Arménie, entre Orient et Occident. Trois mille ans de civilisation 2717719679, 9782717719673

L’Arménie a toujours occupé une place singulière dans l’esprit français. Les premières images qui viennent à l’esprit ra

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Arménie, entre Orient et Occident. Trois mille ans de civilisation
 2717719679, 9782717719673

Table of contents :
Frontispice
Sommaire
Introduction
L’héritage de la terre et du temps
Les contraintes de la géographie
De l’Ourartou à l’Arménie: l’héritage culturel
L’Arménie et le Proche-Orient hellénistique au temps de Tigrane le Grand
Les échanges intellectuels
Connaître la Sagesse: le programme des anciens traducteurs arméniens
La littérature des milieux uniteurs (XIIe-XVe siècle)
L’universalisme dans l’historiographie médiévale
Le monde culturel caucasien et l’Arménie
Arménie et Arméniens dans la littérature médiévale française (XIe-XIVe siècle)
Arménie et Arméniens dans la littérature et le théâtre français aux XVIIe et XVIIIe siècle
L’édition arménienne en Europe du XVIe u XVIIIe siècle
Les échanges matériels
Arts mineurs médiévaux
Dix siècles de miniature arménienne (IXe-XVIIIe siècle)
Un art de pierre et de foi entre Orient et Occident
Le cadre juridique du commerce de la Cilicie arménienne
Le commerce cilicien du XIIe au XIVe siècle
Les Arméniens à Caffa du XIIIe au XVe siècle
Le négoce international des Arméniens au XVIIe siècle
Les livres de comptes des négociants arméniens des XVIIe et XVIIIe siècles
Les voies de transit du commerce arménien en Moscovie aux XVIIe et XVIIIe siècles
Les échanges diplomatiques
Les princes arméniens de l’Euphratèse et les Francs (c. 1080-c. 1150)
Le siècle mongol (1220-1320), planche de salut ou coup de grâce?
La papauté en Avignon et l’Arménie
La diplomatie arménienne entre l’Europe et la Perse au temps de Louis XIV
Missionnaires français en Arménie au XVIIe siècle
Arménie et Arméniens dans la politique orientale de la France sous le Premier Empire
En guise de conclusion
Les Arméniens et la France (1600-1914)
Notes
Notices
Chronologie succinte de l’histoire des Arméniens
Index

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Bibliothèque nationale de France

Prix: 320 F Diffusion Seuil

1Il 1

9 782717 7196 73

Commissaire de l'exposition

L'expo ition Arménie, entre Orient et Occident, trois mille ans de civilisation est présentée à la Bibliothèque nationale de France dans les galeries Mansart et Mazarine, du 12 juin au 20 octobre 1996.

chargé de recherches à la direction de I' Imprimé et de J' Audiovi suel de la Bibliothèque nation ale de France

Cene exposition a été organisée en étroite collaboration avec Je ministère de la Culture d'Arménie.

LORETTA GAÏTIS

Elle n'aurait pu voir Je jour sans le soutien de l'Union générale arménienne de Bienfaisance, de la fundation Calouste Gulbenkian, du département des Affaires internationales du ministère de la Culture, du ministère de ]' Éducation nationale, de la Direction générale des relations cu lturelles, scientifiques et techniques du ministère des Affaires étrangères, del ' Ambassade de France en Arménie, du cabinet Bessé, assureur conseil.

R AYMOND H. KÉYORKJAN ,

Muséographie avec les ateliers de restauration et d' encadrement de la Bibliothèque nationale de France Chargée de l'exposition PIERRETTE TURLAIS

Film réalisé par PIERRE SAMSON

Édition/coordination RAYMOND H. K ÉYORKJAN

Elle bénéficie du concours du groupe d' Amitié France-Arménie del' Assemblée nationale, de ]'École normale supérieure funtenay/Saint-Cloud , del ' Association française d' Action artistique, del ' Association des amis de la Bibliothèque nationale de France.

. rmen1e ,

Fabrication RIDHA TABAÏ

entre Orient et Occident

Chargée d'édition NICOLE ROS E

Mise en pages Liste des prêteurs ARMÉNIE EREVAN

• Institut des Manuscrits anciens , dit « Matenadaran » • Musée d' Hi stoire d'Arménie L'exposition bénéficie du prêt exceptionnel d 'œuvres appartenant à ces deux institutions. FRANCE MARSEILLE

• Archives départementales des Bouches-du-Rhône • Archives de la chambre de commerce et d ' industrie MONTPELUER

• Archives municipales

TROIS MILLE ANS DE CIVILISATION

HENRI BORDIER

Cartographie établie par CLAUDE MUTAF!AN et réalisée par ÉR!C VAN LAUWE

SOUS LA DIRECTION DE RAYMOND H. KÉVORKIAN

Illustration de couverture Évangi le d' Arc'ax (x1ne-xrv 0 siècle). Cène (Matenadaran). - 45 Illustration du dos Plat en céramique glacée à la cigogne (X !' -Xll' siècle), Dwin. -146

PAR IS

• Archives nationales • Bibliothèque nationale de France direction des Collections spécialisées : - bibliothèque de I' Arsenal, - département des Cartes et Plan s, - département des Estampes et de la Photographie, - département des Manuscrits, - division orientale du département des Manucrits, - département des Monnaies, Médailles et Antiques ; direction de ]' Imprimé et de I' Audiovisuel: - département des Livres imprimés, - département de la Réserve des livres rares. • Collection de la famille Arby Ovanessian • Collection Michel Bloit • Ministère des Affaires étrangères • Musée Carnavalet

Bibliothèque nationale de France

Président: Jean Favier, membre de l' Institut Directeur général : Philippe Bélaval

ITALIE VENJ SE

• Congrégation des Pères Mékhitaristes

© Bibliothèque nationale de France, Paris, 1996 ISBN: 2-7177- 1967-9

Bibliothèque nationale de France

Remerciements

Sommaire

Notre reconnaissance s'adresse en tout premier lieu à ceux qui ont contribué à rendre cette exposition possible : Hakob Movsès et Anelka Grigorian, ministre et premier vice-ministre de la Culture d'Arménie, Viguen Tchitétchian, ambassadeur d' Arménie en France, Christian Der-Stépanian, ministre plénipotentiaire d'Arménie auprès de l'Union européenne, Sen Arevchatian, Guévorg Ter-Vardanian et Armen Malkhassian, directeur et conservateurs en chef de l'institut des Manuscrits anciens d'Erevan (Matenadaran), Yvetta Mkrtitchian, directeur adjoint du musée d'Histoire d'Arménie, Alain Lombard et Guillaume Husson, chef du département des Affaires internationales du ministère de la Culture et chargé de mission, François Rochebloine et Stéphane Guy, président et secrétaire général du groupe d' Amitié France-Arménie à l'Assemblée nationale, Pierre Brochand et Serge Degallaix, directeur général et directeur général adjoint des relations culturelles, scientifiques et techniques au ministère des Affaires étrangères, l' Association française d' Action artistique, France de Harting et Patrick Donabédian, ambassadeur de France et attaché culturel en Arménie, Roland Schaer, directeur du Développement culturel de la Bibliothèque nationale de France, Christiane Zepter, chef de cabinet, chargée des relations internationales de la Bibliothèque nationale de France, Alix Chevallier, directeur des Collections spécialisées de la Bibliothèque nationale de France. Nous tenons également à remercier, pour leur précieuse collaboration, nos collègues de la Bibliothèque nationale de France : Florence Callu et Monique Cohen, Michel Garel, Marie Avril, Bruno Blasselle, Antoine Coron, Laurence Ratier, Nicole Simon, Françoise Pélisson-Karro, Monique Pelletier, Michel Amandry et François Thierry, Nicole Rose, Anne Demangeot, Viviane Cabannes, Thierry Grillet et Lorène Morvan-Karayan, Anna Zali et Danièle Thibault, Arnaud Laborderie, Sylviane Dailleau, René Hardy, Alain Roger, Stéphane Bouvet, Simone Breton et Brigitte Leclerc, Michel Élie, Patrick Plessard, Michelle Thioust, Thomas lbanez, Katia Kiavué. Notre reconnaissance toute particulière s' adresse à : Pierrette Turlais, Dominique Villemot, Élisa Kirémidjian, Pierrette Crouzet Daurat et Ridha Tabaï de la Bibliothèque nationale de France également, ainsi qu'à Loretta Gaïtis, muséographe, Henri Bordier, maquettiste, Pierre Samson, réalisateur, Lévon Kébabdjian, Édouard Attamian, Kégham Torossian et Alexis Govciyan, administrateurs de l'UGAB-France, Jacques Santrot, conservateur des musées départementaux de Loire-Atlantique, Onnick Jamgocyan, historien. Il nous faut enfin manifester notre gratitude à Éric Van Lauwe, cartographe, Francis Richard, conservateur en chef au département des Manuscrits (division orientale) de la Bibliothèque nationale de France et surtout à Claude Mutafian, maître de conférences à l'Université de Paris-Nord, qui nous ont apporté leur aide inestimable durant les préparatifs de l'exposition et la rédaction du présent ouvrage.

4

7

Préface de JEAN FAYIER

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Introduction de RAYMOND H. KÉYORKIAN

L'HÉRITAGE DE LA TERRE ET DU TEMPS 12 20 32

Les contraintes de la géographie, BABGEN HARouT1 u N1AN De !'Ourartou à l'Arménie: l'héritage culturel, G uEvoRG T1RAT SIAN L'Arménie et le Proche-Orient hellénistique au temps de Tigrane le Grand,

Rou s EN MANASs ERI AN

LES ÉCHANGES INTELLECTUELS 40 62 65 71 78 82 88

Connaître la Sagesse : le programme des anciens traducteurs arméniens, JEA N- PI ERRE M A HÉ La littérature des milieux uniteurs (XJI•-xv• siècle), G u EvoRG T ER-VA RDAN IAN L'universalisme dans l'historiographie médiévale, KARE Y uzs AS HIAN Le monde culturel caucasien et ! 'Arménie, PA Ro urR Mou RADI AN Arménie et Arméniens dans la littérature médiévale française (Xl' -XlV' siècle), KoH A R KAR AGoz 1AN Arménie et Arméniens dans la littérature et le théâtre français aux xvu• et xvm• siècles, FRANçrn s E PËu sso N-KARRo L'édition arménienne en Europe du XVI• au xv1u• siècle, R AYMON D H . K.É V ORKI AN

LES ÉCHANGES MATÉRIELS 94 109 123 128 134 139 142 152 157

Arts mineurs médiévaux, L1uTH Z AKARI A N Dix siècles de miniature arménienne (IX•-xvm• siècle), CLAU D E M UTA FI AN Un art de pierre et de foi entre Orient et Occident, PATRIC K D oNA B ÉDI AN Le cadre juridique du commerce de la Cilicie arménienne, A ZAT BozoYAN Le commerce cilicien du XJ/< au XIV< siècle, C ATH ERI NE ÜTTEN- FROUX Les Arméniens à Caffa du X/Il' au xv• siècle, M1rn EL BALA RD Le négoce international des Arméniens au XVII• siècle, R AY M ON D H . KÉVORKIA N Les livres de comptes des négociants arméniens des xv11• et xv111• siècles, C H oucH AN IK KH ATc H1K1 AN Les voies de transit du commerce arménien en Moscovie aux xv11• et xvm• siècles, É LI SA B ETH T A DJIRI AN -M ERO UJAN K A RAPETI AN

LES ÉCHANGES DIPLOMATIQUES 164 174 184 188 196 203

Les princes arméniens de l'Euphratèse et les Francs (c. 1080-c. 1150), G ËRA R D D ÉD ÉYAN Le siècle mongol ( 1220-1320), planche de salut ou coup de grâce ? C L AU D E M u TAFIA N La papauté en Avignon et l'Arménie, JEAN R1 c H A RD La diplomatie arménienne entre l'Europe et la Perse au temps de Louis XIV, R AYMO N D H . K ËvoRKI AN Missionnaires français en Arménie au xvw siècle, FRANc1s RI CH A R D Arménie et Arméniens dans la politique orientale de la France sous le Premier Empire, ARrn u R B EYL E RI AN

EN GUISE DE CONCLUSION 211

Les Arméniens et la France (1600-1914),

215 226 252 253

Notes ettranslittération Notices Chronologie succincte de l'histoire des Arméniens Index

RAYMOND H . K.ÉvoR KI AN

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Préface

L'Arménie a toujours occupé une place singulière dans l' esprit français. Les premières images qui viennent à l'esprit rappellent les humanités classiques et les évocations des auteurs grecs et latins. On sait la part de l'Arménie dans l'inspiration des architectes et des imagiers de l'époque romane. Un autre moment, dramatique, a été celui où des réfugiés arméniens débarquèrent en France dans les années 1920. Ils sont devenus aujourd'hui des citoyens français. On connaît cependant généralement fort mal la civilisation arménienne telle qu'elle se déploie au cours des siècles, et l'exposition organisée par la Bibliothèque nationale de France vise précisément à combler cette lacune. Le patrimoine des collections arméniennes que compte notre établissement depuis des siècles est loin d'être négligeable. Sous Henri II, la bibliothèque du Roi avait déjà acquis ses premiers manuscrits et incunables arméniens. Inconnus du grand public, trop peu connus des spécialistes, ces fonds trouvent ici l'occasion d' être mis en valeur, à côté des pièces exceptionnelles que nous ont prêtées le musée d' Histoire d' Arménie et le Matenadaran d'Erevan. Le sujet de l'exposition, comme celui du présent ouvrage, est l'occasion d'associer documents occidentaux et orientaux, qui se complètent et autorisent un regard croisé entre la France et l' Arménie en permettant la collaboration des spécialistes français et arméniens ; il ouvre enfin des perspectives sur les mécanismes d'échanges entre les civilisations. Se trouve ainsi développée une typologie des voies empruntées par les courants de pensée, les croyances, les mouvements littéraires, les modes, les produits commerciaux ou les conceptions politiques et stratégiques d'un continent à l'autre; ainsi peut être dressé un tableau dynamique des courants d' échanges entre Orient et Occident, des apports réciproques, et aussi du rôle de l'Arménie comme porteur de la culture et du rayonnement de la France en Orient.

JE AN FAVIER

Membre de l'Institut Président de la Bibliothèque nationale de France

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7

Introduction Par sa position géographique, l'Arménie a presque toujours marqué une frontière politique, culturelle et économique entre l'Europe et l'Asie. Située sur l'axe du commerce et des échanges culturels entre Orient et Occident, mais aussi des invasions et des guerres, elle joua à certaines époques un rôle non négligeable dans les échanges eurasiatiques. Durant les grandes invasions, qui provoquèrent le plus souvent la fermeture des principales voies de communication, le haut plateau arménien se replja aussi sur lui-même et se mua parfois en« montagne refuge». C'est dans cet environnement montagneux, à l'intersection del' Asie Mineure, du flanc sud du Caucase et du Proche-Orient, dans cette alternance de contacts intenses et d ' isolement absolu, que s'est formée la civilisation de l'Arménie. Durant les derniers siècles avant notre ère, l'Arménie est déjà un solide royaume oriental, marqué par l'héritage achéménide, auquel elle a emprunté son organisation politique et sociale. Adversaire irréductible de Rome, elle tente, sous Tigrane le Grand, d'élaborer une synthèse entre ses pratiques postachémérudes et les trailitions hellénistiques des cités de Syrie et de Mésopotarrue. C'est l'alliance entre la noblesse clanique et guerrière del' Armérue et l'oligarchie démocrate des cités hellérustiques; c'est la formation d'un empire bipolaire et multiculturel. Cette quête de l'équilibre entre deux traditions politiques antagorustes et deux modes de vie opposés (rural et urbain) va marquer l'Arménie. Le souci del' équilibre, propre aux régions « tampon », se trouve au centre des préoccupations arméniennes à l'aube du ive siècle, lors de l'adoption du christianisme comme religion d'État. Tout en imposant une lirrute aux ambitions assimilatrices des Sassanides, la foi nouvelle apporte une dimension universelle. C'est à travers une « lecture chrétienne» que les savants arméniens du v e siècle assimilèrent les acquis del' Antiquité hellénistique; c'est en traduisant à la même époque la Bible et les œuvres des Pères qu'ils assouvirent leur soif de connaissance. Spéculation intellectuelle et christianisme pénétrèrent ensemble dans le monde arménien. Fruit d'une synthèse entre l'Orient et l'Occident hellénistique, mélange d'ouverture au monde et de conservatisme, sa civilisation a alors acquis ses traits marquants. On remarquera ainsi qu'une grande partie des œuvres de Basile et Eusèbe de Césarée, de Philon d'Alexandrie, Évagre le Pontique nous est parvenue grâce aux traductions arméruennes; que la liturgie arméruenne, directement puisée à la source hiérosolymitaine au v e siècle et restée quasiment figée depuis lors, se révèle l'un des rares témoins de la liturgie des premières Églises chrétiennes. Le souci d'aller puiser aux meilleures sources les instruments d 'un renouveau intellectuel et spirituel s'affirme à toutes les époques. Si, durant le haut Moyen Âge, les échanges se font presque exclusivement avec les mondes grec et syrien, dès le XII< siècle l'Occident latin et sa méthode scolastique passionnent les clercs arméniens. Aux xv1e-xvrne siècles, ceux-ci viennent en Europe pour s'initier à la typographie et acquérir les enseignements de la Renaissance. Cependant, il est un domaine, l'historiographie, dans lequel s'exprime dans toute sa plérutude la conception que les Arménjens se font du monde. On y perçoit la curiosité des auteurs pour les nations environnantes, mais aussi des tendances à l'introspection sur le destin des fils de Haïk, l'ancêtre mythique des Arméruens. Il y a chez ces historiographes officiels de la mémoire arménienne, dont la chaîne est ininterrompue du v e au XVII< siècle, une référence perpétuelle à l'Ancien Testament, qui est le lien rattachant les Arméniens à la naissance du monde. Il s'agit d ' un écho hist01ique persistant du mythe del ' Arche de Noé qui s'échoua sur le mont Ararat. Au-delà de ces mythes, l' historiographie arménienne est le témoin attentif des bouleversements qui se produisent en Orient et en Occident. Porteuse d' une culture qui la rattache aux uns et aux autres, elle contribue souvent à la découverte de ces civilisations antagonistes. Elle est ainsi une source essentielle pour la connaissance de l'histoire des Sassarudes, des Arabes, des Seldjoukides, des Mongols, des Timourides et del' Asie en général. La culture du monde arménien est aussi le fruit d'échanges incessants. Si son socle fondateur est à rechercher dans la tradition ourartéenne (conception de l' urbarusme et de l'architecture, savoir-faire dans tous les domaines de l'art), le poids de la civilisation perse est également considérable dans les arts rruneurs ou l' artisanat, lié à la mode du temps. Mais lorsqu'il s'agit de commandes royales ou princières, une spécificité arméruenne apparaît plus nettement. Celleci est tout particulièrement sensible quand on étudie deux domaines de prédilection des arts arméruens: l'architecture et la rruniature. Illustrant surtout la tradition chrétienne, ils développent une forme d'expression originale qui sert de référence. L'architecture est aussi sobre et dépouillée que la rruniature est sophistiquée et chatoyante.

8

Concernant les échanges matériels, le commerce international a toujours occupé un rôle central dans l'économie del' Arménie. Cela est vrai dans l' Antiquité, lorsque celui-ci s'effectue par le Tigre ou !'Euphrate vers les grands centres commerciaux de Mésopotamie ou de Syrie ; cela est vrai au Moyen Âge, du temps de la pax mongolica, avec le Royaume arménien de Cilicie, dont le port d ' Ayas capte l'essentiel des échanges commerciaux entre l'Europe et l'Asie; cela est encore vrai au XVII< siècle, lorsque l'économie mondiale prend une certaine ampleur, dynamisée par le capitalisme naissant. À cette époque, l'élite arménienne, soumise en Perse comme dans l'Empire ottoman à un statut de sujet« protégé » et n'ayant aucun accès aux charges militaires ou politiques, n'a pas d'autre voie pour s'exprimer. Profitant de leur connaissance du terrain et de leur culture bipolaire, les marchands arméniens prennent en main le monopole de la soie ; ils fréquentent les grands ports de la Méditerranée ou de la mer du Nord, où des colonies de négociants s'établissent alors; c'est la naissance d'un vaste réseau de facteurs arméniens à cheval sur l'Europe et l'Asie, d' Amsterdam à Manille. L'implication limitée des États dans l'orgarusation du commerce international leur permet encore de conclure des traités avec des pays comme la Russie ou la Pologne, à travers lesquels ils ouvrent des voies de transit entre l'Orient et l'Occident. Mais cette époque prend fin au milieu du xvrne siècle, à la suite des crises politiques qui secouent la Perse et l'Empire ottoman, ainsi que de la dépression qui touche l'économie-monde. En abordant la question des échanges diplomatiques de l'Arménie, on appréhende surtout l'étude de la politique mise en œuvre par ses rois ou son élite pour conserver une certaine souveraineté ou la reconquérir. Sans pouvoir traiter tous les aspects de cette question, les deux périodes retenues fournissent un excellent cadre de réflexion. La première (XII,-,lt_

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Recueil copié en 1221, avec des copies de lettres adressées par le patriarche de Constantinople, Photius, et l'archevêque de Nicée, Jean, au catholicos d'Arménie Z,ak'aria (855-877), composé par Nerses Lambronac'i (Bibliothèque nationale de France). - 106

80

médiévale. Si la première partie de son Livre, qui comporte la description de quatorze pays orientaux, est rédigée selon les canons occidentaux du genre, l' historien nourrit aussi son récit des traditions historiographiques arméniennes. Assimilant et développant ces traditions, il fait sortir l'histoire de sa patrie du cadre national. L'histoire de l'Arménie demeure néanmoins pour lui l'axe principal de sa narration. C'est par son intermédiaire, étroitement associé à l'histoire des autres nations d'Orient et au récit de leurs conquêtes successives (perse, arabe, turque ou mongole), qu'il débouche finalement sur la narration de l' histoire des pays orientaux. La destination fonctionnelle de son ouvrage est évidente. Il vise à favoriser la libération de sa patrie, avec l'aide de l'Occident, de l'emprise des « infidèles». Mais, compte tenu des exigences des lecteurs européens et de l'intérêt croissant de ces derniers à l'égard de l'inconnue mongole, Het'um déplace consciemment la fonction du thème fondamental vers l'histoire des Tartares, tandis que le thème arménien, primordial, et le rôle organisateur de l'histoire de l'Arménie sont dissimulés dans les couches idéologiques intérieures du récit 11 . Son ouvrage marque en tout cas un nouveau degré dans la connaissance de l'Arménie. Si la littérature historique contribue à enrichir les connaissances sur l' Arménie, un autre genre littéraire, tout aussi populaire, le roman de chevalerie, joue un rôle non négligeable. L ' exploitation de la riche documentation disponible dans les relations de voyages et les chroniques confère une dimension nouvelle au thème arménien présent dans les œuvres romanesques du XIV 0 siècle. Bâti sur ces bases, le thème arménien du roman chevaleresque acquiert une dimension concrète. On y observe une présentation beaucoup plus détaillée, plus vraisemblable, du thème arménien, qu' aux époques précédentes. Le Voyage de Jean Mandeville et les romans intitulés Mélusine de Jean d'Arras et Couldrette révèlent une tendance, caractéristique pour l'étape arménienne comme pour l'ensemble de l'œuvre, à romancer les rapports stricts des missionnaires. On sait du reste que Jean Mandeville puise largement dans les œuvres des voyageurs qui l'ont précédé, de Marco Polo à Guillaume de Rubrouck, de Plan Carpin à Hayton. Afin d'amuser le lecteur, il exploite leurs récits en les interpolant habilement. L ' Arménie n'est plus dè s lors qu ' un lien géographique qui localise et concrétise l'action. On trouve la mention de villes comme Ayas ou Tarse lorsque l'auteur évoque le roi d'Arménie, l'épervier ou la fée, ou encore la description d'Erzeroum, qui sert de fond à l'histoire d' un autre roi arménien, à celle du templier et du pauvre ou à la légende de l'Arche de Noé. On est ici en présence d' un type littéraire proche du roman d'aventures, car il contient des éléments sapientiaux, fruits de la fantaisie de l' auteur, brodés sur les pérégrinations du héros. Le roman Mélusine de Jean d ' Arras et l' œuvre portant le même titre de Couldrette sont, à cet égard, d' un grand intérêt. Ayant connu une vogue certaine en France comme dans le reste de l'Europe, ces romans révèlent une tradition littéraire déjà riche qui a recours à l'Arménie et dispose d'un vaste choix d'ouvrages pour s' alimenter (notamment le Livre de Het'um et La Prise d'Alexandrie de Guillaume de Machaut). Le roman de Jean d' Arras recèle de nombreux parallèles de situation entre le sujet du roman et la réalité historique. La destinée de la Cilicie et son histoire y sont conçues par l'auteur dans leur relation inéluctable avec l'histoire de sa France natale. Les héros du roman, les Lusignans français , y sont appelés à réunir les mondes chrétiens d'Orient et d'Occident, à sauver la chrétienté d ' Orient du danger représenté par les « infidèles ». Ainsi, le thème arménien du roman est inséparable de celui de la lutte des Arméniens menée par les Lusignans pour l'indépendance du pays. On y voit déjà se former l'image d'une nation conquise, dont les membres, chassés de leurs terres, se dispersent dans le monde entier. Image qui se développera par la suite dans les belles-lettres françaises pour atteindre son apogée au tournant du xxe siècle. KOHAR KARAGOZIAN

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., Elégie sur la prise de Constantinople d'Abraham Ankiwrac'i Lap'Jan, copiée au XVII' siècle en Arménie (Matenadaran). -108

L ES ÉC HAN G ES IN TELL EC TUELS

FRANÇOISE PÉLISSON-KARRO

Gravure en couleurs d'un « marchand arménien » publiée dans Les navigations, peregrinations et voyages, faicts en la Turquie de Nicolas de Nicolay

Arménie et Arméniens dans la littérature et le théâtre français aux XVIIe et XVIIIe siècles

(Bibliothèque nationale de France). -110

.

ETIE ESQUISSE DE LA PRÉSENCE ET/ou DE LA

~ M 11a1.-.;..-. mémoire de l'Arménie dans les lettres françaises aux

xvne et xvrne siècles s' inscrit dans la suite d'un article paru en

1917, « La France et l' Arménie à travers l'art et l'histoire » 1• F. Macler

1.

y ébauchait, pour un public plus large que son auditoire habituel d' arménisants, une synthèse de l'évolution de rapports séculaires entre les deux pays. Ce dernier terme mérite cependant que l'on s'y arrête. Il ne va pas de soi; il n'est pas superflu de s' interroger sur sa validité. Par conviction, afin aussi de ne pas étouffer son propos sous l' érudition, Macler simplifie les données historiques, après une entrée en matière qui nous rappelle, toutefois, à la prudence : « alors que la France se nommait encore la Gaule ». La question reste entière. Ses réponses dépendent des perspectives ouvertes: Histoire des Arméniens2, Arménie : 3 000 ans d'histoire3 ? Pour la période que nous abordons ici, devons-nous parler d'Arménie ou d' Arméniens? Quel choix (ou quel silence) y est-il fait de ces concepts, corrélatifs et distincts, dans quels textes de la France des rois Bourbons, quel statut leur a-t-on accordé? Quoi qu 'il en soit, après une justification obligée du titre qui a été adopté, le lecteur retrouvera des thèmes décelés, des ouvrages cités par Macler Dans cette présentation actuelle, trop rapide, n' ont été retenus que des ouvrages imprimés4. À cela, deux raisons : la stratégie de diffusion, les mécanismes de contrôle de l' information que contredit souvent une double diffusion, par la contrefaçon habituellement, mais non exclusivement.

RHADAMISTHE ET

ZENOBIE TRAGEDIE~

I.

ACTE

SCENE PREMIERE~ ZENO B l E fasu le nom d'lfmeni,., PHENICE~ ZENOBIE.

H, lailfe-moy, P·hcnice, .I·mes mortels ennuis ,

·

Tu redoubles l'horreur dt l'~tat ou . . je fuis 1 . · Lailfe-moy, ,a piti~, ,e, confcils &'la vie So.nc le ~omble ars maux pour la trifte lfmcnic. D1eux:-1uftc~1 Ciel ungcur, ·Hroy des malhca-· rcux, · -1.eJ~ntjuimc pour.fllitcft-il ajf-ez a!r;ux !



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«CHOC» PTOLÉMÉEN ET PERSISTANCE DE LA COSMOGRAPHIE MÉDIÉVALE La recomposition administrative des territoires conquis par l'Empire ottoman ne rejette pas de la cosmographie une Arménie progressivement conquise et disputée au chah safavide. Étudiée à Constantinople, l' œuvre fondamentale d ' Ibn Khâldun 5 , maintient notamment les descriptions de la Géographie de Ptolémée. Le savant, dont Herbelot mentionnera la rencontre avec Tamerlan, est, au demeurant, originaire de ce royaume hafside où s' affrontent les deux puissances de la Renaissance, et c'est par une carte du monde méditerranéen que Vermeyen, représenté en cosmographe impérial, ouvre le cycle des tapisseries de la Conquête de Tunis{>. En Europe, tandis que l'imprimerie et la gravure diffusent la géographie antique retrouvée, Ptolémée et Strabon au premier rang, la Sphère T.O. (Terrarum Orbis), la « tripartie pomme ronde » 7, reste pour des motifs religieux et politiques, la représentation irremplaçable de la Monarchie universelle. La découverte du Nouveau Monde a modifié la connaissance du globe, elle implique à court et à long terme des redistributions géopolitiques et Nicolas de Nicolay, « géographe ordinaire du roi de France », l'intègre dans son univers mental. Elle ne remet pas encore en cause la primauté de l'espace où se transmet, pour les peuples du livre, dans la convergence et la divergence des traditions, la mémoire de la Création du monde, du Déluge, de la répartition entre Sem, Cham et Japhet, et de la Rédemption. Bible et cartographie8

82

.

0

-

A.

uverture de la première édition de Rhadarnisthe et Zénobie de Prosper de Crébillon [Paris, 1711 J (Bibliothèque nationale de France). -119 110

énoncent la réalité du jardin d'Eden et des monts Gordiens où se pose l'arche de Noé9. La Genèse raconte les origines où se décèlent les signes avant-coureurs de l'Alliance qui seule procurera l' Orbis terrœ concordia perdue. Cette « concorde » a son centre géographique, la Terre sainte, dont le pouvoir ottoman contrôle désormais l'accès des communautés chrétiennes, ainsi des Francs ou des Arméniens, ces derniers regroupés en nation, Ejrniacin restant hors des frontières, autour d'un patriarche dans la capitale ottomane. Arménie et Arméniens ne recouvrent donc pas tout à fait les mêmes domaines 10 . C'est ce que nous voyons se refléter, dès le xv1e siècle, dans les sources françaises imprimées, pour exprimer une temporalité et des réalités corollaires, mais largement dissociées . Ainsi, il faut maintenir la double approche. À bien des égards, les écrits occidentaux sur l'État de l'Arménie, dont nous allons tenter une trop rapide

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ARMÉNIE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT

LES ÉCHANGES INTELLECTUELS

investigation, présentent une variante de ceux qui concernent la Grèce et les Grecs. Les un~ et les autres ne se rattachent-ils pas, du reste, à des textes importants de la Sainte Ecriture, la Genèse et les écrits johanniques ?

DU VOYAGE D'OUTREMER AU VOYAGE DU LEVANT : LYS ET CROISSANT En 1535, Guillaume Poste111 accompagne en Orient Jean de la furest. Il collecte pour le roi des manuscrits orientaux. C'est son premier voyage. En 1538, Linguarum duodecim characteribus differentium alphabetum (Paris, Lescuyer), annonce un grand dessein orientaliste d'étude et d'impression (pour l'heure, un procédé xylographique) où l'arménien trouve sa place, auprès de l'hébreu, du grec, du latin ou de l'arabe. Étranger au domaine biblique, le turc est ignoré. Bien que cette langue soit connotée par l'alphabet arabe, Postel semble bien assigner au maître de Constantinople, dans son propre Empire, une position linguistique mineure12. En 1575, il adjoint à la seconde édition de ses Histoires orientales une grammaire turque. L'Oraison dominicale y sert d'exemple comme pour le Linguarum duodecim. Ce n'est pas un hasard. Entre-temps, Postel a publié des essais de géographie historique de la Terre sainte, Syriae descriptio (Paris 1540) et Description et Charte (carte) de la Terre Saincte : « La Sytie comprend tout le pays de novJco ·1·01tH Con,iu Sudlioocnli, &cc. mrni~cc111ifllm~ Ago.~e>1h::r:if. Babylone, Assyrie, Mesopotarnie, partie de l' Armenie et tout ce A RSACES T RAGOE D! J\. qui est au-dessus de la dicte Armenie »IJ. Dédié à Catherine de Médicis, « de sang etrusque royne de la Gaule», la Description rappelle la mission des Français et de leur roi, descendants de Gomer, issu de Noé par Japhet. Postel connaît-il les traditions arméniennes rapportées par Moïse de Khorène' 4 ? En tous cas, la mission orientale attribuée au roi récuse l'alliance dénoncée en Europe du Lys et du Croissant. C'est le point de départ d'une justification en ce domaine. l!l1_ ---: .. ~::;_:,···· .'' ..'.~·.:::"·':;":''. •..... Le Grand Seigneur, à l'instar du chah de Perse, est une réalité avec laquelle il faut désormais compter dans les relations avec l'Orient et les chrétiens orientaux. C'est ce que Guillaume Rouillé met en valeur dans son Promptuarium iconum insigniorum a saeculo hominum de 15531s, où ces souverains s'insèrent dignement dans l'économie adamique et dans une chronologie sacrée, ainsi des rois de France, d'empereurs byzantins ou arméniens. Les dédicaces de La Republique des Turcs'6 révèlent un achèvement antérieur à la mort d'Henri II. Postel en avait vraisemblablement dédié la seconde partie au cardinal de Chastillon, en égalité avec celui de Lorraine. L'ouvrage esquisse la condition des différentes nations de l'Empire, partant des Arméniens, à la fois proche et différenciée de celle des Turcs. Les risques encourus pour la foi rendent urgente une intervention de l'Europe, que Racard illustré, faciliterait l'hétérogénéité de l'Empire. avec le portrait de louis de Bourbon, Sur ces deux points, Nicolay et La Noue apportent une clarté décisive. comte de Soissons, annonçant S. Yerasimos et M.-C. Gomez-Giraud voient dans les Navigations de Nicolay, un la pièce de Claude Delidel (1593-1671), « livre de costumes», en-deçà d'une expérience qui reste le « Secret du Roi »11. En fait, Arsaces, roi d'Arménie, l'information est considérable, le succès durable de l'illustration le prouve. Il faut la jouée au collège de Clermont, en 1630 rapprocher, déjà esthétiquement et de façon non fortuite, de celle diffusée du côté (Bibliothèque nationale de France). -111 impérial par la gravure des tapisseries de Tunis. Nicolay montre l'Empire ottoman. D'un univers de fable, il fait un monde accessible, presque familier. Avant de décrire l'Arménie dans son antiquité et dans sa partition actuelle, Nicolay nous donne l'abrégé de ce qui va constituer la connaissance des Arméniens et de leur « diaspora », cependant que le Marchand arménien fixe une image maîtresse de la nation. C'est après Lépante et la Saint-Barthélemy que le chef huguenot François de La Noue consacre ses XXIe et XXIIe Discours politiques et militaires' s à la question ottomane. Il y dénonce les dangers de l'alliance, même tactique, avec un ennemi qu ' une défaite n'a pas abattu. Mais s'il ébauche la condition préalable, épineuse, d'une alliance des protestants et des catholiques sous leurs légitimes souverains, il compte peu sur « les peuples grecs», « découragés par la tyrannie et dépourvus de science militaire »'9.

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LE SIÈCLE DE LA PERPÉTUITÉ DE LA FOI

La seconde moitié du XVIe siècle a vu se fixer pour l'essentiel les relations entre les deux rives de la Méditerranée. Grâce aux rapports séculaires dont se transmet la mémoire, Hayton est publié dès 1517, Arménie et Arméniens occupant dans la pensée occidentale une place éminente qu'a renforcée l'interrogation sur !'Écriture. S'est ajouté à cela l'accès à l'héritage grec et à des connaissances fragmentaires sur le peuple mystérieux qui domine l'aire orientale de l'Empire romain et ses nations, et sur sa façon d'exercer le pouvoir. Le Nouveau Monde n'est pas le seul continent américain, le domaine largement inconnu de Gog et Magog le confine et le relie à l'antique limes. Les particularités de l'imprimé, qui ne relèvent pas de la seule politique orientale du roi, et de son incidence arménienne, éclairent l'approche qu'on peut en faire. Sa diffusion fournit des indices d'autant plus précieux que nous sommes au croisement de propagandes. Il n'est pas indifférent que l'écrit, pourvu ou non de dédicace, dans sa langue originale ou dans ses traductions, se couvre du privilège du roi ou d'une autre instance, en France ou à l'étranger, avec toutes les possibilités ouvertes. Ambassadeurs, religieux, marchands et savants se croisent désormais plus nombreux sur les routes de l'Empire ottoman et de la Perse, laissant des récits où références obligées et affirmation personnelle s'enchevêtrent. Ils trouvent en France un milieu qui accueille et prolonge leur expérience. Cet ensemble de données incite à la prudence dans l'analyse d'une littérature ramifiée, nécessairement polémique et partisane, de quelque côté qu'on la prenne. L'ambassadeur à la Sublime Porte est le personnage clé de toute information (ou désinformation) sur l'Orient sous les rois Bourbons, plus encore que sous les Valois. La Gazette ou le Mercure galant le prouveront assez . Il y a à cela plusieurs raisons, et d'abord la personnalité même de celui qui fit reconnaître Henri IV par le Grand Seigneur, Savary de Brèves. Celui-ci donne à la fonction une étendue et une validité qu 'elle va conserver, en dépit de périodes difficiles. Comprenant le rôle de l'imprimerie - non pas seulement pour les savants - , il publie en français et en turc les capitulations de 160420, dont il fait ainsi un instrument d'authentification pour le Levant et un prototype de typographie ottomane. La Relation des voyages de Monsieur de Brèves tant en Grece, Terre saincte et Egypte, qu'aux Royaumes de Tunis & d'Alger21 récapitule son œuvre, et assume celle accomplie avant lui (Postel, La Noue sont cités). Elle procure le modèle du voyage de l' ambassadeur, place les relations avec les chrétiens orientaux dans le cadre d' une entente franco-ottomane, même sujette à péremption. À cet égard, les efforts pour assurer la préséance de la France dans les Lieux saints se révèlent vains et le resteront. La fête de Pâques à Jérusalem deviendra, à travers la correspondance politique à destination du roi et les écrits imprimés qui se répètent à l'envie, un grand moment des dissensions entre chrétiens. La Typographia savariana ne produit que peu de fruits dans l'immédiat, malgré sa reprise par Antoine Vitré et son extension à l'arménien. Les efforts de Richelieu et du père Joseph pour fournir le Liban sont sans lendemain et l'on sait les difficultés rencontrées par les imprimeurs arméniens22. La Polyglotte de Paris (1645), autour de la Vulgate, est une dépense excessive et inutile par Richard Simon2J. Or, nous sommes là au cœur de questions déterminantes pour l'appréhension du fait arménien. Chardin y place : « So~ ouvrage favory [... ] Ce sont des notes sur un fort grand nombre de passages de !'Ecriture sainte, dont l'intelligence dépend de la connaissance des païs orientaux; car l'Orient est la scene de tous les faits historiques de la Bible, le langage de ce livre Divin, surtout du Vieux Testament est aussi tres-souvent fiouré & 0 hyperbolique [... J»24. Mais le siècle s'attache à la perpétuité de la foi des églises orientales en matière de transsubstantiation. L'enquête est relancée sous Louis XIII, autour du patriarche grec de Constantinople Cyrille Lucar, et culmine dans la querelle entre le ministre Claude et le clan janséniste en première ligne2s. L'apport de Richard Simon, qui démontre, par une analyse linguistique, la continuité de la foi des Orientaux aux Latins, est

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Première édition (Paris 1643) de la tragédie de Corneille (1606-1684), Polyeucte martyr, mettant en scène, à Mélitène, un seigneur arménien converti au christianisme et martyrisé au milieu du li/' siècle. Frontispice (Bibliothèque nationale de France). -112

LES ÉCHANGES INTEL L ECTUELS

ARMÉNIE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT

essentieJ26. Jalonné par des confessions de foi spectaculaires, d'évêques arméniens notamment, le discord va se poursuivre jusqu'à la fin du règne de Louis XIV27 . Les relations de missionnaires, capucins, jésuites, dominicains, confortent cette inquisitio. Ils donnent un tableau de la nation arménienne, la vision que s'en font les Latins, les perspectives d'un Orient reconquis sur les Ottomans. Si Raphaël du Mans procure un récit paradigmatique, celui-ci reste manuscrit et n'est connu du public que par la citation. Michel Febvre (Justinien de Neuvy) l'évoque, mais son Théâtre de la Turquie2s prendra seul statut de référence, à côté de l' Histoire critique de la creance ... de R. Simon, dan s l'article Arménie de l 'Encyclopédie qui contraste, par sa sécheresse, avec les développements que lui accorde le précepteur des enfants de Pomponne, Moreri, dans son Dictionnaire. Febvre a ajouté la pratique de l'arménien à celle du turc ou du persan, comme ses confrères, et donne un témoignage personnel, bien documenté. Il reconnaît volontiers le sérieux et l'hospitalité des Arméniens, mais n'en dénonce pas moins leur ignorance et l'absurdité de leurs coutumes. Quant aux évêques qui n'acceptent pas la soumission à Rome, ils seraient les premiers à connaître les bienfaits de «l'Arménie toute catholique» ébauchée par le capucin. On en trouve une image tempérée dans L'Etat present de l'Arménie du jésuite Thomas-Charles Fleuriau d' Armenonville (1694) et La

Turquie chrétienne, sous la puissante protection de Louis le Grand par P. La Croix, secrétaire d'ambassade, où le frontispice représente le roi, remplacé par le pape dans une contrefaçon, recevant des confessions de foi (1695).

LA BIBLIOTHÈQUE ORIENTALE ET LA QUÊTE DES ORIGINES

La Crise de la conscience européenne

Traduction française de / 'Histoire de l'Estat présent de l'Empire ottoman de Paul Rycaut (1628-1700), publiée à Paris, en 1670. Page de titre

(Bibliothèque nationale de France). -115

s'ouvre par un chapitre sur)es voyageurs trop rapidement évoqués ici. A la fin du siècle, échanges intellectuels et matériel collecté pour la bibliothèque du Roi avant tout- permettent désmmais d'écrire sur l'Orient sans l'avoir parcouru. Barthélemy d'Herbelot, initiateur en la matière, a procuré au monde savant et littéraire un incomparable guide d'exploration29. Ses analyses pallient le recours à l'miginal. En dépit de la création des Jeunes de langue, dont la partie arménienne est restreinte, à la mesure des études, elle n'en existe pas moins3°. Dans la dualité catholiques-protestants des références sur l'Orient et ses nations, ces derniers se taillent, au siècle des Lumières, une part qui annonce l'opportunité de !'Édit de tolérance de 1787. Chardin, plus encore que Tavernier, inspire de façon avouée Montesquieu, Voltaire et Rousseau dans leurs considérations sur la nature du pouvoir en Orient31. Avant l'abstraction de L'Esprit des lois, mais sur les mêmes thèmes, la présentation pittoresque, parfois négative, des Arméniens, des marchands particulièrement, dans les Lettres persanes lui doit beaucoup, comme celle du provincial des Capucins32 . Dans !'Essai sur les mœurs qui s'in_scrit dans la contradiction du Discours sur !'Histoire universelle de Bossuet, Voltarre prodmt sur l'Arménie et les Arméniens deux textes brefs, mais qui préparent une conscience neuve de leur destin33, comparable à ce que développera pour les Grecs, dans le Voyage pittoresque de la Grèce (1782), Choiseul-Gouffier (ou Chamfort). Il y cite expressément Chardin. Rousseau, nous reviendrons sur son adoption du costume

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arménien, reprend dans l' Avertissement du Contrat social l'image du livre étendu dont on publie un fragment. Il confirme sa filiation plus loin: « Je n' ai rien dit du roi Adam, ni de l'empereur Noé, père de trois grands monarques qui se partagent l'univers, comme firent les enfants de Saturne qu'on a cru reconnoître en eux »34.

JOSEPH DE GUIGNES, LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI ET LA TYPOGRAPHIE ORIENTALE Alors que se diffusent ces textes majeurs de la pensée européenne, la décadence de l'Empire ottoman, annoncée régulièrement depuis Lépante, se précipite dans la seconde moitié du xvmc siècle. La position de l'Arménie et des Arméniens est affectée par la nouvelle configuration politique, comme le montrent les Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares (1785). L'admirable Tableau général de l'Empire ottoman de l'ancien interprète arménien Mouradgea d'Ohsson, dont le premier volume paraît en 1787, a sans doute été rendu possible par la nécessaire réflexion sur l'état de l'Empire et sort cette réflexion des fantasmes de « structure du Sérail». Il n'est pas non plus suffisant, dans les changements qui se préparent, de recomir à l'image des textes donnée par B. d'Herbelot et au catalogue (signalétique) des manuscrits orientaux de la bibliothèque du Roi. Il faut favoriser l'édition et faire connaître leur contenu précis. La charge de présider le comité de savants créé par le roi au sein de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, en 1785, revient à Joseph de Guignes, interprète pour les langues mientales à la bibliothèque du Roi, auteur de

!' Histoire générale des Huns, des Turcs, des Mongols et des autres Tartares occidentaux (1756). Guignes va coordonner un travail remarquable qui aboutit à la remise en fonction de la Typographia savariana et au lancement des Notices et Extraits des manuscrits de la bibliothèque du Roi, dont le premier tome, en 1787, ne contient pas encore de textes arméniens (il faudra attendre le début du siècle suivant). Guignes raconte cette aventure scientifique dans l 'Essai historique sur la typographie orientale et grecque de l'imprimerie royale, imptimée par celle-ci en tête des Notices et reptise séparément par elle en folio. Tout prépare une vé1itable connaissance de l'Orient et de ses nations. Ouvrages, pièces de théâtre et objets présentés dans l'exposition ont été choisis pour nous permettre de suivre l' honnête homme, sujet éclairé du roi de France, dans sa démarche personnelle et ses échanges sociaux. Ils nous aideront à cerner l'image concrète que peut se faire le public du temps de l'Arménie et des Atméniens et à montrer comment se divulgue la recherche savante. Le théâtre est alors un art de mémoire particulièrement adapté à l'évocation des migines dont la quête a largement déterminé l'intérêt des écrivains, ou écrivants, que nous avons rappelés. C'est aussi un art de propagande, politique ou religieuse, qui choisit pour les héros qu'il met en scène une vera effigies, positive ou négative, qu'il impose, un langage, une musique première, qu'il croit ou dit conforme à ces héros. À ces deux titres, les grands textes théâtraux interviennent dans l'élaboration de traités philosophiques, historiques, juridiques, comme le montre, par exemple, le récunent appel au théâtre des Grecs fait par Grotius dont le discours intéresse la connaissance de l'Orient. Ces éléments ne sont pas négligeables. Ils vont perdurer et nous informent encore. Enfin, le théâtre donne le premier à la réalité arménienne une place importante, révélant par là la force de sa présence dans la société française des xvne et xvrne siècles.

Frontispice (portrait d'après Aved, gravé par Bacelou) illustrant une édition de la tragédie de Prosper de Crébillon (1674-1762), Rhadamisthe et Zénobie, reine d'Annénie (Bibliothèque nationale de France). -120

FRANÇOISE P ÉLISSON -KARRO

Tasse à café et cafetière en porcelaine dure à décor bleu et blanc, exécutée à Paris à la fin du xvmesiècle (Coll. Michel Bloit). -126, 124

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LES ÉCHANGES I NTELLECTUELS

RAYMOND H. KÉVORKIAN

L'édition arménienne en Europe du XVIe au XVI/le siècle

HISTOIRE DU LIVRE, NOTAMMENT DE L'ÉDITION DU XVI< au XVIII< siècle, se trouve étroitement liée au laborieux

processus de renouveau et de modernisation de la société arménienne qui prend corps à cette époque dans certains milieux ecclésiastiques du nord-est de l'Arménie. Les bouleversements politiques qui s'y succèdent depuis le xrnesiècle ont en effet poussé le pays au bord de l'abîme. Les ravages provoqués par les razzias mongoles et turcomanes, la pénétration nomade, la « symbiose » forcée avec les tribus kurdes, les pillages djélali, les déportations de chah Abbas et les guerres turco-persanes ont des conséq uences directes sur le s équilibres démographiques de la région, son niveau économique et ses pratiques culturelles. Selon les témoignages du temp s, nombre de monastères - conservatoires traditionnels du patrimoine culturel - sont en ruines et l'état général des quelques établissements encore en activité est révélateur d'une régression du niveau éducatif des clercs et de la discipline monacale, laissant deviner le lamentable état spirituel et intellectuel des populations sédentaires. Sans une réaction vigoureuse, la société arménienne est, à brève échéance, condamnée à s'assimiler aux vigoureux et turbulents nomades qui imposent alors leur culture des steppes d'Asie centrale à l'ensemble del' Asie Mineure. C'est dans ce contexte, au moment le plus critique, que, dans un dernier sursaut, les fondements d' un renouveau sont posés. Puiser dans le passé national et le revivifier par des apports extérieurs, tels sont, en gros, les éléments majeurs de la démarche des milieux ecclésiastiques. Au début du xvne siècle, l'arrivée des premiers missionnaires français dans l'Empire ottoman et le développement des échanges commerciaux arménien s avec l'Europe permettent déjà aux élites arméniennes de pressentir les apports potentiels de la Renaissance. Soucieuses de rénover le système éducatif, elles déploient les moyens nécessaires à la maîtrise des techniques typographiques. Cet outil de reproduction et de diffusion du livre leur apparaît, en effet, comme essentiel pour mener à bien leur dessein. D'autant que les scriptoria qui renaissent alors ne peuvent suffire à satisfaire les besoins. Toutefois, durant près de deux siècles, de 1511 à 1695 - l' usage de l'imprimerie étant passible de la peine de mort dans l'Empire ottoman -, les imprimeurs arméniens sont contraints d'installer leurs ateliers typographiques en Europe. L'établissement éphémère d' une imprimerie à Constantinople, en 1567-15691, et du premier atelier de Perse, à Nor Jula, faubourg d'Ispahan, en activité de 1636 à 16472, constitue l'exception qui confirme la règle. Il est alors manifeste que les conditions ne sont pas encore réunies pour l'établissement d'ateliers durables en Orient. Au contraire, les colonies arméniennes d'Europe fournissent le cadre idéal pour l'établissement de typographies. Les imprimeurs-éditeurs y trouvent des négociants arméniens disposés à les aider financièrement et à mettre à leur disposition des circuits de diffusion rodés leur permettant d'expédier facilement leur production imprimée vers les échelles du Levant, à Smyrne en tout premier lieu, où des colporteurs prennent le relais pour diffuser le livre à travers toute l' Arménie3. Ainsi voit-on fleurir des typographies à Venise, Lvov, Livourne, Marseille, Amsterdam. Dans un premier temps, l'objectif est de publier à grands tirages des

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livres de première nécessité, notamment des psautiers, bibles, bréviaires, missels, ynaxaires, calendriers religieux, abécédaires et autres livres d'église, soit 72% de la production des xv1e et xvne siècles4. Le reste est constitué d'éditions d'historiographes médiévaux, qui contribuent à une réappropriation du passé national, ainsi que de manuels de commerce et de cartes géographiques ouvrant la ociété arménienne et singulièrement la bourgeoisie marchande en constitution, vers le monde extérieur. On compte aussi des textes d'astrologie et de médecine imprécatoire, des abécédaires et des grammaires, des dictionnaires arménien-latin ou arménien-italien. Après 1650, le domaine couvert par le livre imprimé s'élargit considérablement au détriment du livre manuscrit, qui continue néanmoins à diffuser des textes destinés par nature à des milieux plus restreints. Outre l'originalité que constitue l'implantation des ateliers typographiques arméniens en Europe, on constate que tous les imprimeurs-éditeurs sont des ecclésiastiques délégués en Occident par le haut clergé et, le plus souvent, p_!lr le catholicos d'Arménie en personne. Or, à la même époque, l'Eglise arménienne est en train de négocier avec Rome un rapprochement politique et religieux. Il arrive même que le délégué catholicossal soit tout à la fois chargé d' une mission diplomatique auprès du pape et de l'établissement d' une typographies. S'agissant essentiellement de la publication de livres d'église, la censure romaine ne pouvait rester indifférente et cherchait le plus souvent à contrôler l' orthodoxie des imprimés arméniens, considérés comme « hérétiques». Elle utilisa à cet effet les clercs arméniens formés à Rome, comme le fils d' Abgar Ewdokiac'i, Sult'ansah, recteur du monastère arménien Sainte-Marie-l'Égyptienne sous le nom de P. Bartolomeo Abagaro, de 1584 à 16236, Barsel Kostandnupolsec'i, qui fut le traducteur-censeur attitré de la papauté durant plus de vingt ans, de 1670 à 16937. Mais ce n'est qu'en 1637, sous l'impulsion du P. Yovhannes Ankiwrac'i, qu ' une commission de théologiens formée par le conseil de la Sacrée Congrégation De Propaganda Fide, se vit chargée de réviser la version arménienne de la Bible pour la mettre en conformité avec la Vulgate avant d'autoriser sa publications. L'absence de résultat incita cependant le clergé arménien à passer outre et à établir tout spécialement un atelier à Amsterdam, en 1658, pour la publication de la première édition de la Bible arménienne. Malgré la liberté religieuse du pays, l'imprimeur et évêque Oskan Erewanc'i eut à subir les foudres de l'inquisition catholique et plus particulièrement du nonce apostolique, l'évêque van Neercassel, qui était chargé d'empêcher la diffusion de publications « hérétiques »9. Ces mêmes milieux romains ne se contentèrent pas de censurer les publications arméniennes. Ils entreprirent également, dès la fin du xv1e siècle, d'éditer les livres nécessaires à la propagande religieuse menée par les missionnaires dans l'Empire ottoman et en Perse. C'est en 1584, grâce aux caractères arméniens gravés par Robert Granjon, que le premier ouvrage y vit le jour : une version arménienne du fameux Calendrier grégorien 10 . Plusieurs dizaines de livres arméniens furent :~oc'/Lectionnaire imprimé publiés à Rome durant le xvne siècle, notamment après la fondation de à Venise par la famille Sehrimanian, l'imprimerie polyglotte de la Sacrée Congrégation De Propaganda Fide11. en 1686. Frontispice Sur le plan technique, la difficulté majeure à laquelle les clercs-imprimeurs(Bibliothèque nationale de France). -134 éditeurs sont confrontés est la gravure des poinçons arméniens. Il leur faut, en effet, trouver un artisan capable d'exécuter, à partir de modèles calligraphiés, les trentehuit lettres de l'alphabet. Dans cet exercice délicat, les graveurs vénitiens et ceux d' Amsterdam - parmi lesquels le célèbre graveur des Elzévier Christoffel van Dijck 12 - se révélèrent de loin les plus efficaces, tout comme le furent Robert Granjon et Jacques SanlecquesD, qui exécutèrent respectivement les caractères utilisés par Rome et l'imprimeur du roi de France. L'abondance des gravures illustrant les ouvrages, souvent à caractère religieux, était l'œuvre de graveurs européens14. Le livre arménien est donc proche, dans sa forme, des imprimés occidentaux et ne se distingue vraiment que par ses caractères, frontispices, décors de marge et bandeaux, directement inspirés par les traditions décoratives en usage dans les manuscrits arméniens. On peut, dans ce domaine, parler de transfert de techniques, facilité par le savoir-faire acquis par les clercs avant leur arrivée en Europe. furmés dans les monastères d'Arménie, ils avaient grandi dans un milieu où chacun était capable de réviser un texte, de fabriquer du papier ou des encres et d'exécuter une reliure.

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ARMÉNIE ENTRE ORIENT ET OCC IDENT

LES ÉC HANGES INTELLECTUELS

Au début du xvme siècle, la législation ottomane s'assouplissant et la situation des nations soumises s'améliorant, les centres de production du livre arménien quittent en partie l'Europe pour se concentrer à Constantinople. La constitution de l'ordre des PP. Mékhitaristes, qui s'implante à Venise dès 1715, permet néanmoins à l'Occident de garder une production soutenue. L'une comme l'autre deviennent désormais les relais indispensables de la renaissance arménienne qui s'annonce. L'établissement des imprimeurs-éditeurs dans la capitale ottomane permet en effet à l'intelligentsia locale de diffuser dans la population les idées nouvelles, en utilisant parfois une langue accessible au public. Pour leur part, les Mék.hitaristes absorbent bien vite les acquis de l'Occident et les distillent parmi les Arméniens sous forme de traductions abrégées ou de rés umés pédagogiques. Ils n'en oublient pas pour autant l'héritage national. Ainsi commencent-ils par éditer un monumental Dictionnaire haïgazien de quarante mille mots (1752), d'où les termes étrangers ont été soigneusement extirpés . Plus tard dans le siècle, l'un d'eux, le P. Mik' ayël C'amc'ian, publie la première Histoire d 'Arménie (1783-86) mettant en œuvre les sources historiographiques majeures. Tout cela contribue grandement, avec la prospérité retrouvée, au renouveau de la conscience nationale et à la formation d'une élite intellectuelle laïque.

Venise Fréquentée depuis le XIIIe siècle par les marchands et les clercs arméniens, lieu d'implantation d'une colonie depuis la chute du royaume arménien de Cilicie, Venise fut très tôt une ville familière aux Orientauxi s. Sa forte tradition typographique et sa proximité avec l'Empire ottoman accentuaient son attrait. C'est donc tout naturellement que le premier imprimeur arménien, Yakob Melapart, y installa son atelier vers 1511 et publia cinq ouvrages1 6. Gêné par le système des privilèges d'impression octroyés aux ateliers vénitiens'?, celui-ci travailla dans l'ombre et ne signa finalement que son dernier ouvrage, sans même indiquer de que~e ville il était originaire. Nous ne savons donc presque 1iery de lui. A sa suite, trois autres clercs-imprimeurs, envoyés par l'Eglise atménienne, se succédèrent à Venise, en 1565, 1585 et 1642,s, mais leur production resta limitée et étroitement contrôlée par la censure romaine. Découragés par ces contraintes, les imprimeurs suivants évitèrent le port de l'Adriatique pour aller s'installer à Amsterdam, et ce n'est que vers 1685 que l'on y vit réapparaître une nouvelle génération d'imprimeurs-éditeurs arméniens 19, proches des milieux catholiques romains, qu'on laissa travailler en paix. Enfin, l' installation de la congrégation mékhitai·iste sur l'île de Saint-Lazare, dans la lagune vénitienne, en 1717, permit à la ville de garder une intense activité éditoriale, qui s'est maintenue jusqu'à nos jours. On sait du reste quel rôle jouèrent les Mékhitaristes comme pont et lieu d'échange entre l'Arménie et l'Occident et comment ils révélèrent aux orientalistes européens la richesse de la littérature patristique atménienne. Surb urbat'agirk'/Saint livre du Vendredi, premier livre arménien imprimé à Venise (impr. D.I.Z.A.), en [1511 J (Bibliothèque nationale de France). - 128

Amsterdam Dans la seconde moitié du xvne siècle, l'essor du commerce arménien à Amsterdam et la liberté de publier accordée par les autorités locales aux éditeurs pourchassés par Rome amenèrent le catholicos d' Arménie à y fonder l' imprimerie du Saint-Siège d' E}miacin avec l'aide financière des négociants arméniens entretenant des comptoirs sur place20. C'est dans ce cadre que vit le jour, en 1666, après plusieurs tentatives avortées en Italie, la première édition de la Bible arménienne. Actif dès 1658, l'atelier de Surb Ejmiacin fut néanmoins transféré à Livourne en 1669 par son directeur, l'évêque Oskan Erewanc'i. Les nouvelles avanies qu 'y subit ce dernier de la part de la censure romaine encouragèrent toutefois son ami et successeur, l'archevêque T'ornas Vanandec'i, à réinstaller un atelier à Amsterdam en 168521. Aidé de ses neveux Lukas et Mik'ayël Nuricanian et de son cousin Matt'ëos Yovhannësian, il prolongea jusqu'en 1718 son activité éditoriale en publiant des livres d'histoire, de philosophie, de sciences, de commerce et de géographie, ainsi que le premier planisphère arménien22.

Livourne Livourne ne connut au total que deux imprimeries arméniennes durant tout le xvne siècle. Mais celle qu'y fonda le théologien Yovhannës Julayecï en 1642 fut le premier établissement typographique du port toscan23. Cette fondation - effectuée à la demande de l'ai·chevêque et des notables arméniens d'Ispahan - coïncida du reste avec l'établissement de plusieurs dizaines de comptoirs de commerce arméniens dans la ville. L'absence d'expérience typographique antérieure à Livourne, tout en étant un handicap, se révéla en définitive très profitable au

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P. Yovhannës Julayec'i, qui échappa à la censure romaine durant plus de deux ans : délais qui lui fut suffisant pour mener à bien sa mission, consistant à se procurer tout le matériel nécessaire (poinçons, jeux de matrices, illustrations, décors divers) et à _ faire quelques essais d'impression avant de rentrer en Perse. Le second atelier typographique de Livourne, du nom de Surb Ejmiacin, fut après dix ans d' activité - transféré d'Amsterdam en 1669 par l'évêque Oskan Erewanc'i. Celui-ci souhaitait alors s'établir dans un port plus proche de l'Asie Mineure pour réduire le temps et les frai s de transport de sa production imprimée vers Smyrne. Il espérait alors, grâce à ses relations à Rome et notamment avec l'archevêque du Naxijewan Paul Piromalli, éviter les tracasseries de la censure. Mais on ne lui permit en définitive de publier que troi s ouvrages en trois ans : au printemps de 1672, il transféra une nouvelle fois son atelier à Marseille24.

Marseille Le projet d'établissement de l' imprimerie Surb Ejmiacin à Mai·seille n'était pas nouveau. L'évêque Oskan Erewanc'i avait rencontré Louis XIV le 11 août 166925 pour obtenir l'autorisation de s'installer dans le royaume. « J'ai expliqué, écrit-il, la situation au Roi Très Chrétien [... ], qui m'a remis un décret royal m'autotisant à m'installer en France, où je le voulais »26. Cette précieuse autorisation lui permit d'établir son imprimerie derrière l'hôtel de ville de Marseille, à deux pas du port. Dès le 25 juillet 1672, une édition du psautier fut mise en chantier. Malgré la distance, la congrégation de la Propagande continua de surveiller l'atelier arménien. Elle nomma même un censeur attitré, le P. Yovhannës Kostandnupolsec'i, qui fit preuve de bienveillance à l'égard de la typographie, car il y édita lui-même ses œuvres ou des traductions, dont certaines ne manquent pas d' intérêt, tels son Livre d 'arithmétique pratique ou son Traité de rhétorique21. Durant la seule année 1673, pas moins de quatre éditions virent le jour : un bréviaire, le Livre de prières de G1igor Nat-ekac'i, un calendtier et un autre psautier. Mais ce dernier ouvrage ne sera jamais achevé, car l'évêque meurt le 14 février 1674. Un procès intenté à son héritier et successeur, son cousin Solomon Lewonian, aboutit à un arrêt de la cour de Provence, en date du 4 novembre 1676, ordonnant le remplacement du censeur affecté à l'atelier, le P. Yovhannës, par un autre prêtre armé ni e n formé à Rom e, un certa in T'ornas H ayrapet2s. Ces bouleversements furent l'œ uvre du vicaire général de Marseille, Philippe de Beausset, par ailleurs fondateur d' une branche de la Propaganda Fide en Provence. Dès lors, la censure catholique se montra implacable et interdit toute nouvelle impression durant sept ans (1676-1683). Les diplomates arméniens présents à la cour de Loui s XIV, .Sahmurat Balisec' i et Yovhannës Tïwtïwnc'i, réuss irent néanmoins à intercéder en sa faveur29. En mai 1683, l' imprimerie rouvre ses portes, mais le décès de Solomon Lewonian, en 1686, aboutit à une reprise en main de l'atelier par un négociant arménien de la ville, « Simon Georgi »3o. La saisie, en 1694, à Smyrne, de « quantité de livres arméniens hérétiques imprimez sans la permission du Roy» provoque à son tour la réquisition de tous les li vres trouvés dans l'atelier de Marseille, des presses et des outils31. Il est vrai que les ouvrages édités par Simon Georgi portent de fausses adresses typographiques, méthode que ses successeurs de Constantinople continuent de pratiquer après le transfert de l' imprimerie dans la capitale ottomane, en 169532.

Première édition de /'Histoire d'Arménie de Movsës Xorenac'i, imprimée à Amsterdam par la famille Vanandec'i en 1695. Page de titre (Bibliothèque nationale de France). - 136

Constantinople Depuis le début du xv1e siècle, Constantinople était le lieu le plus propice à une activité éditoriale arm én ienne. C ' est pourqu oi les projets ou les tentatives d'installation d' imp1ime1ies ne manquèrent pas. Mais, les éditeurs y affrontaient de multiples difficultés. Le premiet; Abgar Ewdokiac"i, réussit à y publier quelques ouvrages à son retour de Venise, entre 1567 et 1569, mais son atelier fut fermé pat· les autorités ottomanes33. En 1587, le P. Yovhannës Tërznc'i, lui aussi imp1imeur à Venise, envisagea sans succès de s'établir à Constantinople, tout comme, un peu plus tard, en 1645, le P. Yovhannës Ankiwracï. En 1677, une autre tentative eut un meilleur sort. L'érudit Eremia K'ëomiwrcean réussit à y fonder un atelier et à publier deux ouvrages de qualité médiocre34. C'est cependant le transfert de l'imprimerie Surb Ejmiacin de Marseille à Constantinople, en 1695, qui marque le véritable début du recentrage de l'édition arménienne dans la capitale ottomane. En 1701 , on y compte déjà quatre imprimeries, dirigées par de véritables artisans. Deux sièc les d 'exil de l' imprim erie arménienne en Méditerranée occidentale prennent fin. RAYMOND

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H . KÉVORKIAN

P age de titre de /'Histoire d'Arménie du P Mik'ayël C'amc'ian, publiée à Venise, par la congrégation Mékhitariste, en 1786 (Bibliothèque nationale de France). -140

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Cruche convexe en terre cuite brun foncé, lissée et lustrée, des x•-x1• siècles (Dwin), à col court évasé, décorée d'une ceinture périphérique à trois lignes et pied ajouré (musée d'Histoire d'Arménie). -143

Arts mineurs médiévaux

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~ primordiaux dans la culture matérielle du monde armémen - qm

prédéterminent le caractère des autres expressions artistiques, leurs proportions, les types morphologiques et, plus généralement, le système ornemental. La création des objets d'art ou d'artisanat (dans l'acceptation du . . temps) reste toutefois un processus vivant, reflétant les impressions du milieu dans lequel elle prend corps et, surtout, les influences captées dans des aires culturelles exté1ieures. Les formes mineures d' art propres au haut plateau arménien remontent aux époques les plus reculées. Les sources historiques et les fouilles archéologiques attestent de l'existence de centres urbains bien développés dans l'Arménie antique. Ces cités abritaient les principaux centres de productions artisanales et constituaient aussi un important marché de consommateurs. D ' un usage quotidien, ces productions étaient sensibles à la mode et, bien sûr, à la demande. C'est sans doute ce qui explique que les arts mineurs (les produits de l'artisanat) constituent le domaine dans lequel s'expriment avec le plus d'évidence les échanges culturels. Non moins importants sont les contacts personnels des artisans - couche sociale la plus mobile à ces époques - , qui voyageaient beaucoup, emportant avec eux leurs ouvrages au cours de leurs périples. Les collections les plus riches se trouvent aujourd' hui conservées au musée d'Histoire d'Arménie, dans le Trésor de la cathédrale d'Etchmiadzine et au musée des Arts folkloriques. ~

R ateau en céramique glacée à destrier produit à Dwin aux XJ