Thomas Sankara et la révolution au Burkina Faso: Une expérience de developpement autocentré [3 ed.] 9782677922151, 9782677022151

Le discours que Sankara prononça le 1er février 1983, jour de son investiture comme premier ministre, était d’un ton nou

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Thomas Sankara et la révolution au Burkina Faso: Une expérience de developpement autocentré [3 ed.]
 9782677922151, 9782677022151

Table of contents :
PREMIERE PARTIE : De la Haute-Volta au Burkina Faso

Chapitre I : De la période précoloniale à l’indépendance

La période précoloniale
• A Au centre
• B À l’ouest
• C À l’est

La période coloniale
• A La conquête du territoire
• B Les motivations et les justifications de la colonisation

La période de l’indépendance
• A Les conditions d’accession à l’indépendance
• B La vie politique de la période des indépendances
• C Les divergences politiques
• D La mauvaise gouvernance et ses conséquences

Chapitre II : La période du doute et du questionnement

Chapitre III : La période de prise de conscience

I : Le régime du C.M.R.P.N.
• A : L’avènement du C.M.R.P.N.
• B : La gestion du C.M.R.P.N.
• C : La chute du C.M.R.P.N.

II : Le régime du C.S.P.
• A : Le coup d’État du 7 novembre 1982
• B : Le Conseil provisoire de salut du peuple
• C : Le C.S.P.-I
• D : Le C.S.P.-II

Chapitre IV : L’avènement de la Révolution

I : Les causes de l’avènement de la Révolution
• A : Les causes historiques
• B : Les causes économiques

II : Les circonstances de l’avènement de la Révolution
• A : Les conditions objectives
• B : Les conditions subjectives

DEUXIEME PARTIE Le temps de la Révolution

Chapitre I : La notion de révolution et le cas de la Révolution burkinabé

I : De la nature du mouvement du 4 août 1983 et du régime de Thomas Sankara
• A : La nature du mouvement du 4 août 1983
• B : La nature du régime du C.N.R.

II La philosophie et l’idéologie du C.N.R.
• A : L’orientation politique du C.N.R.
• B : Les conséquences politiques et sociales

Chapitre II : La notion de développement, la base sociale du C.N.R. et les mécanismes de mise en œuvre de la politique du C.N.R.

I : La notion de développement

II : Les bases politique et sociale du C.N.R.

III : Les structures d’encadrement
• A : Les Comités de défenses de la Révolution
• B : Les autres structures d’encadrement

Chapitre III : Les difficultés politiques du C.N.R.

I : Les difficultés externes

II : Les difficultés internes

Chapitre IV : La politique de développement du C.N.R.

I : La politique judiciaire du C.N.R.

II : La politique économique du C.N.R.
• A : La planification du développement
• B : La rigueur et la transparence dans la gestion des ressources de l’État
• C : La maîtrise de l’aide extérieure
• D : Compter sur’ses propres forces
• E : La maîtrise de la production
• F : La consommation de la production nationale
• G : La protection de la production nationale
• H : Le secteur des transports
• I : Conclusion

III : La politique sociale du C.N.R.
• A : La culture
• B : L’éducation
• C : La santé
• D : L’urbanisme et le logement
• E : La promotion de la femme
• F : La promotion de l’emploi
• G : La lutte contre la mendicité
• H : La promotion du sport

IV : La politique étrangère du C.N.R.
• A : La politique sous-régionale du C.N.R
• B : La politique régionale du C.N.R.
• C : La politique internationale du C.N.R.

TROISIEME PARTIE : Les mérites et les limites de la gouvernance Sankara et l’émergence de la contre-révolution

Chapitre I : Les mérites et limites de la gouvernance Sankara

I : Les mérites de l’action du C.N.R.
• A : Sur les plans politique et subjectif
• B : Sur le plan objectif

II : Des limites de l’action du C.N.R.
• A : Des limites subjectives
• B : De la conception et de la gestion des affaires politiques
• C : Du respect des droits humains
• D : De la place de l’économie dans le processus de Développement

Chapitre II : L’émergence de la contre-révolution

I : Le déroulement des faits et leurs répercussions
• A : Le déroulement des faits
• B : Les répercussions

II : Les causes
• A : Les explications et les justifications du Front Populaire
• B : Les vrais mobiles de l’assassinat de Sankara

III : Les turpitudes du Front populaire
• A : Les contradictions et contrevérités sur les plans politique et économique
• B : Les contrevérités sur le plan des droits humains
Chapitre III : La renaissance de Thomas Sankara

I : La portée de l’œuvre de Sankara

II : La portée du sacrifice de Sankara

III : Les réactions

Annexes

Bibliographie

Citation preview

homas

SANKAR

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkipa Faso

- Une expérience de dévele

ement aumtoceniré -

35 édition 2447

Revue et augmentée

Tous Droits réservés

© HARMATTAN BURKINA, 2017

1° et 2° édition en 2012

Av. Muammar KADHAFI 12 BP 226 Ouagadougou 12 Tél: (+226) 25 37 54 36 /(+226)76 59 79 86 harmattanbu: ah

Dépôt légal BNB : 3° Trimestre 2017

ISBN: 978-2-67792215-1 EAN:978-2-67702215-1

Apollinaire Joachimson KYÉLEM de FAMBÈLA

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso . - Une €xpériençe de dévelo PPEMENY autocentré 3° édition Revue et augmentée

© HARMATTAN

BURKINA, 2017

Du même auteur : . L'éventuel et le possible,

Presses

Universitaires

de Ouagadougou,

2002. . Relations diplomatiques et souveraineté, Ouagadougou, du Journal Officiel, 2003 ; Paris, L'Harmattan, 2007.

Imprimerie

. Assistance humanitaire et droit international, Ouagadougou, Impri-

merie du Journal Officiel, 2004.

. L'évolution des sociétés — Des stratégies d'adaptation et de domination (à paraître à Harmattan Burkina) *

#

Dédicace > À Emmanuel Dieudonné, le grand frère, parti très tôt, dès 1988.

> À Mathieu Silga, l’ami, le compagnon, parti aussi en 2009 rejoindre Thomas Sankara. > À Sosthène, l'aîné qui, sans le savoir, par les journaux burkinabè qu’il rassemblait pour moi à partir de 2003, a contribué à enrichir ce travail.

> À Dominique et Didier Debrand, toute ma reconnaissance. > Aux amis de France qui m'ont toujours tenu compagnie tout au long de mon parcours et dont le souvenir ne m’a jamais quitté :

Robert Charvin, mon professeur à l’université de Nice qui eut l’idée de me proposer de travailler sur le Burkina Faso. Pierre-Albert Fernandez qui m'a suggéré de postuler pour l'enseignement en Amérique du Nord.

+

Chantal et José Grevin qui m’ont mis en contact avec le mouvement Jeunes pour un monde uni (J.P.M.U.)

+ Thierry Guillemot et Yves Rocle, les camarades et amis avec lesquels les

+

discussions sur les projets de société et sur l’état du monde étaient passionnantes et dépassionnées. Pierre Lœsner, le collègue de l’université de Toronto. Anne-Marie Chesse et les amis du mouvement des focolari de Nice et de France.

Avant-propos

Cet ouvrage est le fruit de recherches, de débats et de réflexions menés

en France, en Italie, au Canada et au Burkina Faso. Il s’inspire aussi en

partie de la thèse de doctorat en droit que j'ai présentée et soutenue en décembre1987 à l’université de Nice et dont des recherches complémen-

taires ont permis une refonte en 1994.

Malgré un passage éclair à la tête de l’État, Thomas Sankara occupe une

place centrale dans l’histoire récente du Burkina Faso et, sans doute, pour longtemps encore.

Ouagadougou, 1‘ mars 2011. A.J. Kyélem de Tambèla

Les hommes de génie sont des météores

destinés à brûler pour éclairer leur siècle. Napoléon 1° L'homme aujourd'hui sème la cause Demain Dieu fait mürir l'effet.

Victor Hugo #

#

Avant-propos de la 3°"° édition Depuis la parution de la deuxième édition en 2012, il est apparu nécessaire d’apporter des éléments complémentaires, de même que des préci-

sions sur certains points et aussi de tenir compte de l’évolution de la situation sociopolitique au Burkina.

Compaoré pour assassiner Thomas Sankara, ou qui l’avaient aidé à construire et à consolider son régime après le coup d° État sanglant du 15 octobre 1987, démissionnaient de son parti, le Congrès pour la démocratie et le développement (C.D.P.), pour créer leur propre parti, le Mouvement

du peuple pour le progrès (M.P.P.), et rejoindre l'opposition. Le 31 octobre 2014, chassé par une insurrection populaire, Blaise Com-

paoré, pour sauver sa peau, était contraint à la démission et prenait aussitôt la fuite en plein jour pour se réfugier en Côte d'Ivoire. Après une période transitoire, un nouveau président fut élu le 29 novembre 2015. Une nouvelle ère s’est ainsi ouverte au Burkina. Ouagadougou,

12 juillet 2016.

A.J. Kyélem de Tambèla

2e

Le 4 janvier 2014, certains de ceux qui avaient comploté avec Blaise

f Principales abréviations AOF.

+

Afrique occidentale française

CD.

5

Congrès pour la démocratie et le progrès

CDR.

ë

Comité de défense de la Révolution

CE.A.0.

3

Communauté économique de l’Afrique de l’ouest

CMRPN.

:

Comité militaire de redressement pour le progrès

CNE.C.

5

Centre national d'entraînement commando

CNR. CNT. C.P.P.C.

È ë É

Conseil national de la Révolution Conseil national de la Transition Commission du peuple chargée de la prévention de

national

la corruption

C.P.S.P. C.S.P. CSV.

8 É É

Conseil provisoire de salut du peuple Conseil de salut du peuple Confédération syndicale voltaïque

DOP.

É

Discours d’orientation politique

FDF.

È

Faso dan fani

FÉAN.F. FES.PA.C.O. F.P.V.

: : 3

Fédération des étudiants d’Afrique noire en France Festival panañricain du cinéma de Ouagadougou Front progressiste voltaïque

G.C.B.

:

Groupe communiste burkinabè

IPN.

:

Institut des peuples noirs

LIPALD.

:

Ligue patriotique pour le développement 8

Thomas SANKARA

et Ia Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

M.LN. M.PP. M.NP.

É Ë É

de TAMBÈLA

Mouvement de libération nationale Mouvement du peuple pour le progrès Mouvement national des pionniers

Organisation communiste voltaïque Organisation militaire révolutionnaire Organisation des nations unies

Parti africain de l’indépendance

;

Parti communiste révolutionnaire voltaïque Programme populaire de développement Plan quinquennal de développement populaire Parti du regroupement africain

R.D.A. R.D.P.

;

Rassemblement démocratique africain Révolution démocratique et populaire

S.A.MA.B.

4

Syndicat autonome des magistrats burkinabè

SER.NA.PO.

;

Service national populaire

S.G.N.-C.DR.

;

Secrétariat général national des Comités de défense de la Révolution

S.N.C.

ÿ

Semaine nationale de la culture

S.N.C.P. S.N.E.A.H.-.V.

d :

Service national de construction de la patrie Syndicat national des enseignants africains

P.R.A.

de Haute-Volta

S.N.P.

à

Service national populaire

S.U.V.E.S.S.

A

Syndicat unique voltaïque des enseignants

du secondaire et du supérieur TPR.

;

Tribunal populaire de la Révolution

U-CB.

:

Union communiste burkinabè

U.F.B.

H

Union des femmes du Burkina

U.G.E.V.

:

Union générale des étudiants voltaïques 9

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire 3. KYÉLEM de TAMBÈLA

1 f U.L.C. U.L.C.-R.

À ñ

Union de lutte communiste Union de lutte communiste - Reconstruite

U.N.A.B.

4

Union nationale des anciens du Burkina

U.N.P.B.

à

Union nationale des paysans du Burkina *

* *

Introduction 1-

Le Burkina Faso! est un territoire d’environ 274 200 km? situé au

cœur de l’Afrique occidentale. En 1985 il comptait près de huit millions

d'habitants’. En 2016, la population était estimée à environ dix-sept mil-

lions d'habitants’. Il est l’un des pays les plus peuplés de l’Afrique de 1 Le 4 août 1984, à l’occasion de la célébration du premier anniversaire de la Révolution, par l'ordonnance 84-43/CNR/PRES du 2 août 1984, la République de Haute-Volta a pris Le nom de Burkina Faso. Burkina signifie en langue nationale more (lire : moré)} : honneur, dignité, respect, honnêteté. Fa et so sont des mots de la langue dioula signifiant respectivement père et maison. Faso signifie : patrie, république. Burkina Faso veut dire : pays des Hommes intègres, honnêtes, courageux et dignes de respect. Le Burkina est souvent désigné sous le nom de “pays des Hommes intègres”.

Cette interprétation est quelque peu réducirice ; elle ne réflète pas le vrai sens du mot burki-

na. Selon René Daniel, burkina ne signifie pas homme intègre mais homme noble. « Un

homine burkina pouvait devenir un captif

s'il avait été pris à la guerre. L'homme burkina

n'est donc, en soi, ni intègre ni même libre. [..] Le Burkina Faso est donc le pays de nos

nobles ancêtres, J'inrégrité n'étant que l'un des attributs — et non pas un élément spécifique —

de la noblesse. » CE. Jeune Afrique, n° 1607, Paris, 16-22 octobre 1991, p. 62. Burkina

Faso serait mieux traduit par ferre de noblesse, terre de dignité. Les habitants du Burkina Faso sont des Burkinabè, Le mot bè est le pluriel de gjio

qui, en langue peulh, veut dire fils, ressortissant de, venant de. Le mot burkinabè est inva-

riable. Dans un souci d’unité, il a ainsi été fait appel aux trois principales langues du pays pour constituer le nouveau nom du pays, l'adjectif et le nom du citoyen. La devise du pays qui était : Unité - Travail - Justice avait été changée en La Patrie où La Mort, Nous Vaincrons ! Ce qui rappelle un slogan en vogue pendant la Révolution française et qui a été repris par Cuba qui en à fait sa devise: Patria o Muerte Venceremos ! 1] convient de rappeler que sous le régime du C.M.R.P.N. du colonel Saye Zerbo (cf. infra), celui-ci avait terminé son discours programme du 1% mai 1981 par la phrase suivante : Ensemble nous vaincrons. Après la fin de la Révolution, la devise a encore été changée par la loi n° 002/ 97/ADP du 27 janvier 1997. Elle est maintenant la suivante : Unité - Progrès - Justice.

? Le recensement effectué du 10 au 20 décembre 1985 a donné les résultats suivants : populations résidentes = 7 919 895 personnes dont : hommes = 3 824 531 ; femmes = 4

095 364. Population administrative = 8 644 275 personnes dont : hommes = 4 321 674 ;

femmes = 4 322 601. Le recensement de décembre 2006 donne une population de 14 017 262 habitants. 3 Un recensement général de la population est prévu pour se tenir dans le courant de l’année 2016. il

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBÈLA

l’ouest. La population est constituée d’une soixantaine d’ethnies d’importance numérique inégale. Cependant, il y a trois principaux groupes ethniques : les Mose” au centre, les Peulh au nord, puis les DiouJa et les différents groupes ethniques de l’ouest du pays. 2 Les principales religions sont l’animisme, l'islam et le christianisme. La carte religieuse du pays n’est pas fonction de la carte ethnique. L’islam est néanmoins relativement important au nord et à l’ouest malgré la

persistance

de

l’animisme.

Au

début

des

années

1980,

le

taux

d’analphabétisme était évalué à 90% et le taux de scolarisation à 16%°, Le taux de mortalité infantile était de 180% et le pays comptait un médecin pour environ cinquante mille habitants®. 3-

Le Burkina fait partie des pays les moins avancés (P.M.A)

Le

commerce extérieur est caractérisé par un déficit permanent de la balance commerciale. Le taux de couverture des importations par les exportations était de 25, 2% en 1980 et de 15, 93% en 1982. L'essentiel des exportations était constitué par les produits du cru (animaux vivants, peaux, coton,

amandes de karité, arachides, légumes). Les principaux clients et fournisseurs étaient la France, la Côte d’Ivoire et l’Europe de l'Ouest. En 1982 le

produit intérieur brut (P.L.B.) était de 346 988,7 millions F CFAŸ, Le P.LB.

par habitant était de 53 356 FCFA et la part de l’industrie dans le P.LB. était de 10%. % Le terme mossi qui est couramment employé est impropre. C’est la version francisée

du mot mose (lire : mosé). Conformément au décret n° 75/PRES/EN du 16/ 11/ 1975, moaga au singulier donne mose au pluriel.

Ÿ En 2014, le taux de scolarisation était de 83%. Le d’alphabétisation était évalué à 60%. $ En 2016, on comptait un médecin pour environ neuf mille habitants. 7 C’est le Comité de la planification et du développement (comité Tinbergen), dépen-

dant de P'ECOSOC, qui a défini les P.M.A. au début des années soixante-dix. Ils sont caractérisés par un P.N.B. par habitant de moins de $100

(1968), d’une industrie qui ne

compte que pour 10% du P.N.B. et d’un taux d’alphabétisation qui, en 1960, ne dépassait pas 15% de la population âgée à l’époque de moins de 15 ans. De nos jours, pour définir les P.M.A., l'ECOSOC utilise les trois critères suivants : un critère de bas revenu, un critère de retard dans le développement du capital humain et un critère de vulnérabilité économique.

1 F CFA équivalait à°0,02 francs français. À l’origine, C.F.A. signifiait Colonie française d’Afrique. De nos jours on parle de Communauté financière d'Afrique. 12

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBËLA

Il s’agit là d’un bref aperçu de ce qu'était le pays au moment où Thomas Sankara arrivait à la tête de l’État. Il est difficile de bien appréhender les réalités de la Révolution burkinabè (deuxième partie) sans connaître un peu l’histoire récente du pays (première partie). Seront ensuite abordées la fin

de la Révolution avec l'assassinat de Thomas Sankara et ses conséquences

(troisième partie) et enfin la chute de Blaise Compaoré et la renaissance démocratique au Burkina Faso (quatrième partie). *

x

PREMIÈRE PARTIE De la Haute-Volta au Burkina Faso Ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le revivre. G. Santayana

Avant la Révolution qui a changé le nom du pays (chapitre IV), il y a eu la période précoloniale et l’indépendance (chapitre I), des moments de doute sur l’avenir du pays (chapitre IT) heureusement suivis d’une période de prise de conscience (chapitre HIT).

Chapitre I De la période précoloniale à l'indépendance L'histoire des populations qui occupent l’actuel territoire du Burkina Faso peut être appréhendée selon trois périodes : la période précoloniale (), la période coloniale (I) et la période de l’indépendance (HE).

[4-

La période précoloniale

Deux chroniques soudanaises en langue arabe publiées en 1913,

le Tarikh El-Fettach {Chronique du chercheur (XVI siècle}} et le Tarikh Es-Soudan {Chronique du Soudan (XVII siècle)} et les notes de quelques voyageurs européens (Mungo Park, 1799 ; Heinrich Barth, 1857-1859 et surtout Louis Gustave Binger, 1892) donnent un bref aper-

çu sans doute incertain de ce que fut le Burkina de la période précolo-

niale. Trois grands royaumes au centre (A), à l’ouest (B) et à l'Est (C) se partageaient le territoire du Burkina actuel.

A) 5-

AUCENTRE

Les royaumes môse” du Yatenga!®, de Wogodogo!! et de Tenko- x

dogo!? avaient une population dépassant largement le million d’habitants à la fin de la période précoloniale. Le chef suprême des Mose était le * More (la langue) se lit mord et mose (pluriel de moaga) se lit mossé. Dans l'écriture de

x

la langue more, accent aigu n’existe pas.

1 Tenga en langue more signifie la terre. Yatenga est la forme contractée de Fadega

tenga qui veut dire la terre de Yadega le fondateur du royaume. Selon la légende, Yade-

ga vient de dié yadge qui signifie littéralement entrer et s’y étendre, c’est-à-dire aller de conquête en conquête.

ll Wogodogo en langue more signifie en quelque sorte le respect, les honneurs. C’est la \

capitale du royaume moaga du centre qui en est le plus important. Wogodogo est le résultat de l'évolution de l'expression wogdog tenga qui signifie la terre des honneurs. C’est le lieu où réside le chef du royaume moaga du centre qui est en même temps l’empereur des Mose.

Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso, est la version francisée de Wogodogo.

L Tenkodogo en langue more est la fonme contractée et francisée de fenga kodgo qui signifie

vielle, ancienne terre. C’est la région où, selon la légende, seraient partis les descendants de Wedraogo, ancêtre mythique des Mose, pour la conquête de leur territoire actuel. 15

* x

Thomas SANKARA et Ja Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA souverain

de

Wogodogo

appelé

môgh

nâbal”

ou

roi

de

l’univers.

« L'histoire de l'empire mossi est celle d’une aristocratie guerrière de cavaliers qui a étendu ses conquêtes sur des populations plus Jrustres, des montagnes togolaises au Niger" ». Dim Delobsom {de son vrai nom Antoine Augustin Ouédraogo) pense que les Mose « pourraient être formés d'un mélange des Dagomba conquérants et d’autochiones. Le Moaga serait l'individu issu de métissage ; ce terme qui signifie (produit impur) est plutôt employé par les “Naba” et Nakomse (fils de prince) pour désigner tout individu qui n'appartient pas à la noblesse. “Moaga” signifie aussi “l'homme non circoncis”. Une deuxième explication également proposée par Dim Delobsom est que les mots “Moaga” et “Mossi” ont été employés par les aunochtones pour désigner les Dagomba au moment de leur

arrivée dans le pays” ». Il existe d’autres versions sur l’origine des Mose!f

#

6Selon la légende, les Mose seraient venus de Gambaga, localité située dans le nord de la République du Ghana actuel. La princesse Ye-

? En langue more, môgho signifie brousse, broussaille, Selon la tradition, pour fonder son royaume, le roi Yandfo, fils du roi Wubri se retira dans la brousse et construisit sa maison dans la broussaille. D'où le nom de môgh näba qui est la forme contractée de môgho (brousse) et näba (chef).

Pour une autre version, cf. Salfo-Albert Balima,

Légendes et histoire des

peuples du Burkina Faso, Paris, JA. Conseil, 1996, p. 73 et 80.

Par la suite, et selon l’intonation, Môgho signifiera le pays des Mose. L'univers “civilisé” devait alors se limiter au Môgho. Le royaume de Wubri semble avoir été fondé vers 1313. Selon Cheikh Anta Diop, dans la langue des anciens Égyptiens, nab signifie le maître (du savoir). Ce qui a donné en arabe #4bi qui signifie prophète. En araméen

rabbi signifie maître. Le terme ba chez les anciens Égyptiens renvoyait à la notion d'âme qui vit au ciel. Le roi dans certaines conditions pouvait devenir ba. En langue more, ba signifie père. D’autres exemples de ce genre montrent une réelle parenté linguistique entre la langue des Mose et celle des anciens Égyptiens. Cf. Robert Cornevin,

Histoire des peuples

de l'Afrique noire, Paris, Éd. Berger-

Levrault, 1963, p. 233. Lire surtoutp. 215-313. Robert Cornevin était admistrateur en chef de la France d'Outre-Mer.

1 Cf. R. Comevin, op .cit. p. 233.

15 Cf. Joseph Ki-Zerbo, Histoire de l'Afrique noire - D'Hier à Demain, Paris, Hatier,

1978, p. 246-249 ; Salfo-Albert Balima, Légendes et histoire des peuples du Burkina Faso, Paris, J.A. Conseil, 1996, p. 62s. 16

Thomas SANKARA et Ja Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentté Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBÈLA

nénga!”, fille d’un roi de Gambaga, se serait égarée au cours d’une partie de chasse à cheval. Cherchant un abri pour la nuit, elle trouve une hutte

appartenant à un chasseur d’origine mandingue!* nommé Diyaré!”. Ils se plaisent et de leur union naîtra un garçon qui sera appelé Wedraogo (étalon) en souvenir de la monture de la mère?

7Où pouvaient être les ancêtres des Mose avant leur installation à Gambaga? Certains prétendent avoir retrouvé leurs traces au Nord-

x

Cameroun. Selon d’autres sources, ils pourraient venir de l’actuel Sahara au moment où il était encore verdoyant. C’est son dessèchement progressif qui aurait provoqué leur migration. De là viendraient les traits culturels communs avec les anciens Égyptiens dont certains étaient aussi originaires du Sahara. Certains les rattachent même aux Yéménites. Du Sahara, c’est dans la région de Niamey qu’on aurait retrouvé leurs traces. Ils y auraient laissé des vestiges historiques et archéologiques comme des tombes en pyramide. Sous la pous-

sée des Berbères, ils se seraient installés sur la rive droite du Niger. De là ils partirent à la conquête du Nord-Dahomey-Togo-Ghana. C’est ainsi que certains d’entre eux se seraient retrouvés à Gambaga d’où ils pattiront à la con-

quête de l’actuel Burkina. La colonisation viendra les cantonner définitivement — du moins pour le moment?! - dans leur territoire actuel avec la création 1? De son vrai prénom Poko qui, en langue more signifie une personne de sexe femelle. Yenénga signifie ce qui est beau, ce qui brille. Selon S.-A. Balima, Yenénga pourrait être la déformation de Gnélenga ou Gnenenga ou encore Yalanga. Op.cit., p. 67. Pour C. Sanwiidi, Yenénga est la déformation de Yalénga qui signifie largesse. Cf. Kombange-Ligliba Cyprien Sânwiidi, Kupèela — De Kürita le fondateur à Albert Tilado dit Zâare, s.1., s.d., p. 14.

FF Selon la légende, Mandingues et Bambara ou Bammana auraient la même origine. 1 Diyaré ou riyaré en langue more signifie : omnivore, manger tout sans distinction aucune, ou encore celui qui mange tout sans distinction aucune et sans manière. En langue more, le

et Le » en début de mot sont interchangeables.

Selon S.-A. Balima, Dyaré était un Bussanga (pluriel : Bussansi) communément appelé Bissa. Et dans cette langue, dyaré signifierait “le mâle”. cc Légendes et

histoire …, op.cit, p. 71. Les Bissa étaient ceux qui résidaient dans la région. En langue more, bussanga est la contraction de bfdu (famille) et sänga (étranger} qui signifie un groupe ethnique étranger.

À De là vient que l’étalon est l'emblème du Burkina. 21 D’importantes colonies de Môse existent actuellement au Ghana, en Côte d'Ivoire, au Soudan, au Mali, au Togo, au Bénin, au Niger et au Gabon. Beaucoup d’entre eux sont depuis longtemps assimilés aux populations locales.

17

ÿ

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBÉLA

de nouveaux territoires administratifs aux frontières rendues intangibles après les “indépendances”. Si leur présence dans le Nord-Cameroun était vérifiée, on peut penser que c’est à partir de leur départ du Sahara que certains d’entre eux auraient pris cefte direction. D’autant plus que, culturellement, une simili-

tude frappante existe entre les Mose et les populations noires du Sud-Tchad qui fait frontière avec le Nord-Cameroun. 8Devenu guerrier, Wedraogo sera présenté à son grand père maternel à Gambaga. Celui-ci le dote d’une petite troupe de guerriers. C’est alors que Wedraogo se serait lancé à la conquête de l’espace à travers la savane, créant les premiers commandements de l'empire moaga. Guerriers intrépides, dotés d’une supériorité technologique dans l’art de la guerre : la cavalerie, les Mose n’eurent sans doute pas trop de peine à

conquérir le plateau central du Burkina actuel qu’occupaient alors des paysans mal préparés à des conquêtes fulgurantes. Le Môgho s’étend sur

près de 63 500 km? et rassemble plus de la moitié de la population burkinabè, Il comprend 19 royaumes d'importance inégale constituant deux grands ensembles : un bloc central et méridional comprenant, autour du royaume de Ouagadougou, les royaumes de Lalgaye, Wargay, Tenkodogo, Konkistenga, Yako, Tema, Mané, Bousouma, Boulsa et Koupéla. Un bloc septentrional comprenant, autour du Yatenga, les royaumes de Bousou, Darigma, Nieséga, Risiam, Zitenga et Ratenga. 9-

L'idée de “näm”?? propre aux Mose a permis l'invention de l'État

ou plutôt d’une forme d’Etat très structuré, décentralisé et assimilation

niste grâce auquel il leur a été possible de faire accepter leur domination sur les populations autochtones qui étaient parfois associées à l’exercice du pouvoir. Dans le royaume du Yatenga par exemple, sous le règne de näba Kango (1754-1787) des commandements territoriaux furent confiés à des captifs et l’un d’eux devint le plus puissant dignitaire du royaume.

Des représentants des différentes couches sociales, captifs compris, constituaient le collège électoral chargé de désigner le successeur du roi Dans leur stratégie de conquête et de pouvoir, les Mose semblent avoir

privilégié des rapports d’assimilation plutôt que d’exclusion. Ce facteur a 7° Näm signifie pouvoir en more, la langue des Mose.

# C£ Claudette Savonnet-Guyot, État et sociétés au Burkina - Essai sur le politique africain, Paris, Karthala, 1986, p. 85s.

18

Thomas SANKARA et ln

évolution au Burkina Faso

ppement autocentré

Une expérience de de

1 de TAMBÈLA

Apollinaire J, KYÉ

sans doute été déterminant pour la stabilité et la longévité de l’empire car les sources de conflits étaient ainsi réduites. À l'exception de quelques incursions comme celles de Sonni Ali 10-

et de membres de la dynastie des Askia, l'empire moaga ne fut jamais

menacé de l'extérieur. Bien au contraire il infligea de sérieux échecs aux empereurs du Mali, de Gao, de Ségou et aux pachas de Tombouctou. Il

s’empara de Tombouctou en 1 333 et de Oualata dans l'actuelle Mauritanie en 1 480%, Comme l’a fait remarquer P. Emy, « Les uns après les autres, les royaumes montent, arrivent au sommet (apogée) puis redes-

cendent, Ils ressemblent à l’homme qui est enfant et adolescent, puis

adulte, enfin vieillard avant de mourir. … Seuls les Royaumes mossi ont gardé leur puissance du début jusqu'à la fé . » Johanny Thevenoud qui

résida chez les Mose de 1903 à sa mort en 1949 et qui fut le premier évêque de Ouagadougou écrit : « En Afrique noire, un empire millénaire,

fondé par un certain Oubri, dont le nom est encore un drapeau et une relique, et gouverné jusqu'à nos jours par ses descendants, pour étrange

que cela paraisse, tel est le fait historique. Quand Philippe VI de Valois commençait la guerre de Cent Ans, Ouagadougou était déjà la capitale du Mossi, et quelques années avant la défaite de ce roi de France à Crécy, ce peuple, dans un raid qui n'eut pas de suite, s'empara de Tombouctou qu'il saccagea et pilla. Sur ses origines, son point de départ, car c'est un peuple de conquérants, nous ne savons rien, si ce n'est qu'il est venu de l'Est. |. ..] Bien organisé aux points de vue politique, administratif er social, cet empire porta sans usure la fatigue des siècles, et tel il était à l'époque où

Saint-Louis conduisait ses chevaliers à la conquête des Lieux Saints, tel il est

encore aujourd'hui. …il eut des sages en dehors de notre monde civilisé*. »

11-

L’homogénéité politique relative, l’identité culturelle, l’origine

commune

et les relations économiques qui les unissaient, faisaient des

# Cf. : -La République de Haute-Volta, Not

tudes Documentaires, n° 3 818-3 819,

27 septembre 1971, p. 7. -Joseph Ki-Zerbo, E

de l'Afrique noire - D'Hier à Demain,

op. cit., p. 246. % p, Emy, Histoire de l'Afrique occidentale, !:

, -Moulineaux, Éditions Saint-Paul, 1961,

Joseph Ki-Zerbo, Histoire de l'Afrique noire

- D'Hier à Demain, op. cit., p. 247.

S.-A. Balima, Légendes et histoire des peuples du Burkina Faso, op.cit., p. 79.

19

:

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire 3. KYÉLEM de TAMBËLA

Mose, bien avant l’êre coloniale, un peuple uni et une nation quasi homogène, malgré des rivalités régionales.

B)

ÀL'OUEST

12Au XVIII siècle, à l'exception des pays lobi-birifor et d’une partie du pays dagara, cette partie est passée sous la domination des souverains dioula?? de Kong. Famarha Ouattara s’installe à Bobo-Dioulasso et

fonde le Gwiriko”. Il était le frère de Sékou Ouattara qui régnait sur les

Dioula de Kong. À la mort de ce dernier, Famarha réclama le pouvoir et, sur le refus qui lui est opposé par le fils de Sékou Ouattara, va s’installer à Bobo-Dioulasso ouvrant une longue suite de querelles entre les deux

cités. Au XIX* siècle l'empire Kong est démantelé, Le Gwiriko est déchi-

ré par d’incessantes révoltes. Le royaume dafing de Wahabu, notamment, naît de ses décombres. Les Dioula se sont si bien distingués comme commerçants que leur nom sert à désigner, quelle que soit son appartenance ethnique, le colporteur musulman””.

C) 13Autour de Nüngu (Fada Nünbado, s’est édifié le royaume Gourmantchés. Le royaume du royaume de Wogodogo. Certains comme les royaumes du Yatenga

ÀL'EST N'Gourma) et sous la dynastie des du Gourma*? dont les habitants sont des Gourma avait des liens étroits avec le estiment qu’il faisait partie de l'empire et de Tenkodogo.

Des recherches poussées donnent plus de précisions sur le peuplement du Burkina. Ainsi, les Bobo, les Gourounsi et les Kourouma sont cités

comme faisant partie des premiers habitants de l’Afrique occidentale”.

77 Dioula viendrait de Pexpression arabe sug al jeufa qui signifierait ceux qui se promê-

nent au marché.

Pour certains, Guiriko signifierait “au-delà de la longue marche”. Cette version est

quelque peu contestée. Sur l’origine et le sens de ce mot, ef. Mahir Saul, “Les maisons

de guerre des Watara dans l'ouest burkinabè précolonial”, in Yénouyaga Georges Madiéga et Oumarou Nao (sous la direction de-), Burkina Faso — Cent ans d'histoire,

1895-1995, Paris, Éditions Karthala, 2003, 1.1, p. 385-386.

# C£ Robert Cornevin, Histoire des peuples de l’Afrique noire, op. cit., p. 241.

30 Gourma est un mot d’origine sonrhaï et désigne les peuples de la rive droite du fleuve Niger.

3! C£. R. Comevin, op. cit., p. 233.

20

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYËLEM de TAMBÈLA

I

La période coloniale

Lorsque les Blancs sont venus en Afrique, nous avions les terres et ils avaient la Bible. Ils nous ont appris à prier les yeux fermés. Lorsque nous les avons ouverts, les Blancs avaient les terres er nous la Bible. Jomo Kenyatta

À la fin du XIX° siècle le territoire du Burkina actuel devint l’enjeu d’une compétition entre les différentes puissances coloniales (France, Grande-Bretagne, Allemagne)”. La conquête (A) et la constitution du territoire (B) répondaient à des motivations précises (C).

A)

LA CONQUÊTE DU TERRITOIRE

L'un après l’autre le Nord et le Centre (L), l'Ouest et le Sud-Ouest (2) et l'Est du pays (3) vont tomber sous la domination coloniale.

1-

La conquête du Nord et du Centre a)

14-

La conquête du Nord

Dès la moitié du XIX' siècle, les royaumes mose du Yatenga et de

Tenkodogo

et

le

royaume

du

Gourma

manifestaient

leur

volonté

d'indépendance à l’égard du mêgh näba de Ouagadougou. Les querelles de succession au Yatenga vont par la suite faciliter la pénétration fran-

çaise. Le prince Bangrey qui accèda au trône en juin 1894 sous le nom de näba Bully et qui se sentait menacé par ses adversaires, fit appel au capitaine Destenave du détachement militaire français installé à Bandiagara au Soudan français (actuel Mali). Celui-ci observait le déroulement des luttes internes et attendait le moment d’intervenir. Saisisant l’occasion, Les Français volèrent au secours de näba Bully et signèrent avec lui le 18 mai 1895 un traité de protectorat”. À partir du Yatenga ils partirent à la

conquête de l'empire moaga. 32 Dans ce sens, cf. Jeanne-Marie Kambou-Ferrand, “La conquête du royaume mossi de Ouagadougou par la France”, in Yénouyaga Georges Madiéga et Oumarou Nao (sous la direction de-), Burkina Faso — Cent ans d'histoire, 1895-1995, Paris, Éditions Kartha-

la, 2003, t.1, p. 419-474, #3 Le traité précisait que Le roi du Yatenga confiait son pays à la France, en son nom et au nom de ses successeurs ; qu’il acceptait à Ouahigouya (sa capitale) un résident fran21

;

.

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»

À

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA 15Marseille est une des toutes premières villes de la France actielle qui s’appelait alors la Gaule. Dans l'antiquité, c’était un port très actif mais la

ville était souvent pillée par les tribus voisines. Les habitants appelèrent alors les Romains au secours. Ils vinrent, chatièrent les pillards puis

s’installèrent dans la région. La “province” qu’ils fondèrent devint la Provence. De même, quand des Germains tentèrent d’envahir la Gaule, les tribus gauloises demandèrent aussi secours aux Romains. Ils arrivèrent sous la conduite de Jules César, chassèrent les Germains puis entreprirent la conquête de la Gaule. Il se trouve ainsi une similitude entre la conquête de la Gaule par les Romains et la conquête du Burkina par les Français.

b) 16-

Le nâba Wobgo”

La conquête du Centre de Ouagadougou,

de son vrai nom

Boukary

Koutou, était, contrairement à näba Bully du Yatenga, un nationaliste déterminé. En juillet 1895 il avait fait cette réponse au capitaine Destenave, résident de France à Bandiagara qui voulait franchir les frontiè res

de son empire : « Depuis longtemps, j'ai fait consulter les gris-gr is. Tous ont répondu que si je voyais un homme blanc, J'étais un homme mort. Je sais que les Blancs veulent me faire mourir Pour me voler mon pays. Et tu prétends qu'ils vont m'aider à organiser mon pays! Or je trouve mon

pays très bien, tel qu'il est. Je n'ai nul besoin des Blancs. Je sais ce qu'il me faut et ce que je veux. J'ai des marchands. Estime-toi heureu x que je ne le fasse pas couper la tête. Va-t-en donc. Et Surtout, ne reviens

pas®. » Mais le pouvoir de näba Wobgo était fragilisé car depuis 1884 le gais avec une escorte militaire ; qu’il ne pouvait plus avoir de relations avec un autre pays sans l'autorisation du gouvernement français ; qu'il devait protéger les Français

qui viendraient au Yatenga sans prélever des impôts sur leurs marchandises ; qu’en retour, désormais, la France protégera le roi du Yatenga.

# Wobgo signifie éléphant en langue more. Il prétendait ainsi s'identifier à la force tranquille de l'éléphant. * 9 Chez les Mose, celui qui accède au pouvoir prend un nom de règne qui, en fait, est le concentré soit de ce qu’il souhaite promouvoir sous son règne (son programme, son projet de société) soit de ce qu'il prétend incarner, Dès lors, il ne sera plus désigné que par ce nom qui deviendra aussi celui de sa descendance. Wobgo était le nom de règne de Boukary Koutou dont le père était le môgh näba Koutou. Koutou signifie fer.

Ÿ C£. Salfo-Albert Balima, Légendes et histoire des peuples du Burkina Faso Paris,

JA. Conseil, 1996, p. 126.

22

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBÈLA

royaume de Wogodogo était en lutte contre le chef de canton de Lallé. En outre, les royaumes de l’intérieur se référaient de moins en moins au pouvoir

central de Ouagadougou et manifestaient des velléités d’indépendance. Le 1 mars 1897, le chef de bataillon Destenave écrivait : « On peut dire d'une facon certaine et en sappuyant sur des exemples fournis par BockaryKoutou et ses prédécesseurs que le pouvoir central de Ouaghadougou n'est constitué en réalité que nominalement et simplement par un respect des traditions qui est allé en s'affaiblissant au fur et à mesure que la puissance des grands feudataires augmentait. L'étendue du commandement et la puissance des Nabas de Bous-

souma, Koupéla, … sont supérieures à celles du Naba de Ouagadougou. [...] mais il ne faut pas perdre de vue qu'il est toujours fait cause

commune en face de l'étranger, et qu'il suffit d'un mot d'ordre pour qu'au nom des liens de famille et de l'unité de race ils se coalisent contre l'envahisseur. » Selon S.-A. Balima, « De l’intérieur hélas, le Môgo n'était

plus qu'un corps décrépit ef vermoulu, qui continuait à vivre plus en raison des terreurs que son renom avait autrefois inspirées qu'à cause de sa force réelle”. »

Le 1° septembre 1896, les troupes des lieutenants Paul Lucien 17Gustave Voulet et Charles Paul Jules Chanoine n’eurent pas beaucoup de difficultés à s’emparer de l'empire*?. Plutôt que de se soumettre, le näba Wobgo,

après une résistance tenace et vaine, choisit l’exil. Il trouva re-

fuge à Gambaga dans le nord de l’actuel Ghana, pays d’origine des

Mose. Le näba Siguiri, nouveau souverain élu avec le concours des occu-

pants, signa le 20 janvier 1897 un traité de paix et d’amitié plaçant ainsi l'empire moaga sous le protectorat exclusif et sous la souveraineté absolue de la France”. Mais jusqu’à sa mort en 1904 au Ghana, Boukary Koutou dit näba Wobgo continua à harceler les troupes d'occupation. Il fit répandre dans le pays un appel à la résistance : « Nous l'avons dif, les Blancs, comme les oiseaux migrateurs, traversent l'Afrique. Laissez-les passer. Mettez-vous en sûreté. C'est un orage qui passe». Il ordonna à 3 Cf. Salfo-Albert Balima, op.cit., p. 119-120. #7 Cf. Apollinaire Kyélem, “La dernière bataille de Boukary Koutou”, L'Observateur Paalga, n° 5822, Ouagadougou, 30 janvier 2003, p. 7.

% Le contenu du traité est pratiquement le même que celui qui avait été soumis au roi du Yatenga en 1895. 23

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autacentré Apolli

ses pas Pas sée les

J. KVÉLEM

de TAMBËLA

vassaux de fuir : « Les gris-gris n'ont plus aucun pouvoir, je ne veux me soumettre aux Blancs, mais je ne puis résister. Vous ne pouvez résister non plus, Le salut est dans la fuite” ». La structure hiérarchiqui a été la force de l’empire moaga a aussi facilité sa conquête par Français. La reddition du chef entraîne celle de son territoire.

2-

La conquête de l'Ouest et du Sud-Ouest

18À la fin du XIX' siècle le souverain du Gwiriko se sentait menacé à la fois par le roi du Kénédougou et par le conquérant Samory Touré. Il fit alors appel aux Français en 1897. Le chef de la mission française, le com-

mandant Caudrelier, entra dans Bobo-Dioulasso, Le 11 septembre

1897, un

traité de protectorat était signé mettant fin à l'indépendance du Gwiriko.

19Les sociétés du Sud-Ouest qui ne connaissaient pas de système d’autorité politique centrale furent plus difficiles à soumettre. Les troupes françaises s’y heurtèrent à une résistance farouche surtout en pays lobi où les populations maniaient avec dextérité l'arc et la flèche“. La conquête française se fit maison par maison, village par village. La période d'installation française prit fin en 1901 avec la fondation du poste de Gaoua en pays lobi. Mais jusqu’en 1933 le pays lobi ne fut pas “pacifié”.

3-

La conquête de l'Est

20En 1892, Batchande avait assassiné son frère Yentugury pour prendre le pouvoir. I! fut aussitôt rejeté par une coalition de chefs du pays gourmantché qui l’expulsèrent de la capitale. Il se réfugia à Diabo. Pour conforter son pouvoir chancelant, il ouvrit largement les bras aux Fran-

Sais qui arrivaient du Dahomey (actuel Bénin}. Le 20 janvier 189$ il accepta un traité de protectorat du commandant Decœur qui, en les élimi-

nant, le débarrassa par la suite de ses ennemis qui n’étaient autres que ses frères et cousins,.

#° Cf. Salfo-Albert Balima, op. cit. p. 142. *° Le commandant Caudrelier écrivait : « Chez les Lobi, je ne vois pas comment ni avec qui je pourrai passer des traités. Ces sauvages se sauvent à notre approche et

n'apparaissent de temps à autre que pour vous tirer des flèches empoisonnées, » Cf.

Jeanne-Marie

Kambou-Ferrand,

“Les

vraités coloniaux

en pays

voltaïques”,

in Yé-

nouyaga Georges Madiéga et Oumarou Nao (sous la direction de-), Burkina Faso — Cent ans d’histoire, 1895-1995, Paris,

Éditions Karthala, 2003, t.1, p 525.

24

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autogentré Apollinaire J. KYÉLEM

B)

21-

de TAMBËLA

LA CONSTITUTION DU TERRITOIRE

Les sociétés sans autorité politique centrale n’avaient pas de chef

en tant que tel. Ce qui rendait difficile la transmission des instructions aux administrés et l'exécution des décisions administratives, Le territoire une fois conquis, s’inspirant de l’exemple des Mose, le colonisateur va : procéder dans ces sociétés à la nomination de chefs de village et de canton“!. Le plus souvent, le choix portait sur les éléments à la fois dociles et énergiques et si possibles capables de comprendre quelques rudiments de français. Par la suite, les Français annulèrent les traités de protectorat qu'ils avaient eux-mêmes imposés. Le territoire fut intégré à la colonie du Soudan français créée le 18 août 1890. L’ensemble fera partie de l'Afrique occidentale française (A.O.F.) érigée en fédération par décret du 16 juin 1895 et qui comprenait le Sénégal, le Soudan français, la Guinée française et la Côte d'Ivoire". Un décret d’octobre 1902 rattacha le territoire à la Sénégambie-Niger. À partir du décret du 18 octobre 1904

réorganisant le gouvernement général de l’Afrique occidentale française,

le territoire sera rattaché à une nouvelle colonie, la colonie du HautSénégal-Niger avec Bamako pour capitale.

22-

Un décret du 1° mars 1919 détachait le territoire pour former une

colonie à part. À cette nouvelle colonie il sera donné le nom de HauteVolta parce que le territoire couvre les bassins supérieurs des trois fleuves Volta : Volta noire, Volta blanche et Volta rouge. La Haute-Volta

de 1919 comprend alors les cercles de Bobo-Dioulasso, Dédougou, Dori, Fada N'Gourma, Gaoua, Ouagadougou et Say. Le fleuve Niger constituait la frontière orientale du territoire. Gabriel Angoulvant qui, au mo-

ment de la création de la colonie, était gouverneur général par intérim de l'A.O.F,

expliquait en 1922

la création de la colonie de Haute-Volta :

#1 Ainsi, Henri Labouret, nommé commandant dans la circonscription de Diébougou en 1912, « imposa à chaque village un indigène faisant figure de chef auquel il pouvait s'adresser et qui transmettait les ordres simples et en assurait l'exécution. » C£. Claude Nurukyor Somda, “Les critères du choix des chefs indigènes dans les sociétés sans organisation politique centralisée du sud-ouest du Burkina Faso 1897-1917" in YéMadiéga et Oumarou Nao (sous la direction de-), Burkina Faso — Cent

1995, Paris, Éditions Karthala, 2003, t.1, p 809. .F. fut dissoute le 6 avril 1959. 25

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA «La Haute-Volta a été créée pour satisfaire à des besoins impérieux, à la fois d'ordre politique et économique. Cette région de la boucle du Niger est la plus peuplée de toute notre Afrique occidentale. Non seulement sa population est de trois mil. lions d'habitants, mais elle renferme le groupement ethnique le plus important, celui des Mossis [...] Fortement organisé, ayant à sa tête des chefs dont l'autorité traditionnelle et héréditaire est établie depuis plusieurs siècles, ce peuple est rallié à la cause française depuis vingt-cinq

ans et nous a toujours donné, notamment pendant la guerre, des preuves répétées de son loyalisme et de son dévouement [...] Ma première préoccupation a été, en détachant les territoires voltaïques du Haut-Sénégal-Niger, de placer à proximité de ces populations

un organe de contrôle dont la présence était reconnue indispensable [.…] Cette partie de la boucle du Niger n'a aucun intérêt commun, ni aucun lien économique avec la colonie du Soudan français, ni avec les régions du Haut-Sénégal ou du Haut et Moyen-Niger. Flle est directe-

ment tributaire des colonies du Sud et du golfe du Bénin”. 23Par décision du 28 décembre 1926, les cercles de Say et Tera sont détachés de la colonie de Haute-Volta et rattachés à la colonie du Niger

pour compter du 1° janvier 1927. Un décret du 5 septembre 1932% supprime la colonie de Haute-Volta pour compter du 1° janvier 1933. Le territoire est réparti entre les colonies de Côte d’Ivoire, du Soudan français et du Niger. Le pays moaga se trouva ainsi démantelé : le royaume du Yatenga et le pays samo furent rattachés au Soudan ; le royaume de Ouagadougou, l’ouest et le sud du territoire à la Côte d’Ivoire ; les pays gourmantché et peulh au Niger. La loi n° 47-1707 du 4 septembre 1947 promulguée en A.O.F. par l’arrêté n° 3678 A.P. du 12 septembre 1947 rétablit la colonie de Haute-Volta dans la limite des frontières de 1932 avec pour date de mise en application le 1° janvier 1948. # Cf. Salfo-Albert Balima, Légendes et histoires des peuples du Burkina Faso, op. cit, Annexes, p. CCHII-CCIV. Certains prétendent que la révolte des Bwaba et des Marka

: qui aensanglanté la Boucle du Mouhoun

de novembre1915 à juillet 1916 a été pour

quelque chose dans la création de la colonie. Cela permettait ainsi au colon d’assurer un

meilleur contrôle du territoire.

#JLO.A.OF., 1932, p. 902.

26

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

© 24-

LES MOTIVATIONS ET LES JUSTIFICATIONS DE LA COLONISATION Au

moment



l’entreprise

commence

coloniale,

beaucoup

d'esprits en Occident étaient convaincus de l’infériorité de l’Homme noir. Il est vrai que sur le plan économique, il y avait un grand écart entre

les sociétés occidentales déjà à l’ère de la modernité et les sociétés

d'Afrique noire où, très souvent, on vivait encore presque tout nu avec des outils de travail et de communication qui, dans bien des cas, semblaient relever du néolithique. S’agissant d’êtres pensants, la question qui

se pose est de savoir si un tel état d’ “arriération” relevait d’une incapacité congénitale à le dépasser ou s’il pouvait être fonction des aléas de l’histoire, de l’environnement, des choix des valeurs et de la conception

que l’on peut avoir de la vie terrestre et de Pau-delà. 25-

À ce sujet, on peut reprendre un extrait de la Déclaration au Monde

de William E.B. du Bois lors de la séance de clôture du deuxième congrès panañicain tenu à Londres les 28 et 29 août 1921. Entre autres il décla-

rait : «… la voix de la science, de la religion et de la politique pratique est unanime à nier qu'il existe, par une décision de Dieu, des races supérieures

ou des races naturellement,

fait que dans le vaste nique industrielle, ou un retard de quelques ä-coups, ou en venir

inévitablement et éternellement inférieures. Le

déroulement du temps un groupe puisse,dans sa tech- x son organisation sociale ou sa vision spirituelle, avoir siècles par rapport à un autre, ou aller de l'avant par à être décidément différent en pensée, en action ef en

idéal, constitue une preuve de la richesse et de la variété essentielles de la nature humaine, plutôt qu'une preuve de la co-existence de demi-dieux et de

singes sous forme humaine". »

26-

Pour les esprits simplistes cependant, il n’y avait pas lieu de dé-

battre. Ainsi, pour Gustave le trouvent les races inférieures, sont capables de rudiments de Elles n'ont jamais pu dépasser

Bon, « Au-dessus des races primitives se représentées surtout par les Nègres. Elles civilisation, maïs de rudiments seulement. des formes de civilisation tout à fait bar-

# Cf. L'Illustration, n° 4372, Paris, 18 décembre 1926. «… les bienfaits de notre colo aisation initient à la vie moderne. » Écrit le journal. % Cf. George Padmore, Panafricanisme ou communisme ? — La prochaine lutte pour l'Afrique, Paris, Présence Africaine, 1960, p. 141.

27

Thomas SANKARA ct In Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

bare,

alors

Domingue,

même

que

le hasard

de TAMBELA

les à fait hériter comme

à Saint-

de civilisations supérieures. » Selon lui, on constate chez les

races primitives et inférieures « une incapacité plus ou moins grande de raisonner. » En outre, écrit-il, « le Noir est privé des facultés politiques

et scientifiques ; il n'a jamais créé un grand État ; il n'a rien fait en mécanique industrielle. … il aime aussi avec passion la parure, la danse, le chant » Quant à Jules Ferry, président du Conseil du gouvernement français (1880-1885) il écrivait : « Les races supérieures, c'est-à-dire les sociétés occidentales, parvenues à un haut degré de développement technique, scientifique et moral, onf à la fois des droïts et des devoirs à

l'égard des races inférieures. Ces droits et ces devoirs sont ceux de la civilisation à l'égard de la barbarie. » L'entreprise coloniale se trouvait ainsi justifiée. Le cardinal tion apparaît dans le plan té, qu'à un moment donné, fées, et qui est comme une

Mercier pouvait donc écrire providentiel, comme un acte une nation supérieure doi obligation, corollaire de la

que « La colonisacollectif de chariaux races déshérisupériorité de cul-

ture"%, » Après la conquête féroce et sanglante du Môgho, le lieutenant P. Voulet a parlé d’une « intervention bienfaisante*. »

27-

L'idée de l’infériorité des Noirs n’était pas partagée par tous. En

1881, à propos des Balobos du Congo, Wissmann parlait d’ «un peuple

de penseurs Ÿ ». À la suite de ses séjours en Afrique noire, l'explorateur Leo Frobenius a eu à relever le raffinement de certaines civilisations. Selon lui, « L'idée du “Nègre barbare” est une invention européenne qui

#7 Gustave

le Bon,

Lois psychologiques

de l’évolution des peuples, Paris, F. Allan,

1927, p. 39-41 ; cité par Joseph Ki-Zerbo, Repères pour l'Afrique, Dakar, Panafrika, 2007, p. 163.

# Cité in F. Borella, l'Évolution politique et juridique de l'Union française depuis 1946, Paris, L.G.D.P., 1958, p.74. Cf. Titinga Frédéric Pacéré, Ainsi on _a assassiné tous les Mossé - Essai-témoignage, Ouagadougou, Fondation Pacéré, 1994, p. 143.

# Voulet, devenu capitaine le 26 novembre 1897, était devenu presque fou. Avant de mourir le 17 juiliet 1899, et Chanoine Le 16 juilet 1899, tués par leurs propres tirailleurs, Voulet tua le 14juillet 1899 le lieutenant-cotonel Arsène Klobb envoyé sur ses traces. Il avait par ailleurs déclaré : « Je suis un hors-la-loi, je renie ma famille, mon pays, je ne

suis plus Français, je suis un chef noir. Je ne regrette rien de ce que j'ai fait.» C£. P. Emny, Histoire de l’Afrique occidentale, op. cit., p. 60. # CET. Ki-Zeïbo, Repères pour l'Afrique, op. cit., p. 37.

28

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈËLA

a, par contrecoup, dominé l'Europe jusqu ‘au début de ce siècle’. » Il est vrai que, du fait de l’écart ahurissant qui pouvait exister entre les sociétés européennes et les sociétés d’Afrique noire, des esprits simplistes, mus par une certaine suffisance, dans l'ignorance de Phistoire et des principes d'évolution des sociétés humaines, ont pu sincèrement croire à l’infériorité de l’Homme noir. Mais pour l’essentiel, on peut penser que

la théorie de linfériorité servait plus à justifier l’entreprise coloniale. Dans le Guide de l'Européen aux Colonies on pouvait lire : « Peu im-

porte que les Noirs sachent épeler, lire ou écrire, qu ‘ls connaissent notre syntaxe, nos sous-préfectures. Ce qu'il faut, c'est qu'ils soient ca-

pables de nous aider dans l'utilisation de leur continent. Leur éducation

doit par suite être purement manuelle et professionnelle”? » Pour Jules Ferry, « La question des colonies, c'est la question des débouchés ». Et

Albert Sarraut qui fut également président du Conseil (1933 et 1936)

d’ajouter : « La cotonnade française, si elle sait le vouloir, a devant elle un marché privilégié de près de 60 millions d'êtres humains 53,

IlI-

La période de l'indépendance

Les colonies françaises d’Afrique ont accédé à l'indépendance dans des conditions qu’il n’est pas inutile de rappeler (A). Dans le cas du Burkina, la

période de

l'indépendance a été marquée par un certain activisme politique

(B), des différences d’option politique (C) et la mauvaise gouvernance O).

A) 28-

LES CONDITIONS D’ACCESSION A L'INDÉPENDANCE Le général de Gaulle qui était revenu au pouvoir en France en mai

1958 était un nationaliste chevronné. En tant que président du Conseil

(1958), puis président de la République (1959-1969), seuls comptaient pour lui les intérêts à court terme de la France. Face aux luttes d’émancipation et de libération qui se sont développées après la deuxième guerre mondiale : la défaite française en Indochine (Dien Bien Phu, 7 mai 1954), les troubles à Madagascar (1947-1948), la guerre 5! Leo Frobenius, Histoire de la civilisation africaine ; Cité par Cheikh Anta Diop, Na-

,3° édition, Paris, Présence africaine, 1979, t. 2, p. 353.

pères pour l’Afrique, op. cit., p. 39-40. 0, “Les or! igines el on

29

fase en 1944”, in L. Genet et al,

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA d’Algérie (1954-1962), les luttes politiques en Afrique noire, etc. le gé. néral de Gaulle comprit que les choses ne pouvaient plus rester en l’état.

Comme la France ne pouvait pas facilement absorber son empire colonial, de Gaulle décida de s’en séparer. Selon le journaliste Jean Raymond Tournoux

qui essaie de traduire le sentiment de de Gaulle, « Le conglo-

mérat de l'Afrique entière lui semble plus ou moins un continent maudit...

Ce sont des pays de crève-la-faim. Il faut les laisser entre eux°*.» Alain Peyrefitte dans “C'était de Gaulle” rapporte des propos du général président : « C'est beau, l'égalité, mais ce n'est pas à notre portée. Vouloir que

toutes les populations d'outre-mer jouissent des mêmes droits sociaux que les métropolitains, d’un niveau de vie égal, ça voudrait dire que le nôtre serait abaissé de moitié. Qui y est prêt ? Alors, puisque nous ne pouvons pas leur offrir l'égalité, il vaut mieux leur donner la liberté ! Bye bye, vous nous coûtez trop cher» Toujours selon le général, « Qu'on ne se raconte pas d'histoires ! Les musulmans,

vous êtes allé les voir ? Vous les

avez regardés, avec leurs turbans et leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français !

Ceux qui prônent l'intégration ont une cervelle de colibri [..] Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français. Vous croyez que

le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain, seront vingt millions et après-demain quarante ? Si

nous faisons

l'intégration,

si tous

les Arabes

et Berbères

d'Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcheraiton de venir s'installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé? Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-

Deux-Églises,

mais

Colombey-les-Deux-Mosquées {» Pour de Gaulle,

« Ou l'Algérie sera asservie, ou elle sera indépendante 56

29L'Algérie doit sans doute son indépendance à la lutte de libération menée par le Front de libération nationale (F.L.N.) Ayant refusé l’asservissement comme le souhaitait de Gaulle, l’indépendance s’imposait. Mais pour ce qui est des colonies françaises d'Afrique noire, c’est surtout la France qui a décidé de se séparer d’elles ; souvent contre # Cf. S.-A. Balima, Légendes et histoire des peuples du Burkina Faso, op. cit, p. 268. % Cf. S.-A. Balima, op; cit. p. 268. 56 Cf. S.-A. Balima, op. cit., p. 269.

30

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré

Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

Je gré des élites dirigeantes”. L'indépendance était surtout la revendica-

tion des mouvements d'opposition dont la France avait pris soin d’éliminer les dirigeants physiquement” et à défaut politiquement”. L'indépendance n’était pas le choix des premiers gouvernants qui avaient

été cooptés par le système colonial parce qu’ils en étaient les meilleurs

garants®®, Au Gabon par exemple, le premier président, Léon M°ba, était

si fasciné par la France qu’il ne pouvait souffrir de voir son pays se séparer de la métropole. À la fin des années 1950, malgré une certaine aspira- *.°: tion des populations gabonaises à l’indépendance et alors que le gouvernement français lui-même commençait à infléchir sa politique, il choisissait pour son pays le statut de département français. C’est avec regret

qu’il dut se résoudre à accepter l’“indépendance ” que Paris avait choisie pour le Gabon.

Si l’on en croit Frédéric Guirma, Maurice Yaméogo, premier pré30sident de la Haute-Volta (Burkina Faso) aurait, dans un meeting à Oua-

gadougou lancé à la foule : « Nous ne savons même pas faire une allumette. Nous ne savons même pas faire un clou et il y en a qui demandent l'indépendance. L'indépendance, c'est l'aventure {l» Selon S.-A. Balima, en octobre 1959, Maurice Yaméogo, dans un discours public à Ouahigouya, affirmait que seuls les fous et les démagogues pouvaient souhaiter l'indépendance. 11 demandait instamment aux prêtres et aux bonnes

gens du pays d'adresser au Seigneur de ferventes prières pour détourner de

*

CE Apollinaire Kyélem, “Mythe et réalité des indépendances en Afrique noire fran-

cophone”, Le Pays, n° 4758, Ouagadougou, 9 décembre 2010, p. 10-12 ; Mutations, n°

116, Ouagadougou, 1*-14 janvier 2017, p. 12-14. cas, au Cameroun, de Ruben Um Nyobé, fondateur de l’Union des popula8 C’est le tions du Cameroun (U.P.C.), puis de ses succ

us Félix Moumié et Ernest Ouandié.

Il y a aussi le cas de la disparition dans des conditions douteuses de Barthélemy Bogan-

da de Centrafrique, etc.

# C'est le cas de Djibo Bakary au Niger.

50 C'est le cas notamment de Houphouët-Boigny de Côte d'Ivoire, de Maurice Yaméogo

de Haute-Volta, de Hamani Diori du Niger, d’Ahmadou Ahidjo du Cameroun, de David Dacko de Centrafrique, de Léon M’ ba du Gabon, etc.

S! Cf. Frédéric Guirma, Comment

Paris, Éditions Chaka, 1991, p. 117,

perdre le pouvoir ? Le cas de Maurice Vameogo. 31

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso ience de développement autocentré e J. KYÉLEM

de TAMBELA

la République de Haute-Volta toutes les calamités qui seraient des conséquences naturelles de l'accession à l'indépendance®?, 31Quand il devint évident que le gouvernement français était décidé à octroyer l’ “indépendance” à ses colonies, Bertin Borna, alors ministre des

Finances du Dahomey (actuel Bénin) déclara : « Nous sommes condamnés à l'indépendance, hélas ! 5, Regrettant cette évolution des choses, Félix Hou-

phouët-Boigny de Côte d'Ivoire dira : « J'ai attendu la fiancée sur le parvis de l’église, un bouquet à la main. La fiancée n'est pas venue. Les fleurs se

sont fanées.* » Dans le discours qu’il prononcera le jour de l'accession de la Côte d’Ivoire à l’ “indépendance”, Houphouët-Boigny soulignera qu’il éprouvait de quitter « la grande famillefrançaise" » C’est dans ces conditions que le Burkina accédaà p « dance” le 5 août 1960. L'accord particulier portant transfert des tences de la Communauté française au Burkina Faso fut signé le

le regret indépencompé11 juillet

1960. Le 20 septembre 1960, le Burkina était admis à l'O.N.U.

32-

Avec le recul, il est permis de se demander si ceux qui ne vou-

laient pas de l’“indépendance” immédiate n’ont pas eu raison trop tôt. Les crises de jeunesse que les États africains ont connues (coups d’État, mal gouvernance, famines, crimes économiques, crimes de sang, conflits post-électoraux, conflits internes, conflits internes internationalisés, génocides, crimes contre l'humanité} n’auraient-elles pas pu être évitées ou contenues par une présence plus prolongée du colonisateur ? Les diffé-

rents régimes des États africains ont-ils, jusque-là, respecté les droits humains plus que le colonisateur %% Le régime colonial lui-même a-t-il

toujours

été

plus

oppressif

que

les

systèmes

traditionnels

afri-

? Cf. S.-A. Balima, Légendes et histoire des peuples du Burkina Faso, op. cit., p. 291 $ C£. François Djoby Bassolet, Évolution de la Haute-Volta de 1898 au 3 janvier 1966, Ouagadougou, Imprimerie nationale, 1968, p. 85. $ Cf. S.-A. Balima, Légendes et histoire des peuples du Burkina Faso, op. cit., p.273. 5 CF. Paul-Henri Siriex, Félix Houphou -Boigny - L'homme de la paix, Paris, Éditions Seghers ; Dakar-Abidjan, Nouvelles Éditions Africaines, 1975, p. 191.

$ Dans ce sens, cf. A. Kyélem de Tambèla, “Mythe er réalité des indépendances en Afrique noire francophone”, op.'cit. Pratiquement tous les pays africains ont connu des périodes plus ou moins longues de troubles et de non droit faites de violences de toutes sortes. 32

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré

Apollinaire d. KYÉLEM de TAMBËLA

cains précoloniaux 97 Le sort des pays africains “indépendants” est-il actuellement plus enviable que celui des territoires restés dans le giron français (Îles du Pacifiques, Nouvelle Calédonie, Île de fa Réunion, Mayotte, Guadeloupe, Guyane, Martinique, Saint-Pierre-et-Miquelon) ?

Quand on voit l’avidité avec laquelle les habitants des pays voisins se ruent, avec tous les risques possibles, dans les départements et territoires français d’outre-mer, la réponse est vite trouvée.

B)

LA VIE POLITIQUE DE LA PÉRIODE DES INDÉPENDANCES

La société burkinabè est fortement politisée. Le pouvoir, la con33quête du pouvoir, son exercice et sa conservation ont toujours fait partie des préoccupations des Mose et ce, depuis la nuit des temps. Ils ont ainsi produit une organisation politique qui leur est propre et qui survit tou-

jours malgré la domination coloniale et les régimes politiques qui lui ont succédé. En plus du Rassemblement démocratique africain (RDA),

la

ir de violence, Paris, Le Serpent à Plumes, 2003. # Le Rassemblement démocratique africain (R.D.A.) a été créé à Bamako à l'issue du congrès constitutif des 19,20 et 21 octobre 1946 sous la houlette de Félix HouphouëtBoigny de Côte d’Ivaire. À sa création le R.D.A. s’apparenta au Groupe communiste à V'Assemblée nationale française. À l’époque, le programme du Parti communiste français (P.C.F.) était nettement en faveur des peuples colonisés.

#7 Dans ce sens, cf. Yambo Ouologuem,

À l’origine le R.D.A. était nettement progressiste. À la suite des répressions dont les membres faisaient l'objet de la part des autorités coloniales, Houphouët-Boigny

son président, sans doute dans le souci de préserver son avenir politique, changea de tactique et opta pour la collaboration. C’est dans cette optique que le 17 octobre 1950 le

R.D.A. quitta Le Parti communiste français (P.C.F.} pour s’apparenter Le 6 février 1952 à l'Union démocratique et socialiste de la résistance {U.D.S.R.) de François Mitterand et René Pleven. Jacques Chirac pétend que François Mitterand lui aurait dit que c’est lui Mitterand qui a convaincu Félix Houphouët-Boigny de rompre avec le communisme. Cf. Jacques Chirac, Chaque pas doit être un but, Paris, NiL éditions, 2009, Mémoires, t.1, p. 283.

Par

la

suite

Houphouët-Boigny

s’opposera

même

vigoureusement

à

l'indépendance des colonies françaises d'Afrique (C.F.A.) En 1959 il disait : «Je vais réorganiser la police et la garde républicaine qui doivent être au service du régime que le pays a choisi. Nous sommes les maîtres de notre politique extérieure. La justice frap-

pera sévèrement tous ceux qui auront des velléités d'autonomie. La Côte d'Ivoire est une et le restera dans le cadre de la Conmnmauté. » Cf. Obou Ouraga, L'État et les

33

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentté Apollinaire 3. KYÉLEM de TAMBÈLA lutte pour s’adapter et tirer le meilleur profit de la tutelle coloniale ou pour s’en affranchir avait suscité l'émergence d’un certain nombre de partis politiques comme l’Union pour la défense des intérêts de la Haute-Volta (U.D.LH.V.) créée par le môgh nâba dans les années 1945 pour obtenir la réunification du pays. [1 sera remplacé en 1947 par l’Union voltaïque (U.V.) qui, à partir de 1954 connaîtra une crise qui provoquera une scission de laquelle naîtra le mouvement “Jeune Mossi”. La recherche de la cohésion conduira à la création en décembre 1954 d’une formation nouvelle, le Parti social d’émancipation des masses africaines (P.S.É.M.A. } En 1955 apparaissait le Mouvement populaire africain (M.P.A.) de Nazi Boni qui s’implanta dans l’Ouest. Le 15 juillet 1956 voyait le jour le Mouvement démocratique voltaïque (M.D.V.) appelé aussi parti dorangiste du nom de son fondateur, l'officier français, le capitaine Michel Dorange, ancien commandant du cercle de Ouahigouya. Le M.D.V. s’implanta dans le Yatenga. Le 29 septembre 1956 le P.S.É.M.A. formait avec la section territoriale du R.D.A. le Parti démocratique unifié (P.D.U.) Le 26 mars 1957 naissait à Dakar le Parti du regroupement africain (P.R.A.) auquel adhérèrent des partis voltaïques. En 1956, avec une poignée d’amis, Amilear Cabral fondait le Parti africain de l'indépendance (P.A.L) qui deviendra plus tard le Parti africain de l'indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert (P.A.LG.C.) À l’image de cela sans doute, le 18 septembre 1957, Majmout Diop créait aussi à Dakar, le Parti africain de l’indépendance (P.A.L.), parti de gauche dont une section nationale sera constituée au Burkina le 15 août 1963 par Adiouma

Amirou Thiombiano. En mars 1958, Joseph Ki-Zerbo fondait également à Dakar le Mouvement de libération nationale (M.L.N.) de centre-gauche.

34Les idées progressistes qui ont fait leur apparition peu avant “indépendance” vont poursuivre leur évolution. Ainsi, en 1971, des

intellectuels

issus

principalement

de

la

Fédération

des

étudiants

d’Afrique noire en France (ŒÉAN.F.)® créée à Bordeaux en 1950, mais libertés publiques en Côte d’Ivoire - Essai de théorie générale, Thèse de doctorat d'État en droit, Nice, décembre 1986, p. 329.

® La F ÉAN.F. FÉ.

se

publiait un journal qui s'appelait L'étudiant d'Afrique noire. La donnait

pour

mission,

entre

autres,

de

« Dénoncer

et

combattre

l'impérialisme, le social- impér ialisme, la bourgeoisie, la réaction et l'opporhmisme ; cultiver. l'attachement à la démocratie et le désir de participer à la révolution. » Cf. L’ Étudiant d” Afrique noire, n° 78, Paris, s.d., p. 20. 34

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYËLEM de TAMBËLA

aussi de l’Association des scolaires voltaïques (A.S.V.) à Dakar fondent l'Organisation communiste voltaique (O.C.V.) qui était basée à Paris et était principalement animée par des membres de l’Association des étudiants voltaïques en France (A. É.V.F.) alors membre de la F. ÉANF.

La question de l’opportunité de la création immédiate d’un parti 35communiste sera à l’origine d’une scission de l’O.C.V. Les partisans de la création du parti créeront le Parti communiste révolutionnaire voltaïque (P.C.R.V.)" le 1% octobre 1978. Les autres lanceront le journal Le Prolétaire dont le but était «de constituer l'échafaudage sur lequel s'édifiera le véritable Parti de la classe ouvrière ». Le numéro zéro parut en septembre 1978. Le 14 octobre 1979 ils céèrent l’Union de lutte communiste (U.L.C.) qui devait être l’embryon du futur parti communiste’!

Pour des raisons de divergences internes sur fond de querelles de leadership, l’U.L.C. fut dissoute en février 1981. Elle fut reconstruite en mars 1984 pour soutenir le processus révolutionnaire entamé sous le C.NR.

Elle

devint

alors

l’Union

de

lutte

communiste

reconstruite

{U.L.C-R.) 36-

L'Union

érale des étudiants voltaïques (U.G.É.V.) a été créée

le 27 juillet 1960 à partir de l’A. É.V.F. et de l’A.S.V.

La scission de

l'O.C.V. réjaillit sur l'U.G.É.V. qui se scinda aussi en deux entre ceux

qui soutenaient la ligne du P.C.R.V. et ceux qui la combattaient. Du fait Quelques figures du P.C.R.V. : Drissa Touré, Halidou Ouédraogo. Le P.C.R.V, n'a pas digéré le changement de nom du pays qui s’est fait sans lui. Il a son appelation, Vu les limites de ses capacités d’analyseg, On XX donc refusé de modifi lui, volfaïque est plus révolutionnaire que burkinabè qui pour que comprendre peut serait une marque de régression. Il publiait un journal qui s'appelait Bug parga

(L'Étincelle en langue more).

Cf. Le Prolétaire, n° 4, s.L1, mai 1980, p. 35. L’U.L.C. estimait qu'avant la création du parti, il y avait des préalables. IL falfait d’abord créer un journal pour l'éducation de la classe ouvrière par la propagande. Il fallait ensuite élaborer un programme et une tactique juste sur les points essentiels, puis conquérir les ouvriers d'avant-garde dans la lutte contre l’opportunisme et Le nationalisme bourgeois et petit-bourgeois. Cf. Le Prolétaire,n° 0, s.1., septembre 78, p. 17-18. Après la création du journal, une organisation communiste hautement centrali-

sée, édifiée à partir des structures de diffusion du journal, devait jeter les bases du programme et de la tactique marxiste-léniniste. Le tout devait se faire autour du journal. C£ Le Prolétaire, n° 0, op. cit. p. 19-20. 35

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autoceniré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA

de la gestion opaque et autoritaire de l'U.G.É.V., les divergences étaient

contenues. La scission les ramena au grand jour. Chaque groupe pour se justifier et se défendre accusait l’autre de tous les maux. En vue de la prépa-

ration du IX° congrès qui s’annonçait, des étudiants qui contestaient les

orientations de la direction de l’U.G.É.V. se réuni r le 21 juin 1979 pour arrêter les grandes lignes de leurs orientations. Ce 4 oupe prit ainsi le nom de

U.G.É.V. - Mouvement du 21 juin (M.21). Au IX° congrès de l’U.G.É.V. en

août 1979, faute d’entente, sur injonction du P.C.R.V., la rupture intervint

officiellement entre les deux groupes. Ceux qui restèrent fidèles à la ligne

traditionnelle du P.C.R.V. qualifièrent le M.21 de Nouveau courant opportuniste et liquidateur (N.C.O.L.) En réplique, le M.21 les qualifia de Mou-

vement national populiste et liquidateur (MO.NA.PO.L.) Depuis, chaque

étudiant, en fonction de son orientation, était soit du MO.NA.PO.L. soit du

N-COL.

La lutte de positionnement était plus qu’âpre entre les deux

groupes. Ceux qui refusaient de s’aligner sur l’un ou l’autre groupe étaient

appelés “Les joyeux fêtards” par le MO.NA.PO.L. qui prônait le dédain et la démarcation physique à l'égard de tous ceux qui ne lui faisaient pas allé-

geance. Tout comme le P.C.R.V., le MO.NA.PO.L. était réputé pour son arrogance, son autoritarisme et son sectarisme. Le M.21 renforça les rangs

de ceux qui allaient créer 'U.L.C.

C)

37-

LES DIVERGENCES POLITIQUES L’opportunisme des hommes politiques semble avoir été une

constante pendant la période de l’“indépendance”. Ouezzin Coulibaly, chef du premier gouvernement, était au départ plus attaché à la Côte

d’Ivoire qu’à son pays. Au moment où il devint chef du gouvernement, il était toujours conseiller municipal d’Abidjan et député de Côte d’Ivoire. Selon F. Guirma,

en

1947

il avait combattu

la renaissance de la Haute-

Volta et choisi de rester Ivoirien”?. Le retour dans son pays semble plus

avoir été une question d’opportunité. Dès les premiers moments de la période de l’“indépendance”, la gestion du pouvoir d’État était donc con-

frontée au problème d’ambitions personnelles mais aussi d’options poli-

tiques divergentes des animateurs de la scène politique. Le premier prési-

7? C£ Frédéric Guirma, Comment perdre le pouvoir ? Le cas de Maurice Yameogo, op.

cit, p. 82. Aux élections législatives du 27 juin 1948, alors que la Haute-Volta était

reconstituée, Ouezzin Coulibaly se faisait élire député de Côte d’Ivoire. 36

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

dent Naoulagba Maurice Yaméogo qui, à l’origine, était du M.D.V., avait

rejoint le R.D.A. le 12 janvier 1958”. Depuis 1950, sans doute par opportunisme, le R.D.A. avait progressivement abandonné l’option progressiste et anticolonialiste pour devenir un parti conservateur et de collaboration. D’autres partis contestaient l’option politique du R.D.A. et la mé-

thode de gestion du pouvoir du président Yaméogo et de son parti. Dans un manifeste du 19 septembre 1957, le P.A.I. avait indiqué 38-

son programme qui consistait en trois points essentiels : création d’une unité africaine, liquidation de toutes dominations coloniales, édification

du communisme et du socialisme scientifique par le marxisme-léninisme. Le manifeste du M.L.N. de mars 1958 fustigeait également le colonialisme et prônait la conquête de l'indépendance nationale et l'instauration d’un socialisme africain fondé sur les valeurs authentiques du pays. Alors que les partis de gauche comme le P.A.L et le M.L.N. 39-

avaient des options politiques bien définies, tel ne semblait pas être le cas du R.D.A. et des autres partis avec lesquels ils se disputaient le pouvoir

(M.P.A., MD.V. P.S.É.M.A. P.R.A.) Après la reconstitution du pays,

7 Cest le 17 mai 1957 que Daniel Ouezzin Coulibaly a constitué le premier cabinet de gouvernement présidé par le gouverneur Yvon Bourges. Coulibaly avait le titre de vice-

président, chef du gouvernement. Maurice Yaméogo qui était du M.D.V. était ministre sur douze ministres. de l'Économie agricole, soit le onzième en rang Le 17 décembre 1957 Ouezzin Coulibaly était mis en minorité par un vote de défiance. C’est dans ce contexte difficile que Le 9 janvier 1958, Maurice Yaméogo, à la tête de certains élus du M.D.V. (Maurice Yaméogo, Denis Yaméogo, Nader Attié) et

d’un élu du P.S.É.M.A. (Mathias Sorgho), choisit d’apporter son soutien à Ouezzin échange du poste de ministre de l’Intérieur qui était alors le poste le plus Coulibaly en important après

celui de chefdu gouvernement. Ce qu’il obtint dans le nouveau cabinet

formé le 6 février 1958 alors que dès le 12 janvier il avait déjà rejoint le R.D.A., le parti de Ouezzin Coulibaly. de Ouezzin Coulibaly le 7 septembre 1958 à l’hôpital SaintAprès le di Antoine de Paris, Maurice Yaméogo qui assurait l'intérim pendant la maladie de Coulibaly, et ce depuis Le 28 juillet 1958, devint naturellement le chef du gouvernement et par la suite président de la République. Cf. : -$.-A. Balima, Légendes et histoire des peuples du Burkina Faso, op. cit. p. 250257. -Joseph Roger de Benoist, “La Haute-Volia, la Communauté française et l'Afrique

occidentale française du référendum (28 septembre 1958) à l'indépendance”, in Yénouyaga Georges Madiéga et Oumarou Nao (sous la direction de-}, Burkina Faso — Cent ans d'histoire, 1895-1995, Paris, Éditions Karthala, 2003, t.1, p. 1003-1030. 37

+ Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autoceniré ApollinaireJ. KYÉLEM de TAMBËLA ces partis semblaient davantage se livrer à des manœuvres politiciennes

avec pour objectif principal la conquête ou la conservation du pouvoir, apparemment sans autre projet de société. Au sujet de la vie politique de l’époque, F. Guirma écrit : « C'est un jeu où tous les coups sont permis et dans lequel le destin de la Haute-Volta est relativement secondaire.» Après avoir dissous l’Assemblée en vertu des pouvoirs spéciaux qu'il s’était fait attribuer pour une durée de trois mois, Maurice Yaméogo organisa des élections le 19 avril 1959. À l’issue de ces élections que son parti remporta très largement grâce aux fraudes et manipulations criardes,

les députés de son propre parti, le R.D.A., le désavouèrent et choisirent un autre en la personne de Christophe Kalenzaga pour diriger le gouvernement. Ce que Maurice Yaméogo ne pouvait admettre. Sous la menace

de dissoudre de nouveau l’Assemblée en vertu de ses pouvoirs spéciaux, il ramena les députés à la “raison”, À partir de tels fondements, il était difficile de voir se pratiquer une politique de bonne gouvernance.

D)

LA MAUVAISE GOUVERNANCE ET SES CONSÉQUENCES

La personnalité du premier président (1) a sans doute été pour quelque

chose dans la mauvaise gouvernance qui s’est manifestée aussi bien sur le plan économique (2) que sur le plan politique (3) et qui finira par en-

traîner la chute du régime (4). 140-

La personnalité de Naoulagba Maurice Yaméogo

Au sujet de Maurice Yaméogo, S.-A. Balima écrit qu’il était « in-

constant dans ses amitiés, maïs fidèle duns ses rancunes.»7 Entre le 24 oc-

tobre 1958 et le 8 décembre 1965, soit en sept ans, il y aurait éu16 recompositions et modifications du gouvernement””, Dans un régime présidentiel -

que d’aucuns ont même qualifié de présidentialiste - à parti unique dominant, il est difficile d’expliquer une telle instabilité gouvernementale autrement que par la nature même de la personne du président. Ce n’est peut-être

7 Frédéric Guinma, Comment perdre le pouvoir ? Le cas de Maurice Yameogo op. cit. p. 107. F Cf. Cf. S.-A. Balima, Légendes et histoire des peuples du Burkina Faso, op. cit., P287-288.

7 C£. Cf. S.-A. Balima, op. cit, p. 287. | 7 Cf. Basile Lactare Guissou, Burkina Faso - Un espoir-en Afrique, Paris; Éditions

L'Harmattan, 1995, p.37.



l 38

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

rience de développement autocentré e J. KYÉLEM de TAMBÈLA

pas sans raison que P. Englebert a pu le qualifier de mégalomane et de des-

pote non éclairé”. Ces aspects de la personnalité du président, le contexte de l'époque et l'absence d’une tradition de gestion administrative seront à la base d’une gestion économique catastrophique.

2-

La mauvaise gouvernance économique

Tout peuple dominé a tendance à imiter le comportement du 41vainqueur. Le mimétisme est à la fois subi et voulu. Il est subi dans la mesure où le vainqueur, du fait de son intrusion, apporte d’autres façons

d'appréhender les réalités de la vie. Insidieusement la culture du vainqueur envahit au fur et à mesure des aspects de la vie quotidienne du dominé. Le mimétisme peut même être contraint quand le vainqueur a déci-

dé d’imposer certaines façons d’être ou de faire. Le mimétisme peut aussi

être voulu. Le dominé éprouve toujours pour le vainqueur une certaine

admiration même si elle peut être mêlée de crainte ou de haïne. Il peut donc paraître valorisant de ressembler au vainqueur. En outre, le dominé ressent souvent le secret désir d’être à la place du vainqueur. C’est donc

tout à fait logiquement qu’à l’occasion, le dominé se substitue au vainqueur mais presque toujours maladroitement. L’élite du pays qui avait le colonisateur comme référence n’a donc pas su résister à la tentation du mimétisme mécanique. Ce qui, en l'absence d’une vision claire dans la conduite des affaires publiques, ne pouvait conduire qu’à des dérives. 42-

Dès la constitution du gouvernement de Ouezzin Coulibaly en 1958,

gestes

fut d’affréter un train spécial

les dérapages ont commencé. Si l’on en croit F. Guirma, l’un de ses premiers pour conduire

lui-même

à Abidjan

Fensemble du gouvernement et de l’Assemblée. Dans la capitale ivoirienne, la Banque intemationale de l’Afrique de POuest (B.LA.O.) accordait à chaque

ministre et député un crédit pour l’achat d’une voiture personnelle. Beaucoup

d’entre eux qui ne possédaient même pas une bicyclette se jetèrent sur les grosses voitures. L'indemnité mensuelle des députés était fixée à soixante-

quinze mille francs CFA et celle des ministres à cent cinquante mille francs CFA.” Ce qui, à l’époque était considérable et sans commune mesure avec

F8 Cf Pierre Englebert, La Révolution burkinabè, Paris, Éditions L'Harmattan, 1986, p. 37.

% C£ Frédéric Guinma, Comment perdre le pouvoir ? Le cas de Maurice Yameogo, op. cit, p- 86. 39

Thomas SANKARA et ln Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J, KYÉLEM de TAMBÈLA les ressources du pays. Ce fut donc dans une sorte d’insouciance générale que les nouveaux dirigeants prirent les rênes du pays. 43Pour Maurice Yaméogo qui était un personnage fantasque, le fait d’être devenu le premier personnage du pays lui donnait l’occasion de réaliser

ses rêves. On menait donc grand train dans la famille du président”. Le président était plus souvent à Paris qu’à Ouagadougouet sa famille avait l'habitude des grands palaces et des grands magasins parisiens. Voyages, réceptions, dépenses de prestige et achat de voitures de luxe étaient devenus une pratique courante. Le président fit construire un deuxième palais présidentiel dans sa

ville natale de Koudougou et une imposante “Maison du Parti R.D.A.*! à Ouagadougou. Autant de choses qui, à l’époque, contrastaient fort avec l’indigence du pays et des populations. L’ivresse du pouvoir et la jouissance de l'argent facile induisent certains comportements. Ainsi, vers la fin de 1965,

malgré une situation financière difficile, Maurice Yaméogo se séparait de son épouse Félicité Zagré, pour se remarier le 17 octobre 1965 avec une jeune femme métisse qu’il avait fait venir d’Abidjan, la demoiselle Nathalie Monaco qui était la fille de son ancien instituteur à Koudougou, sa ville natale. Le mariage fut célébré avec faste en présence de chefs d'État du Conseil de l’Entente. Puis le couple s’envola pour un voyage de noces à Copacabana au

Brésil®?, On raconte que le couple paya le prix qu’il fallait pour faire jouer le

“roi Pelé” en son honneur‘? 44-

Les lois de finances n’avaient aucun caractère contraignant pour

le président et son régime. Les dépenses se faisaient dans l’anarchie. Pour # À ce sujet voilà ce qu'écrit F. Guirma : « Un bataillon de cuisiniers, de maîtres d'hôtel, de boys et de chauffeurs assure les travemx domestiques. On roule en Chevrolet et les enfants en Mercedes aux frais de 1 "État. CI haque année, on part eh vacances, en

France, pour de longs mois. Maurice suit une cure annuelle à Vichy, imité par plusieurs membres du gouvernement, » Cf. F. Guirma, op. cit, p. 131.

; SU

la chute de Maurice Yaméogo, la “Maison du Parti” sera rebaptisée Maison du Peuple.

Ce, d'autant plus qu’elle a été construite avec des fonds publics.

77

% Cf Année Africaine 1966, Paris, Éd. A. Pedone, 1968, p. 349 ; F. Guirma, op.cit. p. 137-138 ; Sangoulé

1999, p. 56.

Lamizana, Sur la brèche trente années durant, Paris, Jaguar Conseil,

5 Cf. Basile Laetare Guissou, Burkina Faso - Un espoir en Afrique, op. cit. p. 39-40. Pelé, de son vrai nom Edson Arantes do Nascimento est un Noir-Brésilien. Il était à l’époque le plus grand joueur de football, très adulé dans le monde entier.

Ê

40

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré ApollinaireJ. KYÉLEM de TAMBÈLA Sangoulé Lamizana qui succéda à Maurice Yaméogo, c’est l’indiscipline budgétaire qui a caractérisé l’ère Yaméogo. « La gestion budgétaire était [. .] désordonnée, tant sur le plan des recettes que sur celui des dépenses.

Tout se passait comme s'il n'existait pas de budget. » Alors que les

dépenses ne cessaient de s’envoler, le régime de Maurice Yaméogo n'avait conçu aucun véritable plan de développement économique et so-

cial. Quand l’armée arriva au pouvoir avec à sa tête le lieutenant-colonel Lamizana, « I! n'y avait aucun investissement valable en cours de réalisation et le niveau des affaires était au plus bas.» L'État était en état de cessation de paiement. « Au 31 décembre 1965, le passif du Trésor voltaïque

faisait ressortir un montant total des excédents de dépenses sur les recettes et des dépenses provisoires non régularisées se chiffrant à trois milliards cent soixante-trois millions de francs CFA4%» La mauvaise gestion des affaires

économiques se doublait d’une mauvaise gestion des affaires politiques. 3-

La mauvaise gouvernance politique

45La chefferie traditionnelle est une institution séculaire chez les Mose. Malgré la conquête et la domination coloniale, elle est restée très influente

au sein des populations. Le colonisateur avait même dû s’appuyer sur elle pour administrer le territoire au point d’en créer ex-nihilo dans les sociétés

qui ne l'avaient pas instituée. Au moment de l’indépendance elle conservait toujours beaucoup de son éclat, d’autant plus que c’est elle qui avait été à l'avant-garde de la lutte pour la reconstitution du territoire. Il était donc difficile de tenir le pays sans son concours.

US 1 amizane, op. cit, p. 108. #5. Lamizana, op. cit., p. 104. Selon Pascal Zagré qui se réfère à la Banque mondiale, le déficit global s'élevait à plus de 4,5 milliards de francs CFA. Cf. Pascal Zagré, Les politiques économi. du Burkina Faso - Une tradition d'ajustement structurel, Paris,

Éditions Karthala, 1994, p. 67. À l'époque le budget de l'État était d'environ huit milliards de francs CFA. Cf. Ibid. p. 57. TM.

Garango, premier ministre des Finances et du Commerce

après la chute

de Yaméogo, affirme que l’économie était en panne. Il n’y avait pas d’emploi, pas de travail. Le Trésor était pratiquement vide. Cf. Tiémoko Marc Garango, Devoir de mémoire, Ouagadougou, Édipap international, 2007, p. 114. 41

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBÈLA

46 L’ambition de Maurice Yaméogo était d’être le seul chef. Il fallait donc nécessairement réduire l’influence de la chefferie traditionnelle. L'occasion lui sera fournie par une maladresse du méêgh, näba Kugri®? . Le 1 1Poctobre 1958 il fit encercler l’Assemblée territoriale" par ses hommes dans le but de contraindre les élus qui devaient se réunir à instituer une

monarchie constitutionnelle®”?. La tentative échoua. Mais Yaméogo s’en saisira pour essayer d’étouffer la chefferie traditionnelle. Une série de mesures seront prises. Le décret n° 32 PRES/IS du 26 janvier 1962 interdit le port d’insignes de caractère féodal et « routes les pratiques de subordination incompatibles avec les principes d'égalité et de dignité de

tous les citoyens. » Le décret n° 189/PRES/INT du 8 juin 1962 prévoit dans

son article

1 que «Les

chefferies coutumières

devenues

vacantes,

soit par suite du décès de leur titulaire, soit à la suite d'une mesure administrative, ne sont plus pourvues sous quelque forme que ce soit.» Le

décret n° 326/PRES/IS/DI du 28 juillet 1964 organise les conditions de désignation des chefs de village. L’article 3 prévoit que « tout habitant du village inscrit sur les listes électorales peut faire acte de candidature

et être élu chef de village. » Ce qui mode de désignation des chefs régi terminent le corps électoral et les 018/PRES/IS/DI du 11 janvier 1965 depuis l’époque coloniale aux chefs

remet fondamentalement en cause le par des traditions séculaires qui déconditions d’éligibilité. Le décret n° supprime les rémunérations accordées traditionnels. Il y avait là une volonté

manifeste de priver les chefs traditionnels de moyens d’action non négligeables. À l'exception de la décision supprimant les rémunérations des

chefs, les autres décisions ne furent pas vraiment appliquées. En territoire moaga particulièrement, la chefferie traditionnelle a des racines si profondes qu’il était difficile, en quelques années et par des textes, de remettre sérieu-

#7 Kugri signifie pierre, caillou, roc.

#% Avant la proclamation de la République le 11 décembre 1958 et l'accession à l'indépendance le 5 août 1960, la Haute-Volta (Burkina Faso) était un territoire français d’outre-mer, L'Assemblée des élus s’appelait donc Assemblée territoriale. C’est le 11 décembre 1959 qu’elle s’est proclamée Assemblée nationale, #Cf: -S.-A. Balima, Légendes et histoire des peuples du Burkina Faso, op. cit., p. 281. -Frédéric Guirma, Comment perdre le pouvoir ? Le cas de Maurice Yameogo, op. cit, p. 102-104 -Sangoulé Lamizana, Sous les drapeaux, Paris, Jaguar Conseil, 1999, p. 260-261. 42

Thomas SANKARA

et Ia Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autogentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBËLA

sement en cause son mode de fonctionnement. Mais ces mesures, avec

raison, suscitèrent son hostilité pour le régime.

Pour se maintenir au pouvoir, le mode de scrutin et le découpage 47des circonscriptions électorales étaient des instruments efficaces entre les mains du président”, Le mode de scrutin était défini par l’article 15 de

l'ordonnance 1/PRES du 9 mars 1959 selon lequel « L'élection a lieu au

scrutin de liste majoritaire à un tour [...] Toutefois dans les circonscriptions de plus de 300 000 habitants, le scrutin sera proportionnel. » Cette disposition taillée sur mesure tenait compte de la réalité des forces politiques en présence. Ainsi, en fonction du découpage des circonscriptions électorales opéré par le président, le scrutin de liste majoritaire était em-

ployé dans les zones où le R.D.A. dominait et le scrutin proportionnel là où il était minoritaire. En vertu du découpage des circonscriptions électo-

rales, une même circonscription pouvait regrouper des électeurs de Banfora à l'extrême ouest du pays et des électeurs de Dori à l’extrême nord.

Une autre pouvait comprendre des électeurs de Tenkodogo au centre-est

et des électeurs du Yatenga au nord. Ces manipulations avaient pour objectifs d'éliminer des adversaires politiques pour assurer la victoire des amis politiques. Tout était fait pour assurer une victoire écrasante du

R.D.A. dont le président désignait lui-même les candidats aux élections’!.

Avant même la proclamation de l’indépendance, les partis 48d'opposition étaient le plus souvent dissous et leurs dirigeants traqués”?. Maurice Yaméogo tolérait très peu toute forme de contradiction. Cela ne pouvait conduire qu’à l’instauration d’un parti unique de fait. Dès 1960 le président exprima clairement son mépris pour le multipartisme et le R.D.A. à ses ordres fit plusieurs recommandations dans ce sens. Le parti

unique une fois devenu réalité, les instances du parti vont prévaloir sur les institutions du pays”.

Le président essaya aussi mais en vain de

% Dans ce sens, cf. Joseph Roger de Benoist, “La Haute-Volta, la Communauté française

et

l'Afrique

occidentale

du

française

l'indépendance”, op. cit. p. 1020-1021.

référendum

(28

septembre

1958)

à

% CE Frédéric Guirma, Comment perdre le pouvoir ? Le cas de Maurice Yameogo, op. cit. p. 13. % Cf. S.-A. Balima, Légendes et histoire des peuples du Burkina Faso, op. cit., p. 289 ; F. Guirma, op. cit. p. 114-115.

% Cf. Pierre Englebert, La Révolution burkinabë, op.

cit., p. 32-33 ; Claudette Savonnet-

Guyot, État et sociétés au Burkina - Essai sur le politique africain, op. cit., p. 152. 43

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso =:

T° Une expérience de développement autocentré

Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

mettre les syndicats sous la coupe de son parti. En dépit de tout cela, dans une interview de 1973, Maurice Yaméogo prétendra avoir contribué à

l’avènement de la liberté dans son pays”. 49Au sein même du parti, il fallait être d’une fidélité à toute épreuve envers la personne du président. Les ministres et les cadres du parti devaient sans cesse faire allégeance. Il fallait aussi veiller à ce que sa propre popularité ne fût pas trop dérangeante pour le président. On était ministre le matin

sans être assuré de le rester dans l’après-midi\F. Guirma écrit : « Maurice fait une énorme consommation de ministres. LeS remaniements ministériels sont si fréquents et soudains que chacun est obligé d'être à l'écoute de la

radio à l’heure des informations. On est brusquement nommé ministre sans avoir été consulté. Tout comme on est brutalement démis. Les hauts fonctionnaires sont au même régime. Le limogeage d'un ministre est souvent suivi d'accusations de toute nature à son encontre. C'est, par exemple, le

cas de Bougouraoua Ouédraogo, emprisonné, vilipendé et traîné devant un tribunal pour deux cageois de bière pris à crédit … lors d'une réunion du parti à Ouahigouya %,» Outre la personnalité extravagante du président,

les erreurs de gouvernance économique et politique avaient fini par creuser un fossé d’incompréhension, d’adversité et d’hostilité entre le président et le

reste du pays.

4-

La chute du régime de Maurice Yaméogo

La gestion désordonnée du pays avait conduit à une impasse. Une 50succession d'événements et de maladresses va provoquer la rupture défini-

tive entre le président et le peuple. Le 28 décembre 1965, Maurice Yaméogo

annonce qu’à la suite d’une décision commune prise avec HouphouëtBoigny, les Voltaïques et les Ivoiriens jouiront dorénavant de la double na-

tionalité dans l’un et l’autre État”. On peut penser qu’en elle-même la déci#4 Cf. L'Observateur, n° 157, Ouagadougou, 3 décembre 1973, p. 4. 5 Frédéric Guirma, Comment perdre le pouvoir ? Le cas de Maurice Yameogo, op. cit,

p.136. Dans ce sens voir aussi Sangoulé Lamizana, Sur la brèche trente années durant, op. cit. p. 53-55. % Mélégué Maurice Traoré prétend que l’idée de la double nationalité a été lancée en 1963 par Philippe Yacé alors président de l'Assemblée nationale de Côte d’Ivoire. C'était en guise de solution à la présence massive d’immigrés ouest-africains en Côte

44

Thomas SANKARA

et La Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

sion n'était pas mauvaise,

de TAMBËLA

mais elle avait le tort d'intervenir au mauvais

moment. La nouvelle fut mal accueillie pour diverses raisons. Dans le contexte de ras-le-bol de l’époque, on avait commencé à se méfier du président et toute initiative de sa part était perçue comme contenant des arrière-

pensées. Il était aussi reproché au président d’être un valet du président ivoi-

rien et la décision sur la double nationalité apparaissait comme en étant la preuve. Ii convient enfin de rappeler que le territoire venait d’être reconstitué en 1947. Pendant le démembrement, la plus grande partie du territoire avait été rattachée à la Côte d’Ivoire. La décision sur la double nationalité a donc été perçue et présentée par certains - de bonne ou de mauvaise foi - comme

une tentative ivoirienne pour absorber de nouveau le pays. Le 30 décembre 1965, pour faire face à la situation de crise pro51voquée par une gestion catastrophique, le gouvernement annonce un plan d’austérité destiné à redresser la situation. Entre autres, le plan de redressement prévoyait un abattement de 20% sur les salaires des fonctionnaires et des militaires et la baisse de l’impôt cédulaire de 10%. Ce qui

représentait un sacrifice de 10% ; la baisse de 16% des pensions des an-

ciens combattants ; la réduction du taux mensuel des allocations familiales de 1 500 à 750 F CFA par enfant à charge ; le relèvement de l'impôt forfaitaire sur le revenu de 10% ; la suppression du tarif préférentiel applicable aux importations provenant de Côte d’Ivoire ; le blocage des avancements pendant deux ans, etc.”? Les travailleurs n’ont pas voulu

comprendre pourquoi c’est eux qui devaient payer pour les frasques du

président et son régime. Le président

qui croyait avoir mis tout le monde

au pas était loin d’imaginer l'intensité de la vague de mécontentement qui montait#. À propos du budget d’austérité et compte tenu des protestations déjà perceptibles, il fit cette déclaration qui se passe de commen-

taire : « Comme chacun le sait, les effectifs de la Fonction publique sont

pléthoriques et expliquent pour une part ños difficultés budgétaires. Pour

d'Ivoire Elle devait concerner les nationaux des États membres du Conseil de l'Entente. Cf. LeP: ays, n° 6061, Ouagadougou, 18 mars 2016, p. 9. * Pour plus de détail, cf. Pascal Zagré,

Une tradition d'ajustement structurel, Paris,

politiques économiques du Burkina Faso -

Éditions Karthala, 1994, p. 59-60.

% Le 5 octobre 1965, Maurice Yaméogo venait d’être réélu, officiellement avec 99, 98% % des suffrages. Le 7 novembre 1965, son parti remportait les élections légistatives officiellement avec plus de 99% des suffrages exprimés. 45

Thomas SANKARA et Ja Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré ApollinaireJ. KYÉLEM

de TAMBËLA

des raisons humanitaires, le gouvernement n'a jamais voulu envisager

une quelconque formule de compression des effectifs ou de dégagement des cadres. Mais s'il y en a qui veulent faire la grève, j'en serai content, car le budget en sera allégé d'autant, et cela représentera de nouvelles disponibilités pour nos investissements économiques”. » Cette déclaration fut perçue par certains comme une maladresse de trop.

52-

Il convient de rappeler que le 27 décembre 1965 se tenait à la

Bourse du travail de Ouagadougou le congrès ordinaire de l’Union syndicale des travailleurs voltaïques (U.S.T.V.) Tous les syndicats y étaient

représentés. Face à la tournure des évènements, les différents syndicats n’eurent donc pas de difficulté pour se concerter"® et, à l'initiative de l'U.S.T.V. de tendance progressiste, décidèrent de former un comité in-

tersyndical. Le plan d’austérité du gouvernement fut rejeté. Le refus du dialogue de la part du gouvernement, l’attitude trop suffisante et les propos injurieux du ministre de l’intérieur, Denis Yaméogo, qui était un cousin du président, conduisirent les syndicats à décider d’une grève générale pour le lundi 3 janvier 1966. En guise de précaution les principaux

dirigeants des syndicats décidèrent d’entrer dans la clandestinité après avoit pris soin de constituer des réseaux leur permettant de rester en contact. Le 3 janvier 1966 au matin, suivant l'appel des syndicats, et malgré la présence dissuasive des forces de l’ordre, par petits groupes, la population commença à investir la ville de Ouagadougou pour enfin converger vers la Place d'armes", Dès le milieu de la matinée la foule était devenue immense et

® Cf. P. Zagré, op. cit. p. 61. 10 À ce sujet, cf. Le Pays, n° 5764, Ouagadougou, 2 janvier 2015, p. 8-9 ; 28-29. 101 La Place d'armes était la plus grande place au centre de la ville. Elle avait servi de marché pour la ville. Pendant la pérode coloniale elle s'appelait Place d'Arboussier, du nom de Henri Marie Joseph d’Arboussier (1875-1930) qui, à partir de 1911, avait dirigé depuis Ouagadougou le “Cercle du Mossi” avant la création de la colonie de HauteVolta. Lors de la création de la colonie en 1919, beaucoup s’aftendaient à ce qu'il fût nommé premier gouverneur. Henry Simon, le ministre des Colonies, désigna plutôt Frédéric Charles Édouard Alexis Hesling. D’Arboussier ft envoyé comme gouverneur aux Nouvelles Hébrides.

Sous la 1° République elle prit le nom de Place d'armes. Après la chute de la É République elle deviendra Place du 3 janvier en souvenir de la population qui s’y était amassée ce jour pour réclamer et obtenir le départ du président Yaméogo. Après l'avènement de la Révolution elle sera baptisée Place de la Révolution. Sous le régime 46

Thomas SANKARA

et La Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBÈLA

incontrôlable. Face à une telle mobilisation, Maurice Yaméogo, dans le souci

de dissiper le mécontentement, fit savoir qu’il retirait le plan d’austérité. Mais cela n’intéressait plus les manifestants. Dans l’après-midi ils se mirent à exiger la démission du président. Le mouvement était imésistible et le président dû se soumettre en décidant vers 17 h. de démissionner!2. Dès le 9 mars 1960, les étudiants burkinabè à Dakar, dans une lettre ouverte au président

Yaméogo écrivaient ceci : « Vorre gouvernement ne respecte pas les principes

démocratiques, principes qu'il aurait di observer, ne serait-ce que dans un désir de conservation ; faute de le faire, il s'expose à ne pas savoir quel est le

degré de mécontentement du peuple, mécontentement qui fera tout sauter, un

jour, à la grande surprise de certains\®, » Îls ne croyaient pas si bien dire.

de Blaise Compaoré elle prit le nom de Place de la nation. Après la chute de Blaise Compaoré, les manifestants la rebaptisèrent Place de la Révolution.

12 Sur le déroulement des faits, cf. : -Frédérie Guirma, Comment perdre le pouvoir ? Le cas Y:

, op. cit, p. 142-147. -Sangoulé Lamizana, Sur la brèche trente années

1969 i fut ue

sa démission, Maurice Yaméogo fut arrêté et détenu à la prison civile de on d’arrêt et de correction de Ouagadougou (M.A.C.O.) En avril par un tribunal spécial qui le condamna pour détournement de fonds publics,

de Maurice

durant, op. cit., p. 67-78.

au retrait de ses dre

s civiques, à cinq ans de travaux forcés, à de lourdes amendes et à la

confiscation de ses biens. l'indépendance. Il est

I fut libéré le 5 août 1970 à l’occasion du dixième anniversaire de décédé le 16 septembre 1993.

On peut cependant reconnaître à Maurice Yaméogo le mérite de n'avoir pas

ordonné à l'armée de tirer sur la foule. Selon Sangoulé Lamizana qui, à l'époque, était le chef d'état-major de l'armée, si l’ordre lui avait été donné dans ce sens, il l'aurait

exécuté. 15 Cf. S.-A. Balima, Légendes et histoire des peuples du Burkina Faso, op. cit. p. 289. 47

Chapitre II La période du doute et du questionnement Il n'y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va. Sénèque

4

53-

À défaut d’une unanimité autour d'une personnalité civile, les mani-

festants qui réclamaient la démission du président appelaient aussi l’armée à prendre le pouvoir. Maurice Yaméogo en démissionnant avait. aussi désigné pour lui succéder, le lieutenant-colonel Sangoulé Lamizana!°+ , chef d’état-

major général de l’armée. Lamizana était tout le contraire de Maurice Yaméogo. C'était un homme simple, empreint d’une grande humilité et conciliant en tout. Il est donc paradoxal qu’un tel homme n’eût pas hésité, selon ses propres propos, à tirer sur la foule qui protestait s’il en avait reçu l’ordre. Il dirigea le pays en bon père de famille du 3 janvier 1966 au 25 novembre 1980, date à laquelle son régime fut renversé par le coup d” État du colonel Saye Zerbo. Sous sa présidence il y eut une alternance de régimes

d’exception et de régimes constitutionnels. 54Le premier chef du gouvernement, Ouezzin Coulibaly, semblait optimiste pour l’avenir du pays. Dans la déclaration de politique générale

qu’il fit le 20 mai

1958 à l’Assemblée territoriale, il avait souligné

14 Le capitaine Lamizana est revenu dans son pays en juin 1961. Le 15 octobre 1961, il

fut promu au grade de chef de bataillon et nommé au poste de chef d’état-major de l’armée voltaïque en formation. L'armée nationale a été créée le 3 août 1960. Le transfert de commandement entre les autorités militaires françaises et les autorités voltaïques a eu lieu Je 1° novembre 1961 sur l’ancien site du Prytanée militaire de Kadiogo (P.M.K.), actuel lycée Marien N’gouabi. Selon Bamina Georges Nébié qui était ministre de la Défense, la date du 1% novembre a été retenue en souvenir de l’éclatement de la Révolution algérienne le 1% novembre

pl

1954. Cf. L'Observateur Paalga, n° 4522, Ouagadougou,

31 octobre-2

novembre 1997, p. 3. Depuis, le 1* novembre est retenu comme date anniversaire de la création de l’armée. Le 22 avril 1967, Lamizana fut promu général par le Conseil supérieur des forces armées (C.S.F.A.). Après son pèlerinage à la Mecque dans les années 1970, il devint El hadj général Aboubakar Sangoulé Lamizana. Il est parti à la retraite avec le grade de général de corps d’armée. Il est décédé le 26 mai 2006. 48

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autacentré Apollinaire J. KVÉLEM

de TAMBELA

j'importance du capital humain avant de déclarer : &,Si nous parvenons à soulever l'enthousiasme de ces populations, la partie sera gagnée, car il n'y aura pas d'obstacles insurmontables. Les colossales pyramides d'Égypte, la Grande Muraille de Chine, les cathédrales gothiques de l'Europe occidentale ne doivent rien aux

techniques industrielles modernes. Ces monuments élevés par le travail et la foi des hommes sont l'œuvre des sociétés dont le dénuement maté-

riel était égal au nôtre. Méditons sur leur leçon, sachons que. rien n'est impossible à l’homme de volonté, animé d'un grand courage" .» C'était

ià tout un programme. 55Peu avant la proclamation de l’“indépendance”, dans une lettre du 28 juin 1960 adressée à Maurice Yaméogo, des dirigeants de l'opposition faisaient également preuve d’une grande perspicacité. Ils écrivaient en effet : « Monsieur le Président, avant d'accéder à l'indépendance qui sera le début de nos grandeurs et de nos souffrances, car l'indépendance c'est sur nos épaules inaccoutumées toute la charge des responsabilités d'un État, l'indépendance c'est tout l'esprit national à créer dans un

pays qui ne doit aujourd'hui son unité qu'à l'œuvre de ceux que nous répudions avec fracas, l'indépendance c'est toute une économie nationale à créer et à faire prospérer, l'indépendance c'est du travail à assu-

rer à tous les citoyens, l'enseignement à procurer à tous nos enfants et la santé à redonner à nos malades, toutes choses qui demandent du sérieux, du dévouement, de la vigilance et de la stabilité dans nos options poli-

tiques ; à l'heure donc où nous devons réaliser la grandeur et le bonheur de notre jeune République, il est temps, Monsieur le Président, d obliger

les faux maçons de la construction nationale à se démasquer… 196, Maurice

Yaméogo

était

loin

de

partager

de

telles

préoccupations.

À

l'exception de Nazi Boni qui, prévenu par un ami réussit à s’échapper en se rendant à Bamako, tous les autres signataires de la lettre furent immédiatement arrêtés et internés dans des conditions sévères.

1% Cf. S.-A. Balima, Légendes et histoire des peuples du Burkina Faso, op. cit., p. 260. 1% CF S.-A. Balima, op. cit. Annexes, p. CCLVE. Les signataires de la lettre sont : Nazi Boni, Édouard Ouédraogo, Joseph Ouédraogo, Paul Nikiéma, Gabriel Ouédraogo et Diongolo Traoré.

49

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA 56Maurice Yaméogo était arrivé à la tête de l’État par une suite de cal. culs opportunistes. Sa principale préoccupation était de jouir du pouvoir ; les débats sur les politiques de développement étaient pour lui autant de provocations. Il était convaincu que rien ne pouvait être fait pour le développement du pays. Ce sentiment d’impuissance semblait partagé par son succes

seur, même si sur les plans économique et social des réalisations notables ont pu se faire. Lamizana et son régime se sont d’abord attelés au redressement financier du pays par l'application de sévères mesures d’austérité7, avec l’adoption de certaines des mesures qu'avait décidées le régime du président Yaméogo en décembre 1965, et la suppression de certaines ambassades à l’étranger. Il fut ensuite procédé au renforcement des structures ad-

ministratives et aux capacités d’intervention de l’administration. Quelques unités de production industrielle furent créées. Les infrastructures routières connurent un développement sans précédent à l’échelle du pays avec no-

tamment je bitumage d’un échantillon de routes interurbaines et internationales permettant d’autres accès à la mer, par le Togo et le Ghana notamment. On peut noter aussi, entre autres, la voltaïsation des capitaux, quelques aménagements dans la ville de Ouagadougou, la création de la Société vol-

taïque de commerce (SO.VOL.COM), de l'Autorité de l’aménagement des vallées des Voltas (AV.V), de l'Office national des céréales

(OF.NA.CÉR.), des Organismes régionaux de développement (O.R.D.)'®, du Festival panañricain du cinéma de Ouagadougou (FES-PA.CO) et du Comité inter-États de lutte contre la sécheresse au Sahel (C.LL.S.S.)®. X, 197 Cf. Tiémoko Marc Garango, Devoir de m

e, Ouagadougou, Édipap internatio-

nal, 2007, p. 67-79.

1%

S’ils ont été mis en place par le régime de Lamizana, ils trouvent cependant leur

origine dans le régime de Maurice Yaméogo par la loi n° 20-65 AN du 28 juillet 1965 autorisant le gouvernement à créer les O.R.D. Sur les O.R.D., cf. Guy Évariste André Zoungrana, “La politique de développement agricole au Burkina Faso : orientations et manifestations de 1954 à nos jours”, in Yénouyaga Georges Madiéga et Oumarou Nao (sous la direction de-), Burkina Faso — Cent ans d'histoire, 1895-1995, Paris, Éditions Karthala, 2003, t.1, p. 1605-1616 et 1621.

Les O.R.D. ont des ministres du 2 mars régionaux de promotion 1% Pour un aperçu des

été supprimés par le C.N.R. pour mauvaise gestion, Le conseil 1988 avaient décidé, pour les remplacer, de créer des Centres agro-pastorale (C.R.P.A.) avec un statut mieux défini. réalisations de cette période, cf. Sangoulé Lamizana, Sur_ la

brèche trente années durant, op. cit., p. 177-227 et 376-379.

50

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire 3. KYÉLEM de TAMBÈLA

Pal

Toutefois, l’enthousiasme populaire dont parlait Ouezzin Coulibaly 57n'eut pas lieu non plus sous Lamizana. Son régime a certes le mérite d’avoir procédé à assainissement et au redressement fmancier du pays et à quelques réalisations substantielles. Cependant il n’a pas eu de projet mobilisateur pou-

vant entraîner les populations dans un projet de développement soutenu. Les quelques réalisations économiques concernaient surtout la capitale Ouagadougou et dans une moindre mesure Bobo-Dioulasso la deuxième ville et deux autres villes secondaires comme Koudougou et Banfora. Les campagnes n'étaient pas vraiment touchées,et très vite la masse des paysans s’était sentie marginalisée. Les conditions climatiques n'étant pas des plus favorables, le

désœuvrement s’était installé dans les campagnes pendant que le coût de la

vie renchérissait continuellement. Se retrouvant sans perspective, la jeunesse pour se réaliser n’avait souvent d’autre choix que de partir, souvent même à l'instigation des parents. Partir vers des horizons plus cléments, notamment dans les pays côtiers, surtout en Côte d'Ivoire et un peu plus tard au Gabon!!°.

Vers la fin des années

1960 et au début des années

1970, l’émigration était

telle que dans certaines régions du pays il arrivait qu’il manquât de bras valides pour les quelques rares chantiers qui pouvaient surgir de temps à autre. C'était dévalorisant de n’être pas ou de n’avoir jamais été un émigré.

Pendant le long et tranquille règne du président Lamizana, le doute 58avait fini par gagner l’ensemble des populations quant à la réelle possibilité de sortir le pays de la misère. La lassitude et la résignation étaient le lot commun.

Les réalisations du régime, quoique non négligeables, se sont étalées sur une

longue période de sorte que leurs effets sur les populations étaient, à tort ou à raison, perçus comme insignifiants, surtout à l’égard des attentes alors nom-

breuses et pressantes. Au sommet de l'État il y avait sans doute beaucoup

d’intégrité, surtout de la part du chef de l’État, et de la bonne volonté!!!, Mais "10 L'absence de perspective était telle que dans les campagnes, voulant fuir le pays, les

jeunes filles n’acceptaient plus de se marier avec des résidents. Pour avoir les faveurs d'une jeune fille il fallait émigrer, surtout en Cô! e d'Ivoire.

M1 Lors de l'élection présidentielle de mai 1978, le président Lamizana qui était candi-

dat à sa propre succession, fut mis en ballottage par Macaire Ouédraogo, le candidat de l'opposition favorable à Maurice Yaméogo. Lui-même ne pouvait pas être candidat parce qu’il était toujours privé de ses droits

civiques. C'était la première fois qu’un tel

événement se produisait en Afrique. Au second tour, Lamizana obtenait 711 722 voix 51

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J, KYÉLEM

de TAMBÈLA

la volonté n’est pas toujours suffisante pour entraîner tout un pays hors des ornières du sous-développement. Il faut en plus une certaine vision et un cer-

tain dynamisme. Autant de’choses qui semblent avoir fait défaut. Lamizana semblait le reconnaître lui-même quand il déclarait février 1974 : « … chaque Voltaïque devrait se poser de savoir si dans ce pays classé parmi les derniers moins avancés du monde et soumis actuellement à

dans son discours du 8 la question toute simple des vingt-cinq pays les une rude épreuve, nous

pouvons encore nous payer le luxe d'un ballet d'équilibristes et de jongleurs dans la conduite de nos affaires publiques.

La Haute-Volta a souffert beaucoup plus de la pauvreté de cœur et d'esprit de ses fils que de pauvreté matérielle. Nous devons nous ressaisir pour aller de l'avant ou alors nous disparañtrons. » 59-

Le climat bon enfant qui prévalait était favorable aux mouve-

ments dits progressistes qui se sont développés pendant cette période, préparant ainsi le terrain aux grands bouleversements que connaîtra le pays. Contrairement aux dirigeants de l’époque, les partis et mouvements de gauche étaient restés optimistes, fondant leurs projets sur les capacités de transformation des populations quand elles sont mobilisées et enca-

drées. La chute du président Lamizana viendra surtout de l’absence de perspective qu'avait entraînée une méthode de gouvernement dont les acquis étaient largement en deçà des attentes. 60Autant Lamizana était attaché aux libertés individuelles et collectives et aux valeurs humaines, ne voulant ni bousculer ni vexer personne ; avec ce que cela peut comporter comme avantages et inconvénients dans

un petit pays pauvre et démuni où tout était prioritaire, autant les problèmes économiques seront au centre des préoccupations dès la chute de Lamizana, d’abord avec le C.M.R.P.N. du colonel Saye Zerbo, pour culminer avec le C.N.R. du capitaine Thomas Sankara. #

*

# contre 552 956 voix pour Macaire Ouédraogo. Quand on sait qu’à l’époque c’était des

pouvoirs militaires et/ou le règne des partis uniques en Afriqueet que si jamais des élections se déroulaient, les chefs d’État étaient régulièrement réélus

à près .99,95%, on

mesure mieux le degré de tolérance et de respect des libertés du président L4mizana. 52

Chapitre TT La période de prise de conscience : la marche progressive vers la révolution Bâtis ton destin de tes propres mains, mon fils, et n'affends pas éternellement que les autres te prennent en charge. Soundjata Kéita

Cette période est marquée successivement par l’arrivée au pouvoir du

Comité militaire de redressement pour le progrès national (C.M.R.P.N.) (D et du Conseil de salut du peuple (C.S.P.) (I).

I

Le régime du C.M.R.P.N.

Si l’avènement du C.M.R.P.N. a pu susciter de l’enthousiasme (A), sa gestion du pays a provoqué des mécontentements (1) qui ont conduit à sa chute (C).

A) 61-

En

L'AVÈNEMENT DU CMRPN.

1980, l’épouse du ministre de l'Éducation nationale, son beau

frère et un de ses amis politiques sont déclarés admis au concours d’entrée à l’Institut national d’administration scolaire (LN.ASS.) "1? de Paris. Les trois places en compétition étaient donc toutes prises par des

proches du ministre. Certains trouvèrent cela suspect. Sur décision du

même ministre, deux enseignants, militants syndicaux, dont l’un était secrétaire général, furent mutés. Le syndicat des enseignants trouva cela inacceptable. Réuni en conseil syndical extraordinaire le 23 septembre 1980, le Syndicat national des enseignants africains de Haute-Volta (SN.E.A.H.-V.)' prit la décision de bloquer la rentrée scolaire 19801981 jusqu’à la satisfaction de ses revendications qui étaient annulation 12 Depuis 1977,

13 Jusqu'à l'av

N.A.S.

est devenu le Service de formation administrative (S.F.A.)

1ement de la Révolution, il y avait toujours au secondaire et au supé-

ants voltaïques et des enseignants expatriés constitués essentiellement , surtout pour le suy

ur, d’autres Occidentaux

comme

des

1960, ce système existait aussi dans etc. Jusque dans les années S.N.E.AH.-V. regroupait uniquement les enseignants africains, donc n des expatriés qui bénéficiaient d’un statut particulier. Il est devenu le Syndicat national des enseignants

ains du Burkina (S.N.E.A.B.)

53

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autacentré Apollinaire J. KVÉLEM de TAMBËLA de la décision de mutation des deux enseignants et des résultats du concours d’entrée à l’I.N.A.S. Le S.N.E.A.H.-V. reçut le soutien de la Con-

fédération syndicale voltaïque (C.S.V.) à laquelle il était affilié. À partir du 20 octobre 1980, le Syndicat unique voltaïque des enseignants du secondaire et du supérieur (S.U.V.E.S.S.) déclencha à son tour une grève illimitée de soutien. Dès lors, tout le système éducatif, du primaire au supérieur, se trouvait bloqué. Le gouvernement ne céda point. Par une circulaire du 21 novembre 1980 signée conjointement par les secrétaires

généraux du S.N.E.A.H.-V. et du S.U.V.E.S.S., les militants étaient invités à suspendre, à compter du lundi 24 novembre 1980 à zéro (0) heure, le mot d’ordre de blocage de la rentrée scolaire 1980-1981 et de la grève illimitée de soutien au S.N.E.A.H.-V. 62Le 24 novembre, soif cinquante-cinq jours après la date fixée pour la rentrée qui était le 1” octobre, les cours reprirent sur toute l’étendue du territoire. Paradoxalement, c’est au moment même où la crise trouvait son dénouement, qu’au petit matin du 25 novembre 1980, un coup d’État sans vio-

lence, dirigé par le colonel Saye Zerbo!!*, déposait le président Lamizana. Le colonel Saye Zerbo mit en place un Comité militaire de redressement pour le progrès national {C.MR-PN.)'".R. Odou explique en ces termes la chute de Lamizana : « Pour n'avoir pas saisi à temps le mal de société, le régime du président Sangoulé Lamizana est tombé dans la disgrâce. Une lame de fond a emporté un gouvernement qui, sans le vouloir peut-être, sans le savoir sans doute, ne répondait plus à rien, tant il est vrai qu'il n'avait su amorcer à temps le virage indispensable, tournant salutaire et vital pour une population en mal d'avenir. Et lorsque les citoyens ont songé à proposer au président déchu le changement de ses hommes, il était déjà trop tar. Le putsch militaire, en somme, est venu mettre fin au règne d’une gérontocratie qui n'avait pas su contrecarrer les effets de la crise sociale", »

14 Saye Zerbo était né le 27 août 1932. Il est décédé le 19 septembre 2013. 118 Selon le décret du 26 novembre 1980, le C.M.R.P.N. comprenait 42 membres, tous des militaires dont 33 officiers, 7 sous-officiers et deux hommes du rang. Il était doté de deux organes : le Comité directeur qui comprenait 11 membres, tous des officiers et Le Secrétariat permanent. 116 René Odou, “Haute-Volta - Un rêve se brise”, Afrique Nouvelle, n° 1642, Dakar, 24 -30 décembre 1980, p. 15. 54

Thomas SANKARA et Ja Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autogentré

Apollinaire 4. KYÉLEM

de TAMBELA

Les cadres de l’Administration et des enseignements secondaires 4 63et supérieurs étaient formés principalement à l’université de Dakar et

dans des écoles et universités françaises. Ils avaient plus ou moins subi

l'influence de l’Union générale des étudiants voltaïques (U.G.É.V.) et de

la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (F.É.A.N.F.) qui prônaient des discours de gauche et de rupture avec le capitalisme. Le } long règne tranquille du président Lamizana fut ainsi mis à profit pour mener au grand jour des débats sur les choix possibles pour l'avenir du pays. De jeunes cadres, refusant la résignation, ne cessaient d'affirmer que la pauvreté pouvait être vaincue avec une autre façon de gouverner.

Ce discours qui ne laissait pas insensibles certains militaires a sans doute pesé dans la chute du président Lamizana.

B)

LA GESTION DU CMRPN.

Il convient d’examiner la gestion politique du C.M.R.P.N. (1), sa politique économique (2), sa politique sociale (3) et d’aborder l’avènement

du capitaine Sankara (4). 164-

La gestion politique du C.M.R.P.N.

Dès son avènement, le C.M.R.P.N. procéda à la dissolution des

partis politiques. Selon Saye Zerbo, le coup d’État « a répondu pleine-

ment à l'attente d'un peuple qu'un régime de gabegie, de népotisme et

d'inconscience notoire menait inexorablement vers le désespoir!» L'avènement du C.M.R.P.N. a été favorablement accueilli par l'opinion

qui y a vu à la fois un soulagement et une nouvelle raison d'espérer. Les enseignants qui avaient été en grève pendant les mois d'octobre et de novembre perçurent les deux mois de salaires correspondants. Ce qui ne

pouvait que renforcer leur sympathie pour le régime. Ainsi, le 1® dé-

cembre

1980, le S.N.E.A.H.-V. et le S.U.V.E.S.S. dont l’action avait con-

tribué à la chute du précédent régime adressèrent une lettre de soutien au patriotique pour le développement La Ligue régime. nouveau {LLPA.D.)!! , en guise de soutien, envoya au C.M.R-P.N. une proposi-

1, n° 709, Ouagadougou, 15-21 janvier 1981, p. 2 "7 CF. Carrefour V8 La LIPAD était une organisation légale de masse mise en place en septembre 1973

par la Parti africain de l'indépendance (P.A.I.) Elle a été reconnue par le récépissé n° 43/IS/DI du 29 octobre 1973. Le P.A.I. était resté un parti clandestin, C’est seulement le 55

Thomas SANKARA et ia Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA tion de programme de redressement national qui, semble-t-il, aurait déplu

au C.M.R.P.N. Selon la LI.PA.D., sa proposition « réaffirmaif la nécessi. té de faire la Révolution et concluait que toute politique de redressement et de progrès national devait être une politique engageant le peuple sur

la voie de la Révolution populaire de libération nationale" ®.» À l’occasion du conseil national du S.N.E.A.H.-V. tenu du 6 au 7 juin 1981, Ousmane

Kindo, à l’époque secrétaire général adjoint, déclarait fière-

ment : « Nous prenons acte du 25 novembre comme une action opportune et ponctuellement salvatrice

à notre endroit,

notamment

dans

les

actes du C.M.R.P.N. : garantie des libertés syndicales, reconnaissance des droits des travailleurs de l'éducation … »

Profitant de l’état de grâce et cherchant à susciter l’enthousiasme 65et l'adhésion populaire à son action, le président du C.M.R.P.N. entreprit des tournées présidentielles à travers tout le pays. On pouvait régulièrement voir Je long cortège de véhicules accompagnant le chef de L'État dans ses différentes tournées. Lors de la huitième tournée qui se déroula du 29 juin au 15 juillet 1982 dans les régions de l’ouest, la délégation a parcouru plus de 2 600 km et visité environ quatre-vingt villes et villages. Lors de ces tournées, il

arrivait parfois au chef de l’État de s’arrêter près d’un champ avec ses collaborateurs pour encourager les paysans en labour en se mettant lui-même à cultiver à la daba. Pour beaucoup de villes et de villages, c'était la première fois

qu’un chef d’État foulait leur sol, surtout avec une telle simplicité!??. Saye

Zerbo justifiait ces tournées par le souci de « toucher du doigt les réalités de

la Haute-Volta profonde » et de «sonner le réveil de nos énergies assoupies, » Pour les populations, le fait de les avoir écoutées, vues et entendues les

rassurait. Sans doute que des abus ont pu être commis, comme la mobilisation d’un grand nombre de véhicules, la consommation du carburant, l'abandon 11 avril 1991 que le P.A.L. sortira de la clandestinité pour obtenir une reconnaissance légale. La LIPAD qui agissait à visage découvert lui servait alors de moyen d’action et de communication. La LIPAD produisait un bulletin qui s’appelait Le Parriote.

119 Cf. Le Patriote, n° 30, Ouagadougou, avril 1989, p. 10. 120 Du 18 avril au 4 mai 1966, peu de temps après son accession au pouvoir, Lamizana

avait parcouru pratiquement tout le territoire. Ses tournées se déroulaient dans le respect strict du protocole officiel, ce qui tenait les populations à l'écart. Elles n’avaient donc pas marqué les esprits. En outre, leur souvenir était lointain et avait même disparu de la mémoire des populations. 56

Re

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire 3. KYÉLEM

de TAMBÈLA

des postes de travail, etc. Ces tournées cependant ont aussi contribué à redonner confiance aux acteurs du monde rural qui prenaient conscience qu’ils n'étaient pas les oubliés de la République.

La Fonction publique se caractérisait par l’absentéisme des agents. 66Non satisfaits d’arrivés en retard au lieu de travail, à partir de 10h beaucoup d’agents désertaient les bureaux pour les débits de boissons. Pour mettre un terme à cela, le décret n° 80-028/PRES/CMRPN du 25 décembre 1980 dé-

cida de la fermeture, à partir du 1° janvier 1981, des bars et autres lieux de consommation

des boissons, du lundi au vendredi, pendant les heures ou-

vrables. Pour l’administration, l'effet de cette mesure fut assez limité. Très vite, un système de contournement fut institué un peu partout à travers des établissements clandestins très vite identifiés de bouche à oreille. En re-

vanche, les conséquences furent désastreuses pour les propriétaires des débits de boissons régulièrement enregistrés qui perdaient ainsi une importante

clientèle ; à l'exception de ceux d’entre eux qui avaient pu s’insérer dans les réseaux clandestins. En outre, la mesure pénalisait tous les consommateurs

qui n'étaient pas fonctionnaires. 2-

La politique économique du C.M.R.P.N.

Sur le plan économique, la politique du C.M.R.P.N. s’est mani67festée par le refus de la fatalité. C’était la première fois dans sa jeune histoire qu’une telle option était adoptée par les dirigeants du pays. Dès janvier 1981, le chef de l'État affirmait que « la Haute-Volta était aussi viable que tout autre pays, pour peu que les Voltaïques le désirent vraiment et soient prêts à consentir les sacrifices nécessaires à la survie de

leur patrie"?\,» I] jurait par le ciel et ses entrailles de sortir le pays du

|

sous-développement. Dans les rassemblements, dans son style à lui, il déclarait souvent : « On vous a dif que la Haute-Volta est un pays pauvre : non, c'est faux ! Nous allons vous prouver que la Haute-Volta n'est pas pauvre. » Il avait aussi déclaré le 10 décembre 1980 que « le C.MR.P.N. fera en sorte que le Voliaïque cesse de survivre pour vivre

pleinement,» Dans le Discours programme prononcé le 1* mai 1981, il |

préconisait en tout premier lieu la décolonisation des « mentalités longtemps acquises à l’idée de la ‘pauvreté presque irréversible de la Haute-

UUC£ Carrefour africain, n° 709, Ouagadougou, 15-31 janvier 1981, p. 1.

57

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré ApollinaireJ. KYÉLEM de TAMBÈLA Volta” que d'aucuns se plaisent à accréditer"?, » Dans son discours du 4 août 1981, il dénonçait les habitudes néfastes comme le laxisme, l’inconscience, l’iresponsabilité, la course à l’enrichissement malhonnête avant de déclarer : « Faut-il le répéter ? La période de facilité est

décidément révolue, Car dans un contexte mondial dominé par le marasme économique et l'inflation généralisée et galopante, sur qui peut

compter un pays comme le nôtre sinon en tout premier lieu sur ses citoyens ? » Puis il exprimait sa volonté d’impulser « une véritable dynamique de développement communautaire autocentré. » 68-

Pour le président du C.MR.P.N,

il fallait compter d’abord sur ses

propres forces. C’était là un discours inédit qui opérait une rupture avec le passé en condamnant le comportement et la mentalité d’assistanat qui prévalaient. Le Discours programme préconisait une rupture avec le passé et « Un

développement fondé avant tout sur nos propres moyens en vue d'une promotion autonome. » Dans cet esprit, le ministre de [° Économie et du Plan, le

colonel Mamadou Sanfo, n’hésita pas à déclarer le 25 mai 1981 à la Haye,

lors de la Conférence des Nations Unies sur les pays les moins avancés: « Avec vous ou sans vous la Haute-Volta réalisera ses projets.» La politique du “compter sur ses propres forces” sera plus tard reprise, ampli-

fiée et concrétisée par le régime révolutionnaire de Thomas Sankara. 69-

Le C.M.R.P.N. opta pour la réduction du train de vie de l’État. II

fut procédé à l'abattement des traitements les plus élevés, y compris celui

du chef de l’État et des membres du gouvernement. Le décret n° 810036/PRES/CMRPN du 20 janvier 1981 interdit « foutes dispositions tendant à accorder des rémunérations ou jetons de présence aux présidents des Conseils et Administrateurs des Établissements publics de

l'État et des Sociétés d'État. » Parallèlement, le souci d’une gestion plus rigoureuse s’est traduit par l’installation le 16 février 1981 d’une Commission d’investigation et de diagnostic des sociétés d° État qui rendit les conclusions de ses travaux le 17 juillet 1981. Les affecta-

tions à titre individuel des véhicules automobiles de l’État furent in-

terdites le 17 février 1981'F.

12 CMR.P.N., Discours programme, Ouagadougou, Imprimerie nationale, s.d, p. 9. 1% Dermé Abdoulaye qui était un concessionnaire automobile rapporte que, quand il accéda au pouvoir, après avoir acheté une voiture avec lui, Saye Zerbo l’appela dans son 58

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire

J. KYÉLEM

de TAMBËLA

Le 10 mars 1981, quarante-six personnes dont des Burkinabè mouru70rent asphyxiés dans la prison d’Abidjan. Comme par hasard, le lendemain 11 mars une ordonnance suspendait l’émigration aux fins d’emploi et condi-

tionnait tout départ vers la Côte d’Ivoire à l'obtention d’un laissez-passer

soumis à un droit de timbre, Le C.M.R.P.N. voulait ainsi mettre un frein au

départ incessant des Burkinabè vers la Côte d'Ivoire et retenir sur place la

force de travail. Mais le mouvement était très fort et comme en pareille si-

tuation, des voies de contournement

furent vite trouvées comme

les faux

motifs pour obtenir le laissez-passer, la corruption des agents ou encore le passage par des pays tiers pour rejoindre la Côte d'Ivoire. 71-

Au début des années 1960, la mine d’or de Poura était exploitée par

une société française. Quand l’État avait voulu s’y société avait préféré mettre fin à son activité au rentable. Le C.M.R.P.N. décida de la réouverture 1981, le colonel Saye Zerbo donna lé coup d’envoi

intéresser de motif qu’elle de la mine de la reprise

plus près, la n’était plus et le 6 mars des travaux.

Le 1° octobre de la même année il procéda également au lancement des

travaux de construction, sur la base de l'épargne nationale, de la première tranche de la voie ferrée Ouagadougou-Tambao en vue de l’exploitation du gisement de manganèse de Tambao.

3-

La politique sociale du C.M.R.P.N.

En dehors des villes de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso qui en 72comptaient un certain nombre chacune et d’un petit nombre d’autres villes qui pouvaient en compter un ou deux!” il n'existait pas d'établissement bureau et lui dit : « Jui acheté certe voiture avec vous pour donner simplement le bon

exemple. Ces une voiture qui transportera ma propre famille, je ne veux plus que mon

épouse et mes enfants empruntent les véhicules de l'armée ou du Gouvernement. J'usqu'à présent les véhicules de | "État servent à tout faire : à transporter les élèves, à aller le week-end au village, etc. Tous ces principes, avec mon avènement,

voient son-

ner leur glas… » Appelant son chauffeur il lui dit : « Adama ; prends soin de la 504 que

je viens d'acquérir. C'est une voiture personnelle. Je ne veux la voir en réparation hi au

garage de l'armée ni au garage administratif du gouvernement. Toute réparation doit Ets D.A. qui enverront une facture à mon nom pour règlement finanêtre faite par les cier. » Cf. L'Observateur Paalga, n° 8473, Ouagadougou, 7 octobre 2013, p.92.

1% Ces villes étaient : Banfora, Diébougou, Fada N'Gourma, Kaya, Koudougou, Nouna,

Ouahigouya, Tenkodogo, Toussiana. À cela s'ajoutaient quelques petits séminaires : Baskouré, Nasso, Pabré, Tionkuy.

59

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBËLA

d'enseignement secondaire ailleurs. Le C.M.R.P.N. entreprit d’en construire dans les localités de moyenne

importance avec, éventuellement, le soutien

des

Pour

populations

locales.

«rapprocher

l'administration

de

l'administré », le C.M.R.P.N. procéda à la modification de la carte adminis-

trative par la création de nouvelles sous-préfectures. En 1981, à la suite de la décision des autorités togolaises d’expulser les étudiants burkinabè des résidences universitaires!#, le C.M.R.PN. prit la décision d’entreprendre les travaux de construction d’une vraie université à Ouagadougou. Cette décision fit prendre un nouvel essor à l’enseignement supérieur au Burkina. 73-

Sur le plan social les choses ne furent pas faciles pour le C.M.R.P.N.

À son avènement, il commença par interdire, jusqu’en mars

1981, les réu-

nions syndicales, En mars 1981, les scolaires de Bobo-Dioulasso déclenchèrent une grève qui se solda par l'arrestation et la détention de certains élèves. Le Syndicat des techniciens et ouvriers voltaïques (S.T.O.V)

décida aussi

d’aller en grève les 27 et 28 mai 1981. La grève échoua et des travailleurs furent licenciés et déportés à Dori en plein Sahel. Le 30 octobre 1981, à la

clôture du conseil syndical de la Confédération syndicale voltaïque (C.S.V.), le pouvoir fut accusé d’étouffer les libertés syndicales et de dilapider les biens du peuple. Le lendemain 31 octobre, tous les syndicats furent convoqués par le ministre de la Fonction publique et du Travail, Alexandre Zoungrana. Il menaça de dissoudre la C.S.V. Le 1” novembre 1981, une ordonnance supprima le droit de grève, La C.S.V. réagit en déposant un préavis de grève pour les 8 et 9 décembre. En réplique, le 24 novembre, le chef de

l'État signa le décret de dissolution de la C.S.V et, « pour démission cavalière de la Commission d'enquête et de vérification » un mandat d’arrêt “na15 Le régime togolais d’Éyadéma Ggnassingbé n’avait pas apprécié le coup d'État du €C.M.R.P.N. contre le président Lamizana, Saisisant l’occasion d’une bagare survenue en 1981 entre un étudiant togolais et un étudiant burkinabè dans une villa qui tenait lieu de logement d'étudiants, décision fut prise dexpulser tous les étudiants burkinabè de la cité universitaire et des villas que les Œuvres universitaires louaient pour le logement des étudiants en complément de la cité. En réplique, le C.M.R.P.N., après avoir trouvé des logements dans la ville de Lomé pour tous les étudiants burkinabè, décida de leur rapatriement à la fin de l’année académique 1980-1981. À l’année académique 19811982, l’université de Ouagadougou connut donc un engouement sans précédent. C’était le début de l’essor de l’enseignement supérieur au Burkina Faso. 1% Déjà sous la I°* République du président Yaméogo, une loi du 24 avril 1964 supprimait le droit de grève et limitait la liberté syndicale. 60

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBËLA

tional et international” fut lancé le même jour par le ministre de l’intérieur, le lieutenant-colonel de gendarmerie Badembié Pierre-Claver Nézien, contre son secrétaire général, Soumane Touré, qui entra dans la clandestinité pour

un long moment. On le crut même à létranger. Mais quand son épouse tomba enceinte, les autorités se dire qu’il ne devait pas être bien loin. Les recherches furent reprises dans la discrétion. C’est ainsi qu’il fut arrêté dans la nuit du 9 au 10 septembre 1982. Une ordonnance du 14 janvier 1982 ren-

due public le 13 février 1982 rétablit le droit de grève avec cependant des

conditions très restrictives!??. Le 5 avril, six syndicats de base sur les quinze

que regroupait la (C.S.V.) décidèrent d’aller en grève les 14, 15 et 16 avril

1982 pour réclamer le rétablissement des libertés démocratiques et syndi-

cales. Le C.M.R.P.N.

réagit en infligeant à certains grévistes six mois de

suspension sans salaires et en les traînant en justice. 4

L'avènement du capitaine Sankara

Le général Sangoulé Lamizana que le C.M.R.P.N. avait renversé 74faisait partie de la première génération des officiers burkinabè. Ils avaient généralement été recrutés entre les deux guerres mondiales ou pendant la

dernière et avaient construit leur carrière dans les champs de bataille en Europe, en Indochine ou en Afrique du Nord. Sans formation supérieure, c'était des hommes de terrain pétris d'expérience et de pragmatisme. Il

convient de rappeler que le général Lamizana était capitaine de l’armée française et combattait en Algérie contre les maquisards du Front de libération nationale (F.LN) quand il a été rappelé au moment de l'indépendance pour mettre en place une armée nationale.

73

Le colonel Saye Zerbo faisait partie de la deuxième génération

d'officiers. is avaient pour la plupart été recrutés après la deuxième guerre

mondiale et avaient pu servir en Indochine où en Afrique du Nord. Ils écoles de formation avec parfois à leur actif quelques avaient fréquenté des plus ou moins valorisants. Entré à l’École de formaattestations ou diplômes tion des officiers ressortissants des territoires d’Outre-mer (E.F.O.R.T.O.M.) de Fréjus en 1957, Saye Zerbo est promu sous-lieutenant en 1959 à la fin de la formation. Il a aussi fréquenté l'École d'application de l'infanterie (AL) 127 Ordonnance 82-003 CMRPN/PRES portant procédures de règlement des conflits collectifs

de travail. Cf. Carrefour africain, n° 719, Ouagadougou, 15 février 1982, p. 8 bis - Ja.

61

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA de Saint-Maixent, l’École d'état-major et l'École de guerre de Paris. En 1961 il était promu lieutenant, capitaine en 1965, lieutenant-colonel en 1975

et colonel en 1978. 76-

La troisième et dernière génération d’officiers comprenait ceux qui

avaient été recrutés après l'indépendance. Ils avaient suivi une formation secondaire jusqu’au baccalauréat avant de rejoindre les écoles de formation

militaire. Ils n’avaient pas l'expérience des champs de bataille. Leur parcours les mettait plus en contact avec les cadres civils et les rendait plus réceptifs aux débats sur les projets de société. Parmi eux, le plus connu et le plus représentatif était le capitaine Thomas Isidore Noël Sankara! 77Face à la situation difficile sur les fronts politique et social, les” partis politiques ayant été dissous, la C.S.V. dissoute et le droit de grève bien encadré, apparemment, un éventuel danger ne pouvait venir que de l’armée. Saye Zerbo avait accédé au pouvoir par un coup d’ État ; il devait donc savoir qu’il pouvait le perdre aussi de la même façon. Pour

tenter de donner plus de crédibilité au régime et construire l’unité de l’armée autour de lui, le C.M.R.P.N. entreprit de compromettre Thomas

Sankara en le nommant au gouvernement comme secrétaire d’État à l'Information. Celui-ci qui n’était pas dupe perçut la manœuvre et déclina l'offre. Dans une lettre du 9 septembre 1981 il écrit au chef de l'État : « Aussi, quel n'a pas été mon étonnement lorsque j'appris par la presse que j'étais nommé secrétaire d “État dans votre gouvernement. Aussi, tout en appréciant à sa juste valeur la confiance dont je

suis l’objet de votre part, j'ai l'honneur et le regret de vous rendre compte que je réitère ma décision personnelle, libre et consciente, de n'accepter aucun poste politique. » 78-

Mais le C.MR.P.N tenait à ce qu’il fût dans le gouvernement.

Commença alors une série de négociations et de pressions. Finalement un

compromis fut trouvé qui consistait pour Sankara d’accepter le poste pour un ou deux mois, le temps qu’un remplaçant lui fût trouvé. Le C.M.RP.N. ne tint pas parole et n’accepta pas de Le libérer à l’issue du temps convenu. Sankara non plus ne tenait pas à associer son nom plus longtemps à la ges128 II était né le 21 décembre 1949. Il trouva la mort le 15 octobre 1987 lors du coup d’État perpétré par Baise Compaoré pour s'emparer du pouvoir,

62

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré

Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

tion du C.M.R.PN. Le 15 avril 1982 devait se réunir le Conseil supérieur des forces armées (CS.FA)?.

Il partira

donc avant. Le 12 avril 1982 il

envoie sa lettre de démission au chef de l’État. Auparavant, il aura prononcé publiquement,

lors de la cérémonie

de clôture d’une conférence des mi-

nistres africains chargés du cinéma, en présence du chef de l’État, cette phrase devenue célèbre : « Malheur à ceux qui bâillonnent leur peuple. »

(e)]

LA CHUTE DU C.MRPN.

La réunion du Conseil supérieur des forces armées révéla des di79vergences profondes parfois inconciliables ; notamment entre les jeunes

officiers, subalternes pour la plupart, et les officiers supérieurs. Il était reproché au C.M.R.P.N. des erreurs de gouvernance graves. En termes à peine voilés, la démission du chef de l’État fut suggérée. Pour sortir de l'impasse, il fut décidé la création d'une commission ad hoc chargée de

recueillir les critiques et les suggestions de l’ensemble des officiers con-

cernant le fonctionnement du Conseil des forces armées voltaïques et l'action du C.M.R.P.N. Le médecin-commandant Jean-Baptiste Ouédraogo fut nommé président de la commission, laquelle déposa son rap-

port le 26 avril 1982. Le refus du C.M.R.P.N. d’appliquer intégralement les

décisions arrêtées entraîna la démission des capitaines Thomas Sankara, Henri Zongo et Blaise Compaoré. En guise de répression, Thomas Sankara fut arrêté, dégradé et déporté dans la garnison de Dédougou à l’ouest, le 14 mai 1982, loin de la capitale ; sachant que Sankara et le commandant Fidèle Guébré qui commandait la garnison se détestaient cordialement pour k simple raison que leurs unités respectives - les para-commandos de Dédougou et les commandos de P6 - se posaient en rivales dans la quête de l'élitisme au sein de l’armée. Les amis de Sankara furent mutés pour indiscipline ; le lieutenant Blaise Compaoré dans la garnison de Bobo-Dioulasso

à l’ouest et le capitaine Henri Zongo dans la garnison de Ouahigouya au nord. Il était prévu de les faire comparaître devant une cour martiale. Le 7 novembre 1982, CMRPN.

un

autre

coup

d’État

mettait

fin

à l'expérience

du

1 Le Conseil supérieur des forces armées a été mis en place aussitôt après les événe-

ments qui ont conduit le 3 janvier 1966 à la chutedu président Maurice Yaméogo. C’est un organe qui contribuait, aux côtés du chefde l’État, à la gestion du pouvoir d’État. 63

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autacentré Apollinaire 3. KYÉLEM de TAMBËLA Il

Le régime du C.S.P.

Après le coup d'État du 7 novembre 1982 (A), il fut mis en place un Conseil provisoire de salut du peuple (C.P.S.P.) (B) qui sera remplacé par

un Conseil de salut du peuple (C.S.P.), lequel peut être divisé en deux périodes : celle du C.S.P.-I (C) et celle du C.S.P.-II (D).

A)

80-

LE COUP D'ÉTAT DU 7 NOVEMBRE

1982

Qui a été le principal instigateur du coup d'État du 7 novembre

1982 ? Pour certains c’est le colonel Yorian Gabriel Somé. Pour d’autres

c’est le capitaine Thomas Sankara. L'un et l’autre ont contesté y avoir été pour quelque chose. Le colonel Somé était de la même génération que le président Saye Zerbo, mais entre eux, l’entente ne semblait pas parfaite. Le colonel Somé avait été l’aide de camp du président Maurice Yamméogo. Depuis, il lui était resté fidèle. Le 3 janvier 1966, lors des manifestations qui

allaient entraîner la chute du président Yaméogo, Somé, alors lieutenant, était partisan de la manière forte pour sauver le régime alors que Saye Zerbo, également lieutenant à l’époque, donnait la priorité à la protection de la population civile. Le colonel Somé qui avait été plusieurs fois ministre sous le président Lamizana ne faisait pas partie de l’équipe dirigeante du C.MR.PN. Toutefois, sans doute pour compenser cette frustration, et peutêtre aussi pour lavoir pour lui plutôt que contre lui, un an auparavant, en novembre 1981, Saye Zerbo l'avait nommé chef d’état-major général de l’armée, lui-même conservant le portefeuille de la Défense.

81Le capitaine Sankara était le leader des jeunes officiers dont beaucoup se réclamaient de l'idéologie progressiste, à l’opposé des officiers supérieurs qui étaient taxés de conservatisme. Au sein même du C.MR.PN, les jeunes officiers s’étaient opposés à leurs supérieurs. Si l’on en croit le médecin-commandant Jean-Baptiste Ouédraogo, le renversement du C.M.R.P.N. fut l’œuvre de jeunes officiers sous la direction du capitaine Thomas Sankara. Selon Jean-Baptiste Ouédraogo, « C'est parfaitement conscients d'une situation, longuement analysée avec Thomas Sankara, que nous avons réalisé le coup d "État, convaincus que

64

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBÈLA

Thomas serait notre chef. » Mais le moment choisi fut précipité pour éviter les fuites et les dénonciations?!. À ce sujet, Le capitaine Boukary Kaboré qui fut un proche de Sankara dira plus tard que le coup d’État du 7 novembre 1982 « a été fait plus tôt que prévu, parce qu'il y a eu des militaires excités à qui on avait pourtant dit de ne rien faire pour le moment. Nous n'étions donc pas préts\??, » Juste après le coup d’État, des

rumeurs persistantes en avaient attribué la paternité à Thomas Sankara et ce, malgré ses protestations persistantes.

82-

Jean-Baptiste Ouédraogo affirme que le colonel Somé n’a jamais

été informé de ce qui se tramait. Il serait donc totalement étranger au coup d’État du 7 novembre 1982 dont l'exécution matérielle a pourtant reposé essentiellement sur son parent, le lieutenant Jean-Claude Kambou-

lé qui commandait le Groupement blindé de Ouagadougou. Au moment

des faits, le colonel Somé était d’ailleurs en déplacement à Diébougou, sa ville natale, pour les funérailles d’un parent. 83-

Le coup d’État du 7 novembre

1982, selon le bilan officiel, aura

provoqué cinq morts!#. C’était la première fois qu’un changement de régime occasionnait des pertes en vie humaine, Selon la version officielle, le lieutenant-colonel de gendarmerie Badembié Pierre-Claver Nezien, ministre de l'Intérieur du C.M.R.P.N., s'était réfugié à l'ambassade

de France!*. À la suite de négociations, il accepta de se rendre aux nouvelles autorités. Il sera exécuté le 9 novembre 1982, le jour même de sa reddition, peu de temps après, dès son arrivée au camp militaire de

Gunghé alors appelé camp de l'unité, l’actuel camp général Aboubakar Sangoulé Lamizana!®. Le colonel Nezien faisait partie de l’aile dure du

16 Cf, Jean-Baptiste Ouédraogo, “Contribution à propos de trois dates historiques”, in

Yénouyaba Georges Madiéga et Oumarou Nao (sous la direction de -), Burkina Faso — Cent ans d'histoire, 1895-1995, Paris, Karthala, 2003, t.1, p. 269.

ICE Ibid. p. 266-267.

12 Cf. Libérateur, n° 42, Ouagadougou, 20 octobre - 4 novembre 2007, p. 9.

13 CE L'Observateur, n° 2469, Ouagadougou, 19-21 novembre 1982, p. 8. bservateur, n° 2469, op.cit., p. 10. -L'Observateur Paalga, n° 4828, Oua#4 Cf. gadougou, 28 janvier 1 999, p. 3.

D Cette version est contestée. H semble plutôt que Nezien s'était réfugié chez son ami Polycarpe Naré dans le quartier chic de La Zone du Bois. Il aurait été abattu dans les

alentours de La Zone du Bois alors même qu'au volant d’une voiture, il partait se rendre

65

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J, KYÉLEM de TAMBÈLA C.MR.PN.

et

prônait

des

mesures

radicales

contre

Sankara

et

ses

proches qu’il accusait d’indiscipline. Dans leur « Proclamation » les nouvelles autorités accusèrent le C.M.R.P.N. d’avoir trahi la confiance du peuple et d’avoir abusé de la cohésion des militaires pour assouvir des

fins inavouables. 84-

Dans l’ensemble du pays, le coup d’État du 7 novembre 1982 ft as-

sez mal accueilli. Les paysans avaient surtout retenu les aspects populistes et

peut-être folkloriques de la politique du C.-M.R.P.N. Les tournées présidentielles à travers le pays avaient marqué les esprits. Les divergences qui apparaissaient au sommet de l’État, notamment sur la politique du régime à l’égard

des syndicats, sur le sort des hommes politiques de la II° République du président Lamizana renversée par le C.M.R.P.N., sur la manière de gouverner et la politique à suivre, échappaient au commun des citoyens et n’intéressaient qu’un cercle d’intellectuels et d'officiers de l’armée. Les missions d'explication que les nouvelles autorités envoyèrent à travers le pays furent

reçues froidement par les populations. B} 85-

LE CONSEIL PROVISOIRE DE SALUT DU PEUPLE La Proclamation du 7 novembre

1982 annonçait la création d’un

Conseil provisoire de salut du peuple (C.P.S.P.) composé d'officiers, de sous-officiers et d’hommes du rang. Les jeunes officiers avec à leur tête le lieutenant Kamboulé désignèrent Thomas Sankara pour prendre la tête du mouvement car c’est en son nom qu'ils avaient pris le pouvoir. Celui-

ci refusa au motif qu’il ne maîtrisait pas la situation et qu’il fallait un officier d’une grande autorité pour restaurer la cohésion et l’unité de l’armée, Cet officier, pour lui, était le colonel Somé. Informé, le colonel Somé commença les consultations pour la formation de son gouverne-

ment. Le refus de Sankara d'assumer le pouvoir suprême déconcerta les jeunes officiers. Ceux-ci trouvant aussi le colonel Somé trop conservateur proposèrent alors l’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé de leur groupe. C’était le médecin-commandant Jean-Baptiste Ouédrao-

aux nouvelles autorités quand, au téléphone, il apprit par son épouse que faute de le trouver chez lui après quatre passages, les hommes du sous-officier Tibo Ouédraogo avaient abattu sa fille qui avait simplement protesté contre leurs intrusions cavalières et incessantes dans le foyer. 66

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBÈLA

go!®. On organisa donc des votes au sein du C.P.S.P. qui donnèrent les résultats suivants : médecin-commandant

Jean-Baptiste

Ouédraogo : 80

voix ; général Tiémoko Mare Garango : 10 voix ; colonel Yorian Gabriel

Somé : 4 voix. Ainsi le 13 novembre 1982, Jean-Baptiste Ouédraogo était élu président du C.P.S.P. Il n’était connu ni de Sankara ef de ses amis, ni

pour être un progressiste. Mais lors de la réunion le 15 avril 1982 du Conseil supérieur des forces armées (C.S.F.A.), sans prendre partie pour les officiers progressistes, il avait apporté sa part de critiques contre le C.MR.P.N. En outre, la façon dont il avait présidé la commission ad hoc

lui avait valu la sympathie de Sankara et de ses proches. Les rapports

entre Jean-Baptiste Ouédraogo et les proches de Sankara datent seulement de cette époque. Il apparaissait donc à leurs yeux come celui qui

pouvait être l’homme du compromis.

©)

LECSP-I

La gestion politique du C.S.P.-I recouvre l'essentiel de son bilan (1). Toutefois, il convient de ne pas perdre de vue ses politiques économique {2) et sociale (3) de même que sa politique internationale (4).

1-

La gestion politique du C.S.P.-I

Dans un souci de démocratisation de l’armée, à l’instigation du 86Conseil provisoire de salut du peuple (C.P.S.P.), une assemblée géné-

1982. Elle comprenait cent vingt

rale se tint du 22 au 26 novembre

militaires issus des quarante unités de l’armée de l’époque dont trois

par unité:

un soldat, un sous-officier et un officier. A l'issue de

énéral Yaoua Marcel Tamini qui, alors colonel, avait été nommé chef d’étatC.S.P.-I en remplacement du colonel Yorian Gabriel Somé (cf. $ n°112) dit de Jean-Baptiste Ouédraogo : « Pour moi, il n'est même pas un militaire, c'est un

major s us le

bon médecin. Avant le 7 novembre, je ne connaissais pas de Jean-Baptiste Ouédraogo

dans toute notre armée nationale. Je l'ai vu pour la première fois, le jour où on s'est

trouvé après le 7 colonel Mamadou Certainement que dire que ce type-là

novembre en réunion. Quand il est arrivé, j'ai même demandé at cet officier-là ! Parce qu'il avait deux ceinturons. Djerma qui était. portait un ceinturon… C'est pour vous c'était la première fois qu'il on Enchaîné, n° 037, Ouagadougou, n'est pas un militaire. CF. 1

3 août 2011, p. 13.

Le colonel Tamini a été élevé au rang et appelation de général de brigade par le

décret n° 83-0016/ PRES/CNR/DNAC du 20 août 1983 et immédiatement mis à la

retraite par le décret n° 83-0017/PRES/CNR/DNAC du même

67

jour.

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré

Apollinaire 3. KYÉLEM de TAMBÈLA

l’Assemblée

générale,

le C.P.S.P.

perdit son caractère provisoire et

devint le Conseil de salut du peuple (C.S.P.) doté d’un statut et d’un règlement intérieur. Jean-Baptiste Ouédraogo fut confirmé comme chef de l’État. Le commandant Boukary Jean-Baptiste Lingani fut élu

secrétaire général du secrétariat permanent du C.S.P. avec pour adjoint le sous-lieutenant Kilimité Théodore Hien. Thomas Sankara, Blaise Compaoré et Henri Zongo qui avaient été déchus de leur grade par le C.M.R.P.N. furent réhabilités par l” Assemblée générale.

87-

Le XI° congrès du Syndicat unique voltaïque des enseignants du

secondaire et du supérieur (S.U.V.E.S.S.) qui se tint du 27 au 30 décembre 1982 à Ouagadougou donna l’occasion au capitaine Sankara de faire sa

première apparition publique depuis le coup d'État du 7 novembre 1982. Représentant le C.S.P., il prit la parole à la clôture du congrès le 30 décembre à la bourse du travail pour dénoncer « les convulsions fascistes du CMRPN. défunt. » Il cita, entre autres, la suppression des droits syndi-

caux, la persécution et la déportation des travailleurs, l’emprisonnement d’élèves et d'étudiants. Il décrivit la période du C.M.R.P.N. comme « /a plus noire du syndicalisme voltaïque. » 88Le président du C.S.P., Jean-Baptiste Ouédraogo, était un homme modéré et pondéré. Au sein du C.S.P. et parmi les alliés politiques du C.S.P. qui étaient notamment le Parti africain de l’indépendance (P.A.L.) et sa créature la Ligue patriotique pour le développement (LIPA.D.), d’anciens

membres de l’Union de lutte communiste (U.L.C.) qui s’était dissoute et aussi les syndicats progressistes comme la Confédération syndicale voltaique (C.S.V.), certains commencèrent à trouver le président trop conciliant et pas assez progressiste. C’est dans lopinion que, convoquée en C.S.P. a décidé de la création président du C.S.P., chef de

ce contexte qu’il fut porté à la connaissance de session extraordinaire, l’Assemblée générale du d’un premier ministère et que sur proposition du l’État, un premier ministre a été élu en la per-

sonne du capitaine Thomas Sankara. En fait la nomination du premier ministre le 10 janvier 1983 a été imposée par l’aile progressiste du C.S.P/7. À la 137 Selon Jean-Baptiste Ouédraogo, c’est Thomas Sankara qui a lui-même eu l’idée de la création du poste de premier ministre pour épauler le président qui lui semblait trop isolé dans le gouvernement. J.-B. Ouédraogo y était opposé. Mais, mis en minorité, il dut s’incliner. 68

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBËLA

lecture des textes on s’aperçoit d’ailleurs que le président tout comme le premier ministre n'étaient responsables que devant le C.S.P. Le président n'avait donc pratiquement aucun pouvoir sur le premier ministre, notamment celui de le démettre.

g9-

Le discours que Sankara prononça le 1° février 1983, jour de son in-

vestiture comme premier ministre, était d’un ton nouveau. Le mot peuple est

revenu soixante-quatre fois dans le discours. On retrouve dans ce bref discours l'essentiel de ce qui devait lui servir de programme quand plus tard il sera chef de l'État. «… le mouvement de salut du peuple - avait-il déclaré -… est décidé à contribuer : … à faire avancer la Haute-Volta dans la voie du progrès, … afin de permettre, aussi rapidement que la force et le génie créateur du peuple voltaïque lui en donneront les moyens, de nourrir le peuple, de lui donner une eau saine à boire, de le vêtir, de l’abriter, de l'instruire et de le soigner. »

C'était là tout un programme qu’il a tenté de réaliser pendant le temps qu’il lui restait à vivre. Ce qu’il demandait aux ministres sortait de l’ordinaire. « Nous ne devons pas craindre les masses, et nous barricader dans des bureaux cli-

matisés pour penser lourdement à sa place, avec les pesanteurs petitesbourgeoises, sans tenir compte de lui er de ses conditions concrètes de vie et de travail. En um mot, je voudrais vous dire que nous ne devons pas tenir le peuple en respect, mais réserver tout le respect au peuple. [...] Messieurs les ministres, avec de tels objectifs, ce n'est certainement pas à un banquet de copains ou à une partie de plaisir que le Con-

seil de salut du peuple vous a conviés en vous investissant de sa con-

fiance. Mais c'est à un gigantesque chantier de travail auquel participera avec ardeur tout le peuple voltaïque, qu'il vous demande de prendre part, comme chefs de brigades de travail dans ce chantier. »

Pour susciter le débat au sein de l’armée et soutenir une forme de dé90mocratie interne, l’aile progressiste du C.S.P. créa un journal mensuel dénommé Armée du peuple qui se voulait un « organe de lutte et d'information du Conseil de salut du peuple ». Le journal dont le numéro 00 parut le 13 février 1983 avait pour devise : «s'intégrer et s'identifier à son peuple.» À

l'instar du président du C.M.R.P.N. qui avait sillonné le pays à la rencontre des paysans, des équipes du C.S.P. entreprirent aussi des tournées à l’intérieur du pays pour expliquer et justifier son avènement. Cependant, elles ne rencon69

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J, KYÉLEM de TAMBÈLA trèrent pas le même enthousiasme car le président du C.M.R.P.N. avait marqué les esprits par son contact facile et sa simplicité. 91: perdu

Lors de la traversée du désert, le lieutenant Blaise Compaoré avait le commandement du Centre national d’entraînement commando

(C.N.E.C.) de P6, Le C.N.E.C avait été créé le 4 juin 1976" après le premier conflit frontalier Mali-Burkina par le lieutenant Thomas Sankara qui le

dirigeait”. En février 1981, Sankara, devenu entre temps capitaine, est nommé à l’état-major à la Division opérations. Les autorités d’alors (régime

du C.MR.PN.) voulaient ainsi l’avoir à l’œil. Il fut remplacé au C.N.E.C. par le lieutenant Blaise Compaoré qui conservera le poste jusqu’à leur rup-

ture avec le régime du C.M.R.P.N. en avril 1982. Compaoré sera alors muté à Bobo-Dioulasso et remplacé à la tête du C.N.E.C. par le lieutenant Sambo Boéna. Devenu premier ministre, Sankara fit nommer de nouveau Blaise

Compaoré à la tête du C.N.E.C. en février 1983 alors que le même Compaoré était devenu capitaine pour compter d'octobre 1982. Après l’avènement de la Révolution, le C.N.E.C. sera érigé en corps le 11 août 1983 par le président Sankara, avec toujours Blaise Compaoré aux commandes.

92Le 28 février 1983, alors que le premier ministre Thomas Sankara était en visite officielle en Libye, l’opinion fut informée qu’une tentative de coup d'État avait été déjouée. Elle aurait été conçue par des éléments extérieurs au C.S.P. Le 2 mars, les auteurs présumés

de la tentative de

coup d’État étaient arrêtés. Il s’agissait du médecin-commandant Ambroise Kaguembèga, du commandant Apollinaire Sié Kambou, du lieutenant Boureima Yugo et du lieutenant Dubidié Kaba. Dans la nuit du 19 mars 1983 des personnalités étaient arrêtées : Joseph Ouédraogo dit Jo Weder, ancien président de l’Assemblée nationale et homme politique incontournable de la région de Ouagadougou, Frédéric Guirma, premier 18 Le 29 juillet 1975, le lieutenant Thomas Sankara, commandant la compagnie commando, faisait des propositions pour qu’il lui soit donné des structures définitives. Cf. Bendré, n° 663, Ouagadougou, 17 octobre 2011, p. 5 et 9. C’est ce qui deviendra le CNE. C. H

1% Pendant le 1% conflit frontalier Mali-Burkina (cf. n° 441ÿ, Sankara a eu à servir sous

les ordres de l'officier Yaoua Marcel Tamini. Selon ce dernier, Sankara « éfait un bon soldat, il connaissait la tactique. Maïs il était un peu désordonné. » Il qualifie l’action de Sankara pendant ce conflit de fanfaronnade. Cf. L'Étalon Enchaîné, n° 037, Quagadougou, 3 août 2011, p. 11.

70

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J, KYÉLEM

de TAMBÉLA

ambassadeur de la Haute-Volta à PO.N.U., Albert Patoin Ouédraogo,

ministre de l'Éducation nationale et de la Culture du C.M.R.P.N. et François Kaboré, commerçant de cycles à Ouagadougou. Ils seront par la suite internés à Dori.

93-

Au fur et à mesure que le premier ministre affirmait son orienta-

tion progressiste,

les tensions

s’intensifiaient

au sein même

du C.S.P.

entre progressistes et ceux qui étaient maintenant qualifiés de conservateurs. Dans son discours d’investiture, Thomas Sankara avait déclaré: « Mon inspiration je la tirerai du peuple, ma force je la firerai du

peuple. » IL chercha donc à recourir au peuple comme arbitre de la situation qui prévalait au sein du C.S.P. La population de Ouagadougou et des environs fut convoquée,

selon les termes de la radio et de la télévision

nationales!%, à «un meeting de vérité. » Le meeting eut lieu le 26 mars

1983 sur la Place du 3 janvier en milieu d'après-midi. 11 révéla en Sankara un grand orateur et un manipulateur des foules. C'était en effet son premier meeting public. Sankara a justifié l’organisation du meeting par le fait qu’il leur 94fallait utiliser l'arme de la propagande pour éviter d’être abattus vulgairement. Pour le journal Armée du peuple, le meeting se justifiait parce que « les ennemis du peuple tentaient d'empoisonner l'atmosphère nationale par des rumeurs fallacieuses M1. Mais qui sont les ennemis du

peuple ? Le meeting fut l’occasion pour Sankara de les définir. « Les ennemis manière fuation fraction

du peuple à l'intérieur, c'est tous ceux qui se sont enrichis de illicite, profitant de leur situation sociale, profitant de leur sibureaucratique. [..] Les ennemis du peuple, c'est encore cette de bourgeois qui s'enrichit malhonnêtement par la fraude, par la

corruption, par le pourrissement des agents de l'État. [...] Les ennemis

du peuple, c'est encore les hommes politiques qui ne parcourent la campagne que lorsqu'il y a des élections. C'est encore ces hommes politiques qui sont convaincus que seuls eux peuvent faire la Haute-Volta. |...] Les ennemis du peuple c'est également ces forces de l'obscurité, ces forces M6 À l’époque il y avait dans le pays une seule télévision à rayon d’action très limité et une seule radio, avec chacune une antenne à Bobo-Dioulasso, Même dans les pays dévéloppés,

les médias audiovisuels étaient assez limités en nombre et en ternps d’émisson.

MU Cf. Armée du peuple, n° 003, 30 avril 1983, p. 5. 71

*

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire 3. KYÉLEM de TAMBÈLA qui, sous des couverts coutumiers au lieu de servir réellement les intérêts

moraux du peuple, au lieu de servir les intérêts sociaux du peuple, sons

entrain de l'exploiter. [...] Les ennemis du peuple, ils sont également hors de nos frontières ; ils s'appuient sur des apatrides qui sont ici, parmÿ nous,

à tous

les

échelons,

chez

les

civils

comme

chez

les

milifaires

.….C’esf le néocolonialisme, c'est ! ’impérialisme"®?, » Promesse était faite, avec l’aide du peuple, de combattre les ennemis du peuple.

95-

Après le premier ministre, ce fut autour du président de la Répu-

blique Jean-Baptiste Ouédraogo de monter à la tribune. La population qui était venue nombreuse commença à se disperser comme si elle n’était venue

que pour écouter le premier ministre. Sankara venait de faire de ce coup d’essai un coup de maître. L’adhésion de la foule était totale. Devant un auditoire qui se vidait continuellement, Jean-Baptiste Ouédraogo tenta tout de même de faire passer son message. Dans un discours bien rédigé, il es-

saya de démentir les rumeurs concernant les divergences au sein du C.S.P., puis il esquissa les objectifs du C.S.P. qui étaient les suivants : assainisse. ment des mœurs politiques, instauration d’une vraie démocratie, réorganisation et redynamisation de l’administration et de l’armée, acheminement vers une vie constitutionnelle normale. Mais c’est finalement dans un discours du 7 mai 1983 que le chef de l'État rendra public le Programme d'action du

C.S.P.#? On y apprend que celui-ci se donnait pour tâche d’ « Obtenir des populations une participation consciente aux efforts des pouvoirs publics pour transformer les structures du pays dans le sens du progrès économique

et social. » Il voulait également assurer la promotion de l’homme nouveau voltaïque et «/e Voltaïque nouveau devra être, à partir du processus de transformation des mentalités, celui qui, intellecruellement, politiquement,

moralement et physiquement, se rendra disponible au service effectif de son peuple et des aspirations de son peuple. »

96-

Après le meeting du 26 mars 1983 à la Pface du 3 janvier, les choses

devenaient de plus en plus claires. Chaque camp se remit à compter ses parti-

sans. Le colonel Yorian Gabriel Somé avait été chef d'état-major de l’armée 12 Cf, Carrefour africain, n° 772, 1° avril 1983, p. 18-19. Cf. : L'Observateur, n° 2587, Ouagadougou, 10 mai 1983, p. 1, 6-7, 10-15. Carrefour africain, n° 778, Ouagadougou, 13 mai 198, p. 7-14.

72

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBËLA

sous le président Saye Zerbo du C.M.R.P.N. Sous le C.S.P. il avait pu conserver son poste sans difficulté. Mais, voilà qu’à l’issue de débats contradictoires, Assemblée générale du C.S.P. décida de le mettre à la retraite. Au sein du C.S.P. il était l’homme fort des conservateurs ; sa mise à la retraite signifiait

pour eux une perte sensible d'influence. Le colonel Somé refusa de se faire

metire à la retraite par de jeunes soldats et officiers. Au sein du C.S.P. la tension était alors à son comble. Le 31 mars 1983 s’ouvrait au centre d'éducation ouvrière le conseil syndical de fin de deuxième trimestre du SN.E.A.-HV. Dans son discours d'ouverture, le secrétaire général, Hamidou Baba Oué-

draogo, dénonça « la psychose, la peur bleue, artificiellement créée et entreienue par des détracteurs de tous bords encouragés par le C.S.P. » Il poursuivit: « Mais alors, comment ne pas vivre dans la psychose quand, adversaires ou critiques, vous êtes ipso facto traités comme ennemis du peuple ef comme

tels voués aux foudres du C.S.P. ? Comment ne pas vivre dans la psychose

quand la liberté d'opinion n'existe que pour chanter les louanges du régime ou les vertus mirifiques de quelque idéologie fumeuse et indigeste. » Ces pro-

pos traduisaient sans doute le sentiment que certains éprouvaient pour le régime du C.S.P. Les 13 et 14 mai 1983, se tenait à Bobo-Dioulasso une rencontre 97des associations et mouvements de jeunesse voltaïques. La rencontre fut clôturée par un meeting pour la jeunesse dans l'après-midi du 14 mai sur la Place de la gare. Peu de temps avant cette date, des sous-officiers et des officiers dont le lieutenant Jean-Claude Kamboulé, bras droit du co-

lonel Somé, devenu capitaine sous le C.S.P. et qui était à la tête du Grou-

pement blindé, annoncèrent au premier ministre qu’ils lui retiraient leur confiance, Le meeting de Bobo-Dioulasso se déroula donc dans une atmosphère encore plus tendue que lors de celui de Ouagadougou. Dans son intervention, Sankara appela à une plus grande radicalisation du régime alors que les conservateurs du C.S.P. le trouvaient déjà trop radical.

Pour lui il était temps d° « appeler un chat un chat. » 298-

La politique économique du C.S.P.-1

La brièveté du régime qui n’a tenu que pendant six mois n’a pas

vraiment permis de poser des actes concrets sur le plan économique. On

peut noter cependant la volonté affichée d’impliquer directement la population dans les projets de développement. On peut noter également 73

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KVÉLEM de TAMBËLA

l’ébauche d’une gestion rigoureuse et transparente. Lors du meeting du 26 mars 1983 à Ouagadougou, le premier ministre déclarait son intention de mettre fin à la spéculation, au détournement et à l’enrichissement illicite. Il fut procédé à la réduction du traitement du président de la République, du premier

rministre, des membres du gouvernement et des hautes

personnalités de l'État!#, Une ordonnance l'exception du chef de l° État et de son aide port supportés par le budget de l'État, des publics, des sociétés d'État et d'économie

du 3 décembre 1982 dit qu’à de camp, « Les frais de transcollectivités et établissements mixte sont ceux afférents à la

classe économique des tarifs des transports aériens. » L’indemnité de logement des officiers passa de quatre-vingt mille (80 000) F CFA à cin-

quante mille (50 000) F CFA. Comme le reconnaissait Sankara luimême, ces mesures n'étaient pas importantes du point de vue budgétaire ; elles avaient plutôt une portée politique. Au retour de son voyage en Libye, Sankara avait tenu à reverser dans les caisses de l’État ses indemnités de mission parce que tous ses frais de séjour avaient été pris en charge par la Libye. C'était une première dans l’histoire du pays. C’est à cette époque que fut signé un accord de transport aérien avec Air Algérie.

3-

La politique sociale du C.S.P.-I

99Le bras de fer qui opposait la C.S.V. au C.M.R.P.N. avait abouti à la dissolution de la C.S.V., à la suppression puis au rétablissement dans

des conditions restrictives du droit de grève. Le C.S.P. rétablit la C.S.V. et les libertés syndicales. Le C.M.R.P.N. avait ordonné la fermeture des débits de boisson pendant les heures de bureau. Le C.S.P. leva cette interdiction pour mettre en place une autre mesure qui consistait à sanc-

tionner les fonctionnaires pris en flagrant délit dans les débits de boisson", Le C.S.P. supprima également le laissez-passer instauré par le C.MR.P.N. pour les candidats à l’émigration.

4 Cf Décret du 3 décembre 1982, L'Observateur, n° 2480, Ouagadougou, 6 décembre 1982, p. 7. Rappelons que les régimes de Lamizana et de Saye Zerbo avaient chacun

déjà procédé à la réduction du train de vie de l’État. # La première fois, le nom du fonctionnaire était cité à la radio nationale. La deuxième fois, il recevait un blâme et la troisième fois c’était Le licenciement.

74

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA 4-

La politique étrangère du C.S.P.-1

Ii est difficile de parler de politique étrangère du C.S.P. avant

100-

j'accession de Thomas Sankara au poste de premier ministre. C’est avec Jui que la politique étrangère a commencé à avoir une réelle visibilité.

Elle sera cependant marquée par le bicéphalisme qui prévalait à la tête du

C.S.P. et de l’État. D'un côté un premier ministre d’orientation progressiste, de l’autre un président modéré et sans réelle orientation précise.

C’est surtout à l’échelle de l'Afrique que s’est joué l’essentiel de la poli-

tique étrangère du C.S.P. La première sortie de Thomas Sankara comme premier ministre a 191été pour le Niger le 24 février 1983 alors qu’il était en route pour la Libye. Son séjour en Libye était prévu pour durer deux jours

mais le colo-

nel Kadhafi, le chef de l'État libyen, le retiendra pendant une semaine du

25 février au 2 mars 1983. Sankara qualifiera sa visite en Libye d’« acte de courtoisie élémentaire vis-à-vis de ceux qui nous ont tendu de manière

évidente la main.» Depuis le 7 novembre reçu kara dues dont

1982 en effet, le pays avait

trois visites d’autorités libyennes. Pendant son séjour en Libye, Sanfut reçu comme un chef d’État avec toutes les marques d’attention à un grand homme d’État. On compare l’accueil qu'il a reçu à ceux avaient bénéficié le maréchal Tito de Yougoslavie et Fidel Castro de

Cuba!*.

11 semblerait que pendant un diner, les commandos

de Kadhafi

demandaient à Sankara d’instaurer la Jamahiriya voltaïque!*. À ceux qui émettaient des objections sur cette visite, le président Ouédraogo rappe-

Jait que les présidents Lamizana et Saye Zerbo avaient aussi été en Libye.

Entre mars et avril d’armes au Burkina.

procéda à d’importantes livraisons

1983, Kadhafi

Le VII* Sommet des non-alignés qui se tint en Inde du 7 au 13 102mars 1983 fut l’occasion pour Sankara de se rendre dans ce pays. À New Delhi Sankara multiplia les efforts pour surtout rencontrer les dirigeants progressistes. Il se fit remarquer par Fidel Castro, leader charismatique

de la révolution cubaine. De New Delhi Sankara se rendit le 13 mars à Hé CE C

africain, n° 769, Ouagadougou,

L} mars 1983, p. 19-25 ; n° 795, Oua-

gadougou, 9 septembre 1983, p. 16-18. 7 Cf L'Observateur, n° 2550, Ouagadougou, 16 mars 1983, p. 9.

75

»

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J, KYÉLEM de TAMBELA

Pyongyang en Corée du Nord où le président Kim Il Sung lui offrit le pistolet à crosse d’ivoire qui ne le quittait plus. 103-

Face au dynamisme et à la personnalité envahissante du premier

ministre, le chef de l’État essaya de desserrer l’étau autour de lui. Il en-

treprit un périple qui le mena du 18 au 26 avril 1983 successivement au Togo, au Ghana, au Bénin et au Niger. Le président ivoirien Félix Hou-

phouët-Boigny aurait refusé de le recevoir. Selon J.-B. Ouédraogo, c’est parce qu’il était souffrant. La réalité semble-t-il, c’est que Houphouët pour

le recevoir, aurait exigé au préalable que les Libyens fussent mis dehors. 104En fin avril 1983, le colonel Kadhafi était en visite au Nigeria et au Bénin. De Cotonou il fit savoir son intention de se rendre au Burkina. Ainsi, le samedi 30 avril 1983, vers 18h 40, Kadhafi arrivait pour la pre-

mière fois dans le pays pour « une visite de travail et d'amitié » de deux jours. À son arrivée il déclara que « La Haute-Volta est notre second pays.» Il expliqua qu'après son séjour au Nigeria et au Bénin il avait souhaité apporter à la « révolution voltaïque » le salut et le soutien du peuple libyen. Jusque-là, dans le discours officiel, on ne parlait pas de révolution. Par sa visite improvisée et en lâchant le mot, peut-être sciemment, peut-être instinctivement, Kadhafi contribua à la radicalisa-

tion de chacun des deux camps au sein du C.S.P. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’à l’époque, le colonel Kadhafi était surtout connu pour son soutien aux groupes terroristes dans leurs actions contre l'Occident taité d’impérialiste, contre Israël dont les pays arabes contestaient l’existence et aussi pour sa tendance à vouloir à tout prix exporter

l'islam et la révolution libyenne. D’où la méfiance, voire la crainte que beaucoup de dirigeants et d’hommes politiques africains éprouvaient à son endroit. 105Kadhañ reçut un accueil des plus chaleureux et des plus grands jours. Ce fut l’occasion pour la mission diplomatique libyenne à Ouagadougou de distribuer à profusion des exemplaires du Livre vert qui prônait une prétendue troisième voie qui prétendait se distinguer du capitalisme et du socialisme et qui était la doctrine officielle de la révolution libyenne. À Ouagadougou, Kadhafi aurait tenu des propos peu cordiaux contre le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny et son régime ; propos qui auraient été censurés. [1 aurait aussi appelé à la révolution. Le 76

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autacentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBELA

communiqué final qui fut adopté le 1° mai 1983 dit que « Les deux parjies se sont également mis d'accord pour créer une grande commission mixte de coopération, une banque commune et une société agricole mixte. » Il y est dit également que « le frère colonel Moammar El Kadhafi a confirmé que la Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste se

tient aux côtés de la révolution et du peuple voltaïque. » 106-

Par la suite certains prétendront que Kadhafi était venu à Ouaga-

dougou sur invitation du premier ministre Thomas Sankara et à l’insu du x

chef de l’État Jean-Baptiste Ouédraogo""?. Pourtant, peu de temps après,

Jean-Baptiste Ouédraogo avait lui-même donné sa version des faits. « La

réalité, avait-il dit, c'est que pratiquement tout le monde a été mis devant

le fait accompli en ce qui concerne la visite de Kadhafi. Puisque c'est moins de vingt-quatre heures avant que nous avons été saisis. Personnellement j'ai cru que c'était une visite qui avait été préparée mais il semble

que tel n'avait pas été le cas. Un fait est certain, tout le monde a été pris au dépourvu%, » Dans une conférence de presse donnée le 22 août 1983, peu de temps après l’avènement de la Révolution, Sankara démentira formellement avoir préparé en secret la venue de Kadhafi. 5-

La chute du C.S.P.-I

Ilest difficile de mettre le gouvernement français hors de cause 107dans la chute du régime du C.S.P.-L. Après le second meeting tenu à Bobo-Dioulasso

le 14 mai

1983, tout est allé relativement vite. Le 16 mai

1983 dans la nuit, Guy Penne, alors conseiller spécial aux Affaires africaines du président socialiste français François Mitterrand, arriva à Oua-

gadougou par avion spécial et choisit d'atterrir discrètement à la base aérienne de l’armée au lieu d’atterrir à l’aéroport international. Il ne fit aucune déclaration et refusa de recevoir les journalistes. Dans la nuit du 16 au 17 mai 1983, sur instruction du chef d’état-major, le colonel Yorian Gabriel Somé, les véhicules blindés du capitaine Jean-Claude Kam1 C'est ainsi qu'avait été créée la Banque arabe libyènne burkinabè (B.A.LI.B.) qui allait devenir la Banque commerciale du Burkina (B.C.B.)

19 C'est le point de vue de S.-A. Balima. Cf. S.-A. Balima, Légendes et histoire des

peuples du 0 Cf.

Burkina

Faso, op. cit., p. 342. n, n° 781, Ouagadougou,

3 juin

1983, p. 8. -Jean-Baptiste

Ouédraogo, “Contribution à propos de trois dates historiques”, op.cit., p. 272. 77

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KVÉLEM

de FAMBÈLA

X boulé firent mouvement. Peu de temps après le premier ministre Thomas Sankara était arrêté de même que le secrétaire général du secrétariat per-

manent du C.S.P., le commandant Boukary Jean-Baptiste Lingani. Dans l’après-midi du 17 mai, Sankara était intemé à Ouahigouya et Lingani à Dori.

108Le capitaine Henri Zongo et ses hommes furent encerclés par les blindés au camp Guillaume Ouédraogo jouxtant la Place du 3 janvier. 1 refusa néanmoins de reconnaître le fait accomplit et se dit prêt à se battre. Les quartiers environnants furent déclarés zones de hauts risques. C’est dans

ces moments critiques que, contre toute attente, Henri Zongo fut rejoint dans son réduit par le lieutenant Boukary Kaboré, celui-là même qui, plus tard, devenu capitaine, sera surnommé Le Lion du Bulkiemde!*! et qui, à partir du 15 octobre 1987, se rebellera contre les assassins de Thomas Sankara. Le chef de l’État Jean-Baptiste Ouédraogo fut également encerclé dans sa rési-

dence vers quatre heures du matin. Mais très vite il se rallia aux hommes forts du moment qui le maintinrent à son poste, sans doute pour une question de stratégie. Des principaux dirigeants du C.S.P., seul le capitaine Blaise Compaoré qui avait prolongé son séjour à Bobo pour des affaires privées semble-t-il, parvint à échapper aux putschistes. Il réussit à rejoindre le Centre national d’entraînement commando (C.N.E.C.) de P6 pour prendre la

tête de la résistance que le sous-officier Tibo Ouédraogo avait déjà commencé à organiser. 109Dans sa rébellion, le capitaine Henri Zongo avait bénéficié de la bienveillance du commandant du camp, le lieutenant-colonel Nobila Didier Tiendrebéogo, qui n’avait pas voulu le faire arrêter et qui lui laissa le choix de se joindre au détachement des commandos de Pô qui était basé au camp Guillaume Ouédraogo. Il semblerait que ladite rébellion aurait

suscité des inquiétudes dans les rangs des partisans de Sankara qui ont craint que cela ne servit de prétexte aux nouvelles autorités pour solliciter V1 Lire Boulkiemdé. Rappel : Dans l’écriture de la langue more, l’accent aigu n'existe pas et le # se prononce ou. Boukary Kaboré a expliqué pourquoi il était ainsi appelé. Le bataill ait pris le lion comme symbole parce que celui-ci est plein de force et de sagesse et il ést le roi de la brousse. Le chef du bataillon était donc appelé le lion et le reste de la troupe était constitué de lionceaux. Cf. Le Quotidien, n° 1302, Ouagadougou, 3 mars 2015, p. 6.

X,

de

15

À

ue.

78.

À

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA l'intervention des troupes

françaises basées en Côte d’Ivoire. Toujours

est-il que dans l’après-midi du 17 mai

1983, après d’intenses négocia-

tions, Henri Zongo finit par se rendre avec ses hommes après avoir obtenu la garantie de leur sécurité. Une fois assurées d’avoir les choses en main, les nouvelles autorités organisèrent, dans la journée même du 17 mai 1983, une réception pour Guy Penne à l’hôtel Silmandé alors le plus grand et le plus luxueux de Ouagadougou. Lui qui, à son arrivée très dis-

crète n'avait voulu faire aucune déclaration, devint subitement très prolixe et très généreux. en France et annonça qui à l’époque était livra également des

Il remit au chef de l’État une invitation à se rendre une aide de vingt et un milliards de francs CFA. Ce loin d’être négligeable. Le gouvernement français armes au nouveau régime. Guy Penne semble donc

avoir été au centre des événements du 17 mai 1983 qui ont abouti à la chute du C.S.P.-L.1?

152 Sur la participation probable du gouverement français au coup d’État du 17 mai 1983, voir :

- René Otayek, “Le changement politique et constitutionnel en Haute-Volia”, Année e 1983, Paris, Pedone, 1985, p. 93-94. ictoria Brittain, “/ntroduction to Sankara & Burkina Faso”, Review of African Po-

litical Economy, n° 32, Baltimore, avril 1985,p. 44. Dans “Basse pression sur la Haute-Volta”, Le canard enchaîné, hebdomadaire français

du 1° juin 1983 révèle que Guy Penne avait déclaré à des journalistes le 14 mai

à Paris qu’il se rendrait à Ouagadougou renverser le capitaine Sankara. Dans ce sens voir aussi Africa Confidential, n° 12, Londres, 1983, p. 7-8.

Selon Ahmed Malainine, représentant du Front Polisario au Bénélux, Guy Penne se trouvait également à Nouakchott la veille du coup d’État qui a renversé le lieutenant-colonel Ould Haïdallah le 12 décembre 1984 en Mauritanie. Cf. Pierre En-

glebert, La

révolution burkinabè, Paris, L'Harmattan, 1986, p. 75.

Dès lé 17 mai 1983, l'ambassadeur de France, Gaston Boyer, rencontrait te chef de . l'État J.-B. Ouédraogo pour lui prodiguer ses encouragements et ses conseils. Le 20 mai 1983, la France commençait ses livraisons d'armes au nouveau régime. Cf. Babou Paulin

Bamouni, Burkina

Faso - Processus de la Révolution, Paris, L'Harmattan, 1986, p. 87.

inat de Thomas Sankara, Guy Penne deviendra l’un des proches amis Après | de Blaise Compaoré. Il tentera de démentir toute participation de sa part aux événements du 17 mai 1983 en ces termes : «… si j'avais eu personnellement à intervenir, je ne me serais

pas trouvé bêtement à Ouagadougou ; j'aurai pu faire agir des gens moins bruyants que moi, » CF. Le Pays, n° 3501, Ouagadougou, 15 novembre 2005, p. 19.

Pour Jean-Baptiste Ouédraogo, l’arrivée de Guy Penne à Ouagadougou était prévue et annoncée déjà des deux côtés. Sa coïncidence avec les événements du 17 mai 1983 serait 79

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KVÉLEM de TAMBËLA

D) 110-

Après

LE CS.P.-II

l’éviction du premier ministre, le chef de l'État qui avait.

fait allégeance aux auteurs du putsch restait seul à bord à la tête de l’État, -

Il lui fallait donc expliquer et justifier ce qui venait de se passer. Le 17. mai 1983 à 13h, dans une déclaration diffusée sur les ondes de la radio. nationale, le président Ouédraogo annonça que « Depuis un certair temps, des divergences se sont fait jour au sein du Conseil de salut du peuple qui menaçaient de se cristalliser en des oppositions de clans mi.

nant dangereusement l'autorité de l'État. » C’est pourquoi « le Conseil

de salut du peuple a décidé d’écarter de son sein tous ceux qui œuvraient à le faire dévier de sa voie initiale par des comportements, déclarations et agissements tout aussi démagogiques qu'irresponsables\*,. »

111-

| |

L'exercice du chef de l'État ne semble pas avoir convaincu. Le 209

mai, sous l'impulsion de la LILPA.D. notamment, par centaines, des élèves et étudiants de la capitale étaient dans les rues au cri de « Jean-

Baptiste au poteau ! Libérez Sankara ! » La ville se retrouva dans la paralysie. En peu de temps, Sankara avait su gagner la confiance d’un grand nombre de ses concitoyens et son éviction subite après une si brève période avait fait de lui un mythe. Pour essayer de maîtriser la situation, le 21 mai il fut procédé à de nouvelles arrestations dans les rangs des partisans de l’ancien premier ministre. Le 22 mai les partisans du nou-

veau régime tentèrent également une contre-manifestation sans beaucoup de succès. Partis de la Place du 3 janvier, ils se rendirent à la Place de la

Présidence* pour remettre une motion de soutien au chef de l’État, Des

affrontements eurent lieu avec les partisans de Sankara sortis pour troubler ladite manifestation et réclamer la libération de leur héro.

un pur produit du hasard. Cf. : -J.-B. Ouédraogo, “Contribution à propos de trois dates historiques”, op. cit., p. 278. -Bendré, n° 394, Ouagadougou, 5 juin 2006, p. 10. Pour Sankara en revanche c’est « Guy Penne qui nous a fait mettre les chars entre nous. [..] Cette affaire était préparée de longue date. Nous avons saisi la France pour la prévenir du coup qui se préparait. » Cf. Bruno Jaffré, Biographie de Thomas Sankara - La patrie ou la mort..., Paris, L'Harmattan, 1997, p.260.

Guy Penne est décédé le 25 juillet 2010 à l’âge de 85 ans.

1% Cf. L'Observateur, n° 2592, Ouagadougou, 18 mai 1983, p. 12.

Il s’agit de l'actuel premier ministère. Une nouvelle présidence a été construite au

sud de la ville à “Ouaga - 2000”, dans le village traditionnel de Kosyam. 80

| |

| | | |

Thomas SANKARA et la Révolution aw Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA À l’Assemblée générale du 23 mai 1983 de ce qui restait du Lu C.8.P., Jean-Baptiste Ouédraogo proposa sa démission, conscient que les choses lui échappaient. Elle fut rejetée pour une question d’opportunité.

La tension devenait de plus en plus intenable. Le colonel Somé, chef d'état-major de l’armée, était à tel point contesté que le 25 mai 1983, le président Ouédraogo dut le décharger de ses fonctions pour le nommer secrétaire général du Comité de défense. À sa place fut nommé le colonel Yaoua Marcel Tamini qui était son adjoint. Pour débloquer la situation, l'ambassadeur de France de l’époque, Gaston Boyer, proposa au chef de l'État de prendre des mesures d’apaisement.

113-

Dans un message à fa nation du 27 mai 1983, le président Oué-

draogo annonça le retour immédiat des militaires à la caserne, la libération des militaires et civils détenus pour des raisons purement politiques,

l'élaboration d’un avant-projet de Constitution dans un délai de six mois. C’est dans ce contexte que Thomas Sankara et Jean-Baptiste Lingani ont été discrètement libérés le 30 mai. Sa libération n'avait pas été annoncée, néanmoins, de bouche à oreille, le petit peuple de Ouagadougou apprit la nouvelle et la foule venue l’acclamer chez lui était telle qu’un des murs d'enceinte s’écroula. Le 9 juin, Sankara fut assigné en résidence surveillée chez lui pour, a-t-on dit, sa propre sécurité. L’engouement des populations qui se rendaient chez lui fut tel que le pouvoir avait pris peur. Des mesures d’élargissement furent prises aussi en faveur des dignitaires de la HT° République et du C.M.R.P.N. Une ordonnance du 31 mai 1983 accorda une amnistie pleine et entière à l’ancien président Maurice Yaméogo. Dans cette euphorie, Maurice Yaméogo décida de faire une démonstration de force pour marquer son soutien au chef de l'État, Il annonça une grande marche qui partirait de Koudougou sa ville natale, jusqu’à Ouagadougou, soit sur une distance de près de cent kilomètres. La nouvelle provoqua une certaine excitation dans la capitale. Les partisans de Sankara

prirent

la résolution

d’accueillir,

à l'entrée

de la ville,

les

éventuels marcheurs par des jets de pierres et des coups de bâton. Pour éviter toute escalade,

la marche

fut annulée.

À la suite de l’Assemblée

générale tenue du 13 au 16 juin 1983, la mesure confinant Sankara en

résidence surveillée fut levée le 16 juin. 81

x

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA 114-

Le président Ouédraogo n’avait aucune maîtrise de ce qui restait

du C.S.P. Il était préférable pour lui de s’en débarrasser. Dans son message à la nation du 27 mai 1983 il déclarait que « Le retrait des militaires. de la scène politique passe par la dissolution des instances du Conseil de

salut du peuple : Assemblée générale, Secrétariat permanent, Commis. sion de contrôle. » De fait, ces instances n’existaient même plus,car,. dès l'arrestation du premier ministre, elles avaient cessé de fonctionner. Le C.S.P. n'existait donc plus. Néanmoins, J.-B. Ouédraogo se proclamait

toujours président du C.S.P. sans pouvoir lui-même en définir les con. tours exacts ; se contentant de dire que le « président du Conseil de salus du peuple qui reste chef de ‘État aura recours chaque fois que les cir= constances

le dicteront, à la concertation

avec

les militaires

de

tous

grades et de toutes conditions dans les formes réglementaires. » Tout cela pour dire que ce qu’il continuait d’appeler C.S.P. n’était plus qu’une

coquille vide. Il se retrouvait face à l’exercice solitaire du pouvoir. 115Retranché à P6, dans le sud du pays, à la frontière avec le Ghana, le capitaine Blaise Compaoré organisait la résistance militaire. À son appel, beaucoup de citoyens le rejoignirent. [1 dut en limiter le nombre et rassurer ceux qui n'avaient pu se faire enrôler. Des étudiants avaient abandonné les cours pour rejoindre la résistance. Mais le plus souvent ils n'étaient pas acceptés. Il leur était plutôt demandé de collecter les renseignements pouvant être d’une certaine utilité pour les rebelles. La mission diplomatique libyenne à Ouagadougou se révéla très active aux côtés des

partisans de Sankara. Le chargé d’affaires de la Libye, Ibrahim O. Elhamani, fut expulsé pour subversion. Il appelait en effet les soldats à se replier à Pô ou au Ghana afin de bénéficier du soutien de la Libye. En

outre, il s’était rendu au meeting de Bobo-Dioulasso alors que le corps diplomatique n’y avait pas été convié. Toujours à l’instigation de la Libye, une radio dénommée La voix de la Révolution voltaïque commença à émettre depuis Bardaï dans le nord du Tchad en direction de la HauteVolta. D’aucuns prétendent qu’au cours de cette période, des Voltaïques

seraient partis recevoir une formation militaire en Libye. Ce qui n’est pas contestable c’est que le colonel Kadhafi de Libye et le capitaine d’aviation John Jerry Rawlings du Ghana ont chacun joué un rôle très important en faveur de la résistance. C’est notamment par le Ghana que 82

Thomas SANKARA et la Révoïution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentté Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA jes armes

fournies par la Libye parvenaient à P6 et c’est du territoire

ghanéen que les émissaires de Compaoré partaient pour Tripoli. 116Au cours du meeting organisé à Bobo-Dioulasso le 11 février 1984 à l’occasion de la visite officielle du président Rawlings au Burkina du 10 au

12 février 1984, Sankara a lui-même révélé l’importance de l’apport du Ghana à la résistance et à l’avènement de la Révolution. Parlant de Rawlings il dit: «…

Des contacts nombreux, fréquents mais clandestins ont existé

entre lui et nous depuis fort longtemps, mais essentiellement après le 17 mai. C'est lui qui a été l’un des rares chefs d "État à croire encore à la possibilité pour la Haute-Volta révolutionnaire de continuer sa lutte. Il a osé nous soutenir de toutes ses forces, de toutes ses forces militaires, politiques

et diplomatiques. Il a osé combaitre lui-même, personnellement à nos côtés,

nous assistant de ses conseils, de son soutien efficace, de ses analyses clairvoyantes ef nous avons effectué des voyages nombreux au Ghana dans la clandestinité … Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois avec Jerry John Ranwlings. Malgré les pressions diverses qui pesaient contre lui, malgré les menaces, malgré les chantages, Rawlings n'a jamais cédé et il a tout mis en œuvre pour que la Révolution triomphe en Haute-Volta. I a osé sacrifier une partie du Ghana pour la Haute-Volta … C'est pourquoi nous disons que Rawlings est un des nôtres. Lui aussi a lutté, lui aussi est propriétaire come nous de ce 4 août. » 117Le régime de Jean-Baptiste Ouédraogo était dans une précarité totale. Dans son message du 27 juin 1983, il déclarait que « L'appareil de l'État est aujourd’hui grippé.» C’était pour traduire la paralysie générale

auquel était confronté l’appareil d’État. Dans l’administration tout fonctionnait au ralenti. Le gouvernement formé après l’éviction de Sankara n'avait aucune autorité réelle. Du côté de l’armée les dysfonctionnements

étaient encore plus palpables. Trois des gardes du corps du président l’abandonnèrent pour se réfugier au Ghana avec armes et bagages. Le président dut lui-même le reconnaître lors d’une conférence de presse le 28 juin 1983. Des missions de négociation avec les éléments de Pô conduites soit par le lisutenant-colonel Didier Tiendrebéogo, soit par le commandant Amadou Sawadogo n’aboutirent pas. Le 8 juin puis le 16 juin, la résistance parvint à faire exploser deux soutes à munitions à Ouagadougou. 83

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire 3. KVÉLEM de TAMBÈLA régime du président Ouédraogo. 118Une note des renseignements généraux du 25 juillet 1983 men. tionnait que Sankara, accompagné d’un officier libyen, avait traversé Ja. frontière ghanéenne le 23 juillet à quatre heures du matin pour se rendreà,

Bolgatenga où il aurait eu une entrevue secrète avec le président ghanéen, le capitaine d'aviation Rawlings. Or, à l’époque, officiellement, la. frontière entre les deux pays était fermée. La même source signalait des mouvements

de camions

qui, de nuit, faisaient des va-et-vient entre le’

C.N.E.C. de Pô et Paga, la ville frontière du Ghana, de même que des mouvements inhabituels d’avions de tourisme à l’aérodrome de Paga qui, d’ailleurs, venait d’être modernisé. Elle notait également une intensifica.»

tion des entraînements des commandos de Pô. 119-

Le

colonel Somé, naguère chef d’état-major de l’armée, n’arrivait

plus à se faire obéir. Il proposa en vain un plan d’attaque de la garnison de.

Pê avec l’appui du Bataillon d'intervention aéroporté (B.L.A.) de Bobo-* Dioulasso sous les ordres du commandant Amadou Sawadogo, et aussi un mouvement d'officiers pour relever ceux de P6. Les officiers désignés pour ces tâches refusèrent d’obtempérer. Pour tester la réaction de l’armée, simu-. lant une attaque surprise, par deux fois le colonel Somé fit sonner le clairon. de rassemblement autour de deux heures du matin. Les officiers ne répondirent pas à ces appels. Bien au contraire, en entendant le clairon, certains.

d’entre eux auraient chaque fois quitté clandestinement la capitale pour ne

pas avoir à se battre contre les commandos de P6 que tout le monde redoutait. Pour remobiliser l’armée, le président Ouédraogo proposa le poste de chef d'état-major à deux officiers qui tous, déclinèrent l'offre. La Révolution était déjà pratiquement en marche. *

#

84

| |

Chapitre IV L’avènement de la Révolution L'esclave qui n’est pas capable d'assumer sa révolte ne mérite pas que

l'on s'apitoie sur son sort. Thomas Sankara

120-

Le 4 août 1983, la journée a commencé puis s’est déroulée comme

un jour ordinaire à Ouagadougou. Le soir à 20h, comme toutes les veilles du 5 août! 5, le chef de l’État d’alors, —.-B. Ouédraogo, a adressé un mes-

sage à la nation dans lequel il essayait de rassurer les citoyens. Aux environs de 21h, des crépitements répétés déchirèrent brusquement le silence qui, peu à peu, s’emparait de la ville, On aperçut çà et là des balles tra-

çantes illuminer le ciel. Les commandos de Pô étaient entrés en action. Peu

de temps après, là-bas, dans un des quartiers populaires, des cris d’enfants auxquels se mélaient ceux des jeunes et des noctambules se firent entendre. Des instants après, la radiotélévision voltaïque (R.T.V.) interrompit ses émissions. Par la suite, la voix de Thomas Sankara se répandit à travers jes ondes. Le moment est historique, il marque l'avènement de la Révolu-

tion. Le lendemain $ août, une marche de soutien au nouveau régime révo-

lutionnaire fut organisée. Ce fut l’occasion pour les partisans de se répandre dans les principales artères de la capitale avec banderoles proctamant : « Sankara notre leader. » Quand il foule à la Place du 3 janvier qui était le point de ralliement, porté en triomphe.

121-

Dans

les jours

qui

suivirent,

avec

lucidité,

M.

de Sankara parfois des rejoignit la Sankara fut

Zangbé

écri-

vait : « Camarades, la Révolution voltaïque est née. Elle a enfin vu le jour. Glorifions la ; chantons la ; magnifions la mais attachons doublement nos ceintures, armons-nous de courage et de lucidité car la Révolution est exigeante. La lutte, la véritable lutie ne fait que commencer. Ilne s'agit pas en suivistes de crier “Révolution” sur le bout des lèvres alors que secrè-

tement on souhaîte la mort de la Révolution. Il faut être franc, il faut être 1 Rappel : Le 5 août 1960 la Haute-Volta proclamait son indépendance. 85



Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA sincère, il faut croire à la Révolution et cela, fermement" 6,» Avec prémo..

nition il poursuivait : « L'idéal serait que la Révolution voltaïque soit une entreprise historique qui se consolidera de génération en génération ef

non une expérience”. » Son vœu ne fut pas exhaussé.et la Révolution à laquelle il avait tant aspiré et qu’il venait de voir naître n’allait durer que quatre ans, le temps de vie qui restait à Thomas Sankara.

Quelles peuvent être les raisons qui ont pu motiver Sankara et ses parti. sans à œuvrer pour l'avènement de la Révolution (1) et quelles sont les circonstances dans lesquelles la Révolution est intervenue (IL) ? La ré.

ponse à ces questions peut permettre de mieux comprendre le mouvement du 4 août 1983.

E

Les causes de l'avènement de la Révolution

Les causes de l’avènement de la Révolution sont à la fois historiques (A), économiques et sociales (B) et politiques (C).

A)

LES CAUSES HISTORIQUES DE LA RÉVOLUTION

La conquête du territoire qui allait s’appeler la Haute-Volta à entraîner la déstructuration de la société (1). Par la suite, fait unique dans l’histoire de la colonisation, le territoire de Haute-Volta d’être reconstitué des années plus tard (3).

1122-

sera démantelé (2) avant

La déstructuration de la société du fait de la colonisation Le pays moaga était connu pour la solidité de ses institutions et

pour son habileté guerrière. La colonne des lieutenants Voulet et Chanoine charger de le conquérir détenait ces informations des missions de reconnaissance que la France avait déjà envoyées sur le terrain. Pour réussir la mission avec le moins de perte possible, Voulet et Chanoine employèrent tous les moyens y compris les plus cruels et les plus bestiaux ; de sorte que la conquête du Môgho fut d’une atrocité particulière. Un témoin raconte l’arrivée des conquérants à Koupéla : « Voulet et ses soldats étaient arrivés à Koupéla au cours d'un jour, (c'était le 5 février 1897) qui était le jour où se tenait le grand marché. Il y avait une foule 156 Cf. Mamadou Zangbé, in Haute-Volta “Ouindiga”, n° 437, Ouagadougou, s.d., p. 6. 187

Th:

Ibid., p. 7.

86

A Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA énorme de gens qui vaquaient à leurs affaires, ou qui étaient de simples padauds. Les prenant sans doute pour üne armée indigène de résistance, destinée à lui barrer la route de Tenkodogo, sans sommation aucune, Voulet ordonna : “Feu à volonté” ! Ce fut un épouvantable massacre de femmes, d'hommes, d'enfants et

de vieillards, sans armes qui, en moins de temps qu'il ne faut pour compter jusqu ‘à treize, trépassèrent sans savoir pourquoi, » Voulet, semble-t-il,

faisait achever ses porteurs trop exténués pour pouvoir aller plus loin avec

leurs charges. Lui et ses soldats confisquaient les plus belles femmes, par-

taient avec elles et on ne les revoyait plus jamais!®. Après la conquête sanglante"? le territoire fut soumis à la poli123tique coloniale d’exploitation. L'impôt de capitation!! dont le taux ne cessait d'augmenter et les travaux forcés entraînèrent une émigration massive vers le Ghana d’abord et la Côte d’Ivoire ensuite. Sur le plan économique, seul ce qui pouvait satisfaire les intérêts du colonisateur était entrepris. Pendant qu’une bonne partie de la population souffrait de sous-alimentation, les cultures de rente comme le coton et l’arachide étaient encouragées au détriment des cultures vivrières. Au lendemain de

Ja première guerre mondiale, la pénurie du coton sur le marché européen

amena les opérateurs économiques français à encourager particulièrement la culture du coton en Afrique occidentale française (A.O.F.) et notamment au Haut-Sénégal-Niger (Mali, Burkina, Niger)!® . Bien avant cette période, l’Association cotonnière coloniale (A.C.C.) avait été créée dès 1903 à l’image de la British Cotton Growing Association (B.C.G.A.) fondée en 1902 par la chambre de commerce de Manchester. En 1924 elle établit ses bureaux à Ouagadougou, Bobo-Dioulasso et Dédougou.

15 C£ Salfo-Albert Balima, Légendes et histoire des peuples du Burkina Faso, op. cit, p. 149. 19 C£ Ibid., p. 150.

150 Dans ce sens, voir aussi Sophie Dulucq, “Émile Dussaulx. Entre conquête et “pacification” (janvier-juiller 1898) : un éclairage inédit sur l'histoire des pays voltaïques”, in

Yénouyaba Georges Madiéga et Oumarou Nao (sous la direction de -), Burkina Faso —

Cent ans d'histoire, 1895-1995, Paris, Karthala, 2003, t.1, p. 564-567. 161 C'est seulement à l'avènement de la Révolution que cet impôt sera supprimé le 1% octobre 1984. 12 Sur ce sujet voir Jean-Yves Marchal et L. Wilhelm, “L ‘expansion industrielle de Boussac et l'exploitation coloniale”, Le Monde diplomatique, Paris, novembre 1978, p. 15. 87

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré

Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

Le colonisateur va alors organiser toute la vie de la colonie de Haute. Volta (créée en 1919) autour de la culture du coton. Une circulaire du 25, janvier 1924 du gouverneur Hesling destinée aux commandants de cercle donne l’ordre de semer du coton!®. Un arrêté général du 6 mars

1924 et

une circulaire du gouvernement général de l’A.O.F. organisent ensuite a! production du coton non irrigué et posent les principes généraux de la

politique cotonnière à suivre! 124-

Le 28 février 1928, dans une lettre adressée au gouverneur de Ja

Haute-Volta,

Robert Boussac,

administrateur

de l’Association

cotonnière

coloniale délégué à Ouagadougou suggère « de faire faire à l'indigène, en plus des plantations de coton, des plantations d'un produit supplémentaire qui ne peut être autre que l'arachide.. » Dans le cercle de Kaya, la produc-

tion d’arachide commercialisée passe ainsi de cent tonnes en 1937 à sept cent tonnes en 1939 et mille deux cent tonnes en 1940. Pour favoriser lPexportation du coton, R. Boussac alla jusqu’à préconiser l'interdiction aux indigènes la fabrication des bandes de coton pour leur usage domestique. Dans son rapport n° 36, l'inspecteur des colonies Bernard Sol écrit en 1931: « Nous pouvons. déclarer sans crainte d'erreur. que les exigences de l'Administration locale ont nuï… aux cultures vivrières nécessaires à la. vie du pays et ont, par la suite, une part de responsabilité dans les disettes

qui le désolent périodiquement. » 1? La circulaire dit : « La culture du coton doit être intensifiée le plus possible afin d'augmenter dans la plus large proportion la part de la récolte non nécessaire à la consommation locale et, par suite, disponible pour l'exportation. Je laisse à votre ini-

fiative et à voire appréciation le choix des meilleurs moyens à adopter pour atteindre ces résultats avec l'assistance des chefs.

Je vous recommande

de tenir la main à

l'application de cette mesure, qu'il est de l'intérêt des indigènes d'accepter sans y faire obstacle par leur insouciance ou leur routine. » "La circulaire n° 951 du 28 avril 1924 adressée aux “commandants de cercle” dispose : « L'intérêt général exige une production poussée à l'extrême limite de ses possi-

bilités. [...] Dans ces conditions, en appelant la population de votre cercle à développer

ces cultures ef en exerçant sur elle toute pression nécessaire,

avisé et autorisé, en conséquence, à exiger l'effort demandé. »

vous agissez en tuteur

15 C£ Alfred Schwartz, “La politique cotonnière du gouverneur Hesling ef la dislocation de Ta colonie de Haute-Volta en 1932. Et si l'inspecteur Sol s'était trompé ?” in Vénouyaba Georges Madiéga et Oumarou Nao (sous la direction de -}, Burkina Faso — Cent ans d’histoire,

1895-1995, Paris, Karthala, 2003, t.2, p. 1298.

88

0

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

125Le bilan social de cette politique est dressée en 1932 par Albert Sarrault, ministre des Colonies, dans une lettre adressée au gouverneur général de l'AO.F. : « La mission d'inspection qui, en 1931, a enquêté en HauteVolta a constaté que les efforts de l'administration locale pour intensifier la production des matières naturelles susceptibles d'une utilisation industrielle avaient abouti, par voie de conséquence indirecte, à faire négliger les cultures vivrières indispensables à la subsistance des indigènes.

Le résultat de cet état de fait, … a été d'augmenter en nombre et en durée les disettes partielles qui sévissent, d'une manière en quelque sorte endémique, dans les régions considérées, » 126-

dant

Pendant la période coloniale, seuls les secteurs économiques répon-

à

l'attente

du

commerce

international

bénéficiaient

de

crédits

d'investissement. Au lendemain de l'indépendance par exemple, il ÿ avait

principalement deux usines de transformation des produits agricoles du cru : coton et arachide. Le coton est destiné à la Compagnie française pour le développement des fibres textiles (C.F.D.T.) créée en 1952 et qui deviendra successivement la Société voltaïque des fibres textiles (S.V.F.T.) par le décret n°

79/248/PRES/DR

du 20 juin

1979

puis la Société

des fibres textiles

(SO.FLTEX.). L'arachide et les graines de coton sont destinées à la Compa-

gnie de l’industrie textile et cotonnière (C.LTE.C.) créée en 1940 et qui deviendra en 1967 la Société des huiles et savons de Haute-Volta (S.HS.H.V.) puis la Société des huiles et savons du Burkina (S.H.S.B.). De nos jours encore, à lexception du secteur des mines, on ne trouve au Burkina que de petites usines : brasseries, industries alimentaires, industries du cycle, cimenteries, etc. Généralement des succursales de sociétés occidentales qui utilisent la main-d'œuvre bon marché et font du pays leur arrière-cour. Ces faits expli-

quent en partie Les grandes luttes syndicales qui ont marqué le Burkina depuis son indépendance ?? et qui s’appuyaient sur la détérioration continuelle des conditions de vie de la majorité de la population et l'absence de perspective.

16 C£.1.-Y, Marchal et L. Wilhelm, op.cit. Certains prétendent que la culture du coton n'était pas la cause des disettes mais une suite de mauvaises saisons dues à une pluviométrie insuffisante. Cf. Alfred Schwartz, op. cit, p. 1289-1309,

167 Sur les luttes syndicales au Burkina, Cf. Année africaine 1966, Paris, Éd. A. Pedone,

1968, p. 349-350 ; René Otayek, “Le changement politique et constitutionnel en Haute-

89

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J, KYÉLEM de TAMBÈLA 2127-

Le démantèlement du territoire

La politique économique appliquée à la colonie de Haute-Volta

par le colonisateur entraîna la désarticulation de l’économie traditionnelle et une désorganisation sociale, Pour la culture du coton, des champs col. lectifs obligatoires furent créés dans les villages à raison de quatre hec-

tares pour cent habitants", La production de coton passa ainsi de trois cent tonnes seulement en 1923-1924 à six mille tonnes dès 1925-1926.

La culture du coton qui se faisait de façon extensive, presque sans apport d’intrants et avec des rendements dérisoires de l’ordre de 150 kg/ha eut pour conséquence des défrichements inconsidérés et un appauvrissement

des sols. Le premier gouverneur de la colonie, Frédéric Charles Édouard Alexis Hesling (mai 1919 au 31 décembre 1927), entreprit de grands travaux pour son développement, notamment la construction de routes. Sous l’autorité de Hesling, six mille kilomètres de routes en terre bordées de

caïlcédrats furent ouvertes. En 1930, le réseau routier était déjà long de onze mille cinq cent kilomètres. De nos jours ces routes constituent la. trame

du réseau routier du Burkina

et les caïlcédrats, à l’exception

de

ceux qui ont été malheureusement abattus - sans être remplacés - lors du bitumage de certaines routes, dominent toujours le paysage environnemental du pays. En 1926 quatorze unités mécaniques d’égrenage et de

pressage furent installées. Pour l’exécution de ces travaux, on eut recours à des recrutements obligatoires et à des mesures coercitives. En outre, le taux de l’impôt de capitation ne cessait de croître. De moins de 1 franc métropolitain (F.M.) en 1919, il passa à 3 F.M. en 1921 puis à 8 F.M. en 1927. Le total des recouvrements passa ainsi de cinq millions de F.M. en 1920 à 18,274 millions en 1927 pour atteindre vingt-six millions en 1930 et trente-six millions en 1932.

| l |

| | | Volta”, Année africaine 1983, Paris, Éd. A. Pedone, 1985, p. 86-91 ; C.NR,, Discours

d’orientation politique, Ouagadougou, 2 octobre 1983, Imprimé en République populaire démocratique de Corée, p. 3- 4. 16% Les champs collectifs furent supprimés par un télégramme-lettre du 31 mars 1930 du ouverneur par intérim Chesse adressé aux administrateurs de la colonie. & Cf. Pascal Zagré, Les politiques économiques du Burkina Faso - Une tradition d’ajustement structurel, Paris, Karthala, 1994, p. 34-35.

90

|

| | |

|

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de FAMBÉLA 128-

Pour échapper aux travaux forcés, à l’impôt de capitation et à

l'appauvrissement des sols provoqué par la culture extensive du coton, un

exode massif s’organisa en direction de la Gold Coast (actuel Ghana)! 7° privant le territoire d’une grande partie de sa population active. Avec aussi la survenance de calamités naturelles comme la sécheresse de 19251926 et les invasions d’acridiens les années suivantes, la production éco-

nomique s’effondra. À partir de 1927, la colonie ne parvint pas à satisfaire les besoins

du commerce

international. Elle fut donc qualifiée de

“erritoire non viable”. En conséquence,

par le décret du 5 septembre

1932 avec effet pour compter du 1” janvier 1933, la colonie de Haute-

Volta était supprimée. Le territoire fut réparti entre la Côte d’Ivoire, le Soudan français et le Niger. La côte d’lvoire bénéficia de la plus grande partie du territoire. Le pays moaga se trouva ainsi démantelé : le royaume du Yatenga fut rattaché au Soudan français et les royaumes de Ouaga-

dougou et de Tenkodogo à la Côte d’Ivoire. À la suite de cette disloca-

tion, Ouagadougou perdit son importance au profit de Bobo-Dioulasso plus proche des deux centres de décision qu’étaient Abidjan et Bamako.

Des services importants s’établirent à Bobo-Dioulasso. Vu l’éloignement d'Abidjan la capitale, le gouverneur général de l’A.O.F. créa une nouvelle entité administrative, la Haute-Côte d’Ivoire, constituée du territoire rattaché à la Côte d’Ivoire!?!.

Officiellement, la suppression de la colonie de Haute-Volta a été 129justifiée par des motifs économiques. Il est permis de douter du sérieux d’une telle argumentation dans la mesure où le colonisateur lui-même avait

toujours décrit le territoire comme étant riche et prospère. Le capitaine Parfais Louis Monteil qui a parcouru le pays moaga en 1891 écrivait que le

pays connaissait une longue période de paix et de prospérité commerciale.

«La prospérité du Mossi - écrit-il ensuite - est parfaite et remonte certainement à de nombreuses années. [...} En résumé, le Mossi est un pays riche et prospère dont la population semble être au minimum de dix à quinze habi"# Le phénomène était tel que le régime colonial avait décidé d'établir des contrôles sur les principales voies menant à la Gold Coast. L’effet fut très limité car les populations connaissaient des voies de contournement. 11 Ce pays comprenait

alors trois zones : la Basse-Côte

d’Ivoire et la Haute-Côte d'Ivoire. 91

d’Ivoire,

la Moyenne-Côte

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

4,

tants par kilomètre carré?» Au moment de la conquête coloniale, le colo.

nel Édgard de Trentinian, alors lieutenant-gouverneur du Soudan français, décrivait le pays moaga comme étant «une des régions les plus peuplées ep

les plus riches de l'4.O.F.7 » Le 5 novembre 1896, le lieutenant Chanoine écrivait qu’en pays moaga, « Les champs sont nombreux et bien cultivés. Chaque village possède des troupeaux de bœufs et de moutons, et un grand

nombre de chevaux. Tout dans le pays montre une vie riche et heureuse".,, Arrivé à Ouagadougou le 7 juin 1898, le capitaine Gouraud écrivait : « Ouagadougou est un important groupe de villages à cases rondes, de

pisé ou de paille, comme dans le vieux Soudan, dispersés dans une vaste plaine, avec de grandes mares, heureusement giboyeuses. Le pays n'ayant

pas souffert de la guerve, les gens sont mieux habillés. Ils mangent mieux. On voit des calebasses de riz avec des morceaux de viande que je n'ai ja-. mais vu au Soudan. On boit partout la bière de mil, de dolo. Les chefs sont mieux habillés, en bleu foncé rayé ; ils portent à cheval des bottes brodées ; les chevaux sont caparaçonnés de drap rouge orné de losanges blancs ou

noirs ; leur harnachement de tête est couvert de plaques de cuivre et de clochettes'®.» 130-

Pour justifier la création de la colonie de Haute-Volta, le gouver-.

neur général Gabriel Angoulvant écrivait en 1922 : « Au point de vue

économique, la Haute-Volta renferme, du fait de la densité et du caracière de ses habitants, des possibilités de développement considérables,

demeurées à l'état latent et que, seule, l'autonomie administrative et.

|

budgétaire, dont elle jouit désormais, peut lui permettre de réaliser". » Quand ils eurent vent du projet de suppression de la colonie, le mügh nâäba et ses ministres, dans une lettre du

11 avril

1932 adressée au seul

|

député noir de l’époque, le député du Sénégal Blaise Diagne, écrivaient : «… a Haute-Volta est une des Colonies qui ressentent moins les effets de la crise.

| |

CES. A Balima, Légendes et histoires …, op. cit. p. 116-117.

|

L, pe

Les Ibid. pe 17-18.

|

Cf

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1 C£ Ibid, p. 118.

S-A! Balima, Légendes et histoires …, op. cit., Annexes, p. CCIV.

92

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Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré

Apollinaire J, KYÉLEM de TAMBÈLA

Son budget qui a passé de 5.000.000 en 1920 à 36.000.000 de francs en 1932 a fait face sans concours étranger, à toutes les dépenses d'administration et de mise en valeur. La Haute-Volta n'a fait appel en cas d'insuffisance de ressources budgétaires qu'à sa propre Caisse de réserve et il semble que sa suppression basée sur gêne financière, ne se justifie pas. Une telle mesure devait en toute logique atteindre avant tout, des colonies plus pauvres au double point de vue financier et importance de

la population". » 131-

La prospérité du pays moaga avait entraîné une forte démographie.

À la fin du XIX* siècle Louis Tauxier écrivait que le pays moaga « avait 25 habitants par kilomètre carré tandis que chez les Gourounsi voisins, restés libres, il y a les 5 ou 6 habitants par kilomètre carré de l'Afrique occidentale Dans une lettre du 31 juillet 1896 adressée au ministre des en général UB. Colonies, le commandant Destenave évoquait les possibilités « de planter notre drapeau à Waghadougou et d'installer notre protectorat sur les vastes et populeuses régions qui forment le cœur de la boucle du Niger et sont appelées à devenir les tributaires de nos comptoirs du Dahomey et de la Côte d'Ivoire, de même qu ‘elles alimentent actuellement les marchés du Macina et de Tombouctou! ”. » Dans sa lettre du 5 novembre 1896 le lieutenant Chanoine écrivait : « Le Mossi est habité par une population très dense, très homogène, chez qui la même langue et les mêmes tatouages sont partout en usage. » Le 1° mars 1919, dans le rapport au président de la République française sur la création de la colonie de Haute-Volta, Henri Simon, ministre des Colonies écrivait : « Aussi y a-t-il, à l'heure actuelle, une véritable nécessité, tant au point de vue politique qu'au point de vue économique, à accorder à la région la plus peuplée de la colonie [du Haut-Sénégal et Niger] cette personnalité qui a permis naguère au Haut-Sénégal et Niger lui-même de trouver dans une administration plus proche l'impulsion qui lui avait

manqué jusqu “alors%, » Pour justifier la création de la colonie de HauteVolta, le gouverneur général

Angoulvant écrivait en 1922 : «La Haute-

V7 CE lbid., Annexes, p. CCVIL VE Louis Tauxier, Le Noir du Soudan, S.-A. Balima, Légendes 19 Cf. S.-A. Balima,

159 Cf. S.-A. Balima,

Pays Mossi et Gourounsi,

Paris, 1912. Cité par

et histoire …, op. cit., p. 100. endes et histoires …, op. cit., Annexes, p. LXXXIV.

Légendes et histoires … op. cit., Annexes, p. CXCVIIE - CXCIX. 93

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA Volta a été créée pour satisfaire à des besoins impérieux, à la fois d'ordre politique et économique. Cette région de la boucle du Niger est la plus peuplée de toute

notre Afrique Occidentale "#!, » 132Les populations vivaient dans une sécurité totale. En 1891, le capitaine Monteil pouvait ainsi écrire : « Au milieu des invasions qui ont ravagé

le Soudan au travers des âges, le Mossi semble avoir conservé son indépendance et le caractère

très spécial de sa civilisation"®? » En

1912, Louis

Tauxier, administrateur français des colonies, notait au sujet du pays moaga : «Il y avait paix et sécurité intérieure. De plus, le même pouvoir centralisé, qui empéchait l'anarchie nègre, empêchait le pays d'être dévasté par des conquérants de fortune, par des fondateurs d'empire. Ainsi, tandis que les Songhay Djermabés dévastaient le Gourounsi, pays de villages indépendants ou de petits cantons, et y fondaient par le fer et le feu un royaume, ils n'osaient s'attaquer au Mossi, dont ils étaient pourtant voisins, redoutant

les dix milles cavaliers du Moro-Naba... On était frappé en entrant au pays mossi, de l'absolue sécurité

dans laquelle vivait la population, alors que partout ailleurs la guerre et la chasse aux esclaves désolaient les villages. Et l’on citait avec envie les

paysans mossi se rendant isolément à leur champ, la pioche sur l'épaule, alors que partout ailleurs le chef de famille devait avoir nuit et jour ses armes à portée de la main.» Comme l’a fait remarquer S.-A. Balima, «Aucun conquérant africain n'avaitnjamais porté victorieusement des armes contre eux, sur leur propre sol 133-

Les Mose connaissaient aussi une civilisation très évoluée. Sur le

pays moaga, Monteil écrivait en 1891: « D'après le jugement que j'en puis porter, c'est le seul pays où se soient conservées intactes les coutumes d’une très ancienne civilisation noire - civilisation qui, au cours d'une longue période de paix et de prospérité commerciale, s'est affinée et a perdu le carac'SUC£ Ibid., Annexes, p. CCIIL. 18 C£ Ibid, p. 115. 18 Louis Tauxier, Le Noir du Soudan, Pays Mossi et Gourounsi, Paris, 1912. Cité par Titnga Frédéric Pacéré, Ainsi on a assassiné tous les Mossé, Ouagadougou, Fondation Pacéré, 1994, p. 93-94.

(#18.-A. Balima, Légendes et histoire … op. cit. p. 94

119.

1 Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J, KYËLEM

de TAMBÈLA

ière de sauvagerie qu'il est de légende d'attribuer aux institutions noires®, » Louis Tauxier quant à lui écrivait en 1912 : « J} faut noter soi-

gneusement celte existence d'une aristocratie dans le Mossi L.] 1 y a un

degré de complication et de développement social supérieur ici, en un mot, un degré supérieur de civilisation. [...] J'ai vu un chef suprême, une hiérar-

chie de chefs soigneusement établie, une classe de nobles jouissant de grands privilèges, telle était la superstructure constituée par ! ‘État mossi. [..] Somme toute, les Mossi étaient entrés dans la voie des états (sic) policés

et représentaient un état supérieur de civilisation.»

Il est donc difficile de croire qu’un territoire qui connaissait une prospérité relative, une forte démographie, une sécurité à l’intérieur et à

l'extérieur de ses frontières et une civilisation très évoluée püût être décla-

ré “territoire non viable”. La vraie raison du démantèlement de la colonie est à rechercher 134ailleurs. Si l’on en croit F. Guirma, c’est à l’exposition coloniale de 1931

à Vincennes que le démantèlement de la colonie aurait été décidé. Selon

lui, « Les Voltaïques partagent alors, sans distinction d'ethnies, un sentiment d'identité culturelle qui inquiète le système colonial", » En outre, l'ingéniosité et la vigueur des Voltaïques surprennent les autorités coloniales qui se convainquent alors de les faire participer directement à l’exploitation de la Côte d’Ivoire et du Soudan français. Sur le plan agricole, le colonisateur avait entreprit l’intensification des cultures de caféiers et de cacaoyers en Côte d’Ivoire!*. Au Soudan français!#? il y avait le creusement des barrages de Markala et de Sasanding de même que la

culture du coton et la culture irriguée du riz dans les vallées du fleuve

1 C[. S.-A. Balima, Légendes et histoires …, op. cit. p. 115. "6 Louis Tauxier, Le Noir du Soudan, Pays Mossi et Gourounsi, Paris, 1912. Cité par S.-A. Balima, Légendes et histoire …, op. cit., p. 100-101 87, Guirma, Comment perdre le pouvoir ?, op. cit., p. 16.

1 Des le 2 août 1933, par arrêté, le gouverneur Reste créait en Côte d’Ivoire des vil-

lages de colonisation mose. Ces villages portaient parfois le nom de la localité d’origine des migrants. C’est ainsi qu’on retrouve en Côte d'Ivoire des localités avec des noms burkinabè : Koudougou, Tenkodogo, Garango, Koupéla, etc.

1 Les conditions de travail au Soudan français, notamment lors de la construction du

chemin

de fer Dakar-Bamako,

étaient telles que dans

Bamako était devenu synonyme de travaux forcés. 95

la langue des Mose,

7

le terme

À

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré ApollinaireJ. KYÉLEM de TAMBÈLA Niger lancée par l’Office du Niger!”

Pour ces travaux, il fallait une.

main-d'œuvre nombreuse, disciplinée, immédiatement et directement disponible que seuls le démantèlement et Le rattachement de la colonie de Haute-Volta aux colonies voisines permettaient de fournir sans tracasse. |

ries administratives. L’exposé des motifs de la proposition de loi du 25. juin 1947 portant rétablissement de l’autonomie du territoire de la Haute.

Volta dit expressément que dans le démantèlement de la Haute-Volta,. «Il s'agissait plus précisément d'attacher, au sort de ces territoires, les pays Mossis, beaucoup plus peuplés, pour recruter plus facilement la main-d'œuvre nécessaire pour les travaux de l'office du Niger et pour les cultures industrielles de la Basse-Côte d'Ivoire", » 135-

Outre l’exploitation agricole, les grands chantiers de construction.

d’infrastructures avaient également besoin de la main-d'œuvre voltaïque, Déjà en 1929, dans Terre d'ébène Albert Londres écrivait : « Ainsi, nous arrivons en Haute-Volta, dans le pays mossi. Il est connu en Afrique sous le nom de réservoir d'hommes [...] Tout le monde vient en chercher. Lors des chemins de fer Thiès-Kayes et Kayes-Niger, on fapait dans le Mossi. La Côte d'Ivoire pour son chemin de fer, tape dans le Mossi. Les coupeurs de

bois montent de la lagune et tape dans le Mossi.» P.-F. Gonidec écrit : « En AOF, la construction de chemins de fer, de ports, de routes avait amené l'Administration à recruter d'autorité des travailleurs, parfois à de grandes distances des chantiers. Notamment, la colonie de la Haute-Volta fournit de forts contingents aux chantiers de Thiès-Kayes-Niger et du chemin de fer de la Côte-d'Ivoire”?. » Les Voltaïques ont ainsi contribué à la construction de pratiquement toute l’A.O.F.

3-

La reconstitution du territoire

|

136- Les motifs invoqués pour la reconstitution de la Haute-Volta étaient surtout de récompenser les ressortissants de l’ancienne colonie 19 Dès

1921,

le minisire

des

Colonies,

Albert

Sarraut,

avait en vue

des

travaux

d'irrigation à partir du fleuve Niger. Le projet de construction de FOffice du Niger fut l'oeuvre de Jules Brévié, gouverneur général de l’A.O.F. L'Office du Niger fut créé par le décret du 5 janvier 1932. Il prit corps le 5 septembre 1932 avec pour siège Ségou.

11 C£ S.-A. Balima, Légendes et histoires …, op. cit., Annexes, p. CCXXX VIII. 1% Pierre-François Gonidec, Droit du travail des territoires d’outre-mer, Paris, L.G.D.J., 1958, p. 28-29. 96

| |

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBÈLA

pour les efforts qu’ils avaient consentis au profit de la métropole pendant Ja deuxième guerre mondiale. Il s'agissait aussi de remédier aux exactions dont étaient victimes les nombreux travailleurs recrutés en Côte d'Ivoire. On sait pourtant que la charité et l’altruisme n’étaient pas le

fondement de la politique coloniale. Les vraies raisons de la reconstitu-

tion de la Haute-Volta sont donc à rechercher ailleurs. 137-

La contribution des chefs traditionnels, avec à leur tête le môgh

näba, a été déterminante dans la reconstitution de la Haute-Volta. On se

rappelle que dès qu’ils eurent vent du projet de suppression de la colonie,

le môgh nâba et ses ministres avaient écrit une lettre de protestation au député du Sénégal Blaise Diagne. Quand la colonie fut malgré tout supprimée, le môgh näba Kôm II et son successeur Säga Il et les chefs tradi-

tionnels n’ont eu de cesse de réclamer sa reconstitution. Sous leur impul-

sion, des partis politiques comme FUnion pour la défense des intérêts de la Haute-Volta (U.D.ILH.-V.) et des associations comme la Communauté

du Yatenga ont vu le jour avec pour objectif la reconstitution du territoire. Dans une lettre du 21 juillet 1946 adressée au ministre de la France d’Outre-mer, le môgh näba Säga IL, le näba Tigre!*? du Yatenga ( Ouahi-

gouya), au nom des principaux chefs traditionnels et au nom de leurs

populations, exprimaient leur mécontentement général. Ils réclamaient la « Recréation d'urgence de la Colonie de la Haute-Volta afin de lui per-

meitre de conserver son union familiale. » La lettre se termine par une

pas que la mise en garde à peine voilée disant que le pays «ne voudrait triste des plus la dans mette le France par sa façon d'agir à son égard, obligations, celle de tourner les yeux vers d'autres pays colonisateurs alors qu'ils les a toujours tournés vers sa protectrice la France de qui il attend un peu plus de bonheur et de bien-être". » En réponse à cette lettre, le 3 septembre 1946, Marius Moutet, ministre des Colonies, écrivait au môgh näba pour lui dire qu’il fait étudier les réformes suggérées dans sa lettre du 21 juillet 1946 avec le plus vif désir de lui être agréable. Un an après, presque jour pour jour, par la loi du 4 septembre 1947, le ; territoire de la Haute-Volta était rétabli dans les limites de ses frontières

13 Lire Tigré. IA Cf. S.-A. Balima, Légendes et histoires …, op. cit, Annexes, p. CCXXXI -

CCXXXIL

97

Thomas SANKARA et la Révelution au Burkina Faso Une expérience de développement autacentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA de 1932. Le 5 août 1960, à la Proclamation de l'indépendance, le prési. dent de la République a tenu à exprimer sa reconnaissance « à nos chefs traditionnels qui ont su sauvegarder l'intégrité de notre État contre les

atteintes de l'extérieur ». 138Le Rassemblement démocratique africain (R.D.A.) avait été créé essentiellement sur la base du Groupe d’études communiste (GÉ.C) fondé en 1942 par le Parti communiste français (P.C.F.}) qui avait des sections dans les capitales de l’Afrique française. C’est donc tout naturel. lement qu’à sa création en 1946, le R.D.A. s’apparentât au groupe communiste à l’Assemblée nationale française. Le 5 mai 1947, les ministres communistes, suspectés d’allégeance envers Moscou, sont chassés du

gouvernement de Paul Ramadier. Par ricochet le R.D.A. aussi se retrouva dans la ligne de mire des autorités françaises. Leur objectif était maintenant de contenir la percée du R.D.A. L'une des stratégies de lutte contre le R.D.A. consistera à accéder à la requête visant la reconstitution de la Haute-Volta dans le but de soustraire le territoire ainsi reconstitué de l'influence prépondérante du R.D.A. en Côte d’Ivoire. Une fois la HauteVolta reconstituée, le gouverneur Albert Mouragues y fut envoyé avec pour mission d’enrayer la percée du R.D.A.

B)

LES CAUSES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES DE LA RÉVOLUTION 1-

139-

Les causes économiques

| |

L'exploitation coloniale avait eu pour conséquence la paupérisa-

tion des populations. En outre, la colonie de Haute-Volta a été victime de

deux faits majeurs de régression qu’aucune autre colonie n’a connus. D'abord, le recrutement forcé de la main-d’œuvre voltaïque avait entraîné une hémorragie des forces vives, abandonnant le territoire à un dépérissement progressif pendant que ses fils contribuaient de façon décisive à la construction des autres colonies. Samir Amin a ainsi pu écrire que «si la force de travail voltaïque a largement contribué au miracle du taux de croissance très élevé de la Côte-d'Ivoire, la Haute-Volta, elle, l'a

98

|

RS

ns

Thomas SANKARA et la Révolntion au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J, KYÉLEM de TAMBÉËLA payé par une stagnation presque absolue \* ». Ensuite, le démantèlement du territoire à partir de 1932 n’a pas favorisé la mise en place d’une politique de développement autonome à l’instar de ce qui se passait pour toutes les autres colonies. Bien au contraire, le démantèlement du terri-

toire a été suivi du démantèlement des rares unités économiques et so-

ciales qui existaient au profit des colonies voisines.

Dans le sillage du démantèlement du territoire, l’unique imprime140rie de fa colonie fut démontée et transférée en Côte d’Ivoire. Les rares usines et ateliers mécaniques qui semblaient marquer un début d’industrialisation furent démantelés. Joseph Conombo raconte : «J'ai de des machines méthodique assisté au démontage moi-même l'imprimerie, de l'usine électrique et de l'usine où se fabriquaient les

huiles d'arachides et de sésame avec leurs fourteaux, de même que le

démontage des machines d'égrenage de coton dans l’usine de Boussac

etc. et à l'embarquement transport de toutes ces pièces en convois organisés descendant vers la Côte d'Ivoire*. »

2-

Les causes sociales

Au démontage des unités de production, s’ajoute la fermeture des 141unités de formation comme l’école primaire supérieure de Ouagadougou, l'école des ingénieurs des travaux publics, l'école artisanale et professionnelle et l’école des filles”. La conséquence d’une telle démolition sur le plan de la formation est donnée par l’ancien président Lamizana en ces termes : « Quand je prenais le pouvoir en 66, il n’y avait pas

d'intelleciuels. Dans tout le Burkina Faso, j'avais en tout 6 ou 7 profes-

seurs pour les lycées. Le reste c'était de l'assistance technique française. »/% L'état d'abandon du territoire était tel qu’à la reconstitution de

la colonie, les nouvelles autorités avaient de la peine à trouver à Ouaga5 Samir Amin, L'Afrique de l'Ouest bloquée - L'économie politique de la colonisa tion.

1880-1970,

volution b

Par

itions de Minuit, 1971, p. 168. Cité par P. Englebert, La Ré-

op. cit., p. 189.

P% Joseph Issoufou Conombo, Acteur de mon temps - Un Voltaïque dans le XX siècle,

Paris, L'Harmattan, 2003, p. 48.

17 Cf. F. Guirma, Comment perdre le pouvoir ?, op. cit., p. 17. US Cf. Bendré, n° 351-352, Ouagadougou, 1° août 2005, p. 7. Jusqu'en 1969, il n°y

avait que six médecins et deux économistes planificateurs. 99

|!

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA dougou les locaux nécessaires. C’est ainsi que pendant longtemps des

services importants furent amenés à s'installer à Bobo-Dioulasso. Expri. mant plus ou moins cette réalité, Thomas Sankara dira dans les premiers

moments de la Révolution que « C'est le peuple voltaïque qui, par sa

misère, les manifestations diverses de ses aspirations, nous a indiqué cette voie depuis fort longtemps! # »

C)

LES CAUSES POLITIQUES

142Bien avant les “indépendances”, les étudiants, à travers leurs structures d’encadrement comme la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (F.É.A.N.F.) et les associations territoriales comme l’Association des étudiants voltaïques en France (A É.V.F.) et l'Association des scolaires vol. taïques (AS. V. y qui regroupait les étudiants voltaïques au Sénégal, de

même que des partis politiques de gauche comme le Mouvement de libération nationale (M.L.N.) de Joseph Ki-Zerbo ou même

le Parti africain de

Pindépendance (P.A.L.)"", remettaient en cause le caractère extraverti de l’économie du pays qui faisait de lui un simple appendice de l’économie mondiale alors qu’il devait prendre son destin en main pour évoluer de manière autonome. Les critiques de la gouvernance s’intensifièrent avec l’apparition de l’U.G.Ë.V. en 1960, de l'O.C.V. en 1971, puis du P.C.R.V.

|

en 1978 et de F’U.L.C. en 1979. 143-

En fin novembre

1973, Le Centre voltaïque de la recherche scienti-

|

fique (CV.R.S.)? organisait au Centre de documentation et de perfectionnement pédagogique (C.D.P.P.) un séminaire sur le développement.

Il était animé par Samir Amin avec la contribution de Hector Michelena.

|

Dans la communication qu’il a donnée à la clôture du séminaire, Talata

|

1 Cf. Carrefour africain, n° 790-791, Ouagadougou, 12 août 1983, p. 27; Agence

|

Voltaque de Presse n° 391, Ouagadougou, 10 août 1983, p. IX. ° Rappel : l’Union générale des étudiants voltaïques (U.G.É.V.) devenue U.G.É.B. n’a été créée que le 27 juillet 1960.

201 Rappelons que ce parti à été créé à Dakar en 1957. C’est en 1963 qu’une section

nationale sera créée au Burkina. Toutefois, à partir de sa création en 1957, il a exercé une influence sur les étudiants et futurs cadres burkinabè.

27 11 a été officiellement créé par le décret n° 75-484 PRES.EN.MF du 16 décembre

1975 portant création du Centre Voltaïque de la Recherche Scientifique. J.O.R.H.V..

Ouagadougou, 1° janvier 1976, p. 9-10. C’est l’actuel Centre national de la recherche scientifique et technologique (C.N.R.S.T.) 100

|

A

|

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA Kafando soutenait que le développement du Burkina ne peut être qu’autocentré c’est-à-dire dirigé de l’intérieur par les Burkinabè et pour les Burkinabè et non de l'extérieur par la logique implacable du système

capitaliste mondialisé, Il résulta des débats que la réalisation d’un tel

programme supposait un préalable politique : la volonté d’inverser les priorités et le pouvoir de le faire®, Le régime du C.M.R.P.N. prétendait

vouloir mener une politique de développement autocentré même s’il semblait ne pas savoir comment s’y prendre. La conscience que la pauvreté du pays n’était pas essentiellement due à l’absence de ressources naturelles mais plutôt à des options politiques inadaptées faisait de plus en plus son chemin. La Révolution sera l’occasion d’expérimenter la po-

litique de développement autocentré qui avait été théorisée ici et là, particulièrement depuis la fin de la deuxième guerre mondiale (cf. $ 201, note 311). Même si l’on n’a pas tellement besoin d'analyses, de réflexions ou de théories produites ici et Ià par qui que ce soit pour savoir que le meilleur chemin

est celui qui correspond

à ses propres aspirations. Cela,

même les animaux le savent. La lutte qui s’impose pour toute émancipation est de savoir simplement être et rester soi-même.

I

Les circonstances de l’avènement de la Révolution

L'analyse des conditions objectives (A) et des conditions subjectives (B) dans lesquelles s’est produite la Révolution peut permettre de mieux comprendre sa spécificité. A) 144-

Quand

LES CONDITIONS OBJECTIVES

survint la Révolution, la Haute-Volta était dans un état

économique peu enviable. Son histoire particulière n’avait pas été favorable à des investissements conséquents de la part du colonisateur. L'industrie se limitait principalement à quelques unités agro-

alimentaires, de montage de cycles, du bâtiment et du traitement du coton. La mine d’or de Poura que le régime du C.M.R.P.N. venait de rou-

vrir en 1981 n’était pas encore pleinement opérationnelle. Les infrastructures de base étaient dérisoires. Dans beaucoup de localités les routes étaient impraticables, l'eau courante inexistante, le téléphone s’il existait était manuel.

L'élevage

extensif était aléatoire et dépendait des rares

25 Cf. L'Observateur, n° 157, Ouagadougou, 3 décembre 1973, p. 7-8.

101

Thomas SANKARA et la Révolution an Burkina Faso Une expérience de développement autocentré

Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBËLA

points d’eau qui subsistaient en saison sèche. L'agriculture de subsis. tance qui était la principale activité connaissait des résultats contrastés en fonction de la pluviométrie capricieuse : souvent déficitaire et rarement excédentaire. La population active trouvait son salut dans l’émigration définitive ou à temps, surtout vers la Côte d’Ivoire. 145Au sujet de la Haute-Volta de l’époque, S. Andriamirado a parlé d’ «un désert économique, peuplé de mendiants®", » Le taux de scolari. sation qui tournait autour de 16% était l’un des plus faibles au monde. I]

y avait un médecin pour environ cinquante mille habitants et l'espérance de vie tournait autour de quarante-deux ans. Lors d’une de ses premières interviews, Thomas Sankara résumait ainsi la situation socio-économique

du pays : « Après 23 ans d'indépendance notre peuple demeure analphabète à 95%, nos enfants manquent d'écoles [...]. Notre patrimoine est en

voie de disparition. Nos malades manquent d'hépitaux et de médicaments. Nos familles ne mangent pas à leur faim et dans nos villages l'eau demeure encore une denrée extrêmement rare et sur laquelle nous n'avons aucune maîtrise ; très souvent nos mamans

et nos filles doivent

chaque jour marcher des dizaines de kilomètres pour ramener un peu d'eau saumâtre et impropre à la consommation. Nos masses paysannes sont livrées à elles-mêmes et les seuls rap-

ports qu'ils ont avec l'État sont la collecte des impôts. La Haute-Volta est même obligée de vendre son sang : la fine fleur de notre jeunesse est obligée d'émigrer pour vendre sa force de travail à l'étranger. Aucun

projet d'avenir n'est proposé à notre jeunesse””, » B)

|

LES CONDITIONS SUBJECTIVES

|

146La révolution est la réponse que Thomas Sankara et ses partisans ont trouvée comme solution à la misère des Burkinabè. Cependant, il n’est pas certain que la majorité des Burkinabè cherchait la cette époque, environ 95% de la population vivaient dans rales ou semi urbaines et avaient très peu de rapport avec fonctionnement. Comme l’a dit Sankara lui-même en son

révolution. À les zones rul'État et son temps : « Nos

24 Sennen Andriamirado, Sankara le rebelle, Paris, Groupe Jeune Afrique, 1987, p. 17. 25 Cf. Carrefour africain, n° 790 -791, op. cit, p. 26 ; Agence Voltaïque de Presse, n° 39L op.

cit., p. VI

102

|

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA masses paysanne sont livrées à elles-mêmes et les seuls rapports qu'ils ont avec l'État g8t la collecte des impôts.» La survie par des moyens , empiriques et séculaires était la principale préoccupation des populations. Ce n’est pas parce qu’on est pauvre ou même misérable que nécessaire-

ment on envie le sort du voisin ou qu’on cherche à être à sa place ou à lui ressembler. Il existe même des clochards satisfaits qui, entre autres possibilités,

ont

choisi

leur

situation

et ne

cherchent

pas

à la changer.

Comme l’a écrit J.-J. Rousseau, « la misère ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui s'en fait sentir. Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est infini ; ne

pouvant élargir l'un, rétrécissons l'autre ; car c'est de leur seule différence que naissent toutes les peines qui nous rendent vraiment malheu-

reux %. » Telle semblait être la philosophie des Burkinabè.

La volonté de changement suppose la conscience d’une alterna147tive qu’on est prêt à assumer. En 1983, la majorité des Burkinabè ne semblait pas vouloir assumer autre chose que la continuité dans la tranquillité. Comme

l’a encore écrit Rousseau,

« C'est à force de nous tra-

vailler pour augmenter notre bonheur, que nous le changeons en misère. Tout homme qui ne voudrait que vivre, vivrait heureux ; par conséquent il vivrait bon ; car où serait pour lui l'avantage d'être méchant ? 207

Les débats sur la gouvernance et les différentes sortes de régimes politiques étaient le propre des rares intellectuels lettrés qui, pour l'essentiel, résidaient à Ouagadougou la capitale. L'ancien président Lamizana à exprimé cela à sa façon en ces termes : « Vous savez la Révolution, il y avait combien de révolutionnaires sur 8 millions d'habitants, peut-être 500. Tous les autres étaient des analphabètes. Ils suivaient quelqu'un. Sankara était un garçon dynamique, on le suit. Il a dit de faire ça, c'est notre chef on le suit. Mais

idéal en tant que révolutionnaires,

ils

n'en savaient rien®, » «On ne s'ennuie jamais de son état quand on n'en connaît point 148de plus agréable ®, » Ainsi étaient les paysans du Burkina à l’avènement

2% Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l'éducation, Paris, Flammarion, 1966, p. 94.

207 Ibid, p.95. 208 Cf. Bendré,

n° 351-352, Ouagadougou, 1 août 2005, p. 7.

20 J.-J, Rousseau, Émile ou de l'éducation, op. cit., p. 298.

103

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KVÉLEM de TAMBËLA de la Révolution et sans doute le sont-ils toujours de nos jours. Près trois ans après l’avènement de la Révolution, B.P. Bamouni qui paraissait

être un des idéologues du régime révolutionnaire et qui avait une concep: tion stalinienne de la révolution et du socialisme? !° traduisait cette réal;

sans pourtant en saisir la portée quand il écrivait : « Mais en tant q classe surexploitée, la paysannerie burkinabè est d'office une force révos lutionnaire au repos que la conscientisation et la mobilisation seules, peuvent réveiller pour être avec la Révolution”!!, » La nécessité de la congs cientisation dont parlait l’auteur ne pouvait exprimer autre chose q l'indifférence de la paysannerie. Personne n’a besoin d’être conscientisé sy ses aspirations et ses intérêts fondamentaux. Ils lui sont évidents. De fa plus explicite le même auteur poursuivait : « Acfuellement, la paysanne: burkinabè, conscience lutionnaire Jaçon plus

la classe ouvrière et le lumpenprolétariat n'ont pas encore pri d’une façon générale. Il appartient à la petite-bourgeoise révo-) de les politiser sur la lutte des classes engagée au Burkina d'une) décisive depuis le 4 août 19832.» S’il est vrai donc qu’une

fraction des intellectuels prétendait pouvoir théoriser, parfois à tort et à tra. vers, sur les auteurs et les écrits révolutionnaires et appelait à la révolution, son influence cependant restait principalement limitée à la capitale et affec. tait très peu le reste du pays.

210 Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d'œil sur son ouvrage Burkina Faso Processus de la Révolution et sur Les Pages Idéologiques de Carrefour Africain ou (les principes d’action révolutionaires), Ouagadougou, 2 août 1984. Ce document regroupe les éditoriaux de B.P. Bamouni quand il était directeur général de la Presse écrite qui publiait l'hebdomadaire Carrefour africain.

11 Babou

Paulin Bamouni,

Burkina

Faso - Processus

L'Harmattan, 1986, p.128.

27 B.P. Bamouni, op. cit, p. 134. 104

de la Révolution,

Paris,

DEUXIÈME PARTIE Le temps de la Révolution Le marxisme lui-même n'est-il pas cette dernière ruse de l'histoire pour occidentaliser des peuples qui ne le sont pas encore ? Claude Lévi-Strauss

Quelle est la nature du changement politique intervenu le 4 août 1983 (chapitre D) ? Qu’entend-on par développement alors qu’il semblait être la raison d’être même du C.N.R. (chapitre II) ? Le C.N.R. s’appuyait sur

des leviers qu’il avait mis en place (chapitre IL) pour mettre en œuvre sa politique de développement (chapitre V). Et ce, malgré les difficultés politiques qui ne manquaient pas (chapitre IV).

105

Chapitre I La notion de révolution et le cas de la Révolution burkinabè 149-

Le 2 octobre 1983, près de deux mois après l'avènement de Ja.

Révolution, Thomas

Sankara prononçait un important discours appelé:

Discours d’orientation politique (D.O.P.)"?, lequel devait servir de guide, d'orientation, de Constitution programme pour le régime révolutionnaire,

Dans ce discours, le Conseil national de la Révolution (C.N.R.) est défini: comme étant « /e pouvoir de conception, de direction et de contrôle de la vie nationale

tant sur le plan politique,

économique

et social.»

Le

C.NR. définissait son régime comme étant révolutionnaire. En était-il vraiment ainsi ? Il importe alors d’étudier la nature du mouvement du 4

août 1983, la nature du régime de Thomas Sankara {1} et aussi la philosophie et l'idéologie du C.N.R. (HE).

EF

De la nature du mouvement du 4 août 1983 et du régime de

Thomas Sankara Pour le Conseil national de la Révolution {C.N.R.), le changement de régime intervenu le 4 août 1983 est une révolution politique et sociale. Cependant, seule une analyse de la situation peut donner un éclairage sur la nature du changement intervenu (A) et sur la nature du régime (B). A)

LA NATURE DU MOUVEMENT DU 4 AOÛT 1983

150- En politique, c’est sans doute avec la Révolution française qu'est né le concept de révolution. C’est donc plus ou moins par rapport à elle que se détermine toute révolution. Pour ce qui est de la prise du pouvoir par le C.NR, certains lui dénient le caractère révolutionnaire. Pour le Parti com-

muniste révolutionnaire voltaïque (P.C.R.V.) qui excelle dans la clandestini3 Enregistré, le discours fut diffusé à la radiotélévision à 21h 30 mn alors que Thomas Sankara avait déjà quitté le pays pour la France pour assister à la dixième Conférence France-Afrique qui se tenait du 2 au 4 octobre à Vittel. C’est Valère Somé qui a été Parchitecte de ce discours. Dans son Discours programme du 1% mai 1981, le colonel Saye Zerbo avait aussi parlé de discours d'orientation. 106

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

té, et un certain nombre de syndicats qui s’inscrivaient dans sa mouvance? ce que le C.N.R. a appelé révolution n’est en fait qu’une “pseudo révolution”. Pour eux, le changement de pouvoir intervenu le 4 août 1983 n’est

rien d’autre qu’un coup d’État militaire et une révolution ne saurait découler

d'un coup d’État. Cette critique appelle des observations. Il ne viendra à

l’idée de personne de prétendre que la prise du pouvoir par les bolcheviks en octobre 1917 n’était pas une révolution. Pourtant, en son temps, les men-

cheviks et aussi Karl Kautsky qui fut le secrétaire d’Engels et qui publia le troisième tome du Capital lui ont dénié le caractère révolutionnaire. D.G. Lavroff fait remarquer que «Lorsque de nouvelles révolutions marxistes apparurent après la seconde guerre merde

ce fut toujours à l'issue d'un

coup, d'une insurrection, d'un putsc: 1/2 151-

La révolution suppose le renversement d’un ordre constitutionnel.

Partant, si tous les coups d’État ne peuvent pas être qualifiés de révolutions, toute révolution provient d’un coup d° État dans la mesure où il s’agit, soit de la prise du pouvoir d° État par des moyens et des méthodes autres que ceux établis par le pouvoir renversé, et ce, par des insurgés se

réclamant d’un autre ordre de légalité, soit de lexercice du pouvoir d’État selon un nouvel ordre de légalité. Ce qui suppose l’abrogation du droit constitutionnel précédent. Si la révolution devait se faire sans coup d’État, ce ne serait plus une révolution mais un simple changement de pouvoir ou de l’équipe dirigeante puisqu'il n’y aurait pas de remise en cause de la légalité constitutionnelle. G. Burdeau estime que « deux aspects interviennent de manière concomitante dans une révolution : la prise du pouvoir en dehors des règles prévues et la mise en place de

2 Les syndicats affiliés au P.C.R.V. étaient : - Le Syndicat autonome des magistrats burkinabè (S.A.MA.B.)

-

Le Syndicat national des travailleurs de la santé humaine et animale (SY.N.T.S.H.A.} Le Syndicat des travailleurs de l’enseignement et de la recherche (SYN.T.E.R.) Le Syndicat des travailleurs de la géologie et des mines (SYN.TRA.G.MI.) Le Syndicat national des agents des impôts et du domaine (S.N.A.I.-D.) La Fédération autonome des boulangers (F.A.B.) L'Union générale des étudiants burkinabè (U.G.E.B.)

215 Dmitri Georges Lavroff, Les grandes étapes de la pensée politique, 2° édition, Paris, Dalloz, 1999, p. 508. 107

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA

principes nouveaux de philosophie politique”.

» Comme

le dit J. Ki

Zerbo, « La révolution, c'est le contre-pied de l'existant.

C'est non se;

lement tourner la page, mais changer de dictionnaire”.

» La révolution

suppose un changement complet et rapide des individus et des insti tions. Si le changement devait s’étaler sur une longue période, ce ne sen

rait pas une révolution mais une évolution. 152-

Il ÿ at-il un schéma directeur par lequel tout mouvement poli

tique doit nécessairement se conformer pour mériter le qualificatif de: révolutionnaire ? Il ÿ at-il un gardien du temple homologué chargé d contrôle du label “révolution” ? À entendre le P.C.R.V. qui, pourtant, brillait que dans la production de quelques rares tracts, il serait le seul,

habilité à dire ce qui est révolutionnaire et ce qui ne l’est pas. Pourtant, les régimes qui lui ont servi de modèles (U.R.S.S., Chine, Albanie) ont

tous lamentablement échoué à répondre aux aspirations de leur peuple, Ces régimes n’ont pu tenir un temps avant de s’écrouler — à l’exceptio: du régime chinois qui tient toujours, mais après une remise en cause de. ses fondements — qu’au prix de répressions sanglantes, de crimes abom nables et d’étouffement des libertés dans des systèmes de partis uniques autoritaires. Actuellement, ces pays font partie de ceux qui se sont lancés. dans le capitalisme le plus sauvage comme pour rattraper le temps perdu.

|

153- La sclérose de la pensée conduit à s’installer dans des schémas réducteurs, garantis d’un confort intellectuel et moral rassurant mais éphémère et aléatoire. Les modes d'organisation et de transformation sociales sont infinis et le génie des peuples est inépuisable. L'histoire dans

sa marche

éternelle

en révèlera

toujours

de nouveaux

|

aspects.

Contre toute attente, cette réalité simple reste hors de portée de certains esprits prétendument savants.

154Pour le P.C.R.V. et les syndicats qui lui étaient affiliés, une révolution ne saurait être dirigée par des militaires. La réponse de Thomas Sankara, président du C.NR, à cette objection est assez pertinente : « … pour nous

|

26 Geneviève Burdeau, “La situation internationale de 1 ‘État révolutionnaire et la réaction des États tiers”, in Société Française pour le Droit International, Colloque de Dijon (1,2 et3 juin 1989) sur le thème Révolution et droit international, Éditions A. Pedone,

Paris, 1990, p. 167.

217 Joseph Ki-Zerbo, À quand l'Afrique ?, Éditions de l’Aube, 2004, p. 16.

108

41

| |

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ee Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA il n'y a pas de révolutionnaires dans la caserne et ceux qui sont hors des

casernes. Les révolutionnaires sont partout ; l'armée est une composante du peuple voltaïque ; une composante qui connaît les mêmes contradictions que les autres couches de ce peuple voltaïque”. » Civils et militaires en effet font partie du même peuple et mènent les mêmes luttes. Pourquoi, demande Sankara, « devraient-ils donc se passer les uns des autres ? 9

Le

CMR-PN. semblait avoir la même analyse sur la question. Dans son Discours programme du 1° mai 1981, son président, le colonel Saye Zerbo dé-

clarait : « L'Armée elle-même est une partie intégrante du Peuple, et à ce titre, elle est intéressée par toutes les activités de la Nation. » Il convient de

rappeler que Lénine estimait que le parti du prolétariat n’était pas nécessai-

rement un parti de prolétaires. 11 ne devait pas y avoir de distinction entre les travailleurs intellectuels et les travailleurs manuels pour ce qui concerne leur

insertion dans le parti bolchevik???. 155-

Lénine écrivait : « pour que la révolution ait lieu, il faut que les

exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C'est seulement lorsque “ceux d'en bas” ne veulent plus et que “ceux d'en haut” ne peuvent plus continuer de vivre à l'ancienne manière,

c'est

alors seulement que la révolution peut triompher®?!, » Or, après le coup d’État du 17 mai 1983 qui avait écarté le premier ministre Thomas Sankara, les rebelles retranchés à PÔ lançaient des appels à la résistance et à la désobéissance civile. Cela eut pour conséquence la paralysie de l'administration et des institutions de l’État. On se rappelle que dans son message du 27 juin 1983, pour traduire la paralysie générale auquel était

confronté l’appareil d’État, le président Jean-Baptiste Ouédraogo avait lui-même déclaré que « L'appareil de 1 ‘État est aujourd’hui grippé.» De

même Varga Larba a pu écrire que «La Haute-Volta faisait de facto

l'expérience de la « vacance du pouvoir? ». Le C.N.R. a donc pu dire

218 Cf. L'Observateur, n° 2657, Ouagadougou, 22 août 1983, p. 9. H9C£ Afrique Asie, n° 305, Paris, 26 septembre 1983, p. 20.

22 Cf. D.G. Lavroff, op. cit. p. 510.

221 Lénine, Oeuvres choisies en deux volumes, Moscou, Éditions en langues étrangères,

1948, 1.2, p. 751.

22 Yarga Larba, “Les prémices à l'avènement du Conseil national de la révolution en Haute-Voltæ”, Le Mois en Afrique, n° 213-214, 109

Paris, octobre-novembre 1983. Cité par

|

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA que « La Révolution d'Août arrive par conséquent comme la solution des contradictions sociales gi? ne pouvaient désormais être étouffées par des solutions de compromis 156-

Toutefois, l’on peut se demander avec les contempteurs de la Re

volution burkinabè si l’on peut parler de révolution quand le mouvement en fait n’a concerné qu'une minorité. Une révolution pour être crédible suppose limplication d’une grande partie de la population. Cependant,

elle peut être provoquée par un mouvement minoritaire. À le avènement de la révolution bolchevik, « La classe ouvrière russe était peu nom breuse, à peine 3 millions d'hommes pour une société de 140 millions.

d'individus?# », L'action des bolcheviks était limitée aux grandes villes. Conscients de leur minorité, les bolcheviks n’avaient pas hésité à dis

soudre le 19 janvier 1918 la première Assemblée constituante librement. élue par le peuple russe. De même, dans les anciennes démocraties populaires d'Europe centrale et orientale, la prise du pouvoir par les commu.

nistes fut l’œuvre d’une minorité soutenue par l’ Armée rouge. 157Il a aussi été soutenu que les conditions objectives et subjectives. n’étaient pas mûres pour qu’il pût être question de révolution au Burkina. Il est à craindre que cette critique ne soit le fruit d’une analyse schématique de la révolution. Après la révolution bolchevik, ceux que Lénine a appelé les réformistes et les paladins de la II° Internationale ont développé des arguments de ce genre - à tort ou à raison - pour refuser au régime le caractère révolutionnaire. Ces arguments consistaientà dire que les Russes n'étaient pas mûrs pour le socialisme, qu’ils ne possédaient pas

| | | |

les prémices économiques objectives pour le socialisme. Cette thèse, disait Lénine, les réformistes « la croient décisive pour apprécier notre révolution. [Ils] re conçoivent même pas que d’une façon générale les

|

révolutions ne sauraient se faire autrement. Nos philistins européens ne s'imaginent même pas que les nouvelles révolutions - dans les pays

|

d'Orient à la population infiniment plus nombreuse et aux facteurs so-

René Otayek, “Le changement politique et constitutionnel en Haute-Volta”, Année Africaine 1983, Paris, Éditions A. Pedonne, 1985, p. 95.

|

#5 C.NR, Discours d'orientation politique (D.O.P.), op. cit., p. 6 4 Hélène Carrère d’Encausse, L'Empire éclaté, Paris, Flammarion, 1978, p. 11.

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110

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Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA ciaux infiniment plus variés - présenteront à coup sûr beaucoup plus de traits particuliers que ce ne fut le cas pour la révolution russe”, » 158-

Au

nom

des conditions objectives et subjectives, il est difficile de

refuser de qualifier un régime de révolutionnaire. Autrement c’est admettre que la domination et l’exploitation qui suscitent les volontés de changement

n'existent pas. Or, dès lors que la société est divisée en classe, la domination et l'exploitation existent et la révolution devient possible et même souhaitable pour les exclus du système. Dans le Burkina précolonial, la domination et exploitation étaient tempérées par le faible développement économique des sociétés et par l’esprit de communauté de vie. Cet équilibre social fragile a été brisé par la pénétration coloniale qui a introduit d’autres valeurs, créé une classe d’arrivistes et de nouveaux notables politiques et de la Fonction publique. Ce phénomène s’est accompagné d’une accentuation des dispari-

tés sociales avec pour corollaire la misère du petit peuple des villes, la frusration et parfois la résignation. Ce constat ne permet pas de dire qu’au Burkina les conditions objectives et subjectives n'étaient pas mûres pour une révolution. À ce sujet d’ailleurs, Che Guevara souligne que les partis mar-

xistes ne peuvent pas « attendre les bras croisés » lémergence de toutes les

conditions objectives et subjectives pour que «/e pouvoir tombe dans les mains du peuple comme un fruit mûr. » I fait remarquer que selon Lénine le

passage d’une société à l’autre n’est pas mécanique et que les conditions peuvent être accélérées par certains catalyseurs?#, Sur le cas spécifique du

Burkina, Mongo Beti, vu l'ampleur de la tâche qui attendait le CNR, se demandait si au regard d’une besogne aussi urgente, l’interpellation doctrinaire était vraiment de saison. Selon lui « La première finalité d'une révolution n'est pas de satisfaire à la soif d'orthodoxie d'hommes de cabinet, mais de libérer l'homme tout courP??. »

B)

LA NATURE DU RÉGIME DU C.NR.

Lénine écrivait que « Toute révolution, toute révolution véritable 159se ramène à un changement de la situation des classes. Aussi la meilleure façon d'éclairer les masses - et d'empêcher qu'on les trompe au nom de

225 jénine, Oeuvres choisies en deux volumes, Moscou, 1948, op. cit., p. 1023 -1025.

2% Cf. Michael Lowy, La pensée de Che Guevara, Paris, François Maspero, 1970, p. 22.

2? Mongo Beti, Préface à B.P. Bamouni, Burkina Faso - Processus de la Révolution, op. cit., p. 12.

nul

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire 3. KVÉLEM de TAMBÈLA la révolution - est-elle d'analyser avec précision les changements dans la situation des classes, qui se sont accomplis et continuent de s'accomplir 228 » £ette analyse suppose au préalable l’existence d’une société de classes? . Bien que l’existence de classes différentes ne soit pas néces. saire à l’avènement d’une révolution, on peut se demander ce qu’il en est.

pour les pays africains. Dès 1963, Samir Amin

faisait remarquer que

« Presque partout en Afrique de l'Ouest, le niveau de développement des: forces productives est suffisamment évolué pour que les classes sociales

aient pu déjà y faire leur apparition®®.

» Pour K. N’krumah, à partir du

moment où il y a lutte, oppression et exploitation, les classes existent ?l, Pour S. Komaf, « l'idée que les sociétés africaines auraient été, avant la pénétration coloniale, des sociétés sans classes, est si manifestement 28 1énine, Oeuvres, Paris, Éditions sociales ; Moscou, Éditions en langues étrangères, 1962,

1.25, p. 135.

22 Sur la lutte des classes, J. Freund écrit : « En écrivant tout au début du Manifeste du parti communiste : “L'histoire de toute société a été jusqu'à présent l'histoire de la lutte des classes”, on ne peut qu'approuver Marx et Engels, mais il faut en même temps reconnaître

qu'ils ont restreint trop unilatéralement et même idéologiquement l'aire de la lutte politique. Les Grecs auraient pu dire avec autant de justesse que l'histoire est la lutte entre les cités,

comme de nos jours Ratzenhofer a pu la définir comme une lutte entre les peuples … Pour importante qu'elle soit, la lutte des classes n'est qu'un aspect de la lutte politique et encore est-elle plus virulente ou plus diffuse suivant les époques. » Selon lui, « Quand Marx réduit l’histoire à une manifestation de la lutte des classes il ne parle pas en savant, mais en parti san d'une idéologie déterminée. [...] Ce qui est conceptuellement essentiel, c'est la présence de deux camps ennemis, donc la division en amis ef en ennemis, non le genre historique de Ja lutte ou la dénomination des ennemis. » Cf. Julien Freund, L’essence du politique, Paris,

Éditions Sirey, 1965, p. 538 et 539. L’analyse de la Révolution mexicaine par R. Dumont corrobore la thèse de J. Freund. Dumont en effet écrit : « On se présente volontiers une telle révolution comme une “lutte de classes” classique, celle des pauvres opprimés contre les riches oppresseurs. Au Mexique, les choses sont moins simples … Les différents clans qui se battent pour le pouvoir ont des supporters variés, des clientèles personnelles ; bien souvent des pauvres se battent contre d'autres pauvres. En 1915, on réussit même à mobiliser des “bataillons ouvriers rouges” de la Casa Obrero Mundial de Mexico pour aller combattre contre les troupes de rebelles paysans de Francisco Villa. » Cf. René Dumont et Marie-France Mottin, mal Le développement en Amérique latine, Paris,

Seuil, 1981, p. 38.

39 Samir Amin, Impérialisme et sous-développement en Afrique, Paris, Éditions Anthro05, 1976, p. 298. 31 Kwamé N'krumah, “Class struggle in Africa”, in Review of African Political Economy, n° 32, Baltimore, avril 1985, p. 29.

112

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Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autacentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

fausse qu'il n'est pas nécessaire de la réfuter très longuemenf”?. » Il

rappelle que c’est la division en classes des sociétés africaines qui a favorisé la traite des Nègres et la pénétration coloniale. 160- Au Burkina, du moins pour ce qui concerne l'empire moaga, la division de la société en classes s’était faite bien avant la pénétration co-

loniale. Elle est même inscrite dans la pensée politique des Mose qui prétendent être seuls détenteurs du pouvoir, le näm. Cela sous-entend que les

la famille régnante deviennent de simples sujets. Dans la période préco-

loniale, à côté de la famille royale, des notables, des chefs de province,

de canton et de village, il y avait la masse des administrés sur lesquels les premiers avaient divers droits et privilèges. À la fin du XIX° siècle, Louis Tauxier pouvait ainsi écrire : « J'ai vu un chef suprême, une hiérarchie

de chefs soigneusement établie, une classe de nobles jouissant de grands privilèges, telle était la superstructure constituée par 1 État moss®. » Le phénomène de différenciation s’est accentué avec la pénétration coloniale qui, parfois, a opéré un renversement des rôles au niveau des classes sociales et a élevé les “nouveaux notables” à un niveau supérieur de différenciation jamais atteint jusqu’alors. Selon Lénine, «Le problème fondamental de toute révolution est 161celui du pouvoir dans l'ÉtaP#. » S'il est établi que le pouvoir est révolutionnaire, alors la première tâche de la révolution devra consister non pas à faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains, mais à la briser#, L'une des premières tâches du C.N.R. a été l'investissement de l'appareil d'État. À ce sujet, R. Otayek écrit : « Contrairement aux autres équipes qui se contentaient de faire fonctionner l'appareil administratif hérité du régime précédent en n’y apportant que des changements mineurs de 232 Simon Komaf, La révolution permanente et l’Afrique, Paris, Imprimerie Abexpress,

1979, p. 79.

23 C£ S.-A. Balima, Légendes et histoire …, op. cit., p. 100. 2% Lénine, Oeuvres choisies en deux volumes, Moscou, Éditions en langues étrangères, 1954, t.2, p. 14.

235 C£ Karl Marx, “Lettre à Kugelmann” du 12 avril 1871. 113

x

autres doivent accepter l'exercice de l'autorité moaga sur eux, même si l'exercice de cette autorité sollicite leur participation. Même les Mose qui ont, avec le temps, été écartés de au cours des règnes et des successions

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBÈLA

personnes, celle du CNR engageait aussitôt une profonde épuration visant à

écarter les fonctionnaires compromis avec les pouvoirs précédents. Dans la Jonction publique et la justice, des fonctionnaires jugés peu sûrs élaienf “dégagés” par centaines auu profi it de cadres “révolutionnaires”. L'arm elle-même [..] étair purgée .» La garde républicaine fut dissoute et la

gendarmerie épurée. 162La création des Comités de défense de la Révolution (CDR) répondait au souci du régime d’opérer des changements radicaux dans la

société.

Contrairement

aux

régimes

précédents

qui

ont

tous

tenté

d’utiliser à leur profit les réseaux sociaux et politiques préexistants, av

les C.DR. le C.NR. a créé ses propres relais politiques nouveaux et in. dépendants. Dans une stratégie de contrôle politique et social, et aussi. dans le souci de respecter l’histoire des régions et l’homogénéité des populations, il avait procédé à une restructuration totale du découpage administratif du territoire national en créant à l’époque trente provinces et

trois cent départements? 163-

Au

Burkina,

la chefferie traditionnelle

est une

réalité plusieurs

fois séculaire particulièrement chez les Mose. Bien implantée dans la société malgré des années de colonisation, elle constitue toujours un pouvoir réel et une menace potentielle. Déjà le 17 octobre 1958, le môgh nâba Kugri avait envoyé des guerriers traditionnels occuper l’Assemblée

territoriale pour exiger la création d’une monarchie constitutionnelle. En conséquence, la première République de Maurice Yaméogo mena une lutte implacable contre elle (cf. n° 46). Les mesures répressives se révélè-

|

rent inefficaces face à la capacité de résistance de la chefferie. Elles eurent plutôt pour conséquence de détourner du régime une bonne partie des populations toujours soumises à l’influence des chefs. Au vu de cela,

|

les régimes qui suivirent cherchèrent tous à entrer dans les bonnes grâces

de la chefferie. Le môgh näba Kugri (1957-1982) fut même étroitement mêlé à la campagne électorale qui aboutit à l’instauration de la ITT° République en 1978, en donnant sa caution et en faisant campagne pour le R.D.A. et pour le général Lamizana qui en était le candidat. 2% René Otayek, “Le changement politique et constitutionnel en Haute-Volta”, Année Africaine 1983, Paris, Pedonne, 1985, p. 97.

7 Cf. Ordonnance n° 84-055/CNR/PRES du 15 août 1984. 114

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Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré

Apollinaire 3. KYÉLEM de TAMBËLA

7 164-

Le C.N.R. avait opté pour une confrontation directe avec la chef-

ferie traditionnelle, et ce, au nom de la lutte contre la féodalité. [l est vrai

que la chefferie n’était plus aussi puissante qu’à l’époque précoloniale et même,

dans une moindre mesure, jusqu'aux premières années qui ont

suivi l’indépendance. Il est vrai aussi qu’elle s’était quelque peu discréditée par ses alliances politiques souvent opportunistes. Il n’en demeure pas moins qu’elle était toujours suffisamment représentative, surtout dans les villages et les campagnes qui regroupaient la plus grande partie des Bur-

kinabè#, C’était donc une rude bataille que le C.N.R. avait engagée, aidé en cela par les C.D.R. qui avaient en fait dépossédé la chefferie de

ses attributions en les exerçant effectivement sur le terrain. R. Otayek a

done pu écrire que « jamais l'influence de la hiérarchie traditionnelle

mossi n'avait été si brutalement et si radicalement mise en cause, »

Dès le 30 décembre 1983, le C.N.R. abrogeait tous les textes codifiant les attributions politiques et administratives, les rémunérations et les avantages des chefs (cf. n° 182 et 183).

Au vu des transformations politiques et sociales, le régime du C.N.R. 165peut être qualifié de révolutionnaire. Selon P. Englebert, « l'avènement du Conseil National de la Révolution le 4 août 1983 au Burkina apparaît véritablement comme le résultat d’une perspective révolutionnaire”*, » Pour Mon-

go Beti, la Révolution burkinabè était « l'une des plus authentiques d'Afrique,

sans doute la première vraie révolution de ! "Afrique francophone" ». Néan-

moins, les contempteurs du régime n’y voyaient rien de révolutionnaire. Ce qui à fait dire à Mongo Beti que « Les intellectuels et les militants africains

font habituellement un tel abus de la casuistique et des logomachies doctrinaires que j'en suis venu à y voir comme un paravent de la peur d' agir #2 y

«Les controverses de purisme ne sont que théologie et métaphyFou sique”.»

2% D'après le recensement de 1985, sur près de huit millions d’habitants, les centres urbains en comptaient moins d’un million.

29 R, Otayek, “Le changement politique et constitutionnel en Haute-Volta”, op. cit, p. 101. 40 p, Englebert, La Révolution burkinabè, op. cit. p. 88. n M. Beti, Préface à B.P. Bamouni, Burkina Faso - Processus de la Révolution, op. cit., p. 5. Ibid.

#3 Ibid. p. 6. 115

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

166-

Le C.N.R. avait qualifié son régime de révolutionnaire et pour lui.

il s’agissait d’une révolution démocratique et populaire. Le P.C.R.V. et

ses alliés non seulement ne voyaient rien de révolutionnaire ni dans Ja: nature du régime ni dans les actes du C.N.R, mais pour eux, si révolution:

il devait y avoir, elle devait être non pas une révolution démocratique et populaire (R.D.P.), mais une révolution nationale démocratique et popu: laire (R.N.D.P.) Plus qu’une question de mots cette nuance a longtemps. passionné les débats. La révolution nationale démocratique et populaire. suppose une insurrection nationale, donc une insurrection de toutes les: couches de la société : dominants et dominés. Prétendre qu’une telle in-

surrection était à l’ordre du jour au Burkina est critiquable. S. Amin soutient que l’époque qui a été marquée par le surgissement des mouvements: de libération nationale est révolue et il explique les échecs des expé.

riences révolutionnaires en Afrique par le fait que « la fraction révolu. tionnaire de l'intelligentsia africaine n'a pas encore pris ses distances à l'égard de l'idéologie du mouvement de libération nationale" 167-

Comme l’indique Lénine, l'insurrection nationale « c'est une insur-

rection qui vise à instaurer | ‘indépendance politique d’ ‘une nation opprimée, c'est-à-dire à créer un État national qui lui soit propre .» Le 5 août 1960,

par la proclamation de l’indépendance politique, le Burkina a acquis un État national propre. L’insurrection nationale ne semble plus indiquée. Le 3 jan- . vier 1966, les Voltaïques d’alors n’ont pas requis le consentement de 7.

quelque puissance étrangère que ce füt pour renverser le régime de Maurice Yaméogo qui était lui aussi avec ses partisans des nationaux voltaïques. La chute de Yaméogo avait même pris de court l’ancienne puissance coloniale.

Il en fut ainsi pour les autres changements de régime jusqu’à celui du 4 août 1983 inclus. Il ne viendra à l’idée de personne de prétendre que l’avènement

du C.NR. ou encore que l'insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014 qui a chassé Blaise Compaoré du pouvoir a été réalisée par ou sur instruction du gouvernement français. L'indépendance politique est donc effective. Il revient maintenant aux Burkinabè de lui donner le contenu qui leur convient en fonction de la réalité des forces sociales en présence. En outre, une

4 Cf. Afrique Asie, n°394, Paris, 23 février au 8 mars 1987, p.31. 245 Cf, Le Révolutionnaire Burkinabé à Dakar, n° 6, mai 1985, p. 11.

116

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA L

À

GE

:

n

7

R.N.D.P. suppose l’existence d’une bourgeoisie révolutionnaire. Le Che", instruit par l’expérience cubaine, fait remarquer que fondamentalement la bourgeoisie craint davantage la révolution populaire que l’oppression despotique des monopoles étrangers qui colonisent l’économie. Ainsi, « a grande bourgeoisie n'hésite pas à s'allier avec l'impérialisme et les latifundistes

pour lutter contre le peuple et barrer ainsi la route à la révolution"? » Pour lui, les forces populaires n’ont aucun intérêt à collaborer avec des bourgeoi-

sies «rimorées et traîtres » qui détruisent les forces sur lesquelles elles se sont appuyées pour arriver au pouvoir.

168-

L'expérience de la collaboration au pouvoir entre partisans de l’ordre

et progressistes, le Burkina l’a vécue sous le régime du Conseil de salut du peuple (C.S.P.) du 7 novembre 1982 au 17 mai 1983. Quand il fut question d'opérer des changements radicaux, les partisans de l’ordre établi n’avaient pas hésité à comploter et sans doute à nouer des alliances avec des puissances étrangères pour faire le coup d’État du 17 mai 1983 que V. Brittain a qualifié d’ «une des plus audacieuses interventions néocoloniales dans l'histoire de l'Afrique post-coloniale”. » Il n’est donc pas pertinent de par-

ler encore de révolution nationale. Ce qui convient c’est non plus l'insurrection nationale mais l'insurrection populaire, c’est-à-dire une insurrection des masses populaires qui regroupent l’ensemble des laissés-pourcompte d’un système. C’est à partir de cette analyse que le C.N.R. a défini son régime de révolution démocratique et populaire. Cette analyse a encore

été confirmée par la Révolution des 30 et 31 octobre 2014 pendant laquelle les masses, dans une insurrection populaire généralisée, se sont soulevées contre Blaise Compaoré, sa famille, son clan et son régime, entraînant ainsi

sa chute et sa fuite. Une insurrection nationale aurait nécessité la participation de Blaise Compaoré, de son clan et de ses partisans qui sont aussi des nationaux.

#6 De son vrai nom Emesto Rafael Guevara de la Serna, il est né le 14 juin 1928 à Ro-

sario en Argentine, Alors qu’il animait une guerilla en Bolivie, il fut capturé le 8 octobre 1967, dénoncé par les paysans du village de Higueras contre une rançon de 50 000 pesos. Il a été abattu par le sergent principal Marion Terran le 9 octobre 1967 après l'accord donné par le gouvernement bolivien.

#7 Cf. Michael Lowy, La pensée de Che Guevara, op. cit., p. 82.

248 Victoria Brittain, “introduction to Sankara & Burkina Faso”, The Review of African Political Economy , n° 32, Baltimore, avril 1985, p. 44. 117

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré

Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

169-

Une révolution est dite populaire quand la masse du peuple, son

immense

majorité intervient d’une façon visible, active, autonome, avec

ses revendications économiques et politiques propres. Peut-on, à partir di cette analyse qualifier de populaire le régime du C.N.R. ? Si l’on preng en compte la participation des populations, on remarque qu’au sein des: C.DR. notamment, elles contribuaient à l’édification d’une société nou. velle, Ce qui a permis à M. Mukamabano d'écrire : « Ces bénévoles, de tous âges et toutes catégories socioprofessionneiles, prennent en charg, les travaux d'infrastructure collectif pendant leurs jours de repos”. ,, Ainsi se sont construits des puits, des retenues d’eau, des écoles, des: pharmacies, des toilettes publiques, des bibliothèques de quartier, des salles de lecture, des crèches populaires, des salles de cinéma, des permanences des C.D.R., des banques de céréales, etc. Dans le cadre du

Programme populaire de développement (P.P.D.), de grands projets de dimension nationale comme le chemin de fer du Sahel” et le barrage hydroélectrique de la Kompienga ont été lancés avec la participation des populations. 170- Il est donc permis de prétendre que la Révolution du 4 août 1983 était populaire. Toutefois, concernant les couches populaires, l’adhésion à la Révolution n'était pas homogène sur l’ensemble du pays. Si cette adhésion était sans doute effective pour ce qui concerne le territoire moaga du centre notamment, elle l’était beaucoup moins dans l’ouest et le sud-ouest. L’on peut tenter un essai d'explication. Il est difficile de faire recours au tribalisme et au régionalisme qui n’ont jamais sérieusement menacé

les

populations du Burkina.

Les Mose,

largement

dans le pays”, n’en ont jamais eu recours de façon réellement impérialiste tout au long de leur histoire. C’est que leur implantation dans l’ensemble du territoire à partir du XII° siècle - selon la légende - et leur croissance ultérieure se sont faites sur base d’union avec les indigènes de # Madeleine Mukamabano, “Les fers de lance de la Révolution”, Actuel développement, n° 67, Paris, juillet - août 1985, p. 42.

#0 La construction du chemin de fer du Sahel appelée bataille du rail avait pour objectif de relier par voie ferrée Ouagadougou à Tambao, localité située à 350 km de la capitale dans le nord-est burkinabé.

#1 Le recensement de 1985 indiquait 52% de Mose. 118

|

majoritaire

| | | |

tt ns

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA sorte que le “métissage” est la règle. En revanche, depuis la colonisation, le pouvoir politique s’est toujours exercé à Ouagadougou, capitale de l'empire moaga, devenue capitale du pays. En outre, contrairement aux populations de l’ouest et du sud-ouest, les Mose, concepteurs du nâm (pouvoir), connaissaient la forme d’organisation étatique qui fait partie

de leur philosophie politique. Ces éléments peuvent peut-être mieux expliquer le plus d’intérêt que les Mose manifestent pour la politique et leur ï LT nE 7 ? plus grande adhésion à la Révolution. SRE jee La philosophie et l'idéologie du CNR. I x

Le C.N.R. avait opté pour une orientation politique (A) qui n’était pas X cale Ju sans conséquences politiques et sociales (B). a

X 171-

A)

L'ORIENTATION POLITIQUE DU CNR.

Une idéologie est un ensemble d’idées, de croyances, de doctrines

influant sur le comportement individuel ou collectif. De ce point de vue,

Sankara prétendait n’être rattaché à aucun clocher. L'essentiel pour lui était de retenir des expériences des autres ce qu’elles ont de dynamique et

de créateur. Il reconnaissait cependant qu’il n’y a pas de politique sans idéologie. Selon lui, « Les idéologies offrent un éclairage, des moyens

d'analyse permettant de cerner les réalités de la société. Mais nous ne devons pas utiliser le peuple pour vérifier la véracité de telle ou telle

idéologie. Au contraire, nous devons nous servir de ses idéologies-là

pour réaliser, au bénéfice du peuple, tout ce qui est réalisable}? »

Il convient de rappeler que 172l’époque de la guerre froide. Une côté les tenants du capitalisme, de socialisme. IL était difficile de ne

la Révolution burkinabè s’est produite à guerre idéologique opposait alors d’un l’autre les tenants du communisme et du pas être classé dans un camp ou dans

l'autre. Dans les pays sous-développés, pour peu que l’on remit en cause l’ordre établi, on était taxé de communiste. Thomas Sankara ne devait pas x échapper à cette systématisation. À la question de savoir s’il était communiste ou nationaliste, il répondit : « À quoi bon se proclamer communiste ou marxiste si le peuple meurt de faim ? Mais à quoi cela nous servirait-il de tourner le dos au marxisme s’il peut nous permettre de résoudre des pro-

22 Cf. Jeune Afrique, n° 1188, Paris, 12 octobre 1983, p. 43.

119

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA blèmes concrets ? *% » Il abordait donc la question idéologique avec pragmatisme d’un esprit avisé et non avec le dogmatisme propre aux esp

bomés. Julius Nyerere, à la suite de Che Guevara, prévenait d’ailleurs qui ne faut pas considérer les oeuvres de Marx et de Lénine comme les « sain écritures » car « nous courons le risque d'être obnubilés par cette nouve, théologie et de résoudre nos problèmes en fonction du sens que les prêtres du marxisme donnent à la parole de Mar: 5 » Bakounine, le pape de

l’anarchisme, avait mis en garde contre les doctrines. Selon lui, « Ceux qu ji se sacrifient satisfaisant même perd autre chose

au service d'une grande idée, obéissant à cette passion personnelle en dehors de toute valeur à leurs yeux, ceux-là pensent qu'à ériger leur action en doctrine : tandis

une haute passion, ef, laquelle la vie elle: ordinairement à to: que ceux qui en fo

une doctrine oublient le plus souvent de la traduire en action, par cette

simple raison que la doctrine tue la vie, tue la spontanéité vivante l'action, »

173Le C.NR. avait opté pour une démocratie de classe, la démocratie des classes opprimées, la démocratie au profit des exploités. Cette démocratie doit, selon le C.N.R., réprimer la liberté des exploiteurs et de leurs agents ; elle doit enlever la liberté d’exploiter, la liberté de s’enrichir de

la faim des autres, la liberté de combattre pour le rétablissement du pouvoir du capitalisme, la liberté de s’allier à la bourgeoisie étrangère contre”

les ouvriers et paysans nationaux. Sans ambiguïté le C.N.R. avait engagé ce qu’on appelle dans le langage marxiste la lutte des classes. Au sujet de ceux qu’il appelait les bourgeois exploiteurs, le D.O.P. dit : « De ces nostalgiques, il ne faut point s'attendre à une reconversion de mentalité et. d'attitude. Ils ne sont sensibles et ne comprennent que le langage de la lutte, la lutte de classes révolutionnaires contre les exploiteurs et les op-

presseurs des peuples. Notre Révolution sera pour eux la chose la plus. autoritaire qui soit ; elle sera un acte par lequel le peuple leur imposera sa volonté par tous les moyens dont il dispose et s'il le faut par ses 23 C£ Ibid.

24 Cf, Gilbert Rist, Le développement - Histoire d’une croyance occidentale, Paris,

| |

|

Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1996, p. 212. 2 Mikhaïl Alexandrovitch Bakounine, Dieu et l’État, Paris, Éditions Mille et une nuits,

1996, p. 50. C’est l’auteur qui souligne.

120

| |

|

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apoliinaire 3. KYÉLEM de TAMBËLA armes5%, » La Révolution du 4 août est démocratique parce que « Elle a pour tâches primordiales la liquidation de la domination et de l'exploitation impérialistes, l'épuration de la campagne de toutes les entraves sociales, économiques et culturelles qui la maintiennent dans un

état d'arriération*. » Pour rendre plus lisible son option idéologique, les termes monsieur, madame, excellence, éminence et autres titres hono-

rifiques qui, semble-t-il, auraient une connotation bourgeoise, avaient été remplacés par celui de camarade qui, selon F. Furet «exprime la fraternité concrète du monde du travail, et le triomphe de l'égalité réelle, » La République avait été proclamée le 11 décembre 1958. Depuis, 174cette date était retenue comme

fête nationale surtout après la proclama-

tion de l’indépendancele 5 août 1960. Le C.N.R. ne l’entendait pas ains À

l'occasion

du

11

décembre

1983,

Adama

Touré,

ministre

de

l'Information et porte-parole du gouvernement, fit une déclaration pour

indiquer que « Le 11 décembre ne marque aucun évènement de l'histoire

de la Haute-Volta. Encore moins de l’histoire de la lutte de son peuple.

Le 1] décembre est un choix fantaisiste du pouvoir colonial et de ses

valets voltaïques. Il répond à une commodité entre chefs d État amis afin de célébrer à leur manière et de façon successive les évènements politiques dans leur pays. [...] Le 11 décembre ne représente donc rien pour notre peuple que l'on appelait seulement à danser et à boire à cette date en saison sèche après les récoltes uniquement pour amuser les princes qui nous gouvernaient. Le Conseil national de la Révolution et le gouvernement révolu-

tionnaire de Haute-Volta ne peuvent donc pas continuer à célébrer avec

ou sans éclat un évènement étranger à la lutte de notre peuple. » Le

peuple était appelé à faire de la journée du 11 décembre une journée de réflexion sur vingt-trois années d'indépendance octroyée, formelle et de domination néocoloniale?*?.

25% D.O.P., op. cit. p. 14-15.

27 Ibid., p. 20.

La

258 François Furet, Le passé d’une illusion -

sur l’idée communiste au XX° siècle,

Paris, Robert Laffont, coll. “Le livre de poche”, 1996, p. 180.

25 Cf. L'Observateur, n° 2736, Ouagadougou, 12 décembre 1983, p. 12.

i21

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré

Apollinaire J. KVÉLEM de TAMBÈLA

175-

Dans les tout premiers jours de l’avènement de la Révolution, lors de

son premier entretien avec la presse, Sankara exprimait ses priorités : «7q première tâche du gouvernement de la Révolution voltaïque, dit-il, sera de libérer les mentalités. C'est la priorité des priorités de notre programme

politique. Libérer les mentalités, c'est démontrer concrètement aux Vol. taïques qu'ils peuvent transformer eux-mêmes leur situation économique e sociale. C'est pourquoi nous allons proposer aux Voltaïques un programme

qui vise à Ja satisfaction de leurs aspirations et de leurs préoccupations quo tidiennes®. » Deux mois plus tard, cette idée sera reprise dans le Discours | d’orientation politique (D.O.P.) où il est dit que « La Révolution vise à la.

transformation de la société sous tous les rapports, économiques, sociaux et culturels. Elle vise à créer un Voltaïque nouveau, avec une moralité et un

comportement social exemplaires qui inspirent l'admiration et la confiance des masses, » Transformer la société dans le Burkina de 1983, c’était un

programme difficile à réaliser. S.-A. Balima, après avoir fait remarquer que le Moaga ressent la crainte devant toute spontanéité et devant toute innovation, écrit : «Le Moaga est donc profondément conservateur. De toute nouveauté il a une peur viscérale. préfère vivre et mourir comme vivaient et mouraient ses ancêtres. Il aime sa tradition qu'il respecte scrupuleuse-

| |

menf®, » Cette observation relative à la société moaga peut être appliquée à

|

l’ensemble des sociétés burkinabè, certaines étant encore plus conserva-

|

trices. On imagine donc aisément l’ampleur de la tâche qui attendait le CNR. 176-

| |

De ces sociétés soumises aux traditions et qui, selon Marx « ex-

Jermaient la raison humaine dans un cadre extrêmement étroit en en fai-

|

sant un instrument docile de la superstition et l’esclave des règles admises, en la dépouillant de toute grandeur et de toute force historique [...] [qui] soumeftaient l'homme aux circonstances extérieures au lieu d'en faire le roi des circonstances... *® » de ces sociétés donc, Sankara voulaient en faire les maîtres de leur destin. Le D.O.P. dit que « La Révolution d’Août [...] a pour objectif final l'édification d'une société vol-

| | |

20 Cf. Agence Voltaïque de Presse, n° 391, Ouagadougou, 10 août 1983, p. VI ; Carre-

|

four africain, n° 790-791, Ouagadougou, 12 août 1983, p. 25-26.

X1 DO, op. cit., p. 28. 2 Cf. S.-A. Balima, Légendes et histoire…, op. cit. p. %6.

263 Cf. Jacques Attali, Karl Marx - ou l” esprit du mondes Paris, Fayard, 2005, p. 227. 122

|

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré ApollinaireJ. KYÉLEM de TAMBËLA

taïque nouvelle au sein de laquelle le citoyen voltaique animé d'une

conscience révolutionnaire sera l'artisan de son propre bonheur,

un

bonheur à la hauteur des efforts qu'il aurait consentis. Pour ce faire, la Révolution sera, n'en déplaise aux forces conservatrices et rétrogrades, auun bouleversement total et profond qui n'épargnera aucun, ds ? cun secteur de l'activité économique, sociale et culturelle Pour être maîtres de leur destin, les Burkinabè se devaient de lut177ter contre l'impérialisme qui, selon Sankara ,« est celui qui tremble et

panique à l'idée que le peuple voltaïque devient le maître d'œuvre de ses intérêts et de son destin. » L’impérialisme « n'est pas un pays ou une

race.

C'est un système d'exploitation qui se retrouve partout. Il est fondé

sur des faits, des pratiques, des attitudes vis-à-vis des peuples. » Selon

le D.OP., la Révolution avait «pour premier objectif de faire passer le pouvoir des mains de la bourgeoisie voltaïque alliéeà 1 ‘impérialisme aux mains

de l'alliance des classes populaires

constituant le Peuple? 56,

Comme l’a fait remarquer P. Englebert, la lutte contre l'impérialisme n’est pas spécifique à la doctrine marxiste-léniniste. Elle n’est pas non plus propre aux pays sous-développés. Il s’agit plutôt d’une volonté de protection et d’affirmation de l’identité nationale. C’est ainsi qu’en France on ne cesse de dénoncer l'impérialisme culturel américain EE L’impérialisme est souvent assimilé au système capitaliste, lequel 178à son tour est parfois considéré comme étant le mal absolu. Il convient de rappeler que Marx dont se réfèrent souvent ceux qui prétendent combattre le capitalisme le considérait comme une nécessité salvatrice dans la mesure où il libère les hommes de la superstition et de l’esclavage, permettant ainsi d'accéder au communisme.

Lénine, tirant les leçons de ses échecs, écrivait

le 18 avril 1921, « Le capitalisme n'est un mal que par rapport au socialisme ; par rapport au moyen âge où s'attarde encore la Russie, le capita-

lisme est un bien. » Friedrich A. Hayek fait remarquer que contrairement à

des

idées reçues,

le capitalisme,

qui est une

conséquence

du marché,

n’appauvrit pas la population mais il augmente, dans une première phase, le 24 DO. op. cit, p. 31-32. 265 C£ Jeune Afrique, n° 1188, Paris, 12 octobre 1983, p. 44. 266 D.O.P., op. cit., p.23.

27 Cf. P. Englebert, La Révolution burkinabè, op. cit. p. 118.

123

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA nombre des pauvres, car beaucoup de ceux qui appartiennent à cette catépo rie sont des survivants qui vivent difficilement mais qui seraient morts day le cadre d'économies archaïques*. Selon lui, le capitalisme serait même facteur de dynamisme car c’est la différence entre les hommes qui incite à! progresser car celui qui est en retard s'interroge sur les causes de cette situ tion et il cherche les moyens qui pourraient lui permettre de rattraper, da une première étape, et de dépasser, ensuite, ceux qui pour l'instant sos mieux placés que lui. Pour lui, ce sont la pluralité des objectifs et la diversité

des attitudes et des besoins qui permettent une compétition entre les acteurs de laquelle le progrès naîtra””. Loin donc d’être l’incarnation du mal absol le système capitaliste a des mérites qui lui sont propres et qui ne sont peut-

être pas à négliger. 179- Le système politique bourgeois que combattait le C.N.R. est, depuis l’antiquité, connu pour l'hypocrisie qu’il suscite et l’incompétence qui peut en résulter. « À Rome, écrit Carl Grimberg, les citoyens qui sol licitaient une fonction politique avaient l'habitude de se mêler au: peuple ; ils soignaient leur popularité par tous les moyens propres à flat-

ter l'homme de la rue. Ils portaient à cette occasion une toge d'étoffe blanche, la “toga candida”. De là notre mot “candidat”. » Une lettre de l’époque nous apprend qu’il fallait jouer son rôle de telle façon que le peuple croie votre amabilité naturelle, il ne devait pas soupçonner la moindre contrainte. La mimique était de la plus haute importance et devait être soignée autant que la voix. Il fallait en outre être persévérant et ignorer la fatigue. Par la suite les candidats inventèrent mille façons d’acheter l’électeur.?” Dans 4pologie de Socrate, Platon nous apprend que Socrate ne cachait pas le dédain que lui inspirait le régime de flatterie et d’incompétence qu'était la démocratie athénienne. Hitler trouvait que le politicien est « cette sorte de gens dont l'unique et véritable conviction est l’absence de conviction, associée à une insolence importune et à un art éhonté du mensonge”. » Pour lui « le régime parlementaire ne peut plaire qu'à des esprits sournois, redoutant avant tout d'agir au grand 268 Cf. D.G. Lavroff, Les grandes étapes de la pensée politique, op. cit. p. 489.

2 Cf. Ibid, p. 493. 2 Cf Carl Grimberg, Rome,

l'Antiquité en Asie orientale et les grandes invasions,

Verviers (Belgique), Éditions Gérard & C°, coll. “Marabout université”, 1963, p. 14. 21 Adolf Hitler, Mon combat, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1934, p. 74.

124

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

ce de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA

jour. Il sera toujours abhorré de tout homme propre et droit, ayant le goût des responsabilités””?, » Paradoxalement, Marx n’était pas absolument contre la démocratie parlementaire. Bien au contraire ! Il estimait

que celle-ci permettait de faire naître et se développer la conscience politique du prolétariat nécessaire à l’avènement de la révolution et au passage au communisme”. LES CONSÉQUENCES POLITIQUES ET SOCIALES B) Pour l’avènement de la démocratie populaire, le C.N.R. engagea la lutte

contre l’aristocratie (1), la bourgeoisie (2) et le clergé (3). Cela se traduisit par des bouleversements sociaux (4).

1180-

La lutte contre l'aristocratie

Pour Sankara, l’aristocratie est assimilée aux forces conservatrices

qui organisent le peuple burkinabè sous le couvert de la culture africaine alors qu’en fait il s’agit d’une culture de la résignation et du fatalisme. L’aristocratie désigne, dans une société donnée,

les meilleurs éléments.

Dans la Grèce antique, l'aristocratie comprenait ceux dont les ancêtres avaient exercé les plus hautes fonctions de l'État. Il a déjà été démontré que l'existence d’une classe aristocratique dans la société moaga ne saurait être contestée. Dans un rapport daté du 1° mars 1897, le commandant Destenave écrivait : « Vous avez pu vous rendre compte qu'au Mossi, la classe intermédiaire n'existait pas ; il n’y a que des Nabas et des pauvres que les premiers exploitent sans merci. La classe pauvre a été avilie par la servitude au

point d'avoir perdu toute volonté et nous ne saurions trouver chez elle, au-

cun point d appui". » Dans une conférence prononcée le 7 juillet 1897 à l’École coloniale, le lieutenant Voulet déclarait : « Au-dessus de tous, Mossis, Ouangarbés, Foulbés, Haoussas, obéis, craints, respectés, dominateurs,

sont les chefs, les Nabas.

Les Nabas, qui forment une véritable caste, distincte du reste de la nation, et que la masse se plaît à considérer comme appartenant à une essence supérieure.

s] |

22 Jbid., p. 96. 2 Cf. 3. Attali, Karl Marx - ou l’esprit du monde, op. cit., p. 454. 24 Cf. $.-A. Balima, Légendes et histoire …, op. cit., Annexes, p. CLXXIV.

125

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA

Ce qu'il y a de certain, c'est que les Nabas constituent une véri. table aristocratie guerrière semblable à celle formée par les Francs, en

Gaule, vers les 5°" er 6°" siècles. Ils jouent, en un mot, au Centre de la Boucle du Niger, un rôle gagne pulations Gallo-Romaines”" 181-

L’aristocratie moaga

à celui des Leudes à l'égard des po-

dont la légitimité et le fondement

étaient

ancrés dans la tradition se complaisait dans le statu quo. Or, comme l’a fait remarquer Engels, « La tradition est une grande force retardatrice,

elle est la force d'inertie de l'histoire * ». À propos de l'aristocratie, le D.O.P. parle de « forces rétr ogrades, gui tirent leur puissance des struc-

tures traditionnelles de type féodal”? de notre société. » Ces forces, selon le D.O.P., « ont tenu les masses paysannes en une situation de réser-

voir à partir duquel elles se livraient à des surenchères électoralistes. [..] ces forces réactionnaires ont le plus souvent recours aux valeurs décadentes de notre culture traditionnelle qui sont encore vivaces dans les milieux ruraux". » 182On se rappelle que le premier président, Maurice Yaméogo, s'était déjà attaqué à la chefferie traditionnelle en prenant un certain 2% Cf. S.-A. Balima, Légendes et histoire…, op. cit., Annexes,p. CLXXXI - CLXXXIT. 2% Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Paris, Éditions sociales, 1977, p. 73.

27 C, Savonnet-Guyot conteste qu’on puisse parler de féodalité dans la société moaga. Selon elle, le système d’organisation est différent du modèle féodal. Cf. C. SavonnetGuyot État et sociétés au Burkina, op. eit., p. 111. Parler en effet de « structures traditionnelles de type féodal » dans le Burkina de l’époque traduit un manque d'analyse sérieuse de la société burkinabè autant que la méconnaissance de la féodalité de la France du Moyen Âge. Ce fait, apparemment anodin, montre à quel point les écrits des théoriciens classiques de la révolution pouvaient parfois être mal assimilés par des acteurs de la Révolution burkinabè, Le chef traditionnel dans la société burkinabè était loin d’avoir la même puissance et les mêmes prérogatives que le seigneur féodal. Le serf était pratiquement aitaché à son seigneur qui était son maître et son juge. Même le vilain, paysan libre établi sur les terres du seigneur, lui devait des redevances et des corvées. Tels n’étaient pas le cas du paysan dans la société traditionnelle burkinabè. Le type d'organisation et de contrôle social était différent. Le seigneur était tout puissant dans son fief. La chefferie traditionnelle était encadrée par les coutumes et les notables.

F8 D.O.P.. op. cit., p. 16-17. 126

:

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement aulogentré … Apollinaire J, KYÉLEM de TAMBÈLA nombre de mesures. La plupart d’entre elles s'étaient d’ailleurs révélées inefficaces parce que la chefferie traditionnelle avait su se montrer incontournable. Le C.N.R. va procéder en deux étapes. Dès le 30 décembre 1983 un décret énonçait : « Son abrogés les textes organisant les modes

de désignation des chefs de village, ceux fixant les limites de compé-

tences territoriales entre autorités coutumières et autorités administratives ainsi que tous les textes relatifs aux rémunérations, gratifications et

autres traitements des chefs coutumiers en Haute-Volta. » Il va ensuite s’attacher à la mise en pratique du décret en optant de saper les fondements de la chefferie coutumière. Jusque-là la chefferie traditionnelle avait la charge de la collecte de l'impôt forfaitaire sur le revenu appelé aussi impôt de capitation. Un pourcentage de l'impôt collecté revenait aux chefs qui en avaient eu la charge. Dans un double objectif qui était de

soulager les paysans et les éleveurs soumis à cet impôt et aussi de priver

ja chefferie coutumière d’un moyen d'acquisition de revenus et aussi de

contrôle social, le C.N.R. par ordonnance n° 84-064/CNR/MRF/DGI du

1% octobre 1984 décida de la suppression de cet impôt. La ville de Ouagadougou comprend, à l'instar d’autres villes, un 183-

certain nombre de quartiers (Ouidé, Gunghé, Larlhé, Samandé, Kamsaoghê, Tampuy, Dapoya, Paspanga, etc.) À la tête de chaque quartier se

trouve un chef coutumier. Le 7 janvier 1984 le C.N.R. décida de procéder à un nouveau découpage des communes en secteurs avec des limites différentes de celles des quartiers. La ville de Ouagadougou fut ainsi divisée raen trente secteurs et Bobo-Dioulasso en 25 secteurs”. Leur administ

tion fut confiée aux Comités de défense de la Révolution (C.D.R.) Les chefs de quartier perdaient du coup leur pouvoir d'administration. La réforme agraire décidée en août 1984 et dont le contrôle et l’exécution avaient été confiés aux C.D-R. enlevait également aux chefs coutumiers

tout pouvoir sur les terres. Depuis la nuit des temps, les chefs coutumiers avaient toujours rendu la justice au Burkina/®. Ce qui leur donnait le

27 La Joi du 22 décembre 2009 a procédé à un nouveau découpage. Ainsi, Ouagadou-

ments et cinquante-cinq secteurs et Bobogou comprend maintenant douze arron Dioulasso sept arrondissements et trente-trois secteurs.

230 À l'époque de la Révolution, il n’y avait qu’une dizaine de tribunaux modernes dans

tout le pays (Ouagadougou, Bobo-Dioulasso, Koudougou, Ouahigouya, Gaoua, Dédoupar gou, Fada N'Gourma, Dori, Kaya, Tenkodogo). Leur accès était rendu difficile 127

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KVÉLEM de TAMBËLA dernier mot sur la gestion des affaires du village, du canton, de la pro. | vince ou du royaume en fonction de la limite territoriale de leurs compé. i

tences. Dans le cadre de la révolutionnarisation de tous les secteurs de Ia société burkinabè, le C.N.R. créa ses propres tribunaux, tenus par les -

C.DR,., dont l'objectif était de déposséder la chefferie coutumière du pouvoir séculaire de dire le droit. Privée de la fonction de collecte de l’impêt de capitation, de son autorité sur les terres, du pouvoir de légiférer . dans le domaine de leurs compétences traditionnelles et de rendre la justice,

la chefferie coutumière n’était pratiquement plus que l’ombre d’elle-même, Même les chefs supérieurs, y compris le môgh nâba, furent touchés par ces

mesures ; ce qui relevait de l’inédit*!, Le môgh näba dut même commencer à s’acquitter de ses factures d’eau et d'électricité. 2-

La lutte contre là bourgeoisie

184Selon M. Rubel, « La bourgeoisie est une classe sociale dont l'unité est cimentée par la poursuite du profif?, » Pour F. Furet, la.

bourgeoisie « désigne cette classe d'hommes qui a progressivement défruit, par son activité libre, l'ancienne société aristocratique fondée sur

les hiérarchies de la naissance®?. » La bourgeoisie tient entièrement de l’économique ; elle constitue une classe sans statut, sans tradition fixe,

sans contours établis et « elle n'a qu'un titre fragile à la domination : la richesse. Fragile, car il peut appartenir à tous : celui qui est riche aurait

pu ne pas l'être. Celui qui ne l'est pas aurait pu 1 étre", » La société bourgeoise, selon F. Furet, est détachée par définition de l’idée de bien

l'éloignement avec en plus l’absence de routes praticables et de moyens de transport, et aussi par l’analphabétisme de la population. C’est donc tout naturellement que dans les villages les gens recouraient toujours aux chefs coutumiers pour la solution des litiges. En 2016 on dénombrait vingt-cinq tribunaux de grande instance. 281 À noter cependant que c’est Maurice Yaméogo qui avait interdit au môgh näba de faire flotter le drapeau national sur son palais et sur sa voiture. Le régime du C.M.R.P.N. avait aussi assigné à résidence le môgh nâba.

282 Maximilien Rubel, “Avant-propos” dans Karl Marx, Révolution et socialisme, pages choisies, Paris, Payot, 1970, p. 11.

28 François Furet, Le Passé d’une illusion …, op. cit., p. 19.

24 Ibid, p. 20.

128

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA

commun. «Le bourgeois est un individu séparé de ses semblables, enfermé dans ses intérêts et ses biens®. » 185-

Le C.NR. range la bourgeoisie du côté des ennemis du peuple et en

distingua trois sortes : la bourgeoisie d’État, la bourgeoisie compradore et la bourgeoisie moyenne. La bourgeoisie d’État est la bourgeoisie politico bureaucratique qui se sert de l’appareil d'État pour tirer profit de l’exploitation des autres. La bourgeoisie compradore ou commerçante est celle qui, de par ses activités mêmes, est attachée à l'impérialisme par de multiples liens. La bourgeoisie moyenne est celle qui, bien qu'ayant des liens avec l'impérialisme, rivalise avec celui-ci pour le contrôle du marché?#, 3-

La lutte contre le clergé

Dans une société économiquement arriérée, la religion, très sou186vent, devient un moyen de domination, de contrôle et d'exploitation.

Conscient de cela, le C.N.R. n’hésita pas à ranger parmi les ennemis du peuple les dignitaires religieux dont les comportements contrastaient avec sa vision.

4

Les bouleversements sociaux

187- Le peuple qui avait les faveurs du C.N.R. et qui était le grand bénéficiaire de la Révolution avait été subdivisé en quatre sous-groupes : La classe ouvrière qui est une classe véritablement révolutionnaire. - La petite bourgeoisie qui constitue une couche sociale très instable et qui hésite très souvent entre la cause des masses populaires et celle de l'impérialisme. Elle comprend les petits commerçants, les intellectuels petits-bourgeois (fonctionnaires, étudiants, élèves, employés du secteur privé, ete.) et les artisans. - La paysannerieet enfin - le lumpenprolétariat qui comprend les éléments déclassés et sans travail et qui de ce fait même sont facilement manipulables *?.

En mettant d’un côté le peuple et de l’autre les ennemis du peuple, le 188C.NR créait un climat propre à la confrontation. Celle-ci n’allait pas tarder à se manifester. Au moment où le C.N.R. s’emparait du pouvoir le 4 août 25 Ibid., p. 20.

26 Cf. D.O.P, op. cit. p. 15-16.

287 Cf. D.O.P.,

op. cit. p. 17-19.

129

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA 1983,

le

Syndicat

national

des

enseignants

africains

de

Haute-Volta

(S-N.E.A.H.-V.) tenait son vingt-huitième congrès à Bobo-Dioulasso autour du thème : «Le travailleur voltaïque face à l'inflation. » L'ouverture du

congrès avait eu lieu le 2 août. À la clôture le 7 août 1983, dans une motion sur la conjoncture nationale, le S.N.E.A.H.-V. appela le peuple voltaïque à se « démarquer de la proclamation du 4 août et de son C.N.R. qui n'est

qu'une autre appellation du fascisme déjà célèbre du C.S.P. LÉ formule. y On se rappelle que c’est à l’issue d’une grève menée par ce syndicat que le

colonel Saye Zerbo et le C.M.R.P.N. avaient pris le pouvoir. Le S.N.E.A.H.V. n’avait pas alors ménagé son soutien au C.M.R.P.N. dont il en avait tiré aussi un grand bénéfice. Il n’est donc pas surprenant qu’il n’aît pas apprécié le renversement du C.M.R.P.N. par le C.P.S.P. de même que le retour au

pouvoir du capitaine Sankara. À l'issue d’un plénum tenu du 24 au 25 septembre 1983, le S.N.E.A.H.-V. renouvela ses attaques contre le C.N.R.

189Sous le prétexte de procéder à l’assainissement de l’armée, dès le mois d’août 1983, des décrets du président du C.N.R. décidaient de la mise à la retraite ou du dégagement des forces armées, d’officiers de la gendarmerie

nationale

et

de

l'armée#,

En

réalité,

la

politique

d’ “assainissement *” de l’armée avait commencé dès les premiers jours qui ont suivi la chute du C.M.R.P.N. à l’époque déjà du Conseil provisoire de salut du peuple (C.P.S.P.) Le 16 novembre 1982 en effet, le président du C.P.S.P. prenait une ordonnance n° 82-004/CPSP dont l’article 1 dispose : « Nonobstant les dispositions législatives et réglementaires régissant les modalités d'affectation des officiers généraux en deuxième section et de mise à la retraite des officiers des forces armées voltaïques, il pourra être procédé exceptionnellement au dégagement de cadres mili-

taires par décret du chef de l'État et sans autre garantie disciplinaire à l'égard : - des officiers n'exerçant pas des fonctions militaires effectives, ou dont le maintien en activité s'avère incompatible avec la réorganisation et l'assainissement nécessaire de l'Armée nationale ; - des officiers

dont l'activité et le comportement passés ou présents peuvent s'analyser en une trahison des intérêts du peuple et de l'Armée. » L'article 2 précisait : « Les présentes dispositions sont applicables pendant une durée de

un an à compter du 7 novembre 1982. » Le même jour, le décret n° 8228 Cf. L'Observateur, n° 2657, Ouagadougou, 22 août 1983, p. 6.

130

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

023/CPSP mettait à la retraite deux généraux : les généraux Tiémoko Marc Garango et Bila Jean Zagré et le décret 82-022/CPSP mettait également à la retraite « par mesure d'assainissement des forces armées voltaïques », un certain nombre d'officiers ®.

190Après l’ Armée, ce fut le tour de la Fonction publique d’être “assainie”, Les agents de l’État pris en flagrant délit d’hostilité envers la Révolution ou soupçonnés d’hostilité, ceux qui étaient défaillants et ceux dont on estimait qu’ils ne pouvaient pas suivre le rythme, la cadence de

la Révolution furent “dégagés” de la Fonction publique. À l’avènement de la Révolution, si l’on tient compte des emplois effectifs à l’époque, la Fonction publique était pléthorique. Beaucoup

de recrutements avaient

été faits, non pas selon la compétence et les besoins réels de l'Administration mais selon des critères discrétionnaires pour rendre service ou récompenser un parent, un ami ou un camarade politique. La conséquence de cela est que bon nombre d’agents étaient soit incompétents, soit corrompus, soit irréguliers au service et parfois tout cela à la fois. Les mesures d’ “assainissement” visaient donc à moraliser et à discipliner la Fonction publique. 191Pour l’assainissement de la Fonction publique, le C.N.R. avait adopté un certain nombre de mesures : - La mise à la retraite concernait les fonctionnaires d’un certain Âge, ayant accompli trente ans de service ou plus et qui avaient été jugés inaptes pour suivre le rythme de la Révolution, soit parce qu’ils occupaient une fonction jugée “stratégique”, ce qui pouvait compromettre le C.N.R. du fait des liens qu’ils pouvaient entretenir avec les anciens partis politiques dissous ou avec des personna-

lités des anciens régimes ; soit parce qu’ils étaient défaillants. Ceux qui étaient mis d’office à la retraite avaient droit à une pension entière. - Le dégagement concernait les agents dont les années de service étaient comprises entre quinze et trente ans et qui, soit avaient été défaillants, soit avaient été jugés inaptes pour suivre le rythme de la Révolution, Les “dégagés” avaient droit à une pension proportionnelle. - Le licenciement 2% À ce sujet on lira utilement : Patrick Ilboudo, “Le parti de Salomon”, L'Observateur, n° 2631, Ouagadougou, 13 juillet 1983, p. 1 et 5 ; Bernardin Dabiré, “Entre le glaive de la justice et la baïonnette du canon”, L'Observateur, n° 2637, Ouagadougou, 21 juillet

1983, p. 1 et6

131

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire d. KYÉLEM de TAMBÈLA touchait les agents qui avaient moins de quinze ans de service et qui ne totalisaient pas Îe nombre d'années suffisant pour prétendre à une pen. sion, Leurs retenues de salaires leur étaient reversées. Il y avait aussi des sanctions plus douces

comme

les avertissements, les blâmes

et les sus.

pensions. Un agent suspendu devait continuer à travailler pendant la période de suspension mais sans salaire. La levée de la suspension dépen.

dait de la discipline ultérieure de l’agent suspendu. 192En matière de sanction, celle qui secoua durablement le pays fut le licenciement des instituteurs grévistes de mars 1984. Le 9 mars 1984 étaient arrêtés Jean Pagnimda Bila, secrétaire général du S.N.E.A.H.-V.

Joachim Sib, secrétaire aux relations extérieures et Batiémoko Koné, secrétaire chargé des problèmes pédagogiques. Ils furent transférés à Koudougou à environ une centaine de kilomètres à l’ouest de Ouagadougou. Pour obtenir leur libération, le Bureau national du S.N.E.A.H.-V. décida d’une grève générale de protestation de quarante-huit heures pour les 20 et 21 mars 1984. La réaction du C.N.R. fut très vive. Le 12 mars, dans une déclaration radiodiffusée, il traita les membres du Bureau du S.N.E.A.H.-V. de contre-révolutionnaires et accusa le Front progressiste

voltaïque (F.P.V.), l’ancien parti de Joseph Ki-Zerbo, d’être à l’origine de l’agitation du S.N.E.A.H.-V. Il déclara que la décision de se mettre en grève était une tentative de «créer pour leurs alliés impérialistes,

les

conditions favorables à une déstabilisation et à une agression. » Pour le C.NR, les dirigeants du S.N.E.A.H.-V. ont comploté contre la sûreté de l'État et «La preuve est depuis longtemps établie qu'ils sont d'intelligence avec des puissances extérieures en vue d'instaurer un régime dirigé par eux et leurs compères.» Les puissances extérieures

mises en cause étaient la France, la Belgique et Israël. Enfin le C.N.R. invita les militants du syndicat à se démarquer de ses dirigeants. Malgré les menaces, la grève fut maintenue.

193- La police, la gendarmerie et les C.D.R. sillonnèrent les établissements du pays pour relever les noms des enseignants grévistes. Le 22 mars, à 22h

15 mn, un communiqué

officiel annonçait le licenciement

sans indemnité « de leur emploi [de] tous les contre-révolutionnaires qui ont participé au complot contre la Révolution démocratique et populaire en observant le mot d'ordre de grève de la direction réactionnaire du 132

| Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentté Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA SN.E.A.H.-V.» La mesure toucha environ mille quatre cent enseignants et encadreurs des enseignants du primaire?” sur un total d'environ quatre mille huit cent. Certains d’entre eux, pour des raisons diverses, seront

repris par la suite””!, Pour remplacer les licenciés, un recrutement massif

d’enseignants fut organisé à la hâte. Toute personne titulaire au moins du

brevet d’études du premier cycle (B.E.P.C.) pouvait être candidat. Beaucoup d'élèves et de jeunes trouvèrent par ce canal un emploi inespéré,

stable et suffisamment rémunérateur. Après quelques semaines de formation accélérée, ils furent envoyés dans les écoles. Ceux qui ont ainsi été

recrutés furent connus sous le nom d° “instituteurs révolutionnaires”. #

*

20 Cf. Journal officiel de la République de Haute-Volta, XXVI° année, n° 18, Ouagadougou, 3 mai 1984, p. 338-355.

#1 Cf. Carrefour africain, n° 870, Ouagadougou, 15 février 1985, p. 11-12.

133

|

Chapitre II La notion de développement E 194-

Notions générales”?

L'objectif de Thomas Sankara était d'améliorer les conditions de

vie des Burkinabè et d’assurer le développement du pays. Ils voulaient «faire en sorte que les larges masses populaires ne perçoivent plus le bien-être comme une faveur mais un droit qu'elles auront conquis” PA Mais que peut-on entendre par développement ? On peut dire avec M.

Diabaté que « /e plus grand danger de l'aspiration généralisée au développement est l'imprécision du terme”. » Le sous-développement en Afrique, en Amérique latine et en Asie est bien antérieur à la période

coloniale, Mais c’est avec la colonisation qu’il trouve sa pleine réalisation. Sous l’angle du commerce international, M. Benchikh voit le sous-

développement comme « le résultat du transfert vers les pays développés des ressources cé de la plus-value engendrées par les activités des pays sous- développés? %. 5 Certains comme Salvador Allende soutiennent que

#2 Cf. Apollinaire Kyélem, L'Éventuel et le possible, Presses Universitaires de Ouagadougou, 2002, p. 65-74.

23 Cf. Carrefour africain, n° 790-791, Ouagadougou, 12 août 1983, p. 28. #4 Moustapha Diabaté, “Du sous-développement au blocage du développemenrf”, Paris, Présence Africaine, n° 79, 1971, p. 18.

25 Madjid Benchikh, Droit international du sous-développement - Nouvel ordre dans la dépendance, Paris, Berger-Levrault, 1983, p. 98.

Dans les domaines économique et social, c’est en 1942 que le terme sous-développé aurait été employé pour la première fois par Wilfred Benson, fonctionnaire du B.LT. dans un article intitulé “The Economic Advancement of Underdevelopped Areas.” Cf. G. Rist, Le développement - Histoire d’une croyance occidentale, op. cit., p. 121. C’est le président des Etats-Unis Harry S. Truman qui sera l'artisan de la vulgarisation du terme en l’employant dans son “Discours sur l'État de l'Union” du 20 janvier 1949, Cf. G. Rist, op. cit. p. 116-121. De l’adjectif sous-développé découlera le substantif sousdéveloppement. Tout en l’employant pour se faire comprendre, Charles Bettelheim critique la formule “pays sous-développés”. Pour lui la formule cache le rapport d’exploitation et de domination qui relie les pays développés à économie de marché et les pays sousdéveloppés. Cf. M. Benchikh, op. cit., p. 8-9, Note 2. Certains préfèrent parler de “pays 134

Thomas SANKARA ef la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA «le sous-développement existe parce que l'impérialisme existe®, » S’il est vrai cependant que l'impérialisme maintient et même renforce le sous-développement, il est difficile de dire qu’il en est le géniteur dans la mesure où, concrètement, le sous-développement a existé bien avant la

pénétration coloniale. C’est d’ailleurs la différence de développement qui a permis la traite des Noirs et la colonisation?”

D'une façon générale, on peut dire qu’il y a sous-développement 195dès lors qu’un pays ne parvient pas à couvrir les frais fondamentaux du

statut humain de la vie, Les besoins vitaux sont constitués par ce que

François Perroux appelle les trois couvertures de Phomme : nourrir les hommes, soigner les hommes, éduquer les hommes. On peut ajouter à

cela : loger les hommes. Si l'opinion majoritaire reconnaît que c’est vers la satisfaction de ces besoins que doit s’orienter toute politique de développement, en revanche il est difficile de s’entendre sur les moyens d’y

parvenir et même sur la notion même de développement. Certains per-

çoivent le développement en termes de croissance économique. Mais il peut être perçu aussi comme étant l’évolution harmonieuse d’une société.

196-

Le modèle occidental de développement est souvent perçu comme

le seul valable. Cornelius Castoriadis déclarait que « Le développement,

c'est le développement de type occidental capitaliste. Il n'y en a pas

d'autre jusqu'ici, et on n’en connaît pas d'autre … Ce qui importe, c'est

retardës”. Pour M. Diabaté, il n°y a pas de pays sous-développés mais de “pays asservis”, Cf. M. Diabaté, op. cit., p. 32. Les Nations Unies ont adopté les formules “pays en voie de développement” et “pays les moins avancés.” Pour J. Ki-Zerbo, « La formule ‘en voie de développement” est … un péché originel particulièrement vicieux el sadique pour tous ceux qui en acceptent la problématique. En effet elle les aiguille mal au départ, puisqu ‘elle ne leur sur le but de leurs itinéraires et, partant, sur la voie pour laisse pas le loisir de réfléchir

y parvenir. La frustration sera sûrement très grande pour ceux qui se laissent prendre à ce genre de mots pièges engageant l'énergie créatrice des peuples dans les impasses

stériles. » Cf. Joseph Ki-Zerbo, “Dynamiter la sémantique”, Afrique Asie, n° 240, Paris,

25 mai 1981, p. 58. 26 Cf. M. Benchikh, op. cit., p. 97.

27 Pour un essai d'explication des causes des inégalités entre les sociétés, cf. Jared

Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés - Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, Paris, Gallimard, 2000.

135

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBËLA

d'économiser, de produire, de gagner”, » Dans ce contexte, dans les pays sous-développés, le développement est apprécié en fonction des tentatives d’imitation de l'Occident. Les progrès réalisés sur la voie du

développement s’apprécient alors en fonction du parc automobile, des gratte-ciel, de la disponibilité de produits de luxe, du degré de consommation à l’occidentale, de l’industrialisation, etc. dans cette optique, une région est considérée comme arriérée quand elle n’est pas dotée

d’industries modernes, même si elle est habitée par une population nombreuse capable par son travail de répondre à ses propres besoins. Pour

remédier à la situation on implante alors dans cette région une gigantesque fabrique de papier, une usine sidérurgique ou une entreprise d’extraction de minerai, même s’il faut déposséder les habitants de leurs biens et de leurs droits ou les transformer en main-d'œuvre salariée à la merci des entrepreneurs ”.

197- Dès les “indépendances”, les États-Unis se sont proposés comme modèle pour le développement des territoires libérés de la colonisation. Dans la mesure où, nés d’une colonie révoltée contre une métropole ils

sont parvenus au développement économique, la similitude de leur situation avec celle des anciens pays coloniaux fait penser en effet que par la même voie tous peuvent se développer. Mais, fait remarquer P. Gourou, «La révolte des treize Colonies fut une révolte de métropolitains contre leur métropole; ces métropolitains sécessionnistes conservèrent l'héritage politique et technique de leur ancienne métropole ; ils ne montrèrent aucune indulgence pour les autochtones amérindiens, qu'ils pri-

vèrent de leurs terres et de leurs droits, ni pour les Noirs, qu'ils affranchirent bien après l'indépendance états-unienne. L'exemple des EtatsUnis ne peut donner une marche à suivre pour les “sous-développés"*®. Comme l’écrit A. Grjebine, « L'erreur [...] est de supposer que les résul-

tats atteints par une civilisation dans un contexte géographique et socioculturel spécifique peuvent être également obtenus rapidement et sans #8 Cf, Joseph Ki-Zerbo, “Dynamiter la sémantique”, Afrique Asie, n° 240, Paris, 25 mai 1981, p. 58.

2% Cf. Claude Alvares, “Le refus du développement”, Problèmes économiques, n° 1854, Paris, 28 décembre 1983, p. 4. 3% Pierre Gourou, Terres de bonne espérance - Le monde tropical,

346-347. 136

Paris, Plon, 1982, p.

CHE

D ——

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré ApollinaireJ. KYÉLEM de TAMBI crise grave par des civilisations foncièrement différentes tant par leur environnement géographique et social que par les valeurs dont elles se réclament et les conceptions de l'univers qui y dominent", » Selon lui, il convient de renoncer au mimétisme pour préparer un développement adapté à chaque contexte, à chaque civilisation.

198-

Le développement vu sous l’angle de la croissance économique

est de plus en plus contesté. Ce modèle de développement tend à occulter

un aspect fondamental qui est la dépendance par rapport au système dominant. Or, comme l’écrit J. Ki-Zerbo, « à quoi servirait la croissance dans la dépendance ? À quoi sert de grossir si l'on grossit comme esclave et si, par-là, on progresse dans la servitude ? 92; En outre, ce

modèle tend à la multiplication et à la diversification des biens pour la satisfaction des besoins. Or, les besoins sont élastiques et sans limite. La multiplication et la diversification des biens créent plus de besoins

qu’elles

n’en

satisfont

et l'abondance

généralisée

qui

est recherchée

s’éloigne au fur et à mesure qu’on multiplie et diversifie les objets de satisfaction. Il est de la nature même des besoins humains de se dérober à la satisfaction par une sorte de fuite en avant. Comme l’exprime P.

Kende, « Dire qu’un jour tous les besoins seront satisfaits est un nonsens tant que la technique est à l'œuvre pour inventer de nouvelles espèces (de comestibles, d'objets décoratifs ou fonctionnels, d'engins, etc. ) “désirables”, quel que soit le motif de cette désirabilité®. » Pour stabiliser les besoins, il faudrait, selon lui, commencer par arrêter le progrès

technique, c’est-à-dire boucher les chemins du savoir. Le développement selon le modèle occidental connaît des limites 199objectives. Ironisant sur les tentatives d'imitation de ce modèle de développement,

F. Fanon écrit : « Si nous voulons transformer l'Afrique en

une nouvelle Europe, l'Amérique en une nouvelle Europe, alors confions à des Européens les destinées de nos pays. Ils sauront mieux faire que les mieux doués d'entre nous. [...] #01 André Grjebine, La nouvelle économie internationale, 3° édition entièrement révisée, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, p. 142-143. C’est l’auteur qui souligne.

3 j, Ki-Zerbo, “Dynamiter la sémantique”, op. cit. p. 59. 39 pierre Kende,

« Mythes et réalités de la “société de consommation” », Esprit, n° 387,

Paris, décembre 1969, p. 868. 137

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBÈLA

Si nous voulons répondre à l'attente de nos peuples, il faut cher-

cher ailleurs qu'en Europe". » Certains s'opposent tout simplement au développement économique. Ivan Illich assimile le développement éco-

nomique à la guerre et l’économie de subsistance à la paix”. Comme solution au problème du développement, certains préconisent la rupture

d’avec le système économique dominant pour éviter les pièges de l’extraversion"®, Déjà Bakounine écrivait que « tout développement implique nécessairement une négation, celle de la base ou du point de dé.

part 7 ». Une économie extravertie peut provoquer une croissance sectorielle mais il lui est difficile de susciter un développement équilibré. S. Amin estime qu’elle est une voie sans issue”,

[le

Le développement autocentré

200Sankara s’inscrivait dans la perspective de la rupture. Il a eu en effet à déclarer ceci : «11 faut proclamer qu'il ne peut y avoir de salut pour nos peuples que si nous fournons radicalement le dos à tous les

modèles que tous les charlatans de même acabit ont essayé de nous vendre vingt années durant. Il ne saurait y avoir pour nous de salut en dehors de ce refus-là. Pas de développement en dehors de cette rupture®, » Le processus de rupture est aussi connu sous le nom de “transi-

tion” qui est la période de révision du modèle, de renversement des priorités. Il suppose la prise en compte des valeurs propres aux populations concernées. La rupture offre l’occasion de se replacer dans ses propres valeurs pour s’organiser en harmonie avec ses propres conceptions de la vie et de la société. Comme le fait remarquer J. Ki-Zerbo, c’est dans le domaine des valeurs que se trouve le vrai habitacle de l’homme. Et, dit-il,

«on ne pourra jamais atteindre la fin de l'histoire dans ce domaine. Puisque,

contrairement à l'accumulation

de biens,

il n'y aura pas

de

304 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 1985, p.238. 3% Cf. C. Alvares, “Le refus du développement”, op. cit., p. 6. 306 Cf. Samir Amin, La déconnexion — Pour sortir du système mondial, Paris, La Découverte, 1986. #7 M. Bakounine, Dieu et l’État, op. cit., p. 9.

3% Cf. Samir Amin, Impérialisme et sous-développement en Afrique, Paris, Anthropos,

1976, p. 22.

3% Discours de Thomas Sankara à la 39° session ordinaire de l’Assemblée Générale des Nations Unies, Carrefour africain, n° 852, Ouagadougou, 12 octobre 1984, p. 16.

58

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA

limites pour les valeurs. Le monde des valeurs est une immensité qui dépasse de loin le monde matérieP", » Un tel mode de développement est connu sous le nom de “seif 201reliance” où développement autocentré"!}. Le concept a eu des difficultés à se faire accepter” . Le développement autocentré vise à redéfinir les priorités économiques afin de produire les biens utiles à l’ensemble de la

population plutôt que de compter sur le commerce international pour importer des biens de consommation qui ne profitent qu’à une minorité. Il repose sur le contrôle démocratique de la production et sur l’utilisation prioritaire des facteurs de production disponibles localement. Il stimule la créativité et la confiance en ses propres valeurs et harmonise le mode de vie avec l’environnement et les facteurs locaux existants”. Le régime du C.M.R.P.N. avait déjà en vue le concept de développement autocentré. Le Discours programme dit ceci en effet : « À notre sens, le concept de développement doit être entendu comme la volonté farouche d'un peuple à maîtriser son destin par le travail, l'acquisition de connaissances et de savoir faire, pour aboutir à l'épanouissement total de la personne et de

la collectivité", » 202-

Le développement autocentré exige une concertation permanente

entre les acteurs politiques

et la population.

Il ne s’agit donc

d'imposer un quelconque schéma à respecter, comme

pas

cela s’est fait en

310 J, Ki-Zerbo, À quand l'Afrique ?, op. cit. p. 183. 317 La Déclaration d’Arusha du 5 février 1967 du président tanzanien Julius Nyerere

serait à l’origine de la se/freliance ou développement autocentré. Certains cependant font remonter le concept à Gandhi qui prônait l’autosuffisance villageoise sur la base du principe de “swadeshÿ” (intériorité / endogénéité), combiné avec celui de “sarvodata” (amélioration des conditions sociales de tous). Pour d’autres, c’est plutôt Mao Zedong qui serait à l’origine du concept. En 1945, il utilisait l'expression “zu li keng sheng” qui

signifie littéralement “la renaissance par ses propres forces” et qui renvoie à la manière dont le peuple, grâce à sa créativité culturelle et sociale, forge l'histoire. Il convient toutefois de noter que la pratique qui consiste pour une société à s'organiser en fonction de ses propres ressources est aussi vieille que l’humanité. Cf. G. Rist, Le développement - Histoire d’une croyance occidentale, op. cit., p. 201-204. N’est-il d’ailleurs pas courant de dire : Aide-toi et le ciel l’aidera ?

37 C£ I. Ki-Zerbo, quand À l'Afrique ?, op. cit. p. 172. 38 Cf G. Rist, op. cit. p. 219-221.

34 CM.R.P.N., Discours programme, Ouagadougou, Imprimerie nationale, 1981, p. 39. 139

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

Tanzanie, notament sous le président Nyerere*!*, mais d'essayer de réali. ser ce qui correspond aux aspirations de la population. Le développement étant une question de mentalité, le développement autocentré ne peut pas être entrepris au forceps. Il arrive parfois que des populations préfèrent la sécurité de leurs chaînes au risque ou à l'incertitude du progrès. Il fau. drait alors selon le pape Paul VI, convaincre ces populations d’opérer eux-mêmes leur propre développement et d’en dégager peu à peu les moyens? 16, Les acteurs de développement doivent alors s’efforcer d’appréhender la notion de développement dans la langue et la culture

des populations concernées pour ne pas risquer de proposer autre chose

que le développement”!? 203-

Le développement autocentré suppose une double révolution : une

révolution politique et une révolution personnelle ou reconversion. - Une révolution politique pour amorcer une rupture nécessaire à la mise en

œuvre d’une politique économique moins extravertie, animée d’un dynamisme inteme propre à la réalité économique du pays. Il s’agit « de s'organiser pour inventer de nouveaux modes de modernisation dont on souffre mais qui procure avantages et une tradition dont il est possible. de chant qu'il est impossible de la faire revivre‘ "®. »

vie, situés entre une néanmoins quelques s'inspirer tout en sa- Une révolution per-

sonnelle de la part des acteurs du développement. Il faudrait une certaine humilité dans la démarche. L’autosatisfaction est à l’origine de biens des échecs : projets grandioses sans rapport avec le vécu quotidien des populations, conceptions erronées des projets par manque de concertations et

de réalisme, etc. La révolution personnelle suppose non pas une adhésion intellectuelle aux principes de la révolution mais une adhésion de cœur qui donne une autre dimension à l’engagement. L'absence d’adhésion de

cœur à pour corollaire l’arrogance dans les convictions, dans le verbe et dans l’action. Elle est à l’origine des querelles intestines et des massacres 35 Cf. René Lenoir, “Le développement hier et aujourd’hui”, Projet,

n° 219, Paris, sep-

tembre 1989, p. 16.

316 Cf. Gabriel Marc, “L'éveil des sociétés civiles”, Projet, n° 219, Paris, septembre 1989, p. 57-58.

317 C£ Apollinaire Kyélem, “Transfert de technologie, industrialisation et développemenf”, Annales de l’université de Ouagadougou, Série A, Vol. XII, 2000, p. 142.

F8 G. Rist, Le développement - Histoire d’une croyance occidentale, op. cit., p. 399. 140

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA entre “révolutionnaires” (révolutions française, bolchevik, chinoise, con-

golaise, cambodgienne, éthiopienne, grenadienne, burkinabè, etc.) 204-

Sans révolution personnelle préalable de la part des acteurs poli-

tiques, sans le renoncement volontaire de soi pour renaître comme per-

sonne de service, toute révolution politique est vouée à l’échec par le

choc des ambitions personnelles et la tentation d’appliquer des schémas, des modèles abstraits. Comment

en effet peut-on créer des institutions

vraiment nouvelles et les faire fonctionner d’une manière également tout

à fait nouvelle si on ne s’est pas au préalable transformé soi-même ? La révolution personnelle qui suppose l’amour gratuit permet d’aborder les problèmes avec moins de passion et partant avec plus de réalisme et de lucidité. C’est le chemin suivi par Gandhi en Inde, Martin Luther King

aux Etats-Unis et Mandela en Afrique du Sud pour mener leur peuple à

l'émancipation. 205-

Le développement peut être perçu comme le bien-être de l’être hu-

main tel qu'il le conçoit. C’est la réalisation de l’idée de bonheur telle qu’il se la représente. Comme l’écrit Adam Smith, « Tous les rangs de la société sont au même niveau, quant au bien-être du corps et à la sérénité de l'âme, et le mendiant qui se chauffe au soleil le long d'une haie possède ordinaire-

ment cette paix et cette tr anquillité que les rois poursuivent toujours 31 » En

2008, un exemple est venu du Bhoutan. Le roi Jigme Singye Wangehuck

avait estimé qu’il convenait d'instaurer la démocratie dans son royaume où il n’y avait jamais eu d'élection. L'objectif étant de transformer la monar-

chie absolue en monarchie constitutionnelle. Mais les Bhoutanais étaient opposés au projet de leur roi, estimant que la démocratie ne pourrait

qu’instaurer des troubles dans leur société. Il a fallu tout l’entregent du roi pour les persuader de se rendre aux urnes. Avec l'entrée de la démocratie dans leur pays, les Bhoutanais sont maintenant inquiets quant aux conséquences futures de ce nouveau système dans leur vie. Chaque peuple, chaque société, chaque personne a une idée du bonheur qui lui est propre.

Au sein même des sociétés occidentales, le développement n’est 206pas perçu de la même façon par tous. Le mouvement des “focolari” dont 39 Cf D.G. Lavroff, Les grandes étapes de la pensée politique, op. cit., p. 364. 141

Thomas SANKARA et la Révolution an Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KVÉLEM de TAMBÈLA le centre

de

rayonnement

est

le village

italien

de

Loppiano

offre

l'exemple d’une communauté moderne, évoluant sans tension et dans une

parfaite harmonie, dans un esprit de partage du travail, des biens et des préoccupations. 207-

Quel que soit le lieu géographique, toutes les sociétés qui font au

partage, de la solidarité et de l'harmonie le fondement de la vie communautaire ont un point commun : la traduction dans les faits de la croyance en une force surnaturelle qui gouverne le monde et recommande le bien,

Ainsi chez les Bwa du Burkina, « le facteur d'unité est … la référence à un même corpus de croyances religieuses, au centre desquelles on trouve Do, fils et frère de Dofini, (Dieu lointain), intermédiaire entre lui et les hommes. Clef de voñte de toute la cosmogonie bwa, Do régit des orces qui s'appliquent tant au domaine social qu'au domaine natureP®, » La figure centrale de Do permet au « Bwa d'exprimer son idéal humain de

«construction communale ». Et « c'est Do qui donne conscience à tous les initiés bwa, c'est-à-dire à tous les adultes hommes et femmes d'appartenir à une « société totale®?!, » Chez les focolari c’est le Dieu de

la Bible qui sert de guide dans la vie de chaque jour. 208-

L'harmonie

sociale serait ainsi étroitement

liée à une certaine

conception et pratique de la spiritualité dans le respect de la liberté de chacun. On peut en effet remarquer que dans les sociétés où il y a ab-

sence ou recul de la traduction concrète de la spiritualité dans la vie quotidienne, la soif du pouvoir et de l’avoir s’accroît au fur et à mesure, les ambitions se heurtent et le conflit devient une constante malgré l'adoption d’une multitude de lois pour le prévenir et le réprimer. L'absence de spiritualité a été pour quelque chose dans les régimes dictatoriaux d’U.R.S.S., d'Europe centrale et orientale, de Chine, de Corée du

Nord, des Khmers rouges au Cambodge, d’Éthiopie sous Mengistu et dans une moindre mesure de Cuba. Le nazisme et le fascisme y ont également trouvé leur fondement. L’évocation de la spiritualité peut être un simple alibi pour la conquête et la conservation du pouvoir. Cela aboutit à des formes d’intégrisme et de fondamentalisme dont la violence peut

3% C. Savonnet-Guyot, État et sociétés au Burkina, op. cit, p. 61. 21 J, Capron, Cité par C. Savonnet-Guyot, El 142

u Burkina, op. cit. p. 61.

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré ApollinaireJ. KVÉLEM de TAMBÉLA parfois être sans limite comme on peut actuellement le constater avec l’État Islamique au Moyen Orient.

Le projet marxiste de société dont la conception peut paraître at209trayante connaît des difficultés de réalisation dues en partie, sinon essentiellement, au rejet par les tenants de ce système, de la spiritualité et de la liberté d’option qui est la caractéristique fondamentale de l’être humain et le moteur de toute créativité”? Il est donc per mit de penser que la spiritualité librement consentie et vécue et non prise en otage par un système étatique,

peut servir de moyen pour un développement harmonieux. C’est ainsi que le mouvement des focolari propose depuis 1991 un autre modèle de développement basé sur un nouveau concept : “l'économie de communion dans la liberté” qui voudrait que les bénéfices réalisés par l’entreprise soient mis “en communion” pour répondre à trois objectifs essentiels : l’aide aux plus défa-

vorisés dans et en dehors de l’entreprise, la formation du personnel et l’autofinancement?, Les entreprises qui essayent d’appliquer ce concept connaissent déjà un certain rayonnement

Quand on en vient à la personne humaine, il serait préférable de 219remplacer le terme “développement” par émancipation, épanouissement, bien-être ou mieux-être. Ces termes en effet ont l’avantage de la précision. Ils s'appliquent généralement à des êtres animés alors que le terme

développement s’applique indistinctement au bâtiment ou à l’usine en construction, à la technique, à la science, comme à l’économie et à la vie

en société. D’où une inévitable confusion qui peut amener à penser que le développement dans la vie en société égale au développement d’usines, de bâtiments, etc. Le remplacement de ce terme confus par l’un ou l’autre de ceux susmentionnés interpellera certainement, car, après la construc-

tion du bâtiment, de l’usine, de l'autoroute, après l'acquisition de la tech32 Cf. Apollinaire Kyélem, “Critique de la conception matérialiste de l'histoire”, Le n° 3857, OuagadouLe Pays, n° 3853, Ouagadougou, 20 avril 2007, p. 24 -26 ; Pays, gou, 26 avril 2007, p. 9 ; Mutations, n° 124, Ouagadougou, 1-14 mai 2017, p. 6-7 ; 11.

F5 Cf Pino Quartana et al., Pour une économie de communion, 2° édition, Paris, Nou-

velle Cité, 1994:

34 Cf. Nouvelle Cité, n° 420, Paris, mars 1999 ; Michèle Zanzucchi, “Bilan et perspec-

tives - 10 ans d'économie de communion”, Nouvelle Cité, n° 448, Paris, octobre 2001, p. 6-9 ; Mouvement des focolari, Économie de communion - Dix années de réalisations, Paris, Nouvelle Cité, 2001.

143

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA nique, de la science, l'être humain se retrouvera face à lui-même pour se demander s’il s’est émancipé, s’il ressent un certain épanouissement, un bien-être ou un mieux-être. C’est alors que, sans doute, il s’interrogera sur son être et son devenir. $’il n’a pas ainsi accédé au bien-être, il re-

mettra beaucoup plus facilement en cause les moyens et les méthodes. Le changement de terminologie, toute proportion gardée, peut contribuer à résoudre les problèmes de mal développement”. *

*

3% Cf. A. Kyélem, L'éventuel et le possible, op. cit., p. 74. 144

Chapitre III Les mécanismes de mise en œuvre de la politique du C.N.R. Conscient de la fragilité de ses bases (1) le C.N.R. avait mis en place ses propres structures d'encadrement (D).

E

Les bases politique et sociale du C.N.R.

Ceux qui, le 4 août 1983, ont provoqué le changement de régime 211au Burkina, sont essentiellement des militaires, des intellectuels et des

citadins, notamment des habitants des quartiers populaires de la capitale. À

l'origine se trouve le “Roc”? qui regroupait de jeunes officiers sous la

direction de Thomas Sankara et le Centre national d’entraînement commando (C.N.E.C.) de P6. Pendant la période de rébellion, des partisans de Thomas Sankara avaient rejoint les militaires à Pô pendant que d’autres assuraient des liaisons entre les rebelles et la capitale. Au nombre des groupes et organisations politiques civils, il y avait notamment la Ligue patriotique pour le développement (LLPA.D.) qui était une

émanation de la section nationale du P.A.L*? et d’anciens militants de 3% Sous la Révolution on a prétendu que “Roc” est l’abréviation de Regroupement des

signifier officiers communistes. La réalité est différente. Roc voudrait tout simplement dur comme

le roc. Cf. Valère D. Somé, Thomas

Sankara - L'espoir assassiné, Paris,

L'Harmattan, 1990, p. 104. Selon le colonel Abdou Salam Kaboré, membre

fondateur, les jeunes officiers

signifier qui avaient commencé à se retrouver étaient à la recherche d’un mot pouvant “piga” caillou), (pierre, “kugri” comme more mots Des force. la , la solidité, la résistance à conduit aurait qui ce C'est retenus. être sans proposés ainsi furent ete. (rocher), 1975 de partir à l'adoption du mot roc. (Entretien du 24 août 2010 avec l'auteur). C’est que le Roc prit réellement forme. Le 21 juillet 1978 une autre organisation regroupant des militaires et dénomn° mée “Arête” voyait le jour toujours sous la direction de Thomas Sankara. Cf. Bendré, le et poisson du arêtes les t évoquerai Arête 7. p. 101, Ouagadougou, 16 octobre 2000, ie Biograph Jaffré, Bruno Cf. . approcher s’en de tentait l’on danger de se faire piquer si 96. de Thomas Sankara - La patrie ou la mort .., Paris, L'Harmattan, 1997, p.

Il est possible que le “Roc” et “ l’Arête” aient désigné la même organisation simultanément ou à des moments différents.

27 Quelques figures du P.A.L-LI.PA.D. : Adama Abdoulaye Touré, Philippe Ouédrao-,

Dadiouari go, Soumane Touré, Hama Arba Diallo, Ibrahima Koné, Emmanuel Mardia

Issouf Sambo Bâ.

145

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire 3. KYÉLEM

de TAMBÉLA

l’ex-Union de lutte communiste (U.L.C.) qui, après sa reconstruction, deviendra l’Union de lutte communiste reconstruite (UL.C.-R.ÿF (cf. n° 35). Si la LI.PA.D. était un mouvement de masse assez structuré, il n°en était pas de même de l’ex-U.L.C. qui restait pratiquement un cercle de débats entre intellectuels et fonctionnaires. Cependant, la finesse de ses analyses l’amenait à rivaliser avec la LIPALD. Des mouvements

d'étudiants favorables à la ligne de Thomas Sankara ont aussi contribué à

l’avènement du régime révolutionnaire. 212-

Dans la proclamation du 4 août 1983, Thomas Sankara invitait les

Burkinabè

à créer partout des

Comités

de défense

de la Révolution

{C.D.R.) Aussitôt des C.D.R. furent créés dans toutes les localités du pays, dans les entreprises et dans les services publics. Toutefois, le caractère spontané des C.D.R., l’opportunisme, le manque de formation et d'option idéologique précise de la plupart des membres faisaient douter de leur efficacité quant à la défense du régime. Après le déclenchement de la Révolution, le Roc et d’autres militaires se disant favorables au ré-

gime s’organisèrent pour le soutenir au sein de l’Organisation militaire révolutionnaire (O.M.R.) Dans le même sens, des fonctionnaires et intellectuels créèrent le Groupe communiste burkinabè (G.C.B.)? en mai

1984 et l’Union communiste burkinabè (U.C.B.)"*° en juillet 1984. II est

évident que les groupes et mouvements politiques qui ont poussé comme

des champignons après la pluie pour soutenir la Révolution étaient attirés

28 Quelques figures de l’U.L.C.-R. : Valère Dieudonné Somé, Alain Coéfé, Basile Laetare Guissou,

Train Raymond

Poda, Guillaume

Sessouma,

Gilbert

Kambiré,

Firmin

Diallo, Moumouni Traoré, Selon Jean-Baptiste Ouédraogo, L'U.L.C. füt reconstruite avec le soutien du P.A.L. C£ “Contribution à propos de trois dates historiques”, op. cit., p. 271.

32 Quelques figures du G.C.B. : Jean Marc Palm, Idrissa Zampalégré, Salif Diallo, Issa Dominique Konaté.

330 Quelques figures de l’'U.C.B. : Capitaine Blaise Compaoré, capitaine Pierre Oué-

draogo, capitaine Kilimité Hien, capitaine Bognessan arsène Yé, capitaine Laurent Sédogo, capitaine Jean-Pierre Palm, Patrice Zagré, Étienne Traoré, Taladia Thiombiano,

Watamu Lamien, Oumarou Clément Quédraogo, Béatrice Damiba, Gabriel Tamini, 19# Joseph Kahoun, Hanitan Jonas Yé. f/#2/€ Sous l'impulsion du capitaine Pierre Ouédraogo, secrétaire général national des C.DR., beaucoup de militaires de l'Organisation militaire révolutionnaire (O.M.R.) avaient rejoint l’U.C.B. 146

RL Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA

et motivés rien que par les attributs du pouvoir et surtout pas par les sa-

crifices nécessaires au triomphe de toute révolution. Ils seront d’ailleurs à l'origine de la désintégration du C.NR. et de la chute du régime. Le G.C.B. et P'U.C.B. entrèrent au C.N.R. le 12 mai 1985. Dès août 1984, à la suite de luttes intestines, au nom de la néces213-

saire clarification de la ligne politique, le P.A.I.-LI.PA.D., grand artisan

de l’avènement du régime, quittait le C.N.R. et le gouvernement. Malgré la constitution des C.D.R., quand on sait que l’O.MR. et PU.L.C.-R.

d’abord, puis l’'U.C.B. et le G.C.B. ensuite, qui constituaient maintenant

le C.N.R. et étaient les principaux soutiens politiques du régime avaient

été créés de façon opportuniste et étaient principalement des groupes et cercles de réflexion et de lutte pour le pouvoir sans écho au niveau de la masse de la population, il apparaît que le régime du C.N.R. était fondamentalement un régime d’élites avec une base sociale étroite et fragile. La base sociale du C.NR. était d’autant plus fragile que 214

l'interdiction des partis politiques traditionnels, décidée par le régime du C.M.R.P.N.. était maintenue. Ces partis dont certains comme

le RD.A.,

le P.R.A. et le Front progressiste voltaïque (F.P.V.) successeur du M.LN. animaient la vie politique bien avant l'indépendance, étaient bien implantés dans le pays. Ils s’étaient d'office placés dans l'opposition ou y avaient été jetés, sans autorisation de s’exprimer. Le C.N.R. qui avait une conception manichéenne de la société n’était pas disposé à faire des concessions, du moins jusqu’à la fin de 1986. L'absence dès le début du processus révolutionnaire d’une base sociale suffisamment large et l’absence

d’une opposition légale ou tolérée ont favorisé les luttes intestines au sein du C.N.R. et ont conduit à sa chute.

IH

Les structures d'encadrement

Pour mettre en oeuvre sa politique, le C.N.R. utilisait le réseau de 215FAdministration qu'il avait restructurée en fonction de ses besoins d'encadrement. Les préfets dans les départements et les hauts-commissaires dans les provinces étaient des relais du pouvoir central et des exécutants de la politique qu’il définissait. En fonction des domaines d’intervention, des structures spécialisées existaient, chargées par exemple de la collecte et de la commercialisation des céréales ou de la promotion du développement rural, 147

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

etc. C’était essentiellement des structures de gestion. Le C.N.R. procéda alors à la mise en place de structures de mission avec principalement les Comités de défense de la Révolution (A) et d’autres structures d’encadrement (B).

A)

LES COMITÉS DE DÉFENSE DE LA RÉVOLUTION (C.DR.)

216-

Les C.D.R. *! trouvent leur fondement dans la Proclamation de la

nuit du 4 août 1983 dans laquelle Thomas Sankara invitait le peuple à constituer partout des comités de défense de la Révolution”?. Les C.D.R, et la Révolution sont donc concomitants. Le Discours d’orientation politique (D.O.P.) du 2 octobre gramme

1983

qui tenait lieu de Constitution pro-

fait également mention des C.D.R. Le C.NR,

la Révolution et

les C.D.R. étaient ainsi pris dans un tourbillon de relations qui les rendaient inséparables. À cela le président du C.N.R. avait donné cette explication : «Les C.D.R. sont nés dialectiquement en même temps que la Révolution au Burkina Faso. Parce que … à l'instant même où nous avons prononcé le mot révolution dans ce pays, la nécessité de la défendre s'est fait sentir et celui qui parle de révolution sans prendre les dispositions pour protéger cette révolution commet une grave erreur et

méconnaît les capacités de lutte, les capacités de destruction de la réaction#3, » Le D.O.P. définit les C.D.R. comme les détachements d’assaut qui s’attaqueront à tous les foyers de résistance, les bâtisseurs de la Haute-Volta révolutionnaire, les levains qui devront porter la Révolution

dans toutes les provinces, tous les villages, tous les services publics et privés, tous les foyers, tous les milieux”* . Organes de défense de la Révolution, il revenait d’encadrement.

ainsi

aux

C.D.R.

d'assurer

également

un

rôle

#1 Sur les C.D.R., voir aussi Apollinaire Kyélem, L’éventuel et le possible, op. cit., p. 78-81. #2 Dans son discours programme, le C.M.R.P.N. prévoyait la création de « Comités de réflexion et d'action pour susciter la participation de tous à l'œuvre de redressement national. » Cf. C.M.R.P.N, Discours programme, op. cit., p. 40.

#3 Cf. Secrétariat général national des C.D.R., Première Conférence nationale des comités de défense de la Révolution - Documents finaux, Ouagadougou, Imprimerie Presses Africaines, 1986, p. 143.

#4 Cf. D.O.P. op. cit, p. 25. 148

D Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

217-

de TAMBËLA

L’encadrement est un élément important dans la société ; il crée des

conditions plus ou moins propices à la maîtrise du milieu naturel. P. Gourou

en fait la clé du développement et affirme que le dévelo pement d’un pays attardé passe d’abord par les techniques d'encadrement . Les différences entre les sociétés dépendraient largement des techniques d’encadrement,

Certaines sont plus capables de multiplier les hommes, d’autres de donner la durée aux groupements humains, d’autres encore sont plus capables d’accueillir de nouvelles techniques de production et sont donc plus aptes au

développement économique. Le développement rapide du Japon serait dû au fait que ce pays «s'était donné des techniques d'encadrement raffinées, qui contrélaient tous les individus, du plus petit hameau à la plus grande ville, et les contrôlaient au point de régler minutieusement le niveau de consommation des diverses classes”*. » Par les C.D.R. la Révolution burkinabè entendait se donner les moyens nécessaires pour un encadrement adapté à la politique qu’elle préconisait. Leur statut général les organisait (1) et déterminait leurs rôles dans la société (2). Les C.D.R. étaient incontestablement la force d’appui

du C.N.R. Toutefois, des signes de faiblesse se dégageaient, surtout dans

leur fonctionnement (3).

1-

L'organisation des C.D.R.

Les C.D.R. pouvaient être classés en deux catégories : les C.D.R. géo-

graphiques (a) et les C.D.R. de spécialité ou de service (b). Ils étaient

cependant soumis à des conditions générales (c). a)

Les C.D.R. géographiques

Les C.D.R. géographiques correspondaient aux limites territo218riales. Il y avait ainsi des C.D.R. de secteur dans les villes découpées en secteurs, des C.D.R. de village, des C.D.R. départementaux, des C.D.R.

provinciaux et enfin le Secrétariat général national des C.D.R. qui coiffait tous les C.D.R.

Le C.D.R.

était structuré en quatre niveaux. Pour les

C.DR. géographiques ces quatre niveaux étaient : le comité de secteur ou de village, le comité départemental, le conseil provincial et enfin le con-

335 Cf. Pierre Gourou, Terres de bonne espérance - Le monde tropical, Paris, Plon, 1982,

P. 347 et 369.

% Ibid. p. 351. 149

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA grès des C.D.R. Le comité de secteur regroupait tous les militants appar. tenant à un même secteur communal ; le comité de village regroupait les militants d’un même village ; le Comité de ville comprenait les militants

d’une ville ou d’un chef-lieu de département non érigé en commune. Le comité départemental regroupait les délégués des C.D.R. relevant d’un même département. Le conseil provincial comprenait le hautcommissaire, les membres des bureaux départementaux et les membres À .des

C.D.R.

de service du niveau

départemental.

Le

conseil provincial

élisait les membres du pouvoir révolutionnaire provincial (P.R.P.) lequel

était était C’est et de

l’organe de conception et d’exécution du pouvoir local. Le congrès l'instance suprême qui réunissait toutes les composantes des C.D.R. le secrétaire général national des C.D-.R. qui était chargé de diriger coordonner les activités des C.D.R. b)

Les C.D.R. de spécialité ou de service

219Il s’agit de tous les autres C.D.R. qui répondaient à des critères autres que géographiques. C’est ainsi qu’il y avait des C.D.R. différents selon qu’il s’agissait de militaires, d’agents de l’État ou de travailleurs du privé, d'élèves et d'étudiants. Ils étaient aussi structurés en quatre niveaux : le premier concernait les C.D.R. de service, de corps, des élèves et des étu-

diants. Le au niveau de service privé. Le

deuxième provincial réunissait comité de

était relatif au niveau départemental ; le troisième relatif et enfin le congrès. Dans le premier niveau, le comité les militants d’un même service public, parapublic ou corps ou d’unité militaire ou paramilitaire comprenait

les militants appartenant à un même corps. Le comité des élèves ou des étu-

diants regroupait les militants élèves ou étudiants d’un même établissement d’enseignement secondaire ou supérieur. Dans le deuxième niveau, le comité de gamnison regroupait les bureaux des différents corps militaires et para-

militaires installés dans une garnison. Le comité de coordination des services comprenait les délégués des différents comités de service situés dans un même département territorial. Dans le troisième niveau, il y avait le con-

seil provincial qui comprenait le haut-commissaire, les membres des bureaux départementaux, les membres des comités de garnison et les membres des bureaux de coordination des services. Enfin, dans le quatrième et dernier niveau, il y avait le congrès. 150

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autoceniré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA ©

Les conditions générales

Une même personne pouvait ainsi appartenir à deux C.D.R. à la

220-

fois : celui de son lieu de résidence (C.D.R. géographique) et celui de son

lieu de travail ou d’étude (C.D.R. de service ou de spécialité). Toutefois, des conditions minimales, surtout politiques, étaient exigées pour être membre d’un C.D.R. Aux termes de l’article 92 du statut des C.D.R., pouvait être membre d’un C.D.R. «out Voltaïque patriote, vivant à l'intérieur ou à l'extérieur du pays et qui adhère à la ligne politique dégagée par le C.N.R. dans le discours d'orientation politique du 2 octobre ». Il n’était donc pas

indispensable de résider sur le territoire burkinabè. C’est ainsi que des C.DR. s'étaient constitués un peu partout dans le monde. Lors de la deu-

xième Conférence nationale des C.D.R. d’universités tenue dans la ville de P6 du 16 au 21 août 1987, étaient représentés des C.D.R de 24 pays y com-

pris le Burkina. À l’étranger c’est la France qui comptait le plus de C.D-R. à tel point que le S.G-N.-C.DR. avait pris une directive spéciale pour les organiser ?, Il n’était pas non plus indispensable d’être un national pour adhé-

rer à un C.D.R. Selon l’article 92 al.2, pouvait également être membre d’un CDR, «tout étranger résidant sur le territoire national voltaïque qui adhère à la ligne politique du C.N.R. et qui s'engage à défendre et consolider

la révolution voltaïque. Toutefois, sa demande d'adhésion est soumise à l'approbation préalable du S.G.N. » Les textes sont restés muets sur la pos-

sibilité ou non d’un étranger ne résidant pas au Burkina d’être membre d’un C.DR. Dans la réalité cependant, des étrangers militaient ou sympathisaient

avec des C.D.R. qui étaient à l’étranger, notamment en Côte d'Ivoire et en

France. Pour être membre du bureau d’un C.D.R.Ÿ#, les conditions étaient

221-

plus restrictives. Il fallait n’avoir jamais été au sein de l’organe dirigeant d’un parti réactionnaire dissout, ne s’être pas illustré comme un opportu-

7 Cf. Directive n° 87-001 du 5 janvier 1987 du Secrétariat général national des comités de défense de la Révolution relative à l’organisation des C.D.R. de France.

%#

Les

conditions

d'élection

des

membres

du

bureau

tenaient

compte

de

l’analphabétisme des acteurs. Les candidats à un poste se mettaient l’un à côté de l’autre et chaque électeur s’alignait derrière le candidat de son choix. Le candidat qui comptait le plus d’électeurs était élu. Ce système pouvait sans doute favoriser les intimidations et les chantages : mais if reflétait mieux la réalité du pays. Le système a d’ailleurs été repris plus tard par le Kenya. 151

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

niste de gauche ou de droite notoirement connu, s’être démarqué de la bourgeoisie d'État, de la bourgeoisie compradore et des forces rétro. grades, n’avoir jamais été condamné pour vol, escroquerie, détournement de deniers ou de biens, trafic illicite. Cela confirmait ‘option de la lutte des classes qu’avait adoptée le C.N.R. et le souci d’éviter toute récupération des C.D.R. qui devaient demeurer des organisations de base authen-

tiques du peuple dans l’exercice, le contrôle, la défense et la consolidation du pouvoir révolutionnaire. 2222-

Les attributions des C.D.R.

Elles étaient contenues de façon générale dans l’article 11 du sta-

tut des C.D.R. qui déterminait les objectifs de chaque C.D.R. qui étaient : «- de veiller à l'application stricte des décisions, mesures et dispositions prises par le C.NR., d'exécuter toutes tâches révolutionnaires que lui confiera le CN.R. ;

- de mobiliser, conscientiser et organiser le peuple pour toute tâche ou action révolutionnaire locale et /ou nationale relevant du domaine politique, économique, social, culturel et de la sécurité ;

- de préparer ses membres à défendre la Révolution sur les fronts milifaire, politique, économique, social et culturel ;

- de susciter et promouvoir les richesses du patrimoine culturel du peuple ; de libérer le génie créateur du peuple ; - d'amener le peuple à exercer de façon effective le pouvoir révolutionnaire. » En

fonction

de leurs attributions,

les interventions

des C.D.R.

dans

le

déroulement du processus révolutionnaire peuvent se distinguer selon qu’il s’agissait des C.D.R. en général (a) des C.D.R. géographiques (b) ou des C.D.R. de service (c). a)

223-

L'action des C.D.R. en général

Dans le cadre de la propagande et de la formation, le Secrétariat

général national des C.D.R. (S.G.N.-C.D.R.) faisait paraître un journal

Lolowulen qui servait d’ « agitateur collectif » pour élever le niveau politique des militants. Certains C.D.R. avaient leurs propres organes de propagande, d’information et d’agitation®®. En matière de défense et de sé%% Exemple:

_-“Le Messager du Houef”, par les militants de la province du Houet. 152

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA curité, des formations militaires étaient dispensées aux militants. Aucun critère de recrutement n’était défini, seule était prise en compte la volonté du militant de s’initier à l’art militaire. Parfois, dans les services, c’était

le responsable à la sécurité et à la formation militaire et civique qui dressait la liste des éléments qu’il désirait faire former. Ces derniers n’avaient d’autre choix que de se soumettre pour ne pas passer pour des contre-

révolutionnaires. C'était donc le volontariat et l’arbitraire qui présidaient au recrutement". Les formations se faisaient dans les centres d'instruction des unités militaires. Leur coût était élevé pour l’époque. Chaque élément à former revenait à 6.461F CFA rien qu’en munitions. Néanmoins, en fin 1985, soixante mille éléments avaient été formés. 224-

Pendant le bref conflit frontalier avec le Mali en fin décembre 1985,

les C.DR. se sont brillamment illustrés dans la défense du territoire. L'essentiel de leur tâche militaire résidait cependant dans la protection et l'entretien des lieux de travail pour les C.D.R. de service et le maintien de l’ordre pour les C.D.R. géographiques. À cet effet il avait été crée des bri-

gades populaires de vigilance et des bataillons populaires d’intervention rapide. Ainsi, l'ordre public était-il mieux respecté. Les vols, viols et autres méfaits courants avaient notablement diminué grâce aux patrouilles et aux postes de garde et de protection des points sensibles. Dans son discours d'ouverture de la deuxième Conférence natio225nale des C.D.R. tenue à Dédougou du 30 mars au 3 avril 1987, le capitaine d’aviation Pierre Ouédraogo, secrétaire général national des C.D.R., appelait à la constitution de brigades de travail, qualifiées de formes

avancées des détachements d’assaut pour la construction de la patrie. De même, il a été avancé lors de cette Conférence la proposition pour la création de brigades de contrôle des prix, de brigades anti-fraude et la mise sur pied d’une police économique. L'objectif était sans doute de praticar,ité, parvenir à une meilleure organisation pour plus d’efficac écol’espace déjà occupaient quement depuis leur création, les C.D.R.

- “Combat”, par les militants étudiants de l’université de Ouagadougou. - “Le Révolutionnaire burkinabè à Dakar” (R.B.D.), par les C.D.R. “L'Aurore”, par les C.D.R. de Paris.

du Sénégal.

- “£ "Éveil” et

30 Cf. S.G.N.-C.D.R., Première Conférence nationale des C.D.R., op. cit. p. 126. 153

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA nomique. Ils participaient au contrôle douanier, au contrôle des prix et à

la surveillance des magasins d’État. Dans la construction du chemin de fer du Sahel, l’apport des C.D.R. 226a été appréciable. Durant sept mois, quatre cent personnes environ ont

chaque jour participé aux travaux, permettant la pose de trente-trois km de rail et une économie de 30% des investissements réalisés. De même la parti-

cipation des C.D.R. a été importante dans la réalisation du barrage d'irrigation du Sourou. Dans les centres urbains les C.D.R. ont participé aux opérations de lotissement, permettant de lotir en moins de deux ans (1984-

1985) cinquante-sept mille trois cent trente-trois (57 333) parcelles contre seulement trente mille (30 000) de 1960 à 1983, pendant les vingt-trois an-

nées d’indépendance qui ont précédé la Révolution. Les C.D.R. ont joué un rôle inestimable dans la responsabilisation et l'encadrement des jeunes qui, autrement, auraient été livrés à eux-mêmes sans repère.

b)

L'action des C.D.R. géographiques

Leurs interventions se limitaient à leur espace territorial. Ils 227étaient chargés de faire respecter ce qu’on appelait les “trois luttes” : lutte contre les feux de brousse, la divagation des animaux domestiques (chiens, chèvres, moutons, cochons, ânes) et la coupe abusive du bois,

notamment pour la cuisine et la production de la bière locale, le dolo. En

1985, ils avaient planté plus de quatre millions d’arbres correspondant à plus de quatre mille hectares. Mais beaucoup de ces arbres crevaient

faute d’entretien. Les opérations de reboisement effectuées par les C.D.R.

se faisaient au tiers de leurs coûts. Toujours en 1985, par le biais des

C.DR., l'Office national des céréales (OF.NA.CÉR.) avait pu écouler huit mille tonnes de céréales. Leur collecte devait maintenant se faire par l'intermédiaire des C.D.R. Cela correspondait à la volonté du C.NR. de contrôler les circuits de collecte et de distribution des produits de première nécessité et particulièrement des céréales qui constituaient la base de l’alimentation. La directive n° 85-009 du secrétariat général national des C.D.R. relative à la délivrance des certificats d'agrément populaires aux commerçants grossistes de céréales au Burkina Faso confie aux C.DR. le contrôle effectif de la commercialisation des céréales. Toute personne désirant être commerçant grossiste de céréales devait déposer une demande d’agrément populaire auprès du C.D.R. géographique de 154

* Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA base de son lieu de résidence ou de la localité qu’il désirait approvisionner. Après avis motivé, le C.D.R. géographique de base acheminait la demande auprès du haut-commissariat pour être examinée. C’est le conseil provincial, élargi aux représentants des opérateurs économiques de la province, qui était habilité à délivrer les certificats d’agrément populaires et à fixer les prix de vente et d’achat des produits agricoles. Les postu-

lants aux certificats d’agrément populaires étaient tenus d’être présents

lors des délibérations. Ce sont les C.D.R. géographiques qui étaient égale-

ment chargés de la vente du bois de chauffe qui était la principale source d’énergie domestique. 228-

Dans le domaine socioculturel, les C.D.R. géographiques ont con-

tribué à la construction des garderies populaires, d’écoles, de lycées et collèges, de dispensaires, de magasins

de l’OF-NA.CER.

et de “Faso

Yaar”#!, de retenues d’eau, de permanences des C.D.R. qui étaient des locaux de rencontres et de travail des militants C.DR., etc. Les opéra-

tions “vaccination commando” (cf. n° 401) et “alphabétisation comman- x do” (cf. n° 398)-ont pu être réalisées grâce à la participation des C.D.R. À

Leur rôle a aussi été déterminant lors du recensement général de la popu-

lation en 1985. Ils ont travaillé au sein des équipes de recensement en

qualité de superviseurs, de contrôleurs, d’agents recenseurs, d’interprètes

ou de guides. C’est en s’appuyant sur les C.D.R. géographiques que la

Délégation du peuple au logement (D.P.L.) a réussi à faire appliquer les mesures sur la gratuité du logement et le reversement de certains loyers au Trésor public (cf. n° 405). PRE En matière d'hygiène, les C.D.R. géographiques ont contribué à la 229construction de latrines publiques et de poubelles pour le dépôt des ordures, au nettoyage des lieux publics et des bâtiments administratifs, à l'assainissement des égouts. Les C.D.R. ont eu un rôle actif dans l'administration de la justice. Non seulement en tant que militants ils participaient au fonctionnement des différents tribunaux populaires, mais la directive conjointe n° 86-0003 du 4 février 1986 du secrétariat général 41 Littéralement Faso Yaar signifie : marché de la République. Le C.N.R. avait trans-

formé les magasins de la SO.VOL.COM. (cf. n° 56) en Faso Yaar. C'était des magasins d’État de vente à prix réduits de marchandises diverses mais surtout des produits de première nécessité, 155

R

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA national des C.D.R. et du ministère de la Justice prévoyait que « les bureaux

C.D.R.

des secteurs et des villages continueront

à trancher les

litiges dans le strict respect des conditions fixées par le décret n° 85/405/

CNR/PRES portant organisation et fonctionnement des tribunaux populaires de conciliation de secteurs, villages, départements et provinces au Burkina Faso. » Dans le domaine culturel, c’est surtout aux C.D.R. géo-

graphiques que revenait la tâche de revaloriser le patrimoine culturel. Ils participaient à divers titres aux Semaines nationales de la culture (S.N.C.) {cf. n° 378): Certaines provinces avaient même institué leurs propres se | maines provinciales de la culture. ON]

L’action des C.D.R. de service

Les C.D.R. de service étaient chargés d’appliquer et de faire appliquer la politique du C.N.R. dans leur domaine respectif de travail. C’est dans les domaines politique (c-1) et économique (c-2) que se sont manifestées leurs interventions.

c-1) 230-

Le domaine politique

Les C.D.R. de service ont joué un rôle de contrôle politique des

agents de l’État. Dans le cadre de ce contrôle, une épreuve politique et idéologique appelée “test idéologique” et destinée à contrôler les connaissances sur l’actualité et l’orientation de la vie politique nationale avait été instituée par un décret du 26 juin 1984 pour les candidats à un premier emploi? . On ne peut qu’émettre des réserves sur un tel procédé. S'il est vrai que le test idéologique pouvait être un moyen efficace pour

l'exécution de la politique du C.N.R. en lui fournissant des agents et cadres apparemment acquis à sa cause, nul doute qu’il entraînait aussi une uniformisation de la pensée qui pouvait être réductrice. Tout étant

relatif et toujours en mutation, rien ne permet d'affirmer que la politique du C.NR. était la meilleure ou l’unique possibilité pour le bien-être des Burkinabè. Le test idéologique pouvait, et a même pu être un piège pour le régime. Il n’est pas exclu que par opportunisme ou par nécessité, des

candidats, connaissant parfaitement l’option idéologique du C.N.R. sans #2 On peut faire un parallèle avec le Bi} of Test, une loi votée par le Parlement anglais en 1673 dans le but d’écarter les catholiques de toute fonction publique, puisqu'il exigeait un serment rejetant les dogmes catholiques. Il n’a été abrogé qu’en 1829. : 4

/

Pour,

Lonsé

oups

Pda,

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré . Apollinaire J, KYÉLEM de TAMBÈLA

y adhérer, aient pu se faire recruter. Leur capacité de nuisance pouvait alors être élevée. Le test idéologique pourrait, à la limite, être justifié pour les 231postes de responsabilité et de conception. Il est difficile de percevoir son

intérêt pratique pour les agents occupant des postes subordonnés ou d’exécution dans la mesure où ils ne font qu’exécuter des missions qui

leur sont confiées. Sous le C.N.R., l'option idéologique du régime et les intérêts de la Révolution primaient sur le droit classique. Il convient alors

de rappeler que le Conseil d’État français s'était prononcé en 1954 contre tout recrutement basé sur des critères politiques #3. Comme

l’avait alors

fait remarquer le professeur Morange, « Restreindre aujourd'hui la liberté d'opinion, en écartant systématiquement de la Fonction publique les

adversaires du régime, ce serait supprimer pour | "État républicain une

incontestable cause de faiblesse ; ce serait, en même temps, lui enlever sa grandeur et, sans doute, sa principale raison d'être 344,

c-2)

232-

Le domaine économique

Pour détruire le mythe de la Fonction publique et du fonctionnaire

bureaucrate, le C.N.R. encourageait le retour à la terre. Il avait ainsi été décidé que tous les services publics et parapublics devaient chacun avoir un espace pour le travail de la terre. À wayen, dans la vallée du fleuve Nakambé (Volta blanche), à une soixantaine de kilomètres à l’Est de Ouagadougou,

une grande zone avait été délimitée à cet effet et chaque ministère s’y taillait

une part pour faire la culture de son choix ; c’est ce qui était appelé “champs

collectifs”. Les zones réservées à ces expériences se rencontraient un peu partout à travers le pays. Le champ collectif de la présidence du Faso était situé dans le centre-est du pays du côté du village de Béguédo. Le principe était simple : chaque service déterminait la méthode qui lui convenait pour les travaux de son champ. À la présidence du Faso, le personnel avait été divisé en équipes et, à tour de rôle, chaque équipe partait pour une semaine au champ. Certains services par contre, déterminaient des jours dans la semaine pour aller au champ, soit par équipe, soit par service entier. Pendant 43 Conseil d’État Assemblée, 28 mai 1954, Sieurs Barel et autres, Recueil Lebon, 1954,

. 308.

;

ha C£. Recueil Lebon, 1954, p. 316.

157

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré

Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA

l’hivernage, il était fréquent de trouver des services fonctionnant au ralenti ou tout simplement fermés parce qu’une partie ou tout le personnel était allé travailler au champ. 233Le bilan de cette opération reste mitigé. Sur le plan politique elle a eu un effet certain et a contribué à éliminer des esprits le mépris pour le travail de la terre. En revanche, sur les plans économique et administratif,

le bilan n’a pas été très brillant. Les coûts sociaux et financiers des

champs collectifs étaient très lourds : perturbations des services publics et parapublics, prolongations des délais administratifs, frais des transports et des repas des agents partant dans les champs, etc. Le tout pour des résultats médiocres car ces agents dont ce n'était pas le métier

n’avaient pas toujours l’habileté nécessaire ou tout simplement n'avaient pas toujours le cœur à l’ouvrage. Mais, l'objectif principal du C.NR. était politique et le reste lui paraissait secondaire, Toutefois, au lieu de cette opération que d’aucuns ont qualifié qui de folklorique, qui de démagogique ou de populiste, on peut se demander s’il n’eût pas été préfé-

rable d’accentuer la redistribution des richesses en faveur du monde rural. Le pouvoir économique joue un rôle important dans les sociétés occidentalisées. Si le travail des champs reste méprisé, c’est parce qu’il rapporte peu et offre peu de perspectives par rapport au travail salarié. En donnant plus de moyens aux paysans pour de meilleures productions dans de meilleures conditions et en offrant des débouchés à leurs produits, leur travail deviendra plus attractif. Une telle mesure semble plus

significative, avec beaucoup plus de conséquences politiques que celle qui a consisté à faire travailler les salariés dans les champs pour des résultats aléatoires. 234L’article 53 du statut des C.D.R. énonce leurs attributions dans les services et les entreprises. « Dans les entreprises publiques ou parapubliques, le comité participe à la gestion du service en même temps qu'il le contrôle : il participe à toutes les instances du service (conseil d'administration, réunion du personnel, conseil de discipline, etc.) Dans le privé, il représente le militant C.D.R. auprès de la direction, et participe à toutes les instances du service (conseil d'administration, conseil de discipline, etc.) et a accès à toutes les informations dont il a besoin. » Dans le secteur privé, le rôle des C.D.R. est resté limité du fait d’une cer158

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA taine hostilité à leur égard de la part des opérateurs économiques privés. En

revanche, dans les secteurs public et parapublic, leur participation a été significative*. L’association des C.D.R. au fonctionnement des services et

entreprises visait à opérer un rééquilibrage au profit du travail ; car pour les

autorités d’alors, celui-ci est tout aussi indispensable dans le processus de production d’une entreprise. Toutefois, on peut se poser des questions sur

l'opportunité de l'accroissement de la participation des travailleurs dans la

gestion des entreprises et sur les formes de participation les plus adaptées.

Un peu partout il y a déjà eu des expér iences de participation sans que les

résultats soient très encourageants En Yougoslavie, la loi du 27 juin 1950 avait mis en place des 235conseils ouvriers dotés de pouvoirs étendus. C’est eux qui adoptaient les objectifs et les statuts de l’entreprise. Le comité de gestion élu en leur sein prenait toutes les décisions concernant le fonctionnement de ’ entreprise. Ces mesures visaient à faire passer le pouvoir réel aux mains des ouvriers et supprimaient la situation où l” État socialiste pouvait diriger la société à la place du prolétariat qu’il prétendait pourtant représenter. Mais les entreprises étaient souvent de taille énorme ; les assemblées générales devenaient formelles, les mêmes ténors s’y exprimaient régu-

liérement, les problèmes traités étaient tellement lointains par rapport à la

réalité quotidienne des ateliers et des travailleurs que le système ne pou-

vait que s’essouffler. Les ouvriers réagissaient avant tout en travailleurs qu’en gestionnaires et ce qui les préoccupait c’était une solution immé-

35 L'ordonnance n° 84-57/CNR/PRES du 15 octobre 1984 permettait aux C.D.R. et aux travailleurs de siéger dans les conseils d'administration.

#46 Au Mali, la loi - aujourd’hui abrogée - du 18 juillet 1967 portant statut général des entre-

prises nationales de la République du Mali prévoyait que les entreprises nationales dans les-

quelles participent les travailleurs à raison de deux délégués du Comité syndical «sont une conquête décisive des travailleurs de la République du Mali … L exploitation de l'homme par

l'homme y est abolie une fois pour toute, et un caractère nouveau du travail commence à s'y développer. Dans ces entreprises, les travailleurs œuvrent pour la société entière, pour euxmêmes ….» À Madagascar il était prévu la gestion de « l'ensemble de l'économie nationale malgache selon les méthodes socialistes » et la transformation des « anciens rapports capitalistes et féodaux de production en rapports socialistes … les fruits du travail ne seront plus accaparés

par une minorité d'exploiteurs mais celle du travailleur lui-même. »

serviront à la prospérité générale du peuple, en particulier 159

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA diate aux questions qui les touchaient directement : salaires, conditions de travail, embauches et licenciement, promotions, avantages sociaux,

236-

Le support de la participation en Yougoslavie était formé des

cadres et des ouvriers qualifiés car ce sont eux qui avaient le plus de moyens pour appréhender Ja marche de l’entreprise. Les simples ouvriers et les manœuvres, rivés à une tâche parcellaire dans leur atelier, jouaient au mieux le rôle d’une majorité silencieuse, et, au pire, ne se sentaient pas du tout concernés. Ce qui intéresse les travailleurs ce n’est pas tant la participation que leurs intérêts immédiats. Par conséquent, il semble pré.

férable d’adopter tout simplement une législation du travail plus protectrice des intérêts des travailleurs et de veiller à son application.

3-

Forces et faiblesses des C.D.R.

Si les C.DR. constituaient sans nul doute une force d’appui pour le C.NR. (3-a), ils avaient aussi des faiblesses que Sankara s’évertuait à vouloir corriger (3-b). 3-a)

Les forces des C.DR.

Les C.DR. constituaient un instrument efficace de contrôle et 237d’encadrement au service du C.N.R. Contrairement aux partis politiques qui, de par l’origine des dirigeants ou leur implantation, pouvaient, à tort ou à raison, être taxés de régionalistes, les C.D.R. étaient disséminés dans tout le pays et étaient un moyen de brassage des populations. Il suffisait

de résider dans le même endroit pour faire partie du même C.DR. géo-

d’une nation commune“. #7 Selon Ernest Renan, « Une nation est une âme, un principe spirituel. [...] le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. [...] La nation, comme l'individu, est l'aboutissement d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. |...] Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensembles, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. [...] Une nation est donc 160

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KVÉLEM de TAMBËLA 238-

Les C.D.R. encadraient le pays dans son ensemble autant que le fai-

sait la chefferie traditionnelle dans l'empire moaga. Chaque village avait à sa tête un chef qui gouvernait avec un collège de notables dont le nombre et les responsabilités variaient en fonction de l'importance du village". Hy

avait ensuite les cantons, les provinces, les différents royaumes et enfin l’empire moaga avec à sa tête le môgh näba. Le colonisateur s’était appuyé sur les structures de la chefferie traditionnelle pour imposer sa domination et

faire exécuter sa politique : maintien de l’ordre, collecte de l'impôt, travail forcé, recrutement de la main-d’œuvre pour l’A.O.F. contribution à l'effort de guerre chaque fois que la France allait en guerre (1914-1918, 1939-1945,

Indochine, Algérie). Il n’y a donc pas réellement d’originalité pour ce qui concerne l’organisation des C.D.R. — surtout les C.D.R. géographiques. Seuls les objectifs différaient. Les structures traditionnelles avaient surtout une fonction d’administration, de gestion et de conservation. Les C.D.R.

étaient chargés d’une mission : construire le pays et révolutionner la société. L’adhésion aux structures traditionnelles était historique, culturelle et d’office ; l’adhésion aux C.D.R. était politique avec ce que cela peut comporter comme rivalités et opportunisme.

3-b)

Les faiblesses des C.D.R.

Les faiblesses des C.D.R. étaient en partie inhérentes au régime (3-b-1). Elles se trouvaient aussi dans l’application des décisions du C.N.R. (3-b2), dans la représentativité des C.D.R. (3-b-3), dans leur manque de moyens (3-b-4)} et dans leur manque de compétence (3-b-5).

3-b-1) Les faiblesses inhérentes à l’option idéologique du C.N.R.

une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. » Cf. Emest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Paris, Éditions Mille et

une nuits, 1997, p. 31-32. #8 Dans les villages il pouvait y avoir, comme il peut toujours y avoir, des responsables pour des domaines comme la gestion de la terre, la Justice, la Jeunesse, la Culture, la Défense et la Sécurité, le Commerce, la Boucherie, le Protocole, etc.

161

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire 4. KYÉLEM de TAMBÈLA 239-

L'article 1 du statut général des C.D.R. dit que « Le Comité de défense

de la Révolution (C.D.R.) est une émanation du Conseil national de la Révo.

lution (CNR.)» Les C.D.R. représentaient donc le C.N.R. avec toutes les conséquences possibles. Le régime du C.NR. s’inscrivait dans le cadre de

l'orientation socialiste” : ce qui, de ce fait, l’amenait à n’accepter de collaborer sur le plan interne, qu’avec ceux qui se réclamaient de l’idéologie socialiste. Du jour au lendemain, de petits groupes de personnes opportunistes, se prétendant intellectuels de gauche et qui avaient volé au secours de la victoire, avaient ainsi été propulsés au sommet de l’État et s’étaient mis à œuvrer, non

pas pour la Révolution, mais pour la conservation du pouvoir et l’extension de leur influence, Les rivalités qui en résultaient se répercutaient au niveau des C.DR. que chaque groupe essayait de noyauter, avec pour conséquences,

pour la plupart des militants, la désorientation, parfois la frustration et le découragement et surtout la démobilisation. L'option idéologique exposait également le régime et par voie de conséquence les C.D.R. à l’hostilité des mou-

vements religieux et surtout de l’Église catholique très influente et très structurée. En outre, la politique de démystification du pouvoir et des privilèges ébranlait autant l’Église catholique que la chefferie traditionnelle. 240-

La voie socialiste de développement a une propension à privilé-

gier les acquis matériels ; sur ce plan, le régime du C.N.R. ne faisait pas vraiment exception. Les C.D.R. étaient mobilisés sur beaucoup de fronts à la fois. Le C.N.R. cherchait à obtenir rapidement des résultats concrets. Le temps se présentait comme un facteur essentiel par rapport auquel il

s’agissait de se déterminer. L’on peut alors se demander si le C.N.R. ne se trompait pas de développement ; si en voulant faire de l’original il ne x

faisait pas que copier le modèle occidental de développement en le masquant par un discours nationaliste. La prise en compte du facteur temps qui transparaissait dans les discours politiques et dans les actes des C.DR. traduisait le désir, peut-être inconscient, de rattraper. Mais, que

peut-on raîtraper si ce n’est un modèle déjà existant ? Dans un développement autocentré on ne peut être en retard par rapport à d’autres dans la ## Avant la chute du mur de Berlin et les conséquences politiques qui en ont résulté, le concept de pays à orientation socialiste était utilisé pour désigner des pays qui, soit par le biais d’une révolution, soit autrement, avaient opté pour la voie de développement socialiste. Ils s'étaient dotés de pouvoirs “populaires” et avaient procédé à des transformations économiques pour se mettre sur la voie du socialisme. 162

ES

DS

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autogentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA mesure où celui-ci traduit les aspirations propres à chaque peuple. L'échec du modèle de développement de type soviétique est dû en partie

à ce que les anciens États “socialistes” avaient pour référence l’Occident qu’ils envisageaient de rattraper et même de dépasser au lieu de définir un modèle de développement propre à chacun d’eux. Privilégier l’économique est une tentation facile qui peut aboutir à 241la dictature au nom du développement. C’est faire de l'ingénierie sociale et c’est considérer seulement un des aspects des besoins et des aspirations humains. La personne humaine est multidimensionnelle : elle a une dimension spirituelle, sociale, culturelle, économique, politique, etc. L’être

humain est perpétuellement en quête de lui-même. Le spirituel et le temporel cohabitent chez lui dans une situation conflictuelle permanente. Par moment l’un peut surpasser l’autre avant de refluer. II peut arriver et il arrive que l’un finisse par dominer l’autre pour de bon. Mais à aucun

moment une tierce personne ne peut déterminer pour autrui lequel des deux est plus important pour lui ; pour la simple raison que personne ne peut pénétrer ce qui se tisse dans le silence des consciences. Si l’on peut décider d’une politique à suivre, tracer des orientations, prendre des me-

sures d’incitation ou de dissuasion, il demeure arbitraire d’imposer à tous un choix quelconque sans alternative. 3-b-2) Les faiblesses dans l’application des décisions 242-

Les C.D.R. étaient des organes d’exécution. Ils n’étaient pas réel-

lement associés à la prise des décisions qu’ils étaient chargés d’appliquer

et de faire appliquer. Très souvent les délais prévus entre la prise d’une décision et la date de son entrée en vigueur étaient très brefs. Certaines décisions étaient mêmes à exécution immédiate. La mesure d’interdiction d'importer des fruits avait été prise par le président du C-NR. lors du discours qu’il a prononcé à la clôture de la deuxième Conférence nationale des C.D.R., apparemment sans même consulter le ministre compétent"®, Cette précipitation conduisait parfois à des décisions qui ne correspondaient pas toujours à l’attente du moment des populations, rendant 350 Le président du C-N.R. avait notamment déclaré : « … à partir de ce soir, le ministre du Commerce et de l'Approvisionnement du peuple est chargé de la publication d'un

raabo portant interdiction d'importer des fruits au Burkina Faso. »

163

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Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÉLA

ainsi leur application difficile. En outre, les insuffisances du travail de sensibilisation et d’explication et le manque

de préparation psycholo-

gique des militants constituaient des facteurs de blocage”!. Désemparés

au moment où les décisions et les mots d’ordre tombaient à un rythme élevé, les C.D.R. essayaient de les appliquer autant qu’ils le pouvaient avec des conséquences parfois désastreuses. Pour ce qui concerne les “trois luttes” (cf. n° 325), l'abattage systématique des animaux par cer-

tains militants C.D.R. a eu pour conséquence la migration du bétail, surtout vers les pays voisins du sud (Côte d’Ivoire, Ghana, Togo, Bénin) qui, loin de s’en plaindre, aménageaient souvent des cadres d’accueil

adéquats. Dans l’application de la mesure sur le port du fso dan fani (cf.n° 350), des responsables de service, soit par excès de zèle, soit pour

en dégoûter les gens, outrepassaient la portée de la mesure en exigeant par exemple que tout le personnel se présentât au service en füso dan Fani

alors que la mesure ne concernait que les chefs de service. 243-

En matière de sécurité intérieure, des excès ont été commis à par-

tir de l’interprétation par des C.D.R. de la notion de “défense de la Révolution”. En fonction de la compréhension

simple

idée émise pouvait rendre

des uns et des autres, une

suspect. Pour avoir distribué des,

«tracts injurieux et outrageants » contre le régime, le C.D.R. géogra-

phique du secteur où résidait le responsable de l’acte avait réclamé pour lui « la sanction révolutionnaire extrême … afin de le neutraliser de façon définitive ». La coordination des C.D.R. des services et des commerçants de la ville de Ouagadougou avait réclamé pour le responsable et ses acolytes « l'application de la sanction ultime aux traîtres de la Révolution démocratique et populaire. » La défense de la Révolution était parfois, pour les intrigants, un alibi pour des règlements de compte. Dans la pratique, des

351 La première Conférence nationale des C.D.R. (31 mars - 4 avril 1986) notait ceci: « Un meilleur suivi des mots d'ordre nécessite que les hauts-commissaires soient dotés en matériels adéquats, surtout qu'ils aient la primeur de l'information sur les directives, mots d'ordre et mesures qu'ils sont chargés d'appliquer. Il est opportun que

le sens profond et les différents contours des mesures soient portés à la connaissance des structures populaires. » Cf. S.G.N.-C.DR., Première Conférence nationale des CDR, op. cit. p. 32. 164

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA

droits des citoyens faisaient ainsi l’objet de violations” ®?. Certes, on ne saurait aborder les droits de la personne partout de la même façon, sans tenir compte du temps, de l’espace, des civilisations et de l’état de développement économique. Toutefois, « Tout comme la morale, les Droits de l'homme comportent

des principes imprescriptibles qui sont de l'ordre absol®®. » Quels que soient le lieu et les circonstances, les principes énoncés dans la Déclaration

universelle des Droits de l'Homme de 1948 devraient pouvoir être respectés, notainment pour ce qui concerne les droits fondamentaux comme le droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de la personne humaine.

3-b-3) Les faiblesses dans la représentativité des C.D.R. Le problème de la représentativité des C.D.R. se posait sur le plan national (3-b-3-a) et dans le camp même de la Révolution (3-b-3-b). 3-b-3-a) Sur le plan national

La représentativité des C.D.R. n’allait pas de soi. Le régime du 244C.NR. s’était installé avec une base sociale restreinte et fragile et il en allait de même des C.D.R. qui étaient une émanation du C.N.R. Il est vrai que depuis le 4 août 1983, beaucoup avaient rejoint le camp de la Révo-

lution ; néanmoins, à l'égard des C.D.R. il se présentait une forme de, conflit de générations qui se greffait à la lutte des classes. Si la plupart des jeunes rejoignaient parfois spontanément les rangs des C.DR,, tel

n’était pas le cas des adultes et surtout des personnes âgées. Les C.D.R. apparaissaient ainsi comme une affaire de jeunes ; ce qui était une des causes de leur fragilité, car dans le Burkina d’alors, dans les villages et les campagnes surtout, les jeunes pouvaient faire ce qu’ils voulaient dehors. Mais, le soir venu, rentrés à la maison, ils devaient écouter les pa-

rents. Les personnes âgées avaient un pouvoir occulte de premier plan. Leur appréciation de la Révolution était d’une grande importance pour la motivation des jeunes". 392 Boureima Jérémie Sigué, fondateur du quotidien Le Pays, raconte comment il fut victime de règlements de comptes sordides. CF Le Pays, n° 4961, 3 octobre 2011, p. 6-7.

33 Edgar Pisani, La main et l'outil - Le développement du Tiers Monde et l’Europe, Paris, Robert Laffont, 1984, p. 208.

35 Sur les sociétés villageoises, Edgar Pisani écrit : « … hormis l'aura du chef, l'ancien

du village ou le lointain Président ou Père, tout appel à la mobilisation sociale pour un 165

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autogentré Apolli ire J. KVÉLEM de TAMBÈLA 245L'absence de pluralisme politique et idéologique peut paraître comme un atout pour le développement. R. Dumont écrit que «L'existence, en beaucoup de pays d'Afrique, d’un parti unique domi. nant peut être un facteur positif, s’il ne se coupe pas de la base Popu-

laire. Il permet au moins d'éviter les surenchères démagogiques”®. » En avril 1958, Gunnar Myrdal rappelait au Parlement indien que l’Europe n’avait abouti à ses diverses formes de démocratie qu'après avoir atteint

un degré déjà élevé de développement économique”. Toutefois, les in-

convénients semblent prédominer dans ce genre de système. Pour la révolution bolchevik par exemple, seuls comptaient les soviets ; ce qui lui avait valu cette critique de Rosa Luxembourg : « En niant les corps représentatifs surgis des élections populaires générales, Lénine et Troisky ont installé les soviets comme l'unique représentation authentique des

masses laborieuses. Mais avec l'étouffement de la vie politique dans tout le pays, la vie des soviets eux-mêmes ne pourra pas échapper à une paralysie étendue. Sans élections générales, liberté de presse et de réunion illimitée, lutte libre des diverses opinions ; la vie s'éteint de toute institu-

tion politique et seule triomphe la bureaucratie. » Le régime C.NR. n'avait pas encore engendré la bureaucratie ; mais, étant

du les

seules structures politiques autorisées, les C.D.R. n’ont pas été à l’abri de l’opportunisme. Dans le discours d’ouverture de la première Conférence nationale des C.D.R., leur premier responsable faisait ce constat : «Ainsi, les voleurs et les opportunistes ont pu s'infiltrer dans nos rangs et ont sali notre réputation. Les fanfarons et autres exhibitionnistes se sont glis-

sés frauduleusement en notre sein pour en notre nom poser des actes inadmissibles et révoltants. Les néo-féodaux et les détraqués assoiffés de pouvoir ont utilisé notre instrument pour en dernier ressort freiner l'élan révolutionnaire des masses. Les régionalistes et les tribalistes ont malhon-

projet de développement s'apparente à une coercition et ne suscite que formalisme et désintérêt, » in La main et l'outil, op. cit., p. 196.

355 René Dumont, Terres vivantes, Paris, Plon, 1982, p. 300. C’est l’auteur qui souligne. 3% Cf. René Dumont, L'Afrique noire est mal partie, Paris, Seuil, 1966, p. 210.

#7 Cf. Nicos Poulantzas, L'État, le Pouvoir, le Socialisme, Paris, Presses Universitaires

de France, 1978, p. 280. 166

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA nêtement utilisé nos structures pour subsister en vase clos dans leur arriéra-

tion mentale au milieu de la mouvance révolutionnaire générale”. » 3-b-3-b) Dans le camp de la Révolution

246- Le problème de la représentativité des C.D.R. se posait dans le camp même de la Révolution. Tout au sommet, le C.N.R. restait une ormythique, nébuleuse, dont le public ignorait tout des ganisation membres et de leurs activités. Cette situation favorisait les intrigues, les magouilles et les basses manœuvres dans lesquelles les obséquieux ou les cyniques finissent par l'emporter sur les plus consciencieux. Dans la mesure où le C.N.R. restait une “organisation secrète” (cf. n° 503%;tsur au- K cun plan on ne pouvait parler de représentativité à son sujet. Certes, il y avait une certaine adhésion populaire au régime, mais en l’absence d’élections libres, rien ne permettait d’apprécier l’effectivité et la sincérité de cette adhésion.

Pour ce qui concerne les C.D.R., la démocratie interne restait limitée. 247Les dirigeants échappaient au contrôle des militants et n’étaient pas toujours représentatifs. Une telle situation a pu porter atteinte à la cohésion générale.

Aux termes de l’article 91 du statut général des C.D.R,, le secrétaire général

national et son adjoint étaient nommés par le C.N.R. Ils n'étaient pas responsables devant les militants que pourtant ils représentaient. En revanche, à tout moment, le secrétaire général national pouvait dissoudre un bureau jugé défaillant. Aucun critère n’était donné pour l’appréciation du caractère défaillant d’un bureau ; ce qui pouvait ouvrir la porte à des abus. Dans les provinces, le haut-commissaire

qui était, aux termes de l’article 79, décrit

comme étant un mobilisateur révolutionnaire, un militant de premier choix de la Révolution, un animateur de première ligne et qui présidait le conseil provincial et le pouvoir révolutionnaire provincial, n’était pas non plus élu par les militants mais nommé par le C.N.R. On ne sait rien des critères qui permettaient de le présenter comme un militant de premier choix. Nominations et révocations dans les postes de responsabilité dépendaient du gré des dirigeants du C.N.R. dont on ne savait rien sur leur propre représentativité.

Fondamentalement les C.D.R. apparaissaient comme de simples griots et soldats du régime ; ce qui, sans doute, pouvait être frustrant et démobilisa358 C£ S.G.N.-C.DR. Première Conférence nationale des C.D.R,, op. cit., p. 15.

167

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA

teur. Même le Congrès des C.D.R. n’avait pas de réels pouvoirs. Aux termes de l’article 86, Il était tout simplement appelé à: «-füaire le point de l'application des directives du CN.R ; -apprécier le fonctionnement des

CDR. ; -recevoir les directives politiques du C.N.R. sur l'orientation poli. tique générale du mouvement révolutionnaire ; -œuvrer au développement es

au renforcement du processus révolutionnaire ; -faire des suggestions et des

recommandations. » 3-b-4) Le manque de moyens des C.D.R. 248La pauvreté relative du pays pose des problèmes économiques sérieux à la majorité des Burkinabè. Certains espéraient résoudre leurs

problèmes économiques en intégrant un C.D.R. Mais les militants n'étaient pas rémunérés et l’État n’avait pas beaucoup de moyens pour les équiper. Bien au contraire, c’était aux militants de dégager les moyens nécessaires pour mener à bien leurs missions. En fonction des besoins de chacun, la tentation était plus où moins grande de se servir à l’occasion, Ainsi, dans les services, des militants avaient détourné des sommes provenant de collectes pour l’achat de vivres. Des magasins OF.NA.CÉR.

dont la gestion était confiée à des C.D.R. avaient été fermés pour cause de détournements. Pour limiter les dégâts, la première Conférence nationale des C.D.R. avait proposé que des pourcentages sur les activités aux-

quelles participaient les C.D.R. (vente des animaux mis en fourrière, etc.) fussent retenus pour être versés dans les caisses des C.D.R.

3-b-5) Le manque de compétence des C.D.R. Le manque de compétence se situait aux niveaux technique (3-b-5-a) et politique (3-b-5-b). 3-b-5-a) Les insuffisances techniques

249La première Conférence nationale des C.D.R. avait relevé que le secrétariat général national des C.D.R. lui-même souffrait de l'absence d’un personnel en nombre suffisant et techniquement compétent. “Lolowulen”, le journal d’information et de propagande du secrétariat général, était d’une périodicité irrégulière parce qu’il n’existait pas de cellule permanente de suivi. La participation des militants C.D.R. à la gestion et au contrôle des entreprises publiques et parapubliques, telle que prévue 168

A Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA.

par l’article 53 du statut général des C.D.R., est restée figurative et passive à cause de leur manque de formation technique. La formation militaire était également déficiente parce que, la plupart du temps, les encadreurs eux-mêmes étaient de médiocre compétence. Après une formation militaire sommaire, certains militants, le fusil kalachnikov en main, se

comportaient en véritables shérifs des secteurs. 3-b-5-b) Les insuffisances politiques

250- Dans leur zone de compétence, beaucoup de militants avaient fait de leur C.D.R. la seule autorité technique et politique. Les conflits de compétence étaient multiples, d’une part entre des C.D.R. de nature dif-

férente (C.D.R. de service et C.D.R. Géographique par exemple), d’autre part entre les C.D.R. et les diverses autorités administratives et techniques. Des C.D.R. de service refusaient parfois de collaborer avec les CDR.

géographiques dont ils étaient territorialement dépendants. Des

expérience,et parfois même sans instruction qu’ils avaient tout le pouvoir — comme le disait le discours officiel - mais que celui-ci était néanmoins

grevé de limites politique, administrative, technique et territoriale. Pour pallier l'insuffisance de formation, le secrétariat général national des C.DR. avait commencé, à partir du 14 janvier 1985, à organiser des stages de formation politique pour les militants des différents services de la province du Kadiogo (Ouagadougou). 251- Une opération dénommée “Fer de lance” avait permis de former pius de douze mille responsables départementaux qui, à leur tour, avaient formé plus de deux cent mille responsables des structures C.D.R. de base. Certains militants avaient été envoyés en formation dans des écoles de partis communistes de pays “socialistes” ou d'orientation socialiste (UR.S.S., Cuba, Congo, etc.) Dans le discours d’ouverture de la deuxième Conférence nationale des C.D.R. tenue à Dédougou du 30 mars au

3 avril

1987,

le secrétaire

général

national

des

C.D.R.

annonçait

l'ouverture dès octobre 1987 d’une école supérieure des cadres C.D.R.

L’interruption brutale de l'expérience révolutionnaire le 15 octobre 1987 169

À

militants de C.D.R. géographiques militairement formés s'étaient substitués dans leur localité aux agents de l’ordre pour se livrer à des contrôles de phares et de feux rouges, allant parfois jusqu’à verbaliser des transporteurs. Il était en effet difficile de faire comprendre à des militants sans

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÉLA n’a pas permis la concrétisation de ce projet. Compte tenu des insuffi. sances techniques et politiques des militants, une telle institution pouvait

être d’une grande utilité. Mais il y avait aussi le risque qu’elle devînt un instrument d’endoctrinement et d’embrigadement. L’expérience des écoles de formation politique destinées à des militants montre qu’elles ne donnent parfois des événements qu’une vision conforme aux vues des

régimes qu’elles servent. B)

LES AUTRES STRUCTURES D’ENCADREMENT

Ces structures concernent l’administration (1}, les personnes âgées appelées anciens (2), les paysans (3), les femmes (4) et les pionniers (5).

1252-

Pour

Les structures administratives

l’encadrement

de

l’administration,

un

certain

nombre

de

structures avait été mis en place"”. Le Comité d'administration ministérielle (C.A.M.) regroupait les directeurs centraux et les délégués du personnel d’un même ministère. Il se réunissait une fois par semaine et était l'organe de contrôle de la gestion du ministre. Une fois par trimestre était convoquée la Conférence nationale des délégués de tous les C.A.M. qui examinait la gestion de tout le gouvernement. La Commission du peuple chargée du secteur ministériel (C.P.M.) comprenait les membres du C.A.M. les directeurs des services rattachés et

extérieurs,

le

bureau

de

coordination

ministérielle

sectorielle

(CO.MISEC.), un délégué C.D.R. du ministère par province, le délégué C.DR. de service du ministère. La C.P.M. avait pour tâche l'adoption des propositions du C.A.M. dans le cadre de l’application de la politique générale du ministère, l’appréciation des activités du C.A.M. et l'élaboration des directives pour un meilleur fonctionnement du département ministériel.

Le Conseil national d’administration ministérielle (C.N.A.M.) regroupait tous les C.A.M. Il était dirigé par le président du Faso. Il avait pour tâche d’évaluer l’exécution du plan quinquennal par secteur ministériel, de faire des propositions relatives à la cohésion et à l’efficacité de l’action gouvernementale, de donner son avis sur des questions qui lui 35 Cf. Kiti n° 85-108/CNR/PRES du 2 novembre 1985 portant organisation des structures dirigeantes de l'exécutif révolutionnaire au Burkina Faso.

170

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBÈLA

étaient soumises par le Conseil des ministres et de faire des suggestions au Conseil des ministres. Le secrétaire général du gouvernement était le rapporteur du C.N.A.M. La Conférence des commissions du peuple chargées dés secteurs

ministériels (C.C.P.M.) regroupait les C.P.M. des ministères, les hautscommissaires

des provinces, deux représentants des C.DR.

de service,

du bureau national des élèves, du bureau national des étudiants, du bureau national de l’Union des femmes du Burkina (U.F.B.), de PUnion nationale des anciens du Burkina (U.N.A.B.) Elle avait compétence pour entendre et apprécier le rapport général annuel d’activité élaboré par le

C.N.A.M. et émettre des propositions relatives aux grandes orientations nationales. Le secrétaire général du gouvernement était également le rapporteur de la C.C.P.M. Peut également être mentionnée la création du Service national po253pulaire (S.N.P. ou SER.NA.PO.)" le 18 juillet 1984. Il concernait en principe tous les jeunes et tous les élèves et étudiants qui, ayant terminé ou arrêté leurs études, postulaient pour un premier emploi. Il consistait le plus souvent

pour les élèves et étudiants, à recevoir trois mois de formation militaire et idéologique dans un camp d’entraînement militaire et à exercer une profes-

sion civile pendant neuf mois". 11 n’était plus possible d’avoir un emploi

permanent au Burkina sans être passé par le S.N.P. où sans avoir fourni la preuve d’en avoir été exempté. L'intérêt du S.N.P. était évident : il offrait à l'État un cadre pour insuffler son idéologie aux jeunes, pour les préparer

militairement et Les faire travailler à peu de frais”. 360 1] à été remplacé par le Service national pour le développement (S.N.D.) le 15 décembre 1993. 361 Pendant cette phase professionnelle appelée “production”, les élèves et étudiants

étaient surtout employés comme enseignants (instituteurs ou professeurs). Ils pouvaient

aussi être employés dans des services administratifs. Ils n’étaient pas rémunérés mais ils

étaient hébergés et percevaient une petite somme comme argent de poche.

36 Selon son directeur de l’époque, le S.N.P. visait les objectifs suivants : -Faire de tout

appelé un militant politiquement et idéologiquement conscient de son rôle dans la construction de la nouvelle société burkinabè et de surcroît rompu au maniement des armes pour la défense de la patrie. Former professionnellement tout appelé dans l'optique de la réalisation de l'adéquation S.N.P. = emploi ou S.N.P. = métier. Cf. Sidwaya, n° 779, Ouagadougou, 25 mai 1987, p. 10.

171

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KVÉLEM

de TAMBËLA

En avril 1987 il avait été mis sur pied le Service national de construc.

tion de la patrie (S.N.C.P.) Chaque année, chaque agent de l’État était désor. mais tenu de consacrer trois semaines environ à des travaux d'intérêt général.

2254-

L'Union nationale des anciens du Burkina (U.N.A.B.}* Très tôt Sankara s’est préoccupé de la place des anciens dans la Ré.

volution. Dans son discours prononcé en août 1984, à l’occasion du premier anniversaire de la Révolution, il déclarait déjà : « Pour ce grand jour anni. versaire, ma pensée va également aux anciens ; à ces anciens que des élé. ments non révolutionnaires, par des interprétations erronées, ont condamnés de façon péremptoire, jetant sur eux l’anathème pour en faire des damnés de la Révolution. J'affirme que les anciens ont eux aussi leur place dans la Révolution qui a besoin de leur expérience positive et dynamique. Nous les invitons à s'organiser dans les quartiers, les secteurs, les villages, er nous les convions à ce grand défi pour l'avenir où ils peuvent encore et doivent faire beaucoup et dans leurs limites objectives 36 » L'ULN.A.B. a vu le

jour en février 1986. Le président du C.N.R. expliquait sa création par le fait que si la Révolution ne mobilisait pas les anciens, la réaction les mobiliserait contre la Révolution. Sa création obéissait surtout à des objectifs stra-

tégiques. L'âge minimum pour être membre de l’U.N.A.B. était de cinquante ans. La présidence avait échu à l’ancien président Sangoulé Lamizana et la vice-présidence au premier président de la République Maurice Vaméogo. Les deux anciens présidents conservaient des réseaux de parti-

sans et de sympathisants que le C.N.R. avait sans doute besoin de rassurer pour élargir sa base. La première Conférence de l’U.N.A.B. eut lieu à 36 L’U.N.A.B. et l’U.N.P.B. étaient de création récente et n'étaient pas encore suffisamment structurées. Les textes officiels les concernant sont rares.

3% Selon l’ancien président Sangoulé Lamizana, c’est son prédécesseur à la tête de VÉtat, Maurice Yaméogo, qui serait à l’origine de l’U.N.A.B. C’est ce dernier qui aurait eu l’idée de regrouper, à partir de juillet 1985, dans sa ville natale de Koudougou, les anciens de sa génération en comité des sages. Il obtint un si bon résultat que le C.N.R. décida de s'inspirer de son idée. Cf. S. Lamizana, Sur la brèche trente années durant, op. cit, p. 502-503. Cependant, T.M. Garango prétend que c’est lui qui en aurait donné l’idée au président Sankara dans une note du 12 juillet 1985. Cf. T.M. Garango Devoir de mémoire, op. cit., p. 103-104. Ces prétentions évidemment ne sont pas fondées. On sait que dès 1984 au plus tard, Sankara pensait déjà à faire participer les anciens au processus révolutionnaire. 172

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA Ouagadougou du 11 au 13 juin 1987 avec pour thème : « Rôle des anciens dans l'exécution du plan quinquennal ».

L'Union nationale des paysans du Burkina (U.N.P.B.) L'intérêt du président Sankara pour les paysans avait conduit en août 2551986, lors de la formation du quatrième gouvernement révolutionnaire, à la création d’un ministère de la Question paysanne. Le ministère avait pour 3-

vocation de prendre en charge tous les problèmes se rapportant au monde

ruraP, C'était pour un meilleur encadrement du monde rural que fut créée le 11 mars 1987 l’Union nationale des paysans du Burkina (U,N.P.B.) Pour le président du C.N.R. Thomas Sankara, les paysans du Burkina devaient

sortir de leur « apathie fondée sur l'isolement de la vie des champs pour devenir une force politique consciente, une force économique puissante capable de participer activement à l'élaboration d'un tissu économique véri-

table et à l'aménagement du territoire … » La mission fixée à l’U.N.P.B. par

le président du C.N.R. était « d'amener les paysans du Burkina à s ‘intégrer aux différentes actions politiques, sociales, culturelles et surtout économiques grâce aux actions engagées par le Conseil national de la Révolution dans le cadre de l'autosuffisance alimentaire puis de la puissance agricole pour l'édification de l'économie nationale indépendante, autosuffisante et

planifiée. » La création de l’U.N.P.B. répondait aussi au souci de trouver un contrepoids aux revendications salariales des agents de l’État. Les paysans étant aussi des travailleurs, ils devraient aussi avoir leur part dans la redistri-

bution des revenus de l'État. Ainsi le 1° mai 1987, à l’occasion de la fête du

travail, il fut organisé à Ouagadougou un défilé des paysans pour montrer qu’ils appartiennent aussi au monde du travail. Le ministre du Travail

d’alors, Fidèle Toé, s'était félicité d’avoir mis un terme au « rite du cahier

des

doléances»

habituellement

présenté

par

les

«syndicats

petits-

bourgeois ».

Moins d’un mois après la création de l'U.N.P.B., le conseil des 256ministres du 8 avril 1987 instituait une fête nationale annuelle des pay365 Le ministère de la Question paysanne avait commencé la publication d’un joumal

bilingue {more et français) intitulé Le Paysan. Il était censé être un « organe de mobili-

sation et d'information des paysans ». Le numéro 000 a paru en 1987 sans autre précision (mois, date, fréquence). ‘13

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA sans qui était prévue pour avoir lieu chaque premier dimanche du mois de février et précédée de deux journées du paysan. Elle devait offrir l’occasion de réfléchir et d’échanger et permettre le renforcement de la capacité de mobilisation et l'éveil de la conscience paysanne comme force avec laquelle il fallait désormais compter à tous les niveaux de la

vie nationale. Cette manifestation se déroule toujours chaque année sous le nom de Journée nationale du paysan (J.N.P.) mais avec un contenu

bien différent. 4-

L'Union des femmes du Burkina (U.F.B.)

257L'UF.B a été créée le 19 septembre 1985 pour compenser la faible implication des femmes dans les C.D.R. Elle avait pour objectifs d’unir et d’organiser les femmes pour la réalisation des objectifs de la

Révolution, de contribuer à l’émancipation des femmes et de faire des femmes une force décisive dans la lutte pour l’avènement d’une société débarrassée de toute forme d’exploitation.

5258-

Le Mouvement national des pionniers (M.N.P.)

Le Mouvement national des pionniers (M.N.P.) a été créé le 22

mai 1985 décembre constituer formation

à la suite d’une rencontre tenue au lycée Marien N’gouabi en 1984. Il regroupait les enfants de dix à quatorze ans et devait la pépinière des C.D.R. Il était destiné à servir de cadre de politique, idéologique, socio-économique et culturel pour faire

du pionnier un citoyen conscient, éveillé, digne continuateur de la Révolution démocratique et populaire. Des sections de pionniers avaient été

créées dans tous les établissements d’enseignement primaire et au premier cycle des lycées et collèges. Les pionniers étaient répartis en trois catégories : les plus jeunes appelés “janto” se recrutaient au niveau des cours élémentaires ; les moins jeunes appelés “djambow” se recrutaient au niveau des cours moyens et les plus grands appelés “ambga” se recru-

taient dans les classes de 6° et 5° du secondaire. La devise du M.N.P. était : « Oser lutter, savoir vaincre. »

174

Chapitre IV Les difficultés politiques du C.N.R. Être révolutionnaire au Burkina, c’est un sacerdoce tant le poids de la

société est important, tant les traditions sont pesantes et tant ce que nous voulons inventer est titanesque. Thomas Sankara

Du fait de l’ampleur et de la noblesse de sa mission, le C.N.R. rencontra,

dans le cadre de son action, des difficultés non seulement externes (E)

mais aussi internes (ID).

E

Les difficultés politiques externes

On se rappelle que dès sa prise du pouvoir, le C.N.R. a aussitôt 259été confronté à l’hostilité immédiate du Syndicat national des enseignants africains de Haute-Volta (S.N.E.A.-H.V.) (cf. n° 188). Lors d’une conférence de presse donnée à Paris à l’hôtel Méridien en octobre 1983, après

la dixième Conférence France-Afrique de Vittel, Sankara avait expliqué pourquoi, du point de vue du C.N.R., le S.N.E.A.-H.V., ou plus précisément la direction du S.N.E.A.-H.V. s’acharnait contre le régime : « Le SN.E.A.-H.V. a lancé des attaques contre le Conseil national de la Révolution ; ces attaques ont été lancées dans les premiers jours de notre avènement au pouvoir, ce qui veut dire que ce syndicat avait une appré-

ciation subjective vis-à-vis de notre Révolution et non pas une apprécia-

tion objective, laquelle aurait exigé de la patience, d'analyser, de comprendre ce que nous voulions. En réalité, il ne s'agit pas du syndicat national des enseignants africains de Haute-Volta, le S.N.E.A.-H.V. Il s'agit de sa direction, des éléments de sa direction. Que s'est-il passé ? [...] nous savons que ces éléments de la direction du S.N.E.A.-H.V. et le parti politique que nous avons dissous, (N.D.L.A. : ie Front progressiste voltaïque (F.P.V.) qui était le parti du Pr Joseph Ki-Zerbo) s'aifendaient aux alentours des 5, 6 ou 7 août de cette année, à un coup d ‘État revanchard

de leurs amis du C.M.R.P.N. Ils s'y attendaient, et lorsqu'ils ont entendu la musique militaire à la radio, ils ont exulté de joie se disant « ça y est, on a gagné ». Non, ils n'ont pas gagné, ils ont perdu. Ce qui explique 175

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J, KYÉLEM de TAMBÈLA

aujourd'hui qu'ils s'agitent hystériquement dès les premiers jours contre nous, convaincus qu'ils pourront nous déstabiliser de cette façon-là. ; Aux problèmes

rencontrés

avec le S.N.E.A.-H.V,

s’ajoutaient les diff.

cultés suscitées par les mesures d’assainissement dans l’armée et dans la Fonction publique et par l'instauration de la rigueur dans la gestion de la

chose publique. 260- Peu de temps après Pavènement de la Révolution, alors que le climat politique était à la méfiance et à la suspicion, au prétexte qu’ils menaient des activités subversives, un décret du 11 octobre 1983 assi- gnait à résidence dans leur localité d’origine, un certain nombre de per-

sonnalités des anciens régimes. Avant de livrer le contenu du décret, le secrétaire d’État à l’Intérieur et à la Sécurité, Nongma Ernest Ouédraogo, fit une déclaration à la presse qui se terminait par cette phrase redoutable : «La Révolution sera intégrale et au besoin infernale. » Par la suite, des opposants en exil dont le Pr J. Ki-Zerbo créèrent, semble-t-il,

en Côte d’Ivoire, le Rassemblement voltaïque pour les libertés (R.V.L.), un éphémère mouvement d'opposition au bilan pratiquement inexistant. Le 28 mai

1984, les autorités annonçaient la découverte d’un complot

visant à renverser le régime. Le cerveau serait le lieutenant-colonel à la retraite Nobila Didier Tiendrebéogo. Le 12 juin 1984, sept des prétendus comploteurs, soit deux civils et cinq militaires et gendarmes dont Didier Tiendrebéogo étaient exécutés à cinq heures du matin. 261- En janvier 1985, les syndicats affiliés au P.C.R.V., sous le prétexte d’une prétendue baisse du pouvoir d’achat, appelaient la population à se préparer à la lutte. En mi-mai 1987 se tenait un congrès du Syndicat autonome des magistrats burkinabè (S.A.MA.B.) affilié au P.C.R.V. Le C.NR. qui appelait à l’unité des mouvements et organisations de gauche fournit la logistique nécessaire pour le congrès et le ministère de la Justice dont le capitaine Blaise Compaoré détenait le portefeuille facilita autant que possible son organisation. Blaise Compaoré avait été chargé par Thomas Sankara de maintenir le contact avec le P.C.R.V. S’appuyant sur la baisse de la rémunération des cadres de l’État qu'avait provoquée la réforme de la Fonction publique et sur la politique économique du C.NR. qui favorisait les investissements au détriment d’une certaine consommation qu’affectionnaient les catégories sociales privilégiées, le 176

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré ApollinaireJ. KYÉLEM de TAMBËLA S.A.MA.B. jugea sans doute le moment opportun pour taper fort sur le régime et le faire vaciller. Dès l'ouverture du congrès, il se livra à une attaque tous azimuts contre la R.D.P. La réaction du C.N.R. fut à la mesure de la

véhémence des attaques. Le 10 juin 1987, un conseil des ministres décida le licenciement de la Fonction publique des responsables du congrès %,

Il

Les difficultés politiques internes

Les contradictions politiques internes (A) et le problème du parti d’avantgarde ont contribué à fragiliser le régime (B).

A) 262-

LES CONTRADICTIONS POLITIQUES INTERNES

La coordination des différentes structures d'encadrement était un

problème réel. Les C.D.R. relevaient directement du S.G.N.-C.DR. qui supervisait aussi toutes les autres structures. Mais, contrairement aux C.DR., ces structures étaient également sous la tutelle directe d’autres

institutions. L'Union nationale des anciens du Burkina (U.N.A.B.) et le Service national populaire (S-N.P.) étaient sous la tutelle du ministère de la Défense populaire. L'Union nationale des paysans du Burkina (U-N-P.B.) relevait du ministère de la Question paysanne et le Service

national de construction de la patrie (S.N.C.P.) dépendait du ministère de la Jeunesse et des Sports. Le manque d’institution appropriée de coordination suscitait des luttes de pouvoir qui fragilisaient le régime. Le C.N.R. ayant évolué dans le “secret”, aucune règle de désignation de ses membres n’était connue. Il est difficile de dire si le critère important dans la cooptation de ses membres était l’obséquiosité, la compétence ou la représentativité, pour les militaires au niveau de l’armée et pour les civils au niveau des mouvements de gauche. Les quatre chefs militaires de la Révolution, avec à leur tête le président du C.NR,

semblaient détenir

règles préétablies encourageait toutes les ficelles. L'absence l'opportunisme et le clientélisme. Deux organisations politiques : le Groupe communiste burkinabè (G.C.B.) et l’Union communiste burkinabè (U.C.B.} ont ainsi rejoint le C.N.R. après le 4 août 1983 sans que l'on sût vraiment pourquoi et comment ; tandis que le P.A.I.-LI.PA.D., prinde

366 C’est Blaise Compaoré qui était, entre autres, ministre d'État à la Présidence, ministre de la Justice, qui a introduit le dossier de licenciement en conseil des ministres.

Cf L’Ouragan, n° 259, Orodara, 22 août 2012, p. 6. 177

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA

cipale

organisation

politique

qui,

avec

les

militaires,

a œuvré

à

l’avènement de la Révolution, a quitté le C.N.R. en août 1984 au nom de

la “clarification” de la ligne politique. 263-

Dès l’avènement de la Révolution, le P.A.I.-LI.PA.D., conscient

de sa capacité de mobilisation, a très vite cherché a en tiré profit pour se hisser à la direction de la Révolution. Il en a donné vante : « De foutes les Organisations

nôtre était la plus forte, d'expérience,

la plus

l’explication sui-

associées pour le coup d "État,

étendue,

la

celle qui avait le plus

s'était le mieux fait connaître et apprécier de l'opinion

progressiste ou non, de l'intérieur comme de l'extérieur. Dès lors, nous pensions donc que la conduite des affaires après la prise du pouvoir, ne pouvait se faire sans la participation décisive de notre Part, » C'était

cependant oublier que le facteur déterminant dans l’avènement de la Révolution fut l’action des militaires. Toujours est-il que la formation du premier gouvernement fut confrontée à l’attitude hégémonique du P.A.I.LLPA.D. qui exigea les cinq principaux ministères dont celui de

l'Information qui ne devait être attribué à personne d'autre qu’à Adama Touré qui était un de ses dirigeants. Pourtant, le président du C.N.R. avait déjà prévu quelqu’un d’autre, Basile Guissou, pour le ministère de l'Information. Les revendications exorbitantes du P.A.L.-LIPA.D. indis-

posèrent les autres membres du C.N.R. Les négociations retardèrent la publication de la composition du gouvernement de trois jours. Pour pré-

server la cohésion encore fragile de l’équipe dirigeante, le C.N.R. dut s’incliner#, D’aucuns ont prétendu qu’à partir de ce moment commença la méfiance de Sankara et aussi des militaires à l'égard du P.A.LLIPA.D.

#7 Déclaration du Bureau exécutif central (B.E.C.) à l’issue du premier congrès tenu par le parti après le 15 octobre 1987.

35 Dans le premier gouvernement du C.N.R. formé le 24 août1983, le P.A.I.-LI.PA.D obtint les portefeuilles ministériels suivants : - Affaires étrangères et Coopération : Hama Arba Diallo ; - Équipement, Transports et Communications : Philippe Ouédraogo ; - Information : Adama Abdoulaye Touré ; - Éducation nationale, Arts et Culture : Mardia Emmanuel Dadiouari ; - Jeunesse et Sport : Ibrahima Koné

178

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÉLA Dans sa stratégie de prise de contrôle de l'État, le P.AL-LLPAD. 264entreprit un certain nombre d’opérations que le C.N.R. dût couvrir à x

l'époque. Ainsi, le 13 septembre 1983, sous sa houlette, les travailleurs

de la société voltaïque d'électricité (Voltélec.), actuelle SONABEL,

sé-

questrèrent le directeur général et son adjoint de même que le directeur d’exploitation et forméèrent un conseil provisoire de gestion. Le 16 sep-

tembre 1983, toujours à l'initiative du P.A.L.-LI.PA.D., se fut au tour du directeur de la télévision d’être séquesiré. Le 22 septembre 1983, le P.A.I.-LI.PA.D. organisa également une marche sur la mairie de Ouaga-

dougou

en vue

de destituer

le maire.

L'opération

échoua

grâce

à

l'intervention du secrétariat général national des C.D.R.

Le P.A.L.-LI.PA.D. qui avait un contrôle certain sur le syndicat le 265plus combatif d’alors, la Confédération syndicale voltaique (C.S.v.}* dont le secrétaire général, Soumane Touré, était un des principaux responsables du P.A.L.-LI.PA.D., n’avait pas apprécié la création des C.D.R.

qu’il accusait d’être en concurrence avec les syndicats. S’étant aperçu que malgré tout les C.D.R. étaient devenus incontournables, il changea

de stratégie et se mit à revendiquer le poste de secrétaire général national

des C.D.R. pour Soumane Touré. Ce fut en vain. Il se racontait que lors des missions à l’étranger, les ministres et les chefs de délégation membres du P.A.L.-LLPA.D. laissaient souvent entendre que dans les faits c’est leur mouvement qui dirigeait la Révolution et que sans lui le C.NR. ne tiendrait pas. Autant de choses qui ne favorisaient pas la cohésion interne de l’équipe dirigeante.

266-

La manifestation la plus spectaculaire des ambitions hégémo-

niques du P.A.L.-LLPALD. interviendra en mai 1984. C’est le 17 mai 1983 que Thomas Sankara, alors premier ministre, avait été arrêté entrafnant la fin du régime du C.S.P.-L. Le 20 mai

1983, les élèves et étudiants

avaient manifesté à travers les rues de Ouagadougou pour réclamer sa libération (cf. n° 111). Le 21 mai avait été déclaré journée ville morte. Le C.NR. décida de commémorer ces événements et déclara le 20 mai « Journée anti-impérialiste de la jeunesse. » L'organisation des manifes-

tations commémoratives créa un problème sérieux. Quel jour retenir et 3% Elle a été créée le 17 septembre 1974,

179

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA quelle structure pour la coordination, le S.G.N.-C.D.R. ou le ministère de la Jeunesse et des Sports dirigé par Ibrahima Koné du P.A.L.-LI.PA.D. 9

Le 16 mai 1984 le conseil des ministres ordonna au secrétaire généra] national des C.D.R., Pierre Ouédraogo,

devenu capitaine et au ministre

de la Jeunesse et des Sports Ibrahima Koné de trouver un terrain d’entente. On se rappelle que le P.A.L.-LI.PA.D. s'était mis à revendiquer le poste de S.G.N.-C.D.R détenu par Pierre Ouédraogo ; ce qui ne favorisait pas un climat de collaboration entre les deux structures. L’entente n’eut donc pas lieu et le P.A.I.-LI.PA.D. décida de se servir de cette occasion pour faire une démonstration de force. Alors que le secrétariat

général national des C.D.R. prévoyait les manifestations pour le 21 mai, le ministre de la Jeunesse et des Sports le prit de court en les ouvrant le 20 mai par une marche de jeunes et de membres et sympathisants du P.A.L.-LIPA.D. Le 21 mai, le S.G.N.-C.D.R. à son tour organisait ses

manifestations. L’attitude du ministre de la Jeunesse et des Sports fut perçue comme la provocation de trop. En guise de mise en garde, surtout à l’endroit du P.A.I.-LI.PA.D., le 21 mai 1984 à 22h 10 mn, un décret

mettait fin aux fonctions de ministre de la Jeunesse et des Sports de Ibrahima Koné,

267-

Après l'arrestation du premier ministre Thomas Sankara le 17 mai

1983, alors qu’ils étaient dans la détresse, le P.A.L-LIPA.D. et d’anciens militants de l’U.L.C. avaient œuvré main dans la main dans la clandestinité pour

la victoire

du

mouvement

révolutionnaire.

La victoire

obtenue,

le

P.A.L-LIPA.D. compta les anciens militants de l’'U.L.C. pour quantité né-

gligeable. La confrontation entre eux ne tarda pas à se manifester. L'élaboration du Discours d’orientation politique (D.O.P.) du 2 octobre 1983 attisa les rivalités. Chaque organisation essaya de faire prévaloir ses analyses. Alors que le P.C.R.V. définissait l'étape d’une prochaine révolution en termes de révolution nationale démocratique et populaire (R.N.D.P.), le P.A.L-LLPA.D. la définissait en termes de révolution populaire de libéra-

tion nationale (R.P.L.N.) tandis que l’ex-U.L.C. la définissait en termes de révolution démocratique et populaire (R.D.P.). C’est l’option de l’ex-U.L.C. qui sera adoptée par le C.N.R. Une révolution de libération nationale suppose un pays sous domination étrangère directe. Dans ce cas, la mobilisation pour la révolution peut rassembler toutes les catégories et toutes les classes

sociales de la nation pour soustraire le pays de la domination étrangère. Une 180

E Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J, KYÉLEM de TAMBÈLA telle révolution pouvait se produire au Burkina avant son accession à l'indépendance en 1960. À partir du moment où le Burkina constituait déjà

| | | | |

une entité politique autonome en 1983, on ne pouvait plus parler de révolution populaire de libération nationale sans masquer le phénomène de la lutte des classes. Le P.A.L. du Burkina qui était une section nationale du Parti africain de l'indépendance (P.A.L.) créé en 1957 avant les indépendances des pays d’Afrique francophone, avait probablement dû conserver sans modification les thèses élaborées à cette époque.

|

268-

Pour faire face au P.A.I. qui, avec la LI.PA.D,, s’était doté d’un

instrument de mobilisation, l’ex-U.L.C. décida aussi en novembre

. |

1983

de créer un mouvement de masse dénommé Union démocratique et populaire (U.D.P.) Sentant le danger que cela pouvait constituer pour lui, le PAL. s’y opposa fermement. Le président du C.N.R. qui cherchait l’apaisement et qui craignait que l’initiative de l’ex-U.L.C. n’accrût les

rivalités entre les deux structures, se rangea du côté du P.A.. et l’exU.L.C. dut renoncer à son projet. En voulant tout gagner, le P.A.I.-LI.PA.D. allait tout perdre. Le 26919 août 1984, après la commémoration du premier anniversaire de la Révolution, le premier gouvernement du C.N.R. était dissous. Chaque année à la même période, le gouvernement était dissous pour être recom-

posé quelques jours plus tard. Le 31 août 1984 à 22h 30mn, la composition du deuxième gouvernement était rendu publique. On nota l’absence de ministres provenant du P.A.L.-LIPA.D. Comprenant qu’il ne pourrait

pas prendre le contrôle du pouvoir révolutionnaire et que bien au contraire sa volonté d’hégémonie ne lui attirait que des ennuis, le P.A.I.LILPA.D. avait décidé de ne plus païticiper ni au gouvernement ni au C.NR. Toutefois, comme on est toujours mieux servi dans les allées du pouvoir, des militants du P.A.L.-LLPA.D. choisirent, soit individuellement, soit à travers de nouvelles structures, de se désolidariser de leur

parti et de rester dans la mouvance du pouvoir.

À partir de sa mise à l’écart, le P.A.I.-LI.PA.D. adopta une atti270tude d'opposition systématique frisant le ridicule ; allant parfois jusqu’à condamner la mise en œuvre de mesures qu’il avait inspirées ou contribué à prendre quand il faisait partie de l’équipe dirigeante. Dans la nuit du 26 au 27 octobre Î

1984, Adama

Touré 181

et Arba Diallo, ministres

du

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autacentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA P.A.L.-LIPA.D, dans le premier gouvernement,

furent ainsi arrêtés pour

attitudes contre-révolutionnaires. D’autres militants de ce parti furent également arrêtés par la suite avant d’être tous libérés. Arba Diallo deviendra même conseiller à la présidence du Faso. Du coup, pour le P.A.IL.-LLPA.D. le régime n’était rien d’autre que répressif. À quoi San-

kara répliqua : « Lorsque les lipadistes appartenaient à ce gouvernement, combien de fois ont-ils réclamé des expéditions punitives contre telle où telle personne. Ont-ils oublié que c'était le C.N.R. qui les refusait ? 30, 271-

Au sein du C.NRR, la mise à l’écart du P.A.I.-LIPA.D. laissa face à

face les militaires et l’U.L.C.-R. Pour tenter d'élargir la base du régime et aussi éviter le face à face, les militaires vont encourager la formation d’autres organisations de gauche, ouvrant ainsi dangereusement la porte à

l’opportunisme, phénomène que Lénine fustigeait en ces termes : «7 n'est pas difficile d'être un révolutionnaire quand la révolution a éclaté déjà et bar son plein ; quand chacun s'y rallie par simple engouement, pour suivre la mode, parfois même pour faire carrière. Sa “libération” de ces piètres révolutionnaires, le prolétariat doit la payer plus tard, après sa victoire, par des efforts inouïs, par un martyre douloureux, pourrait-on dire. Il est beau-

coup plus difficile - et beaucoup plus précieux - de se montrer révolutionnaire quand la situation ne permet pas encore la lutte directe, déclarée, véritablement massive, véritablement révolutionnaire,- de savoir défendre les iniérêts de la révolution (par la propagande, par l'agitation, par l'organisation) dans des institutions non révolutionnaires, voire nettement réactionnaires, dans une ambiance non révolutionnaire, parmi des masses

incapables de comprendre tout de suite la nécessité d'une méthode d'action révolutionnaire *! ». Donnant raison à Lénine, pour avoir encouragé, voire

suscité l’opportunisme, Sankara déclarait dans son discours de l’an IV de la Révolution,

le 4 août

1987 : «L'adversité,

nous

l'avons aussi connu

de

l’intérieur de notre Burkina Faso bien-aimé, dans nos propres rangs ; dans le camp de la Révolution. Des idées et des pratiques erronées se sont en effet

développées au sein des masses et des révolutionnaires et ont causé du tort à la Révolution. Il nous a fallu les combattre malgré la relative fragilité de nos 370 Cf. Libération, Paris, 5 juin 1985, p. 23. F1 Lénine, Oeuvres choisies en deux volumes, Moscou, Éditions en langues étrangères,

1948, t. 2, p. 763.

182

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de

développement autocentré

Apollinaire 3. K

EM de TAMBËLA

rangs. Il y a eu de révoltantes volte-face. Des affrontements ont suivi les provocations. Il y a eu des déchirements, mais rien n'est jamais définitif. L'opportunisme, nous l'avons connu et nous l'avons vu à l’œuvre.

Il travaille sous diverses formes à la renonciation de la lutte révolution-

naire, à l'abandon de la défense intransigeante des intérêts du peuple au profit d'une recherche frénétique d'avantages personnels et égoïstes. »

272-

Toujours est-il qu'après le départ du pouvoir du P.A.L.-LIPA.D.,

le Groupe communiste burkinabé (G.C.B.) qui a vu le jour en mai 1984, au moment où le P.A.I.-LI.PA.D. rencontrait des difficultés sérieuses au

sein du C.NR., et l’Union communiste burkinabé (U.C.B.) qui vit le jour peu de temps après en juillet 1984, se renforceront comme par enchantement, Ces deux nouvelles organisations entreront au C.NR. le 12 mai

1985. Le P.A.I.-LI.PA.D. avait une attitude hégémonique ; le G.C.B. et l'U.C.B. auront un comportement d’arrivistes. En termes à peine voilés, Sankara traitera leurs militants d’ « Jmpatients, développant un zèle douteux de néophytes quand ce n'est pas une frénésie de calculateurs aux ambitions personnels non cachés. » 273avait

Le P.A.L-LIPA.D. qui avait un long passé de lutte et de militantisme, la

capacité

de

résister

à

toutes

les

tentatives

d'infiltration

et

d’intimidation. Atouts dont ne pouvaient se prévaloir le G.C.B. et l’U.C.B. À partir donc de leur entrée au C.N.R. ces deux organisations seront des instruments de manipulation entre les mains des militaires et principalement de Blaise Compaoré à qui Thomas Sankara, pris par ses tâches à la tête de l'État et du C.NR., avait confié la mission de coordination des organisations politiques au sein du C.N.R. et le suivi des relations entre le C.N.R. et les organisations de gauche non membres du C.N.R. comme le P.C.R.V. et le P.AL.LILPA.D. après son retrait du C.N.R. Menant sa propre lutte, chaque organisation cherchait à assurer sa domination sur les autres et était préoccupée par ses

propres priorités plutôt que celles de la Révolution. Pour ce faire, et pour mystifier les autres, on recourait le plus souvent à des théories révolutionnaires mal digérées, inadaptées ou carrément erronées pour manifester une prétendue connaissance des révolutionnaires et des écrits révolutionnaires. Ce qui fera dire à J.-P. Cot que « Les autorités burkinabè se complaisent dans une rhéto-

rique qui fleure les couloirs de la Sorbonne dans la période post soixantehuitarde. Les débats idéologiques entre factions rivales au pouvoir portent sur 183

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA des points d'un raffinement dialectique qui paraît fort éloigné des enjeux du

pays”? » Dès 1984 le quotidien français Le Monde écrivait : « la scène poli. tique voltaïque offre le spectacle, quasi-surréaliste, de querelles idéologiques et de manœuvres auxquelles se livre une petite élite intellectuelle composée de courants « marxiste-léniniste », « maoïste », « prosoviétique », ou encore « communiste ». Les uns ont été formés à Vincennes ou à Nanterre et prolongent leur mai 68 ; les autres ont surtout retenu de leur séjour à Moscou un jargon

pseudo

révolutionnaire

et

une

vision

du

monde

souvent

mani.

chéenne * ». 274

L’U.L.C.-R. finit par faire les frais de sa résistance face aux intimi-

dations et aux tentatives de récupération des militaires. Certains de gs militants, gagnés à la cause des militaires, décidèrent de faire scission‘ et le 3 février 1987, ils créèrent leur propre organisation qu’ils dénommèrent Union de lutte communiste (U.L.C.), appellation originelle de l'U.L.C.-R. avant sa

décision de se dissoudre en février 1981. Leur organisation fut beaucoup plus connue sous le nom de “U.L.C.- La Flamme” parce que leur organe

d’expression s’intitulait La Flamme", Les contradictions internes gagnèrent officiellement la place publique à l’occasion de la célébration à Tenkodogo du quatrième anniversaire du D.O.P. le 2 octobre 1987. Un étudiant du nom de Jonas Maminon Somé,

militant de l’'U.C.B et aux ordres de Blaise

Compaoré, apporta publiquement la contradiction à Sankara. Puisque celuici prônait l’unité, Jonas Somé dans son intervention dira : « L'unité, la tolérance, [...] avec qui et pourquoi faire ? L'unité dans la Révolution démocratique et populaire doit se faire avec les révolutionnaires conséquents et leurs amis pour faire des bons en avant et non pour reculer. » Dans sa réplique

372 Jean-Pierre Cot, Préface à P. Englebert, La Révolution burkinabè, op. cit. p. 6. 35 Le Monde, sélection hebdomadaire, n° 1 862, Paris, 5-11 juillet 1984, p. 4. Cité par P. Englebert, op. cit., p. 124. 4 Quelques figures de l’'U.L.C.-La Flamme : Abdoulaye Abdoul Kader Cissé, Moïse Traoré, Règma Alain Dominique Zoubga, Simon Compaoré.

#5 Avec la bénédiction et le soutien de Blaise Compaoré, Jonas Maminon Somé intégrera l’armée. Il périra dans un accident d’avion survenu en République démocratique du Congo (R.D.C.} le 4 avril 2011 alors qu’il y était en mission au titre des Nations Unies. Il avait le grade de lieutenant-colonel. Son frère, Gaspard Somé, qui était sous-officier, deviendra par la suite officier et sera un des exécuteurs des bases œuvres du régime de Blaise Compaoré avant d’être lui-même exécuté dans des conditions restées obscures. 184

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KXÉLEM de TAMBÈLA

Sankara dira : « L'objectif de la Révolution n'est pas de disperser les révolu-

tionnaires. L'objectif de la Révolution est de consolider nos rangs. Nous sommes

huit millions de Burkinabè,

nous devrons

avoir huit millions de

révolutionnaires [..] I ne faut pas dire que tel groupe est bon et que tel autre est mauvais. Il nous faut un front large de rassemblement des compo-

santes du peuple. Il faut gagner même les réactionnaires. Il faut aller à eux, les amener à travailler pour la Révolution démocratique et populaire. » LE PROBLÈME DU PARTI D'AVANT-GARDE B) 275-

Tour à tour, chacune des organisations qui composaient le C.N.R. a

réclamé la création d’un parti au moment où elle pensait que la situation lui était favorable. La raison invoquée est que « Si la révolution peut triompher

sans parti d'avant-garde, elle ne peut se maintenir, s'approfondir et aboutir

au socialisme sans le part 76.» L'un des points de divergence avec le

P.A.L-LIPA.D. est que celui-ci exigeait la constitution immédiate d’un parti unique. Or, pendant les premières années, Thomas Sankara ne semblait pas favorable à la création immédiate d’un parti. Le 6 décembre 1985, répondant

à un journaliste béninois il déclarait : « Vous avez dit que sans un parti révolutionnaire il n'y a pas de mouvement révolutionnaire conséquent ; mais, il faut ajouter qu'un parti ne se proclame pas d'une façon bureaucratique. Le parti ne saurait être le choix d'une poignée d'individus. Le parti ne saurait

être l'affaire d'un agenda, d'un calendrier. Le parti doit découler de la prise

de conscience de plus en plus grandissante et de l'exigence des masses populaires. Si les masses ont besoin d’un parti, elles auront un parti ; si les masses ne veulent pas d’un parti, elles n'auront pas de parti. Autrement, la

création hâtive, mécanique et bureaucratique d’un parti conduit inévitablement à une espèce de squelette que l'on appelle la pseudo révolution, une initiative grossière et mal réussie de la révolution qui crée des potentats, des cadres inamovibles ef intouchables, qui crée des privilégiés, bref, des dignitaires qui, sous le couvert d'agir au nom du parti, règnent en maîtres abso-

lus. Hélas ! La révolution de par le monde nous offre des exemples très tristes de révolutions prétendument conduites par des partis, lesquelles ont fait fiasco. Et, le révolutionnaire doit tirer leçon des succès et des échecs passés, Qu'est-ce qui est plus important, faire la révolution ou parer la ré3% Cf. Déclaration politique de militants de l'Union de lutte communiste - Reconstruite (U.L.C.-R.), Ouagadougou, 2 février, 1987. 185

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré

Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

volution des attributs classiques de la révolution ? » Quelques mois après

cependant, le 17 mai 1986, jour anniversaire de l’arrestation en 1983 de Thomas

Sankara

alors

premier

ministre,

les

organisations

membres

du

C.NR. faisaient une déclaration annonçant leur intention de mettre en place

un parti”. La création d’un parti semblait être devenue la préoccupation essentielle

du C.N.R.

Dans

le discours

du 4 août

1987,

Sankara

décla.

rait : I} nous faudra consacrer plus particulièrement l'An V à l'exécution de ces tâches-là qui sont d'ordre politique, idéologique et organisationnel. [...] L'An V nous invite à jeter toutes les énergies dans le combat organisationnel, la consolidation politique et idéologique, la prééminence de la di. rection politique … tenons compte de l'expérience de ceux qui, comme nous (et ils sont nombreux) ont dû se doter d'organisations diverses et unies, où

d'unique organisation diverse tout en organisant et en défendant le pouvoir d'État âprement et dignement conquis. »

276Si le parti semblait lui paraître maintenant nécessaire, le plus important c’était l’unité des révolutionnaires. Dans le discours du 4 août 1987, tout en appelant à l’unité, il en donnait sa conception en ces termes : « Mais gardons-nous de faire de l'unité une univocité asséchante, paralysante ef stérilisante. Au contraire, préférons-lui l'expression plurielle, diversifiée, et en-

richissante de pensées nombreuses, d'actions diverses. Pensées ef actions riches de mille nuances, toutes tendues courageusement et sincèrement dans l'acceptation de la différence, le respect de la critique et de l'autocritique, vers le même, le seul objectif radieux qui ne saurait être rien d'autre que le bonheur de notre peuple. » L’arrivisme, l’opportunisme et le dogmatisme propres à tout néophyte - de la plupart des dirigeants de la Révolution ont

déjà été soulignés. Malheureusement ses tares allaient se manifester dangereusement dans les débats et les démarches tendant à la création du parti. Si 37 Cf. Déclaration conjointe des organisations membres du Conseil national de la Révolution, Ouagadougou, 17 mai 1986. La Déclaration dit notamment : « Nous, Organisation militaire révolutionnaire (O.M.R.), Union de lutte communiste (Reconstruite) U.L.C.(R), Union des communistes burkinabè {U.C.B.), le Groupe communiste burkina-

bè (G.C.B.) affirmons solennellement notre volonté d'action commune au sein du Conseil national de la Révolution, nous engageons sur la base de l'unité politique et idéologique à œuvrer pour le dépassement de nos cadres respectifs en vue de l'édification d'une organisation unique d'avant-garde, garante de la continuité conséquente de la

présente Révolution. »

186

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBÈLA

l'on en croit J. Attali, jamais Marx n’a soutenu le concept de parti d’avantgarde qui fera tant de mal après lui. Il pensait que l’action efficace passe par un parti de masse, dans un contexte parlementaire partout où c’est possible#, Mais que n’a-t-on pas dit et fait à tort et à travers au nom de Marx,

pour défendre des conceptions erronées et des ambitions égoïstes ! Selon

C.T. Gadio, « le drame des révolutionnaires et progressistes africains con-

siste à pré-établir le schéma du modèle révolutionnaire idéal et à vouloir y conformer toute expérience en cours”. » La conception que Sankara avait

du parti était bien proche de celle de Marx. Malheureusement il préchait dans un désert. Comme l’a écrit Mongo Beti, « La première finalité d'une révolution n’est pas de satisfaire à la soif d'orthodoxie d'hommes de cabi-

net, mais de libérer l’homme tout cour, »

En 1987, le G.C.B. et l’U.C.B. soutenus par Blaise Compaoré 277dont ils étaient des instruments et qui, dans sa stratégie de conquête du pouvoir les avait retournés contre Sankara, faisaient feu de tout bois pour

exiger la création immédiate d’un parti duquel serait exclue l’U.L.C.-R. Dans le discours du 4 août 1987, Sankara essayait toujours, mais en vain, d’expliquer comment le parti devait se construire. Il est, dit-il, exclu

«que par théoriques, pour la vie révolutions

la précipitation, nous nous lancions dans des élaborations des architectures séduisantes pour l'esprit mais sans intérêt quotidienne des masses. Profitons de l'expérience des autres que l'histoire des peuples nous offre en enseignement. » *

*

#8 C£. Jacques Attali, Karl Marx - ou l'esprit du monde, Paris, Fayard, 2005, p. 394. 3% Cheikh Tidiane Gadio, “La patrie ou la mort, Sankara vaincra …”,

8, Dakar, p. 10.

ud Magazine, n°

F0 Mongo Beti, préface à B. P. Bamouni, Burkina Faso - Processus de la Révolution

op. cit, p. 12.

187

Chapitre V La politique de développement du C.N.R. Le développement, c'est d'abord les conditions et ensuite les moyens. Joseph Ki-Zerbo Se fondant sur sa base politique et sociale et surtout sur les structures d’encadrement mises en place, particulièrement sur les C.D.R, le C.NR.

entreprit une transformation radicale du Burkina dans tous les domaines,

La justice (D), l’économie (IT), les rapports sociaux (IIL) et la politique étrangère (IV) furent marqués du sceau du C.N.R. E

La politique judiciaire du C.N.R.

278L'une des manifestations de la domination culturelle étrangère sur le Burkina est l'introduction du système juridique et de l’organisation judiciaire français.

C’est un

paradoxe

que

d’appliquer dans

un pays

comme le Burkina un droit conçu pour une société déterminée d'Europe occidentale. Les systèmes juridiques dans les sociétés traditionnelles du Burkina se rapprochent de la casuistique et de la justice distributive qui implique une égalité relative ou proportionnelle « chacun étant appelé à participer à la distribution d'après certaines règles générales valables pour fous, mais tirées de la condition des personnes, de telle sorte qu'à des situations diverses ou inégales correspondent des traitements proportionnels

divers

ou

inégaux 1, »

Comme

le

note

Raoul

Padirac,

« Alors que l'égalité absolue s'oppose à la classification des sujets de droit en divers groupes de statuts juridiques différents, l'égalité propor-

tionnelle postule l'existence de statuts distincts, différentiels ou même préférentiels. Elle ne fait pas obstacle à ce que les droits soient accordés et des obligations imposées en fonction de certains critères ou conditions identiques pour tous, de sorte qu'il y ait égalité des conséquences juridiques seulement en cas d'égalité des conditions gempiies La loi n'est

plus universelle, elle n'en reste pas moins générale? #1 Jean Dabin, cité par Alain Piquemal, L'influence des inégalités de développement sir le statut juridique des États, Thèse de doctorat d” État en droit, Nice, 1976, p. 78. #2? Cité parA. Piquemal, Thèse, op. cit. p. 82. 188

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré

Apolinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

279-

Dans le système juridique français c’est le principe de légalité

devant la loi qui prévaut. Ce qui désoriente une population qui, à l’époque du C.-NR, était analphabète à plus de 90% et qui le reste en

majorité de nos jours en 2016. Ce principe est à l’opposé dé la justice

distributive. Selon Marx et Engels, « le droit égal reste toujours grevé

d'une limite bourgeoise. Le droit du producteur est proportionnel au travail qu'il a fourni ; l'égalité consiste ici dans l'emploi comme unité de

mesure commune. Mais un individu l'emporte physiquement ou morale-

ment sur un autre, il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps [...] Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe, parce que tout homme n'est qu'un travailleur comme un autre ; mais il reconnaît

tacitement l'inégalité des dons individuels et, par suite, de la capacité de

rendement comme des privilèges naturels. C'est donc dans sa teneur un droit fondé sur l'inégalité, comme tout droit. [...] Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal mais inégal, » Pour

M. et R. Weyl, «le droit égalitaire, libéral, individualiste est un peu

comme

cette pluie indistinctement bienfaisante aux salades

et aux Li

maces, au gazon et aux orties. En fin de compte, il est un peu comme une sorte de règle du jeu qui laisserait à égalité dans un combat de boxe le

poids plume et le poids lourd 34}, C’était pour contrebalancer un tel système de droit que le C-N.R. avait mis en place les Tribunaux populaires de la Révolution (TPR)S. Pour le C.N.R., leur création se justi-

fiait « par le fait qu'en lieu et place des tribunaux traditionnels, le peuple voltaïque

entend désormais

matérialiser dans

tous les domaines,

dans

38 K. Marx, F. Engels, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Paris, Éditions

sociales, p. 31-32. Cité par Michel Miaille, Une introduction critique au droit, Paris,

François Maspero, 1982, p. 254.

34 Monique et Roland Weyl, La part du droit - dans la réalité et dans l’action,

Paris,

Éditions sociales, 1968, p. 89. 38 Cf. -Ordonnance n° 83-018/C.N.R/PRES, 19 octobre 1983, portant création de Tri-

bunaux Populaires de la Révolution. -Ordonnance n° 84-2/C.N.R/PRES, 30 janvier 1984, portant création de Tribunaux Populaires de la Révolution et déterminant la procédure applicable devant ces juridictions. -Zatu n° AN IV-022/C.N.R/PRES/MII du 6 février 1987 portant organisation et fonctionnement du T.P.R. C’est Soumane Touré du P.A.I.-LI-PA.D. qui aurait inspiré la création des T.PR. Ils ont été supprimés en 1993. 189

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA tous les secteurs de la société, le principe de la participation effective des classes laborieuses et exploitées à l'administration et à la gestion des

affaires de l'Étaf%, » La mise en place des T.P.R. ne fut pas aisée. Le 11 février 1984, lors d’un meeting à Bobo-Dioulasso,

Sankara exposait les

difficultés rencontrées en ces termes : « /s ont tout fait pour qu'il n'y air pas les tribunaux populaires de la Révolution ; et nous, nous avons tout

fait pour qu'il y ait les tribunaux populaires de la Révolution. On a dit que personne ne peut juger ces hommes-là en Haute-Volta. Nous avons dit que oui ! Nous, nous pouvons juger ces hommes en Haute-Volta. Le pari était engagé et nous disons qu'ils comparaîtront un à un, les grands et les petits poissons. » 280-

Les juges des T.P.R. étaient choisis au sein des travailleurs par les

seuls travailleurs. Pour le président du C.N.R., « nul besoin pour eux, de connaître les vieilles lois. Étant issus du peuple, il suffit qu'ils se laissent guider par le sentiment de la justice populaire". » Dans une société où la population est en majorité analphabète, surtout au temps de la Révolution, il peut sembler absurde d’affirmer que « nul n'est censé ignorer la loi» alors que cette même loi est étrangère et écrite dans une langue

étrangère ignorée de la population. Avec le système de droit français, le Burkinabè est chaque fois confondu en matière judiciaire dans des problèmes de délai, de terminologie, de principe et de procédure dont il ignore tout jusqu’à leurs origines et leur raison d’être. 281-

Les T.P.R. avaient compétence pour connaître des crimes et délits

politiques ; des crimes et délits contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État ; des cas de détournement de deniers publics, de tous les crimes et

délits commis par les fonctionnaires, agents

ou préposés de l’État dans

l'exercice de leurs fonctions ou à l’occasion de leurs fonctions ; des cas

d’enrichissement illicite au détriment de l'État. Les T.P.R. siégeaient partout où se trouvaient des tribunaux de première instance qui étaient au

nombre de dix. Le T.P.R. était composé de onze membres dont sept titulaires et quatre suppléants. Les membres titulaires comprenaient un magistrat de l’ordre judiciaire qui assurait la présidence, un militaire ou un 3% Discours du président du C.N.R. à l’ouverture des premiers procès des T.P.R., Carrefour africain, n° 812, 6 janvier 1984, p. 22 - 24,

7 Ibid.

190

Thomas SANKARA et Ia Révolution au Burkina Faso ‘Une expérience de développement autocentré

Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA

gendarme et cinq membres des C.D.R. Les membres suppléants compre-

|

naient un magistrat, un militaire ou un gendarme et deux délégués des C.D.R. Le T.P.R. siégeait sans ministère public et les prévenus comparais-

| |

saient sans l'assistance d’un avocat. Ils assuraient eux-mêmes leur propre

Ü

| l |

|

défense. Des équipes mobiles d'investigation étaient chargées des en-

quêtes ; mais l'instruction se faisait au tribunal même. Les débats étaient publics et retransmis en direct et dans leur intégralité par la radio nationale.

Deux anciens chefs d’État : le général Aboubakar Sangoulé Lamizana et le colonel Saye Zerbo et deux anciens premiers ministres : Kango Gérard Ouédraogo et Issoufou Joseph Conombo ont comparu devant les T.P.R. Ceux-ci

n’étaient pas habilités à condamner à la peine capitale. En revanche ils pouvaient prononcer des peines d’expropriation totale ou partielle portant sur les biens mobiliers et immobiliers jusqu’à concurrence du montant des sommes au paiement desquelles le coupable était condamné, des peines d’amendes, des peines d’emprisonnement ferme ou avec sursis de quinze ans maximum. Souvent les T.P.R. se contentaient d’expropriations pour récupérer les biens

de l’État. L’emprisonnement était l’exception. Le 26 novembre

282-

1986 s’ouvrait à Bangui

le procès de Jean-

Bedel#° Bokassa, ex-maréchal, ex-président à vie, ex-empereur Bokassa

1° de Centrafrique. Beaucoup ont vu dans ce procès le premier d’un ancien chef d’État en Afrique. C’est oublier que dès avril 1969 la HauteVolta d’alors faisait comparaître en justice son premier président Maurice

8%

Les

équipes

mobiles

d'investigation

ont été créées

par le kiti n°

85-

26/C.N.R./PRES/MED/MU, 30 septembre 1985. Chaque équipe était composée de trois membres : un militaire, un gendarme, un délégué C.D.R. Elle avait compétence sur toute létendue du territoire national y compris les Représentations diplomatiques à l'étranger. Les équipes avaient pour mission de faire l'état des biens mobiliers et immobiliers des personnes poursuivies devant les T.P.R., de procéder à toutes investigations

et enquêtes sur les affaires dont elles étaient saisies, de recueillir toutes informations et de rassembler tous éléments susceptibles de faciliter le travail des T.P.R. Elles pouvaient être requises pour l’exécution des jugements des T.P.R.

# En Afrique noire francophone, la tradition consistait à choisir le prénom du futur

baptisé dans la liste des saints du calendrier grégorien en fonction soit du jour de la

naissance, soit du jour du baptème. Il pouvait aussi être choisi selon d’autres critères.

Jean-B.d.L.

était l’abréviation dans le calendrier de Jean-Baptiste de La Salle. C’est

l'incompréhension du sens de l’abréaviation qui a conduit à ce prénom incongru. 191

| |

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire 3. KYÉLEM de TAMBÈLA Yaméogo. C’est encore oublier qu’à partir du 3 janvier 1984, les anciens présidents Sangoulé Lamizana et Saye Zerbo comparaissaient devant les T.P.R.* Mais le procès, sans doute le plus retentissant des T.P.R., füt celui des dirigeants de la Communauté économique de l'Afrique de l'Ouest (C. É.A.O. ÿ°1 Mohamed Tiécoura Diawara, ancien ministre ivoirien qui était

président du Club de Dakar ; Moussa N’gom, ancien directeur des douanes dy Sénégal qui était secrétaire général de la C. É.A.O. et Moussa Diakité du Mali

qui était directeur du Fonds de solidarité et d'intervention pour Le développe. ment communautaire (FOSIDEC), un organe spécialisé de la CÉA ©. étaient accusés de détournement de la somme de six milliards cinq cents mil. lions de francs CFA. qu’ils auraient placée dans des comptes personnels dans

des institutions financières et bancaires intemationales et notamment en Suisse. Lors du dixième Sommet des chefs d’État des pays membres de la C.É.A.O. qui se tenait à Bamako les 28 et 29 octobre 1984, Diawara s’y trouvait aussi. Son arrestation fut décidée et le 29 octobre, dans son avion de retour, Sankara à qui était revenue la présidence en exercice de la CÉAO.

emmenait avec lui Diawara, menottes aux poignées. Il fut séquestré, d’abord à la gendarmerie nationale, puis au Conseil de l’Entente, près de la résidence de

Sankara. Peu après le Sommet de Bamako, N’gom et Diakité furent aussi arrêtés et séquestre rés 2,

283Leur procès eut lieu du 25 mars au 3 avril 1986. Des représentants d’organismes humanitaires y furent invités. Comme des réticences avaient été émises du fait que les avocats n'étaient pas autorisés à plaider devant les T.P.R., le président du C.N.R. prit une disposition spéciale les autorisant à plaider. Mohamed Diawara et Moussa Diakité furent condamnés à une peine d'emprisonnement ferme de quinze ans, Moussa

N’gom à dix ans ferme. Ils furent aussi condamnés à rembourser à la C.E.A.O. l'équivalent du préjudice subi. Le procès qui a été diffusé par la #0 Cf. Sennen Andriamirado, “Justice du peuple chez Sankara”, in Grands procès de l'Afrique contemporaine, Paris, JAPRES, 1990, p. 81-89.

#1 Aujourd’hui dissoute, elle a été remplacée par l’Union économique et monétaire ouest africaine (U.É.M.O.A.) en janvier 1994. 32 Sur cette afffaire cf. -Sennen Andriamirado, Sankara le rebelle, Paris, Groupe Jeune Afrique,

1987, p. 154 -158.-Philippe Gaillard, “Les bons placements de Mohamed

Diawara”, in Grands procès …, op. cit., p. 113-137. 192

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA radio nationale a été suivi avec attention dans les pays limitrophes et audelà. De l’avis général, ce fut un procès équitable.

284-

Par l'exposé clair des faits, par les débats qu’ils suscitaient et

grâce à une compétence souvent admirable des juges, les T.P.R. ont permis aux citoyens de s'informer, de s’instruire et de se familiariser avec

les problèmes de gestion des dossiers et des ressources de l'État®, Le

C.NR. les présenta comme une école de morale, de démocratie civisme. Le succès des T.P.R. amena le C.N.R. à étendre le système tout le pays. L’ordonnance n° 85-037/C.N.R/PRES du 4 août 1985 des tribunaux populaires de secteurs, de villages, de départements

et de dans créa et de

provinces. Le décret n° 85-405/C.N.R./PRES/MED/MIJ du 4 août 1985 les organisait et déterminait leur fonctionnement”, Dans chaque secteur ou village il avait été créé un Tribunal populaire de conciliation (T.P.C.), dans chaque chef-lieu de département un Tribunal populaire départemental (T.P.D.) et dans chaque chef-lieu de province un Tribunal populaire d'appel (T.P.A.). Aux termes de l’ordonnance n° 85-43/ C.N.R/ PRES du 29 août 1985 portant nouvelle organisation judiciaire au Burkina Faso, les juridictions de droit commun étaient désormais les T.P.C., T.P.D., T.P.A. et T.P.R. À titre transitoire, les juridictions existantes conservaient leurs attributions jusqu’à l'institution et la mise en place de structures

révolutionnaires et adéquates. 285-

Le Tribunal populaire de conciliation (T.P.C.) devait contribuer

par ses activités à conscientiser le peuple par rapport à ses droits et devoirs, à éliminer les tares culturelles, les manifestations coloniales, néo-

coloniales, féodales et les coutumes rétrogrades. Il procédait au règlement des conflits sociaux dans le secteur ou le village par la voie de conciliation. Il était compétent pour connaître en matière civile et commer-

ciale des litiges dont l'intérêt au principal n’excédait pas cinquante mille francs CFA. Il connaissait également des situations rendant la vie com3% Dans ce sens cf. -C. Savonnet-Guyot, État et sociétés au Burkina, op. cit. p. 185. -

Administration et développement au Burkina Faso, Presses de l’Institut d’études politiques de Toulouse, 1987, p. 282.

#4 Cf. -Carrefour africain, n° 896, Ouagadougou, 16 août 1985, p. 158. -Carrefour afri-

cain, n° 897, Ouagadougou, 23 août 1985, p. 26s. -C.N.R., La justice populaire au Burkina Faso, Ouagadougou, Ministère de la Justice, 1985. 193

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire 3. KYÉLEM

de TAMBÈLA

munautaire intolérable comme les inconvénients normaux de voisinage et des infractions suivantes : divagation d’animaux, dévastation de champs, de récoltes sur pied ou engrangées, bris de clôtures, feux de brousse, toute destruction de la nature, alcoolisme. C’est l'Assemblée générale du,

comité de village ou de secteur qui élisait les membres du TP.C. 286Le Tribunal populaire départemental (T.P.D.) avait la même mis. sion que le T.P.C. mais à un niveau supérieur. Il était compétent pour connaître d’une part des situations non contentieuses relevant de l’état des personnes : actes de naissance, de mariage, de décès et tous papiers

afférents à l’état des personnes dont la délivrance n’engage pas une procédure contentieuse : et d’autre part des actions contentieuses en matière de conflit de travail, en matière civile et commerciale dont le taux évalué

en argent était supérieur à cinquante mille francs CFA sans dépasser cent mille francs C.F.A., des contraventions ayant fait l’objet d’une vaine ten-

tative de conciliation du T.P.C. Les membres du T.P.D. étaient élus par l’Assemblée générale du comité départemental parmi ses membres. 287Le Tribunal populaire d’appel (T.P.A.) comprenait parmi ses membres deux juges professionnels. Il était une juridiction de recours contre toute décision rendue au contentieux par les T.P.D. Il jugeait en fait et en droit et rendait des décisions qui n’étaient susceptibles d’aucun recours. Il prenait des décisions d’annulation ou de confirmation. 288-

La saisine des T.P.C., T.P.D. et T.P.A. se faisait sur requête ver-

bale ou écrite sans timbre. La procédure était très allégée et rendue acces-

sible à la population #5, C’était une forme de retour à la justice distributive. Ces tribunaux remplaçaient

les tribunaux de droit coutumier qui

étaient dissous. Pour le C.N.R. « le droit révolutionnaire du peuple » devait prendre le pas sur «l'ancien droit réactionnaire de la minorité

3%5 Dans ce sens, cf. Directive conjointe n° 860003 du 4 février 1986 du secrétariat général

national des C.D.R. et du ministère de la Justice relative à la mise en place des Tribunaux populaire de conciliation (T.P.C.) dans les secteurs et villages du Burkina Faso. Cependant, tout prévenu comparaissant devant les T.P.R. était tenu de verser au greffe dudit tribunal une caution de trente mille (30 000) francs destinée à la couverture d’une partie des frais de justice. La somme versée était déduite des frais de justice auxquels était éventuellement condamné le prévenu. En aucun cas elle ne donnait lieu à remboursement quel que fût l’issue du procès. 194

Thomas SANKARA

et !

volution au Burkina Faso

loppement autocentré

EM de TAMBËLA

bourgeoise ». Aussi a-t-il été procédé à la réorganisation du fonctionne-

ment des juridictions pour l'adapter aux réalités nationales. L'article 1* de l’ordonnance n° 85-45/C.N.R./PRES du 29 août 1985 portant fonctionnement des juridictions au Burkina Faso indique que « Toutes les

juridictions de jugement du Burkina Faso traitent les affaires au nom du

peuple et ne sont guidées dans leurs décisions et jugements par les dispositions législatives que dans la mesure où elles n'ont pas été abolies par la Révolution et ne sont pas contraire à la conscience et au sentiment du droit révolutionnaire. » L'article 2 dispose: « Dans les limites de leurs

compétences, les juridictions sont tenues d'examiner au fond toutes de-

mandes qui leur sont présentées. Elles ne peuvent les écarter pour des raisons de pure forme. » L'article 3 précise : « Sans se laisser restreindre par une règle de forme mais en se guidant par les considérations

d'équité, le juge civil, pénal ou administratif peut rejeter toute référence

à l'écoulement d'un délai de prescription ou de tout autre délai et, en

dépit de ces considérations ou d'autres de caractère formel, faire droit à ioute demande manifestement juste. » L’ordonnance n° 85-44/C.NR./ PRES du 29 août 1985 supprimait le Conseil supérieur de la magistrature et prévoyait en lieu et place la mise en place d’un organe qui devait prendre en compte les nouvelles réalités politico- juridiques du Burkina. 289- Dans le cadre de la réorganisation de l’appareil judiciaire, les charges d’huissier de justice, de notaire et de commissaire-priseur avaient été supprimées le 30 août 1985 par le conseil des coordonnateurs géné-

raux du Faso. Le kiti n° 85-25/C.N.R./PRES du 30 septembre 1985 portant création, attribution et compétence de mandataires de justice créait dans chaque compagnie de gendarmerie une équipe de mandataires de justice qui exerçaient leur fonction sous Îe contrôle d’un inspecteur et sous l'autorité des procureurs du Faso et des procureurs généraux. Îls exerçaient exclusivement les fonctions précédemment dévolues aux huissiers. Les fonctions notariales étaient exercées de plein droit par les greffiers en chef des cours et des tribunaux lesquels étaient directement saisis par les plaideurs sur simple requête. Par déclaration du C-N.R. du 31 août 1985, de nouvelles terminologies s'inspirant des langues nationales avaient été introduites dans le langage juridique. Ainsi les termes loi, décret, arrêté et circulaire avaient été remplacés respectivement par les termes zafu, kiti, raabo et 195

|

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso

Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA

koèga?, Pour le C.NR., ces nouvelles appellations « dépassent les con. cepts du droit bourgeois par leur contenu révolutionnaire. » 290En matière d’aide judiciaire, le conseil des ministres du 31 dé. cembre 1986 adoptait la zatu n° AN 1V-020 portant création, organisation et fonctionnement de Cabinets populaires d’assistance judiciaire

(C.P.A.J.) Ces cabinets étaient animés par des songda”*. C’étaient des magistrats payés par l'État et chargés de conseiller et d’apporter une aide

judiciaire à ceux qui le souhaitaient. Ils se posaient ainsi en concurrents directs des avocats. Il était fait obligation à tout établissement public, toute entreprise ou société privée qui bénéficiait d’une quelconque participation financière de l'État, d’avoir recours à leurs services en cas de litige. Toute personne privée ou société à capitaux privés pouvait aussi avoir recours à leurs services ; dans ce cas l’argent payé en contrepartie

était versé au Trésor public. Avec les C.P.A.J. le C.N.R. entendait limiter l’affairisme de certains avocats. D’aucuns

prétendent qu’à terme cela

devait aboutir à la suppression de la profession d’avocat. Ce fut là une création originale. On peut cependant se poser des questions sur Pefficacité d’un tel système. Un défenseur rémunéré par l’État, qui n’est pas libéral et indépendant, et dont la carrière ne dépend pas de lui seul et des résultats, peut-il être aussi motivé et efficace que l’avocat ? Les

C.P.A.J. ont été supprimés en 1990 à l’instigation des institutions financières internationales. 291-

Bruno Jaffré a su résumer la politique judiciaire du C.N.R. en ces

termes : « La réforme de la Justice est incontestablement une des plus importantes de celles issues de la révolution d'août 83, tant par son ampleur que par son originalité. La première véritable tentative dans un pays de

l'Afrique francophone de rompre avec le système judiciaire hérité de la colonisation. Les pratiques anciennes en matière de justice en Afrique sont #7 La zatu prise par le président du Faso était l'expression générale de la volonté du peuple. La zatu était proclamée. Le kiri était pris par le président du Faso et pouvait porter le contreseing de ministre. Le kiff était prononcé. Le raabo était un acte pris par les autorités suivantes : ministre, haut-commissaire, préfet. Le raabo était annoncé.

#8 Songda en langue more signifie celui qui aide, qui assiste, qui apporte son concours aux autres. Le pluriel donne Songuedba. Pour faire simple, le C.N.R. avait décidé que le mot songda devait rester invariable. 196

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA prises en compte mais en leur donnant un contenu plus populaire en en dessaisissant la chefierie. Une démarche qui tente de rompre aussi avec l'hypocrisie qui règne dans les autres anciennes colonies. On y a importé le

droit

français méconnu par la grande masse de la population qui s'en remet

encore pour la plupart du temps à la care locale pour régler les conflits. Ce à quoi le Burkina a tenté de mettre fin.°

Im

La politique économique du C.NR.

La politique économique du C.NR. était axée sur la planification du développement (A), la rigueur et la transparence dans la gestion des ressources de l’État (B), la maîtrise de l’aide extérieure (C), le compter sur ses propres forces (D), la maîtrise de la production (E), la consommation

de la production nationale (F), la protection de la production nationale (G)} et le développement des transports (HI). LA PLANIFICATION DU DÉVELOPPEMENT A)

Pour asseoir un plan quinquennal aussi réaliste que possible (2), le C.NR. avait besoin de pouvoir évaluer l'adhésion et la participation po-

pulaires. C’est dans ce contexte que fut lancé le Programme populaire de développement (P.P.D.) (1).

1-

Le programme populaire de développement

Lancé le 1° octobre 1984, le Programme populaire de dévelop292pement (P.P.D.) était étalé sur quinze mois, d'octobre 1984 à décembre 1985. Il concernait des investissements nationaux et régionaux avec une

enveloppe financière globale de 160 692 millions F CFA. Il était financé pour 19% par des ressources nationales et pour 81% par des ressources extérieures. Les investissements régionaux dont les coûts devaient être pris en charge par les provinces reposaient sur des projets de petites dimensions et le coût annuel de chaque projet ne devait pas excéder cinq cent millions de francs CFA. Pour la réalisation des projets régionaux

notamment, la participation populaire (participation bénévole aux tra-

vaux, à la conception des projets, contributions financières, etc.) a été déterminante. 3% Bruno Jaffré, Burkina Faso - Les années Sankara - De la Révolution à la Rectification, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 126.

197

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré

Apollinaire J. KYÉLEM

de TAMBËLA

293Le P.P.D. a joué un rôle d’innovation et de responsabilisation. Les populations, au lieu d’être tenues à l'écart, étaient encouragées, non seulement à participer, mais aussi et surtout à initier, concevoir et définir leurs propres projets. Ainsi, à l’échelle des villages, des départements et des provinces, des projets socio-économiques (écoles, collèges, dispensaires, bâtiments administratifs, routes, retenues d’eau, etc.} furent conçus et réalisés entièrement ou en partie par les populations elles-mêmes, C'est sur la base de l’expérience et des estimations faites à partir du

P.P.D. que fut établi le plan quinquennal de développement populaire

(P.Q.D-P.). 2-

Le plan quinquennal de développement populaire

Le 3 avril 1985, le président du C.N.R. lançait un appel aux Burkinabè pour qu’ils écrivent un plan quinquennal. Le 4 août 1986 celui-ci était adopté sous le nom de Plan quinquennal de développement populaire (P.Q.D.P.) Avant d’en analyser le contenu (b) et la nature (c), il n’est peut-être pas inutile de rappeler l’importance de la planification dans l’économie (a). a)

294-

F.

Perroux

L'importance de la planification

relève

l'importance

de

termes : « Le plan devrait être le souci commun

la planification

en

ces

du socialisme conscient,

de l’interventionnisme libéral et même du libéralisme extrême. Le socialisme tire du plan le contenu concret de sa politique et la mesure de son rêve ; l’interventionnisme libéral y puise l'évaluation des quantités glo-

bales (demande effective, investissement) sur lesquelles il accepte d'agir ; le libéralisme extrême y trouve occasion de circonscrire les ravages

de

l'ennemi

qu'il se propose

de

cantonner

ou

de

réduire :

l'Étaf®. » Même si le rôle que joue le plan dans l’économie diffère en fonction des orientations et des choix politiques, son importance est ici mise en relief. La planification implique la prise en main consciente de l'avenir, la détermination des objectifs à atteindre et la définition des moyens de leur réalisation. *® François Perroux, “Le capital national”, Actualité économique et financière, juin

1947, p. 13.

198

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA

295-

Beaucoup voient la planification uniquement sous l'angle du dé-

veloppement. $. Amin soutient même qu’on ne peut planifier qu’un déautocentré"’!. La planification dans une économie veloppement

d'orientation capitaliste est contestée parce que, dans ce cas, les plans ne

prévoient pas d’intervention massive de |” État dans la production. L’ État

dans le meilleur des cas se charge des projets rejetés par le capital privé

qui les juge peu

avantageux.

Le but poursuivi par le plan n’est pas

d'assurer un développement harmonieux de l’économie mais de créer un climat favorable à l’activité du capital privé surtout étranger. Malgré la présence du plan, la ligne générale de développement est déterminée non par l’État, mais par les monopoles étrangers. Vidée de son contenu, la planification apparaît alors comme une coquille creuse, une technique qui se révèle inefficace. Elle est au mieux une simple programmation.

Il ne semble pourtant pas indiqué de limiter la planification au 296développement autocentré où à l’économie d'orientation socialiste. La planification capitaliste doit être prise en considération dans sa spécificité, Elle peut même servir de matière à réflexion car dans certains cas la planification capitaliste, celle des entreprises privées par exemple, apparaît plus rigoureuse que la planification socialiste, 1 est vrai cependant

que la planification capitaliste comporte des limites. En économie socialiste par contre, le plan exprime la conception économique et politique du

développement du pays pour la période envisagée et détermine les voies et les moyens les plus efficaces de sa mise en œuvre à partir d’une analyse circonstanciée des lois objectives de la vie sociale, des liens réciproques entre toutes les branches et les sphères de l’économie nationale, compte tenu du niveau existant et des perspectives de développement des sciences et techniques. b)

Le contenu du plan quinquennal de développement

populaire (1986-1990)

Au vu des étapes de son élaboration, le Plan quinquennal de déve297loppement populaire (P.Q.D-P.) était le produit d'une réflexion

41 C£ Samir Amin, Impérialisme et sous-développement en Afrique,

199

op. cit., p. 30.

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBËLA d'ensemble". 11 était la synthèse des projets de développement conçus

par les différentes couches de la population. Une place importante était réservée au développement rural (42,5% de l’enveloppe financière) et aux infrastructures économiques (20, 8%). Il confirmait la volonté ay C.N.R. de construire une économie nationale par le développement des

secteurs de production et de soutien à la production. Si le P.Q.D.P. met. tait en évidence les objectifs économiques du C.N.R., les moyens que le C.NR. se donnait pour y parvenir pouvaient être discutés d’autant plus que le financement du plan était essentiellement basé sur des ressources

externes soit 82% au début de l’exécution du plan en 1986 contre 75% à la fin en 1990. C’est un paradoxe que de vouloir construire une économie

indépendante en s’appuyant essentiellement sur l’extérieur qui, au contraire, ne devrait servir que d’appoint. On peut alors estimer que soit les

choix économiques n’étaient pas adaptés, soit la volonté de rupture n’était pas bien réelle. Le développement autocentré suppose une volonté de rupture accompagnée de choix économiques adaptés. Si l’un des deux fait défaut, l’effort de développement peut aboutir à un accroissement de la dépendance. L’Algérie en a fait l'expérience avec des choix inadaptés dans sa politique industrielle, notamment sous le président Houari Boumedienne.

298Le développement autocentré suppose que l’on tourne le dos aux solutions de facilité pour explorer le réel et le possible. La facilité tue l'initiative. Le recours massif au financement extérieur pour le P.Q.D.P. traduisait peut-être

une

insuffisance

dans

l’exploration

des

capacités

créatrices et imaginatives des populations. Or, si à ce niveau la participation populaire est insignifiante, les réalisations qui en résulteront risquent de n’être que de simples transplantations et donc inadaptées. Est-il nécessaire de rappeler que les pyramides d’Égypte, la grande muraille de Chine et tous les chefs-d’œuvre de l’Antiquité ont été réalisés par les populations concernées avec les moyens de l’époque alors même que l’état des connaissances était beaucoup plus limité ? Seule la détermina#92 Avant son lancement le 4 août 1986, son élaboration a commencé en avril 1985 avec l’Appel du président du Faso et la mise en place, peu de temps après, des structures. De la base au sommet, toutes les couches sociales ont contribué à son élaboration. Cf. Carrefour africain, n° 938, Ouagadougou, 6 juin 1986, p. 11.

200

A

Thomas SANKARA

et la Révolution au Burkina Faso

érience de développement autocentté re J. KYÉLEM de TAMBÈLA

tion leur a permis d’atteindre leurs objectifs. Pour que les réalisations

soient intégrées, la participation des populations à tous les niveaux est nécessaire. À la décharge du C.N.R. on peut considérer qu’en à peine trois ans d’exercice du pouvoir, il lui était difficile d’inverser radicalement les données. Il faut sans doute du temps à tout nouveau régime pour

gérer l’héritage du précédent avant de pouvoir asseoir de façon autonome sa propre politique. La nature du plan quinquennal de développement populaire c) 299-

Un

plan peut être impératif ou simplement indicatif, souple ou

rigide. Rien ne permet d’affirmer que le P.Q.D.P. était soit impératif soit

indicatif. Cependant, on ne peut pas prétendre qu’il était simplement in-

dicatif. Il avait un certain caractère obligatoire. L’hebdomadaire gouvernemental Carrefour africain avait estimé que les projets et programmes qui faisaient l’objet de planification dans le cadre des investissements publics (mines, agriculture, transports, énergie, santé, éducation) apparaissaient comme entrant dans le cadre d’un plan impératif"®. Le P.Q.D.P. était une zafu (loi) ; à ce titre il était doté d’un certain caractère obligatoire. Mais rien ne permettait d’affirmer qu'il était un plan impératif. Il y a un vide juridique sans doute voulu par les autorités d’alors

compte tenu des prévisions, des objectifs recherchés et de la qualité souhaitée. L'obligation à laquelle contraignait le P.Q.D.P. était une obliga-

tion de moyen et non de résultat. Celui-ci peut être situé à mi-chemin entre le plan indicatif et le plan impératif avec de la place pour une certaine souplesse.

300-

Si le plan simplement indicatif souffre de manque de rigueur dans

son application, le plan impératif peut conduire à l’absurde par excès de

rigueur. La planification socialiste en fournit une illustration. Dans les ex-États “socialistes” d'Europe, avant les réformes économiques des an-

nées

1960,

la planification

était impérative

et rigide.

On

mesurait

l’activité économique sur le volume de la production brute. On utilisait

essentiellement des critères quantitatifs. Régnait alors “l’idéologie de la tonne”. 1] suffisait que l’entreprise remplit un programme de production quantitatif. Peu importait l’accumulation des invendus, des stocks inutili-

#3 Carrefour africain, n° 938, Ouagadougou, 6 juin 1986, p. 11.

201

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré Apallinaire J. KYÉLEM de TAMBÉLA

sés. Si l’on en croit D. Satter, jusqu’en 1979, aucun écart par rapport au plan n’était toléré en U.R.S.S. sans l’accord du parti. Les responsables du

plan fixaient des objectifs de production ambitieuse pour obliger les chefs d’entreprise à utiliser au maximum

les hommes,

les matériaux et

les machines. Les directeurs d’entreprise trouvaient la parade à cela en surestimant

leurs besoins

en ressources.

Ainsi,

l’ensemble

du système

vouait un véritable culte aux résultats fictifs. Par exemple les travailleurs des transports faisaient aller et venir du fret entre des villes éloignées les unes des autres pour obtenir un kilométrage élevé*"*. Au lieu du plan impératif, le plan assorti d’une obligation de moyen pour les responsables chargés de son application paraît mieux indiqué pour parvenir à une plus

grande efficacité à condition que tout soit mis en œuvre pour la coordination et le suivi des activités.

B)

LA RIGUEUR ET LA TRANSPARENCE DANS LA GESTION DES RESSOURCES DE L’ÉTAT {-

301-

La rigueur dans la gestion

Dans toute politique économique la gestion en est un élément impor-

tant. Avec une bonne gestion les effets du sous-développement peuvent être limités. Pour une utilisation optimale des ressources de l’État, Sankara avait opté pour une politique d’austérité qu’il avait expliquée en ces termes : « … pour les grandes opérations que nous allons entreprendre très bientôr, nous avons demandé à chacun un sacrifice, sacrifice qui n'est que le prix à payer pour notre liberté et notre dignité. Nous avons le choix ; ou bien faire un sa-

crifice nous-mêmes, sur nos salaires, sur nos avantages, sur nos privilèges, ou alors nous prostituer et demander à telle ou telle puissance de venir nous aider. Il faut faire un choix … la Révolution voltaïque a fait son choix ; elle est du côté de l'honneur,

elle tourne le dos résolument à la mendicité.

C'est

pourquoi il y a des mesures restrictives de privilèges. Mais nous disons qu'il n'est pas normal que des salaires varient en Haute-Volta d'un extrême à

l'autre. Pendant que certains Voltaïques … sont obligés de rechercher péniblement leur pain, il y en a qui sont à l'heure du pain beurré, même des crois-

sants beurrés. C'est de cette différence que nous ne voulons plus. Nous disons #4 Cf. David Satter, “Les carcans de l'économie soviétique”, Problèmes économiques,

n° 1657, Paris, 23 janvier 1980, p. 14-15. 202

a

Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso Une expérience de développement autocentré ApollinaireJ. KYÉLEM de TAMBÈLA

que nos mesures peuple.»

restrictives visent au bien-être et à la libération du

Quand il était premier ministre, Sankara avait déjà montré 302l’exemple. Après un voyage en Libye, il avait reversé dans les caisses de l'État les frais de mission qui lui avaient été alloués à cet effet parce qu’il avait été entièrement pris en charge par le colonel Kadhafi. Dès octobre 1983, le conseil des ministres décidait que les membres du gouvernement et les présidents des institutions céderaient leurs indemnités de représentation au bénéfice des provinces pour financer des opérations d’intérêt général*%, I! n'y avait de traitement particulier ni pour le chef de l'État, ni pour les présidents d'institution, ni pour les membres du gouvernement. Chacun continuait à percevoir son salaire antérieur. Le président

Sankara ne percevait donc que son salaire de capitaine de l’armée de terre, soit 138 736F4%7. En 1984 la réduction des indemnités dont bénéfi-

ciaient les cadres de l’État avait permis une économie budgétaire d’environ deux milliards de francs CFA. En décembre 1984, l’âge de la retraite fut ramené de 55 à 53 ans. En conséquence, en 1985, rien que

dans la ville de Ouagadougou, près de cinq mille agents de l’État furent admis à faire valoir leurs droits à la retraite".

*% Discours prononcé le 11 février 1984 à Bobo-Dioulasso. 4% Ces indemnités mensuelles étaient de 300 000 F CFA pour le président de la Répu-

biique et de 75 000 F CFA pour le grand chancelier des Ordres nationaux, les membres du gouvernement et le président de la cour suprême. L’ordonnance n° 84-18/CNR/PRES du 26 avril 1984 divisera la cour suprême en deux : la Haute cour judiciaire et la Haute cour d'Etat. La cour suprême fut rétablie par ordonnance n° 91-51 PRES du 26 août 1991 portant composition, organisation et fonctionnement de la Cour Suprême. En 2 000, à l’occasion des réformes entreprises à la suite de la crise sociale et politique survenue après l'assassinat du journaliste d’investigation Norbert Zongo, la cour suprême fut encore supprimée et remplacée par quatre hautes juridictions : Le conseil constitutionnel, le conseil d’État, la cour des comptes et la cour de cassation.

#97 Pour le même grade, la rémunération était différente selon qu’on relevait de l’armée de terre ou de l’armée de l'air. Ceux de l’armée de l’air étaient mieux rémunérés.