Biographie de Thomas Sankara: La patrie ou la mort… [Nouvelle, revue et augmentée ed.] 2296042651, 9782296042650

Cette nouvelle version de la biographie de Thomas Sankara vient compléter la première édition en remontant jusqu'à

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Biographie de Thomas Sankara: La patrie ou la mort… [Nouvelle, revue et augmentée ed.]
 2296042651, 9782296042650

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Biographie de Thomas Sankara La patrie ou la mort...

Etudes Africaines Collection dirigée par Denis Pryen et François Manga Akoa

Dernières parutions Mbog BAS SONG, Lesfondements de l'état de droit en Afrique précoloniale, 2007. Igniatiana SHONGEDZA, Les programmes du Commonwealth au Zimbabwe et en République sud-africaine, 2007. Fidèle MIALOUNDAMA (sous la dir.), Le koko ou Mfumbu (Gnétacéés), plante alimentaire d'Afrique Centrale, 2007. Jean de la Croix KUDADA, Les préalables d'une démocratie ouverte en Afrique noire. Esquisse d'une philosophie économique, 2007. Jacques CHATUÉ, Basile-Juléat Fouda, 2007. Bernard LABA NZUZI, L'équation congolaise, 2007. Ignatiana SHONGEDZA, Démographie scolaire en Afrique australe,2007. Olivier CLAIRAT, L'école de Diawar et l'éducation au Sénégal, 2007. Mwamba TSHIBANGU, Congo-Kinshasa ou la dictature en série, 2007. Honorine NGOU, Mariage et Violence dans la Société Traditionnelle Fang au Gabon, 2007. Raymond Guisso DOGORE, La Côte d'Ivoire: construire le développement durable, 2007. André-Bernard ERGO, L 'héritage de la Congolie, 2007. Ignatiana SHONGEDZA, Éducation des femmes en Afrique australe,2007. Albert M'P AKA, Démocratie et vie politique au CongoBrazzaville,2007. Jean-Alexis MFOUTOU, Coréférents et synonymes du français au Congo-Brazzaville. Ce que dire veut dire, 2007. Jean-Alexis MFOUTOU, La langue française au CongoBrazzaville, 2007. Mouhamadou Mounirou SY, La protection constitutionnelle des droits fondamentaux en Afrique. L'exemple du Sénégal, 2007. Cheikh Moctar BA, Etude comparative entre les cosmogonies grecques et africaines, 2007. Mohamed Saliou CAMARA, Le pouvoir politique en Guinée sous Sékou Touré, 2007.

Bruno Jaffré

Biographie de Thomas Sankara La patrie ou la mort...

Nouvelle édition revue et augmentée

L'Harmattan

Du MÊME AUTEUR

Burkina Faso: les années Sankara, de la révolution à la rectification, L'Harmattan, 1989. Biographie de Thomas Sankara. La patrie ou la mort... (1èreédition), L'Harmattan, 1997. Télécommunications entre bien public et marchandises (coordination avec François-Xavier Verschave et Djilali Benarnrane), éditions Charles Léopold Mayer, 2005.

@

L'HARMATTAN,

2007

5-7, rue de l'École-Polytechnique,

75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected]

ISBN: 978-2-296-04265-0 EAN : 9782296042650

Remerciements

J'exprime ma gratitude à tous ceux qui d'une façon ou d'une autre ont contribué à ce que ce travail puisse être mené à bien. J'adresse tout particulièrement mes remerciements à ma femme Nivo qui m'a soutenu, a fait preuve de compréhension et de patience et qui m'a aussi guidé dans le labyrinthe des noms malgaches, à Paul Sankara qui m'a ouvert de nombreuses portes tout en me faisant des remarques pertinentes, à Patrick Legall qui, en me demandant de collaborer avec lui pour préparer un film m'a indirectement soufflé l'idée de cette biographie et au réalisateur Charles Veron, qui m'a donné plusieurs fois récemment l'occasion de retourner au Burkina et de recueillir de nouveaux témOIgnages. Il me faut aussi souligner les premiers accueils chaleureux de Dominique et Jean Claude Ky sans qui ce livre n'aurait sans doute pas existé, puis plus tard de mon ami André Nyamba, avec qui j'ai partagé tant de moments de joie comme de périodes douloureuses dans ce pays. Par ailleurs, grâce à mon ami Mousbila Sankara, avec qui nous avons mené à terme avec succès une passionnante expérience de téléphonie rurale, j'ai continué à me replonger régulièrement dans le Burkina « profond ». Il me faut aussi chaleureusement remercier tous ceux sans qui ce livre n'aurait pu être aussi riche: Jean-Claude Rabeherifara qui m'a permis de comprendre la révolution malgache de 1972, Freddy Ranarison et Cheriff Sy qui ont contribué à mon enquête, respectivement à Madagascar et au Burkina. J'ai aussi pu bénéficier du privilège de recevoir des témoignages écrits d'acteurs de tout premier plan de l'histoire de ce pays comme Fidel Toé ou Philippe Ouedraogo qui m'ont été d'une très grande utilité. Je remercie aussi mes parents, Aline et Jean Jaffré, mon frère Jean Jaffré, Bénedicte Courret, Rémi Rivière et Moise Gomis d'avoir bien voulu corriger les épreuves pour en extirper les dernières fautes. Les conditions de la vie politique burkinabè, en particulier le brûlot que constituent encore l'évocation de l'assassinat de Sankara et son action pendant qu'il dirigeait la révolution m'empêchent encore et je l'espère plus pour très longtemps, de citer ici tous ceux, une quarantaine de personnes qui ont accepté de répondre à mes questions, qu'ils soient ici sincèrement remerciés. Sans leurs apports, ce livre n'aurait pas existé et je leur en suis reconnaissant. Quant à ceux qui se sont désistés, ou qui font de la rétention d'information, 5

en refusant de montrer les documents qu'ils cachent chez eux, on ne sait plus trop pourquoi, ils resteront dans mon souvenir comme ayant failli à leur devoir de mémoire.

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A ma femme Nivo, A mes enfants Thierry et Alicia, A mes parents,

« Le plus important, je crois, c'est d'avoir amené le peuple à avoir confiance en lui-même, à comprendre que, finalement, il faut s'asseoir et écrire son développement,. ilfaut s'asseoir et écrire son bonheur,. il peut dire ce qu'il désire. Et en même temps, sentir quel est le prix à payer pour ce bonheur. » Thomas Sankara (1984)

«Devenez révolutionnaire. Etudiez beaucoup pour maîtriser la technique qui permet de dominer la nature. N'oubliez pas que la révolution est ce qu'il y a de plus important et que chacun de nous, tout seul, ne vaut rien. Soyez toujours capables de ressentir au plus profond de votre cœur n'importe quelle injustice commise contre n'importe qui, où que ce soit dans le monde. C'est la plus belle qualité d'un révolutionnaire. » Che Guevara, lettre d'adieu à ses enfants, (1965)

Avant-propos

Au moment où nous reprenons cette biographie, nous entrons dans l'année du 20ème anniversaire de la mort de Thomas Sankara. De nombreuses initiatives sont en préparation dans différents pays pour commémorer cet anniversaire et rappeler l'actualité de sa pensée. Une nouvelle génération de militants africains s'en empare. On mesure mieux aujourd'hui la portée de son action, alors que l' Mrique continue à rechercher sa voie pour sortir de l'impasse, tandis qu'ailleurs, un autre militaire progressiste, Hugo Chavez, semble avoir réveillé l'Amérique latine remise sur les rails d'une nouvelle dynamique révolutionnaire. La révolution est donc de nouveau à l'ordre du jour. Le séisme apparaît tellement profond que le célèbre idéologue etats-unien ultraconservateur, Francis Fukuyama, un des chantres de la « fin de l'histoire », théorie en vogue un temps pour justifier 1'hégémonie des USA sur le monde politique comme celle du libéralisme sur les économies des pays, a reconnu récemment que le processus engagé au Venezuela signait le retour de 1'histoire. Les changements engagés par la révolution burkinabè n'étaient-ils pas aussi importants pour l'Afrique que ceux engagés aujourd'hui par la révolution bolivarienne? Nous répondons par l'affmnative. Mais le rayonnement du Burkina, petit pays pauvre, ne pouvait atteindre celui du Venezuela d'aujourd'hui, bien plus riche et bien plus puissant grâce en particulier à son pétrole. N'est-ce pas pour éviter une contagion à l'extérieur, de plus en plus perceptible aujourd'hui en Amérique latine, que le leader du Burkina Faso révolutionnaire a été assassiné? Comme celle de Chavez, la personnalité de Sankara a fortement influencé le cours des évènements dans son pays, à tel point que la révolution s'identifie très largement, peut-être un peu trop exclusivement, à son leader, mais n'est-ce pas là aussi une tendance naturelle d~une population en manque de repère? Deux autres des «quatre dirigeants historiques », Henri Zongo et Jean Baptiste Lingani, ayant été fusillés, seul reste Blaise Compaoré. S'il a pu faire illusion un temps parmi quelques nostalgiques proalbanais, il tient désormais solidement sa place parmi les dirigeants africains soutenus et protégés par la «Françafrique ». Il a sans doute ainsi évité de peu d'être mis au ban de la communauté internationale pour son implication dans des trafics d'armes et de diamants au profit de l'UNIT A. Sans parler de son implication comme fauteur de 9

troubles de la région, dénoncé maintes fois dans des rapports de l'ONU pour son soutien à Charles Taylor et des forts soupçons qui pèsent sur lui d'avoir soutenu les « rebelles ivoiriens ». Par ailleurs, et cet ouvrage le montrera, la personnalité de Sankara a fortement influencé le cours de 1'histoire dans son pays. Comme tout changement en profondeur, celui du Burkina résulte de la rencontre entre cet homme remarquable et la conjoncture historique. Seule une biographie est à même d'en rendre compte. Tous ceux qui s'intéressent à cette période doivent pouvoir disposer de travaux approfondis, au-delà des quelques textes qui circulent sur Internet en guise d'hommage et qui comportent malheureusement de nombreuses approximations voir quelques contre-vérités notoires. Il importe que la jeunesse africaine connaisse le long cheminement à l'issue duquel il a accédé à la plus haute responsabilité du Burkina Faso pour devenir le leader de cette révolution violemment interrompue. Le Sankara qui rayonnait devant les télévisions par son sourire, ses jeux de mots, son humour corrosif, la fraîcheur de sa pensée perpétuellement en éveil, sa vivacité d'esprit, cache quelque peu le long cheminement méconnu par lequel il est passé. Ce qu'il est devenu résulte tout autant de la culture africaine dont il est imprégné et dont il recherchait le meilleur que d'une longue période de travail assidu, de formation personnelle, de rigueur, de discipline à la recherche d'une modernité respectueuse de sa culture, propre à son pays et au continent africain tout entier. Il faut bien sûr se garder des comparaisons avec la situation de l'Afrique d'aujourd'hui. Mais si une chose doit être soulignée, c'est que le découragement n'est pas de mise, que toute cette jeunesse avide de justice, d'absolu et d'intégrité ne doit pas baisser les bras. La tâche était immense lorsque cette génération née quelques années avant la décolonisation a accédé au pouvoir, le 4 août 1983, et bien peu à l'extérieur pariaient sur sa réussite. Elle s'est mise au travail sans compter et d'importants bouleversements ont pu être ainsi réalisés, grâce à l'énergie et aux forces puisées au plus profond de la société, débouchant sur de réelles avancées. Il en reste encore de nombreuses traces aujourd'hui. Qu'on ne s'y trompe pas. La faiblesse des partis sankaristes aujourd'hui n'est pas due à un oubli ou rejet de Thomas Sankara mais bien plus à des querelles internes. Bien au contraire, qui va au Burkina et questionne ses habitants peut constater que ce leader reste bien présent affectueusement dans le cœur et la mémoire de son peuple et qu'il est évoqué avec beaucoup de nostalgie. Certes la période révolutionnaire n'a pas toujours été facile, les gens ont du se mettre au travail, la révolution a connu des exactions, les libertés individuelles ont été restreintes, mais les Burkinabè gardent en mémoire un leader juste, intègre, sincère et qui surtout était réellement soucieux de leur bien-être. Il a réussi à leur redonner leur fierté. La Haute-Volta est alors sortie de l'anonymat pour se mettre debout après avoir été longtemps à genoux pour demander des aides extérieures. La dignité n'est-elle pas le bien le plus précieux d'un peuple? Tout au long de ce travail, nous allons montrer qu'il s'est donné lui-même sans compter et que rien n'aurait été possible s'il n'avait pas lui-même donné l'exemple.

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Qu'on me pardonne si ce travail n'est pas tout à fait un travail d'historien, ce que je ne suis pas d'ailleurs. La période évoquée est encore proche, presque tous les protagonistes sont encore vivants et de nombreux documents existent qui ne sont pas disponibles. Et, il faut bien le dire, j'ai moi-même soutenu cette révolution, en allant travailler au Burkina et en écrivant des articles dans la presse, tentant cependant d'en souligner les contradictions et évoquant les atteintes aux libertés notamment. Lorsque j'ai découvert le Burkina, peu avant le 4 août 1983, je venais de passer deux années en Côte-d'Ivoire d'où je revenais révolté par l'espèce de chape de plomb qui semblait écraser ce pays soumis. Le Burkina représentait plus qu'un espoir, la preuve concrète qu'une autre voie était possible, que l'Afrique recelait des forces inexploitées et des leaders capables de les mobiliser. Thomas Sankara était de ceux-là. J'ai toujours recherché à connaître le Burkina Faso autrement que par ses chiffres, ses intrigues internes aux élites dirigeantes ou la fréquentation des hôtels climatisés des capitales. J'y ai toujours circulé incognito dans les taxisbrousse, séjournant dans des villages, discutant avec tout le monde dans la rue, travaillant même quelques mois dans un ministère sans avoir le statut d'expert. Sans doute est-ce là la vraie raison du sentiment que j'éprouve de comprendre l'importance de cette révolution burkinabè et de son leader dans ce qu'ils touchent au plus profond de la société, à tous les anonymes, à tous les êtres humains, aussi pauvres soient-ils qui méritent tout autant que d'autres, plus riches ou plus connus, qu'on tente de les soulager de leurs problèmes et de leurs difficultés. Mais c'est aussi le résultat d'un travail acharné de longue haleine. Nous avons tenté de faire le point de ce qui peut être reconstitué avec les moyens que nous avions à notre disposition, mais il reste pourtant une insatisfaction au terme de ce travail. En effet, nous avons conscience de ne pas avoir totalement achevé ce travail. Pour le mener à bien, il aurait fallu avoir accès aux archives du CNR et disposer de plus d'écrits personnels de Thomas Sankara. Une étude systématique de ces documents, confrontés aux interviews que nous avons réalisées des principaux protagonistes encore vivants, permettrait seule de rétablir les positions précises des uns et des autres sur des sujets délicats. Même si nous ne cachons pas notre sympathie pour Thomas Sankara, cet ouvrage ne se veut pas un hommage mais le résultat d'une prospection longue et difficile. Avec persévérance, nous avons poursuivi notre enquête avec le souci constant d'accéder à la vérité. Cette deuxième version vient compléter, par de nombreux apports, le premier travail paru en 1997. Il faut pourtant nous rendre à l'évidence, le travail doit continuer. Il est grand temps maintenant que les historiens puissent s'y atteler le plus rapidement possible, que les autorités donnent accès aux archives disponibles, si tout n'a pas été détruit, et qu'une structure disposant de moyens se mette à rassembler tous les documents que les nombreux acteurs de la révolution ou des anonymes détiennent chez eux en attendant le moment propice pour les sortir et les mettre à la disposition des chercheurs ou même du public. C'est à notre sens la seule façon de parvenir à un

Il

travail véritablement scientifique pour reconstituer les faits qui se sont déroulés du 4 août 1983 au 15 octobre 1987, analyser les réussites, les échecs et les contradictions et insérer cette révolution récente dans le mouvement de l'histoire.

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Chapitre

L'Enfance

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Les premières

prises de conscience

Thomas Isidore Noël Sankara est né le 21 décembre 1949 à Yako dans le centre de ce qui s'appelait alors la Haute-Volta. Les Sankara sont issus d'une lignée Peul-Mossis appelée aussi les Silmimoose. Peuls et Mossis représentent aujourd'hui les groupes culturels les plus importants au Burkina Faso, respectivement 10 et 48 %, et les plus mobiles. Les Peuls étant éleveurs et les Mossis agriculteurs, leur rencontre se fit naturellement. «Les Silmiisi rencontrèrent sur le territoire Moogo au XV ème siècle les Moose. Les itinéraires de leur fortune se sont parfois croisés sur le même territoire en tant qu 'habitants, à travers des champs de bataille comme alliés de campagne d'un moment, ou comme ennemis en d'autres circonstances. En tout état de cause, les besoins des hommes à travers des impératifs de la politique, de l'économie et de la nature ont taillé les espaces aux agriculteurs et les sentiers aux éleveurs. Sur ce sol labouré par les outils des paysans et creusé par les sabots des chevaux et des bœufs, les Moose et les Silmiisi ont tissé des relations, noué des alliances, versé et partagé leur sang. Les Silmimoose a/ors sont nés, fils de l'histoire, du besoin d'échanger entre lignages et sociétés. La rencontre entre agriculteurs et éleveurs a donné naissance à des agriculteurs-éleveurs. »1

Ainsi c'est souvent à tort que l'on présente les Peul-Mossis comme captifs. Les Mossis les présentent parfois comme des étrangers et cette représentation peut avoir aussi des utilisations politiques. Les jeunes enfants en subissent parfois aussi quelques vexations de la part de leurs camarades. Leur origine résulterait plutôt d'alliances matrimoniales extraordinaires venant soit du petit nombre de filles à épouser, soit de l'amitié entre les deux groupes habitant le même territoire. Les Fulbe ou Peuls de l'Ouest africain se rattachent à 4 ancêtres. Les Sankara sont descendants de Daatu, de même que les Sangare, Sankale, Barri ou Barry dont ils sont donc parents2. La tradition orale précise que les Sankara faisaient partie des troupes d'El Hadj Omar. 1. Godefroy Sankara, Logiques de l 'histoire, logiques sociales, les Silmi-moose au cœur des relations peul-moose, Mémoire de DEA à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, septembre 1982. 2. Godefroy Sankara op. cit. p. 47. 15

Plus précisément, selon une monographie du Yatenga, publiée en 1904 par le capitaine Noiret3, qui reprend probablement les récits de la tradition orale, l'origine remonterait aux environ des années 1750. Un Peul de la famille du chef Demba Sidiki voulut se fixer à Tema, située à une centaine de kilomètres de Ouagadougou dans l'actuelle province du Passoré. Sa femme était morte sans laisser d'enfants. Il obtint du chef de Tema, «contre quelques bœufs », de pouvoir se marier avec une de ses filles, une Mossie donc. lis eurent plusieurs enfants et c'est ainsi que serait né la souche des Silmi-Mossis. Le père de Thomas, Joseph Sankara, né à Toma dans le quartier de Ziniguima, est membre par alliance de la famille des nabas de Téma, eux-mêmes descendants en ligne directe et masculine de Naba Koundoumoé, sixième Moro Naba de Ouagadougou. Sa grande famille entretenait des rapports d'alliance avec la famille régnante de Toma. L'usage voulait que les princes mossis marient leurs premières filles avec des Silmi-Mossis de ce quartier, plutôt éleveurs, ce qui évitait à ces filles le dur travail de la terre. Et c'est donc une grande sœur de Naba Koubri qui épousa le père de Joseph, qui se trouve donc être un petit fils des Ouedraogo. Les Sankara du quartier bénéficiaient ainsi de leur protection, ce qui leur permettait de ne pas subir les vexations, courantes à l'époque, alors que les familles régnantes mossis exerçaient un pouvoir sans partage sur leur territoire. Joseph put ainsi éviter le travail forcé mais il en fut témoin. Dans cette région il s'agissait de transporter du milou de gros morceaux de bois, à pied, jusqu'à Kaya sur plus de 80 kilomètres. Joseph, ainsi remarqué pour son éveil par la famille royale fut donc envoyé grâce au bon soin de cette dernière, d'abord à l'école, alors que pour les musulmans d'alors l'école était l'ennemi de la religion, puis plus tard à l'armée. Et c'est dans l'armée qu'il se convertit à la religion catholique, alors que la famille Sankara était depuis longtemps musulmane. D'ailleurs, les habitants du quartier sont restés musulmans comme nous avons pu le constater en nous y rendant en 2004. Un peu plus tard, le chef devait obligatoirement donner un de ses enfants pour aller à la guerre, mais aucun des siens n'étaient apte. Celui qui avait l'âge était boiteux et les autres fils étaient trop petits. C'est donc Joseph qui partit pour représenter la famille du chef de Tema et c'est ainsi qu'il porta à l'armée le nom de Ouedraogo. Ce n'est que bien plus tard, lorsque Thomas était au lycée, qu'il se révolta et demanda à porter le nom de Sankara. C'est ainsi que Thomas porte les premières années de sa vie le nom de Ouedraogo, et c'est sous ce nom qu'il entre dans la vie. Les rapports dans cette famille entre les Sankara et les Ouedraogo vont pourtant se dégrader par la suite. La pratique voulait en effet que si quelqu'un de la famille venait à occuper un bon poste il devait en faire profiter la famille. L'un 3. Cité par Salfo-Albert Balima dans Légendes et Histoire du Burkina Faso, 676 pages, 1996, Jeune Afrique Conseil, p. 348. 16

des fils, Ouedraogo Niaba Guigdemdé Nobila Christophe, qui avait aussi été à l'école est devenu par la suite député du Rassemblement démocratique africain (RDA), ce qu'il est resté jusqu'à l'arrivée des militaires au pouvoir. Mais les problèmes vont venir de l'autre fils, la capitaine Mahoumoudou Ouedraogo qui fut ministre des Travaux publics, des Transports et de l'Urbanisme, lors des différents gouvernements successifs de Lamizana de 1974 jusqu'au coup d'Etat du Comité militaire de Redressement pour le Progrès national (CMRPN) en novembre 1980. Dans le cadre de l'application de sa formation, Thomas Sankara s'est retrouvé à collaborer avec Mamadou Sanfo intendant militaire. TIs'est alors rendu compte des détournements dans lesquels Mahoumoudou devait être impliqué, détournements que Sankara a refusé de cautionner. Joseph Sankara, plus respectueux des rapports institués depuis longtemps, insista cependant pour qu'avant le mariage, il aille présenter sa fiancée Mariam au chef de Tema, le père de Mahoumoudou. Celui-ci le reçut de façon méprisante, mettant Thomas Sankara dans une position humiliante devant sa femme. Par ailleurs, alors que Mariam cherchait un emploi à Air Afrique, son dossier fut semble-t-il bloqué par la femme de Mahoumoudou Ouedraogo. Et plus tard, alors que ce dernier devait être jugé devant les Tribunaux populaires de la révolution (TPR) pour rendre compte des détournements, la famille a manœuvré auprès de Blaise Compaoré pour qu'il ne soit pas condamné. Il convient ici de s'arrêter pour quelques remarques. Nous avons déjà souligné que, contrairement à ce qui est couramment admis et complaisamment diffusé, les Silmi-Mossis n'ont rien d'une caste de captifs puisque leur origine remonte à une alliance entre un chef peul et la femme d'un chef mossi. Mais plus grave, on m'a même raconté au cours de mes enquêtes que Joseph était palefrenier dans la famille du chef. Comme c'était la première version que j'avais entendue, j'ai même eu du mal à m'en écarter pensant que par fierté les membres de la famille se refusaient à me la confirmer. Je sais aujourd'hui qu'il n'en est rien. Mais de mes propres errements, encore faut-il tirer les conclusions qui s'imposent. Ces bruits largement répandus ne peuvent être le fruit du hasard. En réalité, ils participent à la tentative de rabaisser Sankara et sa famille. Si j'y ai été quelque peu sensible, nul doute que l'effet est encore plus efficace parmi les Mossis. On sait mieux aujourd'hui combien, pendant la révolution, la charge contre la chefferie traditionnelle fut violente et humiliante pour les familles royales et plus largement pour ceux qui sont attachés aux {traditions. On sait aussi que le pouvoir issu du 15 octobre s'est rapidement empressé de lui prêter allégeance, l'un des premiers symboles ayant été de réinviter les représentants des Moro Naba à l'accueil des personnalités. Nous réfutons une explication ethniciste du conflit qui va opposer Blaise Compaoré, mossi, à Thomas Sankara, silmi-mossi et n'en feront pas une explication centrale de la trahison. Ce serait trop simple. Mais, et nous y reviendrons, la chute de Sankara, n'a pas été décidée en quelques jours, de même qu'après son assassinat physique, il fallait encore le rabaisser par tous les moyens.

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La colonie de Haute-Volta, dont le nom rappelle ceux des départements fran-

çais4, traverse une période mouvementée de son existence. Elle avait été démembrée en 1932 et ses territoires rattachés alors aux commandements du Soudan, du Niger et de Côte-d'Ivoire. Dans cette dernière, les planteurs colons voulaient disposer de sa main d'œuvre abondante et quasi gratuite, pour mieux satisfaire aux besoins d'une économie de traite en plein développement. La colonie de Haute-Volta n'a fmalement été rétablie dans ses frontières que deux ans auparavant, le 4 septembre 1947, pour satisfaire aux exigences des politiciens soucieux de contrebalancer l'influence du Rassemblement démocratique africain. A la fin de l'année 49, la tension est alors à son comble dans la région. Depuis la création du RDA à Bamako en octobre 1946, la lutte anti-coloniale n'a cessé de prendre de l'ampleur. A côté d' Houphouët-Boigny, leader du Syndicat agricole africain regroupant les planteurs, les militants issus des groupes d'études communistes5 et du Comité d'études franco-africaines6 y tiennent une place prépondérante. D'autant plus que de nombreux dirigeants africains, notamment ceux politiquement plus proches des socialistes, bien qu'ayant signé le manifeste, subirent des pressions de l'administration coloniale et refusèrent de ce rendre au congrès constitutif du RDA. Son programme ne prône pas encore expressément l'indépendance, mais réclame l'égalité des droits, l'émancipation des peuples africains, en s'appuyant sur l'unité du continent, et s'engage à lutter contre la corruption et les divisions à base tribale ou régionaliste. Les élections de représentants africains à la première constituante n'étaient guère du goût des colons qui sentaient venir le moment où ils devraient perdre certains de leurs privilèges. Ainsi des Etats généraux de la colonisation rassemblent, en août 45, à Douala, les colons français d'Afrique noire. On y accuse la conférence de Brazzaville d'avoir voulu «brûler les étapes de l'évolution des indigènes en niant les lois biologiques7 » et on s'inquiète: «nous ne voulons pas laisser le mal gagner en profondeur car l'aboutissement final sera notre élimination brutale de l'Afrique au moment où les progrès techniques vont per-

4. Comme Haute-Garonne ou Haute-Marne par exemple. Le nom Haute-Volta fut donné par les français à ce territoire en référence aux noms qu'ils ont donnés aux trois fleuves, la Volta Noire, la Volta Blanche et la Volta Rouge. 5. Les groupes d'études communistes rassemblent les communistes français et les africains gagnés aux idées communistes. En liaison avec la délégation du comité central du PCF établie à Alger, ils n'ont qu'un rôle d'information, de liaison et d'éducation politique mais contribueront à la formation d'un nombre important de futurs cadres du RDA. 6. Le CEFA recrute surtout parmi les intellectuels, instituteurs et médecins. Ses statuts revendiquent le droit de cité en faveur de toutes les élites sans distinction d'origine, une charte démocratique et la liberté de commerce pour les africains. Ils prônent la constitution de syndicats et de coopératives contre l'accaparement des terres appartenant aux collectivités ou aux individus. La seule section de Bobo Dioulasso comptait 12375 inscrits en septembre 1945 et le gouverneur général demande à ce qu'elle soit surveillée de près. (Voir Jean Suret Canal dans Afrique Noire: de la colonisation aux indépendances 1945-1960. Editions Sociales, 1977, p.22). 7. Cité par Jean Suret Canal op cit. p.45. 18

mettre de valoriser les trésors qu'elle recèle.

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» Le RDA est une fédération relativement souple de partIs implantés dans chaque territoire. Mais chaque parti se structure rapidement en bénéficiant de l'expérience des militants influencés par les communistes tout juste sortis de la résistance et particulièrement efficaces en matière d'organisation. Un maillage serré se constitue sur le territoire de la Côte-d'Ivoire, depuis le bureau politique jusqu'aux comités de village et de quartier. Le RDA devient rapidement un véritable parti de masse, actif et combatif, rassemblant bien au-delà des planteurs ou des rares intellectuels. La rupture entre les communistes et de Gaulle, en mai 1947, ne fait qu'aviver les tensions, laissant à l'administration coloniale les mains libres pour réprimer sans ménagement les militants du RDA. De nombreux incidents éclatent entre janvier 1949 et janvier 1950. A la suite d'une provocation le 6 février 1949 les dirigeants les plus radicaux sont emprisonnés à Bassam. A l'approche de leur procès les manifestations se multiplient, tandis que la répression s'amplifie pour devenir de plus en plus meurtrière. Il y a cette année une cinquantaine de morts, des centaines de blessés et environ 5000 emprisonnements9. L'incident le plus grave a lieu à Dimbokro, les 29 et 30 janvier 1950. Treize personnes sont tuées par des coups de feu tirés dans le dos. C'est ce moment que choisit Houphouët Boigny pour négocier la séparation du RDA du groupe communiste et son apparentement au groupe parlementaire de Mitterrand, l'UDSR (Union des démocrates sociaux et républicains). Si le chef du RDA a du mal à convaincre l'ensemble de son parti de la justesse de ce revirement, la manœuvre réussit cependant puisqu'elle fait retomber la tension. Une certaine démobilisation des militants s'ensuit et les dirigeants les plus radicaux sont mis à l'écart. La voie est libre pour une collaboration entre la France et le RDA. La famille doit déménager au gré des affectations de Joseph Sankara, le père de Thomas. Il avait participé aux guerres coloniales, et c'est à ce titre qu'il put prétendre à être gendarme auxiliaire. C'est ainsi que la famille se retrouve à Gaoua à l'extrême sud-ouest de la Haute-Volta dans le pays Lobi. Cette région qui borde la Côte-d'Ivoire et le Ghana fait partie de la partie humide de la Haute-Volta. Mais surtout elle est renommée frondeuse. C'est ainsi qu'elle est appréciée des ethnologues pour la réticence de ses habitants à accueillir la «civilisation» et donc pour la bonne conservation de sa riche culture ancestrale. Elle fut surtout de celles qui n'acceptèrent jamais la colonisation et ce n'est donc sans doute pas par hasard si nombre de futures figures du Burkina révolutionnaire sont issues de ce pays, comme par exemple Touré Soumane, Adama Touré et Valère Somé. Les Lobis résisteront pendant plus d'un quart de siècle à la «pacification». Les colons le leur feront payer 8. Cité par Marcel Amondji. Félix Houphouët Boigny et la Côte-d'Ivoire, Karthala, juillet 1984, 336 pages, p.77. 9. Chiffres cités par Marcel Amondji dans: Côte-d'Ivoire: le PDCI et la vie politique de 1944 à 1985, L'Harmattan, 208 pages, p. 46. 19

durementlO.L'administrateur, Labouret, le premier à faire un véritable effort pour mieux les connaître les caractérise de la façon suivante: «absence de chefs ayant une autorité dépassant le cadre familial, mœurs plus ou moins guerrières et surtout insoumission prolongée »11.C'est à Gaoua qu'est créée la première sous-section du RDA. D'autres suivirent rapidement à Po, Bobo Dioulasso, Banfora dont hérita la section voltaïque du RDA lors du rétablissement de la Haute-Volta en 1947. Le rapport annuel de la mission catholique de Bobo-Dioulassol2 fait état de vives tensions dans la région de Bobo et de Gaoua : «L'administrateur de Bobo fit une peinture bien sombre du cercle de Bobo et de celui de Gaoua, au point de les comparer à un foyer volcanique en ébullition. Les Européens s'endormaient, parait-il le revolver sous leur traversin

la police, assurée par l'armée, lançait des engins blindés,

" chaque soir dans les rues de Bobol3. De graves incidents éclatèrent encore en 1952 dans les environs de Gaoual4.

Gaoua est une bourgade semblable à nombre de petites villes africaines où dominent l'ocre de la terre, des pistes ou des cases et pendant la saison des pluies, la verdure des arbres et des espaces herborés non construits. Ainsi, Thomas vit non comme la plupart des enfants de son pays à la même époque, mais plutôt comme les quelques rares fils de fonctionnaires dont les colons avaient besoin comme supplétifs. La gendarmerie de Gaoua est construite sur une colline surplombant la ville et les gendarmes sont logés sur place dans des maisons en dur qui subsistent encore aujourd'hui. Celle de la famille Sankara au fond à droite est remarquable, grâce à un arbre qui ombrage la cour, arbre qui, selon les gendarmes présents lors de notre passage, aurait été planté par Thomas lui-même. Aussi les enfants restent-ils jouer le plus souvent entre fils de gendarmes, en haut de cette colline à l'écart du centre. Bien que bénéficiant d'avantages que l'on ne saurait considérer comme des privilèges par rapport à l'ensemble de la population, Joseph Sankara inculque à ses enfants le respect d'autrui, et notamment de ses instituteurs. Il n'en a pas pour autant oublié ce que la colonisation a fait subir aux africains même s'il a pu être lui-même dispensé de certaines corvées. « Chez nous à Kaya, on transportait des gros bois, sur plusieurs dizaines de kilomètres. Onfaisait les travaux pendant un mois et puis on revenait à la maison 15jours. C'était un peu dur parce qu'on nous cravachait. Dieu merci je ne l'ai 10. Voir la contribution de Jeanne Marie Kambou-Ferrand dans La Haute- Volta coloniale, témoignages, recherches, regards sous la direction de Gabriel Massa et Y. Georges Madiéga, Karthala, 06/95, 677 pages. Il. Entre la découverte et la domination: Le Lobi (1800-1960), éléments d 'histoire de la géographie coloniale, Daniel Dory dans le Bulletin de l'association géographique française, Paris 1984. 12. Déjà alors que la région était aux mains des pétainistes, la colonie blanche fut massacrée dans son club local par une population africaine révoltée. Voir Marcel Amondji. op. cit. p.83. 13.Voir Jean Suret Canal op. cit. p.29. 14. Idem. 20

pas fait mais j'en ai connu beaucoup qui l'ont fait». Et puis il garde le souvenir douloureux de ce fameux impôt de capitation, l'impôt par tête, dans une période où l'économie était très peu monétaire. «Ah, les impôts, c'était pour emmerder les gens. Les parents, ils sont obligés de chercher les impôts pour toutes les personnes. A cette époque ce n'était pas de l'amusement. Il n'y avait pas beaucoup d'argent. Ce n'était pas plus de 20 francs, mais pour les avoir les 20 francs, comment vous allez faire? C'est le chef de village qui récolte les impôts, il prend un bénéfice au passage et le chef de canton aussi, il va prendre 5francs. Imaginez quelqu'un qui n'a rien etje lui demande 20 francs. Il n'en a pas. Là, je donne tort à la France. Moi-même des fois je vois les officiers, on ne peut pas payer. Alors on prend le peu que vous avez eu et vous laissez le type tranquille. On va continuer à chercher pour l'an prochain. D'autre fois, on rentre dans la période d 'hivernage, peut-être que le mil n'a pas bien donné, que le coton n'a pas bien donné. Qu'est ce que vous allez vendre pour payer les impôts pendant que vous avez votre famille qui attend à manger? » Ce jugement recueilli récemment n'a sans doute guère évolué par rapport à ce que devait raconter le papa sur cette époque. L'une des premières mesures prises par Thomas Sankara lorsqu'il s'est retrouvé président fut de supprimer l'impôt de capitation qui avait pu résister jusqu'ici à toutes les évolutions. Les chefs coutumiers en tiraient sans doute un certain profit, mais ils avaient aussi il est vrai un certain nombre d'obligations sociales qu'ils ne pouvaient souvent honorer sans apport financier. Dans la famille cependant c'est surtout la maman qui parle longuement à ses enfants de cette époque. Thomas aime particulièrement ses moments d'intimité. Sa maman porte quelque temps le nom de Ouedraogo, celui de la lignée issue directement des fondateurs du royaume. Mais en réalité elle est d'origine modeste et reprend plus tard son nom d'origine Kinda. Bien que mossie ellemême, originaire de Ziniaré sur le plateau mossi non loin de Ouagadougou, ses récits soulignent le poids terrible de la chefferie sur les populations. Elle raconte comment le Moro Naba, passant à cheval au milieu de ses sujets, peut à tout moment décider d'emmener un jeune homme vigoureux ou une jeune fille solide, et prendre l'un ou l'autre à son service, comme palefrenier ou servante, privant ainsi la famille d'une force de travail utile. Elle en a souffert personnellement. L'un de ses frères fut recruté de force pour participer à la seconde guerre mondiale. Ce sont les notables locaux sur lesquels s'appuyaient les colonisateurs qui sont venus le chercher. Elle a même cru un jour, recevant une lettre marquée d'une croix rouge, que son frère y avait trouvé la mort mais il en est finalement heureusement revenu. Cet épisode l'a marquée. Joseph, moins proche des enfants, a moins l'occasion de discourir sur les méfaits de la colonisation à la maison. Mais chaque fois que son fils a des problèmes à Gaoua avec des enfants européens, il prend toujours parti pour son fils, ce qui ne l'empêche pas de le corriger sévèrement de retour à la maison. Probablement par crainte pour la sécurité de son enfant plutôt que pour le

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désapprouver. C'est d'ailleurs avec une certaine fierté qu'il racontait il y a peu, il est décédé le 4 août 2006, les exploits de son fils qui n'était pourtant encore qu'à l'école primaire. Les enfants européens ne manquent pas, à cette époque, de narguer leurs petits voisins africains, exhibant des chaussures ou des jouets que leurs parents ne peuvent même pas songer à leur offrir. L'un d'eux prend un certain plaisir à faire des rondes à bicyclette devant Thomas. Et quand ce dernier demande gentiment de pouvoir l'emprunter, l'autre s'éloigne en rigolant. Un jour n'en pouvant plus, Thomas décide de se servir lui-même. Il se saisit de l'engin dont il rêve depuis si longtemps sans rien ne demander à personne. Rapidement une bagarre éclate entre les enfants européens et africains. Son père se fera vertement sommer par les autorités locales de tenir son fils à l' œil.15 Une autre fois, quelques jours avant l'indépendance, le jeune Thomas, âgé pourtant seulement de onze ans, prend une initiative quelque peu téméraire pour un jeune garçon de cet âge. Entraînant ses camarades, il confectionne en cachette un drapeau noir blanc rouge de la Haute-Volta dont les enfants ont déjà vu un échantillon. Et ils descendent le drapeau français pour hisser le drapeau voltaïque, ce qui entraîne aussitôt une autre bagarre avec les enfants européens, parmi lesquels se trouve le fils du directeur de l'école. Bien entendu le récit de cet incident arrive rapidement dans les oreilles des parents. Le lendemain Joseph reçoit la visite du directeur qui lui demande de le suivre au bureau. « - Tonfils, ilfaut le conseiller. - Comment ça ? Qu'est-ce qu'il afait? - Il a frappé mon enfant.

- Vous étiez là-bas? Moi je n'étais pas là-bas quand il frappait. J'ai vu des enfants courir mais je n'étais pas là-bas. Qu'est ce que vous voulez que je fasse. Vous voulez que je le mette en bouteille? - Pourquoi tu réponds comme ça ? - Pourquoi ne pas répondre. Vous dîtes de le corriger. Corriger comment? Qu'est ce qu'il afait ? Il a pas volé? - Thomas ilfaut lefrapper, s'il fait le malin, ilfaut lefrapper. » Exténué, Joseph se met selon ses propres termes à « insulter proprement» son interlocuteur. L'affaire est portée devant le chef de Gaoua, le vieux San qui prend partie pour le directeur. Joseph lui en tiendra rigueur longtemps après. Homme droit, il ne comprend pas qu'il puisse ainsi avoir suggéré de frapper le jeune Thomas, alors qu'il n'a pas assisté à l'échauffourée entre les jeunes enfants européens et les voltaïques. Mais plus fondamentalement Joseph exprime déjà de la fierté pour son premier garçon. Il ne comprend pas qu'on vienne lui dire, à lui, d'intervenir et de punir son enfant alors que, pour lui, il est plus simple de lui faire directement des remontrances. C'est en tout cas, ce qu'il fait s'il surprend un enfant en train de faire une bêtise. 15. Cette anecdote est rapportée dans La Victoire des vaincus, oppression et libération culturelle, Jean Ziegler, 340 pages, publié au Seuil, collection Point Actuels, page 217. 22

Quatre jours après, le 5 août 1960, jour de l'indépendance, les européens montrent qu'ils ne sont pas en reste en matière de provocation. lis se présentent tous, sans exception, rasés à la cérémonie de déclaration de l'indépendance en signe de deuil. lis prennent de plus une attitude tout à fait méprisante lorsque vient le moment de hisser le drapeau de la Haute-Volta. Le fils du commandant de cercle menace plusieurs fois de provoquer des bagarres qui ne seront évitées que grâce à l'intervention responsable des militants du RDA. Si l'indépendance pouvait sembler un arrangement satisfaisant à Paris et à la direction du RDA, les deux parties y voyant chacune leurs intérêts, il n'en reste pas moins que dans le pays, les rapports entre les colons et les voltaïques étaient le plus souvent extrêmement tendus. L'histoire qui suit illustre le mépris dans lequel les colons tenaient les voltaïques, mais aussi la persistance d'une tradition de résistance des militants du RDA qui avait rendu ce parti si populaire en Mrique de l'Ouest après la deuxième guerre mondiale. Lorsque Thomas est en CM2, arrive dans l'école M. Diboulo, qui va enseigner au CMl, la classe de son petit frère direct Pascal. M. Diboulo n'en est pas à sa première mutation d'office pour indiscipline. Une deuxième école est en construction, celle qu'on appelle école B aujourd'hui. L'entrepreneur qui doit construire ce bâtiment est un européen, M. Moulinier, colonel de l'armée en retraite. L'entrepreneur a reçu une citerne de son entreprise pour prendre de l'eau au Poni, la rivière qui a donné son nom plus tard à la Province pour la construction des parpaings. Il s'est entendu avec le directeur de l'école M. Vignon et, chaque matin de bonne heure, il envoie une moto pompe et il pompe toute l'eau du puits normalement réservée aux enseignants. Si bien que les femmes sont obligées de se réveiller à quatre heures trente pour aller se ravitailler en eau pour la journée. Celle de M. Diboulo s'en plaignait. Cette situation existant avant son arrivée, et compte tenu des multiples problèmes qu'il a déjà eus avec les Européens qui lui ont d'ailleurs valu cette mutation d'office à Gaoua, M. Diboulo conseille cette fois la patience à sa femme. Un jour M. Moulinier vient préparer un terrain où M. Diboulo a entassé des pierres pour construire les soubassements de son futur logement. « - Si ça vous gêne vous pouvez mettre ça de côté je vais trouver un camionneur pour venir enlever ça.

-

Vous venez le ramasser

tout de suite ou bienj'emploie

ça pour faire

le sou-

bassement» rétorque M. Moulinier. - Bon si vous le voulez comme je vous l'ai dit, c'est pour moi. Si ça vous gêne vous pouvez les mettre de côté, je viendrai les enlever. Maintenant si vous voulez employer ça pour faire vite les soubassements employez-les! » Puis M. Diboulo s'en va voir si les manœuvres, qui construisent sa maison, ont bien avancé la veille. A son retour sa femme lui dit: «Je n'ai pas trouvé d'eau pour que tu puisses faire ta toilette. Tu as eu la chance même de me trouver vivante parce que Moulinier m 'afrappée au bord du puits,j'allais glisser dedans. » 23

M. Diboulo s'en va demander des explications à Moulinier qu'il trouve au milieu d'une soixantaine de manœuvres. « Bonjour dit-il à Moulinier qui lui tourne le dos. - Bonjour, répond l'autre sans se retourner. - Qu'est-ce que vous avez eu avec ma femme?

- Je ne connais

pas votre femme.

- Vous ne connaissez pas ma femme. Expliquons-nous doucement, je crois que ça vaudra mieux, sinon de la manière dont vous y allez, hein, si je me fâche ça ira mal. - Je vous dis que je ne connais pas votre femme. - Nom de dieu. Bon si vous ne connaissez pas ma femme vous allez la connaître tout de suite ». C'en est trop. Diboulo jeune alors et «chaud» prend un bâton et se met à courir après lui dans la cour de l'école pour lui taper dans le dos, une véritable humiliation presque impensable, pour ces européens peu habitués à ce qu'on leur tienne tête. Attirés par le bruit, tous les maîtres sortent des classes, puis très rapidement tous les enfants dont Thomas Sankara. TIy a là M. et Mme Vignon. Le directeur sonne pour écourter la scène et rapidement tout rentre dans l'ordre. Peu après deux gendarmes blancs et le directeur s'approchent de l'école pour arrêter Diboulo. Celui-ci, en séance de gymnastique sur les terrains de sport à l'extérieur, peut les apercevoir de loin. Il dit alors à ses élèves «Voilà des blancs qui ne conn~issent pas leur devoir. Bon s'ils arrivent sur le plateau ici, prenez chacun une pierre. S'ils arrivent ici, je serai le premier à lancer la première pierre. Ne laissez échapper personne, ni le directeur, ni les deux gendarmes ». Arrivés entre l'école et le terrain de sport, ils s'arrêtent pour se consulter et fmalement font demi-tour. Diboulo est fmalement convoqué à la gendarmerie pour s'expliquer. Moulinier a déposé une plainte et Diboulo en rédige donc une à son tour pour sa femme qui vient de sortir de la maternité après une fausse couche. Pendant deux mois on exerce toutes sortes de pression sur Diboulo qui ne se laisse guère impressionner. Puis un gendarme propose un premier arrangement. «M Moulinier voudrait retirer sa plainte, il voudrait que l'affaire finisse mais il vous demande aussi de retirer votre plainte. Mais sa condition est que vous lui remboursiez les 350 Francs qu'il a employés pour faire son certificat médical.

- Si M

Moulinier était présent j'allais

le gifler. Il n'en reviendrait pas parce

qu'il a pris le certificat médical pour me condamner. Ma femme a pris un billet d'entrée et un billet de sortie de la maternité pour le condamner aussi. Maintenant des deux côtés il y a eu plainte. S'il veut que nous retirions les plaintes, qu'il ne réclame rien. Sinon si je lui remboursais les 350 F cela voudrait dire que je reconnais mon tort. J'ai dit il n'est pas question qu'il me parle de ça. - Bon allez-y, on va le voir, on va réfléchir. » Il est de nouveau convoqué le lendemain. Moulinier est là. Les gendarmes lui disent: « Voilà M Moulinier, maintenant il ne veut plus parler de ses 350 F

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il veut s'arranger avec vous. - Je ne demande pas mieux. - Alors vous allez rédiger le retrait de votre plainte. - Je ne rédige rien. Vous gendarmes, vous rédigez une lettre de retrait commune à Moulinier et à moi. Vous lisez à haute voix. Vous donnez ça à Moulinier

il lit et il signe et moi aussi je lis, je signe. Là je suis certain que la lettre de retrait de Moulinier ne va pas disparaître après. » Le gendanne contrarié réfléchit un moment puis s'exécute. Le lendemain matin, quand Moulinier vient à l'école, il ne va pas dire bonjour à M. et à Mme Vignon. Il vient directement voir Diboulo. Il avoue en fait que c'était M. et Mme Vignon, qui l'ont poussé pour créer d'autres ennuis à Diboulo, puis que fmalement, devant la détermination de Diboulo, ils ont cessé de le soutenir. Thomas témoin de la détermination et du courage de M. Diboulo lui exprimera régulièrement son admiration. Il se place toujours à un endroit où il sait pouvoir le voir passer pour le saluer « tellement il était content de voir un noir taper sur un blanc parce

qu'on

n 'avait jamais

vu ça »16.

Nul doute que cette histoire va rester dans la mémoire du jeune Thomas comme l'exemple d'un combat juste, courageux et difficile, à l'issue certes incertaine mais où l'affmnation de la dignité contre l'injustice ne souffre pas de concession. Et de plus, il est victorieux, ce qui n'a sans doute pas toujours été le cas, en cette période, lors de conflits identiques. Diboulo eut bien des problèmes avec les Comités de Défense de la Révolution plus tard, pendant la révolution, en continuant à clamer son appartenance au RDA. Ils cherchèrent à le «dégager »17,et lorsqu'ils firent monter l'affaire, Thomas Sankara en fut infonné et prit immédiatement la défense de Diboulo en déclarant: «Je ne connais pas plus révolutionnaire que Diboulo à Gaoua »18. Les CDR n'avaient donc qu'à bien se tenir. TIleur fallait à tout prix éviter que M. Diboulo ne raconte de vive voix les exactions auxquelles ils se livraient. Aussi tous les prétextes furent-ils bons pour les empêcher de se croiser lorsque le président était de passage à Gaoua.

16. Selon les termes de M. Diboulo lui-même qui nous a fait ce récit en 1994. 17. Terme couramment employé au Burkina Faso à la place de «licencier ». 18. Selon M. Diboulo.

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Une enfance

pieuse

et studieuse

Lorsque Joseph est nommé à Gaoua, la première fille des Sankara, Florence, fréquente déjà l'école. Ses parents décident donc de la laisser avec sa grandmère jusqu'aux vacances. Elle va y rester finalement jusqu'à son mariage, son père se refusant d'aller contre la volonté de la grand-mère qui désire la garder auprès d'elle. La deuxième fille Marie-Denise, l'aînée directe de Thomas est très tôt frappée par la méningite. Elle en est restée infmne et se fait rapidement rattraper puis dépasser dans ses études par son jeune frère. Ils sont très proches. Thomas prend bien soin de sa sœur sans pour autant la prendre en pitié. il passe du temps à aider Marie qui se souviendra par la suite avec précision d'une séance de travail de mathématiques sur les intervalles qui se terminera en pleurs. il leur arrive aussi de se battre. Marie est têtue et souvent c'est son frère qui doit interrompre le combat. Armée de sa béquille, elle n'a pas du tout l'impression d'être diminuée. Sa grande sœur absente, c'est elle en effet qui doit aider sa mère dans les tâches ménagères. Thomas l'aide à ramener l'eau du puits. Mais elle est dissipée et pose problème. Elle aime se faire valoir et crée parfois des histoires. Son infirmité n'empêche pas son père de la frapper parfois sévèrement, même avec un fouet, une scène difficilement supportable pour le jeune Thomas. Il se met alors à bouder. Il adore sa sœur. Peut-être apprécie-t-il particulièrement cette insoumission, lui l'enfant sage qui sait cependant aussi être indiscipliné, mais pour des actes hautement significatifs et mûrement réfléchis. Aussi non seulement Thomas est le premier garçon de la famille, mais il joue aussi de fait le rôle de l'aîné. Il apprend donc très tôt le sens des responsabilités. Rapidement après lui, naissent d'autres frères et sœurs, Pascal, Valentin, Colette, Elisabeth morte très tôt. Sa mère superstitieuse attribue ce décès à la présence d'or à Gaoua. Ce jour-là, elle rassemble tout l'or de la maison et le jette dehors. Viendront ensuite, Pauline, Paul, Blandine, Lydie, mais aussi Odile d'une autre maman, qui sera élevée dans une autre cour. Aussi jusqu'à ce qu'il quitte la famille pour aller à Bobo, Thomas s'occupe de tous ses frères et sœurs. Les deux premières années scolaires, il bénéficie de la protection de JeanPascal Ouedraogo, l'aîné des enfants des gendarmes. Ce sera son grand frère bien au-delà des années de la petite enfance. Il protège les enfants des gendarmes, les ramène de l'école et les soutient. Au CM2, alors que Thomas n'est 27

qu'au CPl, Jean-Pascal, qui aime à jouer l'instituteur leur donne des cours supplémentaires. Il fera l'école normale de Koudougou. Mais même après son départ il continue à leur dispenser des cours pendant les vacances pour les préparer au niveau supérieur. Thomas comprend très vite, toujours le premier. Il en tire une certaine facilité, ce que reflètent ses résultats scolaires. Leur relation va se poursuivre par correspondance. Et Jean-Pascal, de Koudougou, va continuer à le soutenir et à lui prodiguer conseils et encouragements. Il partage aussi une partie de son enfance avec Ernest Nongma Ouedraogo, de deux ans son aîné, avant qu'il ne parte à Bobo. lis sont cousins par le fait que la grand-mère paternelle de Thomas est de la famille d'Ernest Nongma. Les deux familles se retrouvent en effet à Gaoua un peu par hasard. Le père d'Ernest Nongma est commerçant. Il décède là-bas et il se retrouve pendant environ un an intégré à la famille de Thomas. li deviendra commissaire de police après être passé à l'Ecole nationale d'administration et de la magistrature. li sera nommé ministre de l'Administration territoriale et de la Sécurité sous la révolution et se fera un devoir de veiller sur la sécurité de Thomas Sankara souvent contre son gré. Toujours parmi les premiers de sa classe1 du CPl au CM2, Thomas réussit aussi bien en calcul qu'en français. Ce qui ne sera pas le cas des frères et sœurs qui le suivent. Il participe aussi très activement aux diverses activités liées à l'école. Par exemple, c'est avec application qu'il s'occupe du jardin réservé aux enfants. Il se fait aussi remarquer comme acteur dans des petites pièces de théâtre. Il lit beaucoup, tout ce qui lui tombe sous la main, essentiellement des bandes dessinées, Tintin ou des histoires de cow-boys, comme il y en a beaucoup à cette époque. Le jeune Thomas est aussi très vite remarqué par les prêtres qui mettent beaucoup d'espoir en lui. Son papa donne les cours de catéchisme. Au début, avant de s'installer, les prêtres viennent une fois par mois pour célébrer des messes, ils mangent dans la famille. Les liens solides s'établissent avec la famille et vont durer bien plus longtemps que durant le seul séjour à Gaoua. La famille est déjà très pieuse, son père s'est converti au catholicisme lors de son séjour en Europe, pendant la seconde guerre mondiale. Thomas fréquente l'église avec assiduité. TIest réveillé très tôt le matin pour préparer les messes avant d'aller à l'école. Toujours à l'heure, consciencieux, il sert avec application. C'est un enfant de chœur apprécié. Il fait aussi partie de la chorale dirigée par Mme Kambou et celle-ci en garde un excellent souvenir. Ses frères qui le remplaceront par la suite ne laisseront pas la même impression. Le jeune Thomas prend l'éducation religieuse très au sérieux. Les enfants doivent apprendre les prières par cœur. Il leur faut acquérir une bonne connaissance du catéchisme pour passer la première communion puis la profession de foi. Thomas ne se contente pas de ces aff1ffi1ationsrudimentaires comme: « Qui est Dieu? Dieu est amour» qu'il faut apprendre par cœur, qui ne peuvent que 1. Certains témoignages en font même toujours le premier. 28

laisser bien perplexe un enfant d'une dizaine d'années. TIn'en finit donc pas de poser des questions. Qu'est ce que le paradis, l'enfer? Il sollicite des détails sur la vie de Jésus et de Marie. Déjà pragmatique, il en tire tout de suite des leçons dans la vie quotidienne. S'il convoite un jouet chez un de ses camarades, il sait se rappeler quelques leçons apprises au catéchisme: « Il faut me donner ça car dieu a dit d'aimer son prochain comme soi-même. Attention à l'œil de dieu qui te regarde ». Il fait partie des « cœurs vaillants », un mouvement scout lié à l'Eglise. Aussi le week-end, les enfants partent en brousse pour de longues marches avec les prêtres. Ils doivent apprendre à se débrouiller seuls, à se faire à manger, à contrôler leur peur. Ils font des jeux de piste. La brousse est infestée de serpents. Ce n'est pas toujours facile et les situations périlleuses sont propices à l'apprentissage de la solidarité. Thomas y acquiert le goût de l'aventure, de la camaraderie, une certaine endurance aussi. Il se met dans la peau de ces héros de bandes dessinées qu'il admire. Lors de ces expéditions, il prend très au sérieux la protection des plus petits, un rôle qu'il tient tout naturellement. Mais cela ne lui suffit pas. Il y prend tellement goût qu'il organise des expéditions de sa propre initiative. Ils se confectionnent des tenues avec de la paille et des feuilles d'arbre et partent ainsi jouer aux aventuriers. Il ramène tout le monde parfois à une heure avancée de l'après-midi ce qui ne manque pas d'inquiéter les parents. Il lui arrive de demander même parfois à sa maman de leur préparer à manger. D'autre fois, les enfants prenaient eux-mêmes l'initiative d'aller en brousse jouer à la guerre. Thomas prend très naturellement l'ascendant sur ses camarades, par son autorité naturelle, son esprit d'initiative et de décision. C'est donc très tôt qu'il commence à exercer ses talents de chef. Non sans un certain sens de la tactique voire du bluff, si l'on en croit cette anecdote racontée par son cousin. Un jour qu'ils jouaient à la guerre, le groupe de Thomas se trouva submergé par ses adversaires qui semblaient sortir de partout. La bagarre était proche et se serait sans aucun doute soldé par une défaite. Thomas s'est mis alors à crier très fort: «Allez! Deuxième groupe, avancez et préparez-vous ». Les ennemis ont donc sans doute cru à la supériorité en nombre de leurs adversaires, parfaitement organisés et soumis à une discipline de fer. Ils ont préféré fuir le combat. Il ne prend pas à la légère les leçons de morale qu'il reçoit aussi bien à la maison, de son père ou de sa mère, qu'au contact des prêtres. Il lui arrive régulièrement de se déclarer responsable d'une faute pour éviter à un ami ou à un autre enfant de subir les punitions. TImontre déjà une véritable aversion pour l'injustice. Il lui arrive ainsi régulièrement de critiquer les décisions des adultes, lorsqu'elles concernent les enfants et qu'elles sont prises un peu trop rapidement à son goût. TIlui arrive de s'opposer à une décision de gendarmes à propos d'un vol entre enfants jugeant les preuves contre le présumé voleur bien insuffisantes. Il ne lui viendrait pas à l'esprit de critiquer quelqu'un en son absence. Par contre, lorsqu'il a quelque chose à dire à quelqu'un, il le fait sans détour face à

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face. De même que si on le provoque ou lui manque de respect, il ne laisse rien passer. Ce qui se termine régulièrement par des bagarres. Et c'est souvent Ernest, le grand frère, que l'on vient chercher pour calmer la situation. Son père reproduit les méthodes éducatives de ses parents qui lui ont réussi. Corriger ses enfants est la meilleure façon de les remettre sur le droit chemin. Et puis ça les endurcit, ça forge leurs caractères. Thomas a rarement reçu de véritables corrections contrairement à sa sœur Marie. S'il fait quelque chose que son père réprouve, celui-ci l'appelle et le réprimande et lui demande de ne plus recommencer. Et ce n'est qu'en cas de récidive que son père le frappe comme tous les pères à cette époque. Le plus souvent Thomas demande la permission pour tout ce qu'il veut entreprendre. Ses parents la lui accordent en général car ils savent pouvoir avoir confiance en lui. L'enfant est bien élevé, poli et ses instituteurs louent ses qualités. Les seules punitions qu'il ramène de l'école sont celles qui ont été infligées collectivement à toute la classe. Aussi son père, chargé surtout de marquer l'autorité et de corriger son fils, en cas de mauvaise conduite, intervient rarement. Thomas est un enfant sage et obéissant. C'est sa mère, présente quotidiennement et plus proche des enfants, qui leur assure l'essentiel de l'éducation. Elle transmet des leçons de morale par ses attitudes et ses récits. Elle prodigue des leçons d'humilité et de modestie. Elle n'en est pas moins ambitieuse pour ses enfants et leur répète souvent: « Que chacun soit fier de ce qu'il fait et qu'il soit toujours le premier dans ce qu'il fait, parmi les brillants dans son métier. » L'affection que porte Thomas à sa mère ne va pas faiblir avec le temps et on peut sans se tromper penser qu'elle a inspiré des passages du discours souvent lyrique de Thomas Sankara sur la femme prononcé le 8 mars 19872. La vie du camp de la gendarmerie est ponctuée de bagarres, de querelles qui touchent la plupart des familles. Et tous les enfants doivent subir le spectacle de leur mère battue par un père qui pourtant ne participe guère à leur éducation. Alors les enfants n'ont d'autre solution que de courir chez les voisins pour que cessent ces scènes pour eux douloureuses. Si le plus souvent les enfants ne peuvent exprimer leur désarroi, Thomas, lui, prend un jour son courage à deux mains et n'en pouvant plus s'en va expliquer vertement à son père qu'il n'est

pas d'accord avec sa façon de traiter sa mère. Comme la scène se reproduit, le camp de la gendarmerie est très vite mis au courant. Si les gendarmes s'étonnent de ce comportement qui n'est pas celui d'un enfant, Jean-Pascal regrette en tant qu'aîné de ne pas avoir eu cette initiative. Et depuis lors, les gendarmes vont y regarder à deux fois avant de s'acharner sur leur femme de peur d'avoir la visite des enfants du camp dirigés par Jean-Pascal. Gaoua est une petite ville et la famille fréquente tous les Mricains fonction-

2. Intitulé « La libération de la femme, une exigence du futur », il est publié dans le recueil de discours présenté par David Gakunzi, 296 pages, édité chez L' Harmattan en septembre 1991 sous le titre Oser inventer l'avenir et dans l'ouvrage de Bruno Jaffré intitulé Les Années Sankara de la Révolution à la Rectification, 332 pages, publié en 1989 chez L'Harmattan. 30

naires ayant pu aller à l'école. Joseph boit son dolo3 dans le cabaret du père d'Alexis Paré, instituteur de Thomas au CE2 et au CM1. TIfréquente un autre instituteur, Grégoire Kambou, dont le fils Pascal, est un camarade de Thomas et le père de Valère Somé4qui est infmnier au service de la lutte contre les grandes endémies. Grâce à son attitude, Joseph réussit à se faire accepter par la population locale. Les Lobis sont pourtant réputés très méfiants envers les étrangers. Mais on l'adopte finalement. TI reçoit même un surnom typiquement local, Kambou. Le spectacle de l'injustice révolte le jeune Thomas. Il ne supporte pas que l'on s'attaque à des plus petits et prend toujours leur défense contre les plus grands. Sa grande sœur Marie raconte: « Un soir, je sors, je vois Thomas au milieu dans un groupe. Je demande: - Qu'est ce qu'il y a ? - Celui-là le grand, il veut frapper le petit là. Ce n'est pas bon. Même s'il a tort, et en s'adressant au grand garçon, ça suffit. Pourquoi tu veux lefrapper? Parce que toi tu es grand tu es gros alors que lui-même il est petit. - Mais en quoi ça te regarde?

- Il faut

que le petit là s'en aille. »

Et il se refuse à quitter les lieux tant que le grand n'est pas parti. A l'école il peut aussi lui arriver de protester lorsqu'il juge que les notes ne sont pas justes. Parfois même il intervient chez les adultes. La plupart des familles utilisent les services d'un « garçon» pour participer aux tâches ménagères. Elles ne pensent pas toujours à le rétribuer correctement. Thomas n'hésite pas à leur expliquer que s'ils l'emploient pour aider leurs femmes, il ne faut pas oublier de lui donner ce à quoi il a droit pour son travail. Un des voisins de la famille est polygame. Il n'aime pas sa première femme qui ne lui a donné que des filles. TIpréfère la deuxième. Elle est plus jeune et a donné naissance à des garçons. Un jour, Thomas prend de la nourriture à la maison et la donne à celle qui est rejetée par son mari. Celui-ci furieux vient trouver Joseph pour se plaindre et lui demande de corriger son enfant. Mais cette fois encore Joseph prend parti pour son fils. Tous les matins, lorsque les enfants partent tôt pour préparer la messe, la mère leur donne cinq francs pour le petit déjeuner, afin qu'ils aillent directement à l'école, après l'église, pour leur éviter de remonter jusqu'à la gendarmerie. Thomas ramène toujours sa pièce alors que ses frères et sœurs auraient plutôt tendance à la demander comme un dû, voire à réclamer plus. Il ne supporte pas d'avoir de l'argent sur lui. Un jour il se retrouve avec une petite somme. Les enfants se cotîsent pour organiser une fête à la fm de l'année et c'est le reste de ce qui n'a pas été dépensé que Thomas a dû garder sur lui. Il ne sait qu'en faire. Il a toutes les peines du 3. Bière traditionnelle fabriquée avec du mil. 4. Il va jouer un rôle important avant et pendant la révolution. un peu plus loin. 31

Nous en parlerons longuement

monde à s'endormir ce soir-là et le matin supplie il sa mère de lui dire que faire avec: «Mais cet argent là, qu'est que je vais en faire? Ca me gène ». Sa mère lui conseille alors d'acheter du pain et de le partager entre ses camarades. Le voilà soulagé. Si le pain est petit à petit devenu un bien de consommation de masse, il est encore considéré comme une gâterie dans les villages et reste un cadeau apprécié lorsque l'on vient de la ville. Et à cette époque les boulangers sont rares. Non seulement l'assiduité de Thomas à l'église peut laisser entendre qu'il a la vocation mais c'est aussi un excellent élève. Les prêtres voudraient bien l'attirer au séminaire pour en faire un prêtre. A cette époque, cela représente une formidable chance de promotion pour les enfants pauvres. Les parents n'ont plus à se soucier de les nourrir. Et c'est souvent la seule possibilité de poursuivre des études. Sous la pression des pères blancs, Thomas affiche son intention d'intégrer le séminaire. Jusqu'au bout il laisse entendre à son père qu'il passera effectivement le concours d'entrée. Il est admis au Certificat d'Etude Primaire. Pour l'entrée en sixième il surprend tout le monde. Il affiche une grande assurance. La veille des épreuves, il se heurte à un garçon plus grand que lui. « -Qu'est ce que tu viens faire ici, lui dit-il? Tu devrais étudier. - Et toi grand gaillard-là va étudier toi-même. Moi je sais tout etje sais que je serai admis. Et toi tu n'auras rien! » Les épreuves sont corrigées à Ouagadougou et il faut attendre quelques jours pour recevoir les résultats. Ceux-ci n'arrivent pas tous en même temps et Thomas ne figure pas dans la première liste. Il essuie les reproches de son père qui réprouve cette trop grande assurance. Mais Thomas continue à afficher sa confiance dans sa réussite. L'un de ses copains, Bado Pierre, a reçu son avis d'admission. Thomas déclare alors: «Mon épreuve était juste. Moi je sais que je suis admis. Si Bado est admis, je suis admis aussi. » Effectivement ses résultats arrivent deux jours après. Il est reçu. Avec Thomas sont reçus aussi, Jean Simporé et Pascal Kambou. Son père va alors prévenir les prêtres de l'admission de Thomas en sixième et de son refus d'aller au séminaire. Furieux ceux-ci lui reprochent d'être responsable de ce choix, de ne pas avoir assez prié et de ne pas l'avoir suffisamment poussé vers la religion. Mais il est trop tard.

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Au lycée Ouezzin Coulibaly

En choisissant le lycée plutôt que le séminaire, Thomas affirme son indépendance. Il s'extrait de la voie toute tracée que l'on avait choisie pour lui. Les prêtres ont certes la réputation de bien former les enfants qu'ils ont selectionnés pour entrer au séminaire, mais ils sont sévères. Au séminaire, les enfants sont complètement pris en charge et n'ont d'autre souci que d'étudier et de bien se plier à la dévotion que l'on attend d'eux, à la discipline religieuse. En refusant cette voie, il choisit l'ouverture sur la vie, un encadrement moins pesant, moins lourd, permettant à son esprit en quête de nouveauté, de connaissances, voire de liberté, de mieux se laisser aller à ses aspirations. Ses débuts à Bobo ressemblent à un parcours initiatique qui se présente par surprise, mais qu'il faut néanmoins affronter alors que l'on n'y est pas préparé. Il faut s'arracher au confort et à la chaleur de la vie de famille, à l'amour de sa maman. Mais il s'attend en retour à être accueilli avec tous les privilèges dus à son nouveau rang envié de collègien, nourriture, habits, logement, eau courante, électricité, etc. Il arrive à Bobo le jour de la rentrée et se rend directement au lycée Ouezzin Coulibaly. Une première déception l'attend. On lui apprend que la rentrée est reportée pour des problèmes d'intendance. Certains enfants, les plus. chanceux, rentrent chez eux, en attendant leurs convocations. Mais beaucoup se retrouvent perdus dans cette ville immense. Soit ils n'y ont pas de parents, soit ils en ont mais sont incapables de se rendre chez eux et ne se retrouvent donc pas mieux lotis que les premiers. Thomas, sa grosse valise sur la tête, incapable qu'il est de la porter autrement vu son poids, se met à errer dans la ville. Ayant perdu tout espoir de trouver des parents, exténué, il aperçoit une maison dont l'apparence bourgeoise offre à penser qu'elle loge des gens à l'abri du besoin. Une voiture est garée dans le jardin et un gros chien veille sur tous ces biens. Il sonne et demande l'hospitalité. Le propriétaire des lieux, M. Barry Pierre, accepte et lui donne à manger avant de se rendre à la maternité où sa femme vient d'accoucher.} Thomas Sankara le cherchera un peu plus tard sans succès pour lui témoigner sa 1. Cette anecdote est racontée par Thomas Sankara lui-même dans une interview effectuée par Jean Philippe Rapp en 1986, op. cita en annexe et rapporté dans Oser inventer l'avenir op. cita p. 126. 33

reconnaissance. Ce n'est que lorsqu'il sera nommé secrétaire d'Etat à l'Information qu'il réussira à le retrouver et le nommera secrétaire général. Les problèmes d'intendance enfin résolus, la rentrée peut avoir lieu. Son voisin de classe s'appelle Fidèle Toé. TIsdeviennent amis. Ils ont respectivement les matricules 2217 et 2222. Ils s'aperçoivent tous deux que les pupitres ne diffèrent guère de ceux du CM2 et en ressentent une nouvelle petite déception. Mais plus grave, on leur signifie que les situations de leurs parents ne leur permettent pas de bénéficier de la bourse et qu'en conséquence ils ne peuvent pas être admis à l'internat. On estime que, comme gendarmes ou CRS, ils font partie des privilégiés comme salariés. Son père propose d'envoyer de l'argent régulièrement mais Thomas refuse. Il décide alors de le confier à une de ses connaissances, dans le camp de la gendarmerie du côté de Bolomakoté. Mais cette famille d'accueil se débat dans d'importantes difficultés. Thomas en est profondément mal à l'aise, il ne supporte pas de constituer un poids supplémentaire. TIsouhaite donc partir au plus vite. TI rédige lui-même une lettre au directeur du lycée dans laquelle il explique la situation dans laquelle il se trouve et où il demande à intégrer l'internat. Il n'obtiendra pas de réponse. Il va passer un moment difficile. Il lui faut patienter et endurer cette situation. Heureusement, son père lui fait parvenir un vélo. Avec son ami Fidèle, doté lui aussi d'une bicyclette, et lui aussi logé chez un ami de son père, mais à Sourkoukin\ les escapades sont joyeuses. Ensemble ils entreprennent la difficile ascension de la longue côte qui monte jusqu'au lycée situé en haut d'une colline. Une mise en jambe qui achève de réveiller les jeunes collégiens. TIspartagent aussi l'ivresse de la descente en roue libre sur près de deux kilomètres à la sortie des classes. Le vélo et la liberté de déplacement complètent l'attrait de la grande ville où il y a tant à découvrir. Bobo Dioulasso, deuxième ville du Burkina Faso, a toujours été la rivale de Ouagadougou la capitale. Elle se trouve au carrefour des routes allant en Côted'Ivoire, au Mali et vers la capitale Ouagadougou. De cette position stratégique, elle tire son intense activité. Elle a bénéficié d'une attention particulière des colons qui ont agréablement aménagé son centre, en grandes avenues bordées d'arbres magnifiques au détriment de Ouagadougou, moins riche dont la pluviométrie est aussi moins importante. C'est par Bobo encore qu'a pénétré l'effervescence politique en provenance de Côte-d'Ivoire. C'est de Banfora, à quatre-vingt kilomètres plus au sud qu'est originaire le grand dirigeant politique Ouezzin Coulibaly, animateur du syndicat des instituteurs, qui devient secrétaire politique du RDA, député de Côte-d'Ivoire de 1946 à 1951 et premier chef du gouvernement autonome de Haute-Volta en 1956. A côté de Gaoua, petite bourgade de brousse, Bobo, s'étendant sur plusieurs collines, parait immense. Le centre, autour du vaste marché, grouille d'artisans et de commerces en tous genres où l'on trouve des marchandises en provenance 2. Signifie le quartier des hyènes. 34

des pays voisins. Avoir à se débrouiller seul dans cette grande ville, à un si jeune âge, est une épreuve qui forge le caractère. D'autant plus qu'il faut rapidement passer du statut de fils de notable à Gaoua à celui d'enfant isolé anonyme sans véritable attache familiale, sans protection. Il retrouve cependant son grand frère Ernest Nongma qui lui procure un peu de réconfort. Le jeune Thomas ne manque pas de ressources. Sachant que ses résultats scolaires peuvent le sortir de cette passe difficile, confiant en ses capacités qui ont fait leurs preuves à l'école primaire, il redouble d'efforts. Et en cinquième, grâce à ses bons résultats scolaires de l'année précédente, mieux pris en compte pour l'attribution des places en deuxième année, il obtient une place à l'internat. Fidèle Toé partage le même sort. Comme lui il n'a pas pu prétendre à une bourse la première année puisque son père est ancien combattant et il doit lui aussi se débrouiller seul. Ces difficiles épreuves qu'ils partagent ensemble contribuent à les rapprocher. Ils ont tous deux beaucoup fréquenté les prêtres et tous deux ont évité de peu le séminaire. Fidèle Toé deviendra l'un de ses plus fidèles amis et le restera jusqu'au bout. Il sera d'ailleurs l'un des seuls civils sinon le seul à être reconduit à chaque nouveau gouvernement, tous les ans pendant les quatre années que durera la révolution, comme ministre du Travail de la Fonction publique et de la Sécurité sociale. Gnoumou Gani Gaston, brillant élève, est un autre de ses proches durant cette période, mais ils divergeront par la suite. Il deviendra capitaine, jouera un rôle politique sous le CMRPN, sera mis à la retraite d'office pendant la révolution puis deviendra un homme d'affaires et fondera une société de transit. Désormais, libérés des soucis de la vie quotidienne, ils vont tous deux pouvoir profiter de leurs privilèges d'être parmi les premiers enfants africains à pouvoir poursuivre des études. Ils vont ainsi pouvoir goûter aux attraits de la ville après en avoir subi les inconvénients. Ce sont d'abord les études qui préoccupent Thomas. Il sait ce qu'elles peuvent lui apporter mais aussi, petit à petit, comme beaucoup de ses camarades, il prend conscience de ses responsabilités dans la construction de son pays récemment acquis à l'indépendance. Alors qu'à l'école primaire, il y avait quelques instituteurs voltaïques, au lycée, les enseignants sont encore tous français. Cette réalité suscite quelques interrogations pour ces jeunes Africains sur la réalité de cette indépendance. Et nous avons déjà vu que, malgré son jeune âge, elle représente beaucoup pour le jeune Thomas Sankara. Les élèves ont été sévèrement sélectionnés, le niveau est élevé, la discipline est stricte. C'est dans leur classe, la sixième 3, que sont regroupés les enfants des Européens. Ils sont plus accessibles qu'à Gaoua tout en maintenant cependant une certaine distance avec les enfants du pays. Aussi, pour les aborder, on les taquine, on leur tire les cheveux, surtout aux filles. Bien qu'assez frêles, Thomas et Fidèle figurent parmi les plus jeunes de la classe, ils ne peuvent s'empêcher de se moquer des plus grands qu'ils jugent ridicules. Ils se moquent aussi de ceux qui commencent à flirter avec les filles, ce qui ne manque pas d'entraîner des représailles. Le chef de classe, Koudoubi Sawadogo, d'environ

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dix ans leur aîné, déjà papa, l'apprendra à ses dépens. Sous l'impulsion de Fidèle, un peu plus espiègle, ils déploient toutes sortes d'ingéniosité pour déjouer sa vigilance aux heures de permanence ou lorsqu'un professeur est absent, pour aller s'amuser dehors. Thomas poursuit d'abord des études classiques. Ses longs moments passés dans l'église de Gaoua, où la messe se faisait encore en latin, lui sont d'un grand secours. Il se passionne d'abord pour cette matière comme son ami Fidèle. Ils traduisent par exemple l'histoire des frères Gracques3, deux frères qui furent assassinés l'un après l'autre après avoir assumé le pouvoir à tour de rôle à Rome, parce que, tentant de promouvoir une réforme agraire, ils gênaient les propriétaires terriens. Elle leur rappelle étrangement 1'histoire des Kennedy qui les touche alors profondément. Un jour, en cinquième, Thomas tombe gravement malade au point d'être hospitalisé. Et durant de fortes fièvres, il se met à réciter les troisième et quatrième déclinaisons et quelques verbes déponents. Le médecin lui conseille d'abandonner cette matière. TI s'incline et ne pourra pas non plus profiter de l'initiative du professeur de français, M. Tessier, initiative qui ravit pourtant son ami, de les initier au grec, alors que ce n'est pas prévu au programme. Il se console en se disant que tous les efforts passés à étudier le latin étaient peut-être vains. Quelle en est l'utilité en dehors de la messe? Il préfère s'investir dans des matières qui lui paraissent plus pratiques ou plus utiles. Les mathématiques l'attirent de plus en plus, comme le symbole de la modernité, de la rigueur, du progrès face au latin, une matière qui peut paraître tournée vers le passé et un peu anachronique au Burkina Faso. N'a-t-il pas, malgré les pressions, refusé d'entrer au séminaire? TIpréfère par exemple se consacrer aux langues vivantes qui représentent une plus grande ouverture sur le monde et il espère bien un jour pouvoir s'en servir. Leur professeur de français, M. Tessier, agrégé, remarque rapidement les grandes aptitudes de Fidèle pour le français mais aussi l'assiduité, la vivacité et 3. Cette anecdote n'est peut-être pas aussi anodine qu'elle y paraît. Certains textes romains renferment en effet l'initiation aux mécanismes de la démocratie, l'exaltation de la vertu républicaine, le dévouement au bien public et aux intérêts du peuple. Un certain nombre d'exemples montrent que les révolutionnaires burkinabè ont aussi emprunté aux symboles de la révolution française, elle-même ayant puisé dans certains moments de l'époque romaine. Les frères Gracques font partie des premiers révolutionnaires de I'histoire humaine. Précurseur du communisme, Babeuf, animateur de la conspiration des égaux au lSème siècle, ne s'y est pas trompé en choisissant de se prénommer Gracchus. Voici à titre d'exemple un passage d'un discours de Tibérius Gracchus: «Les bêtes qui paissent en Italie ont une tanière, et il y a pour chacune d'elles un gîte; mais ceux qui combattent et meurent pour l'Italie n'ont que leur part d'air et de lumière, pas autre chose. Sans domicile, sans résidence fixe, ils errent partout avec leurs enfants et leurs femmes; et les généraux mentent en engageant leurs soldats à défendre, dans les combats, leurs tombeaux et leurs temples contre les ennemis; car il est tant de Romains dont aucun ne possède d'autel en famille, ni de tombeaux d'ancêtres! C'est pour le luxe et la richesse d'autrui qu'ils font la guerre et meurent; et l'on a beau les appeler les maîtres du monde, ils n'ont même pas une motte de terre à eux ». Les Gracques, Claude Nicolet, Ed. Julliard, 1966, p.20 36

l'attitude active de Thomas en classe. Les fables de La Fontaine lui sont un ravissement. Il prend plaisir à réciter les dialogues des différents animaux devant ses camarades. Fidèle lui donne la répartie. Ils s'amusent à les mettre en scène, ce qui ne manque pas de provoquer des crises de fou rire. Ces fables morales ne peuvent que plaire à tous ces jeunes africains, bien plus que n'importe quel autre texte d'auteurs classiques qui semblent issus d'un autre monde? Ne baignent-ils pas depuis leur plus tendre enfance dans un univers où les proverbes mettant en scène des animaux tiennent lieu de référence, de philosophie et sont quotidiennement évoqués comme une espèce de guide de savoir vivre? Les fables de La Fontaine, en plus de ne pas être rattachés à une époque particulière, leur sont immédiatement accessibles en procédant de la même façon. Comme à Gaoua, il est volontaire pour jouer dans les pièces de théâtre, particulièrement le Bourgeois Gentilhomme où il affectionne le rôle du maître d'armes. Thomas qui saura plus tard exceller dans sa façon de manier l'humour est donc formé à bonne école. Fidèle est choisi pour interpréter Monsieur Jourdain4, et tous deux sont conviés aux répétitions qui se déroulent au domicile même de M. Tessier. Ils y ingurgiteront de délicieux rafraîchissements et y croiseront des jeunes femmes, collègues de leur professeur, qu'ils contempleront platoniquement. C'est aussi l'époque de la véritable découverte de la langue française que leur excellent professeur sait si bien faire apprécier. Ils goûtent au plaisir de jouer avec les mots, de fabriquer des phrases dont les tournures peuvent paraître infinies. Tant d'assiduité et d'intérêt pour le français ne pouvaient demeurer longtemps sans encouragement et ils se voient tous deux bientôt bénéficier de la faveur exceptionnelle de pouvoir accéder à la bibliothèque des professeurs. Comment auraient-ils fait sinon pour trouver des livres dont les prix sont prohibitifs ? Les librairies ne sont pas nombreuses. Si Fidèle dévore livre après livre, rares sont les romans que Thomas termine. L'un d'eux, qui constitue une exception, va le marquer particulièrement. TIs'agit du Comte de Monte Cristo d'Alexandre Dumas. Le héros y est victime d'une trahison de la part de son meilleur ami. Or Thomas reste marqué par une histoire qui lui est arrivée quelque temps auparavant. Toute la classe avait décidé de boycotter un devoir que voulait imposer un professeur. Thomas s'était trouvé alors écartelé. D'une part il voulait se conformer à la décision collective et lutter avec ses camarades contre ce qui paraissait aux élèves une injustice. D'autre part, il ne pouvait se résoudre à aller à l'encontre de son éducation paternelle ou de celle des prêtres qui lui avaient enseigné le respect presque inconditionnel des professeurs. Peut-être eut-il tout simplement peur des représailles? La position d'un enfant africain au lycée était précaire. Toujours est-il que lorsqu'il a fallu passer à l'acte, il se retrouva parmi ceux qui faillirent. Depuis ce souvenir reste gravé dans son esprit et le restera longtemps. TIs'est juré que plus jamais on ne l'y reprendra. 4. Dans cette pièce de Molière, Le Bourgeois Gentilhomme, qui se moque des bourgeois parvenus, le maître d'armes doit apprendre à M. Jourdain à se servir d'une épée. 37

Il n'hésite pas par contre à contester la notation lorsqu'il s'estime victime d'une injustice. Ce qu'il fait très longuement un jour, alors que Fidèle a reçu une bien meilleure note par simple favoritisme, pour un dessin qu'il avouera luimême plus tard de bien moins bonne qualité que le sien. Pendant les loisirs, ils adorent aller au cinéma. Les seuls films qu'il a vus jusqu'ici sont les films de Charlot ou ceux présentés lors du catéchisme sur la religion. Ils se pressent pour aller voir des péplums, nombreux à l'époque, qui mettent en scène à la façon hollywoodienne la vie sous l'antiquité ou certaines scènes de la Bible qu'ils connaissent particulièrement bien. Elles en perdent peut-être un peu de leur caractère magique mais gagnent en grandiloquence. Thomas affectionne particulièrement les films de cape et d'épée. Le Capitaine Morgan le marque particulièrement. Et en revenant des congés de Noël pendant lesquels il a assisté à sa projection il décrète devant ses camarades qu'il veut être capitaine. Ce qui lui vaudra le surnom de « Capitaine ». En cinquième, il manifeste aussi l'envie de devenir chirurgien. Son père l'encourage, heureux de le voir prendre une voie qui va dans le sens de ses aspirations. Il se met alors à cultiver la précision du geste. Et lorsqu'on lui dit un jour que le café fait trembler, il arrête immédiatement d'en prendre. N'est-ce pas incompatible lorsqu'on se destine à opérer des êtres humains? Le résultat c'est qu'un~ fois sur deux, Thomas se prive de petit déjeuner puisqu'on alterne café au lait et bouillie. Sa frêle apparence lui pose quelques problèmes. Il n'arrive pas à faire face lorsqu'il doit se défendre contre les représailles de ceux qu'il a provoqués, d'autant que son ami Fidèle n'est guère plus fort que lui. Et puis il aimerait bien ressembler à ces héros qu'il admire au cinéma. Alors il entreprend de se forger une musculature. Tous les matins, Fidèle et lui se lèvent plus tôt vers 4 ou 5 heures du matin pour rejoindre M. Koné qui a entrepris de les endurcir physiquement. Ils s'imposent de faire 5 ou 6 tours de terrain. Thomas acquiert certes de la résistance mais jamais, malgré tous ses efforts, sa musculature n'atteindra celle des athlètes des péplums. Le 3 janvier 1966, le pays est en effervescence. D'importantes manifestations populaires se déroulent à Ouagadougou. La Haute-Volta indépendante connaît sa première grave crise politique, son premier mouvement populaire. Tous les espoirs qu'a pu susciter l'indépendance se sont petit à petit évanouis. Peu avant, plusieurs partis s'étaient opposés sur la question de l'indépendance. Seule une élite peu nombreuse s'était investie dans le débat qui s'était déroulé alors, même s'il prenait des tournures violentes. Certains partis avaient été créés surtout pour affaiblir le RDA et susciter des dissidences en son sein. En effet, ce parti, fortement influencé par les communistes avant les années 50, avait réussi à rassembler bien au-delà des seuls planteurs africains pour devenir un grand parti populaire anticolonialiste. Le nombre d'adhérents du seul PDCI-RDA5 est évalué à 800 000 à la fm 49. Il dominait le conseil général de la 5. Parti démocratique de Côte-d'Ivoire, section ivoirienne du RDA. 38

Côte-d'Ivoire et pouvait d'autre part sembler se radicaliser. L'un de ses dirigeants, Jean-Baptiste Mokey avait par exemple déclaré devant les élus du conseil général: «Il nous faut donc garder cette terre et faire en sorte qu'il soit désormais impossible à toute personne ou à toute société venue de l'extérieur de se voir attribuer à tout jamais, définitivement, d'importants domaines, j'insiste sur définitivemenl. » Un des conseillers européens avait alors averti qu'une déclaration de ce type équivalait à une manifestation d'indépendance à l'égard de l'Etat français. Ce parti devenait décidément vraiment dangereux. A la fin des années quarante, l'ordre est donné à Paris d'abattre le RDA? Le 6 février 1949, à la suite d'une provocation, sept dirigeants du PDCIRDA parmi les plus radicaux furent emprisonnés. Partout les manifestations furent organisées pour obtenir leur libération. Elles redoublèrent d'ampleur lorsque huit des principaux détenus de la prison de Grand Bassam, dirigeants du RDA, entamèrent une grève de la faim. Les autorités françaises durent faire face, dans certaines régions, à des situations pré-insurrectionnelles qui ne pouvaient qu'accroître l'inquiétude. Houphouët-Boigny intima plusieurs fois l'ordre à ces militants de reprendre leur alimentation. C'est ce moment qu'il choisit pour négocier avec François Mitterrand. Il se mit à rechercher la collaboration avec les autorités françaises. Il promit en échange de désapparenter son parti du groupe communiste et de rallier l'UDSR de François Mitterrand. Si les résistances persistèrent encore quelques années au sein du RDA, ce parti changea d'attitude par rapport à la France. Jusqu'au bout par exemple, il se refusa à réclamer ouvertement l'indépendance, laissant la Guinée seule dire non au référendum de De Gaulle en 1958. Cette collaboration entraîna la naissance d'autres partis regroupant les Mricains opposés à cette stratégie, notamment le PRA, Parti du regroupement africain. Celui-ci, s'il appela en 58 à voter oui au référendum de De Gaulle, se prononça peu après nettement pour l'indépendance dans le cadre de la fédération du Mali qui devait regrouper le Sénégal et le Soudan, le Mali actuel. Il reçut dès sa naissance l'adhésion de tous les petits partis opposés au RDA. Celui-ci militait alors

pour une alliance privilégiée avec la France dans le cadre de l'Union Française. Mais outre ces réels problèmes politiques concernant l'avenir politique de la Haute-Volta d'autres partis aux longévités diverses s'étaient constitués pour défendre des intérêts régionaux. La vie politique reproduisait ainsi la rivalité ancestrale interne au peuple Mossi entre Ouahigouya et Ouagadougou, les sièges des deux lignées de l'empire Mossi. De plus il fallait contrer la montée en puissance du RDA dont la chefferie Mossi continuait à se méfier. Ainsi en 1945 naquit l'UDIHV (l'Union pour la défense des intérêts de la Haute-Volta) sous l'impulsion du Moro Naba. Il s'agissait alors de demander la 6. Cité par Marcel Amondji dans Félix Houphouët-Boigny et la Côte-d'Ivoire. Marcel Amondji. p. 99. 7. Paul Henri Siriex, Félix Houphouët-Boigny, Seghers Nouvelles éditions africaines, 1975, 364 pages, p.97. 39

réunification de la Haute-Volta, dont le territoire était alors séparé entre la Côted'Ivoire, le Soudan et le Niger, alors que le RDA s'y opposait. L'UDHIV deviendra par la suite l'UV (l'Union voltaïque) dont l'objectif était toujours de contrer le RDA que les Mossis ne contrôlaient pas du tout. Le RDA s'était en effet surtout développé dans le sud-ouest sous l'impulsion de Ouezzin Coulibaly originaire de Banfora. Mais panni les Mossis, un autre clivage interne allait apparaître entre les modernistes opposés à la chefferie et les traditionalistes, clivage qui provoquera l'éclatement de ce parti. De plus les colons continuaient de se méfier du RDA. Le revirement d'Houphouët-Boigny n'était pas très bien accepté à l'intérieur de son parti et beaucoup continuaient à considérer qu'il restait influencé par les communistes qui avaient résolument combattu, jusqu'en 1950, contre le colonialisme et pour la dignité du peuple africain. En Haute-Volta, le RDA n'eut donc pas les mêmes succès électoraux qu'en Côte-d'Ivoire et dut attendre 1956 pour obtenir ses premières victoires aux élections municipales. En 1957, il passa une alliance conjoncturelle avec l'ex PESEMA (Parti social d'émancipation des masses africaines) issu de l'UV qui avait été son principale adversaire jusqu'ici pour former le PDU (Parti démocratique unifié). Le 31 mars 1957 furent convoquées des élections pour désigner les représentants à l'assemblée territoriale française. Le RDA n'obtint que 37 sièges contre 26 au MDV le (Mouvement démocratique voltaïque) auquel appartiendra Maurice Yaméogo, créé à l'initiative d'un officier français dans le Yatenga, la région de Ouahigouya, et 5 pour le MPA (Mouvement populaire africain) de Nazi Boni implanté alors surtout dans l' ouest. Les places de députés étaient particulièrement convoitées, et les quelques voltaïques ayant étudié trouvaient dans ce multipartisme une certaine marge de manœuvre dans la course aux places évidemment moins nombreuses que les prétendants. Il s'agissait de gagner les voix d'une population encore très largement soumise à la chefferie, tandis que celle-ci cherchait surtout à défendre ses propres intérêts. C'est ainsi par exemple que pour affirmer sa force le jeune Moro Naba Kougri, le dernier descendant des empereurs mossis appela les derniers représentants de ce que fut la puissante cavalerie mossi à manifester. Et le 17 octobre 1958 l'assemblée territoriale, fut entourée par ses troupes ayant revêtu à cette occasion la tenue traditionnelle. A trop en demander jusqu'à sembler vouloir rompre le fragile équilibre entre son pouvoir traditionnel et celui des hommes politiques, cette initiative du Moro Naba n'eut d'autre effet que de ressouder entre eux les députés. Alors que jusqu'ici ils n'étaient pas arrivés à s'entendre, divisés alors entre le PRA et le RDA, ils s'empressèrent d'élire à l'unanimité des présents Maurice Yaméogo aux fonctions de président du conseil de gouvernement. C'est aussi durant cette période précédant l'indépendance que les politiciens voltaïques inaugurèrent une longue série de revirements politiques, de scissions et de regroupements, qui d'ailleurs continuent de plus belle encore aujourd'hui.

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Ainsi Maurice Yaméogo assista à l'acte de naissance de la Fédération du Mali à Dakar le 17 janvier 1959 à laquelle l'assemblée territoriale ratifia son adhésion le 28 janvier. Pourtant le 28 février 59, cette même assemblée votait un projet de constitution excluant la Haute-Volta de la Fédération du Mali. L'adhésion à l'aspiration d'une réelle indépendance qu'aurait pu rendre possible la Fédération du Mali, grâce à sa force, ne résista pas aux pressions françaises qui menaçaient de couper l'aide financière et à celles de la Côte-d'Ivoire avec qui les liens étaient très étroits. Houphouët-Boigny craignait en effet de perdre la place privilégiée de la Côte-d'Ivoire dans les relations qu'entretenait la France avec ses anciennes colonies africaines. Son pays aurait été noyé au sein de cette fédération alors qu'il souhaitait que son pays puisse continuer à bénéficier en priorité d'un éventuel afflux de capitaux grâce aux potentialités prometteuses de son pays. L'opposition RDA-PRA, ce dernier revendiquait l'indépendance, était doublée d'une fracture à base régionaliste qui dominait alors encore la vie politique voltaïque. A l'est dominé par les Mossis, on craignait l'installation de la capitale de la fédération du Mali à Bobo Dioulasso situé à l'ouest. Dans cette région contrôlée par Ouezzin Coulibaly, un des leaders du RDA, on s'opposait à la domination Mossi. Le pays s'acheminait lentement vers l'indépendance en même temps que Maurice Yaméogo s'employait, suivant l'exemple d'Houphouët Boigny en Côte-d'Ivoire, à se débarrasser de toute opposition pour instituer un système de parti unique. C'est ainsi que les principaux leaders du PRA adhérèrent au RDA tandis que par deux fois les partis d'opposition emmenés par Nazi Boni, toujours partisan de la fédération du Mali, furent interdits pour anticonstitutionnalité. L'indépendance fut proclamée le 5 août 1960, l'opposition parlementaire n'existait pratiquement plus. Six ans après, Maurice Yaméogo se trouve dans une situation difficile. Afm de combler le déficit budgétaire, il annonce toute une série de mesures d'austérité parmi lesquelles, un abattement des salaires des fonctionnaires de 10 à 20 %, la diminution des allocations familiales de moitié et des pensions des anciens combattants de 16 %. Ces mesures constituent pour la population une véritable provocation alors que les dirigeants du pays vivent dans le luxe et l'opulence. Maurice Yaméogo s'est construit un palais à Koudougou sa ville natale. Il a dépensé sans compter pour son deuxième mariage en décembre 1965, s'offrant même, pendant la discussion budgétaire, un voyage de noces à Rio de Janeiro au Brésil, parce que sa nouvelle femme tenait à rencontrer le roi Pelé, semble-t-il. Par ailleurs son fils se fait remarquer par ses excès de vitesse au volant d'une superbe Triumph décapotable rouge vif. Une nouvelle maladresse de Maurice Yaméogo va précipiter sa chute. Alors que se tient le congrès de l'VOTA (Union générale des travailleurs d'Afrique noire) qui doit consacrer la naissance de l'VSTV (Union syndicale des travailleurs voltaïques), les syndicalistes apprennent que le président Yaméogo, qui se trouve à Yamoussoukro, s'apprête à signer un décret instituant la 41

double nationalité entre la Côte-d'Ivoire et la Haute-Volta. Si cette mesure suscite peu de protestations en Côte-d'Ivoire, où l'on continue à exploiter une importante main d'œuvre en provenance de Haute-Volta, elle est très mal reçue en Haute-Volta. Le président n'a consulté personne, encore moins l'assemblée nationale, et tout le monde est surpris. De plus la mesure rappelle la période coloniale où le pays avait été démembré, de 1932 à 1947, supprimant la HauteVolta de la carte. Enfm les voltaïques soupçonnent le président d'une magouille politicienne supplémentaire pour contourner ses difficultés. Les syndicats décident de créer un cartel et sont reçus le 31 décembre 1965 par le ministre de l'Intérieur, le demi-frère du président Denis Yaméogo, qui les insulte et les menace. Les délégués retournent à la Bourse du travail et décident d'appeler les travailleurs à la grève le 2 janvier et la population à une manifestation sur la place d'armes (qui va devenir la place de la révolution) le 3 janvier à 7 heures du matin. Ce jour-là tôt le matin, seuls s'y retrouvent une trentaine de militants, vite entourés d'un important cordon de CRS. La consigne avait été donnée aux journalistes de ne pas dormir chez eux afm de ne pas pouvoir être réquisitionnés. Ils auraient été sinon obligés de travestir la réalité au profit du pouvoir. Malheureusement l'un d'eux passa outre et annonça que la grève n'était pas suivie, ce qui explique sans doute le peu de monde présent ce matinlà. Finalement les lycéens qui se sont rassemblés au lycée arrivent en masse quelques instants plus tard, groupés derrière un enseignant. La population fmit par vaincre sa peur et nombreux sont les ouagalais qui les rejoignent peu à peu. La manifestation dure toute la journée. Des tractations ont lieu entre des représentants des grévistes et le pouvoir par l'intermédiaire des militaires. Après avoir obtenu la promesse de revenir sur l'abattement des salaires, les manifestants réclament de plus en plus fort la démission de Maurice Yaméogo et la prise du pouvoir par les militaires8. La conjonction de plusieurs mécontentements a permis le succès de cette journée. Outre les questions syndicales et la révolte devant la gabegie dans la gestion des affaires de l'Etat, Maurice Yaméogo avait fini par faire l'unanimité contre lui. L'église catholique n'avait pas admis son second mariage. Les opposants étaient aussi nombreux, à l'intérieur de son parti, à participer au mouvement du 3 janvier. Depuis octobre 58, Maurice Yaméogo avait procédé à seize recompositions et modifications du gouvernement. Il avait pris I'habitude d'humilier ses ministres, créant par la même autant de mécontents qui entraÎnaient avec eux leurs partisans. De plus le nombre de députés avait été réduit de 70 à 50 et les exclus lui en voulaient. Enfin il s'était aliéné la chefferie en promulguant en 62 un décret supprimant la rémunération des chefs, même s'il n'a pu cependant être appliqué au pays Mossi, et en instituant en 1964 l'élection des chefs de village au suffrage universel.

8. Pour le récit de cette journée, voir I'hebdomadaire burkinabè Carrefour Africain N° 1060 du 6 janvier 1989 et Comment perdre le Pouvoir, le cas de Maurice Yaméogo de Frédéric Guirma 1991, Editions Chaka, 160 pages, p. 135 et suivantes. 42

Le 3 janvier 1966, le Lycée Ouezzin Coulibaly ne connaît pas d'effervescence particulière. Le lycée traverse une journée ordinaire. En 3ème Thomas et Fidèle ont un nouveau professeur de français, M. Josephau, qui ne cache pas ses opinions progressistes et anticolonialistes. Ce jour là, il entreprend de leur dicter un texte dont le titre est « de la musique ». L'auteur conseille à ceux qui ont l'intention de gouverner d'apprendre à jouer de la musique et d'en apprécier l'harmonie. M. Josephau interrompt de temps en temps la dictée par des commentaires que suggère le texte en rapport avec les événements que vit la Haute-Volta. Sans doute pour se rattraper de leur trop grande sagesse, un peu plus tard, les élèves de second cycle soulèvent le lycée pour contester la gestion et la discipline trop stricte qui leur est imposée. Touré Soumane9, alors en seconde, fait partie des meneurs qui veulent aller jusqu'au bout. Les élèves de terminale, dont Drissa Touré1o,préoccupés par la proximité du baccalauréat interviennent pour rétablir le calme aux côtés des premiers professeurs voltaïques. Le mouvement s'interrompt alors perdant de sa force. Mais les élèves auront tout de même gagné l'instauration d'une forme d'auto-discipline ce qui agrémentera un peu plus les derniers mois de Thomas dans ce lycée.

9. Touré Soumane va devenir par la suite un personnage de premier plan comme responsable syndical et un ami de Thomas Sankara. Nous en reparlerons longuement. 10. Il va devenir un dirigeant du PCRV, parti communiste révolutionnaire voltaïque.

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Les années

au Prytanée

Militaire du Kadiogo

Thomas réussit son BEPC sans difficulté à Bobo. Son père revenu depuis à Ouagadougou souhaite qu'il se rapproche de lui. Il a entamé des démarches auprès d'un de ses amis pour pouvoir inscrire Thomas au lycée Zinda Kaboré à Ouagadougou. Mais Thomas lui réserve une nouvelle surprise. Même s'il avait envisagé un moment avec son père d'intégrer les Eaux et Forêts, Thomas n'a pas totalement abandonné l'idée de soigner les gens. Aussi compte-t-il obtenir une bourse pour poursuivre des études de médecine. Mais les parents d'un autre postulant font intervenir des gens plus hauts placés et la lui subtilisent alors que semble-t-il il y a droit. Dépité, il entend alors à la radio qu'on recrute trois titulaires du BEPC pour entrer au PMK, le Prytanée militaire du Kadiogo. Le général Lamizana l'a créé peu après son arrivée au pouvoir en 1966. Il existait auparavant une école des enfants de troupe, une sorte de pépinière où l'on puisait les futurs cadres de l'armée. Les enfants y entraient avec le niveau CE1 et CE2 et poursuivaient leurs études jusqu'au concours d'entrée en sixième. Ils étaient ensuite orientés, suivant leur âge, sur l'une des trois écoles: Saint Louis au Sénégal, Bingerville en Côte-d'Ivoire ou Kati au Mali. Les plus jeunes intégraient la première et poursuivaient jusqu'au bac, les moins jeunes allaient à Bingerville pour devenir des techniciens et les plus âgés se rendaient à Kati où ils restaient deux ans. Lamizana était un officier de l'armée française, le plus gradé parmi les militaires voltaïques. C'est donc tout naturellement que lui fut confiée la responsabilité de la nouvelle armée voltaïque. Il entreprit de créer progressivement un lycée militaire pour amener les futurs officiers jusqu'au baccalauréat. Chaque année s'ouvre un niveau supplémentaire. Il n'y a cependant pas assez d'élèves et il faut faire appel aux différents lycées pour compléter les effectifs des classes. C'est de cette mesure dont bénéficie Thomas. Il passe donc le concours et est admis à la rentrée 1966. Comme tous les jeunes de son âge dont les parents ne sont pas fortunés, il n'est pas question de poursuivre des études si l'on n'obtient pas une bourse. Si le PMK n'est pas son premier choix, ce n'est pourtant pas à contre-cœur qu'il prend cette décision. Le niveau scolaire est réputé élevé, et Thomas aime les efforts, les exercices physiques, la rigueur. Et puis l'armée représente une institution solide, pleine d'avenir. Sa popularité est alors au plus haut. Le mouvement populaire de janvier l'a portée au pouvoir, il est vrai faute 45

d'autre alternative. On a l'espoir alors qu'elle va moraliser la vie publique, introduire plus de rigueur dans la gestion de l'Etat et promouvoir le patriotisme. Sans être véritablement politisé comme certains jeunes de son âge à cette époque, Thomas n'est pas insensible à la perspective de pouvoir être utile à son pays. L'armée ne compte encore en son sein que peu d'officiers et les possibilités de promotion sont grandes. Et puis n'a-t-il pas déjà montré quelques qualités de chef et un goût certain pour le commandement? Sa décision est prise, ce sera l'armée. Il tente de convaincre Fidèle de le suivre sur cette nouvelle voie, mais là rien à faire. Il fait alors le siège de sa famille. Le père de son ami, en tant que militaire, a droit à solliciter une place pour son fils. Thomas devra se résoudre à y aller seul. Fidèle ne veut rien savoir, il ne le suivra pas. Les débuts sont pénibles. Il commençait à prendre goût à l'autodiscipline du lycée Ouezzin Coulibaly et il lui faut réapprendre à se plier à des règles strictes. Les efforts sont rudes pour atteindre le niveau physique exigé. L'entraînement auquel il s'était un moment astreint en atténue quelque peu les souffrances, ~ais au lycée on ne prenait pas autant au sérieux l'éducation physique. Au PMK, il s'agit bien des premiers entraînements militaires. Pour Thomas Sankara, une fois la décision prise, il faut l'assumer. Il aime les défis. Il se donne les moyens d'atteindre les objectifs attendus, augmenter rapidement ses capacités physiques et surtout son endurance. Sa faible corpulence devient alors un atout, même si par ailleurs en d'autres occasions, elle peut l'handicaper dans ce milieu de futurs militaires. Les élèves sont tour à tour chargés de commandement. Thomas retrouve là avec grand plaisir une activité qu'il avait exercée autrefois par jeu. Cette fois, il s'agit d'une affaire plus sérieuse, Elle est intégrée dans la formation et prépare à un véritable rôle. Il n'y prend que plus de plaisir. Il s'y investit tellement qu'il demande parfois le tour de commandement à certains de ses camarades en échange d'un repas ou d'un quelconque autre avantage matériel. Comme tous ceux qui sont passés à cette époque au PMK, il subit l'influence d'Adama Touré, militant de la première heure du PAl, le parti africain de l'indépendance. Créé par un noyau d'intellectuels et de syndicalistes en 1963, le PAl s'emploie à diffuser le marxisme et les idées anti-impérialistes parmi les intellectuels et les salariés. Ses dirigeants savent qu'ils se sont lancés dans une entreprise de longue haleine. L'impact de l'anticommunisme est particulièrement fort dans ces pays restés sous la coupe de la France. Bien que plutôt proche de l'Internationale socialiste, le MLN, mouvement de libération nationale, de Ki Zerbo le subira à ses dépens lors des élections de 1970. L'activité des militants va donc d'abord surtout se développer à l'étranger. D'abord à la FEANF, fédération des étudiants d' Mrique noire en France, puis petit à petit dans les différentes villes universitaires en France et en Afrique. Le PAI met en cause l'hégémonie du MLN, il forme et recrute les militants sur des positions nettement plus anti-impérialistes, proches du mouvement communiste international.

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Au fur et à mesure que les premiers formés rentrent au pays, il développe son activité auprès de la jeunesse scolaire. Il s'agit en effet là des fonctionnaires, des intellectuels, des cadres, des syndicalistes de demain. Touré Adama fait partie des tout premiers enseignants nationaux. Le pays n'en comptait pas plus d'une dizaine en 1966. Il est l'un des principaux artisans de la stratégie de sensibilisation de la jeunesse scolarisée. Très tôt il entreprend d'organiser les jeunes élèves sur le modèle de l'association des scolaires du pays Lobi, la première en date, Adama Touré est lui-même originaire de cette région. Les jeunes apprennent à s'organiser, s'initient à la démocratie tout en développant des activités culturelles et sportives. Et pendant les congés scolaires, de retour au pays, ils sont incités à s'éveiller aux problèmes de développement en s'immergeant dans les campagnes. Adama Touré enseigne d'abord l'histoire et la géographie avant de devenir directeur des études. On connaît ses idées progressistes, mais on ne le soupçonne sans doute pas alors d'être un militant clandestin du PAl, qui ne développe pas d'activité publique, tout entier mobilisé pour la construction de l'organisation et la formation des militants. On n'est pas tout à fait hostile à ce qu'on développe chez les futurs militaires un sentiment nationaliste. Et puis, il y a peu d'enseignants nationaux alors et Lamizana n'est pas vraiment un militaire enclin à la répression au moindre soupçon. Peut-il imaginer que certains élèves se réveillent la nuit pour prendre part à des discussions politiques? Thomas en fait partie, curieux. Adama Touré leur parle du néocolonialisme qui oppresse leur pays, des mouvements de libération ailleurs en Afrique et dans le monde, des révolutions chinoise et soviétique, de l'impérialisme qu'il faut anéantir, du peuple en marche vers sa libération, le socialisme puis le communisme, de sociétés sans classe, sans exploitation ou chacun travaillera et consommera selon ses besoins. Ses cours lui permettent une première approche de ses élèves et il sélectionne les plus aptes à en entendre plus. D'autres sont eux-mêmes demandeurs et prennent l'initiative de solliciter des entretiens. Toute une génération de militaires va subir son enseignement. Certains rejoindront le noyau des militaires progressistes à la fm des années 70. Adama Touré leur apprend aussi les choses de la vie, il les encadre, les conseille, les soutient, les accompagne dans leur itinéraire personnel. Thomas Sankara restera en contact avec lui et il deviendra ministre de l'Information dans le premier gouvernement du CNR. Durant ses moments libres, Thomas prend beaucoup de plaisir à assister aux répétitions des orchestres qui animent les soirées dans les maquis de Ouagadougou. C'est à cette époque qu'il se lie à Moustapha Tombiano qui fait ses débuts dans ce qui deviendra le show business en créant et en encadrant plusieurs orchestres. Thomas peut à loisir emprunter des guitares pour apprendre et même parfois s'essayer en public sous les conseils éclairés de ce grand frère. Leur amitié commune durera jusqu'à son assassinat. Tombiano deviendra plus tard producteur et séjournera longtemps aux Etats-Unis pour rentrer deux ans avant le 4 août 1983. Pendant la révolution, Tombiano est plusieurs fois sollicité, quand il se ne manifeste pas lui-même par des propositions, pour créer des évè-

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nements ou attirer les artistes de renommée internationale, comme Jimmy Cliff ou Fela. Après la libéralisation des ondes, il sera le premier à créer une radio privée au Burkina, Horizon FM, qui émet encore. Pendant tout le temps passé au lycée, Thomas Sankara a continué à correspondre avec Jean-Pascal Ouedraogo, son grand frère de Gaoua. Celui-ci lui prodigue toujours des conseils. Il est bloqué après le cours de l'école normal, par l'engagement décennal qui lui impose de rester 10 ans à son poste alors qu'il aurait tant voulu aller un peu plus loin. Devenu instituteur, il commence à souffrir de dysenterie chronique. Il sollicite alors régulièrement une mutation pour Ouagadougou mais l'administration ne veut rien entendre. Il finit par démissionner pour rejoindre la capitale. Thomas et lui vont enfin pouvoir se retrouver. Jean-Pascal Ouedraogo s'installe au « célibatorium » en face de la base aérienne qu'on appelait le «carré ». Il y retrouve deux anciens camarades qui comme lui ont donné leurs démissions de l'enseignement. La chance va leur sourire. Hermann Yaméogo, le fils du président déchu, qui joue lui-même dans des orchestres, leur cède des instruments de musique. Ils se mettent alors à répéter, puis décident de monter un orchestre. Ils commencent à animer des soirées puis se produisent dans des bals et fmissent par devenir musiciens professionnels. Thomas va voir son ami tous les week-ends. A ses côtés il va encore se perfectionner en musique. C'est à partir de ce moment que jouer de la guitare va devenir un moyen privilégié de se détentre. Un soir de l'année 1968, l'orchestre avait été sollicité pour animer le bal de l'école normale. La fête se prolonge jusqu'au lendemain vers 5 heures. Jean-Pascal Ouedraogo, fatigué et imbibé d'alcool somnole sur place, comme sonné. Il aurait bien aimé rentrer mais sa vespa est crevée et, à cette heure-ci, les petits mécaniciens que l'on trouve habituellement à chaque coin de rue ont déserté la ville. Thomas ce jour là est venu au bal. Il se plante devant lui, se demandant que faire. Jean-Pascal à peine conscient lui dit: « ma vespa est crevée, tu peux me la pousser?» Thomas accepte, on ne refuse rien à son grand frère. Et pendant cinq kilomètres, de l'école normale jusqu'au « carré », il va pousser cette vespa, une épreuve d'autant plus difficile que c'est la roue avant qui est crevée. Thomas se rappellera toujours de cette histoire que sa maman évoque encore avec Jean-Pascal. Plus tard, JeanPascal Ouedraogo va devenir entraîneur d'une équipe de football de Ouagadougou, l'Etoile Filante de Ouagadougou. On le surnommera alors Vidinik du nom d'un entraîneur yougoslave connu de l'époque. C'est à cette époque que Thomas Sankara se lie d'amitié avec Allassane Konaté. Leurs pères sont amis à Paspanga. La relation entre les deux pères connaîtra une période de tension. En effet, Joseph face à la détresse qui l'entoure se met petit à petit à prodiguer des soins gratuitement. N'est-il pas naturel de se rendre utile en apportant ses compétences au voisinage? Il considère ne pas avoir à être rétribué car il n'a pas de véritable diplôme et reçoit une pension d'ancien combattant de la seconde guerre mondiale. M. Mamadou Konaté ne l'entend pas ainsi lui qui doit vivre de ce travail et qui entreprend de créer une clinique privée.

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Thomas et Allassane se retrouvent avec plaisir. Ils sont tous les deux très sensibles et une amitié solide va les unir qui ne va pas faiblir. Très intimes, ils partagent de longs moments ensemble, s'échangent leurs peines, dorment parfois dans le même lit comme des frères. Ils voyagent ensemble au Ghana sur une petite moto qu'a pu acheter Allassane avec sa paye d'instituteur. C'est à cette occasion que Thomas va découvrir la ville de Po qui se trouve sur la route non loin de la frontière. Ils se complètent bien tous les deux. Allassane est un peu rêveur, très idéaliste, plutôt porté à oublier la réalité, et souvent désordonné. Thomas lui rappelle les règles de vie et met à sa disposition son sens de l'organisation. Lorsqu'Allassane Konaté souhaitera se marier, il hésitera, ressentant douloureusement l'idée de laisser seul son ami. Chaque épreuve de son ami Thomas devient la sienne et il souffre avec lui. Thomas Sankara l'encouragera, de même qu'il sera encouragé à se marier lorsqu'à son tour il rencontrera Manam. Ils se rendront plusieurs fois au village d'Allassane. Celui-ci insiste pour que Thomas consulte les vieux et pour que ceux-ci lui donnent des conseils, le guident et le préparent à affronter les dangers qu'ils lui prédisent. Thomas se prête au jeu, il ne veut pas froisser son ami. Allassane sait qu'il peut compter sur son ami en cas de coups durs. Un peu plus âgé, il se sentira aussi investi d'une mission de protection mais Thomas finira par lui cacher certaines de ses difficultés pour ne pas trop l'inquiéter, connaissant sa trop grande sensibilité. Un sentiment très fort les liera jusqu'à la fin.

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Chapitre 2 L'éveil politique et la naissance du dirigeant

Madagascar, à l'académie

militaire

d'Antsirabé

Parmi les quinze élèves de la même promotion à obtenir le bac, Thomas Sankara et Jean Simporé sont choisis pour aller poursuivre leur formation d'officiers à l'académie militaire d'Antsirabé à Madagascar. Ils y retrouveront Paul Yaméogo, un autre jeune officier voltaïque, qui poursuit sa formation dans la promotion précédente. Arrivé à destination, Thomas Sankara réalise un peu plus l'ampleur de la pauvreté de son pays. Ouagadougou n'était encore qu'un gros village très majoritairement composé de cases. Tout juste quelques bâtiments administratifs avaient été construits au centre tout près des quartiers populaires. Tananarive à côté c'est un autre monde, une jolie ville coquette couvrant plusieurs collines, au milieu desquelles s'étendent des rizières. De jolies petites maisons à véranda, au style caractéristique des Hauts-Plateaux, sont construites à flanc de colline. La cité renferme des monuments, comme le palais de la reine, le Roval pour les malgaches, qui domine toute la ville, vestige d'un royaume autrefois rayonnant. De nombreux squares ou jardins d'où s'échappent les odeurs d'arbres fleuris permettent d'agréables promenades dans la fraîcheur, notamment autour du lac Anosy en plein centre-ville. La France en avait fait sa vitrine pour rayonner sur la région. Madagascar se range alors loin devant la Haute-Volta. Tananarive rayonne sur toute la région avec sa vie culturelle et intellectuelle très active entretenue par son université. Ce n'est que bien plus tard que Madagascar va sombrer peu à peu jusqu'à se retrouver derrière le Burkina Faso dans le classement mondial des pays selon le PIB. Antsirabé se trouve à 169 kilomètres au sud de Tananarive. Situé à 1500 mètres d'altitude, c'est un des endroits les plus froids des Hautes-Terres durant l'hiver austral. Dès le début du vingtième siècle, les colons avaient entrepris de faire de cette ville une station de villégiature pour exploiter les propriétés curatives de ses sources thermales que les habitants de la région connaissaient depuis bien longtemps. Aussi la ville est-elle joliment aménagée. Aux abords de 1'Hôtel des Thermes, immense palace à l'architecture coloniale, s'étendent de larges avenues bordées d'arbres. Un peu plus loin, un quartier plus ancien formé 1. Il a brûlé récemment. Un procès a eu lieu sans que les commanditaires n'aient pu être démasqués. Il s'agissait sans doute d'une provocation destinée à exacerber la rivalité entre Mérinas et côtiers. 53

de rues étroites plus modestes bordées de petits commerces plonge l'étranger dans cette foisonnante et chaleureuse originalité malgache. D'autant plus qu'ici, contrairement à Tananarive, la ville est traversée de toutes parts par des centaines de pousse-pousse témoins de l'influence asiatique de ces contrées toutes proches des côtes africaines. Quant aux collines environnantes où alternent vergers, rizières et plantations de tabacs, elles témoignent de 1'habileté des paysans malgaches. Des vignes signalent la présence de colons qui produisent du vin. On est bien loin de la dureté du paysage sahélien écrasé de soleil et de la rigueur du climat sec des environs de Ouagadougou où la poussière se loge dans les moindres recoins. L'Académie est un peu à l'écart, à cinq ou six kilomètres du centre. Les quelques longs bâtiments blancs, entourés de plusieurs terrains de sport, ombragés par des arbres majestueux, inspirent un sentiment de calme et de tranquillité propice à l'étude. Quelques vingt-huit prétendants officiers, trois abandonneront en cours de route, composent la promotion SAINA qui signifie « intelligence» en malgache: dix neuf malgaches et neuf africains, outre les deux voltaïques, deux sénégalais, deux congolais et trois tchadiens. Thomas fait partie de la cinquième brigade et partage la chambre 3 avec six autres promotionnaires dont le tchadien Gabriel Dering aujourd'hui décédé qui deviendra ministre par la suite. Ils deviendront amis et Thomas Sankara adoptera son enfant. Les autres sont malgaches. Thomas Sankara se lie d'amitié avec Guy Aïssa Dabany, d'une autre promotion, un frère de la femme d'Omar Bongo le président du Gabon qui fut élevé dans la famille. Lorsque ce jeune homme mourra un peu plus tard, Omar Bongo se prendra d'une affection paternelle pour Thomas Sankara qui avait été l'ami de son parent qu'il considérait un peu comme son fils. Plus tard, plusieurs présidents africains passeront par Omar Bongo pour qu'il intervienne auprès du président du Burkina Faso à propos de certains dossiers. Et c'est au Gabon qu'ira se réfugier Mariam Sankara lorsque la situation deviendra pour elle intenable à Ouagadougou, avant de s'installer en France. Les rapports entre Mricains et Malgaches ne sont pas toujours faciles. Ces derniers expriment parfois un sentiment de supériorité par rapport aux Africains, surtout les Mérinas originaires des Hauts-Plateaux. De plus, un lourd contentieux existe depuis la révolte nationaliste de 1947 écrasée dans le sang par les autorités coloniales. On évalue aujourd'hui à plus de quatre-vingts-mille morts le bilan de la répression. En fait, beaucoup de ceux qui participèrent à la répression étaient des Africains emmenés par des officiers français. Aussi les Africains sont-ils soigneusement répartis dans les chambres afm d'éviter tout regroupement. Des conflits éclatent cependant. Il n'y aura jamais de bagarre dans la chambre trois celle-ci apparaissant comme la chambre modèle2. Thomas 2. Cette partie consacrée au séjour à l'académie militaire d'Antsirabé doit beaucoup aux témoignages des colonels Ralaizamary Guillaume, Ralijoana Danielson, Andrianantenaina LaIa, son ancien voisin de chambre et du Général Dodo. 54

y joue un rôle modérateur et prévient les conflits. Il se perfectionne en musique, ce qui a toujours pour effet d'adoucir les rapports, contribue à la bonne humeur grâce à son humour toujours vif. Il n'hésite pas non plus à rappeler que parfois aussi en Haute-Volta on faisait jouer à des malgaches un rôle répressif au service de l'administration coloniale. La façon dont Thomas Sankara affiche ses origines africaines n'est pourtant pas toujours du goût des autres Africains. Ainsi, alors que quelques élèves de l'Académie sont en voyage d'études à la Réunion, certains d'entre eux font la connaissance de jeunes femmes au cours d'un bal. Ils souhaitent les revoir et s'enquièrent de leurs lieux d'habitation. lis décident tous ensemble de leur rendre visite. Ses camarades ont beau le dissuader, il n'en démord pas, il veut mettre un grand boubou. Quelle honte y a-t-il à s'habiller ainsi? N'est-il pas africain? Sur la route, au fur et à mesure qu'ils avancent, ils se rendent compte qu'à leur approche les gens ferment leurs fenêtres. Bien sûr, arrivés à destination, les jeunes femmes refuseront de les recevoir. Les débuts sont particulièrement rudes. li s'agit de tester l'endurance des officiers aspirants, leur capacité de résistance physique, d'éliminer les plus faibles, de voir quelles sont leurs limites. Les marches forcées se succèdent, les exercices divers avec des sacs chargés au maximum. En plus du classique parcours du combattant ils doivent aussi endurer le parcours du risque encore plus dur physiquement mais aussi plus dangereux. Le rythme et le niveau sont bien plus élevés qu'au PMK. Il s'agit de former les meilleurs officiers de l'Afrique francophone. Thomas Sankara souffre certes et durement, mais son allure filiforme le rend plus résistant, contrairement à d'autres apparemment pourtant plus solides. Non seulement il tient le coup, mais il vient au secours de camarades plus faibles. Il les soutient, leur prodigue quelques mots d'encouragement dans les moments difficiles. Il en vient même à soulager certains de leur sac et de leur fusil lorsqu'ils sont à bout et qu'ils atteignent leurs limites. Cette attitude qu'il adopte dès le début contribue à forger son charisme et à le rendre populaire parmi ses camarades. Pour lui c'est tout naturel. Il ne fait que reproduire ce qu'il a appris de la morale issue de la Bible et de celle léguée par son éducation notamment de sa mère entièrement empreinte de modestie et d'une profonde humanité. Rien ne laisse transparaître une quelconque révolte. Jamais un mot de réprobation. Il se prête parfaitement au jeu qu'il accepte sans broncher. D'ailleurs, il se doit d'être au niveau, et une quelconque protestation si bénigne fût-elle, pourrait être interprétée comme un signe de faiblesse. Un militaire, un futur chef doit savoir serrer les dents, tout juste s'il n'en redemande pas. Lorsqu'il a choisi d'être militaire, il a aussi choisi de passer par ces épreuves. Tant mieux si cela peut lui faire dépasser ses propres limites et les pousser un peu plus loin. C'est d'ailleurs un objectif qu'il s'est toujours fixéé. Lui-même ne s'est-il pas imposé ce type d'épreuve d'endurance depuis déjà plusieurs années? Lui, pourtant déjà si prompt à contester depuis les premières années de lycée ne bronche pas. En plus des exercices militaires, les aspirants doivent aussi su-

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bir le «bahutage », qui n'est rien d'autre que le bizutage et les vexations diverses des plus anciens. Ainsi l'actuel président nigérien monsieur Ibrahim Baré Maïnassara se rappelle: « On était enfermé 45 jours durant, sans sortie, sans week-end, et avec des encadreurs qui ne faisaient pas dans la dentelle - si vous me permettez l'expression -, et il fallait encaisser sans broncher. A la fin ça change complètement un homme. »3 Certains croient le moment venu de se venger de ce qu'ils ont eux-mêmes subi en intégrant l'académie, d'autres en profitent pour se laisser aller à leur sadisme latent se sachant exceptionnellement couverts puisque la hiérarchie complice laisse faire. Mieux, elle en profite pour inculquer et faire vivre à la quatrième promotion sa devise FERS, foi, énergie, rigueur et solidarité. Comme dans tout endroit où l'on laisse se perpétrer ces usages à la limite de 1'humanité, on se retranche derrière l'argument selon lequel cette souffrance imposée collectivement contribue à forger une identité et à souder les membres d'une même promotion. Dans l'endurance, Malgaches et Mricains sont traités de la même façon et ceux qui les oppressent sont aussi indifféremment malgaches ou africains. Et puis ici on est entre militaires, et les anciens coloniaux qui encadrent les aspirants, après avoir servi en Indochine ou en Algérie, pensent qu'un militaire se doit d'être particulièrement endurci. Thomas Sankara ne proteste pas non plus contre le bizutage. Il est vrai qu'il se déroule peu de temps après l'arrivée justement pour ne pas laisser s'organiser de résistance collective, pendant que les bizuts ne connaissent pas les règles de ce nouveau lieu. Tout juste pense-t-il que lui ne devra pas dépasser certaines limites lorsqu'il aura des responsabilités de commandement. Thomas Sankara est fasciné par le capitaine Vidal, le commandant de la promotion. C'est lui qui les initie à l'endurance physique. Il considère qu'un bon officier doit être un bon sportif et pratique lui-même la course de fond. Thomas Sankara, encore jeune, n'échappe pas au processus d'identification des soldats pour leur chef. Celui-ci expérimenté sait trouver les mots pour les souder dans l'effort, leur inculquer l'esprit de corps, les préparer à leur fonction d'officier supérieur, leur donner goût à la discipline. Aussi, encouragé par son chef qui remarque ses qualités physiques propres à ce type de discipline, il décide de représenter sa promotion aux 5000 mètres. Il va devenir imbattable. L'esprit de compétition entre promotions est exacerbé par les officiers qui les encadrent. Eux-mêmes s'y investissent. Thomas Sankara se fait un devoir d'être à la hauteur. Et comme il a déjà pris l'habitude de s'entraîner il n'aura pas trop de mal à exceller. Même la troisième année, alors que les aspirants délaissent quelque peu le sport en général il continue de s'entraîner. Il lui arrive aussi d'entraîner avec lui des élèves d'autres promotions, même parfois la nuit. Il prend cette tâche à cœur. Représenter sa promotion est un honneur et un devoir. Il ne veut pas se contenter de gagner, il faut aussi le faire avec éclat. 3. Mon ambition pour le Niger, entretien réalisé par Sennen Andriamirado, supplément à Jeune Afrique N° 1894-1895 du 23 avril au 6 mai 1997. 56

Ainsi, la dernière année, il participe de tout cœur à la compétition entre promotions. il s'est bien préparé. Il s'aligne avec Danielson Ralijoana. Tous deux représentent la quatrième promotion. Rapidement il se détache pour terminer seul en tête. Alors qu'il est en passe de gagner, il décide d'attendre son coéquipier, pourtant en retard d'un demi-tour pour terminer ensemble. Et il prend encore un vif plaisir à scander avec ses camarades promotionnaires : «LA QUATRE, LA MEILLEURE! » comme ils en ont 1'habitude pour faire enrager les autres. La performance devait être de haut niveau puisque son ami qu'il avait largement battu continuera par la suite à participer à des marathons intemationauxjusqu'à obtenir des lettres de félicitations de son chef de corps. A l'académie militaire d'Antsirabé, on ne se contente pas de faire des combattants, des hommes de guerre, mais aussi des militaires conscients des problèmes de société, peut-être même de futurs hommes d'état. Aussi la formation est-elle largement multidisciplinaire. Bien sûr les matières militaires y tiennent une large place: la tactique, le maniement d'armes, la doctrine de défense, le règlement, le combat ou l'instruction technique, topographie, génie et transmission. Beaucoup de ces jeunes recrues savent d'ailleurs garder de ce point de vue une certaine distance. Ils n'hésitent pas entre eux, surtout les Malgaches, à se demander quoi retenir de ces cours de stratégie alors que l'armée française n'a pas brillé dans l'histoire par ses victoires. On n'était en effet encore pas très loin des revers de l'armée coloniale, dont étaient issus leurs instructeurs, en particulier la déroute de Dien Bien Phu au Vietnam en 1954. Et la période des interventions, pour maintenir des dictateurs africains en difficulté, d'autant plus efficaces que cela va se dérouler dans des pays désorganisés, n'avait pas encore commencé. On ne néglige pas pour autant l'enseignement général. Thomas Sankara excelle en français. Mais ce n'est pas tant la littérature qui l'intéresse, il ne lit jamais de roman, mais plutôt l'expression orale. il est attiré par les possibilités qu'apporte la langue française dans la formulation des idées. Il apprécie aussi l'immense réservoir de combinaisons permettant ces multiples jeux de mots dont il comprendra rapidement l'intérêt aussi bien pour simplement faire rire son entourage que, plus tard, pour faire passer une idée a priori difficilement acceptable ou pour capter l'attention des auditeurs. Ses résultats en mathématiques et physique chimie restent par contre médiocres. Ce sont les deux seules matières où il sera noté en dessous de la moyenne. Il s'investit particulièrement dans ce qui est désigné dans cette école militaire par la «polymathique » qui recouvre différentes matières. D'abord, celles portant sur la connaissance, de Madagascar dans lesquelles il obtient de bons résultats. Par respect pour ses camarades mais aussi poussé par son goût pour la connaissance il fait preuve de curiosité. Il est vrai que la culture malgache, par sa richesse, a de quoi fasciner par ses influences diverses, asiatiques, africaines mais aussi arabes et européennes. Par exemple il s'intéresse beaucoup à la musique traditionnelle, très vivante, et se plaît à en enregistrer quelques morceaux. Thomas se fait un devoir de faire bonne figure dans les cours touchant à

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l'agriculture baptisés pompeusement « sciences agricoles ». Il clame à qui veut l'entendre qu'il est de souche paysanne. Et puis il en a compris toute l'importance pour son pays. Il a en tête cette pauvre terre sèche de la Haute-Volta qu'il a lui-même cultivée avec la daba4 lorsque ses parents l'envoyaient au village pendant les vacances scolaires. Il est curieux de connaître les moyens d'améliorer les rendements agricoles, de maîtriser l'eau si rare au pays, mais aussi de soulager le dur travail des paysans. Cette matière lui paraît très concrète, très pratique. Elle lui renvoie des images de son pays, de ses proches restés au village qu'il retrouvait tous les ans. TIentretient d'ailleurs des rapports particuliers avec son professeur d'agriculture M. Mamena qu'il n'hésite pas à solliciter pour des compléments. Enfm il se passionne pour les sciences humaines, économie politique la première année, sociologie la deuxième et sciences politiques la troisième. Son professeur de sociologie, M. Théophile Andrianoelisoa, qui deviendra plus tard Conseiller Suprême de la Révolution, exerce une certaine influence sur lui. Il s'agit surtout de sociologie pratique. On étudie par exemple les stratégies de pénétration du monde rural, d'approche des paysans. Son professeur utilise les documents de l'ORSTOM élaborés par Régis Rakotonirina et Gérard Roy qui ne sont pas spécifiquement destinés aux militaires. Le premier est le collaborateur scientifique du second. Ils ont fait ensemble un très important travail sur les organisations communautaires paysannes avec lesquelles ils eurent des liens très serrés. Ils en ont en particulier décrypté les contradictions internes et les rapports avec les représentants du pouvoir à l'extérieur. Leurs travaux se prolongeaient par l'élaboration d'une stratégie de pénétration dans la communauté villageoise qui pennette de casser le premier rapport induit par les rapports de domination entre officiers et paysans. Tous deux de fonnation marxiste, ils se plaçaient dans le contexte général d'affrontement contre l'impérialisme au sein d'un mouvement général de changement de société. Et lorsqu'une insurrection année se déclare dans les régions d'Antsirabé et d'Amatondrazaka, on les soupçonne immédiatement d'en être les complices. Gérard Roy séjourne en France pour ses congés lorsque l'affaire éclate. Les autorités malgaches demandent son extradition pour le juger en même temps que son collaborateur mais il est finalement assigné à résidence5. Avant que cette affaire n'empêche Gérard Roy d'enseigner, le commandant français de l'Académie militaire, qui ne saisissait pas l'ensemble de la démarche avait accueilli avec beaucoup d'intérêt un enseignement qui mettait les élèves officiers en contact avec la population. Si on fait preuve d'une certaine ouverture à Antsirabé pour une école militaire, tout n'y est pas permis cependant. Un 4. Houe à manche courte utilisée par les paysans burkinabè. 5. Cette affaire fit grand bruit à l'époque. La qualification d'insurrection maoïste serait due au fait que l'on ait trouvé des écrits de Gérard Roy chez son ami et collaborateur Régis Rakotonorina commentant la réalité paysanne et malgache à partir d'écrits de Mao Tsé Toung. Ce complot doit plutôt être replacé dans le contexte plus général de mouvements de paysans en 1971 impulsé par le dirigeant nationaliste Monja Joana que nous évoquerons dans le chapitre suivant. 58

autre enseignant français, Guy Pourcet, se verra d'une année sur l'autre supprimer un enseignement au cours duquel il s'était un peu trop étendu sur le marxisme. Le commandant malgache, s'il comprenait, fermait les yeux. Mais le colonel Ratsimandrava, commandant de la gendarmerie, dont nous reparlerons plus loin, lorsqu'il connut la démarche la trouva tellement intéressante qu'il commanda à Gérard Roy une étude sur les rapports entre la gendarmerie et la population. Thomas Sankara, qui se passionne pour le sujet, est donc formé à bonne école. Son professeur de sociologie, influencé aussi par Gérard Roy comme beaucoup de professeurs dans cette discipline, est aussi d'Antsirabé et il peut poursuivre les discussions sur d'autres sujets. ITl'oriente vers certaines lectures qui contribuent à poursuivre sa prise de conscience, son éveil politique à l'opposé de celles que lui conseillent les instructeurs comme la biographie de Bigeard « Pour une parcelle de gloire» ou la psychologie du commandement du révérend père de Tourquoi. Il s'intéresse à deux ouvrages en particulier, Oppression et libération dans l'imaginaire: les communautés villageoises de la côte Est de Madagascar de Gérard Althabe et l'Afrique noire est mal partie de René Dumont. Le premier, écrit par un sociologue, étudie les communautés villageoises de la côte est de Madagascar et les rapports de domination aussi bien internes, à l'intérieur de la famille ou entre les différents lignages qu'externes par rapport au pouvoir colonial. Il interprète le tromba6 comme une tentative de dépassement de ces différentes formes d'oppression. Ce livre eut un important retentissement à l'époque à Madagascar dans la mesure où c'était la première fois qu'on parlait de l'insurrection de 1947 restée tabou. Il rendait hommage aux paysans, les principales victimes de la féroce répression qui s'ensuivit au cours de laquelle près de 80000 malgaches trouvèrent la mort. Le livre de René Dumont plus connu tire la sonnette d'alarme sur les maigres performances des pays d'Afrique Noire francophone. Il s'attaque en particulier aux orientations prises par les gouvernements issus de l'indépendance et à leur incapacité à se soustraire à la mainmise française et à promouvoir une véritable économie du développement. De plus, comme toutes les grandes écoles malgaches l'Académie militaire organise des colloques. Aussi des professeurs de l'université, des ingénieurs, des étudiants sont venus brasser des idées avec ces futurs officiers. C'est au cours d'un de ces événements que Sennen Andriamirado vient à l'Académie. Pourtant il ne remarque pas Thomas Sankara, leur amitié ne naîtra que bien plus tard. Sennen Andriamirado, alors sociologue, monte ponctuellement de Tananarive pour organiser des journées d'économie rurale, une discipline dans laquelle il s'est spécialisé. Il est alors directeur d'un centre d'études pour le développement des entreprises coopératives et similaires. Il n'y croit guère. Ce type d'organisation avait été plaqué, importé de l'extérieur. Cela ne fonctionnait pas du 6. Il s'agit d'une pratique encore très répandue aujourd'hui où des personnes entrent en transe et se disent habitées par des ancêtres prestigieux qui s'expriment à travers eux. 59

tout, les paysans avaient du mal à s'en sortir pendant que les patrons des coopératives se comportaient comme des « gangsters »7 sans aucun respect pour les producteurs. Sennen va donc s'engager à fond dans la révolution à Madagascar espérant un réel changement. Le centre qu'il dirige deviendra le centre de développement des entreprises communautaires et similaires. Il participe au comité interministériel pour l'organisation du monde rural tout en faisant partie des conseillers économiques du gouvernement. II participera à la mise en place des fameux fokolonona, les structures communautaires de base. Mais il va fmir par se heurter aux militaires qui détiennent la réalité du pouvoir. Alors qu'il préconise de donner la priorité aux activités économiques et sociales, certains officiers veulent en faire des structures administratives, d'autres des relais politiques. Ils ne vont pas tarder à s'en disputer le contrôle. Dégoûté, Sennen Andriamirado cherche un emploi hors de son pays envoyant son C.v. un peu partout y compris à d'importantes multinationales. Finalement il se fera embaucher par l'hebdomadaire Jeune Afrique8. Thomas ne se contente pas de suivre assidûment ses études. Il va prendre une part très active à l'animation de la vie de l'Académie. Son compatriote Jean Simporé n'est pas en reste puisqu'il va animer le club photo. Tous deux vont donc travailler ensemble. Thomas Sankara devient rédacteur en chef du journal de l'Académie Ralliement. Il s'initie et se passionne pour le journalisme, redouble d'énergie et s'y investit totalement. II a vite compris que l'écriture est un des meilleurs moyens de mémoriser, mais aussi qu'elle oblige à approfondir la réflexion puisqu'elle consiste à formuler des idées pour les faire passer à d'autres, pour se faire comprendre, voire convaincre. Il découvre la fièvre de la construction d'un numéro de journal, de la conception abstraite et théorique jusqu'à ces quelques pages remplies qu'il a fallu équilibrer petit à petit après être passé par le doute et enfin le plaisir d'être lu. Il peut ici mettre à profit son goût pour la langue française et son sens des formules. Il s'initie aussi à l'animation d'une équipe ce qui est d'autant plus remarquable qu'il est parmi les plus jeunes si ce n'est le benjamin. Cette activité lui vaudra d'ailleurs les félicitations de la direction de l'école9. Il va aussi animer le club d'information. Il occupe ainsi les deux postes clés laissés aux élèves en charge de la communication interne dans l'Académie. En complément de la formation dispensée en cours, il avait été institué en effet ce qu'on appelait le «tour d'horizon mensuel ». II s'agissait de faire prendre conscience aux élèves des problèmes de société, de les initier au suivi de l'actualité, en même temps que de les entraîner à s'exprimer en public. Le rôle de Thomas Sankara consiste à organiser tout cela: désigner l'orateur, choisir les sujets, 7. Le mot est de Sennen Andriamirado. 8. Sennen Andriamirado est décédé le 15 juillet 1997 à Paris. Devenu journaliste, il aura beaucoup contribué à populariser la révolution burkinabè. 9. Textuellement l'appréciation est la suivante: « Félicitations pour son comportement remarquable et son travail personnel, les résultats obtenus au cours du cycle de formation et l'influence heureuse qu'il a eue comme rédacteur en chef dujournal de l'académie ». 60

négocier avec la direction de l'école. Chacun à tour de rôle, les élèves doivent donc préparer un exposé et le présenter en public. Thomas Sankara réalise assez vite que panni les jeunes hommes qu'il côtoie, beaucoup seront sans doute amenés à assumer d'importantes responsabilités après leur retour au pays. La formation et l"encadrement sont de qualité et les instructeurs font régulièrement appel à leur sérieux, à leur sens des responsabilités. On leur inculque le sens de l'Etat, celui du patriotisme même si on s'attache à leur faire aimer la culture française, à les lier un peu plus à la France. Ces responsabilités de rédacteur en chef et de responsable du club d'information lui permettent aussi de toucher au-delà de sa propre promotion, tous les élèves de l'Académie. Il est déjà mû par cette fonnidable envie d'informer, de convaincre, de faire partager ses idées, de les confronter. Il a toujours voulu se rendre utile et tient à faire partager cette option à des camarades. Il veut contribuer à leur prise de conscience. " Il faisait notre formation idéologique. Nous avons beaucoup appris grâce à lui... En tant qu'aîné, disait-il, il était de son devoir de nous ouvrir les yeux sur les réalités du monde. Ce qui m'a le plus frappé, c'est sa très grande disponibilité à se mettre au service des autres. Et puis sa franchise, disons sa sincérité. Et enfin sa manière d'expliquer les choses avec simplicité et pragmatisme. Aujourd 'hui, on dirait qu'il avait tout simplement le don de communiquer.

Nous passions des heures à l'écouter sans nous lasser

10".

Les débats sont assez ouverts. Il faut, du point de vue, de l'école dénoncer la tentation du communisme, pour cela il faut bien en parler. La plupart des élèves se déclarent apolitiques. Un des deux Congolais de la promotion, cependant, Guembo Jean-Marie se déclare ouvertement marxiste et se réfère souvent à Lénine, développant un dogmatisme comme saura si bien le faire plus tard le régime de Sassou Nguesso. Ils présenteront d'ailleurs ensemble un exposé issu de travaux de Régis Rakotonirina et Gérard Roy sur les mouvements révolutionnaires africains. Thomas travaille, lit beaucoup, questionne ses professeurs, les sollicite en dehors des cours, il apprend, compare, fait des synthèses, commence à acquérir une importante culture politique. Il approfondit en même temps ses propres orientations, prend de l'assurance. Il acquiert ainsi une importante force de conviction d'autant plus qu'il a le verbe facile. Et lorsqu'il se lance dans des développements, il aligne les références livresques ou historiques. Il paraît convaincant. Il ne dévoile pas entièrement pourtant ses convictions et affiche une certaine neutralité. Il y a des limites en effet. Les livres de Mao par exemple ne rentrent pas. Et puis une fois, le commandant de l'école interrompt un exposé au moment où il est fait quelques rappels sur les théoriciens de la révolution. Thomas Sankara expérimente aussi sa force de séduction, le rayonnement de son sourire, la facilité de trouver la phrase adéquate pour désarmer l'adversaire en cas de difficulté, ou pour détourner l'attention. Et puis, c'est un militaire respectueux, ce qui tend à rassurer. Il entretient rappelons-le grâce à l'athlétisme d'excellents rapports avec le commandant Vidal, l'officier qui encadre la pro10. Mon ambition pour le Niger, entretien réalisé par Sennen Andriamirado, supplément à Jeune Afrique N° 1894-1895 du 23 avril au 6 mai 1997. 61

motion. En plus il a toujours une tenue impeccable et sera pour cette raison remarqué par le commandant de l'Académie. Et lors des manœuvres, lorsqu'il est désigné chef de section, il prend les choses très au sérieux et se tient toujours sur la brèche. Ses camarades se plaignent d'ailleurs de ne pas pouvoir souffler. Lorsqu'éclatent les événements de 72 à Tananarive, les militaires sont consignés, et ils n'ont que des échos lointains de ce qui se passe dans la capitale. On se méfie d'eux d'autant plus qu'on connaît cette école pour ses professeurs de sociologie très engagés politiquement. Ainsi c'est sans leurs armes et un peu à la sauvette qu'on organise la cérémonie de sortie de la promotion.

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Au cœur d'une révolution

Au cours de la dernière année de son séjour à Antsirabé, Sankara effectue un stage au sein des unités du service civique. Création originale de l'année malgache sous l'impulsion du général Ratsivalaka, ce type de service militaire permet à l'année de jouer le rôle d'acteur du développement. C'est ainsi qu'il existe deux types de militaires dans ce pays à cette époque, les bérets rouges, les unités combattantes, et les bérets verts qui produisent, cultivent et encadrent les paysans. Très intéressé, Sankara entreprend des démarches pour pouvoir effectuer une année supplémentaire au sein d'unités du service civique. Sa requête est acceptée. Il découvre, tout au long de cette année supplémentaire, avec le plus grand intérêt, une fonction de l'année encore inconnue pour lui qui l'interpelle particulièrement. Les jeunes paysans effectuent leurs services militaires dans un rayon de cinquante kilomètres autour de chez eux et ne considèrent donc pas cette année comme une perte, d'autant plus qu'ils en reviennent plus annés face aux difficultés qu'ils affrontent dans leur vie quotidienne. La journée y est bien remplie: le matin, des activités de sensibilisation au civisme ou au développement, on apprend notamment aux paysans à améliorer leur technique de production, et l'après-midi, la formation militaire. Les unités de service civique disposent aussi de postes de santé et participent à l'alphabétisation. L'objectif est qu'à la fm du service civique, les paysans soient capables d'écrire une lettre. On projette même de temps en temps des films dans les villages. Tout cela le passionne. Il doit encadrer la fonnation militaire et on lui adjoint un interprète pour communiquer avec les paysans, son dynamisme le rend vite assez populaire. Déjà curieux, il s'intéresse aux techniques dans l'agriculture. Durant cette année il effectue plusieurs séjours prolongés, dont un dans le grand sud où le climat est très sec, proche de celui du Burkina. Cette expérience aura incontestablement une influence lorsqu'il entreprendra, une fois au pouvoir, de transfonner l'année. Thomas Sankara est d'autant plus heureux qu'entre deux séjours en brousse, il peut passer du temps dans la capitale. Il a rencontré un couple qui est devenu un peu comme sa famille. Lansina Sidibé était arrivé deux ans avant en 1969 dans le cadre des accords internes à l'OCAM, l'Organisation de la Communauté Africaine et Malgache. Il avait dans le passé séjourné deux ans à Brazzaville et lorsqu'on lui avait proposé de choisir entre retourner chez lui au Mali, aller en 63

France ou dans une autre université africaine, il n'avait pas hésité à poursuivre son aventure. il s'était donc finalement retrouvé à Madagascar. C'est un peu par hasard, qu'en allant toucher sa bourse à l'ambassade de France, il a rencontré Thomas Sankara. Les Africains étaient rares à Madagascar et ils se sont salués longuement comme au pays. Ils ont rapidement sympathisé. Leurs noms affichent une certaine parenté et cela les rapproche. Ils sont si loin de chez eux, de leur famille. Les Sidibé sont cousins des Sangaré, les métis peul-mandingues proches de la lignée des Sankara. Mais surtout ils se rendent compte très vite qu'ils ont bien d'autres points communs. Et puis Lansina Sidibé a rencontré une jeune femme malgache Harry, et Thomas Sankara retrouve chez eux un peu la chaleur d'une famille. Après avoir fait leur connaissance il descend de plus en plus régulièrement chez eux à Tananarive. Durant cette dernière année de son séjour à Madagascar ils vont pratiquement passer tout leur temps libre ensemble. Les événements qui éclatent en 721ne les surprennent guère. Sidibé a quitté le Mali alors que Modibo Keita gouvernait encore. il a donc vécu chez lui les premières années de l'indépendance malienne et la mobilisation de son peuple pour chercher une voie indépendante. Il a passé ensuite deux ans au Congo où des progressistes avaient aussi pris le pouvoir et s'étaient élevés contre la trop forte présence française. La Haute-Volta avait déjà connu sa première révolte populaire en 1966, et Thomas Sankara se rappelle que Yaméogo, malgré tous ses défauts et insuffisances, avait tout de même exigé le départ des soldats français et la fermeture de leur base militaire de Bobo Dioulasso. A Madagascar ils ont l'impression de se trouver dans un pays colonisé tant la présence française paraît pesante. La langue officielle est le français, le chef d'état-major de l'armée malgache est un Français, l'économie est pratiquement contrôlée par quelques sociétés françaises, la plupart des conseillers du président Tsiranana sont français. Même à l'université que les deux amis fréquentent beaucoup, les enseignants français ont gardé tous les pouvoirs et le drapeau de l'ancienne colonie flotte encore sur ses locaux. Et puis même si l'on n'en parle guère, les événements de 1947 restent présents et vivaces dans les mémoires. Beaucoup de parents les racontent à leurs enfants sans omettre l'horreur des massacres. Et aux yeux de nos deux observateurs africains à même de faire des comparaisons, la richesse de Madagascar devrait lui permettre de se développer en toute indépendance comparée à la pauvreté de leurs pays respectifs. Cette révolte, contre l'ancienne colonie et les politiciens qu'elle avait mis en place, est dans l'ordre des choses. L'indépendance ne semble s'être traduite [malement que par le simple remplacement des fonctionnaires français par des Malgaches, alors que le sentiment nationaliste est particulièrement fort. Les Malgaches avaient pourtant vécu les dernières années de la colonisation dans un état d'esprit plus proche de celui des 1. Pour une analyse approfondie des événements de 1972 et du processus alors engagé, on se reportera à Robert Archer, Madagascar depuis 1972, la marche d'une Révolution, l'Harmattan, 1976, 210 pages. 64

Algériens et des Vietnamiens que des populations de l'Afrique noire. La révolte ne pouvait qu'éclater2. En 1971, alors que des querelles opposaient différents clans au sein du pouvoir, une révolte éclata dans le sud-ouest où les éleveurs pauvres, victimes de la sécheresse, refusaient de payer leurs impôts et les cotisations du PSD, parti social démocrate, le parti du président Tsiranana. Une violente répression dirigée par la gendarmerie s'abattit sur la région. On dénombra 1000 morts le 16 avril 1971. De petites guérillas éclatèrent en province aussi autour d'Antsirabé dans le centre et d'Amatondrazaka près de Tamatave3. Un mandat d'arrêt fut lancé contre le dirigeant du MONIMA4, parti nationaliste dirigé par Monja Joana, l'un des seuls rescapés des dirigeants de l'insurrection de 1947. Peu après Tsiranana dut fermer l'université à la suite d'un mouvement de grève. L'élection triomphale de Tsiranana, candidat unique, en janvier 1972 avec 99,97 % des suffrages ne fait pas illusion. L'Etat PSD a utilisé en effet tous les moyens dont il dispose. Mais le mécontentement n'en a pas disparu pour autant. Les enfants de la bourgeoisie merina5 scolarisés vont prendre le relais. Le problème des débouchés commence à inquiéter ~érieusement les étudiants. Une première manifestation se déroule en avril qui rassemble pour la première fois les élèves et les étudiants. Ils réclament la malgachisation de l'enseignement et défilent aux cris de : « A Bas l'Impérialisme culturel». A l'université, les étudiants se réunissent, organisent des séminaires sur l'enseignement ou l'économie, des organisations plus radicales font leur apparition et rencontrent tout de suite de la sympathie. On commence à dénoncer le néocolonialisme, à demander le retrait des troupes françaises, à fustiger les accords de coopération dont on demande la révision. D'autres manifestations se déroulent qui donnent lieu à des incidents. Un étudiant est tué. Le pouvoir répond en arrêtant et en déportant quatre-centcinquante personnes au bagne de Nosy Lava dans la nuit du 12 au 13 mai. Le lendemain les manifestations prennent un tour insurrectionnel. Le chef de la gendarmerie, le colonel Ratsimandrava, qui avait pourtant accepté de tirer en 1971, refuse cette fois d'intervenir de même que celui de l'armée déployée dans la ville, le colonel Rabetafika. Ce sont les Forces Républicaines de Sécurité qui 2. Les autorités françaises en étaient-elles conscientes. Philippe Hugon, aujourd'hui professeur à l'Université de Nanterre, contacté lors de ce travail nous a raconté l'anecdote suivante. La veille des événements de 1972, une délégation de ressortissants français est allée voir l'ambassadeur de France M. Plantet. Hugon lui a alors déclaré: « Vous rendez-vous compte que la France est en train de perdre absolument tous ses atouts. Le drapeau est en train de monter de plus en plus haut alors que le mât est en train de casser ». Et ils n'eurent pour toute réponse qu'une invitation à faire attention, et l'assurance que de toute façon les Français avaient la situation bien en main. Le lendemain les fusillades éclatèrent à Tananarive. 3. On accuse Gérard Roy, alors en congé, d'y avoir participé. Il va être astreint à résidence et ne va plus pouvoir revenir. 4. Madagasikara Otrinin'ny malagasy. 5. L'ethnie des Hauts-Plateaux dominante à Madagascar qui a unifié le pays. Un conflit dont l'enjeu est la domination du pays oppose encore aujourd'hui les côtiers aux populations des Hauts-Plateaux. Ce conflit est régulièrement exacerbé par le pouvoir lorsqu'il est en difficulté. 65

vont réprimer les manifestants. On comptera ce jour là entre dix et quarante morts selon les estimations. Tout au long de cette journée la population s'est organisée en comités dans les quartiers qui se structurent et donnent naissance au KIM6, où se retrouvent aussi bien les étudiants, les enseignants et les salariés, que les paysans et les chômeurs. Ceux-ci, regroupés au sein d'une organisation appelée ZOAM7, jouèrent un rôle relativement important à cette époque8, grâce à la force qu'ils représentaient. Le 15 mai, les syndicats appellent à la grève générale et le KIM réuni en assemblée plénière mandate l'armée comme« seuleforee capable de reprendre la situation en main ». La foule massée de façon quasi-permanente sur la place de l'Indépendance reprend immédiatement le mot d'ordre et le 18 mai 1972, Tsiranana remet les pleins pouvoirs au général de division Gabriel Ramanantsoa, chef d'état-major des armées, tout en restant pendant quelque temps encore le chef de l'Etat sur le plan des institutions. Le calme revient rapidement dans la capitale et le 27 mai, Ramanantsoa nommé premier ministre à la suite d'une révision constitutionnelle forme un gouvernement où dominent les militaires. Un référendum lui permet d'accéder à la magistrature suprême en octobre. Et c'est en décembre 1972, qu'aux côtés de Ratsimandrava et de Rabetafika, le capitaine de frégate Didier Ratsiraka entre au gouvernement comme ministre des Affaires étrangères9. Parmi les premières mesures du nouveau pouvoir, figure l'abolition de la taxe sur le bétail qui avait été à l'origine du mouvement des éleveurs de 1971. Mais l'un des grands chantiers de ce gouvernement fut la réforme desfokonolona1oinitiée par le ministre de l'Intérieur le colonel de gendarmerie Ratsi-

6. Komity Iombonan'ny Mpitolona textuellement l'Union des Comités de Luttes. 7. Zatovo (jeune) Orin'asa (chômeur) Anivon'ny Madagasikara. 8. Selon Robert Archer op. cit. note p. 152: «L'apparition des ZOAM dans la vie politique malgache fut extrêmement importante. Ils apparnrent pour la première fois en avril 1972, quand des jeunes au chômage firent leur entrée sur le campus universitaire, portant des chapeaux de cow-boys et demandant qu'on reconnaisse leurs opinions. Des groupes politiques investirent un travail de préparation énorme dans leurformation. Pendant quelque temps, le mouvementfut bien organisé, et se répandit en dehors de Tananarive. Tous les hommes politiques essayaient de le récupérer, car politiquement parlant les ZOAM, renommés' troupes de choc " de toute manifestation populaire à Tananarive, étaient redoutables. » 9. Ratsiraka ne devient chef d'Etat qu'en 1975 à la suite d'un certain nombre de péripéties. Le gouvernement regroupant différentes tendances, une crise politique éclate au début de 1975. 1O. Selon Rober Archer op. cit. note p. 139 : «A l'origine, les fokonolona étaient des communautés villageoises des hauts-plateaux, dirigées par des conseils d'anciens et chargées de l'organisation sociale et des travaux collectifs. Depuis lafin du XVI/Ie siècle, c'est-à-dire jusqu'à la formation de l'Etat Mérina, et sous la colonisation, l'administration voulut les transformer en structures administratives, sociales, voire économiques, directement inféodées au pouvoir central : ils en vinrent à être considérés comme des courroies de transmission entre l'Etat et la population. L'Etat monarchique comme l'administration coloniale ont tour à tour cherché à modifier la notion et la stnlcture des fokonolona dans tout le pays. Après l'indépendance, le régime Tsiranana continua à les considérer et à les utiliser comme des stnlctures de propagande électorale et de diffusion de la parole gouvernementale. En fait il semble que les fokonolona, ne jitt-ce que par

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mandrava. Entre 1972 et 1975, il fait de nombreuses tournées dans toute l'île, multipliant les contacts avec les paysans. Il s'employait à promouvoir des rapports plus détendus et moins autoritaires entre le gouvernement et la population. Ces multiples contacts avaient achevé de le convaincre de la nécessité et de la possibilité de décentraliser effectivement les pouvoirs au niveau desfokonolona. Il rencontrait au sein du gouvernement de fortes oppositions. Ratsiraka, pourtant un temps son allié, moins empreint des réalités des campagnes, jugeait cette réforme irréaliste et préférait s'inspirer du système mis en place dans les pays socialistes, plus centralisateur où l'Etat restait omniprésent. Il jugeait en particulier les paysans des communautés de base trop inexpérimentés et considérait que la réforme leur accordait trop de pouvoir. L'opposition de droite, quant à elle, s'employait à défendre les intérêts de la bourgeoisie nationale liée à l'ancienne administration attaquée par cette réforme. Alors que celle-ci se fixait comme objectif de décentraliser effectivement les pouvoirs au profit des communautés de base. Robert Archer écrit à propos de ce débat: «Le programme auquel il s'était entièrement consacré, la réforme des fokonolona, fut approfondi à un point tel que sa réalisation complète exigeait la démolition des structures de l'Etat mises en place depuis l'indépendance et son remplacement par un système où la population participerait directement à la direction des affaires locales. Il projetait de transférer l'administration des campagnes aux mains de fonctionnaires élus, et de retirer leur pouvoir aux bureaucrates promus par le gouvernement central. On a souligné le caractère idéaliste du programme de réforme des fokonolona préparé par Ratsimandrava, parce qu'on disait que la masse des paysans n'était pas suffisamment politisée pour utiliser correctement le pouvoir que la réforme leur offrirait. Cette question demeure non résolue. En réalité ce programme était critiqué parce qu'il introduisait un nouveau système d'administration parallèlement à celui qui existait depuis l'indépendance et qui était basé sur la hiérarchie coloniale. Parce que les Chefs de Canton et les Chefs de District étaient opposés à ce que la paysannerie exerce un pouvoir réel, on répandit dans l'opinion que la réforme échouerait ou provoquerait du désordre. Cette attitude montre à quel point les idées politiques de Ratsimandrava étaient devenues révolutionnaires. Si on avait permis à la paysannerie de s'opposer ouvertement au gouvernement central on aurait créé les conditions pour une mise en question des structures de l'Etat»

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Ratsimandrava était un officier merina des Hauts-Plateaux mais d'origine modeste, andevo selon la terminologie malgache. Il montra comme on l'a vu une très forte sensibilité pour les problèmes des paysans aux côtés desquels il s'était fortement engagé à travers sa réforme desfokonolona. Tout l'opposait à Rabetifaka originaire de l'aristocratie mérina plus enclin à défendre les intérêts de cette classe. Ratsiraka côtier, mais aussi plus intellectuel, très empreint d'une forte culture classique, très habile dans le maniement de la rhétorique, orientait force d'inertie, ont toujours résisté aux essais de récupération par les différentes administrations centrales ». Il. Robert Archer op. cit. p. 73-74. 67

son discours politique surtout contre l'ennemi extérieur, l'impérialisme. Ministre des Affaires Etrangères jusqu'en 1975, il se fit remarquer à l'étranger par la réorientation complète de la politique extérieure. Il se rangea dans le camp progressiste, approfondit et étendit les relations de Madagascar avec l'Afrique et établit des relations diplomatiques avec les pays socialistes. TIfut aussi l'artisan principal, en tant que Chef de la délégation malgache, de la renégociation des accords de coopération avec la France en 72-73. Mais Ratsiraka passa la majeure partie de son temps à l'extérieur. TI connaissait peu les problèmes de la paysannerie qu'il n'avait guère côtoyée. Thomas Sankara vit, durant toute cette année 72-73, au milieu de toute cette effervescence. Il s'y intéresse d'autant plus que quelques éléments lui rappellent les événements de 66 et l'arrivée au pouvoir de Lamizana. Un mouvement populaire puissant qui débouche, faute d'autre perspective, sur la prise de pouvoir par l'armée qui sera fortement représentée dans le Conseil des ministres et dont le Chef de l'Etat n'est autre que l'officier le plus gradé. Ne poussons cependant pas plus loin les comparaisons. Pour ne citer que quelques différences, et non des moindres, comme nous l'avons dit, en Haute-Volta en 1966, on ne s'en est pas pris à la France, il n'y a pas encore d'étudiants, les officiers sont moins nombreux, peu politisés et leur formation plus rudimentaire. Par contre la période qui suit fait apparaître bien des problématiques proches de celles qu'affronteront les révolutionnaires Burkinabè avant et après le 4 août 1983. Tout le processus engagé à partir de 1980 en Haute-Volta apparaît comme une lutte entre les clans au sein de l'armée. Si au départ, il s'agit essentiellement d'un conflit de génération, cette lutte va prendre de plus en plus une tournure politique. La faiblesse des partis politiques soutenant la révolution et la propension des militaires à s'en méfier, vont s'entretenir l'une l'autre jusqu'à ce que les problèmes politiques finissent par se résoudre à l'intérieur de l'armée par la force des armes, l'assassinat. Si les rivalités ethniques sont exacerbées à Madagascar, entre côtiers et habitants des Hauts-Plateaux, elles ne sont pas absentes de la vie politique voltaïque, on l'a vu à propos des Mossis, même si elles apparaissent secondaires et non déterminantes. Les jeunes désœuvrés urbains des villes très actifs au sein des CDR et les multiples problèmes rencontrés pour les intégrer à la révolution ressemblent aux jeunes des ZOAM. La réforme des 10kano/ana de Ratsimandrava leur accordait des pouvoirs et des responsabilités locales proches de ceux des CDR. Certains dirigeants veulent mettre la question paysanne au centre des préoccupations et du débat politique puisque la campagne abrite l'écrasante majorité de la population alors que d'autres, plus sceptiques, leur opposent l'état d'arriération des villages. TIne nous appartient pas ici de pousser plus loin ces analogies mais il nous faut les souligner pour insister sur l'intérêt qu'a dû susciter le séjour de Sankara à Madagascar pour sa formation politique. Sans doute n'en comprenait-il pas toute la complexité à ce moment-là, mais il y pensera probablement plus d'une fois lorsqu'il sera confronté à toutes ces problématiques une fois au pouvoir. Il aura d'ailleurs l'occasion d'en discuter longuement avec un de ses amis le journaliste Sennen Andriami68

rado, qui vécut activement toute cette période. Thomas Sankara a-t-il cherché à rencontrer le colonel Ratsimandrava ? Ce dernier aurait pu l'intéresser. Il n'était certes pas classé panni les révolutionnaires, avant son accession au pouvoir, du fait que la gendarmerie qu'il dirigeait fut chargée de la répression dans les campagnes, mais il avait déjà une certaine connaissance du milieu paysan pour lequel il faisait preuve d'un intérêt particulier. Il s'intéressait aussi aux travaux de Gérard Roy qu'il avait invité à donner des cours aux gendarmes. On n'improvise pas une réforme de cette ampleur sans un minimum de connaissance du milieu auquel elle s'adresse, la paysannerie. Par la suite, Ratsimandrava va développer une vision assez «basiste» du développement, taxée parfois de populiste, qui devait partir des communautés de base et de fait se heurter aux hiérarchies sociales dominantes jusqu'à les remettre en cause. Par contre il a cherché à rencontrer Ratsiraka12.Ce dernier s'était déjà fait une certaine renommée à l'extérieur par ses prises de position et son action pour se libérer de la tutelle française. Ainsi, un soir, alors qu'il est chez son ami Sidibé et qu'ils cherchent ensemble comment occuper leur soirée, Thomas Sankara propose de façon impromptue de rendre visite à Didier Ratsiraka. Sidibé possède une petite voiture et ils se rendent immédiatement à son domicile. Deux gardes imposants les accueillent qui s'étonnent de les voir et ne savent d'abord quoi répondre. Après une certaine hésitation ils finissent par les laisser entrer tout en les prévenant que d'autres personnes attendent. Après une certaine attente, Ratsiraka finit par les recevoir mais l'entrevue va être de courte durée car il doit se rendre à une réception. lis échangent quelques mots pour se présenter et lorsque Sidibé déclare venir du Mali il s'exclame: «Ah le Mali! Le Mali a échoué dans sa révolution, ilfaut que Madagascar réussisse ». Toute cette effervescence, Thomas Sankara va la vivre aux côtés des universitaires français dont la plupart encore tout imprégnés du mouvement de 68 sont influencés par le marxisme ou tout au moins le soutien aux mouvements révolutionnaires. Sidibé, étudiant lui-même, deviendra ensuite enseignant. Sankara souhaite approfondir ses connaissances en économie. Il s'inscrit même à l'université pour suivre des cours afm d'approfondir les rudiments d'économie appris à Antsirabé. Confiant en Lansina Sidibé, il lui avait livré ses véritables desseins. Son objectif était de faire œuvre utile pour son pays, en particulier de soulager ses frères et sœurs, de cette misère écrasante contre laquelle ils luttent sans relâche et qui les fauche trop jeunes13.C'est la raison pour laquelle il est heureux de compléter sa formation dans le service civique. Mais il a compris aussi que les questions politiques et économiques sont les véritables clés du 12. Notre version diffère sensiblement de celle exposée par Sennen Andriamirado dans Sankara le Rebelle, Jeune Afrique Livres, 1er trimestre 1987, 237 pages, p. 24, qui, sans doute parce qu'il exécrait Ratsiraka, avait là l'occasion de régler un compte. Il est vrai que Ratsiraka a la réputation d'être assez hautain. Mais la version qui est exposée ici provient de son ami malien qui a participé à l'entrevue, présenté comme un militaire, alors qu'il est enseignant, et qui a en plus souligné que le Mali n'ajamais envoyé de militaire à Madagascar. 13. L'espérance de vie atteignait alors à peine 40 ans. 69

changement alors qu'il n'est pas du rôle du service civique de les aborder. TI y avait certes eu des débats à Antsirabé mais il avait gardé une certaine prudence. Une école militaire n'est pas le meilleur endroit pour aborder toutes ces questions. Alors il avait proposé ce curieux échange à son ami : « Tu m'apprends l'économie, je t'apprends la guerre ». Si Lansina Sidibé ne parut guère intéressé par la stratégie militaire, en revanche il accepta volontiers d'aider son ami. TI est en effet parfaitement bien inséré dans le milieu universitaire. Tous deux se retrouvent tous les samedis soir. Soit ils étudient ensemble, soit ils se rendent chez des professeurs chez qui ils dînent régulièrement. Ensemble ils discutent des problèmes de leur région d'origine, l'Mrique de l'Ouest. Sidibé fera une thèse sur l'intégration africaine, et ils parlent régulièrement de l'unification de l'Afrique de l'Ouest, regrettant qu'elle n'ait pu se faire. Sidibé lui parle longuement de l'expérience malienne sous Modibo Keita qu'il a vécue dans son pays, Thomas Sankara le questionne sur la façon de mobiliser les paysans. L'orientation avait été mise sur le développement prioritaire du monde rural. Ainsi, le ministre du développement Seydou Badian Kouyaté s'exprimait de la façon suivante: « Sur le plan strictement économique, développer ces pays, c'est d'abord et avant tout, dans le cadre des urgences, permettre à la majorité rurale de se mettre au rythme de productivité exigé par l'état des besoins et la dimension des objectifs, de s'intégrer véritablement dans le courant des siècles, autrement dit, l'action de rénovation a pour premier pas la modernisation de l'agriculture, secteur qui alimente le revenu national. C'est à l'agriculture qu'est liée l'écrasante majorité de nos populations et c'est sur elle que repose la quasi-totalité de notre activité économique réelle. L'accession de l'agriculture à un stade moderne constitue le geste premier pour un développement réel valable. »14

Un congrès extraordinaire s'était prononcé en 1960 pour la mise en place de structures de type socialiste. Elles devaient permettre l'encadrement et l'organisation des paysans sur la base de coopératives. Ainsi au niveau des villages, on avait mis en place le Groupement rural Associé et le Groupement Rural de Production et de Secours Mutuel qui disposait de champs collectifs et qui avait accès aux organismes de crédit dont il était l'interlocuteur. Ils devaient prendre en charge, outre l'organisation de la production, la commercialisation locale et les travaux d'aménagement. Toute une pyramide était mise en place jusqu'aux organismes centralisateurs, qui comprenait différents niveaux d'encadrement ainsi que des sociétés d'Etat. Ces réformes n'ont pas obtenu les résultats escomptés, du fait de la résistance au changement du monde paysan qui s'en remettait aux notables, à l'insuffisance de l'encadrement, à la faiblesse des prix fixés au niveau national. Thomas Sankara qui encore jeune avait certes entendu parler de l'expérience malienne mais plutôt à travers les slogans politi14. Cité par Cheick Oumar Diarrah dans Le Mali de Modibo Keita, 1'Harmattan, septembre 1986, 196 pages, p 72. 70

ques, saisit l'occasion de pouvoir l'analyser en profondeur, avec Lansina Sidibé qui en rapporte des témoignages vivants et les professeurs d'économie qui complètent par l'analyse théorique et le recul de l'universitaire. Ensemble, ils sont allés plusieurs fois dîner chez Philippe Hugon et Guy Pourcet aujourd'hui respectivement professeur à Nanterre et à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Tous d'eux enseignaient à Antsirabé. Hugon intervenait sur les questions de décentralisation des pouvoirs illustrant son propos de l'expérience autogestionnaire yougoslave. Il remarque bien l'intérêt de Sankara pour l'économie mais ils n'ont pas à Antsirabé de relations particulières. Guy Pourcet est alors coopérant, spécialiste de l'animation rurale, un des sujets qui passionnent Sankara. C'est par l'intermédiaire de Sidibé que des échanges vont véritablement s'établir. Thomas Sankara sans complexe ne connaît pas l'aversion des «postsoixante-huitards» pour l'uniforme et lorsque la première fois il se présente chez Guy Pourcet en uniforme, ce dernier lui fait gentiment comprendre que s'il souhaite revenir, mieux vaut qu'il soit habillé en civil. lis abordent ensemble les questions techniques de l'approche des paysans. Ille met en garde contre trop d'enthousiasme et lui fait part de son expérience. De son point de vue, les animateurs ruraux se trouvent souvent pris dans un système où ils sont amenés à faire passer un message technique ou administratif qu'il qualifie alors de « viol des masses ». Avec Philippe Hugon, les discussions abordent plutôt les problèmes sous l'angle économique. On discute d'un certain nombre d'ouvrages sur lesquels Sankara et Sidibé souhaitent des éclaircissements. On parle dé l'expérience des Ujaama, les villages socialistes en Tanzanie, de René Dumont mais aussi de Samir Amin dont les thèses font partie de l'enseignement. Dans ces ouvrages Samir Amin, égyptien, l'un des seuls économistes africains à l'époque, deviendra le maître à penser de toute une génération d'Africains. Il s'inspire des thèses mises en avant par l'école de Prébisch en Amérique latine. Pour lui, le sousdéveloppement s'explique très largement par des relations inégales entre les pays du centre et ceux de la périphérie, et dans ce contexte international, il considère que le développement passe par un fort relâchement de ces liens. li préconise donc un développement autocentré. Toutes ces discussions passionnent Thomas Sankara qui va beaucoup enrichir sa culture politique et économique. Il reste cependant modeste, il questionne surtout plutôt qu'il n'émet de positions propres. Philippe Hugon et Guy Pourcet seront tous les deux contactés plus tard par Thomas Sankara, justement par l'intermédiaire de Sidibé, lorsqu'il deviendra président et qu'il cherchera des conseillers. Mais ils déclineront l'offre tous les deuxl5. Il est probable qu'ils 15 .Tous deux, contactés en juillet 1997, ont accepté de répondre à mes questions. Philippe Hugon s'est justifié ainsi: «J'ai hésité non pas à cause de la personnalité de Sankara mais à l'époque c'était un peu difficile. Il y avait pas mal de kalachnikov. Des collègues avaient été arrêtés. Je n'ai pas donné suite, je ne voulais pas officialiser le régime ». Quant à Guy Pourcet, il m'a déclaré: « Je le trouvais un peu dangereux, trop enthousiaste ». 71

ne furent pas les seuls. Avec Sidibé, les relations ne sont pas de type professeur-élève. Et tous deux peuvent se laisser aller. Des heures durant, ils passent au crible de leurs critiques les actions des différents présidents de leur sous-région. Sankara émet des options négatives sur Sékou Touré. li se méfie des grandes déclarations idéologiques. li se passionne plus pour ceux qui proposent des solutions plus terre-àterre et qui travaillent sur le terrain. lis discutent beaucoup de communisme et du socialisme, qui ont beaucoup influencé l'expérience malienne, mais toujours en en recherchant des applications pratiques dans leurs pays si différents de l'Europe du siècle dernier et du début du vingtième. Ils aiment aussi s'entraîner à prononcer des discours. Sidibé a rapporté avec lui un petit livre de discours de Modibo Keïta. Il s'entraîne à en déclamer les paroles jusqu'à s'enregistrer au magnétophone. Pour Thomas Sankara c'est à moitié pour se distraire à moitié pour s'entraîner. Sidibé se souvient parfaitement de Sankara lui expliquant dans les détails comment on préparait et exécutait un coup d'Etat mais jamais alors il n'a envisagé de le réaliser lui-même. Ainsi contrairement à la plupart des Africains de Madagascar qui se rendent le week-end à Tananarive pour descendre dans les boîtes de nuit, Sankara ne semble guère attiré par ce type de lieu qu'il ne fréquente guère. Cela ne l'empêche pas de fréquenter une jeune femme, Mary-Lou, qui deviendra par la suite professeur d'éducation physique. Il est vrai qu'il vécut à Madagascar une déception amoureuse. li fréquentait une jeune femme étudiante à Dakar, avant de partir, Françoise, et il apprit qu'elle avait eu un enfant d'un autre. Parmi ses distractions, il continue à pratiquer assidûment le sport en particulier la course à pied, mais aussi la musique. C'est à Madagascar qu'il s'est perfectionné. Il passe aussi des heures à écouter le disque de Sery Kandja Kouyaté qui, aux rythmes caractéristiques des musiciens mandingues, raconte l'histoire prestigieuse du Soudan. Sidibé lui traduit les paroles et cela le transporte chez lui avec nostalgie. TIpense alors très fortement à sa famille, surtout à sa mère qui lui manque. Il entretient aussi d'excellentes relations avec la femme de Sidibé Harry, qui est malgache. Cette présence féminine, un peu comme une sœur, au milieu de ce monde d'hommes, de militaires, lui fait du bien. Il lui confie ses problèmes de cœur. Elle le soutient aussi lorsqu'il a des devoirs de français à rendre. Elle l'aide à collectionner les insectes et à les mettre dans les cartons. Ils entretiendront toujours l'un pour l'autre une profonde affection. Ils aiment tous ensemble se promener en ville, en voiture, en autobus ou à pied. Dans les bus ils sont frappés par la discrétion des Malgaches. Alors que quand deux Africains sont ensemble, on n'entend qu'eux. Les Malgaches s'étonnent un peu de l'attitude de Thomas Sankara qu'ils jugent un peu extravagante. Ainsi par exemple, il n'hésite pas à se vêtir en costume traditionnel, en grand boubou et à parcourir ainsi le zoomal6 de part en part. C'est de sa part une 16. Vendredi en malgache mais ce terme désigne aussi le marché du centre de Tananarive qui prend une ampleur particulière le vendredi. 72

gentille provocation mais surtout la fière affirmation de sa culture africaine que l'on a parfois tendance à mépriser à Madagascar. TIa le contact facile, aborde tout le monde, s'entretient de tout et de rien, fait des plaisanteries, pose des questions. TIs'intéresse à beaucoup de détails. Il se projette très souvent dans l'avenir et imagine une Haute-Volta remise sur de bons rails. Par exemple, il imagine des autobus à Ouagadougou, et en observant l'armée malgache, il songe à des unifonnes de l'année complètement repensés pour rompre avec ceux des armées occidentales. Que ce soit au niveau de la politique économique et sociale à l'échelle d'un pays ou de détails qui peuvent sembler insignifiants, le séjour à Madagascar aura été déterminant dans la fonnation et la préparation de Thomas Sankara pour les tâches qui l'attendent et pour les projets qui commencent à germer dans son esprit.

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Le retour au pays

Comme à son habitude, Thomas Sankara arrive sans prévenir. Il est rare à l'époque qu'un taxi s'arrête devant la maison. On s'attend alors en général à voir arriver un étranger. La cour de la concession de Paspanga s'anime d'un seul coup. Tout le monde se met à courir partout dans la maison et l'on fête comme il se doit l'arrivée du grand frère, ou du fils prodigue. On veut le serrer dans ses bras le toucher. Il sort de ses bagages quelques souvenirs, des napperons, de la vannerie, qu'il distribue tant bien que mal. TIva passer la journée à saluer la famille et le voisinage. Il tient à faire partager son engouement pour Madagascar. A cause d'un petit projecteur qu'il a ramené avec lui il peut ainsi montrer en grand format les diapositives qu'il a ramenées et les commenter longuement. TIinsiste sur les différences avec la Haute-Volta, vante la richesse naturelle de la Grande lIe, les arbres fruitiers, la vitalité de sa culture, les fleurs et les parfums qui s'en dégagent. Le retour n'est pourtant pas si facile. Il éprouve certes beaucoup de joie à retrouver sa famille, sa mère qui lui a manqué, son père et ses frères et sœurs. Mais ce bonheur va vite laisser place à une certaine tristesse, une certaine nostalgie de Madagascar. Il ne cesse de se lamenter sur l'état d'arriération, la misère dans lequel il retrouve son pays. Il aimerait communiquer son enthousiasme pour Madagascar, sa beauté, mais aussi son évolution politique et les changements amorcés. Il en parle longuement à ses camarades surtout les jeunes militaires, ceux qu'il a connus au PMK. Il teste leurs réactions, insistant sur le rôle qu'y joue l'armée. Il retrouve une Haute-Volta bloquée. Lamizana a tenu promesse. Il a fait adopter par référendum une nouvelle constitution en 1970 qui consacre l'avènement de la deuxième république et institue le multipartisme. Elle stipule cependant que la présidence de la République est réservée à l'officier de l'armée le plus haut gradé. Des élections législatives avaient été organisées en novembre. Le RDA l'avait emporté en obtenant 37 sièges sur 57, 12 revenant au PRA et 6 au MLN de Ki Zerbo. La vie politique est depuis dominée par une querelle interne au RDA entre le premier ministre Gérard Kango Ouedraogo et l'autre dirigeant du RDA Joseph Ouedraogo soutenu par une majorité de députés. Pendant que les ténors du RDA s'affrontent sur fond de rivalités personnelles le pays s'enfonce dans la crise. Le chômage urbain augmente et l'exode rural s'accélère. L'analphabétisme atteint des records, l'éducation nationale manque 75

de moyens. La productivité reste trop faible dans les campagnes et la sécheresse sévit de façon endémique. L'industrie reste quasi-inexistante en l'absence de tout investissement, tandis qu'une mauvaise gestion grève lourdement le déjà trop faible budget de l'Etat. La sensibilité de Thomas Sankara pour les problèmes du monde rural s'est encore accrue au cours de sa formation à Madagascar d'abord à Antsirabé sous l'influence de ses professeurs de sociologie puis au cours de l'année de service civique, d'autant plus que la révolution malgache de 1972 semblait vouloir mettre ces oubliés au centre du débat politique. Après ces années passées à l'extérieur, il s'attend à trouver des changements si minimes soient-ils, il retrouve un pays identique à celui qu'il a laissé quatre années auparavant, comme bloqué, immobilisé et sans perspective. Il ne remarque aucun signe d'une quelconque avancée, aucun progrès. Un jour il se confie à sa mère et à sa sœur Marie: «- Oh la la! Pauvre Haute- Volta! Toujours la même chose, les mêmes murs, les mêmes visages, les mêmes problèmes. Si un jour je deviens président de la République, je changerai tout ça. - Qu'est ce que tu pourras faire de mieux que les autres, lui rétorque sa mère. - On verra bien... » répond-il, sans plus de précision, alors que sa sœur Marie moqueuse pouffe de rires. A-t-il déjà des projets? Il reçoit sa première affectation. Il doit partir à Bobo Dioulasso. Il décide d'emmener avec lui son jeune frère Paul et sa sœur Pauline, âgés respectivement de 10 et 12 ans. Il trouve en effet que les parents ne sont pas assez sévères avec eux, que leur éducation laisse à désirer. Son papa a un peu vieilli. fi est passé d'un extrême à l'autre. Après l'avoir beaucoup vu corriger ses premiers enfants, Thomas Sankara a l'impression qu'il laisse faire. Le « vieux» ne court plus après eux pour les frapper quand pourtant à son avis ils le méritent. Il trouve sa maman trop indulgente, toujours à leur trouver des excuses, à les cajoler. Il s'énerve contre l'attitude de ses sœurs et de ses cousines pourtant nombreuses à la maison qui ne se bougent pas beaucoup. Comment se fait-il qu'elles aident si peu sa maman à s'acquitter des travaux ménagers? Ne voient-elles donc pas qu'elle est fatiguée, qu'elle commence à vieillir? Décidément il y a trop de laisser-aller dans cette maison depuis qu'il est parti. A Bobo, Paul et Pauline vont tous les deux devoir changer leurs habitudes. Thomas Sankara s'est mis en tête de les endurcir, de les éloigner des parents pour qu'ils acquièrent une certaine autonomie, qu'ils apprennent à souffrir, à supporter des conditions de vie difficile, à se discipliner ce qui pour lui est de toute première importance. Un jour par exemple, il ramène des gants de boxe qu'il leur demande d'enfiler. Il veut qu'ils apprennent à se battre, à supporter les coups. Il a pris un garçon pour faire la cuisine et tenir la maison propre. Il ne supporte pas la tendance de sa sœur à le considérer comme étant à son service. Illes oblige à participer aussi aux tâches ménagères. En particulier, il exige de Pauline qu'elle lave elle-même ses vêtements. Il a pris ce garçon à son service

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mais non à celui de son petit frère ou de sa petite sœur. Il exige d'eux des comptes-rendus réguliers de leurs activités, de leurs résultats scolaires, vérifie qu'ils font bien leurs devoirs. TIsurveille de très près leur attitude. TItient à ce qu'ils soient corrects, ponctuels, bien élevés, qu'ils respectent leurs professeurs et parlent un français correct. Il n'hésite pas non plus à les corriger s'il l'estime nécessaire. Un jour, Pauline ose se moquer d'une troupe de jeunes recrues en train d'apprendre à défiler. Thomas Sankara ne peut supporter une telle attitude. On ne se moque pas impunément de l'armée en sa présence. Elle est sévèrement battue. Mais Paul et Pauline se souviendront surtout d'une autre correction mémorable. A cette époque, il est beaucoup question de coupeurs de tête qui séviraient dans la région. Un soir, Paul et Pauline sont seuls à la maison. Le temps passe, la nuit tombe et le grand frère ne rentre toujours pas. Pauline inquiète réussit à convaincre son jeune frère de se rendre au mess des officiers pour se sentir plus en sécurité. Thomas rentre et ne trouve personne. TIs'affole, parcourt la ville en mobylette, se rend jusqu'au petit fleuve où il trouve un homme en train de cacher des traces de sang. C'est la catastrophe. TIimagine tout de suite que ce sont les restes de son jeune frère et sa jeune sœur. Découragé, il se décide à rentrer. Et heureuse surprise, il trouve Paul et Pauline qui sont fmalement rentrés. Le bonheur de les retrouver sains et saufs passé, il explose. Les explications n'y font rien. Il leur a interdit de sortir. C'est bien le signe qu'ils ont été habitués à trop de laxisme à la maison, voilà le résultat du manque de respect. On n'obéit plus, on fait n'importe quoi. Ils vont voir, il va leur apprendre à se corriger. Il les frappe sévèrement. Du coup les deux enfants sont depuis sans cesse sur leur garde. lis n'osent même plus demander s'ils vont pouvoir passer les fêtes de Noël à la maison où il leur tarde de retrouver leur mère pour se faire cajoler. D'ailleurs celle-ci à leur retour les trouvera amaigris. Thomas s'en défend, il les a toujours bien nourris. Certes ils mangent mieux qu'à la maison, il a les moyens de leur payer de bons repas matin, midi, et soir. Mais pour elle, Thomas leur a mené la vie dure. En permanence sur la défensive par crainte d'une correction ils n'ont pas pu bien profiter du confort et des bons repas. Ils habitent tous les trois dans le quartier des sous-officiers, un bâtiment de 4 ou 5 appartements. Paul Yaméogo, Moumouni Ouedraogo et Amadou Sawadogo l, l'aîné, sont logés dans le voisinage. Ce dernier est le plus gradé, lieutenant alors que Sankara n'est que sous-lieutenant. Il a donc le droit de bénéficier d'une Jeep. Ils organisent des petites fêtes ensemble, des soirées dansantes, fréquentent quelques jeunes filles qu'ils désignent de noms quelque peu moqueurs. Sankara retrouve aussi quelques civils qu'il a connus lors de son long séjour au lycée Ouezzin Coulibaly. Le jeune sous-lieutenant assume la responsabilité de la formation d'une compagnie de jeunes recrues. Il doit appliquer la formation acquise à Antsirabé, ce à quoi il s'emploie avec application. Il considère cependant que son rôle ne 1. La voiture de ce dernier a sauté pendant la révolution. Les raisons de cet assassinat n'ont toujours pas été éclaircies. Il était considéré comme un des proches de Thomas Sankara. 77

peut en rester là. Venus des quatre coins du pays, ces jeunes sont à 60 % analphabètes. Les programmes qu'on lui impose datent de Faidherbe et ne sont qu'une légère réadaptation de ceux mis au point par Napoléon Bonaparte. Aussi Thomas Sankara décide-t-il, en complément des marches et de l'entraînement au combat, de prendre en charge leur instruction civique. Un militaire doit aussi être un citoyen éclairé. Il organise donc des séances supplémentaires de formation le samedi. il leur enseigne les droits et les devoirs des citoyens, ce qu'est l'Etat, ce que sont les pouvoirs, législatif, militaire et judiciaire, ce que ces futurs soldats ignorent pour la plupart. Les soldats au début sont réticents à prendre sur leur temps libre. Puis ils commencent à comprendre qu'on les respecte, qu'on les considère. Petit à petit ils s'intéressent à ces cours, y prennent goût à la grande satisfaction de Thomas Sankara. il y voit une confmnation de son optimisme envers la nature humaine et un encouragement à engager d'autres actions allant dans le même sens. Cette initiative ne passe pas inaperçue et suscite des discussions à l'intérieur du camp. Certains la trouvent intéressante. D'autres s'inquiètent de ce qu'ils considèrent comme une politisation de l'armée, d'autres veulent même y voir de la propagande. Il est vrai que ces soldats apprennent entre autres qu'ils sont libres de choisir leur vote, ce que d'autres préféreraient qu'ils ne sachent pas. Le pays n'est-il pas gouverné par les militaires? Il est facile de faire croire que pour le vote, comme pour le reste, les soldats doivent obéir aux ordres des officiers. Thomas Sankara y perd à cette occasion toute espèce d'illusion sur les résultats à attendre du suffrage universel dans son pays. Il continue à pratiquer assidûment le sport en particulier l'athlétisme. Il s'entraîne tous les dimanches. Il participe aussi avec ses camarades à l'animation du camp. Il prend une part active dans l'organisation d'une semaine culturelle. Il y fait une démonstration de karaté avec une quinzaine de jeunes soldats à qui il en a enseigné les premiers rudiments. En vue de la préparation de ces fêtes il accumule dans un petit débarras, à côté de la maison, des victuailles, bonbons, ou cadeaux de toutes sortes qu'il arrive à obtenir auprès d'associations, de commerçants ou des petites fabriques de la ville. Le 8 février 1974 Lamizana décide de suspendre la constitution. La rivalité au sein du RDA entre Joseph Ouedraogo et Gérard Kango Ouedraogo a fini par bloquer les institutions. Les militaires reviennent au premier plan. Le Gouvernement National pour le Renouveau compte 12 officiers contre 4 ministres. Thomas Sankara y voit une mascarade, diagnostique un fort mécontentement au sein de la population et prédit des bouleversements

2.

Le 18 mars 1974 il est affecté dans le génie à Ouagadougou. Il va alors partager la responsabilité de certains chantiers et seconder des officiers plus gradés. A la même époque, afin de court-circuiter une éventuelle opposition interne au sein de l'armée, Lamizana éloigne quelques jeunes officiers turbulents de la capitale et leur donne quelques responsabilités. Onze d'entre eux sont ainsi

2. Voir en annexe l'extrait d'une lettre datée du 2 mai 1974 à un ami. 78

nommés préfets militaires dans les départements où ils peuvent exercer la quasitotalité des pouvoirs. La nomination de Thomas Sankara fait-elle partie du même mouvement? Rien ne permet de l'affmner. Toujours est-il qu'il éprouve une certaine déception de ne pas avoir pu mener jusqu'au bout son expérience de formation citoyenne de sa compagnie de jeunes recrues. Les familles vont lui témoigner de la reconnaissance pour l'énergie et l'attention qu'il leur a consacrées et c'est les larmes aux yeux qu'elles vont accueillir la nouvelle de son départ. Sa nouvelle affectation l'amène à beaucoup circuler à l'intérieur du pays. TI construit des routes, des maisons, fait sauter divers édifices. Cette activité est plus proche de la spécialité acquise lors du service civique à Madagascar, mais il regrette de ne pas pouvoir mener une action en profondeur au milieu de soldats. En même temps il est mieux à même de découvrir la réalité de l'armée. TI découvre petit à petit les agissements des officiers supérieurs en particulier les détournements de fonds, de matériaux ou de nourriture. Nombre d'entre eux ont en effet pris goût à l'exercice du pouvoir et ont appris à en tirer profit. Au cours d'une de ses tournées pour un projet à Kaya, il se heurte à Mamadou Sanfo intendant militaire à propos de la gestion du projet. Ce dernier va faire partie des quatre colonels, déjà ministres sous Lamizana qui participeront plus tard au gouvernement du CMRPN. Toujours durant cette période, et pour des raisons semblables, il s'oppose à Mahamoudou Ouedraogo, ministre de Transports. Ce dernier est aussi un des fils du chef de Téma, ayant le mieux réussi. A la tête d'une nombreuse progéniture, il avait réussi à en placer un certain nombre dans différents postes administratifs et comptait bien en tirer quelques bénéfices. Ce conflit va définitivement placer Thomas Sankara dans le camp des rebelles, aux côtés de Ernest Nongma Ouedraogo. Le vieux chef leur en tiendra rigueur alors que d'autres acceptent de rester sous sa coupe quel qu'en soit le prix à payer. Non que Thomas Sankara et son cousin aient cherché à lui manquer de respect, mais ils se refusent simplement à rester sous son influence en dehors du strict respect des usages familiaux. Lorsque Thomas Sankara viendra par la suite selon la coutume lui présenter sa future femme Mariam, ils seront accueillis avec mépris. Et lorsqu'elle cherchera un emploi à Air Afrique, Mahamadou Ouedraogo, ministre des Transports, bloquera son dossier. Au cours de ces incidents, Thomas Sankara refuse tout simplement d'entrer dans ce jeu qui consiste à utiliser le pouvoir pour en tirer un profit pour soimême et sa famille, voire son village. Ces comportements qui vont se généraliser rendront d'ailleurs les militaires petit à petit aussi impopulaires que les civils. Témoin de ces pratiques, non seulement Thomas Sankara refuse d'en être complice ou d'y participer, comme on le lui propose sans doute et d'en tirer parti pour lui-même, non seulement il refuse de fermer les yeux, mais encore il ne se gêne pas pour critiquer vertement ceux qui s'en rendent responsables. Et comme à son habitude, il ne s'embarrasse pas de diplomatie. TIcommence à se faire repérer par les officiers supérieurs.

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La première

guerre

avec le Mali:

le déclic

Décembre 1974, la guerre éclate entre le Mali et la Haute-Volta. Les deux pays s'affrontent pour une bande de terre désertique longue de 160 kilomètres, large de 30, située au nord du pays. La colonisation a laissé derrière elle des frontières imprécises et artificielles à la suite des nombreux découpages successifs qui ont touché cette région. Le Mali et la Haute-Volta sont deux pays dirigés par des militaires en proie chacun à des problèmes de politique intérieure. L'occasion est trop belle de ressouder les populations derrière l'armée en exacerbant le chauvinisme contre le voisin. Le gouvernement voltaïque qui avait procédé à une augmentation générale des salaires le 1er avril 1974 pour rendre populaire le coup du 8 février en profite pour reprendre ce qu'il vient de concéder. Prétextant des besoins nouveaux pour faire face à la guerre, il institue « une contribution patriotique» d'un mois de salaire, en même temps qu'il augmente les impôts et le prix de certaines denrées de première nécessité comme le sucre. Pour Thomas Sankara cette guerre n'a guère de sens. Outre qu'il a conscience de la légèreté des motifs avancés pour justifier du conflit, il pense beaucoup à son ami Lansina Sidibé, qu'il considère comme faisant un peu partie de sa famille. Il faudrait aujourd'hui le considérer comme un ennemi! Et les Sankara, par leur origine, n'ont-ils pas de nombreuses attaches au Mali? Cette haine, ce chauvinisme que tentent d'inculquer les chefs de l'armée le révoltent. Il n'a pourtant pas fmi d'être étonné. Il découvre que des officiers supérieurs cherchent à tout prix à éviter de monter au front et vont jusqu'à se faire porter malades. Un certain nombre de jeunes officiers comme lui pensent que ces deux pays ont vraiment bien d'autres besoins que celui de se faire la guerre. La sécheresse refait son apparition et pour eux la situation commande de mieux utiliser les maigres ressources de ces deux pays. lis en discutent entre eux, tentent de se remonter le moral, cherchent des solutions, des alternatives mais ils n'ont guère le choix. Ils ont choisi la carrière militaire, il leur faut aller au combat. Thomas Sankara encore sous-lieutenant est envoyé au front. Il se retrouve à la tête d'une petite troupe près de la frontière du Mali. Il prévient quelques amis proches qu'il va faire une embuscade. Est-il mu par la simple volonté de mettre en pratique ses cours de stratégie militaire, ou par celle de faire parler de lui au sein de l'armée pour y gagner une certaine popularité? Toujours est-il qu'il décide de couper les relations avec l'état-major. Il ne reconnaît guère à ces vieux officiers les compétences en matière de combat, de stratégie militaire. 81

N'en sait-il pas beaucoup plus qu'eux depuis sa longue formation à Antsirabé? Il se refuse à attendre les ordres de cette hiérarchie militaire vieillissante, plus tournée depuis quelques années vers les fastes du pouvoir que soucieuse de préserver en bon état une armée digne de ce nom. La partie est osée. En prenant cette initiative, il ne peut pas échouer sous peine de se voir interdire tout avenir dans la carrière militaire. Une perspective à laquelle il se refuse. Et puis l'armée malienne a la réputation d'être mieux dotée en matériel militaire. Dans le village où est basée sa troupe près de la frontière, il fait la connaissance d'un vieux berger peul, le vieux Bolaré. Celui-ci bien que voltaïque est installé depuis longtemps au Mali. Une relation forte se noue entre eux. Le vieux berger détient les secrets des anciens guerriers peuls, en particulier ceux qui les rendent invincibles. Thomas Sankara mi-amusé, mi-intrigué, mais très curieux de cette mémoire vivante, de ce retour à ses origines peules, se laisse prendre au jeu. Le «vieux» accepte de les guider et de les mener à l'intérieur du Mali. Grâce à lui ils vont pouvoir préparer et tendre l'embuscade avec succès. On raconte qu'au plus fort du combat Sankara a cherché à protéger les soldats maliens contre ceux de sa troupe qui ne pensaient qu'à les liquider. Une façon bien connue des militaires de se libérer de la peur dans laquelle ils venaient de vivre les derniers jours. Pendant ce temps à Ouagadougou, le temps passe sans que des nouvelles ne parviennent depuis qu'il a coupé les ponts avec l'état-rpajor. Les bruits les plus alarmants commencent à se répandre autour de la famille. On vient dire à la maman que son enfant Thomas a été capturé et découpé en morceaux. Heureusement, il va apparaître quelques heures plus tard au volant d'une Jeep, hirsute, non rasé depuis plusieurs jours, fatigué mais rayonnant. Certains voudront voir plus tard dans ces nouvelles contradictoires à quelques heures d'intervalles, le signe d'une invincibilité. L'exploit est mentionné dans le journal et il est aussi colporté de bouche à oreille. C'est la première fois que le nom de Thomas Sankara sort vraiment du cercle de sa famille et de ses amis. Mais il ne va pas pouvoir profiter longtemps de cette victoire. Des nouvelles horribles lui parviennent sur le sort que des soldats de l'armée malienne ont réservé au vieux Polaré. Ils se sont vengés, se sont acharnés sur son corps. On raconte qu'ils ont eu toutes les peines du monde à le tuer, qu'il aurait résisté au peloton d'exécution et que ce n'est qu'après avoir été traîné attaché à une corde derrière une Jeep qu'ils réussirent à l'achever. Les mêmes qui tenteront de répandre une légende d'invincibilité autour du jeune héros vont encore s'appuyer sur cet événement macabre, le vieux Polaré lui aurait légué une partie de ses pOUVOIrs. Si la griserie de la victoire et des honneurs a fait oublier à Thomas Sankara les horreurs de la guerre cette nouvelle va les lui rappeler. Il vit alors ce que toute personne vit lorsqu'elle apprend la perte d'un proche à cause d'une guerre dont on se dit qu'elle n'en valait vraiment pas la peine. Mais il va devoir aussi faire face à sa conscience, et la douleur n'en est que plus vive. N'est-il pas lui-

82

même personnellement responsable de la mort du berger en l'ayant entraîné dans cette aventure? Cette guerre va avoir des conséquences majeures sur son comportement et ses agissements dans les années qui vont suivre. Elle confmne à ses yeux le peu de valeur des officiers voltaïques et ce conflit fait passer sa connaissance théorique et son rejet de la guerre à une réalité beaucoup plus vivante pour l'avoir frappé personnellement. Son père a beau le railler en lui affmnant que ce n'est rien par rapport à ce qu'il a, lui, vécu durant la seconde guerre mondiale, Thomas Sankara pense qu'il en a assez vu. Mais ce ne sont pas là les seules conséquences. Il s'est aussi rendu compte de la faiblesse de l'armée voltaïque, de son impréparation au combat, de son armement rudimentaire, du manque de condition physique des soldats. Il va donc s'employer à faire aboutir l'idée de la formation de commandos d'élite qui manquent à son pays. Avant de partir, il avait découvert comment les militaires incultes répandaient la haine. TIen revient plus sévère encore pour ses supérieurs. Ils ont été incapables d'analyser ce conflit à la lumière des conséquences de la colonisation qui a laissé des frontières artificielles et imprécises sans aucune considération pour la réalité sociale des habitants qui vivent dans ces régions. Formés dans les armées coloniales, ont-ils donc oublié l'histoire commune des maliens et des voltaïques qui peuplent des pays de création toute récente? Ces peuples vivant de part et d'autre de la frontière ne sont-ils pas les mêmes? Thomas Sankara se l'est vu confirmer le peu de temps qu'il a passé auprès d'eux au contact du vieux Polaré. Il sort de ce conflit avec une conscience plus vive, une révolte puis aiguë, une résolution plus forte. Thomas Sankara va faire à cette époque une rencontre qui comptera. Dans le Sahel voltaïque près de la frontière malienne, il fait la connaissance d'un jeune officier, de deux ans son cadet, du nom de Blaise Compaoré. TI rentre de l'académie militaire de Yaoundé où il vient d'effectuer sa formation. Il y a connu Touré Soumane et Henri Zongo. Comme Thomas Sankara, Blaise Compaoré a été envoyé au front diriger de jeunes soldats apeurés, peu préparés, engagés dans un conflit qui paraît d'autant plus absurde que l'on se trouve loin de la capitale et de ses excès verbaux, au milieu de populations extrêmement pauvres qui subissent quotidiennement les rigueurs de la sécheresse. Leurs itinéraires sont différents mais ici ils vivent la même chose. Blaise Compaoré ne se destinait pas à l'armée. Il voulait faire l'école normale. TIs'était retrouvé avec de nombreux jeunes lycéens à participer à des manifestations contre Houphouët Boigny. En représailles, selon une pratique très répandue dans la région, on les avait envoyés en formation militaire pour les « discipliner». Il y avait là aussi entre autres, Jean Marc Palm" Da San San2et Valère Somé3.Lorsqu'à l'issue de 1. Un des créateurs du Groupe Communiste Burkinabè pendant la révolution, il est de ceux qui vont s'employer à détruire l'amitié entre Blaise Compaoré et Thomas Sankara en essayant de les monter l'un contre l'autre, notamment à l'aide de fausses nouvelles et de tracts non signés. 2. Il fut ministre de l'Education Nationale pendant la révolution. 3. Dirigeant de l'ULCR, il fut l'un des proches de Sankara. Nous évoquons plus loin longuement leur amitié. 83

cette formation, on avait proposé à ceux qui avaient le niveau de première ou le niveau bac de rester dans l'armée, Blaise Compaoré avait accepté et poursuivi ainsi une formation militaire qui l'a mené jusqu' à Yaoundé. Peu après la guerre, ils ont une longue conversation politique. Blaise Compaoré s'exprime, mais Thomas Sankara reste en retrait.4 Tout heureux sans doute de rencontrer quelqu'un qui semble aller aussi loin que lui dans la remise en cause du système dans lequel ils vivent, il hésite cependant prudemment à se livrer entièrement. TI aurait aimé pouvoir compter sur son ami Jean Simporé rencontré au PMK et qui était avec lui à Antsirabé. Mais il comprit vite que Jean n'irait jamais aussi loin que lui et il abandonna vite l'idée de lui livrer ses véritables objectifs. Jean Simporé comme d'autres jeunes officiers aurait souhaité ne pas dépasser la simple critique du comportement rétrograde des officiers supérieurs figés dans des conceptions pour eux dépassées. Ceux-ci bloquent leurs carrières alors que la nouvelle génération a le sentiment d'avoir acquis une formation beaucoup plus poussée. Blaise Compaoré par contre va bien plus loin. Il exprime une volonté de remettre l'ensemble du système politique en cause et rejoint Thomas Sankara sur ce dernier point. A partir de ce moment une amitié solide va se construire peu à peu nourrie par les activités politiques qui vont les mobiliser côte à côte. Durant cette période d'après guerre, la vie politique connaît un regain d'activité. Les syndicats sont à l'initiative. Le répit de la guerre n'a été que de courte durée pour le pouvoir. Un nouveau scandale, dit de Watergrain par analogie avec le Watergate, va contribuer à ternir l'image d'un gouvernement et d'une armée qui se voulaient intègres par opposition à ce que connaissait le pays sous Maurice Yaméogo. On découvre en effet que les vivres fournies par l'aide étrangère pour soulager les populations sinistrées par la sécheresse ont été détournées et vendues par des circuits parallèles au profit de comptes à l'étranger et que seule une faible proportion est parvenue à destination. C'est à cette époque qu'apparaissent les premiers tracts signés ROC, mais aussi ARET ES, qui mettent en cause les officiers supérieurs. On a voulu voir sous le sigle ROC l'existence d'une organisation dénommée Rassemblement des Officiers Communistes6. Il est vrai qu'à cette époque le moindre mouvement de protestation était taxé de «communiste ». Pourtant la simple évocation d'un autre tract signé ARETE devrait mettre fin à une telle interprétation. Préférons plutôt un certain goût pour le mystère, une volonté de frapper l'imaginaire 4. Dans Sankara, Compaoré et la révolution burkinabè, Editions EPO, 1989, 334 pages, Ludo Martens écrit, p. 71 : «Compaoré parle de politique et Sankarafait semblant de ne pas y comprendre grand chose. Plus tard, Blaise Compaoré se rend compte que cette nuit-là, Thomas Sankara, déjà habitué à la conspiration, avait mis à l'épreuve son nouvel ami. ». . 5. Ludo Martens op. cit. p.71. 6. Une signification du sigle complaisamment diffusée par les journalistes, en particulier ceux qui s'employaient à agiter l'épouvantail communiste au début de l'ascension de Thomas Sankara au pouvoir. Elle fut ensuite reprise complaisamment par certains chantres de la révolution. Un des militaires ayant fait partie de ce regroupement m'a formellement démenti cette traduction du mot ROC. 84

et une menace contre les éventuels attaques. ROC viendrait plutôt de l'expression « dur comme le ROC» et ARETE évoquerait le danger de se faire piquer si l'on tentait de s'en approcher. En effet, l'autre interprétation signifierait que les officiers auraient été les précurseurs de l'emploi du mot «communiste » dans la vie politique voltaïque, alors que le PAl ne l'utilisait guère pas plus qu'aucune autre organisation. L'OCV, organisation communiste voltaïque, ne verra le jour qu'en août 1977. Quoi qu'il en soit, inspiré par un mélange de romantisme révolutionnaire et de rigueur toute militaire, Sankara et ses amis s'organisent. Il s'agit plutôt de cercles de discussion, qui rassemblent des amis, des promotionnaires. Si Sankara travaille beaucoup à sa propre formation politique et tient à ce que ses amis fassent de même, il avance doucement. L'essentiel de l'activité porte plutôt sur l'amélioration de leurs conditions de vie et de leurs intérêts. Obtenir des conditions de vie décentes et le respect de la part de leurs supérieurs. Au gré des mutations des uns et des autres, ils communiquent à distance. Les messages circulent par le biais des aides de camp, de membres de la famille. Sous l'influence de Thomas Sankara, ils font des efforts pour se rapprocher des hommes de troupe, faire cesser les brimades dont ils sont l'objet, instaurer de relations plus humaines, partager les repas avec eux. A la fin de l'année 1977, de nouvelles grèves éclatent. Ils prennent nettement position alors contre l'intervention des militaires pour réprimer les grèves. Les médecins militaires sont appelés à remplacer les grévistes à 1'hôpital Yalgado et ils tentent de biaiser par tous les moyens à leur disposition. Cette nouvelle période de conflit permet à Sankara de passer à une étape supérieure en entraînant un certain nombre d'entre eux plus avant dans la politique. La situation lui parait mûre pour entamer des discussions plus approfondies, les inciter à se former politiquement. Ils distribuent aussi de temps en temps des tracts lors d'évènements importants. Il faut prendre des précautions et parfois ce sont des civils, des amis, qui s'en chargent. Il s'agit ainsi de sortir du seul cercle d'amis en confiance, de diffuser des idées de progrès parmi les jeunes officiers. Des liens se sont établis avec le PAl par l'intermédiaire de Thomas Sankara qui a pris l'initiative de les approcher. Par ailleurs Blaise Compaoré avait de son côté rencontré Touré Soumane au Cameroun, sans pourtant que tous deux se soient concertés. Nul doute que les débats qui traversent le mouvement étudiant Burkinabè ne passent pas inaperçus auprès de nos jeunes officiers qui comptent parmi ses animateurs des jeunes qu'ils ont côtoyés durant leur scolarité. Certains seront à l'origine de la création de l' OCV qui sera commentée jusque dans les casernes7.

Au contact des membres aguerris du PAl, ils s'inspirent de quelques règles de clandestinité. Mais l'armée est encore un petit monde où les plus anciens qui la dirigent autour de Lamizana n'apparaissent parfois que comme des parents, proches de leur «vieux» au sens affectueux du terme. C'est pourtant à eux qu'ils en veulent de ne pas moderniser l'armée. Mais ils ne paraissent pas dan-

7. Ludo Martens op. cit. p.72.

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gereux et les règles de clandestinité sont parfois appliquées à la légère. Le danger viendra d'ailleurs plus tard plutôt d'officiers à peine plus âgés qu'eux mais non pas des anciens officiers supérieurs formés dans l'armée coloniale. Thomas Sankara, qui commence à regrouper des soldats pour créer les commandos, est observé assez curieusement pour ses « acrobaties» par les militants du PAl qui conservent une certaine méfiance envers les militaires. Mais quelques regroupements existent dans des casernes à Ouagadougou et à Bobo8 sur des bases progressistes et le PAl s'emploie à donner une consistance à cet embryon d'organisation. TIcomprend tout l'intérêt qu'il y a à créer un nouveau front au sein de l'armée. Pourquoi ne pas en profiter pour tenter d'encadrer quelques officiers? La stratégie du PAl commence à porter ses fruits. Alors que le MLN vient de subir un échec aux élections de 1970. Le PAl contribue à la création en 1972 du syndicat des enseignants du secondaire et du eupérieur qui deux ans après participera activement à la création de la CSV, confédération syndicale voltaïque. C'est dans son implantation en milieu enseignant à cette époque qu'il faut voir la source de son influence parmi les élèves quelques années plus tard. Celle-ci éclatera au grand jour lors des manifestations du 17 mai 1983 demandant la libération de Thomas Sankara comme nous le verrons par la suite. De plus beaucoup de ceux qui par la suite vont animer les autres organisations révolutionnaires ont d'abord été encadrés par des militants de ce parti. En septembre 73, le PAI décide la création de la LIPAD, la Ligue Patriotique pour le Développement. Il a pris conscience des limites de l'action clandestine et veut profiter pleinement de la relative liberté politique que permet alors le multipartisme. Il choisit de rester en dehors de la vie politique parlementaire et ne se pose donc pas en concurrent éventuel des partis politiques autorisés. Cette attitude clairvoyante lui pennet de préserver son existence tout en s'affmnant anti-impérialiste. Les dirigeants savent que de toute façon leur parti n'a rien à attendre du j eu électoral. La LIPAD se développe aussi en province où elle tente difficilement d'aller à la rencontre des paysans. Elle se présente plutôt comme un lieu de débat, de réflexions sur les problèmes de développement du pays mais aussi une organisation d'animation culturelle qui organise des semaines culturelles et anime des débats pendant le FESP AC09 par exemple. L'organisation clandestine est préservée alors que la LIPAD, qui a obtenu sa légalisation, permet d'aborder les problèmes du pays publiquement. La politique sort du cercle restreint des politiciens professionnels. Elle peut prendre d'autres formes que les compétitions électorales le plus souvent faussées dans un pays où l'analphabétisme atteint des records. Cette effervescence pennet aussi aux militants de travailler plus en profondeur, de pénétrer les réalités du pays. L'organisation prend ses distances avec le dogmatisme emprunté aux brochures gratuites largement diffusées par l'Union Soviétique et les autres pays dits du camp socialiste. Elle commence à produire ses propres analyses plus 8. Ludo Martens op. cit. p. 72. Il cite ici Lingani. 9. Festival Panafricain du Cinéma de Ouagadougou.

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proches du pays réel. La LIPAD contribue durant toute cette période à la progression des idées nationalistes, patriotiques et anti-impérialistes, à la prise de conscience de la petite bourgeoisie urbaine et ainsi à la préparation des bouleversements qui vont suivre. Dès que le danger de voir éclater de nouveaux affrontements militaires s'éloigne, les syndicats s'emploient de nouveau à mettre en avant leurs revendications d'autant plus que le pouvoir se trouve affaibli par le scandale de Watergrain. Parmi eux la CSV, nouvelle venue, apparaît particulièrement dynamique. Créée en septembre 1974 elle résulte du regroupement en une nouvelle centrale syndicale d'une quinzaine de syndicats autonomes. Certains d'entre eux proviennent d'autres centrales existantes qu'ils ont quittées à la suite de la déception de leurs militants mais aussi parce qu'ils sont attirés par son radicalismelO. La CSV se proclame en effet «anti-impérialiste et œuvre pour la formation d'un large front démocratique en vue de la libération de la Haute-Volta de la domination étrangère et notamment françaisell ». En même temps cette nouvelle centrale réalise en son sein le regroupement des militants de la LIPAD et du MLN. Ces derniers plus nombreux à cette époque en contrôlent la direction. Cette jonction au sein du syndicat peut se réaliser grâce au retour du MLN dans l'opposition à la suite de son échec électoral de 197012. Ainsi l'année 1975 voit la réapparition du mouvement populaire qui s'exprime à travers les organisations syndicales dynamisées par la création de la CSV. La restructuration des dépenses publiques, rendue nécessaire à la suite du premier choc pétrolier, et les dépenses générées par le conflit avec le Mali ont englouti une large part des réserves du Trésor alors que les scandales gouvernementaux raniment le mécontentement. Il suffit d'un prétexte pour qu'il s'exprime, Lamizana va en être l'auteur. Le 29 novembre 1975, il annonce lors d'un meeting la création d'un parti unique le Mouvement National pour le Renouveau. Dès le lendemain les syndi10. Sans reprendre la description complète du syndicalisme voltaïque, il nous faut apporter ici quelques précisions. Toutes les centrales sont affiliées à des organisations internationales, l'OVSL (Organisation Voltaïque des Syndicats Libres) à la CISL (Confédération Internationale des Syndicats Libres), la CNTV (Confédération Nationale des Travailleurs Voltaïques) à la CISC (Confédération Internationale des Syndicats Chrétiens) et l'USTV (Union Syndicale des travailleurs voltaïques) à la FSM (Fédération Syndicale Mondiale). Compte tenu de la faiblesse du nombre de salariés cette pléthore de syndicats ne peut s'expliquer que par le soutien y compris financier que ces syndicats obtiennent des différentes organisations internationales mais qui exigent en retour un soutien sans faille dans la lutte qu'elles se mènent entre elles pour leur représentativité. Sans doute faut-il y voir l'une des raisons de la désaffection d'un certain nombre de syndicats à cette époque. Il. Syndicalisme et pouvoir politique, de la répression à la renaissance, de Kourita Sandwidi, article publié dans l'ouvrage collectif Le Burkina entre révolution et démocratie (1983-1993), Ed Karthala, 1996, 388 pages, p. 331. 12. La position des militants du PAl dans le mouvement syndical constitue une preuve d'indépendance du PAl par rapport au lTIOUVement communiste international et de l'Union Soviétique. En effet, ses militants contribuent à la création de la CSV alors que tous les syndicats « prosoviétiques» se devaient d'adhérer à la FSM et que celle-ci était représentée en Haute-Volta par l'USTV.

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cats convoquent une contre-manifestation à la bourse du travail pour y réafflfmer leurs revendications. A côté des revendications classiques relatives à des augmentations de salaires et plus généralement à l'amélioration des conditions de vie qui font suite à une période d'austérité, ils avancent de nouvelles revendications plus politiques. lis exigent que toute la lumière soit faite sur le Watergrain et sur des détournements qui ont eu lieu à la Caisse Nationale de Sécurité Sociale. Mais surtout, les partis politiques demeurant interdits, ils prennent en charge la défense des libertés démocratiques. Ils rejettent la création du parti unique et exigent le retour à une vie constitutionnelle normale. N'ayant guère obtenu de réponses à leurs revendications, ils appellent à une grève générale le 17 et 18 décembre 1975. Celle-ci est un succès, les opérations villes mortes sont particulièrement réussies. Le général Lamizana se voit finalement contraint de retirer son projet. Et pour enrayer le mécontentement il va non seulement accorder de nouvelles augmentations de salaires le 1er janvier 1976 mais en plus limoger son ministre des fmances Garango symbole aux yeux des contribuables de la politique d'austérité. Celui-ci sera cependant promu au grade de général et « envoyé en exil doré à l'ambassade de Haute-Volta à Bonn13». Toute cette effervescence passionne Thomas Sankara. Il y guette les signes d'un affrontement plus radical avec le pouvoir tentant d'analyser les événements à la lumière de ce qu'il a vécu à Madagascar. Il est déçu par la fin rapide du mouvement populaire mais comprend aussi les limites du mouvement syndical et prend conscience de la nécessité de partis de gauche plus puissants. En tant qu'observateur, il y puise des expériences qui seront utiles à l'avenir. Il y trouve aussi des motivations nouvelles pour approfondir son travail au sein de l'armée. Par rapport à l'armée malgache, l'armée voltaïque lui semble très en retard. Elle est encore entièrement dominée par les officiers formés sous la colonisation. Et si à Madagascar, certains officiers supérieurs formés de la même façon ont permis la réussite du mouvement populaire en 1972, il ne rencontre parmi les officiers voltaïques que des militaires qu'il juge le plus souvent incultes et plus attirés par les avantages du pouvoir que par la mise en œuvre d'une politique nationale indépendante et progressiste pour le développement du pays. Il mesure ainsi tout le travail qu'il lui reste à faire. Il lui faut jouer sur les blocages que rencontrent les jeunes officiers de sa génération dans l'avancement de leur carrière et l'immobilisme qu'ils rencontrent auprès des supérieurs. Mais pour faire passer ses camarades de ce constat à l'engagement politique un long et patient travail est nécessaire. L'anticommunisme est très présent et toute expression d'une volonté de changement se heurte rapidement à cet opprobre. Chaque fois qu'il se lance dans des discussions approfondies il y puise des raisons nouvelles de poursuivre sa propre formation. Il sollicite des livres, recherche des gens avec qui discuter pour confronter ses propres analyses. Les contacts deviennent plus réguliers avec les militants du PAI. Même si ces derniers doivent plusieurs fois le rappeler à l'ordre afin que lui et ses cama13. Pascal Zagré, Les politiques Economiques du Burkina Faso, Karthala, 1994, page 102. 88

rades respectent les consignes de sécurité qu'imposent les règles strictes de clandestinité, il peut approfondir ses analyses, avec Adama Touré son ancien professeur qui possède déjà une longue expérience et avec Touré Soumane dirigeant syndicaliste de premier plan, si l'on s'en tient aux plus connus. Mais Thomas Sankara n'est pas homme à s'enfermer dans un groupe restreint et recherche d'autres contacts, de nouvelles expériences, de nouvelles ouvertures et se saisit de tout ce qui peut lui permettre de progresser.

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A la tête du Centre National

d'EntraÎnement

Commandos

de Po

Depuis quelque temps déjà l'idée était acquise de fonner des commandos d'élite. Le général Lamizana connaissait l'existence de tracts au sein de l'année, mais il s'était refusé à sévir. Sans doute était-il infonné des activités clandestines de certains jeunes officiers, mais il ne voulait guère en prendre ombrage. Savait-il exactement qui en étaient les auteurs? Et s'il le devinait, en avait-il les preuves? Les tracts du ROC ne dénonçaient que les pratiques malhonnêtes et promettaient des lendemains difficiles pour leurs auteurs mais sans trop avancer de mots d'ordre véritablement politiques. Tout juste demandaient-ils plus de justice. Lamizana lui-même n'avait sans doute pas une très haute opinion de certains de ces officiers supérieurs. N'étaient-ils pas en effet en partie responsables des difficultés que rencontrait son gouvernement? Ces pratiques malhonnêtes publiquement mises à jour n'étaient-elles pas devenues des scandales qui éclaboussaient toute l'année? Ne donnaient-ils pas des prétextes aux syndicalistes pour mettre en avant leurs revendications? De même que les tennes utilisés par Sankara pour parler de Lamizana restaient empreints de respect comme celui dû à une personne de la génération de son père, de même Lamizana avait pu apprécier les qualités de chef et d'officier de Sankara qu'il avait pris en affection. Celui-ci ne perdait pas une occasion d'aller saluer respectueusement Lamizana à son domicile lors des grandes occasions comme les fêtes de Noël ou de la Tabaski. Lamizana, fondateur de l'année, avait tendance à considérer tous ces jeunes officiers comme ses enfants sur lesquels il veillait et à qui il pouvait pennettre certains écarts. Sans doute dans son entourage, certains exerçaient-ils des pressions pour qu'il sévisse, mais il s'y refusait. C'est à la lumière de ses contradictions qu'il faut juger la décision de nommer Sankara à la tête des commandos d'élite. Sans doute pennettait-elle de l'éloigner de la capitale et de satisfaire en partie ceux qui s'inquiétaient de ses turbulences qui pouvaient être contagieuses auprès d'autres jeunes officiers, mais cet éloignement ne restait que relatif, puisqu'il lui pennettait tout de même de se rendre régulièrement à Ouagadougou qui ne se trouve qu'à environ 150 kilomètres de Po. Ce n'est qu'après avoir cherché quelque temps un endroit propice à l'entraînement de ses commandos que le choix s'était porté sur cette ville sans que nous sachions aujourd'hui qu'elle en fut la raison exacte. Thomas Sankara avait en effet passé aussi quelque temps à Loumbila, près de Ziniaré à environ une soixantaine de kilomètres de Ouagadougou. Mais l'endroit ne 91

convenait fmalement pas. Le nommer à la tête des futurs commandos d'élite permettait aussi de satisfaire les ambitions de ce jeune officier remuant et dynamique avide de responsabilités. On avait déjà pu dans l'armée se rendre compte de la difficulté à le diriger et il n'est pas exclu que les officiers plus gradés ne se bousculaient pas pour le prendre sous leurs ordres. A Po il était l'officier en chef et n'avait donc pas à rendre des comptes quotidiennement à un supérieur. Tout juste devait-il faire des rapports réguliers à des officiers qui restaient éloignés. Cela devait en même temps calmer ses ardeurs revendicatives et contestataires. Il n'était alors que lieutenant et la responsabilité de mettre en place les premiers commandos d'élite doit aussi de notre point de vue être considérée comme une marque de confiance. A leur tête, il prenait aussi du poids à l'intérieur de l'armée et risquait de gagner en considération. Aussi plus qu'une simple volonté de le punir comme cela a souvent été avancé, préférons-nous voir dans la décision de cette nomination des aspects plus contradictoires. On ne punit pas un officier en le nommant à la tête de commandos d'élite et son éloignement de la capitale était tout relatif puisqu'il pouvait faire l'aller et retour dans la nuit. Cette responsabilité lui convient parfaitement. Non seulement il va pouvoir se laisser aller à ses penchants pour les activités physiques dangereuses, il va pouvoir appliquer ce qu'il a appris en formation, mais en plus il va avoir enfin la responsabilité totale d'une unité importante qu'il va pouvoir commander comme il rêve de le faire depuis déjà longtemps, et réaliser un certain nombre de projets qui lui tiennent à cœur. Po n'est alors qu'une petite bourgade qui ne compte que quelques milliers d'habitants. Sankara s'imprègne de nouveau de toutes les difficultés de la vie en brousse, le dur labeur des paysans, les journées interminables et harassantes des femmes, les infrastructures scolaires et médicales insuffisantes. Il observe tout, se renseigne sur tout, veut être informé de tout, connaître tout le monde, apprendre, être utile. L'arrivée de tous ces militaires va entraîner des bouleversements qu'il va falloir gérer au mieux. Le lieutenant des commandos devient un notable de la ville et il lui est difficile de ne pas contribuer à l'amélioration de la vie de la cité. Il tient par-dessus tout à éviter que ses commandos soient considérés comme une armée d'occupation. Ses hommes doivent se comporter comme des frères au milieu de cette population et ils doivent servir dignement. C'est ainsi par exemple, que les soldats sont envoyés régulièrement au côté de la population pour débroussailler. Cela ne l'empêche pas de les défendre auprès de ses supérieurs et de veiller à leur condition de vie. C'est ainsi qu'un jour, excédé par le manque d'eau dans le camp, il monte acheter une motopompe à Ouagadougou sans en solliciter l'autorisation et vient présenter la note directement au général Lamizana qui le rembourse sur les frais de la Présidence. Il tient à recommencer l'expérience entamée à Bobo Dioulasso et interrompue trop rapidement qui consiste à tenter de faire de ses soldats des citoyens. Il commence donc à les sensibiliser aux problèmes de la cité. Il se retrouve avec des soldats originaires des quatre coins du pays dont le seul moyen de commu-

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niquer avec la population est le français. Il faut donc l'améliorer de part et d'autre. Ensuite pour lui « tout militaire sans formation politique est un assassin en puissance », alors il tient à leur donner les bases d'une formation politique. TI manque malheureusement cruellement de livres et utilise tout ce qu'il trouve. Il donne à lire à ses hommes le livre vert de Kadhafi et lorsqu'on lui en fait la remarque, il rétorque qu'il n'a rien d'autre sous la main et en profite pour en solliciter d'autres de son interlocuteur. A chaque passage à Ouagadougou il essaye de ramener des livres1. TIse rend aussi régulièrement à la bibliothèque des sœurs dominicaines à Po, mais le choix proposé ne correspond pas toujours à ce qu'il recherche. Le problème de cette arrivée massive de jeunes militaires en pleine force de l'âge, la plupart célibataires, est l'un des plus difficiles à gérer. La natalité n'a pas tardé à augmenter. Les conflits avec les familles se multiplient. Sankara veut en être informé. Il tient à ce que ses commandos aient une attitude digne et respectueuse. En cas de problème avec une jeune fille, il tente de le régler par la conciliation. Il la fait venir ainsi que le soldat concerné. Il les écoute tous les deux et si le militaire est en tort il est envoyé au trou pour quelques jours. Discernant chez ce jeune lieutenant une attitude qui tranche avec celle des autres militaires qui se croient en général tout permis, on ne tarde pas à lui soumettre d'autres problèmes. On vient se plaindre des soldats qui n'honorent pas leur dette par exemple. Sankara se met alors à leur enseigner les règles minimums de gestion de leur argent. Ne plus tout dépenser comme la plupart d'entre eux dès le règlement de leurs soldes, ce qui immanquablement les plongeait dans le cercle vicieux des dettes qui s'accumulent et qui mangent la totalité de la solde lorsque celle-ci est réglée. Illes incite à ouvrir des comptes d'épargne, à prévoir les dépenses et leur permettre ainsi d'acquérir leurs propres mobylettes plutôt que de passer leur temps à les emprunter à des habitants de Po. Sankara lui-même grand amateur de musique a toujours aimé se détendre avec sa guitare. Au cours d'un voyage à l'extérieur, on lui fait don d'un lot de matériel. Il en profite pour mettre sur pied un groupe musical au sein de ses commandos. Il existait bien un orchestre peu de temps auparavant à Po mais il s'était mis à péricliter par manque de moyens. Lui-même ne dédaigne pas de prendre part aux répétitions voire aux représentations publiques. Des civils peuvent venir aussi se perfectionner et se joindre aux militaires. Le missile Band de Po commence bientôt à animer les bals mettant un peu d'animation dans la ville le week-end. Il sera même un peu plus tard sollicité pour animer d'autres soirées dansantes un peu partout. Depuis Madagascar il est à l'affût de toute initiative de développement. Il découvre une école artisanale qui capte son attention. TIs'agit de faire en sorte que les jeunes sortis de l'école, qui ne souhaitent pas devenir agriculteurs puissent bénéficier d'une chance supplémentaire, devenir artisans. Après trois ans 1. Un ancien coopérant alors en poste à Ouagadougou m'a confié ce souvenir d'avoir vu débarquer chez lui avec un de ses amis du PAl ce jeune officier pour lui prendre une caisse de livres que lui avait laissée un de ses amis ne sachant pas qu'en faire. 93

de formation, ces jeunes se voient offrir les outils indispensables à l'exercice de leur métier à condition qu'ils rentrent dans leur village. Il faut leur éviter d'aller grossir les rangs des chômeurs qui comme eux, se croyant trop instruits pour retourner dans leur village ont échoué en ville et vivent aux crochets de leur famille. Lancée par un prêtre espagnol, cette initiative est reprise par un jeune prêtre voltaïque, Gustave Bouda. Sankara fait d'abord sa connaissance en 77 alors qu'il n'est que stagiaire, mais leurs liens vont s'approfondir lorsqu'il va être nommé définitivement par la suite. Ce jeune prêtre réussira à assurer la pérennité de l'initiative en en assurant le financement par l'intermédiaire d'un accord de coopération entre la ville de Po et quelques communes européennes. Ce type de démarche est de nature à intéresser Sankara. TIcherche à cette époque des réponses à ses questionnements théoriques, il a le temps de lire, mais il est encore plus à l'affût d'expériences concrètes. Ce sont sur des problèmes très concrets qu'ils vont se rencontrer. La sécheresse de 1974 a entamé très sérieusement les nappes phréatiques et les paysans sont à la recherche de nouveaux points d'eau. Bouda dont la vocation première est d'être prêtre ne restreint pas son activité à la vie religieuse ni à l'école dont il a été question plus haut. Il considère que sa mission est tout simplement de vivre, partager et si possible soulager la vie de la population là où il se trouve. Il s'intéresse aussi à l'hydraulique villageoise. En concertation avec les paysans et avec l'aide d'ONG, en tant que sourcier, il participe aux forages de nouveaux puits. Il arrive parfois qu'ils tombent sur de la roche. TI est indispensable d'utiliser alors de la dynamite sans laquelle il n'y a plus qu'à abandonner. Thomas Sankara trouve alors judicieux de faire intervenir ses hommes et transforme cette collaboration en entraînement pour ses commandos. Ses hommes se voient confier la mission d'aller allumer les mèches dans les trous déjà creusés. Et il leur faut entre temps, avant l'explosion, remonter rapidement à la surface et s'éloigner du trou. Voilà qui constitue un excellent entraînement. Un commando ne doit-il pas apprendre à vaincre sa peur face à des situations périlleuses. Thomas Sankara, casse-cou lui-même, donne souvent l'exemple en effectuant l'exercice le premier. Un jour, Thomas Sankara fait chercher Bouda pour discuter avec lui seul à seul. Bouda pressent vaguement la tournure que va prendre la discussion et se

munit de la Bible et du petit livre rouge de Mao Tsé-toung. Thomas Sankara I

joue l'étonnement mais au fond de lui cette démarche provocatrice lui plaît. Et ils vont régulièrement se rencontrer pour discuter. Thomas Sankara est resté profondément marqué par sa formation religieuse et reste sincèrement croyant. Il fréquente surtout à cette époque soit des gens se réclamant du marxisme soit des militaires progressistes comme lui souvent peu attirés par la foi. Or il vient de rencontrer un prêtre progressiste comme lui qui analyse de façon identique la vie politique et sociale de son pays et qui plus est se lance dans des réalisations concrètes. TIne laisse pas passer cette occasion d'approfondir la question du lien entre l'engagement politique et la foi. Sankara à cette époque connaît bien les modes d'organisation des pays socialistes, Union Soviétique comme Chine Po-

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pulaire. Il essaye de trouver des clés pour la Haute-Volta. il cherche des voies pour améliorer les forces productives, élever le niveau de vie des populations, rendre la société plus efficace. La Chine n'a-t-elle pas réussi à vaincre la famine ? Qu'apporte la religion de ce point de vue. Il est sensible aux réalisations de prêtres qui sont à l'origine d'expériences intéressantes notamment au monastère de Koubri2. Il s'y rendra plusieurs fois pour étudier leur méthode et puisera dans leur expérience des enseignements pour produire la bière de mil et le jus de Tamarin. Mais il cherche des solutions au niveau de la société toute entière, pas seulement au sein des communautés de chrétiens. Il peut en confiance se laisser aller à exprimer la contradiction qu'il ressent entre sa foi et cette attirance pour les pays socialistes, la Chine en particulier qui reste principalement un pays de paysans. il connaît parfaitement les textes religieux, cite volontiers la Bible. Les discussions sont passionnantes et touchent à des sujets fondamentaux. Bouda qui se révélera être un adepte de la théologie de la libération des prêtres latino-américains tente de le convaincre que la Bible est suffisante pour réfléchir à l'organisation de la société mais qu'il faut aussi puiser dans les coutumes ancestrales des sociétés africaines. Sankara aime la contradiction. Cela fait longtemps qu'il a compris que c'est une des meilleures façons de progresser dans l'approfondissement et la formulation de ses propres idées et il trouve enfm sur ces sujets précis quelqu'un à qui parler. De plus la confiance est totale. Il peut en toute franchise exprimer des doutes et des critiques de l'Eglise en tant qu'institution et souvent aussi soutien des pouvoirs en place. Cette confiance mutuelle va avoir des prolongements. Au moment du mariage de Sankara durant l'année 1979, alors que la préparation est commencée avec le père Boineau à Ouagadougou et qu'en toute logique celui-ci aurait dû célébrer le mariage, Thomas Sankara demandera finalement à Bouda de le célébrer. Une fois de plus, symboliquement, par ce geste il va marquer son choix de se situer aux côtés des prêtres de base engagés dans la vie sociale au détriment de ceux choisis par la hiérarchie de l'institution. Il nous faut ouvrir ici une parenthèse sur les rapports qu'entretenait Sankara avec sa foi chrétienne. Il est resté tout au long de la révolution profondément croyant, priant même très régulièrement, le plus souvent en famille. Mais il est toujours resté très pudique et il est vrai, rien ne transparaissait si bien que les nombreuses interviews qui nous restent n'abordent pas cette question. Certes l'Eglise a souvent été vilipendée par la rhétorique révolutionnaire en tant qu'institution, comme facteur d'obscurantisme et collaboratrice des anciens pouvoirs3, mais ces attaques ne provenaient pas de lui. Jamais cependant il ne fut porté atteinte à ses biens. Pour sa part, il semble avoir toujours regretté cette incompréhension de l'église envers la révolution, alors que de nombreux jeunes prêtres souhaitaient s'y engager. 2. Ils furent pendant longtemps les seuls à produire des yaourts dans le pays. 3. On verra plus loin la réaction de Monseigneur Zoungrana accueil1ant le coup d'Etat CMRPN comme un don de Dieu.

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du

Un jour, alors qu'il était au pouvoir, il s'en était confié à son ami Bouda regrettant d'être incompris par l'église. Celui-ci croyant bien faire avait cru bon de confier les états d'âme de son ami au cardinal Paul Zoungrana qui n'eut d'autres réactions que de croire que ce jeune prêtre s'était mis à espionner l'Eglise au profit de la révolution. Sankara s'il avait été consulté n'aurait sans doute pas souscrit à cette démarche. Sans doute exprimait-il simplement les difficultés qu'il avait de concilier son engagement révolutionnaire et sa foi et il enrageait de ne pas pouvoir compter sur une institution aussi puissante que l'Eglise. TIeut bien d'autres amis parmi des croyants ou des religieux pas seulement parmi les catholiques, en particulier parmi les prêtres à l'origine d'expériences originales dans le domaine de la production, mais aussi les protestants et les musulmans4. TIaimait à s'entretenir avec eux. Parallèlement à ces discussions, il décide de prendre plus sérieusement en main sa formation idéologique. Avec Blaise Compaoré, ils décident de s'adresser au PAl pour solliciter une formation au marxisme. Pendant six séances de nuit d'environ deux heures chacune, ils assisteront à un véritable cours classique d'introduction au marxisme, au programme: l'évolution de la société et les classes sociales, le capitalisme et le socialisme, la situation nationale et les tâches des révolutionnaires voltaïques. Ils devront aussi lire quelques classiques du genre, «La critique du programme de Gotha », « Que faire », «La maladie infantile du communisme, le gauchisme» de Lénine mais aussi des brochures telles que « La révolution chinoise et les tâches du parti communiste chinois », « De l'Etat », « De la contradiction ». L'année suivante ils demanderont encore au PAl d'organiser quelques séances pour une dizaine de sous-officiers de leur groupe. Cette fois le programme est un peu plus proche de la vie politique et un peu moins idéologique. On traite alors de la situation nationale, des partis politiques et des élections en Haute-Volta, du syndicalisme, de l'impérialisme, du colonialisme et du néocolonialisme, de la construction d'une économie nationale indépendante. Au début de l'année 78, il séjourne quatre mois au centre de parachutistes de Rabat au Maroc. Il en profite pour aller voir Mariam qui fait des études à Caen. Lors de ces premiers séjours en France, il commence déjà à se rapprocher des étudiants pour discuter politique. Sans doute est-il introduit par quelques anciens camarades de classe. Il ressent une certaine attirance déjà pour cette intense activité politique, ces débats sans fm, cette ambiance où l'on prépare tous les jours les lendemains qui chantent. Il retrouve au Maroc Blaise Compaoré. Tous deux vont approfondir leur amitié. Ils s'épaulent et se soutiennent mutuellement dans ce milieu difficile, souvent hostile, au milieu d'autres parachutistes qui ne partagent pas leur sensibilité, où la force physique, la résistance morale, la virilité sont les seules valeurs reconnues. Ils ont aussi tout le temps d'apprendre à entrer en confiance, à 4. L'un de ses oncles, Sankara Mousbila, qui fut ambassadeur en Libye et dans les pays arabes, est un musulman pratiquant. 96

mieux se connaître. Ils discutent beaucoup politique, échangent leurs idées, leurs conceptions de la vie, rêvent ensemble à un avenir radieux pour leur pays, élaborent des plans pour imposer ces changements. Il est aussi envoyé à la base militaire de Pau. Lors de ses moments libres, il part à la rencontre des étudiants Burkinabè nombreux à Bordeaux. Les contacts sont facilités par la présence de Fidèle Toé qui y poursuit ses études. Car les étudiants ne connaissent guère encore ce jeune officier. Ils n'imaginent pas des militaires se passionner ainsi pour des discussions politiques, affirmer des positions aussi tranchées. Ne vient-il pas d'une base de parachutistes, ne vient-il pas les espionner pour le compte des services français ou de la police Burkinabè ? Ils se méfient, mais épaulé par son ami Fidèle, lui-même très engagé politiquement, Sankara arrive à s'intégrer dans leurs discussions et à dépasser bien qu'en partie seulement leur méfiance. Il leur prodigue des encouragements, les incite à s'investir dans leurs études, le pays a besoin de cadres, ils doivent se préparer. Il s'intéresse à de nombreux sujets, les problèmes de l'Afrique bien sûr, mais aussi la guerre d'Espagne, la révolution des capitaines au Portugal. Il découvre aussi les vraies librairies, pleines de livres qu'il voudrait tous lire. Il se rend de temps en temps à Paris. Il passe de longues heures dans la petite librairie du Quartier Latin, les Herbes Sauvages. n a entendu à Bordeaux parler de certains étudiants de Féssart, le foyer des étudiants voltaïques à Paris, plus remuants que d'autres qui affichent des ambitions de leaders. C'est ainsi qu'il cherche à rencontrer Valère Somé qui s'était fait connaître à Dakar et avait fréquenté le cercle anti-impérialiste mis en place par le PAl avec Touré Soumane. Thomas Sankara aime ces groupes de discussions, cette ambiance estudiantine où ces jeunes étudiants passent des nuits entières à discuter, à refaire le monde, à polémiquer entre eux. Il prend des contacts, recherche sur qui il pourra compter, demande des livres, prend rendez-vous pour le retour au pays. Il recherche aussi les écrits, demande des tracts, s'intéresse aux évolutions du mouvement étudiant, essaye de comprendre la teneur de leur débat: «Faut-il passer par une étape qui serait l'accession à l'indépendance en se libérant de l'impérialisme ou s'attaquer tout de suite à la bourgeoisie nationale et au capitalisme voltaïque? ». C'est l'époque où le mouvement étudiant voltaïque se déchire entre proalbanais et pro-chinois. Après avoir tout d'abord critiqué le PAl, qui n'a pas pris position dans le débat entre la Chine et l'Union Soviétique, certains étudiants créent l'OCV, l'Organisation Communiste Voltaïque en août 1977 à Ouagadougou pendant les congés scolaires. Celle-ci éclatera en deux nouvelles organisations ; le Parti Communiste Révolutionnaire Voltaïque le 1er octobre 1978, et l'Union de Lutte Communiste en octobre 19795dont Valère Somé devient le leader. Sankara tente d'y voir clair à l'époque et veut à tout prix se faire une opinion. Il étudie longuement les textes des uns et des autres, et obtient des éclaircissements de la part de Fidèle Toé proche alors des thèses du PCRV et de Valère Somé qu'il fréquente régulièrement et qui deviendra aussi l'un de ses 5. Pour un long développement sur les positions des uns et des autres voir Ludo Martens, op. cit., le chapitre L'Arc en ciel du marxisme burkinabè, p. 107 à 130. 97

amis. Lors de ses passages à Ouagadougou, Valère Somé loge à côté de la sœur de Mariam que Sankara a commencé à fréquenter. Lorsqu'il se rend chez elle il ne manque âs de passer aussi chez Valère Somé, il lui suffit de passer pardessus le mur qui sépare les deux concessions. Sankara assiste même au congrès étudiant qui consacre la séparation de l'UGEV, l'Union Générale des Etudiants Voltaïques en deux tendances reflétant celles de l'OCV. Ce congrès qui fait suite à la pétition du 21 juin 19786est en effet public et se tient à la Maison du Peuple aux trois quarts pleine. Chacun peut y assister et Sankara habillé en civil assiste au débat au milieu du public dans l'anonymat. il n'est pas encore très connu à l'époque. Ce n'est d'ailleurs pas le seul congrès auquel il va assister puisqu'il assiste aussi à plusieurs congrès syndicaux à la même époque. Nous sommes alors dans une période de retour au libéralisme politique et Lamizana tolère toute cette agitation politico-syndicale. Comment pourrait-il d'ailleurs l'empêcher sans retomber dans un système autoritaire que les couches urbaines ont combattu? Depuis l'échec de la tentative de mettre en place un parti unique, une nouvelle constitution consacrant le pluralisme politique et mettant en place une démocratie parlementaire avait été adoptée par référendum le 27 novembre 1977 par 92,7 % de oui. L'année suivante en avril 1978 les législatives avaient vu la victoire du RDA auquel s'est fmalement rallié Lamizana. Sur 4 millions de voltaïques en âge de voter, seuls 2,8 millions sont inscrits sur les listes électorales. Parmi ceux-ci, 1,16 millions ne prendront pas part au vote. Et un deuxième tour est nécessaire aux présidentielles en mai pour élire Lamizana à la présidence de la république. Il l'emporte finalement avec 712000 voix, soit 56,2 % des votants, face à Macaire Ouedraogo de l'UNDD (Union nationale pour la défense de la Démocratie) une scission du RDA créée par le fils de Maurice Yaméogo, le premier président du pays, qui se propose de remettre son père au pouvoir. On assiste ainsi dans le pays à deux vies politiques parallèles qui semblent s'ignorer. D'un côté les politiciens qui reprennent goût au débat électorallargement financé de l'extérieur selon Pascal Zagré qui écrit: «Au cours de la période électorale 1977-1978, la fébrilité politique et les alliances diverses contribuèrent à déverser dans le pays des fonds occultes pour financer les batailles électorales, tant et si bien qu'enfin d'exercice 1978 le déficit était tolérable7. »Trois partis s'opposent, tous issus du RDA, le RDA lui-même, le Front du Refus dirigé par Joseph Ouedraogo, Joe Weder et l'UNDD. Face à eux on retrouve toujours le MLN de Ki Zerbo, qui avec d'autres petites formations se présente alors sous l'étiquette FPV (Front Populaire Voltaïque), et qui va encore s'allier par la suite en 1980 avec le Front du Refus et le PRA qui va participer au gouvernement après ces élections acceptant la proposition de réaliser une union nationale contrairement au MLN qui s'y refuse. De l'autre côté l'extrême gauche voltaïque se met en place à coups de scis6. Date à laquelle des membres de l'association des Etudiants Voltaïques en France déposent une pétition contre la direction de leur organisation. 7. Pascal Zagré, op. cit. p. 104. 98

sions, de polémiques, de discussions quelque peu éloignées de la réalité nationale dont les protagonistes sont essentiellement des étudiants qui suivent leurs études à l'étranger, voire de bousculades estudiantines. Les inimitiés qui naissent à cette époque vont laisser des traces. Elles seront encore présentes et ne seront pas étrangères aux difficultés qu'auront les protagonistes de ces polémiques et leurs organisations, au moment où sera posée la question de l'unité au sein d'une même structure politique lors de la révolution. Le PAIne se manifeste guère à cette époque. Par contre la LIPAD continue son essor en développant sa propre activité. Elle s'est engouffrée dans la brèche ouverte par un relatif libéralisme politique. Elle a ouvert un local à Ouagadougou, publie régulièrement un organe, le Patriote, où sont débattus les problèmes de développement. Elle met en place des sections dans la plupart des villes du pays. Elle organise des semaines de solidarité anti-impérialiste et des débats publics. Ses militants lancent un défi aux fonctionnaires de la CEAO (Communauté Economique de l'Afrique de l'Ouest) au cours de l'année 1977 et le débat qui s'ensuit lui fait gagner en notoriété et en compétence. De plus, à la faveur des élections, Touré Soumane va devenir le principal dirigeant de la CSV. Nombre de dirigeants de la centrale souhaitent se présenter aux élections ce qui est incompatible avec le mandat syndical. Il contribuera à faire adopter une déclaration des syndicats appelant « les travailleurs à se démarquer de tous les hommes politiques et de toutes les formations politiques rétrogrades en place », marquant un nouveau pas en avant dans la politisation de la vie syndicale. Ainsi, cette période de la fin des années 70 contribue à la naissance du mouvement révolutionnaire voltaïque qui jouera un rôle de tout premier plan aux côtés des jeunes officiers progressistes. Le PCRV se manifeste essentiellement par la distribution de tracts. Il privilégie la construction d'une organisation solide et se replie dans une clandestinité opaque à tel point qu'il est encore aujourd'hui difficile de connaître ses dirigeants et l'on en est réduit aux suppositions. TIcommencera à la fm 79 à partir à l'assaut des directions syndicales. On le soupçonne d'être à l'origine de certaines grèves à cette époque notamment celle du Syndicat National des Agents de l'Agriculture en décembre 1979 puis celle du STOV, Syndicat des Techniciens et Ouvriers Voltaïques en juin 1980. Les militants du PCRV seront à l'origine de la création de syndicats en 1981. Sollicité par le CNR, le PCRV refusera de participer activement à la révolution. Pour lui, la prise du pouvoir du 4 août 1983 «ne diffère guère des putschs militaires précédents8 » le CNR « étant incapable d'élaborer un projet de société différent de la société bourgeoisie néocoloniale9». Ces militants animeront encore le Front Syndical qui naîtra pendant la révolution par le regroupement d'une dizaine de syndicats autonomes et participera à la fin de la révolution à la résurgence de la vie syndicale notamment en 1987. L'effervescence syndicale et politique extraparlementaire prend d'autant plus d'ampleur à la fm des années 70 que petit à petit les étudiants ren8. Ludo Martens op. cit. p. 127. 9. Idem citation extraite d'une déclaration

du PCRV publiée en juin 1987.

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trent au pays, trouvent le plus souvent un emploi et commencent à militer dans les syndicats. Après leur séjour ensemble au Maroc, les liens entre Blaise Compaoré et Sankara sont désormais solides, ce qui va contribuer à dynamiser le groupe de militaires qui prend des contours plus précis autour de Thomas Sankara, JeanBaptiste Lingani, Henri Zongo et Blaise Compaoré. Ces deux derniers se sont rencontrés à Yaoundé, Sankara et Lingani se connaissent depuis 1974 et ont ensemble distribué les premiers tracts signés ROC. Parallèlement à la convergence de leurs opinions et de leurs objectifs, ils se retrouvent aussi pour organiser des soirées dansantes avec d'autres amis. Il est difficile pour Sankara d'engager sa confiance en dehors de l'amitié, ce qui posera quelques problèmes par la suite au cours de la révolution, dans ses relations avec les organisations participant à la révolution. C'est durant cette période qu'il rencontre Mariam qui deviendra sa femme. Il est sans doute attiré par sa simplicité, sa discrétion, sa droiture. Elle est probablement charmée par son humour, mais aussi sa rigueur, sa sincérité, sa franchise, sa droiture. Cependant, il lui faut s'adapter à un caractère parfois déroutant. Sa volonté de séparer sa vie professionnelle de sa vie familiale atteint parfois des extrémités. Alors qu'ils ne sont pas encore mariés, alors que cela faisait un moment que Thomas, toujours à Po, n'est pas venu la voir à Ouagadougou, elle profite qu'un de ses amis l'informe de son intention de se rendre à Po pour partir avec lui. Là-bas Thomas fait semblant de ne pas la voir et continue à vaquer à ses occupations. Elle attend patiemment qu'il lui montre de l'attention puis finit par se fâcher. C'est là qu'il lui explique qu'il n'aime pas qu'on vienne le déranger dans son travail et que s'il ne monte pas à Ouagadougou, c'est qu'il est occupé. Elle ne se rendra plus à Po que lors de festivités, aux fêtes de fin d'années ou lorsque l'orchestre auquel il aime se joindre se produit. Il est bien vite question de mariage. Tous deux tiennent à ce que cela se fasse en conformité avec l'église. Comme nous l'avons déjà dit, bien qu'ayant commencé la préparation avec un père de Ouagadougou, Thomas Sankara préfère finalement être marié par son ami le père Gustave Bouda. Ils souhaitent tout en respectant le rite catholique un mariage simple. Mariam ne souhaite pas se marier en robe blanche et choisit une tenue plus simple. Un ami français de Thomas Sankara, André Dubois, qu'il avait connu à Madagascar va finalement lui envoyer une tenue. La cérémonie est célébrée dans une chapelle du collège de Lassalle. Le père Bouda prononce un sermon tout ce qu'il y a de plus classique sur l'indissolubilité des liens du mariage, comparant le divorce au dépeçage d'un animal vivant. Des conceptions en accord avec celle de Thomas dont nous avons déjà évoqué les liens avec la religion et de sa femme qui née musulmane se convertira à la religion catholique. La participation fmancière à la cérémonie de Mariam qui gagne plus que son futur mari est plus importante mais l'addition de leurs deux contributions sera finalement insignifiante par rapport à la totalité des dépenses. Ce sont les amis et la famille qui se chargeront de donner à cet événement plus d'ampleur. Alors

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qu'ils avaient prévu une centaine d'invités, ce sont finalement plus de 300 personnes qui se presseront au mess des officiers pour assister au repas et à la fête. Il y a tous les amis de Thomas et Mariam déjà nombreux, mais Thomas Sankara est aussi une personnalité et certains membres du gouvernement tiennent à y assister. Dans le courant des années quatre-vingts, Valère rend visite régulièrement à Sankara à Po. Depuis qu'ils se connaissent ils sont restés régulièrement en contact. Un jour qu'ils se promènent non loin de la frontière du Ghana, et qu'ils élaborent des plans pour l'avenir du pays Thomas Sankara déclare: « Voilà ce qui va se passer à mon avis. Lamizana sera renversé par des officiers fascistes, ces officiers fascistes seront renversés par des officiers patriotes et c'est ainsi que viendra la révolution ». Valère Somé est impressionné de ce qu'il considère comme une révélation. Lamizana ne lui paraissait pas menacé alors, il décidera sans doute plus tard en se remémorant cette conversation que s'il doit se ranger un jour derrière un autre dirigeant ce sera lui. Quant à Thomas Sankara, il ne s'était pas trompé.

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Chapitre 3 L 'heure des responsabilités politiques

Secrétaire

d'Etat contre son gré

Le 25 novembre 1980, le colonel Saye Zerbo met fm à la troisième république en prenant le pouvoir sans effusion de sang, bénéficiant du soutien de la grande majorité de l'armée. Faisant suite à une période d'intense agitation syndicale il obtient le soutien de toute l'opposition légale à la troisième République, les forces syndicales et le FPV, le Front progressiste Voltaïque, qui résulte d'une fusion de l'UPV du professeur Ki Zerbo (anciennement MNL) et des partisans de Joseph Ouedraogo De nombreuses motions de soutien d'horizons très divers paraissent dans la presse en même temps qu'elles sont lues à la radio. Ce coup d'Etat consacre aussi l'élimination du RDA de la vie politique, le parti auquel s'était rallié le général Lamizana. Celui-ci avait beau dénoncer les abus, les dysfonctionnements, le laxisme et la corruption qui prenaient des proportions inquiétantes, son ralliement au RDA qui comptait dans ses rangs les responsables de ces graves déviations, lui faisait perdre de sa crédibilité. A l'Assemblée nationale, les querelles entre leaders politiques, dont de nombreux adeptes du « nomadisme politique" avaient donné une image dévalorisée du jeu démocratique. L'agitation syndicale avait d'autre part redoublé d'intensité. En janvier déjà le gouvernement de Conombo avait dû retirer un projet de loi tendant à limiter le droit de grève. Enjuillet, le SNEAHV (Syndicat national des enseignants africains de la Haute-Volta) avait émis plusieurs exigences portant sur les conditions de travail ou le retrait de sanctions touchant des enseignants. Le ministre de l'Education nationale était en outre accusé de ne pas avoir respecté les règlements d'un concours pour favoriser des membres de sa famille et le syndicat en demandait l'annulation. Le SNEARV décidait la grève illimitée à partir du 1er octobre ce qui avait pour effet de bloquer la rentrée scolaire. Les autres syndicats avaient encore appelé à des grèves de soutien les 14 octobre et le 4 novembre. Et c'est alors que le mouvement s'essoufflait que le colonel Saye Zerbo prit le pouvoir. Cette fois c'est bien d'un putsch militaire qu'il s'agit. Alors que la constitution est suspendue, l'Assemblée nationale dissoute, les activités des partis politiques suspendues et que Lamizana ainsi que quelques uns de ses ministres sont arrêtés, ce coup d'Etat reçoit tout de suite le soutien des anciens partis d'opposition et de la plupart des syndicats dont l'activité reste autorisée avec cependant une position d'expectative de la part de la CSV. Le nouveau pouvoir met en place un Comité Militaire de Redressement pour 105

le Progrès National, le CMRPN, parallèlement au gouvernement qui compte huit militaires et neuf civils parmi lesquels quelques membres du MLN. Le CMRPN va aussi introduire les premières fissures dans l'armée en bousculant la hiérarchie militaire. Le général Bila Zagré, chef d'état-major de l'armée, est mis en résidence surveillée pour avoir affmné sa loyauté à la 3èmeRépublique. Le CMRPN, véritable organe de direction du pays, compte vingt-cinq officiers, mais aussi cinq sous-officiers et même un soldat. Il reste cependant dominé par des colonels formés lors de la colonisation. Quatre d'entre eux, Saye Zerbo lui-même, Tientaraboum, Charles Bambara et Mamadou Sanfo avaient déjà occupé des postes ministériels. C'est justement pour trouver une alternative au comportement des officiers de cette génération que s'était constitué le premier noyau de jeunes officiers autour de Thomas Sankara. Il leur reprochait leur immobilisme, leur archaïsme et leur incapacité à les encadrer. Mais le coup d'Etat a aussi un autre objectif, il permet au FPV de se prémunir contre sa gauche. Les mouvements d'extrême gauche, le PCRV, l'ULC et surtout la LIPAD menaient le débat publiquement sur les problèmes de développement du pays tout en s'opposant au MLN-FPV. Tous reprochaient au FPV de ne guère se distinguer véritablement des autres partis en participant aux joutes parlementaires. Les anciens étudiants rentrés au pays avaient aussi apporté dans leurs bagages les débats qui avaient traversé le mouvement étudiant voltaïque à l'étranger et qui s'était terminé en 71 par l'exclusion du MLN de la direction de l'UGEV, l'Union Générale des Etudiants Voltaïques. Du côté de l'armée, la génération montante des jeunes officiers gagne en popularité. Des tracts ont déjà été distribués et on a plus ou moins entendu parler de leur activité. Le général Lamizana ne s'en inquiète guère. li les considère tous un peu comme ses enfants, et puis Thomas Sankara ne vient-il pas régulièrement lui rendre des visites de courtoisie? Pour les colonels ce coup d'Etat doit aussi les prendre de court avant qu'ils prennent l'initiative. Pourtant pour Sankara la situation est loin d'être mûre. Le pays n'est pas prêt au changement radical qui de son point de vue serait le seul moyen de commencer à soulager un peu la misère du peuple voltaïque. Ses rapports avec le PAl sont satisfaisants et réguliers. Il éprouve une certaine admiration pour les capacités d'organisation de ce parti dont il a parfaitement compris l'importance en étudiant l'histoire révolutionnaire. Des progrès dans la formation de la conscience politique ont été réalisés ces dernières années grâce à la relative liberté d'expression qui a été préservée sous Lamizana. Mais la gauche se déchire, rendant impossible toute unité d'action et il n'est pas question pour lui de s'enfermer dans un tête à tête avec le PAl. Quant aux officiers qu'il a réunis autour de lui, il se rend compte de la fragilité de leur engagement et de la faiblesse de leur formation politique. En outre, il mesure régulièrement le poids de l'anticommunisme parmi eux ce qui l'empêche de pousser souvent avec nombre d'entre eux les discussions jusqu'au bout. Le jour du coup d'Etat quelques uns des jeunes officiers se réunissent. lis décident que leur attitude doit demeurer celle de soldats obéissant à leurs supé-

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rieurs, mais en aucun cas ils ne doivent prendre de responsabilités politiques. C'est dans ce cadre que certains d'entre eux sollicités par leurs supérieurs hiérarchiques vont participer au CMRPN. Beaucoup ne vont pas résister longtemps à l'appel du pouvoir en s'engagent dans le CMRPN, d'autres vont s'étonner de leur attitude de retrait venant rappeler s'il en était encore besoin combien leur noyau reste fragile. Thomas Sankara et ses proches, Blaise Compaoré, JeanBaptiste Lingani, Henri Zongo et Pierre Ouedraogo se retrouvent un peu isolés. Mais combien d'armées ont sécrété des officiers révolutionnaires? Les premières mesures sont accueillies favorablement par la population. En effet, outre la satisfaction des revendications des enseignants, le gouvernement met en place des mesures de rigueur et d'assainissement financier. TI affmne vouloir améliorer la vie des paysans et inaugure une série de tournées dans les campagnes. D'autre part des rumeurs avaient couru à Ouagadougou faisant état de la circulation d'une grande quantité d'armes destinées à la formation de milices armées du parti de Gérard Kango Ouedraogo Elles devaient destituer Lamizana et supprimer des opposants. Le CMRPN apparaissait au pays comme ayant rétabli l'ordre. Il avait reçu la bénédiction du cardinal Zoungrana qui avait déclaré : «Je suis venu féliciter le président et tous les membres du CMRPN d'avoir été les agents de la Providence d'un Dieu qui aime la Haute-Volta >/. Il reçoit le soutien de la chefferie traditionnelle mossi : « les sages et la Cour Impériale du Moro Naba estiment que l'événement est une chance inespérée pour le pays et pour le peuple»

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De plus, dès 1981, le ministère des Finances met en place une deuxième brigade de vérification à Bobo Dioulasso pour améliorer le recouvrement des impôts. Prévue depuis la « garangose »3, elle vient compléter celle de Ouagadougou mise en place depuis 1976. En outre, reprenant une revendication de la CSV, il met en place une commission d'enquête sur les détournements de fonds publics à laquelle Touré Soumane décide de participer en personne. Selon Pascal Zagré, «cette commission se mit à pied d'œuvre très rapidement et rédigea un rapport très critique et pertinent sur la gestion des entreprises publiques et proposa des recommandations fort à propos4 ». Mais le rapport décortique les pratiques de gestion et surtout met en cause certaines personnalités bien en vue. Malgré les demandes réitérées de certains membres de la commission de le rendre public, le pouvoir choisit de le garder secret, tout en appliquant certaines recommandations. Une grande partie des sociétés d'Etat qui jouissent de l'autonomie financière doit être régulièrement subventionnée par le budget de l'Etat faute de générer des recettes suffisantes par leur activité. Mais ces sociétés souffrent surtout principalement de népotisme, de nominations de complaisance, de mauvaise 1. Cité par Arsène Yé Profil Economique de la Haute-Volta avril 1986. P.97. 2. Le Monde du 09/12/1980 p. 8. 3. Du nom de l'Intendant général Marc Garango qui fut nommé ministre des finances par Lamizana et chargé jusqu'en 1976 d'appliquer une politique d'austérité. 4. Pascal Zagré, op. cit. p. 118. 107

gestion, certaines naviguant à vue en l'absence de comptes fmanciers, de détournements de fonds ou de matériel. Le CMRPN engage un certain nombre de mesures pour réduire les différents déficits. Elles doivent compléter la politique d'austérité qu'entend mener le CMRPN. Pourtant, bien qu'ayant déclaré en janvier 81 vouloir ériger les syndicats en interlocuteurs privilégiés, le pouvoir va peu à peu laisser percevoir son caractère autoritaire, notamment en décidant de gouverner par ordonnances, tout en essayant avec un certain succès de diviser l'opposition syndicale. Ainsi en février 1981, Touré Soumane reçoit une fm de non-recevoir et un avertissement très sec après avoir écrit au colonel Saye Zerbo pour demander au nom de la CSV que soit rétabli le droit de réunion. C'est au cours de ce même mois de février que Thomas Sankara est nommé à l'Etat-major de la Division Opérationnelle avec la promotion au grade de capitaine. TI obtient alors que Blaise Compaoré le remplace à la direction du CNEC de PO. Il faut attendre le 1er mai 1981 pour que Saye Zerbo prononce son discours programme. TIy est question d'« unir les voltaïques autour d'un idéal commun pour la construction de la patrieS ». Le pouvoir prétend «promouvoir un développement fondé sur l'élimination de toute domination extérieure et de l' exploitation de I 'homme par l 'homme, en vue d'une promotion autonome destinée à la satisfaction prioritaire des besoins fondamentaux des voltaïques, en particulier des couches les plus défavorisées6. » TIest vrai que les grands maux dont souffre la Haute-Volta n'ont fait que s'amplifier depuis l'indépendance, le déficit de la production céréalière (environ 1 million de tonnes au total) atteignant environ 100000 tonnes, la criante insuffisance en eau, l'émigration massive (estimée entre 1 et 1,5 millions à cette époque) liée au chômage endémique et enfm l'absence d'industrie. Ce programme confirme donc l'influence qu'exerce le MLN, mais l'autoritarisme va prendre le dessus. Le CMRPN n'aura de cesse de museler les syndicats faute d'avoir été capable d'organiser une véritable concertation. Une grève scolaire déclenchée en mars 1981 à Bobo Dioulasso est sévèrement sanctionnée notamment par l'arrestation et la détention de jeunes élèves. En mai une tentative de grève suscitée par les membres du PCRV du Syndicat des techniciens et ouvriers voltaïques échoue, des travailleurs sont licenciés et déportés à Dori. Mais c'est surtout en octobre que l'affrontement entre le pouvoir et la CSV s'aggrave. Le mois précédent, le SUYESS, syndicat unique voltaïque des enseignants du secondaire et du supérieur, s'était doté d'une nouvelle direction proche de la LIPAD au détriment de l'ancienne proche du FPV, ce qui consolide la position de Touré Soumane au sein de la csv. A la clôture du congrès de la CSv fin octobre, il déclare: «La CSV ne fait aucune différence entre le CMRPN et son gouvernement et les régimes qui l'ont précédé, d'autant plus que les pratiques continuent comme la dilapidation des biens du peuple au

5. Voir Haute-Volta: L'enlisement, I'Afrique 1982, N°26 p. 20. 6. Idem.

articlé de Roland Fayel publié dans Aujourd'hui

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mépris total des masses laborieuses7. » La réaction ne se fait pas attendre. Le lendemain tous les syndicats sont convoqués par le ministre de la fonction publique et du travail, M. Zoungrana, qui n'est autre que le frère du cardinal. Devant les autres responsables syndicaux de l'OVSL, la CNTV et l'USTV, qui ne réagissent pas, Touré Soumane est violemment pris à parti. Le ministre menace de dissoudre la CSV. Le lendemain le droit de grève est supprimé. La CSV va se trouver seule à tenter d'organiser une riposte. Touré Soumane écrit pour annoncer sa démission de la commission d'enquête sur la troisième république et au nom de la CSV pour exiger le rétablissement du droit de grève. Un préavis de grève est en outre déposé pour les 8 et 9 décembre 1981. Le pouvoir réagit immédiatement en prononçant la dissolution de la CSV et en lançant un mandat d'arrêt «national et international» contre Touré Soumane qui entre dans la clandestinité. En janvier 1982 c'est au tour des dirigeants de la LIPAD d'être mis en détention pour 3 semaines. A la suite d'une plainte déposée au Bureau International du Travail, et de l'intervention des autres syndicats, le CMRPN rétablit le droit de grève le 13 février 1982 (par une ordonnance datée du 14 janvier mais qui n'avait pas été rendue publique) mais avec des conditions telles que la grève est quasiment impossible. Le 5 avril, 7 syndicats de base de la CSV lancent un nouveau mot d'ordre de grève pour les 15, 16 et 17 avril. Comme nous l'avons vu, les officiers progressistes ont été intégrés au CMRPN plus par devoir d'obéissance à la hiérarchie militaire que par conviction. Si le rayonnement de Thomas Sankara n'est pas encore très important dans le pays parmi les civils, par contre il commence à être connu au sein de l'armée. Son exploit durant la guerre du Mali reste une référence. D'autre part, on a pu juger de son efficacité à la tête des commandos de Po, de ses qualités de chef et de l'ascendant qu'il a sur ses hommes. Sankara a déjà approché une bonne partie des officiers de sa génération pour les entraîner avec plus ou moins de succès dans des cercles de réflexion. De toute façon les officiers ne sont pas si nombreux. On découvre aussi dans les réunions surtout depuis qu'il est rentré à Ouagadougou, son charisme, sa vivacité et sa force de conviction. De plus on a pu apprécier l'étendue de ses connaissances sur des sujets divers et sa capacité à exprimer rapidement une opinion argumentée sur de nouveaux événements. En espérant que l'implication de Thomas Sankara puisse stopper la perte de popularité du CMRPN, Saye Zerbo redouble en cette période d'insistance envers Thomas Sankara pour qu'il entre au gouvernement. Thomas Sankara refuse ou plutôt négocie, car il a en face de lui des officiers supérieurs à qui il doit obéissance. Il se retranche derrière une «décision personnelle, libre et consciente de n'accepter aucun poste politique8 », comme il l'a déjà fait sous Lamizana. Il a bien sûr flairé le piège. TIa pu en discuter largement avec ses amis du PAI et Valère Somé. Les premiers lui conseillent de refuser et de se retrancher 7. Cité par Roland Fayel. op. cit. p. 23. 8. Lettre du 9 septembre 1981 au Colonel Chef de l'Etat Major Général des Années publiée dans Burkina Faso Processus de la Révolution de Bamouni, L'Harmattan, 1986, 190 pages, p. 170. 109

deITÎère le principe selon lequel il ne peut accepter d'affectation qui ne soit strictement militaire. Valère Somé pense qu'il faut accepter, car il est trop tôt pour engager un rapport de forces qui lui est défavorable. Il n'y a rien à faire à l'intérieur de ce régime et il vaut donc mieux ne pas se compromettre. De plus il veut consacrer du temps à l'organisation qu'il a créée au sein des jeunes officiers. Mieux vaut ne pas trop se faire remarquer pour cela, éviter d'être au premier plan. Cette activité doit rester clandestine. TIreste tant à faire pour les former, pour les convaincre de s'engager plus à fond dans l'étude des problèmes de développement. Tout ce qui a été essayé en la matière depuis l'indépendance a échoué, il faut donc adopter des mesures plus radicales. TIfaut aussi convaincre les organisations civiles d'accepter de travailler avec une partie de l'armée, alors que les «ex-soixante-huitards» qui les dirigent reviennent souvent au pays avec une image plutôt péjorative de l'armée «au service de la classe dirigeante». Les bons rapports qu'il entretient personnellement avec Valère Somé et certains dirigeants de la LIPAD ne sauraient suffIre. TIest certes personnellement enclin à personnaliser les rapports, mais il a aussi pris conscience de l'importance des «questions organisationnelles», comme on dit au Burkina Faso. Il peut d'ailleurs mesurer les différences de comportement entre Valère Somé à cette époque libre de toute attache organisationnelle, Touré Soumane et Adama Touré pour qui les rapports amicaux ne peuvent servir de prétexte à une quelconque entorse à la discipline interne du PAI9. Après avoir essuyé de multiples refus, Saye Zerbo envoie Henri Zongo et Tiemtaraboum pour négocier et aITÎver à un compromis. Ce dernier lui propose un compromis: « accepter le poste pour un ou deux mois le temps qu'un remplaçant te soit trouvé »10.TIfinit fmalement par accepter. Il obtient que ce soit Blaise Compaoré qui le remplace à la tête des commandos de Po. Il ne peut pas non plus trop se soustraire à cette demande. Le coup du 25 novembre a certes envoyé le général Lamizana en prison mais le colonel Zerbo n'est pas homme à remettre en cause la hiérarchie militaire. Pour Thomas Sankara refuser serait aussi refuser d'obtempérer à un ordre. On lui avance comme argument que son refus porterait atteinte à la cohésion de l'armée. Il n'est pas encore temps d'engager une épreuve de force avec la hiérarchie militaire de l'armée. Il accepte et déclare le 13 septembre devant le Comité directeur du CMRPN : «j y resteraijusqu'au 25 novembre 1981, date à laquelle je me considérerai comme libéré de cet engagement, mais qu'en tout état de cause je n y demeurerai pas au-delà du 1er janvier 198211. »

Il choisit son ami Fidèle Toé comme chef de cabinet. Ce dernier va l'aider à constituer une équipe de collaborateurs. TIva lui présenter Jean Hubert Bazié qui deviendra sous la révolution le créateur et principal animateur du journal satirique l'Intrus que les «rectificateurs» s'empresseront de supprimer, et de la 9. A la même époque, soucieux de multiplier des contacts, il a tenté sans succès d'approcher le PCRV. 10. Paulin Bamouni op. cit. p.t7t. 11. Paulin Bamouni op. cit. p.17I. 110

radio «Entrez, parlez». A cette époque celui-ci est nommé directeur de la presse écrite. Il anime une rubrique dans Carrefour Africain où sous la forme d'un petit billet hebdomadaire il critique les excès et les erreurs du gouvernement. C'est encore par l'intermédiaire de Fidèle Toé que Sankara rencontre Serge Théophile Balima qui deviendra par la suite ministre de l'Information sous le CNR puis pendant la Rectification. Mme Salembéré entre aussi dans son équipe à cette époque. Plus tard elle animera le FESPACO, sera nommée ministre de la culture peu avant le 15 octobre et le restera par la suite. C'est encore à cette époque que Sankara rencontre Watamou Lamien12alors rédacteur en chef de la radio nationale. Cette courte période fut donc pour lui l'occasion d'élargir son cercle de connaissances par les civils. Malgré les embûches, Sankara n'a pas l'intention de faire de la figuration. TI commence d'abord à exprimer son mécontentement en ne participant pas au premier conseil des ministres. Et puis il marque sa différence en se rendant chaque jour à son bureau à bicyclette ce qui à cette époque ne manque pas de frapper les esprits. Il n'est pas novice en matière de journalisme, lui qui avait animé le journal de l'académie militaire de Antsirabé au cours de sa formation. Il fait en sorte que le journalisme s'éloigne du « griotisme», ce qu'il était jusqu'alors, pour jouer son véritable rôle de dénonciation des abus et des excès. Cet état d'esprit est apprécié des journalistes, même s'ils rechignent parfois à sortir de leurs petites habitudes. Une des consignes que Thomas Sankara donnait aux journalistes, qui les a le plus marqués, concernait l'attitude qu'ils devaient avoir lors des réceptions. Il leur disait: « Si vous êtes invités dans une réception ce n'est pas pour vous empiffrer mais pour travailler et informer les gens ». Thomas Sankara tient à ce qu'on l'informe de tout. Il veut mettre à nu le comportement des «barons du pouvoir». Mais il apparaît peu au devant de la scène par modestie sans doute, mais surtout parce qu'il pense qu'il n'est pas encore temps de s'exprimer publiquement. Il tient aussi à éviter l'épreuve de force et fait encore preuve d'une certaine modération pendant les 4 premiers mois pensant encore qu'il allait être remplacé. La cohésion est alors préservée au sein de l'armée puisque les divergences ne sont pas encore apparues publiquement. Ainsi le pari des dirigeants du CMRPN est à peu près tenu. Mais pour Thomas Sankara l'expérience doit s'arrêter là. Ainsi il écrit à Tientaraboum une première fois en décembre pour lui rappeler sa promesse de le libérer au bout de 4 moisl3. En 12. Watamou Lamien fut un intellectuel très en vue avant et après la Rectification comme dirigeant de l'UCB. Il fut nommé responsable du Front populaire avant de disparaître mystérieusement dans un accident de voiture. La thèse de l'accident laisse sceptique nombre de Burkinabè et d'observateurs. 13. Il s'exprime dans les termes suivants: «A la tête du département, j'ai œuvré sincèrement et j'ai eu à cœur de construire utilement pour le peuple voltaïque autant que les ressources physiques, intellectuelles et patriotiques pouvaient me pernlettre d'innover. Le 8 décembre 1981, j'ai bouclé mes 4 mois de fonction ministérielle. Ainsi donc, après avoir respecté scnlpuleusement mon compromis, donc largement le vôtre, j'ai I 'honneur de vous demander en toute confraternité d'user de tout le dévouement, de toute la persévérance et de toute la sollicitude qui vous ani111

vain. Les hommes forts du CMRPN en proie à de nombreuses autres difficultés tiennent à le garder au gouvernement pour essayer de sauvegarder une image libérale. D'abord méfiants, les journalistes commencent à reprendre confiance. Sankara a cru un moment que le CMRPN allait tenir sa parole en le libérant. On ne l'a pas fait et maintenant il se sent les mains un peu plus libres. Alors les affaires commencent à éclater. Un jour paraissent les résultats d'une investigation sur la consommation d'essence des voitures officielles. Les journalistes avaient été jusqu'à compter le nombre de litres d'essence que consommaient les PATROL, ces fameuses voitures tout terrain. Hubert Bazié est convoqué pour fournir des explications. Thomas Sankara informé décide de l'accompagner. Et c'est lui qui prend sa défense en expliquant que ce n'est pas ainsi que l'on se rapproche des paysans qui représentent pourtant l'écrasante majorité de la population. En même temps il se refuse à faire les comptes rendus du Conseil des ministres, ce qui ne saurait être un travail de journaliste. En février 1982, le directeur de l'agence voltaïque de presse est interpellé par la police et retenu dans les locaux de la Sûreté nationale pendant 3 heures. On lui reproche d'avoir diffusé des informations relatives à une affaire de malversations, dite l'affaire de la BIV, l'une des banques voltaïques. Sankara proteste personnellement et par écrit auprès du ministère de l'intérieur. On aurait dû l'informer d'abord en tant que secrétaire d'Etat à l'Information. De plus une telle attitude risque de stopper les journalistes dans leur nouvel élan d'investigateurs, un rôle auquel ils commençaient à prendre goût. Il profite de cette lettre pour préciser la façon dont il conçoit le journalisme et la façon dont il entend jouer son rôle de secrétaire d'Etat à l'Information. «La mission des organes de presse est d'apporter aux Voltaïques le maximum d'informations exactes. Il n'est pas concevable que les Voltaïques puissent suivre dans les organes de presse étrangers des enquêtes sur des malversations et vols dans des banques étrangères alors que dans des occasions similaires, en Haute- Volta, ils ne peuvent pas le faire. Il est de mon devoir de veiller au respect de la déontologie du journalisme par les agents de l'Information afin que leur travail se fasse sans entraver l'enquête menée par la police. Mais en retour, les institutions nationales devraient percevoir en eux des adjuvants responsables, capables d'éclairer l'opinion publique au détriment de la rumeur sourde et no. 14 CIve. » Si cette attitude va se traduire par un regain de popularité, elle ne va pas du maientlorsquevous m'aviez approché,pour rappeler au Comité Directeur les échéances dont nous étions convenus. En dehors de toutes autres motivations, l'honneur des officiers de cette instance leur commandera, oserais-je en douter, de tenir la parole donnée. Permettez-moi de faire connaître que je souhaiterais que mon retrait du Gouvernement soit des plus discrets. Pour cela également, je compte une fois de plus en frère d'armes sur vous. » Lettre publiée par Paulin Bamouni op. cit. p.171. 14. Lettre date du 4 mars 1982 au ministère de l'Intérieur et de la Sécurité, publiée par Paulin Bamouni op. cit. p.l 73. 112

tout être du goût des dirigeants du CMRPN qui voient leur manœuvre se retourner contre eux. De plus, ces vieux colonels qui dépassent pour la plupart les cinquante ans, ne peuvent supporter que ce tout jeune officier, d'à peine plus de trente ans, vienne leur faire la leçon. Les rapports ne font que se tendre un peu plus. D'autant plus que dans cette position Thomas Sankara va accumuler des informations mettant en cause la plupart des dirigeants du pays. La situation est vite intenable. Il avait commencé à organiser une semaine de l'information où il comptait pousser les journalistes à approfondir leur réflexion sur leur rôle en compagnie des lecteurs ou auditeurs, mais on lui crée de nombreuses difficultés rendant difficile la réalisation effective du projet. Le 15 avril, doit se réunir le conseil des forces armées voltaïques pour examiner le 1erbilan des activités du CMRPN depuis le 25 novembre 1980. Organe consultatif politique suprême du pays, il fut créé le 9 décembre 1966 par le général Lamizana. Il comprend tous les officiers disposant d'un commandement. C'est la période que choisit Thomas Sankara pour démissionner. TIle fera par écrit selon les termes suivants: « engagé à mon corps défendant dans le régime que vous avez instauré depuis le coup d'Etat du 25 novembre 1980,j'ai régulièrement et constamment exprimé en toute clarté que je me démarque de cette action politique. Et ce parce que la forme de pouvoir pour conduire le 'redressement national' ne pouvait servir que les intérêts d'une minorité. A la veille du Conseil des Forces Armées Voltaïques, instance souveraine du Mouvement du 25 novembre, que vous avez convoqué pour le 15 avril 1982, je me dois de rappeler que le CMRPN ne saurait ignorer que tout le pouvoir a nécessairement un contenu de classel5.» Cette dernière phrase paraît quelque peu incongrue dans une lettre de cette nature, mais elle dénote aussi l'état de surexcitation dans laquelle se trouve Thomas Sankara alors qu'une grève se prépare et qu'il ne pourrait supporter d'être du côté de ceux qui la réprimeront. Contrairement à la lettre écrite pour signifier son refus d'être nommé en septembre 1981, cette fois-ci il avance clairement ses options politiques annonçant la couleur des interventions qu'il y fera. Il prend ainsi un risque certain, mais il ne peut s'empêcher de profiter immédiatement de la liberté de parole qu'il vient de s'octroyer. Pour combien de temps? Cette lettre enfin dénote un certain penchant pour la provocation, alors qu'elle ne sera sans doute guère lue que par le destinataire, le président du CMRPN le colonel Saye Zerbo. Son goût pour la provocation, qui par ailleurs a fait une bonne part de sa popularité, il le confirmera en annonçant publiquement sa démission. En tant que secrétaire d'Etat à l'Information, il lui incombe de prononcer le discours de clôture d'une conférence des ministres africains chargés du cinéma, qui achève ses travaux. Il se sait retransmis en direct à la radio et c'est alors qu'il lance la phrase désormais fameuse en présence de Saye Zerbo qui assiste à la réunion: «Il n y a pas de cinéma sans liberté d'expression et il n y a pas de liberté d'expression sans liberté tout court...Malheur à ceux qui bâillonnent le

15. Lettre publiée par Paulin Bamouni op. eit. p.I73-I74. 113

peuple », dont se souviennent nombre de Burkinabè, prononcée alors qu'une importante répression s'abat sur tous ceux qui osent défier le régime. Ainsi la mobilisation, lors de la grève, n'est-elle pas très forte, en tout cas insuffisante, pour faire revenir le gouvernement sur ses décrets anti-grèves. La CSV est isolée et les conditions de lutte sont particulièrement difficiles. Cent cinquante-quatre travailleurs seront licenciés et quatre-vingt-deux d'entre eux seront condamnés en septembre à 10000 CFA d'amende et 5 ans de prison avec SurSIS. A l'assemblée générale du Conseil supérieur des Forces armées, le CMRPN doit affronter d'une part les officiers supérieurs proches de Lamizana qu'il a écartés, mais aussi d'autre part la vague montante des jeunes officiers progressistes rassemblés autour de Thomas Sankara. Il ne peut empêcher l'assemblée générale de créer une commission chargée d'établir un document contenant les critiques et suggestions sur la façon de gouverner du CMRPN. Le texte qui en sort révèle les courants divergents qui traversent alors l'armée et surtout que le CMRPN y est de plus en plus isolé. Les conditions d'un autre coup d'Etat sont désormais réunies. Des fuites dont les officiers progressistes sont probablement à l'origine, révélant par là leur souhait de collaborer avec les organisations civiles, permettent d'apprécier l'ampleur des critiques en provenance même de l'armée. Ainsi on peut lire dans ce document les appréciations suivantes: « L'impression qui se dégage est que nous sombrons de plus en plus dans les erreurs déjà commises par nos prédécesseurs et qu'il est grand temps de corriger... Les quelques réalisations à notre actif ne peuvent plus cacher le malaise politique et social, ni le marasme économique qui couvent en ce moment... L'assemblée générale déplore l'usurpation du pouvoir du Conseil des forces armées voltaïques, du Comité Militaire de redressement Pour le Progrès National et du gouvernement par le comité directeur. En effet bien des erreurs auraient pu être évitées si les deux instances avaient été consultées à temps. Ce manque de consultation a conduit à la prise de décisions extrêmes telles que la suppression du droit de grève et la dissolution de la CSV qui sont à l'origine du malaise actuel Etant donné que le maintien au gouvernement de ministres impopulaires ou incapables est préjudiciable à l'œuvre de redressement national, l'assemblée générale demande que soit mis fin à leur fonction... En ce qui concerne le chef de l'Etat, il lui est reproché de ne pas tenir compte des remarques du Comité directeur et d'être faible dans le conflit opposant certains membres du gouvernement. Si l'on n'a pas le courage de les écarter, ilfaut avoir le courage de remettre le pouvoir à qui se sent le poids de l'assumer. »

Et enfin après nombre de suggestions, la conclusion proclame, tel un avertissement : « Si tout ce qui vient d'être dit est irréalisable, il ne restera plus qu'à diriger avec les officiers impopulaires et sans scrupule et avec la cravache jusqu'à ce que ça craque. »

16

16. Cité par Roland Faye!. op. cit. p.28-29.

114

Par ailleurs un certain nombre de revendications l'assemblée générale: « - Instauration

d'un débat démocratique

sont soumises à

au niveau des instances dirigeantes

- Lutte contre les promotions de complaisance, - Limogeage des responsables impopulaires - Nomination de chefs d'état-major capables

le népotisme, le laxisme de restaurer l'ordre et la disci-

pline dans l'armée et allégement des mesures qui frappaient les syndicats et liquidation rapide des contentieux de la IIIèmeRépublique17. »

Ces propositions sont présentées devant l'assemblée générale qui les a rejetées. Mais un certain nombre de jeunes officiers vont quand même les appuyer et le clivage est désormais bien établi entre deux camps au sein de l'armée. Une commission présidée par Jean-Baptiste Ouedraogo est en outre chargée de faire la synthèse de la « boite à idées» créée par le CMRPN où chaque citoyen pouvait déposer des critiques sur la conduite des affaires publiques. Ses conclusions vont aussi rejoindre celles des officiers progressistes18 consacrant les difficultés des leaders du CMRPN à se faire accepter y compris dans l'armée. Après sa démission spectaculaire et la séance houleuse du 15 avril 1982 au Conseil Supérieur des Forces Armées, la réaction ne tarde pas. Thomas Sankara est arrêté, dégradé et déporté à Diédougou. Henri Zongo et Blaise Compaoré démissionnent alors à leur tour du CMRPN et sont respectivement déportés à Fada et à Ouahigouya à la mi-mai 1982. Les liaisons entre les membres du noyau des militaires progressistes deviennent plus difficiles. En l'absence de Thomas Sankara, c'est Pierre Ouedraogo qui anime le groupe avec Laurent Sédogo et Jean Claude Kamboulé. Depuis son esclandre et la position qu'il a prise au sein du CMRPN, ils pensent pouvoir aussi compter sur Jean-Baptiste Ouedraogo Des réunions continuent à se tenir. Outre ceux cités ci-dessus, y prennent part Blaise Compaoré, Ousseïni Ouedraogo qui deviendra commandant de la gendarmerie sous le CNR, Laye Djié19.Elles prennent une tournure plus clandestine. Ces jeunes officiers savent le pouvoir à portée de main. Le CMRPN est de plus en plus isolé. Certains poussent à cette prise de pouvoir. Thomas Sankara défend une toute autre thèse. Il est certes possible de prendre le pouvoir, mais il manquerait une véritable direction politique. Le faire serait remplacer un pouvoir militaire par un autre. Sans une réelle jonction avec les partis de gauche, une telle expérience serait vouée à l'échec. Les militaires ne peuvent certainement pas prendre seuls en charge le changement radical nécessaire au pays et les partis de gauche restent beaucoup trop divisés. Thomas Sankara pour sa part 17. Contribution de Jean-Baptiste Ouedraogo au colloque sur le centenaire de l'histoire Burkina Faso tenu à Ouagadougou du 12 au 17 décembre 1996, L'Indépendant N°179 14/01/97 p.9. 18. Cette commission est évoquée dans le livre de Ludo Martens op. cit. p. 75, sans guère précision. Peut-être s'agit-il de la même que celle mise en place lors de l'assemblée générale conseil supérieur des forces armées voltaïques que nous venons d'évoquer. 19. Voir Ludo Martens. op. cit. p. 75. 115

du du de du

continue à rencontrer clandestinement les dirigeants du PAI. Des rencontres qui prennent des allures sportives selon le récit de Pierre Ouedraogo qui conduit. Thomas Sankara saute de la voiture en route pour ne pas être remarqué à l'approche des lieux de rendez-vous avec Philippe Ouedraogo dirigeant du P AI20,avant que celui-ci ne parte en Côte-d'Ivoire après sa suspension en avril 1982. Lorsque Pierre Ouedraogo part pour un stage en France. Jean Claude Kamboulé se fait plus pressant pour pousser à la prise du pouvoir. Malgré les instructions de Sankara, Laurent Sédogo plus jeune n'arrive guère à le tempérer. Les maladresses du CMRPN vont lui aliéner une partie toujours plus importante de la population. Alors que la balance des paiements est déficitaire, le pouvoir va interdire l'émigration dont les revenus constituent pourtant dans le monde rural un complément indispensable. Afm de lutter contre l'absentéisme dans les bureaux, on ordonne la fermeture des débits de boisson pendant les heures de service. Cette mesure mécontente non seulement les fonctionnaires, mais aussi les tenanciers qui ne peuvent le soir récupérer les recettes perdues dans lajoumée. Elle s'avère inefficace et n'a pour effet que de favoriser la multiplication des buvettes clandestines. Si le budget 811ivrait en fm d'exercice un léger excédent, le pouvoir va traverser une période de forte inquiétude l'année suivante lorsqu'il va devoir prendre des mesures correctrices. En voulant éviter l'important déficit qui s'annonce et dans la perspective d'une cessation de paiement, le pouvoir fait preuve de précipitation, car il craint de devoir annoncer la faillite de sa politique économique alors que justement il s'est refusé à toute concertation. «L'odyssée des experts financiers du CMRPN est digne d'un feuilleton télévisé américain... Ni déontologie, ni éthique, ni vertu n'avaient cours dans cette quête fébrile

de ressources21.

»

Isolés au sein de l'armée, les officiers au pouvoir ne reçoivent guère plus de soutien au sein de la société civile. Le putsch du 25 novembre leur avait aliéné les politiciens de la 3èmeRépublique. Des fissures commencent à apparaître au sein du FPV, son principal soutien, devant la montée de l'impopularité. Des fuites relatent les affrontements au conseil des ministres entre deux ministres civils membres de ce parti et les militaires. A l'extrême gauche des restructurations sont en cours. La lutte courageuse de la CSV isolée accroît le rayonnement de son dirigeant Touré Soumane et de la LIPAD dont il est un des principaux dirigeants. Il est arrêté dans la nuit du 9 au 10 septembre. De son côté l'ULC a été dissoute par son principal dirigeant Valère Somé. Celui-ci traverse une période de doute après l'alerte vécue à son retour de Dakar. Il ne croit plus au communisme et pense que les conditions ne sont pas mûres pour mener ce débat en Haute-Volta. De plus une scission vient d'avoir lieu au sein des militants de son organisation en France. Le PCRV durant cette période va partir à l'assaut des syndicats pour en prendre le contrôle en critiquant la CSV pour ne pas avoir suffisamment défendu les militants réprimés à l'origine de la grève déclenchée en mai 1981 par le STOVe Plusieurs 20. Ludo Martens, op. cit. p. 75. 21. Pascal Zagré, op. cit. p. 121-122.

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syndicats à direction proche du PCRV vont être créés sous le CMRPN. Les militants d'extrême gauche dépensent beaucoup d'énergie à se déchirer dans des querelles idéologiques, mais ils acquièrent en même temps de l'expérience dans l'affrontement avec le pouvoir.

117

Embarqué

dans un coup d'Etat

Le 7 novembre 1982, nouveau coup d'Etat militaire à Ouagadougou. Jean Claude Kamboulé a atteint son objectif. Il est vrai qu'il dirige une des unités les plus puissantes de Haute-Volta, celle des blindés. Dans la période précédente, il s'était rapproché du commandant Somé Yorian, chef d'état-major de l'armée mais aussi son parent, et de Fidèle Guébré. Tous deux sont les véritables instigateurs de ce putsch. Les troupes de ce dernier, les para-commandos de Dédougou, vont en assurer le succès. Les voltaïques surnomment Gabriel Somé Y0rian «Cube Maggi ». Ayant participé à presque tous les gouvernements depuis 1971, ils veulent signifier par là qu'il accompagne «toutes les sauces ». On le considère alors comme favorable à un retour des civils au pouvoir, en particulier du premier président Yaméogo dont il est un fervent partisan. TIétait son aide de camp et fut l'un de ceux qui furent partisans de tirer sur la foule le 3 janvier 19661. Fidèle Guébré est plutôt favorable au retour de Marc Garango, Intendant général de l'armée. Ministre de Lamizana à partir de 1966. Garango reste dans les mémoires pour la rigoureuse politique d'austérité qu'il a instituée qu'on a d'ailleurs surnommée la «garangose ». Lamizana va le remercier en février 1976 pour satisfaire aux demandes syndicales à la suite des mouvements sociaux des années 74-75. D'autres officiers sont cités parmi les instigateurs, les commandants Moné Harouna Tarnagba et Karim Lompo mais aussi de nouveau le médecin commandant Jean-Baptiste Ouedraogo Que s'est-il passé les jours précédents? Thomas Sankara a demandé à Fidèle Guébré qui commande la place l'autorisation d'aller voir son deuxième fils Auguste né quelques jours auparavant le 21 septembre. On envoie Blaise Compaoré le chercher. Ne s'agit-il pas là d'une manœuvre pour tenter de les convaincre de participer au coup? Dans l'avion Blaise Compaoré l'informe qu'il a été contacté pour participer au coup par Jean Claude Kamboulé déjà rallié et qui faisait partie de leur groupe au moment de leur emprisonnement. Dès leur arrivée, Thomas Sankara exprime son désaccord, défendant toujours les mêmes positions. C'est prématuré, rien n'est prêt, les conditions pour un véritable changement ne sont pas réunies. Il n'y a pas de vraie jonction avec la gauche civile. Il n'y a pas de programme. Il passe une bonne partie de la nuit I. Selon Frédéric Guinna. op. ch. p.145. 119

à essayer de convaincre Jean Claude Kamboulé, Jean-Baptiste Ouedraogo au domicile de ce dernier. Alors qu'il pense avoir réussi, on vient lui dire que le coup est découvert et qu'ils ne peuvent plus reculer. Dehors les premiers coups de feu se font entendre. S'agit-il là d'une manœuvre de dernière minute pour associer les officiers progressistes ou d'une menace réelle? Toujours est-il que les officiers progressistes pensent qu'ils n'ont plus le choix. Contrairement à ce qui a été dit alors dans la presse Thomas Sankara et ses camarades les plus proches ne sont pas à l'origine de ce coup d'Etat, bien qu'il soit présenté comme le nouvel homme fort. TIest probable par contre que pour entraîner les hommes de troupe on ait cité leurs noms déjà très populaires. Il va s'efforcer de démentir ce rôle qu'on a voulu lui faire jouer. Sans succès. Longtemps on refusera de le croire pensant qu'il agit par modestie. On assiste d'ailleurs à une totale improvisation, ce qui pourrait accréditer la thèse d'une précipitation due à la découverte prématurée du complot qu'il a donc fallu mener à terme sans que les initiateurs soient tout à fait prêts. On attribue à Thomas Sankara la rédaction de la première proclamation. Celle-ci d'ailleurs s'en prend surtout au CMRPN «dont les traits principaux sont la gabegie, la corruption et l'enrichissement illicite et spectaculaire des dignitaires aggravant le marasme économique, la répression injustifiée des travailleurs élèves et étudiants par des déportations, des mandats d'arrêt, et la suppression des libertés fondamentales aussi bien individuelles que collectives... » On ne trouve guère d'orientation si ce n'est la garantie des libertés individuelles autres que politiques et le respect des engagements extérieurs. Tout au plus on annonce: «le Conseil Provisoire du salut du peuple est composé de l'organisation des sous-officiers et des hommes de rang d'une part, et d'autre part d'officiers. Il sera dissous dès que les militaires de tout rang, de toutes les unités par la voix de leurs représentants se seront prononcés sur la nature, l'orientation et la structuration d'un pouvoir d'Etal. » On ne peut être plus clair, le coup d'Etat résulte plus d'une coalition contre le CMRPN que d'une orientation précise. Si plusieurs groupes qui en sont partie prenante ont leurs propres objectifs, le contenu politique reste à déterminer. C'est justement à cause de cette absence de perspective claire que Thomas Sankara n'avait pas voulu s'associer au coup d'Etat. Il n'y a même pas accord sur le chef d'Etat ce qui explique qu'aucun nom ne soit cité à la fin de la proclamation. Ce sont en fait les officiers progressistes qui devant ce vide imposent la création d'un organisme démocratique de concertation au sein de l'armée qui s'intitule le Conseil Provisoire de Salut du Peuple. L'un des premiers décrets va d'ailleurs abroger le décret du CMRPN ayant relevé de leurs commandements Thomas Sankara, Henri Zongo et Blaise Compaoré. Alors que les dignitaires du régime déchu sont emprisonnés, Thomas Sankara tient à veiller à la sécurité du général Lamizana. Il envoie un sous-officier, puis un lieutenant au camp où il est détenu pour le rassurer. Et c'est lui-même

2. CalTefour Africain N°752 du 12/11/82 p. 6.

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qui viendra le sortir plus tard de son lieu de détention mais en prenant soin de ne pas se faire voir3. En attente d'un procès, le CSP prendra [malement la décision de le mettre en liberté provisoire. Certains membres du CPSP proposent que Thomas Sankara devienne président, mais pour lui il n'en est pas question. TIargumente en expliquant qu'il faut un officier capable de restaurer la cohésion et l'unité de l'armée. En réalité, il n'est pas à la recherche coûte que coûte d'une fonction de cette importance et puis ce serait cautionner l'idée répandue selon laquelle il est à l'origine de ce putsch. Surtout il ne contrôle pas la situation. Celle-ci n'est pas mûre pour engager un véritable changement et ses compagnons sont en minorité. Mieux vaut attendre et mettre ce temps à profit pour continuer à convaincre. L'assemblée générale propose Somé y orian, mais cette fois le groupe des jeunes progressistes refuse.4 D'autres noms sont évoqués, la capitaine Henri Zongo ou le lieutenant Laurent Sedogo. Finalement c'est Jean-Baptiste Ouedraogo qui est choisi comme chef d'Etat. Un communiqué en informe les voltaïques le 9 novembre5. S'il est inconnu parmi les civils il ne l'est pas parmi les militaires. C'est lui qui a pris la parole lors de la réunion du 15 avril 1982 pour critiquer le CMRPN. Mais en même temps il ne s'aligne pas sur les positions radicales des officiers progressistes. Il apparaît comme le candidat du compromis entre le clan rassemblé autour de Somé y orian d'une part, celui de Fidèle Guébré d'autre part et enfm les officiers progressistes. Au début, ne maîtrisant pas la situation et méfiant quant au devenir de cette coalition hétéroclite, Thomas Sankara et ses compagnons refusent de participer au pouvoir. Leur popularité augmente et il ne faut surtout pas se compromettre avec un pouvoir militaire qui risque encore de décevoir. Deux jours après Va1ère Somé s'énerve quand Thomas Sankara l'informe de cette décision à son domicile. Peu après Blaise Compaoré, Lingani et Henri Zongo les rejoignent. Ils se mettent finalement d'accord après une longue discussion. lis ont aidé à la prise du pouvoir, s'ils se laissent faire et refusent de s'impliquer ils risquent de se faire éliminer. Ils décident donc de défendre leur point de vue et de tirer le parti maximum de la situation. Tout d'abord ils interviennent pour que la composition du Conseil Provisoire de Salut du Peuple soit effectivement démocratique. C'est ainsi que du 22 au 26 novembre, se tient une assemblée générale du CPSP et des représentants élus des différents corps de l'armée. Cent vingt militaires y participent représentant les quarante unités de l'armée. Chacune a délégué trois représentants, un officier, un sous-officier et un soldat. A cette occasion, le CPSP perd son caractère provisoire et se transforme en CSP, Conseil de Salut du Peuple. Des statuts et un règlement intérieur sont adoptés. Jean3. Ce détail nous a été raconté par le général Lamizana lui-même avec une certaine émotion. Il pense qu'il doit cette décision à Thomas Sankara qui serait personnellement intervenu dans ce sens. 4. Jean-Baptiste Ouedraogo. L'Indépendant N°179 du 14/01/97. 5. Carrefour Afiicain N°752 du 12/11/82 p. 7. Jean-Baptiste Ouedraogo affirme dans l'Indépendant N° 179 du 14/01/97 qu'il a été élu le 13 novembre. 121

Baptiste Ouedraogo est confirmé comme chef d'Etat, Boukary Lingani est élu secrétaire général et le sous-lieutenant Hien Kilimité6, secrétaire adjoint. Parmi les membres de ce secrétariat figurent Blaise Compaoré mais aussi Fidèle Guébré. C'est au cours de cette assemblée que Thomas Sankara, Henri Zongo et Blaise Compaoré sont totalement réhabilités dans leur grade. Thomas Sankara préfère demeurer en retrait. TIreste méfiant et se met en réserve pour la suite. Par contre plusieurs de ses camarades sont bien placés et ils peuvent contrôler la situation. Il leur faut maintenant intervenir pour mettre des hommes proches de leur thèse au gouvernement et tenter d'amorcer un véritable changement. Sankara demande conseil à ses amis du PAl et à Valère Somé. Bien que les relations avec Thomas Sankara s'approfondissent, le PAI désormais rompu à la vie clandestine ne se livre guère à des confidences et ses militants restent peu connus. De leur côté, les jeunes officiers progressistes n'ont pas beaucoup de relations parmi les civils si ce n'est quelques amis datant surtout de leurs années de lycée. Le gouvernement ne doit compter que deux civils en son sein et il faut donc trouver des civils capables d'assumer ces tâches. C'est ainsi qu'Eugène Dondassé de l'ex-ULC, Ibrahima Koné et Dadjouari Emmanuel du PAl font leur entrée au gouvernement proposés au CPSP par le groupe des militaires progressistes, respectivement comme ministre du Plan, ministre de la Jeunesse et des Sports et ministre de l'Education nationale et de la Culture. La première réunion de l'OMR, qui s'était un peu structurée, se tient au domicile de Henri Zongo? C'est là que les officiers progressistes décident de passer à la vitesse supérieure en proposant Thomas Sankara comme premier ministre. Peu avant, lors d'une rencontre le 21 décembre, les membres du PAl les avaient incités à prendre une initiative politique, car on les tenait dans le pays comme les véritables instigateurs alors qu'ils s'étaient mis en retrait. Les partisans de Thomas Sankara ne cessaient d'augmenter. De plus, Jean-Baptiste Ouedraogo a exprimé son objectif de ne garder le pouvoir que deux ans et de préparer le « retour à une vie constitutionnelle normale ». Les liens avec les partis de gauche se sont encore accrus depuis la nomination de ministres issus de leur rang, la concertation et la connaissance mutuelle s'approfondissent d'autant plus que les rapports sont rendus plus faciles par leur participation au gouvernement. Ni pour les uns, ni pour les autres, il ne faut revenir à ce qu'ils considèrent comme une caricature de la démocratie où quelques politiciens coupés de la population se complaisent dans des querelles très éloignées de l'urgente nécessité de se mettre au travail pour sortir ce pays de la misère8. Il faut donc s'impli6. Hien Kilimité deviendra par la suite secrétaire général adjoint des CDR. 7. D'après le témoignage de Blaise Compaoré recueilli par Ludo Martens, op. cit. p.76. 8. C'est dans ces tennes que Sankara évoquera la question avec les journalistes: « Nous organiserons un tournoi de football. Les équipes désireuses de s'inscrire le feront. Nous sommes l'arbitre. Nous voulons des règles claires, une attitude rigoureuse. Au vu des règles, certains clubs, sceptiques quant à l'issue du tournoi pour eux, pourraient tenter de le saboter. Dès le départ ils commenceront à poser des réserves soit contre l'arbitre, soit contre le terrain, soit contre le ballon ou le règlement intérieur pour que le tournoi n'ait pas lieu. Ceux qui veulent s y 122

quer davantage et dès maintenant se mettre en avant. La question est débattue au sein du CSP qui finit par entériner la décision et Thomas Sankara devient premier ministre le 10 janvier 1983. Les véritables desseins de Thomas Sankara ne sont guère connus que par quelques cercles de proches. Son passage au gouvernement en tant que secrétaire d'Etat à l'Information avait laissé l'image d'un homme courageux, défenseur des libertés et méprisant les fastes du pouvoir, mais il s'était gardé de trop app3;raître à la radio ou à l'écran. On connaît ses liens avec quelques leaders de l'extrême gauche mais de là à l'imaginer un officier révolutionnaire... A Ouaga tout le monde se connaît et se fréquente. Les premières mesures qu'il prend ne sont pas des plus populaires et sont d'ailleurs critiquées. Alors que les voltaïques s'inquiètent du sort réservé à leurs compatriotes expulsés du Nigéria comme nombre d'autres immigrés, il supprime le laissez-passer nécessaire à l'émigration. On reconnaît là les prémices du caractère quelque peu provocateur de Thomas Sankara dans le sens où il pense devoir en permanence frapper les esprits pour faire évoluer les mentalités. Il s'agit dans ce cas de rapporter une des mesures impopulaires du CMRPN tout en exprimant son attention envers les problèmes des populations rurales pour qui l'émigration est vitale. En même temps c'est un désaveu du gouvernement nigérian pour son attitude. Il se voit signifier qu'il n'est pas question de compter sur la complicité du gouvernement voltaïque dans de telles attitudes. L'autre mesure n'est pas non plus choisie au hasard. Les fonctionnaires pris en flagrant délit de fréquentation des bars pendant les heures de bureau seront sanctionnés. La première fois leurs noms sont cités à la radio, la deuxième fois ils écopent d'un blâme et la troisième fois c'est le licenciement. D'une part il prend le pendant de la mesure du CMRPN qui avait décidé de fermer les bars pendant les heures des bureaux ce qui avait eu pour conséquence de frapper aussi les tenanciers. D'autre part il frappe par sa sévérité. Quand il prend ce genre de mesure, Thomas Sankara ne s'appesantit guère sur les fonctionnaires qu'il considère, et il aura l'occasion de le répéter plus tard, comme des privilégiés en comparaison de la situation de la majorité de la population. Surtout il veut toucher tous les autres, leur signifier qu'on ne va plus pouvoir tergiverser, que le nouveau pouvoir cette fois-ci compte vraiment mettre les fonctionnaires au travail. D'autres mesures suivront allant dans le sens d'une déduction de certains avantages comme la suppression des ristournes aux médecins qui consultent dans les hôpitaux et la diminution des indemnités versées aux militaires. Thomas Sankara inaugure durant cette période les déclarations dites « populistes» qui resteront attachées à son personnage. Ainsi à une question des journalistes mettant en doute la capacité de la plupart des soldats membres du CSP à traiter des affaires de l'Etat, il répond: «Faux, très faux... Le peuple est souvent surprenant, il en est de même dans l'armée. Malgré parfois un niveau d'instruction très faible ils sortent de très grandes idées partant de leurs intérêts réels rendre sincèrement nous leur garantirons le succès du tournoi». Carrefour Africain N°765 du 11/02/83 p. 9.

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tels qu'ils les perçoivent et les vivent dans leurs villages, leurs familles ou leurs unités militaires. On mobilise les gens sur la base de leurs intérêts. Les débats en assemblées générales sont très houleux et très responsables. Les gens sont libérés grâce à l'instauration d'une vraie démocratie9. » Début février se tient un sommet du Conseil de l'EntentelO. Les dirigeants de la région ont décidé de se concerter après l'expulsion du Nigéria de ses ressortissants étrang~rs. Un des journalistes voltaïques présents en rapporte le commentaire suivant: « Quoiqu'un peu discret le président Ouedraogo a apporté une contribution appréciable aux résultats de la rencontre. On l'a vu apporter des corrections de forme et de fond au texte final du communiquéll. » Les journalistes vont s'avérer plus prolixes pour commenter les sorties à l'étranger de Thomas Sankara. Un mois après le 24 février, le Premier ministre décolle pour ses deux premières sorties à l'étranger au Niger et en Libye. Cela reste comme une des seules occasions où les photos de presse le montrent alors engoncé dans un costume cravate impeccable, une tenue qui en accentuant la fluidité de son corps, le rajeunit encore un peu et lui donne même une apparence de fragilité doublée d'une allure de jeune premier tout juste sorti du lycée. A voir ces photos12on se dit que l'uniforme lui sied vraiment beaucoup mieux. Si l'arrêt au Niger vient surtout du fait qu'il se trouve sur la route de la Libye, ce pays présente cependant quelques similitudes avec la Haute-Volta qui permettent des échanges fructueux. Seyni Kountché dirige un régime militaire qui par sa stabilité jouit d'une certaine légitimité. Mais surtout il vient de désigner un Premier ministre chargé de préparer le retour à une vie constitutionnelle. La décision de se rendre en Libye n'avait pas été très facile à prendre. Kadhafi avait délégué plusieurs missions pour le faire venir. Par trois fois déjà Thomas Sankara avait signifié son refus d'honorer ses invitations pressantes. Il tient d'abord à signifier au président libyen qu'il ne veut subir aucune pression politique. Il lui faut aussi se prémunir contre les attaques à l'intérieur du pays et éviter d'être marqué pro-libyen. Puis il finit par accepter, obtenant quelques assurances. Bon connaisseur de l'islam et du petit livre vert, il est très curieux de rencontrer son auteur le colonel Kadhafi. Celui-ci représente un peu au niveau international l'exclu du monde politique. Il est curieux de se rendre compte par lui-même des progrès réalisés dans le pays. Et puis surtout Kadhafi promet de l'argent13 et la Haute-Volta pays pauvre parmi les pauvres en a tellement besoin. 9. Carrefour Africain N°765 du 11/02/83 p. 9. 10. Le Conseil de l'Entente a été fonné le 7 avril 1959 à l'initiative d' Houphouët Boigny afin de s'opposer à la création de la fédération du Mali. Il regroupe alors la Côte-d'Ivoire, le Dahomey devenu depuis le Bénin, le Niger et la Haute-Volta. Le Togo y a été intégré depuis. Il. Carrefour africain N°765 du 11/02/83 p. 12. 12. Carrefour Africain N°768 du 04/03/83 et N°769 du 11/03/83. 13. Au cours du discours du 26 mars 1983 (voir plus loin), Sankara va déclarer avoir négocié une aide de 3,5 milliards de FCFA. 124

Il ne devait rester que deux jours, le séjour durera une semaine. Il commence par un long tête à tête de 3 heures. On peut imaginer qu'il a fallu tout ce temps pour clarifier les intentions des uns et des autres. Kadhafi pense sans doute que la jeunesse du Premier ministre voltaïque le rend facilement impressionnable et influençable, voire malléable. TIne connaît de lui que ses discours et les notes que lui ont envoyées les libyens de Ouagadougou. il n'est Premier ministre que depuis un mois et demi et n'a donc pas de réels succès derrière lui. Alors pourquoi l'accueillir à ce moment comme un des plus grands révolutionnaires de son époque? On organise pour lui une parade monstre, il assiste à de nombreux meetings, il est présenté aux membres du Comité politique de la Jamahiriya. TIa même le privilège de visiter la maison paternelle de son hôte. Kadhafi pense pouvoir influencer facilement ce tout jeune Premier ministre. Sankara ne déteste pas les meetings mais il n'est pas homme à se laisser tourner la tête à la vue du faste déployé. Il est vivement intéressé par les différentes réalisations du régime. Il s'intéresse particulièrement à l'organisation et aux aspects techniques, bien plus qu'aux conseils pressants qu'on lui prodigue de s'inspirer du modèle libyen. De plus de nombreuses réunions d'experts mettent au point des accords d'aide et de coopération et des promesses de dons de matériel militaire. Sankara peut donc rentrer satisfait car les projets bouillonnent déjà dans sa tête et il pense avoir obtenu déjà quelques financements. Les relations sont alors sans doute au beau fixe. Le 30 avril Kadhafi de retour du Bénin fait une escale à Ouagadougou. JeanBaptiste Ouedraogo répand le bruit que le passage du dirigeant libyen a été décidé à son insu ce que démentira Thomas Sankara par la suitel4. Depuis lors on lui colle à lui, au CSP puis au CNR l'étiquette pro-libyenne dont il aura toutes les peines du monde à se départir. Cela ne l'empêche cependant pas de protester contre l'ostracisme dont la Libye est victime. La France n'entretient-elle pas des relations avec la Libye? Pourquoi pas la Haute-Volta? Pourquoi son pays accepterait-il l'aide de la France et pas celle de la Libye? La Libye va par la suite continuer à aider le Burkina, notamment par les livraisons d'armes, mais les dirigeants de ce pays affirmeront plusieurs fois par la suite des positions indépendantes et nous verrons que les relations vont se détériorer par la suite. Thomas Sankara se rend encore en Corée du Nord fin février début mars où il prend le temps d'expliquer ses objectifs et entend aussi obtenir des financements. Une bonne partie de l'extrême gauche voltaïque voit dans ce pays, un espoir pour les pays sous-développés. Mais c'est au 7èmesommet des non-alignés, du 7 au 12 mars à New Delhi, qu'il fait sa première grande apparition sur la scène internationale. Il y vient d'abord comme Premier ministre du gouvernement de Jean Baptiste Ouedraogo, et a donc toute une série de contacts diplomatiques pour expliquer les orientations du gouvernement mais il tient aussi à rencontrer les progressistes, curieux

14. Sennen Andriamirado

op. cit. p.59.

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de les connaître de façon plus personnalisée, à leur expliquer ses objectifs d'orienter le pouvoir sur une voie nettement plus progressiste et antiimpérialiste. Les journalistes soulignent surtout ses rencontres avec Fidel Castro, Daniel Ortega, Kérékou, le Premier ministre de Grenade Maurice Bishop, et Rawlings, alors qu'il rencontre pourtant aussi Indira Gandhi, Chadli Bendjedid, Julius Nyerere et bien d'autres encore et ils insistent sur «ses prises de position résolument anti-impérialistes15. »C'est au cours de ce Sommet en effet qu'il fait son premier discours important. Prenant la parole en séance plénière, il y développe sa conception du non-alignement: « Contrairement à l'interprétation restrictive et simpliste que l'impérialisme veut nous imposer comme définition du non-alignement, celui-ci n'a rien à voir avec une équidistance arithmétique des deux blocs qui dominent le monde ou un équilibrisme ridicule des traumatisés entre ces deux blocs, toute chose qui n'ont manifestement aucun sens et nient en fait notre liberté d'apprécier souverainement et en tout indépendance les attitudes et agissements des uns et des autres dans le monde. Nous ne pourrons jamais mettre sur le même pied d'égalité celui qui opprime un peuple, qui le pille et le massacre quand il lutte pour sa libération et celui qui aide defaçon désintéressées et constante ce peuple dans sa lutte de libération. Nous ne pouvons nous tenir à équidistance de celui qui arme, fortifie, soutient diplomatiquement et économiquement une clique raciste qui assassine froidement et depuis des décennies tout un peuple et celui qui aide ce peuple à mettre une fin par les armes au régime raciste qui le massacre.

Nous ne pouvons mettre sur le mêmepied d'égalité et nous tenir à égale distance d'une part, de ceux qui soutiennent par tous leurs puissants moyens militaires, politiques, diplomatiques, économiques des régimes et des gouvernements qui n'ont d'autre obsession que de soumettre et de terroriser tous les pays autour d'eux, y compris par l'agression militaire directe, les assassinats organisés par leurs services secrets, et d'autre part ceux qui apportent un soutien concret à ces pays agressés pour assurer sur leur sol leur défense et leur sécurité. .. ... le non alignement doit être compris d'abord comme notre autonomie permanente de décision et pour la non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats, mais que nous ne confondons pas le non alignement avec la complicité de la passivité devant les crimes de l'impérialisme contre l'indépendance et la liberté des peuples, ni la non ingérence avec l'aveuglement devant les crimes des forces réactionnaires contre la liberté de leur peuple et le respect de leurs droits ».

Il s'en prend ensuite en termes très durs à Israël et aux Etats-Unis à propos du Moyen Orient, à l'Afrique du Sud et son régime d'apartheid. Il affirme sa solidarité avec les peuples palestiniens, angolais et mozambicains, avec les noirs d'Afrique du Sud, mais aussi les nicaraguayens. Il critique l'insuffisance des prises de position des non-alignés contre ceux qui soutiennent l'Afrique du Sud. La clarté de ses positions au côté du mouvement progressiste attire l'attention. Fidel Castro, président en titre du mouvement des non alignés, l'invite un soir 15. Jeune Afrique N° 1161 du 6 avril 1983 p. 35.

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dans sa villa pour mieux le connaître, juger de la réalité de son engagement et de ses prises de position. Ils font plus amplement connaissance. Sankara, sensible à ce geste d'attention, se sent reconnu et apprécié pour son engagement et ses prises de positions nettement anti-impérialistes, encouragé à poursuivre dans la même voie. Fidel Castro était jusqu'ici un personnage presque mythique, un révolutionnaire issu aussi du tiers-monde, pour qui la solidarité internationale se traduit par des gestes très concrets notamment par son engagement y compris militaire en Afrique australe. Les deux hommes vont se rapprocher et prendre date pour l'avenir16. Sankara plus tard témoignera de cette rencontre de la façon suivante: « Pour moi cela a été une rencontre très importante dont je me souviens encore. Je me rappelle qu'il était très sollicité, entouré de beaucoup de monde et comme il ne me connaissait pas j'ai pensé alors que je n'aurais pas la possibilité de lui parler. Mais, finalement, j'ai pu le rencontrer. Lors de cette première conversation, j'ai compris que Fidel a une grande humanité, une intuition très aiguë, et qu'il était conscient de l'importance de notre lutte, des problèmes de mon pays. Je me souviens de tout cela comme si c'était hier. Je le lui rappelle chaquefois queje le revois.Et nous sommes devenus de grands amis, grâce notamment aux processus révolutionnaires qui se dé17

veloppentdans nos deuxpays. » Un peu plus tard, du 18 au 26 avril, Jean-Baptiste Ouedraogo entreprendra un périple au Togo, au Ghana, au Bénin et au Niger. Un choix de pays qui ressemble à un dosage politiquement équilibré. En fait Houphouët Boigny aurait refusé de le recevoir. Alors que la Haute- Volta doit faire face à de nombreux complots de l'extérieurI8, à l'intérieur du pays, la lutte politique va s'exacerber. Les officiers progressistes commencent à publier le 13 février un bulletin l'Armée du peuple où ils avancent plus nettement leurs objectifs: