La mort du roi Arthur: Traduction nouvelle et présentation 2264016248, 9782264016249

Quoique récit complet et autonome, la Mort du roi Arthur constitue la dernière partie d'un vaste cycle, conçu et ex

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French Pages [324] Year 1992

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La mort du roi Arthur: Traduction nouvelle et présentation
 2264016248, 9782264016249

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du roi Arthur

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U. G.E. 10/18] 12, avenue d'Italie - PARIS

XIII°

LA MORT DU ROI ARTHUR Traduction nouvelle et présentation de MARIE-LOUISE OLLIER

Série « Bibliothèque médiévale » dirigée par Paul Zumthor

© U.G-E. 10/18 1992 ISBN 2.264.01624.8

INTRODUCTION

Présentation D’entrée de jeu, La Mort Artu se présente comme la « dernière partie» d’un ensemble, faisant suite à ce

que le prologue nomme Les aventures del saint Graal, et l’épilogue nous précise qu’il s’agit de l’Estoire de Lancelot. Notre roman clôture donc, après le Lancelot propre et la Quête du Graal, ce que l’on a appelé le Lancelot en prose. Cet ensemble a comme préalable obligé (quel que soit par ailleurs le moment où elles ont été rajoutées au Lancelot), l’'Estoire du Graal et l'Estoire de Merlin, les deux premières étapes de l’histoire arthurienne telle que l’a conçue Robert de Boron au début du siècle, en donnant une orientation décisive

au thème du Graal inauguré par Chrétien de Troyes dans le dernier de ses romans, inachevé. Cette somme,

baptisée par Ferdinand Lot le Lancelot-Graal, est datée approximativement des années 1220-1240, et est anonyme en toutes ses parties; mais alors que le problème de son unité et de la diversité d'auteurs a hanté les médiévistes de la première moitié de notre siècle, la critique récente a insisté plutôt sur l’extraordinaire brouillage narratif mis en place, d’une façon générale, dans toute la littérature du Graal en prose au

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XIII° siècle. La question d’identifier un ou plusieurs auteurs s’est trouvée ainsi déplacée, au profit d’une attention plus grande portée à un certain type d’écriture narrative et à la cohésion interne du texte. Depuis donc la christianisation opérée par Robert sur le Graal, devenu le vase de la Cène dans lequel Joseph d’Arimathie a recueilli le sang du Crucifié, les romans arthuriens en prose héritent d’une donnée incontournable : l’histoire arthurienne s’insère dans une histoire globale de l’humanité, qui commence avec la Passion du Christ et son dessein rédempteur, en passant par l’évangélisation de la Grande-Bretagne, autour de la figure centrale de Merlin, et se termine, sur une sorte de vision d’apocalypse, avec la fin du monde, confondu avec la communauté arthurienne. Ainsi, la mort du roi Arthur et de ses compagnons, déjà connue des historiens du XII° siècle (Geoffroy et son « translateur » Wace), pour la première fois signe la fin de l'humanité, en même temps que celle du récit. Joseph, Merlin, Perceval, sont ainsi, dès les premières

années du XIII° siècle, les héros respectifs d’une trilogie qui, très vite (vers 1210), a connu une mise en

prose, assurant la transmission du grand projet de Robert de Boron, dont ne nous sont parvenus du reste que le Joseph et quelque cinq cents vers du Merlin. Mais la grande nouveauté du Lancelot-Graal, c’est d’avoir intégré, à côté du Conte du Graal, le Chevalier de la Charette, et d’avoir substitué à Perceval (le jeune « nice » hérité de Chrétien de Troyes, celui qui dans le Perceval en prose mène à leur terme les aventures du Graal) le couple Lancelot-Galaad, père et fils. Le Graal n’est plus seul à représenter le désir ordonnant les aventures chevaleresques : le ou les auteurs du Lancelot-Graal ont réintroduit, avec Lancelot, le «fin amant » de la reine Guenièvre, la figure de la femme

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instigatrice de prouesses. Avec une complexité et une richesse très éloignées de la Trilogie, deux ordres de valeurs désormais interfèrent, dans un rapport de complétude au reste plus que de compétition : si Lancelot, à cause du « péché de la reine », est écarté de la quête du Graal, il fallait qu’il ait atteint les sommets où l’a poussé son amour pour Guenièvre, dans l’ordre de la chevalerie « terrienne », pour être digne d’engendrer le chaste Galaad, le héros pur et sans tache, qui fait un parcours sans faute dans l'itinéraire de la chevalerie « célestielle ». C’est dire, et la critique récente a eu raison d’insister sur ce point, que la Quête du Graal et La Mort Arthur ne peuvent-sans contre sens être isolées l’une de l’autre. Notre roman se situe donc dans l’après-Graal, et dès le début s’instaure une tonalité crépusculaire: ce qui reste à conter, pour compléter Les Aventures du saintGraal, c’est justement la vie de ceux qui restent, les laissés-pour-compte de la Quête, ceux qui doivent désormais composer non seulement avec leur mort proche et la fin du monde arthurien, mais avec la condamnation que fait peser sur eux leur échec. Passé le temps des chevaleries célestielles, le monde arthurien ne peut évidemment faire retour sur l’avant, du temps que la reine et le Graal structuraient, chacun dans leur ordre, tout désir, et les valeurs qui avaient pourtant fait leurs preuves apparaissent dévoyées: la prouesse de Gauvain, déjà stigmatisée dans la Quête par un ermite, est déconsidérée et imputée à la « mescheance », que lui vaut son «péché». D’ailleurs les aventures sont terminées, et les tournois s’avèrent vite un ersatz peu satisfaisant, prélude à un exercice des armes autrement plus meurtrier, qui fait d’abord éclater la fiction de la solidarité de la Table Ronde, pour s’achever par la guerre parricide et infanticide des

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« grandes plaines de Salesbières ». Serait-ce que Gauvain ne reçoit que le juste salaire d’une vie qui n’a pas connu vraiment le lien entre amour et prouesse? Mais Lancelot n’est pas davantage épargné. Ce « péché de la reine » dans lequel il retombe, qui fait écho à celui de Gauvain, se manifeste par une inversion inattendue des signes: ce qui par excellence doit être « celé » s’exhibe, s’offrant ainsi aux dénonciations des félons,

tandis qu’une manche imprudemment accordée affiche les couleurs d’une dame autre que l’unique. L’incognito, qui a toujours été l’image de marque de Lancelot depuis ses débuts en chevalerie, s’accommode mal du déguisement en nouveau chevalier : Lancelot se fait blesser grièvement par quelqu’un de son « lignage », cependant que, le secret de l’identité percé, s’y substitue sous des apparences que la reine juge cruellement «aparissantes», celle de l’amant de la demoiselle d’Escalot. Et c’est Lancelot lui-même qui, sur le mode ludique encore du tournoi, consomme symboliquement l’éclatement de la Table Ronde, en choisissant de se joindre au camp de ses adversaires. Dans toute la première partie du roman, le mauvais fonctionnement des signes ainsi se généralise : la reine est accusée d’un meurtre dont elle n’a été que l’instrument; Lancelot, pour qui il est si important de renouer avec le lien amour-prouesse, est atteint par une flèche destinée à un cerf. Enfin, il ne reconnaît pas, dans cet

adversaire au visage découvert auquel il tranche la tête, Gaheriet son ami et le frère préféré de Gauvain. Dès lors, tout est en place pour l’accélération des événements dans la deuxième partie du roman, tandis que se multiplient les avertissements terriblement peu ambigus, qui dès le siège de la Joyeuse Garde, annoncent au roi et à Gauvain la destruction finale.

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L'épisode central à partir duquel tout bascule, la libération de la reine condamnée au bûcher après la découverte des amants, semble mettre au premier plan. des causes de la catastrophe l’adultère entre Lancelot et Guenièvre. C’est aller trop vite, et oublier notamment la sanction de la morale narrative: de tous les protagonistes de ce drame, eux seuls sont épargnés et ont le loisir de faire une fin édifiante dans leurs ermitage et monastère respectifs. C’est oublier aussi que Lancelot, dans cette deuxième partie, opère un redressement qui le hisse à un niveau moralement inégalé de la chevalerie «terrienne», une chevalerie terrienne sans doute désormais approfondie par le passage du Graal. Ce chevalier, que la demoiselle d’Escalot fustigeait comme « le plus vil et le plus vaillant », contraint chacun de ses adversaires à s’incliner devant lui et à le reconnaître plus que jamais comme le meilleur et le plus courtois chevalier du monde. À la Quête, inondée d’une clarté crue où bons et mauvais sont définis sans ambiguïté selon leur état de grâce ou de péché, succède ainsi un monde où les frontières entre le bien et le mal soudain deviennent floues,

et où se brouille la distinction vérité/mensonge. La demoiselle d’Escalot ne vient porter sa plainte devant la cour arthurienne qu’une fois morte, et sans espoir de réparation; Gauvain se propose virtuellement pour défendre la réputation de Lancelot; ce dernier livre le duel contre Mador de la Porte, et se bat aussi contre Gauvain, tandis que Arthur et Mordret font de la bataille de Salesbières le lieu de leur ultime affrontement.

Maïs, parmi ces situations dans lesquelles il semble impérieux de faire appel à Dieu pour faire apparaître ce qui demeure obscur à l’homme, il en est deux dont l'étrangeté est la plus propre à déconcerter le lecteur

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moderne: les épisodes du fruit empoisonné et du flagrant délit. Ils ont en commun de faire montre d’un formalisme juridique difficilement acceptable. La reine offre à un chevalier un fruit dont il meurt. Le lecteur connaît le coupable, et même son nom; mais aux yeux des autres, seul finalement compte le lien entre le geste de la reine et le résultat — au point qu'aucun des brillants chevaliers présents, même Gauvain, personnellement sollicité par son oncle, n’ose se « déloyauter» pour elle. Lancelot seul s’y hasardera et saura reformuler l’accusation de telle sorte qu’aussitôt le bon droit change de camp et Gauvain et le roi se remettent à espérer. La scène du flagrant délit est tout aussi curieuse : l’adultère des amants semble être un secret largement éventé; même les moins curieux, ou les moins malveillants comme Gauvain, s’en aperçoivent — sauf le roi. Et voici que les amants surpris autant qu’on peut l'être parviennent à éviter le flagrant délit absolu : ils ont le temps de se vêtir, grâce à une porte providentiellement fermée, et Lancelot réussit à s’enfuir. La reine certes est condamnée, mais les meil-

leurs (et aussi le petit peuple) reprochent au roi sa déloyauté, sans doute pour avoir décidé sa mort sans lui laisser la possibilité de se défendre. C’est enfin le pape de Rome lui-même qui, brandissant les menaces d’interdit et d’excommunication, obtient du roi, sous le même fallacieux prétexte qu’il n’y a pas eu flagrant délit, qu’il reprenne la reine. Lancelot, lors de la restitution, soutient une dernière fois auprès du roi son innocence et celle de la reine, en proposant un duel judiciaire, que le roi s’est toujours obstiné à lui refuser. Serait-ce qu’on redouterait ici le « sacrilège » que s’est permis Thomas dans son Tristan, qui a mis Dieu en position de favoriser ouvertement les amants? Il me paraît que ces deux épisodes, dont le premier a

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été généralement mal jugé par la critique, se fournissent un éclairage réciproque dans leur complémentarité. La « mescheance » qui frappe Guenièvre dans le premier (alors qu’elle l'épargne dans la scène du flagrant délit), surprend certes par son côté immérité. Mais outre que la séduction qu’exerce ici la reine «source de toutes beautés » ravive pour un auditoire médiéval des souvenirs anciens, quand s’y mêlent à la fois le fruit tendu et le «venin», ce procès absurde tient lieu de celui qu’on attendrait ailleurs : son innocence éclate dans un cas autant que la culpabilité des amants est patente dans l’autre. Tout se passe alors comme si le type de vérité en jeu dans ces procès était soumis à un déplacement : d’un côté, l’innocence de la reine est globalement voilée par les soupçons qui pèsent sur elle et habitent désormais le roi, de retour de son séjour chez sa sœur Morgue; de l’autre, la morale de l’amour entre Lancelot et Guenièvre n’a rien à faire avec la culpabilité de l’adultère. C’est pourquoi le duel en faveur de l’innocence du couple n’aura pas lieu. C’est pourquoi aussi le châtiment qui atteint Mordret

coupable,

lui, sans contrepartie,

de

convoiter la reine, est exemplaire, et que la férocité de Lancelot à l'égard des descendants de ce fils/neveu maudit ne connaît pas de bornes. Ainsi, le triomphe de Lancelot aux armes n’est ni mécanique (en témoigne ce ralentissement alarmant dans son combat contre Gauvain) ni dû à une quelconque supériorité physique : Mador de la Porte est un chevalier d’une taille élevée et d’une vigueur peu commune. Il ne traduit pas non plus sans détour, tout uniment, la justice divine, en ce que la vérité que fait éclater finalement la victoire n’est jamais celle qui constituait l’enjeu premier du combat: dans les deux duels que Lancelot est appelé à livrer, les formules de

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dénégation ne reprennent pas l’accusation mot à mot, comme il serait de règle; Lancelot introduit la notion de préméditation ou d’intention, et cela suffit pour faire changer de camp droit et tort. Il est par ailleurs le seul à dégager cet espace d’interprétation — parce qu’il est le seul dont les prétentions à la vérité ne sont gauchies par aucune passion personnelle. On n’a pas assez remarqué à cet égard l’importance des séquences de discours direct. C’est moins leur nombre qui est ici à considérer que leur nature : qu’il s'agisse de l’amour repoussé de la demoiselle d’Escalot, de l’infidélité présumée de Lancelot, de la tragique aventure du fruit empoisonné, des dénonciations successives des amants (où même l’image a besoin de la légende qui la commente) — au vrai, d’à peu près tous les épisodes qui ne sont pas les récits de combat pro-

prement dit, ils donnent tous lieu à d’incessantes reprises dans le discours des uns et des autres. Ces discours, qui prennent le relais du récit et où chacun apporte son point de vue, se distinguent donc fondamentalement du didactisme affiché de la Quête, à travers les diverses voix autorisées qui s’y font entendre. Ils sont à lire comme l'expression de points de vue moins erronés que différents, de sorte que se dessine un réseau de significations possibles, se perçoit une opacité, après les transparentes hauteurs où nous a entraînés la Quête, définitoire de l’être humain aux prises avec les contradictions de sa condition. De cette épaisseur nouvelle, d’une indéniable grandeur, les avertissements inutilement prodigués à Arthur et à Gauvain, auxquels ils ne pourraient obéir qu’au prix de se renier eux-mêmes, sont à la fois les manifestations et

les signes. L'intervention de Fortune et de sa roue, motif quasiment obligé pour un auteur médiéval, ne doit pas faire illusion : Fortune ne prend en charge que 14

le principe très général des vicissitudes auxquelles sont soumis les puissants de ce monde. Pour le reste, si c’est bien le «péché» qui entraîne la « mescheance », ce péché n’est pas du genre de celui qu’on confesse aisément la veille d’une bataille, et il importe à la dignité humaine de l’assumer. Arthur ne s’y trompe pas, qui assigne la responsabilité de la guerre, non point à la justice divine, mais à l’« orgueil de Lancelot ». Lancelot échappe en effet à ce destin, pour avoir constamment payé le prix du haut degré d’exigence auquel il a su maintenir son désir (il n’avoue en confession que les péchés dont il se sent « le plus coupable ») — et c’est cela, finalement, que sanctionne la justice divine, en conformité avec la nécessité de donner à

Galaad ce père-là. La critique a généralement noté aussi combien peu est présent dans ce roman le merveilleux — un merveilleux qui tourne résolument le dos à une interprétation chrétienne. Sans doute les survivants de l’hécatombe finissent pieusement leurs jours, et Arthur est enterré à la Chapelle Noire. Mais auparavant, son épée jetée dans le lac est saisie par une main qui la ramène dans l’eau, en contrepoint de cette autre main qui, jaillie du ciel, venait dans la Quête s'emparer du Vase sacré, et lui-même, entraînant son cheval et portant ses armes, dans le plus pur style du héros celtique, est monté dans la barque où venaient le chercher Morgue et les autres dames de l’île d’Avalon, tandis qu’une pluie torrentielle en brouillait la vue au seul témoin survivant. Morgue elle-même, dame «sans seigneur » d’un châ-

teau mystérieux, ouvrant au cœur de la forêt un espace d’un luxe et d’une richesse inattendus, accueille son

frère dans une étonnante Chambre aux Images, où s'étale ce qui, né de la souffrance amoureuse, était destiné au secret. Pour celui qui traîtreusement est convié

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à voir dans tout son éclat la preuve de sa « honte », ces images supportent deux lectures: d’un côté elles proclament ce qui fut, et demeure, pour Lancelot qui les a peintes avec un art inné, le principe absolu de sa prouesse; de l’autre, elles se présentent comme d’accablantes et, curieusement, encore insuffisantes pièces à

conviction de la faute. La peinture et l’écrit — cette légende que déchiffre péniblement Arthur — disent à la fois la même chose, et renvoient à deux ordres de vérité en eux-mêmes irréconciliables mais que le roi Arthur doit intégrer ensemble. D'une certaine manière, la Chambre aux Images fait pendant à la scène/Cène du Graal dans la Quête: là, l’éblouissement du vase divin est tel que Galaad meurt d’extase; ici, en dépit de l’éclatante lumière du soleil, la conjonction de l’image et de la lettre ne suffit pas à imposer un sens à celui qui est autant bénéficiaire de la prouesse que victime de la faute. Ce merveilleux en effet n’est plus, comme dans la Quête, l'objet d’aucune glose, et le sens se clôt sur luimême. Avec la mort d'Arthur, le royaume va devenir orphelin; c’est Merlin, le devineor qui n’a jamais prédit que du vrai, qui l'annonce par une inscription fraîchement gravée sur une « roche haute et dure » de la terre de Salesbières. Mais cette mort fait nécessairement retour sur celle de Merlin, « père » de la fiction bretonne,

et lui-même,

fils d’incube,

sans

véritable

ascendance que maternelle. Le rappel en épilogue de l’Estoire de Lancelot, ce « chevalier de la reine» si

parfaitement dévoué à son roi, élevé et constamment protégé par une certaine Dame du Lac, confirme que la terre de Logres, en dépit du Graal, n’a jamais cessé d’être éclairée par la radieuse et inaltérable beauté de Guenièvre, et la loi qui y règne remet à leur place de pure fiction les paroles divines, à jamais interdites à la 16

connaissance, jadis proférées par le Christ à l’oreille de Joseph. De la Quête à La Mort Artu, Gautier Map, figure de scripteur, a abandonné son rôle de « translateur » d’un livre latin pour écrire directement en français la «dernière partie»: le merveilleux chrétien s’efface devant la féerie féminine et la fiction d’une vérité canonique cède la place à la mise en scène de l’obscure signifiance poétique, enracinée dans la langue maternelle. * * *%

Références aux parties antérieures du cycle Comme on peut s’y attendre d’un roman qui clôt le cycle, elles sont nombreuses, plus nombreuses toutefois

au Lancelot propre qu’à la Quête , du fait que la Quête se consacre surtout aux élus du Graal.

Maître Gautier Map -— Figure fictive de scripteur/ narrateur (le personnage historique, auteur notamment des Nugae curialium, est mort en 1210) au début et à la fin de notre texte, il est donné à la fin de la Quête comme traducteur du livre latin (composé par les clercs à partir des récits oraux des chevaliers). Il fait couple ici avec «le roi Henri», qui pourrait être, de façon aussi fictive, Henri II Plantagenêt, mort en 1189. Il n’en est pas question dans le Lancelot propre.

Les personnages secondaires Galaad et Perceval — Elus, avec Boort, de la quête du Graal.

Galaad,

le chevalier

« célestiel»,

a été

engendré par Lancelot en la fille du roi Pellés, le Riche Roi-Pêcheur, à Corbénic, le château du Graal, à la suite d’un subterfuge qui a donné à la jeune femme Papparence de Guenièvre [Lancelot propre]. Perceval,

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l’ancien héros du Conte du Graal et du Perceval en prose, intervient tardivement dans le Lancelot propre et y joue un rôle mineur. Il va tôt se distinguer en revanche parmi les compagnons partis à la recherche du Graal [Quête] du fait qu’en dépit des tentations par lesquelles l’ennemi essaie de séduire son ingénuité il demeure chaste. Cette pureté lui permet d’accéder lui aussi à la connaissance des mystères du Saint Vase,

mais non de façon aussi parfaite et immédiate que Galaad, qui meurt sur-le-champ, à sa prière, dès qu’il a eu l’indicible vision. Perceval fait une fin édifiante un an plus tard dans un ermitage. C’est la hiérarchie que signale sans doute notre texte, en distinguant le « trespassement » de Galaad et la « mort » de Perceval, dans le récit que Boort, le troisième élu, le plus « terrien », vient faire à la cour. Le roi Baudemagu -— Père de Méléagant et roi de Gorre, ami et lieutenant de Galehaut, avait été reçu chevalier de la Table Ronde parrainé par Galehaut et Lancelot [Lancelot propre]. Sa mort, due à Gauvain [Quête] n’est mentionnée que sous la forme d’une épitaphe que Lancelot lit sur une tombe dans l’église d’une abbaye. Galehaut — Est ce très brillant chevalier, seigneur des Lointaines Iles, fils de la Géante, qui, s’étant déjà soumis plusieurs royaumes, parmi lesquels celui de Sorelois et de la Terre Foraine, ambitionne le plus

prestigieux de tous, celui du roi Arthur. Il l'aurait emporté facilement s’il n’avait sacrifié ses ambitions à l’amitié passionnée qu’il voue à Lancelot. Pour prix de cette amitié, il se fait le vassal du roi Arthur. Il devien-

dra compagnon de la Table Ronde en même temps que Lancelot et Hector. C’est encore lui qui, devant la mélancolie de son jeune compagnon, lui ménage avec la reine Guenièvre une entrevue qui scelle leur amour.

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Il meurt de ne pas pouvoir s’attacher totalement Lancelot, trop épris de la reine pour rester longtemps éloigné d'elle. Lancelot découvre sa mort en même temps que sa tombe, par hasard, mais fait aussitôt transporter le corps de son ami à la Joyeuse Garde et prévoit d’être enterré à ses côtés [Lancelot propre]. L'archevêque de Cantorbières — Après le désastre de Salesbières, il se retire dans un ermitage. Le texte fait une allusion assez obscure (et pas très aisée à traduire) à des efforts faits antérieurement par ce prélat pour rétablir la paix entre la reine et le roi Arthur. Cet archevêque est en effet, dans un groupe de manuscrits du Lancelot propre, l'un des négociateurs qui travaillent à ramener au roi la reine, réfugiée en Sorelois auprès de Galehaut et Lancelot après que l’imposture de la fausse Guenièvre a été démasquée. Merlin — De son ascendance à moitié diabolique [Merlin], Merlin tient sa science des faits du passé. Mais, devenu créature chrétienne grâce à la piété de sa mère, il a été gratifié aussi de cette science purement divine qu’est la connaissance du futur. De là vient que les inscriptions qui émanent de lui sont totalement véridiques et crédibles. Quant à cette roche sur les plaines de Salesbières, où a été gravée l'inscription relative à la fin du roi Arthur (le royaume de Logres va rester orphelin), elle est peut-être l’une de celles que Merlin avait fait magiquement apporter d'Irlande à Salesbières, pour honorer la mémoire de Pandragon, le frère de celui qui deviendra roi sous le nom d’Uterpandragon, père d'Arthur. Les «plains de Salesbières » sont en effet déjà connus [Merlin de la Trilogie] comme théâtre de la grande bataille que les deux frères Uter et Pandragon livrèrent contre les Saxons, où Pandragon trouva la mort, et où les ennemis moururent jusqu’au dernier. Mais l’auteur de notre roman

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semble être le seul à avoir retenu ce lieu pour la lutte mortelle entre les armées d’Arthur et de Mordret. Cette bataille est finale pour le royaume arthurien seulement depuis le Perceval en prose (pour Geoffroy ou Wace, elle représente seulement la défaite d’un des rois bretons), et c’est dans notre roman seul qu’elle est donnée comme annoncée par les « devineors », dont Merlin, après les avertissements de diverse nature donnés à Arthur. Les personnages principaux

La parenté du roi Ban — Regroupe autour de Lancelot, chef de lignage, son demi-frère Hector, ses cousins germains Boort et Lyonel, héritiers légitimes, en Petite-Bretagne, des royaumes respectivement de Benoÿc et de Gaunes dont le sénéchal Claudas avait jadis dépouillé leurs pères, les rois Ban et Boort. En revanche, la Gaule a été ultérieurement cédée en fief par le roi Arthur à Lancelot, pour prix de ses prouesses dans la reconquête de ses terres [Lancelot propre]. Dès ses débuts en chevalerie, Lancelot est à plusieurs reprises l’objet de recherches, notamment par Gauvain, d’où l’allusion amusée du roi, déclarant à son neveu, à propos du vainqueur inconnu du tournoi de Wincestre, que ce n’est pas la première fois qu’il est en quête de lui. Sa supériorité en chevalerie, dans les nombreuses aventures dont il vient à bout, est reconnue ouvertement par le roi, qui décide même de réserver un livre à part à leur transcription [Lancelot propre]. Certaines de ces aventures sont rappelées ici, avec quelques inexactitudes de détail: par Lancelot même, à Gauvain, qu’il a jadis délivré de la prison pleine de serpents où l’avait jeté Karados, seigneur de la Douloureuse Tour, tué par Lancelot; par Mador de la Porte, qui évoque, à propos du château de la Joyeuse

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Garde où Lancelot s’est réfugié avec la reine, sa propre libération jadis par Lancelot. (En fait, le narrateur, ou Mador, commet une erreur: ce n’est point dans ce château, mais à la Douloureuse Chartre, que

se situe cet épisode). Les compagnons du roi manifestent à plusieurs reprises une certaine jalousie à l’égard de ce chevalier trop prisé du roi. En revanche, ces aventures lui valent, outre des conquêtes, tel ce château de la Douloureuse Garde, dont il fait celui de la Joyeuse Garde en abolissant ses tristes coutumes, et dont il devient le seigneur, des amitiés solides un peu partout qui font de lui un

adversaire redoutable [Lancelot propre]. L’inimitié de Morgue, demi-sœur du roi Arthur, pour Guenièvre est ancienne et inexpiable. Par deux fois elle séquestre Lancelot, devinant très vite que ses prouesses sont inspirées par son amour pour la reine. La deuxième fois, elle le retient prisonnier dans les circonstances qu’elle rappelle ici. Les fresques de l’ancienne chambre de Lancelot dans le château de Morgue, complétées par le récit fait par Morgue ellemême au roi, relatent fidèlement, à quelques inexactitudes près, des épisodes majeurs de la vie de Lancelot mentionnés dans le Lancelot propre : son amour immédiat pour la reine, l’entrevue ménagée par Galehaut, le départ solitaire de Lancelot, le piège tendu par Morgue, qui le retient prisonnier, les fresques peintes dans sa chambre, et son évasion par une fenêtre dont il a réussi à tordre les grilles — mais aussi l’arrivée du couple royal à la Douloureuse Garde dont Lancelot a détruit les maléfiques coutumes. En revanche, le Lancelot propre ne fait pas mention de l’échange d’anneaux entre les amants — sinon de façon indirecte, dans le récit de la première détention de Lancelot chez la fée Morgue: devinant que

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l'anneau qu’il porte est celui de la reine, elle le lui enlève par sortilège, lui en substituant un presque identique qu’elle avait reçu jadis de Guenièvre et le fait parvenir à la cour, à la fois comme témoignage public de l’amour de la reine Guenièvre pour Lancelot, et comme signe que ce dernier en a fait l’aveu, trahissant ainsi sa dame. Guenièvre lui coupe tous ses effets, en reconnaissant avec hauteur avoir en effet donné cet anneau, par amitié, à Lancelot. L’écu que Lancelot fait porter à la grande église de Camaalot, pour qu’il « tienne lieu de lui », au moment de quitter à jamais la Grande-Bretagne, est peut-être le même que celui que la Dame du Lac, celle qui a élevé Lancelot et n’a cessé de le protéger, avait fait porter à Guenièvre. Cet écu représentait un couple enlacé, mais il était fendu de telle sorte que sur la partie supérieure les deux têtes étaient assez rapprochées pour que les bouches se touchent, tandis que dans la partie inférieure, la fente de l’écu tenait les corps très éloignés l’un de l’autre; d’après les explications fournies par la messagère, la « fendure » ne devait disparaître qu’au moment où serait consommée l’union de la dame et du chevalier. Ce qui se réalisa [Lancelot

propre]. Le roi Arthur — Outre sa sœur Morgue, on lui connaît depuis le Lancelot propre quatre neveux, dont lPaîné Gauvain est son préféré. Ces quatre neveux font lPobjet d’un portrait détaillé à la fin du Lancelot propre. Mais c’est tardivement que Mordret se révèle être un fils incestueux, né d’une nuit passée par Arthur avec Anne, qu’il ignorait être sa demi-sœur. Par deux fois il est fait allusion à des rêves anciens,

l’un, de façon très discrète, quand la messagère de Lancelot, juste avant l'affrontement à la Joyeuse Garde, lui annonce sa déchéance proche, « ou alors les

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sages se sont trompés à maintes reprises », qui fait sans doute référence aux deux rêves consécutifs qu’il a faits peu avant le premier affrontement avec Galehaut, rêves de perte de pouvoir (perte des cheveux, puis des doigts de la main), longuement et confusément expliqués par les meilleurs clercs du royaume. Quant à l’autre rêve, ce serpent qu’il vit une nuit sortir de son sein pour le dévaster, on n’en a jamais eu le récit que de façon indirecte : c’est un ermite qui le révèle à Mordret, comme preuve de la vérité de ce qu’il lui révèle de sa naissance incestueuse. En signe de sa véracité, il révèle également que le roi, fortement impressionné par ce songe, a fait représenter ce serpent sur les murs de l’église de Camaalot. La prestigieuse épée d'Arthur, Escalibour, apparaît d'emblée, dès un manuscrit du Conte du Graal de Chrétien de Troyes, comme en possession de Gauvain. C’est encore le cas dans le Lancelot propre, où il en est fait mention, au titre de Gauvain, à deux reprises. C’est cette même épée qu’il tend à Lancelot lorsqu'il prend la défense de la reine dans le procès que lui intente la fausse Guenièvre. Dans notre roman, c’est avec Escalibour qu’il se bat contre Lancelot. Elle revient à Arthur qui l’emploie contre Mordret et faute de pouvoir la léguer à Lancelot, ordonne à Girflet de la jeter dans le lac. Cet épisode de l’épée saisie par une main surgie du lac ne semble pas être connu de la tradition du XII° siècle. Dans le premier Merlin, l’adolescent Arthur, dont tout le monde sauf Merlin ignore l’ascendance royale, est désigné comme celui qui doit être élu roi parce qu’il réussit l'épreuve de l’épée merveilleuse fichée dans un bloc de pierre. Mais cette épée ne porte pas de nom. Notre texte introduit une hiérarchie due sans aucun doute à la Quête : Escalibour est dite la meilleure après l'épée «aux Attaches

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Etranges » : cette Troyes, devient transmise du roi au chevalier élu

dernière, déjà connue de Chrétien de explicitement dans la Quête l'épée, biblique David, qui revient de droit Galaad.

Arthur est le fondateur de la Table Ronde. Celle-ci,

imaginée par Wace, fut établie par le roi pour éviter toute querelle de préséance entre ses barons. Elle a été christianisée avec Robert de Boron, et devient la troisième table dans l’histoire de l’humanité, après celles respectivement de la Cène et du Graal, et le roi l’établit sur l’instigation de Merlin. Elle comporte un nombre variable de chevaliers suivant les textes, un mode variable aussi d’élection de ceux qui ont l’hon-

neur d’y prendre place. L’une des données constantes demeure pourtant, au XIII siècle, celle du Siège Péril-

leux, réservé à l’élu. Cet élu est, dans les premiers textes du Graal, Perceval. Avec le Lancelot-Graal, c’est Galaad. Personne sauf l’élu ne peut s’y asseoir impunément. D’une manière générale, les chevaliers de la Table Ronde représentent une sorte de confrérie des meilleurs chevaliers, qui jouissent d’une réputation de prouesse inégalée. Cette confrérie se substitue aux liens du lignage, y siéger est un honneur qui peut échoir à des étrangers, tels Lancelot et ses compagnons, mais aussi bien Galehaut et Baudemagu. Les liens qui existent entre ses membres sont très forts. Gauvain — De ce neveu bien-aimé, fils du roi Loth

d’Orcanie et d’une demi-sœur d'Arthur. Chrétien de Troyes avait fait le « soleil de la chevalerie ». Gauvain, le chevalier courtois entre tous, est aussi dès le début

l’ami des dames et demoiselles, qui sait leur parler et leur plaire. L’épisode de la’ demoiselle d’Escalot, non moins que celui de la demoiselle de Béloé témoignent respectivement du comportement habituel de Gauvain et de sa réputation. Cette image aimable se dégrade

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dans le Lancelot en prose, et de tous les compagnons de la Table Ronde Gauvain est le plus sévèrement réprouvé au cours de la quête du Graal. Un ermite le prévient notamment que les aventures « célestielles » ne consistent pas à massacrer des chevaliers, et que son état de péché est directement responsable du fait qu’il ne trouve pas d’aventures. Gauvain ne tient aucun compte de l’avertissement. Il est probable que la « mescheance » dont il s’avoue la victime au début de notre roman, pour avoir tué dix-huit chevaliers pen-

dant la Quête, fait écho à cette scène. L’aspect solaire cette force qui lui vilège est signalé propre, une fois à de Gauvain

de Gauvain se manifeste à travers vient aux alentours de midi. Ce prià deux reprises dans le Lancelot l’occasion du portrait qui est donné

et ses frères, l’autre fois dans des cir-

constances analogues (un duel qui oppose à Gauvain un chevalier du nom de Ségurades) à celles de notre épisode — mais sans aucune explication dans les deux cas. Par deux fois, il est fait allusion, non à un songe à proprement parler, mais à une vision dont il a été gratifié lors de son passage au château du Graal, à Corbénic. Tandis qu’il attendait les aventures dans la « salle aventureuse », il voit trois scènes successives: l’une

montrant un prodigieux serpent en proie aux douleurs de l’enfantement et mettant au monde cent serpenteaux; la deuxième, montrant le grand serpent aux prises avec un léopard dans une lutte sans vainqueur; dans la troisième, le serpent de retour auprès de ses serpenteaux se fait tuer par eux. Au cours de cette troisième scène, le spectateur Gauvain perd momentanément l’usage de la vue. L’ermite consulté lui révèle le sens de l’affrontement entre le serpent et ses serpenteaux, en même temps qu’il identifie le serpent — mais

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non le léopard; il lui révèle aussi le sens de cette cécité momentanée : sa propre mort. Boort connaît une vision analogue, et ces visions, ainsi que la signification qu’en a donnée l’ermite, font l’objet d’un récit à la cour lors du retour des chevaliers. Le roi en est « pensif ». Mordret -— Est donc stigmatisé comme mauvais chevalier dès le Lancelot propre, avec la révélation que lui fait l’ermite : non content de l’informer de sa naissance incestueuse, il lui annonce l’épisode final où père et fils s’entre-tueront. C’est à l’ermite également que l’on doit le détail du passage du soleil dans la déchirure de la plaie dont mourra Mordret. Morgue — Demi-sœur du roi Arthur (fille de la duchesse Ygerne avant son mariage avec Uterpandragon), on lui fait faire des études poussées [Merlin] qui lui donnent une telle connaissance notamment d’astronomie et de « physique » qu’on l’appelle Morgue la fée. Dans le Lancelot propre, on rappelle les raisons de sa fureur contre Guenièvre, qui la comptait parmi ses suivantes au début de son mariage avec Arthur : la reine a contrarié (en faisant surprendre les amants en flagrant délit!) ses amours avec un cousin de Guenièvre,

qui a sans difficulté renoncé à elle. Comme Ninienne/ Viviane, la Dame du Lac qui a élevé Lancelot, elle se fait aimer de Merlin, qui l’instruit de ses pouvoirs. Ces deux fées du lac et de la forêt président ainsi en quelque sorte au destin des amants, l’une à titre d’alliée et protectrice constante, l’autre, acharnée à leur perte. On a vu que, dans le Lancelot propre, par deux fois Morgue retient Lancelot captif par divers sortilèges. La référence à Avalon, cette île habitée par des femmes, île de la fécondité et de l’immortalité, ne se trouve pas dans le Lancelot propre, mais vient peutêtre de la Vita Merlini, de Geoffroy de Monmouth (vers 1148-1149), à travers Chrétien de Troyes, dans 26

Erec et Enide (vers 1170), le premier par ailleurs à faire de Morgue la sœur d'Arthur. En revanche Geoffroy seul fait mention de compagnes de Morgue. Réécritures Dans une perspective d'étude des sources, J. Frappier a analysé en détail les épisodes empruntés par l’auteur de La Mort Artu: Les deux guerres, contre les Romains et contre Mordret, se trouvent déjà dans l’Historia regum Britaniae

de Geoffroy de Monmouth (1134) et la « translation » qu’en a donnée Wace dans le Roman de Brut (1155), mais aussi dans le Perceval en prose. Mais notre auteur fait preuve d’une concision et d’un sens dramatique absolument originales. L'épisode du flagrant délit, avec les délations successives des félons, et la reine sauvée du bûcher par Lancelot, réécrit les scènes correspondantes du Tristan de Béroul — aux modifications près que Tristan est le neveu du roi Marc, que les délateurs sont des barons et non les propres neveux du roi, que Lancelot défend la reine et la sauve du bûcher dans un vrai combat, et

l’emmène enfin non point dans une forêt mais au château de la Joyeuse Garde. Le retour d’Yseut au roi Marc est négocié par un ermite, et Tristan offre avec insistance de défendre son innocence par un duel, tandis que Lancelot se contente de l’affirmer. Lorsque les amants se séparent, Lancelot et Guenièvre échangent leur anneau, Tristan fait cadeau à Yseut d’un petit chien — mais Tristan, on le sait, au moins dans Béroul, ne quitte pas le pays et reste en rapport avec son amie.

Le personnage de Lancelot vient du Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes, et le Lancelot propre en reprend presque intégralement une partie. Dans Chrétien, c’est pour accéder à la chambre de la reine, 27

sous la garde de Méléagant et de son père, que Lancelot parvient à tordre les barreaux de la fenêtre, et le sang coulant de ses blessures sur les draps du lit de la reine fera injustement soupçonner le sénéchal Keu, luimême prisonnier et blessé dans une chambre voisine, d’avoir couché avec la reine. C’est cette accusation portée par Méléagant que Lancelot, fort de son bon droit, défendra victorieusement par un duel. Il peut y avoir des réécritures «internes », sous forme de reprise d’un épisode antérieur. Ainsi de celui, dans le Lancelot propre, de la « fausse Guenièvre », qui entraîne un duel dont Lancelot sort victorieux, contre trois chevaliers représentant la partie adverse. Lancelot emmène la reine répudiée chez Galehaut en terre de Sorelois, et c’est un archevêque qui opérera la réconciliation, à l’instigation là encore du pape de Rome. Us et coutumes du monde arthurien Certains sont purement fictifs et propres au royaume arthurien. D’autres reproduisent sans doute des comportements

réels.

Le don contraignant. Cette pratique consiste à accepter de se laisser lier par une demande dont on ignore absolument l’objet. La conjuration. Tout aussi contraignante que la précédente, cette coutume consiste à obliger un interlocuteur à dire ou à faire ce que désire le locuteur en le « conjurant », soit au nom d’un serment de fidélité liant les deux partenaires, soit au nom de l’être qu’on aime le plus au monde. L'ordre de chevalerie. L’idéalisation qu’en offre le roman est sans doute assez éloignée de la réalité historique. On y entre de façon rituelle, par la cérémonie de l’adoubement. Pendant un an, le nouveau chevalier n’a

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pas le droit de porter des signes quelconques sur son armure, qui doit être d’une seule couleur. Les chevaliers ont évidemment les privilèges de leur état : seuls ils peuvent porter les armes dans les tournois. Seuls aussi, au château de la fée Morgue, ils ont le droit de prendre place à table. Dans la fiction, les chevaliers de la Table Ronde accusent encore leur appartenance à une élite. Ainsi, leur lieu de sépulture est généralement la grande église de Camaalot. — L'équipement du chevalier Les armes défensives: le heaume, casque doublé d’une coiffe métallique, attaché par des lacets; c’est à la pointe du heaume que Lancelot porte la manche de la jeune fille, «en guise de panonceau », c’est-à-dire comme enseigne de la « dame ou demoiselle » dont il va défendre les couleurs au combat; le haubert ou cotte de mailles; l’écu ou bouclier. C’est lui qui porte les «conoïissances », les futures

armoiries.

Lancelot

notamment a tout un jeu de ces écus. Il est facile en effet pour un chevalier en armes de dissimuler son apparence, tel Lancelot qui vient se présenter au roi comme champion de la reine contre Mador de la Porte en gardant son heaume sur la tête — ou, tel Lancelot encore au tournoi de Wincestre, d’en prendre une mensongère. En revanche, le grand crime de Lancelot quand il libère la reine des mains de ceux qui la conduisent au bûcher, est de tuer Gaheriet, le frère chéri de Gauvain, alors qu’il a le visage découvert, ayant perdu son casque dans l’affrontement. Les armes offensives sont la lance, en bois résistant (souvent du

frêne) terminé par une pointe de fer, et l'épée, portée dans un fourreau fixé à la ceinture. Le cheval : le destrier, ainsi nommé parce que l’écuyer le conduit «en destre », de la main droite, pour ne pas le fatiguer inutilement avant un combat. Le destrier est lui-même

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pour le combat revêtu d’un caparaçon, ou couverture de fer, généralement de même couleur que l’écu. Le destrier s’oppose ainsi au palefroi, cheval de voyage ou de dame, au sommier, la bête de somme, et au roncin, la monture solide à tous usages. Dans les déplacements avant le combat, l’écuyer porte donc l’écu de son maître et peut lui conduire son destrier. Au combat, il peut lui servir aussi de porte-lances, un bon chevalier

pouvant en rompre un certain nombre. — L'idéal chevaleresque Le jeune Lancelot en a eu un long exposé par la ‘Dame du Lac, peu avant qu’elle ne le conduise à la cour du roi pour le faire adouber [Lancelot propre]. Extrême vaillance au combat, sens aigu de l’honneur,

solidarité sans faille envers ses compagnons, loyauté et fidélité envers son seigneur, ces qualités définissent idéalement le chevalier. D’une façon générale et dans l’ensemble de ses comportements, le chevalier est mû par la courtoisie (il sait par exemple recevoir un hôte de marque, remercier d’un accueil, prendre congé, etc. Lancelot ne poursuit pas à cheval un combat dans lequel il a désarçonné son adversaire; il est accessible à la pitié envers le vaincu, etc.). Le ressort toutefois de la prouesse chevaleresque, tout spécialement dans notre cycle, est l’amour : c’est lui qui inspire au chevalier sa vaillance, et Lancelot a eu l’occasion, dans le

Lancelot propre, alors que la reine se désole d'apprendre qu’il n’est plus qualifié pour certaines épreuves (qui seront réservées à Galaad, l’élu du Graal, dans la Quête), d'affirmer avec force que tout ce qui fait de lui le meilleur chevalier « du siècle », lui vient d’elle seule. Réciproquement, c’est la prouesse qui inspire l’amour: la demoiselle d’Escalot s’éprend de Lancelot pour avoir entendu l’écuyer présenter son

maître comme 30

le meilleur des chevaliers.

Au reste, les qualités morales se traduisent d’ordinaïre par la beauté physique : à sa noblesse d’allure, on devine qu’un inconnu est un être de valeur. — Les tournois Ils sont le sport par excellence de la classe chevaleresque. Très prisés aux XIIe et au XIII° siècles, ils constituent une activité à la fois ludique et lucrative : exutoires d’une violence qui n’est plus assez dépensée à la guerre, ils sont l’occasion, pour les jeunes chevaliers pas encore entrés tout à fait dans la vie adulte, de se rencontrer, de se faire une réputation, et des gains appréciables en chevaux et, éventuellement, en deniers au moment où se négocient les rançons des prisonniers. Il n’est jamais question ici que du prix du tournoi, accordé par les deux camps en présence. Mais le motif narratif de la rançon (quand un chevalier exprime par là sa haine mortelle pour un autre), vient sans doute de la pratique du tournoi. — Les groupes Nouveauté de notre roman, Lancelot se déplace fréquemment avec sa troupe de compagnons : non seulement les gens de sa famille, mais un certain nombre

d’autres, qui relèvent de sa « bannière ». La bannière n’est en principe portée que devant les princes, les seigneurs suzerains, et ces chevaliers « bannerets », chefs

de bande. Les jeunes chevaliers d’Escalot demandent ainsi à faire partie de la « bannière », entendue métonymiquement, de Lancelot. Ce dernier toutefois reprend sa dimension romanesque, plus spécifiquement arthurienne, pour obéir aux exigences de l’aventure, qui implique l’errance solitaire. Les duels judiciaires. Rappelons qu’historiquement, et au XIII° siècle encore, le duel est la forme favorite (bien que blâmée par l’Église) du jugement de Dieu. Quand, dans les cas graves, s’élèvent deux prétentions 31

contradictoires à la vérité, celle-ci se dévoile, grâce à l'intervention divine, à la faveur de la victoire de l’un des deux combattants. Les informations sur cette procédure viennent essentiellement des textes littéraires, avant d’entrer dans le Coutumier de Beauvaisis, à la

fin du xui' siècle. Elle est soumise à un formalisme rigoureux, concernant le déroulement du duel — en champ clos, après qu’accusation solennelle, assortie d’un serment de vérité, a été portée par le plaignant devant le prince, tandis que la défense est censée en fournir une dénégation verbatim, elle aussi sur la foi du serment. Les deux protagonistes tendent alors leur gage au prince, sous forme le plus souvent de leur gant. Le combat se déroule sous les yeux de tous, et ne doit pas se prolonger au-delà de l’heure de vêpres, vers 18 heures. Si la cause n’est pas alors gagnée par le plaignant, il a perdu. Quand l’accusé n’est pas en mesure d’assurer lui-même sa défense, il se fait représenter par un champion, celui qui « entre en champ » à sa place. Au moment de l’accusation, la défense peut jouir d’un délai de quarante jours pour se trouver un champion, ou fournir des preuves. Le prince fixe ainsi un jour auquel doivent se présenter à la cour les deux parties. L’accusé, pendant ce délai, doit rester sous surveillance; en général des garants répondent de lui — sauf dans le cas où il s’agit de la reine qui nécessairement reste à demeure. Par ailleurs, un acte, même commis devant grand nombre de témoins, ne devient crime que pour autant qu’il fait l’objet d’une plainte. Dès qu’il y a plainte, le prince ne peut faire autrement que « faire droit ». En revanche, un acte caché, comme celui d’Avarlan, qui a empoisonné le fruit remis à la reine, reste hors de tout jugement. Pour qu’il y ait flagrant délit, il faut donc qu’il y ait délit, c’est-à-dire que l’acte soit constitué comme tel 32

par un plaignant. C’est le cas du flagrant délit d’adultère, à cette réserve importante près que le terme de flagrant est à entendre ici dans un sens très strict : le fait lui-même doit être patent. C’est pourquoi il est si important que les amants surpris puissent réagir rapidement — en l’occurrence, Guenièvre et Lancelot ont le temps de se lever, se vêtir, et de surcroît, Lancelot

peut se défendre puisqu'il a au moins son épée. Le pape a donc la légalité pour lui quand il reproche à Arthur d’avoir condamné sa femme alors que le flagrant délit n’était pas « prouvé ». C’est pourquoi aussi, contre toutes les apparences, Lancelot pourra tenir le

discours de la défense, et dénier qu’il y ait eu relations coupables entre lui et la reine, en offrant de soutenir sa déclaration par les armes. C’est aussi parce que, au sens strict, il n’y a pas flagrant délit que le roi est coupable d'accélérer ainsi la procédure de jugement de la reine, et le petit peuple qui pleure sur le cortège de la reine conduite au bûcher peut lui reprocher sa déloyauté. Dans le cas d’un flagrant délit, le plaignant peut enfin se faire justice luimême et sur-le-champ, à condition toutefois qu’il rende la chose publique. Cette publicité de l’adultère est ici acquise, mais non point, on vient de le voir, le

flagrant délit. « Selon le droit » donc, la reine ne doit pas être privée de la possibilité d’avoir recours à un champion. Même quand il ne s’agit pas d’une procédure judiciaire, le duel est la forme la plus courante, dans ce monde de chevaliers, pour faire prévaloir son droit. Gauvain trouverait légitime que la jeune fille d’Escalot

ménage la possibilité d’un affrontement entre lui et celui qu’elle lui préfère. Dans le cas du duel Lancelot/ Gauvain, il s’agit d’un duel judiciaire consenti par le roi après avoir eu en quelque sorte la main forcée par 33

Gauvain. En effet ce sont cette fois deux armées qui sont en présence, et la vie de quarante mille hommes qui est en jeu. Ce duel se présente comme la seule issue possible à une guerre qui, au bout de deux mois de siège, est encore indécise. Pour s’épargner l'épreuve de se battre contre l’un des êtres qu’il chérit le plus au monde, Lancelot offre des réparations, une « amende » conçue en termes si généreux que le plaignant ne peut qu'être blâmé de les refuser. En effet, la réparation, quelle que soit la forme qu’elle prenne, est un élément primordial dans une société qui ne dispose pas d’instances institutionnelles d’arbitrage des conflits. Il s’agit d'éviter autant que faire se peut le cycle infernal des vendettas. C’est pourquoi Lancelot, à deux reprises (en quittant la Joyeuse Garde au moment de la restitution de la reine, et plus tard dans le duel avec Gauvain), tâche d’assurer ultérieurement la paix entre les

deux « lignages » en guerre. L’« honneur de la victoire », s’il est marqué par la victoire effective de l’un des deux protagonistes, ne se confond pas avec la supériorité aux armes du vainqueur. Cet honneur est donné par Dieu, et la victoire au combat comporte ainsi toujours une dimension axiologique. Le royaume arthurien. Ce monde est globalement à l’image du monde féodal d’avant Philippe Auguste et surtout Louis IX. Primus inter pares, le roi gouverne avec le conseil de ses vassaux, et rend la justice selon le droit oral consigné dans les coutumiers. Il s’assure la fidélité de chacun par la distribution de terres et de fiefs après des guerres fructueuses, en récompense des services rendus et de la loyauté manifestée. C’est ainsi que Lancelot reçoit le royaume de Gaule [Lancelot propre] à la suite de la guerre conduite sur le continent. Cette générosité est l’un des fondements du

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système. Mordret a su se rallier les anciens vassaux d'Arthur en faisant preuve d’une largesse sans égale — ce qui lui vaut, au moment d’engager la guerre contre le roi, de pouvoir exiger d’eux des engagements fermes pour l’assister dans cette entreprise. — Vassalité et lignage L’aristocratie représentée dans notre roman est tout entière soumise aux liens de la vassalité et du lignage. Au sommet de la hiérarchie, le roi. Le roi Arthur, tel le vrai roi de France, n’a d’autre suzerain que Dieu. En revanche, il peut avoir pour vassaux d’autres rois. Au bas de la hiérarchie seigneuriale, le vavasseur, de moyens modestes sinon franchement pauvre, vit en général sur ses terres. Depuis Chrétien de Troyes, le vavasseur a une fonction narrative précise : il est l’hôte par excellence sur la route du chevalier errant. Vassal et suzerain sont mutuellement liés par serment; le vassal « tient sa terre » de son suzerain, et lui doit assistance et conseil. À titre de tenancier de la

terre du seigneur, il lui doit en principe des rentes. Un vassal peut être ainsi engagé envers plusieurs suzerains. Celui auquel le lient les liens les plus forts est son seigneur lige. Mordret, on l’a vu, prend soin de faire prêter serment de fidélité à ses nouveaux vassaux et se fait investir de leurs possessions. Il peut désormais compter sur leur aide. En revanche, il est particulièrement blâmable de faire appel, contre Arthur, à ses ennemis de toujours, les Saxons. Lorsqu'un conflit surgit entre un vassal et son suzerain, le premier doit se délier de ses liens : Mador de la Porte, demandant justice au roi contre la reine, se défait ainsi, par un acte symbolique, des terres qu’il tient de lui, pour pouvoir librement demander le duel. Sinon, il serait coupable de traftrise. De même, Gauvain n’a d’autre recours que celui-là pour se désolidari-

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ser de la condamnation hâtive de la reine par son seigneur le roi. Quant au lignage, il impose ses droits et devoirs à l'individu qui en fait partie. La solidarité lignagère se manifeste essentiellement sur le champ de bataille, et dans le domaine de l’honneur. Mador de la Porte se doit de tirer vengeance de la mort de son frère, de même que Gauvain et Arthur après l’affrontement des deux clans sur les lieux du bûcher. La solidarité entre les membres de la famille du roi Ban est particulièrement forte : les mouvements de Boort à la cour suivent exactement les déboires de Lancelot. En l’absence de ce dernier, ses frère et cousins s’apprêtent à prendre à sa place la défense de la reine, et Hector montre les dents dès que le roi a l’air de faire une remontrance à son cousin Boort. C’est l’absence de son lignage, mis à part ce cousin Labor, inconnu de la tradition et qui intervient tardivement dans le roman, qui accuse l’extrême solitude de la reine dans l'affaire du fruit empoisonné. Choix de traduction Le texte — La traduction suit fidèlement le texte de l’édition J. Frappier, La Mort le Roi Artu, Droz, 1964. J’ai respecté les numéros des paragraphes pour faciliter la consultation. Le temps du récit —- Comme tous les récits médiévaux des XII° et XIII° siècles, La Mort Artu fait alter-

ner présent et passé simple. J’ai fait choix ici de ne retenir que le dernier, en considération des points suivants : la valeur du présent, comme temps du récit, est perçue par le lecteur d’aujourd’hui comme ce qu’il est convenu d’appeler le présent historique. Son emploi est un procédé stylistique aux effets connus: le présent entraîne fictivement l’abolition de la distance entre le

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temps du lecteur et celui de l’événement conté; il est réservé de ce fait à certains éléments du récit et son utilisation doit rester exceptionnelle. Or on ne peut pas transposer ce procédé à un roman médiéval, où la répartition des deux temps obéit à un principe qui est malaisé à dégager !. Le présent y est en outre en partie soutenu dans le texte par la présence d’une voix, intermédiaire entre le manuscrit et l’auditeur. En son absence, on court le risque d’introduire des mises en relief qui n'étaient pas prévues, et qui pourraient nuire à l’unité manifestée par le roman sur un autre plan. Il m'a paru que dans un roman d’une tonalité aussi sombre que La Mort Artu, d’une intensité dramatique que la critique est unanime à reconnaître, l’alternance du présent et du passé simple (qu’il est impossible par ailleurs de respecter absolument) créerait une diversion dommageable à la «tenue» de cet admirable texte. Par ailleurs, les dialogues, remarquables par leur nombre et leur fonction dans le récit, suffisent à l’« animer ». Enfin, on a affaire à un roman en prose, et

l'effet de la voix du récitant y est certainement moins important que dans un roman en vers, où le couplet rimé contribue à créer un autre axe de signification, auquel s’oppose la saturation narrative repérable dans

les premiers romans en prose. Les répétitions — Chaque traducteur d’un texte médiéval a à faire face à ce problème, qui correspond à une esthétique différente de la nôtre. Comme la plupart, j'ai introduit de la diversité synonymique là où la répétition aurait paru à un lecteur moderne de l’indigence ou du laisser-aller. En revanche, je n’ai pas hésité à laisser revenir le même terme lorsque son insistance est significative : dans les formules rituelles 1. Cf. mon article « Le présent du récit », Grammaires du texte médiéval, Langue française, 40, 1978, pp. 99-112. 2

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d’accusation/dénégation sans doute, mais aussi dans ces discours littéralement scandés par la répétition d’un mot-clé comme traison, desloïauté, etc. J’ai respecté également ces expressions-clichées (un vacarme tel qu’«on n’aurait pu entendre Dieu tonner », être aussi triste «que si on voyait le monde entier mort devant soi») qui, autant que ces manifestations physiques des sentiments, joie ou douleur (pleurs, gestes, pâmoison), font partie intégrante de la représentation

de ce monde. Points de lexique — Là aussi, divers choix sont possibles. Selon une tendance de plus en plus courante, j'ai modernisé tous les termes ou expressions susceptibles de l’être, soit comme archaïsmes, soit parce que le mot en français moderne a changé de sens ou s’est spécialisé : des termes comme valet, pucelle, etc. n’ont

pas été maintenus. Un terme omniprésent comme preudomme, qui signifie « le meilleur dans son ordre », a reçu des traductions différentes selon précisément l’ordre auquel il se réfère: « valeureux » ou « brave » s’il s’agit d’un chevalier, « saint homme », s’il s’agit d’un ermite, ou, tout simplement, celui qui sait l’art de

guérir les plaies (le « médecin»). Parmi les termes désignant des réalités qui n’existent plus, ceux qui pouvaient se voir proposer une équivalence acceptable ont été éliminés (seigneur/homme-lige). En revanche, des termes comme vayasseur — ou comme les noms des armes chevaleresques — ont été maintenus. J’ai laissé aussi sous la forme francisée qu’ils ont dans le texte les noms de lieu, quitte à leur substituer, quand il ya lieu, la forme du français moderne (Cornouailles). Un terme concret comme chastel peut aussi bien désigner au moyen âge le château lui-même, que la place fortifiée, comportant à l’intérieur des murs d’enceinte les maisons de la vile, c’est-à-dire le bourg.

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Pour ne pas alourdir la traduction, j’ai maintenu « château» toutes les fois que cela a été possible. En revanche, un terme comme palés a été régulièrement rendu par la « grande salle », celle de tous les rassemblements de la cour royale, à laquelle on accède de la cour par un perron de quelques marches. Les termes d’adresse ont été eux aussi régulièrement modernisés. En revanche, j’ai conservé le titre de messire, régulièrement accolé au nom de Gauvain, et, rare-

ment, à Lancelot, et j'ai distingué entre le Sire, par lequel on interpelle le roi, et le Seigneur, pour tous les autres.

Comme aujourd’hui encore dans une partie de la francophonie, et dans la France rurale, dîner et souper désignent respectivement les repas du milieu de la journée et du soir. On sait que la journée médiévale est découpée selon les heures canoniales. Pour la commodité du lecteur, étant donné parfois l’importance de la notation du moment de la journée, j'ai proposé la correspondance approximative: prime (six heures du matin), « l'aube », ou « la première heure »; tierce (9 heures du matin), «le début de la matinée »; none (3 heures de l’après-midi), «le milieu de l’après-midi»; vépres (6

heures du soir), «la fin de l’après-midi ». Bibliographie sommaire Etant donné la situation de La Mort Artu dans le cycle, il paraît absolument nécessaire de faire le détour par ce qui la précède: — la seule édition complète à ce jour de l’ensemble du Lancelot-Graal est celle de H.O. Sommer, The Vulgate Version of Arthurian Romances, 7 vol. et un Index, The Carnegie Insitution, Washington, 19081916. Mais, pour nous en tenir au Lancelot en prose,

on dispose désormais: 39

e pour le Lancelot propre, de l’excellente édition d'A. Micha, Lancelot, Roman en prose du XIII siècle, Textes Littéraires français, Droz, 9 tomes, 1980-1983.

Le même auteur en a traduit de larges extraits sous le titre de Lancelot, tomes 1 et 2, Bibliothèque médiévale, 10/18, 1983; e pour la Quête du Graal, de l'édition d’A. Pauphilet, La Queste del Saint Graal, roman du XIIT siècle, Classiques français du moyen âge, Champion, 1923; plusieurs traductions en ont été proposées. La plus récente est celle d’E. Baumgartner, La Quête du Saint Graal, Champion/Traductions, 1980. — Le cycle entier ou ses différentes parties ont fait l'objet d’études monumentales: e F. Lot, Etude sur le Lancelot en prose, Champion,

1918; 2° édition 1954; e A. Pauphilet, Etudes sur la Queste del Saint Graal attribuée à Gautier Map, Champion, 1921; à quoi on peut ajouter, d’E. Baumgartner, L'Arbre et le Pain, Essai sur La Queste del Saint Graal, SEDES,

1981; e J. Frappier, Etude sur la Mort le RoiArtu, 2° édi-

tion revue et augmentée, Droz, 1961. — Je signale en outre ici quelques ouvrages d’intérêt global : e R.H. Bloch, Medieval French Literature and Law, University of California Press, 1977. e A. Leupin, Le Graal et la Littérature, Etude sur la Vulgate arthurienne en prose, L’Age d'Homme,

1982. e Ch. Méla, La reine et le Graal, La conjointure dans les romans du Graal, de Chrétien de Troyes au Livre de Lancelot, Seuil, 1984.

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Avertissement

On ne trouvera dans la traduction aucune note explicative, sinon, très rarement, à propos d’une difficulté présentée par le texte de l’édition critique. Tous les éclaircissements nécessaires sont présentés, regroupés, dans l’Introduction.

CAEN SRI 1, MAT I VEl

LA MORT

DU ROI ARTHUR

Préambule

($ 1-3) . 1. Après que maître Gautier Map eut mis par écrit ce qui lui parut être le récit complet des Aventures du saint Graal, son seigneur le roi Henri estima qu’il y manquerait quelque chose s’il ne racontait pas la fin des hommes dont il avait été question, et comment étaient morts ceux dont il avait rappelé les prouesses dans son livre. C’est pourquoi il entreprit de rédiger cette dernière partie. Quand il eut achevé de la composer, il l’appela La Mort du roi Arthur, parce que la fin raconte comment le roi Arthur fut blessé dans la bataille de Salesbières, et comment il se sépara de Girflet qui lui tint compagnie jusqu’au bout et fut le dernier à le voir vivant. Telles sont les circonstances dans lesquelles Maître Gauthier aborda cette dernière partie.

2. Quand Boort arriva à la cour, dans la cité de Camaalot, au retour de terres aussi lointaines sont les régions de Jérusalem, les gens furent breux à lui faire fête, car tous et toutes étaient

même que le nomimpa-

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tients de le voir. Quand il eut rendu compte de la façon dont Galaad avait quitté ce monde, et dit la mort de Perceval, la désolation fut générale, mais tous reprirent pourtant courage du mieux qu’ils purent. C’est alors que le roi fit mettre par écrit l’ensemble des aventures dont les compagnons qui avaient entrepris la quête du saint Graal avaient fait le récit à la cour. Puis il dit à ses chevaliers: « Seigneurs, voyez entre vous combien de vos compagnons nous avons perdus au cours de cette quête. » Procédant tout de suite à cet examen, ils trouvèrent qu’il leur en manquait exactement trente-deux, et sur ce total, il n’en était pas un qui n’eût péri en combattant. 3. Le roi avait entendu dire ici et là que messire Gauvain était responsable de la mort d’un bon nombre d’entre eux. Il le fit appeler et lui dit: « Gauvain, j'exige de vous, sur le serment que vous m'avez prêté quand je vous fis chevalier, que vous répondiez à la question que je vais vous poser. — Sire, dit messire Gauvain, vous m’en avez prié si instamment que je ne saurais en aucune manière m'y dérober, même si j'étais amené à dire ma honte, la plus grave qu’ait jamais connue un chevalier de votre cour. — Je vous demande donc, dit le roi, combien de chevaliers vous pensez avoir tués de votre main durant cette quête. » Messire Gauvain y réfléchit un moment, et le roi revint à la charge : « Sur ma tête, je veux le savoir, car le bruit court que vous en avez fait mourir un nombre à peine croyable. — Sire, dit messire Gauvain, vous voulez avoir la certitude de ma grande infortune; je vais vous le dire, car je vois bien qu’il me faut en pas-

ser par là. Je vous déclare en toute vérité que j’en ai tué de ma main dix-huit, non que je me sois montré meilleur chevalier qu’un autre, mais parce que le mal-

44

CE

D

heur s’acharna sur moi plus que sur aucun de mes compagnons. Je le répète, ce n’est pas ma prouesse qui m'a valu cela, mais mon péché. Ainsi m’avez-vous fait révéler ma honte. — Certes, cher neveu, repartit le roi, on peut à juste titre parler de malheur, et je sais bien que cela vous est arrivé par votre péché; dites-moi pourtant si vous pensez avoir tué le roi Baudemagu. — Sire, c’est moi qui l’ai tué, sans aucun doute, et je n’ai jamais rien fait qui me pesât autant. - Vraiment, cher neveu, cela ne me surprend guère; je vous assure que j'en suis moi aussi accablé, car ma maison perd plus à sa disparition qu’à celle des quatre meilleurs chevaliers qui sont morts durant la quête. » Ces propos du roi Arthur sur le roi Baudemagu accrurent encore le tourment de messire Gauvain. Voyant que les aventures du royaume de Logres étaient si bien menées à terme qu’il n’en advenait presque plus, le roi fit annoncer un tournoi dans la prairie de Wincestre, parce qu’il ne voulait pas, malgré tout, que ses compagnons cessent de pratiquer les

armes. Le Tournoi de Wincestre et la Demoiselle ($ 4-30)

d’Escalot

4. Sur le conseil du religieux à qui il s’était confessé pendant qu’il participait à la quête du saint Graal, Lancelot avait adopté une chaste conduite et avait entièrement renoncé à la reine Guenièvre, comme

le

conte l’a raconté plus haut. Mais à peine revenu à la cour, il ne s’écoula pas un mois avant qu'il ne se retrouvât plus profondément épris qu’il ne l'avait jamais été, si bien qu’il retomba dans ses relations coupables avec la reine exactement comme autrefois. Et si alors il

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s'était comporté avec tant de prudence et de discrétion que personne ne s’en était aperçu, il agit ensuite si follement qu’Agravain, le frère de messire Gauvain, qui ne l’avait jamais vraiment aimé et épiait ses allées et venues plus que tous les autres, le surprit; il l’observa si bien qu’il obtint la certitude que Lancelot et la reine s’aimaient d’un amour coupable. Par ailleurs, la reine était si belle que le monde entier en était confondu, car bien qu’elle eût à ce moment-là dépassé les cinquante ans, sa beauté était telle qu’on n’aurait pu nulle part trouver sa pareille, ce qui fit dire à certains chevaliers, devant une splendeur à ce point inaltérable, qu’elle était la source de toutes les beautés. 5. Quand Agravain eut surpris le secret de la reine et de Lancelot, il en fut particulièrement heureux, bien plus par anticipation des ennuis qu’en aurait Lancelot que par souci de venger le déshonneur du roi. Le jour fixé pour le tournoi à Wincestre tombait cette semaine-là. Les chevaliers du roi Arthur s’y rendirent

en grand nombre. Mais Lancelot, qui désirait y prendre part sans être reconnu, dit à son entourage qu’il était trop malade pour qu’il lui fût possible d’y aller; mais il tenait à ce que Boort, Hector et Lionel s’y rendent avec les chevaliers de leur suite, Ces derniers affirmèrent qu’ils y renonçaient, dès lors que luimême était à ce point souffrant. « Je veux absolument que vous y alliez, dit Lancelot; vous vous mettrez en

route demain matin, et moi je resterai ici; avant même votre retour je serai parfaitement rétabli, s’il plaît à Dieu. — Seigneur, répondirent-ils, puisque c’est votre désir, nous irons, mais nous aurions préféré demeurer auprès de vous pour vous tenir compagnie. » Lancelot

déclara qu’il n’en était pas question, et ils n’en parlèrent pas davantage. 46

6. Au matin Boort quitta la cité de Camaalot avec ses compagnons. Quand Agravain apprit que Lancelot les laissait partir sans lui, il pensa immédiatement que c'était avec l’intention de rejoindre la reine, dès après le départ du roi. Il se rendit alors auprès de son oncle. «Sire, lui dit-il, je vous dirais bien une chose en privé, si je ne craignais qu’elle ne vous fâche. Pourtant, sachez-le, je ne cherche qu’à venger votre honte. - Ma honte? dit le roi, l’affaire est-elle donc si grave qu’elle entraîne ma honte? — Oui, sire, dit Agravain, je vais vous expliquer comment.» Il l’entraîna à l’écart et lui dit à voix basse: « Sire, la situation est telle que Lancelot et la reine s’aiment d’un amour coupable. Comme ils ne peuvent pas se rencontrer à leur aise quand vous êtes là, Lancelot est resté chez lui et n’ira pas au tournoi de Wincestre; mais il y a envoyé ceux de sa maison, si bien qu'après votre départ, ce soir ou demain, il aura tout loisir de parler avec la reine.» Le roi écouta ce discours, sans pouvoir croire à la vérité de la chose; convaincu au contraire que ce n’était que mensonge, il fit cette réponse: « Agravain, cher neveu, ne tenez jamais de tels propos, car sur ce point je ne vous croirais pas. Je suis bien certain que Lancelot ne saurait avoir de telles pensées; et certes, si cela a pu lui arriver, ce ne put être que sous l’effet de la passion, dont la force est si grande que bon sens ni raison ne peuvent lui résister. — Comment, sire, dit Agravain, vous vous en tiendrez à cela? — Que voulez-vous donc que je fasse? — Je voudrais, sire, dit Agravain, que vous le fassiez épier jusqu’à ce qu’on les surprenne

ensemble;

alors

vous

connaîtriez

la

vérité et m’accorderiez plus de crédit une autre fois. — Agissez comme vous l’entendrez, dit le roi; je ne m'y opposerai pas.» Agravain assura qu’il ne demandait pas davantage.

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7. Cette nuit-là le roi Arthur songea longuement à ce que lui avait dit Agravain, mais sans le prendre trop à cœur, car il avait du mal à croire que ce fût vrai. Au matin, il se prépara pour aller au tournoi, et appela auprès de lui un grand nombre de ses chevaliers pour l'accompagner. La reine lui dit alors: «Sire, j'irais volontiers voir cette joute, si vous y consentiez; cela me plairait fort, car j’ai entendu dire qu’il y aura un grand rassemblement de chevaliers. - Dame, répondit le roi, vous vous en passerez pour cette fois. » La reine n’insista pas. Le roi l’obligeait à rester pour avoir la preuve du mensonge d’Agravain. 8. Quand le roi se fut mis en route avec ses compagnons pour aller au tournoi, ils s’entretinrent abondamment de Lancelot, disant qu’à présent il ne viendrait pas à cette rencontre. De son côté, dès qu’il apprit le départ du roi et de ceux qui devaient aller à Wincestre, Lancelot se leva de sa couche, s’apprêta, puis se rendit auprès de la reine : « Dame, lui dit-il, si vous le permettiez, j'irais à ce tournoi. — Pourquoi, demanda la reine, vous êtes-vous tant attardé après les autres? — Dame, dit-il, parce que je voulais y aller seul, et arriver au tournoi de manière à n’y être reconnu de personne, pas plus des étrangers que de mes amis. — Allez-y donc, dit la reine, si c’est votre désir; jy consens volontiers. » Il quitta aussitôt les lieux, s’en revint chez lui, et y resta jusqu’à la nuit. 9. Le soir, quand la nuit fut tombée et que tout le monde fut couché dans la cité de Camaalot, Lancelot

vint à son écuyer et lui dit : « Il te faut monter à cheval et faire route avec moi, car je veux aller assister au tournoi de Wincestre;

nous ne chevaucherons,

seuls

tous deux, que de nuit, car pour rien au monde je ne

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voudrais être reconnu durant ce voyage.» L’écuyer obéit et se prépara en hâte, emmenant le meilleur cheval qu’eût Lancelot, car il comprenait bien que son seigneur avait l'intention de participer à ce tournoi. Une fois hors de Camaalot, quand ils eurent pris le chemin qui les conduisait directement à Wincestre, ils chevauchèrent toute la nuit sans prendre le moindre repos. 10. Le lendemain, quand il fit jour, ils parvinrent à un château où le roi avait passé la nuit; Lancelot ne s’y arrêtait que pour ne pas faire la route de jour, et éviter ainsi le risque d’être reconnu. Quand il arriva en bas des murs, il chevaucha en tenant la tête si profondément inclinée qu’on aurait eu du mal à le reconnaître; il prenait cette précaution à cause des chevaliers du roi qui sortaient de là; il était très ennuyé d’être arrivé si tôt.

11. Le roi Arthur, qui était à ce moment appuyé à une fenêtre, vit le cheval de Lancelot; il l’identifia sans

difficulté, le lui ayant donné lui-même, mais il ne reconnut pas celui qui le montait, du fait qu’il gardait le visage obstinément baissé. Pourtant, au passage d’une rue où Lancelot leva la tête, le roi qui avait les yeux sur lui le reconnut; il le montra à Girflet : « Avezvous vu ce qu’il en est de Lancelot, qui nous faisait entendre hier qu’il était souffrant, et le voici maintenant dans ce château? — Sire, dit Girflet, je vais vous dire pourquoi il a agi ainsi; il veut participer à ce tournoi sans être reconnu; c’est la raison pour laquelle il n’a pas voulu s’y rendre avec nous, soyez-en sûr. » Sans se douter de cet échange de propos, Lancelot avait déjà pénétré avec son écuyer dans l’enceinte du château et était entré dans une maison, en y faisant formellement interdire à quiconque de signaler sa présence, 49

si quelqu'un s’informait de lui. Le roi qui s’attardait à la fenêtre dans l'attente d’un nouveau passage de Lancelot, finit par être convaincu qu’il était resté dans le bourg. Il dit alors à Girflet : « Nous avons perdu Lancelot, il a déjà trouvé un logis. — Sire, dit Girflet, c’est bien possible. Sachez qu’il ne chevauche que de nuit pour éviter d’être reconnu. — Puisqu’il veut se cacher, dit le roi, favorisons

donc son dessein; veillez à ne raconter à personne que vous l’avez aperçu dans ce voyage; en ce qui me concerne, je n’en dirai mot. Ainsi son secret pourra-t-il être bien gardé, car nous sommes les seuls à l’avoir vu. » Girflet lui jura qu’il n’en parlerait pas. 12. Le roi quitta alors la fenêtre avec ses compagnons quant à Lancelot, il séjourna dans la place chez un riche vavasseur qui avait deux fils, très beaux et vigoureux ;ils avaient été faits récemment chevaliers de la main même du roi Arthur. Lancelot se mit à examiner les écus des deux jeunes gens, et vit qu’ils étaient entièrement rouge feu, sans aucun signe distinctif. La coutume voulait en effet en ce temps-là qu'aucun nouveau chevalier, la première année de son entrée dans la chevalerie, ne portât d’écu qui ne fût d’une seule couleur; s’il agissait autrement, il contrevenait aux règles de son état. Lancelot dit alors au maître des lieux : « Seigneur, je voudrais vous demander en grâce de me prêter un de ces écus pour m'en armer au prochain tournoi à Wincestre, ainsi que le caparaçon et le reste du harnachement. — Seigneur, dit le vavasseur, n’avez-vous point d’écu? — Non, point que je veuille porter en cette occasion, car si je prenais le mien, il serait peut-être reconnu plus vite que je ne souhaïiterais; je le laisserai donc chez vous avec les autres pièces de mon armure, jusqu’à ce que je repasse par ici. — Seigneur, s’empressa de répondre le vavasseur, prenez tout ce que vous voulez; aussi bien l’un de mes fils est trop

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souffrant pour pouvoir porter les armes à ce tournoi; mais l’autre va s’y rendre incessamment. » Sur ces paroles, le chevalier dont il était question arriva. Quand il aperçut Lancelot, il fut impressionné par sa noblesse d’allure et il lui fit très bon visage. Il lui demanda qui il était. Lancelot répondit qu’il était un chevalier étranger de la région du royaume de Logres, mais il ne voulut jamais lui dire son nom et ne lui en apprit pas davantage sur son compte, exprimant seulement son intention de se rendre au tournoi de Wincestre, ce qui l’avait amené de ce côté. « Seigneur, s’écria le chevalier, vous êtes heureusement tombé, car je m’apprêtais à y aller aussi. Nous ferons donc route ensemble et nous nous tiendrons mutuellement compagnie. — Seigneur, dit Lancelot, je n’accepterais pas de chevaucher de jour, car je supporte mal la chaleur, mais si vous étiez disposé à attendre jusqu’à ce soir, je serais votre compagnon; en aucun cas je ne me mettrais en route avant la nuit tombée. — Seigneur, dit le chevalier, vous me semblez être d’une telle valeur que je me plierai à votre désir; je retarderai mon départ de cette journée par amitié pour vous, et dès qu’il vous plaira, nous partirons ensemble. » Lancelot le remercia vivement pour cette compagnie. 13. Ce jour-là Lancelot resta chez le vavasseur, et fut honoré du meilleur service que l’on pouvait offrir à un hôte de qualité. Les gens de la maison ne manquèrent pas de lui poser des questions, mais ne purent jamais rien apprendre à son sujet, sinon ce que l’écuyer en confia à la fille du maître des lieux, laquelle était très belle et le

pressait fort de lui dire qui était son seigneur; lui, subjugué par sa beauté, ne voulut pas l’éconduire totalement, par crainte d’être grossier : « Demoiselle, dit-il, je ne peux pas vous le révéler tout à fait, car je commettrais un parjure et pourrais provoquer la colère de mon sei-

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gneur; mais certainement je suis prêt à vous dire tout ce que je puis vous en découvrir sans me faire du tort. Sachez que c’est le meilleur chevalier du monde, je vous en donne loyalement ma parole. - Dieu merci, dit la jeune fille, vous en avez dit assez, je m’estime comblée avec cela. » 14. Alors la jeune fille vint droit à Lancelot, s’agenouilla devant lui et lui dit : « Noble chevalier, sur la

fidélité que tu dois à l’être du monde que tu aimes le mieux, accorde-moi un don. » Quand Lancelot vit à ses genoux une demoiselle aussi belle et aussi avenante, ilen fut tout embarrassé: « Ah, demoiselle, s’exclama-t-il, relevez-vous! Sachez-le vraiment, je n’épargnerai rien qui soit en mon pouvoir pour vous donner satisfaction, car vous m'avez trop instamment prié. » La jeune fille se

mit aussitôt debout : « Seigneur, lui dit-elle, mille mercis pour ce don. Savez-vous ce que vous m’avez accordé? Vous m'avez accordé qu’à ce tournoi vous porterez ma manche droite en guise de bannière sur votre heaume, et que vous vous battrez pour l’amour de moi. » À l’énoncé de cette requête, Lancelot se trouva très ennuyé; il n’osa pourtant pas la repousser, puisqu'il avait promis. Néanmoins ce qu’il avait accordé le chagrinait fort, car il savait bien que si la reine l’apprenait, elle lui en garderait une telle rancune qu’à son avis il ne pourrait jamais rentrer en grâce auprès d’elle. Toutefois, se dit-il, il en courrait le risque pour tenir sa parole, car il se montrerait déloyal s’il ne respectait pas l'engagement qu’il avait pris envers la demoiselle. Celle-ci, sans tarder, lui apporta une manche attachée à un panonceau, le priant de se dépenser dans ce tournoi, assez pour qu’elle pût estimer qu’il avait été fait bon emploi de sa manche. « Sachez-le vraiment, seigneur, vous êtes le premier chevalier à qui j'aie jamais adressé une requête, et encore ne

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l’aurais-je pas fait, sans le grand mérite que l’on perçoit en vous. » Il répondit en retour que, pour l’amour d’elle, il ferait preuve d’une bravoure propre à le soustraire à tout blâme. 15. Ainsi Lancelot resta-t-il là toute la journée ;le soir, à la nuit tombée, il s’en fut de chez le vavasseur en le

recommandant à Dieu ainsi que la demoiselle; il fit porter par son écuyer l’écu qu’il avait emprunté et laissa là le sien. Il chevaucha toute la nuit avec ses compagnons, si bien que le lendemain, un peu avant le lever du soleil, ils

parvinrent à une lieue de Wincestre. « Seigneur, dit le chevalier à Lancelot, où voulez-vous que nous prenions logis? — Si l’on connaissait près du lieu du tournoi quelque retraite où nous puissions nous arrêter discrètement, cela comblerait mes vœux; car je n’aimerais pas entrer dans Wincestre. — Ma foi, dit le chevalier, la chance est avec vous; près d’ici, à l'écart de la grand-route sur la gauche, habite une tante à moi; c’est une noble femme qui nous recevra très bien et se réjouira beaucoup de nous avoir chez elle. — Eh bien, dit Lancelot, j'irai là avec plaisir. »

16. Ils quittèrent alors la grand-route et, sans perdre de temps et en se dissimulant, ils se dirigèrent vers le lieu où demeurait la dame. Quand ils furent descendus de cheval et que la dame reconnut son neveu, elle l’accueillit avec une joie sans pareille, car elle ne l’avait pas vu depuis son adoubement. « Cher neveu, lui dit-elle, où avez-vous été depuis que je ne vous ai vu, et où avez-vous laissé votre frère? Ne viendra-t-il pas à ce tournoi? — Non, dame, il ne peut pas, nous l’avons laissé chez nous un peu souffrant. — Et qui est, poursuivit-elle, ce chevalier qui est venu avec vous ? —- Dame, dit-il, je prends Dieu à témoin que je ne sais quiilest, sinon qu’il me paraît être

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un homme de valeur; à cause du mérite que je devine en lui, je lui tiendrai compagnie demain au tournoi; nous porterons des armes identiques, et nos chevaux, les mêmes caparaçons. » La dame sans tarder vint à Lancelot et lui prodigua les marques d'honneur; elle l’emmena aussitôt dans une chambre, et le fit coucher et reposer dans un superbe lit, car on lui avait dit qu’il avait chevauché toute la nuit. Lancelot demeura là tout le jour, et on les traita magnifiquement. Le soir, les écuyers veillèrent à ce que rien ne manquât à l'armement de leurs maîtres. Le lendemain, dès que le jour parut, Lancelot se leva et alla entendre la messe à la chapelle d’un ermite qui s'était établi dans un bois à proximité. Quand il eut entendu la messe et fait ses oraisons comme doit le faire tout chevalier chrétien, il quitta les lieux et s’en revint au logis, puis déjeuna avec son compagnon. Il avait envoyé son écuyer à Wincestre pour savoir lesquels, parmi les jouteurs, soutiendraient les gens du château, et lesquels constitueraient le camp du dehors. L’écuyer se hâta tellement pour s'informer et vite revenir qu’il était de retour avant que Lancelot n’eût commencé à s’armer. Parvenu auprès de son maître, il fit son rapport : « Seigneur, il y a foule de chevaliers, tant dans la ville que hors des murs; gens du pays et étrangers, ils y ont afflué de toutes parts. Toutefois, c’est dans le camp du château que la force est la plus grande, car c’est là que se trouvent les chevaliers de la Table Ronde. — Et sais-tu, dit Lance-

lot, de quel côté se sont rangés Boort, Lionel et Hector? — Avec ceux du château, seigneur, et à juste titre; s’ils ne choisissaient pas ce camp, ils ne marqueraient pas qu’ils sont compagnons de la Table Ronde. — Et qui se trouve à l'extérieur? — Seigneur, dit l’écuyer, le roi d’Ecosse, le roi d'Irlande, le roi de Galles, le roi de Norgalles, et bien d’autres grands personnages. Néanmoins, ils n’ont pas d’aussi bons combattants que ceux de l’intérieur, car ils

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sont tous étrangers et venus de tous horizons; ils ne sont pas entraînés à porter les armes, comme le sont ceux du royaume de Logres, ni aussi bons cavaliers. » Enfourchant alors son cheval, Lancelot dit à son écuyer : « Tu ne viendras pas avec moi, car si tu m’accompagnais on te reconnaîtrait, et moi à cause de toi, ce que je ne voudrais en aucune façon. » L’autre répondit qu’il voulait bien rester, puisque telle était la volonté de son maître; il aurait pourtant mieux aimé partir avec lui. Aussitôt Lancelot s’éloigna avec son compagnon et deux écuyers que celui-ci avait amenés avec lui. Chevauchant ainsi, ils parvinrent à la prairie de Wincestre qui était déjà entièrement couverte de jouteurs, et le tournoi avait son plein de participants déjà rassemblés dans les deux camps. Mais messire Gauvain ne porta pas les armes ce jour-là, ni son frère Gaheriet : le roi le leur avait interdit, sachant

bien que Lancelot s’y trouverait, et il ne voulait pas les voir se blesser mutuellement au hasard de la joute, de peur que ne surgfît entre eux quelque querelle ou l’hostilité.

17. Le roi, accompagné d’un grand nombre de chevaliers, était monté dans la principale tour de la place pour regarder le tournoi; messire Gauvain était avec lui ainsi que son frère Gaheriet. Le chevalier venu avec Lancelot lui demanda : « Seigneur, de quel côté nous rangeronsnous? — Lesquels, à votre avis, dit Lancelot, ont le désavantage? — Ceux du dehors, seigneur, il me semble, car ceux du dedans sont de première force, très bons chevaliers, et experts au maniement des armes. — Rejoignons donc les premiers, dit Lancelot; nous ne tirerions aucun honneur à aider les plus favorisés. » Son compagnon se déclara tout prêt à suivre ce conseil. 18. Aussitôt Lancelot s’assura sur ses étriers et se porta au milieu des rangs. Il frappa le premier chevalier

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qu’il rencontra sur sa route, si violemment qu'il le jeta à terre, lui et son cheval; il poursuivit sur son élan, car

sa lance était encore intacte; il atteignit un autre chevalier, et son coup fut tel que malgré la protection de l’écu et du haubert il lui fit une plaie large et profonde au côté gauche, sans toutefois l’avoir blessé à mort. Il le poussa rudement, et l’abattit de sa monture avec une telle brutalité que l’autre fut tout étourdi de la chute; sa lance vola alors en éclats. Ce coup fit s’arrêter plusieurs chevaliers du tournoi, et certains firent la remarque que le nouveau chevalier avait réussi là un superbe exploit. « Assurément, convinrent les autres, c’est le plus beau coup qu’un chevalier ait réalisé à lui seul aujourd’hui, et il n’est pas près de le répéter de la journée.» Quant au compagnon de Lancelot, il s’élança contre Hector des Mares, qui se trouvait sur son chemin; il le frappa avec une telle vigueur qu’il lui brisa sa lance sur la poitrine; Hector lui asséna en retour un coup si fort de sa lance courte et massive qu’il abattit tout ensemble le cheval et son cavalier. « À présent, voici à terre l’un des frères du château d’Escalot!» s’exclama-t-on de toutes parts. C'était sous le nom de leur château en effet que l’on connaissait partout les deux frères, du fait qu’ils portaient des armes identiques. Aussi les participants du tournoi furent-ils convaincus, à propos de Lancelot, qu’il était l’un des frères d’Escalot, en raison des armes qu’il portait.

19. Quand Lancelot vit abattre son hôte devant lui si rudement, il fut pris d’une vive colère. Il laissa courir son cheval contre Hector, brandissant une lance forte et

robuste ; mais ils ne se reconnurent pas l’un l’autre, carils avaient changé d’armure afin de prendre part au tournoi le plus secrètement possible. Lancelot frappa si durement son adversaire, y employant toute sa vigueur, qu’il

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RE CR

RE

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le jeta à terre devant Galegantin le Gallois. À la vue de ce coup messire Gauvain, qui reconnaissait bien Hector pour lui avoir fait don des armes dont il était revêtu, dit au roi : « Sire, sur ma tête, le chevalier aux armes vermeilles, celui qui porte la manche sur son heaume, n’est pas celui que je croyais; c’est quelqu’un d’autre, je vous

le dis en toute certitude; car jamais la main d’un des frères d’Escalot n’a été capable d’un coup pareil. — Qui pensez-vous que ce soit? dit le roi. — Je l’ignore, sire, dit messire Gauvain, mais c’est un chevalier remarquable. » Lancelot avait réussi à remettre son compagnon en

selle et l'avait dégagé du lieu le plus dense de la bataille. De son côté Boort parcouraïit le champ du tournoi, abattant les chevaliers, arrachant heaumes et écus; il finit par rencontrer Lancelot au cœur de la mêlée. Loin de saluer celui qu’il ne reconnaissait pas, il le frappa si vio-

lemment d’une lance solide et bien trempée qu’il lui transperça l’écu et le haubert et lui enfonça dans le côté droit le fer de son arme, lui faisant une plaie large et profonde. Il arriva avec un tel élan, bien assuré sur ses arçons, qu'il heurta son adversaire avec une force incroyable, le jetant à terre avec sa monture, tandis que dans la chute sa lance se brisait. Mais Lancelot ne resta pas longtemps dans cette posture, car il avait un cheval puissant, rapide et léger; en dépit de la plaie qu’il venait de recevoir, il se releva rapidement et remonta sur son cheval, en proie à une souffrance qui le mettait en sueur; il se dit à part lui que ce n’était pas un apprenti qui l'avait renversé de la sorte; jamais encore il n’avait connu d’adversaire qui en soit capable. Mais celui-là de sa vie n’avait porté un coup qui luiserait rendu aussi vite, s’ilen avait la possibilité. Il s’empara aussitôt d’une lance

épaisse et courte que tenait un de ses écuyers et se dirigea droit sur Boort. Dès que les combattants s’aperçurent que ces deux-là voulaient se mesurer à égalité, ils

o7

leur laissèrent la place libre; les deux adversaires s'étaient du reste déjà si bien comportés qu’on les considérait comme les deux meilleurs du tournoi. Lancelot, lancé à fond de train, frappa Boort si violemment qu’il le précipita à bas de sa monture, la selle entre les cuisses, car les sangles et le poitrail se rompirent. Messire Gauvain, qui reconnut aisément Boort, dit au roi quand il le vit à terre : « Assurément, sire, il n’y a pas grande honte pour Boort à avoir ainsi été désarçonné, car il n’avait plus à quoi se retenir; quant à celui qui a livré ces deux assauts, contre lui et contre Hector, c’est un bon chevalier! Sur ma tête, si nous n’avions pas laissé Lancelot malade à Camaalot, j'aurais dit que c’était lui.» En entendant ces paroles, le roi soupçonna aussitôt qu’il s’agissait bien de Lancelot; il se prit à sourire et dit à messire Gauvain : « Par ma foi, beau neveu, qui que soit ce chevalier, il a magnifiquement commencé, mais je crois qu’il fera mieux encore à la fin, à mon avis. »

20. Dès qu’il eut brisé sa lance, Lancelot dégaina son épée et se mit à donner de grands coups à droite et à gauche, abattant les cavaliers, tuant les chevaux, arra-

chant écus et heaumes — accomplissant de telles prouesses partout qu’il n’était aucun spectateur qui ne s’en émerveillât. De leur côté Boort et Hector, qui s'étaient relevés et remis en selle, reprirent si bien le combat que personne n'aurait été en droit de leur décerner le moindre blâme. Sous le regard de tous, ils réalisaient des exploits si éclatants que la plupart des chevaliers de leur camp y puisaient des exemples de hardiesse pour bien se comporter, c’est-à-dire gagner le tournoi. Ils repoussaient Lancelot et le contraignaient à reculer, car ils le harcelaient sans cesse et le serraient de si près qu’il ne pouvait leur échapper; ils le frustrèrent en cette journée de maint beau coup. Il n’y avait là rien d’étonnant,

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car Lancelot était durement touché et avait perdu beaucoup de sang, si bien qu’il n’était pas en possession de tous ses moyens ; ses adversaires en revanche étaient tous deux d’une grande bravoure. Néanmoins, en dépit de leurs efforts, il fit tant par sa vaillance que ceux de la cité furent rabattus de force à l’intérieur des murs, et des

deux côtés on lui attribua le prix du tournoi. Les pertes pour les gens de la cité furent considérables — non moins que les gains pour ceux du dehors. Au moment du départ, messire Gauvain dit au roi: « Certes, sire, j'ignore qui est le chevalier qui porte cette manche sur son heaume; mais en toute justice, je dirais qu’il est le vainqueur du tournoi, et qu’il doit en remporter toute la gloire. Sachez que je ne serai pas satisfait avant de savoir qui il est, car il a fait des prouesses comme je les aime. — Je ne crois pas le connaître non plus, dit Gaheriet; mais j’affirme qu’à ma connaissance, c’est le meilleur chevalier du monde ou du moins le meilleur que j'aie jamais vu, à l'exception de Lancelot du Lac. » 21. Tels étaient les commentaires des deux frères sur Lancelot. Messire Gauvain se fit amener son cheval afin,

dit-il, d'essayer de savoir le nom de ce chevalier et de se lier d’amitié avec lui; Gaheriet exprima le même souhaïit. Ils descendirent alors de la tour et parvinrent dans la cour en contrebas. Dès qu’il se rendit compte que ceux du château avaient perdu le tournoi, Lancelot prévint le chevalier qui était venu avec lui : « Cher seigneur, éloignons-nous d’ici; nous ne pouvons rien gagner à nous attarder davantage.» Ils s’en furent aussitôt à vive allure, laissant mort sur le terrain un de leurs écuyers qu’un chevalier avait tué malencontreusement d’un coup de lance. Le chevalier demanda à Lancelot de quel côté il voudrait aller. « J'aimerais, répondit-il, trouver un lieu où je

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pourrais me reposer une semaine ou plus, car je suis si gravement atteint qu’il pourrait être dangereux pour moi de chevaucher. — En ce cas, dit le chevalier, retournons chez ma tante, là où nous avons dormi la nuit dernière, nous y serons parfaitement tranquilles, et il n’y a pas loin d’ici là. » Lancelot y consentit. Ils s’engagèrent aussitôt dans un fourré de broussailles, Lancelot se doutant bien que quelque chevalier de la maison du roi voudrait le suivre pour savoir qui il était, car ils étaient nombreux à l’avoir vu ce jour-là au tournoi, ceux de la Table Ronde comme les autres. Ainsi s’en allèrent-ils tous deux à vive allure, accompagnés d’un de leurs écuyers, et ils parvinrent à leur retraite de la nuit précédente. Lancelot mit pied à terre, tout en sang, car il était grièvement

blessé. Quand son compagnon vit la blessure, il s’en inquiéta beaucoup; il se hâta de faire venir un vieux chevalier qui demeurait près de là et s’occupait de guérir les plaies; et, sans contredit, il était versé dans cet art plus que quiconque alors dans le pays ; après avoir examiné la blessure, il assura qu’avec l’aide de Dieu il pensait bien la guérir, mais cela prendrait du temps, car elle était large et profonde. 22. C’est ainsi que Lancelot trouva du secours pour sa blessure. Ce fut une chance pour lui, car s’il avait tardé davantage, il aurait bien pu en mourir. De cette blessure qu’il avait reçue de la main de son cousin Boort, il resta alité pendant six semaines, sans pouvoir porter les armes ni sortir de la maison. Mais le conte cesse maintenant de parler de lui, et revient à messire Gauvain et à Gaheriet.

23. Dans cette partie, le conte rapporte que lorsque messire Gauvain et Gaheriet eurent enfourché leur monture pour suivre le chevalier vainqueur du tournoi, ils chevauchèrent dans la direction qu’il leur semblait avoir

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prise. Après avoir parcouru environ deux lieues anglaises à si vive allure qu’ils l’auraient nécessairement rejoint s’il était parti de ce côté, ils rencontrèrent deux écuyers qui avançaient en manifestant une profonde affliction; ils étaient à pied et emportaient entre leurs bras un chevalier récemment tué. Messire Gauvain et Gaheriet allèrent tout droit vers eux, et leur deman-

dèrent s’ils avaient rencontré deux chevaliers aux armes vermeilles, dont l’un portait sur son heaume une manche de dame ou de demoiselle. Eux répondirent qu’ils n'avaient pas aperçu ce jour-là de chevaliers avec de telles armes; en revanche, ils en avaient vu beaucoup qui revenaient du tournoi. « Seigneur, dit Gaheriet à son frère messire Gauvain, à présent vous pouvez être tout à fait certain qu'ils ne sont pas venus de ce côté ; sinon nous les aurions rejoints depuis longtemps, à l’allure à laquelle nous avons chevauché. — Je suis bien fâché que nous ne les retrouvions pas, dit messire Gauvain, soyez-en sûr. Cet inconnu est à l’évidence un excellent chevalier, et d’une si exceptionnelle vaillance que j'aimerais fort me lier avec lui. Si je l’avais en ce moment même ici avec moi, je n’aurais de cesse de le conduire auprès de Lancelot du Lac, et de les présenter l’un à l’autre. » Ils demandèrent alors aux écuyers qui était le mort qu'ils emportaient. « C’était un chevalier, seigneurs. — Et qui l’a blessé de cette façon ? - Un sanglier, seigneurs, qu’il avait attaqué à l’entrée de cette forêt. » Ils leur indiquèrent l’endroit, qui était bien à une lieue. « Par ma foi, dit Gaheriet, c’est une grande perte car, à en juger à son apparence, ce devait être un bon chevalier. » 24. Là-dessus ils se séparèrent des écuyers et s’en retournèrent à Wincestre; il faisait déjà nuit noire quand ils y parvinrent. 61

Dès qu’il vit revenir messire Gauvain, le roi lui demanda s’il avait retrouvé le chevalier. « Non, sire, dit messire Gauvain, car il a pris une autre direction que celle que nous avons suivie. » Et le roi aussitôt se mit à sourire; messire Gauvain le regarda et lui dit : « Cher oncle, ce n’est pas la première fois que vous souriez quand il est question de lui. » Et le roi de répondre : « Ce n’est pas la première fois non plus que vous avez entrepris de le chercher, et ce ne sera pas la dernière, à ce que je crois. » Messire Gauvain comprit alors que le roi savait qui était l'inconnu. « Ah! sire, lui dit-il, puisque vous le connaissez, vous pouvez bien me révéler son nom, s’il vous plaît. — Je ne vous le dirai pas maintenant, dit le roi, pour cette fois; puisqu'il veut se cacher, ce serait tout à fait discourtois de ma part de le découvrir à vous ou à un autre; c’est pourquoi en la circonstance je lui garderaiun silence absolu. Mais vous n’y perdrez rien, car vous le connaîtrez vous aussi au moment voulu. — Par ma foi, dit Galegantin le Gallois, j'ignore qui il est; mais du moins je peux vous dire avec certitude qu’il a quitté le tournoi très gravement blessé et perdant tellement de sang qu’on aurait pu le suivre à la trace; le sang lui sortait à gros bouillons d’une plaie que messire Boort lui a faite lors d’un assaut. — Est-ce donc vrai? dit le roi. - Absolument, sire, dit Galegantin, soyez-en sûr. — Eh bien, sachez-le, déclara le roi à Boort, de votre vie entière vous n’avez infligé de blessure à un chevalier dont vous ayez eu à vous repentir plus que vous ne ferez de celle-là; et s’il en meurt, il eût mieux valu pour vous ne l’avoir jamais rencontré! » Hector, s’imaginant que le roi avait parlé ainsi contre Boort, s’avança tout en colère et menaçant : « Sire, lui dit-il, si le chevalier meurt de cette plaie, tant pis pour lui ! car certes nous n’avons à redouter de sa mort ni dommage ni inquiétude!» Le roi alors se tut, se contentant de sourire, très affligé par ailleurs de ce que

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Lancelot avait quitté le tournoi ainsi blessé, car il craignaïit fort qu’il ne fût en danger de mort. 25. Ce soir-là, on s’entretint beaucoup du chevalier à la manche qui avait gagné le tournoi, et le désir était vif de connaître son identité. Mais ce ne pouvait être, ils n’en sauraient pas davantage pour cette fois. Le roieneffeten garda si bien le secret que jamais il n’ouvrit la bouche à ce sujet avant leur retour à Camaalot. Le lendemain ils quittèrent Wincestre, mais auparavant ils firent annoncer un tournoi qui devait avoir lieu dans un mois à compter du lundi suivant, devant Tannebourg. Tannebourg était un puissant château fort, solidement assis à l'entrée de Norgalles. Après son départ de Wincestre, le roi, chevauchant sans faire de halte, parvint au château que l’on appelait Escalot, celui-là même où il avait aperçu Lancelot. Il se logea dans le donjon du château avec une imposante escorte de chevaliers ; mais le hasard fit que messire Gauvain descendit dans la maison où Lancelot avait passé la nuit, et qu’on le fit coucher dans la chambre même où était pendu son écu. Ce soir-là, se sentant un peu souffrant, Gauvain ne se rendit pas à la cour, mais mangea chez lui avec son frère Gaheriet et Mordret, et il y avait avec eux, pour lui tenir compagnie, un bon nombre d’autres chevaliers. Quand ils se furent mis à table pour le souper, la demoiselle qui avait confié sa manche à Lancelot demanda à messire Gauvain ce qu’il en avait été du tournoi, s’il s’y était donné de beaux coups. « Demoiselle, lui répondit messire Gauvain, je peux vous assurer que ce fut le plus beau tournoi auquel j’aie assisté de longtemps. Le prix en est allé à un chevalier à qui j'aimerais ressembler car, depuis mon départ de Camaalot, je ne sache pas avoir rencontré de combattant de cette valeur. Mais j'ignore qui il est, et quel est son nom. — Seigneur, dit la jeune fille, quelles

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armes portait le chevalier vainqueur ? - Des armes entièrement vermeilles, demoiselle, et sur son heaume flottait une manche, de dame ou de demoiselle, je ne sais. Je peux vous dire seulement que, si j'étais une jeune fille, j'aimerais que cette manche fût mienne, à condition que celui qui la portait m’aimât d'amour, car de ma vie je n’ai vu de manche mieux employée que ne l’a été celle-là. » Ces paroles inspirèrent une vive joie à la jeune fille, mais elle n’osa pas la manifester, à cause des gens qui se trouvaient devant elle. Aussi longtemps que les chevaliers restèrent à table, la jeune fille les servit. Telle était en effet la coutume en ce temps-là, au royaume de Logres :

si des chevaliers de passage s’arrêtaient dans la demeure de quelque noble personnage et qu’il y eût céans une demoiselle, plus elle était de haute naissance, plus elle était astreinte à les servir, et jamais elle n’aurait pris place à table elle-même avant que le service ne fût achevé. C’est pourquoi la demoiselle s’acquitta de sa tâche, et messire Gauvain et ses compagnons eurent enfin fini de manger. Cette demoiselle avait toute la beauté et la perfection que l’on pouvait souhaiter chez une jeune fille. Messire Gauvain se complut fort à la regarder tout le temps qu’elle assura le service. Heureux serait le chevalier, pensait-il, qui pourrait obtenir les faveurs d’une telle beauté et en jouir à sa guise. 26. Le soir, après souper, il arriva que le maître des lieux alla prendre quelque détente dans un petit pré qui était derrière sa maison, et il emmena sa fille avec lui.

Quand il y parvint, il y trouva messire Gauvain et ses compagnons qui s’amusaient là. Ils se levèrent à sa rencontre. Messire Gauvain le fit asseoir à sa droite à côté de lui et la jeune fille à sa gauche. Ils se mirent alors à parler de choses et d’autres. Puis Gaheriet entraîna son hôte à quelque distance de messire Gauvain, et entreprit

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de l’interroger sur les coutumes du château ; l’hôte les lui expliqua en détail. Mordret s’était lui aussi écarté de messire Gauvain, pour lui permettre de converser discrètement avec la jeune fille, s’il le désirait. Quand messire Gauvain se vit en mesure d’entretenir cette dernière,

il s’adressa à elle et requit son amour. Elle lui demanda qui il était. « Je suis un chevalier, dit-il; mon nom est Gauvain, et je suis le neveu du roi Arthur; je vous aimerais d'amour, si cela vous plaisait, avec la promesse que, aussi longtemps que l’amour durerait entre vous et moi, je n’aimerais d’autre dame ni demoiselle que vous et serais votre chevalier sans réserve, entièrement dévoué à vos désirs. — Ah! messire Gauvain, ne vous moquez pas de moi, repartit la jeune fille. Je sais bien que vous êtes un personnage trop important et d’un rang trop élevé pour aimer une pauvre demoiselle de ma condition. Pourtant,

si vous m’aimiez

d'amour

en ce moment,

sachez que, plus que pour toute autre considération, cela m'’ennuierait à cause de vous. — Pourquoi, demoiselle, cela vous ennuieraïit-il à cause de moi? — Pour la raison, seigneur, que, m’aimeriez-vous jusqu’à vous en crever le cœur, VOUS ne sauriez à aucun prix me convenir, Car j'aime un chevalier que je ne voudrais trahir pour rien au monde. Je vous dis la vérité : je suis encore vierge et, avant de le voir, jamais je n’avais aimé. Mais je l’ai aimé tout de suite, et lui ai demandé de se battre pour l’amour de moi lors de ce tournoi. Il s’est engagé à le faire, et s’est si bien comporté, grâces lui en soient rendues, que l’on devrait bien accabler de honte celle qui, pour vous prendre, le laisserait, car il n’est pas moins bon chevalier que vous, ni d’une moindre réputation aux armes ; il n’est pas moins beau non plus, ni de moindre valeur, et je ne dis pas cela pour vous être désagréable. Aussi sachez que ce serait peine perdue de solliciter mon amour : je ne l’accorderais à aucun chevalier au monde, sinon à celui

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que j'aime de tout mon cœur et que j'aimerai tous les jours de ma vie. » Quand messire Gauvain entendit la jeune fille léconduire si fièrement, il lui répondit non sans irritation : « Demoiselle, faites donc en sorte, par courtoisie autant que par amitié pour moi, que je puisse prouver contre lui ma supériorité aux armes; et si je peux le vaincre, laissez-le et prenez-moi. —- Comment, seigneur chevalier! pensez-vous que je pourrais agir ainsi? m’exposer de la sorte à faire périr deux êtres parmi les plus vaillants du monde? — Comment, demoiselle, dit messire Gauvain, est-il donc l’un des plus vaillants du monde? — Seigneur, il n’y a pas longtemps, je l’ai entendu citer comme le meilleur chevalier qui existe. — Demoiselle, quel est le nom de votre ami ? - Son nom, sei-

gneur, je ne suis pas en mesure de vous le dire; mais je vous montrerai son écu, qu’il a laissé ici au moment de se rendre au rassemblement de Wincestre. — Je veux bien voir cet écu, répliqua Gauvain; car si c’est un chevalier de la valeur que vous dites, il est impossible que je ne puisse l’identifier par son écu. — Pour l’écu, dit-elle, vous pourrez le voir quand il vous plaira, car il est suspendu dans la chambre où vous coucherez cette nuit, en face de votre lit. » Il lui répondit qu’il le verrait donc sans tarder. 27. Aussitôt il se mit debout. Dès qu’ils perçurent son intention de s’en aller, ses compagnons l’imitèrent. Messire Gauvain prit la jeune fille par la main, et ils entrèrent dans la maison, suivis dés autres. La jeune fille le conduisit dans la chambre où régnait une telle clarté, produite par une abondance de cierges et de torches, qu’on l’eût dite embrasée par le feu. Elle s’empressa de lui montrer l’écu : « Seigneur, lui dit-elle, voici l’écu de l’homme que j’aime par-dessus tout. Regardez donc si vous savez qui est ce chevalier et si vous le connaissez,

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pour voir si vous pourriez admettre qu’il est le meilleur chevalier du monde. » Messire Gauvain examina l’écu et s’avisa qu’il appartenait à Lancelot du Lac. Il fit quelques pas en arrière, interdit, et très ennuyé d’avoir tenu de tels propos à la jeune fille, car il redoutait que Lancelot ne l’apprît; toutefois, s’il pouvait se réconcilier avec la demoiselle, il s’estimerait satisfait. Il lui dit alors : « Pour Dieu, demoiselle, ne soyez pas irritée des paroles que je vous ai dites, car j'admets ma défaite en cette affaire et j’en conviens sincèrement avec vous : celui que vous aimez, sachez-le, est le meilleur chevalier du monde, et il n’est aucune demoiselle, si elle avait à accorder son amour, qui n’aurait absolument le droit de me quitter pour se l’attacher. Il est en effet meilleur chevalier que moi, et plus beau, plus aimable aussi et plus valeureux. Si j'avais pu penser qu’il s'agissait de lui, et que vous aspiriez à placer si haut votre amour, assurément jamais je n’aurais entrepris de vous solliciter. Et pourtant je vous le dis en toute

sincérité : vous êtes la demoiselle au monde dont j'aurais le plus souhaité être aimé, s’il ne s’y était pas opposé un obstacle aussi considérable. Et certes, s’il est vrai que messire Lancelot vous aime autant que je crois que vous l’aimez, jamais dame ni demoiselle n’a été autant favorisée par l'amour. Je vous en prie au nom de Dieu, si je vous ai dit quelque chose qui vous déplaise, pardonnez-le-moi. — Seigneur, répondit-elle, bien volontiers. » 28. Quand messire Gauvain se vit ainsi promettre par la jeune fille qu’elle ne soufflerait mot à Lancelot ni à quiconque des propositions qu’il lui avait faites, il reprit: « Demoiselle, je vous prie de me dire quelles armes portait messire Lancelot au tournoi de Wincestre. — Seigneur, dit-elle, il portait un écu vermeil et un caparaçon de même couleur, et il avait sur son heaume une manche

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de soie que je lui ai donnée en gage d’amour. — Sur ma tête, dit messire Gauvain, vos indications sont exactes; en effet il s’y trouvait, et je l’y ai vu absolument comme vous venez de me le décrire. Je suis plus convaincu maintenant que jamais qu’il vous aime d’amour, car autrement il n’aurait pas porté un tel insigne. À mon avis, vous pouvez être fière d’être l’amie d’un chevalier de cette qualité. Et certes je suis bien aise d’en être informé, caril a toujours fait preuve d’une telle discrétion envers tout le monde que l’on ne pouvait vraiment pas soupçonner à la cour qu’il fût amoureux. — Par Dieu, seigneur, répliqua la jeune fille, il est bien préférable qu’il en soit ainsi; soyez-en sûr: un amour qui cesse d’être secret ne peut pas prétendreà beaucoup d'estime. » 29. Sur ces mots la demoiselle s’en alla; messire Gau-

vain l’accompagna puis alla se coucher. Cette nuit-là il pensa beaucoup à Lancelot, se disant qu’il n’aurait pas cru qu'il aspirât à aimer jamais, à moins de se proposer un objet élevé et honorable entre tous. « Et pourtant, se dit-il, je ne peux raisonnablement le blâmer s’il aime cette demoiselle, car elle est si belle, d’une telle perfection que, serait-elle recherchée par l’homme le plus noble de la terre, ce dernier n’aurait pas fait à mon avis un mauvais Choix. » 30. Cette nuit-là messire Gauvain dormit fort peu, l'esprit tout occupé de la demoiselle et de Lancelot. Le matin, au point du jour, il se leva et ses compagnons avec lui, le roi lui ayant déjà fait dire de monter à cheval, caril ‘ voulait se mettre en route. Quand ils furent tous prêts à partir, messire Gauvain vint à son hôte et le recommanda à Dieu, le remerciant avec effusion du bel accueil qu’il lui avait réservé dans sa maison; puis il s’approcha de la jeune fille : « Demoiselle, lui dit-il, je vous recommande

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bien à Dieu; considérez-moi comme votre chevalier où que je me trouve : il n’est pas de lieu, si éloigné fût-il, d’où je n’accourrais dans la mesure de mon pouvoir si vous m’appeliez à l’aide. Et, au nom du ciel, saluez de ma part messire Lancelot, car je crois bien que vous le reverrez avant moi. » La demoiselle lui assura aussitôt qu’elle ne manquerait pas de le faire dès qu’elle le verrait;messire Gauvain l’en remercia vivement. Déjà en selle, il s’éloigna alors et trouva au milieu de la

cour son oncle le roi Arthur également à cheval qui lPattendait avec une nombreuse escorte de chevaliers. Ils se saluèrent mutuellement et se mirent en route. Chevauchant côte à côte ils s’entretenaient de choses et d’autres quand messire Gauvain dit au roi: « Savezvous, sire, qui est le vainqueur du tournoi de Wincestre, ce chevalier à l’armure vermeille qui portait une manche sur son heaume? — Pourquoi me demandez-vous cela? dit le roi. — Pour la raison, dit Gauvain, que je ne pense pas que vous le sachiez. — Je le sais parfaitement, dit le roi, à la différence de vous. Pourtant, vous auriez bien dû le reconnaître à ses merveilleuses prouesses sur le terrain, Car personne à part lui n’aurait pu en faire autant. — J'en conviens, sire, dit messire Gauvain, j'aurais vraiment dû le reconnaître, car je lui ai vu souvent accomplir de pareils exploits; c’est l’apparence qu’il a prise d’un chevalier frais adoubé qui m’a empêché de l'identifier. Mais j'ai tant appris depuis que je n’ai plus de doute à ce sujet. — Et qui était-ce? dit le roi; je saurai bien si vous dites vrai. — C’était messire Lancelot du Lac, sire. —C’est exact, dit le roi; il est venu au tournoi ainsi dissimulé pour éviter que, le reconnaissant, on refuse de l’affronter

à la joute. On ne peut le contester : c’est vraiment l’homme le plus valeureux du monde et le meilleur che-valier qui soit. Pourtant, si j'avais cru votre frère Agravain, je l’aurais fait mettre à mort; j'aurais commis là

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une infamie et une déloyauté insignes, qui m’auraient valu le juste opprobre du monde entier. — Sans aucun doute, dit messire Gauvain. Quelles révélations vous a donc faites mon frère Agravain? Dites-le-moi. — Volontiers, dit le roi. Il vint me trouver l’autre jour, et me dit

qu’il se demandait bien comment j'avais le cœur d’admettre Lancelot dans mon entourage, lui qui me faisait la honte de me déshonorer avec ma femme. Il m'’affirma expressément que Lancelot, à mon nez et à ma barbe, l’aimait d’un amour coupable et qu’il avait eu avec elle un commerce charnel; je devais être sûr qu’il n’était resté à Camaalot que pour rencontrer la reine à son aise, dès que je me serais mis en route pour le tournoi de Wincestre. Voilà ce que votre frère Agravain a cherché à me faire croire, et je m’estimerais en ce moment bien à blâmer si j'avais ajouté foi à ses mensonges. Je sais bien à présent que si Lancelot avait nourri ces sentiments pour la reine, il n’aurait pas bougé de Camaalot de tout le temps que j'en étais absent, mais y serait resté pour obtenir de la reine ce qu’il voulait. —- Assurément, sire, dit

messire Gauvain, Lancelot n’y est jamais resté que pour se rendre au tournoi plus secrètement; vous avez toutes raisons maintenant de savoir que c’est là la vérité. Gardez-vous de croire à l’avenir quiconque vous tiendra de semblables propos sur son compte, car je peux vous en donner l’assurance, Lancelot n’a jamais conçu pour la reine un amour de cette sorte. Pour vous dire la vérité, il aime une des plus belles demoiselles du monde; elle l’aime aussi, et elle est encore vierge. Nous savons bien en outre qu’il a aimé de tout son cœur la fille du roi Pellés, et que de cette liaison est né Galaad l’excellent chevalier, celui qui a mené à terme les aventures du saint Graal. — Certes, dit le roi, même s’il était vrai que Lancelot voue une passion à la reine, je ne pourrais pas croire qu’il eût à mon égard des visées aussi déloyales que de

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me couvrir de honte avec ma propre femme. Car dans un cœur où réside une telle prouesse la trahison ne saurait trouver place, sinon par le plus grand maléfice du monde. » C’est en ces termes que le roi Arthur parla de Lancelot. Messire Gauvain de son côté insista : qu’il fût sans inquiétude à ce sujet, jamais Lancelot n’avait eu envers la reine les aspirations coupables que lui imputait Agravain. « J’irai même plus loin, sire, dit-il. Je suis tellement sûr de l’innocence de Lancelot en la matière que, le plus brave des chevaliers l’accuserait-il de ce crime, je n’hésiterais pas à me faire contre lui le champion de Lancelot. — Et que répliqueriez-vous à cela, répartit le roi : le

monde entier me le répéterait-il chaque jour, si je n’en avais pas de meilleurs indices que je n’en ai maintenant, je ne le croirais pas. » Messire Gauvain l’engagea vivement à se maintenir dans ces bonnes dispositions.

La Jalousie de Guenièvre et la Dénonciation des amants ($ 31-61)

31. Ils abandonnèrent alors ce sujet et, chevauchant à petites étapes, ils parvinrent à Camaalot. Quand ils furent descendus de cheval, on se pressa autour d’eux pour avoir des nouvelles du tournoi et de son vainqueur. Mais personne, en dehors du roi, de messire Gauvain et de Girflet, n’était en mesure de leur dire la vérité, et ceux-là ne tenaient pas à la révéler encore, connaissant le désir de Lancelot de conserver l’anonymat. Messire Gauvain se contenta de dire à la reine : « Dame, nous ne savons pas exactement qui est celui qui a remporté la victoire au tournoi; à notre avis, c'était un chevalier étranger; nous pouvons seulement dire qu’il portait à cette 71

rencontre des armes vermeilles, et sur son heaume, en

guise de panonceau, une manche de dame ou de demoiselle. » La reine pensa aussitôt que ce n’était pas Lancelot, car elle n’imaginait pas qu’il pût porter à un tournoi quelque enseigne qu’elle ne lui eût pas donnée ellemême. Elle s’en tint là, sans chercher à s’informer davan-

tage sur ce point, sauf qu’elle posa cette question à messire Gauvain : « Lancelot ne se trouvait-il pas à ce rassemblement? —- Dame, dit-il, s’il y était et que je l’y aie vu, en tout cas je ne l’ai pas reconnu ; mais s’il y avait été,

je suis persuadé qu’il aurait eu l’honneur du tournoi; par ailleurs, nous avons eu tant de fois l’occasion de voir ses armes que, s’il y était venu, à moins de l’avoir fait en

cachette, nous l’aurions reconnu sans peine. — Je vous affirme pourtant, rétorqua la reine, qu’il s’y est rendu, le plus secrètement qu’il a pu. — Et moi je vous assure, dame, que dans ce cas c’était lui le chevalier aux armes vermeilles qui a gagné le tournoi. — Ce n’était pas lui, dit la reine, sachez-le bien; car il n’est pas si lié à une dame ou à une demoiselle qu’il en porte l’enseigne. » 32. Girflet alors s’avança et dit à la reine : « Dame, soyez-en sûre : le chevalier aux armes vermeilles qui portait la manche sur son heaume était bien Lancelot; en effet, quandil s’est éloigné après sa victoire au tournoi, je l'ai suivi pour savoir si c’était lui; j’en doutais encore, à cause de son déguisement; j’ai fini par lui voir clairement le visage tandis qu’il s’en allait grièvement blessé en compagnie d’un chevalier revêtu d’une armure absolument identique à la sienne. - Messire Gauvain, dit la reine, pensez-vous qu’il dise vrai? Au nom de la fidélité que vous devez à messire le roi, dites-moi ce que vous savez à ce sujet, si réellement vous en savez quelque chose. —- Dame, dit-il, vous m'avez prié si instamment que je ne saurais rien vous cacher de ce que je sais. Je

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vous déclare en toute vérité que c’était lui, en personne, qui portait des armes vermeilles, qui arborait la manche sur son heaume, et qui a été le vainqueur du tournoi. » Quand la reine entendit ces paroles, elle n’ajouta pas un mot et entra dans sa chambre en pleurant; elle manifestait une profonde douleur, se disant à elle-même: « Ah! Dieu, comme il m’a bassement trahie, celui dont le cœur, croyais-je, abritait la loyauté même, pour qui

J'avais été, par amour, jusqu’à déshonorer l’homme le plus noble du monde! Ah! Dieu, qui pourra désormais se fier à la loyauté d’aucun homme, d’aucun chevalier, quand la déloyauté s’est logée chez le meilleur des meilleurs! » Ainsi se lamentait en secret la reine, convaincue

que Lancelot aimait celle dont il avait porté la manche au tournoi et l’avait, elle, abandonnée. Elle en éprouvait

un si profond désarroi qu’elle ne savait quelle décision prendre, sinon celle de se venger de Lancelot ou de la demoiselle, si elle le pouvait, dès qu’elle en verrait l’occasion. Telle était la tristesse qu’inspiraient à la reine les nouvelles que lui avait apportées messire Gauvain; en aucun cas elle n’aurait cru que Lancelot eût le cœur d’aimer une autre dame qu’elle; elle en fut assombrie toute la journée et délaissa les rires et les jeux. 33. Le lendemain arrivèrent à la cour Boort, Lionel et

Hector qui revenaient du tournoi avec leurs gens; quand ils furent descendus dans le palais royal, où ils avaient le gîte et le séjour toutes les fois qu’ils venaient à la cour, Hector se mit à demander ici et là à ceux qui étaient restés avec la reine pendant qu’ils se rendaient au tournoi, où était allé Lancelot qu’ils avaient alors laissé sur place. « Seigneur, lui répondit-on, il a quitté ces lieux le lendemain de votre départ, n'emmenant avec lui qu’un écuyer, de telle sorte que nous ne l’avons plus revu depuis ni eu de ses nouvelles. »

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34. Dès que la reine apprit la venue du frère et des cousins de Lancelot, elle fit mander Boort et lui dit : « Boort, avez-vous été à cette assemblée? — Oui, dame. — Et avezvous vu votre cousin Lancelot? — Non, dame, car il n’y

était pas. — Sur ma tête, dit la reine, ily était bel et bien. — Dame, dit-il, avec tout le respect que je vous dois, il n’y était pas; il ne peut se faire, s’il avait été là, qu’il ne m'’ait pas parlé et que je ne l’aie pas reconnu. — Sachez pourtant, dit la reine, qu’il y était; c'était lui qui portait une armure vermeille d’une seule couleur, avec sur son heaume une manche de dame ou de demoiselle, et qui a eu le prix du tournoi. —- Au nom de Dieu, dit Boort, je n’aimerais vraiment pas qu’il s’agît de messire mon cousin! À ce que l’on m’a dit, celui dont vous me parlez a quitté le tournoi très grièvement blessé, d’une plaie que je lui ai faite au côté gauche lors d’un assaut. - Maudite soit l'heure où vous ne l’avez pas tué, dit la reine, car il

s’est comporté envers moi avec une déloyauté dont je ne l'aurais jamais cru capable. - Comment cela, dame? dit Boort. » Elle lui rapporta la chose selon ce qu’elle imaginaït être la vérité. Quand elle eut dit tout ce qu’elle avait à dire, Boort observa : « Dame, ne concluez pas en ce sens avant d’être plus exactement informée. Car, j'en prends Dieu à témoin, je ne pourrais pas croire qu’il ait ainsi manqué à sa parole envers vous. — Ma conviction, répartit la reine, est que quelque dame ou demoiselle l’a surpris par un philtre ou par un sortilège, si bien que c’en est à jamais fini de notre entente, de son côté comme du mien; si le hasard le ramenaïit à la cour, je lui interdirais absolument la maison du roi mon époux, et lui défendrais d’avoir jamais l'audace de mettre le pied ici. — Dame, dit Boort, vous agirez comme vous l’entendrez; je ne vous en donne pas moins l’assurance que jamais mon seigneur n’a eu la conduite dont vous l’accusez. — Il l’a clairement montrée à l’occasion de ce tournoi, dit la reine; je suis 74

accablée par le fait que la preuve en est si patente. — Dame, dit Boort, s’il en est vraiment ainsi, il n’a jamais rien fait qui me contrarie autant; s’il avait dû mal se conduire envers quelqu’un, en aucune façon ce n’aurait dû être envers vous. » Toute cette semaine-là et celle qui suivit, Boort demeura chez le roi Arthur avec ses compagnons. Ils étaient abattus et préoccupés plus qu’à leur habitude, à cause de la reine qu’ils voyaient profondément affligée. Pendant ce laps de temps, personne ne se présenta à la cour qui pût donner des nouvelles de Lancelot pour lavoir aperçu de près ou de loin, ce qui intrigua fort le roi Arthur. 35. Un jour que le roi et messire Gauvain se trouvaient à l’une des fenêtres de la grande salle, s’entretenant de choses et d’autres, le roi en vint à dire à messire Gauvain : « Mon cher neveu, je me demande bien où Lancelot s’attarde à ce point; de longtemps je ne l’ai vu délaisser ma cour autant que cette fois.» Cette remarque provoqua le sourire de messire Gauvain. « Sire, lui dit-il, sachez donc que le lieu où il se trouve ne lui déplaît pas; s’il lui déplaisait, nous n’en serions pas encore à l’attendre; et il n’y a pas à s’étonner qu'il lui plaise, car il aurait bien de quoi séduire l’homme le plus puissant du monde si son cœur y était pris comme je crois que l’est celui de Lancelot. » Ces paroles piquèrent à vif la curiosité du roi; il somma messire Gauvain, sur la foi du ser-

ment de fidélité qu’il lui avait prêté, de lui dire cequ’ilen était. « Sire, dit messire Gauvain, je vais vous dire ce que je crois être la vérité, mais que cela reste entre nous; si je soupçonnais que le récit puisse en être fait ailleurs, je ne vous en dirais pas un mot. » Le roi l’assura qu’il n’en serait rien su au-dehors. « Sire, dit messire Gauvain, ma conviction est que mes-

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sire Lancelot séjourne à Escalot à cause d’une demoiselle qu’il aime d’amour; mais sachez-le vraiment, c’est une des plus belles demoiselles du royaume de Logres; c'était encore une jeune fille lors de notre passage. En raison de la grande beauté que je vis en elle, je ne tardai pas à solliciter son amour, il n’y a pas longtemps de cela; mais elle me repoussa avec fermeté, déclarant qu’elle était aimée d’un chevalier plus beau et meilleur que moi; j'étais fort désireux de savoir de qui il s’agissait. Je la pressai donc de me dire son nom mais elle n’en voulut jamais rien faire, se contentant de me promettre qu’elle me montrerait son écu; je l’assurai que je ne demandais pas davantage, et elle me le montra. Je le reconnus sur-lechamp pour l’écu de Lancelot. Je lui demandai alors: « Demoiselle, dites-moi, en toute amitié, quand cet écu a été laissé ici. » Son ami le lui avait confié, me dit-elle,

quand, se rendant au tournoi de Wincestre, il avait pris les armes d’un deses frères, entièrement vermeilles, et la manche qu’il avait portée sur son heaume était la sienne. » 36. Absorbée dans ses pensées, la reine était appuyée à une autre fenêtre, et avait surpris toute la conversation du roi et de messire Gauvain. Elle s’avança vers eux : « Cher neveu, dit-elle, qui est cette jeune fille que vous trouvez si belle? — Dame, c’est la fille du vavasseur d’Escalot; il n’y a pas lieu de s’étonner que Lancelot en soit très épris, car elle est d’une remarquable beauté. — Vraiment, dit le roi, j'aurais peiné à croire qu’il accordât ainsi son amour à une dame ou à une demoiselle, à moins qu’elle ne fût de très haut rang. Je vous dis ma conviction : ce n’est pas cette raison qui le retient; il est plutôt alité, malade ou blessé — ou alors je ne sais rien de la plaie au côté que lui a faite son cousin Boort au tournoi de Wincestre! — Par ma foi, dit messire Gauvain, peut-être

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avez-vous raison, et je ne sais plus maintenant qu’en penser, sauf que, s’il était malade, il nous l’aurait fait savoir, ou du moins en aurait-il informé son frère Hector et ses cousins qui séjournent ici. » La discussion dura longtemps ce jour-là entre le roi, la reine et messire Gauvain. Puis la reine s’éloigna, on ne peut plus malheureuse et en colère, persuadée que Gauvain disait l’absolue vérité à propos de la demoiselle et de Lancelot. Elle se rendit directement dans sa chambre et fit dire à Boort de venir lui parler; il y vint aussitôt. Elle lui dit dès qu’elle l’aperçut : « Boort, à présent je sais toute la vérité au sujet de votre seigneur, votre cousin; il demeure à Escalot auprès d’une demoiselle qu’il aime d'amour. Maintenant nous pouvons bien dire que nous l'avons l’un et l’autre perdu, car elle l’a si bien séduit que, le voudrait-il, il ne pourrait pas la quitter. C’est ce que vient d’affirmer à l’instant, en ma présence et en celle du roi, tel chevalier dont vous croiriez à l’évidence certain récit, s’il vous le faisait; sachez qu’il nous a garanti sa véracité. — Assurément, dame, répliqua Boort, j'ignore qui il est, ce chevalier qui vous a fait cette révélation; mais serait-il véridique entre tous, je n’en suis pas moins sûr qu’il ment en avançant pareille chose; mon seigneur a trop de noblesse pour daigner se conduire ainsi. J’aimerais vous prier de me dire qui est l’auteur de ces propos; quel qu’il soit, je pense pouvoir aujourd’hui encore le convaincre de mensonge. — Vous n’en saurez pas davantage par moi, dit-elle; sachez seulement que Lancelot

n’obtiendra jamais de moi son pardon. — Certes, dame, dit Boort, jen suis fâché; et puisque vous avez conçu une telle haine envers mon seigneur, les nôtres n’ont rien à gagner à s’attarder ici. C’est pourquoi, dame, je prends congé de vous et vous recommande à Dieu, car nous partirons demain matin. Une fois en route nous nous mettrons en quête de mon seigneur, et nous le trouverons, s’il 47

plaît à Dieu; quand nous l’aurons trouvé, nous demeurerons dans ce pays, s’il le désire, à la cour de quelque puissant. Et si ce séjour lui déplaît, nous regagnerons nos terres, chez nos vassaux qui ont grande envie de nous voir, car il y a longtemps qu’ils sont privés de nous. Sachez-le bien, dame, ajouta Boort, nous ne sommes restés aussi longtemps ici que par affection pour notre seigneur,; lui-même ne s’y serait pas tant attardé après la quête du Graal si ce n’avait été à cause de vous; et soyez bien sûre qu’il vous a plus loyalement aimée que jamais chevalier n’a aimé dame ou demoiselle. » A ces paroles, le désarroi de la reine ne connut plus de bornes, et elle ne put empêcher les larmes de lui monter aux yeux. Quand elle parla, ce fut pour maudire l’heure où de telles nouvelles lui étaient parvenues « car, dit-elle, elles m'ont mise dans une bien mauvaise situation. » Puis, revenant à Boort : « Comment, seigneur, dit-elle, allez-vous donc m'’abandonner ainsi? — Oui, dame, je suis contraint de le

faire. » Aussitôt il sortit de la chambre et rejoignit son frère et Hector. Il leur rapporta les paroles de la reine; ils en furent consternés, sans savoir pourtant quel parti prendre, sauf que chacun maudissait l’heure où Lancelot s'était lié avec la reine. « Prenons congé du roi, leur proposa Boort, et partons d’ici; allons à la recherche de mon seigneur jusqu’à ce que nous l’ayons trouvé; si nous pouvions l’emmener dans le royaume de Gaunes ou dans celui de Benoÿc, ce serait l’action la plus sensée de notre vie, car alors nous serions tranquilles, s’il pouvait se passer de la reine. » Hector et Lionel se rangèrent à cet avis. Ils se rendirent donc auprès du roi et lui demandèrent l'autorisation d’aller à la recherche de Lancelot; le roi la leur donna à regret, car il aimait beaucoup les avoir auprès de lui, surtout Boort dont la renommée dépassait à ce moment-là celle de tous les chevaliers du royaume

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de Logres, tant par la sagesse de son comportement que par l'éclat de ses hauts faits. 37. Le lendemain les parents du roi Ban quittèrent la cour. Ils chevauchèrent tout droit en direction d’Escalot. Parvenus là, ils s’informèrent de Lancelot partout où ils pensaient obtenir quelque indication sur son compte, sans jamais réussir à trouver quelqu'un capable de leur en donner. Ils le cherchèrent dans toutes les directions jusqu’à épuisement; mais plus ils s’informaient de lui, moins ils en apprenaient. Ils chevauchèrent ainsi huit jours durant sans en avoir jamais la moindre nouvelle; sur quoi ils se dirent : « Inutile de nous fatiguer davantage, nous ne le retrouverons plus avant le tournoi; au moins est-il sûr qu’il y viendra, pour peu qu'il soit dans ce pays et libre de ses mouvements. » Aussi décidèrent-ils de s’arrêter dans un château que l’on appelait Athean, à une journée de cheval de Tannebourg; il ne restait plus que six jours d’ici le tournoi. De son côté le roi de Norgalles séjournait dans un de ses manoirs à huit lieues d’Athean; dès qu’il sut que les parents du roi Ban se trouvaient là, ces prestigieux chevaliers, les plus renommés du monde par leur prouesse, il alla les voir, très désireux de faire leur connaissance; il aurait bien voulu, si c’était possible, qu’ils fussent de son camp, dans le tournoi qui l’opposait au roi Arthur, contre

les gens de ce dernier. Quand ils virent que le roi leur rendait visite, ils furent très sensibles à la générosité de sa démarche et ils le reçurent avec infiniment de courtoisie, en hommes accoutumés à en manifester. Ils le retinrent avec eux cette nuit-là, et il les pria tant à son tour qu'ils revinrent le lendemain avec lui à son manoir. Jusqu’au jour du tournoi, ils furent ainsi les hôtes grandement honorés et fêtés du roi de Norgalles; à force de prières, celui-ci obtint d’eux la promesse qu’ils se rangeraïient 79

dans son camp pour cette joute. Le roi fut très heureux de cette promesse, et les remercia vivement. Mais le conte cesse ici de parler de Boort et de ses compagnons pour retourner à Lancelot, qui gisait malade chez la tante du nouveau chevalier d’'Escalot. 38. Maintenant le conte dit, en ce point du récit, que dès son arrivée dans cette demeure Lancelot se coucha,

malade. Il resta alité bien un mois ou plus, à cause de la plaie que son cousin Boort lui avait faite au tournoi de Wincestre; de fait le chevalier qui l’y avait accompagné

s'était alors attendu à le voir mourir. Il était profondément affecté par l’état de Lancelot, car il l’avait vu accomplir tant de prouesses qu’il le mettait au-dessus de tous les chevaliers qu’il eût jamais rencontrés; il ne savait pas encore que c'était messire Lancelot. Alors que Lancelot était là depuis plus d’un mois, la demoiselle qui lui avait donné la manche se trouva y venir. Quand elle constata qu’il n’était pas encore guéri, elle en fut très contrariée et demanda à son frère comment se portait le malade : « I1se porte bien, chère sœur, lui répondit son frère, eu égard à ce qui lui est arrivé. Mais j'ai vu le moment, il n’y a pas quinze jours, où il m'était impossible d’imaginer qu’il puisse s’en tirer autrement que par la mort. Sa plaie a été en effet très difficile à guérir, et je pensais bien qu’il allait en mourir. — Mourir! dit la demoiselle. Dieu l’en garde! Cela aurait été certes une bien grande perte, car avec lui toute prouesse aurait disparu du mondé. — Chère sœur, savezvous donc qui il est? — Parfaitement, seigneur; c’est messire Lancelot du Lac, le meilleur chevalier qui soit; je le tiens de messire Gauvain, le neveu du roi Arthur er personne. — C’est sûrement vrai, dit le chevalier; sur ma tête, il me paraît plausible que ce soit lui, car je n’ai jamais vu jouteur se comporter comme il l’a fait au tour80

noi de Wincestre, et jamais manche de dame ou de demoiselle n’a été mieux employée ni aussi regardée que Pa été la vôtre. » La demoiselle resta là avec son frère, et Lancelot finit par se rétablir et être capable de se déplacer librement. Il était presque entièrement guéri et avait à peu près recouvré sa beauté première quand la demoiselle, qui jour et nuit demeurait à son chevet, s’en éprit profondément, tant à cause du bien qu’on en disait que pour la beauté qu’elle voyait en lui, et elle jugea que rien ne pourrait la maintenir en vie si elle n’obtenait de lui ce qu’elle voulait. Ainsi la demoiselle tomba-t-elle éperdument amoureuse de Lancelot. Lorsqu'elle ne put taire plus longtemps ce qui l’obsédait, elle se présenta un jour devant Lancelot, après s’être apprêtée de son mieux, et avoir revêtu la plus belle robe qu’elle put se procurer; incontestablement elle était très belle. Ainsi parée donc, elle s’approcha de Lancelot et lui tint ce discours : « Seigneur, ne serait-il pas bien rustre, le chevalier dont je solliciterais l’amour, s’il me repoussait? — Demoiselle, répondit Lancelot, s’il disposait de son cœur et pouvait lui imposer complètement sa volonté, il serait en effet le dernier des rustres de vous éconduire; mais s’il n’était vraiment maître ni de lui-même ni de son cœur, personne ne devrait le blâmer de son refus. Et je le dis d’abord pour moi : je jure que si vous étiez femme à daigner m’honorer de votre amour et que, comme bien d’autres chevaliers, je puisse disposer de moi à ma guise, je m’estimerais personnellement comblé si vous consentiez à m’aimer. Caril est bien vrai que je n’ai pas vu de longtemps de dame ou de demoiselle qui soit digne d’être aimée autant que vous. — Comment, seigneur, fait la jeune fille, votre cœur

n’est-il pas assez totalement à vous pour que vous puissiez en disposer à votre volonté ? — J’en dispose tout à fait à ma volonté, demoiselle, car il est exactement là où j'ai

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envie qu’il soit et je ne voudrais aucun autre lieu pour lui; nulle part en effet il ne saurait être aussi bien placé que là où je l’ai mis ;et puisse Dieu ne jamais le faire se départir de ces dispositions! Il me serait alors impossible, fût-ce un seul jour, de vivre aussi heureux que je le suis en ce moment. — Assurément, seigneur, dit la jeune fille, vous m'en avez assez dit pour que je connaisse une partie de vos sentiments, et je suis bien triste qu’il en soit ainsi, car de ce que vous venez de m’apprendre en un seul discours vous me ferez mourir bientôt. Si vous vous étiez exprimé en termes un peu plus voilés, vous m’auriez mis le cœur dans une langueur baignée d’heureux espoirs, et l’espoir m'aurait fait vivre dans la joie et la douceur propices au

séjour d’un cœur amoureux. » 39. Sur ces mots la jeune fille alla trouver son frère, et lui découvrit séance tenante son tourment. Elle lui dit qu’elle aimait Lancelot si passionnément qu’elle en était réduite à mourir, s’il ne lui faisait obtenir satisfaction de

son désir. Cet aveu affligea fort son frère, qui lui dit : « Chère sœur, il vous faut porter vos aspirations sur un autre objet, car pour celui-là, il ne vous serait pas possible d’y accéder. Je suis convaincu qu’il a le cœur trop haut placé pour daigner s’abaisser à aimer une petite jeune fille comme vous, même si pour l’heure vous êtes lune des plus belles du monde. Si vous voulez aimer, il vous faut avoir des visées plus modestes, car d’un arbresi élevé vous ne pourriez pas cueillir le fruit. —- Vraiment, mon frère, dit la demoiselle, j’en suis fâchée, et j'aurais bien voulu, s’il avait plu à Dieu, qu’il me fût aussi indifférent qu’un autre chevalier, ou qu’il l'était avant que je ne le rencontre. Mais maintenant ce ne peut plus être, mon destin veut que je meure à cause de lui; vous le verrez clairement à la manière dont je mourrai. » C’est en ces termes que la demoiselle annonça sa fin,

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et les choses se passèrent comme elle l’avait dit, car sans aucun doute elle mourut de l’amour qu’elle portait à Lancelot, ainsi que le conte l’exposera plus loin. 40. Ce même jour, il arriva qu’un écuyer venu de Norhomberlande prit logis là. Lancelot le fit venir devant lui et lui demanda où il allait. « Seigneur, dit-il, je me rends à Tannebourg où doit avoir lieu le tournoi, dans deux jours. — Sais-tu quels chevaliers s’y trouveront? — Seigneur, dit-il, il y aura ceux de la Table Ronde, ainsi que ceux qui participaient à la rencontre de Wincestre; à ce qu’on dit, pour qu’elle voie le tournoi, le roi Arthur amènera la reine Guenièvre. » En apprenant que la reine y serait, Lancelot fut si troublé qu’il crut bien mourir de chagrin. Une forte fièvre s’empara de lui. Quandil prit la parole, ce fut pour dire, à voix assez haute pour être entendue de ceux qui l’entouraient : « Hélas! dame, donc vous n’y verrez pas votre chevalier, car je ne fais ici

que languir. Ah! chevalier qui m’as fait cette plaie, Dieu m'’accorde de t'avoir un jour en face de moi et de te

reconnaître ! Certes, le don du monde entier ne me paraîtrait pas une réparation suffisante, et je t’infligerais une mort cruelle! » Il s’allongea alors sous l’effet de la douleur et le mouvement fit rouvrir sa plaie; il en sortit un flot de sang, comme d’une bête éventrée; il s’évanouit scéance tenante. Quand son médecin s’en aperçut, il dit à l’écuyer : « Vous l’avez tué par vos révélations. » Il le fit aussitôt dévêtir et coucher, et s’employa activement à étancher sa plaie, autrement il serait mort sur l’heure.

41. De tout ce jour-là Lancelot n’ouvrit les yeux ni ne prononça un mot, comme à moitié mort. Le lendemain il rassembla ses forces du mieux qu’il put, faisant mine de ne plus éprouver aucune douleur et d’être parfaitement guéri. Il dit à son médecin : « Maître, je vous en remercie 83

après Dieu, vous vous êtes tellement dévoué à me soigner que je me sens assez bien portant pour pouvoir désormais chevaucher sans aucun risque pour ma santé. C’est pourquoi je voudrais prier la dame de céans ainsi que mon compagnon, le chevalier que voici, qui m’a comblé d’attentions pendant ma maladie, de m’autoriser à aller voir ce tournoi, où sera rassemblée toute la fleur de la chevalerie. — Ah! seigneur, s’exclama le médecin, que me chantez-vous là? Certes, seriez-vous monté en ce moment sur le cheval le plus doux, rien ni personne, sachez-le, ne pourrait empêcher que vous ne fussiez mort

avant d’avoir parcouru une lieue anglaise; vous êtes encore si faible et malade que je ne vois guère que Dieu qui pourrait vous remettre complètement sur pied.— Ah! mon bien-aimé maître, ne me direz-vous rien d’autre,

pour l’amour de Dieu ? — Certes non, dit le médecin, sauf que vous êtes perdu si vous bougez d’ici dans cet état. — Par ma foi, dit Lancelot, si je ne vais pas au tournoi qui doit avoir lieu au château de Tannebourg, loin de pouvoir guérir je mourrai de chagrin; et quitte à mourir, j'aime mieux mourir à cheval que mourir de langueur. — Vous agirez comme bon vous l’entendrez, dit le médecin; aussi

bien je ne vous ferais pas changer d’avis ; et puisque vous ne voulez pas vous conduire selon mes conseils, je n’ai désormais cure de vous et de votre compagnie; si vous mourez dans ce voyage, je ne veux pas que l’on dise que c’est à cause de moi, et si vous vous en tirez (que Dieu vous l’accorde!), je veux n’y avoir aucune part. — Ah! cher maître, dit Lancelot, allez-vous me lâcher ainsi, vous qui durant cette maladie m’avez été d’un tel secours et n'avez cessé jusqu’à présent de me prodiguer votre aide? Comment pourriez-vous en avoir le cœur? — Par ma foi, dit le médecin, j’y suis absolument contraint : je ne voudrais en aucun cas qu’un homme de votre valeur, aussi bon chevalier que vous l’êtes, meure alors qu’il est

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sous ma garde. — Mon bien-aimé maître, dit Lancelot, m’assurez-vous donc loyalement que ma mort serait certaine, si je partais d’ici en cet état pour me rendre à la rencontre de Tannebourg? — Je vous affirme loyalement que, le monde entier, Dieu excepté, vous viendrait-il en aide, vous n’auriez pas le pouvoir de faire deux lieues à cheval sans mourir en chemin. Restez ici avec nous quinze jours encore; je vous donne ma parole que d’ici là je compte, avec l’aide de Dieu, vous rendre force et santé, si complètement que vous pourrez chevaucher en toute sécurité partout où vous voudrez. — Maître, dit Lancelot, dans ces conditions je resterai, mais triste et contrarié plus que personne au monde. » Il se tourna alors vers l’écuyer qui était près de lui, celui qui lui avait apporté ces nouvelles, et qu’il avait retenu jusqu’au lendemain pour qu’il lui tint compagnie, persuadé qu'il était de se rendre avec lui au tournoi. « Mon ami, lui dit-il, mettez-vous donc en route, car à ce que je comprends je n’ai d’autre choix que de rester ici. Quand, à votre arrivée au tournoi, à Tannebourg, vous verrez messire Gauvain et madame la reine Guenièvre,

saluez-les de la part du chevalier qui remporta la victoire à la rencontre de Wincestre; et s’ils s’informent de moi, gardez-vous de rien leur révéler de mon état ni du lieu où je me trouve. » L’écuyer lui assura qu’il s’acquitterait bien de ce message. Sautant aussitôt sur son roncin, il partit et chevaucha sans halte jusqu’au lieu du tournoi. Cet écuyer était quelque peu connu du roi de Norgalles ; il alla chez lui et y resta le soir du jour qui précédait le tournoi. La nuit venue, messire Gauvain rendit

visite au roi de Norgalles et s’attarda à sa cour pour voir Boort et ses compagnons et bavarder avec eux; ceux-ci

l’'accueillirent avec de grandes démonstrations d'amitié et lui firent fête. De son côté l’écuyer effectuait le service du vin; quand il s’agenouilla devant messire Gauvain 85

pour lui verser à boire, il ne put retenir un large sourire, car il se souvint à l'instant du chevalier et de la folle imprudence qu’il était prêt à commettre pour venir au tournoi. Le voyant sourire messire Gauvain y prit garde, pensant qu’il ne le faisait pas pour rien; il but le vin qu’on lui offrait, et dès qu’il eut fini de boire il dit à l’écuyer: « Je te prie de répondre à ce que je vais te demander. » L’écuyer lui dit qu’il le ferait bien volontiers, si c’était en son pouvoir. « N'hésitez donc pas à poser votre question. — Je veux savoir, dit messire Gauvain, pour quelle raison il y a un instant tu t'es mis à sourire. — Par ma foi, dit l’écuyer, je me suis souvenu du chevalier le plus fou que j'aie vu ou dont j’aie entendu parler; quasiment blessé à mort, et malade comme il était, il voulait absolument venir au tournoi, contre l’avis de son médecin; et il était encore si mal en point qu’on pouvait à peine lui tirer un mot de la bouche. Ne pensez-vous qu’il avait tout à fait perdu la tête? — Ah! cher ami, dit messire Gauvain, quand avez-vous vu le chevalier dont vous me parlez? Je vous affirme, pour ce que je connais de lui, qu’il est de grande valeur; et j’en connais assez pour savoir que s’il avait eu sa liberté de mouvement, il n’aurait pas aisément renoncé à venir au tournoi. Que Dieu lui accorde donc la santé, conclut messire Gauvain, car certes c’est un bien grand dommage quand la maladie empêche un brave de manifester sa prouesse. — Au nom de Dieu, seigneur, dit l’écuyer, j'ignore qui il est ;je ne peux que vous affirmer ceci : je l’ai entendu vanter comme le meilleur chevalier du monde. En outre il m’a prié, quand je l’ai quitté hier matin, de vous saluer de la part de celui qui remporta le tournoi de Wincestre, il fait bien saluer aussi madame la reine.» Ces mots convainquirent aussitôt messire Gauvain qu’il s’agissait de Lancelot. « Ah! bien cher ami, demanda-t-il encore à l’écuyer, dites-moi en quel endroit vous avez laissé le chevalier dont vous par-

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lez? — Seigneur, je ne saurais pour l’heure vous le dire, ce serait mal de ma part. - Du moins nous avez-vous dit, répartit messire Gauvain, qu’il est blessé. — Cher seigneur, dit l’écuyer, si je vous l’ai dit, je m’en repens, car je vous en ai révélé bien plus que je n’aurais dû. Toutefois je vous prie s’il vous plaît, si vous voyez avant moi la reine Guenièvre, de la saluer au nom de celui dont je vous ai parlé. » Messire Gauvain lui dit qu’il le ferait avec plaiSir. 42. Cet échange de propos troubla fort les trois cousins qui avaient clairement entendu tout ce qu'avait dit lécuyer; ils comprirent que c'était de Lancelot qu'il était question, qui saluait ainsi la reine et messire Gauvain. Ils pressèrent le jeune homme de leur dire où il l'avait laissé. Celui-ci répondit qu'aucune prièreneluien ferait révéler davantage. « Tu peux bien nous dire au moins où tu l’as laissé! » Il leur lâcha le nom d’un autre endroit que le vrai. Ils déclarèrent alors qu’ils partiraient à sa recherche à la fin du tournoi et n’auraient de cesse qu'ils ne l’aient trouvé.

43. Le lendemain, dans la prairie au pied du château de Tannebourg, les chevaliers de quatre royaumes s’assemblèrent contre ceux de la Table Ronde. ILs’y livra de belles joutes à la lance, et de beaux coups d’épée. Vous auriez pu voir la prairie couverte de chevaliers étrangers affrontant ceux du royaume de Logres et parmi eux les chevaliers de la Table Ronde, renommés pour leur vaillance et leur hardiesse. Mais sur tous l’emporta la parenté du roi Ban, notamment Boort, ainsi que messire Gauvain. Quand le roi sut, ne le voyant pas, que Lancelot n’avait pas participé au tournoi, il en fut tout chagrin, car il y était venu surtout pour rencontrer Lancelot et parler

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avec lui. Aussi, avant même de quitter les lieux, et avec

l’assentiment de la plupart des participants, fit-il annoncer un autre tournoi pour un mois plus tard dans la prairie de Camaalot. Tous ceux de l’endroit en tombèrent d'accord. C’est ainsi que prit fin cette fois le tournoi. 44, Ce jour-là, le roi pria Boort de venir à la cour avec ses compagnons. Boort répondit qu’il n’en ferait rien avant d’obtenir des nouvelles sûres au sujet de Lancelot. Le roi n’osa pas insister. De son côté, messire Gauvain rapporta à la reine ce que l’écuyer lui avait appris de Lancelot : comment, alors qu’il tenait à venir au tournoi, son médecin le lui avait interdit en raison de la gravité de son état. Mais la reine ne pouvait croire qu’il ait été si longtemps malade. Elle était convaincue que la demoiselle tant vantée par Gauvain était la cause de son absence et qu’il était resté auprès d’elle : cela seul, pen_sait-elle, expliquait qu’il ait tant tardé à venir à la cour. Elle l’en haïssait mortellement, et il n’était pas de honte qu’elle n’aurait voulu lui voir subir. Par ailleurs, que Boort et ses gens aient ainsi déserté la cour du fait de l’absence de Lancelot la bouleversait tant, elle était si malheureuse de les avoir de la sorte perdus, qu’elle ne savait que devenir. Elle aurait ardemment aimé qu'ils reviennent, si seulement cela avait été possible; elle prisait tant leur société pour le réconfort qu’elle y trouvait qu’elle n’appréciait personne autant qu'eux. Quand elle était avec ses intimes, il lui arrivait parfois de dire qu’elle ne connaissait pas de chevalier au monde aussi digne et capable d’être le maître d’un grand empire que ne l’était Boort de Gaunes, et à cause de l’affection qu’elle lui portait, elle était très contrariée de ce que le groupe de compagnons ne restât pas à la cour. Le roi demeura trois jours à Tannebourg pour se reposer; il invita Boort et ses chevaliers, qui étaient les hôtes

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du roi de Norgalles, à venir le voir. Ils refusèrent, affirmant qu’ils ne reviendraient jamais à la cour avant

d’avoir de sûres nouvelles de Lancelot. Le lendemain de ce jour-là, le roi quitta Tannebourg et regagna Camaalot avec les gens de sa maison. Ce même jour Boort prit congé du roi de Norgalles avec ses compagnons; messire Gauvain fit route avec eux, résolu, leur déclara-t-il, à ne

pas se séparer d’eux avant qu'ils n’aient trouvé Lancelot. Ils chevauchèrent ainsi vers l’endroit où, d’après ce qu’il leur avait dit, l’écuyer l’avait laissé ; mais arrivés là, ils ne trouvèrent personne qui sût leur en donner la moindre

information. Messire Gauvain dit alors à Boort : « Seigneur, je conseillerais fermement que nous nous rendions à Escalot; je connais dans cette place forte une maison où je crois qu’on pourra nous renseigner à propos de ce que nous cherchons. — Seigneur, répond Boort, j'aimerais que nous y soyons déjà, tant il me tarde que nous ayons retrouvé messire mon cousin. » Ils quittèrent ces lieux sans attendre, faisant route jusqu’au soir; ils couchèrent

cette nuit-là à proximité d’un bosquet. Le lendemain, dès

qu’il fit jour, ils se remirent en selle et chevauchèrent dans l’air frais. Par longues étapes, ils parvinrent ainsi à Escalot. Messire Gauvain descendit dans la maison où il s'était logé la première fois, et il conduisit Boort dans la chambre où il avait laissé l’écu de Lancelot. Il l’y trouva toujours suspendu. Il interrogea alors son compagnon : « Seigneur, avez-vous jamais vu cet écu? » Boort déclara que c'était l’écu qu’il avait laissé à Camaalot, lors de son départ pour la rencontre de Wincestre. Aussitôt messire Gauvain fit mander à leur hôte de venir lui parler; l’autre s’empressa d’accourir. « Cher hôte, lui dit messire Gauvain, je vous en prie comme d’une faveur et vous en conjure sur la foi que vous devez à l’être que vous aimez le plus au monde, dites-moi où est le chevalier qui

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a laissé cet écu ici? J’ai la certitude que vous savez parfaitement où il se trouve et que vous êtes à même de nous l'indiquer, si vous le voulez. Si vous êtes résolu à rester sourd à nos prières, soyez sûr que nous ne manquerons pas de vous nuire et de vous faire la guerre à la première occasion. — Si je pensais, dit l’hôte, que vous le demandiez pour son bien, je vous dirais où il est; si ce n’était pas le cas, je n’en ferais absolument rien. — Je vous donne ma parole, dit messire Gauvain, sur tout ce que je tiens de Dieu, que nous sommes les hommes au monde qui lui portons le plus d’amitié et qui nous dévouerions le plus pour lui; c’est parce que nous ne l’avons pas vu depuis longtemps et que nous ignorons s’il est en bonne santé ou non, que nous le cherchons déjà depuis plus de huit jours. — Restez donc ici ce soir, dit l’hôte, et demain, quand

vous voudrez vous mettre en route, je vous indiquerai où vous pourrez le trouver; si vous le désirez, je vous donnerai un de mes gens qui vous montrera le chemin. » 45. Les compagnons demeurèrent là cette nuit et passèrent la soirée à s’amuser et à festoyer fort gaiement, tout réconfortés par les nouvelles qu’ils avaient apprises. Le lendemain, ils se levèrent à la pointe du jour, et quand ils arrivèrent dans la grande salle, ils trouvèrent leur hôte déjà debout. Le chevalier qui était malade lors du passage de Lancelot était complètement guéri; il s’offrit à aller avec eux et à les accompagner jusqu’à l’endroit où se tenait le chevalier qu’ils cherchaient. Les autres déclarèrent que cela leur convenait tout à fait. Ils se mirent alors en selle et partirent tous ensemble en recommandant leur hôte à Dieu. Ils allèrent si grand train qu’ils parvinrent ce même soir chez la dame qui avait accueilli Lancelot. Celui-ci était maintenant en bonne voie de guérison et pouvait se promener aux alentours. Arrivés là, les cheva-

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liers descendirent de cheval à la porte; Lancelot se trouvait au milieu de la cour où il se distrayait avec le médecin qui s'était chargé de le soigner. À quelque distance suivait le chevalier qui s’était rendu avec lui au tournoi et qui, ne l’ayant jamais quitté matin ni soir, l’avait bien assisté pendant sa maladie. Quand les autres pénétrèrent dans la cour et que Lancelot les reconnut, ne demandez pas s’il en fut heureux! Il courut aussitôt à Boort en lui souhaitant la bienvenue, puis à Hector, à Lionel, à messire Gauvain, auquel il marqua une joie particulière; il leur dit ensuite : « Chers seigneurs, soyez les bienvenus! — Seigneur, Dieu vous bénisse! L’extrême désir que nous avions de vous voir, et notre non moins grande inquiétude à constater votre absence à ce tournoi de Tannebourg, nous a lancés à votre recherche. Voici que, grâce à Dieu, nous avons eu de la chance, car nous vous avons trouvé avec moins de difficulté que nous ne le craignions. Mais, au nom de Dieu, parlez-nous de vous et de votre santé depuis le tournoi, car nous avons entendu dire avant-hier que vous étiez très mal. — En vérité, dit-il, Dieu merci je vais maintenant très bien et suis presque entièrement rétabli. Mais il est vrai que depuis j'ai été gravement malade et j’ai connu de durs moments; j'ai été, à ce qu’on me disait, à deux doigts de la mort. —- Seigneur, dit Boort, où pensez-vous que ce mal vous a pris? — Au tournoi de Wincestre, sans aucun doute, répondit-il, d’une plaie très profonde que m'a faite un chevalier lors d’une joute; la blessure était bien plus grave que je ne pensais, et il y paraît encore, car je n’en suis pas assez remis pour pouvoir chevaucher demain sans difficulté. — Seigneur, dit messire Gauvain, puisque vous voilà presque guéri, peu m’importent les souffrances passées, car vous n’avez guère maintenant à Vous en soucier; dites-moi donc plutôt quand vous pensez être en état de venir à la cour. — Assurément très bientôt, s’il

%

plaît à Dieu. » De son côté, le médecin qui s’était occupé de lui confirma à messire Gauvain : « Seigneur, soyez-en sûr, il sera sans faute guéri avant huit jours, et il pourra monter à cheval et porter les armes en montrant autant de vigueur qu’il le fit l’autre fois au tournoi de Wincestre. » Ils répondirent que cette nouvelle les rendait bien heureux. 46. Le lendemain, au cours du dîner, messire Gauvain dit en riant à Lancelot : « Seigneur, avez-vous jamais su qui était le chevalier qui vous avait blessé ainsi? — Certes non, dit Lancelot; mais si je pouvais le connaître et que le hasard me le fasse rencontrer dans un tournoi, je pense qu’il n’a jamais rien fait qui ne lui soit si tôt payé de même monnaie, car avant qu’il ne m’échappe, je lui ferais sentir si mon épée est capable de trancher l’acier; et s’il m'a tiré du sang du côté, je lui en tirerai autant, sinon plus, de la tête. » Alors messire Gauvain se mit à battre des mains et à manifester la plus vive gaieté du monde. Il dit à Boort: « On va donc voir ce que vous ferez, car ce n’est pas ici le dernier des pleutres qui vous menace; s’il m'avait menacé de la sorte, je ne serais jamais tranquille avant d’avoir fait ma paix avec lui. » Ce discours suscita l’ébahissement de Lancelot : « Boort, dit-il, est-ce vous qui m'avez blessé ainsi? » L'autre était si accablé qu’il ne savait que dire, n’osant pas le reconnaître et ne pouvant pas davantage le nier; il répondit néanmoins : « Seigneur, si c’est moi, j'en suis fâché, mais personne ne devrait m’en blâmer, car pour ce dont m’accuse Gauvain, si vous êtes celui que j’ai blessé, vous étiez tellement déguisé que je ne vous aurais jamais reconnu sous cette apparence de nouveau chevalier, alors que vous avez porté les armes plus de vingt-cinq ans. Il n’y a pas d’autre raison à ma méprise et il me semble que vous n’avez pas à m’en vouloir. » Lancelot

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répondit qu'il ne lui en gardait pas rancune, dès lors que les choses s'étaient passées ainsi. « Au nom de Dieu, mon frère, intervint Hector, à propos de cette journée j'ai de quoi me louer de vous, car vous m’avez fait sentir la dureté de la terre à un moment où je n’en avais aucun besoin! — Cher frère, repartit en riant Lancelot, vous ne pourrez jamais vous plaindre de moi pour cette journée que je ne me plaigne de vous bien plus encore! À présent en effet je sais bien que vous êtes, Boort et vous, les deux chevaliers qui n’ont cessé de m'empêcher de faire ce que je voulais dans ce tournoi, car vous vous mettiez constamment sur mon chemin, sans autre but que de m’embarrasser et me couvrir de honte. Je crois que, sans vos efforts conjugués, j'aurais remporté le prix de cette journée, et je peux vous affirmer que je n’ai nulle part rencontré deux chevaliers qui m'’aient créé autant d’ennui et de difficulté qu’ensemble vous avez réussi à le faire; cela dit, c’est la dernière fois que vous m’en entendrez autant parler, car je vous le pardonne. — À présent, seigneur, dit messire Gauvain, vous ne pouvez ignorer comment ils savent manier la lance et l’épée! — Certes, dit-il, j’en ai bien fait l’expérience, et j’en porte encore des marques qui ne sont pas près de disparaître. »

47. Ils s’entretinrent abondamment cette fois-là de cette affaire; et messire Gauvain s’amusait à y revenir, voyant que Boort en était aussi honteux et déconfit que s’il avait commis le pire méfait du monde. Ils restèrent là

toute la semaine à se divertir et à festoyer, heureux qu’ils étaient de voir Lancelot se rétablir. À aucun moment de leur séjour, Boort n’osa révéler à son cousin les propos qu'avait tenus la reine, car il redoutait, si ce dernier apprenait les cruelles paroles qu’elle avait dites à son sujet, qu’il ne s’en tourmentât à l’excès. Mais le conte cesse à présent de parler d’eux et retourne au roi Arthur.

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48. Dans cette partie le conte dit que, après son départ de Tannebourg avec la reine, le roi chevaucha le premier jour jusqu’à un château qu’il possédait, du nom de Tauroc. Il y fit halte pour la nuit, avec une nombreuse escorte de chevaliers. Le lendemain matin,

il fit dire à la reine de regagner Camaalot, tandis qu’il restait à Tauroc où il passa trois jours. Quand il en partit, il fit route jusque dans un bois; c’est dans ce bois que Lancelot avait jadis, été retenu en prison chez trouvait encore, entourée lui tenait compagnie en

durant un été et deux hivers, la déloyale Morgain; elle s’y d’une société nombreuse qui toutes saisons.

Le roi s’engagea dans le bois avec ses gens; il ne se sentait pas très bien. Ils sortirent de la bonne voie et finirent par perdre complètement leur chemin. Ils continuèrent de la sorte, et ce fut bientôt la nuit noire.

Le roi s’arrêta et demanda à ses gens : « Qu’allons-nous faire? Nous nous sommes égarés. — Sire, lui dirent-ils, il vaut mieux rester ici que poursuivre notre route; nous n’aboutirions qu’à nous épuiser car, autant que nous sachions, il n’y a ni maison ni refuge dans ce bois. Nous avons largement de quoi manger;

nous monte-

rons votre pavillon dans ce pré et nous nous reposerons pour ce soir; demain, s’il plaît à Dieu, une fois en route, nous trouverons un chemin qui nous conduira

hors du bois à notre convenance. » Le roi se rangea à ce conseil. À peine avaient-ils commencé à dresser la tente qu'ils entendirent, tout près d’eux, un cor sonner à deux reprises. « Par ma foi, dit le roi, il y a des gens dans les environs; allez voir ce que c’est. » Sagremor l'Emporté sauta aussitôt sur son cheval et s’en alla droit du côté où il avait perçu le son du cor. Il n’eut pas à chevaucher longtemps avant de trouver une puissante tour fortifiée, à créneaux serrés, et close de

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toutes parts d’une haute muraille. Il mit pied à terre et, s’approchant de la porte, il appela. Quand le portier entendit qu’il y avait quelqu'un, il demanda à l’arrivant qui il était et ce qu’il voulait. « Je suis, dit-il, Sagremor l’Emporté, un chevalier envoyé par messire le roi Arthur, qui est arrêté tout près d’ici, dans le bois.

Il mande aux gens de ce château qu’il désire passer la nuit ici. Soyez prêt à l’accueillir comme c’est votre devoir, car je vais vous l’amener dans un instant avec toute

son

escorte.



Cher

seigneur,

dit le portier,

patientez donc un peu, s’il vous plaît, jusqu’à ce que j'en aie référé à ma dame, qui est là-haut dans sa chambre; je reviendrai tout de suite vous apporter sa réponse. — Comment, dit Sagremor, il n’y a pas de seigneur? — Non, dit l’autre. — Va donc et sois vite de retour, dit Sagremor, je ne veux pas m'’attarder ici. » Le portier gravit les marches et se rendit chez sa dame; il lui transmit mot pour mot le message de Sagremor : le roi Arthur voulait passer la nuit dans le château. Morgue éprouva une vive joie de cette nouvelle: « Retourne vite au chevalier, ordonna-t-elle au

jeune homme, et dis-lui qu’il amène le roi; nous le recevrons de notre mieux. » L’autre revint à Sagremor et lui donna la réponse de sa dame. Aussitôt Sagremor s’éloigna de la porte et s’en fut rejoindre le roi : « Sire, les choses vont bien pour vous, car je vous ai trouvé un gîte où vous serez hébergé cette nuit comme vous le souhaitez, à ce que l’on m’a dit.» Le roi ordonna alors à ceux qui l’entouraient: « En selle, rendons-nous-y tout droit!» À ces mots du roi ils enfourchèrent tous leur monture, guidés par Sagremor. Parvenus à la porte, ils la trouvèrent ouverte; ils entrèrent et virent l’endroit si beau et plaisant, si riche et agréablement situé que de leur vie, leur sembla-t-il, ils n’avaient vu de demeure aussi

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attrayante, ni d’un aussi bel aspect. Il y avait là une telle quantité de cierges, répandant une très vive lumière, que tous, intrigués, se demandaient ce que cela pouvait signifier. Il n’était aucun mur, aucune paroi qui ne fussent entièrement tendus d’étoffes de soie. Le roi interrogea Sagremor: « Avez-vous vu ici tout à l’heure quelque chose de ces apprêts? — Non, sire, dit-il, absolument pas. » Le roi se signa en entendant une chose aussi étonnante, car il n’avait jamais vu d'église ou de monastère aussi richement drapés que l’était cette cour. « Par ma foi, dit le roi, je ne serais pas étonné que l’intérieur soit somptueux, à en juger par le faste de l’extérieur. » Le roi Arthur mit pied à terre dans la cour, imité par tous ceux qui l’accompagnaient. Quand ils entrèrent dans la grande salle, ils y trouvèrent Morgue, au milieu d’une bonne centaine de dames et de chevaliers qui composaient sa société, tous et toutes si richement vêtus qu’à aucune des fêtes qu'il ait pu donner, le roi Arthur n’avait vu des gens aussi splendidement parés. À l'entrée du roi, ils s’écrièrent tous d’une même voix: « Puissiez-vous être heureux en ces lieux, sire,

car nous n’avons jamais connu d’aussi grand honneur que celui qui vient de nous échoir, du fait que vous allez séjourner parmi nous. » Le roi répondit en souhaitant que Dieu leur donnât à tous la joie. Sans tarder ils le prirent par la main et le conduisirent dans une chambre d’une telle richesse que jamais, pensait-il, il n’en avait vu d’aussi belle ni d’aussi attrayante. 49. Dès que le roi se fut assis et qu’il se fut lavé les mains, on s’empressa de dresser les tables et l’on fit asseoir tous ceux qui étaient venus avec lui, à condition qu’ils fussent chevaliers. Des jeunes filles se mirent alors à apporter autant de plats que si l’on avait été

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prévenu depuis un mois de l’arrivée du roi et de ses compagnons; de sa vie le roi n’avait vu une table aussi abondamment fournie de précieuse vaisselle d’or et d'argent. Si, se trouvant dans la cité de Camaalot, il avait exigé une table garnie à profusion de mets choisis, il n’aurait pu obtenir plus que ce qui lui fut offert ce soir-là, ni un service plus raffiné et élégant. Ils se demandaient avec étonnement quelle pouvait être la source d’une pareille opulence. 50. Quand ils eurent copieusement mangé à leur convenance, le roi prêta l’oreille : d’une pièce voisine, lui parvenait le son produit par l’ensemble des divers instruments dont il eût jamais eu connaissance; ils résonnaient tous en même temps, dans une harmonie si suave que de sa vie il n’avait entendu de mélodie qui lui fût aussi douce et plaisante à écouter. De cette chambre émanait une très vive clarté. Il ne tarda pas à en voir sortir deux jeunes filles très belles, qui portaient dans deux chandeliers en or deux grands cierges allumés; elles vinrent devant le roi et lui dirent : « Sire, si tel était votre bon plaisir, il serait bien temps maintenant de prendre le repos qui vous est nécessaire, car la nuit est fort avancée, et vous avez tellement chevau-

ché que vous devez être recru de fatigue. — déjà être couché, répondit le roi, j'en ai en besoin. — Sire, dirent-elles, nous sommes pour vous conduire jusqu’à votre lit, selon nous avons reçu. — J’y consens volontiers. leva aussitôt,

et elles s’en furent

Je voudrais effet grand venues ici l’ordre que » Le roi se

dans la chambre

même où Lancelot avait jadis si longtemps séjourné, et où il avait représenté ses amours avec la reine Guenièvre. C’est là que les demoiselles procédèrent au coucher du roi Arthur; quand il se fut endormi, elles le quittèrent et revinrent auprès de leur dame.

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Morgue de son côté pensa beaucoup au roi Arthur; elle brûlait de lui faire connaître toute l’aventure de Lancelot et de la reine, mais elle était d’autre part saisie de peur à l’idée que, si elle lui découvrait la vérité et que Lancelot apprît que le roi l’avait sue par elle, rien ni personne n’empêcherait ce dernier de la tuer. Toute la nuit elle débattit de ce point : le lui dire, ou garder le silence. Si elle le lui révélait, elle était en danger de mort pour peu que Lancelot vînt à le savoir; si elle se taisait, elle ne retrouverait jamais une aussi bonne occasion de l’en instruire. Elle resta longtemps à réfléchir ainsi, et finit par s’endormir. Le lendemain matin, dès qu'il fit jour, elle se leva et vint trouver le roi; après l’avoir salué avec grâce elle lui dit : « Sire, je vous demande de m’accorder un don en récompense de tous les services que j'aie pu vous rendre. — C’est chose faite, dit le roi, s’il s’agit d’une chose que je puisse vous donner. — Vous le pouvez sans difficulté, dit-elle; savez-vous ce que c’est? Que vous

séjourniez ici aujourd’hui et demain. Sachez-le, même dans la meilleure de vos cités, vous ne seriez pas mieux servi ni mieux traité que vous le serez ici; vous ne saurez exprimer le moindre désir qu’il ne soit satisfait. » Le roi s’engagea à rester, puisqu'il l’avait promis. « Sire, dit-elle, vous êtes dans la demeure au monde où l’on avait le plus envie de vous voir; sachez qu’il n’y a nulle part de femme qui vous aime plus que je ne fais; et c’est bien naturel de ma part, à moins que ne fasse défaut l’affection qui lie deux êtres du même sang. — Dame, s’enquit le roi, qui êtes-vous pour m’aimer aussi fort que vous le dites? — Sire, je suis votre plus proche parente : je m'appelle Morgue, et suis votre sœur. Vous devriez me reconnaître mieux que vous ne le faites. » L’examinant alors avec attention, il la reconnut; il bondit de son lit et lui manifesta la joie la plus vive, lui

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exprimant son bonheur de cette aventure que Dieu lui avait procurée, « car je vous le dis, chère sœur, je pensais que vous étiez morte et nous aviez quittés. Puisque, grâce à Dieu, je vous ai trouvée vivante et en bonne santé, en partant d'ici je vous emmènerai avec moi à Camaalot; vous demeurerez désormais à la cour

et tiendrez compagnie à ma femme la reine Guenièvre; je suis convaincu qu’elle se réjouira beaucoup et sera tout heureuse, quand elle saura ce qu’il en est de vous. — Cher frère, dit-elle, ne me demandez pas cela; je vous dis bien sincèrement que jamais je n’irai vivre à la cour; quand je partirai d'ici, ce sera sans faute pour me rendre à l’île d’Avalon, où vivent les dames qui connaissent tous les enchantements de ce monde ». Le roi se vêtit et s’apprêta sans attendre, puis il s’assit sur son lit et, invitant sa sœur à prendre place à côté de lui, il se mit à la questionner sur elle; elle lui dit certaines choses et lui en tut d’autres. Ils restèrent dans la chambre à s’entretenir de la sorte jusqu’au petit matin. 51. Ce jour-là il faisait très beau; le soleil s’était levé dans tout son éclat et ses rayons inondaïent la chambre de toutes parts, si bien qu’elle en recevait une clarté accrue. Le frère et la sœur se trouvaient seuls, prenant grand plaisir à cette conversation intime. Quand ils se furent informés à loisir l’un de l’autre, il arriva que le roi se mit à observer autour de lui, et qu’il remarqua les images peintes exécutées par Lancelot pendant le temps où il était resté là prisonnier. Le roi Arthur était assez instruit pour pouvoir saisir à peu près le sens d’un écrit. Quand il eut vu les lettres tracées sur les peintures, qui en donnaient la signification, il entreprit de les déchiffrer; il ne tarda pas à percevoir clairement que cette chambre était décorée des hauts faits de

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Lancelot et des prouesses qu’il avait accomplies alors qu’il était jeune chevalier. Il n’y vit aucun fait dont il ne pût reconnaître la vérité, d’après les nouvelles de ses exploits que, sitôt ces derniers réalisés, on lui rapportait régulièrement à la cour. 52. Ainsi le roi commença à prendre connaissance des actions de Lancelot à travers les représentations qu'il en voyait. Devant les images qui contaient la rencontre dont Galehaut s'était fait l'intermédiaire, il fut stupéfait, et l'inquiétude le gagna; il les considéra de plus près, et se dit à voix basse : « Par ma foi, si cette légende dit vrai, Lancelot m’a donc déshonoré avec la reine, car je vois à l’évidence qu’il a eu des rapports avec elle; si cet écrit témoigne des faits tels qu’ils ont eu lieu, c’est la chose qui me causera le plus grand chagrin de ma vie, car Lancelot ne pouvait m’outrager davantage

qu’en

me

couvrant

de

honte

avec

ma

femme. » Il s’adressa alors à Morgue : « Chère sœur, je vous prie de me dire la vérité sur ce que je vais vous demander. » Elle lui assura qu’elle le ferait volontiers, si elle la connaissait. « Promettez-le moi», dit le roi;

elle le lui promit. « À présent je vous somme, par la foi que vous me devez et que vous venez d'engager par votre promesse, de me dire qui a peint ces images, si vous savez ce qu’il en est, et de ne vous y dérober sous aucun prétexte. — Ah! sire, dit Morgue, que dites-vous. et que me demandez-vous là? Certes, si je vous le révélais, et que vienne à l’apprendre l’auteur de ces images, Dieu seul pourrait me préserver de recevoir de lui la mort! — Au nom de Dieu, dit le roi, il faut que vous me le disiez; je vous donne ma parole de roi que jamais vous ne serez mise en cause par moi. — Sire, ditelle, ne pourriez-vous vraiment pas accepter que je garde le silence à ce sujet? — Certes non, dit le roi,

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vous avez le devoir de parler. — Je vais donc tout vous dire sans en mentir d’un mot. Il est vrai, commença-telle, je ne sais si vous le savez à cette heure, que Lan-

celot aime la reine Guenièvre depuis le premier jour où il a reçu l’ordre de chevalerie, et c’est son amour pour la reine qui, dès son adoubement, lui a fait accomplir toutes ses prouesses. Vous auriez bien pu vous en rendre compte au château de la Douloureuse Garde, quand vous y êtes venu la première fois sans pouvoir y pénétrer, tandis qu’on vous faisait vous arrêter près de la rivière. Et quand, une fois, vous y avez envoyé de votre part un chevalier, il n’a pas pu entrer; mais dès que Keu s’est présenté, lui qui était chevalier de la reine, on lui a permis le passage; vous n’avez pas remarqué cela aussi bien que certains l’ont fait. — J’en conviens, dit le roi, je ne m’en suis pas aperçu; pourtant les choses se sont bien passées comme vous le rappelez; mais je ne sais si ce fut en raison de l’affection que la reine vouait à Keu ou par égard pour moi. — Sire, dit-elle, il y a plus encore. — Parlez, dit le roi. —

Sire, il a aimé madame la reine plus qu’il n’est possible à un mortel d’aimer une dame; mais jamais il ne lui a découvert ses sentiments, ni directement, ni par l’intermédiaire d’un autre, et il s’est épuisé pour l’amour d’elle à accomplir les prouesses que vous voyez représentées ici.

53. « Pendant longtemps il vécut de la sorte en se contentant de languir pour elle, en homme qui aimait sans être payé de retour, sans oser lui révéler ses sentiments, jusqu’au jour où il se lia d'amitié avec Galehaut, le fils de la Géante quand, sous une armure noire, il vous assura la victoire dans la bataille qui vous opposait, comme le dépeint la peinture que vous voyez ici. Il établit la paix entre Galehaut et vous de manière

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que vous en ayez tout l’honneur. Quand Galehaut s’aperçut qu’il dépérissait de jour en jour au point d’en avoir perdu soif et appétit, tant le ravageait son amour, il le pressa avec une telle insistance que Lancelot lui avoua qu’il aimait la reine et qu’il se mourait pour elle. Galehaut le supplia de ne plus se tourmenter pour cela, car il s’emploierait à lui faire obtenir de la reine ce qu’il désirait. Il fit comme il l’avait promis, car il insista tant auprès de la reine qu’elle se donna entièrement à Lancelot et scella ce don d’un baiser. — Vous m'en avez assez conté, dit le roi, pour me faire apparaître clairement mon déshonneur, ainsi que la trahison de Lancelot. Mais dites-moi donc qui a peint ces images. — En vérité, sire, dit-elle, l’auteur en est Lancelot, et je vais vous dire dans quelles circonstances il le fit. Vous rappelez-vous deux tournois qui eurent lieu

à Camaalot, quand les compagnons de la Table Ronde déclarèrent qu’ils ne participeraient pas à une rencontre où Lancelot serait de leur côté, car il remportait régulièrement la victoire? Quand Lancelot l’apprit, il changea de camp et leur fit abandonner la place, les contraignant à se retirer dans la cité de Camaalot. Vous en souvenez-vous bien à cette heure? — Certes, dit le roi, je crois encore y être, à cette rencontre, car jamais depuis, où que je me sois trouvé, je n’ai vu un chevalier accomplir autant d’exploits que lui ce jour-là. Mais pourquoi rappelez-vous ces faits? — Parce

que, dit-elle, quand il s’éloigna cette fois-là de la cour, on perdit sa trace pendant plus d’un an et demi, sans que l’on sût où il était. — En effet, dit le roi, c’est exact. — C’est à ce moment, vous dis-je, que je l’ai gardé prisonnier pendant deux hivers et un été, et c’est alors qu’il a peint les images que vous voyez ici; il serait encore mon prisonnier pour sa vie entière, s’il n'avait réussi l’action la plus diabolique qu’on puisse imaginer

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ou dont un être humain soit capable. — Quelle action? dit le roi. - Par ma foi, il a rompu de ses mains les barreaux de cette fenêtre! » Elle lui montra les barreaux, qu’elle avait fait réparer depuis. Le roi dit alors que pareil exploit n’était pas d’un homme mais d’un diable. Le roi examina attentivement l’œuvre peinte de la chambre profondément absorbé, et il resta longtemps sans prononcer une parole. Après avoir médité ainsi un long moment, il déclara : « Cette chose m'a été révélée avant-hier par Agravain en personne, mais je ne le croyais pas, j'étais convaincu au contraire qu’il mentait, toutefois, ce que j’ai sous les yeux m’apporte plus de certitude que je n’en avais. C’est pourquoi je vous le dis, je ne serai jamais satisfait avant d’en savoir lPexacte vérité. Si les choses sont comme en témoignent ici ces images, que Lancelot m'a fait la honte de me déshonorer avec ma femme, je n’aurai de cesse qu’ils ne soient surpris ensemble. Et si alors je ne leur inflige pas une punition dont il sera parlé jusqu’à la fin des temps, je consens à ne plus jamais porter la couronne. — Certes, déclara Morgue, si vous n’agissiez pas ainsi, vous mériteriez bien l’opprobre de Dieu et de toute l’humanité, car ce n’est pas digne d’un roi, ni simplement d’un homme, de tolérer qu’on lui fasse un tel affront. » Le roi et sa sœur s’entretinrent assez longuement de cette affaire ce matin-là, et Morgue l’encouragea à venger sa honte au plus tôt. Il le lui promit sur sa parole de roi, et sa vengeance serait si impitoyable qu’on en parlerait éternellement, s’il pouvait parvenir à les prendre sur le fait. « On ne tardera guère à les trouver ensemble, dit Morgue, si l’on veut y prendre garde. — Je m’y emploierai si bien, dit le roi, que s’ils s’aiment mutuellement d’un amour coupable, comme vous le prétendez, je les ferai surprendre avant la fin de ce

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mois, pour peu que Lancelot vienne à la cour dans ce délai. »

54. Ce jour-là le roi demeura chez sa sœur, ainsi que le lendemain et toute la semaine. Elle détestait Lancelot plus que tout autre homme, parce qu’elle savait que la reine l’aimait. Tant que le roi fut avec elle, elle ne cessa de l’engager à venger son déshonneur dès son retour à Camaalot, s’il pouvait en avoir l’occasion. « Chère sœur, dit le roi, il est inutile de m’en prier: m'offrirait-on pour cela la moitié de tout mon royaume, je ne renoncerais pas à faire ce que j'en ai décidé. » Le roi passa donc toute la semaine dans le château; l’endroit était beau et plaisant et abondaït en bêtes sauvages; le roi en captura durant la semaine à la mesure de ses forces. Mais le conte cesse à présent de parler de lui et de Morgue sinon pour mentionner que, aussi longtemps qu’il y séjourna, le roi fit interdire l’accès de la chambre à tous sauf à Morgue, à cause des peintures qui exposaient si ouvertement son déshonneur; son intention était d'éviter à tout prix qu’un autre que lui n’appriît la vérité, craignant par-dessus tout la honte, et que la rumeur ne s’en répandfît. Le conte se tait maintenant à leur sujet et revient à Lancelot et Boort et à leurs compagnons. 55. En ce point du récit, le conte dit que Boort, messire Gauvain et les autres compagnons s’attardèrent tant auprès de Lancelot que ce dernier était complètement guéri et avait recouvré toute sa vigueur. Dès qu’il se sentit rétabli, et sans appréhension à l’idée de porter à nouveau les armes, il dit à son médecin: «Ne me

pensez-vous pas capable désormais de disposer de mon corps à ma guise, sans risque pour cette blessure qui

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me

m'a retenu si longtemps”? — Je puis vous donner l’assurance, répondit le saint homme, que vous êtes parfaitement guéri, et que vous n’avez plus à vous préoccuper d’aucun mal que vous ayez eu. — Voilà qui me fait plaisir, dit Lancelot; je peux donc m’en aller quand il me plaira. » 56. Ce jour-là les compagnons célébrèrent la nouvelle dans la joie et les réjouissances. Le soir, Lancelot dit à la maîtresse de maison qu’il partirait le lendemain et lui exprima sa gratitude pour l’hospitalité si accueillante qu’elle lui avait réservée dans sa demeure; par la suite, il s’acquitta si largement envers elle et envers celui qui l’avait guéri de sa blessure qu'ils s’en trouvèrent plus à l’aise pour le reste de leur vie. Ce même jour, les deux frères d’Escalot prièrent Lancelot de les admettre dans sa suite, à titre de che-

valiers de sa bannière: ils ne renonceraïent pas à lui pour un autre seigneur. Il les accepta avec grand plaisir, Car ils étaient tous deux chevaliers de haute valeur. « Seigneurs,

leur dit-il, je vous

reçois sans

réserve

comme compagnons, mais il m’arrivera souvent de m'éloigner de vous, tout seul, de sorte que vous serez sans nouvelles de moi jusqu’à mon retour. — Seigneur, répliquèrent-ils, peu nous importe, pourvu que nous puissions nous réclamer de vous et que vous nous considériez comme vos chevaliers. » Il leur assura qu’il le ferait très volontiers et qu’il leur donnerait des terres et des biens dans le royaume de Benoÿc ou dans celui de Gaunes. Et ils devinrent ses chevaliers. 57. Ce même jour, Lancelot reçut la visite de la jeune fille qui était sœur des deux frères d’Escalot. « Seigneur, lui dit-elle, vous vous en allez, et il n’est pas sûr que vous reveniez un jour. Comme aucun mes-

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sager ne peut rendre compte des nécessités de son seigneur aussi bien que le seigneur lui-même, je vous expose le besoin où je me trouve, qui est très grave. Je tiens à ce que vous sachiez vraiment que l’heure de ma mort est arrivée, si je n’en suis sauvée par vous. — De votre mort, demoiselle? dit Lancelot; jamais vous ne

mourrez, assurément, pour une affaire où je puisse vous aider!» Alors la demoiselle fondit en larmes: « Certes, seigneur, lui dit-elle, je peux bien vous dire que c’est un malheur pour moi de vous avoir jamais rencontré. — Pour quelle raison, demoiselle? dit Lancelot. Expliquez-moi cela. — Seigneur, dit-elle, dès que je vous ai vu, je vous ai aimé plus qu’il n’est possible à un cœur de femme d’aimer un homme; jamais par la suite je n’ai pu boire ni manger, ni prendre le moindre repos, mais n’ai cessé jusqu’à maintenant de me torturer, nuit et jour, dans les pires tourments. — C’était de la folie pure, répliqua Lancelot, de nourrir un tel désir pour moi, surtout après que je vous ai dit que mon cœur ne m’appartenait pas et que, si j'avais pu en disposer, je me serais estimé très heureux qu’une demoiselle comme vous daignât m’aimer; dès ce moment vous auriez dû vous interdire de penser à moi, car vous pouviez bien comprendre ce que je voulais signifier en m’exprimant ainsi, à savoir que je ne saurais aimer ni vous ni une autre, à l’exception de celle qui avait mon cœur. — Ah! seigneur, gémit la jeune fille, est-ce là tout le réconfort que j'aurai de vous dans mon infortune? — Assurément, demoiselle, dit Lancelot, car je

ne pourrais y porter remède, pas même s’il s’agissait de vie ou de mort. - J’en suis navrée, seigneur; sachez que l’heure de ma mort a sonné, et c’est par la mort que mon cœur se défera de l’amour que j’ai pour vous. Voilà quelle sera la récompense de l’attachement que vous a montré mon frère, dès le premier jour où vous êtes venu dans ce pays. »

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Sur ces mots la demoiselle s’éloigna; elle vint à son

lit et s’y coucha. Elle ne devait plus le quitter que morte, comme l’histoire le contera clairement. Quant à Lancelot, très triste et affecté par les propos de la Jeune fille, il fut ce soir-là plus abattu et silencieux que de coutume, ce dont s’étonnèrent fort ses compagnons, peu habitués à le voir si sombre. 58. Ce même soir Boort adressa le chevalier qui avait guéri Lancelot au roi de Norgalles, et manda à ce dernier de prendre assez soin de lui pour se valoir la reconnaissance de Lancelot, car le chevalier lui avait été d’un grand secours. Le lendemain, dès qu’il fit jour, Lancelot quitta les lieux avec tous ses gens, après avoir bien recommandé à Dieu la dame de céans. Une fois en route, d’étape en étape ils parvinrent à la cité de Camaalot; ils mirent pied à terre dans la cour principale du château. Au moment où Lancelot y pénétra, la reine était appuyée à l’une des fenêtres; dès qu’elle le vit, elle s’en éloigna et entra dans sa chambre. De son côté, à peine fut-il descendu de cheval, Gauvain se rendit dans la chambre de la reine; il la trouva sur son

lit avec tout l’air d’une femme irritée. Messire Gauvain la salua et elle se leva à sa rencontre en lui souhaitant la bienvenue. « Dame, dit-il, nous vous amenons Lancelot du Lac, qui est resté bien longtemps hors de ce pays. » Elle répondit qu’elle ne pouvait lui parler

pour l’instant, car elle se sentait trop souffrante. Messire Gauvain sortit aussitôt de la chambre et rejoignit ses compagnons: « Chers seigneurs, leur dit-il, apprenez que madame la reine n’est pas bien; 1l ne nous est pas possible de lui rendre visite. Reposons-nous ici jusqu’au retour du roi. Si nous nous ennuyons, nous pourrons toujours aller chasser dans l’un des nombreux bois du voisinage.» Tous tombèrent d’accord avec cette proposition.

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59. Au cours de la soirée, Boort s’entretint avec la reine et lui demanda ce qu’elle avait. « Je ne suis pas du tout malade, dit-elle, mais je n’ai aucune envie d’entrer dans cette salle tant que s’y trouve Lancelot, je n'ai pas d’yeux avec lesquels je puisse le regarder, ni un cœur qui m’autorise à parler avec lui. - Comment, dame, dit Boort, le haïssez-vous donc si fort? — Oui certes, dit-elle, je ne hais personne en ce moment

autant que lui, et de ma vie entière je ne l’ai aimé autant que je le hais à présent. - Dame, dit Boort, ces dispositions où vous êtes nous font grand tort, à nous et à toute notre parenté; je suis très ennuyé que l’affaire tourne ainsi, pour la raison que tels y perdront qui ne l’avaient pas mérité. Fortune n’a jamais établi l'amour entre vous deux, de la façon dont je l’ai vu s’établir, que pour notre grand dommage. Je vois bien en effet que messire mon cousin, l’être le plus valeureux du monde et le plus beau, est assuré en ce moment de pouvoir l’emporter sur n’importe quel adversaire; une seule chose y ferait obstacle, votre colère. Sans aucun doute, cela suffirait à le détourner de toutes aventures gratifiantes; et certes, s’il avait connaissance des pro-

pos que vous venez de tenir, je ne pense pourrais accourir assez tôt pour l'empêcher A mon avis, il est fort dommage que lui, le tous les êtres, vous aime si passionnément

pas que je de se tuer. meilleur de quand vous

le haïssez. — Si je le hais mortellement, dit la reine, il

l'a bien mérité. - Dame, dit Boort, que pourrais-je dire”? Il est sûr que je ne connais pas de sage qui ait longuement aimé d'amour sans y avoir finalement perdu l’honneur. Considérez les faits anciens des Juifs et des Sarrasins: on pourrait vous en montrer beaucoup, de ces personnages dont témoigne l’histoire sainte, qui connurent l’opprobre par le fait d’une femme. Interrogez l’histoire du roi David : vous y ver-

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rez qu'il avait un fils, la plus belle créature que Dieu ait jamais formée; il partit en guerre contre son père à linstigation d’une femme, et en reçut une mort infamante. Vous pouvez constater ainsi que le plus bel homme parmi les Juifs mourut à cause d’une femme. Plus loin dans le même récit vous apprendrez que Salomon, à qui Dieu accorda sagesse et savoir au-delà de ce que pourrait embrasser un esprit humain, renia Dieu à cause d’une femme; il en récolta honte et trahison. C’est aussi pour une femme que mourut Samson le Fort, l’homme le plus vigoureux du monde. Il en alla de même du vaillant Hector et d'Achille, les plus prisés pour leurs faits d’armes de tous les chevaliers des temps anciens: ils furent tués l’un et l’autre et avec eux plus de cent mille hommes, et tout cela à cause d’une femme dont Pâris s’empara par la force en Grèce. De notre temps même, il y a moins de cinq ans que Tristan, le neveu du roi Marc, trouva pareiïllement la mort, lui qui avait voué à Yseut la blonde un amour si loyal que de sa vie il ne s’était rendu coupable envers elle du moindre manquement. Que pourrais-je ajouter? Jamais aucun homme ne s’éprit profondément d’une femme sans en mourir. Et vous, sachez-le, vous ferez bien pis que toutes les autres; car par vous disparaîtront, en la personne d’un seul chevalier, toutes les qualités par lesquelles un homme peut s’élever dans l’honneur de ce monde et qui le font dire comblé de toutes les grâces, c’est-à-dire la beauté et la vaillance, la hardiesse et la courtoisie, la noblesse. Dame, vous pouvez observer toutes ces vertus ensemble dans la personne de mon seigneur, si parfaitement qu’il n’en manque aucune, car vous savez bien qu’il est l’homme le plus beau du monde, le plus vaillant, le plus hardi et le meilleur que l’on connaisse; il est en outre issu d’un si haut lignage par son père et

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par sa mère qu’il n’existe pas au monde d'homme plus noble que lui. Mais autant est-il en ce moment paré de toutes les vertus, autant allez-vous l’en dépouiller et le mettre à nu. Vous pouvez ainsi déclarer en toute vérité que vous ferez disparaître le soleil d’entre les étoiles, c’est-à-dire, d’entre les compagnons du roi Arthur, la fleur des chevaliers du monde. Par là, dame, vous pou-

vez voir clairement que vous ferez bien plus de tort à ce royaume et à beaucoup d’autres que ne l’a jamais fait aucune dame par la personne d’un seul chevalier. Voilà le grand bien que nous attendons de votre amour. » À ces paroles de Boort, la reine riposta : « Si les choses se produisaient en ce moment comme vous le dites, personne dans cette affaire ne perdrait autant que moi, car j'y laisserais le corps et l'âme. Aussi cela suffit, laissez-moi maintenant en paix à ce sujet; ce sera pour cette fois toute la réponse que je vous ferai. — Dame, dit Boort, soyez assurée que vous ne m’en entendrez jamais plus parler, à moins que vous ne m’en entreteniez la première. » Là-dessus Boort s’éloigna de la reine et vint à Lancelot, il lui dit à voix basse, après l’avoir attiré à l’écart : « Seigneur, je conseillerais fortement que nous quittions ces lieux car, à mon avis nous n’avons pas avantage à nous y attarder. — Pour quelle raison? dit Lancelot. — Hélas! seigneur, madame la reine nous a désormais interdit sa demeure à vous, à moi, et à tous

ceux qui s’y présenteront de votre part. — Pourquoi? dit Lancelot, le savez-vous”? — Oui, dit-il, parfaitement,

et je vous le révélerai sans faute, dès que nous serons hors de ces murs. — En route donc, dit Lancelot. Vous

me direz ce qu’il en est, je suis très impatient de Papprendre. » 60. Lancelot s’approcha alors de messire Gauvain: « Seigneur, lui dit-il, il nous faut partir d’ici, mes

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mAh

compagnons et moi, une affaire pressante nous appelle. Quand vous verrez messire le roi, saluez-le de ma part;

dites-lui que je reviendrai le plus tôt que je pourrai. — Au nom de Dieu, dit Gauvain, jamais, s’il plaît à Dieu, vous ne vous en irez de cette façon, vous devez attendre messire le roi!» Lancelot assura qu’il n’en était pas question et monta aussitôt à cheval avec les siens. Tandis qu’il l’accompagnait une partie du chemin, messire Gauvain lui dit: « Seigneur, il y aura bientôt dans cette prairie de Camaalot un tournoi par-

ticulièrement brillant. Veillez à vous y trouver, car il y aura peu de bons chevaliers du royaume de Logres qui ne s’y rendront. » Il promit d’y venir, s’il pouvait disposer librement de lui-même. Ils se séparèrent alors, et messire Gauvain s’en retourna à Camaalot, contrarié

par ce départ si rapide de Lancelot. Lancelot ne cessa de chevaucher jusqu’à la forêt de Camaalot. Dès qu'ils s’y furent engagés, il pressa Boort de lui dire pourquoi la reine était ainsi fâchée contre lui. « Je vais vous l’apprendre, seigneur. » Aussitôt il se mit à lui parler de la manche qu’il avait portée au tournoi de Wincestre, « ce dont la reine a conçu une vive colère, déclarant que jamais vous ne pourriez obtenir son pardon». À la fin de ce récit, Lancelot s'arrêta pour laisser libre cours à ses larmes, et personne ne put tirer un mot de lui. Au bout d’un long moment de prostration, il fit cette réponse : « Ah! Amour, voilà ce que l’on gagne à vous servir! Celui qui s’abandonne à vous sans réserve ne peut qu’en mourir, telle est la manière dont vous payez qui aime loyalement. Ah! Boort, cher cousin, vous qui connaissez mon

cœur aussi bien que rien au monde je ne donc ne m’avez-vous gneur, dit Boort, je

moi, qui savez vraiment que pour manquerais à ma dame, pourquoi pas défendu auprès d’elle? — Seim'y suis efforcé de mon mieux,

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mais elle n’a jamais voulu admettre rien que j'aie pu lui dire. — Conseillez-moi donc, dit Lancelot; dites-moi quelle conduite je pourrai tenir, car s’il m'était impossible de rentrer en grâce auprès d’elle, il ne saurait être question pour moi de vivre longtemps. Si du moins elle m'avait pardonné son ressentiment et sa colère, je par-

tirais avec plus de joie au cœur; mais dans les dispositions où je suis en ce moment, s’il me fallait être à la fois l’objet de sa fureur et de sa haine et ne pas avoir la permission de lui parler, je ne pense pas que je pourrais continuer à vivre, l’accablement et le chagrin me briseraient le cœur. C’est pourquoi, bien cher ami, je vous demande de me conseiller, car je ne vois pas que

faire de moi après ce que vous venez de me révéler. — Seigneur, dit Boort, si vous pouviez vous passer d’aller où elle se trouve et de la voir, je vous assure qu’un mois ne s’écoulerait pas, dès lors qu’elle serait privée de votre présence et de toutes nouvelles de vous, qu’elle ne se montre plus anxieuse de votre compagnie que vous ne l’avez jamais été de la sienne, et qu’elle ne vous désire davantage. Soyez convaincu qu’elle vous enverrait chercher, si loin qu’elle vous sache. C’est pourquoi je vous donne le conseil raisonnable de partir vous distraire et vous divertir à travers ce pays, en suivant les tournois au gré des annonces qu’on en fera. Vous avez ici avec vous vos beaux et nobles compagnons et une grande partie de votre parenté; vous devriez vous en réjouir, car ils sont prêts à se joindre à vous, si vous le désirez, où qu’il vous plaise d’aller. » Lancelot répondit qu’il lui donnait là un excellent conseil, mais il n’avait cure de compagnie et voulait partir seul, à l’exception d’un écuyer qu’il emmènerait avec lui aussi longtemps qu’il le jugerait bon. « Quant à vous, Boort, vous allez vous mettre en route jusqu’à ce que vous me revoyiez, moi OU un messager à moi qui 112

vienne vous chercher. — Seigneur, dit Boort, j'aurai beaucoup de mal à vous laisser nous quitter ainsi et voyager avec si peu de gens à travers ce pays : s’il vous arrivait demain quelque mésaventure, comment le saurions-nous? — Ne vous faites pas de souci à ce sujet, car celui qui m’a permis jusqu'ici d’être vainqueur partout où j'ai passé m'épargnera, par sa grâce, qu’il m'arrive malheur où que je sois; et s’il m’arrivait malheur, vous seriez le premier à l’apprendre, soyez-en sûr. » 61. Lancelot revint alors à ses compagnons qui l’attendaient au milieu du chemin; il leur dit qu’il lui fallait se rendre à une affaire personnelle où il ne pouvait pas emmener grand monde. Il prit avec lui un écuyer du nom de Hanguis, et lui demanda de le suivre; l’autre accepta avec plaisir car cela le comblait de joie. Ainsi Lancelot se sépara-t-il de ses parents, et eux d’autre part lui firent cette recommandation: « Seigneur, ne manquez pas de venir au tournoi de Camaalot, et faites en sorte que nous puissions vous y reconnaître. » Il assura qu’il y serait, à moins d’un grave empêchement. Puis, s'adressant à Boort : « Si je viens au tournoi, lui dit-il, je porterai une armure blanche sans autre couleur, c’est à cela que vous pourrez m'identifier.» Ils se séparèrent alors en se recommandant mutuellement à Dieu. Mais le conte cesse maintenant de parler d'eux et retourne au roi Arthur. Le Fruit empoisonné et la Barque funèbre ($ 62 — milieu 85) 62. Maintenant le conte dit que, lorsque le roi eut séjourné à son gré auprès de sa sœur Morgue, il la

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quitta avec une nombreuse escorte. Une fois hors du bois, il chevaucha tout droit jusqu’à Camaalot. À son arrivée, quand il sut que Lancelot n’était resté qu’un seul jour à la cour, il fut en proie à des pensées contradictoires; il lui semblait en effet que si Lancelot aimait la reine d’un amour coupable, comme on l’en accusait, il n'aurait pu se tenir éloigné si longtemps de la cour ni lui tourner le dos comme il le faisait; c'était là un fait

qui soulageait beaucoup le roi et l’amenait à mettre fortement en doute les propos que lui avait tenus sa sœur Morgue. Néanmoins, il ne-put jamais s'empêcher par la suite d’être plus soupçonneux envers la reine que par le passé, à cause de ce qui lui avait été rapporté. Le lendemain du retour du roi à Camaalot, il arriva qu’au dîner messire Gauvain mangeait à la table de la reine avec beaucoup d’autres chevaliers. Dans une pièce voisine se trouvait un chevalier du nom d’Avarlan qui, haïssant mortellement messire Gauvain, avait empoisonné des fruits grâce auxquels il espérait bien provoquer sa mort. Il pensa que s’il en faisait remettre à la reine, elle en offrirait à Gauvain avant tout le monde et que, s’il en mangeaït, sa mort serait immédiate. Sans se douter de la trahison, la reine prit les fruits; elle en donna à un chevalier, compagnon de la Table Ronde, du nom de Gaheris de Karaheu; lui, par amour pour la reine qui le lui offrait, accepta le fruit avec empressement et en mangea. À peine en eut-il avalé une bouchée, qu’aussitôt il tomba mort sous les yeux de la reine et de tous les convives. Ils se levèrent de table précipitamment, frappés de stupeur à la vue de ce prodige. Quand la reine vit le chevalier mort devant elle, elle fut si affligée par ce qui venait de se produire qu’elle ne sut quelle conduite tenir, car l’événement avait tant de témoins dignes de confiance qu’elle ne pourrait le nier.

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La nouvelle en parvint au roi, par un chevalier qui avait mangé dans la chambre : « Sire, dit-il, il vient de se produire ici des choses étonnantes; madame la reine a eu le grand malheur de tuer un chevalier. Il était compagnon de la Table Ronde et frère de Mador de la Porte. » Et il lui conta comment cela s’était passé. Au comble du saisissement, le roi aussitôt se signa. Il quitta la table en hâte pour aller vérifier si cette nouvelle était vraie, et tous ceux qui étaient dans la salle l’imitèrent. Quand, parvenu dans la chambre, il trouva le chevalier mort, il déclara que c'était là un grand malheur, et que la reine avait bien mal agi si elle avait fait cela à dessein. « Certes, dit quelqu'un de l’assistance, par un tel acte elle a mérité de mourir, si elle savait vraiment que le fruit dont est mort le chevalier était empoisonné. » La reine ne savait que dire, tant elle était abasourdie par cette infortune; elle se contenta de répondre: « J’en prends Dieu à témoin, bien loin de me réjouir, cet événement m’accable profondément; si j'avais imaginé que le fruit que je lui

tendais était porteur de traîtrise !, je ne le lui aurais pas offert pour la moitié du monde. — Dame, dit le roi,

peu importe dans quel esprit vous avez agi, ce que vous avez fait est détestable et ignoble, et j'ai bien peur que vous n’en ayez matière à vous affliger plus que vous ne le pensez. » Le roi dit alors à ceux qui entouraient le corps: « Seigneurs, ce chevalier est mort, c’est une grande perte; occupez-vous donc de lui rendre les honneurs que l’on doit à la dépouille d’un homme de sa qualité. Car certes il était de grande valeur, et l’un des bons chevaliers de ma cour; de ma vie entière je n’ai connu de chevalier plus loyal. Aussi en ai-je bien plus de cha1. À la suite de l'éditeur, j’adopte ici la leçon desloiaus au lieu

d’envenimez, qui confirme la tonalité générale du passage.

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grin que beaucoup ne pourraient le croire. » Là-dessus le roi sortit de la chambre et s’en revint dans la grande salle, se signant plus de mille fois de l’effroi que lui inspirait ce malheur de la mort du chevalier. La reine sortit derrière le roi et s’en alla dans un pré accompagnée d’un grand nombre de dames et demoiselles. Dès qu’elle y fut rendue, elle s’abandonna bruyamment à son chagrin, disant que Dieu l’avait bien oubliée, quand elle avait eu l’insigne infortune de tuer un être aussi valeureux que l’était le défunt. « Pourtant je le jure, disait-elle, en lui offrant ce fruit à lui d’abord, je n’agissais que par pure bonté. »

63. La reine manifestait une vive douleur de cette funeste aventure. Les dames du château ensevelirent le corps avec le plus d’apparat possible, et lui rendirent les honneurs dus à la dépouille d’un noble chevalier. Il fut enterré le lendemain à l’entrée de l’église SaintEtienne de Camaalot. Quand on eut placé sur lui la pierre tombale, la plus belle et la plus riche que l’on put trouver dans le pays, d’un commun accord les compagnons de la Table Ronde y firent graver les mots : ICI REPOSE GAHERIS LE BLANC DE KARAHEU, FRÈRE DE MADOR DE LA PORTE, QUE LA REINE FIT MOURIR PAR LE POISON. Voilà ce que disaient les lettres gravées sur la dalle du chevalier défunt. Le roi Arthur en était affligé, ainsi que tous ceux qui étaient là; ils se continrent pourtant et en parlèrent peu jusqu’au tournoi. Mais le conte cesse maintenant de parler du roi Arthur et de ses compagnons et retourne à Lancelot pour exposer la raison qui le retint de se rendre au tournoi qui eut lieu dans la prairie de Camaalot. 64. En ce point du récit, le conte rapporte qu’après avoir quitté Boort et son frère Hector, Lancelot che-

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vaucha à travers la forêt de Camaalot, ici et là, sans direction précise, couchant chaque soir chez un ermite

à qui il lui était arrivé de se confesser; celui-ci l’entourait de tous les égards dont il était capable. Trois jours avant le tournoi, Lancelot appela son écuyer: « Va à Camaalot, lui enjoignit-il, et rapporte-m’en un écu blanc rayé de trois bandes vermeilles, ainsi qu’un caparaçon entièrement blanc; j’ai si souvent pris de telles armes que, si Boort vient au tournoi, il n’aura aucun mal à me reconnaître. C’est à son intention surtout que je prends ces mesures, car je ne voudrais pour rien au monde que nous nous blessions l’un l’autre. » L’écuyer quitta son maître et se rendit dans la cité pour lui procurer le genre d’armure qu’il demandait; Lancelot de son côté partit tout seul de l’ermitage pour aller se distraire dans la forêt, n’emportant avec lui que son épée. Ce jour-là il faisait très chaud, d’une chaleur si accablante que Lancelot descendit de son cheval, puis il lui ôta la selle et la bride, et l’attacha près de lui à un chêne; après quoi il alla s’étendre au bord d’une source; la brusque fraîcheur du lieu le fit s'endormir sur-le-champ, car il avait eu très chaud. Or : il arriva que les veneurs du roi étaient sur la piste d’un grand cerf et l’avaient poursuivi dans la forêt; la bête se dirigea vers la source pour étancher sa soif, car elle avait été harcelée de tous les côtés. Quand elle se fut précipitée vers l’eau, un archer, monté sur un grand destrier et largement en avant des autres, s’en approcha assez pour tirer dans sa direction une flèche destinée à latteindre en pleine poitrine. Mais il se trouva que la flèche manqua son but, car le cerf fit un bond juste avant. Le coup pourtant ne fut pas entièrement perdu 1. Le si que présente l’édition ne semble pouvoir être retenu, en raison des conditions d’apparition de cet adverbe d’énonciation (cf. Ch. Marchello-Nizia, Dire le vrai, l'adverbe «si» en français médiéval, Droz, 1985).

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car il atteignit Lancelot au milieu de la cuisse gauche, avec une telle force que le fer de la flèche la traversa, avec lui une grande partie de la hampe. Dès que Lancelot sentit la blessure, il bondit sous l'effet de la douleur intense, et il vit le veneur foncer vers le cerf de toute la vitesse qu’il pouvait tirer de son cheval. « Espèce de misérable rustre, lui cria-t-il, quel mal vous avais-je fait pour m’avoir blessé pendant que je dormais? Cela ne vous portera pas bonheur, sachez-le, et certes, c’est un bien mauvais hasard qui vous a amené de ce côté! » Lancelot tira alors son épée et voulut courir sur lui, malgré sa blessure. Quand lPautre le vit venir et se rendit compte que c’était Lancelot, il fit demi-tour et prit la fuite aussi vite qu’il put. Dès qu’il rejoignit ses compagnons, il leur cria : « Seigneurs, avancez si vous tenez à votre vie! messire Lancelot se trouve près de cette source là-bas et je lai atteint d’une flèche en pensant frapper le cerf; j'ai peur de l’avoir touché à mort et qu’il ne se lance à ma poursuite. »

65. « Voilà un acte bien malencontreux, lui répliquèrent ses compagnons, car si la blessure est grave et que le roi vienne à le savoir, nous serons tous châtiés et mis à mort; et en admettant que le roi ne s’en mêle pas lui-même, personne à part Dieu ne pourrait nous protéger contre la parenté du chevalier, pour peu qu’ils apprennent qu’il lui est arrivé malheur sur ce chemin. » Aussitôt ils tournèrent bride et s’enfuirent à travers la forêt. Lancelot, qui était resté près de la source grièvement atteint, avec effort et au prix d’une vive souffrance retira la flèche de sa cuisse et vit que la plaie était grande et profonde en raison de la largeur du fer. Il déchira en hâte un pan de sa chemise pour étancher

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le sang qui coulait en abondance. Après l’avoir fait de son mieux, il vint à son cheval, lui mit la selle et la bride, et s’y hissa péniblement; puis il se rendit non sans mal à l’ermitage où il avait pris tout le temps son gîte depuis sa séparation d’avec Boort. L’ermite, à la vue d’une telle blessure, fut stupéfait et lui demanda qui lui avait fait cela. « J’ignore, dit-il, qui sont les misérables qui m'ont arrangé de la sorte; je sais seulement qu'ils appartiennent à la maison de messire le roi Arthur. » [1 lui conta alors comment il avait été blessé et dans quelles circonstances. « Certes, seigneur, dit le saint homme, vous avez vaiment été victime de malchance. — Je n’en suis pas tant ennuyé pour moi, dit Lancelot, que parce que j'y perdrai de me rendre cette fois-ci au tournoi de Camaalot; j'ai manqué de la même manière celui qui a eu lieu récemment à Tanne-

bourg, à cause d’une autre blessure que j'avais à ce moment-là. C’est ce qui me contrarie et m’accable le plus: n’ayant pu participer au précédent, j'aurais beaucoup tenu à être présent à celui-ci. — Puisque cela vous est arrivé, repartit le saint homme, il vous faut

l’endurer; si vous vous rendiez à ce tournoi, vous n’y feriez rien de bien honorable; c’est pourquoi, si vous m'en croyez, vous resterez ici. » Lancelot lui répondit qu’il devait bien s’y résigner : qu’il le voulût ou non, il n’avait pas le choix. Ainsi demeura-t-il à l’ermitage à cause de cette blessure; il en fut profondément affecté, estimant qu’il y avait là de quoi mourir de fureur. Le soir, quand son écuyer, de retour, le trouva aussi gravement blessé, il n’en revint pas de surprise. Lancelot lui ordonna de mettre à l’intérieur l’écu et le caparaçon qu’il avait apportés car, lui dit-il, la situation était maintenant telle qu’il lui fallait renoncer à son projet. Il demeura là quinze jours pleins avant d’être capable de chevaucher à sa guise. Le conte cesse alors de parler de lui et retourne au roi Arthur.

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66. Dans cette partie du récit, le conte rapporte qu'après la mort de Gaheris le roi Arthur séjourna à Camaalot jusqu’au tournoi. Au jour fixé, vous auriez pu voir dans la prairie de Camaalot tant d’un côté que de l’autre à peu près vingt mille hommes, tous réputés pour être braves et excellents chevaliers. Et quand ils s’affrontèrent, quel spectacle de voir abattre en si peu de temps un si grand nombre de jouteurs! Le prix de cette première journée revint à Boort de Gaunes, tous les assistants déclarant qu’il avait été le meilleur des deux camps. Le roi, qui l’avait bien reconnu, alla le trouver : « Boort, lui dit-il, je vous emmène, vous voici contraint de venir à la cour; vous serez des nôtres et

nous ferez compagnie aussi longtemps qu’il vous plaira. — Il ne saurait en être question, répliqua Boort, puisque messire mon cousin n'y est pas; s’il y était, je resterais avec plaisir et prolongerais mon séjour aussi longtemps qu’il voudrait demeurer avec vous; et je vous le jure bien, si je n’avais pensé le rencontrer à ce tournoi, je n’y serais jamais venu. Il m’a assuré en effet, en me quittant la dernière fois, qu’il y viendrait sans faute, à moins d’en être retenu de force par quelque affaire. — Vous resterez avec moi, dit le roi, et vous l’attendrez jusqu’à sa venue à la cour. — Sire, dit Boort, je resterais pour rien, Car je ne crois pas que vous le revoyiez de longtemps. — Et pour quelle raison, dit le roi, ne viendra-t-il pas? Est-il donc fâché contre nous? — Sire, dit Boort, vous n’apprendrez maintenant rien de plus par moi; posez la question à quelqu’un d’autre, si vous voulez savoir ce qu’il en est. — Si je connaissais une personne à ma cour qui soit capable de me le dire, Je le lui demanderais; maïs puisque je n’en vois pas, il faut me résigner et attendre l’arrivée de celui dont nous parlons. » Là-dessus Boort se sépara du roi, et s’éloigna avec

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son frère, Hector et leurs compagnons. Messire Gauvain les accompagna un bon moment et, chemin faisant, il déclara à Boort: «Je suis bien étonné de l’absence de Lancelot à ce tournoi. — Certes, dit Boort, je suis sûr qu’il est malade ou retenu prisonnier quel-

que part, car s’il avait été libre de se déplacer je sais bien qu’il y serait venu. » Ils prirent alors congé l’un de l’autre. Boort se dirigea du côté où il pensait trouver le roi de Norgalles, et il confia à son frère et à Hector : «Ma seule crainte est que mon seigneur ne soit en pleine détresse à cause de la reine, parce qu’elle est fâchée contre lui. Maudite soit l’heure où cet amour a commencé! car j’appréhende qu’il ne nous réserve des suites plus funestes encore. — Certes, dit Hector, ou je n’ai aucune expérience, ou vous verrez bientôt surgir entre notre famille et celle du roi Arthur la plus grande guerre que vous ayez jamais vue, et tout cela à cause de cette situation. » Aïnsi se mirent à parler de Lancelot ceux qui le chérissaient le plus et nourrissaient les pires craintes à son sujet. 67. Quand il les eut quittés, messire Gauvain chevaucha jusqu’à Camaalot. Dès qu’il eut mis pied à terre, il monta dans la grande salle. « Sire, dit-il au roi, soyez assuré que messire Lancelot est malade, puisqu'il n’est pas venu à ce tournoi; et maintenant, je donnerais tout pour connaître la vérité sur son état, savoir s’il est blessé ou s’il est retenu par quelque maladie. — Certes, dit le roi, si c’est qu’il est souffrant, cela m'ennuie qu'il ne soit pas avec nous; car sa présence et celle des siens rehaussent tellement l’éclat de ma maison que personne ne saurait l’apprécier à sa juste valeur.» C’est ainsi que s’exprima le roi Arthur sur Lancelot et sur la parenté du roi Ban, tandis qu’il séjournait dans sa cité en compagnie de nombreux chevaliers.

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Le troisième jour après le tournoi, il arriva que Mador de la Porte vint à la cour. Il n’y eut personne d’assez hardi pour oser lui donner des nouvelles de son frère, car on le connaissait pour un chevalier si fier que dès qu’il apprendrait la vérité rien ne le retiendrait, tous en étaient convaincus, de se venger au mieux de ses moyens. Le lendemain il se fit justement qu’il se rendit à la grande église de Camaalot. Quand il aperçut la tombe fraîchement érigée, il pensa bien qu’il s'agissait d’un compagnon de la Table Ronde; il se dirigea de ce côté pour savoir qui c'était. Quand il prit connaissance de ce qui y était écrit : ICI REPOSE GAHERIS DE KARAHEU, LE FRÈRE DE MADOR DE LA PORTE, QUE LA REINE FIT MOURIR PAR LE POISON, quels ne furent pas sa stupeur et son égarement! Il ne pouvait parvenir à croire que ce fût vrai. Il se retourna alors, et aperçut un chevalier d’Ecosse, qui était compagnon de la Table Ronde; sur-le-champ il lappela et le conjura, au nom de la fidélité qu’il lui devait, de répondre la vérité à ce qu’il allait lui demander. « Mador, dit le chevalier, je

sais bien ce que vous voulez me demander; vous voulez que je vous dise s’il est vrai que la reine a tué votre frère; sachez donc que l'inscription dit la vérité. — Vraiment? dit Mador. Certes, voilà une grande perte, car mon frère était la bravoure même, et j'avais pour lui toute l’affection qu’on porte à un frère; aussi j'en tirerai vengeance autant que je pourrai. » Tout occupé de sa douleur, Mador resta là jusqu’à la fin de la grand-messe. Quand il sut que le roi s’était mis à table, il s’éloigna en pleurant de la tombe de son frère et vint dans la salle devant le roi. Il prit la parole d’une voix assez forte pour être entendue de toute l'assistance, et commença ainsi son discours: « Roi Arthur, si tu es aussi juste que doit l’être un roi, soutiens mon droit dans ta cour, de telle manière que si

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quelqu'un y a à se plaindre de moi, je lui en ferai droit selon ta décision, et si j’ai à me plaindre de quelqu’un qui s’y trouve, qu’on me fasse droit à mon tour selon l'arbitrage de la cour. » Le roi répondit qu’il ne pouvait pas lui refuser cela; qu’il exposât donc son grief, il lui en ferait droit dans la mesure de son pouvoir. « Sire, dit Mador, j'ai été pendant quinze ans votre chevalier et vous avez été suzerain de ma terre; à présent je me délie de mon serment et vous rends votre terre, car il ne me plaît pas en ce moment de continuer à être votre vassal. » Il s’avança alors et se dessaisit de toute la terre qu’il tenait du roi; cela fait, il poursuivit : « Sire, à présent je vous requiers en votre qualité de roi de me faire justice à propos de la reine, qui a tué mon frère par trahison; si elle veut le nier et refuser de reconnaître qu’elle s’est rendue coupable de traîtrise et de déloyauté, je serais prêt à prouver le contraire contre le meilleur chevalier qu’elle voudra m’oppo-

ser. » Ces paroles suscitèrent une vive agitation à la cour, et la plupart se disaient entre eux : « Voici la reine dans une mauvaise situation, car elle ne trouvera personne qui se batte pour elle contre Mador; tout le monde sait de façon certaine qu’elle a tué le chevalier à propos duquel on l’accuse. » Le roi, très affligé de ce que cette plainte ait été portée, car il ne pouvait refuser d’en faire droit au chevalier et il était clair qu’il en résulterait la condamnation de la reine, fit mander à cette dernière de venir devant lui pour répondre à l'accusation dont elle était l’objet. Elle arriva toute triste et accablée, sûre qu'aucun chevalier n’accepterait d’être son champion, pour la raison qu'ils savaient bien en vérité qu’elle avait commis ce meurtre. On avait Ôôté les tables et il y avait là une foule de chevaliers et de seigneurs de haut rang. La reine, tête

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baissée, entra dans la salle, visiblement très abattue. Elle avançait entre, d’un côté, messire Gauvain, de l’autre, Gaheriet, celui qui, de la parenté du roi Arthur, avait la meilleure réputation aux armes, après messire Gauvain. Quand elle fut devant le roi, celui-ci lui dit : « Dame, ce chevalier vous accuse de la mort de son frère, et déclare que vous l’avez tué par trahison. » Elle releva alors la tête et dit : « Où est le chevalier? » Mador s’élança : « Me voici. —- Comment, dit-elle, prétendez-vous donc que j’ai tué votre frère par trahison et en toute connaissance de cause? — Je déclare que vous l’avez fait mourir déloyalement et par trahison; s’il y avait ici un chevalier assez hardi pour consentir à être votre champion contre moi, je serais prêt à le faire mourir ou s’avouer vaincu ce soir ou demain, ou à la date que fixeront les membres de cette cour. »

68. Quand la reine comprit que, pour la convaincre de trahison, il offrait si résolument le combat au meil-

leur chevalier de cette salle, elle se mit à regarder autour d’elle pour savoir si vraiment quelqu'un allait s’avancer pour la défendre; voyant qu'aucun des chevaliers présents ne bougeait, mais que tous écoutaient en baissant les yeux, elle fut interdite et si désemparée qu’elle ne sut que devenir ni que dire ou faire. Néanmoins, au milieu de cette angoisse et de l’effroi qu’elle éprouvait, elle répondit: « Sire, je vous prie de me rendre justice selon la coutume de votre cour. —- Dame, dit le roi, cette coutume est telle que, si vous reconnaissez le fait dans les termes de l’accusation, vous êtes perdue. Mais nous n’avons aucun droit de vous refuser un délai de quarante jours pour réfléchir à votre situation et savoir si, dans ce délai, vous pourriez trouver quelqu'un prêt à entrer en champ clos pour vous défendre de ce dont vous êtes accusée. — Sire, dit

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la reine, puis-je compter sur une autre aide de votre part? — Non, dame, dit le roi; je ne saurais faire d’entorse au droit, ni pour vous ni pour quiconque. — Sire, dit-elle, j'accepte le délai de quarante jours; d’ici là, s’il plaît à Dieu, je trouverai quelque homme courageux qui voudra bien se battre pour moi; si, au quarantième jour, je n’ai trouvé personne, faites de moi ce que vous jugerez bon.» Le roi lui accorda le délai. Quand Mador vit le tour que prenaient les événements, il dit au roi: « Sire, me rendez-vous justice en accordant à la reine un si long délai? — Oui, dit le roi, soyez-en sûr. — Dans ces conditions, dit-il, je vais partir, et je serai de retour au jour fixé, pourvu que Dieu me préserve d’être fait prisonnier et de mourir. — Je vous rappelle, dit le roi, que, si à ce moment-là vous n'êtes pas prêt à livrer la bataille que vous avez offerte, vous seriez à tout jamais débouté de votre requête. » Mador assura qu’il serait là, à moins d’être mort «car dans une affaire aussi grave, la prison ne suffirait pas à me retenir ». 69. Mador alors quitta la cour et partit en manifestant un tel deuil de son frère que nul ne pouvait en être témoin sans en être saisi. La reine resta là, triste et

désemparée, car elle savait bien qu’elle ne trouverait absolument aucun chevalier qui acceptât de prendre les armes pour elle, sinon dans la parenté du roi Ban; à coup sûr, ceux-là ne lui auraient pas fait défaut s’ils avaient été à la cour. Mais elle les en avait si bien éloignés et écartés qu’elle pouvait désormais s’estimer perdue; aussi s’en repentait-elle fort en cet instant, et il n’était rien au monde qu’elle n’eût volontiers consenti à faire, sans toutefois attenter à son honneur, en

échange de l’assurance qu’ils fussent à nouveau comme naguère.

là 125

70. Le lendemain du jour où fut portée cette plainte, il arriva aux alentours de midi qu’une barque recouverte de précieuses étoffes de soie aborda à Camaalot, au pied de la tour. Le roi avait mangé entouré d’un grand nombre de chevaliers et, debout à une fenêtre de la grande salle, il regardait en direction de la rivière, préoccupé et sombre à cause de la reine; il savait bien qu’elle ne serait jamais secourue par l’un des chevaliers de la cour, car ils l’avaient tous clairement vue offrir à la victime le fruit dont il était mort; étant donné l’évidence du fait, aucun n’oserait risquer sa vie

sur de tels gages. Quand le roi, absorbé par ce souci, vit aborder la barque si somptueusement parée, il la montra à messire Gauvain: « Cher neveu, lui dit-il, voici la plus belle barque que j’aie jamais vue. Allons voir ce qu’il y a dedans. — Allons-y », dit Gauvain. Aussitôt ils descendirent de la salle et, parvenus en bas, la barque leur

apparut équipée avec tant d'élégance qu’elle provoqua leur admiration. « Par ma foi, dit messire Gauvain, si cette barque est aussi belle au-dedans qu’elle l’est audehors, ce serait un véritable prodige; je dirais presque que les aventures recommencent. — J’allais dire la même chose», dit le roi. L’étoffe qui recouvrait la barque formait voûte; messire Gauvain en souleva un pan et dit au roi:

«Sire,

entrons

à l’intérieur

et voyons

ce

qu’elle

contient. » D'un saut, le roi fut dedans, et messire Gauvain derrière lui. Une fois à l’intérieur, ils trouvèrent au milieu de la barque un lit magnifique, pourvu de toutes les parures qui peuvent orner une belle couche; dans ce lit, gisait une demoiselle morte récemment, qui, à ce qu’elle en montrait encore, avait été d’une

grande beauté. Messire Gauvain dit alors au roi : « Ah! sire, n’estimez-vous pas que la mort a été bien discour126

toise et haïssable, de s’en prendre au corps d’une demoiselle aussi belle que l'était celle-ci naguère? — Assurément, dit le roi, je suis d’avis que c’était une très belle créature; il est bien regrettable qu’elle soit morte si jeune; avec l’extrême beauté qu’on lui voit, j'aimerais bien savoir qui elle était et de quelle origine. » Ils restèrent longtemps à la contempler. Après l’avoir bien observée, messire Gauvain reconnut en elle la belle demoiselle dont il avait requis l’amour, celle qui lui avait déclaré qu’elle n’aimerait jamais que Lan-

celot. « Sire, dit-il alors au roi, je sais bien qui était cette jeune fille. — Et qui était-elle? demanda le roi, dites-le-moi. — Volontiers, sire; vous souviendriez-vous

de la belle demoiselle dont je vous parlais avant-hier, celle dont je vous ai dit que Lancelot l’aimait d'amour? — Je m’en souviens parfaitement, dit le roi;

vous m'avez fait entendre que vous-même l'aviez sollicitée, mais qu’elle vous avait résolument éconduit. — Sire, dit messire Gauvain, vous avez sous les yeux celle

dont nous parlons. — Sincèrement j’en suis peiné, dit le roi; j'aimerais bien savoir ce qui a causé sa mort, car je pense qu’elle est morte de chagrin. » 71. Tandis qu’ils échangeaient ces propos, le regard de messire Gauvain se porta à côté de la jeune fille, et il vit une très riche aumônière qui pendaït à sa ceinture; mais elle ne semblait pas être vide; il s’en saisit, l’ouvrit aussitôt et en tira une lettre. Il la tendit au roi, qui en commença sur-le-champ la lecture, et trouva le

message suivant:

« À tous les chevaliers de la Table Ronde la demoi-

selle d’Escalot mande son salut. « Je porte ma plainte devant vous tous; non que vous puissiez quelque jour m'en offrir réparation, mais parce que je vous reconnais pour la plus noble et la 127

plus aimable société du monde, je vous fais savoir sans détour que j'ai perdu la vie pour avoir loyalement aimé. Et si vous demandez pour l’amour de qui jai souffert une détresse mortelle, je vous réponds que je suis morte pour l’homme le plus valeureux du monde, qui est aussi le plus discourtois : je parle de Lancelot du Lac, qui est le plus discourtois que je sache, car mes prières et mes larmes n’ont jamais réussi à obtenir qu'il ait pitié de moi; j’en ai eu le cœur si atteint que me voici venue à ma fin pour avoir loyalement aimé. » Tel était le message que contenait la lettre; quand le roi en eut achevé la lecture à haute voix devant messire Gauvain, il déclara : « Assurément, demoiselle, vous pouvez dire en toute justice que celui pour qui vous êtes morte est de tous les chevaliers à la fois le moins courtois et le plus vaillant, car le comportement qu’il a eu à votre égard est si détestable que le monde entier devrait l’en blâmer; certes, ma qualité de roi m'interdirait de toute façon une telle conduite, mais en aucun cas je ne vous aurais laissée mourir, dût-il m’en coûter le meilleur de mes châteaux. — Sire, dit messire Gauvain, à présent vous pouvez bien vous rendre compte que je calomniais Lancelot, en prétendant avant-hier qu’il s’attardait auprès d’une dame ou d’une demoiselle qu’il aimait d’amour; et vous aviez raison de dire qu’il ne daignerait pas abaisser son cœur à un objet si modeste. — Dites-moi donc, dit le roi, ce que nous allons faire de cette demoiselle, car je suis bien embarrassé; elle était de noble naissance, et l’une des plus belles jeunes filles du monde. Faisons-la enterrer avec tous les honneurs dans la grande église de Camaalot, et faisons graver sur sa tombe une inscription qui

témoigne de la vérité sur sa mort, afin que nos descendants en conservent la mémoire.» Messire Gauvain déclara qu’il était d'accord avec ces dispositions. 128

Pendant qu’ils regardaient la demoiselle et lisaient son message en plaignant son infortune, les barons avaient quitté la grande salle et étaient arrivés au pied de la tour pour voir ce que contenait la barque. Le roi fit aussitôt découvrir cette dernière et prendre le corps de la jeune fille afin de le porter là-haut dans la salle. Les uns et les autres s’attroupèrent pour considérer cet étonnant spectacle. Le roi se mit alors à conter à messire Yvain et à Gaheriet l’histoire de la demoiselle, comment elle avait été réduite à mourir parce que Lancelot lui avait refusé son amour; ceux-ci à leur tour le répétèrent aux autres, fort curieux de savoir ce qu’il en était; de-ci

de-là la rumeur s’en répandit, tant et si bien que la reine ne tarda pas à apprendre l’exacte vérité des faits, et messire

Gauvain

lui-même

lui confia:

« Hélas,

dame, à présent je sais bien que je vous ai menti à propos de messire Lancelot, en affirmant qu’il était épris de la demoiselle d’Escalot et qu’il s’attardait auprès d'elle. Assurément, s’il l’avait aimée avec la passion que je lui supposais, elle ne serait pas morte à cette heure et Lancelot aurait cédé à ses instances. — Seigneur, répondit-elle, on calomnie maint homme de bien, et c’est grand dommage, car ils y perdent souvent plus qu’on ne pense. »

72. Messire Gauvain s’éloigna alors de la reine; celle-ci se retrouva plus malheureuse encore qu'avant; elle se traitait de misérable, de faible, d’écervelée, et se disait à elle-même: « Malheureuse créature, comment as-tu osé penser que Lancelot avait le cœur changeant, et pouvait aimer une autre dame que toi? Pourquoi t’es-tu si grossièrement abusée? À présent tu le vois bien, tous ceux de cette cour t’ont fait défaut, t’abandonnant au milieu d’un danger si grand que tu 129

n’as d’autre issue que la mort, si tu ne trouves personne qui prenne ta défense contre Mador; tu n’as rien obtenu d’eux, et aucun ne te viendra en aide; ils savent bien que, dans cette affaire, le tort est de mon côté et le droit du côté de Mador; c’est pourquoi ils te quitteront tous et te laisseront conduire à une mort ignominieuse. Pourtant, en dépit du tort que j'ai en cela, si mon ami était ici, lui le plus loyal de tous, celui qui déjà une fois m’a sauvée de la mort, je sais bien qu’il me délivrerait de ce danger où je suis tombée. Ah! _ Dieu, pourquoi ignore-t-il en ce moment la grande détresse qui m'’étreint le cœur, et pour moi et pour lui! Ah! Dieu, il ne l’apprendra pas à temps, et il me faudra périr dans la honte. Ce sera une telle perte pour lui qu’il en mourra de douleur, dès qu’il apprendra que J'ai quitté ce monde, parce que jamais un homme n’a aimé une dame autant qu’il m’a aimée, ni avec une telle loyauté. » 73. Ainsi se désolait lamentablement la reine, tout en se blâmant et en maudissant sa conduite, du fait qu’elle aurait dû aimer et chérir entre tous celui

qu’elle avait repoussé et éloigné d’elle. De son côté le roi fit ensevelir la jeune fille dans la grande église de Camaalot et lui fit faire une tombe très belle et très riche, avec dessus une inscription qui disait : ICI REPOSE LA DEMOISELLE D’ESCALOT QUI MOURUT DE SON AMOUR POUR LANCELOT. Les lettres en étaient d’une grande richesse, toutes d’or et d’azur.

Mais

le conte cesse

maintenant de parler du roi Arthur, de la reine et de la demoiselle et retourne à Lancelot.

74. Maintenant le conte dit que Lancelot demeura assez longtemps chez l’ermite pour être à peu près guéri de la blessure que lui avait faite le veneur. Un 130

jour, au début de la matinée, il monta à cheval avec lintention d’aller flâner dans la forêt. Il quitta l’ermitage et emprunta un petit sentier. À peine s’était-il mis en route qu’il trouva une très belle source au pied de deux arbres; près de la source un chevalier reposait, entièrement désarmé; il avait déposé ses armes à côté de lui et attaché son cheval à un arbre. Quand Lancelot vit le chevalier endormi, il se dit qu’il ne le réveillerait pas et le laisserait reposer; une fois réveillé, il pourrait alors lui parler et lui demander qui il était. Il mit donc pied à terre, attacha son cheval assez près du premier et s’étendit sur l’autre bord de la source. Le chevalier ne tarda guère à s’éveiller, à cause du bruit que faisaient les deux chevaux se battant entre eux. Voyant Lancelot en face de lui, il fut tout surpris et se demanda quel hasard l’avait conduit là. Se redressant

tous deux, ils échangèrent leurs saluts, et s’informèrent mutuellement l’un de l’autre. Lancelot, peu soucieux de se découvrir quand il vit que l’autre ne le connaissait pas, lui répondit qu’il était un chevalier du royaume de Gaunes. « Et moi, dit l'inconnu, je suis du

royaume de Logres. — Et d’où lot. — Je viens de Camaalot, où en nombreuse compagnie. Mais là plus de gens tristes que de aventure

survenue

venez-vous? dit Lancej'ai laissé le roi Arthur je vous assure qu’il y a joyeux, à cause d’une

tout récemment,

à la reine elle-

même. — À madame la reine? s’exclama Lancelot. Au nom du ciel, dites-moi ce qui est arrivé, j'ai hâte de le savoir. — Bien volontiers, dit le chevalier. Il y a peu de temps la reine mangeait dans son appartement en compagnie de beaucoup de dames et de chevaliers; et moi-même j'étais assis ce jour-là à sa table. Après le premier service, un jeune homme entra dans la pièce et présenta des fruits à la reine; elle en offrit à un chevalier, qui mourut dès qu’il en eut porté un à la bouche. 131

La rumeur s’en répandit partout et tous accoururent pour voir ce prodige. Quand ils virent le chevalier mort, nombreux furent ceux qui jetèrent le blâme sur la reine. Puis on mit le chevalier en terre et on cessa d’en parler, sans inquiéter autrement celle-ci. «La semaine suivante, il arriva que Mador de la Porte, le frère du défunt, vint à la cour; quand il eut vu

la tombe de son frère et qu’il sut sans doute possible que c’était la reine qui l’avait fait mourir, il se présenta devant le roi et accusa la reine de trahison. Celle-ci regarda tout autour d’elle pour savoir s’il y aurait là un chevalier qui s’avancerait pour la défendre; mais aucun n’eut la hardiesse de s’engager pour elle. Le roi _a donné à la reine un délai de quarante jours, étant entendu que si le quarantième jour elle ne trouvait aucun chevalier qui se fasse son champion contre Mador, elle serait définitivement perdue. C’est ce qui accable le plus les gens de la cour, car à l’évidence elle ne trouvera pas de chevalier qui veuille se battre pour elle. — Dites-moi donc, seigneur chevalier, dit Lancelot, au moment où on portait cette accusation contre madame la reine, y avait-il là quelqu'un des chevaliers de la Table Ronde? — Oui, ils étaient nombreux; les

neveux du roi y étaient tous les cinq, messire Gauvain et Gaheriet et les autres frères; il y avait aussi messire Yvain, le fils du roi Urien, et Sagremor l’Emporté, et

beaucoup d’autres bons chevaliers. — Comment se fait-il donc qu’ils aient toléré que la reine fût exposée à la honte en leur présence, et qu'aucun d’eux n’ait pris sa défense? — Par ma foi, dit le chevalier, il n’y en eut pas un pour se contraindre à le faire, et à juste titre, car ils ne voulaient pas pour elle commettre une déloyauté, sachant sans doute possible qu’elle avait tué le chevalier; ils auraient été déloyaux, il me semble,

s'ils s'étaient

132

engagés

sciemment

pour

une

cause

injuste. — Et pensez-vous, dit Lancelot, que chance que ce Mador vienne à la affaire? — Absolument, dit le chevalier, reviendra au quarantième jour pour Paccusation qu’il a portée; et mon avis en aura toute la honte, du fait qu’elle

qu’il y ait quelcour pour cette je suis sûr qu’il donner suite à est que la reine ne trouvera pas

de chevalier, si bon soit-il, qui ose prendre les armes

pour elle. — Je pense bien que si, riposta Lancelot; elle aurait donc mal employé les bienfaits qu’elle a prodigués aux chevaliers étrangers, si elle ne convainquait personne d'entreprendre cette bataille; je vous affirme qu’il en est de par le monde qui risqueraient leur vie pour elle plutôt que de ne pas la tirer de ce danger, et je vous prie de me dire quand tombera le quarantième jour.» L’autre le lui dit. « Sachez donc, poursuivit Lancelot, qu’il y a dans ce pays un chevalier qui ne manquera pas, pour sauver l’honneur du roi Arthur, d’être à la cour ce jour-là et de défendre madame la reine contre Mador. — Et moi je vous dis, rétorqua le chevalier, que celui qui courra ce risque ne pourra y gagner aucun honneur; car même s’il avait l’avantage dans cette bataille, tous n’en seraient pas moins convaincus à la cour qu’il aurait agi contre le droit, et sans loyauté. » Ils se turent sur ces mots, et attendirent là en silence

jusqu’à la fin de l’après-midi. Le chevalier vint alors à son cheval, se mit en selle, et prit congé de Lancelot en le recommandant à Dieu. Alors que le chevalier était déjà à quelque distance, Lancelot, qui regardait le chemin, vit approcher un chevalier en armes accompagné d’un écuyer; il l’examina attentivement, et reconnut en lui, sans doute possible, son frère Hector des Mares. Il en fut tout heureux et alla à pied à sa rencontre, lui criant à voix assez forte pour être aisément entendue de lui : « Hector, soyez le bienvenu! Quel hasard vous

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conduit de ce côté? » Dès qu'il l’aperçut, Hector descendit de cheval, se hâta d’enlever son heaume et lui rendit son salut, au comble du bonheur. « Seigneur, lui

dit-il, je me rendais à Camaalot pour défendre madame la reine contre Mador de la Porte qui l’a accusée de trahison. — Vous allez rester avec moi ce soir, dit Lancelot, et jusqu’à ce que je sois complètement rétabli; quand arrivera le jour fixé pour le duel, nous irons ensemble à la cour; et alors, si le chevalier qui a porté cette accusation ne trouve pas en face de lui un défenseur de ma dame, il n’en trouvera jamais! »

75. Ils se mirent tous deux d’accord sur ce plan. Aussitôt Lancelot enfourcha son cheval, imité par Hector. Ils s’en furent droit à l’ermitage où Lancelot avait longtemps séjourné. Quand l’ermite vit Hector, il lui fit fête, par amour pour Lancelot et aussi parce qu’il l’avait connu autrefois. Ce soir-là Hector fut impatient d'apprendre qui avait blessé Lancelot; celui-ci lui rapporta exactement ce qui s’était passé, et son frère en fut confondu. Ils restèrent huit jours à l’ermitage, si bien que Lancelot était parfaitement guéri de la blessure que lui avait infligée le veneur, et en meilleure santé que jamais. Il quitta alors la demeure de l’ermite et se mit à parcourir le pays avec Hector et deux écuyers seulement, de façon si discrète que l’on aurait eu du mal à le reconnaître pour Lancelot. Ils tombèrent un jour par hasard sur Boort, qui chevauchait en quête de Lancelot, essayant de savoir de quel côté le chercher. Il s’était séparé cette semaine-là de son frère Lionel et l’avait laissé chez le roi de Norgalles, qui l’avait gardé avec lui pour lui tenir compagnie. Quand ils se rencontrèrent, quelle joie se manifestèrent les deux cousins! Boort prit alors Lancelot à

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part et lui dit: « Connaissez-vous la nouvelle à cette heure, que madame la reine est ainsi accusée devant le roi? — Oui, dit-il, on me l’a dit, en effet. — Seigneur, dit Boort, sachez que j’en suis bien heureux; comme elle ne peut trouver personne pour la défendre, elle sera bien obligée de se réconcilier avec vous et d’accepter que l’un de nous se batte contre Mador. — En vérité, dit Lancelot, même

si elle devait me haïr éternelle-

ment sans jamais m’accorder son pardon, je n’admettrais pas que, moi vivant, elle fût déshonorée, car c’est la dame au monde qui m’a traité avec le plus d’honneur depuis le jour où j'ai été chevalier; aussi prendrai-je le risque de la défendre, sans toutefois la témérité que j'ai pu montrer dans d’autres combats, car je sais bien, à ce que j’ai entendu dire, que j'aurai le tort pour moi et Mador le droit. » Cette nuit-là les cousins couchèrent dans un château du nom d’Alfain. On n’était plus qu’à quatre jours du terme fixé. Lancelot dit alors à Hector et à Boort: « Vous allez vous rendre à Camaalot et resterez là jusqu’à mardi, car c’est le jour qui a été assigné à ma dame; entre temps informez-vous auprès d’elle si je pourrai jamais rentrer en grâce; vous me rejoindrez quand j'aurai gagné la bataille, s’il plaît à NotreSeigneur que l’honneur m’en revienne, et vous me direz alors dans quelles dispositions vous l’avez trouvée. » Ils déclarèrent qu’ils le feraient avec plaisir. Le lendemain matin ils se séparèrent de Lancelot, qui leur défendit expressément de révéler à quiconque qu’il dût venir à la cour. « Maïs pour que vous me reconnaissiez quand j'y serai arrivé, je vous annonce que je porterai des armes blanches et un écu rayé d’une seule bande; vous pourrez savoir par là que c’est moi, et je resterai dissimulé aux autres.» Les deux cousins quittèrent alors Lancelot, qui demeura dans le château en compa-

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gnie d’un seul écuyer. Il se fit préparer des armes aux couleurs qu’il avait dites. Mais le conte cesse maintenant de parler de lui et retourne à son cousin Boort. 76. Dans cette partie le conte dit que lorsque les deux cousins eurent quitté Lancelot, ils se mirent en route et parvinrent à Camaalot vers le milieu de l’après-midi. Cela leur fut aisé car la distance d’Alfain jusqu’à Camaalot n’était que de quatre lieues anglaises. Quand ils furent descendus de cheval et qu’on leur eut ôté leurs armes, le roi alla au-devant d’eux pour les accueillir, car ils étaient les deux chevaliers du monde qu’il estimait le plus. Messire Gauvain fit de même, ainsi que les plus nobles de ceux qui étaient là. Ils les reçurent avec tout l’honneur que méritaient de tels chevaliers. Mais quand la reine entendit dire qu'ils étaient arrivés, leur venue lui procura la plus grande joie qu’elle eût jamais eue, et elle confia à une jeune fille de sa suite : « Demoiselle, dès lors que ces deux-là sont parmi nous, je suis bien sûre de ne pas aller à la mort abandonnée de tous; ils sont si valeureux qu’ils risqueront leur corps et leur âme plutôt que de me laisser mettre à mort en un lieu où ils seraient. Béni soit Dieu qui les a amenés en un tel moment; autrement, c'était mon malheur assuré. » 77. Tandis qu’elle prononçait ces paroles, Boort survint, dans sa grande impatience à avoir un entretien avec elle; dès qu’elle le vit s’approcher, elle se leva à sa rencontre et lui souhaita la bienvenue. Il lui dit en retour: «Que Dieu vous donne la joie! — Certes, ditelle, elle ne peut me faire défaut, puisque vous êtes là. Pourtant je croyais bien que la joie m'avait totalement désertée; mais à présent je suis sûre de la recouvrer bientôt grâce à Dieu et à vous. » Il répondit, comme

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s’il ignorait à quoi elle faisait allusion : « Dame, comment se fait-il que vous avez perdu la joie, à moins de la recouvrer par Dieu et par moi? - Comment, seigneur, ne savez-vous pas ce qui m'est arrivé depuis que nous ne nous sommes vus? » Il assura que non. « Non? dit-elle; alors je vais vous le dire sans en mentir d’un mot.» Aussitôt elle lui conta ce qui s’était passé, sans rien en omettre. « À présent Mador m’accuse de trahison, mais il

n’y a ici aucun

chevalier assez vaillant pour oser

prendre ma défense contre lui. — Certes, dame, dit Boort, ce n’est pas étonnant si les chevaliers vous font défaut; vous avez manqué vous-même au meilleur chevalier du monde, et ce ne sera que juste, à mon sens, si cela tourne mal pour vous, car vous avez

réduit à mourir le meilleur chevalier que l'on connaisse. C’est pourquoi je me réjouis fort actuellement, plus que je ne l’ai fait depuis longtemps pour quoi que ce soit dont j'aie pu être témoin; car maintenant enfin vous saurez reconnaître ce qu’une femme perd en perdant un être de grand mérite; s’il se trouvait ici en ce moment, il ne manquerait pour rien au monde de livrer cette bataille contre Mador, même convaincu d’avoir le tort pour lui. Mais Dieu merci, vous en êtes venue au point où vous ne trouverez personne qui s’en mêle pour l’amour de vous, ce qui peut bien vous exposer, je le crains, à la pire des ignominies. — Boort, dit la reine, peu m'importe que les autres me

refusent leur secours;

vous

du moins

ne

m’abandonnerez pas, j'en suis sûre. — Dame, dit-il, que Dieu me maudisse si vous obtenez jamais secours de moi; puisque vous m'avez ravi celui que j'aimais par-dessus tous les hommes, je n’ai pas à vous aider, mais à vous nuire de toutes mes forces. —- Comment, dit la reine, je vous l’ai donc ravi? — Oui, dit-il, en ce

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sens que j'ignore ce qu’il est devenu et depuis que je lui ai donné ces nouvelles de vous je ne sais où il est allé, pas plus que s’il était mort. » 78. Alors la reine perdit contenance et se mit à pleurer amèrement, dans l’angoisse de ne savoir ce qu’elle allait devenir; quand elle parla, ce fut à voix si haute que Boort put l’entendre clairement: « Ah! Dieu, pourquoi ai-je jamais vu le jour, quand il me faut finir si misérablement ma vie?» Boort alors quitta la chambre, bien vengé de la reine en paroles. Quand il fut sorti, et qu’elle comprit qu’elle ne trouverait de réconfort en personne, elle manifesta une douleur aussi vive que si elle avait eu sous les yeux, mort, l’être qu’elle aimait le plus, disant à voix basse : « Cher et tendre ami, à présent j'ai la certitude que les parents du roi Ban ne m’aimaient que par amour pour vous : ils m'ont abandonnée parce qu’ils pensent que vous-même m'avez abandonnée; à présent je peux bien dire que dans le besoin où je suis, je manquerai de défenseur à cause de vous. » 79. La reine se lamentait fort et pleurait nuit et jour, et sa douleur, loin de s’apaiser, ne cessait de

croître. Le roi en était bien malheureux, car il ne pouvait trouver de chevalier qui se fît son champion contre Mador; chacun déclarait ne pas vouloir s’en mêler, sachant pertinemment que Mador avait le droit pour lui. Le roi en parla lui-même à messire Gauvain : « Cher neveu, lui dit-il, je vous prie au nom de Dieu et pour l’amour de moi d’entreprendre cette bataille contre Mador pour défendre la reine de l’accusation qui pèse sur elle. — Sire, répondit Gauvain, je suis tout prêt à faire ce que vous me demandez, à condition que vous m’assuriez sur votre parole

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de roi que vous me donnez là un conseil loyal, comme en mérite un loyal chevalier. Nous savons bien en effet que la reine a commis le meurtre dont elle est accusée; j'en ai été témoin, et beaucoup d’autres avec moi. Voyez donc si je peux prendre son parti en toute loyauté; si je peux le faire, je suis prêt à me battre pour elle; si je ne le peux pas, alors je vous dis que, serait-elle ma mère, je ne le ferais pas, car il n’est pas encore né, celui pour qui j'accepterais de manquer à la loyauté. » Le roi ne put rien obtenir d’autre de messire Gauvain ni d’aucun des chevaliers présents, car ils étaient inébranlables dans leur refus de se parjurer, pour le roi ni pour personne. Le roi en fut grandement troublé et abattu. La veille du jour où devait avoir lieu le duel, vous auriez pu voir dans la grande salle de Camaalot la haute noblesse du royaume de Logres au complet, rassemblée là pour voir comment la reine se tirerait de sa bataille judiciaire. Ce soir-là le roi dit avec douleur à cette dernière : « Vraiment, dame, je ne sais quelles dispositions prendre à votre sujet; tous les bons chevaliers de ma cour m'ont fait défaut; autant dire que demain vous serez condamnée à une mort infamante. Je préférerais avoir perdu toute ma terre plutôt de voir se produire un tel malheur de mon vivant, car je n’ai jamais aimé une créature en ce monde autant que je vous ai aimée et que je vous aime encore.» En entendant ces mots, la reine se mit à pleurer à chaudes larmes, et le roi également; après un long moment durant lequel ils donnèrent libre cours à leur chagrin, le roi dit à la reine: « Avez-vous jamais demandé à Boort ou à Hector d’entreprendre pour vous cette bataille? — Certes non, dit la reine; je ne pense pas qu’ils seraient prêts à se dévouer à ce point pour moi, vu qu'ils sont étrangers à ce pays et que

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vous n'êtes suzerain d'aucune de leurs terres. — Je vous conseille néanmoins, dit le roi, de les solliciter l’un et l’autre; quand ces deux-là vous auront refusé, je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus, ni quelle autre solution proposer.» Elle déclara qu’elle leur en ferait donc la demande pour savoir ce qu’elle pourrait en obtenir. 80. Le roi alors sortit de la pièce, affligé au-delà de toute expression. De son côté la reine fit dire aussitôt à Boort et à Hector de venir lui parler; ils accoururent. Dès qu’elle les vit approcher, elle se laissa tomber à leurs pieds et leur dit au milieu de ses pleurs : « Ah! nobles chevaliers, renommés pour votre bravoure et pour la noblesse de votre lignage, s’il est vrai que vous avez aimé celui qu’on appelle Lancelot, portez-moi secours et assistance en cette épreuve, non pour l'amour de moi, mais pour l’amour de lui. Si vous refusez, sachez qu'avant demain soir je connaîtrai la honte et l’infamie, car pour finir tous les chevaliers de la cour m'ont fait défaut dans le besoin que j'ai d’eux. » Quand Boort vit la reine si malheureuse et angoissée, il fut ému de pitié; il la releva et lui dit en pleurant: « Dame, ne vous tourmentez donc pas à ce point; si demain, au début de la matinée, il ne vous arrive pas un secours meilleur que le mien, je suis résolu à me battre pour vous contre Mador. - Meilleur? s’exclama la reine, d’où pourrait-il me venir? — Dame, dit Boort, cela je ne vous le dirai pas; mais pour ce que je vous ai dit je vous tiendrai parole.» Ces propos de Boort comblèrent la reine de joie, car elle pensa immédiatement que celui dont il parlait, qui devait venir à son secours, était Lancelot. Boort se sépara d’elle aussitôt, suivi d'Hector, et ils se rendirent dans une vaste chambre du château où ils avaient coutume de dormir quand ils venaient à la cour.

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81. Le lendemain, à la première heure, la grande salle était emplie de barons et de chevaliers qui tous attendaient la venue de Mador; certains parmi eux étaient très inquiets pour la reine, pensant qu’elle ne trouverait personne pour la défendre. Peu de temps après, Mador était à la cour, accompagné d’un grand nombre de chevaliers qui étaient tous ses parents. Il mit pied à terre et monta dans la salle, vêtu de l’ensemble ses armes à l’exception de son heaume, de son écu et de sa lance. Il était étonnamment grand, et d’une telle force que l’on ne connaissait guère à la cour du roi Arthur de chevalier plus robuste que lui. Quand il parvint devant le roi, il se présenta pour obtenir son duel, comme il l’avait déjà fait une fois. Le roi lui répondit en ces termes : « Mador, la plainte concernant la reine doit être réglée de telle sorte que, si en ce jour elle ne trouve pas de défenseur, on fera d’elle ce que décidera la cour. Restez donc ici jusqu’à la fin de laprès-midi; si d'ici là personne ne s'offre à livrer ce combat, vous êtes, vous, libéré de toute obligation et elle, est inculpée.» Mador déclara qu'il attendrait donc; il s’assit alors au milieu de la salle, et tous les chevaliers de sa famille prirent place autour de lui. L’assistance était si exceptionnellement nombreuse que cela tenait du prodige, mais tous se tenaient si tranquilles que vous n’auriez pu y percevoir le moindre bruit. Ils maintinrent cette attitude jusque bien après le lever du jour. 82. Au début de la matinée, il arriva que Lancelot entra dans la place armé de pied en cap, sans rien qui manquât à son équipement de chevalier. En revanche il venait seul, sans escorte de compagnon ni d'homme d’armes, portant une armure blanche, avec un écu rayé en diagonale d’une bande de sinople. Parvenu dans la

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cour, il mit pied à terre et attacha son cheval à un orme à proximité, et il y suspendit son écu. Cela fait, il

monta dans la grande salle en gardant son heaume, et il s’avança ainsi devant le roi et les barons sans être reconnu d’aucun de ceux qui étaient là, en-dehors d’Hector et de Boort. Quand il fut près du roi, il prit la parole d’une voix assez forte pour être perçue de toute l'assistance. « Sire, lui dit-il, je suis venu à la cour à cause d’une étrange histoire que j’ai entendu conter dans ce pays. Je me suis laissé dire en effet qu’en ce jour doit venir un chevalier qui accuse madame la reine de trahison; si la chose est vraie, jamais je n’ai entendu parler d’un chevalier aussi insensé. Car, gens du pays ou étrangers, nous savons bien tous que dans le monde entier il n’est pas une seule dame de sa valeur; c’est pour cette valeur que je salue en elle que je suis venu, paré pour la défendre s’il y avait ici un chevalier qui l’accusât de trahison. » 83. À ces mots, Mador se leva d’un bond: «Sire chevalier, dit-il, me voici prêt à prouver qu’elle a tué mon frère par déloyauté et trahison. — Et me voici prêt, dit Lancelot, à soutenir qu’elle n’a jamais voulu commettre déloyauté ni trahison. » L’autre ne prit pas garde aux termes de cette dénégation; il tendit son gage au roi, et Lancelot le sien. Le roi les reçut l’un et l’autre. Messire Gauvain dit alors au roi : « À présent je croirais volontiers que Mador est engagé dans une mauvaise querelle; quelle que soit la manière dont son frère est mort, je jurerais sur les reliques, à la lumière de ce que j’en sais, que jamais la reine n’a prémédité en cette affaire une déloyauté ou une trahison. Les choses pourraient bientôt tourner mal pour lui, si son adversaire avait quelque bravoure. — Certes, dit le roi, je ne sais qui est ce chevalier, mais je crois qu’il aura l’honneur de ce combat, et je le voudrais bien. »

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Fe ROC Di dr ' 1

84. La salle commença alors à se vider de ses gens. Grands et petits en descendirent pour gagner les prés en dehors de la ville, dans un très bel endroit où se livraient d'ordinaire les duels. Quant à messire Gauvain, il prit la lance du chevalier inconnu et déclara qu’il la lui porterait jusque sur le terrain, et Boort s’empara de son écu. Cela étant, Lancelot se mit promptement en selle et se dirigea vers le lieu du combat. De son côté le roi fit venir la reine : « Dame, lui dit-il, voici un chevalier qui risque sa vie pour vous; sachez-le : s’il est vaincu dans ce duel, vous serez perdue et lui, en mauvaise posture. — Sire, dit-elle, puisse Dieu se tenir du côté du droit, aussi vrai que j'ai commis cet acte sans déloyauté ni trahison. » Aussitôt la reine prit son champion par la bride de son cheval et le mena sur le terrain en lui disant: « Bien cher seigneur, avancez, de par Dieu; que Notre-Seigneur en ce jour vous vienne en aide. » Les deux chevaliers prirent alors du champ, puis ils lancèrent leurs destriers et se précipitèrent l’un sur autre de toute la vitesse qu’ils purent obtenir de leurs montures; ils se heurtèrent avec une telle violence qu’écus ni hauberts ne purent les empêcher de se faire de larges et profondes blessures. Mador vola à terre et fut tout meurtri de sa chute, car il était grand et lourd; mais il ne tarda pas à se relever, pas très rassuré pourtant, car l’assaut lui avait révélé la force et la résistance de son adversaire. Quand Lancelot le vit à pied, il pensa qu’on le blâmerait s’il poursuivait le combat à cheval; il mit donc aussi pied à terre et laissa aller son cheval à sa guise; puis il tira l’épée, plaça l’écu sur sa tête, et alla attaquer Mador là où il le trouva; il lui asséna sur le heaume des coups si terribles que l’autre en fut comme égaré; il se défendit pourtant de son mieux, et fit à son tour pleuvoir les coups sur Lancelot.

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Mais cet effort fut inutile: avant qu’on eût passé l'heure de midi, Lancelot l’avait tellement malmené qu’il lui avait fait jaillir le sang en plus de dix endroits. Il l'avait tant harcelé et épuisé qu’il était clair pour tous les spectateurs que Mador avait le dessous et que l’heure de sa mort avait sonné, si son adversaire le décidait ainsi. Tous célébraient le chevalier inconnu, car de longtemps ils n’avaient vu, à ce qu’il leur semblait, un combattant de cette valeur. Lancelot, qui connaissait bien Mador et ne souhaitait pas le voir mourir, parce qu’il leur était arrivé d’être compagnons d’armes, se rendit compte qu’il l’avait conduit au point où il pouvait le tuer, s’il le voulait. Il en eut pitié et lui dit : « Mador, tu es vaincu et déshonoré si je le veux; tu vois bien que tu es perdu, si le combat se prolonge; je te conseillerais donc d’abandonner ta plainte, avant qu’il t’en arrive malheur. De mon côté, j'interviendrai en ta faveur, de sorte que madame la reine te pardonnera de lui avoir imputé ce crime, et que le roi t’en tiendra entièrement quitte. » 85. Quand Mador comprit que son vainqueur lui proposait ainsi généreusement la vie sauve, il sut aussitôt qu’il avait affaire à Lancelot. Tombant à genoux devant lui, il prit son épée et la lui tendit : « Seigneur, lui dit-il, voici mon épée, je me mets entièrement à votre merci; sachez que je n’en ressens aucune honte, car il est clair que je ne pourrais pas me comparer à un adversaire de votre valeur; vous en avez donné maintes preuves ici et ailleurs. » Il s’adressa alors au roi: « Sire, vous m’avez bien

abusé en m’opposant messire Lancelot. » En apprenant que c'était Lancelot, le roi n’attendit pas qu’il soit sorti du lieu du combat; il se leva précipitamment et, cou-

rant à lui, il l’'embrassa par-dessus son armure. Messire

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Gauvain s’avança à son tour et lui délaça son heaume. Quelle ne fut pas l’allégresse alors autour de lui! Il est impossible que vous en entendiez jamais évoquer de plus grande. La reine fut proclamée quitte de l’accusation que Mador avait portée contre elle. Quant à sa

colère envers Lancelot, elle se jugera stupide et folle de l’avoir éprouvée. Le Flagrant délit et la Reine sauvée du bûcher ($ fin 85-106) Un jour que la reine se trouvait seule avec Lancelot, ils se mirent à parler de choses et d’autres, et la reine en arriva à dire : « Seigneur, je vous soupçonnais à tort à propos de la demoiselle d’Escalot, car je suis bien sûre que si vous l’aviez aimée aussi passionnément que certains me le faisaient entendre, elle ne serait pas morte à l’heure qu’il est. - Comment, dame, dit Lancelot, cette demoiselle est donc morte? — Oui, certes, dit

la reine, elle repose ici, dans l’église Saint-Etienne. — Par Dieu, c’est bien regrettable, car elle était d’une grande beauté; j’en suis sincèrement attristé. » Ainsi s’entretinrent-ils de ce sujet et de bien d’autres, et si Lancelot avait aimé la reine auparavant, il l’aima à ce moment plus que jamais et elle pareillement; ils se comportèrent avec tant d’imprudence que la plupart des gens de la cour s’en aperçurent; messire Gauvain lui-même n’eut aucun doute à ce sujet, non plus que ses quatre frères. Il arriva un jour qu’ils étaient tous les cinq dans la grande salle à parler avec âpreté de cette affaire; Agravain était de loin le plus enragé. Tandis qu'ils discutaient ainsi, le roi sortit par hasard de la chambre de la reine; dès qu'il le vit, messire Gauvain prévint ses

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frères: «Silence, voici messire le roi.» Agravain répondit que ce n’était pas la présence du roi qui le ferait taire. Le roi surprit ces paroles et il dit à Agravain : « Cher neveu, dites-moi de quoi vous parlez avec tant d’animation. — Ah! dit messire Gauvain, au nom de Dieu, laissez cela; Agravain est plus excité qu’il ne devrait; ne cherchez pas à en savoir la raison, car il ne

pourrait vous en venir aucun bien, à vous ni à quiconque. — Au nom de Dieu, dit le roi, je veux le savoir. — Oh! sire, dit Gaheriet, il n’en est pas question; Agravain ne dit que des choses fausses et les plus déloyales du monde; c’est pourquoi je vous conseillerais, comme à mon suzerain, de ne pas chercher à en savoir davantage. — Par ma tête, dit le roi, je n’en ferai rien; je vous somme

au contraire immédiatement,

sur le serment

que vous m'avez prêté, de me dire à propos de quoi vous vous querelliez à l’instant. — Vous êtes étonnant, dit messire Gauvain, avec votre acharnement à savoir; certes, dussiez-vous vous emporter contre moi et me jeter sans aucune ressource hors de votre terre, je ne vous le dirais pas; car si vous y accordiez crédit, encore que ce soit le pire mensonge au monde, il pourrait s’ensuivre un malheur plus grand que n’en a jamais connu votre époque. » Ces propos portèrent à leur comble la stupeur du roi; il déclara qu’il saurait de quoi il s’agissait, ou il les ferait tous périr. « Par ma foi, dit messire Gauvain, s’il

plaît à Dieu, jamais vous ne l’apprendrez par moi, car je n’y gagnerais pour finir que votre haine; et il n’y aurait personne, ni moi ni un autre, qui n’aurait à s’en repentir. » Il quitta aussitôt la salle, et Gaheriet le suivit; le roi les rappela à plusieurs reprises, mais ils s’en furent sans vouloir revenir sur leurs pas, profondément affligés, se disant l’un à l’autre qu'ils avaient eu bien tort d’aborder ce sujet : si le roi apprenait la chose et

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se brouillait avec Lancelot, la cour irait à sa honte et à sa destruction, car Lancelot pourrait compter sur

l’appui de toute la Gaule et de beaucoup d’autres pays. 86. Ainsi s’en allèrent les deux frères, si ennuyés qu’ils ne savaient à quoi se résoudre. Le roi, resté avec ses autres neveux, les conduisit dans une chambre à

proximité d’un jardin; quand ils y furent entrés, il referma la porte sur eux et les conjura, au nom de la foi qu’ils lui devaient, de lui dire ce qu’il leur demandait. Il s’adressa d’abord à Agravain; celui-ci assura qu'il ne le lui dirait pas: qu’il interrogeât les autres! Les autres déclarèrent qu’ils garderaient absolument le silence. « Puisque vous ne voulez pas parler, dit le roi, ou vous me tuez ou je vous tue. » Il courut aussitôt à une épée déposée sur un lit, la tira de son fourreau et, s’avançant sur Agravain, il lui affirma qu’il allait vraiment le tuer, s’il ne lui disait ce qu’il avait un tel désir de savoir; il brandissait déjà l’épée pour le frapper sur la tête. Quand l’autre le vit si en colère, il lui cria: « Ah! sire, ne me tuez pas! Je vais parler! Je disais à mon frère messire Gauvain et à Gaheriet et à mes autres frères ici présents, qu’ils étaient déloyaux et traîtres d’avoir supporté si longtemps la honte et le déshonneur que vous inflige Lancelot du Lac. - Comment, dit le roi, Lancelot me fait donc honte”? A propos de quoi? Dites-le moi, car je ne l’aurais jamais soup-

çonné de telles intentions; je l’ai toujours traité avec tant d’honneur et d’affection qu’en aucune manière il ne devrait me faire honte. — Sire, dit Agravain, il est d’une telle loyauté envers vous qu’il vous déshonore avec votre femme la reine, et qu’il l’a connue charnellement. » Quand le roi entendit ces paroles, il changea de couleur et pâlit, puis murmura: « C’est inimaginable. » Il entra alors dans une méditation qui le laissa 147

longtemps silencieux. « Sire, dit Mordret, nous vous l'avons dissimulé autant que nous l’avons pu; mais à présent il faut que la vérité soit sue et que nous vous la fassions connaître; tout le temps que nous vous l'avons cachée, nous avons été envers vous parjures et déloyaux; nous faisons donc notre devoir, et vous disons qu’il en est vraiment ainsi; réfléchissez donc à la manière de venger cette honte. » Cette révélation rendit le roi soucieux et triste, et

dans un tel embarras qu’il ne savait quelle conduite tenir. Quand il parla néanmoins ce fut pour dire: «Si jamais vous avez eu de l'affection pour moi, faites en sorte de les prendre sur le fait; et si je n’en tire pas la vengeance que l’on doit tirer d’un traître, je renonce désormais à porter la couronne. — Sire, dit Guerrehet, alors aidez-nous de vos conseils, car c’est une entreprise redoutable de traquer un homme de la valeur de Lancelot; il est fort et hardi, et sa famille

extrêmement puissante; si Lancelot est tué, vous savez bien ce qu’il en résultera: la parenté du roi Ban

entamera

contre

vous

une

guerre

si dure

et

effrayante que même les plus puissants barons de votre royaume auront fort à faire pour y résister. Vous-même, si Dieu n'intervient pas, vous pourrez y trouver la mort, du fait qu’ils seront plus ardents à

venger Lancelot qu’à préserver leur propre vie. — Pour ce qui est de moi, ne vous faites pas de souci, dit le roi; faites plutôt ce que je vous dis: qu’ils soient surpris ensemble, si vous le pouvez; je vous le demande en vertu du serment que vous m’avez prêté quand vous êtes devenus compagnons de la Table Ronde. » Ils lui promirent qu’ils le feraient, puisque cela lui tenait tellement à cœur, et ils y engagèrent tous trois leur parole. Puis ils quittèrent la chambre et regagnèrent la grande salle.

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87. Ce jour-là le roi fut plus préoccupé que de coutume; on voyait bien qu'il était irrité. Au milieu de Paprès-midi messire Gauvain arriva, accompagné de Gaheriet. Dès qu’ils virent le roi, ils reconnurent à son air que les autres lui avaient parlé de Lancelot. Pour cette raison ils évitèrent de se diriger vers lui mais allèrent vers les fenêtres de la grande salle. Celle-ci était silencieuse et morne; il n’y avait là personne qui osât élever la voix à cause de la mauvaise humeur évidente du roi. Sur ces entrefaites survint un chevalier, armé de pied en cap, qui dit au roi : « Sire, je peux vous dire ce qu’il en est du tournoi de Karahés : ceux du royaume de Sorelois et de la Terre Gaste ont tout perdu. — Y avait-il, dit le roi, quelque chevalier de chez nous? — Oui, sire; Lancelot s’y trouvait; on lui a accordé le prix dans les deux camps. » Le roi baissa la tête à ces nouvelles et s’absorba dans ses pensées; au bout d’un certain temps, il se leva en émettant cette plainte, à voix assez haute pour être entendue d’un grand nombre: « Ah! Dieu, quelle tristesse et quel dommage que la trahison se soit jamais logée dans un être de cette valeur! » Le roi entra dans sa chambre et s’allongea sur un lit, tout pensif ; il savait parfaitement que si Lancelot était pris dans cette histoire et qu’il vînt à mourir, jamais ce pays n’aurait connu d’aussi grande tourmente par la mort d’un seul chevalier. Pourtant il aimait mieux mourir plutôt que sa honte ne fût vengée sous ses yeux. Il fit alors mander ses trois neveux. Quand ils furent là, il leur dit : « Seigneurs, Lancelot va bientôt revenir du tournoi; indiquez-moi donc comment on pourra le surprendre dans cette affaire que vous m’avez découverte. — Par ma foi, dit Guerrehet, je ne sais. - Au nom de Dieu, dit Agravain, je vais vous le dire: faites

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savoir à tous vos hommes d’armes que demain matin vous irez chasser en forêt, et demandez à l’ensemble de vos chevaliers, sauf à Lancelot, de vous accompagner, il restera très volontiers, avec le résultat, j’en suis

sûr, que dès que vous serez allé dans le bois, il viendra rejoindre la reine dans son lit. De notre côté nous ne bougerons pas, pour vous faire connaître la vérité. Nous nous tiendrons cachés ici dans une chambre, de sorte que nous nous saisirons de lui et le garderons jusqu’à votre retour. » Le roi approuva sans réserve ces dispositions. « Mais veillez, dit-il, à ce que personne ne soit au courant avant que l’opération n’ait réussi selon votre plan. » Au cours de ce conciliabule survint messire Gauvain. Quand il les vit parler avec tant d’animation, il dit au roi : « Sire, Dieu veuille qu’il ne vous arrive que du bien de cet entretien, car j'en attends du mal pour vous plus que pour tout autre. Agravain, mon frère, je vous prie de ne pas vous lancer dans une entreprise que vous ne puissiez mener à bonne fin, et ne dites rien de Lancelot dont vous ne soyez parfaitement sûr, car il est le meilleur chevalier que vous ayez jamais vu. — Gauvain, dit le roi, partez d'ici; vous êtes l’homme à qui je ne ferai plus jamais confiance; vous vous êtes comporté envers moi d’une manière détestable, alors que, connaissant ma honte, vous la tolériez sans m’en avertir. — Si trahison il y a eu, repartit messire Gauvain, elle ne vous a en tout cas jamais nui. » Là-dessus il sortit de la chambre et aperçut Gaheriet : « Agravain a fini par raconter au roi ce que nous n’osions lui dire, lui dit-il; soyez sûr que cela lui portera malheur. — Qu'il en assume donc la responsabilité, dit Gaheriet ; je ne m'en mêlerai pour rien au monde; jamais un être de la valeur de Lancelot ne sera accusé par moi de cette vilenie. Laissons donc Agravain accomplir ce qu’il a

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entrepris, s’il en tire avantage, tant mieux pour lui; s’il lui arrive malheur, il ne pourra pas dire que c’est de notre fait. » 88. Ils quittèrent alors les lieux et se rendirent Gaheriet. En descendant vers le bourg, ils contrèrent Lancelot et ses compagnons. D’aussi qu’ils se virent, ils se firent mutuellement fête. «

chez renloin Messire Lancelot, dit Gaheriet, je vous demande de m’accorder un don. » L’autre le lui accorda très volontiers, pourvu qu'il s’agît d’une chose qui fût en son pouvoir. « Mille mercis, dit Gaheriet. Voilà donc ce que je veux: que vous logiez aujourd’hui chez moi, vous et les vôtres. Sachez que j’agis ainsi dans votre intérêt, non pour vous créer des ennuis.» Quand il entendit ce qui lui était demandé, Lancelot y consentit avec plaisir et, faisant demi-tour, ils descendirent dans l'état où ils étaient au logis de Gaheriet. Aussitôt écuyers et serviteurs accoururent pour désarmer Lancelot ainsi que ceux qui revenaient du tournoi. Au moment du souper, ils allèrent à la cour tous ensemble, car ils aimaïient beaucoup Lancelot. Celui-ci fut tout surpris, quand il fut arrivé là, de ce que le roi, qui lui réservait d’ordinaire un accueil si chaleureux, cette fois ne lui adressa pas la parole, mais détourna la tête dès qu’il le vit approcher. Il ne s’aperçut pas que le roi était en colère contre lui, car il n’imaginait pas qu’il eût appris des nouvelles du genre de celles qui lui avaient été rapportées. Il prit place alors parmi les chevaliers et commença à plaisanter — non pourtant, voyant le roi préoccupé, autant que d’habitude. Après souper, quand on eut enlevé les nappes, le roi invita ses chevaliers à aller, le lendemain matin, chasser dans la forêt de Camaalot. Lancelot s’empressa de dire au roi : « Sire, je serai des vôtres dans cette expé-

À

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dition. — Cher seigneur, répondit le roi, vous pouvez bien ne pas vous déranger pour cette fois; j'ai tant d’autres chevaliers que je me passerais aisément de votre compagnie. » Lancelot comprit alors que c’était à lui qu’en avait le roi, mais sans parvenir à en saisir la raison; cela le tracassait fort.

89. Le soir, quand il fut temps de se coucher, Lancelot quitta la cour avec une importante compagnie de chevaliers. Arrivés chez eux, Lancelot dit à Boort: « Avez-vous vu la mine que m'a faite le roi Arthur? Je pense qu’il est furieux contre moi de quelque chose. — Seigneur, dit Boort, sachez qu’il a eu vent de vos rapports avec la reine. Prenez donc garde à ce que vous ferez, car nous voici au bord de la guerre, et elle ne prendra jamais fin. — Ah! dit Lancelot, quel est celui qui a osé l’en informer? — Seigneur, si c’est un chevalier, c’est Agravain, et si c’est une femme, c’est Morgue, la sœur du roi Arthur.» Ce soir-là les deux cousins parlèrent abondemment de cette affaire. Le lendemain, à l’aube, messire Gauvain dit à Lancelot : « Seigneur, nous allons, Gaheriet et moi, partir pour la forêt; y viendrez-vous”? — Non, dit Lancelot, je vais rester, je ne suis pas encore tout à fait en état d’aller à ma guise.» Messire Gauvain et Gaheriet se rendirent dans la forêt à la suite du roi. Dès que le roi se fut éloigné, la reine prit un messager et l’envoya à Lancelot qui était encore couché; elle lui mandaït de venir la rejoindre absolument. Quand il vit le messager, messire Lancelot s’en réjouit fort et lui dit de s’en retourner car il allait le suivre. Alors il s’habilla et s’apprêta tout en pensant à la manière dont il pourrait s’y rendre le plus discrètement possible, à l’insu de tous. Il prit conseil de Boort; celui-ci le pria instamment d’y renoncer. « Si vous y allez, il vous en arrivera

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malheur; mon cœur cette fois me le dit, qui jamais encore ne s'était alarmé pour vous.» Lancelot lui répondit qu'aucune considération ne le retiendrait de s’y rendre. « Seigneur, dit Boort, puisque vous êtes résolu à y aller, je vais vous indiquer par où vous passerez. Vous voyez ce jardin qui s’étend jusqu'à la chambre de la reine. Entrez-y. Vous trouverez là le chemin le plus tranquille et le moins fréquenté que je connaisse. Cela dit, je vous prie au nom de Dieu de ne manquer à aucun prix de prendre votre épée. » Lancelot se mit alors en route suivant les indications de Boort. Il prit le sentier du jardin qui allait jusqu’au palais du roi Arthur. Quand il s’approcha de la tour, Agravain qui avait placé ses espions partout fut informé de son arrivée, car un garçon venait de lui annoncer : « Seigneur, messire Lancelot vient par ici! » Il lui fit garder le silence et, s’en allant aussitôt à une fenêtre qui ouvrait sur le jardin, il observa Lancelot qui se dirigeait à vive allure vers la tour. Agravain, qui disposait d’une troupe nombreuse de chevaliers, les mena à la fenêtre, et leur dit en montrant Lancelot:

«Le voilà. Prenez donc garde, quand il sera dans la chambre, à ne pas le laisser vous échapper. » Ils déclarèrent qu'il n’y avait pas de risque qu'il s’échappât, car ils allaient le surprendre tout nu. De son côté Lancelot, qui ne se méfiait pas du guet-apens, vint à la porte de la chambre qui donnait sur le jardin, l’ouvrit, entra et parcourut toutes les pièces jusqu’à celle où l’attendait la reine. 90. Une fois à l’intérieur, Lancelot ferma la porte derrière lui, le sort ne voulant pas qu’il fût tué là. Il se déchaussa et se dévêtit puis s’allongea auprès de la reine. Mais il s’écoula peu de temps avant que ceux à qui se tenaient à l'affût pour s'emparer de lui

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n’arrivent à la porte de la chambre. Tous furent stupéfaits de la trouver fermée; aussitôt ils surent que

leur plan avait échoué. Ils demandèrent à Agravain comment ils allaient entrer; celui-ci leur enjoignit de briser la porte, il n’y avait pas d’autre moyen. Ils se mirent à la pousser et à l’ébranler si fort que la reine l’entendit. Elle le dit à Lancelot: « Mon tendre ami, nous sommes trahiss — Comment, dame, qu'est-ce que c’est? » Il tendit l'oreille et perçut à la porte un vacarme de gens qui voulaient la forcer, sans pouvoir y parvenir. « Ah! mon tendre ami, dit la reine, nous voilà déshonorés et perdus; à présent le roi saura ce qu’il en est de nous deux. Cette affaire a été montée contre nous par Agravain. — Sans aucun doute, dit Lancelot. Dame, ne vous inquiétez donc pas; il a cherché sa mort, car il sera le premier à y perdre la vie.» Ils sautèrent alors tous deux à bas du lit et se préparèrent du mieux qu'ils purent. « Ah! dame, dit Lancelot, avez-vous dans cette chambre un haubert ou quelque autre arme dont je puisse me protéger? — Pas la moindre, dit la reine; notre infortune va jusqu’au point où il nous faut mourir là l’un et l’autre. J’en prends Dieu à témoin, j'en suis plus accablée pour vous que pour moi, car votre mort sera une bien plus grande perte que la mienne. Pourtant, si Dieu voulait nous faire la faveur que vous échappiez d’ici sain et sauf, je sais bien qu’il n’est pas encore né, celui qui pour ce crime oserait me livrer à la mort, pour peu qu’il vous sût en vie!» Quand Lancelot entendit ces mots, il se dirigea vers la porte avec une parfaite assurance, et cria à l’adresse de ceux qui tentaient de la forcer: « Misérables et lâches chevaliers, attendez-moi, je vais ouvrir la porte et verrai qui avancera le premier!» Il tira alors son

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épée, ouvrit la porte, et les somma d’avancer. Un chevalier du nom de Tanaguin, qui haïssait mortellement Lancelot, se plaça devant les autres. Lancelot, qui tenait son épée brandie, le frappa si violemment, y employant toute sa force, qu’en dépit du heaume et de la coiffe de fer il le pourfendit jusqu’à l’épaule. En retirant l’arme, il l’abattit à terre, raide mort.

Quand les autres le virent ainsi arrangé, aucun ne demanda son reste et l’entrée demeura libre. À ce spectacle, Lancelot dit à la reine: «Dame, ce combat est fini; quand il vous plaira, je m’en irai; jamais personne qui soit ici ne m'en empêchera! » La reine exprima son désir de le savoir en sûreté, quoi qu’il dût advenir d’elle. Lancelot considéra alors le chevalier qu’il avait tué, qui était tombé à la porte vers

l’intérieur

de la chambre:

il le tira à lui et

ferma la porte; puis il lui enleva ses armes et les revêtit du mieux qu’il put. Il dit alors à la reine: «Dame, puisque je suis armé, je devrais pouvoir m'en aller désormais en toute sécurité, si telle était la volonté de Dieu. » Elle lui souhaita bonne chance,

s’il réussissait à partir. Il alla à la porte et l’ouvrit, affirmant qu’ils ne l’auraient pas encore. Il bondit alors au milieu d’eux tous, l’épée tirée, et frappa si bien le premier qu'il rencontra qu’il le jeta à terre de tout son long, incapable de se relever. À cette vue, les autres reculèrent, et même le plus hardi lui laissa le passage. Voyant qu'ils en restaient là, Lancelot passa dans le jardin et regagna son logis. Il y trouva Boort, qui craignait fort qu’il ne pût revenir librement, s’étant bien douté en effet que les gens de la famille du roi Arthur lui avaient tendu quelque piège pour s'emparer de lui. Quand il vit venir son seigneur tout armé, alors qu'il était parti sans armes, il comprit bien qu’il y avait eu un

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RS LE

combat. Il vint au-devant de lui et l’interrogea: «Sire, quel hasard vous a fait vous armer? » Lancelot lui conta comment Agravain et ses deux frères l’avaient épié afin de le surprendre avec la reine et avaient amené avec eux un grand nombre de chevaliers. « Ils m’auraient pris sans aucun doute, du fait que je ne me méfiais pas, mais je me suis vigoureusement

défendu,

et j'ai finalement

réussi,

avec

l’aide de Dieu, à leur échapper. — Ah! seigneur, dit Boort, la situation est donc pire qu'avant, car voilà découvert ce que nous avions si longtemps dissimulé. Vous allez voir la guerre commencer, et elle ne prendra jamais fin de notre vivant, car si le roi vous a aimé jusqu'ici plus que tous, il vous haïra d’autant plus, dès qu’il apprendra que vous l’outragiez au point de le déshonorer avec sa femme. Il faut donc que vous songiez aux dispositions que nous prendrons entre nous, car je suis sûr que le roi sera désormais notre ennemi mortel. Mais le sort de madame la reine, qui va être livrée à la mort à cause de vous, me préoccupe vraiment beaucoup. Je voudrais bien, si la chose était possible, que l’on y avisât, de manière qu’elle sorte saine et sauve de cette affaire. » 91. Au cours de cette discussion, Hector survint;

quand il apprit que les choses en étaient arrivées là, il en fut particulièrement affligé. « Le mieux, dit-il, me paraît être de partir d'ici et de nous rendre dans cette forêt là-bas, en faisant en sorte de ne pas tomber sur le roi, qui s’y trouve en ce moment. Quand la condamnation de la reine sera chose faite, je puis vous assurer qu’elle sera menée hors des murs pour être mise à mort; c’est alors que nous nous porterons à son secours, en dépit de ceux qui croiront l’avoir

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EG

conduite à sa fin. Dès que nous l’aurons délivrée, nous pourrons quitter ce pays et aller dans le royaume de Gaunes ou dans celui de Benoÿc. Si nous pouvions réussir à l’y mettre en sûreté, nous n’aurions rien à redouter du roi Arthur ni de toute son armée.» Lancelot et Boort se rangèrent à cet avis; ils firent aussitôt monter à cheval chevaliers et écuyers, trente-huit en tout, et, chevauchant, ils sortirent du bourg et gagnèrent la lisière de la forêt, là où ils la savaient la plus dense, pour mieux s’y dissimuler jusqu’au soir. Lancelot prit alors à part un de ses écuyers et lui dit: « Va-t-en

droit à Camaalot,

et tâche d’obtenir

des nouvelles de madame la reine et du sort qu’on lui réserve; si on l’a condamnée à mort, reviens vite nous le dire; quels que soient les difficultés ou les efforts qu’il doive nous en coûter pour la secourir, nous ne manquerions pas d'employer toutes nos forces pour l’arracher à la mort.» L’écuyer quitta alors Lancelot et partit sur son roncin le plus directement qu’il put vers Camaalot, et fit si bien qu’il arriva à la cour du roi Arthur. Mais le conte cesse maintenant de parler de lui et retourne aux trois frères de messire Gauvain, au moment où Lancelot leur échappa quand ils l’eurent trouvé dans la chambre de la reine. 92. Maintenant le conte dit que, lorsque Lancelot eut quitté la reine et eut échappé à ses agresseurs, ceux qui étaient à la porte, dès qu'ils le virent parti, pénétrèrent dans la chambre et s’emparèrent de la reine, la maltraitant et l’insultant bien au-delà de ce qu'ils auraient dû, assurant qu’à présent il y avait flagrant délit et qu’elle ne pouvait s’en tirer sans mourir. Ils l’accablèrent d’injures qu’elle écoutait

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dans un total désarroi, et pleurant si fort que félons chevaliers auraient bien dû en être saisis pitié. Vers le milieu de l’après-midi, le roi rentra de forêt. Dès qu’il eut mis pied à terre en bas dans

les de

la la cour, la nouvelle lui arriva que la reine avait été surprise avec Lancelot. Il en fut profondément affecté et demanda si Lancelot avait été arrêté. « Non, sire, dirent-ils, car il s’est défendu avec une âpreté dont aucun homme n’aurait été capable. — Puisqu’il n’est pas ici, dit le roi Arthur, nous le trouverons à son logis. Faites donc armer une grande quantité de gens et allez le saisir; quand vous l’aurez pris, venez me rejoindre; je ferai justice de lui et de la reine en même temps.» Ils ne furent alors pas moins de quarante chevaliers à aller s’armer, non de leur plein gré, mais par devoir, le roi leur en ayant donné l’ordre de sa bouche. Parvenus au logis de Lancelot, ils ne l’y trouvèrent pas; il n’y en eut pas un parmi eux qui ne s’en réjouît, car ils savaient bien que, s’il avait été là et qu’ils aient voulu s’emparer de lui par la force, ils n’auraient pas évité un terrible affrontement. Ils revinrent alors auprès du roi, et lui dirent qu’ils avaient manqué Lancelot qui était déjà parti, et avait emmené avec lui tous ses chevaliers. Quand le roi apprit cette nouvelle, il exprima son mécontentement; puisqu'il lui était ainsi impossible de se venger de Lancelot, il se vengerait de la reine de telle manière qu’on en parlerait jusqu’à la fin des temps. « Cher seigneur, dit le roi Yon, qu’avez-vous l’intention de faire? — Je veux, dit le roi, qu’elle soit durement châtiée pour le crime qu’elle a commis. Et, ajouta-t-il, je vous demande à vous d’abord, en votre qualité de roi, et aux autres barons ici présents ensuite, en invoquant le serment que vous m'avez

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1.

prêté, de décider entre vous de quelle mort elle doit mourir; car elle ne peut échapper à la mort, dussiezvous vous ranger de son côté, au point que même si vous exprimiez un avis contraire, elle mourra néanmoins. — Sire, dit le roi Yon, il n’est pas dans les coutumes de ce pays de prononcer une condamnation à mort, d'homme ou de femme, passé le milieu de lPaprès-midi; mais demain matin, si nous sommes obligés de rendre un jugement, nous le ferons. » 93. Là-dessus le roi Arthur cessa de parler, si abattu que de la soirée il ne mangea ni ne but, et il refusa absolument que la reine fût amenée devant lui. Le lendemain à la première heure, quand les barons furent rassemblés dans la grande salle, le roi dit : « Seigneurs, que doit-on faire de la reine selon le droit?» Les barons se retirèrent pour délibérer, et demandèrent à Agravain et à ses deux autres frères quelle sentence ils devaient rendre. Leur réponse fut qu’ils estimaient en toute justice qu’elle devait avoir une mort infamante, car elle s’était rendue coupable d’une extrême déloyauté en accueillant dans la couche d’un personnage aussi éminent que le roi, un autre chevalier. « Nous déclarons donc en toute justice que pour ce crime à lui seul elle avait mérité la mort.» Les uns et les autres durent se rallier à ce verdict, car ils voyaient bien que c'était ce que voulait le roi. Quand messire Gauvain se rendit compte qu’au terme de cette délibération la mort de la reine était clairement prévisible, il déclara que jamais, s’il plaisait à Dieu, il ne s’exposerait à la douleur de voir périr la dame qui entre toutes l’avait traité avec le plus d’honneur. Il s’approcha alors du roi: « Sire, lui dit-il, je vous rends tout ce que je tiens de vous, et je

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ne demeurerai plus à votre service un seul jour de ma vie, si vous tolérez cette déloyauté. » Le roi ne répondit mot à ce qu’il disait, l'esprit occupé d’autre chose; séance tenante messire Gauvain quitta la cour et s’en alla droit à son logis, manifestant le même chagrin que s’il voyait mort devant lui le monde entier. De son côté, le roi donna l’ordre à ses gens d’édifier dans la prairie de Camaalot un immense bûcher pour y placer la reine, seul châtiment possible pour une reine coupable d’infidélité, puisqu'elle avait reçu l’onction. Aussitôt une bruyante clameur s’éleva à travers la cité de Camaalot, et les gens montraient autant de douleur que si la reine avait été leur mère. Ceux qui avaient reçu l’ordre de préparer le bûcher le firent d’une taille si impressionnante qu’il était visible de partout dans la cité. Le roi demanda qu’on lui amenât la reine. Elle vint tout en pleurs, vêtue d’un ensemble de soie vermeille, tunique et manteau. Elle était si belle et si gracieuse qu’on aurait en vain cherché dans le monde entier une dame de son âge aussi séduisante. Quand il l’aperçut, le roi éprouva une si vive pitié qu’il ne put la regarder;il demanda qu’on l’ôtât de sa vue, et que l’on procédât à l’exécution du jugement rendu par la cour. Ils la conduisirent aussitôt hors de la salle et la firent descendre au long des rues. Quand la reine fut sortie de la cour et que les gens de la cité la virent venir, vous les auriez alors entendus crier de. toutes parts: « Hélas! dame généreuse et courtoise entre toutes, auprès. de qui les pauvres gens trouveront-ils jamais compassion? Ah! roi Arthur, qui as déloyalement obtenu sa mort, puisses-tu encore t'en repentir, et puissent les -traîtres qui ont tramé toute cette affaire mourir dans la honte!» Aïnsi s’exclamaient les gens de la cité, et

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ils allaient derrière la reine pleurant et poussant des cris comme s'ils avaient perdu le sens. Le roi ordonna à Agravain de prendre quarante chevaliers et d’aller garder l’endroit où le bûcher était allumé, afin de prévenir toute intervention de Lancelot, s’il y venait. « Sire, votre volonté ainsi est que jy aille? — Oui, dit le roi. — Dans ce cas commandez donc à mon frère Gaheriet de venir avec nous. » Ce que fit le roi. L’autre refusa tout net. Le roi pourtant le menaça si fort qu’il s’engagea à y aller et il s’en fut chercher ses armes, les autres firent de même. Une fois armés et hors de la cité, ils

constatèrent qu'ils étaient environ quatre-vingts. « Et maintenant, Agravain, dit Gaheriet, croyez-vous que me voici avec vous afin de me battre contre Lancelot, dans le cas où il voudrait secourir la reine? Sachez-le donc : jamais je ne me battrai contre lui et j'aimerais mieux qu’il la gardât sa vie durant plutôt qu’elle connût cette mort. »

94. Tandis qu’ils chevauchaient en discutant ainsi, Agravain et Gaheriet parvinrent à proximité du bûcher. De son côté, Lancelot, embusqué à l’entrée de la forêt avec toute sa troupe, dès qu’il vit revenir son messager, lui demanda quelles nouvelles il apportait de la cour du roi Arthur. « Mauvaises, seigneur, dit-il; madame la reine est condamnée à mort, et vous pouvez voir le bûcher que l’on prépare pour la brûler. — Seigneurs, dit-il, en selle donc! tel s’imagine la faire mourir qui en mourra avant elle. A présent que Dieu, s’il a jamais entendu la prière d’un pécheur, m’accorde de rencontrer en premier lieu Agravain, qui a manigancé cette affaire contre moi. » Ils regardèrent alors entre eux combien ils étaient de chevaliers; ils trouvèrent qu’ils étaient exactement

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trente-deux; chacun monta sur son cheval, saisissant

lance et écu, et ils filèrent dans la direction indiquée par le feu. Quand ceux qui étaient dans les prés les virent approcher, ils s’écrièrent d’une seule voix: « Voici Lancelot! Fuyez, fuyez!» Lancelot, qui fonçait en tête des autres, se dirigea vers l’endroit où il voyait Agravain; il lui cria: « Lâche! Traître! Votre fin est venue!» Lancelot alors le frappa si violemment qu'aucune armure n'aurait pu empêcher sa lance de lui traverser le corps. Il le poussa rudement, en homme débordant de courage et de force, et il le jeta à bas de son cheval, si bien que dans la chute sa lance se brisa. Boort, qui arrivait à fond de train, hurla à Guerrehet de se mettre en garde, qu’il le défiait de mort; il tourna son cheval vers lui, et lui asséna un coup tel qu’armure ou pas il lui mit son fer en pleine poitrine; il le porta à terre dans un état tel qu’il n’avait pas besoin de médecin. Aussitôt les autres saisirent leurs épées et engagèrent le combat. Mais quand Gaheriet vit ses deux frères abattus, ne demandez pas si la fureur s’empara de lui, car il pensa bien qu'ils étaient morts. Il visa alors Meliadus le Noir qui faisait de son mieux pour aider Lancelot et venger la honte faite à la reine. Il le frappa avec une telle force qu’il l’abattit en plein milieu du feu; puis, avec une grande hardiesse, il mit la main à lépée et s’en prit à un autre chevalier, qu’il jeta à terre au milieu de la place, aux pieds de Lancelot. Hector, attentif à ce qui se passait, vit agir Gaheriet. « Si celui-ci vit longtemps, se dit-il, il sera dangereux pour nous, avec une intrépidité pareille; mieux vaut que je le tue avant qu’il ne nous fasse plus de mal. » Il lâcha alors la bride à son cheval et arriva sur Gaheriet l’épée au poing; il lui porta un coup si rude

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qu’il lui fit voler le heaume de la tête. L'autre, quand il se sentit la tête à découvert, perdit contenance. Lancelot alors, qui parcourait les rangs en quête d’adversaire, ne le reconnut pas; il le frappa si violemment à la tête qu’il la lui fendit jusqu'aux dents.

95. Ce dernier coup donna le signal de la défaite chez les gens du roi Arthur, dès qu’ils virent Gaheriet tomber. Mais leurs poursuivants les pressèrent tant que sur les quatre-vingts il n’en resta plus que trois. Mordret était l’un d’eux, et les deux autres appartenaient à la Table Ronde. Quand Lancelot constata qu’il n’y avait plus personne de la maison du roi pour lui opposer de résistance, il vint à la reine et lui dit: « Dame, que fera-t-on en ce qui vous concerne?» Elle répondit, sans cacher sa joie de l’aventure que Dieu lui avait envoyée: « Seigneur, j'aimerais que vous me mettiez en sûreté quelque part, à l’abri du pouvoir du roi Arthur. —- Dame, dit Lancelot, vous allez monter sur un palefroi et vous viendrez avec nous dans cette forêt; là nous aviseà rons à la décision à prendre.» Elle y consentit. 96. Aussitôt ils la firent monter sur un palefroi et ils s’en furent dans la forêt là où elle leur paraissait la plus épaisse. Quand ils s’y furent bien enfoncés, ils regardèrent s’ils étaient tous là et ils s’aperçurent qu’ils avaient perdu trois de leurs compagnons. Ils s’interrogèrent les uns les autres sur ce qu'ils étaient devenus. « Par ma foi, dit Hector, j’en ai vu mourir trois de la main de Gaheriet. —- Comment? dit Lancelot, Gaheriet était donc à cet affrontement? — Quelle question, seigneur! dit Boort, vous l'avez même tué. — Par Dieu oui, insista Hector, c’est vous

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qui l’avez tué. — Alors, déclara Lancelot, la chose est sûre, jamais nous n’obtiendrons de rémission du roi Arthur

ni de messire Gauvain,

étant donné

l’affec-

tion qu’ils portaient à Gaheriet; à présent la guerre va commencer, et jamais elle ne prendra fin. » Lancelot était consterné par la mort de Gaheriet, car il était l’un des chevaliers qu’il aimait le plus au monde. Boort dit alors à Lancelot: « Seigneur, il faudrait réfléchir aux moyens de mettre la reine en sûreté.



Si nous

parvenions,

dit Lancelot,

à la

conduire dans un certain château dont j'ai fait jadis la conquête, je pense qu’elle n'aurait guère à craindre le roi Arthur; le château est magnifiquement fortifié et sa situation est telle qu’on ne peut pas l’assiéger. Si nous nous y tenions après l’avoir bien approvisionné, j'inviterais de partout des chevaliers que j'ai maintes fois secourus à venir me rejoindre; il s’en trouve beaucoup de par le monde qui m'ont voué leur foi entière, et je les aurais tous à mon aide. — Où est ce château dont vous parlez, dit Boort, et comment s’appelle-t-11? — Il s'appelle le château de la Joyeuse Garde; mais quand j'en fis la conquête, alors que j'étais nouveau chevalier, on appelait la Douloureuse Garde. — Ah! Dieu, dit la reine, quand pourrons-nous y être! » 97. Cette proposition fit l’unanimité; ils s’engagèrent dans le grand chemin de la forêt, prêts à tuer tous ceux de la maison du roi qui se lanceraient sur leurs traces. Tout en chevauchant ainsi, ils parvinrent à un château situé en pleine forêt, du nom de Kalec. Le seigneur en était un comte, bon chevalier et très puissant, qui n’aimait personne autant que Lancelot. Quand il apprit sa venue, il s’en réjouit fort et le reçut avec beaucoup d’honneur, lui faisant

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le meilleur accueil dont il était capable, et lui promettant son aide contre n’importe qui, même contre le roi Arthur. «Seigneur, ajouta-t-il, si cela vous agréait, je vous céderais ce château, à vous et à madame la reine; à mon sens, vous ne devez pas hésiter à accepter, car il est solidement fortifié; si vous voulez y demeurer, vous y êtes à l’abri du monde entier, y compris de l’ensemble des forces du roi Arthur.» Lancelot l’en remercia vivement, en lui assurant qu’il n’en était pas question. Ils partirent alors et firent de longues chevauchées qui les amenèrent à quatre lieues de la Joyeuse Garde. Aussitôt Lancelot y dépêcha des messagers pour annoncer son arrivée; quand ceux du château lapprirent, ils vinrent à sa rencontre en manifestant autant de joie que s’il avait été Dieu même, et laccueillirent avec beaucoup plus de magnificence qu'ils n’en auraient réservée au roi Arthur. Quand ils connurent son intention de demeurer là, et la raison de sa venue, ils lui jurèrent sur les reliques des corps saints qu'ils l’assisteraient jusqu’à la mort. Lancelot manda alors les chevaliers de la région et ils accoururent en grand nombre. Mais le conte cesse maintenant de parler d’eux et retourne au roi Arthur.

98. Maintenant le conte dit que, lorsque le roi Arthur vit revenir Mordret fuyant vers la cité de Camaalot avec si peu de compagnons, il se demanda, tout surpris, ce que cela pouvait signifier. Il s’enquit auprès des premiers arrivants des raisons de leur fuite. « Sire, dit un écuyer, j'ai de mauvaises nouvelles pour vous et pour tous ceux qui sont ici. Sachez en effet que de tous les chevaliers qui conduisaient la reine au bûcher, il n’en est réchappé que trois. L’un est Mordret, et j'ignore qui sont les

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deux autres; je crois que le reste y a trouvé la mort. — Ah! dit le roi Arthur, Lancelot y est donc venu? — Oui,

sire,

et

il a

fait

davantage

encore,

car

il

emmène avec lui la reine qu’il a sauvée de la mort, et il s’est enfoncé avec elle dans la forêt de Camaalot.» Le roi fut si accablé par cette nouvelle qu’il ne sut comment réagir. Sur ces entrefaites Mordret arriva. « Sire, dit-il au

roi, les choses tournent mal pour nous. Lancelot s’en va après nous avoir tous défaits, et il emmène la reine avec

lui. — À leurs trousses

donc!

dit le roi;

pour autant qu’il dépend de moi, ils ne s’en iront pas ainsi! » Aussitôt il fit s’équiper chevaliers et hommes d’armes et tous ceux qui se trouvaient avec lui. Ils se hâtèrent de monter sur leurs chevaux, et sortirent de la cité, bardés de fer. Ils arrivèrent sans tarder dans la forêt et la parcoururent dans toutes les directions à la poursuite de ceux qu’ils cherchaient, mais ils échouèrent à en trouver un seul. Le roi leur conseilla alors de se séparer et d'emprunter des chemins différents, ils tomberaient plus facilement sur eux. « Au nom de Dieu, intervint le roi Karados, ce n’est pas le

conseil que je donnerais, car s’ils se séparent et que Lancelot les surprenne, avec le nombre de chevaliers forts et hardis qui l’accompagnent, c’est la perte assurée pour ceux qu’il rencontrera, car il les tuera. — Comment va-t-on donc procéder? dit le roi Arthur. — Envoyez vos messagers à tous les mariniers des ports de ce pays, qu'aucun ne s’aventure à faire passer Lancelot. Il sera alors bien obligé de rester sur ce territoire, qu’il le veuille ou non; dès lors qu’il ne pourra en franchir les frontières, et que nous pourrons aisément savoir où il est, nous irons l’attaquer avec une telle quantité de gens que nous le capturerons sans difficulté; vous pourrez alors vous venger de lui; tel est mon conseil. »

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Aussitôt le roi Arthur convoqua ses messagers et les dépêcha par tous les ports du pays, interdisant qu’on eût l’audace de faire passer Lancelot. Ses messagers envoyés, il fit demi-tour vers la cité; quand il parvint à l’endroit où gisaient les corps de ses chevaliers, il porta les yeux vers la droite et vit celui de son neveu Agravain tué de la main de Lancelot. Il était frappé en plein corps d’une lance, et le fer en ressortait de l’autre côté. Du premier regard, le roi le reconnut, il en éprouva alors une telle douleur qu’il ne put se tenir en selle et tomba à terre, sans connaissance, sur le corps. Quand au bout d’un long moment le souffle lui revint et qu’il put parler, ce fut pour gémir: « Hélas! cher neveu, comme il vous haïssait donc, celui qui vous a frappé ainsi! Certes, il faut qu’on le sache, il m’a empli le cœur d’une immense douleur, d’avoir privé ma famille d’un chevalier tel que vous étiez. » Il lui ôta alors le heaume de la tête et le contempla; ensuite il lui baïisa les yeux et la bouche, toute froide; et sans y toucher autrement il le fit emporter dans la cité. 99. Le roi manifestait une douleur sans bornes, et tout en pleurant, il parcouraïit le lieu de la bataille. Il finit par découvrir Guerrehet, tué par Boort. Quel chagrin alors montra le roi! Il frappait l’une contre l’autre ses mains encore gantées de fer car, à l’exception du heaume, il portait toutes ses armes.

Dans sa

détresse, il affirmait avoir trop vécu quand il voyait victimes d’une mort cruelle ceux qu’il avait élevés avec tendresse. Tandis que, toujours se lamentant, il avait fait déposer Guerrehet sur son écu pour qu’on l’'emportât dans la cité, il continuait d’examiner les lieux; il regarda alors vers la gauche et aperçut le corps de Gaheriet tué par Lancelot. C'était, après

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Gauvain, celui de ses neveux qu’il aimait le plus. Quand le roi vit le cadavre de celui qu'il avait coutume de tant chérir, il marqua toute la douleur qu’il est possible à un être humain de ressentir par le fait d’autrui; il se précipita vers lui et le serra dans ses bras, si fort que c’en fut trop; il s’évanouit, et parmi les barons, il n’y en eut aucun qui n’eût peur de le voir mourir devant eux. Il demeura dans cet état plus de temps qu’il n’en faudrait à un homme pour parcourir une demi-lieue. Quand il revint à lui, il s’écria à voix si haute que tout le monde l’entendit: « Ah! Dieu, à présent j'ai trop vécu. Ah! mort, si vous tardez davantage, j'accuserai votre lenteur. Hélas, Gaheriet, si je dois mourir de douleur, ce sera pour vous avoir perdu. Cher neveu, c’est bien à tort que fut jamais forgée l'épée dont vous avez été frappé, et maudit soit celui qui a porté le coup, car il m’a anéanti, ainsi que ma famille! » Le roi lui baisa les yeux et la bouche, tout ensanglantés qu’ils étaient, en proie à un tel chagrin que ceux qui en étaient témoins en restaient saisis. Pourtant il n’y avait personne sur les lieux qui n’en fût attristé, car ils avaient une profonde affection pour Gaheriet. 100. Ces cris et ce tumulte firent sortir de chez lui messire Gauvain, avec la conviction que la reine était morte et que ce grand deuil qu’on faisait avait trait à elle. Quand il arriva au milieu du bourg et que les gens l’aperçurent, les premiers à le voir lui dirent: « Messire Gauvain, si vous voulez connaître l'étendue de votre malheur et la destruction de vos parents, montez là-haut dans la grande salle, et là vous aurez le spectacle de la plus grande douleur que vous ayez jamais vue.» Messire Gauvain fut

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tout décontenancé par ces paroles. Sans leur répondre, il s’en allait le long des rues, la tête basse, n’imaginant pas que ce deuil général eût ses frères pour cause, car il n’en savait rien encore mais l’attribuaït à la mort de la reine. Tandis qu’il allait ainsi, regardant à droite et à gauche autour de lui, il vit toute la population en pleurs, jeunes et vieux, et chacun, dès qu’il le voyait approcher, lui disait: « Allez, messire Gauvain, allez prendre la mesure de votre deuil!» En entendant ces propos de chacun, son trouble s’accrut, mais il n’osa pas le montrer. Parvenu dans la grande salle, il vit manifester à tous les gens qui étaient là un chagrin extrême, comme s'ils avaient sous les yeux, morts, tous les princes du monde. Quand le roi vit venir messire Gauvain, il s’écria: « Hélas, Gauvain, voyez ici notre immense deuil à tous deux; voici le corps de votre frère Gaheriet, le plus valeureux de notre famille.» Il le lui montra, tout sanglant entre ses bras, contre sa poitrine. En entendant cela, Gauvain n’eut pas assez de force pour prononcer un mot ni rester debout, le cœur lui manqua et il tomba à terre sans connais-

sance. Les barons en étaient si tristes et affligés qu'ils pensaient en être à jamais privés de joie. Quand ils virent s’écrouler ainsi messire Gauvain, ils le prirent entre leurs bras, pleurant sur lui à chaudes larmes. «Ah! Dieu, quelle terrible perte de tous côtés!» Revenu à lui, Gauvain se dressa et courut vers le corps de Gaheriet; il l’enleva des bras du roi et,

létreignant contre sa poitrine, il se mit à l’embrasser. Tandis qu’il l’embrassait ainsi, le cœur lui manqua à nouveau; il tomba à terre et resta évanoui plus

longtemps que la première fois. Quand il eut repris connaissance,

il s’assit, Gaheriet

toujours

entre

ses

169

bras, et se mit à le regarder. À la vue de sa profonde blessure, il s’écria : « Ah! mon frère, que soit maudit

le bras qui vous a frappé de la sorte! Frère bienaimé, fallait-il qu’il vous haïsse pour vous avoir porté un tel coup! Frère, comment a-t-l eu le cœur de vous livrer à la mort? Frère bien-aimé, comment Fortune a-t-elle pu consentir à ce que vous soyez détruit de si laide et affreuse façon, vous qu’elle avait

pourvu de toutes les vertus? Elle s’est toujours montrée si douce et si aimable envers vous et vous avait élevé au sommet de sa roue. Cher frère, elle a agi ainsi pour me tuer, pour que je meure de chagrin à cause de vous. Certes j'ai sujet de le faire, et j'y consens volontiers : maintenant que je vois votre mort arrivée, je suis résolu à ne pas chercher à vivre davantage, sinon le temps de vous venger de l'être déloyal qui vous a infligé ce sort. »

101. Telle était la plainte qu'avait commencée messire Gauvain. Et encore en aurait-il dit davantage, s’il n’avait eu le cœur serré au point de ne pouvoir parler. Au bout d’un long moment de silence, affligé au-delà de toute expression, il regarda vers la droite et vit Guerrehet et Agravain dont les corps gisaient devant le roi sur les écus qui avaient servi à les transporter. Il les reconnut aussitôt, et il dit d’une voix assez forte pour être entendue de tous: « Ah! Dieu, vraiment j'ai trop vécu, quand je vois ma propre chair si cruellement détruite!» Il se laissa alors tomber sur eux à plusieurs reprises, si affecté par l’immense douleur qu’il avait dans le cœur que les barons autour de lui craignaient de le voir mourir sous leurs yeux. Le roi leur demanda alors ce qu’il devait faire à propos de son neveu « car, s’il s’attarde ici, je pense qu’il mourra de chagrin. — Sire, dirent

170

gs roi

les barons, nous conseillerions vivement de le faire emporter hors de cette salle et de le coucher dans une chambre où on le garderait jusqu’à ce que ses frères soient enterrés. — Faites donc ainsi », dit le roi. Ils prirent alors messire Gauvain, toujours évanoui, et le portèrent dans une chambre. Messire Gauvain demeura ainsi prostré de sorte que personne n’en tira une parole, bonne ou mauvaise.

102. Ce soir-là le deuil fut tel dans la cité de Camaalot qu’il n’y eut personne qui ne fût en pleurs. On enleva leurs armes aux chevaliers tués et on les ensevelit chacun selon le rang qu’il occupait dans son lignage. Pour tous on construisit des cercueils et des tombeaux. Pour Guerrehet et Agravain, on fit faire deux cercueils aussi beaux et richement ornés que le méritaient des fils de roi, et on mit les corps l’un à côté de l’autre dans l’église Saint-Etienne, qui était alors la principale église de Camaalot. Entre les deux tombes, le roi fit édifier une tombe plus belle et riche que toutes les autres; c’est elle qui reçut le corps de Gaheriet, plus haut que ses deux frères. Que de larmes au moment de le mettre en terre! Tous les évêques et archevêques du pays étaient présents, ainsi que tous les nobles seigneurs du royaume; ils rendirent aux corps des chevaliers tués les plus grands honneurs, particulièrement à la dépouille de Gaheriet, du fait qu’il avait été si valeureux et si bon chevalier. Ils firent mettre sur sa tombe une inscription qui disait: « ICI REPOSE GAHERIET, LE NEVEU DU ROI ARTHUR, TUÉ PAR LANCELOT DU LAC.» Sur les deux autres tombes également, ils firent graver les noms de ceux qui les avaient tués. 103.

Quand

cérémonie

les membres

eurent

achevé

du clergé venus d'’officier

comme

à la ils le

171

devaient, le roi Arthur retourna dans la grande salle de son château et prit place au milieu de ses barons, plongé dans une profonde tristesse. Sa douleur aurait été moins grande s’il avait perdu la moitié de son royaume, et il en allait de même pour ceux qui l’entouraient. La salle contenait autant de hauts seigneurs qu’il était possible, et ils faisaient pourtant aussi peu de bruit que s’il n’y avait eu âme qui vive. Les voyant dans un tel état d’abattement, le roi parla à voix assez haute pour être clairement entendue de tous: « Ah! Dieu, vous m’avez longtemps maintenu au milieu des honneurs, et me voici en un instant abaissé par un malheur total, car aucun être humain n’a perdu autant que moi. Quand ïl arrive à quelqu'un de perdre sa terre par les armes ou par la trahison, c’est un bien qu’il peut éventuellement recouvrer; mais quand on perd quelqu'un de son sang, rien ne peut faire qu’il vous soit rendu un jour; alors la perte est sans retour, alors le dommage est si grand qu'il est impossible à réparer. Cette perte ne m'est pas advenue par l'effet de la justice divine, mais par l’orgueil de Lancelot. Si elle était due à la vengeance de Notre-Seigneur, alors nous y aurions quelque honneur et devrions la supporter sans trop de peine; mais elle nous est advenue par la faute de celui que nous avons élevé et enrichi maintes fois dans notre royaume, exactement comme s’il avait été de notre sang. Tel est celui qui nous a causé ce dommage et cette honte. Vous êtes tous mes hommes, tous liés à moi par serment, et vous tenez votre terre de moi; c’est pourquoi je vous requiers, au nom de ce serment que vous m'avez prêté, de me conseiller comme on doit conseiller son seigneur, de façon que ma honte soit vengée. »

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104. Le roi se tut sur ces mots et attendit en silence la réponse de ses barons. Ils commencèrent à se regarder mutuellement, chacun conviant l’autre à parler le premier. Au bout d’un long moment, le roi Yon se leva et dit au roi : « Sire, je suis votre vassal; je dois vous conseiller selon notre honneur et selon le vôtre; votre honneur exige sans aucun doute la vengeance de votre honte. Mais si l’on prenait garde à l’intérêt du royaume, je ne crois pas que l’on commencerait jamais une guerre contre la parenté du roi Ban. Nous savons clairement que NotreSeigneur a exalté ce lignage au-dessus de tous les autres, de sorte qu’à ma connaissance, il n’existe nulle part à l'heure actuelle d'homme si vaillant soit-il qui, s’il voulait leur faire la guerre, n’aurait le dessous, vous seul excepté. C’est pourquoi, Sire, je vous prie au nom de Dieu de ne pas leur déclarer la guerre, à moins d’être certain de l’emporter, car certes, pour autant que je sache, ils seront très difficiles à vaincre. » Ces propos suscitèrent un tumulte dans la salle. Beaucoup en effet blâmaient et tançaient le roi Yon pour ce qu'il avait dit, dénonçant ouvertement sa pusillanimité. « Ne croyez pas, dit-il, que j'ai parlé ainsi parce qu’ils m'inspireraient plus de peur qu’à vous; mais je sais vraiment qu'une fois la guerre commencée, s'ils réussissent à passer sains et saufs dans leur pays, ils redouteront beaucoup moins vos troupes que vous ne le croyez. — Certes, messire Yon, jeta Mordret, je n’ai jamais entendu un homme aussi brave que vous semblez l’être donner un aussi méchant conseil; si le roi veut m’en croire, il partira en guerre et vous y mènera, de gré ou de force. — Mordret, répondit le roi Yon, je partirai de meilleur cœur que vous; que le roi se mette en route quand il

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voudra. — Curieuse querelle que la vôtre en ce moment, intervint Mador de la Porte; si vous voulez engager la guerre, vous n’aurez pas besoin d’aller bien loin, car on m’a dit que Lancelot est de ce côté-ci de la mer, dans un château qu’il a conquis jadis, au début de sa quête d’aventures; on l’appelle la Joyeuse Garde. Je connais bien ce château, pour y avoir été prisonnier une fois, et je craignais d'y mourir quand Lancelot m'en délivra, ainsi que mes autres compagnons. — Par ma foi, dit le roi, je le connais bien moi aussi À présent je vous le demande: croyez-vous qu’il y a emmené la reine? — Sire, dit Mador, soyez-en sûr; mais je ne vous conseille pas de vous y rendre, car le château est si bien fortifié que d’aucun côté il ne craint le siège; quant à ceux qui s’y sont retranchés, ils sont si

braves qu’ils redouteraient peu votre armée, et dès qu’ils verraient une occasion de vous jouer un vilain tour, ils n’hésiteraient pas. » En entendant cela, le roi rétorqua: « Mador, vous avez raison en ce qui concerne les défenses de ce château, et l’arrogance de ceux qui s’y trouvent est bien réelle. Mais vous savez bien, comme tous ceux qui sont ici, que depuis le premier jour où j'ai porté la couronne, je n’ai jamais entrepris de guerre que je n’aie terminée à mon honneur et à celui de mon royaume; c’est pourquoi je vous affirme que pour rien au monde je ne renoncerais à partir en guerre contre ceux qui m'ont fait du tort en la personne de membres de ma famille. J’en préviens à l’instant même tous ceux qui sont ici, et vais convoquer tous ceux, proches ou éloignés, qui tiennent leur terre de moi. Nous partirons d’aujourd’hui en quinze de la cité de Camaalot, dès qu’ils seront rassemblés. Et parce que je tiens à ce qu'aucun de vous ne se soustraie à cette entreprise,

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je vous demande à tous de jurer sur les saintes reliques de poursuivre cette guerre jusqu’à ce que vengeance soit tirée de cette honte à notre honneur. » 105. On apporta aussitôt les reliques des corps saints, et tous ceux qui étaient dans la salle, les pauvres comme les riches, prêtèrent le serment. Quand ils se furent engagés solennellement à poursuivre cette guerre, le roi manda par ses messagers sur toute l'étendue de son royaume, à ceux qui tenaient leur terre de lui, qu’ils soient au jour indiqué à Camaalot; son intention était de se mettre alors en route avec l’ensemble de ses forces pour aller au château de la Joyeuse Garde. Les uns et les autres donnèrent leur accord et s’apprêtèrent à gagner le pays fermé par la rivière de l’Hombre. Ainsi fut entreprise la guerre qui tourna ensuite à la perte du roi Arthur, car bien qu’ils aient eu le dessus en commençant, pour finir ils furent vaincus. Mais Renommée, qui se répand si vite dans le monde, parvint, le lendemain même du jour où ces dispositions furent prises, à la Joyeuse Garde, portée par un jeune homme qui s’éloigna de la cour aussitôt et qui était au service d’Hector des Mares. Quand il rejoignit ceux qui l’attendaient, impatients d'entendre des nouvelles de la cour, il annonça que la guerre était si bien décidée qu’elle ne pouvait pas ne pas se produire, car les plus puissants seigneurs

de la cour s’y étaient engagés par serment, et étaient convoqués ensuite tous les autres qui tenaient terre du roi Arthur. « Vraiment? dit Boort, on en est donc arrivé là? — Oui, seigneur, dit le messager; vous allez

voir bientôt le roi Arthur avec toute son armée. — Par Dieu, dit Hector, ils auront tort d’y venir, car ils

s’en repentiront. »

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106. Quand il entendit cette nouvelle, Lancelot prit un messager et l’envoya dans le royaume de Benoÿc et dans celui de Gaunes, mandant à ses barons d’équiper les forteresses afin que, si d’aventure il quittait la Grande-Bretagne et était contraint de gagner le royaume de Gaunes, il trouvât les châteaux fortifiés et en état de défense pour résister au roi Arthur, s’il en était besoin. Puis il fit savoir en Sorelois et dans le royaume de la Terre Foraine à tous les chevaliers qu’il avait assistés de se porter à son secours contre le roi Arthur; et parce qu’il était tant aimé de partout, ils y vinrent en masse, au point que même s’il avait été roi suzerain, il n’aurait pu, estimaient la plupart, réunir autant de chevaliers qu’il en eut alors. Mais le conte cesse maintenant de parler de lui et retourne au roi Arthur.

Le Siège de la Joyeuse Garde et la Restitution de la reine ($ 107-127)

107. Maintenant le conte dit qu’au jour fixé par le roi Arthur à ses vassaux pour leur rassemblement à Camaalot, ils vinrent en si grand nombre, tant à pied qu’à cheval, qu'on ne vit jamais une telle concentration de chevaliers. Messire Gauvain, qui avait été malade, était guéri, et le jour où ils furent tous là, il dit au roi: «Sire, avant que vous partiez d'ici, je vous conseillerais de choisir parmi les barons présents autant de bons chevaliers qu’il en a été tué avant-hier par ceux qui allèrent secourir la reine; vous les installeriez à la Table Ronde à la place des disparus, de sorte que nous nous retrouvions le même nombre de chevaliers que nous étions, c’est-à-dire

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cent cinquante. Je puis vous assurer que, si vous suivez ce conseil, votre corps de compagnons y gagnera de toutes les manières et en sera beaucoup plus redouté. » Le roi fut d’accord et commanda qu’on agît ainsi, affirmant que c'était là une heureuse initiative. Il appela aussitôt les puissants du royaume et leur ordonna, sur le serment qu’ils lui avaient prêté, de choisir parmi les meilleurs chevaliers autant qu’il en manquait à la Table Ronde, sans égard à leur pauvreté éventuelle. Ils acceptèrent bien volontiers. S’isolant des autres, ils s’assirent à une extrémité de la grande salle, et comptèrent combien il leur manquait de chevaliers de la Table Ronde; ils arrivèrent au chiffre de soixante-douze; sur-le-champ ils en élirent le même nombre et leur donnèrent les sièges de ceux qui étaient morts ou qui étaient avec Lancelot. Mais personne ne fut assez hardi pour oser prendre place sur le Siège Périlleux. Un chevalier prit le siège de Lancelot; il s’appelait Eliant; c'était le meilleur chevalier de toute l’Irlande et il était fils de roi. Le siège de Boort fut occupé par un chevalier du nom de Balynor, qui était fils du roi des Iles Etranges, et excellent chevalier. Sur le siège d’Hector, s’assit un chevalier d’Ecosse, puissant par ses armes et par ses alliances; sur le siège de Gaheriet,

un chevalier qui était neveu du roi de Norgalles. Quand ils eurent procédé à cette élection d’après le conseil de messire Gauvain,

on dressa les tables et

les uns et les autres s’y installèrent. Ce jour-là le service de la Table Ronde et de la table du roi Arthur fut assuré par sept rois qui tenaient leur terre de lui et lui avaient juré fidélité. Ce même jour, les chevaliers qui devaient aller à la guerre firent leurs préparatifs de départ, et durent y travailler une bonne partie de la nuit avant d’être tout à fait prêts.

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108. Le lendemain

matin, avant le lever du jour,

ils furent environ mille à quitter les lieux, tous animés d’intentions hostiles envers Lancelot. Dès qu’il eut entendu la messe à la grande église de Camaalot, le roi Arthur se mit en selle avec ses barons; ils che-

vauchèrent jusqu'à un château du nom de Lambourg. Le lendemain ils parcoururent une aussi grande étape que la journée précédente. Ils firent tant de chemin de jour en jour qu’ils parvinrent à une demi-lieue de la Joyeuse Garde. Voyant le château si bien fortifié qu’il ne redoutait aucun assaut, même massif, ils établirent leurs tentes sur les rives de l’'Hombre, mais c'était à bonne distance du chäâ-

teau. Ils passèrent toute la journée à s'installer, ayant pris soin de poster en avant du camp des chevaliers en armes, de manière que, si d’aventure ceux du château faisaient une sortie pour les attaquer, on leur réservât l’accueil dû à un ennemi. C’est ainsi que s'étaient logés les gens du roi Arthur. Mais ceux du château, qui étaient gens de caractère et qui, dès la nuit précédente, avaient envoyé une bonne partie de leurs troupes dans un bois proche afin de surprendre leurs assaillants au moment favorable, et les attaquer à la fois depuis le bois et depuis le château, ne s’émurent pas de se voir ainsi assiégés; au contraire, ils convinrent entre eux

de laisser l’ennemi tranquille la première nuit, et d'attendre le lendemain pour lancer l'attaque s’ils jugeaient l’occasion propice. Ceux qu'ils avaient dépêchés dans le bois étaient au nombre de quarante; ils étaient conduits par Boort et Hector. Ceux du château leur avaient donné la consigne, dès qu’ils verraient dressée sur la forteresse principale une enseigne vermeille, de se porter de plein front sur les troupes du roi Arthur. Quant à ceux qui attendaient

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dans le château, ils feraient une sortie à ce même moment, si bien que l’armée royale serait assaillie de deux côtés.

109. Toute la journée ceux du bois eurent l’œil fixé sur le château, y guettant l’apparition de lenseigne vermeille qui était leur signal de sortie; mais elle n’apparut pas, car Lancelot ne put jamais se résoudre à faire attaquer les assaillants dès le premier jour; il préféra les laisser prendre du repos la journée entière et la nuit qui suivit, si bien qu’il n’y eut aucun trait ni projectile de lancé. Ce répit contribua à donner plus d’assurance aux gens du camp; ils se disaient entre eux que si Lancelot disposait de forces importantes, il n’aurait pas manqué d’effectuer une sortie pour les combattre avec toutes ses troupes, car il n’était pas chevalier à endurer sans rien faire le dommage causé par un ennemi. Quand Lancelot vit le château assiégé de la sorte par le roi Arthur, l’homme au monde qu’il avait le plus aimé et qui maintenant le considérait comme son ennemi mortel, il fut affligé au point de ne savoir que faire, non qu'il éprouvât de la peur pour lui-même, mais parce qu’il chérissait le roi. Il fit signe à une jeune fille, l'emmena dans une chambre et lui dit en

confidence: « Demoiselle,

vous

allez

vous rendre auprès du roi Arthur, et vous lui direz de ma part que je suis très surpris qu’il m’ait déclaré la guerre, car je ne pensais pas lui avoir fait tort à ce point. S’il répond que c’est à cause de madame la reine avec laquelle on lui a fait entendre que je l’ai déshonoré, dites-lui que je suis prêt à soutenir contre un des meilleurs chevaliers de sa cour qu’en toute vérité je ne suis pas coupable de ce crime. Et par amour pour lui, et pour recouvrer ses bonnes disposi-

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tions à mon égard, que j'ai perdues pour une méchante raison, je me soumettrai au jugement de sa cour. Si le motif de la guerre est la mort de ses neveux, dites-lui que je n’en suis pas tant coupable qu’il doive m’en vouer une haine si mortelle, car ceux-là mêmes qui ont été tués ont été responsables de leur perte. S’il ne veut pas convenir de ces deux choses, dites-lui que je me plierai à la violence qu’il me fait, plus triste que personne de cette colère entre nous, d’une tristesse difficile pour quiconque à imaginer. Par ailleurs que le roi sache que, puisque la guerre est commencée, je suis résolu à me défendre de tout mon pouvoir. Mais lui vraiment, parce que je le considère comme mon seigneur et mon ami — bien que ce ne soit pas à ce titre qu’il est venu me rencontrer, mais comme un ennemi mortel — j’assure qu’il n’a personnellement rien à craindre de moi, qu’au contraire je le protégerai toujours autant que je pourrai contre tous ceux qui tenteront de lui faire du mal. Demoiselle, faites-lui ce message de ma part.» La demoiselle lui répondit qu’elle saurait s’en acquitter.

110. La demoiselle vint alors à la porte du château et sortit discrètement. On était à la fin de l’aprèsmidi et le roi Arthur avait pris place à table. Parvenue au camp, elle ne trouva personne pour l’arrêter, car ils voyaient qu’elle était porteuse d’un message; aussi la conduisirent-ils à la tente du roi Arthur. Reconnaissant aisément le roi parmi ses barons, elle s’approcha de lui et lui rapporta fidèlement le message que lui avait confié Lancelot. Messire Gauvain qui, assis près du roi Arthur, avait entendu ce message, prit la parole avant qu'aucun des autres compagnons de la cour ne pût s'exprimer là-dessus, et

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déclara en présence de tous les barons: « Sire, vous êtes sur le point de venger votre honte et la perte que vous a infligée Lancelot en la personne de vos proches. Quand vous avez quitté Camaalot, vous avez juré d’anéantir la parenté du roi Ban. Je vous le rappelle, sire, parce que vous êtes en ce moment en bonne position pour vous venger; vous seriez déshonoré et votre famille humiliée de manière irréparable si vous faisiez la paix avec Lancelot. - Gauvain, dit le roi, la chose est allée si loin que jamais, aussi longtemps que je serai en vie, Lancelot n’obtiendra la paix de moi, quoi qu’il puisse dire ou faire. Pourtant il est l’homme au monde à qui je devrais le plus facilement pardonner une faute grave, car incontestablement il a fait pour moi plus qu'aucun autre chevalier. Mais à la fin il me l’a fait payer trop cher, car il m’a enlevé mes parents, ceux qu'après vous j'aimais le plus. C’est pourquoi il ne saurait y avoir de paix entre lui et moi, et il n’y en aura pas, je vous en donne ma parole de roi. »

Le roi se tourna alors vers la demoiselle: « Demoiselle, lui dit-il, vous pouvez déclarer à votre seigneur qu’il est hors de question que j’accède à quelque demande de sa part, et que je lui promets au contraire une guerre à mort. — Assurément, sire, dit la demoiselle, c’est dommage pour vous plus que pour un autre; vous, l’un des plus puissants rois du monde, et le plus renommé, vous en serez conduit à la défaite et à la mort — ou alors les sages se sont trompés à plusieurs reprises. Quant à vous, messire Gauvain, qui devriez être le plus sensé, vous êtes le

plus fou de tous, bien plus que je ne l’imaginais. Car vous cherchez votre mort, vous en avez la preuve patente. Jugez-en donc: ne vous souvient-il pas de ce que vous avez vu jadis dans la Salle des Aventures,

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chez le Riche Roi Pêcheur, quand vous fûtes témoin de la bataille du serpent et du léopard? Si vous gardiez bonne mémoire des choses étonnantes que vous avez vues alors, et de l'interprétation que vous en a donnée l’ermite, vous emploieriez tous vos efforts à empêcher définitivement cette guerre. Mais votre mauvais vouloir et votre infortune vous poussent dans cette entreprise. Vous vous en repentirez à l’heure où vous ne serez pas en mesure de corriger le cours des choses.» La demoiselle se tourna alors à nouveau vers le roi: « Sire, puisque je ne peux trouver en vous d’autre réponse que la guerre, je vais retourner auprès de mon seigneur lui faire part de ce que vous lui mandez. — Allez, demoiselle », dit le roi. 111. La demoiselle alors partit du camp et s’en revint au château où on l’attendait; elle passa la porte. Quand elle fut devant son seigneur et qu’elle lui eut rapporté que rien ne pourrait lui obtenir la paix du roi Arthur, Lancelot fut fort affligé, non pas qu’il eût peur du roi, mais parce qu’il lui portait une très grande affection. Il pénétra alors dans une chambre et se mit à méditer longuement, tandis que de profonds soupirs le soulevaient et que les larmes lui montaient aux yeux et lui coulaient le long du visage. Il était depuis longtemps dans cet état, quand survint dans la chambre madame la reine. Elle le trouva tellement plongé dans ses pensées qu’elle se tint un long moment devant lui avant qu’il prît conscience de sa présence. Le voyant absorbé à ce point, elle lui adressa la parole, lui demandant pourquoi il avait une mine si sombre; il répondit qu’il était tourmenté par le fait de ne pouvoir obtenir grâce ni pardon du roi Arthur. « Dame, dit-il, je ne dis pas cela parce que nous redoutons qu’il puisse 182

nous faire grand mal; je le dis parce qu’il m’a donné tant de marques d’honneur, prodigué tant de bontés que je serais accablé s’il lui arrivait quelque malheur. — Seigneur, dit-elle, il convient de garder à l'esprit que c’est lui qui vous contraint; dites-moi toutefois ce que vous avez l'intention de faire. — Je compte, dit-il, que nous attaquerons demain. Et que Dieu décide du vainqueur! car, dans la mesure où cela peut dépendre de moi, il n’arrivera pas que l’armée assiégeant ce château n’en soit pas bientôt délogée. Puisqu’il est entendu que je ne peux obtenir d’eux réconciliation ni amitié, je suis déterminé à n’en épargner aucun, à l'exception du seul roi Arthur. » Leur entretien s’acheva sur ces mots et Lancelot se rendit dans la grande salle. Prenant place au milieu de ses chevaliers, il fit montre de plus de gaîté qu’il n’en trouvait dans son cœur. Il donna l’ordre de dresser les tables, et que l’on assurât un service aussi brillant que s’ils étaient à la cour du roi Arthur. Et lorsque ceux qui étaient là eurent mangé, ses plus intimes lui demandèrent: « Que ferons-nous demain? Ne comptez-vous pas attaquer ceux du camp”? — Oui, dit-il, au début de la matinée. — Vous avez raison, dirent-ils, si nous restons enfermés plus longtemps, ils nous prendront pour des lâches. — Ne vous faites donc pas de souci, dit Lancelot. Du fait que nous nous sommes tenus tranquilles, ils sont pour lheure beaucoup plus rassurés qu'ils n'étaient, et nous redoutent moins. Ils sont persuadés, parce que nous n’avons pas effectué de sortie, que nous n’avons ici Âme qui vive. Mais, s’il plaît à Dieu, avant la fin de l’après-midi demain, ils sauront si je suis seul céans, et si je peux, je les ferai se repentir de leur entreprise; car nous sortirons et passerons à l’attaque 183

sans faute demain; c’est pourquoi je vous prie de vous tenir tout équipés, de façon à ce que nous puissions nous mettre en mouvement dès que nous y verrons

notre avantage. »

Ils furent unanimes à approuver ce plan, car il leur plaisait fort et ils étaient impatients d’affronter les gens du roi Arthur; ils étaient encouragés en outre par la présence à leurs côtés de Lancelot et de Boort, les plus renommés en matière de prouesse et de vaillance. Ce soir-là, ils prirent grand soin de préparer leur équipement et de veiller à ce que rien ne leur manquât. Ils firent si peu de bruit ce même soir que ceux du camp ne se privèrent pas d’en faire la remarque, déclarant au roi qu’assurément il y avait là bien peu de monde, et qu’il pouvait s'emparer du château sans difficulté. Le roi rétorqua qu'il ne pouvait croire qu'il n’y eût beaucoup de gens. « Assurément, sire, dit Mador, il y en a en quantité, je vous le dis vraiment, et d’excellents chevaliers. — Comment le savez-vous”? dit messire Gauvain. — Seigneur, j'en suis sûr, et je vous donne ma tête à couper que vous les verrez sortir avant demain soir.» Ainsi s’entretint-on longuement ce soir-là au camp de ceux du château, et au moment du coucher, ils multiplièrent les sentinelles, bien équipées, autour de leur camp, de façon à parer à toute mauvaise surprise. 112. Le lendemain, dès que ceux du château se furent équipés et qu’ils eurent constitué six corps de bataille, ils hissèrent sur la tour maîtresse l’enseigne vermeille. Dès qu’ils l’aperçurent, ceux qui étaient embusqués dans le bois la montrèrent à Boort, qui leur dit: «Il n’y a donc plus qu’à nous mettre en mouvement; car mon seigneur est déjà à cheval avec ses compagnons, et ils vont sortir incessamment.

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Jetons-nous sans attendre sur le camp, et faisons en sorte de tout abattre sur notre passage, sans rien laisser debout.» Ses hommes assurèrent qu'ils sy emploieraient de leur mieux. Ils sortirent alors du petit bois où ils s'étaient embusqués et avancèrent à découvert. Ils laissèrent aller ensemble leurs montures le plus discrètement possible, mais ils ne purent empêcher ceux du camp de s’en apercevoir au bruit des pas des chevaux qu’ils entendaient venir. Les premiers qui les virent crièrent: « Aux armes! » à voix si forte que le cri fut aisément perçu par ceux du château; ils déclarèrent que, les gens de l’embuscade s’étant portés sur le camp, il ne restait qu’à l’attaquer de l’autre côté. C’est ce qu’ils firent. Aussitôt Lancelot donna l’ordre d'ouvrir la porte d’enceinte et de sortir par corps selon l’ordre prévu. Ils obéirent immédiatement, tant ils étaient impatients d’opérer leur sortie. Boort avait donc quitté le lieu où ils se tenaient cachés. Il approchait du camp lorsqu'il rencontra le fils du roi Yon, monté sur un grand destrier. Dès qu'ils se furent aperçus, ils laissèrent leurs chevaux courir l’un contre l’autre. Le fils du roi Yon brisa sa lance; Boort de son côté le frappa si rudement qu'écu ni haubert ne l’empêchèrent de lui passer à travers le corps sa lance jusqu’au bois, et de le jeter à terre comme mort. Ceux qui venaient après lui se mirent à renverser les tentes et les pavillons, à tuer les hommes, et à abattre tout ce qu’ils atteignaient. À ce moment les cris et les hurlements s’élevèrent si fort à travers le camp qu’on n’aurait pas même pu y entendre Dieu tonner; ceux qui n’avaient pas leurs armes coururent s’armer. Quand messire Gauvain vit la gravité de la situation, il donna l’ordre qu’on lui apportât ses armes en hâte; on lui obéit. Le roi lui-

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même se fit armer de toute urgence, ainsi que l’ensemble des barons, en raison du vacarme qu’ils entendaient de tous les côtés. À peine le roi se fut-il mis en selle avec ceux qui l’entouraient, qu'il vit s'écrouler son propre pavillon, avec le dragon figurant sur le pommeau à son sommet, et les autres avec lui. C’était l’œuvre de Boort et d’Hector, qui cherchaient à s'emparer du roi. Quand messire Gauvain les vit accomplir de tels exploits, il les montra au roi: « Sire, lui dit-il, voilà Boort et Hector, qui vous causent tout ce dommage. » Aussitôt messire Gauvain lança son cheval contre Hector; il le frappa avec une telle violence sur le heaume que l’autre en fut tout étourdi. S’il ne s’était pas promptement retenu à l’encolure de son cheval, il serait tombé à terre. Quand il le vit en cet état, messire Gauvain ne voulut pas, tant il le haïssait à mort, s’en tenir là, en homme de guerre expérimenté; il lui asséna un autre coup qui le fit se pencher en avant sur l’arçon. Voyant messire Gauvain serrer Hector de si près qu’il allait le jeter à terre, Boort ne put s'empêcher de venir en aide à ce dernier, Car il l’aimait beaucoup. Il se dirigea alors vers messire Gauvain, l’épée levée, et le frappa avec une telle force qu’il lui enfonça la lame dans le heaume sur une profondeur de deux doigts; l’autre en fut si ébranlé qu’aussitôt il piqua des deux, dépassant Hector, qu’il abandonna, et s’éloigna de Boort, étourdi au point de ne plus savoir de quel côté l’emportait son cheval.

113. Ainsi commença l'affrontement devant la tente du roi; mais les gens de Boort y auraient trouvé la mort sans Lancelot et ceux du château qui, lorsque tous se retrouvèrent dans le camp et que la

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mêlée fut générale, foncèrent à bride abattue dans le combat. Quel spectacle alors que ces coups donnés et reçus, que ces hommes mourant dans d’horribles souffrances! En peu de temps, ils se prouvèrent les uns aux autres qu'ils se vouaient une haine mortelle, car il y eut tant de blessés et de tués en ce jour que le cœur le plus dur n’aurait manqué d’en avoir pitié. Mais par-dessus tous ceux qui participèrent à cette bataille et ce jour-là portèrent les armes, se distinguèrent messire Gauvain et Lancelot. Selon le conte messire Gauvain, qui pleurait encore la mort de Gaheriet, leur tua dans la journée trente chevaliers; et sans mentir, jusqu’à la fin de l’après-midi il ne cessa de se comporter en héros. La nuit venue, les chevaliers du roi Arthur regagnèrent le plus tôt possible leur campement, en hommes épuisés par l’effort fourni. Les autres firent de même et s’en retournèrent dans leur château. Une fois à l’intérieur, ils comptèrent combien ils avaient perdu de leurs gens; ils trouvèrent qu'il leur manquait bien une centaine de chevaliers, sans compter les hommes d’armes tués, dont le conte ne fait pas mention. Cette énorme perte n’était compensée que par dix prisonniers qu’ils

avaient ramenés de force au château. 114. Quand ils se furent débarrassés chez eux de leurs armes, ils allèrent tous manger à la cour, les uns blessés les autres indemnes, selon la fortune de la bataille. Ce soir-là, après souper, ils parlèrent longuement de messire Gauvain, déclarant que personne, mis à part Lancelot et Boort, ne s’était autant

distingué en cette journée. Quant à ceux du camp, une fois que, rentrés dans leurs tentes, ils eurent compté leurs pertes, ils trouvèrent qu'il leur manquait deux cents chevaliers, ce

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qui les plongea dans la consternation. À leur tour, après le repas, ils se mirent à parler de ceux du château, disant qu’en réalité ils étaient loin d’être dépourvus de combattants, et vaillants et vigoureux à souhait. Ils accordèrent l’honneur de la journée à messire Gauvain et à Lancelot, estimant que c’étaient eux qui s'étaient le mieux comportés dans la bataille. Quand l’heure fut venue de se coucher, comme ils étaient harassés, les uns allèrent se reposer, les autres assurèrent le guet du camp toute la nuit car, redoutant une attaque des tentes par ceux du château, ils ne voulaient pas qu'ils les trouvent sans défense, mais prêts à les recevoir. 115. Ce soir-là après souper, Lancelot s’adressa à ses compagnons. « Seigneurs, leur dit-il, vous avez appris maintenant comment nos adversaires savent manier l'épée; nous nous sommes essayés de près aujourd’hui les uns les autres. Toutefois, bien qu’ils soient plus nombreux que nous, ils n’ont pas lieu de se réjouir beaucoup de gains qu'ils y aient faits. Nous nous sommes bien tirés d’affaire, Dieu merci,

car avec peu de gens nous avons tenu bon contre leurs troupes. Réfléchissez donc à ce que nous ferons demain, et quel sera notre plan dorénavant, car J'aimerais bien, si c'était possible et avec la permission de Dieu, que nous menions à bonne fin cette guerre, et la terminions aussi honorablement que nous l’avons commencée; dites-moi donc ce que vous voulez que je fasse, car je n’agirai que d’après vos conseils. » Ils lui dirent qu’ils souhaitaient attaquer à nouveau le lendemain. «Seigneurs, dit Lancelot, puisque vous vous êtes prononcés pour l'attaque, voyez donc maintenant qui sortira le premier. » Boort déclara que personne ne le ferait avant lui, 188

car le jour ne serait pas plus tôt levé qu’il irait, revêtu de toutes ses armes, affronter ceux du camp. Hector dit qu’il le suivrait avec le deuxième corps de troupes. Eliezer, le fils du roi Pellés, brave et hardi chevalier, dit qu’il conduirait le troisième, constitué des gens de son pays; un autre, originaire de Sorelois, duc d’Aroël, remarquablement bon chevalier, se proposa pour le quatrième corps, et on le lui accorda volontiers, en raison de sa bravoure et de son expérience de la guerre. Il resta ensuite assez de gens pour composer huit corps, de chacun cent chevaliers armés. À la tête du dernier, qui rassemblait leurs meilleures forces et les mieux éprouvées, ils établirent par décision commune Lancelot. Ainsi tous leurs bataillons furent-ils formés dès la veille, placés chacun sous la conduite d’un bon chef. Ce même soir, ils examinèrent les blessés. Quand Boort vit qu'Hector était du nombre et qu’il apprit que le responsable était messire Gauvain, il ne fut pas peu irrité. Il déclara devant tous qu’il le vengerait, s’il en avait l’occasion. Cette nuit-là au château les blessés prirent du repos, en raison de leur épuisement. Le lendemain à l’aube, avant le lever du soleil, aussitôt qu'ils se furent vêtus et chaussés, ils coururent à leurs armes, puis effectuèrent leur sortie un corps après l’autre en bon ordre. Quand ceux du camp les virent descendre, ils bondirent à leurs armes et sortirent des tentes tout équipés. Il se trouva que messire Gauvain conduisait le premier bataillon, et Boort, de son côté, conduisait les premiers des siens. Messire Gauvain n’en fut pas fâché, car c'était l’homme qu'il haïssait le plus au monde, d’une haine mortelle. Quand ils furent à proximité lun de l’autre, ils s’élancèrent ensemble, la lance abaissée, de toute la puissance de leur cheval, et se

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heurtèrent si rudement qu'aucune armure ne put les empêcher de se désarçonner mutuellement, avec le fer de la lance si profondément entré dans le corps qu'aucun des deux ne fut capable de se relever; et ce n’était pas étonnant, car chez l’un comme chez l’autre le fer ressortait par-derrière. Après ce coup, les premiers bataillons de part et d’autre passèrent à l’attaque; ils lancèrent leurs chevaux et allèrent se porter des coups d’une incroyable violence, à cause de la haine à mort qui les animaiït,

et vous auriez pu voir tomber en peu de temps près de cent combattants incapables de se relever, beaucoup gisant morts, beaucoup d’autres blessés. C’est à ce moment que l’infortune de la défaite s’abattit sur ceux du camp. Dans le premier batailllon de ceux du château, se trouvait en effet un chevalier de la Terre Foraine qui accomplit de telles prouesses durant cet assaut qu’il provoqua la déroute des gens du roi Arthur. Quand ils eurent un peu dégagé le terrain, ceux du château coururent vers l’endroit où étaient étendus, blessés, messire Gauvain et Boort. Ils les saisirent et auraient emmené de force messire Gauvain, qui ne pouvait opposer aucune résistance, si ceux du camp ne s'étaient portés de ce côté à sa rescousse; sans plaindre leur peine ils s’y employèrent si bien que, bon gré mal gré, ceux du château durent l’abandonner à leurs adversaires. Toutefois, dans cette terrible presse, ils réussirent au prix de gros efforts à emporter jusqu’au château Boort sur son écu, blessé comme il l’était. Vous n’avez jamais vu homme ou femme manifester autant de douleur que la reine, quand elle le découvrit ainsi atteint et tout en sang. On manda les médecins qui lui retirèrent du corps le tronçon de lance avec le fer. Après avoir vu comment se présentait la plaie, ils déclarèrent qu’elle

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était d’une extrême gravité; ils estimaient pourtant pouvoir lui rendre la santé dans un délai assez bref avec l’aide de Dieu. Ils y consacrèrent tous leurs soins, au mieux de leur savoir et de leur pouvoir. Quant à ceux qui s’affrontaient dans les prés au bord de l’Hombre, ils commencèrent le combat dès le matin et le poursuivirent, en cette saison d’été, jusqu’à la fin de l’après-midi. Vous n’avez jamais vu, ni vous ni personne, une bataille aussi rude et féroce que celle qui se livra au cours de cette journée; elle fit de nombreux morts et blessés dans les deux camps. Ce jour-là le roi Arthur porta les armes et il montra plus de vaillance que n’aurait pu en montrer aucun homme de son âge. L’histoire affirme même qu’il n’y eut dans son camp aucun chevalier, jeune ou vieux, qui se comporta aussi bien; sa bravoure fut un tel exemple pour les siens que ceux du château auraient été vaincus s’il n’y avait pas eu Lancelot. Quand le roi, qui le reconnut bien à ses armes, le vit à l’œuvre, il se dit à part lui: «Si celui-ci vit longtemps, il couvrira mes hommes de honte.» Le roi alors fonça sur lui, l’épée tirée, en homme d’une hardiesse peu commune. Mais lorsque Lancelot le vit venir, il ne chercha pas à se défendre, se contentant de se couvrir, car il avait trop d’amour pour le roi. Le roi le frappa si violemment qu’il lui trancha son cheval à l’encolure, projetant ainsi le cavalier à terre. À ce spectacle Hector, qui se trouvait près de Lancelot, fut envahi de fureur, craignant que son cousin ne fût blessé. Il éperonna en direction du roi et lui asséna un tel coup sur le heaume que l’autre en fut tout étourdi, au point de ne plus savoir si on était le jour ou la nuit. Hector, reconnaissant parfaitement en son adversaire le roi, lui porta un nouveau coup, qui le déséquilibra complètement et le fit voler à 94

terre à côté de Lancelot. Hector dit alors à ce dernier: « Seigneur, tranchez-lui la tête; cela mettra fin à notre guerre. - Ah! Hector, dit Lancelot, que me dites-vous là? Ne le répétez pas, vous perdriez votre peine. »

116. Par cette réponse, Lancelot sauva le roi Arthur de la mort, car Hector l’aurait tué. Quand Lancelot eut remis lui-même en selle le roi Arthur, ils quittèrent le champ de bataille. Le roi vint à son camp et déclara à l'intention de tous ceux qui l’entouraient: « Avez-vous vu le comportement de Lancelot à mon égard aujourd’hui? Il avait la possibilité de me tuer et il n’a pas voulu porter la main sur moi. Je peux le dire, cette fois il a surpassé en noblesse et en courtoisie tous les chevaliers que j'aie jamais rencontrés; à présent je voudrais que cette guerre n’eût jamais été entreprise, car sa magnanimité a plus fait aujourd’hui pour gagner mon cœur que le monde entier n’aurait obtenu par la force. » Le roi tint ces propos à ses intimes, ce dont messire Gauvain, tout blessé qu’il fût, s’irrita fort, quand on les lui rapporta. Quand Lancelot fut de retour au château, ceux qui lui ôtèrent ses armes trouvèrent qu’il avait de nombreuses plaies, dont la moindre aurait suffi à embarrasser maint autre chevalier. Une fois désarmés, Hector et lui allèrent voir Boort et s’infor-

mèrent auprès de son médecin de la gravité de sa blessure. Celui-ci leur répondit que la plaie était remarquablement profonde, mais il ne saurait mans quer d’en guérir bientôt, à ce qu’il pensait. 117. Le roi maintint ainsi le siège de la Joyeuse Garde durant deux mois et plus. Ceux du dedans

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furent amenés à opérer des sorties fréquentes et à attaquer tant de fois ceux du dehors qu’ils perdirent beaucoup de leurs chevaliers, en raison de leur infériorité en nombre. Pendant ce temps, il arriva que le pape de Rome apprit que le roi Arthur avait quitté sa femme et promettait de la tuer, s’il pouvait la saisir. Quand le pape sut que dans le crime dont on l’accusait on ne l'avait pas prise sur le fait, il manda aux archevêques et aux évêques du pays de jeter l’interdit sur toute la terre au pouvoir du roi Arthur et d’en frapper les habitants d’excommunication, s’il ne reprenait pas sa femme et ne vivait avec elle dans la bonne entente et dans l’honneur, comme un roi doit vivre avec une reine. Ce mandement, quand il l’apprit, suscita une vive colère chez le roi; toutefois il aimait

si profondément la reine, bien qu’il fût convaincu de sa culpabilité envers lui, qu’il s’inclina facilement. Mais il déclara que, si la reine revenait auprès de lui, la guerre ne cesserait pas pour autant entre lui et Lancelot, dès lors qu’il l’avait entreprise. L’évêque de Rovecestre se rendit donc auprès de la reine et lui dit: « Dame, il faut que vous retourniez auprès de votre époux le roi Arthur, le pape l’ordonne; il vous fera la promesse, en présence de tous ses barons, de vous traiter dorénavant comme un roi doit traiter une reine et, en ce qui concerne ce qu’on a pu dire à propos de vous et de Lancelot, de ne jamais en faire état, ni lui ni aucun autre homme de sa cour, où que vous soyez. — Seigneur, dit-elle, je vais prendre conseil là-dessus et vous ferai bientôt connaître l’avis qu’on m’aura donné. » 118. Aussitôt la reine fit venir dans une chambre Lancelot, Boort, Hector et Lyonel. Quand ils furent

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en sa présence, elle leur dit : « Seigneur, vous êtes les hommes au monde à qui je me fie le plus; je vous prie donc de me conseiller en fonction de mon intérêt et de mon honneur, selon ce que vous estimerez être le meilleur parti pour moi. Il m’est parvenu une nouvelle bien propre à me réjouir et vous aussi. Le roi, qui est sage entre tous comme vous-mêmes le rappelez sans cesse, m'a demandé de revenir auprès de lui, et s'engage à me chérir autant que jamais. Pareille requête m’honore beaucoup, ainsi que son refus de tenir compte de ma mauvaise conduite envers lui. Vous-mêmes en tirerez profit, car je jure que je ne partirai d'ici que s’il abandonne son ressentiment à votre égard; au moins obtiendrai-je qu’il vous laisse quitter le pays, avec la promesse qu’aussi longtemps que vous y serez vous n’y subirez aucune perte, fût-ce d’un éperon. Conseillez-moi donc en fonction de ce que vous souhaitez: si vous préférez que je reste ici avec vous, je resterai, et si vous voulez que je m’en aille, je m’en irai. —- Dame, dit Lancelot, si vous vous conformiez au désir de mon cœur, vous resteriez; toutefois, parce que je tiens à ce que cette affaire se conclue à votre honneur plus que selon mon désir, vous retournerez auprès de votre époux le roi Arthur. Si vous n’y alliez pas maintenant après l'offre qu’il vous a faite, personne au monde ne pourrait manquer de témoigner ouvertement de votre honte et de ma grave déloyauté. C’est pourquoi je veux que vous fassiez dire au roi que vous reviendrez à lui demain. Je vous assure que, quand vous me quitterez, nous ferons de notre mieux pour vous pourvoir d’une escorte si magnifique que jamais noble dame n’en aura eu de pareille. Je ne vous donne pas ce conseil, dame, faute de vous aimer

plus que jamais de notre temps un chevalier n’a aimé 194

une dame, je vous le donne en considération de votre honneur. » Les larmes alors lui vinrent aux yeux et la reine de son côté se mit à pleurer. Quand il apprit que Lancelot avait accordé à la reine d’aller rejoindre le roi Arthur, Boort lui dit: « Seigneur, vous avez été bien léger d’agir ainsi; à présent, que Dieu fasse qu’il nous en arrive du bien. Mais certes je crois que vous n’avez jamais pris de décision dont vous puissiez autant vous repentir. Vous irez en Gaule, et madame la reine restera dans

ce pays, en un lieu où il vous sera à jamais impossible de la revoir. Je connais si bien votre cœur, et combien vous languirez d’amour pour elle, que, j'en ai la certitude, il ne se sera pas écoulé un mois que vous ne souhaïiteriez avoir donné le monde entier, s’il était à vous, pour n'avoir jamais cédé la reine; et je crains que vous n’en soyez encore bien plus malheureux que vous ne l’imaginez. » Quand Boort eut parlé, les deux autres tombèrent d’accord avec lui et se mirent à blâmer Lancelot. « Seigneur, lui direntils, quelle peur vous inspire donc le roi que vous lui rendiez la reine?» Lui répondit qu’il la rendrait, quoi qu’il dût lui en advenir, même s’il devait mourir d’être privé d'elle. L’entretien prit fin là-dessus, quand ils entendirent Lancelot assurer que pour rien au monde il ne renoncerait à rendre la reine. Celle-ci s’en retourna auprès de l’archevêque qui l’attendait dans la salle et lui dit: « Seigneur, vous pouvez donc aller vers messire le roi; saluez-le de ma part et dites-lui que je ne partirai d’ici qu'à la condition absolue que Lancelot puisse s’en aller sans y perdre un éperon ni un seul de ses gens. » Quand l’évêque entendit cette réponse, il remercia Dieu du fond du cœur, car à présent il voyait bien que la guerre était terminée. Il

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recommanda la reine à Dieu ainsi que tous ceux étaient là; il descendit du château et chevaucha s'arrêter jusqu’à la tente du roi; il lui conta les velles ramenées du château. Quand il apprit qu’on lui rendait la reine sans ficulté, le roi déclara à l'intention de ceux

qui sans

nou-

difqui l’entouraient : «Par Dieu, Lancelot tenait-il donc autant à la reine qu’on me le faisait entendre? il n’a pas à ce point le dessous dans cette guerre qu’il

serait de sitôt prêt à la rendre, s’il l’aimait d’un amour coupable. Et puisqu'il a accédé si généreusement à ma requête, je ferai exactement ce que m’a demandé la reine; je le laisserai quitter ce pays, dans des conditions telles que personne ne pourra lui dérober fût-ce la valeur d’un éperon que je ne le lui rende au double. » Le roi ordonna alors à l’évêque de retourner au château et de dire à la reine de la part du roi que Lancelot pouvait quitter librement le pays; le roi lui-même, en remerciement de sa magnanimité, lui offrirait de ses propres navires pour passer en Gaule. L’archevêque enfourcha immédiatement son cheval, s’en revint au château et fit part à la reine des propositions du roi. La chose fut ainsi conclue des deux côtés : la reine serait rendue le lendemain à son époux, et Lancelot quitterait le royaume de Logres; il s’en irait avec ses compagnons dans le royaume de Gaunes dont ils étaient les seigneurs légitimes par droit héritage. Ce soir-là ce fut la liesse dans le camp lorsqu'on vit que la guerre était finie, car la plupart redoutaient fort d’en avoir le pire, si la situation se prolongeait longtemps. Mais si ceux-là furent bien plus heureux et gais que de coutume, ceux du château en revanche, tous, les pauvres comme

les riches, furent

plongés dans la tristesse et les larmes.

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Savez-vous

pourquoi ils étaient si abattus? Parce qu’ils voyaient l’extrême chagrin que montraient Boort et Lancelot, Hector et Lyonel, comme si, sous leurs yeux, le monde entier était mort. 119. Ce soir-là la tristesse régna à la Joyeuse Garde. Quand le jour fut levé, Lancelot dit à la reine: « Dame, voici venu le jour où vous allez vous séparer de moi, et où il me faudra m'’éloigner de ce pays. J’ignore si je vous reverrai jamais. Voici un anneau que vous m'avez donné jadis, la première fois que je fus en relations avec vous; je l’ai gardé depuis lors jusqu’à maintenant pour l’amour de vous. À présent je vous prie de le porter pour l’amour de moi aussi longtemps que vous vivrez; et moi, je prendrai celui que vous avez à votre doigt. » Elle le lui donna de grand cœur. Ils ne se parlèrent pas davantage, et allèrent se parer avec le plus d'élégance possible. Ce jour-là les quatre cousins étaient magnifiquement vêtus. Une fois à cheval avec tous leurs compagnons du château, ils se rendirent, sous le couvert de la trêve, jusqu’au camp, avec plus de cinq cents chevaux tout harnachés de soie; ils s’en venaient en jou-

tant par jeu, faisant les plus grandes démonstrations de joie que vous ayez jamais vues. Le roi de son côté alla au-devant d’eux avec un grand déploiement de chevaliers. Quand vint le moment où Lancelot vit approcher le roi, il mit pied à terre, prit le cheval de la reine par la bride et dit au roi: «Sire, voici la reine que je vous rends, elle serait morte depuis longtemps par la déloyauté de ceux de votre maison, si je n'avais pas pris le risque de la secourir. Je ne l’ai pas fait en raison de bontés qu’elle aurait jamais eues pour moi, mais seulement parce que je la sais la plus noble dame du monde. Le dommage eût été

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immense, et la perte bien douloureuse, si les gens déloyaux de votre maison, qui l’avaient condamnée à mort, avaient fait d’elle ce qu’ils souhaitaient. Mieux vaut qu'eux aient été victimes de leur déloyauté plutôt qu’elle ait péri.» Le roi la reçut alors avec gravité, rendu pensif par les paroles qu’il venait d'entendre. ; «Sire, dit Lancelot, si j'avais aimé la reine d’un amour coupable, comme on vous le faisait croire, je ne vous l’aurais pas rendue de longtemps, et ce n’est pas la force qui vous aurait permis de la ravoir. — Lancelot, dit le roi, vous avez tant fait que je vous en suis très reconnaissant, et la façon dont vous vous comportez pourra vous être utile un jour.» Messire Gauvain alors s’avança et dit à Lancelot: « Vous avez assez fait pour vous mériter la reconnaissance de messire le roi. Mais il vous demande encore autre chose. — Et quoi, seigneur? dit Lancelot. Dites-le-moi et je le ferai, si je peux. — Il vous demande, dit messire Gauvain, de libérer sa terre de votre présence de telle manière qu’on ne vous y trouve plus jamais. — Sire, dit Lancelot au roi, est-ce là votre désir? — Puisque c’est ce que veut Gauvain, dit le roi, je suis d'accord. Quittez ma terre, de ce côté-ci de la mer, et rendez-vous dans la vôtre, de l’autre côté; elle est suffisamment belle et riche. — Cher sire, dit Lance-

lot, quand je serai dans ma terre, aurai-je à redouter quelque chose de vous? Sur quoi devrai-je compter de votre part, la paix ou la guerre? — Vous pouvez être sûr, dit messire Gauvain, que c’est la guerre qui vous attend, et plus rude que vous ne l’avez eue jusqu'ici; elle ne cessera pas avant que mon frère Gaheriet, que vous avez tué lâchement, soit vengé sur votre personne même et alors, m'offrirait-on le monde entier pour prix de votre tête, je le refuserais.

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— Messire

Gauvain,

dit Boort,

finissez-en

avec

les

menaces; je vous affirme en toute vérité que mon seigneur ne vous redoute guère. Si vous décidiez de nous poursuivre dans le royaume de Gaunes ou dans celui de Benoÿc, soyez sûr que vous seriez plus près que mon seigneur d’y laisser la tête. Vous venez de dire en outre qu’il a tué votre frère déloyalement. Si vous vouliez le prouver en loyal chevalier, je serais prêt à défendre mon seigneur contre vous, de sorte que si j'avais le dessous dans ce duel, l’opprobre serait pour messire Lancelot; si je pouvais en revanche

vous

forcer

à vous

avouer

vaincu,

vous

seriez dans la mauvaise position du plaignant parjure, et la guerre finirait là-dessus. Assurément, si cette procédure vous agréait, il serait bien préférable que cette querelle soit réglée par vous et par moi plutôt que par quarante mille hommes.» Messire Gauvain tendit alors son gage au roi en disant: « Sire, puisqu'il propose la bataille, nous nous en tiendrons là, car je suis prêt à prouver contre lui que c’est par trahison que Lancelot a tué mon frère Gaheriet. » Boort de son côté s’avança et se déclara prêt à repousser l’accusation. La bataille était assurée, si le roi l’avait voulu, car messire Gauvain s’estimait satisfait avec cette proposition, et Boort aurait aimé l’affronter en duel. Mais le roi refusa les gages des deux parties, déclarant que sous aucun prétexte il ne consentirait à cette

bataille: quand ils seraient partis d’ici, que chacun fit de son mieux; Lancelot pouvait être sûr qu’à peine de retour dans son pays il trouverait la guerre plus redoutable qu’il ne pourrait l’imaginer. « Certes, sire, remarqua Lancelot, vous ne seriez pas aussi à l'aise maintenant pour reprendre cette guerre, si je m'étais efforcé de vous nuire autant que je vous suis

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venu en aide, le jour où Galehaut, le seigneur des Iles Lointaines, se soumit à vous par serment alors même qu’il avait le pouvoir de vous ravir terre et honneur, et que vous étiez bien près de subir toutes les hontes, c’est-à-dire de perdre votre couronne et votre héritage. Si vous gardiez le souvenir de cette journée comme vous le devriez, certes jamais vous ne vous mêleriez d'engager cette guerre contre moi. Et je ne vous dis pas cela, sire, parce que j’ai peur de vous. Je le dis à cause de l'affection que vous devriez éprouver pour moi, si Vous saviez comme on l'attend d’un roi récompenser les services rendus. En effet dès lors que, de retour dans notre pays au milieu de ceux qui nous ont juré fidélité, nous aurons rassemblé nos forces et nos amis, que nous aurons garni nos châteaux et nos forteresses, je vous garantis que si vous y venez et que nous décidons de vous nuire de tout notre pouvoir, vous n’aurez jamais eu autant sujet que cette fois-là de vous repentir d’une action commise. Sachez bien que vous n’y gagnerez jamais profit ni honneur. Quant à vous, messire Gauvain, qui êtes si empressé à nous faire du tort auprès du roi, vous devriez certes être le dernier à le faire: si vous vous rappeliez que jadis je vous ai délivré de la Tour Douloureuse, le jour où, en le tuant, je vous ai tiré de la prison de Karados le Grand, qui vous avait amené tout près de la mort, jamais vous ne concevriez de haine envers moi. — Lancelot, dit messire Gauvain, vous n’avez jamais rien fait pour moi

que vous ne m'’ayez finalement fait payer très cher. Vous m'avez causé un si douloureux dommage par la mort de ceux que j'aimais le plus, que notre famille en est définitivement humiliée, et moi déshonoré. C’est pourquoi il ne saurait y avoir de paix entre vous et moi, et il n’y en aura jamais, autant que je

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vivrai.» Alors Lancelot dit au roi: «Sire, je m’en irai demain hors de votre terre dans des conditions telles que, en récompense de tous les services que je vous ai rendus, depuis que je suis entré en chevalerie, je n’emporterai rien de vos biens, même pas la valeur d’un éperon. » 120. Là-dessus prit fin leur entrevue. Le roi retourna vers les tentes, emmenant avec lui la reine.

Alors ce fut la joie dans le camp, aussi vive que si le seigneur Dieu était descendu parmi eux. À l’encontre de l’allégresse manifestée par les gens du roi, ceux du château s’en retournèrent dans la tristesse, fort malheureux de voir leur seigneur en proie à un abat-

tement inhabituel. Quand Lancelot fut descendu de cheval, il donna l’ordre à tous ses gens de préparer leur équipement, car il avait l'intention de se mettre en route le lendemain en direction de la mer afin de passer dans la terre de Gaunes. Ce jour-là Lancelot appela un écuyer du nom de Kanahin et lui dit: «Prends mon écu dans la chambre là-bas et va tout droit jusqu’à Camaalot; porte-le dans la grande église de Saint-Etienne et laisse-le dans un endroit où il puisse rester, et où il soit bien en vue, de manière que tous ceux qui le verront désormais se remémorent les exploits que j'ai accomplis dans cette terre. Sais-tu pour quelle raison je tiens à honorer ainsi ce lieu? Parce que j'y ai reçu pour la première fois l’ordre de chevalerie; j'en chéris cette cité plus que toute autre; aussi je veux que mon écu soit là en lieu de moi, car je ne sais si l'aventure m’y ramènera jamais, une fois que j'aurai quitté ce pays. » 121. Le jeune homme prit l’écu; Lancelot lui fit donner également quatre bêtes de somme chargées

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de présents, afin que ceux de l’église prient désormais tous les jours pour lui et embellissent l’endroit. À leur arrivéeà Camaalot, les porteurs de ces présents furent accueillis avec beaucoup de joie. Et quand les gens virent l’écu de Lancelot, ils n’en furent pas moins heureux que des autres dons; séance tenante ils le firent suspendre au milieu de l’église au bout d’une chaîne en argent, avec autant d’apparat que s’il se fût agi d’une relique. Quand on l’apprit dans le pays, on vint le voir en foule et on lui fit fête; beaucoup pleuraient, à la vue de l’écu, de ce que Lancelot s’en était allé. Mais le conte cesse maintenant de parler d’eux et retourne à Lancelot et à ses compagnons. 122. Dans cette partie, le conte dit que, après que la reine eut été rendue au roi, Lancelot quitta la Joyeuse Garde. En fait, avec la permission du roi luimême, il céda le château à un de ses chevaliers qui avait longuement servi, de manière que, où qu’il se trouvât, il en perçût les rentes sa vie durant. Quand Lancelot l’eut quitté avec tous ses compagnons, ils comptèrent qu’ils étaient environ quatre cents chevaliers, non compris les écuyers et les autres qui, à pied ou à cheval, suivaient la troupe. Une fois que, parvenu à la mer, Lancelot se fut embarqué, il regarda la terre du pays où il avait été gratifié de tant de bienfaits et de tant d’honneurs: il se mit à changer de couleur et à jeter de profonds soupirs;

ses yeux furent envahis de larmes. Après être resté ainsi un long moment, il dit, si bas qu'aucun de ceux qui se trouvaient dans le navire ne l’entendit, à exception du seul Boort: 123. « Ah! douce terre emplie de toutes les grâces, qui retiens totalement sur ton sol mon esprit et ma

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2vrA

vie, bénie sois-tu par la bouche de celui qu’on appelle Jésus-Christ, et bénis soient ceux qui demeurent sur toi, mes amis comme mes ennemis. Qu'ils aient la paix! Qu'ils aient le repos! Que Dieu leur accorde plus de joie que je n’en ai! Qu'il leur donne l’honneur de la victoire sur tous ceux qui voudront lui faire quelque tort! Ils l’auront, sans aucun doute, car personne ne saurait vivre dans un pays d’une telle douceur sans en être particulièrement comblé; je le dis pour moi qui en ai fait l’expérience, car tout le temps que j'ai demeuré là, il m'est advenu une profusion de bonheurs plus que si je m'étais trouvé dans une autre terre. » 124. Telles furent les paroles que prononça Lancelot au moment de quitter le royaume de Logres. Aussi longtemps qu’il put apercevoir le pays, il garda les yeux fixés sur lui; quand il l’eut perdu de vue, il alla s'étendre sur un lit et s’abandonna à un tel désespoir que personne, le voyant, n’aurait manqué d'en prendre pitié. Il resta dans cet état jusqu’au moment d’accoster. Quand ïil fallut débarquer, il monta à cheval avec ses compagnons et ils firent route jusqu'à proximité d’un bois où Lancelot mit pied à terre et fit dresser les tentes, car il voulait faire halte pour la nuit; ceux qui étaient chargés de cette tâche s’en acquittèrent sans tarder. Lancelot passa la nuit là et le lendemain il partit, ne cessant de chevaucher jusqu’à sa terre. Quand les gens du pays apprirent sa venue, ils se portèrent à sa rencontre et l’accueillirent dans la liesse comme celui qui était leur seigneur. 125. Au lendemain de son arrivée, après avoir entendu la messe, il se rendit auprès de Boort et de

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Lionel et leur dit : « Accordez-moi un don, je vous en prie. — Seigneur, dirent-ils, vous n’avez pas à nous en prier; donnez

un ordre, et rien ne nous

retiendra,

fût-ce au prix de notre vie, de l’exécuter sur-lechamp. — Boort, je requiers de vous que vous preniez en fief le royaume de Benoÿc; et vous, Lionel, vous recevrez celui de Gaunes, qui appartenait à votre père. Quant au royaume de Gaule, il m’a été donné par le roi Arthur, et je ne vous en parlerai pas: m'aurait-il donné le monde entier que, au point où nous en sommes, je le lui rendrais. » Ils répondirent que, puisque telle était sa volonté, ils s’y conformeraient. Lancelot déclara qu’il voulait qu’ils fussent couronnés à la Toussaint.

126. Tous deux tombèrent à ses pieds et reçurent de lui cette seigneurie. Du jour où il les en investit jusqu’à celui de la Toussaint, il n’y avait qu’un mois et deux jours. Quand les gens du pays apprirent que ce jour-là les deux frères devaient être couronnés et mis en possession l’un du royaume de Benoÿc, l’autre du royaume de Gaunes, alors vous auriez vu tout le pays se mettre en fête, et les paysans se réjouir plus qu'ils n’en avaient l’habitude; mais il était facile aux gens du pays de remarquer que le plus absent et le plus abattu d’eux tous était Lancelot, car on avait du mal à le dérider. Et encore marquait-il plus de joie et de liesse qu’il n’en trouvait dans son cœur. 127. La Toussaint

venue,

toute la haute noblesse

du pays se rassembla à Benoÿc. Le jour même où les deux frères furent couronnés, Lancelot apprit que le roi Arthur voulait venir contre lui avec son armée, et qu'il viendrait sans faute dès que l’hiver serait passé, car il avait déjà bien avancé ses préparatifs; et tout

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cela se faisait à l’instigation de messire Gauvain. Quand il reçut cette nouvelle, Lancelot répondit à celui qui la lui avait apportée: « Laissez donc venir le roi; qu’il soit le bienvenu! Assurément, nous lui ferons un bel accueil, s’il plaît à Dieu, car nos châteaux sont bien garnis de murs et d’autres choses, et

notre terre bien pourvue en vivres et en chevaliers. Et qu’il vienne en toute sécurité, car il n’a pas à craindre la mort en un lieu où je serais, pour autant que je puisse le reconnaître. Mais en ce qui concerne messire Gauvain, qui nous montre tant d’hostilité avec si peu de raisons de le faire, et qui cherche à ce point à nous nuire, je vous affirme que, s’il vient ici, il n’en repartira pas sain et sauf si c’est en mon pouvoir, et 1l n’a jamais de sa vie entrepris une guerre dont il se sera repenti autant que de celle-là, s’il y vient. » Telle fut la réponse de Lancelot à celui qui lui avait apporté ces nouvelles, lui donnant toute assurance que le roi Arthur serait mieux reçu qu’il ne l’imaginait; jamais, précisa le messager, ce dernier ne se serait lancé dans cette guerre, si messire Gauvain ne l’y avait poussé. Mais le conte cesse maintenant de parler de Lancelot et retourne au roi Arthur et à messire Gauvain. Arthur en Petite-Bretagne et la Trahison de Mordret ($ 128-142) 128. Le conte dit maintenant que le roi Arthur demeura tout cet hiver-là dans le royaume de Logres, au comble de la félicité, car il ne voyait rien qui pût lui déplaire. Pendant qu’il parcourait à cheval ses villes, séjournant au fil des jours dans ceux de ses châteaux qu’il savait les plus confortables,

205

se

messire Gauvain le pressa tant de reprendre la guerre contre Lancelot qu’il lui donna sa parole de roi: sitôt passée la fête de Pâques, il convoquerait toute son armée pour aller contre Lancelot, et mettrait tout en œuvre, dût-il y mourir, pour abattre les forteresses de Benoÿc et de Gaunes sans y laisser pierre sur pierre. C’est la promesse que le roi fit à messire Gauvain,; il lui promit ainsi ce qu’il ne fut pas en mesure de tenir. 129. Après Pâques, à la saison nouvelle, quand le froid se fut quelque peu adouci, le roi convoqua l’ensemble de ses barons et prépara ses navires pour traverser la mer. Le rassemblement eut lieu dans la cité de Londres. Au moment de partir, messire Gauvain demanda à son oncle: « Sire, à qui confierezvous la garde de madame la reine?» Le roi se mit aussitôt à réfléchir à qui il pourrait la laisser. Mordret alors s’avança: « Sire, dit-il au roi, si cela vous convenait, je resterais pour la garder; elle sera plus en sécurité, et vous aurez nécessairement l'esprit plus tranquille, si elle est sous ma garde plutôt que sous celle d’un autre. » Le roi déclara qu’il y consentait, il devait prendre soin d’elle comme de son propre corps. « Sire, dit Mordret, je vous en fais la promesse solennelle. » Le roi prit alors la reine par la main et la remit à Mordret, en lui disant de veiller sur elle aussi loyalement qu’un homme qui lui a juré fidélité doit veiller sur la femme de son seigneur. C’est en ces termes que l’autre la reçut. La reine fut très fâchée de lui avoir été ainsi confiée, car elle le savait profondément mauvais et déloyal et pensait bien devoir en attendre des ennuis et des motifs de mécontentement. Il lui en vint en effet de bien plus considérables qu’elle n’aurait pu l’imaginer.

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Le roi donna à Mordret les clés de tous ses trésors, afin que s’il avait besoin d’or ou d’argent une fois passé dans le royaume de Gaunes, Mordret pût lui en envoyer à sa demande. Le roi ordonna aux gens du pays d’obéir absolument aux volontés de Mordret, et il leur fit jurer sur les reliques qu’ils ne passeraient jamais outre à son commandement. Ils prêétèrent ce serment, dont le roi se repentit ensuite avec douleur, car il fut cause de sa défaite en rase campagne dans la plaine de Salesbières, où eut lieu le combat mortel, comme on le trouvera clairement

raconté dans ce récit même. 130. Cette affaire réglée, le roi Arthur quitta sans tarder la cité de Londres avec un grand nombre de combattants de valeur, et il fit route jusqu’à la mer; la reine tint absolument à l’accompagner jusque-là. Au moment où le roi dut embarquer, la reine manifesta un chagrin extrême et, tout en pleurant, elle lui dit tandis qu’il l’embrassait: «$Sire, que NotreSeigneur vous conduise là où vous devez aller et vous ramène sain et sauf; en vérité, je n’ai jamais éprouvé autant d’inquiétude à votre sujet que maintenant. Quoi qu’il en soit de votre retour, mon cœur me dit que je ne vous reverrai jamais, pas plus que vous ne me reverrez. — Vous me reverrez, dame, s’il plaît à Dieu, n’ayez jamais ni peur ni appréhension à ce sujet, car cela ne vous avancerait à rien. » Là-dessus le roi monta à bord du navire. On leva les voiles pour recevoir le vent et les maîtres matelots furent prêts à leur poste. Au bout de peu de temps le vent les avait assez éloignés de la rive pour qu’ils se retrouvent en haute mer. Ils eurent bon vent et eurent tôt fait de traverser; ils en rendirent grâces à Notre-Seigneur. Quand ils eurent accosté, le roi

207

4ds

donna l’ordre de débarquer tout leur équipement et de tendre leurs pavillons sur le rivage, parce qu’il voulait se reposer. On lui obéit en tous points. Cette nuit-là le roi coucha dans une prairie pas très loin du rivage. Le lendemain matin, au moment de partir, il voulut savoir combien d'hommes ils pouvaient être; ils comptèrent qu’ils étaient plus de quarante mille. Ainsi se mirent-ils en route et parvinrent dans le royaume de Benoÿc. Quand ils y furent entrés, ils ne trouvèrent pas les châteaux sans défense, car il n’en était point que Lancelot n’eût fait réparer ou refaire entièrement. Une fois là, le roi consulta ses barons sur la direction à prendre. «Sire, dit messire Gauvain, nous irons directement à la cité de Gaunes, où les rois Boort et

Lionel, et Lancelot et Hector siègent avec l’ensemble de leurs forces; si le hasard faisait que nous puissions les surprendre, nous pourrions aisément mettre fin à notre guerre. — Par Dieu, s’exclama messire Yvain, c’est une folie d’aller droit à cette cité, car c’est là que réside l'essentiel des forces de cette terre; nous aurions intérêt à aller détruire d’abord les châteaux et les places tout autour, de façon à ne pas

craindre l’encerclement quand nous aurions entamé le siège de la cité. —- Ah! dit messire Gauvain, ne vous faites donc pas de souci, personne ne sera assez hardi pour oser sortir de l’un de ces châteaux aussi longtemps qu’ils nous sauront dans ce pays. — Gauvain, dit le roi, allons donc assiéger Gaunes, puisque vous le voulez. » Le roi Arthur se dirigea alors tout droit vers Gaunes avec son armée. Il en était à peu de distance, quand il rencontra une dame très âgée montée sur un palefroi blanc, somptueusement vêtue. Reconnaissant le roi Arthur, elle lui dit:

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131. «Roi Arthur, contemple la cité que tu es venu attaquer. Sois-en sûr, c’est là une grande folie et tu suis un conseil insensé; en effet, de cette entreprise où tu t’es lancé, tu ne retireras jamais aucun honneur: tu ne prendras pas cette cité, et tu en par-

tiras sans aucun résultat, voilà tout l’honneur que tu y gagneras. Quant à vous, messire Gauvain, qui avez donné ce conseil au roi, et à l’instigation de qui cette guerre a été engagée, sachez que vous cherchez si gravement votre dommage que jamais vous ne reverrez sain et sauf le royaume de Logres. Vous pouvez dire en vérité qu’à présent le terme est proche qui vous a été promis jadis, à votre départ de chez le Riche Roi Pêcheur, où vous avez subi beaucoup de

honte et d’opprobre. »

132. Après avoir prononcé ces paroles, elle s’en retourna

à vive

allure,

sans

vouloir

attendre

la

moindre réplique de messire Gauvain ni du roi Arthur. Elle s’en fut droit à la cité de Gaunes, y pénétra, et se rendit dans la grande salle où elle trouva Lancelot avec les deux rois, en compagnie de nombreux chevaliers. S’approchant des deux rois, elle leur dit que le roi Arthur était à une demi-lieue de la cité, et que l’on pouvait déjà voir sur place plus de dix mille hommes de son armée. Ils répondirent que peu leur importait, ils ne les redoutaient pas. Ils demandèrent alors à Lancelot: « Seigneur, que ferons-nous? Le roi Arthur fait camper ses hommes là-bas hors des murs. Nous devrions les attaquer avant qu’ils ne soient complètement installés.» Lancelot déclara qu’il passerait à l’attaque le lendemain. Le roi Boort acquiesça à cette décision et les autres avec lui. Lancelot fit crier à travers la cité que tous se trouvent à cheval le lendemain au lever

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du jour. La plupart en furent tout contents et joyeux, çar ils préféraient la guerre à la paix. Cette nuit-là, ceux du camp furent tranquilles, et les assiégés firent peu de bruit. Le lendemain matin, dès que le jour parut, ceux de la cité se levèrent et revêtirent leurs armes le plus vite qu’ils purent; ils étaient impatients en effet de voir arriver l’heure où ils pourraient affronter ceux du dehors. Quand ils furent prêts, ils vinrent devant la grande salle et attendirent au milieu de la rue, tous à cheval, le moment d'opérer leur sortie. Ce jour-là Lancelot et Hector constituèrent leurs bataillons et donnèrent à chacun un bon chef; ceux du camp établirent pareillement vingt corps de troupes. Messire Gauvain et messire Yvain faisaient partie du premier, parce qu’ils avaient appris que, de l’autre côté, Lancelot et Boort étaient également dans le premier bataillon. Quand ces deux corps entrèrent en contact, messire Gauvain et Lancelot combattirent l’un contre l’autre,

ainsi que Yvain et Boort; ils se portèrent tous quatre mutuellement à terre, et Yvain faillit en avoir le bras

brisé. Alors les combattants s’élancèrent de part et d’autre. La mêlée fut à cet endroit si rude et si générale qu’on ne comptait plus les chevaliers renversés. Mais Lancelot était remonté en selle et avait dégainé son épée; il se mit à frapper de grands coups autour de lui. De leur côté les gens du roi Arthur avaient réussi, malgré les efforts de leurs adversaires, à remonter messire Gauvain sur son cheval. Tous les bataillons entrèrent ainsi en action au début de la matinée, et ils commencèrent la mêlée, mortelle pour -tant de braves et pour tant de bons chevaliers. Mais quand le roi Lyonel eut fait son apparition sur le champ de bataille, quel ne fut pas l’effroi des gens

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du roi Arthur devant les étonnants exploits qu’il accomplissait sous leurs yeux! Les assaillants auraient ce jour-là subi de grosses pertes, n’eût été le roi Arthur, qui se comporta admirablement pendant cette bataille. C’est lui-même qui blessa le roi Lyonel à la tête. Ceux du dedans eurent tellement peur, quand ils le virent si grièvement atteint, qu'avant la fin de l’après-midi ils interrompirent le combat, et rentrèrent dans la cité. 133. Les troupes ennemies se rencontrèrent ainsi quatre fois en une semaine. Il y eut beaucoup de chevaliers tués de part et d’autre — plus toutefois chez les assaillants que chez les assiégés, car Lancelot, Boort et Hector, prêts à faire face à toute nécessité, toujours prompts à nuire à leurs ennemis, firent des prouesses. Les assiégés étaient très rassurés par la présence des trois cousins, car on aurait cru qu’il n’y avait qu'eux, et les assaillants en étaient épouvantés. Mais le conte cesse maintenant de parler d’eux tous et retourne à Mordret. 134. Le conte dit maintenant que lorsque le roi Arthur eut confié la reine à la garde de Mordret et qu’il eut quitté le royaume de Logres pour venir attaquer Lancelot, comme on en a déjà eu le récit, et que Mordret resta maître de l’ensemble du domaine royal, il convoqua tous les hauts seigneurs du pays et se mit à organiser de somptueuses fêtes à la cour et à multiplier les dons généreux — tant et si bien qu'il se gagna les cœurs de toute la noblesse qui était restée sur les terres du roi Arthur, si entièrement que le moindre de ses ordres dans le pays était exécuté comme s’il avait émané du roi lui-même. Mordret

211

demeura tant auprès de la reine qu’il s’en éprit profondément, au point qu'il se voyait réduit à la mort s’il ne pouvait en obtenir ses volontés; pourtant il n’osait en aucune manière lui en faire l’aveu. Sa passion pour elle était si vive que nul n’aurait pu aimer davantage sans en mourir. Mordret conçut alors une grave trahison dont on ne cessa par la suite de parler. Il fit rédiger une lettre, qu’il scella d’un sceau qui était une contrefaçon de celui du roi Arthur; cette lettre fut apportée à la reine et lue devant les nobles barons; c’est un évêque d'Irlande qui en fit la lecture. Voici ce qu’elle disait: 135. « Je vous adresse mon salut en homme mortellement blessé par Lancelot, alors que tous mes hommes sont tués et taillés en pièces. J’éprouve plus de compassion pour vous que pour quiconque, en raison de la profonde loyauté que vous m’avez toujours témoignée; pour assurer la paix, je vous prie que vous fassiez de Mordret (je le considérais comme mon neveu, mais il ne l’est pas) le roi de la terre de Logres,

car

pour

moi, il est sûr que

vous

ne

me

reverrez jamais, Lancelot m’a blessé à mort et il a tué Gauvain. Je vous requiers en outre, sur le serment que vous m'avez prêté, de donner la reine pour épouse

à Mordret;

si vous

refusiez,

il pourrait

en

résulter pour vous de très gros ennuis, car si Lancelot venait à apprendre qu’elle n’est pas mariée, il marchera contre vous et la prendra pour femme, et c’est la chose dont mon âme s’affligerait le plus. »

136. Tout ce discours était écrit dans lettre et il fut lu tel quel en présence de Quand Mordret, qui avait tramé les détails trahison à l’insu de tous, à l’exception de

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la fausse la reine. de cette lui et du

garçon qui avait apporté la lettre, entendit ce qu’elle disait, il fit mine d’en être accablé au point de se laisser tomber au milieu des barons, comme

évanoui.

Mais pour ce qui est de la reine, qui croyait à l'authenticité de ces nouvelles, on peut bien vous dire qu’elle se mit à montrer une telle douleur que personne à sa vue n'aurait manqué d’être saisi de pitié. Les lamentations s’élevèrent dans la salle de toutes parts, si bien qu’on n’aurait pu y entendre Dieu tonner. Quand la nouvelle se répandit à travers la cité que le roi Arthur avait été tué, ainsi que tous ceux qui étaient partis avec lui, pauvres et riches crièrent leur chagrin d’avoir perdu le roi. C'était en effet le prince le plus aimé au monde, car il avait toujours été à leur égard bienveillant et généreux. Le deuil provoqué par cette nouvelle dura huit jours entiers, et les manifestations en furent d’une telle ampleur que personne ne prit beaucoup de repos. Quand il se fut quelque peu apaisé, Mordret se rendit auprès des plus puissants d’entre les barons, et leur demanda quel sort ils feraient au mandement du roi; ils répondirent qu’ils allaient se consulter. Leur décision fut qu'ils feraient de Mordret leur roi, qu’ils lui donneraient la reine pour épouse, et qu'ils lui jureraient fidélité. Ils devaient agir ainsi pour deux raisons: l’une, parce que le roi Arthur les en avait priés; l’autre, parce qu’ils ne voyaient parmi eux personne qui fût autant que Mordret digne d’un tel honneur. 137. Ils déclarèrent alors à Mordret qu’ils feraient en tous points ce que le roi leur avait demandé, et Mordret les en remercia vivement: « Puisqu’il vous plaît que les choses se passent conformément à la requête du roi, il ne reste plus qu’à faire appeler la

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reine; l’archevêque ici présent me la donnera pour épouse. » Ils déclarèrent qu’ils la feraient venir, et ils allèrent la chercher dans la chambre où elle se trouvait: « Dame, lui dirent-ils, les seigneurs de votre terre vous attendent dans la grande salle et vous prient de vous rendre auprès d’eux pour écouter ce qu’ils ont à vous dire. Si vous ne voulez pas vous déplacer, eux viendront à vous. » Elle déclara qu’elle irait, puisqu'ils la réclamaient. Elle se leva et se rendit dans la salle. Quand les barons la virent approcher, ils se portèrent à sa rencontre et l’accueillirent avec de grandes marques d’honneur. Celui d’entre eux qui était le plus habile à s’exprimer lui tint ce discours:

138. « Dame, nous vous avons fait venir pour une seule chose. Que Dieu accorde qu’il en résulte du bien pour vous et pour nous, c’est certes là tout notre souhait. Voici ce dont il s’agit: votre époux, le roi Arthur, est mort, nous en avons la certitude; il était

d’une très grande bravoure et sut admirablement assurer la paix parmi nous. À présent il nous a quittés, nous laissant dans l’affliction.

Comme

ce pays,

où l'autorité suzeraine s’exerce sur l’ensemble des terres qui le constituent, est resté sans chef, nous sommes dans la nécessité d’y pourvoir par le choix d’un homme digne de gouverner un royaume aussi puissant que le nôtre, à qui vous seriez donnée en mariage; car sans aucun doute celui à qui Dieu concédera la possession de ce royaume doit vous avoir pour femme. Nous nous sommes acquittés de cette tâche et, dans le besoin qui est le nôtre, vous

avons cherché un homme sage et bon chevalier qui saura bien gouverner. Nous avons décidé entre nous qu’il vous aura pour femme, et nous lui prêterons serment de fidélité. Dame, que dites-vous de cela? » 214

139. La reine, confondue par cette proposition, répondit en pleurant à celui qui avait parlé qu’elle n’avait aucune envie de se remarier. « Dame, dit-il, c’est impossible; personne ne peut vous épargner cette nécessité, car il n’est pas question que nous laissions ce royaume sans seigneur; il nous en adviendrait inévitablement du malheur, si quelque part une guerre se déclarait contre nous; c’est pourquoi vous devez vous considérer comme contrainte de faire ce que nous attendons de vous dans cette affaire.» La reine déclara qu’elle préférait quitter le royaume et s’exiler, comme une pauvre abandonnée, plutôt que de reprendre jamais époux. « Savez-vous pourquoi je vous dis cela? C’est que je ne pourrais jamais en obtenir un de la qualité de celui que j'ai perdu. Aussi je vous prie de ne plus m'’entretenir de ce sujet, car je ne vous obéirais pas et vous marquerais en outre du ressentiment.» Les autres barons alors revinrent à la charge: « Dame, il ne vous sert à rien de refuser; il vous faut vous plier à cette nécessité. » Leur insistance ne fit qu’accroître son trouble; elle demanda à ceux qui la harcelaient: « Nommez-moi donc celui que vous voulez me donner pour époux. » « Mordret, lui dirent-ils; nous ne connaissons parmi nous aucun chevalier digne autant que lui de gouverner un empire ou un royaume, car il est sage, bon chevalier, et extrêmement brave. »

140. En entendant ces mots, la reine eut l’impression que le cœur allait lui manquer, mais elle n’osa pas le montrer de peur que ceux qui étaient devant elle ne s’en aperçussent; elle espérait en effet s’en délivrer d’une tout autre manière qu’ils ne le pensaient. Après avoir longuement médité sur ce qu'ils venaient de dire, elle leur répondit: « Assurément je

215

ne conteste pas que Mordret soit de grande valeur et bon chevalier, et en ce qui concerne votre proposition, je ne m’y oppose pas — sans y consentir non plus encore. Laissez-moi seulement le répit nécessaire pour que j'y réfléchisse et demain, à la première heure, je vous donnerai ma réponse.» D’un bond alors Mordret s’avança: « Dame, dit-il, vous aurez un délai plus long encore que celui que vous avez demandé: ils vous accorderont jusqu’à huit jours, à condition que vous me promettiez de faire entièrement à ce moment-là ce qu’ils exigeront de vous. » Elle y consentit volontiers, avec le seul souci de se débarrasser d’eux. 141. Cela mit un terme à cette discussion. La reine s’en fut dans sa chambre et s’y enferma en compagnie d’une seule suivante. Quand elle se vit dans l’intimité, elle se laissa aller à un immense cha-

grin, autant que si elle avait vu le monde entier mort devant elle. Elle se traitait de pauvre malheureuse tout en se frappant le visage et en se tordant les mains. Après avoir passé un long moment à se lamenter ainsi, elle dit à la demoiselle qui était avec elle: « Allez me chercher Labor et dites-lui de venir me parler.» La jeune fille acquiesça avec empressement. Ce Labor était un chevalier d’une bravoure exceptionnelle, et cousin germain de la reine; c'était

l’homme à qui la reine se serait fiée par priorité en cas de grand besoin, après Lancelot. Quand il se présenta, elle demanda à la jeune fille de quitter la chambre; celle-ci obéit. La reine ferma elle-même la porte sur eux deux. Quand elle se vit seule avec celui qui avait toute sa confiance, elle s’abandonna sans retenue à son extrême détresse; et alors, au milieu de ses larmes, elle dit au chevalier: « Cher

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cousin, au nom de Dieu, conseillez-moi.» Quand Labor la vit pleurer si fort, il se montra à son tour très affligé: « Dame, lui dit-il, pour quelle raison vous tourmentez-vous à ce point? Dites-moi ce que vous avez; et s’il n’est possible de vous aider dans cette peine par rien qui soit en mon pouvoir, je vous en délivrerai; je vous le promets en loyal chevalier. » La reine lui dit alors en pleurant: « Cher cousin, je connais la plus grande épreuve qui puisse accabler une femme, en ce que les gens de ce royaume veulent me donner à ce traître, à cet être déloyal qui est, je vous le dis en toute vérité, le fils du roi Arthur, mon époux; et ne le serait-il pas, il est si fourbe qu’il ne saurait être question pour moi de l’accepter; j'aimerais mieux qu’on me fasse brûler vive. Mais je vais vous exposer le plan auquel j'ai pensé et vous me donnerez votre avis en conséquence. J’ai l’intention de faire munir la tour de ce bourg d'hommes d’armes, d’arbalétriers et de vivres, et je souhaite que vous vous mettiez vous-même en quête des hommes et que vous fassiez jurer chacun séparément sur les reliques de ne révéler à personne la raison de cette manœuvre; si l’on me demandait, d’ici le moment où je dois donner ma réponse, pourquoi je fais ainsi équiper la tour, je répondrais que c’est en prévision de la fête de mon mariage. — Dame, dit Labor, il n’est rien que j’épargnerais pour assurer votre protection; je vous trouverai des chevaliers et des hommes d’armes pour garder la tour, et pendant ce temps, vous y ferez entreposer des vivres; quand vous l’aurez bien pourvue, si vous m'en croyez, vous enverrez un messager à Lancelot en le pressant de venir vous secourir. Je vous lassure: quand il connaîtra votre besoin, il n’aura de cesse d’accourir, avec des gens tels qu'avec leur aide il

217

Ede edf

saura sans peine vous tirer de l’embarras où vous êtes, en dépit de tous ceux de ce pays; jamais Mordret, j'en suis convaincu, n’aura la hardiesse de lattendre en rase campagne. Et s’il advenait que messire le roi soit vivant — car je ne crois pas à sa mort — et que le messager le rencontrât sur sa route en Gaule, il n’entendrait pas plutôt ces nouvelles qu'il reviendrait dans ce pays avec toute l’armée qu’il a emmenée. Ainsi pourrez-vous être délivrée de Mordret. » 142. La reine se déclara enchantée de ce conseil car elle pensait bien de cette façon se tirer du péril où l’avaient mise les seigneurs du pays, et leur entretien prit fin là-dessus. Labor se mit en quête de chevaliers et d’hommes d’armes ayant toute sa confiance, si bien qu'avant l’expiration des huit jours il en avait rassemblé jusqu’à deux cents. Tous, hommes d’armes et chevaliers, lui avaient juré sur les reliques qu’ils se rendraient dans la tour de Londres et défendraient la reine contre Mordret, autant qu’ils pourraient tenir, jusqu’à la mort. Cette opération s’effectua si discrètement que nul ne fut au courant à l’exception de ceux qui en étaient chargés. Pendant ce temps, la reine avait fait équiper la tour de tout ce que l’on pouvait trouver dans le pays qui fût de quelque utilité ou secours à un être humain. Quand vint le jour où elle devait répondre de sa promesse, et que les seigneurs du royaume qui avaient été convoqués à cette fin furent rassemblés dans la salle, la reine, qui n’avait pas pérdu de temps, avait déjà fait entrer dans la tour ceux qui devaient constituer sa garde, si bien pourvus d’armes qu’ils ne pouvaient l’être davantage. Quand ils furent tous à l’intérieur, la reine les rejoignit et fit aussitôt

218

relever le pont-levis; puis elle monta aux créneaux de la tour et s’adressa à Mordret au-dessous

d’elle, qui

s'était bien rendu compte que la reine lui avait échappé: «Ah! Mordret, vous avez eu bien tort d’agir comme si mon époux était votre vassal, en décidant, que je le veuille ou non, de me prendre pour femme! Malheur à vous, certes, qui l’avez pensé! Je tiens à ce que vous sachiez que cette affaire sera cause de votre mort.» Elle descendit alors des créneaux, gagna une chambre dans la tour et demanda à ceux qui étaient avec elle ce qu’elle pourrait faire. « Dame, dirent-ils, soyez sans inquiétude. Sachez que nous défendrons aisément cette tour contre Mordret, s’il se met en tête de l’assiéger, car nous ne redoutons guère sa force, et il n’aura jamais le pouvoir d’y mettre le pied, lui ni aucun de ses hommes, pour autant que nous ayons ici des vivres. » Ces paroles comblèrent la reine d’aise. Quand Mordret, qui attendait dehors avec sa suite, s’aperçut qu'il avait été ainsi dupé et que la reine lui avait échappé, il interrogea ses barons sur la conduite à tenir, « car la tour est solide et facile à défendre, et remarquablement garnie de vivres; ceux qui sont à l’intérieur sont fort braves et hardis. Seigneurs, quel conseil me donnez-vous”? — Seigneur, dirent-ils, il suffit d’assaillir la tour de tous les côtés et par attaques répétées. Sachez qu’elle n’est pas forte au point de pouvoir nous résister longtemps, du fait qu’ils ne recevront pas d’autre secours que ce qu’ils ont déjà. — Par ma foi, dit Mordret, je n’ai pas l’intention de l’assiéger, à moins d’obtenir de vous plus d’assurances que je n’en ai pour le moment. » Ils se dirent prêts à lui fournir toutes les assurances qu’il exigerait. « Donc je vous prie, dit-il, que vous me promet-

219

tiez loyalement fidélité et me juriez sur les reliques de m'aider jusqu’à la mort contre mes ennemis mortels, y compris contre le roi Arthur, s’il se trouvait jamais qu’il débarquât de ce côté. — Nous le ferons bien

volontiers»,

dirent-ils.

Ils se

mirent

alors

à

genoux devant lui et lui jurèrent tous fidélité, s’engageant sur les reliques à l’aider contre tous ses ennemis jusqu'à la mort. Quand ils eurent prêté ce serment, il leur dit: « Seigneurs, je vous remercie. Vous avez suffisamment fait pour moi en m'élisant au-dessus de vous tous comme votre seigneur et en me jurant hommage. À présent certes, je suis tellement sûr de vous qu’il n’y a si puissant personnage au monde que je n'ose attendre fermement sur un champ de bataille, pourvu que j'aie vos troupes à ma disposition. Il ne vous reste donc plus qu’à me donner possession de vos châteaux et de vos forteresses. » Chacun lui tendit aussitôt son gage en signe de possession, et il le reçut de chacun. Il ordonna alors que la tour soit assiégée sur-le-champ de tous côtés, et il fit armer ses hommes et dresser machines de guerre et échelles pour monter aux créneaux. Mais ceux de la tour se précipitèrent sur leurs armes. Quel terrible et prodigieux assaut se livra là! En effet, ceux du dehors tentaient de monter à toute force, comptant sur leur grand nombre, mais ceux du dedans veillaient à ne pas les laisser arriver, les tuant et les faisant dégringoler dans les fossés, se défendant si bien qu'avant la fin de l’assaut, vous en auriez compté plus de deux cents gisant dans les douves. Quand les assaillants virent que les assiégés leur infligeaient de telles pertes, ils se retirèrent et donnèrent l’ordre de ne pas poursuivre l’attaque. Cet ordre fut suivi, car les assaillants étaient très frappés par la remarquable défense des assiégés.

220

La reine fut ainsi maintes fois assiégée et attaquée dans la tour de Londres, mais elle eut la chance d’avoir auprès d’elle des gens qui la défendirent sans

défaillance. Un jour, elle prit à part un de ses messagers qui avait toute sa confiance: « Tu vas partir en Gaule, lui enjoignit-elle, apprendre des nouvelles de mon seigneur le roi, s’il est vivant ou mort. S’il est en vie, tu lui exposeras ma situation et tu le prieras au nom de Dieu de venir sans faute le plus tôt possible à mon secours; autrement je serais perdue, car cette tour ne saurait résister toujours aux assauts de Mordret et de tous ceux qui l’assistent. Si effectivement mon seigneur est mort et que tu aies des nouvelles sûres à son propos et à celui de messire Gauvain, pars directement pour Gaunes ou pour Benoÿc, où tu trouveras Lancelot; quand tu l’auras trouvé, dis-lui que je lui transmets mes salutations et mes amitiés et que, toutes affaires cessantes, il vienne me secourir avec toutes les troupes qu’il pourra lever à Gaunes et à Benoÿc. Tu peux ajouter que, s’il me

fait défaut, je suis déshonorée et perdue, car je ne pourrais pas tenir longuement contre Mordret, du fait qu'il a pour le conseiller et l’aider tous les gens de ce pays. —- Dame, dit le jeune homme, je saurai m'acquitter de cette tâche, s’il plaît à Dieu que je puisse entrer sain et sauf dans la terre de Gaunes; mais je crains fort de ne pouvoir sortir de cette tour à ma guise, car elle est tellement environnée de toutes parts de nos ennemis que je ne sais comment m'y prendre. — Il vous faut trouver le moyen de sortir, dit-elle, et de transmettre ce message dans les termes que je vous ai dits; autrement je ne serais jamais délivrée de ces traîtres. » 143. Le soir, quand la nuit fut tombée, le jeune homme prit congé de sa dame et arriva à la porte; il

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réussit à sortir et à se frayer un chemin au milieu des hommes de Mordret; il eut assez de chance pour n’être arrêté ni d’un côté ni de l’autre, car en le voyant chacun s’imaginait qu’il était des siens. Dès qu’il se fut éloigné, il gagna le bourg pour y chercher un gîte, et se débrouilla si bien dans la soirée qu’il obtint un bon et robuste roncin. Il se mit en route sans tarder ! et chevaucha sans répit jusqu’à la côte, et il traversa la mer. Il apprit alors que le roi

Arthur n’était pas mort, mais qu’il avait mis le siège devant la cité de Gaunes. Le messager fut très heureux de cette nouvelle. Mais le conte cesse maintenant de parler de lui et retourne au roi Arthur et à ses compagnons.

Gauvain contre Lancelot ($ 144-159)

144. Maintenant le conte dit que, lorsque le roi Arthur eut maintenu le siège devant la cité de Gaunes durant environ deux mois, il sut clairement qu’il ne s’en tirerait jamais avec honneur, car ceux du dedans opposaient une farouche défense et infligeaient tous les jours des pertes aux assaillants. Un jour le roi Arthur dit en privé à messire Gauvain: « Gauvain, vous m'avez lancé dans une entreprise sans possibilité pour nous d’issue honorable, je parle de la guerre que vous avez engagée contre la parenté du roi Ban. Ils sont d’une telle valeur aux armes qu’ils n’ont pas leurs pareils au monde. Réfléchissez 1. On attendrait ici une précision temporelle du type «Au matin »: il semble bien en effet que l’écuyer ait passé la nuit dans le bourg (il y a pris un logis), et ne se soit mis en route que le lende-

main.

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donc à ce que nous devons faire; je vous assure que nous risquons d’y perdre plus que d’y gagner, du fait qu’ils se trouvent sur leurs terres, au milieu de leurs amis et qu’ils ont avec eux un très grand nombre de chevaliers. Soyez-en sûr, cher neveu: s’ils nous haïssaient autant que nous les haïssons, nous aurions complètement perdu, étant donné leur force et les troupes dont ils disposent; examinez donc quelle conduite il nous faut tenir. — Sire, dit messire Gauvain, je vais y réfléchir; je serai en mesure de vous donner une réponse ce soir ou demain matin. » Ce jour-là, messire Gauvain fut plus soucieux qu’à laccoutumée. Quand il eut médité tout son saoul, il appela un des jeunes gens à son service et lui dit: « Vas-t’en dans la cité de Gaunes, et dis à Lancelot du Lac que, s’il est assez hardi pour oser soutenir qu’il n’a pas tué mon frère Gaheriet par trahison, je suis prêt, moi, à prouver contre lui qu’il l’a tué déloyalement et par trahison. S’il peut, par sa victoire, me débouter de cette accusation, mon oncle s’en retournera avec toute son armée dans le royaume de Logres, et jamais il ne demandera raison à ceux de Benoÿc de quelque litige qu’il y ait eu entre nous. Si c’est moi le vainqueur, je m'en tiendrai là et cela signifiera la fin de la guerre, à condition que les deux rois fassent hommage de leur terre au roi Arthur; s’ils refusent, nous ne lèverons jamais

le siège avant qu’ils ne soient honteusement défaits et tués. » En entendant ce message, le garçon se mit à pleurer doucement et dit à messire Gauvain: « Seigneur, qu’est-il dans votre intention de faire? Avez-vous donc une telle envie de vous couvrir de honte et d’aller à la mort? Messire Lancelot est un chevalier redoutable et très aguerri, et si vous étiez tué dans 223

de pareilles circonstances, nous en serions tous humiliés et déshonorés, du fait que vous êtes le meilleur chevalier de cette armée, et le plus noble du royaume. S'il plaît à Dieu, je ne délivrerai pas un message où je voie si ouvertement votre mort, je serais trop pervers et déloyal, si mes actes ou mes paroles entraînaient à sa perte un être de votre valeur. —- Tout ce que tu me dis est inutile, dit messire Gauvain; il faut que tu fasses ce message, sinon cette guerre ne sera jamais terminée, et il est légitime qu’il y soit mis fin par lui et par moi, car c’est lui qui l’a commencée, et c’est moi qui l’ai poursuivie; elle avait complètement cessé quand je l’ai fait reprendre à mon oncle le roi Arthur; il est bien juste que la première joie ou la première douleur en soit pour moi. Je te l’affirme, si je n’étais pas sûr de mon bon droit, je ne l’affronterais pas en ce moment fût-ce au prix de la meilleure cité du monde, car j'ai bien conscience qu’il est le meilleur chevalier que j'aie jamais rencontré. Mais chacun sait que le fait d’être dans son tort et déloyal ferait un lâche du meilleur chevalier du monde, tandis que le droit et la loyauté rendraient le plus lâche assuré et brave; c’est pourquoi je n’ai pas à redouter Lancelot, car je sais bien qu’en cette affaire le tort est de son côté et le droit du mien. Aussi ni toi ni personne ne devez vous faire du souci à mon sujet, car partout Notre-Seigneur se porte au secours du droit; c’est là ce qui fonde ma confiance et ma foi.» Messire Gauvain insista tant auprès du jeune homme que celui-ci lui promit d’aller dans la cité de Gaunes et de transmettre à Lancelot le message qu’il lui avait confié. « Veille donc, dit messire Gauvain, à partir demain à la première heure.» L'autre s’y engagea sincèrement.

224

145. Ce soir-là ils s’abstinrent d’en parler davantage. Huit jours avant, les adversaires avaient établi une trêve, et elle devait expirer dans trois jours. Le lendemain à l’aube le jeune homme se rendit à la cité de Gaunes et attendit que Lancelot soit levé et qu’il ait entendu la messe, ainsi que les deux rois. Quand ils furent arrivés dans la grande salle, et qu’ils eurent pris place sur les sièges d’honneur, le jeune homme vint à Lancelot et lui dit: « Seigneur, je suis envoyé à vous par mon maître messire Gauvain; il vous fait dire par moi que si vos gens et les nôtres continuent de s’affronter comme ils ont commencé, il ne peut qu’en résulter de très douloureuses

pertes

de part et d’autre.

Mais

comportez-

vous en sage: messire Gauvain vous mande, si vous osez l’accepter, qu’il est prêt à prouver, en présence de tous les gens de ce pays, que vous avez tué ses frères déloyalement. S’il peut vous convaincre de ce crime par sa victoire sur vous, votre mort est inévitable, car à coup sûr le monde entier ne lui paraîtrait pas une rançon suffisante pour vous laisser la vie sauve. Si au contraire vous parvenez à repousser cette accusation et à le contraindre à s’avouer vaincu, le roi son oncle retournera dans le royaume de Logres et vous laissera en paix tous les jours de sa vie, sans jamais reparler de cette affaire. Si vous refusez sa proposition et n’osez l’affronter en duel, le monde entier devrait vous accabler d’opprobre entier, car alors il deviendrait évident pour tous que vous êtes coupable de ce dont il vous accuse. Réfléchissez donc à ce que vous ferez, car c’est le message pour vous dont il m’a chargé. » Quand le jeune homme eut terminé, Lancelot, accablé par ces nouvelles car assurément il n’aurait pas souhaité se battre jamais contre messire Gau-

225

vain, fit cette réponse: « Certes, cher ami, ce mes-

sage m'est pénible et bien désagréable à entendre, car j'aurais été le dernier à chercher l’affrontement

avec messire Gauvain, à aucun moment de ma vie et pour rien au monde, en raison de sa valeur, et aussi à cause de l’amitié dont il n’a cessé de m'honorer depuis mes débuts en chevalerie. Mais quand il s’agit d’une accusation aussi grave que celle de trahison, elle constituerait un tel outrage pour moi que, si je

ne m'en défendais pas, j’en serais pour toujours déshonoré; celui en effet qui ne se lave pas d’une accusation de trahison en reçoit plus de honte et d’opprobre que s’il s’agissait de n’importe quel autre crime. C’est pourquoi dites-lui de ma part que s’il veut donner un gage de cet accord, il me trouvera en armes sur le terrain, à l’heure qu’il choisira. Vous pouvez donc aller; rapportez-lui exactement ma réponse: ce n’est pas que je le redoute, mais j'avais pour lui tant d’affection que jamais je n’aurais voulu l’affronter dans un combat corps à corps. » L'autre promit de bien faire ce message et s’éloigna aussitôt. De son côté le roi Boort dit à messire Lancelot: « Assurément, jamais un homme sensé, comme devrait l’être messire Gauvain, ne s’est mêlé de porter une accusation aussi déraisonnable, car tout le monde sait que ce n’est pas du tout par trahison que vous avez tué ses frères, mais ouvertement, en un lieu où il y avait plus de cent chevaliers. — Je vais vous dire, dit le roi Lyonel, pourquoi il agit ainsi: il est si affecté par la mort de ses frères qu’il préférerait mourir plutôt que de continuer à vivre; et il aimerait s’en venger tout spécialement sur messire Lancelot. C’est pourquoi il l’a accusé de façon si perfide, car il lui est aussi indifférent de mourir que de vivre. — Je pense, dit Lancelot, que la bataille entre

226

nous deux est imminente; j'ignore comment elle tournera,; je sais seulement que si j'étais vainqueur et sur le point de lui trancher la tête, je ne le tuerais pour rien au monde; sa très grande valeur m’impressionne, et il est en outre l’homme que, bien qu’il ne soit pas de mes parents, j’ai aimé et j'aime encore le plus au monde, le roi seul excepté. — Par ma foi, dit le roi Boort, vous êtes bien surprenant à cette heure, de l’aimer avec un tel cœur alors qu’il vous haït à mort! — Par ma foi, répliqua Lancelot, de cette chose surprenante vous êtes témoin : il ne saura jamais tant me haïr que je cesse de l’aimer; je n’aurais pas été prêt à l'avouer aussi ouvertement, mais j'en suis peut-être arrivé à ma mort, puisque l’heure de la bataille est venue. » 146. C’est ainsi que s’exprima Lancelot à propos de messire Gauvain; tous ceux qui l’entendirent s’en étonnèrent fort et l’en estimèrent encore davantage. Le jeune homme envoyé par messire Gauvain avait entendu la réponse de Lancelot. Il quitta la cité de Gaunes et revint d’une traite à son maître. Il se hâta de lui conter ce qu’il avait trouvé là-bas, et conclut: « Seigneur, vous aurez à coup sûr votre bataille, si vous pouvez garantir à messire Lancelot que, en cas de victoire de sa part, le roi retournera dans son pays. — Par ma foi, dit messire Gauvain, si j’échoue à obtenir que le roi en personne s’y engage, je veux bien ne plus jamais porter les armes. Taïis-toi donc et ne dis plus un mot sur cette affaire, je pense bien la mener à terme. » Messire Gauvain se rendit alors auprès du roi et se mit à genoux devant lui: «Sire, lui dit-il, je vous prie instamment de m’accorder un don.« Le roi le lui accorda avec bonté, ignorant ce qui allait lui être

224

demandé et, le prenant par la main, il le releva. Messire Gauvain l’en remercia vivement, puis il lui dit: «Sire, savez-vous le don que vous m'avez fait? Vous m'avez accordé que vous vous porteriez garant envers Lancelot que, s’il peut me vaincre en duel, vous lèverez le siège et vous regagnerez le royaume de Logres, en sorte que jamais, autant que vous vivrez, vous ne lancerez une guerre contre les gens de Gaunes. » Cette nouvelle plongea le roi dans la stupeur et il demanda à messire Gauvain: «Avez-vous donc entrepris de vous battre contre Lancelot? Qui vous a mis pareille idée en tête? — Sire, dit messire Gauvain, c’est ainsi; la chose est désormais impossible à éviter, jusqu’à la mort ou la défaite de l’un de nous. — Certes, cher neveu, dit le roi, je suis très affligé de l'initiative que vous avez prise; il y a longtemps que je n’ai été autant contrarié par quelque chose qui me soit arrivé. Je ne sais pas de chevalier au monde que je ne vous aurais préféré à celui-ci comme adversaire, car nous le connaissons pour le plus valeureux, le plus expérimenté du monde entier, et le plus accompli que l’on puisse y rencontrer. C’est pourquoi je m'inquiète tant pour vous; sachez-le, j'aimerais mieux avoir perdu la meilleure de mes cités plutôt que vous ayez jamais fait cette proposition. — Sire, dit messire Gauvain, la chose est allée si loin qu’elle ne peut plus ne pas avoir lieu; et même si c'était possible, rien ne m’y ferait renoncer, car je le hais à mort, au point que j'aimerais mieux mourir que de ne pas tout tenter pour le tuer. Si Dieu dans sa mansuétude permettait que je sois capable de le faire mourir et de venger mes frères, rien de ce qui pourrait m'arriver ne saurait plus m'atteindre; et s’il advient qu’il me tue, du moins prendra fin la douleur qui m'habite jour et nuit; sachez que c’est pour trou-

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ver enfin la paix, vivant ou mort, que j'ai entrepris cette bataille. — Cher neveu, dit le roi, à présent que Dieu vous vienne en aide, car certes vous n'avez

jamais rien entrepris qui m’inspire autant d’effroi, et à juste titre, car Lancelot est excellent chevalier et très entraîné, vous en avez fait l'expérience une fois ou l’autre, à ce que je vous ai vous-même entendu dire. » Messire Gauvain dit alors à celui qui avait porté son message : « Va dire à Lancelot de venir nous parler, à mon oncle le roi et à moi, à mi-chemin entre le camp et la cité; qu’il soit sans armes, comme le seront mon seigneur et tous ceux qui l’accompagne-

ront.» Le jeune homme se sépara de son maître et arriva dans la cité; il y trouva Lancelot avec Boort et son frère qui se tenaient à l'écart près d’une fenêtre, et parlaient encore de la proposition de messire Gauvain. Lancelot répétait que cette bataille lui répugnait à l’extrême; il n’y avait pas dans le camp un autre chevalier contre lequel il ne se serait battu plus volontiers que contre messire Gauvain, en raison de l’amitié qu’il lui portait. Le messager s’en vint droit là où il les aperçut, il s’agenouilla devant Lancelot et lui dit: « Seigneur, le roi et messire Gauvain m'’envoient à vous; ils vous mandent

d’aller les ren-

contrer hors de la cité avec vos deux compagnons, sans armes, comme ils y viendront eux-mêmes; là seront pris les engagements de part et d’autre, de telle sorte que nul ne puisse se retirer des accords qui auront été passés. » Lancelot se déclara prêt à y aller, il emmènerait avec lui le roi Boort et son frère Hector. L’autre les quitta sans tarder et vint au camp faire rapport au roi et à messire Gauvain.

147. Alors le roi Arthur se mit aussitôt en selle et pria le roi Carados de l’accompagner. Messire Gau-

229

vain fut le troisième. Ils enfourchèrent leurs destriers et se dirigèrent vers la porte de la cité, sans armes; ils étaient vêtus de soie légère en raison de la grande chaleur. Quand ils approchèrent de la cité, ils virent le roi Boort, Lancelot et Hector franchir les portes. Dès qu’ils furent assez près les uns des autres pour pouvoir s'adresser la parole, Lancelot dit à Boort: « Mettons pied à terre devant messire le roi qui vient à nous, l’homme le plus digne de vénération de notre temps.» Les autres déclarèrent que, n’en déplût à Dieu, ils ne descendraient jamais de cheval devant leur ennemi mortel. Lancelot insista: bien qu'il fût son ennemi, il le ferait pour l’amour de lui. Sans attendre, il mit pied à terre et ses compagnons l’imitèrent. De son côté le roi dit à ses compagnons: «Par Dieu, ces trois hommes ont vraiment de quoi être loués du monde entier; ils possèdent plus de courtoisie et de noblesse que quiconque; quant à la vaillance, ils en sont si bien pourvus qu’ils n’ont nulle part leurs pareils. Plût à Dieu que régnât entre nous l'amitié que j'y ai vue autrefois! Que Dieu jamais ne m'assiste, si je n’en étais pas plus heureux que si l’on m'avait fait don de la plus riche cité du monde! » Il descendit alors de sa monture; ses deux compagnons firent de même. Lancelot, dès qu’il fut arrivé près de lui, lui adressa un salut plein d’humilité et d’embarras, mais le roi ne le lui rendit pas, car il voyait que messire Gauvain en serait très affecté. Lancelot lui dit: «Sire, vous m’avez demandé de venir vous parler, et je suis venu entendre ce que vous avez l'intention de me dire.» Messire Gauvain aussitôt s’avança et répondit à la place du roi: « Lancelot, messire le roi est venu ici pour faire ce que vous avez réclamé de moi; vous savez bien que nous avons décidé entre nous une bataille aussi

230

implacable que l’exige une accusation de trahison mortelle, à propos de la mort de mes frères que vous avez tués par trahison, avec déloyauté, nous le savons tous parfaitement; c’est moi qui porte plainte, et vous avez à vous en défendre. Mais parce que vous n’aimeriez pas que, cette bataille achevée, une autre fût commencée, vous voulez, à ce que je crois, avoir l’engagement de messire le roi que, si vous l’emportez dans ce combat par votre victoire sur moi, ni lui ni ses hommes ne vous feront jamais tort de son vivant, mais abandonneront totalement le siège et s’en retourneront dans leur pays? — Messire Gauvain, dit Lancelot, si vous l’acceptiez, je renoncerais à ce duel, bien que les choses en soient maintenant au point où je ne pourrais y renoncer sans que la honte n’en rejaillît sur moi et qu’on ne me traitât de lâche; mais vous avez tant fait pour moi, vous et messire le roi ici présent, que j'aurai du mal à me convaincre

de porter les armes

contre vous,

surtout

dans un duel à mort. Sachez que je ne vous parle pas ainsi par pusillanimité ou parce que je vous redoute, j’agis guidé par la seule amitié; dès que je serai armé en effet, et monté sur mon destrier, je serai, s’il plaît à Dieu, tout à fait capable de me défendre contre vous. En disant cela je ne cherche pas à me vanter, je n’oublie pas non plus que vous êtes le meilleur chevalier du monde; simplement, si cela vous agréait, je souhaiterais fort rétablir la paix entre nous; et pour l’obtenir, je serais prêt à faire au moment voulu tout ce que vous voudriez exiger de moi, par exemple de vous jurer fidélité, ainsi que mon frère Hector; et ma parenté entière vous prêtera hommage, à l’exception des deux rois, car je ne vou-

drais pas qu’ils se mettent dans la dépendance d’un autre. Je ferai tout cela, et plus encore: je vous jure-

231

rai tout de suite sur les reliques, si vous le voulez, que je quitterai Gaunes demain à la première heure et m'en irai pieds nus et vêtu grossièrement, seul, sans aucun compagnon, et m’exilerai ainsi pendant dix années. Et si je meurs avant ce terme, je vous pardonne ma mort et vous en ferai acquitter par toute ma parenté. Si, les dix ans passés, je reviens et que vous soyez encore en vie, ainsi que messire le roi

ici présent, je souhaite jouir à nouveau de votre amitié à tous deux comme autrefois. Je suis prêt à faire

un serment encore, autre que vous ne pensez, pour qu’il n’y ait pas entre nous matière à violence: je vous jurerai sur les reliques que je n’ai absolument pas eu connaissance que je tuais votre frère Gaheriet et que sa mort, loin de me faire plaisir, m’a profondément accablé. Je suis prêt à faire tout cela, non que je vous redoute plus qu’il ne convient, mais parce que je crois que ce sera un grand malheur si l’un de nous est tué par l’autre. »

148. Quand il entendit les généreuses propositions faites par Lancelot pour sauver la paix, le roi ne put en croire ses oreilles, car il n’aurait jamais imaginé que Lancelot se rendît jusque-là. Ii dit à messire Gauvain, les yeux pleins de larmes : « Cher neveu, au nom de Dieu, faites ce que vous demande Lancelot; car à coup sûr il vous offre toutes les réparations qu'un chevalier puisse offrir à un autre pour le meurtre de quelqu'un de sa. famille. Assurément, aucun chevalier de sa valeur n’a jamais fait de telles concessions. — En vérité, dit messire Gauvain, les prières sont inutiles; j'aimerais mieux avoir la poitrine transpercée d’une lance et les entrailles arrachées plutôt que de ne pas m'en tenir à ce que je vous ai promis, même au prix de ma vie.» Il tendit

292

alors son gage au roi en disant: « Sire, me voici prêt à prouver que Lancelot a tué mon frère déloyalement. Que la bataille soit fixée au jour que vous déciderez. » Lancelot s’avança à son tour et dit au roi en pleurant : « Sire, puisque je vois que la bataille ne peut être évitée, je faillirais à ma qualité de chevalier si je n’assumais pas ma défense; voici mon gage à cet effet; je suis bien fâché d’avoir à le faire; que la bataille ait lieu demain, s’il plaît à messire Gauvain. » Celui-ci y consentit aussitôt. Le roi reçut les gages des deux parties. Lancelot dit alors au roi: « Sire, je vous demande de me donner votre parole de roi que, si Dieu m'accorde l’honneur de cette bataille, vous lèverez le siège de devant cette cité et partirez dans le royaume de Logres avec tous vos hommes; et jamais, aussi longtemps que vous vivrez, ni vous ni aucun homme de votre parenté ne nous ferez de tort, à moins que nous ne vous en ayons fait d’abord.« Le roi donna sa parole de roi. Ils se séparèrent alors les uns des autres. Mais au moment de se quitter Hector dit à messire Gauvain : « Messire Gauvain, vous avez refusé l’offre la plus généreuse et la plus noble réparation qu’un homme de la qualité de messire Lancelot ait jamais offerte à un chevalier. Certes, pour ce qui est de moi, je voudrais qu’il vous en arrivât malheur, et je crois qu’il en sera ainsi.» Lancelot ordonna alors à Hector de se taire, il en avait assez dit; l’autre obéit. Sans plus tarder, tous vinrent à leurs chevaux et montèrent. Ils rentrèrent les uns dans la cité, les autres dans leurs tentes. Mais jamais vous n’avez vu manifester une aussi grande douleur, se lamenter aussi fort que le fit messire Yvain, quand il sut vraiment que la bataille avait été engagée de part et d’autre entre messire

233

Gauvain et Lancelot, et qu’on ne pouvait plus léviter. Il vint à messire Gauvain et l’accabla de reproches: « Seigneur, lui dit-il, pourquoi avez-vous fait cela? Avez-vous une telle haine pour votre vie que vous avez décidé d’affronter le meilleur chevalier du monde, auquel aucun homme n’a jamais réussi à résister dans un combat sans être finalement acculé à la honte? Seigneur, pour quelle raison avezvous entrepris cette bataille, étant de surcroît dans votre tort, car il aura le droit pour lui dans sa défense? Jamais en vérité vous n'avez eu une conduite aussi incroyable! — Soyez donc sans inquiétude, messire Yvain, je suis certain que le droit est de mon côté, et le tort du sien; c’est pourquoi je me battrai avec plus d’assurance contre lui, serait-il deux fois meilleur chevalier qu’il n’est. — Assurément, Yvain, dit le roi Arthur, j'aimerais mieux avoir perdu la moitié de mon royaume plutôt que les

choses en soient venues au point où elles sont. Mais puisqu'on ne peut l’empêcher, nous verrons ce qu’il en sera et nous nous en remettrons à la miséricorde de Notre-Seigneur. Gauvain a agi de façon plus incroyable

encore,

car

Lancelot

lui a offert,

pour

sauver la paix, de lui jurer fidélité avec tous ses compagnons, à la seule exception des deux rois. Si cela lui paraissait insuffisant, il s’en irait en exil pendant dix ans, et au retour il ne demanderait rien d’autre que de jouir de notre compagnie. — Certes, dit messire Yvain, c'était là une offre si généreuse qu'après cela je ne peux voir de notre côté que de la déraison. Que Dieu nous accorde donc qu’il ne nous en arrive pas malheur car, je vous le dis, je n’ai

jamais éprouvé une telle appréhension du malheur qu’en ce moment, parce que je vois chez eux le droit et chez nous le tort. »

234

149. Dans le camp, le roi Arthur et les siens se lamentaient beaucoup de ce que Gauvain avait entrepris de se mesurer à Lancelot. Les plus hardis d’entre eux ne pouvaient retenir leurs larmes et éprouvaient une si grande tristesse que les bouches n’osaient formuler ce que pensaient les cœurs. En revanche ceux de la cité ne s’en préoccupaient pas outre mesure, car quand ils entendirent raconter l’offre généreuse faite par Lancelot à messire Gauvain, ils souhaiïtèrent à ce dernier que Dieu lui envoyât la honte, qu’il méritait par son excès d’arrogance et d’orgueil. Cette nuit-là Lancelot veilla dans la grande église de la cité en nombreuse compagnie; cette nuit-là également il se confessa à un archevêque de tous les péchés dont il se sentait le plus coupable envers Notre-Seigneur, car il redoutait fort de ne pas avoir le dessus avec messire Gauvain, du fait qu’il lui avait tué ses deux frères. Quand l’aube pointa, il s’endormit jusqu’au matin, et ceux qui avaient veillé avec lui firent de même. Le matin venu, Lancelot, qui avait peur d’envisager ce qu’il lui fallait faire, se leva et s’habilla; il vit les nobles seigneurs qui l’attendaient. Il demanda aussitôt ses armes; on les lui apporta; c'était de bonnes et belles armes, à la fois solides, bien ajustées et légères. Ses amis l’armèrent de leur mieux; vous

auriez pu voir s’employer à cette tâche un grand nombre de barons, chacun mettant toute sa peine et son attention à le servir et à veiller à ce que rien ne lui manquât. Quand ils l’eurent équipé du mieux possible, ils descendirent de la grande salle et arrivèrent en bas dans la cour. Lancelot enfourcha un destrier robuste et rapide, et recouvert de fer jusqu'aux sabots. Quand il fut à cheval, les autres montèrent à sa suite pour lui faire escorte. Il sortit de la cité avec

235

un tel cortège que vous auriez pu compter dix mille hommes à ses ordres, dont aucun n’eût hésité à risquer sa vie pour l’amour de lui, s’il en avait eu besoin. 150. murs,

Ils allèrent jusqu’à

un

pré en dehors

où devait avoir lieu le combat;

des

ils y étaient

venus en tel équipage qu'aucun d’eux n’était armé, à Pexception de Lancelot, et aucun n’entra dans le champ

clos, mais

ils se massèrent

tout autour,

du

côté de la cité. Quand ceux du camp les virent sortis de la cité, ils amenèrent à messire Gauvain son des-

trier; les grands seigneurs l’avaient déjà revêtu des ses armes. Ils arrivèrent sur le terrain exactement comme l'avaient fait ceux du château. Le roi prit messire Gauvain par la main droite et l’introduisit dans le champ clos, mais il pleurait aussi fort que s’il avait vu le monde entier mort devant lui. De son côté, Boort prit son seigneur par la main droite, et le fit également pénétrer dans le champ avec ces mots : « Seigneur, lui dit-il, entrez dans ce lieu; que Dieu vous accorde l’honneur de cette bataille! » Et Lancelot, au moment d’entrer, fit le signe de la croix et se recommanda fortement à Notre-Seigneur. 151. Le jour était beau et clair, et le soleil déjà levé commença à étinceler sur les armures. Les deux chevaliers, braves et assurés, lancèrent leurs montures l’une contre l’autre en abaïssant leurs lances, et se heurtèrent si violemment du corps et de l’écu qu’ils se jetèrent mutuellement à terre, si assommés qu’ils ne parvenaient pas à reprendre leurs esprits, comme morts. Les chevaux, se sentant délestés de leurs cavaliers, prirent la fuite l’un de-ci, l’autre de-là, mais personne ne se préoccupa de les retenir,

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car tous avaient assez de quoi porter ailleurs leur attention. Au moment où étaient tombés les deux chevaliers, vous auriez pu voir maint noble spectateur ému et maintes larmes couler des yeux. Mais enfin Lancelot le premier se releva et mit la main à son épée, tout abasourdi encore de sa chute. Messire Gauvain ne fut pas plus lent; il se précipita sur son écu qui lui avait glissé du cou, et dégaina Escalibour, la bonne épée du roi Arthur; il courut sur Lan-

celot et lui asséna un tel coup sur son heaume qu’il le mit sérieusement à mal; son adversaire, entraîné à

donner et recevoir des coups, ne l’épargna pas et le frappa à son tour si rudement sur le heaume que messire Gauvain en vacilla. Alors la lutte se fit si âpre entre eux deux que jamais on n’en avait vu de pareille entre deux chevaliers; tout témoin de cet échange aurait convenu de l’exceptionnelle valeur des combattants. Ils poursuivirent longtemps le combat avec le même acharnement, et ils s'étaient tellement harcelés l’un l’autre de leurs épées tranchantes, par leurs assauts répétés, que les hauberts étaient déchirés sur les bras et sur les hanches, et les écus en si mauvais état, perdant des morceaux pardessous et par-dessus, que vous auriez pu passer le poing au travers; quant aux heaumes, pourvus de lacets solides, ils ne leur étaient plus guère utiles, tellement endommagés par la grêle de coups d’épée que près de la moitié leur en était tombée sur les épaules. S'ils avaient gardé intacte leur force du début, ils n’auraient pas pu rester longtemps en vie; mais ils étaient parvenus au dernier degré de lassitude, et il arriva à plusieurs reprises que l’épée leur tourna dans la main au moment où ils croyaient frapper l’adversaire. L’un comme l’autre avaient bien au moins sept blessures dont la moindre aurait suffi à

237

faire périr n'importe quel homme. Pourtant, tout épuisés qu’ils étaient d’avoir perdu une telle quantité de sang, ils poursuivirent le combat jusqu’à un point avancé de la matinée. Mais alors ils furent contraints de prendre du repos, incapables d’en supporter davantage. Messire Gauvain se retira le premier et s’appuya sur son écu pour reprendre son souffle; Lancelot fit de même.

152. Quand Boort vit Lancelot interrompre le combat, il dit à Hector: « À présent pour la première fois jai peur pour mon seigneur, quand il ne peut venir à bout d’un adversaire sans prendre du repos; le voici marquant un temps d’arrêt en plein milieu de la bataille. En vérité, j’en suis très alarmé. — Seigneur, dit Hector, soyez-en sûr, il ne l’a fait que par amitié pour messire Gauvain, car il n’en éprouvait pas un grand besoin. — Je ne sais, dit le roi Boort, quelles sont ses intentions; mais pour ce qui est de moi, je voudrais avoir donné tout ce que contient le monde, si j'en disposais, pour pouvoir me trouver en ce moment en face de messire Gauvain; je vous assure que la bataille serait déjà terminée. » 153. C’est ainsi que les deux chevaliers avaient interrompu le combat et se tenaient écartés l’un de l'autre. Mais quand le moment fut venu où messire Gauvain vit clairement qu’on approchait de midi, il appela Lancelot à la bataille, aussi dispos que s’il n'avait pas donné un seul coup d’épée de la journée. Il attaqua Lancelot avec une vigueur si surprenante que ce dernier en fut ébahi; il s’en fit à lui-même la remarque: «Par ma foi, je ne pourrais pas croire que cet homme n’est pas un diable ou un fantôme; J'étais prêt à dire à l'instant, quand je lui ai donné

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un peu de répit, qu’il était vaincu; le voici maintenant aussi frais que s’il n’avait pas du tout combattu aujourd’hui. » Telle était la réflexion que Lancelot se faisait sur messire Gauvain, qui connaissait un regain de force et de rapidité vers l’heure de midi. Il disait vrai. Ce phénomène ne datait pas de cette fois-là, mais on l'avait constaté partout où il avait livré combat: sa vigueur augmentait autour de midi. Et parce que certains le tiennent pour une fable, je vais vous dire d’où il tirait ce pouvoir. 154. La vérité est que messire Gauvain naquit en Orcanie, dans une cité appelée Nordelone. Au moment

de sa naissance,

son père le roi Loth, au

comble du bonheur, le fit porter dans une forêt près de là, à un ermite qui habitait dans la forêt. Cet ermite menait une si sainte vie que Notre-Seigneur faisait chaque jour pour lui des miracles, comme de redresser les bossus ou de rendre la vue aux aveugles, et il opérait maint autre prodige pour l'amour de ce saint homme. Le roi y envoya l’enfant parce qu’il ne voulait pas qu’il reçût le baptême d’une autre main que de la sienne. Quand le saint homme vit l’enfant et qu’il apprit qui il était, il le baptisa avec plaisir et l’appela Gauvain, car tel était son propre nom. L'enfant fut baptisé vers l’heure de midi. Après le baptême, un des chevaliers qui avaient apporté l'enfant dit au saint homme: « Seigneur, faites en sorte que le royaume puisse se louer de vous et que l’enfant, lorsqu'il atteindra l’âge de porter les armes, soit grâce à votre prière pourvu de plus de dons qu’un autre. — Certes, seigneur chevalier, le don ne vient pas de moi, mais de Jésus-Christ, et sans lui il n’y a de don qui vaille; pourtant, si ma prière pou-

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vait obtenir à cet enfant d’être plus doué que tout autre chevalier, il le serait. Mais demeurez ici cette nuit, et je saurai vous dire demain quel homme il deviendra, et s’il sera un bon chevalier. » Les messagers du roi passèrent cette nuit à l’ermitage jusqu’au matin. Quand le saint homme eut chanté la messe, il vint à eux et leur dit: « Seigneurs, de l’enfant que voici, je peux vous dire en toute certitude qu’il sera renommé au-dessus de ses compagnons pour sa prouesse, et jamais, aussi longtemps qu’il vivra, il ne pourra être vaincu vers l’heure de midi. Ma prière lui a valu en effet que tous les jours à l’heure de midi, l'heure même où il a été baptisé, sa vigueur et sa force s’accroîtront où qu’il se trouve, et quelles que soient la peine et la fatigue qu’il aura endurées auparavant, il se sentira à ce moment frais et dispos. » Les paroles du saint homme se vérifièrent exactement, car tous les jours ses forces augmentaient vers lheure de midi, où qu’il se trouvât; cette vertu lui valut de tuer maint adversaire et de remporter mainte bataille, aussi longtemps qu’il porta les armes. Quand en effet il avait à se battre contre un chevalier très vigoureux, il l’attaquait et le harcelait de son mieux jusqu’à l’heure de midi, si bien qu’à cette heure l’autre était si épuisé qu’il ne pouvait continuer. Au moment où il pensait reprendre souffle, messire Gauvain fonçait sur lui le plus rapidement possible, en homme qui disposait pleinement alors de sa force et de son agilité. Il le conduisait rapidement à la défaite, et c'était la raison pour laquelle plusieurs chevaliers redoutaient de l’affronter, à moins qu’on n’eût passé midi.

155. La grâce de ce pouvoir lui avait été octroyée par la prière du saint homme, et il se manifesta le

240

am 6

jour où il se battit contre le fils du roi Ban de Benoÿc. Car il était clair pour chaque spectateur qu'avant ce moment messire Gauvain était épuisé et incapable de continuer, si bien qu’il devait à tout prix marquer un temps d’arrêt; mais quand il eut recouvré sa force, selon le phénomène habituel, il bondit sur Lancelot si rapidement que, aucun témoin n’en aurait disconvenu, il ne paraissait pas avoir donné un seul coup d’épée de la journée, tant il se montrait agile et léger. Il se mit alors à harceler Lancelot de façon si implacable qu’il lui fit jaillir le sang du corps en plus de dix endroits. Il le pressait ainsi avec l’idée de le mettre hors de combat, sachant bien que, s’il n’y parvenait pas aux alentours de midi, il n’en viendrait jamais à bout. Aussi frappait-il à coups redoublés de son épée tranchante sur Lancelot qui, ébahi, se contentait d’endurer l'assaut. Quand le roi Boort vit Lancelot avoir le dessous au point de ne plus faire guère que recevoir les coups, il s’écria, assez haut pour être entendu de plusieurs: « Hélas! Dieu, que vois-je? Vaillance, qu’êtes-vous devenue? Hélas! seigneur, êtes-vous victime d’un enchantement, qu’un seul chevalier parvient ainsi à l’emporter sur vous? Je vous ai toujours vu accomplir plus d’exploits à vous seul que deux des

meilleurs chevaliers du monde ensemble. Et maintenant vous voici défait par la prouesse d’un seul! » 156. Le combat se poursuivit ainsi jusqu’au-delà de midi, Lancelot se bornant à supporter l’assaut de messire Gauvain et à se protéger. Mais dans l’intervalle il s’était quelque peu reposé et avait récupéré son souffle et ses forces. Avec une extrême rapidité il fonça sur messire Gauvain et lui asséna un si grand coup sur le heaume qu’il le fit chanceler. Gau-

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vain, assommé, dut malgré lui reculer. Lancelot alors passa à l’attaque et l’accabla de formidables coups du tranchant de l’épée, gagnant peu à peu du terrain. Messire Gauvain, qui éprouvait maintenant la plus grande peur de sa vie, et se voyait en danger d’être couvert de honte s’il ne pouvait se défendre, rassembla par peur de mourir tout le courage dont il était capable. Il se défendit avec tant d’âpreté que dans ce douloureux effort le sang lui jaillit par le nez et par la bouche, sans compter les autres plaies qu’il avait, qui saignaient plus qu’il n’aurait fallu. La lutte des deux chevaliers dura ainsi jusqu’au milieu de l’après-midi; ils se trouvaient alors tous deux si mal en point que ni à l’un ni à l’autre n’échappait la gravité de son état. Le lieu du combat était tout jonché des mailles de leurs hauberts et des fragments de leurs écus. Mais messire Gauvain était si grièvement blessé qu’il n’attendait plus que la mort; de son côté Lancelot n’était pas en si bon état qu’il n’eût eu bien plus besoin de se reposer que de se battre. Messire Gauvain l'avait tenu de si près que le sang lui jaillissait du corps en plus de treize endroits. D’autres chevaliers seraient morts depuis longtemps de la fatigue qu’ils avaient endurée; mais ils avaient tant de courage dans le cœur qu'ils avaient l’impression de ne pas avoir assez fait s’ils ne luttaient pas jusqu’à la mort ou à la défaite et que se révélât le meilleur des deux. 157. Le combat se prolongea ainsi jusqu’au soir: l'épuisement de messire Gauvain fut alors tel qu’il pouvait à peine tenir son épée. Lancelot, qui n’était pas encore trop las et pouvait en supporter davantage, continuait quant à lui de le harceler, le menant à son gré en avant ou en arrière. L'autre se bornait à

242

DEEE

encaisser les coups en se couvrant du peu qu’il lui restait de son écu. Quand Lancelot se rendit compte qu’il était le vainqueur, et qu’il était manifeste pour tous les spectateurs que l’autre n’avait plus la force de se défendre, il s’écarta quelque peu de messire Gauvain et lui dit: « Ah! messire Gauvain, il serait

juste que vous me teniez quitte de l’accusation que vous avez portée contre moi, car je me suis honorablement défendu contre vous jusqu’à la fin de laprès-midi et, dans une affaire de trahison, à ce moment-là la cause du plaignant doit être entendue, et sa bataille gagnée, sinon en toute justice il l’a perdue. Messire Gauvain, je vous rappelle cela pour que vous ayez pitié de vous-même, car si vous poursuivez plus longtemps cette bataille, il est inévitable que l’un de nous connaisse une mort ignominieuse, et sa

mort sera reprochée à notre lignage. Et pour que j'accomplisse ce que vous voudrez exiger de moi, je vous prie que nous mettions fin à ce combat. » Gauvain répliqua qu’il souhaitait perdre à jamais la faveur de Dieu s’il y consentait de son plein gré: «Soyez-en sûr, dit-il à Lancelot, l’un de nous doit absolument mourir dans ce champ clos.» Lancelot fut très affligé par cette réponse, car pour rien au monde il n’aurait voulu être l’artisan de la mort de messire Gauvain. Il l’avait mis à si rude épreuve qu’il n’imaginait pas, au matin, que son adversaire eût en lui autant de prouesse qu’il en avait montré durant toute cette journée, et Lancelot était l’homme au monde qui appréciait le plus les bons chevaliers. Il se dirigea alors vers l’endroit où il voyait le roi et lui dit: « Sire, je priais messire Gauvain d’abandonner le combat; assurément, si nous en faisons davantage, il est inévitable que l’un de nous deux n’ait à en souffrir.» Le roi, qui se rendait bien compte que

243

messire Gauvain avait le dessous, comprit la générosité de Lancelot. « Lancelot, lui répondit-il, Gauvain n’abandonnera pas le combat, si cela ne lui agrée pas; mais vous, vous pouvez le faire, si vous le dési-

rez, car l’heure est déjà passée et vous avez largement accompli ce qui est exigé de vous. — Sire, dit Lancelot, si je ne craignais pas que vous n’y voyiez une lâcheté, je m'en irais en laissant messire Gauvain sur le terrain. — Certes, dit le roi, vous n’aurez

jamais rien fait dans le passé dont je vous sois aussi reconnaissant. — Je vais donc me retirer avec votre permission, dit Lancelot. — Je vous recommande à Dieu, dit le roi. Qu'il vous ait en sa garde comme le meilleur chevalier que j'aie jamais vu et le plus courtois. »

158. Lancelot s’en revint alors vers les siens. Quand Hector le vit venir, il s’exclama: « Seigneur, qu’avez-vous donc fait là? vous l’emportiez sur votre ennemi mortel, et au lieu de vous en venger, vous lui laissez la vie sauve après qu’il vous a accusé de trahison? Retournez sur le terrain, cher seigneur, et tranchez-lui la tête; alors votre guerre sera terminée. — Ah! cher frère, que dites-vous? J’en prends Dieu à témoin, j'aimerais mieux avoir le corps transpercé d’une lance que d’avoir tué un homme aussi brave. — Il vous aurait bien tué, s’il l’avait pu, dit Hector; pourquoi n'avoir pas fait la même chose à son égard? — Je ne le pourrais pas, dit Lancelot, car mon cœur, à qui j obéis, ne saurait en aucune

manière y

consentir. — En vérité, répliqua le roi Boort, j’en suis fâché, et je pense que c’est un geste dont vous aurez encore à vous repentir. » Lancelot monta alors sur un cheval qu’on lui avait préparé et il entra dans la cité; quand il fut parvenu dans la cour principale et

244

qu'on lui eut Ôôté ses armes, les médecins constatèrent qu’il était grièvement blessé et qu’il avait perdu tellement de sang qu’un autre que lui en serait mort. Hector vit les plaies à son tour, et en fut fort alarmé; après que les médecins eurent achevé leur examen, il leur demanda s’il pourrait en guérir. « Oui, sans difficulté, il n’est pas en danger de mort; cependant il a perdu une telle quantité de sang et les plaies sont si profondes que nous en sommes soucieux; néanmoins

nous

n'avons

aucun

doute sur sa

guérison. » Ils s’occupèrent alors des blessures de Lancelot et les enduisirent des onguents qu'ils jugèrent bons pour lui; quand ils l’eurent soigné de leur mieux, ils lui demandèrent comment il se sentait. « Bien», dit Lancelot. Il s’adressa alors au roi

Lyonel et au roi Boort qui étaient venus le voir: « Chers seigneurs, je peux vous dire que depuis mes premières armes, je n'ai jamais ressenti de peur devant un adversaire, sauf aujourd’hui; aujourd’hui sans contredit j'ai éprouvé la plus grande crainte de ma vie; en effet, quand on arriva à l’heure de midi, alors que j'avais amené messire Gauvain à un tel état d’épuisement qu'il ne pouvait plus guère se défendre, soudainement je l’ai trouvé si âpre au combat et si rapide que, s’il avait soutenu longtemps la même prouesse, je n’aurais pu échapper à la mort; je me demande par quel prodige cela a pu se produire, car je sais parfaitement qu’avant ce moment il était à bout de forces et, en si peu de temps, une telle vigueur lui était venue que même au début il n’avait pas été aussi vaillant ni aussi agile. — Certes, dit Boort, vous dites vrai; à ce moment-là, j'ai éprouvé pour vous la pire crainte de ma vie, et s’il avait continué à se comporter comme à cette reprise du combat, c'était votre mort assurée, car il n’aurait

245

pas été aussi magnanime envers vous que vous l'avez été envers lui. Aussi vous ai-je assez vus tous deux pour affirmer que vous êtes les deux meilleurs chevaliers du monde.» Tels furent les commentaires des gens de Gaunes sur ce combat; beaucoup s’étonnaient fort de ce que messire Gauvain avait pu tenir si longtemps contre Lancelot, car tous savaient bien que Lancelot était le meilleur chevalier du monde et plus jeune que messire Gauvain d’environ vingt et un ans. À cette époque, messire Gauvain pouvait bien avoir soixante-seize ans et le roi Arthur quatre-vingtdouze. 159. Quand ceux du camp virent que Lancelot était rentré dans la cité, ils se dirigèrent vers messire Gauvain, qui était appuyé sur son écu et dans un état tel qu’il ne pouvait tenir debout. Ils le hissèrent sur un cheval et le conduisirent droit devant le roi; puis ils lui ôtèrent ses armes et le trouvèrent si mal en point qu'il s’évanouit entre leurs mains. On manda le médecin; quand il eut examiné les plaies, il déclara qu’il le remettrait complètement sur pied avant peu, à l'exception d’une plaie profonde qu’il avait à la tête. Le roi lui dit: « Cher neveu, votre démesure vous a tué; c’est bien dommage, car jamais ne sortira de votre lignage un aussi bon chevalier que vous êtes ou que vous avez été. » Messire Gauvain n’était pas en mesure de répondre à quoi que pôt lui dire le roi, si gravement malade qu’il ne pensait pas vivre jusqu’au lendemain. Grands et petits, tous ceux du camp fondirent en larmes en voyant messire Gauvain dans un état si désespéré; ils en pleuraient, les riches comme les pauvres, car ils l’aimaient tous beaucoup. Ils demeurèrent toute la nuit à proximité afin de voir comment évoluerait son

246

état, car ils s’attendaient à tout moment à ce qu’il leur meure entre les mains. De toute la nuit messire Gauvain n’ouvrit les yeux ni ne parla, ne donnant pas plus signe de vie que s’il était mort, sauf que de loin en loin il poussait de grandes plaintes. Avant qu’il ne fît tout à fait jour, le roi donna l’ordre de démonter les tentes et les pavillons, car il avait l'intention de ne pas s’attarder là davantage mais d’aller s'installer en Gaule et de n’en point bouger avant de savoir si messire Gauvain pourrait ou non guérir. Dès qu’il fit grand jour, le roi quitta le pays de Gaunes, en proie à une infinie tristesse, et fit porter en litière messire Gauvain, si malade que le médecin lui-même ne nourrissait aucun espoir. L’attaque des Romains et la Mort de Gauvain

(8 160-175)

160. Le roi alla prendre ses quartiers dans une cité du nom de Meaux et resta là jusqu’au moment où messire Gauvain se trouva en bonne voie de guérison. Après un long séjour dans cette ville, le roi déclara qu’il partirait bientôt pour le royaume de Logres. C’est alors que lui parvint une nouvelle qui lui fut fort désagréable. En effet, un messager lui annonça un matin, après son lever: « Sire, je vous apporte de bien mauvaises nouvelles. — Lesquelles? Raconte.



Sire, ceux

de Rome

sont

entrés

dans

votre terre; ils ont déjà mis à feu et à sang toute la Bourgogne, blessé et tué les hommes, et pillé tout le pays; je sais avec certitude qu'ils viendront vous attaquer cette semaine avec une armée pour vous affronter en rase campagne, mais jamais vous n’avez vu un tel nombre de combattants. » 247

Quand le roi Arthur entendit ces nouvelles, il ordonna au jeune homme de ne pas les divulguer, car si ses hommes apprenaient les détails qu’il donnait, il s’en trouverait peut-être pour en être plus effrayés qu’il ne faudrait. Le jeune homme assura qu’il n’en parlerait pas davantage. Le roi se rendit auprès de messire Gauvain qui était à peu près guéri, à l’exception de la plaie qu’il avait à la tête, celle qui devait le conduire à la mort. Il lui demanda comment il se sentait: « Bien, sire, Dieu merci; je suis assez rétabli pour porter les armes à nouveau. — Vous en avez bien besoin, dit le roi, car les nouvelles qui nous sont

parvenues aujourd’hui sont plutôt mauvaises. — De quoi s'agit-il? dit messire Gauvain; s’il vous plaît, contez-moi

cela.



Par

ma

foi,

dit-il,

un

jeune

homme m'’a informé que l’armée de Rome a pénétré sur cette terre, et ils doivent cette semaine venir sur

nous et nous combattre en rase campagne. Voyez donc ce que nous pourrons faire. — En vérité, dit messire Gauvain, le mieux, à mon sens, est que nous

nous avancions demain à leur rencontre et que nous les affrontions en rase campagne; je crois que les Romains sont si peu courageux et si peu aguerris qu’ils ne nous résisteront pas longtemps. » Le roi se déclara d'accord. Il demanda alors à nouveau à messire Gauvain comment il se sentait, et l’autre lui dit qu’il était plus alerte et en meilleure forme que jamais, « n’était la plaie à la tête dont je ne suis pas remis autant que je le souhaiterais; mais je ne renoncerai pas pour autant à porter les armes dès que le besoin s’en fera sentir ». Le roi partit le lendemain de la place forte où il avait séjourné et fit tant de route avec ses troupes qu’il rencontra, entre Champagne et Bourgogne, l’empereur de Rome et sa nombreuse armée; mais

248

ses chevaliers n’avaient pas la valeur de ceux de la Grande-Bretagne. Avant la bataille, le roi Arthur envoya une délégation de chevaliers dans le camp des Romains pour demander à l’empereur pour quelle raison

il était entré dans

sa terre sans

son

autorisation. L’empereur fit la réponse suivante : « Je ne suis pas entré dans sa terre, mais dans la nôtre, car il n’y possède point de terre qui ne doive être sous notre suzeraineté. Je suis venu ici pour venger un de nos princes, Frolle d'Allemagne, qu’il tua jadis de sa main; et pour ce crime de trahison, jamais il

n’aura de paix avec nous avant de nous avoir prêté hommage en nous reconnaissant suzerain de sa terre, de sorte qu’il nous en rende chaque année le tribut, lui et ceux qui lui succéderont.» Les messagers du roi répondirent à leur tour: « Seigneur, puisqu'on ne saurait obtenir autre chose de vous, nous vous défions au nom du roi Arthur, et sachez que vous voici acculé à la bataille; vous y connaîtrez une honteuse défaite, et tous vos hommes y trouveront la mort. — Je ne sais, dit l’empereur, ce qu’il en adviendra, mais c’est pour nous battre que nous sommes

venus ici, et c’est par les armes que nous gagnerons ou que nous perdrons cette terre.» Sur ces mots les

messagers quittèrent l’empereur; de retour devant le roi, ils lui rendirent compte de leur mission. « Nous n’avons donc maintenant d’autre choix qu’attaquer, dit le roi, car j'aimerais mieux mourir que d’être vassal des Romains. » 161. Le lendemain matin ceux de Logres revêtirent leurs armes. Le roi les répartit en dix corps de troupes. Cette répartition faite, les premiers allèrent attaquer les Romaïns avec une violence qui les laissa abasourdis. Quel spectacle, lors de l’assaut, que les

249

chevaliers tombant de part et d’autre! Toute la terre en était recouverte. Les Romains n'étaient ni aussi entraînés ni aussi rompus à la pratique des armes que ceux du royaume de Logres; c’est pourquoi vous les auriez vus abattre comme du gibier. Quand le roi Arthur, qui conduisait le dernier corps, intervint dans la bataille, il fallait le voir tuer les Romains et réaliser en personne de prodigieux exploits! De son temps, il n’y avait pas un homme de son âge capable d’en faire autant. Messire Gauvain qui se trouvait en un autre lieu du combat avec le sénéchal Keu et Girflet, se battit

si vaillamment lui aussi qu’il était au-dessus de tout reproche; et tandis qu’il traversait le vaste champ de bataille, le hasard le fit tomber sur l’empereur et un de ses neveux; ces deux-là avaient causé beaucoup de dommages parmi les rangs de ceux de Logres, car ils renversaient et tuaient tous ceux qu'ils rencontraient sur leur passage. Les voyant si redoutables, messire Gauvain se dit à part lui: «Si ces deux-là vivent longtemps, ils pourront nous valoir des ennuis, bons chevaliers comme ils sont.» Il lança alors son cheval contre le neveu de l’empereur et lui asséna un tel coup de son épée qu’il lui abattit l'épaule gauche; l’autre se sentit blessé à mort et se laissa tomber à terre. Ce coup provoqua l’arrivée en masse des Romains qui assaillirent messire Gauvain de tous côtés; épées et lances le frappaient en tous sens, lui causant dans tout le corps de terribles plaies. Mais rien ne le faisait autant souffrir que de recevoir des coups sur le heaume, car on lui ravivait ainsi sa blessure

de la tête, dont il devait mourir.

Quand l’empereur vit son neveu dans cet état, il lança son cheval contre le sénéchal Keu et le frappa avec une telle violence qu’il lui passa sa lance à tra-

250

vers le corps; il le jeta à terre si gravement blessé qu’il ne vécut ensuite que trois jours. Tirant alors son épée, il s’en fut vers Girflet et lui asséna un coup si

rude sur le heaume que l’autre en fut tout étourdi et ne put rester en selle, mais glissa à bas de sa monture. Le roi Arthur fut témoin de ces deux coups et sut clairement qu’ils étaient le fait de l’empereur; il se lança alors dans cette direction et, de son épée brillante et bien aiguisée, il le frappa de toute sa force sur le heaume; le coup fut si terrible que rien ne put préserver l’autre de sentir jusqu'aux dents le tranchant de l’épée; le roi retira sa lame et l’empereur s’écroula à terre, mort; ce fut une grande perte,

car il était excellent chevalier et encore jeune. 162. Quand ils virent leur seigneur mort, ce fut aussitôt la débandade chez les Romains, qui s’enfuirent là où ils pouvaient; les autres les prirent en chasse, les mutilant et les tuant avec une telle férocité qu’il n’en resta qu’une centaine qu’ils firent

prisonniers; ils furent conduits devant le roi Arthur qui leur dit: « Votre mort est assurée, si vous ne me jurez pas d'exécuter mes ordres. » Ils le lui jurèrent. Le roi fit aussitôt prendre le corps de l’empereur et mettre dans une bière; puis il dit aux Romains: «Vous allez emporter votre empereur à Rome, et vous direz à ceux que vous trouverez qu’en guise du tribut qu’ils réclament je leur envoie la dépouille de leur empereur; c’est là le seul tribut que leur rendra jamais le roi Arthur. » Ils assurèrent qu’ils s’acquitteraient bien de ce message. Ils quittèrent le roi, qui demeura sur le lieu de la bataille, ne voulant pas faire route durant la nuit. Le conte se tait à son sujet, et retourne au messager envoyé par la reine Guenièvre au roi Arthur pour lui conter la trahison

251

commise par Mordret, et comment elle était assiégée dans la tour de Londres. 163. Maintenant le conte dit que le jour même où les Romains furent vaincus, comme il vient d’être raconté, le messager que la reine Guenièvre avait

envoyé du royaume de Logres à Gaunes porter les nouvelles relatives à Mordret se présenta devant le roi. Celui-ci était particulièrement heureux de la belle aventure dont Dieu l'avait favorisé, n’eût été l’état de messire Gauvain, si gravement atteint qu’il voyait bien qu’il n’en réchapperait pas. Messire Gauvain ne se plaignait d'aucune blessure autant que de la plaie à la tête que lui avait infligée Lancelot. Les Romains avaient fortement ravivé sa souffrance par les énormes coups qu'ils lui avaient assénés dans la journée sur le heaume. Il saignait abondamment, pour s'être trop bien comporté ce jour-là dans la bataille; s’il n'avait pas été aussi brave, les Romains n’auraient pas été vaincus, quels qu’eussent été leurs

adversaires. Le messager de la reine se présenta alors devant le roi et lui dit: « Sire, votre femme la reine Guenièvre

m'envoie à vous; elle vous fait dire par moi que vous l'avez abusée et trahie, et il ne tient pas à vous qu’elle n’ait pas été couverte de honte, elle et toute sa parenté.» Aussitôt il lui conta les agissements de Mordret, comment il avait été couronné roi du royaume de Logres; tous ceux des nobles barons qui étaient vassaux du roi Arthur lui avaient prêté hommage, en sorte que si le roi revenait, il ne serait jamais reçu comme un suzerain, mais comme un ennemi mortel. Il lui conta ensuite comment Mordret avait assiégé la reine dans la tour de Londres et la faisait assaillir chaque jour. « Parce que madame la reine a peur qu'il ne la fasse périr, elle vous

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demande au nom de Dieu de lui porter secours le plus tôt possible; il est clair que, si vous tardez, elle ne tardera pas à succomber. Il la hait si mortellement qu’il la déshonorera dans son corps, et vous en serez accablé de honte. »

164. Quand le roi entendit ce message, son désarroi fut tel qu’il ne put prononcer un mot. Il se contenta de dire au garçon qu’il y mettrait bon ordre, s’il plaisait à Dieu, et il se mit à pleurer amè-

rement. Quand il put parler, ce fut pour dire enfin: « Ah! Mordret, à présent tu me fais reconnaître que c’est toi le serpent que je vis jadis sortir de mon ventre, qui ravageait ma terre et s’en prenait à moi. Mais jamais un père n’a traité son fils comme je ferai de toi, car je te tuerai de mes deux mains, que tout le monde le sache, et qu’à Dieu jamais ne plaise que tu meures d’autres mains que les miennes. » Ces paroles furent entendues de plusieurs nobles barons; ils en furent fort surpris, car ils apprirent ainsi par ces propos du roi que Mordret était son fils. Certains même en furent stupéfaits. Le roi donna l’ordre à ceux qui l’entouraient de faire savoir ce soir-là à travers le camp qu’ils devaient être prêts à partir le lendemain matin, car il gagnerait la mer pour passer dans le royaume de Logres. Quand la nouvelle s’en répandit dans le camp, vous auriez vu démonter partout tentes et pavillons. Le roi ordonna aussi que l’on fit une civière attelée pour transporter messire Gauvain, ne voulant pas le laisser loin de lui: s’il mourait, il voulait l’assister dans ses derniers moments; s’il survivait, il s’en réjouirait d’autant plus. On exécuta les ordres du roi. 165. Le lendemain matin, dès qu’il fit jour, on leva le camp. Une fois en route, ils chevauchèrent d’une

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traite jusqu’à la mer. Tout à coup messire Gauvain dit d’une voix faible à ceux qui l’entouraient : « Ah! Dieu, où suis-je? — Seigneur, dit l’un des chevaliers, nous sommes au bord de la mer. — Et de quel côté voulez-vous aller? — Seigneur, nous voulons passer dans le royaume de Logres. — Ah! Dieu, dit messire Gauvain, béni soyez-vous quand il vous plaît que je meure sur ma terre, que j'ai si ardemment désirée! — Seigneur, dit le chevalier qui parlait avec lui, pensezvous donc ainsi mourir? — Oui, vraiment, dit-il, je sais bien qu’il ne me reste pas quinze jours à vivre; et je suis plus triste de ne pas revoir Lancelot avant ma mort, que je ne le suis de mourir; car si j'avais pu revoir celui que je sais être le meilleur chevalier du monde et le plus courtois, et lui demander pardon

d’avoir été à la fin si ignoble à son égard, il me semble qu'après ma mort mon âme se sentirait plus légère. » Le roi survint à ces paroles, il entendit bien ce que disait messire Gauvain. « Cher neveu, lui dit-il, votre acharnement m’a causé un grand tort, car il me prive de vous, que j'aimais par-dessus tous les hommes, et après vous de Lancelot; on le redoutait tant que, si Mordret avait su qu’il était avec moi en aussi bons termes que jadis, il n’aurait jamais eu l’audace d’entreprendre une action aussi déloyale que celle qu’il a commencée. À présent, à ce que je crois, je vais manquer d'hommes de grande expérience — de vous, et de ceux en qui j'avais le plus de confiance dans les cas graves; car le traître parjure a rassemblé toutes les forces de mes terres pour venir contre moi. Ah! Dieu, si j'avais maintenant auprès de moi mes compagnons d’autrefois, le monde entier ligué contre moi ne me ferait pas trembler. »

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166. Telles furent les paroles que le roi Arthur prononça à ce moment. Messire Gauvain en fut profondément affligé. « Sire, dit-il en faisant effort du mieux qu’il put pour parler, si ma folie vous a fait perdre Lancelot, recouvrez-le par votre sagesse; vous pourriez facilement l’attirer à vous, si vous le voulez,

car il est l’être le plus noble du monde et le plus magnanime que je connaisse; de plus, il vous chérit si fort que, j'en suis sûr, il viendra vous rejoindre si vous lui en faites la demande; vous en avez bien besoin, à ce que je crois; n’y renoncez surtout pas au nom d’une confiance que vous mettriez en moi, car certes jamais vous ne me verrez reporter les armes, ni VOUS ni un autre. » Quand le roi entendit messire Gauvain lui déclarer qu’il ne pouvait plus échapper à la mort, il en fut si attristé et en montra un tel chagrin qu'aucun des assistants ne put s'empêcher d’en être saisi de pitié. « Cher neveu, dit le roi, c’est donc vrai ce que vous dites, vous allez nous quitter bientôt? — Oui, sire,

dit-il, je suis sûr que dans trois jours je ne serai plus. — J'ai bien sujet de m’en plaindre, dit le roi, car c’est pour moi que la perte sera la plus grande. — Sire, dit messire Gauvain, je vous conseillerais néanmoins de mander à Lancelot de venir à votre secours, je suis convaincu qu’il accourra dès qu’il prendra connaissance de votre lettre, car il vous aime bien plus que vous ne l’imaginez. — Vraiment, dit le roi, j’ai si mal agi envers lui que je ne crois pas qu’une prière

puisse être de quelque utilité; aussi je ne lui en ferai pas la requête. » 167. Sur ces entrefaites, les matelots vinrent trouver le roi et lui dirent: « Sire, quand il vous plaira, vous pourrez monter à bord, car nous avons fait tous

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les préparatifs nécessaires; le vent s’est levé, fort et

portant bien; ce sera folie de tarder davantage. » le roi ordonna à ceux qui veillaient sur messire Gauvain de le prendre pour le transporter dans le navire et le déposer sur une couche le plus commodément possible; les plus nobles des barons embarquèrent à leur tour avec

leurs armes

et leurs chevaux;

les autres

montèrent dans les autres navires avec leurs hommes. Ainsi revint le roi Arthur, indigné par la conduite si déloyale de Mordret à son égard; mais il était plus soucieux encore de messire Gauvain, qu’il voyait baisser de jour en jour et approcher de sa fin. C’était là le chagrin qui, plus que tout autre, le touchait au cœur, celui qui ni le jour ni la nuit ne le laissait en repos, celui qui lui ôtait la soif et l’appétit. Mais le conte cesse à cet endroit de parler de lui et retourne à Mordret. 168. Maintenant le conte dit que Mordret tint si longtemps assiégée la tour de Londres qu’elle finit par être très fortement endommagée, car plusieurs fois 1l y avait fait donner les machines de guerre et frapper de grands coups; les assiégés n’auraient pas pu résister aussi longtemps qu’ils le firent s’ils ne s'étaient si admirablement défendus. Tout le temps que dura le siège, Mordret ne cessa de convoquer les nobles seigneurs d’Irlande, d’Ecosse et des pays étrangers qui étaient ses vassaux; une fois là, il les comblait de dons si somptueux qu’ils en étaient sidérés; il se les attacha ainsi avec tant de sagesse qu’ils lui vouèrent une fidélité absolue, au point de clamer partout que rien ne les détournerait de lui venir en aide contre tous ses ennemis, y compris contre le roi Arthur, si d'aventure il revenait sur ces terres. Ainsi Mordret gagna à sa cause tous les seigneurs qui

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étaient vassaux du roi Arthur, et il les retint longtemps auprès de lui. Il n’avait aucun mal à le faire, car le roi Arthur, avant de s’en aller, lui avait confié tous ses trésors, où qu'ils fussent; d’autre part, tout le monde lui apportait des cadeaux, les estimant bien employés vu l’extrême largesse dont il faisait preuve. Un jour qu’il avait fait assaillir la tour, il arriva qu’un de ses messagers vint à lui et lui dit en privé un peu à l'écart des autres: «Seigneur, je vous apporte d’incroyables nouvelles; le roi Arthur a débarqué sur cette terre avec toute son armée et marche sur vous avec de très nombreuses troupes; si vous avez l'intention de l’attendre ici, vous pourrez le voir dans deux jours; vous ne pouvez éviter la bataille, car il ne vient sur vous que pour se battre. Réfléchissez donc à ce que vous allez faire, car si vous ne prenez pas la bonne décision, vous aurez tôt fait de tout y perdre. » Cette nouvelle confondit Mordret et le saisit d’effroi, car il redoutait fort le roi Arthur et son armée; surtout, il craignait que sa déloyauté, plus que tout autre chose, ne lui portât tort. Il prit donc conseil au sujet de cette affaire auprès de ceux à qui il se fiait le plus, et les interrogea sur la conduite à tenir. « Seigneur, lui direntils, nous ne savons vous donner un autre conseil que celui-ci: rassemblez vos hommes et allez contre le roi; mandez-lui d’évacuer la terre dont la noblesse vous a investi; s’il refuse, vous disposez de forces plus nombreuses que les siennes et qui vous sont fidèlement attachées; affrontez-le en toute sécurité; sachez vraiment que ses hommes ne pourront pas résister longtemps contre les vôtres, du fait qu'ils sont las et affaiblis, et nous, frais et dispos, car il y a longtemps que nous n’avons pas porté les armes. Avant de partir d'ici, informez-vous auprès de vos

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barons

s'ils

sont

d’accord

pour

se

battre;

nous

sommes convaincus que tout se passera comme nous venons de le dire.» Mordret déclara qu’il suivrait leur conseil. Il convoqua devant lui l’ensemble de ses barons et toute la noblesse du pays qui se trouvait dans la cité. Ils y vinrent. Il leur annonça alors que le roi Arthur marchait sur eux avec toute son armée et serait à Londres avant deux jours. Ceux qui étaient là se récrièrent: « Seigneur, que vous importe sa venue? Vous avez plus d'hommes qu’il n’en a; allez donc affronter sans inquiétude; nous risquerons notre vie plutôt que de renoncer à vous garantir la terre dont nous

vous

avons

investi,

et nous

ne

vous

ferons

jamais défaut, aussi longtemps que nous pourrons porter les armes.» Quand Mordret les entendit faire assaut de propositions de combat, il en fut particulièrement heureux; il les en remercia tous et leur

ordonna de prendre leurs armes car ils n’avaient pas de temps à perdre, et il aimerait bien affronter le roi Arthur avant qu’il n’ait ravagé la terre. Aussitôt la nouvelle se répandit à travers tout le pays, qu'ils s’'ébranleraient le lendemain pour marcher contre le roi Arthur. Ce soir-là, les uns et les autres mirent le

plus grand soin à leurs préparatifs. Le lendemain, dès qu’il fit jour, ils quittèrent Londres, estimant qu’ils étaient plus de dix mille. Le conte cesse maintenant de parler d’eux et retourne à la reine Guenièvre, la femme

du roi Arthur.

169. Maintenant le conte dit que lorsque Mordret eut quitté Londres avec ses gens, ceux de la tour avaient appris la nouvelle de la venue du roi Arthur, et que les autres allaient à sa rencontre pour lui livrer bataille; ils en informèrent la reine qui en fut

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1e 13 |

à la fois heureuse et affligée; heureuse, parce qu’elle se voyait libérée, et affligée à cause du roi dont elle redoutait qu’il mourût dans le combat. Elle se mit alors à réfléchir, si embarrassée qu’elle ne savait que faire; tandis qu’elle était ainsi préoccupée, son cousin se présenta par hasard devant elle. La voyant pleurer, il fut tout malheureux: « Ah! dame, lui dit-il, qu’avez-vous? Au nom de Dieu, dites-le-moi et je vous conseillerai de mon mieux. — Je vous le dirai donc, dit la reine; ce tourment me vient d’une double réflexion que je me fais; d’un côté, je vois que messire le roi est entré dans cette bataille; si Mordret a le dessus, il me tuera; de l’autre, si mon époux en sort vainqueur, il ne pourra absolument pas croire que Mordret ne m’ait pas connue charnellement, étant donné les efforts qu’il a déployés pour m'avoir; je suis sûre qu’il me tuera, dès qu’il pourra me tenir entre ses mains. Ainsi vous pouvez voir clairement que, d’un côté ou de l’autre, je ne peux manquer de mourir. Songez donc si je peux avoir l'esprit tranquille!» Son cousin ne sut quel conseil lui donner là-dessus, car il voyait sa mort assurée de toute manière, et il lui dit: « Dame, s’il plaît à Dieu, messire le roi aura plus grande compassion de vous que vous ne l’imaginez; ne vous inquiétez pas à ce point, mais priez Dieu Notre-Seigneur Jésus-Christ qu’il accorde au roi l’honneur de la victoire en cette bataille, et qu’il lui inspire d’apaiser sa colère à votre égard, s’il est vrai qu’il en éprouve. » Cette nuit-là la reine prit fort peu de repos en femme qui, loin de connaître la paix, était remplie d’épouvante, ne voyant nulle part son salut.

170. Le lendemain, dès qu’il fit jour, elle éveilla deux de ses suivantes, celles à qui elle se fiait le

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plus. Quand elles furent habillées et parées, elle fit monter chacune sur son palefroi, emmena deux écuyers avec elle, et fit conduire hors de la tour deux bêtes de somme chargées d’or et d’argent. En tel équipage la reine sortit de Londres; elle gagna une forêt à proximité, où il y avait une abbaye de nonnes fondée par son aïeul. Arrivée là, elle fut reçue avec les honneurs dus à une dame de son rang;

elle fit décharger tout le trésor qu’elle avait fait apporter avec elle, puis dit aux jeunes filles qui l'avaient accompagnée: « Demoiselles, vous pouvez repartir ou vous pouvez rester, à votre gré; en ce qui me concerne, je déclare que je resterai ici et prendrai le voile auprès des religieuses de cette abbaye, car madame ma mère, qui fut reine de Tarmélide et avait la réputation d’être une dame de grand mérite, y est entrée en religion et y a passé le reste de sa vie.» Quand les demoiselles entendirent ces paroles de la reine, elles se mirent à pleurer à chaudes larmes: « Dame, dirent-elles, vous ne recevrez pas cet honneur sans nous. » La reine s’affirma très heureuse de cette compagnie. L’abbesse alors se présenta; dès qu’elle vit la reine, elle lui fit fête; la reine lui demanda aussitôt d’être reçue dans leur ordre. «Ah! dame, dit

lPabbesse, si messire le roi n’était plus de ce monde, nous ferions de vous avec le plus grand plaisir notre compagne et notre dame; mais comme il est en vie, nous n’oserions pas vous accueillir, car sans aucun doute il nous tuerait, dès qu’il l’apprendrait. En outre, dame, il y a ce point à considérer: si nous vous recevions maintenant, il est sûr que vous ne pourriez pas supporter les rigueurs de notre ordre, qui sont très rudes, pour vous surtout qui avez connu toutes les commodités du siècle. — Dame, dit la

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reine, si Vous ne m’admettez point parmi vous, votre situation comme la mienne en sera aggravée; si en effet je m’éloigne d’ici et que le hasard fasse que, de ce fait, il m'arrive malheur, le dommage sera pour moi et le roi vous en demandera des comptes, soyez-en certaine, car c’est votre refus de m'’assister qui en sera responsable !.» La reine fut si convaincante que l’abbesse ne sut que répondre; la prenant à part, la reine lui dit l'angoisse et la terreur qui la poussaient à entrer en religion. « Dame, dit l’abbesse, je vais vous donner un bon conseil; c’est entendu, vous allez rester ici; s’il advient par malheur que Mordret l'emporte sur le roi Arthur et qu’il gagne cette bataille, vous pourrez alors tout de suite revêtir notre habit et entrer complètement dans notre ordre; si en revanche le Dieu de gloire accordait à votre

époux la victoire, de sorte qu’il puisse triompher de son adversaire et revenir dans ses terres sain et sauf, je saurais sans peine vous réconcilier avec lui, et vous faire regagner sa faveur mieux que jamais auparavant. — Dame, répondit la reine, je pense que cet avis est bon et loyal et j’agirai selon ce que vous :

m'avez conseillé. » C’est ainsi que la reine demeura là avec les religieuses, poussée par la peur qu’elle avait du roi Arthur et de Mordret. Mais le conte cesse maintenant de parler d’elle et retourne au roi Arthur. 171. A cet endroit le conte dit que, quand le roi Arthur eut pris la mer pour aller dans le royaume de Logres afin de défaire Mordret et de l’anéantir, il bénéficia d’un bon vent vif qui l’eut bientôt fait tra1. Il est malaisé de rendre la nuance entre mesaventure et mes-

cheance, suivant que le sujet a ou non quelque responsabilité morale dans ce malheur.

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verser avec toutes ses troupes, et ils accostèrent sous

le château de Douvres. Quand ils eurent abordé et débarqué leurs armes, le roi fit savoir aux gens de Douvres qu’ils devaient lui ouvrir les portes et le recevoir dans les murs. Ils obéirent avec enthousiasme, disant qu’ils le croyaient mort. « Sachez donc bien que cette déloyauté a été l’œuvre de Mordret; il en mourra, si la chose est en mon pouvoir, à titre de traître et de parjure envers Dieu et envers celui à qui il s’est lié par serment. »

172. Ce jour-là, à la fin de l’après-midi, messire Gauvain dit à ceux qui l’entouraient: « Allez dire à mon oncle messire le roi qu’il vienne me parler. » Un des chevaliers se rendit auprès du roi et lui transmit la demande de messire Gauvain. Quand le roi arriva, il trouva son neveu si mal que personne ne pouvait en tirer une parole. Le roi se mit alors à pleurer amèrement

et à manifester une douleur sans borne;

quand le mourant entendit son oncle qui pleurait tant sur lui, il le reconnut, ouvrit les yeux et proféra tant bien que mal: « Sire, je me meurs; au nom de Dieu, si vous pouvez éviter d'affronter Mordret, faites-le; car je vous le dis vraiment : si vous mourez de la main d’un homme, ce sera de la sienne. Et saluez de ma part madame la reine. Quant à vous, seigneurs, dont certains, s’il plaît à Dieu, reverront Lancelot, dites-lui que je le salue plus que tous les hommes que j'aie pu connaître, et que j’implore son pardon; que Dieu le garde tel que je l’ai quitté. Je le prie de ne manquer pour rien au monde de venir voir ma tombe, dès qu’il apprendra ma mort; il est impossible qu’il ne lui prenne pas alors de moi quelque pitié. » Il dit ensuite au roi: « Sire, je vous demande de me faire enterrer à Camaalot auprès de mes frères;

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Je veux être enseveli dans la tombe même où fut déposé le corps de Gaheriet, car il était l’être que j'ai le plus aimé au monde. Et faites inscrire sur la tombe: ICI REPOSENT GAHERIET ET GAUVAIN, QUE LANCELOT TUA PAR L'EFFET DE LA DÉMESURE DE GAUVAIN !. Je tiens à ce que ces lettres y soient gravées, afin que j'aie le blâme de ma mort, comme je lai mérité.» Quand le roi, qui montrait une affliction extrême, entendit la requête de messire Gauvain, il lui demanda: « Comment, cher neveu, est-ce donc Lancelot qui cause votre mort? — Oui, sire, par la blessure qu’il m’a faite à la tête; pourtant j’en aurais été entièrement guéri, mais les Romains me l'ont rouverte au cours de la bataille. » Ces paroles furent les dernières qu’on lui entendit prononcer, sauf qu’il murmura: « Jésus-Christ, père, ne me juge pas selon mes fautes. » Il quitta alors cette vie, les mains croisées sur sa poitrine. Le roi se répandit en pleurs et en lamentations et s’évanouit à plusieurs reprises sur le corps, clamant sa douleur et sa misère. « Hélas! Fortune, s’écriait-il, être hostile et changeant, le plus déloyal qui soit au monde, pourquoi m'avoir jadis comblé de tes faveurs pour me le faire payer finale-

ment aussi cher? Tu fus jadis pour moi une mère, te voici devenue une marâtre, et pour me faire périr de chagrin tu as appelé avec toi la Mort, si bien que tu as causé ma honte doublement, dans mes parents et dans ma terre. Ah! Mort vile, tu n’aurais pas dû t’en prendre à un homme comme mon neveu, dont la valeur était sans égale! » 173. Le roi Arthur était profondément atteint par cette mort, et accablé au point qu’il ne savait quelles 1. Je maintiens ici le texte de l'inscription, bien que la mort de Gaheriet ne doive rien à la démesure de Gauvain.

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dispositions prendre. Il perdait si souvent connaïissance que les barons redoutaient de le voir expirer devant eux. Ils l’emportèrent dans une chambre pour l'empêcher d’avoir le corps sous les yeux, car aussi longtemps qu’il le verrait, il ne cesserait de gémir. Le deuil fut si bruyant toute la journée dans le château qu’on n'aurait pu y entendre Dieu tonner; toutes et toutes pleuraient, non moins que si le défunt avait été à chacun son cousin germain. Il n’y avait là rien d’étonnant,

car messire Gauvain

avait

été le chevalier au monde le plus aimé de gens très divers. Ils honorèrent de leur mieux la dépouille, et l’ensevelirent dans un linceul de soie enrichi d’or et de pierres précieuses. Cette nuit-là on illumina tant les lieux que vous auriez cru le château en flammes. Dès qu’il fit jour le lendemain, le roi Arthur, assailli de soucis de tous côtés, désigna cent chevaliers auxquels il demanda de s’armer, et il fit prendre une civière attelée dans laquelle fut déposé le corps de messire Gauvain. « Vous conduirez la dépouille de mon neveu jusqu'à Camaalot, leur dit-il, et vous le ferez enterrer là selon sa requête, et placer dans la tombe de Gaheriet.» Tout en donnant ces instructions, il pleurait si fort que ceux de l'endroit souffraient autant de son chagrin que de la mort de messire Gauvain. Aussitôt les cent chevaliers montèrent à cheval, et

il y en eut plus de mille autres à leur faire escorte, tous pleurant et gémissant derrière le corps et criant: « Ah! bon et loyal chevalier, courtois et généreux, maudite soit la Mort qui nous ravit votre compagnie!» Ainsi pleurait le peuple entier derrière le corps de messire Gauvain. Quand ils l’eurent accompagné un long moment, le roi s’arrêta et dit à ceux qui devaient conduire le corps: «Je ne peux

264

pete

pas aller plus loin; rendez-vous à Camaalot et faites ce que je vous ai dit.» Le roi s’en revint alors plus triste que personne au monde et il dit à ses hommes : « Ah! seigneurs, on verra donc ce que vous saurez faire désormais, car vous avez perdu celui qui était pour vous un père et un bouclier dans toutes circonstances. Ah! Dieu, à présent je crains qu’il ne nous manque bientôt!» Ainsi parla le roi sur le chemin du retour. 174. Ceux qui avaient la charge du convoi mortuaire chevauchèrent toute la journée, et le hasard les amena à un château du nom de Béloé. Le seigneur en était un chevalier qui n’avait jamais aimé messire Gauvain, mais l’avait détesté par jalousie, parce qu’il voyait que messire Gauvain était bien meilleur chevalier que lui. Les chevaliers qui transportaient le corps mirent pied à terre devant la grande salle; tous sans exception éprouvaient une profonde douleur. Voilà que s’avança la dame des lieux; elle leur demanda qui était ce chevalier; ils répondirent que c'était messire Gauvain, le neveu du roi Arthur. Quand la dame entendit ces mots, elle fut comme folle et se précipitant là où elle aperçut le corps, elle tomba sur lui sans connaissance. Une fois revenue à elle, elle gémit: « Hélas! messire Gauvain, quelle immense perte représente votre mort, surtout pour les dames et pour les demoiselles! Et pour moi plus que pour toute autre, car j'y perds l’homme que j'aimais le plus au monde. Que le sachent bien tous ceux qui sont ici: je n’ai jamais aimé d'homme que lui, et je n’en aimerai jamais d'autre aussi longtemps que je vivrai. » À ces paroles le seigneur sortit de la salle, très en colère du chagrin qu’il lui voyait manifester; il cou-

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_rut alors dans une chambre, prit son épée, vint vers le corps, et frappa sa femme qui était penchée sur lui, si violemment que la lame lui trancha l’épaule et s’enfonça dans la chair d’un bon demi-pied. La dame s’écria : « Ah! messire Gauvain, me voici donc morte à cause de vous! Au nom de Dieu, seigneurs ici présents, dit-elle, je vous prie de porter mon corps là où vous porterez le sien; tous ceux qui verront nos sépultures sauront ainsi que je suis morte à cause de lui.» Les chevaliers ne prêtèrent pas grande attention à ses cris, trop affligés de la voir mourir à la suite d’une circonstance aussi déplorable. Ils s’élancèrent sur le meurtrier,

lui enlevèrent

son épée, et

l’un des chevaliers lui jeta avec colère: « Certes, seigneur chevalier, vous nous avez fait une grande honte, en tuant sous nos yeux cette dame, et pour rien; j'en prends Dieu à témoin, je crois que jamais plus vous ne frapperez une dame sans qu’il vous en souvienne. » Il prit alors l’épée et en asséna un tel coup au seigneur qu’il le blessa mortellement; se sentant touché à mort, l’autre voulut s’enfuir, mais le chevalier ne lui en laissa pas la possibilité: lui portant un nouveau coup, il l’abattit sans vie au milieu de la salle. Alors un chevalier qui était là se mit à crier: « Hélas! malheureux que je suis, ce chevalier a tué mon seigneur!» Il répandit cette nouvelle à travers tout le bourg; les gens coururent à leurs armes, assurant que ces chevaliers avaient eu bien tort de passer par là, qu’ils leur feraient payer très cher la mort de leur seigneur. Aussitôt ils envahirent la grande salle et les attaquèrent; les autres se défendirent bien, en

bons chevaliers qu’ils étaient, liés par l’amitié; ceux du bourg s’estimèrent fous d’avoir lancé pareil assaut, car les autres leur firent vider la salle en peu de temps.

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175. Telles furent les circonstances dans lesquelles ils passèrent la nuit dans le château, mangeant et buvant ce qu’ils y trouvèrent. Le lendemain matin ils fabriquèrent une bière, et emportant avec eux le corps de la dame de céans, ils chevauchèrent sans _ arrêt jusqu'à Camaalot. Quand les gens de la cité apprirent que le corps était celui de messire Gauvain,

ils furent tristes et

abattus de sa mort, affirmant qu’à présent ils avaient tout perdu. Les autres convoyèrent le corps jusqu’à la grande église et le déposèrent au milieu de la nef. Quand le petit peuple du bourg sut que le corps de messire Gauvain était apporté, il y vint tant de gens qu’il serait impossible d’en indiquer le nombre. Puis, quand, au début de la matinée, les obsèques se trouvèrent terminées, ils le mirent dans la tombe à côté de son frère Gaheriet, et ils écrivirent sur la sépulture: «ICI REPOSENT LES DEUX FRÈRES, MESSIRE GAUVAIN ET GAHERIET, QUE LANCELOT DU LAC TUA PAR L'EFFET DE LA DÉMESURE DE MESSIRE GAUVAIN » |. Ainsi Gauvain fut enterré auprès de son frère Gaheriet; les gens du pays manifestèrent une grande douleur de sa mort. Mais le conte cesse à présent même de parler de messire Gauvain et de la dame de Béloé, et retourne à la suite de l’histoire du roi Arthur et de ses compagnons. La grande bataille de Salesbières ($ 176-190) 176. Maintenant le conte dit que, quand le roi Arthur se fut séparé du corps de messire Gauvain 1. Les deux frères se trouvent à nouveau associés dans le texte de

l’inscription comme également victimes de la démesure de Gauvain.

267

qu’il avait envoyé à Camaalot, il revint au château de Douvres et y passa toute la journée. Le lendemain il en partit pour aller contre Mordret, chevauchant avec toute son armée; il coucha cette nuit-là à l’orée

d’une forêt. Le soir, quand il fut couché et se fut endormi dans son lit, il eut l’impression durant son sommeil que messire Gauvain se présentait devant lui, plus beau qu’il ne l’avait jamais vu, et le suivait un peuple de pauvres gens qui disaient tous: « Roï Arthur, nous avons valu à ton neveu messire Gauvain

la maison de Dieu, pour prix de ses nombreux bienfaits envers nous; fais comme lui, tu agiras sagement.» Le roi répondait qu’il en était très heureux; il courait

alors vers

son

neveu

et l’embrassait;

et

messire Gauvain lui disait en pleurant: « Sire, évitez de livrer bataille à Mordret; si vous le faites, vous y

trouverez la mort ou serez mortellement blessé. — En vérité, disait le roi, il est sûr que je l’affronterai,

dussé-je en mourir; car c’est dans ces circonstances que je serais un lâche si je ne défendais pas ma terre contre un traître.» Messire Gauvain s’éloignait alors, montrant le plus vif chagrin du monde, et disant à son oncle le roi: «Hélas! sire, quelle douleur et quelle perte, de précipiter ainsi votre fin!» Puis il revenait vers le roi : « Sire, insistait-il, appelez Lancelot; sachez-le

vraiment,

si vous

l’avez à vos

côtés,

jamais Mordret ne pourra vous résister; et si vous ne le faites pas venir dans cette nécessité, vous n’avez d’autre issue que la mort.» Le roi déclarait qu’il ne le manderait pas pour autant, car il était tellement coupable envers lui qu’il ne pensait pas que Lancelot répondrait à son appel. Messire Gauvain s’en retournait alors en pleurant: « Sire, disait-il, sachez que ce sera une perte immense pour tous les gens de bien. » Ainsi advint-il au roi Arthur pendant qu’il dor-

268

LS mait. En s’éveillant le lendemain matin, il fit le signe de la croix sur son visage: « Ah! pria-t-il, bien-aimé Seigneur Jésus-Christ, vous qui m'avez comblé d’honneurs depuis le premier jour où j'ai porté couronne et que j'ai eu à gouverner une terre, très cher seigneur, ne permettez pas, par votre miséricorde, que je sois déshonoré dans cette bataille, mais accordez-moi la victoire sur mes ennemis qui sont parjures et déloyaux envers moi.» Après avoir prononcé ces paroles, le roi se leva et alla entendre la messe du Saint-Esprit; quand il l’eut suivie jusqu’au bout, il fit prendre un peu de nourriture à l’ensemble de son armée, parce qu'il ignorait à quelle heure il rencontrerait les gens de Mordret. Une fois qu’ils eurent mangé, ils se mirent en route et chevauchèrent tout le jour tranquillement et à loisir, pour éviter de trop fatiguer les chevaux quel que fût le moment où aurait lieu la bataille. Ce soir-là ils dressèrent leurs tentes dans la prairie de Lovedon et passèrent une nuit paisible. Le roi coucha dans sa tente sans autre compagnie que ses chambellans. Quand il fut endormi, il eut l’impression qu’une dame se présentait à lui, la plus belle qu’il eût jamais rencontrée; elle l’élevait de terre et Pemportait sur la plus haute montagne qu’il eût jamais vue; là elle le faisait asseoir sur une roue. Cette roue comportait des sièges dont les uns montaient et les autres descendaient; le roi regardait en quel point de la roue il était assis et il constatait que son siège était le plus haut de tous. La dame lui demandait: « Arthur, où es-tu? — Dame, disait-il, je

suis au sommet d’une roue, mais je ne représente. — C’est, disait-elle, la roue Elle lui demandait ensuite: « Arthur, Dame, disait-il, il me semble que je

sais de que vois

ce qu’elle Fortune. » vois-tu? — le monde 269

entier. — C’est bien vrai, disait-elle, tu le vois, et il

n’y a pas grand-chose dont tu n’aies été le maître jusqu'ici: de tout l’espace circulaire que tu as sous les yeux, tu as été le roi le plus puissant qui s’y soit jamais trouvé. Mais tels sont les honneurs terrestres : personne n’est si haut placé qu’il ne lui faille déchoir de son pouvoir sur le monde. » Elle le prenait alors et le précipitait à terre, si brutalement que le roi Arthur avait l’impression d’être brisé de sa chute, et qu’il perdait toute la force de son corps et de ses membres.

177. C’est ainsi que le roi Arthur eut la vision des malheurs que l’avenir lui réservait. Le lendemain matin, quand il fut levé, il entendit la messe avant de revêtir ses armes; il se confessa de son mieux à un archevêque de tous les péchés dont il se sentait coupable envers son créateur; quand il eut achevé de se confesser et qu’il eut fortement imploré son pardon, il lui exposa les visions qu’il avait eues les deux nuits précédentes. Le saint homme écouta son récit puis lui dit : « Ah! sire, pour le salut de votre âme et de votre corps, et pour celui du royaume, retournez à Douvres avec tous vos gens, et demandez à Lancelot qu’il vienne à votre secours; il y viendra très volontiers. Si vous vous battez contre Mordret en ce moment, vous serez blessé à mort ou tué; et il en résultera pour nous un dommage considérable, qui durera jusqu’à la fin du monde. Roi Arthur, tout cela vous arrivera, si vous affrontez Mordret. — Seigneur, dit le roi, voilà bien la merveille, de m'’interdire ce dont il n’est pas en mon pouvoir de me détourner! — Vous devez agir ainsi, dit le saint homme, si vous ne voulez pas subir la honte.» C’est en ces termes que l'archevêque admonesta le roi

270

He

\rEtes

PEEEPTE DR

Arthur, en homme qui espérait bien obtenir qu’il renonçât à son dessein, mais il n’en fut rien, car le roi jura sur l’âme de son père Uterpandragon qu’il ne ferait pas demi-tour, mais irait affronter Mordret. « Sire, dit le prélat, c’est bien dommage que je ne puisse vous amener à changer d’avis. » Le roi lui dit de ne plus lui en parler, car il ne renoncerait pas, lui offrirait-on en échange la possession du monde, à faire ce qu’il avait décidé. 178. Ce jour-là, le roi chevaucha le plus droit qu'il put en direction des plaines de Salesbières, sachant bien que sur ce terrain plat se livrerait la grande bataille mortelle dont Merlin et les autres prophètes avaient tant parlé. Quand il fut entré dans la plaine, il dit à ses gens de dresser là les tentes, car c’est là qu’il attendrait Mordret; ils exécutèrent ses ordres. Ils s’installèrent en peu de temps et se préparèrent de leur mieux. Ce soir-là après souper le roi Arthur alla se délasser dans la plaine en compagnie de l’archevêque, et leur promenade les conduisit à un rocher élevé et de pierre dure; le roi examina le haut du rocher et vit qu’une inscription y était taillée. Il se tourna aussitôt vers l’archevêque: « Seigneur, lui dit-il, voici une chose étonnante; il y a sur ce rocher des lettres qui y furent gravées il y a longtemps. Regardez donc ce qu’elles disent. » L’autre déchiffra l'inscription: DANS

CETTE PLAINE DOIT AVOIR LIEU LA BATAILLE MORTELLE PAR LAQUELLE LE ROYAUME DE LOGRES RESTERA ORPHELIN. « Sire, dit-il au roi, sachez donc ce que signifient

ces lettres: si vous affrontez restera orphelin, car vous y mortellement blessé; il n’y pour mieux vous convaincre

Mordret, le royaume en mourrez ou vous y serez a pas d’autre issue; et de la vérité de ce mes271

sage, je vous déclare que c’est Merlin lui-même qui l'a écrit, et dans les choses qu’il a dites, il n’y a jamais rien eu qui ne s’avérât, en homme qui avait la science sûre des choses de l’avenir. — Seigneur, dit le roi Arthur, je vois tant de signes que, si je ne m'étais pas avancé aussi loin, je ferais demi-tour, quelles qu’aient été mes intentions jusqu'ici. Mais à présent, que Jésus-Christ nous assiste, car je ne partirai jamais de ce lieu avant que Notre-Seigneur n'ait accordé

l’honneur

de la victoire,

à Mordret

ou

à

moi; si la défaite est pour moi, seuls mon péché et mon orgueil en seront responsables, car j’ai beaucoup plus de bons chevaliers que n’en a Mordret. » En prononçant ces mots, le roi Arthur était fort troublé, et bien plus inquiet que d’habitude, pour avoir vu tant de signes annonciateurs de sa mort. L’archevêque se mit à pleurer de compassion, de ne pouvoir l’en détourner. Le roi revint dans sa tente. A peine était-il de retour qu’un jeune homme se présenta devant lui et lui dit: «Roï Arthur, je ne te salue pas, car j'appartiens à un de tes ennemis mortels, c’est Mordret, qui règne sur le royaume de Logres. Il te signifie par moi que tu es entré dans sa terre en insensé; mais si tu veux engager ta parole de roi que tu quitteras les lieux demain matin, toi et ton armée, pour le pays d’où tu es venu, il se contentera de cela sans te faire d’autre mal; si tu refuses, il

te convoque pour demain à la bataille. Fais-lui donc savoir ta décision là-dessus, car il ne cherche pas ta perte, si tu acceptes d’évacuer sa terre. »

179. En entendant cette injonction, le roi dit au jeune homme : « Va dire à ton seigneur qu’en aucune façon je ne quitterai à cause de lui cette terre, qui m'appartient par héritage, mais je m'y tiendrai 272

comme sur une terre qui est à moi, pour la défendre et en chasser le parjure qu’il est. Qu’il sache bien, le parjure Mordret, qu’il mourra de mes mains. Transmets-lui cette assurance de ma part. J'aime mieux me battre que lui céder, même s’il devait me tuer dans la bataille. » Le messager ne s’attarda pas après ces paroles et partit sans prendre congé; il n’eut de cesse d’arriver devant Mordret et de lui conter mot pour mot la réponse du roi Arthur. « Seigneur, lui dit-il, sachez-le vraiment, vous ne pouvez manquer d’avoir la bataille, si vous-même osez l’attendre demain. — Je l’attendrai sans aucun doute, dit Mordret, je ne désire rien autant que de l’affronter en rase campagne. »

180. Ainsi fut décidée la bataille où moururent tant de braves qui ne l’avaient pas mérité. Ce soir-là, une grande inquiétude s’empara des hommes du roi Arthur, car ils savaient bien qu’ils disposaient de beaucoup moins de gens que Mordret n’en avait dans son camp, et pour cette raison ils redoutaient fort de les affronter. De son côté, Mordret avait tant insisté

auprès des Saxons qu'ils étaient venus à son aide; c'était des gens de haute taille et robustes, qui ne possédaient pas toutefois une aussi grande expérience du combat que les hommes du roi Arthur, mais ils haïssaient mortellement le roi et s’étaient ralliés à Mordret. Les plus grands seigneurs de Saxe lui avaient prêté hommage, tant ils brûlaient à ce moment de se venger de maintes cuisantes défaites que leur avait infligées jadis le roi Arthur. Ainsi des deux côtés furent rassemblées des armées immenses. Dès que le jour parut, le roi Arthur se leva et entendit la messe, puis il revêtit ses armes et ordonna à ses gens d’en faire autant. Le roi constitua dix corps

273

de troupes; le premier était conduit par messire Yvain, le second par le roi Yon, le troisième par le roi Carados, le quatrième par le roi Cabarentin, le cinquième par le roi Aguisant, le sixième par Girflet, le septième par Lucan l’Echanson, le huitième par Sagremor l’Emporté, le neuvième par Guivret; le roi Arthur prenait la tête du dernier; c’est dans celui-ci qu'était concentré le meilleur de ses forces, c’est dans celui-ci aussi que les précédents mettaient tous leurs espoirs, car il s’y trouvait beaucoup de combattants éprouvés dont il ne serait pas facile de venir à a bout, à moins de les accabler sous le nombre.

181. Quand le roi Arthur eut ainsi constitué et disposé ses corps de combat, il recommanda à chaque chef de veiller à se comporter vaillamment, car s’il pouvait se tirer de cette bataille avec honneur, il ne trouverait désormais personne qui oserait se rebeller contre lui. Le roi avait ordonné ainsi ses troupes; Mordret fit de même, mais parce qu’il avait plus de gens que le roi Arthur, il put les répartir en vingt corps, et mit dans chacun autant de combattants qu’il fallait, sous la conduite d’un bon chevalier. Le dernier fut le plus important; il y rassembla les plus sûrs de ses chevaliers et se mit lui-même à leur tête,

et il déclara qu'avec cette troupe il affronterait le roi Arthur, ses espions lui ayant déjà appris que le roi conduisait de son côté le dernier de ses bataillons. Dans les deux premiers corps, Mordret n’avait aucun chevalier qui ne fût de Saxe, les deux qui suivaient étaient constitués d’Ecossais; après venaient les Gallois, fournissant deux corps; les gens de Norgalles enfin en fournissaient trois. Ainsi Mordret avait-il des chevaliers venus de dix royaumes. Ils chevauchèrent en ordre jusque dans la grande

274

plaine de Salesbières, où ils virent les bataillons du roi Arthur avec leurs bannières qui flottaient au vent. Ces derniers attendaient, tous à cheval, l’arrivée des hommes de Mordret; quand ils furent si près les uns des autres qu’il ne restait plus qu’à passer à l’attaque, vous auriez vu alors les lances s’abaisser. Du côté des Saxons, en avant de tous venait Arcan,

frère de leur roi, armé de pied en cap sur son destrier. Dès qu’il le vit, messire Yvain qui, conduisant le premier bataillon, attendait la première rencontre, lança son cheval, la lance baissée. Arcan lui porta un coup où il brisa sa lance; messire Yvain le frappa à son tour si violemment qu’il lui transperça son écu et lui enfonça le fer de son arme dans le corps; il le poussa rudement et le désarçonna, tandis qu’au cours de la chute sa lance se brisait, et son adversaire resta étendu à terre, blessé à mort. À ce moment un

parent de messire Yvain s’exclama, et ils furent nombreux à l’entendre: « Voici la Saxe appauvrie de son meilleur héritier! » Alors affluèrent les divers corps, le premier du côté du roi Arthur affrontant les deux bataillons saxons. Quels beaux coups de lance, lors de l’attaque! Que de vaillants chevaliers renversés, que d’excellents chevaux courant sans maître à travers le champ, car il n’y avait personne pour les retenir! Vous auriez pu voir en peu de temps la terre couverte de chevaliers, morts ou blessés. Aïnsi, sur les plates étendues de Salesbières, commença la bataille qui anéantit le royaume de Logres, et aussi bien d’autres, car il n’y eut plus jamais ensuite autant de braves qu'auparavant; après leur mort les terres restèrent dévastées et stériles, et manquant de bons maîtres, car ils furent tous tués dans un gigantesque et douloureux carnage.

275

182. La bataille était commencée,

immense et ter-

rifiante. Quand les premiers eurent leurs lances brisées, ils mirent la main à l’épée, assénant des coups tels que les lames s’enfonçaient dans les heaumes et baignaient dans les cervelles. Messire Yvain se comporta ce jour-là admirablement et fit beaucoup de dégâts parmi les Saxons. Quand le roi de Saxe l’eut observé un certain temps, il se dit à part lui: « Si celui-ci vit longuement, nous sommes défaits. » Il fonça à travers la presse en direction de messire Yvain et le frappa sur sa lancée de toute sa force, si violemment que malgré la protection de l’écu, il lui plongea son arme dans le flanc gauche, sans toutefois le blesser à mort. Au moment où il le dépassait, messire Yvain lui porta un tel coup de son épée tranchante qu’il lui fit voler la tête, et le corps tomba à terre. Quand les Saxons virent leur seigneur abattu, ils se laissèrent aller à des lamentations excessives; au spectacle qu’ils donnaient, ceux de Logres, loin d’être émus de compassion, se lancèrent sur eux,

l’épée tirée; ils les tuèrent et en firent un tel massacre qu'en peu de temps les survivants durent s'enfuir, car aucun d’eux n’était exempt de plaie, grave ou légère; et leur déroute fut causée avant tout par la mort de leur seigneur. Quand les Saxons, contraints à la fuite, eurent libéré le terrain, ceux de Logres les prirent en chasse, et les autres filèrent rejoindre le bataillon d’Irlandais. Ceux-ci s’élancèrent à leur rescousse, piquant des éperons contre les hommes de messire Yvain. Ils les frappèrent avec une telle force, parce qu’ils étaient frais et reposés, qu’il en mourut une grande partie. Eux, qui étaient hardis et préféraient mourir plutôt que de tourner bride, firent front du mieux qu'ils purent, souffrants et harassés comme ils

étaient. 276

C’est

au

cours

de cette rencontre

que

messire

Yvain fut abattu et atteint de deux lances; il aurait été tué là, et tous ses hommes mutilés ou morts, sans laide du roi Yon, à la tête du deuxième corps, qui

leur porta secours le plus rapidement possible, avec tous les gens dont il put disposer; ils se chargèrent alors mortellement, se plongeant mutuellement la lance dans le corps, se jetant à bas de leurs chevaux,

qui d’un côté, qui de l’autre, si bien qu’en peu de temps on aurait pu en voir la plaine recouverte, les uns blessés, les autres morts. Il fallait voir, quand les Irlandais et les hommes du roi Yon se furent lancés à l’attaque les uns des autres, s’échanger là les coups et les chevaliers basculer à terre! Le roi Yon, qui parcouraïit les rangs, erra tant à travers le champ de bataille qu’il finit par tomber sur l’endroit où messire Yvain, à pied au milieu de ses ennemis, cherchait en vain à se remettre

en selle, car ses ennemis

le ser-

raient de trop près. Voyant cela, le roi se lança sur ceux qui employaient tous leurs efforts à tuer messire Yvain et leur asséna de grands coups partout où il put les atteindre; il les contraignit enfin à s’éparpiller et à se disperser, et les fit reculer le temps pour messire Yvain d’être remonté sur un cheval que le roi lui-même lui donna. 183. Quand messire Yvain se fut remis en selle, il reprit le combat, en homme d’un courage indomptable. « Seigneur, lui dit le roi Yon, prenez garde à vous du mieux que vous pourrez, si vous ne voulez pas mourir.» Messire Yvain déclara qu’il n'avait jamais eu peur de mourir, sinon ce jour-là, «je me demande bien comment cela peut se faire, car jamais encore la peur ne m'avait à ce point fait perdre mon assurance». Ils se lancèrent à nouveau dans la

277

77e

bataille et se remirent à asséner de terribles coups avec apparemment autant de rapidité que s'ils n'avaient pas combattu de la journée. Ils firent montre d’une telle prouesse que les Irlandais étaient en pleine déroute et s’enfuyaient éperdument, quand un chevalier irlandais, une lance tranchante dans la main, éperonna son cheval et vint frapper le roi Yon si violemment qu’en dépit de son armure il lui enfonça sa lance dans le corps jusqu’au bois, si bien qu’une grande partie du fer en parut de l’autre côté. D'une rude poussée, il le porta à terre, si profondément atteint que tout médecin était inutile. Quand messire Yvain s’en aperçut, il en éprouva une extrême tristesse. « Ah! Dieu, s’écria-t-il, quelle perte pour nous, en la personne de ce vaillant chevalier, mort

si tôt! Ah!

Table Ronde,

votre noblesse

sera

aujourd’hui bien abaïssée, car je crois bien que vous serez privée en ce jour de ceux que vous nourrissiez, et qui vous ont maintenue jusqu'ici dans la haute renommée qui était la vôtre!» Telles furent les paroles que prononça messire Yvain quand il vit le roi Yon étendu à terre; il s’élança alors contre celui qui l’avait tué, et lui asséna un coup si terrible qu’il le fendit jusqu'aux dents et le porta raide mort à terre, tout en disant: « Voilà mort celui-ci, mais sa mort ne rend pas la vie à cet autre qu’il a tué. » 184. Quand les chevaliers du roi Yon virent mort leur seigneur, ils crièrent leur malheur et leur détresse, et la poursuite prit fin pour laisser la place aux larmes. Quand les fuyards virent que leurs ennemis étaient arrêtés sur le corps, ils comprirent aussitôt que celui qu’ils pleuraient avait été un haut personnage. Sans se laisser émouvoir, ils firent immédiatement demi-tour et foncèrent sur les affli-

278

ne

1e

RE< 4

gés;, ils les accablèrent de coups si meurtriers qu’ils en tuèrent une grande partie, et tous y auraient passé si le troisième bataillon n’était accouru à leur aide dès qu’il les vit exposés à un tel massacre. Quand le roi Carados, qui le conduisait, apprit qu’on pleurait ainsi le roi Yon que les autres avaient tué, il dit à ses hommes: « Seigneurs, nous nous portons dans cette bataille, je ne sais ce qu’il adviendra de moi. S’il arrive que je sois tué, je vous prie au nom de Dieu de ne rien en laisser paraître, car vos ennemis pourraient y puiser un surcroît de hardiesse et de courage.» Ainsi s’exprima le roi Carados au moment d'entrer dans le combat. Quand il se fut lancé dans la mêlée, il se comporta avec une telle bravoure que personne à le voir ne pouvait le traiter de lâche; la vaillance qu’il manifesta fit tourner le dos aux Irlandais qui prirent tous la fuite, en hommes qui ne pouvaient s'attendre qu’à la mort. Les hommes du roi Carados en tuèrent tant, avant qu’ils n’aient pu recevoir du secours, que vous auriez pu voir l’endroit tout jonché de leurs cadavres. Quand les nobles barons d’Ecosse virent le sort infligé à leurs compagnons, ils ne purent plus y tenir, et lancèrent leurs montures contre les hommes du roi Carados. Héliadés, seigneur d’Ecosse (possession dont l’avait investi Mordret), éperonna son cheval en direction du roi Carados, monté sur un cheval plus beau et richement harnaché que les autres. Carados ne l’esquiva pas, en homme assez hardi pour affronter le meilleur chevalier du monde; ils se frappèrent mutuellement de leurs lances et se trouèrent leurs écus; la violence du heurt fut telle qu’ils s’enfoncèrent mutuellement dans le corps leurs lances acérées, jusqu'à le traverser de part en part. Ils se jetèrent au sol l’un l’autre avec le fer si profondé-

279

ment entré dans la chair qu'aucun ne put se permettre la moindre jactance, tous deux blessés à mort. Des deux côtés on s’élança pour les secourir, chacun le sien, et pour embarrasser l’autre. Les hommes du roi Carados réussirent à s'emparer par la force d'Héliadés; mais ils constatèrent que, avec une lance à travers le corps, il avait rendu l’âme; les autres

débarrassèrent de ses armes le roi Carados et s’informèrent de son état. «Je ne vous demande qu’une chose, leur dit-il, c’est de venger ma mort, car je sais bien que je ne passerai pas le milieu de l’après-midi. Et au nom de Dieu, n’en laissez rien paraître, car les nôtres pourraient en être tout démoralisés, et la perte pourrait être plus grande encore. Contentez-vous de m'’enlever mon haubert et de me transporter sur mon écu jusqu’à ce tertre là-bas; quitte à mourir, j'y serais plus à l’aise qu'ici.» Ils lui obéirent fidèlement: ils l’emportèrent jusqu’au tertre, très affligés, car ils aimaient profondément leur seigneur. Quand ils l’eurent déposé sous un arbre, il leur dit: « Retournez à la bataille, et laissez-moi ici sous

la garde de quatre écuyers; vengez ma mort de votre : mieux; s’il arrive que l’un de vous puisse en réchapper, je vous prie de faire porter mon corps à Camaalot dans l’église où repose messire Gauvain.» Ils assurèrent qu'ils le feraient de grand cœur; ils lui demandèrent alors : « Seigneur, croyez-vous que cette bataille va tourner en un aussi grand désastre que vous le dites? — Je vous l’affirme, dit-il, depuis que la chrétienté s’est établie dans le royaume de Logres, aucune bataille n’aura fait autant de morts que n’en fera celle-ci; c’est la dernière qui se livrera du temps du roi Arthur.» 185. Sur ces paroles, ils le laissèrent pour revenir au combat; joints à ceux du roi Yon, les hommes du

280

| | pe

|

roi Carados montrèrent une telle bravoure qu’ils provoquèrent la débandade de ceux d’Ecosse, d’Irlande et de Saxe. Les hommes

du roi Arthur, sur les trois

corps de troupes déjà engagés, étaient dans un tel état que plus de la moitié gisaient morts sur le sol car, grâce à l’effort énorme qu'ils avaient fourni, ils étaient venus à bout des six bataillons correspondants de Mordret et déjà avaient réussi à se lancer contre les deux bataillons de Gallois. Dans ces derniers, se trouvait maint brave à qui il tardait fort qu'ils pussent entrer dans la bataille, tant ils s’impatientaient d’être restés si longtemps en repos. Ils firent un tel accueil aux hommes du roi Arthur que peu de ceux-ci réussirent à se tenir en selle; c’est que les premiers n’avaient pas encore combattu de la journée, tandis que les hommes du roi Arthur, d’avoir donné et reçu tant de coups, étaient à bout de forces. A cette rencontre messire Yvain fut jeté à bas de son cheval, si profondément épuisé qu’il demeura longtemps sur le sol sans connaissance. -La chasse commença aussitôt contre les hommes du roi Arthur; dans cette poussée, ils furent plus de cinq cents chevaliers à passer sur le corps de messire Yvain, lui faisant un mal tel que, n’eût-il pas eu d’autre cause de souffrance dans la journée, il en avait bien son compte cette fois-ci; ce fut l'épreuve qui laffaiblit le plus et lui enleva ce qui lui restait de vigueur. C’est ainsi que tous les hommes du roi Arthur furent mis en fuite. Quand le roi Cabarentin de Cornouailles vit qu’ils avaient le dessous, il dit à ses hommes: « Maintenant, sus aux autres! Les nôtres sont défaits! » Alors

le quatrième corps du roi Arthur entra dans la mêlée; tandis qu’ils s’élançaient, vous auriez pu entendre pousser les cris de guerre de divers peuples,

281

s

et voir des chevaliers basculer et tomber à terre, blessés ou morts; vous n’avez jamais vu d’assaut plus meurtrier que celui-là, du fait de la haine mortelle qui les animait mutuellement. Les lances brisées, ils mirent la main aux épées et s’en assénèrent de grands coups, mettant les heaumes en pièces et fendant les écus, se jetant à bas de leurs chevaux, acharné chacun à la mort de son adversaire |.

Mordret ne tarda guère à envoyer en renfort à ses gens deux corps supplémentaires; quand le roi Aguisant, qui conduisait le cinquième bataillon de l’armée arthurienne, les vit traverser la plaine, il dit à ceux de ses hommes qui étaient près de lui : « Allons donc de ce côté-ci, pour pouvoir attaquer ceux qui viennent juste de se mettre en campagne, et veillez à ne toucher à aucun des autres avant de vous trouver sur ceux-là; quand vous y serez, allez les frapper de façon à les surprendre complètement. » Ils se conformèrent exactement à ses instructions : ils dépassèrent ceux qu’il leur avait indiqués et allèrent affronter les deux bataillons envoyés par Mordret. Quel fracas au choc des lances! on n’aurait pu entendre Dieu tonner; dès qu’ils se rencontrèrent, vous auriez pu voir à terre plus de cinq cents combattants, et au début les gens de Mordret subirent de grosses pertes. Ainsi la bataille fut engagée sur deux fronts, plus cruelle qu’ils n’en auraient eu besoin. 186. Quand les hommes d’Aguisant eurent leurs lances en pièces, ils mirent la main à l’épée et coururent sus à leurs ennemis, les frappant partout où ils pouvaient en atteindre; eux se défendaient farouchement et en tuèrent un grand nombre. Tandis que 1. Le texte emploie ici le terme de compagnon, c’est-à-dire le partenaire dans la joute.

282

le roi Aguisant parcourait les rangs l’épée brandie, il regarda devant lui et vit messire Yvain gravement blessé qui tentait de monter sur un destrier, mais ses ennemis l’avaient rejeté à terre deux ou trois fois. À la vue de son compagnon, le roi éperonna dans sa direction de toute la vitesse de son cheval. Ils étaient quatre à chercher à tuer messire Yvain; ainsi lancé, le roi en frappa un avec une telle violence que malgré son heaume il lui fit pénétrer l’acier de sa lame jusque dans la cervelle; tandis qu’il se précipitait au milieu d’eux, ils se demandaient tous avec étonnement d’où survenait ce brave !. Le roi Aguisant réussit par sa vaillance à délivrer messire Yvain de tous ses assaillants; il lui donna un cheval et l’aida à se remettre en selle; une fois à cheval, tout las qu’il était, Yvain repartit au combat et se comporta si bien, compte tenu des efforts qu’il avait déjà fournis, qu’il provoqua l’admiration générale. Tous les corps de troupes entrèrent ainsi dans la bataille au début de la matinée, à l’exception des deux derniers, conduits respectivement par Mordret et le roi Arthur. Le roi avait dépêché un garçon sur un tertre, pour voir combien il pouvait y avoir de combattants dans le bataillon de Mordret, le dernier. Une fois sur le tertre, le jeune homme procéda à l’évaluation demandée par le roi, puis il revint vers lui et lui dit en privé: «Sire, il a bien dans son bataillon deux fois plus de gens que vous n’en avez dans le vôtre. — Vraiment? dit le roi. Cela tombe bien mal. À présent, que Dieu nous vienne en aide, car autrement notre défaite et notre mort sont assu1. Le texte dit cele proesce, expression qui me paraît désigner par métonymie celui qui la manifeste. Cet effet de surprise est le résultat de la manœuvre opérée par Aguisant : après avoir défait les bataillons envoyés en renfort, il fait retour sur les autres, qui ne l’ont

pas vu venir.

283

rées.» Il se mit alors à invoquer son neveu messire Gauvain: « Ah! cher neveu, à présent Lancelot et vous allez me manquer; plût à Dieu que vous fussiez en ce moment tous deux en armes à mes côtés! A coup sûr nous aurions l’honneur de la bataille, avec l’aide de Dieu et grâce à l’assurance que me donnerait votre prouesse! Mais, neveu bien-aimé, à présent j'ai bien peur de déplorer ma folie de ne pas vous avoir cru, quand vous me conseilliez d’appeler Lancelot à mon secours contre Mordret; je sais bien que,

si je l'avais fait, il se serait généreusement hâté d’accourir. » 187. Tels furent les propos que dictait au roi Arthur son profond désarroi. Son cœur lui prédisait clairement une partie des malheurs qui allaient les frapper, lui et ses compagnons. Il était parfaitement armé, d’une armure magnifique. Il vint alors aux chevaliers de la Table Ronde, dont il pouvait avoir avec lui environ soixante-douze. « Seigneurs, leur dit-il, cette bataille est la plus terrible que j'aie . jamais vue. Au nom de Dieu, vous qui appartenez à la famille des compagnons de la Table Ronde, restez toujours ensemble; si vous le faites, on ne pourra pas aisément vous mettre en déroute; ils nous affrontent à bien deux contre un, et ils sont parfaitement entraînés, ce qui les rend plus redoutables. — Sire, dirent-ils, soyez sans inquiétude et chevauchez avec

assurance; vous pouvez déjà voir Mordret qui vient vers vous à vive allure; gardez confiance en vous, car un excès d'inquiétude ne pourrait que nous nuire, à vous comme à nous. » Aussitôt l’étendard du roi fut placé en avant de la troupe, et plus de cent chevaliers furent commis à sa défense. De son côté, Mordret choisit quatre cents 284

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chevaliers parmi les plus hardis de son armée et leur dit: « Vous allez vous séparer de nous, et aller tout droit à ce tertre; quand vous y serez rendus, faites

demi-tour le plus discrètement possible par cette vallée là-bas; alors seulement dirigez-vous vers l’étendard, en effectuant une charge si rapide que vous ne laissiez aucun d’eux en selle. Si vous pouvez réussir cette manœuvre, je vous le dis vraiment: les gens du roi seront si stupéfaits qu’ils n’opposeront pas de résistance mais prendront la fuite, ayant perdu leur point de ralliement.» Ils dirent qu’ils étaient tout prêts à le faire, puisqu'il le leur commandait. 188. Ils lancèrent alors leurs chevaux en direction du bataillon du roi; des deux côtés ils foncèrent, lances baissées; vous auriez cru, au moment de l’attaque, que la terre entière allait s’effondrer, en raison du vacarme provoqué par la chute des chevaliers, qu’on aurait pu entendre à deux lieues à la ronde. Le roi Arthur, qui reconnut parfaitement Mordret, tourna son cheval de son côté. Mordret fit de même. Ils se portèrent l’un contre l’autre avec la vaillance et la hardiesse qui étaient les leurs. Mordret le premier frappa le roi, et lui transperça l’écu; mais le haubert était solide, il ne put en déchirer une seule maille; sous la violence du choc, sa lance éclata en morceaux. Le roi ne broncha pas d’un pouce. À son tour, lui qui était vigoureux et résistant, et habitué au maniement de la lance, il frappa son adversaire, si rudement qu’il jeta à terre en un seul tas le cavalier et son cheval — sans lui faire toutefois d’autre mal, car Mordret avait une excellente

armure. Alors les hommes du roi Arthur quittèrent les rangs pour tenter de s'emparer de Mordret; mais

285

vous auriez pu en voir deux mille, bardés de fer, accourir à sa rescousse, dont aucun n’hésitait à risquer sa vie par amour pour Mordret. Il fallait voir la quantité de coups qui s’échangèrent par-dessus sa tête, et le nombre incroyable de chevaliers qui y moururent! Le combat fut si acharné autour de lui qu’en peu de temps vous en auriez compté plus de cent à terre, dont pas un qui ne fût ou tué ou mortellement blessé. Pourtant, parce que les renforts ne cessaient d’arriver du côté de Mordret, ce dernier fut remis en selle en dépit de tous ses ennemis; mais auparavant le roi lui-même eut le temps de lui asséner trois coups tels que du moindre d’entre eux un autre aurait été fortement mis à mal. Mais Mordret était bon et hardi chevalier; il se lança sur le roi

Arthur pour se venger, furieux d’avoir été ainsi abattu au milieu des siens. Le roi ne l’esquiva pas, et tourna vers lui la tête de son cheval. Ils se portèrent mutuellement de tels coups du tranchant de leurs épées qu’ils en furent tout étourdis et eurent du mal à se maintenir en selle; s'ils ne s'étaient pas tous deux retenus à l’encolure de leur cheval, ils auraient basculé à terre. Mais les chevaux étaient robustes;

ils les emportèrent et les éloignèrent l’un de l’autre à plus d’un arpent de distance. 189.

Alors

l'assaut

reprit

avec

une

incroyable

fureur. Galegantin le Gallois, un chevalier courageux et hardi, fonça sur Mordret; Mordret, en colère, le

frappa de toute sa force et lui fit voler la tête; c'était une grande perte, car il avait été d’une grande loyauté envers le roi Arthur. Quand le roi vit Galegantin à terre, la fureur le saisit et il déclara qu'il le vengerait, s’il pouvait; aussitôt il se lança sur Mordret à son tour et, alors qu’il était sur le point de le

286

frapper, un chevalier de Norhomberlande le prit de flanc; il le frappa sur le côté gauche sans qu’il ait pu se couvrir; il aurait pu le blesser fort grièvement si le haubert n’avait pas été aussi solide, mais il résista parfaitement et pas une maille ne s’en rompit. Toutefois le chevalier le poussa violemment et le fit basculer sous le ventre de son cheval. Quand messire Yvain, qui était près de là, vit ce coup, il s’écria: « Ah! Dieu, quelle douleur que celle-ci, quand un être de cette valeur est si ignoblement abattu!» Il s’élança alors derrière le chevalier de Norhomberlande et le frappa si rudement, d’une lance massive et courte, qu'armure ou pas, il la lui plongea fer et bois dans

le corps;

dans la chute

du chevalier,

la

lance se rompit. Messire Yvain vint ensuite au roi et le remit en selle en dépit de tous ses ennemis. Mordret, si furieux que pour un peu il enrageait, de voir le roi Arthur à nouveau à cheval, se dirigea vers messire Yvain et, tenant son épée à deux mains, lui porta un coup pesant, asséné de haut: il lui fendit son heaume, ainsi que la coiffe de fer par-dessous, jusqu'aux dents; il l’abattit mort à terre. Ce fut une cruelle perte, car en ce temps-là on tenait messire Yvain pour l’un des meilleurs chevaliers au monde et lun des plus vaillants. 190. À la vue de ce coup, le roi Arthur s’écria: « Ah! Dieu, pourquoi tolérez-vous ce que je vois, que le pire traître du monde a tué l’un des meilleurs chevaliers de ce temps?» À quoi Sagremor l’'Emporté répondit: « Sire, tels sont les jeux de Fortune; ainsi pouvez-vous voir qu’elle vous vend chèrement, en vous ravissant les meilleurs

de vos amis, les grands

biens et les honneurs que vous avez eus jadis; présent que Dieu nous accorde que nous ne subissions pas d’épreuve pire! »

287

Sas à

Pendant entendirent

qu'ils

parlaient

de messire

derrière eux une immense

Yvain,

ils

clameur,

car

les quatre cents chevaliers de Mordret, dès qu'ils s’approchèrent de l’étendard, poussèrent leur cri de guerre, imités par les hommes du roi Arthur. Il fallait voir, au moment de l’assaut, se briser les lances et choir les chevaliers! Mais les hommes du roi Arthur, bons chevaliers et bien entraînés, reçurent si bien leurs assaillants lancés au galop qu’ils en abattirent plus de cent. Des deux côtés on tirait les épées, on se frappait mutuellement de toutes ses forces et on s’employait du mieux qu’on pouvait à s’entre-tuer; les hommes du roi Arthur commis à la défense de l’étendard opposèrent une si remarquable résistance à cette attaque que des quatre cents chevaliers de Mordret il n’en réchappa que vingt: tous les autres furent mutilés ou tués sur les lieux du combat, avant le milieu de l’après-midi. Si vous aviez été alors sur le champ de la bataille, vous auriez pu voir les lieux jonchés de morts et de nombreux bles-

sés. Peu après, la bataille était déjà si avancée que tous ceux qui s'étaient affrontés dans la plaine, nombre de plus de cent mille, il n’en restait pas vie plus de trois cents; quant aux compagnons de Table Ronde ils y avaient tous, sauf quatre, trouvé

de au en la la mort car, voyant la situation à ce point désespérée, ils avaient pris davantage de risques; des quatre survivants l’un était le roi Arthur, l’autre Lucan l’'Echanson, le troisième Girflet; le quatrième était Sagremor l’Emporté, mais il était si grièvement atteint à travers tout son corps qu’il avait du mal à se tenir en selle. Ils regroupèrent leurs hommes, affirmant qu’ils préféraient mourir sur place plutôt que de laisser la victoire indécise. Mordret lança son cheval contre Sagremor et le frappa si violemment, 288

sous les yeux du roi, qu’il lui fit voler la tête sur le terrain. Voyant cela, le roi dit avec douleur: « Ah! Dieu, pourquoi me laissez-vous humilier à ce point dans ce qui touche à la prouesse terrestre? Ce coup m’émeut assez pour que j'en fasse le vœu à Dieu : de moi ou de Mordret, il faut qu'ici l’un de nous meure. » Il avait en main une lance grosse et robuste et s’élança de toute la vitesse de son cheval. De son côté Mordret, qui comprit bien que le roi n’aspirait qu’à le tuer, ne se déroba pas, maïs tourna vers lui la tête de son cheval. Le roi, qui venait sur lui avec toute la force dont il était capable, le frappa si violemment qu’il déchira les mailles de son haubert, et lui passa le fer de sa lance à travers le corps. L’histoire conte que, au moment où il retira la lance, un rayon de soleil passa à travers la plaie, si clairement que Girflet le perçut; les gens du pays dirent de ce prodige qu’il avait été le signe de la colère de NotreSeigneur. Quand Mordret se vit à ce point blessé, il pensa bien qu’il était mortellement atteint; il porta au roi Arthur un si terrible coup sur son heaume que rien n’aurait pu l'empêcher de lui faire sentir son épée jusque dans le crâne, dont il lui fracassa une partie. Le roi Arthur, assommé par ce coup, glissa de son cheval à terre; Mordret fit de même; tous les

deux étaient si mal en point qu'aucun des deux ne fut capable de se relever, mais ils restèrent étendus l’un près de l’autre. La fin du royaume ($ 191-204) 191. Ainsi le père tua le fils et le fils blessa le père à mort. Quand les hommes du roi Arthur virent

289

leur roi gisant sur le sol, ils furent accablés par le chagrin à un point difficile à concevoir. « Ah! Dieu, se lamentaient-ils, pourquoi permettez-vous cette bataille? » Ils se lancèrent alors contre les hommes de Mordret; ceux-ci en firent autant, et ils reprirent la mêlée mortelle, si bien que, avant la fin de l’aprèsmidi,

tous

étaient

morts,

à l'exception

de

Lucan

l'Echanson et de Girflet. Quand ces deux survivants virent que tel était le bilan de la bataille, ils se mirent à pleurer amèrement. « Ah! Dieu, gémissaient-ils, y eut-il jamais un être humain témoin d’une aussi grande douleur? Ah! bataille, que d’orphelins et de veuves avez-vous faits dans ce pays et dans bien d’autres! Ah! jour, pourquoi t’être jamais levé pour réduire à une telle pauvreté le royaume de la Grande-Bretagne, dont les enfants avaient un grand renom de prouesse, et les voici gisant morts et si cruellement anéantis? Ah! Dieu,

que

pouvez-vous

nous

ravir

encore?

Nous

voyons morts ici tous nos amis. » Après s'être longtemps lamentés de la sorte, ils vinrent à l’endroit où gisait le roi Arthur. «Sire, demandèrent-ils,

comment

vous

sentez-vous?



Je

n’ai que le temps, leur dit-il, de monter sur mon cheval et de m'’éloigner de ce lieu; car je vois bien que ma fin approche, et je ne veux pas mourir au milieu de mes ennemis.» Il se mit alors en selle avec une facilité inattendue; tous trois quittèrent ainsi le champ de bataille et faisant route droit vers la mer, ils finirent par arriver à une chapelle qu’on appelait la Chapelle Noire. Un ermite y chantait chaque jour la messe, et habitait dans un bosquet à proximité. Le roi mit pied à terre, ainsi que les deux autres; ils

ôtèrent à leurs chevaux la bride et la selle. Le roi entra dans la chapelle, s’agenouilla devant l’autel et 290

se

mit

à réciter

les prières

qu’il connaissait;

il

demeura là sans bouger jusqu’au matin, et ne cessa de prier Notre-Seigneur d’avoir pitié de ses hommes qui avaient été tués en cette journée; tout en faisant cette prière, il pleurait si amèrement que ceux qui étaient avec lui l’entendaient clairement gémir. 192. Le roi Arthur passa la nuit entière en prières et en oraisons. Le lendemain, il se trouva que Lucan l’'Echanson, se tenant derrière lui avait observé l’état

de prostration du roi; il lui dit alors au milieu de ses larmes: « Ah! roi Arthur, quelle douleur que la vôtre!» Quand le roi entendit ces paroles, il se redressa avec difficulté, en homme alourdi par le poids de son armure. Il prit entre ses bras Lucan qui n’avait plus la sienne, et l’étreignit si fort qu’il lui fit éclater le cœur dans la poitrine, de sorte que Lucan n’eut pas le loisir de prononcer un mot, son âme quitta son corps. Le roi maintint ainsi un long moment son étreinte, puis il le laissa aller, sans avoir le moindre soupçon qu’il était mort. Quand Girflet, l'ayant considéré un certain temps, vit qu’il ne bougeait plus, il s’aperçut bien qu’il était mort, et que le roi l’avait tué. Il repartit alors en lamentations. « Ah! sire, se plaignit-il, quel mal avez-vous fait, d’avoir fait mourir Lucan!» À ces paroles le roi tressaillit, regarda autour de lui et vit son échanson étendu sans vie sur le sol; son chagrin alors redoubla et il répondit à Girflet, l’air profondément accablé: « Girflet, Fortune a été jusqu'ici pour moi une mère; la voici changée en marâtre; elle me fait passer le temps qui me reste à vivre dans la douleur, l’amertume tristesse. »

et la

Il ordonna alors à Girflet de brider et seller les chevaux; l’autre obéit. Le roi enfourcha sa monture 291

pspee

et chevaucha en direction de la mer; il l’atteignit vers l’heure de midi. Il descendit vers le rivage et, ôtant son épée de sa ceinture, il la tira du fourreau. Il la contempla un long moment, et dit enfin: « Ah! Escalibour, bonne et précieuse épée, la meilleure de ce temps après l’épée aux Attaches Etranges, à présent tu vas perdre ton maître. Où pourras-tu retrouver un homme qui t’emploie aussi bien que je l'ai fait, à moins de venir entre les mains de Lance-

lot? Ah! Lancelot, le plus noble des hommes et le meilleur des chevaliers, que n’a-t-il donc plu à JésusChrist que vous l’ayez en votre possession et que je le sache! Assurément mon âme en serait plus heureuse pour l'éternité.» Le roi appela alors Girflet. « Allez là-bas sur ce tertre, lui enjoignit-il; vous y trouverez un lac; jetez-y mon épée, car je ne veux pas qu’elle demeure dans ce royaume, de peur qu’elle n’échoie aux perfides héritiers qui y resteront après nous. — Sire, Jexécuterai vos ordres, encore que je préférerais, s’il vous plaisait, que vous m’en fassiez don. — Non, répliqua le roi, car vous n’en feriez pas assez bon usage. » Girflet monta alors sur la colline; parvenu au lac, il tira l’épée du fourreau et se mit à la contempler; elle lui parut une si bonne épée et si belle qu’il pensa que ce serait trop dommage de la jeter dans ce lac, comme

le roi lui en avait

donné

l’ordre, car

elle

serait ainsi perdue. Mieux valait jeter la sienne à la place et dire au roi que son ordre avait été suivi. Enlevant donc sa propre épée, il la jeta dans le lac, et déposa l’autre sur l’herbe; il revint alors au roi. «Sire, lui dit-il, j'ai fait ce que vous m'’aviez commandé, j'ai jeté votre épée dans le lac. — Et qu’as-tu vu? dit le roi. — Sire, je n’ai rien vu, sinon qu’elle était bien dans lé lac. — Ah! dit le roi, tu me 292

D +

tourmentes! retourne sur tes pas et jette-la, car ce n’est pas encore fait.» L’autre retourna immédiatement vers le lac et tira l’épée du fourreau; il se mit à gémir sur elle, disant que ce serait trop dommage qu’elle soit ainsi perdue. Il pensa alors qu’il pourrait jeter le fourreau et conserver l'épée, car elle pourrait être encore utileà lui ou à un autre. Il prit le fourreau et le jeta précipitamment dans le lac, puis reprit l’épée et la cacha sous un arbre. Il s’en revint aussitôt au roi. « Sire, à présent j'ai accompli votre ordre. — Et qu'est-ce que tu as vu? dit le roi. — Sire, je n’ai rien vu que je n'aurais dû voir. — Ah! dit le roi, tu ne l’as pas encore jetée; pourquoi me mets-tu ainsi à la torture? Va, jette-la, et tu sauras ce qu’il en adviendra, car elle ne disparaîtra pas sans que se produise un grand prodige.» Quand Girflet vit qu’il lui fallait vraiment

s’exécuter,

il revint là où était

l’épée, s’en saisit et resta à la contempler en s’apitoyant sur elle : « Belle et bonne épée, quel dommage pour vous, de ne pas échouer dans les mains de quelque valeureux chevalier!» Puis il la lança au plus profond du lac, et le plus loin de lui qu’il put. Dès qu’elle approcha de l’eau, il vit une main qui sortait du lac et se montrait jusqu’au coude, mais il ne vit rien du Corps auquel la main appartenait; la main prit l’épée par la poignée et se mit à la brandir trois ou quatre fois vers le ciel. 193. Quand Girflet eut clairement vu ce prodige, la main s’enfonça dans l’eau avec l’épée; il attendit là longtemps pour savoir si elle se manifesterait davantage; quand il comprit qu’il s’attardait en vain, il s’éloigna du lac et vint au roi; il lui dit qu’il avait jeté l’épée dans le lac et lui conta ce qu’il avait vu. «Par Dieu, dit le roi, je pensais bien que ma fin

299

“était toute proche. » Il sombra alors dans une méditation qui lui fit venir les larmes aux yeux; après avoir songé ainsi un long moment, il dit à Girflet: «Il vous faut partir d’ici et me quitter, sans espoir de me revoir de votre vie. — En ce cas, répliqua Girflet, il n’est pas question que je me sépare de vous. — Si, vous le ferez, dit le roi, sinon je vous porterai une haine mortelle. — Sire, dit Girflet, comment serait-ce possible que je m’en aille en vous laissant ici tout seul? Et vous me dites en outre que je ne vous reverrai jamais! — Il faut, dit le roi, que vous agissiez comme je vous le dis. Allez-vous-en vite, ce n’est plus le temps de vous attarder; je vous en prie au nom de cette amitié qu’il y a eu entre nous. » Quand Girflet entendit le roi l’en prier avec tant de dou-

ceur, il répondit: «Sire, je ferai ce que vous me commandez, la mort dans l’âme; dites-moi seulement, s’il vous plaît, si vous pensez que je puisse vous revoir un jour. — Non, dit le roi, soyez-en sûr. —

Et de quel côté songez-vous aller, bien-aimé sire? — Cela, je ne vous le dirai pas», dit le roi. Quand Girflet se rendit compte qu’il ne tirerait rien de plus du roi, il se mit en selle et s’éloigna de lui. Dès qu’il l’eut quitté, il se mit à tomber une pluie d’une extraordinaire densité, qui l’accompagna jusqu’à ce qu'il eut atteint une colline à plus d’une demi-lieue de l’endroit où était le roi. Arrivé sur la colline, il s’arrêta sous un arbre, et la pluie finit par cesser; il porta ses regards du côté où il avait laissé le roi. Il vit venir au milieu de la mer une barque tout emplie de dames; quand elle accosta à l’endroit même où se tenait le roi, les dames s’approchèrent de son bord. Celle qui les commandait tenait par la main Morgue, la sœur du roi Arthur, et elle se mit à inviter le roi à entrer dans la barque. Le roi, dès

294

qu’il aperçut sa sœur Morgue, se leva précipitamment du sol où il était assis; il pénétra dans la barque, tirant son cheval derrière lui et emportant ses armes. Quand Girflet, toujours sur sa colline, eut été témoin de tout cela, il rebroussa chemin aussi vite que son cheval le lui permit et parvint enfin sur le rivage; une fois là, il vit le roi Arthur au milieu des dames et reconnut bien la fée Morgue, pour lavoir vue maintes fois. En peu de temps la barque s'était éloignée à une distance de plus de huit portées d’arbalète. Comprenant qu’il avait ainsi perdu le roi, Girflet mit pied à terre sur le rivage, et manifesta la plus grande douleur du monde; il resta là tout le jour et toute la nuit sans jamais boire ni manger, pas plus qu’il ne l’avait fait le jour précédent. 194. Le lendemain matin, quand il fit jour, que le soleil fut levé et que les oiseaux eurent commencé à chanter, Girflet sombra dans une tristesse et un accablement extrêmes; avec cette tristesse au cœur, il monta sur son cheval et s’éloigna; toujours chevauchant, il parvint à un bosquet qui était près de là. Il y avait dans ce bosquet un ermite avec qui il était très lié d’amitié; il se rendit auprès de lui, et demeura avec lui deux jours, se sentant quelque peu souffrant de la grande douleur qu’il avait éprouvée; il raconta au saint homme ce qu’il avait vu du roi Arthur. Le troisième jour il partit, pensant qu'il irait à la Chapelle Noire pour savoir si Lucan l’Echanson était

déjà mis en terre; quand il y arriva vers l’heure de midi, il descendit de son cheval à l’entrée et attacha sa monture à un arbre, puis il pénétra à l’intérieur. Il trouva devant l’autel deux tombes superbement ornées, mais l’une bien plus belle et riche que

295

i En

l’autre. Sur la moins belle, une inscription disait: ICI REPOSE LUCAN L'ECHANSON QUE LE ROI ARTHUR ÉTOUFFA EN L’ETREIGNANT. Sur la tombe particulièrement somptueuse, l’inscription disait: ICI REPOSE LE ROI ARTHUR QUI PAR SA VAILLANCE SE SOUMIT DOUZE ROYAUMES. En voyant cela, Girflet tomba sans connaissance sur la tombe. Quand il revint à lui, il baisa la tombe

avec

ferveur,

et s’abandonna

à un

immense chagrin; il demeura là jusqu’au soir, quand arriva le saint homme qui desservait l’autel. Dès que le saint homme fut là, Girflet s’empressa de lui demander: « Seigneur, est-il vrai que le roi Arthur repose ici? — Oui vraiment, cher ami; des dames que je ne connais pas l’y ont apporté. » Girflet pensa aussitôt qu'il s’agissait des dames qui l’avaient fait monter dans la barque; il déclara que, puisque son seigneur avait quitté ce monde, il n’y resterait pas davantage; il pria tant l’ermite qu’il l’admit auprès de lui. 195. C’est ainsi que Girflet devint ermite et qu’il servit à la Chapelle Noire, mais ce ne fut pas pour longtemps, car il ne survécut que dix-huit jours au roi Arthur. Pendant que Girflet demeurait à l’ermitage, firent leur apparition les deux fils de Mordret qui étaient restés à Wincestre pour assurer la défense de la ville, en cas de besoin, et Mordret les y avait laissés. Ces deux fils étaient de bons chevaliers aguerris; dès qu’ils apprirent la mort de leur père et celle du roi Arthur, et des autres braves qui avaient participé à la bataille, ils prirent avec eux tous les gens de Wincestre et allèrent s'emparer de toute la terre environnante; cela leur était facile, du fait qu’il ne se trouvait personne pour leur résister, tous les gens de

296

valeur et les bons chevaliers du pays ayant péri dans la bataille. Quand la reine apprit la mort du roi Arthur et qu’on lui eut conté que les fils de Mordret prenaient partout possession des terres, elle eut peur pour sa vie, s’ils pouvaient mettre la main sur elle; elle prit aussitôt l’habit religieux. 196. Tandis que se produisaient ces événements, un messager du royaume de Logres vint à Lancelot, alors qu’il se trouvait dans la cité de Gaunes; il lui conta ce qu’il en était du roi Arthur, comment il avait péri dans la bataille et comment les deux fils de Mordret s'étaient emparés de la terre après sa mort. Ces nouvelles consternèrent Lancelot, tant il avait aimé le roi Arthur, et elles consternèrent également tous les bons chevaliers de Gaunes. Lancelot prit conseil des deux rois sur ce qu’il pourrait faire à ce propos, car. il ne haïssait personne autant que Mordret et ses enfants. « Seigneur, dit Boort, voici le plan que je vous propose: nous convoquerons tous nos hommes, les plus voisins comme les plus éloignés; quand ils se trouveront rassemblés ici, nous partirons du royaume de Gaunes et nous passerons en Grande-Bretagne; une fois que nous serons là, à moins qu'ils ne prennent la fuite, les fils de Mordret peuvent être assurés de leur mort. — C’est votre désir que nous agissions ainsi? dit Lancelot. — Seigneur, dit Boort, nous ne voyons pas

d’autre moyen de nous en venger.» Ils mandèrent alors leurs hommes de tous les points des royaumes de Benoÿc et de Gaunes, de sorte qu’en moins de quinze jours ils en avaient réuni plus de vingt mille, tant à pied qu’à cheval. Le rassemblement eut lieu dans la cité de Gaunes. Les chevaliers et les nobles du pays s'étaient joints à eux. Le roi Boort, le roi 297

Lyonel, Lancelot, Hector et tous leurs compagnons quittèrent aussitôt le royaume de Gaunes et d'étape en étape, leur chevauchée les conduisit au bord de la mer; ils trouvèrent leurs navires prêts; ils y montèrent et eurent si bon vent qu’ils accostèrent le jour même en Grande-Bretagne. Quand ils se retrouvèrent sains et saufs sur la terre ferme, ils manifestèrent une grande joie et dressèrent dans l’allégresse leurs tentes sur la plage. Le lendemain, la nouvelle parvint aux deux fils de Mordret que Lancelot avait débarqué dans le pays, amenant avec lui une armée impressionnante. Ces nouvelles les remplirent d’effroi, car ils ne redoutaient personne autant que Lancelot; ils se concertèrent entre eux sur la conduite à tenir; ils tombèrent d’accord finalement pour mobiliser leurs hommes et aller se battre contre Lancelot en rase campagne; et tant mieux pour celui à qui Dieu donnerait l’honneur de la victoire! car ils aimaient mieux mourir au combat que de s’enfuir à travers le pays. Ils firent comme ils l’avaient décidé: ils mandèrent immédiatement leurs hommes et les rassem-

blèrent à Wincestre; ils avaient déjà, en peu de temps, si bien avancé leurs affaires que tous les seigneurs du royaume leur avaient prêté hommage. Une fois tous leurs gens rassemblés, comme je vous l’ai rapporté, ils sortirent de Wincestre un mardi matin. Un messager leur annonça aussitôt que Lancelot venait sur eux avec son armée, et qu'il n’était déjà plus qu’à cinq lieues anglaises; ils pouvaient être assurés d’avoir la bataille avant le début de la matinée. 197.

Au

reçu

de ces

nouvelles,

ils déclarèrent

qu'ils se battraient là et attendraient Lancelot et ses

298

hommes, puisque l’affrontement était inévitable. Ils descendirent à l'instant de leurs chevaux afin de les laisser reposer. C’est ainsi que ceux de Wincestre arrêtèrent leur avancée. Lancelot, lui, continuait de chevaucher avec ses troupes. Mais il était particulièrement accablé et sombre, car le jour même où devait avoir lieu la bataille, on lui apprit que sa dame la reine était morte: deux jours auparavant, elle avait quitté ce monde. Et c'était la stricte vérité, la reine était morte depuis peu. Mais jamais noble dame ne fit une plus belle fin que la sienne, avec un repentir aussi sincère, et n’aurait pu implorer plus doucement son pardon de Notre-Seigneur. Sa mort, quand il la connut, attrista profondément Lancelot. Il chevaucha alors, la rage au cœur, en direction de Wincestre. Dès que ceux qui l’attendaient le virent venir, ils montèrent sur leurs chevaux et attaquèrent avec tous leurs hommes à la fois. Quel spectacle, au moment de l’assaut, de voir tant de chevaliers basculer de leur monture et mourir, tant de chevaux tués ou errant à l’aventure, leurs maîtres gisant sans vie sur le sol! La bataille dura jusqu’au milieu de l’aprèsmidi, car les deux armées de part et d’autre étaient nombreuses. Vers ce moment, il arriva que l’aîné des deux fils de Mordret, du nom de Melehan, tenant dans la main

une

avait bien aiguisé tion du roi Lyonel val; il le frappa qu’écu ni haubert lance à travers le qu’il le porta

lance massive

et courte,

dont il

le fer tranchant, s’élança en direcde toute la puissance de son chede toute sa force, si violemment ne l’empêchèrent de lui passer sa corps; il poussa le roi si rudement

à terre;

dans

la chute,

sa lance

se

brisa, et le fer en resta dans le corps du roi avec une grande partie du bois. Le roi Boort fut témoin du

299

coup, et il comprit bien que son frère était mortellement blessé; il en fut si affligé qu’il crut mourir de douleur; alors, l’épée tirée, il fonça sur Melehan et le

frappa sur le heaume avec l’aisance d’un combattant “expérimenté; il lui trancha le heaume avec sa coiffe de fer, et lui fendit la tête jusqu'aux dents; il retira son épée et le jeta mort, tout à plat, sur le sol. Quand Boort le vit à terre, il le contempla. « Traître! déloyal! fulminait-il, combien ta mort me paye peu en ce moment du dommage que tu m'as causé! A coup sûr, tu m'as mis dans le cœur une douleur qui jamais ne s’apaisera.» Alors il se relança dans la bataille là où il vit que la mêlée était la plus dense; il se mit à abattre et à tuer devant lui tout ce qu’il atteignait, au point que personne ne le voyait faire sans en être épouvanté. Quand les chevaliers de Gaunes virent tomber le roi Lyonel, ils descendirent de cheval devant lui, le

prirent et l’emportèrent hors orme. En constatant qu’il était ils furent tous profondément n’osèrent rien en laisser voir à mis, afin qu’ils ne s’aperçussent

de la foule sous un si grièvement atteint, attristés, mais ils cause de leurs ennepas de leur désarroi.

198. C’est ainsi que commença le combat, terriblement meurtrier, si indécis jusqu’au milieu de l’aprèsmidi qu’il eût été difficile de distinguer qui avait l’avantage. Peu après, il advint que Lancelot entra dans la bataille. Il rencontra le plus jeune des fils de Mordret qu’il reconnut bien à son armure, car il portait les mêmes armes que jadis son père. Lancelot, qui lui vouait une haine mortelle, se lança contre lui l'épée tirée; l’autre ne l’évita pas, mais se couvrit de son écu dès qu’il le vit venir. Lancelot le frappa de toute sa vigueur, si bien qu’il lui fendit son écu

300

jusqu’à la boucle, et avec, le poing qui tenait l’écu. Quand l’autre se sentit mutilé, il prit la fuite, mais

Lancelot le serrait de si près qu’il n’eut ni la possibilité ni la force de se défendre. Lancelot lui asséna un coup tel qu’il lui fit voler la tête, coiffée de son heaume, à plus d’une demi-lance de distance. Quand les ennemis virent celui-ci mort après son frère, ils ne surent plus auprès de qui trouver recours. Ils tournèrent bride pour sauver leurs vies dans la mesure du possible, et ils se dirigèrent vers une forêt qui était à moins de deux lieues anglaises; les autres les prirent en chasse, en tuant le plus qu’ils pouvaient, tant ils les haïssaient profondément. Ils les tuaient comme s'ils avaient eu affaire à du gibier. Lancelot, en particulier, en abattait et en tuait en telle quantité que vous auriez pu voir derrière lui la trace formée par ceux qu’il faisait voler à terre. Allant ainsi ce train d’enfer, il tomba sur le comte

de Gorre, qu’il connaissait pour un homme traître et déloyal, qui avait causé beaucoup d’ennuis à nombre de nobles barons. Il lui cria, dès qu’il le vit: « Ah! traître, certes à présent vous voici perdu, et venue l’heure de votre mort! rien ne peut vous en protéger.» L’autre regarda aussitôt autour de lui, et quand il s’aperçut que c'était Lancelot qui proférait ces menaces et le suivait en brandissant l’épée, il vit bien qu’il était perdu, si l’autre pouvait l’atteindre. Il enfonça les éperons dans les flancs de son cheval et s’enfuit aussi vite qu’il put. Il avait une excellente

monture; Lancelot également. La chasse commença ainsi, l’un poursuivant l’autre jusqu’au cœur de la forêt sur une bonne demi-lieue. C’est alors que le cheval du comte, fourbu, s’écroula mort sous lui. Lancelot qui le suivait de près le vit à terre; il fonça sur lui, le bras

armé

comme

il était, et le

301

frappa en plein milieu du heaume, si violemment qu’il lui enfonça l'épée jusqu'aux dents. L’autre tomba à terre, en homme étreint par la mort. De son côté Lancelot, sans lui jeter un regard, le dépassa à vive allure et, alors qu’il pensait revenir vers ses hommes, il s’en éloigna de plus en plus, s’enfonçant dans les profondeurs de la forêt. 199. Fourvoyé hors de son chemin de-ci, de-là, au gré du hasard, il finit par arriver vers le soir dans une lande. Il vit alors un écuyer à pied arrivant du côté de Wincestre; il lui demanda d’où il venait. Quand l’autre le vit, il le prit pour un homme du

royaume de Logres qui avait fui du champ de bataille et il lui dit: « Seigneur, je viens du champ de bataille; la journée y a été meurtrière pour nos gens, car à ma connaissance il n’en est pas réchappé un seul. Pourtant les adversaires sont fort affligés à propos du roi Lyonel qui a trouvé la mort dans cette circonstance.

— Comment,

dit Lancelot,

a-t-il donc

été tué? — Oui, seigneur, je l’ai vu mort. — C’est une grande

perte,

dit Lancelot;

c'était

un

homme

de

haute naissance et excellent chevalier.» Il se mit alors à verser d’abondantes larmes, si bien que pardessous le heaume ses joues en étaient inondées. « Seigneur, intervint l’écuyer, il est tard maintenant, et vous êtes éloigné de tout lieu habité et de tout refuge; où pensez-vous passer la nuit? — Je ne sais, dit-il, et peu m'importe où je dormirai.» Quand le jeune homme comprit qu’il n’en obtiendrait rien de plus, il ne s’attarda pas auprès de lui. Lancelot toutefois

continua

de

chevaucher

à travers

la forêt,

manifestant la plus grande douleur du monde, disant qu’à présent il ne lui restait plus rien, quand il avait perdu à la fois sa dame et son cousin. 302

RP

ANEA SEVie

200. En proie à cet accablement et à ce chagrin, il chevaucha ainsi la nuit entière, au gré du hasard, sans jamais tenir un chemin. Au matin, il se fit qu’il trouva une montagne pleine de rochers où s’élevait un ermitage à l'écart de tout passage. Il tourna de ce côté la bride de sa monture, avec l’idée d’aller visiter l’endroit et de savoir qui y demeurait. Il monta le long d’un sentier, et finit par arriver à ce lieu, qui était d’une grande pauvreté. Il s’y dressait une vieille petite chapelle. Lancelot mit pied à terre à l’entrée et ôta son heaume, puis il pénétra dans la chapelle et aperçut devant l’autel deux religieux vêtus de robes blanches; ils semblaient bien être des prêtres, et ils l’étaient en effet. Il les salua; quand ils entendirent

sa voix, ils lui rendirent

son

salut.

Puis, l’ayant dévisagé, ils coururent vers lui les bras tendus, l’embrassant et lui marquant la joie la plus vive. Lancelot leur demanda alors qui ils étaient. Eux se récrièrent: «Ne nous reconnaissez-vous pas? » Il les considéra avec attention et reconnut dans l’un l’archevêque de Cantorbières, celui-là même qui avait déployé de longs efforts pour faire la paix du roi Arthur

et de la reine; l’autre était Bleobléris,

cousin de Lancelot. Celui-ci alors fut tout heureux. « Chers seigneurs, leur demanda-t-il, quand êtes-vous venus ici? Je me réjouis fort de vous avoir trouvés. » Ils répondirent qu’ils y étaient venus dès la journée terrible, celle-là même où eut lieu la bataille dans les plaines de Salesbières. « Nous pouvons vous dire qu'à notre connaissance il n’est resté de tous nos compagnons que le roi Arthur, Girflet et Lucan l'Echanson, mais nous ne savons pas ce qu’ils sont devenus. Le hasard nous a amenés ici; nous y avons trouvé un ermite qui nous a acceptés auprès de lui;

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il est mort depuis, et nous sommes restés ici après sa disparition; nous passerons, s’il plaît à Dieu, le restant de nos jours au service de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en le priant de nous pardonner nos péchés. Et vous, seigneur, qu’allez-vous faire, vous qui avez été jusqu'ici le meiïlleur chevalier du monde? — Je vais vous dire, dit Lancelot, mon intention. Vous avez été mes compagnons dans les plaisirs du

siècle;

à mon

tour

maintenant

de vous

faire

compagnie dans ce lieu et dans cette vie, et jamais aussi longtemps que je vivrai je ne bougerai d’ici; si vous ne m’acceptez pas avec vous, j'irai mener cette vie ailleurs.» Quand les autres l’entendirent, ils furent au comble de la joie; ils en remercièrent Dieu de tout cœur, tendant par gratitude leurs mains vers le ciel. Ainsi Lancelot demeura-t-il là auprès des religieux. Mais le conte cesse maintenant s de parler de lui et retourne à ses cousins. 201. Maintenant le conte dit que, lorsque la bataille de Wincestre eut pris fin et que, des hommes des fils de Mordret, les uns trouvèrent leur salut dans la fuite et les autres furent tués, le roi Boort fit son entrée dans Wincestre avec l’ensemble de ses troupes, sans se soucier de la volonté des habitants. Quand il eut la certitude que son frère Lyonel était mort, il manifesta une telle douleur que Je pourrais difficilement la décrire. Il fit ensevelir le corps dans la cité de Wincestre avec les honneurs dus à une dépouille royale. Ce devoir accompli, il fit chercher Lancelot partout, et près et loin dans toutes les directions, mais personne ne put le découvrir. Quand Boort vit qu’il était introuvable, il déclara à Hector: «Hector, cher cousin, puisque mon seigneur échappe à toutes nos recherches, je

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veux retourner dans notre pays; vous viendrez avec moi. Quand nous y serons, vous prendrez celui des deux royaumes qui vous conviendra le mieux, car vous aurez à votre disposition celui de votre choix. » Hector répondit qu’il n'avait pas pour l'instant l'intention de quitter le royaume de Logres, mais y demeurerait quelque temps encore. « Quand je partirai d’ici, je me rendrai directement auprès de vous, car vous êtes l’être au monde que j'aime le plus, et J'ai tous les titres pour le faire. » Ainsi Boort s’en fut du royaume de Logres et retourna dans son pays avec ses gens. Quant à Hector, il commença une chevauchée à travers le pays qui le conduisit tantôt ici tantôt là, jusqu’au moment où le hasard l’amena à l’ermitage où demeurait Lancelot. L’archevêque avait déjà élevé Lancelot à l’ordre de prêtrise, si bien qu’il chantait la messe chaque jour, vivant dans une telle abstinence qu’il ne se nourrissait plus que de pain, d’eau et de racines qu'il cueillait dans le hallier. Quand les deux frères s’aperçurent l’un l’autre, ils versèrent chacun d’abondantes larmes, car ils s’aimaient mutuellement d’une profonde affection. « Seigneur, dit Hector à Lancelot, puisque je vous ai trouvé ici consacré à un aussi haut service que celui

de Jésus-Christ, et que, je le vois, il vous plaît de vivre en ce lieu, je suis résolu à ne jamais le quitter de mon vivant, mais à vous y tenir compagnie tous les jours de ma vie.» Quand les habitants de l’ermitage entendirent ces paroles, ils furent extrêmement heureux de voir se proposer pour le service de Notre-Seigneur un aussi bon chevalier. Ils l’acceptèrent comme compagnon. Ainsi les deux frères vécurent-ils ensemble à l’ermitage, entièrement occupés du service de Jésus-Christ. Lancelot mena

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cette vie durant quatre ans, en telle manière que personne n'aurait pu endurer les efforts et la fatigue que lui valaient le jeûne, les veilles, les séances de prière et les levers matinaux. Au cours de la quatrième année, Hector mourut, quittant ce monde; il fut enseveli dans l’ermitage même. 202. Quatorze jours avant le début de mai, Lancelot, malade, s’alita. Quand il sentit venir la mort, il pria l’archevêque et Bleobléris, sitôt qu’il serait mort, de faire porter son corps à la Joyeuse Garde et de le déposer dans la tombe où avait été mis le corps de Galehaut, le seigneur des Iles Lointaines. Ils lui promirent en frères qu’ils accompliraient son désir. Lancelot vécut encore quatre jours après cette requête; le cinquième jour, il quitta ce monde. Au moment où il rendait l’âme, ni l’archevêque ni Bleobléris n’étaient là; ils dormaient dehors sous un arbre. Il arriva alors que Bleobléris s’éveilla le premier, et il regarda l’archevêque qui dormait près de lui; dans son sommeil, celui-ci avait quelque vision qui lui inspirait une joie extraordinaire. « Ah! Dieu, s’écriait-il, béni soyez-vous! À présent je vois tout ce que je désirais voir.» Bleobléris, le voyant rire et parler tout en dormant, ne fut pas peu surpris; il eut aussitôt peur que le diable n’eût pris possession de lui; il l’éveilla alors très doucement. Quand l’autre eut ouvert les yeux et qu’il vit Bleobléris: « Ah! frère, se plaignit-il, pourquoi m’avez-vous arraché à la grande joie où j'étais?» Bleobléris lui

demanda dans quelle joie il était donc. « Je baignais, dit-il, dans une telle allégresse, environné d’une telle foule d’anges, que, où que je me sois trouvé, je n’ai Jamais vu autant de monde, et ils emportaient làhaut dans le ciel l’âme de notre frère Lancelot.

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Allons donc voir s’il est mort. — Allons-y », dit Bleobléris. Ils se rendirent aussitôt là où était Lancelot, et ils constatèrent que son âme s’en était allée. « Ah! Dieu, dit l’archevêque, béni soyez-vous! À présent je sais vraiment que c'était à propos de son âme que les anges faisaient à l'instant une telle fête; à présent je sais que la seule chose qui importe est la pénitence; jamais je ne cesserai de me repentir, aussi longtemps que je vivrai. Il faut donc que nous portions son corps à la Joyeuse Garde, car nous le lui avons promis de son vivant. — C’est vrai», dit Bleobléris.

Ils

confectionnèrent

alors

une

bière;

quand elle fut prête, ils y déposèrent le corps de Lancelot, puis s’en saisirent chacun d’un côté, et au prix d’épuisantes étapes ils parvinrent à la Joyeuse Garde. Quand les gens de la Joyeuse Garde apprirent que c'était le corps de Lancelot, ils se portèrent à sa rencontre et l’accueillirent dans les larmes et le deuil. Quelles lamentations autour du corps! On aurait eu du mal à entendre Dieu tonner. Ils descendirent vers la grande église de la place et honorèrent la dépouille du mieux qu’ils pouvaient, comme ils le devaient à un chevalier qui avait été d’une telle valeur.

203. Le jour même où on apporta le corps, le roi Boort avait fait halte dans la place avec pour toute compagnie un seul chevalier et un écuyer. Quand il apprit que le corps était déposé dans l’église, il alla de ce côté, et se le fit découvrir; il l’examina attentivement, et reconnut celui de son seigneur. Aussitôt il se laissa tomber sur lui, s’abandonnant à un si vif

chagrin qu’on n’en vit jamais de plus grand ni de plus digne de pitié. Ce jour-là le deuil fut immense

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dans le château.

Le soir, ils firent ouvrir la tombe

de Galehaut, d’une richesse sans pareille. Le lendemain, ils y firent mettre le corps de Lancelot; puis ils y firent placer l'inscription suivante: ICI REPOSE LE CORPS DE GALEHAUT, LE SEIGNEUR DES ÎLES LOINTAINES, ET AVEC LUI REPOSE LANCELOT DU LAC, QUI FUT LE MEILLEUR CHEVALIER JAMAIS ENTRÉ DANS LE ROYAUME DE LOGRES, APRÈS SON FILS GALAAD. » Quand on eut enseveli le corps, vous auriez pu voir les gens de l’endroit baiser la tombe. Ils demandèrent alors au roi Boort comment il était arrivé si à propos pour l’enterrement de Lancelot. « À dire vrai, dit le roi Boort, un ermite, qui habite dans le royaume de Gaunes, m’a annoncé que si je me trouvais aujourd’hui dans ce château, j'y verrais Lancelot vivant ou mort; et tout s’est réalisé comme il me l’a dit. Mais, au nom de Dieu, si vous connaissez

l'endroit où il a vécu depuis que je ne l’ai revu, dites-le moi.» L’archevêque lui fit sur-le-champ le récit de la vie de Lancelot et de sa fin. Le roi Boort écouta avec attention, puis il répondit: « Seigneur, puisqu'il a vécu avec vous jusqu’à la fin, mon intention est de vous tenir compagnie à sa place aussi longtemps que je vivrai; je m’en irai avec vous et passerai le restant de ma vie dans l’ermitage. » L’archevêque en remercia Notre-Seigneur avec ferveur.

204. Le lendemain, le roi Boort quitta la Joyeuse Garde, et renvoyant le chevalier et l’écuyer qui lPaccompagnaient, fit mander à ses hommes de se choisir pour roi qui ils voudraient, car il ne reviendrait jamais. C’est ainsi que le roi Boort s’en alla avec l’archevêque et avec Bleobléris et, pour l’amour de Notre-Seigneur, passa auprès d’eux le reste de ses jours.

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s cela Done à y po ne fût pur mensonge.

TABLE

DES MATIÈRES

PT

MÉRODUETION

ESS Le Te Sen

PR SCA BANIORS Ua ie smsun Suns Re CR AE Ne En MUR RRANEE RO CCTIDTOR ou MTS ANS LE d'ACRARE an Us et coutumes du monde arthurien........ Phoixide (radeon. ./25,. 0.0

Bibliographie sommaire. ................... RAD UC TON. See QT SR RER Proamoule ($: 1-2 ie, 2 LR I. Le Tournoi de Wincestre et la Demoiselle d'Escalot (4-30) 257: et IT. La Jalousie de Guenièvre et la Dénonciation des amants ($ 31-61)............ IIT. Le Fruit empoisonné et la Barque funèbre (62 milieu D) LL ere IV. Le Flagrant délit et la Reine sauvée du bücher (6 "fin 83-106): 60 EU V. Le Siège de la Joyeuse Garde et la Restitution dela reine ($& 107-127) 4,0 VI. Arthur en Petite-Bretagne et la Trahison de Mordret ($ 128-143).............. VII. Gauvain contre Lancelot ($ 144-159).. VIII. L’Attaque des Romains et la Mort de Gauvain (8160-1795)... IX. La grande bataille de Salesbières ($ 176-

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X. La fin du royaume

($ 191-204).......

T7 [7 27 28 36 39 43 43 45 4

113

145 176

205 222

247

267 289

ACHEVÉ D’IMPRIMER SUR LES PRESSES DE COX & WYMAN LTD. (ANGLETERRE)

Dépôt légal : mars 1992 N° d’éditeur : 2168 Imprimé en Angleterre

Quoique récit complet et autonome, la Mort du roi Arthur constitue la dernière partie d'un

vaste cycle, conçu et exécuté dans le second tiers du xili° siècle, le Lancelot-Graal. Celui-ci déroulait, de la mort du Christ jusqu’au règne du légendaire roi de Bretagne Arthur, l'histoire imaginaire de la société chevaleresque et courtoise. Le très beau roman qu'est la Mort du roi Arthur dénoue un à un les fils de cette immense trame: l'adultère de Lancelot et de la reine Guenièvre, enfin dévoilé, déchire la cour et le royaume; l'achèvement de l'aventure mystérieuse du Graal entraîne la fin des merveilles et des enchantements, la mort de la plupart des protagonistes du cycle, celle enfin du roi lui-même, à la suite d'un drame qui semble boucher l'avenir de l'humanité. Traduction nouvelle de M.-L. Ollier

Série “Bibliothèque médiévale” dirigée par Paul Zumthor

La chambre aux images BNfr. 116, f° 688 v°, photo BN

ISBN

; 6e dé

82264