56-58. Sur les problèmes d’authenticité que pose cette charte : M. Hillebrandt, « Les cartulaires », n. 4, p. 12 ; Les Plus Anciens Documents originaux, n. 1, p. 58.

[936, janvier-juin]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fleury Odon réforme Fleury à la demande d’Hugues le Grand. No 83, Papst., p. 140-142 ; no 46, Recueil des chartes de Saint-Benoît-sur-Loire, p. 119-120 ; no 47, Ibid., p. 120-122 ; VO1, III 8, col. 80 C-81 D ; Aimon de Fleury, Miracula Sancti Benedicti, L. II, chap. 4, p. 100-101 ; André de Fleury, Miracula sancti Benedicti, L. VII, chap. 16, p. 275. Sur cette réforme : J. Mabillon, Acta Sanctorum ordinis s. Benedicti, V, p. 150-199. E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 90 ; B. H. Rosenwein, Rhinoceros Bound, p. 48 ; M. Pacaut, L’Ordre de Cluny, p. 90-91 ; J. Wollasch, Cluny, Licht der Welt, p. 44-48 ; J. Nightingale, « Oswald, Fleury », p. 35.

[936, janvier-juin-novembre 942] . . . . . . . . . . . . . . . Fleury Odon rédige l’Occupatio. Odon de Cluny, Occupatio, éd.  A. Swoboda, Leipzig, 1900. Sur la provenance anglaise du manuscript : M. Lapidge, « Israel the Grammarian », p. 95. Sur les différentes hypothèses de datation : L. Kolmer, Odo, der erste cluniacenser Magister, p. 31-32 ; K. Hallinger, « Le climat spirituel », p. 121 ; A. Baumans, « Original sin », p. 336.



Annexes

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[936, janvier-juin-novembre 942] . . . . . . . . . . . . . . . Fleury Odon rédige le Sermo de sancto Benedicto abbate. Odon de Cluny, Sermo de sancto Benedicto abbate, col. 721 D-729 C. Sur la composition du sermon à Fleury, P. Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 110-120.

936, avril. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Chantelle ?] Odon souscrit l’acte de fondation de Saint-Vincent de Chantelle. No X, dans GC II, Instrumenta, p. 6 D-7 A.

[Après juin 936]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Saint-Paul-hors-les-Murs Odon réforme Saint-Paul-hors-les-Murs à la demande du pape Léon VII. VO1, I 27, col. 55 A ; Hugues de Farfa, Destructio, p. 40, l. 3. Sur cette réforme : E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p.  93-114 ; G. Antonelli, « L’opera di Odone  », p.  25 ; B.  Hamilton, « The monastic Revival  », p.  38 ; G. Barone, « Gorze e Cluny a Roma », p. 587.

[936, été]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Rome Ambassade de paix d’Odon entre Hugues de Provence et Albéric. VO1, II 9, col. 66 A-B. Sur la date du conflit, Flodoard, Annales, p. 64-65. G. Antonelli, « L’opera di Odone », p. 20-21 et 25-26.

936, 28 août . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Brioude Odon obtient la direction de Saint-Marcellin de Chanteuges avec son co-abbé Arnulf. No  337, Cartulaire de Brioude, p.  343-347. Sur cette réforme : Anon, « L’abbaye de Chanteuges  », p.  43-80. C. Lauranson-Rosaz, L’Auvergne et ses marges, p. 132-133. Le retour d’Odon de Rome pendant l’été a pu se faire en un mois.

936, septembre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon échange des terres avec Girbert et Marie. No 452, CLU, p. 441-442.

936, novembre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Saint-Pons de Thomières ?] Odon souscrit la première dotation de l’abbaye par Raymond-Pons de Toulouse. No 67-LXIII, HGL V, col. 173-175.

[936, fin de l’année]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Rome Odon reçoit trois bulles confirmant des biens de Cluny de Léon VII. No 73, Papst., p. 125-126, no 74, Ibid., p. 126-128, et no 75, Ibid., p. 128-129. L’hiver rend improbable le voyage d’Odon à Rome, seulement un mois après son séjour à Thomières.

[937]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Saint-Pons de Thomières Odon souscrit la charte de dédicace de l’abbaye de Saint-Pons de Thomières, octroyée par Raymond-Pons de Toulouse. No 69-LXV, HGL V, col. 176-179.

[937 ?, juin] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Saint-Sauveur de Sarlat ?] Odon réforme Saint-Sauveur de Sarlat avec son co-abbé Adacius ? No I, GC II, Instrumenta, col. 495 C ; J. Tarde, Les Chroniques de Jean Tarde, p. 44.

636

Construire une société seigneuriale

[937]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Saint-Julien de Tours Odon réforme Saint-Julien de Tours à la demande de Théotolon. Brevis historia Sancti Juliani Turonensis, p.  222-225 ; no  7, C.  de Grandmaison, «  Fragments de chartes  », p. 401-404 ; no 3, Ibid., p. 391-393 (novembre 940) ; no 6, Ibid., p. 398-401 ; no XXI, Recueil des actes de Louis IV, p.  51-54. Sur cette réforme : G.-M.  Oury, « L’archevêque Théotolon  », p.  118-123 ; Id., « La reconstruction monastique dans l’Ouest », p. 69-124 ; Id., « Le monachisme carolingien du centre-ouest de la France », p. 407-419 ; M. Skinner, « Aristocratic Families », p. 81-97 ; H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 121-124.

[937-18 novembre 942]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Saint-Julien de Tours Odon compose sans doute la Vita Gregorii Turonensis à Saint-Julien de Tours. Odon de Cluny, Vita sancti Gregorii episcopi Turonensis, dans PL 71, col. 115-128.

[937-18 novembre 942]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Saint-Julien de Tours Odon compose sans doute le Sermo in translatione sancti Albini à Saint-Julien de Tours. Odon de Cluny, Sermo in translatione sancti Albini, éd. P. Facciotto, I Sermoni agiografici, Annexe 2, p. 220233. Sur saint Aubin : K. F. Werner, « Les premiers Robertiens », p. 38-39. Sur la rédaction du sermon par une personne en lien avec Angers : P. Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 180. J. Van der Straeten, Les Manuscrits hagiographiques, p. 276.

[937-18 novembre 942]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tours Odon compose les antiennes et la première hymne en l’honneur de saint Martin. Odon de Cluny, Antiphonæ XII, col. 513 A-514 B ; VO1, I 10, col. 48 A-B ; Hymnus de sancto Martino Turonorum archiepiscopo, col. 515 B-516 A ; VO1, I 10, col. 48 C. Sur la date de rédaction : J. Mabillon, S. Odonis elogium historicum, col. 37 C ; J. Pothier, « Douze antiennes », p. 70.

[937, printemps-fin de l’année] . . . . . . . . . . . . . . . . . Saint-Pierre-le-Vif de Sens Odon réforme Saint-Pierre-le-Vif de Sens à la demande de l’archevêque Guillaume. Chronique de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, p. 76-77. Sur cette réforme : E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 91-92.

937, avril. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon est remplacé par les moines de Cluny dans un échange de terre avec David et Tetburgana. No 473, CLU, p. 459. Odon est probablement absent de Cluny.

937, septembre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon échange des terres avec Girard. No 477, CLU, p. 463-464.

[938 janvier ?-942 ?] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Déols Conflit d’Odon, abbé de Déols, avec l’archevêque de Bourges.

No  82, Papst., p.  138-140 ; no  95, Ibid., p.  168 ; no  XX, Recueil des actes de Louis IV, p.  50. Sur ce conflit : J.-F. Lemarignier, « L’exemption monastique », p. 298-299 ; J. Hubert, « L’abbaye exempte », p. 25-27.

938, janvier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Rome Odon reçoit quatre bulles de Léon VII pour Cluny, Déols, Fleury et Saint-Martin de Tours. No 80, Papst., p. 135-136 ; no 81, Ibid., p. 137-138 ; no 82, Ibid., p. 138-140 ; no 83, Ibid., p. 140-142. Odon s’est sans doute déplacé à Rome pour obtenir ces bulles.



Annexes

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[938, janvier ?]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Rome Odon fait la rencontre de Jean de Salerne à Rome. VO1, I 4, col. 45 B. Sur la date de la rencontre d’Odon et de Jean de Salerne : I. Cochelin, « Quête de liberté », n. 11, p. 186.

938, janvier ?-939 juin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Ambierle ?] Odon, abbé de Cluny, reçoit le monastère d’Ambierle des héritiers de fidèles de Boson. No X, Recueil des actes de Louis IV, p. 30-32.

938, février. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mâcon Les frères de Cluny reçoivent une concession de dîmes de l’évêque de Mâcon, Maimbaud. No 373, CLU, p. 350-351. Sur cette charte : U. Winzer, « Cluny und Mâcon », p. 154-168. Odon est probablement absent et se trouve en Italie.

[938, printemps] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pavie Odon demeure quelque temps auprès d’Hugues de Provence à Pavie. VO1, I 4, col. 45 B.

939, janvier-février. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Rome Ambassade de paix d’Odon entre Hugues de Provence et Albéric, en passant par Sienne. VO1, II 7, col. 64 C. Sur cette légation : G. Antonelli, « L’opera di Odone », p. 33-34.

939, février. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon échange des terres avec Rannalt et Ervera. No 495, CLU, p. 480-481. Odon n’a cependant peut-être pas pu rentrer de Rome.

939, 20 juin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Le Chesnois, près de Douzy] Odon obtient la confirmation des propriétés et privilèges de Cluny du roi Louis IV d’Outremer. No X, Recueil des actes de Louis IV, p. 30-32. Odon s’est peut-être déplacé lui-même.

939, 2 août . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Laon Odon reçoit un diplôme de Louis IV d’Outremer pour Saint-Pons de Thomières. No XI, Recueil des actes de Louis IV, p. 33-34. Odon s’est peut-être déplacé lui-même.

[940]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Saint-Pons de Thomières ?] Odon souscrit une donation de l’archevêque de Narbonne pour Saint-Pons de Thomières. No 74-LXIX-I, HGL V, col. 185-187.

940, 19 janvier. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon échange des terres avec Vuarfredus et Vuarina. No 506, CLU, p. 491-492.

638

Construire une société seigneuriale

940, septembre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fleury Odon est absent de Fleury, où Archembaud est mentionné comme abbé. No 46, Recueil des chartes de Saint-Benoît-sur-Loire, p. 119-120.

[Après 940]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tours Odon compose le Sermo de combustione basilicæ beati Martini. Odon de Cluny, Sermo de combustione basilicæ beati Martini, col. 729 D-749 A. Sur la date de rédaction du sermon : R. Oursel, Routes romanes, p. 153 ; P. Facciotto, I Sermoni agiografici, p. 151-155 ; H. Noizet, La Fabrique de la ville, p. 112-113.

941, 27 février . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cluny Odon est absent de Cluny où il est remplacé par Aymard. No 524, CLU, p. 510-511.

941, 5 décembre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [?] Saint-Marcellin de Chanteuges obtient un diplôme de Louis IV d’Outremer, qui laisse présumer qu’Odon et Arnulf n’y sont plus abbés. No XVII, Recueil des actes de Louis IV, p. 44.

942, janvier-février. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fleury Odon met en place une confraternité avec Aimon (abbé de Saint-Martial de Limoges) et Géraud (abbé de Saint-Pierre de Solignac). No 49, Recueil des chartes de Saint-Benoît-sur-Loire, p. 123-125.

[942 (milieu de l’année)]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Rome Ambassade de paix d’Odon entre Hugues de Provence et Albéric. Flodoard, Annales, p. 84.

942, 15 août . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Rome Odon se trouve à Rome, avec Baudouin. VO1, II 21, col. 72 C. Sur ce miracle : E. Sackur, Die Cluniacenser, I, p. 359 ; I. Cochelin, « Quête de liberté », p. 184-185.

[942, novembre]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Saint-Julien de Tours Odon compose l’hymne en l’honneur de saint Martin in extremis compositus. Odon de Cluny, Hymnus in honorem sancti Martini a S. Odone in extremis compositus, col. 516 A-D ; Brevis historia Sancti Juliani Turonensis, p. 222-227.

942, 18 novembre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Saint-Julien de Tours Mort d’Odon à Saint-Julien de Tours. Flodoard, Annales, p. 86 ; Brevis historia Sancti Juliani Turonensis, p. 222-227.



Annexes

639

Index des citations scripturaires Nous avons répertorié ici les citations scripturaires citées dans l’ensemble de l’ouvrage. Genèse (Gn) I, 26 : p. 550. I, 27 : p. 550 ; n. 169, p. 550. I, 28 : p. 539. XIV, 12-16 : p. 489. XVIII, 11 : p. 52. XIX : p. 593. XXV, 29-34 : p. 568. XXXIX, 7-23 : p. 600. Exode (Ex) XVI, 3 : p. 568. Josué (Jos) VI : n. 128, p. 414. VII, 20-21 : n. 128, p. 414. 1er livre de Samuel (1 S) I, 24-28 : n. 380, p. 607. 2e livre de Samuel (2 S) VI, 3-8 : n. 150, p. 420. VII, 7-13 : p. 489. XVIII, 1-18 : p. 489. 1er livre des Rois (1 R) II, 5-9 : p. 488. XVII, 2-6 : p. 568. Esther (Est) III, 1-6 : p. 445. III, 7-15 : p. 445. Job (Jb) I, 1 : p. 487. X, 17 : n. 196, p. 206. XVI, 8 : n. 377, p. 134. XXI, 13 : p. 504 ; n. 271, p. 504. XXX, 29 : p. 486. XXXVI, 5 : p. 453 ; p. 454. XXXVI, 7 : p. 452.

XXXIX : p. 460. XXXIX, 9 : p. 496 ; n. 248, p. 496 ; p. 497. Proverbes (Pr) I, 8 : p. 524. VI, 20 : p. 524. XIII, 8 : n. 270, p. 504. XXI, 13 : p. 500. Sagesse (Sg) VI, 3 : p. 454. Siracide (Ecclésiastique) (Si) II, 14 : p. 511. XIX, 2 : n. 9, p. 511. XLIX, 4-5 : p. 489. Isaïe (Is) V, 8 : p. 464. XXXIII, 7 : p. 598. Jérémie (Jr) XIII, 23 : n. 265, p. 318. LII : p. 417 ; p. 418 ; p. 421 ; n. 151, p. 421 ; p. 423 ; p. 425. Lamentations (Lm) III, 27 : n.  265, p.  318 ; n.  319, p. 329. III, 27-28 : p. 592 ; n. 330, p. 592 ; p. 593. IV, 1 : n. 377, p. 134. Ézéchiel (Ez) II, 3 : n. 377, p. 134. IX, 4 : p. 598. Daniel (Dn) XII, 3 : p. 526. Habaquq (Ha) I, 8 : n. 377, p. 134 ; p. 500.

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Construire une société seigneuriale

Sophonie (So) III, 3 : p. 501. Zacharie (Za) IX, 17 : p. 613 ; n. 401, p. 613. Malachie (Ml) II, 8-9 : n. 377, p. 134. Matthieu (Mt) V, 3 : p. 503. V, 15 : p. 527 ; n. 82, p. 527. VI, 2-4 : n. 270, p. 504. XI, 30 : p. 593. XVI, 16-19 : p. 400. XVI, 18 : p. 422. XXIV, 12 : p. 345. XXVIII, 18-19 : p. 515. Luc (Lc) I, 7 : p. 54. III, 14 : p. 465 ; n. 116, p. 465. VI, 38 : n.  284, p.  114 ; n.  270, p. 504. IX, 62 : p. 511 ; p. 512 ; p. 513. XI, 41 : n. 270, p. 504. XVI, 9 : p.  142 ; p.  143; n.  270, p. 504. XVI, 19 : p. 503. XVI, 19-31 : p. 468. Jean (Jn) III, 5-6 : p. 515. Actes des Apôtres (Ac) IV, 32-35 : p. 581 ; n.  294, p.  581 ; p. 582.

V, 1-11 : p. 578. Épître aux Romains (Rm) XIII, 1 : p. 452 ; p. 453. XIII, 4 : p. 496. XV, 4 : p. 518. 1re épître aux Corinthiens (1 Co) III, 16-17 : p. 598 ; n. 353, p. 599. VI, 15 : p. 609. IX, 22 : p. 553. XI, 24-29 : p. 609. XII, 12-26 : p. 582. XII-XIV : n. 380, p. 345. XV, 23 : p. 345. XV, 41 : p. 345. 2e épître aux Corinthiens (2 Co) XI, 26-28 : n. 137, p. 416. Épître aux Éphésiens (Ep) V, 3 : p. 605. VI, 10-20 : p. 530. Épître aux Phillipiens (Ph) II, 7 : n. 232, p. 100. 2e épître à Timothée (2 Tm) II, 3-4 : p. 530. II, 4 : p. 512. III, 1 : p. 345. Apocalypse (Ap) VI, 9 : p. 535. VII, 17 : p. 535. VIII, 1 : p. 566 ; n. 232, p. 566. XIV, 1-5 : p. 536. XVIII, 7 : n. 369, p. 604.

Bibliographie

Sources I. Œuvres d’Odon de Cluny Œuvres éditées Odon de Cluny, Antiphonæ, dans PL 133, col. 513. Odon de Cluny, Collationes, dans PL 133, col. 517-638. Odon de Cluny, Hymnæ, dans PL 133, col. 513. Odon de Cluny, Occupatio, éd. A. Swoboda, Leipzig, 1900. Odon de Cluny, Sermo de festivitate sancti Geraldi, éd. P. Facciotto, « Il “sermone de festivitate sancti Geraldi” di Oddone di Cluny  », dans Hagiographica, 3, 1996, p. 113-136. Odon de Cluny, Sermo in translatione sancti Albini, éd. P. Facciotto, I Sermoni agiografici attribuiti a Oddone di Cluny. Tesi di Dottorato di ricerca in Filologia mediolatina, ciclo VIIIe, tutore Prof. Paolo Chiesa, Università degli studi di Firenze, 1996, Annexe 2, p. 220-233. Odon de Cluny, Sermones quinque, dans PL 133, col. 721-729. Odon de Cluny, Vita sancti Geraldi comitis Auriliacensis, dans PL 133, col. 639-704. Odon de Cluny, Vita sancti Gregorii Turonensis, dans PL 71, col. 115-128.

Œuvre inédite Odon de Cluny, Exceptio Sancti Oddonis Cluniacensis abbatis in Moralibus Job, Paris, BnF, Lat. 2455, fol. 1-187.

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Le Carte del monastero di San Pietro in ciel d’Oro di Pavia, éd.  E.  Barbieri, M. A.  Casagrande Mazzoli et E.  Cau, Pavie-Milan, 1984-1988 (Fonti storico­giuridiche, 1 et 2), 2 vol. Cartulaire de Brioude, éd. H. Doniol, Clermont-Ferrand, 1863. Cartulaire de l’abbaye de Lézat, éd. P.  Ourliac et A.-M.  Magnou, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 1984-1987 (Collection des documents inédits sur l’histoire de France. Section d’histoire médiévale et de philologie, 17-18), 2 vol. Cartulaire de l’abbaye de Saint-Aubin d’Angers, éd. B. De Broussillon et E. Lelong, vol. I, Paris, Picard, 1903 (Documents historiques sur l’Anjou publiés par la Société d’agriculture, sciences et arts d’Angers). Cartulaire de l’abbaye de Saint-Chaffre du Monastier, Ordre de Saint-Benoît, suivi de la Chronique de St Pierre du Puy et d’un appendice de chartes, éd. U. Chevalier, Paris, Picard, 1884. Cartulaire de l’abbaye de Saint-Cyprien de Poitiers (888-vers 1155), éd. L. Redet, Poitiers, H. Oudin, 1874 (Archives historiques du Poitou, 3). Cartulaire de l’abbaye de Savigny, éd. A. Bernard, Paris, 1853. Cartulaire de l’évêché d’Autun connu sous le nom de cartulaire rouge, éd. A. de Charmasse, Paris, Durand, 1880. Le Cartulaire de Romainmôtier, éd. A.  Pahud, Lausanne, 1998 (Cahiers lausannois ­d’histoire médiévale, 21). Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon connu sous le nom de livre enchaîné, éd. C. Ragut, Mâcon, 1864 (Collection des documents inédits sur l’histoire de France). Cartulaire de Sauxillanges, éd. H. Doniol, Clermont-Ferrand, 1864. Cartulaire des abbayes de Tulle et de Roc-Amadour, éd. J.-B. Champeval, Brive, 1903. Catalogue privé des actes des archevêques de Bourges antérieurs à l’an 1200, éd. A. Gandilhon, Bourges-Paris, 1927. Codex diplomaticus cavensis nunc primum in lucem editus, éd. M. Morcaldi, M. Schiani, S. De Stephano et E. E. Stengel, vol. I, Naples, 1873. I Diplomi di Ugo e di Lotario, di Berengario II e di Adalberto, éd. L. Schiaparelli, Rome, Istituto storico italiano, 1924 (Fonti per la storia d’Italia). Documents historiques inédits tirés des collections manuscrites de la bibliothèque royale et des archives ou des bibliothèques des départements, éd. J.-J. Champollion-Figeac, vol. I, Paris, 1841. Fournial É. (éd.), « Documents inédits des ixe, xe, xie et xiie siècles relatifs à l’histoire de Charlieu », dans Actes et journées d’études d’histoire et d’archéologie organisées à l’occasion du XIe centenaire de la fondation et de la ville de Charlieu, Charlieu, 1973, p. 107-121.



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Construire une société seigneuriale

Breve Chronicon abbatiæ seu Gesta abbatum Aureliacensium, dans Vetera Analecta, complectentia varia fragmenta et epistolia scriptorum ecclesiasticorum, tam prosa, quam metro, hactenus inedita, cum adnotationibus et aliquot disquisitionibus, éd. J. Mabillon, vol. II, Paris, 1723 [Édition d’origine : 1676, p. 237-247], p. 349. Brevis historia sancti Juliani, dans Recueil des chroniques de Touraine, éd. A. Salmon, Tours, 1854 (Mémoire de la Société archéologique de Touraine, 1), p. 220-234. Chronicon Dolensis cœnobii, dans Notice sur l’abbaye de Déols, éd. A. J. H. Grillon des Chapelles, Paris, 1857, p. 286. Chronicon rhythmicum sancti Juliani Turonensis, dans Recueil des chroniques de Touraine, éd. A. Salmon, Tours, 1854 (Mémoire de la Société archéologique de Touraine, 1), p. 235-256. Chronicon Sancti Martini Turonensis, éd. G. Waitz, Hanovre, 1882 (MGH, Scriptores, XXVI), p. 458. Chronicon Sancti Maxentii Pictavensis, dans Chroniques des églises d’Anjou recueillies et publiées pour la société de l’histoire de France, éd. P. Marchegay et É. Mabille, Paris, 1869. Chronicon sublacense (A. A. 593-1369), éd. R. Morghen, Bologne, 1927 (Rerum italicarum scriptores, XXIV). Chronicon turonense abbreviatum, dans Recueil des chroniques de Touraine, éd. A.  Salmon, Tours, 1854 (Mémoire de la Société archéologique de Touraine, 1), p. 162-200. Chronicon turonense magnum, dans Recueil des chroniques de Touraine, éd. A. Salmon, Tours, 1854 (Mémoire de la Société archéologique de Touraine, 1), p. 64-161. Chronique de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, dite de Clarius. Chronicon sancti Petri vivi Senonensis, éd. R.-H.  Bautier et M.  Gilles, Paris, 1979 (Sources d’histoire médiévale). Chroniques des comtes d’Anjou et des seigneurs d’Amboise, éd. L. Halphen et R. Poupardin, Paris, Picard, 1913 (Collection de textes pour servir à l’enseignement de l’Histoire, 48). Chroniques des comtes d’Anjou recueillies et publiées pour la société de l’histoire de France, éd. P. Marchegay et É. Mabille, Paris, 1856-1871. Exerciciuncule, dans Bibliothèque historique de l’Yonne ou collection de légendes, chroniques et documents divers, pour servir à l’histoire des différentes contrées qui ­forment aujourd’hui ce département, éd. L.-M. Duru, t. II, Auxerre, Société des sciences ­historiques et naturelles de l’Yonne, 1863, p. 354-384. La Fondation de l’abbaye de Maillezais. Récit du moine Pierre, éd. Y. Chauvin et G. Pon, La-Roche-sur-Yon, Centre vendéen de recherches historiques, 2001. Flodoard, Annales, éd. P. Lauer, Paris, 1906 (Collection de textes pour servir à l’étude et à l’enseignement de l’Histoire, 39).



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Auxentium

de

basilicis

tradendis,

dans

PL

16,

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Index des noms de lieux et de personnes

Aaldranus, donateur à Cluny : 632.

Adazius, abbé de Lézat : 299.

Abbon de Saint-Germain-des-Prés : 343.

Adélaïde de Bougogne, épouse d’Otton Ier : 198n.

Abbon, abbé de Fleury : 305, 305n, 371, 456, 456n. Abbon, abbé laïque de Tulle et de SaintMartial : 53. Abbon, juriste d’Auvergne : 53. Abbon, juriste de Bourgogne : 53-54. Abbon, père d’Odon : 18, 29n, 45, 50-59, 61-64, 66-67, 69-71, 73, 80, 129, 310, 365-366, 537, 629-630.

Adélaïde, épouse de Richard le Justicier : 19, 42, 141, 172, 185, 188, 197-198, 202-205, 250-251, 301, 365, 387, 563, 632-633. Adèle, épouse du Arnoul : 342n.

vicomte-marquis

Adelgrimmus [autre nom d’Adhegrin ?] : 113.

Abel, personnage biblique : 379-380.

Adelpart, abbé du Mont-Cassin : 273.

Abiron, personnage biblique : 295.

Adémar de Chabannes : 132n, 136, 207, 210n, 245-247.

Abner, personnage biblique : 488n. Abraham, personnage biblique : 489, 596n. Absalom, personnage biblique : 489. Acfred, duc d’Aquitaine : 38, 42, 146, 169, 173-174, 289, 295. Achard, fidèle de Guillaume d’Aquitaine : 157. Adacius, co-abbé d’Odon : 219-220, 220n, 301-302, 633, 635. Adalard, évêque de Clermont : 146. Adalcrimus [autre nom d’Adhegrin ?]  : 113.

Adémar de Poitiers, comte de la VG4 : 442, 445-446. Adémar des Échelles, vicomte ou comte : 219-220, 220n, 365. Adéodat, fils d’Augustin : 86. Adhegrin, ermite : 29n, 111-119, 122, 127, 237, 246-247, 397, 442n, 522, 558, 589. Adrevald de Fleury : 318, 320n, 398n. Æthelwold, évêque de Winchester : 314, 315n, 321, 513. Agapet II, pape : 192, 200, 264.

Adalgisus, chanoine de Mâcon : 249.

Agobard de Lyon : 380.

Adalgrimmus [autre nom d’Adhegrin ?] : 113.

Aidan, évêque anglais : 556.

Adalgrimnus [autre nom d’Adhegrin ?] : 113.

Aimeric, abbé de Saint-Vincent de Chantelle : 365.

Adalmar, fidèle des Robertiens : 57, 60. Adam, personnage biblique : 100, 104-106, 134, 135n, 377, 506, 521, 550, 569, 583, 593.

Aimar, sire de Bourbon : 158.

Aimeric, archevêque 293n.

de

Narbonne :

Aimoin de Fleury : 112, 213, 305, 307-308, 313, 317.

Construire une société seigneuriale

708

Aimon, abbé de Tulle et de Saint-Martial : 53, 55n, 136, 207, 208n, 210n, 214, 216, 218, 220, 299, 314, 321n, 326, 365, 633, 638. Aine [lieu] : 186.

Antéchrist : 109, 345, 378, 380, 604n, 612. Antoine, saint : 92, 116, 328. Arald, moine de Cluny : 242n. Archanald, écolâtre de Tours : 74.

Aino, donateur à Cluny : 252. Aix-la-Chapelle, concile de : 141, 237. Akân, personnage biblique : 414n. Alafracta, villa : 160, 162, 167, 176, 179, 204, 387, 439, 631.

Archembaud, co-abbé d’Odon : 307n, 313-314, 316, 638. Archembaud, donateur à Saint-Martin de Tours : 58n, 310n. Ardon : 31, 229n, 283n, 359, 359n, 558.

Alard, famille de donateurs à Cluny : 252.

Ardré, vicomte de Tours : 57-58, 60-61, 70, 365.

Alaric, Bréviaire : 72-73, 315-317.

Arigaud, co-abbé d’Odon : 315-316, 325-326.

Albéric, princeps de Rome : 19, 41-42, 191-192, 255-263, 265, 272-273, 276-277, 365, 384, 395, 403, 441, 624, 634-635, 637-638. Alcuin : 89, 102-103, 261, 269, 397, 501, 518. Alda, fille d’Albéric : 42, 258, 365.

Arlan [Arlannus], moine de Cluny : 244, 244n. Arlardus, moine de Cluny : 244n. Arles, concile de : 512n. Arnald, fidèle d’Hugues le Grand : 310n.

Alelm, donateur à Cluny : 632.

Arnald, laïc de la VG4 : 471, 501.

Aligerne, abbé  273-274.

Arnaud de Brescia : 21.

du

Mont-Cassin :

Arnaud, abbé de Saint-Pierre-le-Vif de Sens : 324.

Amalaire de Metz : 95, 319n. Aman, personnage biblique : 445.

Arnold Ayduin, avoué de Cluny : 154.

Ambérieu-en-Dombes, 275.

252,

Arnold, évêque de Clermont : 157, 286, 298, 298n, 365.

Ambierle, monastère : 19, 120, 196-197, 201-202, 290, 637.

Arnulf, co-abbé d’Odon : 195n, 214-216, 218, 286, 289, 291, 293, 365, 635, 638.

curtis :

Ambroise, père de l’Église : 90, 90n, 400n, 409, 413, 431, 516, 556, 564, 574, 592. Amiel, évêque d’Uzès : 151. Ananie, personnage 578-581.

biblique :

Artaud, archevêque de Reims : 191. Artaud, donateur à Cluny : 252, 252n. Arteus, moine de Cluny : 242n.

401,

Athanase d’Alexandrie : 92. Atton, évêque de Nevers : 146.

André, saint : 131.

Atton, fidèle de Guillaume d’Aquitaine : 157.

Angers : 36, 66, 71, 110, 310, 318, 329-330, 413, 546, 636.

Atton, vicomte de Toulouse : 293n, 299, 365.

Anne, personnage biblique : 598n, 607.

Atton, vicomte de Tours : 57-58, 58n, 365.

André de Fleury : 305, 316.

Anscherius, laïc : 186.



Index des noms de lieux et de personnes

Aubin, saint : 24, 91, 95, 329-331, 336, 349, 358, 406-407, 409-413, 415-417, 419, 430, 435, 442n, 544-548, 550, 552-553, 557, 557n, 582, 593-594, 601, 603, 627, 636.

709

162-163, 165, 168, 170, 189, 231-233, 235-236, 239, 548, 552-553, 558-559, 564, 566, 630-631. Beaune : 117.

Aubry de Narbonne : 158, 250.

Bède le Vénérable : 46, 91, 95, 240, 302, 423, 489, 556, 579.

Aubry, famille : 144.

Bénévent : 42, 272, 333n.

Augustin, père de l’Église : 21, 69, 85-86, 88-90, 95, 100, 100n, 103, 133, 228, 239-241, 317n, 379-380, 394, 400, 409-410, 413, 425-426, 449, 474, 493, 498, 504-506, 515-516, 519, 520n, 521, 526, 528, 536n, 553, 568, 580, 592-595, 598, 608, 612, 626.

Benoît d’Aniane : 15, 18, 29n, 31, 90, 102-103, 119, 121, 126, 141, 142n, 143, 156, 194-196, 222, 229, 231-232, 237-238, 283, 358-359, 359n, 361, 509, 522, 526, 530, 558, 560, 572, 579, 607.

Aurèle, diacre de la Vita Martini : 331, 333. Autun : 53. Auxerre : 87, 109, 119, 520, 626. Ava, épouse de Geoffroy de Nevers : 251. Ava, mère d’Odon ? : 55, 55n. Ava, sœur de Guillaume d’Aquitaine : 68, 138, 143, 186. Aydoardus, moine de Cluny : 242n. Aymard, abbé de Cluny : 15, 47n, 56, 172n, 242, 244, 251, 253, 253n, 281-282, 297, 361, 362n, 557, 638. Aymon, fidèle d’Hugues le Grand : 310, 310n. Babylone : 417, 447, 604. Baluze Étienne : 124, 166n, 301-302, 352n. Barthélemy Ier, archevêque de Tours : 353. Basan, roi biblique : 447n. Basile, saint : 267n. Bassula, mère de Sulpice Sévère : 333. Baudouin, co-abbé d’Odon : 259, 264, 273-274, 634, 638. Baume-les-Messieurs, monastère : 18, 29n, 30, 33, 45, 75, 110-116, 118-122, 124-127, 136-137, 141, 148, 156,

Benoît de Nursie : 18, 24, 29, 29n, 30, 31n, 55, 71, 90, 109-110, 117, 128, 135, 138, 141-143, 161, 185, 190, 195, 228, 232-236, 247, 273, 291-292, 305-306, 308, 311, 314, 317, 317n, 318-319, 328, 336, 343, 361, 367, 374, 392-393, 398, 398n, 399, 401-403, 407, 460, 467, 468n, 504, 507, 510-511, 514, 520, 522-534, 539-540, 542-549, 553, 559, 565, 565n, 567, 572, 577-578, 587-588, 602, 607n, 623-624. Benoît de Saint-André de Soracte, chroniqueur : 257, 259, 264-265. Benoît, abbé de Saint-André sur le Mont Celio : 260. Benoît, fidèle des Robertiens : 57. Benoît, saint : voir Benoît de Nursie. Bérald/Bérard, moine de Cluny : 242. Béranger [Berengarius], moine de Cluny et prieur : 244, 245n, 632. Béranger Ier, roi d’Italie : 170-171. Berlaïc, præcantor de Tours : 74. Bernard de Clairvaux : 238. Bernard de Septimanie : 38, 459. Bernard Plantevelue : 38, 59, 145. Bernard, auteur d’un coutumier : 25n, 233, 235-236, 238. Bernard, co-abbé d’Odon ? : 298.

710

Construire une société seigneuriale

Bernard, comte de Périgueux : 299-303.

283n, 284-288, 387, 390, 404, 625n, 630-631, 636.

Bernard, comte de Senlis : 310, 310n, 365.

Brantôme, monastère : 302, 302n, 303.

Bernard, donateur à Cluny : 56.

Brice, saint : 234.

Bernard, donateur à Cluny : 631.

Brioude : voir Saint-Julien de Brioude.

Bernard, donateur à Cluny : 632.

Brunehilde, reine mérovingienne : 442n.

Bernard, fidèle de Boson : 119-120, 121n, 146, 157, 201-202, 365.

Bruno, archevêque de Cologne : 268.

Bernard, moine de Cluny : 242.

Caïn, personnage 379-380.

Bernier, donateur à Cluny : 632.

Campon, abbé de Farfa : 261-262, 263n.

Bernier, doyen de Saint-Martin de Tours : 384.

Canossa, famille : 458.

Bernon, abbé de Cluny : 15, 18, 24n, 26, 33, 43, 46-48, 111, 115-116, 118-119, 121-131, 136-138, 141, 148, 150, 152, 154-158, 160-171, 176-177, 181, 189, 193, 197-198, 203, 222-224, 226, 243, 248-250, 253-256, 278, 281-284, 297, 303, 315, 357, 360, 365-366, 389, 544-549, 554-555, 557-560, 562-563, 576, 614, 630-631. Bernon, évêque de Mâcon : 125, 137, 185, 229-230, 247-249, 251, 365, 632, 634. Bernuin, archevêque de Besançon : 137. Bertazia, donatrice à Cluny : 252. Berthe, épouse de Girard de Roussillon : 147. Besançon : 136-138. Bethsabée, personnage biblique : 448. Béziers : 293. Blanusco, villa : 252n. Boèce : 96n. Boson, fils de Guillaume le Pieux : 40. Boson, frère du roi Raoul : 40. Boson, roi de Provence : 16, 41-42, 68, 119, 121n, 144-145, 151, 172, 275-276.

biblique :

154n,

Capoue : 273. Cassien Jean : 90, 132, 514, 579-580. Cassiodore : 91, 424n. Cathwulf : 489. Chalon-sur-Saône : 119. Chanteuges : voir Saint-Marcellin de Chanteuges. Charlemagne : 259, 300, 322, 451, 468, 489, 529, 604. Charles le Chauve : 53, 140, 172, 323n, 361, 539n, 614n. Charles le Simple, roi franc : 37, 79n, 141, 170, 215, 311, 443. Charlieu, monastère : 19, 188, 197, 199-202, 244, 275, 279, 361, 617, 633. Chevignes, villa : 250. Cîteaux : 124n, 318. Clairvaux : 513. Claude, membre de la famille des Chanteuges : 289. Clément d’Alexandrie : 400, 401n. Clément, moine de Cluny : 242, 242n. Cloibertus : voir Obertus. Cluny A, chapelle : 224, 226.

Bourbon, sires : 252.

Cluny I, église abbatiale : 224, 226-227.

Bourg-Dieu : voir Déols.

Cluny II, église abbatiale : 230.

Bourges : 72, 136, 138, 146, 157, 282,

Cluny III, église abbatiale : 224-225.



Index des noms de lieux et de personnes

Cluny, monastère : 15-20, 23, 24n, 25-28, 31, 33, 43, 47-48, 52n, 54n, 55-56, 65, 68, 73, 80, 88, 92, 92n, 108, 108n, 113, 114n, 118-123, 124n, 125-128, 136-193, 197-205, 207, 209-213, 215-217, 219n, 220-254, 258, 262, 263n, 264, 269, 275-285, 287, 291, 294-298, 300, 302-303, 305-306, 309, 312, 315, 318-319, 320n, 323n, 325, 327-328, 337, 339-340, 351-353, 358-361, 376, 384-395, 399, 402-403, 405, 433, 439-441, 452-455, 457, 459, 492, 503, 510, 518, 522, 532, 534-535, 537, 544, 546n, 551, 557, 561-562, 585, 590, 600, 610n, 620, 625n, 626, 630-638. Colomban : 122, 266, 566. Compiègne, antiphonaire de : 140. Conrad d’Eberbach : 134n. Conrad le Pacifique, roi de Bourgogne : 40, 202-205. Costadoni Anselmo : 260. Cunebert, chanoine de Brioude : 289, 365. Cyprien de Carthage : 90, 512n, 534-535, 571. Dacbert [Dacbertus], moine de Cluny : 242n, 244n. Daniel, personnage biblique : 486n, 526. Dathan, personnage biblique : 295. Dauphins, famille de donateurs à Cluny : 252. David, donateur à Cluny : 636. David, roi biblique : 447n, 448-449, 451, 486-490, 488n, 492-493. Déols, monastère : 18, 72, 126, 136, 141, 146, 156-163, 166-167, 174, 179-184, 186-190, 192-193, 215, 221-222, 254, 258, 278, 282-288, 294-296, 303, 311-312, 337, 339-340, 359-360, 385-395, 402, 404, 408, 439-440, 452, 455, 492, 544, 551, 562-563, 572, 576, 590, 625n, 630-631, 633, 636.

711

Dhuoda : 459-461, 463, 488n. Dieudonné, moine de Cluny : 242, 242n, 315, 315n. Doda, épouse de Liébaud de Brancion : 252n. Dodon, donateur à Cluny : 632. Donat, auteur d’un traité de grammaire : 317n. Drogon, ermite de Baume : 112, 113n. Duchesne André : 24. Dunstan de Ramsey, saint : 321. Durand Ursin : 335n. Ebbe de Déols : 40, 52, 136, 156-157, 166-167, 173-174, 177, 179-180, 182-183, 185-187, 255, 278, 284, 285n, 287-288, 365, 388, 390-391, 544. Ebbe le Noble : voir Ebbe de Déols. Èble, fidèle des Robertiens : 57-58, 61. Ebles Manzer, comte de Poitiers : 219-220, 279, 303, 365-366. Écussoles, villa : 251. Eden : 569, 573-574. Éginhard : 468, 469n. Eiricus : voir Héric. Eldebertus, moine de Cluny : 244n. Élie, personnage biblique : 568. Élipand de Tolède : 102. Élisabeth, personnage biblique : 54. Élisiard, comte : 306-310, 311n, 365, 442n, 588, 589n. Elisiernus : voir Élisiard. Emma, épouse du roi Raoul : 42, 172-173, 250, 309, 365. Erbern, archevêque de Tours : 57, 365. Ermenfred, comte, fidèle de Guillaume d’Aquitaine : 158. Ermengarde, épouse de Boson de Provence : 41-42, 119, 125, 152, 365.

712

Construire une société seigneuriale

Ermengarde, épouse de Liétaud de Mâcon : 250. Ermenteus, donateur à Cluny : 633. Ervera, donatrice à Cluny : 637. Ésaü, personnage biblique : 568. Estiennot Claude : 301n, 302n. Étienne VII, pape : 192. Étienne VIII, pape : 72, 284, 365, 387-388, 390, 404, 408.

Foulque le Roux, comte d’Angers : 38, 50, 58, 58n, 65-71, 75, 78-79, 110-113, 173, 310, 330, 365-366, 589, 629-630. Foulque, archevêque de Reims : 86. Fouquier de Valensole, famille : 144. Francfort, concile de : 102. Frédéric II, empereur germanique : 20. Fréjus, concile de : 267n.

Étienne, saint : 317n.

Fromond, vicomte de Sens : 310n, 326n.

Eudes, comte : 53, 59.

Froterius, évêque de Poitiers : 328.

Eudes, roi des Francs : 38, 57-58, 60-62, 66-67, 138, 142, 361, 365.

Froterius, moine de Cluny : 244n.

Eva, donatrice à Cluny : 632. Ève, personnage biblique : 593. Évrard, donateur à Cluny : 252, 280. Ézéchias, roi biblique : 489. Farfa, monastère : 19, 256-265, 269, 274. Félix d’Urgel : 102. Felnerias, villa : 252n. Fleury, monastère : 19, 29n, 30, 55-56, 73, 112, 112n, 189, 194n, 213, 227, 233, 258, 304-320, 322-328, 336-337, 339-340, 341n, 353, 355-356, 359-360, 368, 392-393, 395-396, 398-399, 402-403, 405, 442n, 513, 525-526, 532-533, 535, 546n, 551, 560, 567, 577-578, 587-590, 625n, 626, 634-636, 638. Flodoard : 47, 47n, 123, 155, 255, 276-277, 308, 406.

Fructueux de Braga (Pseudo), auteur d’une règle monastique : 580. Fulcrad, fidèle des Robertiens : 57, 60-61. Fulda, monastère : 268. Fulgence de Ruspe : 317n. Gallus : 264. Galon, fidèle de Guillaume d’Aquitaine : 146. Gandalbert, fidèle des Robertiens : 57, 60. Gandelmoda, donatrice à Cluny : 252. Garin, abbé de Corbie : 267. Gautier, fidèle des Robertiens : 57, 57n, 58, 60. Gauzbert, évêque dans la VG4 : 406. Gauzelin, évêque de Toul : 305, 306n. Gauzelmus, fidèle des Robertiens : 58n.

Florent, saint : 82.

Gauzfred, vicomte de Bourges : 146, 157.

Florus de Lyon : 95.

Gauzlin, abbé de Fleury : 305.

Formose, pape : 124-126, 147-148, 152, 164-166, 365, 384.

Gauzlin, doyen de Saint-Martin de Tours : 78n.

Fortunat Venance : 91, 330-332, 350n, 430, 546-548, 552.

Geneviève, sainte : 91, 95.

Foulque le Bon, comte d’Angers : 38, 75, 310, 310n, 330, 365.

Geoffroy, comte de Nevers : 199, 241, 251, 253, 278, 365.

Geoffroy, comte d’Orléans : 310, 365.



Index des noms de lieux et de personnes

Geoffroy, témoin Bernon : 162.

du

testament

de

Georges, abbé d’Aniane : 359n. Gérard, donateur à Cluny : 252, 252n. Gérard, donateur à Cluny : 252. Gérard, donateur à Déols : 284. Gérard, évêque de Mâcon : 136, 137n, 186, 248-249. Gérard-Latour Armand de : 302n. Géraud, abbé de Solignac : 314, 638. Géraud, comte d’Aurillac : 17, 19, 24, 49, 64, 68-69, 73, 80, 96, 114, 147, 205-213, 215-218, 234, 360, 396, 400-401, 406, 426, 437-438, 443-447, 454, 457-497, 500-502, 505-507, 515n, 520, 527, 543, 555, 590-592, 594-595, 600-602, 625n, 627, 632. Géraud, évêque de Riez : 356, 404. Géraud, évêque et moine de Fleury : 588. Géraud, fidèle de Guillaume d’Aquitaine : 146, 157. Gerbald, fidèle de Guillaume d’Aquitaine : 158, 226. Gerberge, donatrice à Cluny : 249. Gerberge, sœur de l’évêque Maimbaud : 241. Gerbert d’Aurillac : voir Sylvestre II. Gerland, évêque de Sens : 325-326. Germoad, donateur à Cluny : 631. Géronce, archevêque de Bourges : 72, 157, 284-287, 365, 408. Gersinde, sœur de Théotolon : 78. Gezon de Tortona : 321. Gigny, monastère : 119-126, 136, 147-150, 152, 156, 160, 162-166, 168-172, 174-176, 181, 189, 193, 198, 203-204, 223, 241, 254, 278, 387, 562, 625n, 630-631, 634. Girald, fidèle d’Hugues le Grand : 310n. Girard de Roussillon, laïc : 147, 150.

713

Girard, donateur à Cluny : 636. Girbalt, donateur à Cluny : 632. Girbert, donateur à Cluny : 635. Giseprando, évêque de Tortona : 321n. Gislard, donateur à Cluny : 632. Godalvin, moine de Cluny : 242n. Godo, laïc : 53n. Gomorrhe : 377, 592-593, 599n. Gondoin, moine de Cluny : 242n. Gorze, monastère : 112, 264, 526, 560. Gottschalk, évêque du Puy : 215n, 291, 365. Gottschalk, intellectuel carolingien : 103-105, 380. Grégoire de Naziance : 91, 96, 332n, 397, 431, 496-498. Grégoire de Tours : 24, 82-85, 91, 94, 234, 329, 331-332, 336, 345, 349-350, 397, 406-407, 409, 413, 442, 442n, 503n, 610n, 614n. Grégoire le Grand : 24, 28, 31n, 56, 63, 85, 89, 91, 95, 107-108, 239-240, 260, 318, 332n, 350, 376, 376n, 394-395, 395n, 397, 409-415, 419-420, 421n, 426, 428, 429n, 448-449, 453, 460, 460n, 486-488, 496-498, 511, 513, 520, 521n, 522, 522n, 524-525, 527-528, 530, 538, 551, 566, 595, 601, 604. Grégoire V, pape : 202, 298, 300, 561. Grégoire VII, pape : 124n. Gregorio di Catino, moine de Farfa : 262. Grimlaïc, auteur d’une règle : 512-513. Guandanbert, témoin du testament de Bernon : 162. Guigo, donateur à Cluny : 252. Guillaume d’Aquitaine, duc : 15, 38, 40, 42, 50-51, 59, 62, 65-69, 119-122, 126, 136, 138-152, 155-158, 161, 163, 165, 169, 171-173, 176-179, 182-183, 185-187, 201, 205, 216, 222,

714

Construire une société seigneuriale

241, 250-252, 254, 275, 283, 283n, 288-289, 294-295, 297, 303, 358, 365-366, 388n, 389, 438, 444-447, 457, 459, 472, 537, 544, 629-630.

Hérode, roi biblique : 445n, 448-450, 535-537, 606-607. Hervé, fidèle d’Hugues le Grand : 310, 310n.

Guillaume de Gellone, saint : 213.

Hespérie : 255.

Guillaume le Jeune, duc d’Aquitaine : 38, 42, 146, 157-158, 165, 166n, 169, 173-174, 291, 365.

Hildebertus, évêque : 157.

Guillaume le Pieux : voir Guillaume d’Aquitaine.

Hildebodus, évêque Saône : 351, 356.

de

Chalon-sur-

Hildebrandt, moine et prieur de Cluny : 28, 242, 244, 270.

Guillaume Tête d’Étoupe, comte de Poitiers : 279, 287, 328, 365-366.

Hildegarde, donatrice à Cluny : 252.

Guillaume, abbé d’Hirsau : 230.

Hildegarde, épouse d’Ebbe de Déols : 157.

Guillaume, évêque de Sens : 324-326, 365, 636. Gunbertus, neveu de vicomtes de Tours : 58n.

Hincmar de Reims : 103, 319n, 422, 430, 450, 456, 503. Hirsau, monastère : 25n, 230.

Gundacher, fidèle des Robertiens : 57, 60.

Horace, poète latin : 95.

Guy d’Escuens : 126.

Hugues d’Anzy-le-Duc, saint : 123, 123n, 124, 124n, 126.

Guy de Toscane : 171, 365. Guy, abbé de Gigny : 18, 125, 160-164, 167-171, 176, 181, 181n, 189, 241, 315. Guy, chanoine de Tours : 66, 66n, 71. Haimon, moine d’Hirsau : 230. Hardouin, donateur à Saint-Martin : 53, 59, 66.

Housseau Étienne : 352n.

Hugues d’Arles, roi d’Italie : 19, 41-42, 171-172, 191-192, 192n, 199-201, 252, 255-256, 258, 270, 275-278, 280, 321n, 365-366, 395, 403, 441-442, 634-635, 637-638. Hugues de Farfa : 257-265, 268-269, 273-274, 302. Hugues de Fleury : 317.

Haymon d’Auxerre : 401, 501, 517, 520, 531.

Hugues de Gournay : 230.

Hégésippe : 90.

Hugues de Salins, Besançon : 138.

Heiric d’Auxerre : 84, 91, 109, 322n, 326. Heiric, évêque de Langres : 291, 365. Héliodore, personnage biblique : 295. Henri II, roi de Germanie : 259. Herbert de Clairvaux : 134n. Herbert II de Vermandois : 173. Héric, fidèle des Robertiens : 57, 60. Heriger de Lobbes, chroniqueur : 615.

Hugues de Poitiers : 147. archevêque

de

Hugues de Semur, abbé de Cluny : 25, 25n, 26, 26n, 30, 51, 100, 108n, 137-138, 223, 239-240, 241n, 247n, 358, 557. Hugues l’Abbé : 57, 62, 66. Hugues le Grand, duc des Francs : 38, 42-43, 60, 79, 79n, 172-174, 255, 279-280, 287-288, 304, 307, 309-310, 310n, 324-326, 327n, 329-330, 337,



Index des noms de lieux et de personnes

339-340, 346, 353, 365-366, 392-393, 589, 634. Hugues le Noir, duc de Bourgogne : 40, 42-43, 172-173, 198-199, 204-205, 250-251, 253, 279-280, 291, 324, 365. Humillimus, hagiographe d’Odon : 26, 26n, 30n, 51, 54, 65, 122-123, 125-127, 129n, 240, 264, 351-352, 355-356, 399. Inda, monastère : 359n. Ingelheim, concile de : 267n. Ingilberge, fille de Boson de Provence : 42, 68, 120, 120n, 138, 144-145, 152, 157n, 365. Ingoald, archimandrite : 268. Innocents, saints : 235, 449-450, 535-537, 607. Irénée de Lyon : 81, 239. Isaac, personnage biblique : 54, 447, 598n, 509. Isarn, moine de Cluny : 242n. Isidore de Séville : 46, 46n, 82, 228, 397, 448, 450, 550. Israël : 84, 130, 568. Jacob, personnage biblique : 486n. Jacques, moine de Cluny : 242, 244n, 245. Jean [Joannes], moine de Cluny : 242, 242n, 244n, 245. Jean Chrysostome : 91, 598. Jean de Marmoutier : 75. Jean de Salerne : 19, 27-31, 45-51, 54-56, 62-65, 67-71, 74-80, 82, 86-89, 107, 109-114, 116-119, 121, 127-131, 135-136, 155, 161, 167-168, 170, 189, 205, 215, 220, 220n, 226-229, 231-234, 236-238, 244, 246-247, 255, 257-260, 263-265, 269-272, 275-277, 304, 308, 311, 313-314, 318-319, 320n, 327, 333-334, 342, 351, 354-359, 367, 395, 395n, 397-399, 404-406, 438, 441-442, 474, 522, 525-526, 537-538, 545-546, 548-549,

715

552-562, 564-570, 572, 577-578, 583-584, 587-590, 629, 637. Jean Diacre : 91, 394. Jean l’Aumônier, saint : 91, 394, 409-410. Jean l’Italien : voir Jean de Salerne. Jean le Romain : voir Jean de Salerne. Jean Scot Érigène : 88, 88n, 91-92, 94-95, 103-105, 239, 375, 379-380, 521, 528. Jean VIII, pape : 200. Jean X, pape : 141, 146, 148n, 160, 160n, 165, 167-172, 174-179, 181, 183, 191-192, 214, 249, 365, 387, 453-454, 631. Jean XI, pape : 18, 141, 171, 181-189, 191-193, 197-202, 204, 214, 220, 222, 255, 257, 261, 264, 275-277, 279-281, 291, 294, 312, 365, 388, 620, 633. Jean XIII, pape : 268. Jean XIX, pape : 269. Jean, abbé de Gorze : 112, 115, 229, 264, 560, 560n. Jean, abbé de Saint-Géraud d’Aurillac : 217. Jean, évêque de Nôle : 356, 404-405. Jean-Baptiste, personnage biblique : 54, 234, 465, 527n, 618. Jérémie, personnage biblique : 130, 329n, 417-418, 421, 421n, 423, 425. Jéricho : 414, 414n. Jérôme, père de l’Église : 82, 90, 92, 239-240, 414, 415n, 416, 446-447, 489, 501, 514, 519, 538, 566, 569, 571, 573, 595, 609. Jérusalem : 379, 493, 522, 525, 533, 606. Joab, personnage biblique : 488, 488n. Joannes Subdiaconus : 514, 514n. Job, personnage biblique : 24, 28, 89, 94, 107-108, 132, 321n, 329n, 419, 431, 460, 486-488, 496-497, 566, 630.

716

Construire une société seigneuriale

Jocundus, auteur monastique : 615.

Léon, abbé de Subiaco : 261, 261n.

Jonas d’Orléans : 422, 479-480, 488n, 609.

Lérins, monastère : 537.

Joseph, fils d’Élisiard : 310.

Liébaud de Brancion, fidèle de Guillaume d’Aquitaine : 158, 186, 249, 252, 252n.

Joseph, personnage biblique : 448n, 599-600. Josèphe Flavius : 95. Josias, roi biblique : 489.

Lézat, monastère : 297-299, 299n, 303.

Liétaud, comte de Mâcon : 40, 250-251, 253, 365.

Judith, fille du roi Raoul : 198, 198n.

Limoges : 18, 24, 53, 55, 130-131, 136, 157, 207, 210, 213-214, 220, 286, 318n, 360, 396, 399, 401, 405, 630-631.

Julien, saint : 234, 330.

Liutprand de Crémone : 171n.

Justinien, empereur romain : 51-52.

Liutprand, roi lombard : 270.

Keitadas, villa : 251.

Lot, personnage biblique : 489.

Josué, personnage biblique : 414. Judas, personnage biblique : 295.

Laifinus : voir Laisinus. Laisinus, parent de Bernon de Cluny : 124-125. Lambert, abbé de Fleury : 307, 307n. Lanco, villa : 252n. Landric, donateur laïc à Savigny : 53, 53n. Lanfranc du Bec : 565. Langres : 40, 291. Lantfred, moine de Fleury : 314, 314n. Laune, archidiacre de Bourges : 157, 287, 365. Le Mans : 52, 52n, 53, 158, 584. Le Miroir, abbaye : 124n. Léon d’Ostie : 274, 274n. Léon III, pape : 267. Léon le Grand, pape : 319, 319n, 396n, 421-423. Léon VI, pape : 192, 214, 214n. Léon VII, pape : 72, 171, 192, 192n, 199-202, 214, 255, 257-258, 264, 275-280, 284-285, 293n, 294, 305, 305n, 307, 309, 311-312, 314-316, 337, 339-341, 343-346, 349-350, 365, 385-388, 390, 392-393, 395, 395n, 533, 635-636.

Lothaire, roi d’Italie : 252, 275, 275n, 277-278, 280, 321n, 634. Lothaire, roi des Francs : 192. Louis IV d’Outremer, roi des Francs : 23n, 37-38, 40, 42-43, 72, 117, 178, 200-202, 250, 255, 264, 264n, 275n, 279-281, 284, 284n, 287-288, 291-293, 295-296, 309, 324, 326n, 328-330, 365, 388-389, 404, 439-440, 442, 442n, 452, 452n, 637-638. Louis l’Aveugle, roi de Provence : 41-42, 68, 119-120, 121n, 145-146, 151, 171, 201-202, 241, 252, 276, 365. Louis le Pieux : 74, 95, 451, 489, 509, 512n, 529, 558, 584. Louis, frère de Rodolphe II ou fils du roi Raoul : 198. Louis, saint : 21-23, 468. Lucifer : 134, 376, 541. Lyon : 119, 136, 145, 149, 168, 201, 204, 279, 413, 439, 633. Lys, donatrice à Cluny : 157-158, 250. Mabillon Jean : 19, 50, 52, 112, 140, 153, 181, 181n, 213, 257, 260, 269-272, 272n, 297, 306, 308, 333-334. Mâcon : 53-54, 119, 125-126, 136-137, 145, 168-169, 173, 185, 199, 226,



Index des noms de lieux et de personnes

229, 247-251, 253, 278-280, 389, 433, 439, 632, 634, 637. Madalbert, archevêque de Bourges : 146. Maielpotus, abbé  du 273-274.

Mont-Cassin :

Maïeul, abbé de Cluny : 15, 25-26, 144, 181, 197, 202, 230, 239-240, 242-245, 259, 270, 270n, 271, 318, 361, 518, 537, 557, 561-562, 588, 599. Maillezais, monastère : 229n. Maimbaud, évêque de Mâcon : 247-249, 365, 637. Maingaud, fidèle des Robertiens : 58, 58n. Maître, auteur d’une règle monastique : 90, 235-236, 571, 579-580, 580n. Mannar, moine de Cluny : 244n. Marcigny-sur-Loire, prieuré de Cluny : 248. Mardochée, 445-446.

personnage

biblique :

Maria-Laach, monastère : 318n. Marie : voir Vierge. Marie, donatrice à Cluny : 635. Marin II, pape : 273-274. Marius Victorinus : 239. Marmoutier, monastère : 75, 78. Marozia, mère d’Albéric : 41-42, 171, 191-192, 201, 365. Marrier Martin : 24, 24n, 108. Martène Edmond : 335n, 352n. Martial, saint : 396. Martianus Capella : 86-88, 95, 314. Martin, abbé : 302. Martin, saint : 18, 24, 31-32, 52, 62-63, 65, 69, 80-86, 90-91, 94, 116, 199, 201, 227, 234, 240, 264, 264n, 271, 305, 316, 330-345, 347, 349-352, 354-355, 357-360, 367, 393, 396-399, 403, 415-416, 442n, 471, 522, 527, 546, 624, 636, 638.

717

Massay, monastère : 18, 126, 156, 158, 162-163, 222, 282-284, 288, 631. Maur, saint : 121, 320n, 534. Mauristes : 260. Méliton de Sarde : 317n. Mirzio Cherubino : 261. Mitarelli Giambenedetto : 260. Moïse, personnage biblique : 318, 377, 523-524, 616. Moissac, monastère : 319. Moissat, monastère : 146, 165, 171. Mont Cenis : 119. Mont-Cassin, monastère : 19, 256, 269, 272-275, 398, 534. Montceau, villa : 252n. Monte Gargano : 272, 404. Montier-en-Der, monastère : 305, 306n, 308. Mouthier-en-Bresse, monastère : 156, 162-163. Nabuchodonosor, personnage biblique : 446. Nalgod, hagiographe d’Odon : 19, 26, 51, 51n, 65, 129n, 137-138, 260, 271n, 351-352, 399. Nantes : 66, 110. Naples : 272. Narbonne : 293, 359n, 637. Natân, personnage biblique : 489. Nathanaël, personnage biblique : 486n. Nepi : 263. Nevers : 146, 158, 199, 251, 253n, 358. Nibridus, archevêque de Narbonne : 359n. Nitrie : 92. Nizier, saint : 413. Noé, personnage biblique : 486n, 569n. Obertus, moine de Cluny : 315. Ocbert/Otbert, fidèle de Guillaume d’Aquitaine : 146.

Construire une société seigneuriale

718

Oda, abbé de Canterbury : 321. Odilon, abbé de Cluny : 15, 23, 25-27, 27n, 123, 230, 239-241, 244, 259, 262, 265n, 269, 273, 281, 305, 320n, 352, 352n, 371, 433, 441, 557, 561-562, 600n, 601. Odilon, abbé de Soissons : 268.

Saint-Médard

de

Odon, abbé de L’île Barbe : 56. Odon, abbé de Saint-Oyand : 56. Odorannus de Sens : 267n. Oibertus : voir Obertus. Old Minster, monastère : 314. Origène : 114n, 571, 592.

530, 532, 543, 562, 582, 599, 599n, 605, 609. Paulin d’Aquilée : 102. Paulin de Nôle : 409, 413. Pavie : 28n, 269-271, 276, 321n, 637. Pavie, capitulaire : 431, 431n. Perrecy, prieuré de Fleury : 305, 305n, 307n. Pierre [Petrus], moine de Cluny : 244n, 245. Pierre Chrysologe : 449, 535. Pierre Damien : 320n. Pierre de Dalbs, abbé de Lézat : 299n.

Orose Paul : 90.

Pierre le Vénérable, abbé de Cluny : 18, 25-27, 51, 123, 213, 223, 233, 325, 376, 557, 610n.

Osgar, moine anglais : 315n.

Pierre, chroniqueur de Maillezais : 229n.

Oswald, évêque de Worcester, saint : 315n, 321.

Pierre, prêtre : 245.

Orléans : 310, 319.

Oswald, roi des Angles : 486. Otgar, co-abbé d’Odon : 293-294, 360, 365. Otton Ier : 40, 203, 259, 268. Otton II : 259. Otton III : 262. Ouxy, villa : 252n. Ovide, poète romain : 95. Ozan, pêcherie : 250. Pacôme, saint : 267n. Palladius : 46n, 267n. Paris : 18, 38, 45, 57, 62, 86-87, 310, 318n, 630.

Pierre, saint : 24, 64, 124, 138-139, 144n, 147-153, 162, 164, 183, 187, 198, 215, 224, 226, 230-231, 253, 292, 319, 319n, 320, 340, 384-385, 387, 389, 391-396, 396n, 400-403, 421-423, 425, 492, 510, 561, 578-579, 620. Polirone : voir San Benedetto al Polirone Pons de Melgueil, abbé de Cluny : 230. Pons, saint : 292, 392. Postumianus : 264. Pothières, monastère : 146, 149-150. Priscien : 71-72, 76, 88, 317n. Prosper d’Aquitaine : 89n. Prudence : 114, 396n.

Paschase Radbert : 91, 95, 239, 267, 269, 423, 516, 608-610, 614, 616.

Pseudo-Denys : 91-94, 239-240, 269, 430, 528, 532, 542, 584-586.

Patrimoine de Saint-Pierre : 41, 267.

Raban Maur : 64, 103, 228, 566, 592, 596n, 609.

Paul Diacre : 56n, 91, 618. Paul, saint : 64, 100, 114, 138, 140, 147, 149-153, 183, 187, 198, 226, 230-231, 292, 345, 345n, 392, 394-396, 396n, 400, 403, 416, 452, 454, 510, 512,

Radegonde, sainte : 442n. Raimbert, fidèle de d’Aquitaine : 146.

Guillaume

Raimond, comte de Toulouse : 207n.



Index des noms de lieux et de personnes

Rainald de Vézelay : 320n. Rainald, neveu de Géraud d’Aurillac : 216-217, 492. Rainaldus, fidèle des Robertiens : 58n. Rannalt, donateur à Cluny : 637. Raoul Glaber : 121, 123, 124n, 243. Raoul Le Large, parent d’Ebbes de Déols : 288. Raoul, fidèle d’Hugues le Grand : 310, 310n. Raoul, roi des Francs : 23n, 38, 40, 42, 53, 53n, 54, 160, 160n, 162, 162n, 163-164, 167-169, 172-174, 176-185, 187, 191, 193, 197-198, 214, 218-222, 230, 241, 249-251, 253-255, 275n, 278-281, 284, 291, 294, 299, 306-309, 324, 365-366, 388-389, 440, 442, 452-454, 631, 633. Ratramne de Corbie : 95. Raymond d’Aubusson, famille : 136. Raymond de Rouergue, prince des Aquitains : 40. Raymond-Pons, comte de Toulouse : 40, 215n, 255, 279, 288-289, 291-296, 298-299, 303, 365-366, 391, 635. Réginon de Prüm : 154. Reims : 86, 191, 318, 513n, 633. Remi d’Auxerre : 18, 45, 75, 86-88, 91-92, 95-96, 107, 109, 111, 234, 322n, 326, 365, 422, 521, 528, 531, 584, 630. Richard de Poitiers, chroniqueur : 27, 213-214. Richard le Justicier : 40-42, 53, 57, 172-173, 197-198, 324. Richard, abbé de Fleury : 307n. Richard, abbé de Fulda : 268. Richer, abbé de Saint-Julien de Tours : 353. Richer, laïc : 617. Richilde, épouse de Charles le Chauve : 172.

719

Rihelt, donatrice à Cluny : 252. Robert [Rotbertus], moine de Cluny : 244, 244n. Robert le Fort : 62. Robert, abbé de Charlieu : 201. Robert, duc et roi des Francs : 38, 57-60, 67, 78, 172, 309, 365. Robert, évêque de Valence : 199-200. Robert, fidèle d’Hugues le Grand : 310n. Rodald, évêque de Béziers : 293n. Rodolphe Ier, roi de Bourgogne : 40, 121, 125-126, 162n, 165-166, 171-172, 197-198, 203, 365. Rodolphe II, roi de Bourgogne : 40-41, 162n, 171-172, 198, 203-204. Roger II, comte de Laon : 291, 365. Roger, comte, fidèle de Guillaume d’Aquitaine : 158. Romain, saint : 197, 392. Romainmôtier, monastère : 19, 141, 172, 185, 188, 194n, 197-198, 202-204, 250-251, 301, 360, 385-387, 389, 392, 395, 544, 562-563, 603, 632-633. Rome : 19, 28, 33, 41, 111-112, 114, 119-120, 147-148, 150, 152, 165, 167, 171, 179-180, 196, 215, 230, 245, 255, 257-261, 263-266, 269-273, 276-277, 281-282, 285, 292n, 293-294, 326, 332n, 339, 344, 350, 352, 355-356, 359, 366, 383-384, 387-389, 391, 393-404, 409, 409n, 434, 441, 442n, 491, 525, 562, 624, 631, 633, 635-638. Romond, évêque d’Autun : 251, 253, 365. Rotgerius, moine de Cluny : 315, 315n. Rufin d’Aquilée : 92, 614n. Ruotger de Cologne : 268. Sabina, mère d’Odon ? : 55. Sabran, famille : 144, 144n. Saint-Allyre de Clermont-Ferrand, monastère : 297-299, 303.

720

Construire une société seigneuriale

Saint-André de Soracte, monastère : 257, 259, 265.

Saint-Germain d’Auxerre, monastère : 45, 86, 87n, 95, 319, 324-325.

Saint-André sur le Mont Celio, monas­ tère : 19, 260.

Saint-Julien de Brioude, établissement canonial : 38, 67-68, 145, 255, 289, 291, 635.

Saint-Aubin d’Angers, 329-330, 330n.

monastère :

Saint-Aubin, église : 353-355, 358. Saint-Augustin de Cantorbury, monas­ tère : 320. Saint-Bénigne de Dijon, monastère : 228n, 305, 305n. Saint-Benoît et Sainte-Marie, monastère : 60. Saint-Benoît-sur-Loire : voir Fleury. Saint-Bertin, monastère : 342n. Saint-Chaffre-du-Monastier, monastère : 214, 215n, 286, 291. Saint-Cyprien de Poitiers, monastère : 137n, 328. Sainte-Agnès sur la voie Nomentana, monastère : 256n, 259, 265. Sainte-Colombe de Sens, monastère : 40, 324. Saint-Élie de Nepi, monastère : 19, 30, 257, 257n, 259-260, 263, 269, 276, 277n, 399n, 546n, 560, 567, 634. Sainte-Marie de Reichenbach, monastère : 318n. Sainte-Marie de Trèves, monastère : 318n. Sainte-Marie sur l’Aventin, monastère : 19, 259, 265, 274, 634. Saint-Étienne in Mariano, monastère : 259. Saint-Èvre de Toul, monastère : 305, 305n, 306n, 308. Saint-Géraud d’Aurillac, monastère : 19, 56, 147, 155, 195n, 205, 210-211, 211n, 213-218, 254, 289, 291-293, 302-303, 308-309, 360, 406, 443, 457, 489, 491-492, 591, 625n, 632.

Saint-Julien de Tours, monastère : 18-19, 78, 214, 310, 310n, 326-331, 333-334, 336, 339, 346-356, 358-359, 361, 636, 638. Saint-Laurent de Liège, monastère : 318n. Saint-Laurent-hors-les-Murs, monastère : 259-260, 265. Saint-Léger de Blanzy, église : 251. Saint-Lothain, cella : 125, 156, 162-163. Saint-Marcellin de Chanteuges, monas­ tère : 19, 195n, 289, 291-292, 296, 298, 298n, 303, 391, 635, 638. Saint-Martial de Limoges, monastère : 19, 53, 108, 108n, 207, 210n, 218, 220, 297-299, 303, 314, 319, 328, 457, 638. Saint-Martin d’Ambierle : voir Ambierle. Saint-Martin d’Autun, monastère : 124, 126. Saint-Martin de Tours, chapitre canonial : 18, 24, 38, 49, 52-53, 57-63, 65-67, 69-72, 74-80, 82, 87-89, 94, 110-111, 113, 140, 140n, 173, 245-246, 309-311, 311n, 316, 326, 333, 334n, 336-342, 346-350, 353, 366, 392-393, 395, 398, 402-403, 518, 549, 570, 625n, 627, 630, 636. Saint-Martin de Tulle, monastère : 19, 53, 205, 207, 207n, 214, 216, 218-222, 254, 295-296, 299, 301, 303, 313-314, 328, 360, 391, 439-440, 452-455, 633-634. Saint-Martin-des-Champs, 319n.

monastère :

Saint-Maurice d’Agaune, monastère : 40, 335. Saint-Odon, chapelle : 26n, 240, 240n.



Index des noms de lieux et de personnes

Saint-Paul-hors-les-Murs, monastère : 19, 28, 80, 230, 257-261, 263-264, 269, 272-274, 275n, 281, 326, 326n, 351, 360, 395, 398-399, 399n, 635. Saint-Père de Chartres, monastère : 319. Saint-Pierre de Maurs, monastère : 55n. Saint-Pierre de Solignac, monastère : 314, 360-361. Saint-Pierre, église : 251. Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or, monastère : 19, 28, 256n, 269-270, 271n. Saint-Pierre-le-Vif de Sens, monastère : 19, 267, 306, 315, 324-326, 328, 339, 636. Saint-Pons de Thomières, monastère : 19, 214-215, 286, 289, 292-296, 298, 298n, 303, 314, 360, 385-387, 389-392, 395, 439-440, 452n, 635, 637. Saint-Sauveur de Sarlat, monastère : 19, 297, 299-303, 635. Saint-Savin-sur-Gartempe, monastère : 219, 297-299, 303. Saint-Sour de Genoliac, monastère : 302, 302n. Saint-Victor d’Aujoux, chapelle : 252n. Saint-Vincent de Chantelle, monastère : 286, 635. Saint-Vincent de Mâcon, chapitre cathédral : 53, 125, 144, 247, 249, 280. Salerne : 28-29, 42, 269, 271-272, 395, 557-558. Salomon, roi biblique : 448n, 489. Samson, abbé de Saint-Pierre-le-Vif de Sens : 324-325. Samson, donateur à Gigny : 169. Samuel, personnage biblique : 448n, 598n, 599, 606-607, 607n. San Benedetto al Polirone : 213n. San Marziano de Tortona : 321. Sancia, mère d’Odon ? : 55.

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Saphire, personnage biblique : 578-579. Sarah, personnage biblique : 54. Sarlat : voir Saint-Sauveur de Sarlat. Satan : 90n, 228, 376, 380, 606. Saül, roi biblique : 447n, 448, 448n. Sauxillanges, monastère : 19, 146, 157, 194n, 289, 297, 297n, 303. Savigneux, curtis : 252, 275. Savigny, monastère : 53. Scété : 92. Sédécias, roi biblique : 446-447. Senegundis, donatrice à Cluny : 633. Sens : 40, 119, 310n, 324-326, 326n, 603. Séon, roi biblique : 447n. Serge III, pape : 149, 151-152. Serge, évêque de Nepi : 263. Shiméï personnage biblique : 488. Sienne : 637. Sigebert de Gembloux : 75, 123, 125, 325, 358. Sigebert, donateur à Cluny : 158. Sigebert, roi mérovingien : 442. Sigwin, comte, fidèle de Guillaume d’Aquitaine : 158. Silvia, mère d’Odon ? : 29n, 50-51, 55-56, 64, 69, 129, 537. Silvia, mère de Grégoire le Grand : 56n Siméon, saint : 267n. Simon le magicien, personnage biblique : 580, 580n. Smaragde de Saint-Mihiel : 233, 487, 565n, 579. Sobon, donateur à Cluny : 252. Sobon, laïc : 199-201. Sodome : 377, 592-593, 599n. Soissons : 66, 268, 633. Solignac : voir Saint-Pierre de Solignac. Solutré, villa : 230, 249-251, 280. Souvigny : 19, 158.

722

Construire une société seigneuriale

Subiaco, monastère : 256, 260-261. Sulpice Sévère : 84, 85n, 91, 264, 331, 331n, 333, 336, 415-416, 571. Sulpicia, mère d’Odon ? : 55. Sylvestre II, pape : 262. Syrus, auteur monastique : 320n. Tancrède, fidèle des Robertiens : 57, 61. Tarde Jean : 300-302. Teano : 273. Teogrimmus, fidèle de Guillaume d’Aquitaine : 158. Teotger [Teotgerius], moine de Cluny : 242n, 244n. Tertullien : 400n, 571. Tetburgana, donatrice à Cluny : 636. Teubaldus, moine de Cluny : 244n. Teudon, comte de Paris : 310. Théodore, scrinarius pontifical : 339. Théodose, empereur romain : 424n, 442. Théodulf d’Orléans : 97. Théophylacte : 39. Théotard, co-abbé d’Odon : 263. Théotolon, archevêque de Tours : 74, 74n, 78-79, 137n, 140, 245-246, 326-329, 334-336, 346-350, 353-357, 365, 408, 636. Thibaud le Tricheur : 38, 66, 110, 310. Thibaud le Vieux : 38, 66, 110, 365. Thibert, fidèle de Boson : 120, 120n, 121n, 146, 201, 252, 365. Thomas de Morienne : 263. Thomières : voir Saint-Pons de Thomières. Tobie, personnage biblique : 487-489. Tortona : 321n. Toul : 305, 305n, 308. Toulouse : 40, 215n, 255, 279, 288, 291-293, 296, 299. Tours : 18, 37-38, 45, 49, 52n, 53-54, 56-58, 60-61, 63, 66, 70, 72-76, 78-79, 81-84, 86, 89, 102-103,

107, 109-110, 113-117, 119, 137n, 140, 234, 239-240, 245, 250, 326, 328, 331-337, 339-340, 342, 344, 346-351, 354-361, 368, 377n, 383, 393, 395-399, 403, 409-410, 435, 442, 518, 525, 537, 562, 630, 636, 638. Trebur, concile : 512n. Trosly, concile : 455. Tulle : voir Saint-Martin de Tulle. Turpion, évêque de Limoges : 24, 53, 55, 130-137, 157, 207, 210n, 214, 220, 245, 286, 299, 321n, 328, 356, 365, 401, 405, 408, 457, 559, 630-631. Ulrich de Zell, auteur d’un coutumier : 25n, 233-238. Urbain II, pape : 26n, 193, 293n. Usuard, martyrologe d’ : 234. Uzza, personnage biblique : 418. Vabres, monastère : 360-361, 491. Vaningo, villa : 185, 185n. Vaningus, fidèle de Guillaume d’Aquitaine : 157. Vézelay : 119, 124n, 146-147, 149-151, 160, 424. Vierge : 69, 98, 101, 144n, 156, 180, 224, 292, 328, 392, 534, 537-540, 542, 593, 605-606, 619, 624. Vincaria, villa : 186. Virgile : 71-72, 77, 88, 95, 518. Viverio, villa : 252n. Vouillon, villa : 284, 439. Vuandelmodis, donatrice à Cluny : 252. Vuarfredus, donateur à Cluny : 637. Vuarina, donatrice à Cluny : 637. Vuitbaldus, moine de Cluny : 244n. Vulfald, moine de Fleury : 315-316, 326. Walburge, sainte : 614, 614n, 615. Walon, évêque d’Autun : 53, 53n. Wulfstan de Winchester : 513. Yves, præcantor de Tours : 74.

TABLE DES ILLUSTRATIONS

Fig. 1. Les principautés territoriales au début du xe siècle.......................................

39

Fig. 2. Chronologies de la vie d’Odon......................................................................

47

Fig. 3. Abbon et l’entourage robertien...................................................................... 60-61 Fig. 4. Logiques trinitaires au haut Moyen Âge.......................................................

98

Fig. 5. Itinéraire de pèlerinage vers Rome et situation des abbayes dirigées par Bernon........................................................................................ 120 Fig. 6. Emplacement des vestiges archéologiques du xe siècle................................ 225 Fig. 7. Réformes d’Odon à Rome............................................................................. 266 Fig. 8. Réformes d’Odon dans le patrimoine de Saint-Pierre................................... 267 Fig. 9. Réformes d’Odon en Gaule et en Italie......................................................... 290 Fig. 10. Bipartition socio-spatiale du castrum de Saint-Martin.................................. 338 Fig. 11. Entités socio-spatiales tourangelles aux xe-xie siècles.................................. 348 Fig. 12. Réseau personnel d’Odon de Cluny............................................................... 365 Fig. 13. Le rôle social des évêques et leurs relations aux potentes et aux pauperes.. 432 Fig. 14. Fonctions sociales des potentes..................................................................... 499 Fig. 15. Doctrine eucharistique d’Odon de Cluny...................................................... 611

TABLE DES MATIÈRES

Remerciements .........................................................................................................

7

Sigles et abréviations ............................................................................................ 11 Introduction générale .......................................................................................... 15 Odon et le « premier Cluny » dans l’historiographie . .......................................... 17 « Illusion » ou « pari » biographique ....................................................................

20

Différentes strates documentaires .........................................................................

23

Biographie et hagiographie : les premières Vitæ Odonis ......................................

27

Problématique et plan de l’étude ..........................................................................

32

Première partie

Itinéraire biographique d’Odon de Cluny (vers 879-942) Introduction de la première partie : un contexte de redistribution des pouvoirs

..................................................... 37

Chapitre I

De Tours À Baume (Vers 879-926) ........................................................................ 45 I. La jeunesse d’Odon et l’expérience canoniale à Tours ................................

49

A. Entre Touraine et Aquitaine : origines familiales et jeunesse ....................

50

Origines sociales, familiales et géographiques .....................................

50

Abbon, entre Robertiens et Guilhemides ..............................................

57

Enfance et éducation aristocratique . .....................................................

62

B. L’expérience canoniale à Tours .................................................................

70

Le temps du canonicat : entrée et formation . ........................................

70

Odon, les chanoines de Tours et Théotolon . .........................................

74

Odon et saint Martin . ............................................................................

80

II. La formation d’Odon par Remi d’Auxerre . ...............................................

86

A. Les sources intellectuelles d’Odon ...........................................................

87

Les Pères et les auteurs latins du Moyen Âge .......................................

89

L’utilisation des Pères orientaux et l’influence du Pseudo-Denys ........ 91

Construire une société seigneuriale

726

B. L’héritage des questions doctrinales carolingiennes ................................. 95 L’affirmation de la Trinité ..................................................................... 96

La réflexion sur la nature du Christ ....................................................... 100 Le problème de la prédestination : grâce, libre arbitre et pénitence ...... 103 C. La rédaction de l’Exceptio in Moralibus Job ............................................ 107 III. La conversion et la vie monastiques à Baume ........................................... 110 A. Odon et Adhegrin : de l’érémitisme au cénobitisme ................................. 111 La figure d’Adhegrin ............................................................................. 111 L’expérience érémitique à Tours et à Baume ........................................ 113 B. La vie monastique à Baume sous l’abbatiat de Bernon ............................ 118 Pourquoi choisir Baume ? . .................................................................... 119 Le dossier biographique de Bernon . ..................................................... 122 La formation monastique d’Odon ......................................................... 127 Odon, prêtre et auteur des Collationes .................................................. 130 C. Entre continuité et innovation : la fondation de Cluny . ............................ 138 L’implication de l’aristocratie laïque et monastique dans la fondation .. 141 Un document singulier ? ........................................................................ 149 Conclusion : le legs de Bernon . ...................................................................... 155 Chapitre II

Conforter L’héritage De Bernon ? Cluny Et Déols (926-vers 936) .............. 159 I. Des débuts difficiles (927-931) ........................................................................ 159 A. Le règlement de la succession de Bernon (926-927) ................................ 161 Aux origines du conflit : le testament de Bernon . ................................. 161 Les réponses d’Odon à une crise multiforme ........................................ 167 Définir la defensio pontificale et la libertas clunisienne ....................... 175 B. Liberté, immunité et refuge : les bulles de 931 ......................................... 182 Le pape, la libertas et la propriété monastique ..................................... 183 Droit de réforme et accueil des moines ................................................. 187 II. Les premières réformes : la Bourgogne et l’Aquitaine (années 930) . ....... 194 A. Le statut particulier des monastères de Bourgogne . ................................. 196 Romainmôtier ........................................................................................ 197 Charlieu et Ambierle ............................................................................. 199 Les rois de Bourgogne et Cluny ............................................................ 202



Table des matières

727

B. Odo aquitanus ? La rédaction de la Vita Geraldi et la réforme des premiers monastères aquitains (930-933) . ............................................... 205 Le dossier hagiographique de Géraud d’Aurillac ................................. 205 La réforme du monastère de Saint-Géraud d’Aurillac .......................... 213 La prise en charge de Saint-Martin de Tulle ......................................... 218 III. La vie à Cluny . ............................................................................................. 223 A. Les constructions d’Odon ......................................................................... 223 Les traces archéologiques du premier Cluny ........................................ 224 Odon constructeur ................................................................................. 226 B. “Coutumes” et vie conventuelle . .............................................................. 231 Les usages liturgiques du premier Cluny .............................................. 232 L’organisation de la vie conventuelle .................................................... 235 La bibliothèque, le scriptorium et les archives ..................................... 238 C. Peupler et favoriser Cluny . ....................................................................... 243 Les moines de Cluny ............................................................................. 243 Cluny et les évêques de Mâcon ............................................................. 247 L’élargissement du cercle des bienfaiteurs laïques ............................... 249 Conclusion : Odon, héritier de Bernon ? ......................................................... 254 Chapitre III

« Abbé des régions gauloises, aquitaines et de l’Hespérie » (936-942) . ....... 255 I. L’attraction de la péninsule italienne ............................................................ 256 A. Les réformes dans la région de Rome ....................................................... 257 Un dossier documentaire problématique ............................................... 258 Odon, « archimandrite » à Rome ? ........................................................ 263 B. Pavie, Salerne et le Mont-Cassin .............................................................. 269 Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or ...................................................................... 270 Des réformes dans le sud de la péninsule ? ........................................... 271 C. Les rapports d’Odon avec les souverains italiens ..................................... 275 II. Cluny, les établissements berrichons et les réformes en Aquitaine ........... 278 A. La résolution de nouvelles difficultés à Cluny (936-942) ......................... 278 Les indices d’une nouvelle crise (936-938) .......................................... 278 Odon et Cluny ....................................................................................... 281 B. Odon et les établissements berrichons ...................................................... 282 Odon a-t-il dirigé Massay ? ................................................................... 282

728

Construire une société seigneuriale

Le conflit des moines de Déols avec l’archevêque de Bourges (938-942 ?) . ........................................................................................... 284 C. Les nouvelles réformes en Aquitaine : l’appui de Raymond-Pons . .......... 288 Les fondations de Chanteuges et de Saint-Pons de Thomières ............. 289 Entre lacunes documentaires et érudition moderne : les autres établissements de la Gallia du Sud ....................................... 297 III. Le retour vers la Loire ? (936-942) . ............................................................ 304 A. Les réformes de Fleury et de Saint-Pierre-le-Vif de Sens (936-937) . ...... Fleury : une réforme difficile ................................................................. Les activités intellectuelles d’Odon à Fleury ........................................ Odon a-t-il réformé Saint-Pierre-le-Vif de Sens ?..................................



304 306 316 324

B. Le retour en Touraine (937-938) ............................................................... La réforme de Saint-Julien de Tours ..................................................... Les œuvres “tourangelles” d’Odon ....................................................... Odon, le sermon sur l’incendie de Saint-Martin et la bulle de 938 . ..... De nouveaux rapports entre Odon et Saint-Martin de Tours . ...............

326 327 329 337 346

C. La mort d’un réformateur . ........................................................................ La mort d’Odon selon la Brevis Historia sancti Juliani Turonensis ..... Un vestige du chapitre final de la Vita Odonis prima et maior ? ........... Conclusion : vision d’ensemble du multi-abbatiat “odonien” ...............

351 352 355 359



Conclusion de la première partie : Odon au cœur des réseaux aristocratiques . .................................................... 363

Seconde partie

Une société hiérarchisée et dominée par les moines Introduction de la seconde partie : une vision monastique de l’histoire du salut ................................................... 371 Chapitre IV Des cadres ecclésiastiques protecteurs et moralisés ................................... 383 I. L’autorité apostolique, les monastères et l’Ecclesia ..................................... 384 A. Une papauté protectrice selon les sources diplomatiques ......................... 385 Être sous la protection des apôtres et du vicarius Petri ........................ 385 Protection, soumission ou possession des monastères par le pape ? ..... 387



Table des matières

729

B. Mise en jeu de la defensio apostolique . .................................................... 389 Le pape et les monastères dédiés aux Apôtres ...................................... 389 Légitimer l’intervention pontificale à Fleury et Saint-Martin de Tours .. 392 C. Le pape, Rome et Pierre dans les œuvres d’Odon .................................... 394 Un pape effacé . ..................................................................................... 394 Rome, Tours et Fleury : une géographie “odonienne” des saints lieux.. 395 Multiples dimensions de la figure de Pierre .......................................... 400 II. Des portraits d’évêques idéaux ? .................................................................. 403 A. Monastères et évêques .............................................................................. 404 Des liens cordiaux selon la Vita Odonis ................................................ 404 Moines et évêques dans l’œuvre d’Odon .............................................. 406 B. Un comportement personnel à l’écart du monde ...................................... 408 Combattre l’orgueil et faire preuve d’humilité . .................................... 409 Refuser les attraits du siècle................................................................... 412 Patience et souffrance dans les épreuves . ............................................. 415 C. Des devoirs réaffirmés .............................................................................. 417 La place sociale des recteurs dans l’Église ........................................... 418 La détention du pouvoir des clés et ses implications ............................ 421 La prédication : une dénonciation des vices .......................................... 425 Conclusion : perspective de salut et rôle social des évêques .......................... 433 Chapitre V

Potentes et pauperes. discipliner les puissants ................................................. 437 I. Odon et l’autorité royale . ............................................................................... 438 A. Les rapports d’Odon avec les rois ............................................................. 438 Les rois, garants et protecteurs des biens monastiques ......................... 439 Les rois d’Italie, souverains pacifiés par le saint . ................................. 440 B. Un roi lointain dans les œuvres d’Odon . .................................................. 442 Le roi de la Vita Geraldi . ...................................................................... 443 La fonction royale dans l’Occupatio ..................................................... 447 Images et fonctions royales dans les actes de la pratique ..................... 452 Le roi, un arbitre généreux, primus inter potentes ................................ 455 II. Un modèle de grand laïc ? ............................................................................. 456 A. Un comportement personnel selon des valeurs monastiques .................... 458 Oratio et lectio ...................................................................................... 460

730

Construire une société seigneuriale

Une modération nécessaire dans la richesse, les vêtements et la nourriture ....................................................................................... 463 Le refus du sang et du sexe ................................................................... 470 B. Potentes, regalia et idéologie royale . ....................................................... L’exercice de la justice .......................................................................... Protéger les faibles de son glaive .......................................................... Les modèles bibliques de comportement ..............................................



475 476 481 486

C. Une activité sociale mise au service de l’Église ....................................... Le refus de l’incursion laïque dans les monastères ............................... La bride de la violence .......................................................................... La charité envers les pauvres : potentes, pauperes et salut . ..................



491 491 493 502

Conclusion : potentes, moines et ordre social ................................................. 507 Chapitre VI Réformer les moines . ............................................................................................. 509 I. « Assimilés à de saints anges » : une vie de retrait, de prière et de combat. 510 A. Une définition “sacramentelle” de l’entrée dans le cloître ? ..................... 510 Abandonner la règle est une apostasie .................................................. 511 Apostasie monastique et doctrine sacramentelle . ................................. 514 B. Lecture, contemplation, sagesse . .............................................................. Lecture et contemplation ....................................................................... Oraison collective, oraison privée ......................................................... Contemplation, prière, connaissance . ...................................................

517 517 519 520

C. Des moines combattant dans les armées de Benoît . ................................. Une conception législative de Benoît et de sa règle .............................. Moines et métaphores lumineuses . ....................................................... Le “corps” combattant des moines ........................................................

522 523 526 529

D. Martyrs, vierges et anges . ......................................................................... Les roses du martyre ............................................................................. Les lys de la chasteté et le modèle de la Vierge .................................... « Si les moines sont parfaits, on les assimile à de saints anges » . ........

534 534 537 540

II. Acteurs et axes de la réforme monastique ................................................... 543 A. Le rôle de l’abbé ....................................................................................... Les fonctions abbatiales dans la communauté monastique ................... Les vertus abbatiales ............................................................................. L’absence de modèle de sainteté abbatiale dans le premier Cluny .......

544 545 552 557



Table des matières

731

B. Lutter contre les désordres monastiques ................................................... 562 Silence et méditation ............................................................................. 563 Les sources de l’apostasie : nourriture carnée et vêtement luxueux . .... 567 Le refus de renoncer à ses biens propres : une hérésie ? ........................ 576 Réformes et interdits monastiques ........................................................ 583 III. Modèles et médiation monastiques :

l’affirmation d’une puissance sociale ................................................................ 585 A. Un idéal de conversion et de mépris du monde offert à tous..................... 586 Le cloître, lieu de conversion ? .............................................................. 586 Mortifier sa chair en portant le « joug du Christ » ................................ 592 Un idéal pénitentiel : porter la Croix pour vaincre le diable................... 595 « Un bon laïc est incomparablement meilleur qu’un mauvais moine » ......................................................................... 601 B. Pureté sexuelle, eucharistie et médiation monastique................................ 603 La condamnation de la luxure monastique . .......................................... 603 Pureté sexuelle et doctrine eucharistique .............................................. 608 Autel, pureté sexuelle et saints lieux ..................................................... 614 Sancta loca et pouvoir monastique ....................................................... 619 Conclusion de la seconde partie :

un modèle de société dual.....................................................................................

621

Conclusion générale ............................................................................................. 623 Une aristocratie organisée autour de pouvoirs personnels . .................................. 623

Un discours sur une société de transition . ............................................................ 625

Annexes . .................................................................................................................. 629 Regeste d’Odon de Cluny ..................................................................................... 629 Index des citations scripturaires . .......................................................................... 639 Bibliographie ........................................................................................................... 641 Sources ................................................................................................................. 641 I. Œuvres d’Odon de Cluny . ........................................................................ 641 Œuvres éditées . ..................................................................................... 641 Œuvre inédite ........................................................................................ 641

732

Construire une société seigneuriale

II. Documentation diplomatique .................................................................... 641 III. Sources normatives et liturgiques ............................................................. 644 IV. Sources narratives (annales, chroniques) et épistolaires ........................... 645 Sources de l’époque médiévale ............................................................. 645 Chroniques et travaux d’érudition de l’époque moderne ...................... 648 V. Œuvres théologiques et hagiographiques . ................................................ 649 Études . ................................................................................................................. 654 Index des noms de lieux et de personnes . .......................................................... 707 Table des illustrations ......................................................................................... 723

« Collection d’études médiévales de Nice »

vol. 1 La parole du prédicateur (ve-xve siècle), dir. R. M. Dessì et M. Lauwers, 1997, 500 p., ISBN 2-910897-33-8. vol. 2 Inventer l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l’Inqui­ sition, dir. M. Zerner, 1998, 283 p., ISBN 2-910897-48-6. vol. 3 L’histoire du catharisme en discussion. Le « concile » de Saint-Félix (1167), dir. M. Zerner, 2001, 311 p., ISBN 2-914561-09-01. vol. 4 Guerriers et moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval (ixe-xiie siècle), dir. M. Lauwers, 2002, 680 p., ISBN 2-904110-35-6. vol. 5 Prêcher la paix et discipliner la société. Italie, France, Angleterre (xiiie-xve siècle), dir. R.‑M. Dessì, Turnhout, 2005, 464 p., ISBN 2-503-51831-1. vol. 6 La prière en latin de l’Antiquité au xvie siècle. Formes, évolutions, significations, dir. J.-F. Cottier, Turnhout, 2006, 522 p., ISBN 978-2-503-51832-9. vol. 7 Mises en scène et mémoires de la consécration de l’église dans l’Occident médiéval, dir. D. Méhu, Turnhout, 2007, 402 p., ISBN 978-2-503-51833-6. vol. 8 Construire une société seigneuriale. Itinéraire et ecclésiologie de l’abbé Odon de Cluny (fin du ixe-milieu du xe siècle), I. Rosé, Turnhout, 2008, 734 p., ISBN 978-2-503-51835-0.