Catégories de langue et catégories de pensée: En Inde et en Occident
 9782747596213

Table of contents :
Ouverture Philosophique - Collection dirigée par Dominique Château, Agnès Lontrade et Bruno Péquignot
Déjà parus
LISTE DES AUTEURS
PRÉFACE
CATÉGORIES DE LANGUE ET CATÉGORIES DE PENSÉE EN OCCIDENT ET EN INDE
CATÉGORIES DE LANGUE ET CATÉGORIES DE PENSÉE EN INDE
LE “PRINCIPE DE CORRESPONDANCE” : LA VERSION DE PRAŚASTAPĀDA
LA VERBALITÉ DE LA PERCEPTION SELON LA MῙMĀMSĀ ET LE NYĀYA
COMMENT PENSE LE SANSKRIT ? LA DIALECTIQUE DU DÉPASSEMENT ET LE DÉPASSEMENT DE LA DIALECTIQUE EN INDE
DESTINS CROISÉS DE L’ONTOLOGIE EN OCCIDENT ET EN INDE

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site : www.librairieharmattan.com [email protected] e.mail : [email protected] © L’Harmattan, 2005 9782747596213 EAN : 9782747596213

Sommaire Page de Copyright Page de titre Ouverture Philosophique - Collection dirigée par Dominique Château, Agnès Lontrade et Bruno Péquignot Déjà parus LISTE DES AUTEURS PRÉFACE CATÉGORIES DE LANGUE ET CATÉGORIES DE PENSÉE EN OCCIDENT ET EN INDE CATÉGORIES DE LANGUE ET CATÉGORIES DE PENSÉE EN INDE LE “PRINCIPE DE CORRESPONDANCE” : LA VERSION DE PRAŚASTAPĀDA LA VERBALITÉ DE LA PERCEPTION SELON LA MῙMĀMSĀ ET LE NYĀYA COMMENT PENSE LE SANSKRIT ? LA DIALECTIQUE DU DÉPASSEMENT ET LE DÉPASSEMENT DE LA DIALECTIQUE EN INDE DESTINS CROISÉS DE L’ONTOLOGIE EN OCCIDENT ET EN INDE

Catégories de langue et catégories de pensée Johannes Bronkhorst

Ouverture Philosophique Collection dirigée par Dominique Château, Agnès Lontrade et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu’elles soient le fait de philosophes “professionnels” ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques.

Déjà parus Fabien TARBY, Matérialismes d’aujourd’hui, de Deleuze à Badiou, 2005. Fabien TARBY, La philosophie d’Alain Badiou, 2005. Emmanuel FALQUE et Agata ZIELINSKI, Philosophie et théologie en dialogue, 2005. Augustin BESNIER, L’épreuve du regard, 2005. Xavier PIETROBON, La nuit de l’insomnie, 2005. Gustavo JUST, Interpréter les théories de l’interprétation, 2005. Jean C. BAUDET, Le signe de l’humain, 2005. Stéphane VINOLO, René Girard : Du mimétisme à l’hominisation. « La violence différarate », 2005. Howard HAIR, Qu’est-ce que la philosophie ?, 2005. Sylvie MULLIE-CHATARD, De Prométhée au mythe du progrès. Mythologie de l’idéal progressiste, 2005. Raymond PERROT, De la narrativité en peinture. Essai sur la Figuration Narrative et sur le figuration en général, 2005. Robert PUJADE, Art et photographie : la critique et la crise, 2005. Jean-Luc PÉRILLIÉ, Symmetria et rationalité harmonique, 2005. Benoît A W AZI MBAMBI KUNGUA, Donation, saturation et compréhension, 2005.

LISTE DES AUTEURS Johannes BRONKHORST, Professeur à l’Université de Lausanne.

François CHENET, Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris-IV).

Lakshmi KAPANI, Professeur à l’Université de Paris-Nanterre (Paris-X).

Victoria LYSSENKO, Directeur de recherche à l’“Institute of Oriental Philosophy” de l’Académie des Sciences de Russie, Moscou.

Jean-Marie VERPOORTEN, Indianiste, Université de Liège.

Le présent recueil d’études est issu du Colloque international tenu le 18 mai 2002 à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris-IV) sous l’égide de l’École Doctorale V “Concepts et Langages”.

PRÉFACE Les contributions que l’on va lire émanent d’auteurs qui sont tous à la fois philosophes (ou linguistes) et sanskritistes, chacun apportant sa petite pierre à la construction d’une philosophie comparée, ou “généralisée” que certains d’entre nous, à vrai dire de plus en plus nombreux, sont portés à inscrire au tableau des tâches intellectuelles prioritaires du siècle commençant. Le thème retenu “Catégories de Langue et Catégories de Pensée en Inde et en Occident” s’est présenté assez naturellement à l’esprit dans la mesure où il est notoire que la civilisation indienne classique s’est interrogée très tôt sur l’origine, la nature et les fonctions du langage (ou de la Parole), tout en proposant des réponses dont le lecteur ne tardera pas à s’apercevoir qu’elles divergent de manière très significative de celles qui ont prévalu en Occident. Remarquons tout d’abord — et cela aura valeur de symptôme — qu’il serait malaisé de traduire en sanskrit l’intitulé même du présent recueil. Non que les termes correspondants fassent défaut dans cet idiome. “Catégorie” peut se rendre par padārtha, “langue” ou “langage” par śabda (ou par vāe), “pensée” par une variété de termes tels que mati, manana, vijñāna, etc. Et pourtant des combinaisons de mots telles que śabda-padārtha ou matipadārtha sonncraicnt fort étrangement, et davantage encore leur conjonction. Pourquoi ? C’est que rien dans la culture sanskrite ne correspond exactement à cette relation ambiguë entre le mot et l’idée — ambiguë car faite d’affinité mutuelle et de tension entre significativité pure et matérialité sonore — qui s’est établie initialement chez les Grecs et dont nous avons hérité. Si nous ne cessons d’associer mot et idée — et en même temps de les opposer — , c’est que l’un et l’autre s’enracinent dans un vocable grec — pour le coup intraduisible en sanskrit (bien qu’à l’inverse on le rencontre parfois comme traduction de śabda) — , à savoir le logos. Désignant à l’origine un rapport ou une proportion arithmétique exacte, le terme renvoie classiquement à une parole toute pénétrée de réflexion qui s’efforce d’“articuler” le réel, à un discours contribuant à démêler l’enchevêtrement confus du monde tel que dévoilé à l’intuition sensible brute, et s’efforçant d’y lire en filigrane un ordre rationnel. À son niveau, la pensée ne se réalise qu’à travers l’énonciation d’un jugement, lequel, réciproquement, se voit sans cesse reconvoqué devant la pensée aux fins d’y être examiné quant à sa

justesse ou son adéquation au réel. Mais pourquoi, justement, n’y a-t-il aucun équivalent indien de cette notion ? La raison profonde — rappelée ici par plusieurs contributeurs — en est que le sanskrit, langue de la Révélation védique et langue des dieux, n’a jamais été considéré comme un idiome parmi d’autres (d’où l’absence de toute problématique opposant langue (-s) et langage), ni même comme un “moyen d’expression” — fût-il idéal — , mais comme une structure cosmique, un élément constitutif de la réalité éternelle. En tant que langue parfaite, d’origine divine et non humaine, il ne comporte pas en soi cette déhiscence et en même temps cette tension féconde entre sens et formulation verbale qui caractérise le logos grec. Sans doute reste-t-il légitime de distinguer la matérialité sonore d’un vocable de son contenu de signification ou artha, mais cela uniquement par référence à l’éventuelle incapacité de tel ou tel locuteur (ou auditeur) à rejoindre tel sens à travers tel mot, lequel demeure alors pour lui, et seulement pour lui, flatus vocis. De ce point de vue, bien parler le sanskrit, c’est-à-dire en avoir assimilé le vocabulaire, la morphologie et la syntaxe, revient automatiquement à avoir accès à l’intelligence du réel. Dans ces conditions, il n’y pas place — comme le souligne avec force J. Bronkhorst — pour une quelconque interrogation philosophique sur les rapports de la pensée et du langage, et notamment sur une éventuelle incapacité structurelle du langage à traduire ou “épuiser” totalement le contenu de la pensée. De la même manière, rien ne correspond en Inde à notre notion d’un “relativisme” linguistique, c’est-à-dire au soupçon (formulé, par exemple, par É. Benveniste à propos des Catégories d’Aristote) que les structures de la langue particulière maniée par tel ou tel penseur pourraient inconsciemment déterminer ses positions doctrinales, notamment dans le domaine de l’ontologie. Ici, au contraire, le langage fonctionnant comme une sorte de miroir de la réalité, il devrait suffire de le manier correctement pour penser selnn la vérité. Cependant, un autre facteur, lui aussi de caractère religieux, est à prendre en considération. À très haute époque, aussi bien à travers l’enseignement des Upaniṣad qu’à travers la prédication du Bouddha, l’Inde spirituelle, rompue aux pratiques ascétiques, yoguiques et méditatives, a appris à ne voir dans le déploiement du monde sensible, comme dans le développement des rapports sociaux — , bref, dans ce que nous appellerions la Nature et l’Histoire — qu’un immense tissu d’apparences et d’illusions. Au fil des

siècles, d’innombrables penseurs du brahmanisme, bouddhisme et du jaïnisme ont ainsi adopté l’attitude du Renoncement (saṃnyāsa) et cherché leur salut dans la communion avec un Absolu (brahman, nirvāṇa... au-delà des apparences sensibles ; or ceci ne pouvait demeurer sans conséquences sur le plan de la philosophie du langage. À partir du moment où l’on aspirait à rejoindre le simple, le non-duel (advaita), le non-composé (asaṃskṛta), l’isomorphisme du langage et du monde sensible dans son déploiement multiforme et trompeur ne pouvait pas ne pas sauter aux yeux. D’ailleurs, un même terme (prapañca, litt. « expansion,») sort souvent à désigner l’un et l’autre. Ainsi, le langage, reflet complice des apparences mondaines, paraissait-il voué à disparaître avec elles aux approches du salut. D’où une dialectique “autoabolitive”, caractéristique de ce type de discours religieux (voir la contribution de L. Kapanī) qui ne se déploie, éventuellement avec abondance, que pour se résorber in extremis dans le silence. Il en découle finalement une tendance marquée des philosophies indiennes du langage à se répartir sur deux pôles opposés, encadrant en quelque sorte le champ couvert par la pensée occidentale homologue. D’un côté, un réalisme extrême, appliquant à la lettre le “principe de correspondance” entre les choses et les mots, réalisme incarné au mieux par le Nyāya et le Vaiśeṣika (voir les contributions de J.-M Verpoorten et de V. Lyssenko). De l’autre, une propension marquée dans les différentes écoles bouddhiques ainsi que dans le Vedānta à associer une conception nominalistepragmatique du langage à un scepticisme radical sur sa capaclté à exprimer la réalité absolue. D’où un apophatisme généralisé dont l’Occident n’a pas connu d’équivalent (à part peut-être dans le courant marginal issu de Denys l’Aréopagite). Mais, justement, l’un des principaux intérêts de ce recueil sera d’aider à mieux situer le spectre des solutions occidentales, toutes marquée à un degré ou à un autre par le “logocentrisme”, entre l’infra-rouge du réalisme intégral et l’ultra-violet de l’apophatisme. C’est ce à quoi s’attache notamment F. Chenet dans sa seconde contribution, consacrée aux destins divergents de l’ontologie en Inde et en Occident. L’idée, typiquement grecque, que l’être est déjà présent au sein du logos, mais de manière latente et voilée, n’a pas été totalement ignorée de l’Inde. Elle ne pouvait cependant pas y recevoir le même développement — ni n’était vouée là-bas à s’enloncer dans les mêmes impasses — du fait que l’être y était vu tantôt comme le “cela” sensible, tantôt comme la transparence absolue d’une conscience

libérée de tout objet.

MICHEL HULIN Professeur émérite de Philosophie indienne et comparée à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris-IV)

FRANÇOIS CHENET

CATÉGORIES DE LANGUE ET CATÉGORIES DE PENSÉE EN OCCIDENT ET EN INDE « La langue est la mère, non la fille de la pensée. » Karl Kraus

« Honneur des Hommes, Saint LANGAGE Discours prophétique et paré, Belles chaînes en qui s’engage Le Dieu dans la chair égaré ... » Paul Valéry, La Pythie

La distorsion entre la vocation de la philosophie à tenir un discours universel — du moins en Occident, s’il est vrai que l’Europe est le lieu de naissance de la quête de l’universel et que l’Occident a en propre d’avoir parié sur l’universel — et son ancrage dans la particularité d’une langue, avec son génie propre afférent à sa structure, à ses idiomes, à son vocabulaire, voire dans la culture religieuse, littéraire, etc. d’un peuple ou d’une nation — chaque mot ne véhicule-t-il pas comme de secrètes archives les chroniques de son peuple ? — , constitue un enjeu majeur de la réflexion. Les formes de la philosophie ont été enracinées dans les formes déterminées du langage commun qui sont les langues. Alors qu’un Fichte pouvait déclarer péremptoirement, dans son Discours à la Nation allemande, que l’on ne saurait vraiment philosopher autrement qu’en allemand1 , la prise de conscience de plus en plus aiguë de l’existence d’une pluralité de langues

naturelles présentant des caractéristiques structurelles et logiques radicalement différentes devait assurément représenter une opportunité pour l’exploration logique de modes de pensée (“ways of thinking”) dont la diversité éclate en regard du génie inhérent à chacune d’elles. À cet égard, la célèbre thèse dite de Sapir-Whorf sur l’influence des structures linguistiques sur les modes de pensée est bien connue. La langue, autant par l’architecture de relations syntaxiques qu’elle enveloppe que par les différents aspects que le lexique met en valeur, façonne dans une large mesure la représentation du monde ; en procédant au découpage du champ de ce qui est pensable et de ce qui ne l’est pas, elle prescrit certaines possibilités de pensée en même temps qu’elle en bloque d’autres : le monde réel est dans une large mesure construit d’après l’habitus linguistique d’un groupe, chacun prenant moins en considération ce que sa langue ne nomme pas. Le parallélisme entre structures de langue et schémas de pensée est assez régulier pour ne pas frapper l’imagination de celui qui l’observe, même si l’on s’accorde à tenir pour problématique toute généralisation du type de celle de H. Nakamura s’efforçant de caractériser les civilisations sur la seule base de leur langue dans Ways of thinking of Eastern peoples : India, Tibet, Japan2. Au-delà du banal constat qu’une langue donnée reflète la civilisation dans laquelle elle est parlée, cette thèse pose le problème de fond suivant pour la philosophie :

Une langue limite-t-elle les possibilités de nos représentations ? Question cruciale qui met en jeu le double rapport langage / pensée et langage / réalité et qui, de ce fait, relève d’une réflexion de caractère philosophique, et non plus seulement linguistique, sur le langage. En quel sens ?

I. Spécificité de la réflexion philosophique sur le langage Si les spéculations purement grammaticales ou, de nos jours, linguistiques se situent en dehors de la réflexion philosophique sur le langage, quand eston certain d’être en présence d’une réflexion de caractère philosophique sur le langage ? On est, en effet, certain d’être en présence d’une réflexion de type philosophique sur le langage quand il existe une combinaison de deux au moins des traits suivants3 : - dépassement du concept empirique de langue vers un concept général de langage, passage de la diversité des langues à l’unité du langage, voire même ouverture sur un langage qui a pour caractéristique de déborder, en amont et en aval, tous ses locuteurs. - existence d’une problématique de l’origine du langage, alors que la linguistique a exclu explicitement cette question de son champ. Notons d’emblée que dénier au langage toute origine en postulant que la Parole est éternelle et sans commencement humain assignable (apauruṣeya), comme le fait l’Inde, demande à être entendu non pas comme une manière d’éluder le problème, mais bien, paradoxalement, comme une manière d’y répondre. - mise en relation du langage et des opérations de l’esprit, plus précisément du langage et de la pensée, alors que cette relation est écartée de la linguistique (au motif qu’elle relève du psychologisme). - maintenant, alors que le grammairien tente de rendre compte des possibilités d’une langue et des procédés langagiers qu’autorise son outillage complexe, le philosophe est celui qui se demande si l’on peut s’accorder sur les choses lorsqu’on ne s’accorde pas sur les mots. Alors que le poète s’efforce de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » (Mallarmé), le philosophe, quant à lui, est celui qui, dans le discours habité par la pensée, par le logos, est à la recherche des règles de la pensée juste dans son vœ u d’adéquation au réel. Une question de rectitude s’introduit ainsi. Les possibilités de la langue qui occupaient le grammairien sont prises cette fois sous le rapport de la vérité qu’elle énonce. De là suit la problématisation de la représentation de la réalité par le langage (alors que la linguistique structurale, par exemple, prétend éliminer de son champ la réalité), avec

notamment la question : Si par “sémantique” on entend ce niveau où la structure des signes vise le réel, qu’est-ce qui est signifié par le contenu sémantique des phrases : vérité, état-de-choses, “incorporel” ? - évaluation du langage comme outil d’actions cognitives (raisonnement, expression des émotions, etc.), pouvant aller jusqu’à une critique du langage naturel. Mais il reste entendu que ces traits peuvent parfaitement s’inscrire dans le contexte d’une réflexion de type religieux (par exemple, les commentaires de la Genèse en Occident, la réflexion sur la Parole védique, le modus operandi des phrases du Veda en tant que porteuses de la marque de l’injonctivité, etc. en Inde) et peuvent coexister avec une intention religieuse (ce qui est bien sûr patent dans le contexte d’une civilisation essentiellement sacrale comme celle de l’Inde). Cela étant acquis, commençons par proposer, à titre de vecteur introductif, quelques réflexions générales destinées à structurer notre problématique.

II. La complexe intussusception du langage et de l’expérience Le processus de catégorisation réfère d’abord à l’opération de “nomination” par laquelle nous associons les choses perçues aux signes langagiers que nous possédons, opération d’où il résulte que les choses perçues sont capturées par le langage ou les noms, c’est-à-dire des symboles qui ne ne sont que les substituts des réalités elles-mêmes, et intégrées dans une classification sociale. Or, cette nomination, qui semble fonctionner par correspondance entre objets et mots qui servent à les désigner (comme des étiquettes), est en fait une opération complexe qui met en rapport les traits pertinents visuels, c’est-à-dire sélectionnés par la vision au sein du donné perceptif, et les traits pertinents sémantiques. La nomination est une opération de transcodage entre ces traits, une sélection de ceux qui sont considérés comme pertinents et l’élimination des autres, comme sans aucun rapport. C’est dire que « le langage n’entre pas dans un monde de perceptions objectives achevées, pour adjoindre seulement, à des objets individuels donnés et clairement délimités les uns par rapport aux autres, des “noms” qui seraient des signes purement extérieurs et arbitraires, mais il est lui-même un médiateur dans la formation des objets ; il est, en un sens, le dénominateur par excellence. C’est dans le mot que naît la chose, que se découvre et s’anime son expressivité »4. C’est ici le lieu de rappeler quelques points de la philosophie des formes symboliques de E. Cassirer. E. Cassirer est un néokantien qui a lu l‘Introduction à l’œuvre sur le kavi de Wilhem von Humboldt (1767-1835) et qui lui a emprunté le concept-clef de la « forme interne de la langue » (Innere Sprachform : il y a une organisation globale, une forme interne de la langue, qui n’est assignable dans aucun de ses éléments, mais qui les détermine tous), concept qui se voit ainsi relayé philosophiquement par E. Cassirer. Prenant le contrepied de l’Abbildtheorie qui considère que la connaissance fournit une copie des choses, comme si celles-ci étaient données dans leur essence et simplement reproduites, il insiste sur l’aspect constructif de toute connaissance ; l’objectivation est une configuration, une organisation du réel par l’esprit. Le langage n’est pas à étudier comme un univers de mots, mais comme une forme de l’esprit dans la

perspective d’une Begriffsbildung allant de pair avec les trois étapes de maturation du langage : sensible, intuitive, et conceptuelle. « Remettant en cause la dualité du sensible et de l’intelligible, E. Cassirer place au principe de l’activité spirituelle une fonction symbolique, par laquelle l’esprit construit un premier monde objectif, doté de sens. L’esprit, avant de s’élever à l’abstraction générale du concept, met en place différents niveaux hiérarchiques d’organisation des choses. (...) À travers ces donations idéelles de sens que sont les formes symboliques, l’homme interpose donc, originellement, entre lui et le monde, des formes informantes (forma formans) et saisit à travers elles un certain nombre d’invariants de la totalité de l’expérience, qui lui donnent déjà un sens »5. Le langage, forme symbolique par excellence, est ainsi le médiateur par excellence : le monde est un langage, le langage est un monde, un système intelligible déjà là, au sein et en fonction duquel chaque conscience individuelle s’éveille à ellemême. Qu’est-ce alors que le discours, si ce n’est un acte de sélection et de liaison qui accompagne les choses dans leur venue vers la présence, qui refait avec elles le chemin de la manifestation ? Or, cette thèse de l’intussusception du langage et de l’expérience, pour user d’une vieille expression de la philosophie médiévale, est, du côté indien, déjà très clairement soutenue, quoique dans un tout autre contexte, par un penseur comme Bhartrhari dans ces versets célèbres du Väkyapadīya : « Tout mode d’action en ce monde est fondé sur la parole (...) En ce monde, il n’y a pas d’idée qui ne prenne la forme de la parole ; toute connaissance apparaît comme pénétrée de la parole. Si la connaissance perdait sa forme éternelle de parole (vāg-rūpata), la lumière n’éclairerait plus, car c’est elle qui fait reconnaître »6. Tant il est vrai qu’en vertu de l’appartenance mutuelle de la conscience et du langage, le pouvoir de révélation (prakāśa) de la conscience va de pair avec son pouvoir de discrimination cognitive (pratyavamarśa), c’est-à-dire de détermination par le mot du donné perceptif et donc d’articulation de l’expérience, de sorte qu’il n’est rien au sein de la sphère humaine qui ne soit sous-tendu par l’activité langagière (śabdanā). Thèse qui peut s’entendre selon une “version forte” : « Toutes les cognitions sont équivalentes à des pensées verbales » ou bien selon une “version faible” : « La plupart des cognitions [s.-e, dans les circonstances ordinaires] consistent, à quelque niveau implicite, en pensées verbales ». Ainsi le mot résulte de la

pensée et la pensée est façonnée par l’expérience. Seulement, du côté indien — et c’est là une différence capitale — , l’expérience dépend du désir et le désir provient l’ignorance (ajñāna) ou de la nescience (avidyā). Les linguistes7, quant à eux, s’accordent à tenir que nommer n’est pas reproduire, mais classer. Si les mots des langues n’étaient que des images des choses, aucune pensée ne serait possible. Les mots ne sont pas les articles énumérables d’une taxinomie. Ce sont des sources de concepts. Par les mots, l’univers se trouve ordonné en catégories conceptuelles, — catégories qui ne sont d’aucune manière inhérentes à la nature des choses. La langue reconstruit à son propre usage, en se les appropriant, les objets et réalités du monde extérieur. Or, la thèse de la relativité linguistique (qu’elle soit soutenue par des auteurs allemands tels Wilhem von Humboldt, J. Trier, L. Weisgerber à partir de la langue allemande ou par des auteurs américains tels Sapir et Whorf à partir des langues amérindiennes comme le Hopi) ne se borne pas à reconnaître une relation étroite entre lois de la pensée et catégories linguistiques, elle va jusqu’à soutenir que la langue constitue notre univers, que les locuteurs voient le monde d’une manière différente de langue à langue. Chaque structure linguistique, de par la nature même du langage, ordonne d’une certaine manière notre perception du monde. Autrement dit, nous ne lisons le monde qu’au moyen du découpage du réel ou de sa mise en forme rendus possibles et opérés par la structure linguistique qui nous est propre. Comme le génie de la langue fait que l’on est entraîné à une certaine pente, nous sommes piégés par les mots dès lors que sous l’emprise de notions engluées dans des mots, nous ne percevons le monde qu’à travers notre langage : quand il s’agit de rendre compte de l’expérience, alors même qu’elle entend se résoudre en un « silence originel », le langage la colore et l’oriente, jusqu’en sa trame vécue. C’est ainsi que chaque langue produit certaines formes de pensée propres au peuple qui la parle et transforme le chaos des impressions en un monde organisé par l’esprit, sa particularité ne se formant que comme vecteur de pensée. En sorte que la diversité des langues est au principe de ce que d’aucuns ont nommé la « spéciation intellectuelle », véritable équivalent de la spéciation biologique. Dès lors, chaque langue ayant sa morphologie et sa syntaxe, nous n’avons pas à nous demander, au nom de quelque mythique métagrammaire, quelle langue est la

vraie langue. On sait que le tournant linguistique (linguistic turn) est l’un des éléments les plus importants du travail philosophique du XXe s. On mesure le changement de paradigme. Alors que, pour la tradition, le connaissable est connu indépendamment de la langue, et que les signes linguistiques passaient jusque-là pour des instruments et des accessoires des représentations, voici que les relations entre langage et monde ou entre proposition et état de choses prennent le relais des relations entre sujet et objet, le règne des significations symboliques acquérant désormais une valeur propre. Alors que, pour la tradition et même pour le cognitivisme classique, la pensée est une fonction mentale distincte du langage et que l’activité de la pensée est largement indépendante de la langue dans laquelle on se trouve penser — les langues ne seraient qu’un moyen, parmi d’autres, d’expression de la pensée, mais elles n’influeraient pas sur cette pensée, du moins pas sur le « noyau dur » de la pensée, à savoir le contenu informatif objectif — , voici que les opérations de constitution du monde, qui étaient l’apanage de la subjectivité transcendantale, sont prises en charge par les structures grammaticales. Sans doute la célèbre thèse de Sapir-Whorf a-telle donné lieu à des interprétations, sans doute abusives, en termes de lien causal. Mais les nombreuses relectures qui ont été données tendent à interpréter la thèse du relativisme linguistique selon une version faible, qui pourrait s’énoncer ainsi : « L’usage d’une langue affecte la façon de penser des locuteurs de cette langue ». Mais comment et jusqu’où une langue peut-elle affecter la façon de penser des locuteurs de cette langue ? Le présupposé de départ était le suivant : ce qu’il s’agit d’exprimer linguistiquement serait une réalité déjà structurée, constituée selon les mêmes principes psycho-physiologiques pour tous les humains ; il existerait des configurations d’expérience universelles, mais les langues conceptualiseraient de manière différente ces données d’expérience, en lien avec la diversité des cultures : comme les langues conduisent les locuteurs à “filtrer” certaines propriétés des objets et des situations, que leur matériel grammatical traite comme saillantes, construire du sens reviendrait alors, pour chaque communauté linguistique, à abstraire sélectivement à partir de l’expérience certains schémas saillants ou cohérents, certains isolats d’expérience et à leur donner du sens partagé. Or, alors que dans les années

1970-80 l’universalisme de la grammaire chomskienne revenait à minimiser les différences entre langues et à leur dénier une réelle incidence cognitive, l’approche des grammaires cognitives8, depuis le milieu des années 1990, a renouvelé la problématique du relativisme linguistique, laquelle s’est trouvée confortée dans le domaine des sciences cognitives sur la base d’expériences s’efforçant de la valider expérimentalement et d’enquêtes portant sur quarante langues : ces expériences portant sur de jeunes enfants d’âge préscolaire (expériences de Dan Slobin, etc.) non seulement ont montré en quoi des langues différentes sont susceptibles de conduire les locuteurs de ces langues à des comportements différents face à une même situation, mais encore elles ont révélé que les langues contribuent chez l’enfant à l’émergence non seulement de la catégorisation, mais aussi de la discrimination perceptive. C’est ainsi que l’on semble s’acheminer vers une confirmation expérimentale, d’une part, du fait que la langue permet la structuration de la pensée conceptuelle et, d’autre part, que « la langue fournit la configuration fondamentale des propriétés reconnues par l’esprit aux choses », selon le fameux propos d’É. Benveniste. En sorte que la question : “À quoi pense un enfant qui ne parle encore aucune langue ?” ne manque d’apparaître, du point de vue indien, comme une question d’école en forme d’hypothèse absurde dès lors que, comme le pressentait déjà Bhartrhari, « même chez les bébés où la parole habite dès leur naissance à cause des impulsions et des dispositions qui restent en eux, produites par la parole (dans leurs vies) antérieures, naît une connaissance relative à chacune des actions (en vue) d’un objet, qui est fondée sur une parole non proférable »9.

la qualité, le temps ou l’espace, ces déterminations pouvant constituer des catégories. L’histoire des catégories est aussi ancienne que celle de la philosophie, puisque la liste des catégories reflète la liste des prédicats que l’esprit humain estime devoir énumérer complètement pour se saisir de quelque réalité que ce soit. Marquant les points sur lesquels la logique de l’esprit se conjugue à la constitution des choses, les catégories sont des formes qui conviennent à la fois au monde et à l’esprit. Il y a par conséquent un lien entre les catégories et la forme que prend l’expérience possible. Si les catégories se manifestent toujours comme cadres d’un discours sur le réel, quelle que soit du reste la conception que l’on se fasse de celui-ci, de sa nature ou structure, il est loisible d’insister soit sur leur nature et leur portée discursive — le caractère essentiel de la catégorie est son effectivité opératoire d’acte de pensée — , soit sur leur valeur comme genres de l’être et termes ultimes d’une ontologie. Mais la question se pose de savoir si la diversité des Tables des catégories n’est pas le signe de leur contingence. En fait, la notion de catégorie est délicate, étant tributaire de présupposés à la fois linguistiques, logiques et ontologiques. Dans la mesure où le langage porte en lui-même une logique, c’est-à-dire des discriminations introduites par l’esprit qui pense, un problème majeur qui se pose dès lors est celui de l’intrication de l’onlologie avec l’analyse linguistique. Voici en quels termes Ét. Gilson formule la difficulté : « Une des objections les plus ressassées contre la métaphysique est que le métaphysicien prend les catégories grammaticales du langage pour des expressions de la réalité. Parce que, dans notre langue, les phrases se composent d’un sujet, d’un verbe et de prédicats, nous inférons spontanément qu’il y a dans la nature des substances opérant des actions causales subies par d’autres substances ; les épithètes attribuées aux substantifs deviennent aussitôt pour nous les accidents d’autant de substances, et ainsi de suite. Notre langue commence donc d’abord à modeler notre monde, et comme elle modèle en même temps notre pensée, nous pensons un monde que notre langue a d’abord modelé ». Mais, ajoute aussitôt Gilson, la question n’est-elle pas bien plutôt de « savoir si la pensée n’a pas d’abord été modelée par ce monde dont on dit qu’elle le modèle ? En effet, que l’ontologie aristotélicienne, voire occidentale, dépende des structures grammaticales de la langue grecque, n’explique pas d’où proviennent à leur tour ces structures

grammaticales. Ne peut-on supposer qu’elles sont issues de structures ontologiques plus profondes encore ? Ainsi, si la pensée a modelé le langage (ce qui du moins n’est pas impossible), ne serait-ce pas le monde qui, à travers le langage, aurait modelé la pensée ? C’est là ce que suggérait Wittgenstein dans sa première philosophie (celle du Tractatus), dans laquelle il a soutenu sans fausse honte que la structure du langage reproduit celle de la réalité ». Le fait est qu’à l’époque contemporaine, même un logicien comme Russell continue de postuler une relation d’isomorphie structurale entre les énoncés atomiques et les faits atomiques qu’ils représentent. Et pour Wittgenstein, il faut admettre que les propositions atomiques ont pour contrepartie des états-de-choses positifs ; étant donné que les propositions atomiques sont une image de faits atomiques, en analysant la structure logique du langage, l’on pourrait dévoiler la structure logique de la réalité. La réflexion serait-elle dès lors au rouet ? Ét Gilson de conclure : « Il ne faudrait donc pas, à la fois, reprocher aux philosophes de vouloir imposer à la nature les catégories de la grammaire et concevoir le langage comme un simple reflet de la réalité. L’univers peut avoir modelé la langue et la langue l’univers, mais pas à la fois et sous le même rapport »10, En fait, la réflexion n’est pas fatalement au rouet. Il est significatif que Husserl, dans Expérience et Jugement (1939) et, plus encore, dans Sur la synthèse passive (1918-26), s’interrogeant sur comment naissent les catégories de pensée et d’expression, n’hésite pas à poser que les catégories sont préfigurées à même le monde sensible, comme si c’était la trame cachée, la texture immanente, l’architecture secrète du monde sensible qui avait vocation à venir au jour de la manifestation dans et par le langage. Ce n’est pas à dire que l’organisation de l’objet, ses lignes de structure reproduisent le principe de structuration qui s’est appliqué à lui, une forme ne se lisant qu’à travers ce qui est informé. C’est au contraire parce que je suis affecté par des objets qui informent par avance ma possibilité de catégorisation que les mots me viennent pour décrire spontanément tel événement. La nature est configurée par avance comme un langage, celui de la perception ; le relief que j’aperçois dans mon monde environnant provient de ma faculté catégorielle à y projeter un monde logique. Il y a ainsi une logique prédicative immanente au monde, qui vient s’exprimer dans un langage articulé. La circularité non linéaire à l’œuvre entre le monde et le sujet parlant

n’est par conséquent en rien « vicieuse ». Elle répond précisément à la logique génétique selon laquelle le mot et le concept adviennent à la conscience parce qu’elle les y a toujours déjà pré-dessinés dans le monde sensible. Mais on peut soutenir au contraire, avec le courant issu du Cercle de Vienne puis avec le courant analytique, qu’il n’y a aucun rapport à établir entre les catégories de l’esprit et le nombre ou la complication des catégories grammaticales, et ce d’autant plus qu’éclate le désaccord entre la syntaxe logique et la syntaxe grammaticale dans les langues courantes : on croyait spontanément que les classes de mots correspondaient à des classes d’idées : les substantifs auraient désigné les êtres ou les choses, les adjectifs les qualités, les verbes les actions et les états, etc. ; or, un tel parallélisme supposé entre langage et réalité doit être abandonné dès lors que se trouve dénoncé le caractère illogique des langues — d’où la dénonciation, à l’instar de Carnap, des pseudo-propositions et pseudo-problèmes issus de la confusion entre les divers niveaux de langage. Voici que les questions traditionnelles se voient traduites sous une forme linguistique (par exemple, l’on ne demande plus si la réalité est faite de substances ou propriétés de substances, mais si sujets et prédicats signifient de la même façon). C’est ainsi que le mouvement analytique a analysé l’aspect langagier des philosophies et, corrélativement, abouti à réduire ce qu’il y a de philosophique dans le langage. Si différentes qu’elles soient, ces diverses manières d’aborder le problème, du côté occidental, ont cependant en commun ceci, qu’elles ne prennent sens que dans une perspective toujours réaliste, qui ne met pas un instant en question la réalité du monde, — perspective à laquelle ne pourront que s’opposer certaines approches indiennes du problème, notamment celles du Vedānta et du Bouddhisme du Grand Véhicule, ainsi qu’on le verra. Si l’on prend acte du fait que les catégories grammaticales et les catégories logiques se recouvrent très rarement, que presque jamais le nombre des unes et des autres ne coïncide, qu’en est-il du rapport entre catégories de pensée et catégories grammaticales ? Les catégories de pensée sont-elles prédéterminées par la grammaire, comme l’ont soutenu Nietzsche, Trendelenburg et É. Benveniste ? Y a-t-il à cet égard un déterminisme catégoriel auquel il conviendrait de se résigner ? Par exemple, la

prééminence de l’être sur le devenir dans la pensée d’Occident ne constitue-telle pas un trait dominant des langues indo-européennes en général ? Ce n’est sûrement pas un hasard si la question de l’être s’est posée dans deux traditions, l’indienne et la grecque, enracinées dans deux langues aux structures et au vocabulaire apparentés. De là, l’héritage d’idées qui traverse la sémantique de l’être dans les langues indo-européennes, ainsi que l’avait déjà bien vu en son temps Nietzsche : « L’étrange air de famille de toutes les pensées hindoues, grecques et allemandes ne s’explique que trop bien. Quand il y a parenté linguistique, il est inévitable qu’une philosophie commune de la grammaire — je veux dire la prépondérance et l’action des mêmes fonctions grammaticales — prédispose la pensée à produire de systèmes philosophiques qui se développent de la même manière et se suivront dans le même ordre, alors que la voie semble barrée à certaines autres possibilités d’interpréter l’univers. Il y a tout lieu de croire que les philosophes de l’aire linguistique ouraloaltaïque (où la notion de sujet est le moins bien élaborée) considéreront le monde d’un autre œil et s’engageront dans d’autres sentiers que les IndoEuropéens ou les Musulmans »11. L’influence des catégories de langue sur les catégories de pensée a parfois été surestimée ; mais ce n’est pas une raison pour la sous-estimer. Seulement, comment apprécier de part et d’autre le degré de dépendance des catégories de pensée à l’égard des catégories grammaticales ? (question qui n’est d’ailleurs pas sans poser un délicat problème herméneutique, en ce sens qu’il faudrait pouvoir comparer la totalité des textes produits dans chacun des deux corpus mis en regard). Telle est notre première question relative à l’enjeu métaphysique de la grammaire, enjeu fortement présent dans les questions de catégorisation (différences nom-verbe, classement des parties du discours, etc.). Or, cette première question débouche sur la question cruciale suivante : Cette dépendance linguistique et, plus généralement culturelle, des outils de pensée réduit-elle à néant ou non l’idée de l’universalité de la pensée ? La question n’a rien de rhétorique, elle rappelle au philosophe et fait renaître pour la pensée l’exigence de s’affranchir d’une pareille dépendance linguistique. Pour l’ontologie, la question essentielle est de savoir si la relativité linguistique, qui est un fait avéré, entraîne : 1. l’absence de contenus universaux exprimés par les langues ;

2. l’intraduisibilité ultime de langue à langue, au rebours donc de l’axiome suivant lequel « tout est traduisible de langue à langue », conformément au « principe de charité » de Quine ; 3. la relativité de la vérité à l’expression des connaissances dans une langue donnée12. Dans la philosophie occidentale, l’interprétation de la doctrine aristotélicienne des catégories a suscité, comme on le sait, maintes controverses. On s’est posé la question de savoir si les catégories occidentales seraient prédéterminées par la grammaire (Nietzsche, Trendelenburg, É. Benveniste) et si la philosophie occidentale aurait été la même si la langue d’Aristote avait été une autre que le grec. É. Benveniste (1958), par exemple, a soutenu que l’analyse catégoriale d’Aristote démarque à son insu les principales articulations de la langue grecque. Les catégories aristotéliciennes n’étant que la projection conceptuelle d’un état linguistique donné, les catégories de pensée qu’Aristote croit isoler dans l’absolu (« substance », « quantité », « qualité », etc.) seraient en fait des catégories de langue. Leur validité en tant que catégories de pensée serait par conséquent moins universelle qu’il n’y paraît dès lors qu’elle se dévoile être limitée au grec. La mise en doute de l’universalité linguistique du verbe « être » entraînerait ipso facto la relativisation des fondements de la métaphysique occidentale, dont la constitution onto-logique devait se déployer en ontothéologie, selon la thèse fameuse de Heidegger. Cette négation de l’universalité principielle de l’ontologie classique n’est pas absurde et il est parfaitement raisonnable de penser que nos concepts et les relations établies entre eux nous soient dans une large mesure donnés avec la structuration du monde qui nous est léguée par notre langue, avec son architecture syntaxique de relations, ce qui rendrait impossible la constitution d’un système vraiment objectif, c’est-à-dire universalisable et indépendant des accidents linguistiques. Néanmoins, nombre de philosophes ont réagi violemment contre cette thèse qui voudrait que les catégories de pensée soient contraintes par les principales articulations d’une langue : refusant que l’on se résignât à pareil déterminisme de la langue sur la pensée, ils ont souligné que l’on ne saurait interpréter le relativisme linguistique comme un déterminisme linguistique (de fait, sur la base du grec on peut construire d’autres ontologies, comme en témoigne l’ontologie des Stoïciens). Comme l’on ne

peut démontrer qu’il existe un rapport de détermination entre structures linguistiques et systèmes de pensée, il vaut mieux user du terme d’influence, plus prudent : une influence de la grammaire sur les modèles philosophiques ne saurait impliquer que la pensée soit entièrement façonnée par elle. De sorte que s’il est vrai que la structure grammaticale des langues indoeuropéennes a rendu possible le discours ontologique et a peut-être guidé la formation des concepts philosophiques, il est cependant vain de vouloir ramener la philosophie à la contingence de la langue grecque. Qu’une Table des catégories ne soit pas strictement identifiable au simple décalque des articulations d’une langue, qu’elle ne se réduise pas, pour ainsi dire, à l’envers de son architecture syntaxique de relations unissant les éléments de l’objectivité en un système est attesté par l’exemple éloquent de O. Hamelin dans son Essai sur les Éléments principaux de la représentation (1907). Nul ne paraît avoir dégagé avec plus de vigueur ce point essentiel qu’un auteur comme Hamelin, au cours de son effort pour établir que la pensée est une activité relationnelle au foyer de laquelle se tient la Relation, conçue comme la catégorie fondamentale à partir de laquelle se déploient, selon une dialectique des opposés et d’après une construction ternaire, des schèmes de synthèse pour la pensée et une actualisation hiérarchiquement ordonnée du réel. Or, pareil primat accordé à la Relation en tant que source d’intelligibilité — penser, c’est mettre en rapport, relier — et élément de production indéfiniment nouvelle ne saurait se laisser déduire du type unique de relation que concevait Aristote, d’après le schéma grammatico-logique de la proposition élémentaire du type : “Socrate est mortel”. Tant il est vrai que la vie même de l’esprit est ce passage des relations aux termes et des termes aux relations, cette constitution puis cette destruction des termes. Telles sont quelques unes des questions définissant autant d’axes problématisants, que se propose de prendre en charge notre enquête comparative, en s’autorisant de la commune appartenance à l’aire linguistique indo-européenne.

IV. Approches indiennes du problème Rappelons les grands thèmes topiques reçus des sources ou des débats d’école traditionnels avant de retracer à grands traits certaines étapes qui marquent les seuils d’élaboration du problème. Or, ce qui sépare les traditions de l’Occident et de l’Inde à cet égard, ce n’est pas seulement une approche différente des problèmes, c’est aussi un contexte culturel radicalement différent.

IV. 1. Les spéculations brahmaniques et leur contexte général Dès l’âge védique, la Parole (Vāc) a été exaltée, sacralisée, adorée pour elle même par la conscience indienne, qui s’émerveilla de son singulier pouvoir, notamment dans l’œuvre rituelle. Cette divinisation de la parole conduisit les lettrés indiens à développer très tôt une conscience linguistique aiguë qui devait s’épanouir tant dans les travaux des Grammairiens (Vaiyākarana) à la démarche scientifique que dans la réflexion philosophique sur le langage. Le linguiste Pāṇini (vers 350 av. J.-C.), auteur des Huit Leçons ou Aṣṭādhyāyī, rédigea une grammaire qui décrit la langue sanskrite et en codifie l’emploi dans un langage déjà formalisé, ce qui témoigne d’une conscience linguistique assez remarquable pour l’époque, tandis que son commentateur Patañjali (vers 150 av. J.-C.), auteur d’un Grand Commentaire ou Mahābhāṣya sur l’œuvre du dernier, fut le premier auteur à combiner la méthode grammaticale de Pāṇini avec la mise au point de procédures d’interprétation et avec des considérations d’ordre philosophique et psycholinguistique. C’est ainsi que les Indiens, dans leur approche du langage, ont été capables d’atteindre très tôt à un haut niveau de réflexivité, et ce plusieurs siècles au moins avant les Grecs, lesquels, élaborant la grammaire de leur langue comme discipline autonome, ne développèrent des théories linguistiques stricto sensu qu’à partir des IIIe-IIe s. avant J.-C. Dans la période classique, de nombreux penseurs indiens ont alors cherché à rendre compte de la réalité qu’est la parole et à définir son essence, et ils lui ont souvent assigné un très haut statut métaphysique en même temps qu’ils affirmaient sa valeur salvatrice. Leur réflexion roulait sur les problèmes suivants : Comment la Parole révélée existe-t-elle et doit-elle être considérée comme valide ? Comment la parole — toute parole — fait-elle connaître quelque chose ? Comment les pouvoirs d’énonciation et de révélation du langage se justifient-ils ? Quel est l’objet du mot ? Comment rendre compte de la signification du mot (padärtha) ?, etc. Un problème crucial est ici celui de la nature et des conditions de possibilité de la relation de signification entre le mot et la chose. Rappelons

quelques unes des solutions en présence du côté indien. Pour les Grammairiens indiens, la possibilité même de la relation de signification ne saurait s’expliquer que sur la base de l’hypothèse d’une ultime unité métaphysique du langage et de la réalité : si les mots sont en mesure de dénoter ou de signifier une réalité quelconque, c’est que les mots en tant que sons articulés et les objets constituant les différents types de réalité de surface ne font qu’un et qu’ils constituent une seule et même réalité au niveau le plus profond de la conscience ou de l’existence humaine. Seulement, les Grammairiens, s’ils expliquent certes pourquoi un mot peut dénoter ou signifier un objet, n’expliquent point pourquoi, dans une langue particulière, tel mot particulier peut dénoter ou signifier tel objet particulier : c’est dire qu’en posant la relation de signification comme étant de nature éternelle et incréée, ils méconnaissent la dimension conventionnelle de la signification des mots. Les philosophes du Nyāya-Vaiśeṣika avancent une autre solution, qui articule deux thèses : 1. la relation entre le mot et la chose relève de la convention, mais 2. comme Dieu a créé à la fois les mots et les choses, c’est la volonté divine qui a institué une relation de signification entre eux, ce qui permet d’expliquer pourquoi dans une langue particulière tel mot particulier dénote tel objet particulier. C’est ainsi que la réflexion des Grammairiens philosophes a fini par constituer un domaine de réflexion autonome allant même jusqu’à proposer, en marge des “points de vue” (darśana) classiques, une voie de salut par la Grammaire (vyākaraṇa). La connexion entre la philosophie et la grammaire apparaît sous une forme développée à partir du Traité du mot et de la phrase ou Vākyapadīya de Bhartrhari (Ve s.), où la parole est haussée au rang de principe absolu et où il est posé que le réel ultime est de l’ordre du Verbe, aboutissant à la doctrine de la “non-dualité de la Parole (et du monde)” ou Śabdādvaita : “La Réalité qu’est la Parole est le brahman impérissable, sans commencement ni fin ; de lui émane la formation de l’univers sous la forme du sens” ( VP I. 1). La philosophie de Bhartrhari allie ainsi à la philosophie grammaticale un monisme proto-védāntique. Point n’est donc besoin de souligner le rôle cardinal joué par la Grammaire dans l’élaboration de la culture lettrée d’expression sanskrite. Dès lors, dans quelle mesure la réflexion philosophique, en particulier

d’ordre ontologique, y est-elle tributaire de divers présupposés afférents à la structure linguistique du sanskrit en tant que langue considérée comme étant la langue parfaite et originelle (si bien qu’elle est regardée comme étant la langue sinon universelle, du moins comme celle qui exhibe la structure censément universelle de toute langue) ? Cette connexion entre la philosophie et cette « science universelle » qu’est la Grammaire en Inde est telle que la pensée indienne a souvent une “base grammaticale”, selon l’heureuse expression de K. Bhattacharya : certains philosophèmes ont souvent pour substructure des raisonnements grammaticaux. Un exemple est ici très éclairant : le grand philosophe bouddhique Nāgārjuna (IIe s. de notre ère) développe dans ses Mūlamadhyamakakārikā (chap. II) des arguments contre le mouvement qui semblent pouvoir être mis en parallèle avec ceux de Zénon d’Élée réfutant le mouvement, notamment avec l’aporie de la flèche. Or, à la suite des travaux de K. Bhattacharya notamment, il est établi que la réfutation du mouvement par Nāgārjuna trouve dans la grammaire son fondement technique, tandis que celle de Zénon est d’inspiration mathématique (même si l’on continue de s’interroger par ailleurs sur l’intention véritable de Zénon, ce faisant). Nombre de chercheurs éminents (B. K. Matilal, K. Bhattacharya, J. Bronkhorst, etc.) ont établi que maintes argumentations ou maints raisonnements ne se laissent élucider qu’à la lumière de présupposés linguistiques sur lesquels ils se modèlent : affrontées à divers problèmes — tel que celui de la production des choses —, les spéculations n’hésitent pas à dériver, au moins en partie, leur systématisation de la réalité à partir du langage. Tel est le cas du Vaiśeṣika, par exemple, qui dérive la structure qu’il prète à la réalité à partir du langage. Les essais de conceptualisation de l’être auxquels se livre le Vaiśeṣika présentent l’intérêt d’autoriser une mise en perspective critique de nos concepts ontologiques les plus familiers : à l’instar d’Aristote, le Vaiśeṣika fait fond, par exemple, sur la dualité substance-attribut, encore qu’une analyse plus fine permet de discerner des différences d’accentuation. D’une manière générale, qu’il s’agisse de catégories ontologiques comme celles de substance (dravya), de qualité (guṇa), d’action ou de mouvement (karman), de cause (kāraṇa), etc. ou bien de catégories grammaticales comme celles de “facteurs d’action” ou d“’actants” (kāraka), etc., l’interaction de la Grammaire et de la Philosophie est patente, même s’il est vrai que les philosophes mettent l’accent plutôt sur

fallacieux, à des arguties verbales et à des procédés captieux à des fins éristiques (leur existence nous est connue par le Canon pâli notamment). Mais ces diverses écoles sceptiques n’ont jamais représenté un mouvement d’une importance comparable à celui des Sophistes en Grèce et leur rôle a été somme toute marginal (une figure comme celle du sceptique dialectique Sañjaya Bellatthiputta, la seule qui se laisse jusqu’à un certain point comparer à celle des Sophistes grecs, demeure une exception dans le contexte indien). En fait, l’existence de ces écoles sceptiques, si elle devait entraîner par réaction l’élaboration progressive d’une méthodologie de la discussion loyale et rigoureuse dans le cadre de la disputatio — telle est d’ailleurs l’origine du Nyāya — , n’aboutit pas à miner la confiance naïve des Indiens dans la relation « naturelle » existant entre les mots et les choses, fondement de la capacité du langage à dire la nature des choses : pour le Nyāya-Vaisesika, nul doute que la structure de notre connaissance langagière ne reflète la structure du monde réel, conformément à l’axiome bien connu qui préside à la réflexion dans les écoles réalistes, axiome qui y revêt d’ailleurs la valeur d’une inférence : « Cette chose est exprimable dès lors qu’elle est susceptible d’être objet de connaissance (ayamṃ abhideyaḥ prameyatāt) » et « dénotée dès lors qu’elle peut être connue (vācyaṃ jñeyatvāt) ». Si les Indiens furent, en comparaison des Grecs, des grammairiens plus précoces et très supérieurs — nul doute que la grammaire indienne n’ait atteint plus précocement un degré d’élaboration et de sophistication très supérieur à celui de la grammaire grecque —, en revanche les penseurs indiens curent beaucoup plus de mal à prendre conscience de la nécessité pour le langage de « décoller des choses pour en parler », ce dont les Grecs prirent très tôt conscience avec le discours héraclitéen de l’« homme entre les mots et les choses ». En effet, comme l’a montré magistralement J. Bronkhorst13, les penseurs indiens partagent en commun, à titre de préjugé implicite, le “principe de correspondance” selon lequel « les mots d’une phrase et les choses qui constituent ensemble la situation décrite par cette phrase correspondent les uns aux autres exactement ». Le “principe de correspondance” sous-tend la conception réaliste de la signification voulant que chaque élément signifiant du langage représente quelque chose de réel, de sorte que le sens d’une expression est simplement l’entité qu’elle représente, tant et si bien qu’il se confond avec son réfèrent, — ce qui du même coup dispensait la pensée indienne de se poser la question

précitée du Nyāya-Vaisesika sur la relation entre le mot et la chose, position hautement idéalisée, mais qui apparaît d’entrée de jeu au philosophe occidental comme contre-intuitive, c’est-à-dire contraire à son expérience courante de la communication multilingue et de la traduction. C’est ainsi que la réflexion indienne est demeurée, des siècles durant, murée dans l’autisme de sa clôture linguistique, quand bien même aurait-elle été affrontée, au plan de la littérature comme à celui des pratiques langagières, au problème de la répartition des langues (sanskrit, prākrit, apabhraṃśa, paiśācī) et quand bien même « la multiplicité des langues serait bien acceptée, assumée et prise en charge »15 dans les textes littéraires comme dans la pratique : de Patañjali à Bhartrhari, les formes jugées incorrectes que donnent à connaître les diverses langues régionales ou dialectes, voire même les langues étrangères, sont toujours conçues comme des formes corrompues du sanskrit ; en fait, il faut attendre le XVIIe siècle pour que la réflexion philosophique au sein du Navya-Nyāya s’avisât de rendre compte de la possibilité de langues régionales, des conditions auxquelles leurs mots peuvent être doués de sens, etc., et qu’elle prenne réellement en charge ce problème, avec notamment Jagadīśa (critiquant la position de Gadādhara à ce sujet)16. Assurément, la civilisation indienne se tient au plus loin du mythe de Babel. A fortiori l’est-elle d’un certain genre de discours que l’on se plaît à tenir de nos jours en Occident et qui n’hésite pas à affecter d’un indice de valeur désormais positif la diversité des langues : Il conviendrait de se défaire sans appel de la nostalgie d’une langue unique, car il n’est pas certain qu’une langue unique eût mieux honoré la vérité, allègue-t-on. En effet, la diversité des langues issues de la catastrophe de Babel, bien loin d’être une malédiction, serait un mal moindre que celui de la langue unique. Bien plus, cette diversité serait en réalité une bénédiction, attendu que du “frottement” des catégories linguistiques propres aux diverses langues ne manquerait de résulter un affinement des catégories de pensée et donc un progrès de la pensée même. Et de même qu’il faut, de nos jours, se soucier de défendre la biodiversité, de protéger les espèces en voie de disparition, il conviendrait de défendre la diversité des langues, etc. Que l’Inde soit demeurée totalement étrangère à ce genre de discours de nos jours en vogue en Occident est l’évidence même.

Tel est le contexte général dans lequel s’inscrivent les données indiennes justiciables des interrogations précédemment formulées.

De l’incidence d’une catégorie de langue ou, plus exactement, d’une forme grammaticale sur les catégories de pensée, bornons-nous à donner un exemple particulièrement topique. On sait que fleurit de nos jours en Occident une thèse suivant laquelle le Moi serait le produit d’un dispositif linguistique mettant en œuvre le pronom personnel “Je”, dont le procès verbal intime a pour office d’assurer “de l’intérieur” l’auto-référence réflexive et, partant, l’autodésignation en première personne : si le langage permet au locuteur de prendre à chaque fois sa propre personne comme centre de référence, tout se passe en fait comme si la personne n’était rien d’autre qu’une fonction pronominale, rien d’autre qu’un terme vacant capable de désigner quiconque se désigne lui-même en disant “je”, autrement dit, rien d’autre qu’une place vide dans la langue qui peut être occupée par n’importe qui, tout comme un trou perforant un panneau derrière lequel un œil, celui de n’importe qui, vient s’installer17. Thèse dans l’examen de laquelle nous n’entrerons point ici, si ce n’est pour rappeler que, du côté indien, il est un fait qui semblerait venir la corroborer, à savoir le fait que le terme ātman s’emploie couramment au lieu d’un pronom réfléchi. Quoi qu’il en soit, un tel fait de langue est manifestement lourd d’implications philosophiques en ce sens qu’il invite à concevoir le Soi, du moins dans un premier temps, comme le “réflexif” de toutes les personnes grammaticales, autrement dit, comme le ressort de la rétlexivité mise en œuvre dans les pronoms réfléchis dès lors que l’énonciation réfléchit l’énonciateur. Chacun sait par ailleurs que la défense et illustration de l’ātman ou bien, au contraire, sa critique constitue un thème cardinal de la philosophie indienne et que les controverses entre docteurs brahmaniques et bouddhistes à ce sujet constituent l’un de ses axes directeurs. Or, l’on n’insiste pas assez d’ordinaire à cet égard sur le fait qu’il existe deux formes du pronom personnel aham — l’une déclinable (en relation avec la forme āsmat, d’où māṃ, mama, etc.) et l’autre indéclinable (sous la forme d’un nom indéclinable, en relation avec le verbe asmin) — lesquelles ne sont pas sans sinon prédéterminer, du moins engager d’entrée

de jeu deux lignes de réflexion distinctes, chacune d’entre elles exploitant telle ou telle potentialité de la langue. La première ligne de réflexion est rendue possible par la forme déclinable. Dans le sens de l’ego (ahaṃkāra), c’est la forme déclinable de aham qui intervient, rendant possible la surimposition (adhyāsa, adhyāropa) réciproque du sujet et de l’objet du type « Je suis ceci » (ahamidam) ou du type « Ceci est à moi » (mama), avec tous les processus d’identification subséquents. S’agissant du Bouddhisme, c’est au premier chef de la critique du sentiment du « mien » allant de pair avec l’appropriation (« Penser “Ceci est mien” (etam mama) ou bien “Je suis ceci” (eso ahaṃ asmi) ou bien “Ceci est mon soi” (eso me attā), telles sont les vues erronées par excellence sous l’emprise desquelles l’on tombe », déclarent maints textes du Canon) que prirent leur départ la critique du sens du Je et la doctrine du non-soi (anātman), quoi qu’il en soit par ailleurs de l’enseignement ultime du Buddha à ce sujet. La seconde ligne de réflexion est rendue possible par la forme indéclinable de aham. Elle correspond à l’asmitā des Yoga-sūtra, c’est-à-dire non pas à l’égotisme en tant que facteur foncier d’affliction (kleśa asmitā) dans la théorie des facteurs fonciers d’affliction (kleśa) (YS II, 3), mais au pur sentiment de l’existence personnelle (asmitā) qui accompagne la prise de position du psychisme avec connaissance compréhensive de l’objet (saṃprajñāta-samādhi) (YS I, 17). Et c’est cette forme indéclinable que l’on retrouve chez Rāmanuja dans sa conception du support ontologique de la conscience comme sujet spirituel pur lui même compris comme Je personnel — conception qui s’oppose, comme on le sait, à la conception śaṅkarienne suivant laquelle l’ego n’est qu’une surimposition illusoire sur le Soi —, le sens de l’ego (aham-artha ) n’étant pas à interpréter ici comme un simple attribut du Soi, mais bien comme ce qui constitue sa nature même (svarupam evam aham-arthah ātmanaḥ, déclare Rāmanuja dans le Śrī Bhāṣya 1, 1, 1), de sorte qu’il perdure jusque dans l’état de la délivrance18. Mais un contre-exemple non moins éloquent se propose aussitôt à nous, celui de l’analyse indienne de la causalité. S’il est un domaine de la pensée indienne où l’analyse philosophique est la plus étroitement tributaire de l’analyse grammaticale, c’est assurément celui de l’analyse de la causalité, et ce pour des raisons évidentes. Que le sanskrit soit une langue à la grammaire

exigeante et à la syntaxe rigoureuse — elle est moins souple que celle d’autres langues — n’est pas douteux. Chacun sait que l’analyse grammaticale du sanskrit donne le privilège au verbe19 et non au nom (comme en Grèce, où le privilège reconnu au nom sur le verbe a engagé dès le départ la philosophie à s’orienter vers la recherche de Formes séparées), qu’en sanskrit chaque substantif exprime en première ligne une notion verbale (l’essence même du substantif est verbale), que la phrase verbale a pour centre et noyau le verbe auquel tous les autres facteurs causal de l’action (agent, instrument, objet, etc.) se rapportent d’égale manière. Comme le rappelle B. K. Matilal20, un karaṇa (avec un a bref initial), du point de vue de la Grammaire, est un des “facteurs d’action” (kāraka), c’est-à-dire un des six “actants”21 ou rôles thématiques assurant la “rection grammaticale” (selon l’expression de J.-M. Verpoorten), ces “actants” désignant un pouvoir sémantique inhérent au discours. Un karaṇa en tant que kāraka est en relation directe avec un verbe en tant que pivot du procès causal. C’est dire que l’analyse du procès causal ne peut pas ne pas faire fond sur ce privilège reconnu à l’action verbale. Et en tant que kāraṇa (avec un a long initial) ou “cause”, il réfère à quelque entité non-éternelle appelée kārya ou l’effet résultant d’un complexe de causes et de conditions. Parmi l’ensemble des conditions causales nécessaires à la production de l’effet, par exemple l’abattage d’un arbre (“kuṭhareṇa chinatti”), seule la cause instrumentale, à savoir ici la hache, est considérée comme un karaṇa (avec un a bref initial), comme la condition causale par excellence de l’effet, autrement dit, comme la cause directement et immédiatement productrice de l’effet, conformément à sa définition comme asādhāraṇa kāraṇa (avec un a long initial). C’est pourquoi l’analyse du procès causal dont le verbe est le pivot en Inde semblerait vouée à épouser étroitement la structure même du sankrit, telle qu’explicitée par la théorie grammaticale, en vertu de laquelle un agent (kartṛ) produit un effet (kārya) en produisant une action (karman) à l’aide d’une cause instrumentale, etc. N’insistons pas, tant cela est bien connu. Or, qu’en Inde l’analyse philosophique de la causalité ait été sans nul doute davantage tributaire de la structure même de la langue qu’en Grèce — ce que traduit fort bien la constellation conceptuelle indienne — n’a pas empêché la réflexion d’y développer les diverses théories bien connues de la causalité satkāryavāda, asatkāryavāda, satkāraṇa- vāda, etc. —, lesquelles ne le

cèdent en rien de par leur subtilité et richesse aux doctrines occidentales, et même, bien plus, aboutissent, dans le cas du Madhyamaka et chez les Sautrāntika et les Logiciens de l’école de Diṅnāga, mais aussi chez Sri Harsa dans le Khaṇḍana-khaṇḍa-khādya22, à une critique absolument radicale de la causalité, critique marquée au sceau d’une radicalité inouïe dont, à vrai dire, on chercherait en vain l’équivalent en Occident. Si ces deux exemples sont éloquents, c’est qu’ils marquent les limites de variation entre lesquelles la dépendance des outils de pensée par rapport à la langue est susceptible de jouer. S’agissant de la formation de la terminologie philosophique, un trait caractéristique du sanskrit à cet égard est son recours à un ou deux, voire plusieurs, préfixes (ou prépositions utilisées comme préfixes) venant, au sein d’un composé, moduler le noyau de signification, perçu comme plus ou moins neutre, afférent à la racine verbale de manière à le “catalyser”, l’intensifier et le spécifier sous la forme de nuances variables correspondant souvent à diverses directions. Tant il est vrai, selon Yāska (Nir. I, 1, 3), que les préfixes ne servent pas seulement à éclairer le sens inhérent au verbe (artha-dyotakas), mais à l’infléchir dans une direction particulière (upasargas), ce qui contribue à accroître l’intensité, pour ainsi dire, de la phrase. À nul autre en quelque autre langue indo-européenne n’est comparable ce jeu dynamique des préfixes en sanskrit, préfixes d’intensité variable qui tantôt coopèrent, tantôt se combinent comme dans un parallélogramme de forces, tantôt se contrebalancent. Dans une importante monographie consacrée à la valeur philosophique des préfixes en sanskrit, B. Heiman23 a établi que pareil jeu dynamique des préfixes atteste la propension foncière de la pensée indienne à exprimer la variation immanente à des processus dynamiques de nature concrète au sein duquel les éléments sont interrelatés, alors que la pensée occidentale se contente plutôt d’en exposer le résultat sous la forme d’un terme doué d’un sens statique, quitte à lui adjoindre de l’extérieur, si besoin est, un adjectif afin d’en préciser la définition. Or, un tel trait ne fut pas sans incidence sur la pensée indienne. D’une part, il a tendu à prévenir la formation d’une terminologie philosophique réussissant à élever au concept les résultats de ses analyses, nonobstant la possibilité qu’a le sanskrit de former des notions abstraites à l’aide du suffixe -tā. D’autre part, la pensée indienne, affrontée à une certaine

élasticité des termes, dut recourir, conformément au génie de la syntaxe sanskrite, à une accumulation indéfinie de composés déterminatifs (tatpuruṣa) pour exprimer avec précision diverses relations, ce qui allait peser sur son cours même, ainsi que le montrera l’exemple du Navya-Nyāya (sur lequel nous allons revenir).

IV. 2. Le Bouddhisme En regard de l’attitude générale des écoles brahmaniques à l’égard du langage, nul doute que les docteurs bouddhiques ne soient davantage conscients de l’écucil inhérent au langage, c’est-à-dire, comme disent les textes, aux « manières de dire à l’usage du monde », que leurs adversaires brahmaniques : parce que nous nous empêtrons dans le langage « tout comme un éléphant patauge dans la boue », comme disent les textes, nous sommes voués à penser sous l’emprise de notions engluées dans des mots. Dans le Mūlapariyāya Sutta (Majjhima Nikāya n°1), le Buddha analyse les divers aspects de l’attitude conceptuelle qui procure une base structurelle à l’acte d’appropriation (upādāna) : sous l’empire de l’ignorance (avijjā), le profane (puthujjana) est voué à se rapporter à n’importe quel objet (une table, par exemple, mais aussi le Nirvāṇa !) sur le mode d’une perception erronée d’après laquelle il multiplie les conceptions erronées (maññanā), — processus qui opère au travers du langage lors même que le sujet s’écrie : « Ceci est à moi » (etaṃ mama) et « Je suis ceci » (eso’ham asmi). Or, en mettant les moines en garde contre le fait que la perception repose sur l’appropriation, le Buddha les exhorte à prendre aussi conscience de ce que tous les phénomènes comme tous les objets de pensée ne se donnent qu’au travers de ce medium qu’est le langage, de sorte que leur mode le plus élémentaire de présentation à l’esprit se dévoile ressortir à la structure grammaticale elle-même. Aussi les met-il tout autant en garde contre la tendance à établir une correspondance entre la grammaire du langage et la grammaire de la nature, étant donné que tout locuteur croit spontanément que les schèmes mis en place par l’activité organisatrice inhérente au langage épousent l’ordre et le mouvement des choses : le locuteur doit avant tout se garder de prendre ces schèmes pour des catégories qui nous font connaître l’être des objets, et a fortiori quelque chose du sens de l’univers. Par ailleurs, nombre de sermons du Buddha s’attachent à mettre en garde contre la tendance, inhérente à l’esprit dans son activité d’idéation concrète (saññā), à s’engager dans la prolifération des concepts (papañca) sur la base de la désignation ou de la convention linguistique (saṅkhä), ainsi que l’atteste l’expression récurrente de papañca-saññā-saṅkhā (par exemple,

Madhupiṇḍika Sutta, M. N. I 111 sq.). Or, s’il est vrai que la structure d’une langue est telle que ses mots ne sont pas sans comporter, parmi les morphèmes, des flexions qui entrent dans des systèmes de conjugaison ou de déclinaison, le fait que les langues indiennes, qu’il s’agisse du sanskrit ou des langues moyen-indiennes, soient des langues à flexions nombreuses n’est pas sans incidence. En poésie, par exemple, le sanskrit, en vertu du fait qu’il est une langue riche en flexions, est riche en allitérations et en jeux de mots qui accentuent considérablement la tension du vers. De la même manière est-ce en vertu même du fait que les langues indiennes sont des langues riches en flexions que les concepts se voient investis, au plan de la langue, d’une flexibilité propice à leur prolifération indéfinie chez celui qui est sous l’empire de la soif (taṇhā), c’est-à-dire de l’attachement aux arguments, de l’orgueil (māna) à sauvegarder et des vues philosophiques (diṭṭhi) à défendre dogmatiquement. Or, d’aucune notion ou d’aucun concept, qu’ils soient de nature matérielle ou spirituelle, mondaine ou supra-mondaine, il ne faut user de manière dogmatique, attendu que, structurellement, l’usage du langage n’habilite pas le moins du monde le locuteur à statuer sur l’existence ou l’inexistence d’entités métaphysiques. Notions et concepts ne sauraient donc être traités comme des catégories ultimes qui nous feraient connaître quelque chose de l’être des objets, et a fortiori quelque chose du sens de l’univers, de sorte qu’ils doivent être rejetés au fil de la carrière spirituelle. En effet, comme l’écrit Nāgārjuna, « quand la pensée intentionnelle cesse de se mouvoir en quête d’un aliment, la chose sur laquelle on cherche à mettre un nom cesse aussi »24. L’on aperçoit le statut du langage selon le Bouddhisme : c’est celui d’un précipité d’erreur et d’illusion, dès lors que toutes les choses exprimables (abhideyabhāva) du point de vue de la vérité de surface ou de la vérité conventionnelle (samvṛti-satya) se dévoilent être inexprimables du point de vue de la vérité de sens ultime (paramārtha-satya)25. Dans le Yogācāra-Vijñānavāda, la “conscience de tréfonds” (ālayavijñāna) a étroitement partie liée, dans son modus operandi même, avec l’activité langagière sous la forme de l’imprégnation du discours (abhilāpavāsanā, prapañcavāsanā). « Là, dès le début, la pensée munie de tous les germes (la connaissance-réceptacle) s’approprie deux choses : les organes matériels avec le corps, les imprégnations (traces mentales) d’objet,

de nom et d’idée, issues d’un développement verbal »26. Le plan de réalité nommé l’« entièrement imaginaire » (parikalpita : litt. le « tout construit ») a partie liée avec le filet de l’expression linguistique lors même que le monde de l’expérience se voit construit par la langue : « Qu’est-ce que le caractère imaginaire ? Ce sont des noms et des conventions attribuant aux choses une nature propre et des spécifications permettant de les mentionner dans le langage courant »27. De l’idée conceptuelle produite au moyen de la langue est alors issu le germe afférent à la désignation verbale (abhilāpabīja). « La connaissance-réceptacle est triple eu égard aux trois espèces d’imprégnations (vāsanā) ; 1. l’imprégnation du discours (abhilāpavāsanā) 2. l’imprégnation de vue du moi (ātmadṛṣṭivāsanā) 3. l’imprégnation des membres de l’existence (bhāvāngavāsanā) »28. Or, l’“imprégnation du discours” est la plus essentielle des trois, et elle englobe l’“imprégnation de vue du moi” et l’“imprégnation des membres de l’existence” : qu’est-ce à dire sinon que c’est par le biais du langage que surgit l’idée de moi et que c’est en vertu de l’imprégnation par le langage que l’on s’attache à soi-même, et, partant, que perdure la transmigration ? Aussi le Bodhisattva doit-il pratiquer quatre examens (paryeṣanā) consistant à « découvrir a. que le nom est une simple parole mentale ; b. que la chose est une simple parole mentale ; c. que la nature propre attribuée au nom ou à la chose n’est que désignation (prajñapti) ; d. que les spécifications attribuées au nom ou à la chose ne sont que désignation »29. Car « chez les Bodhisattva, l’objet (ālambana) du savoir intuitif est l’indicible nature des choses (anabhilāpyadharmatā), la vraie nature non-substantielle (nairätmyadharmatā) »30. Dans l’école des Logiciens et épistémologues bouddhiques (bauddhapramāṇa-vādin), chez Diṅnāga, se fait jour une distinction cardinale entre deux objets de cognition (prameya) — l’immédiat ou la réalité ultime qui représente l’absolument particulier ou le singulier auto-référent et qui est à soi-même sa propre marque (svalakṣaṇa), et la généralité (sāmānya-lakṣaṇa), c’est-à-dire l’universel conceptuellement construit par l’esprit au moyen d’une procédure de généralisation, — distinction à laquelle va correspondre une distinction entre deux sources de connaissance hétérogènes (pramāṇavyavasthā) — la connaissance directe (pratyakṣa) (perception ou intuition

mystique) qui appréhende l’individu singulier auto-référent et la connaissance indirecte ou l’inférence (anumāna) qui appréhende le général conceptuellement construit par l’esprit au moyen d’une procédure de généralisation. Chez Dharmakirti, la critique du langage dérive de la critique de la relation en tant que prétendue catégorie du réel : « la relation n’existe pas en réalité » (sambandho nāsti tattvataḥ). Notre pensée agit comme une faculté catégoriale ; elle élabore des schèmes destinés à forger, à partir de ce qui est directement appréhendé dans la sensation, un “objet en relation”, construit dans le temps et l’espace, adapté à un but, ayant une signification, un rôle à jouer dans un ensemble spatio-temporel, de sorte que se trouve forgé un univers empirique, organisé et stable. Mais cette activité organisatrice n’est destinée qu’à mettre en place des échafaudages, des étais provisoires. La substance (dravya), la qualité (guṇa), l’action (kriyā), le genre (jāti) et le nom (naman) sont autant de constructions mentales générées par l’imagination transcendantale (kalpanā) en tant qu’elle a organiquement partie liée avec la désignation verbale (abhilapa). La relation n’opère qu’au plan de la vérité mondaine d’enveloppement (samvṛtisatya), à un niveau où le réel ultime se trouve voilé par le langage et ses universaux en vertu d’une imprégnation résiduelle ou d’une tendance dynamique héritée sans commencement assignable (anādivāsanā) : les relata sont surimposés (āropa) sur la réalité ultime, toute relation consistant en une construction mentale, fruit de l’imagination transcendantale constructrice (kalpanā) en sa spontanéité génératrice. Comme le stipule un verset attribué à Diṅnāga : « Les mots ont leur origine dans les constructions mentales (vikalpa) et les constructions mentales ont leur origine dans les mots. Aussi sont-ils mutuellement les uns par rapport aux autres dans une relation de cause à effet. [Étant donné que les noms ne sont pas les signes de la réalité ultime, mais des constructions mentales, et que les objets dénotés sont les mêmes que les objets des constructions mentales], les mots n’effleurent même pas la réalité ultime [autrement dit, les mots ne comprennent jamais la réalité] »31. Si les relations sont révélées dans et par le langage, le réel quant à lui échappe donc au filet du langage : la chose en soi ou l’absolument particulier qui est à soi-même sa propre marque (svalakṣaṇa), étant dépourvu de toute relation, demeure en tant que tel rebelle à toute expression verbale (anirdeśya) : toute entité exprimée par le truchement du langage mettant en œuvre la relation

entre un signifiant et un signifié (vācyavācaka-bhāva) n’est qu’une entité déformée, surimposée et ressortissant à une réalité de second ordre. C’est dire que l’objet connu au travers du langage a pour essence la généralité (sāmānyalakṣaṇa), laquelle ressortit à une réalité de second ordre. Par conséquent, le langage, avec ses universaux, ne saurait exprimer quoi que ce soit de réel32. Bien plus, selon Śāntarakṣita, même la loi de la coproduction conditionnée (pratītya-samutpāda) en tant que loi ultime régissant le cours du devenir universel, loi qui est au cœur de l’enseignement du Buddha, est posée comme échappant à toutes les catégories telles que la Qualité, la Substance, le Mouvement, l’Universel, l’Inhérence, etc. et comme n’étant susceptible d’une formulation linguistique que sous une forme surimposée (āropitākāra)33. Cette doctrine de la valeur toute négative du langage devait trouver sa formulation conceptuelle dans la célèbre théorie de la “(dénotation par) exclusion (sémantique universelle de tout ce qui n’est pas semblable)” (apohavāda), esquissée par Diṅnāga puis développée par Jñānaśrīmitra et Ratnakirti, théorie selon laquelle tous les concepts et les noms qui les expriment sont négatifs parce qu’ils n’expriment leur propre sens que par la négation de l’autre (anyāpoha) : chaque mot désigne une idée qui ne contient réellement qu’une série de négations (par exemple, le mot “vache” dénote la négation universelle de ce qui est “non-vache”), et il ne dénote qu’indirectement la chose visée par la négation de ce qu’elle n’est pas. Alors que le premier Nyāya croyait naïvement que les mots et les noms peuvent directement dénoter l’individu (vyakti) particulier qui est donné, cette théorie, fondée sur le “principe de la double négation” en vertu duquel A = — (— A), pose que le sens direct du mot se détermine par la somme des négations qu’il indique, autrement dit, par la négation coordonnée de tous les autres signifiés, mais sans que l’association d’un donné particulier avec un concept fictif permette de conclure qu’un tel concept constitue une propriété positive et, partant, une propriété réelle de ce donné particulier (autrement dit, la négation de l’ensemble des prédicats qui ne sont pas attribuables à un objet n’implique pas ici que ledit objet soit pour autant voué à des déterminations positives). Le mot ne saurait rien dénoter de réel, qu’il s’agisse d’un individu (vyakti), d’un universel (jāti) ou de quoi que ce soit d’autre. L’appréhension

de l’objet par la voie de l’élimination des autres objets n’est rien d’autre qu’une inférence34. C’est pourquoi Diṅnāga ne reconnaît pas le mot (śabda) comme un moyen indépendant de connaissance. En rupture avec la conception brahmanique admettant la relation du signifiant et du signifié et postulant l’objectivité de sa référence, cette théorie soutient que les sens des mots dérivent des relations purement formelles qui existent entre eux, et non point d’une relation intrinsèque avec une référent objectif existant du type d’un “signifié transcendantal”, et qu’ils ne fonctionnent que de manière différentielle à la faveur de la référence négative (apoha). C’est dire que tous les mots et concepts ne sont que des fictions dépourvues de référence objective. Étant donné l’entière relativité de notre connaissance, le langage n’a d’autre valeur que celle assignée à un medium purement pragmatique. Théorie remarquable que cette théorie d’allure nominaliste (on peut la rapprocher à bon droit du nominalisme de Guillaume d’Ockham), qui s’oppose aussi bien à la croyance naïve que les mots dénotent directement les choses particulières qu’à celle qui s’imagine que les termes d’un langage signifient les concepts ou les “genres” dès lors qu’il existerait des concepts ou des “genres” supposés être les porteurs premiers de la signification, c’està-dire des “signifiés transcendantaux” (ou des “Formes”, comme chez Platon), autrement dit, des entités extra-linguistiques et immatérielles qui seraient les référents ultimes et le fondement de tout discours vrai sur le monde. Théorie radicale en ceci que, si elle ruine le réalisme de la signification cher au sens commun, elle s’inscrit encore en faux contre une thèse d’inspiration moins naïve qui voudrait maintenir que les objets sont voués à des déterminations positives dont la condition est la négation de l’ensemble des prédicats qui ne leur sont pas attribuables. S’agissant de la doctrine du non-soi (anātman), l’enseignement même de la doctrine bouddhique est affronté à l’écueil du langage. Comme le montrent bien les formulations que l’on trouve dans le Proṣṭhapāda Sutta (Dīgha-N. n °9) à propos de la critique de l‘ātman, le Buddha était lui-même parfaitement conscient des risques de fourvoiement inhérent aux manières de parler courantes35 : les termes qui n’ont pas de référent réel n’en continuent pas moins d’être usités, car nos langues ne peuvent qu’user de la structure sujetprédicat ; n’est-il pas alors difficile d’expliquer dans une langue ordinaire à

des profanes que les langues et la psychologie qui les sous-tend reposent sur une illusion ? Même un bouddhiste ne laisse pas d’être encore prisonnier de la structure de la langue. Témoin l’objectant Vātsīputrīya, bouddhiste frisant certes l’hétérodoxie, qui, dans l’Abhidharmakośa, s’oppose à Vasubandhu dans la discussion relative à la détermination de l’agent de la mémoire, et qui demande : « En l’absence d’âme, de qui est la mémoire ? ». Vasubandhu répond : « Quel est le sens de ce génitif “de qui” (kasya) ? ». Le Vātsīputrīya : « Ce génitif désigne le maître, le possesseur ». Et Vasubandhu de rétorquer : « (...) (Mais) puisque la cause suffit comme maître, pourquoi réclamer un moi à qui vous puissiez attribuer la mémoire ? La mémoire appartient à ce qui est la cause de la mémoire »36. Il n’en demeure pas moins que les philosophes bouddhistes ne peuvent pas ne pas faire usage d’un vocabulaire encore chargé d’adhérences cryptosubstantialistes lors même qu’ils sont amenés à défendre leur position face aux docteurs brahmaniques, — s’il est vrai que, pour les bouddhistes, la philosophie n’a d’autre office que d’amener les non-bouddhistes à entendre la position bouddhique. Dans le Grand Véhicule, en particulier dans le Yogācāra-Vijñānavāda, il est significatif que, nonobstant sa radicalité désontologisante, la Réalité ultime se voit dénommée, en vertu de la tendance hypostasiante inhérente à tout langage, l’Ainsité (tathatā), ou bien la Dharmatā, conçue comme nature essentielle ou essence lumineuse des dharmas, ou bien encore la Sphère de la Loi (dharmadhātu) conçue comme l’Élément réel, c’est-à-dire comme l’essence et la base de tous les dharmas, tous ces vocables étant bien sûr d’interprétation fort délicate pour autant qu’ils induisent subrepticement à restaurer insidieusement une ontologie (on sait que dans le YogācāraVijñānavāda le problème des rapports entre idéalisme et vacuité est fort délicat). De tous les philosophes bouddhiques, celui qui est sans doute le plus conscient de la nécessité d’avoir à lutter contre les adhérences cryptosubstantialistes dont est chargé le langage ordinaire est sans doute Śāntarakṣita dans le Tattvasaṃgraha. Or, quoi qu’il en soit par ailleurs de la doctrine cruciale des deux vérités, il est significatif que dans certains cas certaines stratégies argumentatives de la part des docteurs bouddhistes, loin de s’y résigner, prennent positivement acte des pratiques langagières conventionnelles. Témoin le Prâsangika Candrakirti dans sa réfutation de

l’idéalisme du Yogācāra-Vijñānavāda. Au tenant de cette dernière école qui soutient que l’esprit se connaît lui-même, Candrakīrti répond que la pratique langagière conventionnelle fait fond sur une distinction entre l’objet d’une action et l’instrument de l’action. Par conséquent, pas plus qu’une lampe ne s’éclaire elle-même, que le feu ne se brûle lui-même, ou que le tranchant de l’épée ne se coupe lui-même, l’esprit ne saurait connaître l’esprit37. Le Vijñānavādin de rétorquer que les exigences du système syntaxique régissant notre langage ne sont bien sûr pas à prendre comme indicatives de la structure ultime de la réalité. Or, la réponse de Candrakirti est qu’il ne saurait y avoir d’investigation de la réalité indépendamment de nos pratiques langagières conventionnelles. Ainsi l’allégation suivant laquelle la réalité ne se conforme pas à la structure de notre langage n’est pas cohérente, Candrakirti rejetant ici la possibilité que nos pratiques langagières puissent être sujettes à quelque modification et amélioration. De même Candrakirti critique-t-il la thèse des Pudgalavādin (en l’occurrence les Sāṃmitīyas) selon laquelle le soi peut exister substantiellement tout en étant indicible ou inexprimable ; il se demande comment peut faire sens la thèse de l’existence d’entités d’une nature déterminée mais éludant néanmoins toute description possible : en effet, « dire que le je est substantiel contredit l’affirmation qu’il est indicible, car ce qui est indicible ne peut être établi en tant que substance ; le contraire d’une existence substantielle, c’est une existence désignée, le vrai mode d’être de la personne » ; or, le je a beau être privé d’existence substantielle et être inexprimable en tant qu’identique ou différent des agrégats, il n’en a pas moins une existence nominale dès lors que son existence est établie par la simple appellation de « personne » sur la collection des agrégats38. C’est dire que les pratiques langagières données au plan de la convention mondaine sont ici regardées comme des données de fait dont il convient de prendre acte en les accueillant telles qu’elles, at face value, comme on dirait en anglais, quand bien même il faudrait bien sûr se garder de les prendre pour argent comptant : c’est à partir des affirmations propres à la convention mondaine que le relatif est digne d’être réfuté39. Tant il est vrai que la vérité conventionnelle est le moyen d’approcher la vérité de sens ultime, dès lors que la seule utilité réelle que détient la vérité d’ordre conventionnel réside dans sa capacité à générer des contradictions qui nous incitent justement à la transcender.

IV. 3. Non-dualisme de la Parole principielle et idéalisme linguistique selon Bhartrhari Il revenait à Bhartṛhari de développer certaines implications de la perspective ouverte par la critique bouddhique du langage dans le cadre d’un monisme de la parole d’inspiration protovédāntique en professant, au Livre III du Vākyapadīya (Padakāṇḍa ou Prakirnaka, Sections du Genre Jātisamuddeśaet de la Relation - Saṃbandhaparīkṣā), une position que l’on peut qualifer par commodité d“’idéalisme linguistique” (même si cette qualification ne va pas sans difficultés), position si cruciale pour notre propos qu’elle mérite à plus d’un titre que l’on s’y attarde40. Bhartrhari y soutient que les mots ne sauraient entrer directement en relation de signification avec les objets : aucun mot ne réfère directement à la réalité extérieure ; les mots renvoient directement à, c’est-à-dire signifient leurs propriétés universelles, lesquelles se voient alors « projetées à l’extérieur » (bahyīkṛta, V. P. II, 445), autrement dit, identifiées avec les réalités extérieures à la faveur d’un processus d’identification par surimposition. Ce n’est pas à dire que Bhartṛhari confond les noms avec les essences des choses, car les mots expriment avant tout le “genre afférent au mot” (śabdajāti), cet universel d’ordre langagier se voyant ensuite transformé (vivartate arthabhāvena) en de prétendues propriétés universelles des choses, censément constitutives du “genre d’une chose” (arthajāti) et supposées surplomber les universaux langagiers des différents mots. La confusion entre le “genre afférent au mot” (śabdajāti) et le “genre d’une chose” (arthajāti) est comparée à celle du cristal et de la couleur rouge de la fleur d’hibiscus. L’objet est en soi dénué de couleur comme l’est le cristal. Mais l’objet réel n’apparaît jamais sans refléter quelque nuance de couleur particulière, et nous l’identifions comme étant rouge, etc. Lorsque nous nommons une réalité une « vache » , nous surimposons simplement le “genre afférent au mot” (śabdajāti) « vache », autrement dit, l’universel d’ordre langagier censé exprimer la propriété universelle de la « bovinité », sur la réalité concrète (piṇḍa), tout comme une nuance de couleur (le rouge de la fleur d’hibiscus) est reflétée dans le cristal41. Bhartrhari est un nominaliste qui soutient que les

mots sont les seuls universaux qui existent, les universaux des choses n’étant jamais que des illusions générées par les mots : les concepts sont en fait générés par les mots et les mots se voient transformés en objets. Les attributs signifiés par les mots se dévoilent par conséquent avoir la nature de constructions conceptuelles différenciatrices qui se trouvent métaphoriquement surimposées par la pensée (śabdādhyāropa, adhyāropakalpanā, V. P. III, 1, 6) sur les objets : c’est ainsi que l’être des objets ressortit à un être linguistique métaphorique (upacāra sattā) assumé par la pensée42 ; c’est ainsi que le sens d’un mot ne saurait être un objet, mais seulement une construction conceptuelle différenciatrice, un contenu conceptuel polarisant (vikalpa) (V. P. III, 1, 9). Quand on parle, l’usage des mots implique ainsi l’assomption d’un être métaphorique assumé par la pensée (aupacārika). Or, selon Helārāja, entre l’opération ordinaire du procès linguistique et le recours délibéré à la métaphore, il n’y a qu’une différence dans l’effort déployé, la première étant naturelle tandis que la seconde paraît quelque peu artificielle. Comme l’écrit M. Biardeau : « De procédé de style, la métaphore devient le procédé fondamental de la pensée. Le travail de la pensée, quoiqu’il transcende le donné et qu’il se fasse au plan de l’universel, ne concerne pas une réalité qui se distinguerait essentiellement de la réalité sensible »43. Car dans la perspective métaphysique non-dualiste de Bhartrhari, il n’y a nulle place, ex hypothesi, pour la dualité. Dans la théorie de Bhartrhari, il est impossible de distinguer le niveau du langage et celui des référents, attendu que les référents et les faits ne sont pas analysables si ce n’est à l’aide du langage. Ainsi, dans la mesure où le monde des objets et le monde des mots ne sauraient être connus l’un indépendamment de l’autre, il n’y pas tant confusion que fusion entre les noms et les objets, comme l’a souligné B. K. Matilal. De même les mots et les significations sont-ils regardés comme non-distincts antérieurement à leur manifestation. La forme manifestée des mots articulés révèle et éclaire les significations à appréhender par l’auditeur, et elles sont alors surimposées et identifiées aux choses. C’est ainsi que les objets ne sont connus qu’à travers le “vêtement” des mots, qu’à travers un réseau d’attributs et de qualités : les objets ne sont compris que pour autant qu’ils se trouvent pris dans le réseau des universaux d’ordre langagier, mais la vraie nature de l’existence outrepasse la portée de la connaissance en tant qu’elle a partie liée avec le langage, forgeant une

image des objets qui est manifestée au travers des mots ; l’existence qui leur est conférée au travers du langage comporte des déterminations (savikalpaka), mais l’existence réelle (mukhya sattā, litt. : “l’être au sens premier du terme”) demeure inconnaissable et inexprimable, étant exempte de déterminations (nirvikalpaka) : « Les choses ayant des pouvoirs différents quand les conditions, le lieu ou le temps sont différents, il est extrêmement difficile de les établir parfaitement par inférence » (V. P. I, 32)44 ; mais la référence, si elle demeure inscrutable, existe bien, puisque toutes nos activités, en tant qu’elles sont incitées et mûes par le langage, ont affaire avec les réalités extérieures (car Bhartrhari, s’il tient que l’objet est d’ordre mental, ne nie bien sûr pas l’existence du monde empirique en tant qu’indépendant de la connaissance). Il reste que si les mots comme leurs significations sont irréels, le problème est qu’aucune entité fictive ne saurait être mise en relation avec des objets qui sont empiriquement réels. Point n’est besoin de revenir ici sur la relation exacte entre Bhartrhari au Livre III du Vākyapadīya et Diṅnāga (Vṛtti sur l’Apohapariccheda du Pramāṇasamuccaya), l’existence métaphorique (upacāra sattā) du premier correspondant à la réalité dite d’enveloppement (samvṛti satya) du second, c’est-à-dire à la réalité phénoménale, et l’existence au sens premier du terme (mukhya sattā), c’est-à-dire réelle, du premier correspondant à la réalité de sens ultime (paramārtha satya) du second, avec cette différence que, pour le premier, la Réalité ultime est l’unique Brahman-Parole principielle qui vient à se transformer (śabdapariṇāma) et à se différencier, tandis que, pour le second, c’est une pluralité de points-instants constituant autant de “ceci” singuliers uniques index sui, c’est-à-dire qui sont chacun à soi-même sa propre marque (svalakṣana). Quoi qu’il en soit, c’est au bouddhisme (Vasubandhu en particulier) que Bhartrhari doit de manifester une conscience aiguë de la nature hypostasiante du langage45 : s’agissant de la relation, toute expression désignant une relation tend à hypostasier une relation dépendante de ses termes en une relation indépendante de ces derniers, comme si elle constituait une entité apparemment substantielle46. Et Bhartrhari, revenant sur la question de la substance, alors même qu’il a précédemment établi que les mots n’expriment jamais que la substance (dravya) de l’Être universel luimême47, n’hésite pas à affirmer, quoique de manière, hélas !, rapide, que la substance individuelle (dravya), que nous croyons spontanément exister de

manière indépendante sous la forme d’entités discrètes, consiste en fait en toute entité qui se trouve visée au moyen d’un pronom démonstratif accompagnant un geste de désignation d’un objet, suggérant par là que la substance individuelle n’existe qu’en vertu du pouvoir de la grammaire, à titre de projection de la structure grammaticale48. Remarquable par sa radicalité est assurément la position de Bhartrhari, qui, alliant à un nominalisme conjugué à un “perspectivisme” (J. E. M. Houben) un monisme holiste, marque une sorte de ligne de crète entre la position brahmanique et la position bouddhique en la matière. Or, l’on ne s’est pas suffisamment avisé de ce que la position de Bhartrhari sur ce point trouve son parallèle exact dans celle de Nietzsche à ce sujet, qu’elle anticipe de plus d’un millénaire. Alors que l’on trouve, dans la littérature secondaire, divers rapprochements, certains pertinents, d’autres plus ou moins spécieux, entre Bhartrhari et certains auteurs occidentaux (B. L. Whorf, Bakhtin, J. Derrida, etc.), il y a lieu de s’étonner qu’un tel rapprochement demeure méconnu, sans doute parce que les exégètes anglo-saxons connaissent mal la tradition dite “continentale”. On sait que dès ses premiers écrits, Nietzsche n’eut de cesse de dénoncer le fétichisme du langage. Dès son Cours de Rhétorique professé à Bâle dans le trimestre d’hiver 1872-1873, se fait jour l’idée que le langage, en son fonctionnement le plus primitif, est tout entier figuratif et que les tropes — métaphore, synecdocque, métonymie — ne constituent pas des ornements surajoutés à un discours de droit littéral, non figuratif : s’il n’est pas de langage directement descriptif auquel se verrait éventuellement reconnu et dévolu, dans un second temps, un pouvoir de re-description métaphorique de la réalité, c’est qu’une certaine opération de transfiguration s’avère lui être coextensive.

Comment ne pas songer ici au vocable d‘upacāra, terme technique difficile à rendre ? Le vocable d’upācāra désigne d’abord l’expression figurative qui résulte de l’application par extension d’une racine verbale : la racine “cuire”, par exemple, se voit étendue de manière à englober les actions connexes ou subsidiaires (par exemple, en amont de l’opération de la cuisson, l’opération

de l’épluchage des légumes et, en aval, celle de faire la vaisselle). Le vocable d‘upācāra note ainsi un transfert de sens fondé sur la similarité (sādṛśya), mais aussi sur des relations autres que la similarité (ce que l’on peut nommer grosso modo métonymie), de sorte qu’il est à rendre selon les contextes par : métonymie, métaphore, métaphore par approximation, hypallage, etc. ? Mais quelle que soit la traduction adoptée pour ce terme technique difficile, l’upacāra aboutit à supposer que quelque chose qui n’existe pas à un endroit existe à un autre. Et comment ne pas rapprocher le vocable de Verstellung, porteur de diverses valeurs — “transposition arbitraire”, “déplacement”, “distorsion”, “dissimulation” —, à l’aide duquel Nietzsche pense le fonctionnement du langage comme illusion, du vocable d’adhyavasāya, par lequel Helārāja désigne le procès d’identification au travers de l’attribution par surimposition qui opère au cœur du procès langagier ? Pour Nietzsche, la phénoménalité ne signifie aucunement objectivité en un sens kantien, mais arrangement, simplification, schématisation, interprétation. Par exemple, prévient Nietzsche, « disjoindre le sujet et l’objet, le sujet actif et l’acte, l’acte et ce qu’il produit : n’oublions pas que c’est une simple sémiotique qui ne désigne rien de réel »46. Dans La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, Nietzsche écrit ceci : « Les mots ne sont que des symboles des relations que les choses entretiennent les unes avec les autres, et avec nous ; nulle part ils n’atteignent la vérité absolue : et même le mot « être » ne désigne que la relation la plus générale qui relie toutes choses, tout comme le mot « non-être ». Mais s’il est impossible de démontrer l’existence même des choses, la relation des choses entre elles, ce qu’on appelle l’« être » et le « non-être », ne nous fera pas elle non plus avancer d’un pas vers le territoire de la vérité. Nous ne pénétrerons jamais à l’aide de mots et de concepts derrière le mur des relations et pour ainsi dire dans quelque chimérique fond originel des choses. Même à travers les formes pures de la sensibilité et de l’entendement, à travers l’espace, le temps et la causalité, nous n’obtenons rien qui ressemblerait à une vérité éternelle. Il est absolument impossible au sujet de prétendre apercevoir et discerner quelque chose au-delà de lui-même, d’autant plus que la connaissance et l’être sont de toutes les sphères les plus contradictoires »47. En d’autres termes, comme chez Bhartrhari, entre la réalité et le sujet, le gouffre n’est franchissable par aucune passerelle : nulle passerelle langagière,

rationnelle ou déductive ne saurait jamais mener des mots à quelque « en-soi » des choses. Et Nietzsche d’ajouter : « L’erreur où est tombée la philosophie vient de ce qu’au lieu de voir dans la logique et dans les catégories de la raison des moyens d’accomoder le monde à des fins utilitaires (...), on a cru tenir en elle le critérium de la vérité, voire de la réalité »48. Point n’est besoin de multiplier les citations, puisque c’est par dizaine que se comptent les fragments allant dans le même sens. En Occident, il a fallu attendre Nietzsche et sa dénonciation des « suggestions aberrantes de la grammaire » pour que s’aiguisât vraiment la conscience d’avoir à lutter contre le mécanisme d’engendrement et de renforcement mutuel de la métaphysique par la grammaire, et vice-versa. Nietzsche de montrer que toute l’onto-théologie est secrètement et indéfectiblement enracinée dans les structures élémentaires du langage. La grammaire induit la croyance en la valeur ontologique ou en l’existence d’un équivalent réel de fonctions liées à ses propres règles : ainsi elle fait croire que c’est le sujet grammatical qui est la cause effective de l’action exprimée par le verbe ; les catégories métaphysiques dérivent non du sujet métaphysique, mais de la forme la plus inaperçue de la subjectivité : le sujet grammatical. « Le concept de substance est une conséquence du concept de sujet, et non l’inverse »49. Ainsi en va-t-il de la catégorie de l’être. Or, « sauf les gouvernantes qui croient aujourd’hui encore à la grammaire comme à une veritas œ terna, et par conséquent au sujet, à l’attribut et au complément, il n’est plus personne d’assez innocent pour poser avec Descartes le sujet « je » comme condition du verbe « pense » »50. Le concept de Dieu appartient lui aussi à la métaphysique implicite de la langue : « Dieu » n’est autre chose que l’hypostase des divers concepts de cause, de sujet, de substance, d’être, réunis dans un même mot ; ou leur foyer imaginaire. C’est ainsi que la grammaire nous conduit à l’onto-théologie, qui n’est qu’une forme raffinée et sublimée de l’illusion substantialiste du troupeau, et que les philosophes se dévoilent être dépendants autant de l’épaisseur de la langue que de la pesanteur de la tradition dans laquelle ils sont inscrits. Mais il est plus facile de se débarrasser de Dieu que des règles de la grammaire : celles-ci ne cessent pas de réintroduire quasi automatiquement la causalité, la substantialité, qui à leur tour s’érigent ou se sclérosent en idéalités, en absolus51.

Mais le parallèle rencontre bien sûr sa limite. Nietzsche, dans ce texte, entrevoit certes la nécessité de s’affranchir de la maladie native du langage et de l’illusion langagière en dépassant jusqu’à l’opposition de l’être et du nonêtre, mais comme son perspectivisme répugne à toute position non-dualiste ou moniste (pour Nietzsche, « il n’y a pas d’unités durables et dernières, pas d’atomes et de monades »52, il n’existe qu’« une mer de forces en tempête et en flux perpétuel, éternellement en train de changer »53, autrement dit, un flux de points-instants absolument singuliers puisque auto-référents et index sui - svalakṣana, dirait un bouddhiste), les voies et moyens d’une subversion des catégories devant conduire à un tel dépassement escompté — qui devait passer par l’affirmation dyonisiaque du monde ou par l’esthétique, pour faire court — devaient forcément s’inscrire à l’antipode de la position de Bhartrhari. Car si l’on est tout à fait fondé à parler également de “perspectivisme” à propos de Bhartrhari, comme le fait J. E. Houben, le perspectivisme de ce dernier ne s’adosse pas moins à une position nondualiste ou moniste. Bhartrhari développa une métaphysique non-dualiste du Brahman-Parole principielle conçu comme le Principe ultime qui vient à se transformer (śabdapariṇāma) et à se différencier. Or, c’est une telle unité sous-jacente qui rend compte de la possibilité de la différenciation et de la division. Comme « toute différence présuppose l’unité » (abheda-pūrvako hi bhedaḥ), les divisions et différenciations présupposent l’unité à titre de principe explicatif. Les divisions et différenciations ne prennent sens qu’eu égard au monde empirique et phénoménal ; mais pour ceux qui ont accédé à la connaissance de l’essence du langage, les divisions phénoménales des concepts et des formes ne revêtent plus aucune signification réelle. C’est pourquoi, selon Bhartrhari, l’étude de la Grammaire (vyākaraṇa) est la porte qui achemine à la délivrance. En vérité, cette percée à travers le voile du langage pour se hausser au-delà de l’opposition même de l’être et du nonêtre, qu’a en vue Nietzsche, c’est aux grandes philosophies à visée sotériologique indiennes seules, c’est aux “leap philosophies” indiennes, pour reprendre l’expression de K. H. Potter, qu’il revenait de l’opérer moyennant un saut opérant un changement radical de plan. Or, ce qui vaut au plan de la signification vaut également au plan de la syntaxe.

On sait que Bhartrhari, en tant que tenant de l‘akhaṇḍavākya-sphoṭa — et c’est là où s’accuse son originalité —, soutient que c’est la phrase seule, en tant qu’unité linguistique indivisible, qui est réelle et porteuse de la signification : c’est la phrase qui est l’unité véritable de sens. Bhartṛhari n’a de cesse de souligner le caractère transcendantal et foncièrement indivis de la signification globale présente en tant qu’intention significative ou « contenu intentionné » présent dans l’esprit (saṃvid) du locuteur, où son dynamisme se déploie en tant qu’intentionnalité opérante (en quoi, soit dit en passant, sa position, au sein de l’éventail des diverses positions, s’inscrit à l’exact antipode de la perspective de description syntaxique propre à la grammaire générative de N. Chomsky, laquelle prétend mettre au jour les mécanismes génératifs régissant la procédure de production de phrases, procédure de caractère mécanisable et automatisable, même si la grammaire générative ne prétend pas être un modèle de production des phrases dans le discours quotidien). De même que les padavādin considèrent les éléments constitutifs des mots, tels que les racines et les suffixes, comme de simples abstractions fictives forgées à partir du sens indivisible des mots, de même les vākyavādin considèrent les mots comme des abstractions imaginaires forgées à partir du sens indivisible de la phrase (V. P., III, 1-5, IV, 1-2). Bhartrhari soutient donc que les mots aussi bien que leurs sens ne sont jamais que des apparences irréelles, que des constructions fictives abstraites à partir du sphoṭa, c’est-àdire à partir de cette entité-son, indivise et indifférenciée, de cet « archétype prélocutoire du sens », selon l’heureuse expression de P.-S. Filliozat54, qui constitue le support et la cause substantielle du sens, et ce à la faveur d’un processus d’extraction, de comparaison, d’analyse et d’abstraction connu techniquement sous le nom d’apoddhāra. Au demeurant, lorsque nous usons des éléments de signification “extraits”, nous faisons aussi référence aux éléments “extraits” du monde phénoménal ; à la signification globale est censé correspondre le tout des objets signifiés ; mais le monde des objets en tant que tel n’est pas connaissable. Nous n’en connaissons qu’un fragment abstrait de l’expérience concrète du tout et manifesté par les phrases et les mots ; tout ce que nous connaissons des objets est limité par les constructions conceptuelles différenciatrices (vlkalpa). Le concept enveloppe le processus de sélection et d’élimination. Par exemple, le mot cruche (ghaṭa), en tant que concept, peut seulement signifier une partie

de ce à quoi il renvoie, à savoir l’universel “cruchéité” (ghaṭatva). Mais l’objet particulier auquel on se rapporte peut être décrit et signifié d’innombrables manières. Nous pouvons nous rapporter à la couleur rouge de la cruche à l’aide de la phrase « La cruche est rouge ». Si l’on veut se rapporter à la couleur rouge de la cruche, on doit alors user du concept de « rougeur ». Ainsi le tout de l’objet ne saurait être appréhendé par le langage. L’objet peut être « signifié » différemment en se référant à différents mots qui l’expriment. Dans chaque cas, c’est un aspect sélectionné et limité de celui-ci qui est présenté. Le « tout de l’objet signifié » et le « tout du sens » ne sauraient être appréhendés au moyens d’éléments relevant des unités linguistiques. C’est ainsi que la syntaxe comme les significations des mots sont semblablement irréelles, les mots n’étant jamais que des fictions utiles.

Or, l’on n’a pas également suffisamment souligné que la controverse entre un tenant du khaṇḍapakṣa et un défenseur de l’akhaṇḍapakṣa comme Bhartrhari ou, si l’on préfère, celle opposant un varṇavādin et un sphoṭavādin trouve aussi, à l’époque contemporaine, son répondant dans la controverse relative à l’unité sémantique de base de tout langage, controverse qui met aux prises les trois grandes orientations en philosophie du langage qui ont influencé les positions défendues par les philosophes analytiques en philosophie de la logique : l’atomisme, le molécularisme et le holisme55. Pour l’atomiste, cette unité sémantique est le mot, puisqu’il a isolément une signification extralinguistique (Frege, Russell et Wittgenstein première manière). Pour le moléculariste, la phrase est le véhicule premier de la signification, puisque le langage est conçu comme une système de règles sémantiques conventionnel (Rudolf Camap, Wittgenstein deuxième manière, celui des Recherches philosophiques, Michael Dummett). Pour le holiste, l’unité sémantique de base est le discours, puisque la signification d’un mot est donnée par l’ensemble de ses occurrences au sein de la totalité discursive : la signification d’un énoncé est fonction de la totalité discursive à laquelle il appartient (Quine, Donald Davidson, Hilary Putnam). Le parallèle entre la position des padavādin et celle des modernes atomistes est tout à fait pertinent : on sait que les Mīmāṃsakas et les Naiyāyikas sont obligés de

poser que trois facteurs sont requis pour qu’une phrase ait un sens : le besoin de complément (ākāṅkṣa) au sein de la chaîne parlée (que ce besoin soit entendu en un sens psychologique, comme c’est le cas pour les Mīmāṃsakas, ou en un sens syntaxique, comme c’est le cas pour les Naiyāyikas), la cohérence fondée sur l’adéquation (yogyatā), c’est-à-dire la convenance de sens, et la proximité (āsatti, saṃnidhi), c’est-à-dire la contiguïté phonétique, à quoi il convient d’ajouter l’intention (tātparya), c’est-à-dire la référence à des éléments contextuels extra-linguistiques, que le Nyāya ultérieur considérera comme formant un quatrième facteur ; or, il est significatif que, de nos jours, une théorie sémantique procédant de manière atomiste, tout en spécifiant d’abord la signification des unités primitives, admet également un principe dit de compositionnalité, c’est-à-dire doit postuler que la signification de chaque énoncé dépend uniquement de la signification des expressions les plus simples dont il se compose et des règles de construction qui leur ont été appliquées. La position moléculariste est celle du second Wittgenstein, qui fait jouer un rôle déterminant aux pratiques de la communauté linguistique : préconisant de rabattre le sens sur l’usage, la philosophie du langage ordinaire version Wittgenstcin soutient que la signification (d’un mot) consiste dans l’usage (qui en en est fait dans le langage) — « meaning is use », autrement dit, les mots n’ont de sens que dans le contexte de leur usage dans une phrase, le sens étant toujours relatif à une façon de parler et il n’est pas d’autre façon de le comprendre que d’étudier les différents contextes dans lesquels il peut s’inscrire et qui dictent autant de règles d’usage possible — théorie qui est assez proche de celle de l’anvitābhidhāna-vāda de Prabhākara ou doctrine de l’expression de ce qui est relié (chaque mot exprime son sens en tant que relié, autrement dit, la mise en relation mutuelle entre les sens exprimés par les différentes unités constitutives de la phrase en tant qu’unité sémantique fait aussi partie intégrante de l’acte de la communication verbale). En revanche, le parallèle cesse avec la position holiste, car le holisme de Davidson, dans la mesure où il a partie liée avec une théorie de la vérité, apparaît d’inspiration très différente de celui, d’inspiration métaphysique, de Bhartrhari.

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JOHANNES BRONKHORST

CATÉGORIES DE LANGUE CATÉGORIES DE PENSÉE EN INDE

ET

Le thème proposé à notre réflexion suscite quelques réflexions préliminaires. Les deux expressions “catégories de langue” et “catégories de pensée” sont ambiguës. Dans le cas de l’Inde, les “catégories de langue” sont-elles les “vraies” catégories du sanskrit (ou d’une autre langue indienne) ou les catégories que les linguistes indiens ont attribuées au sanskrit ou lui ont surimposées ? Et les “catégories de pensée” sont-elles les catégories qu’utilisent les penseurs indiens, peut-être sans le savoir, ou plutôt les catégories qu’ils attribuent à la pensée ? N’étant ni linguiste ni psychologue, je ne sais pas quelles sont les vraies catégories du sanskrit, ni celles qui caractérisent la pensée indienne. C’est dommage, parce que la question de savoir quelles sont les vraies catégories de langue et catégories de pensée en Inde me semble extrêmement intéressante, et la preuve d’un parallélisme entre elles (si une telle preuve était possible) devrait nous intéresser tous. Mes limitations personnelles, je le répète, m’obligent à me concentrer sur l’autre question, question beaucoup moins ambitieuse, à savoir : Quelles ont les catégories que les différents penseurs indiens eux-mêmes ont attribuées à la langue et à la pensée ? Je dis “les catégories que les penseurs indiens ont attribuées à la langue”, au singulier. C’est qu’une grande partie des penseurs qui nous intéressent ont cru qu’il n’existe qu’une seule vraie langue, à savoir le sanskrit. C’est vrai des penseurs du brahmanisme en particulier, pour qui le statut extraordinaire du sanskrit était souvent lié à leurs convictions, d’une part, que la langue du Veda, comme le Veda lui-même, est sans commencement, donc éternel et immuable, et, d’autre part, que toutes les autres langues du monde ne sont que des manifestations corrompues du sanskrit. Autre conviction partagée par beaucoup de ces penseurs brahmaniques : le monde a été créé à partir des mots du Veda. Cette dernière conviction, floue en elle-même, fut souvent interprétée dans le sens que les catégories de la création, donc du réel, correspondent d’une manière ou d’une autre aux catégories du sanskrit. Conséquence de cette conviction : le lien entre langage et réalité, ou l’influence du premier sur le dernier, est objectif et ne passe pas par l’esprit

humain. Le monde a été créé à l’image du sanskrit bien avant l’apparition des êtres humains. On peut soutenir sans problème que les penseurs indiens ont eu, dès cette période relativement ancienne, des idées assez claires et élaborées au sujet des catégories de la langue sanskrite et des catégories du réel, et qu’ils ont eu tendance à les identifier, ou du moins à les rapprocher les unes les autres. J’aurai l’occasion d’en parler en détail dans un instant. En revanche, les idées concernant les catégories de pensée ont eu tendance à rester en marge. La conviction, par exemple, que le sanskrit est la seule “vraie” langue exclut toute réflexion sur l’influence des différentes langues sur la pensée de ceux qui les utilisent. Et le fait que le sanskrit s’est déjà objectivement “incorporé” dans le monde rend superflue toute réflexion sur l’influence que l’emploi du sanskrit pourrait avoir sur la perception du monde. Nous verrons qu’il y a eu, en dépit de tout cela, des réflexions sur les catégories de la pensée en Inde. La finalité de ces réflexions et le contexte de ces réflexions demandent pourtant quelques explications. Mais considérons d’abord les catégories de langue. Les penseurs brahmaniques ont développé deux ontologies importantes pendant la période classique, connues sous les noms du Sāṃkhya et du Vaiśeṣika. Toutes deux ont exercé une influence énorme sur de multiples expressions de la pensée, mais la direction de cette influence est très différente dans les deux cas. Les éléments qui constituent la philosophie du Sāṃkhya se présentent surtout dans des textes de type “religieux”, tandis que l’influence de l’ontologie du Vaiśeṣika est repérable dans n’importe quel texte de type “philosophique”. Les textes classiques du Vaiśeṣika soulignent le parallélisme ente les mots et les choses — on y trouve des arguments du type : telle ou telle chose existe, parce qu’il y a un mot qui la désigne — et il n’est pas surprenant de voir que ces mêmes textes divisent toute ce qui existe en un petit nombre (souvent six, parfois plus) de catégories, dont les plus importantes sont la “substance”, la “qualité” et l“’action” ; à noter que les substances sont les porteuses des qualités et des actions. Les textes ne disent jamais, pour autant que je sache, que ces trois catégories de la réalité ont été empruntées à la langue sanskrite, qui distingue entre substantifs, adjectifs et verbes. Étant donné l’acceptation explicite d’un parallélisme entre les mots et les choses dans le Vaiśeṣika, on peut pourtant supposer que les premiers penseurs de ce système l’ont cru. Le fait qu’un passage du Grand Commentaire (Mahābhāṣya) par le grammairien

Patanjali, bien avant la conception du système Vaiśeṣika, distingue explicitement entre ces trois types de mots — qu’il appelle respectivement jātiśabda, guṇaśabda et kriyāśabda — peut-être invoqué à l’appui de cette supposition. Il est important de souligner que les philosophes indiens n’étaient pas contraints, en tant qu’utilisateurs du sanskrit, d’accepter les catégories du Sàmkhya. Comme je l’ai déjà dit, les penseurs de l’école Sāṃkhya ne les acceptèrent pas, pas plus que les d’autres penseurs comme les bouddhistes, par exemple. Je ne parle donc pas des catégories imposées par la langue, mais de catégories acceptées par ceux qui avaient préalablement accepté le parallélisme entre le monde des mots et le monde des choses. Deuxième observation fondamentale. Le rôle cardinal joué par la Grammaire dans l’élaboration de la culture lettrée d’expression sanskrite est bien connu. Pourtant, la célèbre grammaire de Pāṇini n’introduit pas les catégories de substantif, d’adjectif et de verbe. Pour les grammairiens, aucune distinction formelle entre substantif et adjectif n’est mise en évidence. Cela signifie que les catégories que les penseurs du Vaiśeṣika ont empruntées à la langue pour les surimposer sur la réalité, ne viennent pas (ou pas directement) de l’analyse des grammairiens. Plutôt que d’élaborer davantage le lien entre les catégories de la langue et les catégories du réel dans la perspective de certains penseurs indiens, je propose de passer aux catégories de la pensée. Les catégories de la pensée sont-elles déterminées par la langue? Est-ce que la langue, par ce biais, peut limiter les possibilités de nos représentations de la réalité ? Nous avons déjà vu qu’il n’y a pas vraiment de place pour une telle idée dans le contexte indien. La réalité étant déterminée par la langue, cette même langue, loin de limiter les possibilités de nos représentations de la réalité, nous donne un accès préférentiel à la réalité. Voilà une idée que l’on rencontre parfois dans la philosophie indienne : l’étude du sanskrit nous aide à mieux connaître la réalité. L’idée de base est que le sanskrit “raffine” la pensée. Sans connaissance du sanskrit, la pensée est moins capable de saisir la réalité. Ainsi considéré, le sanskrit ne limite pas, bien au contraire il élargit les possibilités de nos représentations de la réalité. Doit-on conclure de ce qui précède que la pensée n’a aucun rôle à jouer dans la construction du réel ? Certains penseurs indiens l’ont certainement

cru ? Pour d’autres, la situation était en revanche différente. C’est vrai, en premier lieu, pour les penseurs bouddhistes. Les philosophes bouddhistes — et je ne parle pas exclusivement des idéalistes du Mahāyāna, mais de tous les philosophes bouddhistes de la période classique et de l’Inde continentale — ont rejeté, déjà avant le début de notre ère, la réalité des objets composés. Sous ce biais, aucun des objets de notre expérience quotidienne — comme par exemple les cruches qu’on remplit d’eau, les chariots à l’aide desquels on se déplace, etc. — n’existe vraiment. Pourtant, tout le monde y croit. Pourquoi ? La réponse qu’on retrouve souvent est la suivante : ces objets ne sont que des mots, ou ils ont une réalité relative qui dépend des mots. L’idée de base est simple. La langue impose des objets qui correspondent aux mots de la langue sur une réalité qui en elle-même est bien au-delà de toute catégorisation linguistique. Mais comment la langue arrive-telle à s’imposer de cette manière ? N’oublions pas que les bouddhistes ne partagent pas la conviction des brahmanes disant que la création du monde elle-même provient du Veda, et que le monde est pour cette raison déterminé par les mots du sanskrit. Ce mythe n’a pas de valeur pour les bouddhistes. Non, pour eux, le lien entre les mots de la langue et le monde phénoménal passe par la tête des gens. C’est donc la pensée humaine qui surimpose à la réalité fondamentale les phénomènes qui nous sont familiers de la pratique quotidienne. Un terme qu’on utilise souvent dans ce contexte est kalpa ou vikalpa, “imagination”. Il est clair que cette imagination est intimement liée à la langue, mais je ne suis pas sûr que les bouddhistes se soient jamais exprimés sur la nature exacte de ce lien. Est-ce que le bébé commence par imposer une structure sur la réalité qu’il rencontre sous l’influence de la langue qu’il est en train d’apprendre ? Le fait que ce bébé, dans des vies antérieures, a déjà connu une ou plusieurs langues, dont les traces l’accompagnent dans sa naissance actuelle, complique évidemment les choses, et les penseurs indiens ont tendance à maintenir que le bébé, sous l’influence de ces traces, imposera la “bonne” structure sur la réalité avant d’apprendre à parler. Notons que ce ne sont pas seulement les bouddhistes qui ont accepté une telle relation entre les mots et les choses. Il est bien connu que la pensée bouddhique a exercé une influence importante sur la pensée brahmanique. Quant à la leur façon de concevoir la relation entre les mots et les choses,

j’aimerais mentionner ici le penseur brahmanique Bhartrhari. Pour lui aussi, les mots déterminent le monde phénoménal. Mais contrairement aux bouddhistes, pou lui les mots ne sont pas responsables de la construction imaginée de choses composées (qui en réalité n’existeraient pas). Selon Bhartrhari, les choses composées existent bel et bien ; en fait, la réalité absolue appartient à la chose la plus “composée” de toutes, à savoir le Brahman, qui est la totalité de toutes choses. Les mots, selon Bhartrhari, créent l’illusion que les parties du Brahman existent, quoique en réalité ce ne soit pas le cas. Les objets de notre monde phénoménal — ses cruches, chariots, etc. — ne sont que des divisons inexistantes de la totalité qu’est le Brahman. Notre discussion jusqu’à ce point s’est limitée à la relation entre les mots et les choses, et au rôle que la pensée y joue — du moins selon certains penseurs — comme une sorte de pont entre eux. La langue ne contient pourtant pas que des mots, et la réalité ne contient pas que des choses. Les phrases de diverses sortes, comme la déclaration, l’injonction, etc. sont des éléments importants. Y correspondent dans la réalité objective les situations décrites, les devoirs, etc. Existe-t-il des liens entre ces éléments de langue et de réalité ? Et la pensée y joue-t-elle un rôle ? Un grand nombre d’arguments et de réflexions qu’on trouve un peu partout dans la littérature philosophique des premiers siècles de notre ère répond à ces questions, au moins en ce qui concerne les phrases déclaratives. Pour les penseurs de cette époque, il existe effectivement un lien entre les phrases et les situations décrites, et qui a la forme suivante : les mots d’une phrase et les choses qui constituent ensemble la situation décrite par elle correspondent assez exactement les uns aux autres. J’appelle cette croyance, que partagent les penseurs de tous les courants philosophiques de l’époque, le “principe de correspondance”. Sa nature exacte n’est que rarement formulée explicitement dans les textes anciens. L’une de ses conséquences fait, en revanche, l’objet de nombreux essais d’explication. Ce principe de correspondance, quoique plausible d’un point de vue naïf, donne lieu à des problèmes dès que l’on parle de la production de choses. Dans les phrases du type “Jean produit une cruche” ou “la cruche se produit”, la situation décrite ne contient évidemment pas de cruche, justement parce que la cruche est encore en voie de production. Le principe de correspondance exige pourtant qu’elle soit là. La contradiction qui se

présente ainsi a inspiré aux philosophes de l’époque un impressionnant éventail de solutions. Pour certains, la cruche est là même avant sa production ; pour d’autres, aucune production n’est possible ; d’autres encore soutiennent que le mot “cruche” dans ces phrases ne désigne pas, ou pas exclusivement, la cruche individuelle qui est en train de se produire, mais plutôt le genre éternel appartenant à toutes les cruches. Et la liste des solutions proposées ne s’arrête pas là. Il n’est pas possible d’étudier et d’analyser ici toutes ces différentes solutions pour un problème qui découle d’une façon spécifique de concevoir la relation entre langage et réalité. Je m’arrête pourtant sur une observation importante. Plusieurs des solutions que présentent les penseurs de l’époque considérée ne réservent aucun rôle à la pensée. La prise en considération du rôle de la pensée pourrait pourtant profondément changer le problème. Prenons l’exemple de la phrase “Jean fait une cruche”. Il semble tout à fait plausible que la personne qui exprime cette phrase a en tête l’idée d’une cruche. De fait, le principe de correspondance gagnerait beaucoup en plausibilité si on mettait à la place de la réalité “extérieure” une réalité “intérieure”, c’est-à-dire la réalité mentale que le locuteur cherche à exprimer. Les penseurs indiens auraient sans doute évité bien des problèmes en postulant que les mots d’une phrase correspondent d’une manière ou d’une autre aux éléments mentaux qui constituent ensemble l’idée que le locuteur cherche à communiquer à l’aide de cette phrase. Beaucoup d’entre eux ont tardé à la faire : ils ont proposé des solutions qui ignorent quasi totalement l’existence même de la pensée. Il est ici de moindre intérêt de signaler que certains penseurs de l’époque déjà — parmi eux, Bhartrhari — ont proposé une entité mentale comme étant l’objet de mots comme “cruche” dans “Jean fait une cruche”. Il est beaucoup plus intéressant de souligner que la plupart ne l’a pas fait. Ce fait confirme l’impression que nous avons formulée plus haut, à savoir que beaucoup de penseurs de la période classique et ancienne refusaient d’assigner un rôle important à la pensée. Le parallélisme entre langage et réalité les intéressait beaucoup ; le parallélisme entre langage et pensée, entre catégories de langue et catégories de pensée, les intéressait beaucoup moins. Cela dit, il ne serait pas juste de ne pas mentionner un développement plus récent de la philosophie indienne qui met tout l’accent sur la structure de la pensée en relation avec le langage. Un nombre important d’ouvrages —

appartenant pour la plus grande partie au deuxième millénaire — traite explicitement de la question de savoir comment un interlocuteur comprend les phrases qu’il écoute. Ces textes traitent de ce qu’on appelle en sanskrit le śābdabodha “la compréhension verbale”. L’exploration moderne du śabdabodha ne fait que commencer. Les positions des principaux participants du débat — l’école d’Herméneutique védique (Mīmāṃsā), l’école brahmanique de la Logique “moderne” (Navya-Nyāya) et les Grammairiens — sont assez bien connues, mais les questions sur le pourquoi de cette analyse, sur son lien avec les conceptions psychologiques des écoles participantes, sur son origine, restent pour l’instant sans réponse claire. Signalons que la compréhension verbale, d’après ces analyses, se structure autour d’un élément de sens qu’on considère comme principal, et que qualifient les autres éléments sémantiques exprimés par les morphèmes de la phrase concernée. La position des Logiciens “modernes” peut servir d’illustration, puisque nous avons déjà dit quelques mots au sujet de ses conceptions ontologiques. En effet, les Logiciens “modernes” suivent en principe le schéma ontologique de l’école du Vaiśeṣika, mentionnée au début de notre propos. Comme le Vaiśeṣika, ils divisent la réalité en un petit nombre de catégories dont les plus importantes sont la “substance”, la “qualité” et l’“action” ; les substances sont les porteuses des qualités et des actions. La structure de la compréhension verbale, selon les logiciens “modernes”, est proche de la structure de la réalité qu’elle représente. Une réalité qui consiste typiquement en une substance caractérisée par une action et une ou plusieurs qualités, est décrite dans une phrase qui suscite une compréhension verbale dans laquelle l’élément principal est le sujet (normalement une substance) qui est caractérisé par une activité (exprimée par le verbe) et d’éventuelles qualités. Cette présentation simplifie quelque peu la situation, reconnaissons-le, aux fins de la plus grande clarté, mais il n’est pas douteux qu’il existe un parallélisme frappant entre l’ontologie et la structure de la compréhension verbale des Logiciens “modernes”. Ajoutons tout de suite que la structure de la compréhension verbale dans les deux autres écoles qui s’y intéressent — l’Herméneutique védique et les Grammairiens — ne manifeste pas ce parallélisme avec des idées ontologiques, comme le fait celle des Logiciens “modernes”. L’explication est sans doute que ces autres écoles poursuivaient des buts qui leur étaient propres — pas forcément de nature philosophique — et qui ne laissaient pas

VICTORIA LYSSENKO

LE “PRINCIPE DE CORRESPONDANCE” : LA VERSION DE PRAŚASTAPĀDA On sait qu’en Grèce Aristote a été le premier philosophe à exposer sur le mode systématique une conception du langage selon laquelle celui-ci présenterait toujours un répertoire de termes reflétant les éléments correspondants de la réalité. Cette conception visait en premier lieu les sceptiques : si nous pouvons nommer et exprimer les choses par des mots, c’est précisément parce que les mots ont été institués dans le but de désigner les réalités intérieures et extérieures : le langage comme expression de l’âme, fidèle traducteur des faits et événements tant psychiques qu’ontologiques. Rien n’est présent dans la réalité qui ne le soit dans le langage et vicc-vcrsa. On appelle cela parfois “principe de parallélisme ou de correspondance”. De telles conceptions philosophiques fondées sur le principe de correspondance sont désignées par certains linguistes du nom de “réalisme linguistique” ou de “verbalisme”. Je préfère utiliser ici ce dernier terme dans la mesure où il contribue à aiguiser le sens de la question posée : nous pensons que nous raisonnons à partir de la structure de la réalité alors qu’en fait nous raisonnons à partir de la structure du langage. Le Vaiśeṣika s’est sans nul doute doute constitué sur la base d’un principe de correspondance enre les mots et leurs référents extra-linguistiques. Je ne puis guère m’accorder sur ce point avec J. Ganeri qui y voyait une sorte de « sémantique folklorique » (J. Ganeri 1995 : 403). Je pense que cela a représenté en Inde un principe exégétique majeur, en liaison avec la démonstration de l’autorité des textes védiques. Cependant, entre le Vaiśeṣika et un Vyākaraṇa largement dépendant de l’exégèse védique il existait une différence principielle : les Grammairiens postulaient que la relation du mot à son référent est éternelle et incréée, alors que le Vaśeṣika en faisait l’objet d’une convention. Or, bien que les Grammairiens également s’en soient tenus, tout au moins avant Bhartrhari, au principe d’une correspondance entre le mot et son référent, je ne les qualifierais pas pour autant de “verbalistcs”, attendu qu’en traitant du langage, ils n’avaient pas la prétention d’avoir affaire à la réalité elle-même. Celle-ci ne les concernait que dans la mesure où elle était exprimée dans des structures grammaticales.

Le “principe de correspondance” entraînait également, comme l’a montré J. Bronkhorst56, de sérieuses conséquences philosophiques. En particulier, c’est dans son sillage que s’est développée une célèbre controverse sur la nature de la production, controverse qui a laissé des traces dans les textes les plus divers. Quand nous disons « une cruche est en cours de fabrication », quel est alors le contenu de signification du mot « cruche » ? Après tout, à ce stade, la cruche en tant qu’objet n’existe pas encore. Le paradoxe se laisse résoudre de deux manières différentes. Ou bien nous admettrons une préexistence de la cruche dans ses parties (satkāryavāda) ; ou bien, en accord avec le principe de l’asatkāryavāda, nous considérerons que la cruche n’est pas encore présente dans ses parties et dans ce cas nous poserons que le mot « cruche » désigne un universel éternel, la “cruchéité” qui, lui, se trouve déjà contenu dans les parties de la cruche. C’est à cette dernière solution que se rallient le Nyāya et le Vaiśeṣika. Praśastapāda souscrit sans réserve à la “théorie de la correspondance” : au mot (pada) correspond le sens (artha). Cependant, qu’est-ce qui se manifeste ici comme étant le sens ? Les linguistes indiens ont proposé plusieurs solutions : dravya (la chose individuelle) pour le grammairien Vyāḍi ; ākṛti (la propriété générique) et jāti (le genre ou l’universel) pour Vajapyayāna ; les trois pour le Nyāya. Praśastapāda adopte-t-il également ce point de vue. Que représente pour lui l’artha ? Étant donné qu’il n’aborde jamais la question dela signification du mot, on ne peut ici se prononcer avec certitude que sur l’universel. Cependant, l’artha ne se rapporte-t-il qu’aux seuls universaux ou bien fait-il aussi implicitement référence et à la chose individuelle et à l’idée qui seraient alors exprimées “en deuxième instance” ? On ne peut en décider que sur la base de données indirectes. Je me concentrerai ici avant tout sur la contribution apportée par les universaux à la signification du mot. Chez Praśastapāda le “principe de correspondance” fonctionne dans les deux sens : là où existe un artha, un mot doit exister ; réciproquement, là où il y a un mot, un artha doit être également présent. Toutefois, comme nous le verrons un peu plus loin, le langage, selon lui, loin de se réduire à une simple collection d’éléments, transforme ceux-ci en un système déterminé, en un “tableau de la réalité”. Mieux encore, Praśastapāda estime qu’un tel tableau reflète l’ordre même qui est inhérent au réel. C’est précisément pour cela qu’il considère le mot en sa qualité de “signe

d’inférence” (liṅga) démontrant la présence d’un référent — que celui-ci soit chose (substance), qualité, universel, concept ou même catégorie. C’est ainsi qu’il démontre l’existence de la catégorie de l’inhérence à travers un renvoi à l’expression : « ceci est dans cela » (iha, ou ihedam, notons bien qu’il les appelle pratyaya, ou buddhi — idée, concept, pensée — Section de l’Inhérence ; dans ce cas là, il ne distingue pas entre le mot et la pensée), ou encore il établit la substantialité du temps et de l’espace par un renvoi au expressions correspondantes : “avant”, “après”, “plus près”, “plus loin”, etc. (para-apara, etc. — Section du Temps et des Directions), ou il les appelle également pratyaya liṅgaḥ : des idées qui servent en même temps de “signes d’inférence”. On notera au passage que ces vues de Praśastapāda coïncident avec cette affirmation qui accompagne la formulation du verbalisme dans les Étymologies d’Isidore de Séville : « Le nom s’appelle ainsi parce qu’il est quasiment le notamen ou “signe caractéristique” de la chose, car c’est grâce à son aide que les choses peuvent être connues. Si l’on ignore les mots, on est par là-même privé de la connaissance des choses » (cité par T. de Mauro, p. 45). De plus, dans la détermination de la plupart des catégories et de leurs variétés, Praśastapāda renvoie au vyavahāra, notion qu’il comprend avant tout, me semble-t-il comme pratique langagière ou usage. C’est cette clef que je me propose d’utiliser pour interpréter l’ensemble des définitions que l’on trouve dans le PB. Une définition typique y revêt la forme suivante : « La chose X est désignée dans l’usage linguistique par le terme X du fait qu’elle est liée à la Xité (c’est-à-dire que le mot désigne l’universel) ». Par exemple [27], « La terre [s’appelle « terre »] du fait de son lien avec la “tellurité” » (Pṛthivītvābhisambandhāt pṛthivī — PB [27], et il en va ainsi pour toutes les choses matérielles, ainsi que pour l’ātman57 et le manas58. Le fait que vyavahāra désigne précisément l’usage linguistique, et non pas implement l’expérience pratique, trouve également sa confirmation dans le commentaire de Śrīdhara : « L’expression « ceci est de la terre » est employée (dans la pratique linguistique) parce qu’elle est liée à la “tellurité”. Ce dont on ne parle pas comme étant de la terre n’a pas coutume d’être associé à la “tellurité” ; ainsi en va-t-il de l’eau, etc. La terre ne peut pas ne pas être associée à la “tellurité”, et de là vient l’usage du mot « terre » » (NK, p.

28)59. Et voici comment Praśastapāda conclut la “Section des Caractéristiques communes (qualités)” [116] : «Toutes les qualités, à commencer par la couleur, reçoivent leur appellation particulière, « couleur », etc. sur la base de leur relation à un universel d’ordre inférieur (aparasāmānyasambandha) ». Et pareillement dans “L’investigation du Mouvement” [324] : « Les cinq espèces de mouvement, à commencer par l’élévation, sont liées à la “motricité” (kannatvasambandha) ». Nous voyons que Praśastapāda, pour déterminer la structure de la réalité, prend appui sur l’isomorphisme du réel et du langage. Le langage, plus exactement l’usage linguistique (vyavahāra), se présente à lui comme un domaine de signifiés communs à tous et indubitables, possédant la même fiabilité évidente et universelle que la perception sensible, les mots constituant pour lui des faits aussi “têtus” que les données entrant par la « porte » des sens. Personne n’ira contester que la terre possède (la qualité de) l’odeur et, pareillement, on ne peut contester que les gens utilisent des expressions comme « plus tôt » ou « plus tard ». Dès lors, un référent doit exister vers lequel ces mots font signe. Dans le Vaiśeṣika, le langage et la perception possèdent pratiquement la même “capacité démonstrative”. En accord avec le principe du réalisme linguistique, ou verbalisme, Praśastapāda s’est servi de la structure du langage comme d’un modèle ou d’un paradigme pour expliquer la structure de la réalité (ceci donne lieu au premier reproche de É. Benveniste à l’égard de la linguistique traditionnelle). Cependant, quand nous disons que le Vaiśeṣika pose le principe d’une correspondance entre les mots et les choses, il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas ici d’un lien a priori (semblable à la relation éternelle entre le mot et son sens dans le Vyākaraṇa ou la Mīmāṃsā) ou de quelque “harmonie préétablie” (comme entre les monades leibniziennes), mais du résultat d’un “accord” entre les gens : la correspondance entre les mots et les choses s’établit, au sein même du vyavahāra, à partir de l’“usage” linguistique. Dans cette mise sur le même plan, propre au Vaiśeṣika, du langage et de la réalité nous avons affaire à deux ensembles (au sens mathématique) distincts, non réductibles l’un à l’autre, mais de même ampleur ou “puissance”. Mais dans la mesure où le réel est par principe connaissable (les Vaiśeṣika n’ont jamais versé dans l’agnosticisme) et désignable (nommable) en termes

de catégories, il reste aux Vaisesika à montrer que c’est précisément cette “nomenclature”, et nulle autre, qui s’avère la plus optimale. C’est pourquoi, lorsque Praśastapāda et ses commentateurs présentent l’ensemble du système des catégories avec leurs sous-espèces, ils s’efforcent régulièrement de souligner que l’on ne peut rien ajouter à cet ensemble (par exemple, ils montrent que l’on ne peut pas ajouter à la liste des catégories la “nonexistence”, pas plus qu’à celle des substances l“’obscurité”, etc.), et de même que l’on ne saurait rien en retrancher (étant donné que les catégories et leurs sous-variétés ne se réduisent pas les unes aux autres). Par conséquent, il est de l’essence de la catégorie à la fois d’exister dans la réalité et de pouvoir être connue et exprimée dans le langage. C’est pourquoi les trois caractéristiques principales des catégories chez Praśastapāda sont l“’étantité” (astitva), la “cognoscibilité” (jñeyatva) et l’“exprimabilité” (abhideyatva). Si les cinq premières catégories (dravya, guṇa, karman, sāmānya, viśeṣa) constituent la “morphologie” du langage du Vaiśeṣika, l’inhérence (samavāya) forme la base de sa “syntaxe”. Ou, pour le dire autrement, tandis que les cinq premières catégories représentent la “nomenclature”, la liste des éléments du système), c’est précisément l’“inhérence” qui fait de ces éléments une “totalité”, les constitue en “langage” ou en “tableau de la réalité”. L’analogie du système des catégories et du langage n’est pas une simple métaphore. Ce n’est pas seulement que Praśastapāda a pu s’inspirer des classifications linguistiques. En fait, le caractère linguistique de son système des catégories découle de son attachement au principe de correspondance, de sa croyance naïve en une langue reflétant directement le réel sans rien y apporter d’elle-même. Comme spécimen de son analyse, je propose d’examiner le texte suivant, tiré de la “Section de la Perception (pratyakṣa)”. Il y est question du second stade de la perception sensible. Au premier stade, les choses et les universaux inhérents à elles sont perçus comme quelque chose d’indéterminé (cela correspond au stade nirvikalpa ou antéprédicatif de la perception selon Diṅnāga). Au second stade (ou savikalpa pratyakṣa), la perception revêt un caractère déterminé, c’est-à-dire prédicatif. PB - « Par suite d’un contact entre l’ātman et le manas et en dépendance de spécifications telles que) 1. le général, 2. le particulier, 3.

la substance, 4. la qualité, 5. le mouvement, la connaissance sensible se produit (sous la forme du jugement) : « 1. cela existe, 2. s’avère être une substance, 3. celle de la terre, 4. cela a des cornes, c’est une vache blanche, 5. elle marche »60. sāmānyaviśeṣadravyaguṇakarmaviśeṣṇāpekṣād ātmamanaḥsaṅnikarṣāt pratyakṣam utpadyate sad dravyaṃ pṛthivi viśāṇi śuklo gaur gacchatīti Pour comprendre ce dont parle ici Praśastapāda, il est nécessaire de savoir que, de son point de vue, toute démarche consciente de l’esprit (buddhi) présuppose deux opérations, l’une d’inclusion (anuvṛtti), consistant à subsumer un objet X sous l’étiquette d’une notion plus générale (c’est-à-dire à déterminer ce qu’il a de commun avec d’autres objets), l’autre d’exclusion ou de spécification (vyāvṛtti), consistant à distinguer l’objet X d’une classe d’autres objets. Le fondement de l’anuvṛtti s’avère être cette catégorie que les Vaiśeṣika ont appelée sāmānya, le “général”, tandis que celui de la vyāvṛtti est la catégorie du viśeṣa, du “particulier” ou du “spécifique”. Dans la logique de Praśastapāda, le simple fait que nous exécutions ces actes prouve la réalité des catégories du général et du particulier. En principe, toute cognition peut être considérée à la fois comme anuvrtti et comme vyāvṛtti. Quand nous déterminons ce qu’est une vache, cela peut être considéré, d’un côté, comme anuvṛtti, mais, d’un autre côté, cette même opération peut être considérée comme vyāvṛttі, si nous comparons cette vache à un cheval61. Il ne serait cependant pas conforme à la vérité de tracer un parallèle complet entre la série logique des spécifications, d’une part, et l’énumération des objets de la perception, de l’autre. En d’autres termes, on ne saurait identifier le général à l’existant et le particulier à la substance. Il me semble que le général et le particulier se rapportent ici pratiquement à chacun des termes de l’énumération et constituent ensemble la base matérielle des opérations d’inclusion et d’exclusion. La première chose que nous déterminons dans l’acte de la perception, c’est l’existence elle-même (sattā) de notre objet (la vache). Selon le Vaiśeṣika, c’est elle qui apparaît comme le facteur le plus général, le plus omni-

englobant (cf. le quantificateur d’existence en Logique). Elle correspond à l’universel suprême de l’“existence”. Nous sommes là dans l’anuvṛtti. Mais, dans cette opération même, nous distinguons la vache des choses nonexistantes, et cela relève déjà de la vyāvṛtti. De plus, nous abaissons progressivement le niveau de la généralisation (en langage hégélien, nous progressons de l’abstrait vers le concret). Nous comprenons que l’objet X est une substance (dravya), c’est-à-dire que nous le rapportons à la catégorie de substance, en sous-entendant qu’il ne relève pas de la qualité ou du mouvement. Parmi les substances, il appartient à la classe des choses terreuses, et non à celles des choses aqueuses, ignées ou aériformes. Parmi les substances terreuses, il s’avère être une vache (et non un cheval). À cette vache sont inhérentes des qualités (guṇa) comme la couleur blanche et la possession de cornes, ainsi que le mouvement (karman). Ce jugement se rapporte à un pur perccpt, sorte d“’esquisse phénoménologique”. Les questions de sémantique n’intéressent pas Praśastapāda. Il n’examine pas ici le sens possible de tel ou tel terme ou de la proposition dans son ensemble. Ce qui compte ici, c’est le schéma de l’opération cognitive envisagée comme détermination progressive d’un certain objet, à savoir une vache blanche en train de marcher. Il nous montre que les cinq catégories — le général, le particulier, la substance, la qualité et le mouvement — constituent un réseau de spécifications qui détermine la conscience perceptive62. À cette analyse “catégoriale” peut être soumise la connaissance de n’importe quel phénomène. Mais cela ne signifie pas que les catégories existent uniquement sous la forme de schématisations cognitives. Si elles peuvent jouer ce rôle, c’est précisément parce qu’elles existent aussi dans la réalité. Nous nous heurtons ici à la deuxième illusion dont parlait É. Benveniste à propos du rapport entre langage et pensée : « Le fait que la langue est une ensemble ordonné (...) incite à chercher dans le système de la langue le décalque d’une logique qui serait inhérente à l’esprit, donc extérieure et antérieure à la langue »63. Nous pouvons, quant à nous, étendre cette remarque au rapport du langage et de la réalité. Il s’agirait de la découverte dans le langage d’une logique pour ainsi dire inhérente à la réalité elle-même. Elle prend ici la forme d’une “attribution forcée” au langage des catégories propres au Vaiśeṣika.

La doctrine linguistico-philosophique de Praśastapāda comporte encore un autre aspect important pour nous, à savoir ce qui a trait au qualificatif paribhāṣika, “conventionnel”. Dans le Vaiśeṣika ce terme s’applique aux trois substances d’extension universelle : ākāśa, diś et kāla. En usant de ce terme, Prasastapâda montre à plusieurs reprises qu’il partageait le point de vue de certains Grammairiens, selon lequel le mot désigne toujours une certaine classe d’objets (un universel). Là où les choses se présentent, pour ainsi dire, en un unique exemplaire, les termes servant à les désigner forment le groupe des paribhāṣika. Ce qui distingue les termes “normaux” est qu’ils sont employés en vertu d’une convention d’un type particulier, c’est-à-dire, selon Śridhara, purement arbitraire. Il me semble que la catégorie du paribhāṣika n’est pas loin de jouer le rôle le plus important parmi les preuves indirectes du “verbalisme” de Praśastapāda. Le poids de cet argument est lié à la parenté typologique des problèmes ayant rendu indispensable l’introduction d’une telle notion avec ceux qu’ont dû affronter les partisans occidentaux du “verbalisme”. Comme le dit le linguiste italien Tullio de Mauro : « Quand nous déterminons la signification comme une chose, comme une donnée extérieure, nous laissons en dehors de la détermination deux vastes champs de signification : nous ne parvenons pas à déterminer ce que désignent des termes comme “temps”, “hier”, “aujourd’hui”, “espace”, “là-bas”, “cela”, c’est-à-dire tous les mots qui ne se laissent pas définir sur le mode ostensif »64. À la différence des Grammairiens, Prasastapâda, dans sa conception de l’être, n’établit aucune espèce de délimitation entre le devenir et le devenu, entre processus et chose. Quand nous disons que telle ou telle chose « existe » (asti), nous nous bornons à constater la présence d’une certaine réalité, son « existence effective ». Cela signifie-t-il que l’universel de l’existence (sattā) n’englobe que des choses existant en acte et non pas en puissance en un sens aristotélicien ? Il semblerait pourtant que les actions, elles aussi, soient incluses dans sattā. De fait, les actions se laissent désigner à l’aide du verbe asti, “exister”. Mais, dans le Vaisesika, il s’agit d’actions réifiées ou, comme disent les Grammairiens, d’actions exprimées en tant que choses (et non en tant que processus) à l’aide de substantifs dérivés des verbes (du type : « lancement en l’air » ou « lancement en bas » — utkṣepana, avakṣepana). En d’autres

termes, à l’idée d’universaux éternels correspond un univers parfaitement statique, dans lequel rien ne se produit. Même l’apparition et la disparition des choses ne changent rien en réalité, dans la mesure où les universaux subsistent toujours. Telle est la conséquence inévitable du “verbalisme” de Praśastapāda. C’est ainsi que le “verbalisme” pénètre à tous les niveaux dans le Vaiśeṣika de Praśastapāda. Il exprime à merveille le caractère statique du monde du Vaiśeṣika. Les mots ne désignent ici ni des processus ni des phénomènes dynamiques (en devenir), mais des choses distinctes immuables (des universaux enracinés dans des substances individuelles, des qualités et des mouvements). C’est pourquoi le langage, comme le monde lui-même, est exempt de tout développement. Le caractère statique de l’univers est isomorphe de celui du langage et vice-versa. Reconnaître dans le verbalisme un principe fondamental du système catégoriel du Vaiśeṣika, c’est accéder à un niveau complètement différent de la recherche portant sur cette école. Il se peut que nos conclusions relatives au “verbalisme” de Praśastapāda aillent à l’encontre de faits universellement admis et notamment de cette indifférence, connue de tout historien de la philosophie indienne, du Vaiśeṣika à l’égard de la problématique linguisticophilosophique. Si le langage se borne à refléter passivement la réalité, il se réduit à un pur instrument qui, en tant que tel, ne soulève pas de problème particulier. L’histoire de la philosophie occidentale nous montre que le “verbalisme”, formulé par Aristote dans le but de servir d’antidote au scepticisme, s’est tout naturellement associé à une indifférence quasi complète à l’égard du problème du langage lui-même (aussi bien chez les Scolastiques que dans la philosophie classique allemande, le langage a été comme le reflet intégral du tableau de la réalité dessiné par la philosophie). Le langage, considéré en lui-même, n’a commencé à susciter un intérêt qu’au XIXe siècle et, soit dit en passant, non sans que l’étude du sanskrit y ait joué son rôle ... mais ceci est une autre histoire. C’est précisément à travers son dédain des problèmes linguisticophilosophiques que le Vaiśeṣika témoigne, sur un mode paradoxal, de son penchant pour le “verbalisme”. Mais l’absence quasi complète de références à l’autorité des Grammairiens et au manque d’intérêt pour les problèmes relatifs à la signification du mot, voilà ce qui se manifeste “en surface”. “En

profondeur”, cependant, il est possible de mettre en évidence une correspondance structurale tout à fait symptomatique.

JEAN-MARIE VERPOORTEN

LA VERBALITÉ DE LA PERCEPTION SELON LA MῙMĀMSĀ ET LE NYĀYA § 1 — Le texte dont s’occupent les pages suivantes est le quatrième de la collection des sūtras de logique (nyāya) attribués à Gautama65. En voici la traduction :

« La perception, qui est la connaissance produite par le contact de l’organe des sens avec l’objet, n’est ni énonçable (par des mots), ni susceptible d’erreur et repose sur une certitude définie »66. Avant de voir ce qu’en disent les naiyāyikas ou « Logiciens » ultérieurs, en l’occurrence Vātsyāyana (Pakṣilasvāmin), Uddyotakara, Vācaspati Misra et surtout Jayanta Bhaṭṭa, faisons un détour par une école philosophique concurrente : la Mīmāṃsā. Le fondateur de celle-ci, Jaimini (entre 0 et 500 de n. è.) est l’auteur d’une collection de 2735 aphorismes essentiellement rituels. Le quatrième d’entre eux cependant est une définition de la perception67. L’auteur du premier commentaire (bhāṣya) des sūtras, Śabara (350 de n. è. ?), lui aussi un liturgiste, explique cette définition et ajoute des considérations sur la perception dans sa glose au cinquième sūtra. Son œuvre sera à son tour à la source des deux grands traités rédigés au VIIe s.: le Ślokavārttika et la Bṛhati, le premier par Kumārila, l’autre par les deux courants (légèrement) divergents à l’intérieur de l’école. C’est à l’obédience prābhākara qu’appartient Śālikanātha (par la suite : Ś) (entre 800 et 950) qui va retenir notre attention.

§ 2 - Exégète de son maître Prabhākara dans sa Ṛjuvimalā, S est aussi l’auteur d’un manuel réputé de Mīmāṃsā, le Prakaraṇa-pañcikā (Pp), où il fait le point des questions rituelles, philosophiques et grammaticales débattues de son temps et entend montrer la supériorité des réponses que leur apporte Prabhākara68.

Au sixième chapitre de son traité qui en comporte quatorze69, S se penche sur les notions de « moyen de connaissance droite » (pramāṇa) et de « perception » (pratyskṣa), en utilisant, comme beaucoup de ses collègues, la méthode doxographique. Il recueille un certain nombre de définition des concepts en question, les discute et propose alors celles de son maître comme les meilleures. Quand donc il aborde le volet perception, il fournit d’abord la définition du Nyāya citée au § 1, avant d’examiner une définition bouddhiste, puis celle de Kumārila, le fondateur de l’école de Mimāṃsā rivale de la sienne, et de terminer par celle de Prabhākara70. Sa paraphrase prend tour à tour les mots du sūtra qui définissent le pratyaksa. Elle énumère les divers types de contact (saṃnikarṣa) recensés par le Nyāya et adoptés par l’école prābhākara71. Puis elle se tourne vers les trois traités de la connaissance sensorielle, la première étant sa non-énonçabilité exprimée par le mot avyapadeśya. § 3 - S consacre neuf lignes sanskrites au mot avyapadeśya72. Voici les éléments saillants de ce bref passagc73 : -Selon un premier point de vue, la connaissance sensorielle n’est pas énonçable alors même qu’elle semble solidaire du langage. En effet, quand on voit une couleur ou qu’on goûte une saveur, on (se) dit « c’est [telle] couleur » ou « c’est [telle] saveur ». Ces interventions verbales ne constituent cependant pas la perception (pratyakṣa), laquelle est autre chose qu’une dénomination. Il n’y a pas opération (vyāpṛti) de la parole dans la connaissance née du contact sens-objet74. -Ce qui vient d’être dit est « incohérent » (asaṃgata), car une définition postule une distinction d’avec ce qui est semblable et dissemblable. Et la distinction, quand il y a apparition du contact entre objet75, est établie grâce à l’élément verbal. -Pour écarter la perception qui consisterait en un pur enchaînement de sons, en d’autres mots le risque (āśaṅkā) de verbalité, on se risque (śaṅkā), dans le chapitre « Enquête sur ce qui est verbal », à parler d’inférence à propos de tout ce qui est verbal76. Il est difficile de situer le chapitre précité. Vācaspati Misra, dans sa longue explication de notre sūtra, parle d’un «

chapitre “Enquête” » (parīkṣāparvan)77 où le Bhāṣyakāra — c’est-à-dire Vātsyayāna — explique la définition de la perception. S vise-t-il la même œuvre ou fait-il référence à un chapitre ultérieur de la Pp, le Śāstrapariccheda (ASS, p. 232 sv) ? Mais il ne semble pas que la question précitée y soit débattue.

§ 4 - Le contenu du court passage ci-dessus peut aussi être éclairé à l’aide d’une stance, tirée également du chapitre 6 de la Pp78, mais d’origine inconnue, et qui figure dans la discussion de la « notion de nom » (nāmakalpanā) proposée par Diṅnāga. Elle nous dit que nom, qui au demeurant a partie liée avec le souvenir, ne peut occulter la forme sensible de l’objet. En revanche, S ne souffle mot d’un texte du Śabara-bhāṣya qui mentionne une fois vyapadeśya et deux fois avyapadeśya79. En voici la traduction : « En outre, il n’y pas de perception de la forme de la connaissance sans énonciation de son objet (extramental). La connaissance n’est pas énonçable ; c’est la perception sensible 80 qui, selon nous, n’est pas énonçable. Voilà pourquoi la connaissance n’est pas de l’ordre de la perception sensible ». Il reste que les vocables avyapadeśya-vyapadeśya81 ne sont pas fréquents dans la littérature de la Mīmāṃsā. Plutôt donc que de poursuivre dans cette direction, il semble plus judicieux de revenir à la tradition logique et de voir ce que les exégètes ultérieurs de notre sūtra disent du premier de ces mots. § 5 — Avyapadeśya dans le Nyāya-bhāṣya (Nbh) de (Pakṣilasvāmin) Vātsyayāna Dans les dix lignes sanskrites que le Nbh consacre au mot82, nous relevons d’abord que l’élément verbal est désigné par les mots nāmadhcyaśabda, samākhyaśabda et saṃjñāśabda ainsi que śabda seul83. Voici à présent quelques points saillants de la position de Vātsyayāna. 1. Aussi longtemps que le lien mot-objet reste inexploité, en d’autres mots, inconnu, la connaissance de ce dernier n’est pas énoncée par un nom84. 2. Ce lien étant établi, ni l’objet, ni sa connaissance ne se modifient par

aussi sur des noms93. 3. Certains — les disciples de Bhartrhari ou śabdādvaitins — allèguent que ce qui est non/préconceptuel (avikalpa)94 n’est pas dépourvu de mots95 . Et de mettre en avant deux stances du Vākyapadīya (I 130-131 ou 122-123)96 où est affirmée la priorité de la parole en toutes choses97. C’est pour balayer cette optique que le sūtra contient le mot avyapadeśya. 4. Ce n’est pas au moment où l’on connaît l’objet (arthajñānakāla) que le mot intervient, mais à celui de la mise en pratique (vyavahārakāla), c’est-à-dire lorsqu’il y a connaissance d’un autre (?)98. La collation de tel ou tel nom découle de la place prépondérante de l’usage par rapport à l’objet dans la mise en route du langage99. 5. La seconde thèse du Nyāyavārttika (cf. supra § 6) traitait de la théorie selon laquelle avyapadesya est là pour écarter une inférence. Vācaspati précise la formulation de celle-ci : sur la base du contact faculté sensorielle-objet fonctionnant comme liṅga, on déduit que la connaissance est ou provient du mouvement de cette faculté (?)100. Il ajoute que avyapadeśya dérive du mot apadeśa qui veut dire hetu « raison logique »101, et que l’élément vi- de vyapadeśa marque la distinction entre raison valide et pseudo-raisons. Quant à la forme négative, enfin, elle dénote « ce qui ne naît pas d’un indice logique »102. 6. Avyapadeśya apparaît encore un peu plus loin103 comme une référence à un passage antérieur104 où le penseur réaliste soutiendrait, grâce à lui, son point de vue, à savoir que l’objet nommé est quelque chose de reçu (du monde extérieur) et non, pas, comme le déclare le bouddhiste, quelque chose de construit. La mention avyapadeśya en ND p. 117 précède aussi un texte intéressant mais peu clair105 où l’on rappelle que l’objet est le stimulus du mot qui lui correspond, mais que ce souvenir verbal n’est d’aucun usage pour susciter le concept produit par la faculté sensorielle. 7. Enfin, il faut tourner son attention vers un dernier passage106. -Vācaspati y présente d’abord une version raccourcie du sūtra I 1 4 où ont disparu les mots avyapadeśya et vyavasāyātmaka. Elle garde son essence de

définition puisque son objet s’y trouve distingué de ce qui lui est semblable et dissemblable107. -Il affirme que la connaissance (perceptive) « voici/voilà un cheval » n’est pas « née d’une faculté sensorielle » (indriyaja), mais « d’un mot » (śabdaja)108. Nous voici en face d’un thème de réflexion cher à la Nm : la connaissance (perceptive) a-t-elle deux sources (ubhayaja), soit le contact sensoriel et le mot109 ? Il énumère trois cadres (gocara) où elle s’cxerce : une chose (extramentale, dravya), un pouvoir expressif (vācyatva = un nom ?), une chose déterminée par ce pouvoir (vācyatvaviśiṣṭadravya)110. La connaissance de la chose est sensorielle ; celle des deux autres objets, verbale. Puis le texte se fait cryptique, laissant toutefois transparaître un antagonisme entre les Mīmāṃsakas et un guru anonyme qui pourrait bien être Trilocana, le maître de Vācaspati (plutôt que Prabhākara). Une stance lui est attribuée sur la base de laquelle la conclusion est tirée qu’il n’y a pas de connaissance verbo-sensorielle (ubhayaja) puisque le mot avyapadeśya est là pour s’y opposer111.

§ 8 - Avyapadesya dans la Nyāyamañjarī (Nm) de Jayanta Bhaṭṭa

Des cinq exégètes du sūtra de Gautama mentionnés dans ces pages, Jayanta Bhatta est celui qui consacre le plus d’attention au mot avyapadeśya. Dans la Nm composée en 890 de notre ère112, le livre II traite de la perception. Avyapadeśya y est l’objet de 283 lignes sanskrites dans l’édition des GS, soit une quinzaine de pages113. On ne peut pas dire que Jayanta résout le problème complexe de la verbalité de la perception, mais il en présente les composantes et les protagonistes avant d’inviter l’auditeur à faire son choix114. À travers tout le débat court le souci d’une bonne définition du mot pratyakṣa. D’où des affirmations de principe comme « la non-inclusion de

contrario d’établir la sienne, en l’occurrence l’existence d’un contact entre mots et objets (extramentaux)128. Plus loin, ils ont qualifiés de duṣṭa « misérables, maudits » précisément parce qu’ils nient le contact129. § 8. 2 - Quelle position ces penseurs adoptent-ils en présence du mot avyapadeśya ? On peut dire qu’ils sont ennuyés par sa présence dans le sūtra et leurs explications s’en ressentent. À deux reprises130, notre attention est attirée sur le fait que Gautama n’est pas, à l’inverse de Manu, un législateur, un professeur de bonne conduite, c’est-à-dire quelqu’un d’infaillible. Façon de suggérer que son enseignement ne requiert pas une adhésion aveugle. Alors que avyapadeśya exclurait en principe la verbalité de la perception, nos penseurs en discutent et sont disposés à l’admettre. Pour éviter de contredire ostensiblement le maître, ils prennent des précautions qui n’aident pas à éclairer la discussion. Avant de résumer les thèses de chacun des protagonistes131, signalons que la distinction bien connue en Occident entre sensation et perception, c’est-àdire celle entre le pré- ou le non-conceptuel (nirvikalpaka/savikalpaka) et le conceptuel (savikalpaka)132 ensemble pas coïncider totalement avec celle du verbal (śābda) et du non-verbal (cf. n. 31. mais aussi n. 120). Elle ne joue qu’un rôle marginal et Jayanta semble l’avoir introduite pour rendre compte avec objectivité d’une composante du débat épistémologique, émanant des bouddhistes. Quant à la distinction entre la connaissance sans forme (nirākāra) et celle avec forme (sākāra), qui oppose ces mêmes bouddhistes à certains de leurs adversaires, elle est absente chez Jayanta. § 8. 3 - La doctrine des Anciens Logiciens Comme signalé supra au § 8. 1, elle est exposée à deux reprises. En voici quelques points forts133 : 1. « Énonçable » (vyapadeśya) se dit d’une connaissance qui accède au niveau d’objet de mot134. « Non-énonçable » exclut que l’on puisse parler de « connaissance d’une couleur, d’une saveur » comme fruit du

pratyakṣa (ici la sensation)135. 2. On fait remarquer que la collation d’un nom n’est pas cause d’invalidité136. 3. Tantôt sous forme de questions sans réponses, tantôt d’affirmations sans détails, les thèses suivantes apparaissent. 4. * Comment la connaissance d’une couleur ou d’une saveur, quand elle ne diverge pas de son objet et est indubitable, serait-elle le produit d’un « non moyen de connaissance droite » (apramāṇa), c’est-à-dire sans doute la dénomination ? 5. ** À quoi bon le mot avyapadesya alors que le mot avyabhicārin pourrait suffire 137 ? 6. *** Pourquoi une connaissance valide de la couleur et de la saveur ne serait-elle pas le produit d’un pratyakṣa ? Elle ne peut résulter ni de l’inférence138, ni non plus de l’enseignement révélé ou de la présupposition nécessaire, ni enfin d’un cinquième moyen de connaissance droite puisqu’il n’existe pas (cf. n. 86). 7. La deuxième présentation du point de vue des Anciens logiciens139 répète un certain nombre de choses et de mots liés aux rubriques a et c** et *** ci-avant. Puis elle prend une direction nouvelle pour laquelle on se reportera infra § 8. 12. § 8. 4 - La doctrine des Maîtres (Ācāryas) Ils commencent par qualifier de « mauvaise explication » celle où le mot avyapadeśya exclurait du pratyakṣa autre chose (que la parole ?)140. Puis se place une brève description de l’événement au cours duquel on connaît un objet (extramental) placé devant soi, grâce à un nom (saṃjñā) émanant d’un aîné (sthavira, vṛddha)141. Faut-il en déduire qu’ « il n’est pas juste que la connaissance de ladite [chose]142, même issue d’une faculté sensorielle, ait uniquement celle-ci pour médiatrice, car elle (la connaissance) ne naît pas sans le mot qui formule son nom »143 ? Une telle connaissance a donc deux origines (ubhayaja) et peut être qualifiée d’« énonçable » (vyapadeśyam). Que faire alors du privatif avyapadeśyam qui, dans le sūtra, énonce le rejet simpliste de la verbalité du pratyakṣa ? Certains de nos penseurs, semble-t-il, ne s’en satisfont pas et poursuivent la discussion jusqu’à en conclure que « malgré/dès l’intervention de la faculté sensorielle,

l’auteur du sūtra admet la verbalité de la connaissance) »144. D’où un rappel à l’ordre de la part de certains autres — s’agit-il des Maîtres ? — qui s’en tiennent au sens obvie de avyapadcśya145 ? § 8. 5 - La doctrine des Interprètes (Vyākhyàtaraḥ) C’est dans une phrase floue qu’ils interviennent pour la première fois : « Les interprètes ne sont pas d’acccord avec cela »146. « Cela (tad etat) » renvoie-t-il à ce qui précède ou au contraire à ce qui suit147 ? Au sortir d’un ensemble de phrases très confuses, les Interprètes osent alléguer que l’auteur du sūtra reconnaît le pratyakṣa comme verbal (śābda)148. Ils se heurtent à quelqu’un dont la réponse (ucyate)149 s’appuie sur les points suivants : la connaissance, fondée sur la co-présence et la coabsence de la faculté sensorielle [et de l’objet], n’est pas davantage qu’un fruit du pratyakṣa, [qu’une sensation]. Mais alors on doit faire appel à un pramāṇa supplémentaire [-la dénomination-], ce qui est exclu »150. § 8. 6 - Un nouveau contenu pour le mot avyapadeśya : apparition d’un nouveau protagoniste Pour ne pas renoncer à la connaissance verbo-sensorielle, les Interprètes décrètent que avyapadeśya est là « pour écarter le reproche d’impossibilité »151. De quelle impossibilité s’agit-il ? Ce n’est jamais précisé. Faire signifier à ce privatif que la connaissance verbo-sensorielle n’est pas impossible est en contraste absolu avec son premier emploi où il excluait la verbalité de la perception152. Les Interprètes atribuent la seconde exégèse de avyapadeśya à un para, un « adversaire »153, c’est-à-dire peut être un śabdādvaitin, adepte de Bhartṛhari. Celui-ci commence par déclarer que le pratyakṣa, comme produit du contact sens-objet, ne correspond à rien, n’est pas définissable154. Et d’observer que les facultés sensorielles comme la vue (cakṣus), l’ouïe (śrotra) ou le sens intime (manas) ne sont pas d’authentiques instruments (karaṇa) de connaissance. C’est au śabda que revient ce rôle155. § 8. 7 - Objection contre l’optique śabdāvaitin et références en sa faveur

L’objection retenue ici est traditionnelle : le mot disparaît aussitôt qu’entendu ; il est donc instantané et incapable de produire une connaissance156. À cela on répond que le mot médiateur de la connaissance n’est pas celui qui est entendu, mais celui qui relève de la mémoire, qui est l’objet d’un souvenir157. Cette distinction se révèlera pertinente dans un développement ultérieur (cf. § 8.11). La relation qui s’établit entre le mot et l’objet (extramental) est sui generis et porte le nom de saṃjñāsaṃjñtsaṃbandha, soit « rapport de dénotation à objet dénoté », ce qui reçoit chez Kumārila, le nom de samjñitva (cf. n. 62)158. Quant à la citation de Bhartṛhari (cf. n. 62), elle appuie la conclusion du śabdādvaitin, suivant lequel avyapadeśya serait introduit par Gautama pour exclure toute définition du pratyakṣa comme pure sensation159. § 8. 8- Prise de position de Jayanta (?) ; deuxième apparition des Maîtres

La suite du texte — c’est-à-dire les dernières lignes de la p. 125 et les premières de la p. 126 — reflète les idées d’une ou plusieurs personnes mal définies. La réaffirmation, dans une longue phrase d’allure cicéronienne, du caractère non-verbal (aśābda) de la connaissance, soit chez celui qui ignore le nom de l’objet perçu, soit au premier instant de la rencontre sens-objet, pourrait venir de Jayanta lui-même160. À ce stade, la connaissance (sensorielle) vient au jour comme la cause du souvenir du mot161. Puis les Maîtres reprennent la parole162. C’est — dit le texte — « qu’ils ne supportent pas cela »163. Pour eux, « il n’est pas question d’appeler “verbale” la connaissance [énoncée par les mots] « [c’est une] vache », alors qu’elle provient du contact sens-objet164. L’objet ne se manifeste pas comme délimité par le mot, car il n’y a pas d’instrument pour le saisir. Ni l’ouïe (śrotra), ni le sens interne (manas) ne peuvent avoir cette fonction165. Mais — comme il a été dit plus haut (cf. n. 91) — , n’est-ce pas au śabda(-

instrument) de révéler le śabda(-objet) ? Pour rejeter cette suggestion, appel est au fait au principe selon lequel une même entité166 ne peut exercer simultanément deux fonctions. Même la lumière du soleil, qui pourrait donner l’impression d’illuminer elle-même et les choses, n’a pas ce pouvoir167. A fortiori le mot en est-il incapable, lui qui est instantané, à la différence de la lumière qui dure longtemps168. Le défenseur du principe sus-mentionné usait des mots karaṇa et karma169 dans sa démonstration ; il poursuit celle-ci à l’aide de la paire synonyme upāya-upeya170. Puis vient une conclusion qui correspond à ce pensent les Maîtres : « La connaissance [qui se dit] “vache” est à l’image de la coprésence /co-absence, sous forme du rapprochement faculté sensorielle-objet » et ne peut être tenue pour verbale171. § 8. 9 - Nouvelle joute entre Interprètes et Maîtres Les premiers réitèrent leur conviction : la primauté revient à « la connaissance en tant que délimitée par le śabda » et non à celle issue des facultés sensorielles172. D’ailleurs celles-ci peuvent nous induire en erreur (bhrānta) en percevant ce qui n’existe pas. Comment dès lors avoir confiance en elles, et plus précisément dans la vue ou l’œil qui croit contempler de l’eau (jala, toya, salila) là où ce n’est qu’un mirage (marīci) ? Par ailleurs, si l’œil met en branle la pensée à propos d’un non-objet (avlṣaya), pourquoi lui dénier la capacité à saisir un objet « créé en même temps que (ou par) son nom »173. Si l’on admet que le temps, qui est sans forme, est perceptible (litt. « du domaine de l’œil » cākṣuṣa), pourquoi ne pas admettre que ce soit le cas aussi d’une « chose parée de verbalité »174. À ces faibles arguments, les Maîtres répondent par une profession de foi : « Pardon mais, sur ma vie, je ne puis parler de “visibilité” pour le mot »175. La verbalité ne suffit pas quand il s’agit de saisir le rapport (saṃbandha) liant (sans doute) le signifiant (vācaka) et le signifié (vācya). Il ne peut l’être sans un autre moyen de connaissance (que le mot)176, c’est-à-dire sans le contact sens-objet. Si d’aventure le signifiant saisissait le signifiant, nous aurions affaire à une dépendance réciproque (anyonyasaṃśraya) et le

signifiant « vache », étant l’objet de l’appréhension, s’identifierait à son signifié177 au lieu de mener l’esprit à lui178. § 8. 10 - Dernière intervention explicite des Maîtres Alors même que le mot avyapadeśya reste sous-entendu, est formulée pour lui une nouvelle fonction : il est là « pour écarter la connaissance qui est issue de deux [sources] »179, c’est-à-dire qui est verbo-sensorielle. Une distinction utile est ensuite esquissée : Le mot pratyakṣa devrait se comprendre comme la saisie pure et simple d’une entité placée sous les yeux, tandis que la qualité de pramāṇa n’apparaîtrait qu’avec l’acte de dénommer (saṃjñākarman) pour lequel śabda fait office de cause (kāraṇa)180. Les dernières lignes de cette intervention sont obscures. Tout se passe comme si Gautama, en ajoutant avyapadeśya à son sūtra, allait à l’encontre du sens commun (loka), et que, dès lors, il ne fallait pas considérer son autorité comme normative. § 8. 11 - De nouveaux (?) interlocuteurs : les « Autres » (anye) Alors qu’il est impossible de les identifier, ils introduisent dans le débat un élément inédit : le mot avyapadeśya exclut la connaissance double, c’est-àdire verbo-sensorielle, non seulement au moment où l’objet reçoit [pour la première fois] un nom conventionnel (saṃketa), mais aussi, lors de chacun de ses emplois, c’est-à-dire dans le pratyakṣa d’usage181. L’opposition saṃketakāla-vyavahārakāla structure le passage et se fonde sur la présence ou l’absence du souvenir selon le cas. Selon une des thèses en présence, dans le pratyakṣa d’usage, ce n’est pas le mot comme entité « audible » qui opère, mais le mot remémoré (śabdasmarana), et cela en combinaison avec la faculté sensorielle, pour produire une connaissance conceptuelle ; dans le pratyakṣa initial est décisive en revanche la phrase entendue dans la bouche de l’aîné qui nomme l’objet182. Mais cette distinction est rejetée (par qui ?) à l’aide de mā evam (p. 133/9), car même dans la perception d’usage, votre mémoire vous fait encore

entendre la phrase de l’aîné183. Puis le débat bifurque vers un nouveau thème de recherche : la paire conceptuel-verbal. La coïncidence ente les deux aspects de la connaissance est attribuée à des Naiyāyikas qualifiés de tapasvin, de « misérables », à moins que le mot ne soit pris dans le sens moins péjoratif de « austères ». Selon eux, le pratyakṣa est conceptuel dès son apparition184 et leur foi dans le savikalpapratyakṣa est aussi vitale que le souffle185. À quoi succède une conclusion déroutante : il ne faut pas parler de verbalité d’une connaissance issue de deux [sources]186. Cela signifie-t-il que cette dernière n’est pas seulement verbale ? Peut être. En tout cas, il n’incombe pas à la seule parole d’établir ce fameux lien (saṃbandha, cf. § 8. 9) avec, selon toute vraisemblance, l’objet (extramental)187. Celui-ci procède — comme le dit Kumārila188 — de l’action de trois pramāṇas. Et le pratyakṣa comme sensation saisit son propre objet sans avoir besoin du mot même lors de la première dénomination189. § 8. 12 - Rappel de l’optique des « Anciens Logiciens » Alors que « les Autres » avaient entamé leur intervention par “l’exclusion de la connaissance issue d’une double [origine]”, voilà qu’on nous dit à présent que cette thèse n’est pas “irréprochable”190. Cette affirmation, qui pourrait tout autant conclure ce qui précède qu’annoncer ce qui suit, ramène en tout cas à l’avant-plan les Anciens logiciens (cf. § 8. 3) et leur interprétation d’avapadeśya comme le « rejet d’une connaissance qui accède au niveau d’objet de mot »191. À quoi s’ajoute le rappel des deux contraintes incluses dans cette approche : une connaissance énonçable n’est pas invalide ; mais elle n’est pas non plus un cinquième pramāṇa192. Mais au lieu d’en rester là, « les Autres » font rebondir le débat et prétendent que les Anciens Logiciens avaient une intention différente193. Une fois de plus cependant, le contenu de celle-ci, dans la version qu’en donnent « les Autres »194, est des plus difficile à interpréter. § 8. 13 - Un dernier avis, celui de l’ « Autre » (apara)195

Après avoir une nouvelle fois défini avyapadeśya, ce controversiste se rallie à la thèse qui caractérise le pratyakṣa par sa clarté, son absence d’élément verbal (vācaka), sa conformité aux organes des sens, et l’accord du sens commun (loka) à son propos196. Dans ce contexte, le mot et son souvenir jouent un simple rôle d’appoint (sahāya)197. Quant à la dualité des connaissances préconceptuelle et conceptuelle, qui a toujours été marginale dans la discussion, elle refait surface juste avant la conclusion du débat relatif à avyapadeśya quand il est dit que, selon l’auteur du sūtra, les deux stades ou aspects sont subsumés dans le pratyakṣa198. Puis Jayanta reprend la parole pour inviter (toute) personne qui a assisté à la discussion (sabhya) à faire sien, parmi les enseignements traditionnels qu’il a exposés, celui qui lui paraît vrai (satya) (§ 8.0). § 9- Conclusion La discussion du mot avyapadeśya est un bel exemple de la dialectique sui generis pratiquée par la tradition philosophique indienne199. Le lecteur a le sentiment de se trouver en face d’un débat qui ne progresse pas vers la vérité et où des protagonistes, en général mal identifiables, vont sans cesse reprenant leur propre point de vue et rejetant celui de l’adversaire. Certes on trouve des phrases de synthèse ou de compromis, mais on repart à zéro l’instant d’après. Quelques exclamations d’énervement ou quelques attaches personnelles, surtout chez Jayanta, sont seules à perturber cette mécanique bien huilée. Celle-ci n’en déconcerte pas moins le lecteur. Tantôt il se félicite de rencontrer un énoncé clair et synthétique, mais aussitôt il replonge dans des arguments tortueux. Au contraire, il se débat dans des raisonnements cryptiques et voilà tout à coup qu’une conclusion aussi brève que péremptoire apparaît, sans qu’on sache trop ce qu’elle conclut. Et cependant en filigrane apparaissent des présupposés fondamentaux et originaux200. Dans le cas présent, l’un d’eux est celui de l’impossibilité pour la même entité d’avoir deux fonctions. Pour les débusquer, il faut toutefois dépasser les répétitions fastidieuses et l’inflation verbale. Passés ces obstacles, la pensée de nos auteurs témoigne d’une constance et d’une subtilité évidentes tandis que leur dialectique laisse une certaine place à la

recherche de la vérité. Bibliographie et Abréviations : ASS = Sastri A. Subrahmanya. Bhartrhari cf. Rau, Biardeau. Bhattacharyya J. V. 1978, Nyāyamañjarī. The Compendium of Indian Speculative Logic, vol. I, Delhi, etc. Biardeau M. 1964, Bhartrhari. Vākyapadīya Brahmakaṇḍa avec la Vṛtti de Harivṛṣabha. Texte et traduction et notes, Publ. de l’Inst. de Civilisation Indienne, fasc. n° 24. Bronkhorst J. 2001, “Pour comprendre la philosophie indienne” in La Rationalité en Asie. Actes du Colloque de l’Institut International pour les Études Asiatiques (IIAS), tenu à Leiden les 4 e t 5 juin 1999, Études de Lettres 2001/3, Lausanne. Bronkhorst J.-Ramseier Y. 1994, Word Index to the Praśastāpadabhāṣya, Delhi. Bugault G. 1992, “Nāgarjuna : Examen critique du Nirvāṇa (Nirvāṇaparikṣā)”, Études Asiatiques XLV1-1-1992, p. 83 sq. Franco E. 1984, “Studies in the Tattvopaplavasiṃha II. The Theory of Error”, Journal of Indian Philosophy 12 (1984), pp. 105-137. Frauwallner E. 1968, Materialen zur ältesten Erkenntnis Lehre der Karmamīmāṃsā [éd. et trad. allemande des Mīmāṃsāsūtras 1-5 et de leur commentaire (bhāṣya) par Sabara], Wien, Öst. Akad. d. Wiss., Philos.-Hist. Kl. SB, 259, BD, 2 Abh. Frauwallner E. 1982, Kleine Schriften, Hrsg von G. Oberhammer und E. Steinkellner, Wiesbaden. Gautama cf. Tarkatirtha ; Jha. GS = Sastri G. Gupta Brahmānanda 1963, Die Wahrnehmungslchre in der Nyāyamañjarī, Walldorf-Hessen, Beiträge zur Sprach-u. Kulturgeschichte des Orients, Heft 10. Hacker P. 1951, “Jayantabhaṭṭa und Vācaspati Misra, ihre Zeit und ihre Bedeutung für die Chronologie des Vedānta” in Festschrift Schubring, Altund Neu-Indische Studien 7, Hamburg [= Kleine Schriften, pp. 110-119]. Harikai K. 1990, The Hermeneutics of Classical India. The Study of Arthavāda and Mantra of the Mīmāṃsā School [en japonais, contient une

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LAKSHMI KAPANI

COMMENT PENSE LE SANSKRIT ? 201 LA DIALECTIQUE DU DÉPASSEMENT ET LE DÉPASSEMENT DE LA DIALECTIQUE EN INDE Qu’en est-il du dépassement de la parole et de la pensée là où tout discours intérieur et extérieur prend fin ? Comment pourrait-on rendre l’idée de dépassement en sanskrit ? Il arrive bien souvent que le mot soit là, non la chose, ou encore que la chose soit là, mais non pas le mot : l’éternel problème des mots et des choses. Les exemples à l’appui de mon raisonnement seront tirés des textes brahmaniques (Upaniṣad, Vedānta, Yoga) ainsi que des textes bouddhiques du Theravāda, Mahāyāna, etc.). Le domaine aconceptuel ou supra-conceptuel qu’est celui de la non-pensée et du silence (ce dernier n’est pas de l’ordre du mutisme), est appréhendé par ce que je vais appeler les « non-concepts », formés à l’aide de l‘a privatif : l’a-dvaita, l‘advaya, l’a-dvitīya (ou encore d’autres, précédés des préfixes an, nir, na, etc.). De même le concept positif d’eka, désignant l’Un sans second exempt de dualité, pluralité, multiplicité, altérité (aneka, bahu, nāna, bhinna, pṛthak), exprime cette même non-prolifération de la parole et de la pensée. J’y ajouterai d’autres « non-concepts » tels que celui de la śūnyatā202. La réponse à ma question : « Comment pourrait-on rendre l’idée de dépassement en sanskrit ? » m’est également venue du concept du dvandva, car c’est du dépassement des contraires dont va être plus précisément dans les textes et contextes sélectionnés pour ma démonstration. J’ai trouvé des éléments significatifs pour mon enquête dans des endroits assez inattendus. Par exemple, dans l’Aṣṭāvakra-saṃhitā, où l’idée du dépassement est exprimée par l’usage de l’adverbe interrogatif kva (ou bien kva / kva) : « où » ?, « à quel endroit » ?, « à quoi bon » ?, envoyant balader ainsi tout ce qui vient s’interposer sur le chemin de la non-dualité.

Définissons le concept de « dépassement » dans le cadre de la Philosophie générale (occidentale) avant d’en venir au vocabulaire sanskrit. C’est l’action

d’aller au-delà, de devancer ; au figuratif : l’action de résoudre ou de surmonter à un niveau ou les oppositions s’effacent (cf. Hegel, Aufhebung : Action d’élever (aufheben), de dépasser, soit pour supprimer (suppression), soit pour conserver (conservation). Chez Hegel, le mot aufheben a à la fois le sens de nier et celui de conserver. Dans les textes sanskrits, s’agit-il toujours de l’affirmation/négation, négation de la négation à la manière hégélienne ? Signalons en passant que c’est une méprise que de dire : thèse / anti-thèse, synthèse ! Le « dépassement » dont je parle, (le terme existe chez Hegel, : Hinausgehen) est-il une « suppression » (Aufhebung), à la manière d’un Hegel ? La question se pose. Il faut aussi tenter de savoir si dans le contexte philosophique indien (conjugé à l’apport psycho-sotériologique), les couples d’opposés sont dialectisés ou non. Ces oppositions se suppriment-elles, s’annulent-elles, se résorbent-elles dans un troisième terme ? Les deux termes gardent-ils leur identité ? Préferc-t-on « entendre les silences de la dialectique » ? — Sans doute, car la suspension de l’activité discursive est le but visé.

Dépassement. On pense tout de suite au préfixe ati (préfixe verbal « sur », « au-delà » et particule en composition marquant le haut degré et l’excès), au verbe ati-Kram-, atikrama, ou encore aux mots d’atirikta, d‘atilanghana, etc. Mais l’idée de « la dialectique du dépassement et le dépassement de la dialectique » n’est pas exprimée par ces termes dans les textes que je vais citer. Dans certains textes et contextes, c’est l’a privatif, l’a de négation qui joue ce rôle, de même que les préfixes signalant privation ou négation, tels que : an, na, ni, nir, etc. Il vaut mieux dire préfixe de négation, car précédé d’a, ou d’ā, un terme ou concept peut indiquer une sur-éminence, une surabondance. Exemples : a-dvaita, advaya, a-dvitiya, qui, dans le contexte du Vedānta scripturaire (c’est-à-dire dans les Upaniṣad védiques) et dans le Vedānta philosophique (notamment dans le Kevalādvaita-vedānta représenté par Śankara et ses disciples) placent l’Un-sans-second, principe de surabondance, au sommet. D’autres exemples : dans sat / a-sat, dhanna / adharma, c’est le premier terme qui est valorisé, car porteur de l’abondance ontologique et éthique. Par contre, dans laukika / a-laukika, utpāda / anutpāda, kāma / niṣ-kāma, ahaṃkāra / nir-ahaṃkāra, pravṛtti / nivṛtti, etc., c’est le second terme, (par exemple alaukika, bien que précédé du préfixe

négatif) qui représente ce qui est valorisé du point de vue de la sotériologie. Le tétralemme (catuṣkoṭi) vise lui aussi le dépassement en évacuant toutes prises de position203. Mais comme il existe déjà de savants travaux204 sur le catuṣkoṭi, je vais m’efforcer de défricher plutôt un terrain jusqu’ici inexploré. Idée-clef. Une des manières de résorber les dvandva, c’est d’envisager leur dépassement par et dans l‘advaila, l’advaya, advitiya, eka, etc. Je trouve cette démarche et dans les textes brahmaniques et hindous, et dans les textes bouddhiques.

Confrontation Inde / Occident. En Grèce, se rencontre une abondance de textes sur la démarche dialectique : Pyrrhon, Héraclite, Platon (Le Parménide, Le Sophiste, etc). Un traitement détaillé de la question déborderait les limites du présent exposé. Aussi bien, je vais ponctuellement citer Héraclite qui offre toute une méditation sur les contraires. Chez lui, dans la résorption des contraires, chacun des deux concepts opposés garde sa réalité. Il s’agit du rapport des contraires, de l’harmonie des tensions opposées. « L’opposé est utile, et des choses différentes naît la plus belle harmonie [et toutes choses sont engendrées par la discorde]. Peut-être la nature se réjouit-elle des contraires et sait-elle en dégager l’harmonie, alors qu’elle ne s’intéresse pas aux semblables ; tout de même sans doute que le mâle se rapproche de la femelle, ce que ne font pas les êtres de même sexe. Et elle n’est arrivée à la concorde première qu’au moyen des contraires et non au moyen des semblables. Or il semble aussi que l’art en imitant la nature fait de même. Car la peinture, en mélangeant les pigments du blanc, du noir, du jaune et du rouge, produit des images concordantes au modèle. La musique, en mêlant les sons aigus et graves, longs et courts, produit dans des voix différentes une harmonie unique. L’écriture, en opérant un mélange de voyelles et de consonne, construit tout son art à partir d’elles. C’est la même chose qui signifiait la parole d’Héraclite l’Obscur : Embrassements Touts et non-touts Accordé et désaccordé Consonant et dissonant Et de toutes choses l’Un Et de l’Un toutes choses ».205 « Ils ne savent pas comment le différent concorde avec lui-même, Il est une harmonie contre tendue, comme pour l’arc et la lyre » (LI, trad. p. 158). Pour Héraclite : le « Conflit est le père de tous les êtres, le roi de tous les êtres... » (LIII, p. 158).. Une seule matrice où ces contraires peuvent cohabiter : « Dieu est jour-nuit, hiver-été,

guerre-paix, richesse-famine (tous contraires : l’intellect est cela) Il prend des formes variées, tout comme (le feu) qui, quand il se mêle à des fumées, reçoit un nom conforme au goût de chacun ». (LXVII, p. 161). De même dans ce passage que voici, il peut y avoir un lieu commun pour les oppositions, grâce au principe de perpétuel changement, de transformation incessante : « Même chose en nous être vivant ou être mort être éveillé ou être endormi être jeune ou être vieux Car ceux-ci se changent en ceux-là et ceux-là de nouveau se changent en ceux-ci ». (LXXXVIII, p.166). Quant à la démarche dialectique, précisons la différence d’approche entre Hegel et Nāgārjuna (dont il sera question plus loin). « [...] Hegel et Nāgārjuna prennent acte de la contradiction qui est au cœur des choses, et qui est chez Hegel le moteur du devenir. Mais à partir de là leurs procédures divergent. La dialectique hégélienne s’accomplit dans le temps, dans une évolution, une histoire. Son horizon est mondain. La dialectique nāgārjunienne est atemporelle, involutive, anhistorique. L’une est constructive, l’autre purgative, ablative, abolitive. Chez Hegel, le mot « fin » correspond à un achèvement, une samāpti, chez Nāgārjuna à un nirodha, bhaṅga. Le mouvement dialectique est généralement ternaire chez Hegel: position ou affirmation, négation, négation de la négation ; quaternaire chez Nāgārjuna, et encore la quatrième proposition du tétralemme ne fonctionne que comme une concession pédagogique et très provisoire ».206

Bouddhisme

I. 1. Le couple saṃkhata / asaṃkhata dans le bouddhisme ancien en tant qu’enveloppant une dualité irréductible C’est l’interprétation cosmologique, psychologique, éthique et sotériologique de saṃkhata/asaṃkhata, saṃskṛta/asaṃskrta que nous trouvons dans les textes bouddhiques. Voici l’explication qu’en donne l‘Abhidharma-kośa de Vasubandhu : « saṃskṛta, conditionné, s’explique étymologiquement : “qui a été fait (kṛta) par des causes en union et combinaison (sametya, sambhūya)”. [...] L’expression saṃskṛta, bien qu’elle signifie : ’qui a été fait‘..., s’applique au dharma futur, au dharma présent, comme au dharma passé [...] » (Chapitre I, 7 a-b). « Les conditionnés (saṃskṛta), c’est la pentade des skandha, matière, etc. » (ibidem, p. 11). Il s’agit des cinq agrégats d’appropriation (pañca-upadāna-skandha), dont l’agrégat des compositions psychiques (saṃskāra-skandha). Citons les : « Collection des matières (rūpaskandha), collection des sensations (vedanāskandha), collection des notions (saṃjñāskandha), collection des ’conditionnants’ (saṃskārkandha), collection des connaissances (vijñāskandha) » .207 Pour les explications relatives à l’asaṃskṛia, donnons la parole à André Bareau. L’auteur montre bien que ce couple enveloppe une dualité irréductible, du moins dans les textes du Theravāda et dans la scolastique bouddhique notamment. « Le mot sanskrit asaṃskṛta (pāli asaṃkhata) signifie littéralement : ce qui n’est pas (a) fait (kṛta) en réunissant (saṃ) des parties ou des conditions. On peut donc le traduire littéralement par inconfectionné, par incomposé ou par inconditionné. Le premier mot est quelque peu surprenant dans le vocabulaire philosophique. [...] On objectera que, en philosophie occidentale, le terme incomposé est toujours remplacé par son équivalent, simple. Mais la plupart des systèmes occidentaux partent de l’absolu, donc du simple, comme d’un point de départ dialectique. La philosophie bouddhique, plus empiriste sur ce point, part du donné phénoménal qui est essentiellement composé, et remonte de là à ce qui n’est pas composé, donc à l’incomposé. Ce mouvement dialectique est bien saisi par Nāgārjuna et ses disciples qui démontrent d’abord l’inexistence du

composé puis en déduisent aussitôt celle de l’incomposé comme de quelque chose qui, sinon sur le plan métaphysique, du moins sur le plan conceptuel, en dépend. Linguistiquement, il en est bien ainsi : asaṃskṛta a été formé sur saṃskṛta comme incomposé sur composé. [...] La grande découverte du Bouddhisme ancien fut celle de cet incomposé échappant à l’impermanence essentielle des composés, le nirvāṇa. Tout est douleur parce que tout est impermanent, et tout est impermanent parce que tout est composé, telle est la donnée fondamentale du problème que le Bouddhisme est censé résoudre »208. L’opposition saṃkhata / asaṃkhata, saṃskṛta / asaṃskṛta, apparaît clairement dans la description des saṃkhata-lakkhana, saṃskṛta-lakṣaṇa. « Voici, ô moines, trois caractères composés du composé. Quels sont ces trois ? La production fait l’objet d’une connaissance, la disparition fait l’objet d’une connaissance, l’altération dans la durée fait l’objet d’une connaissance »209. Tout change à chaque instant et tout est lié au tout dans tous les sens. « Comment alors serait-il possible que ne se dissolve pas tout ce qui est né (jāta), devenu (bhūta), composé (saṃkhata), et possède en soi-même la nécessité inhérente de la dissolution ? »210. En contraste, voici cette belle définition de l’incomposé : « Il y a, ô moines, un non-né, un non-venu à l’existence, un non-fait, un non-composé ; si, ô moines, il n’y avait pas un non-né, un non-venu à l’existence, un non-fait, un non-composé, on ne connaîtrait pas d’issue pour ce qui est né, venu à l’existence, fait, composé ici-bas » (Itivuttaka, II, 6)211. Si le Bienheureux montre les caractères (indéfiniment) composés du composé, c’est aussitôt pour mieux faire ressortir, par contraste, ce qu’il en est de l’incomposé (asaṃkhata, nibbāna). Peu après le texte que nous venons de citer vient la réplique : « Voici, ô moines, les trois caractères noncomposés de l’incomposé. Quels sont ces trois ? La production n’y est pas objet de connaissance, la disparition n’y est pas objet de connaissance, l’altération n’y est pas objet de connaissance » (AN, I, p. 152). Le composé (saṃkhata), c’est les trois passions : rāga, dosa, moha. L’incomposé (asaṃkhata), c’est la fin des trois passions : l’épuisement définitif ou cessation de l’attachement passionnel (rāgakkhya, rāgakṣaya), l’épuisement définitif ou cessation de la haine et colère (dosakkhya, dveṣaṣaya), l’épuisement définitif ou la cessation de l’égarement, stupidité, bêtise

(mohakkhya, mohakṣaya). Ce sont les trois configurations de notre organisation psychique, la décomposition de ces trois compositions, voilà le nibbāna / nirvāṇa. « Qu’est-ce que ô moines, que l’incomposé ? La cessation de l’attachement passionnel (amour), de la haine, de l’égarement, voilà, ô moines, ce qu’on appelle l’incomposé »212, dit l‘Asaṃkhata-sutta. Ces trois « arrangements » de nos forces psychiques ne sont autres que les saṃskāra, comme nous pouvons le lire dans un texte du Mahāyāna, le Śālistambasūtra : « la concupiscence, l’aversion et l’erreur à l’endroit des objets s’appellent composants » (tatra ye rāga-dveṣa-moha viṣayeṣv amī saṃskārā ity ucyante /) (texte cité dans la Prasannapadā, 563, 2-3)213. Pour clore ces précisions sur le couple saṃkhata / asaṃkhata dans le bouddhisme indien, notons ceci. Particulièrement importante, du point de vue philosophique, est l’interchangeabilité entre saṃkhāra et saṃkhata. Il s’opère souvent un glissement sémantique entre le substantif saṃkhāra et l’adjectif saṃkhata. Ainsi sabbe saṃkhārā signifie « toutes les choses composées », c’est-à-dire « tout ce qui existe », à l’exception bien sûr du nibbāna, formellement déclaré « non-composé » (asaṃkhata). Les composants sont composés et ceux-ci à leur tour composants. Cette amphibologie saṃkhāra / saṃkhata n’a rien d’arbitraire. Elle est essentielle à l’enseignement du Buddha.

I. 2. Évolution de la notion d’asaṃkhata / asaṃskṛta Dans les Sutta du Canon pâli (Theravāda, Hīnayāna), un seul asaṃkhata. Ensuite seront envisagés trois asaṃkhata, chez les Sarvāstivādin : l’espaceéther (ākāsa, ākāśa) ; la cessation par la connaissance discriminatrice (pratisāṃkhyanirodha) ; la cessation sans connaissance discriminatrice (apratisāṃkhyanirodha). Nous ne pouvons pas nous attarder sur la classification tardive des dharma saṃskṛta et des dharma asaṃskṛta, dont la liste deviendra de plus en plus longue au cours de l’histoire du bouddhisme. Associée à la vacuité (śūnyatā), on parlera dans ces textes bouddhiques tardifs de l‘asaṃskṛta-śūnyatā, par exemple. C’est moyennant l’asaṃskṛtaśūnyatā , comptée parme les dix-huit vacuités, que l’on se débarrassera alors de la notion d’asaṃskṛta elle-même, devenue surchargée. Il y a donc une dualité irréductible entre saṃskṛta et asaṃskṛta comme nous venons de voir. Il y a aussi l’exclusion mutuelle entre les deux, le second terme définissant l’idéal de l‘arhant. Les deux termes semblent former un couple antinomique, sans espoir de réduction de l’un à l’autre, ni de dépassement par synthèse dans un troisième. Celui-ci serait, par définition, un composé : donc retour au premier.

I. 3. Ré-interprétation de la notion d’asaṃskṛta dans le Mahāyāna Nous assistons à la dialectique du conditionnement et du déconditionnement, du composé et de l’incomposé dans le Mahāyāna. Relativiser l’absolu, voilà le programme. La dialectisalion : sa visée est purement thérapeutique et sotériologique. C’est une dialectique en mouvement, non pas une contradiction statique. Elle est auto-abolitive, en ce sens salvatrice. Dans ses Mūlamadhyamaka-kārikā (MK), Nāgārjuna place le saṃskṛta et l‘asaṃskṛta sur le même plan214. Tous deux, comme tout ce qui est, sont « vides de nature propre » (svabhāvaśūnya). Les trois caractéristiques du saṃskṛta ne sont que des illusions. De même son corrélatif asaṃskṛta. Nāgārjuna le dit explicitement au sujet du nirvāṇa, de l’ākāśa et de Tathāgata. Ces « concepts » sont les produits de notre imagination.

I. 4. Les Madhyamaka-kārikā de Nāgārjuna. Dialectique et sotériologie La dialectique de Nāgārjuna tantôt relativise, tantôt annule les trois notions : saṃskra, saṃskṛta / asaṃskṛta. Citons à ce titre MK 7, 1 ; 33. Nous y trouvons un traitement dialectique des trois vocables. Considérons les deux derniers. L’intitulé du chapitre 7 est saṃskṛta-parīkṣā. « Si la production est quelque chose de composé, elle possède nécessairement les trois caractéristiques [du composé]. Maintenant, la production est-elle incomposée ? Comment serait-elle alors un caractère du composé ? »215. yadi saṃskṛta utpādas tatra yuktā trilakṣaṇī / athāsaṃskṛta utpādaḥ kathaṃ saṃskṛtalakṣaṇam // (MK 7, 1). « Étant donné que l’existence [des caractères du composé :] production, durée, dislocation, n’a pu être établie, le composé n’existe pas. L’existence du composé n’étant pas établie, comment celle de l’incomposé le sera-t-elle ? » utpādasthitibhaṅgānām asiddher nāsti saṃskṛtam / saṃskṛtasyāprasiddhau ca kathaṃ setsyaty asaṃskṛtam // (MK 7, 33). « Tel un prestige magique, tel un rêve, telle une ville de génies célestes (gandharva nagara), ainsi en est-il de ce qu’on appelle production, durée, destruction » (MK 7, 34). Le raisonnement est fort. Le composé n’existe pas (nāsti saṃskṛtam, MK 7, 33b). S’ensuit la réciproque : quel sens y aurait-il à parler de l’incomposé (asaṃskṛta, MK7, 33 cd) ? La dénonciation des saṃskārā (entendus à la fois comme composants et choses composées) et de leur fausseté n’est qu’un moment dialectique dans l’examen critique de l’expérience (voir MK chapitre 13 intitulé saṃskṛtaparīksā, ainsi que le chapitre 16, 1 ; 3 et 4, intitulé bandha-mokṣa-parīkṣā, pour saṃskāra, et saṃsāra / nirvāṇa). MK 25.1. L’adversaire objecte : « Si tout ce qui est donné dans l’expérience est vide, il n’y a plus ni apparition, ni disparition. Qu’y aura-t-il

soit à éliminer, soit à arrêter, pour donner lieu au nirvāṇa ? ». Nāgārjuna rétorque : « Si tout ce qui est donné dans l’expérience est non-vide, il n’y a plus ni apparition ni disparition. Qu’y aura-t-il, soit à éliminer, soit à arrêter, pour donner lieu au nirvāṇa ? » (MK 25. 2). « Sans élimination ni acquisition, sans rien qui soit détruit, rien qui perdure, sans rien qui cesse ou vienne à se produire, tel est ce qu’on appelle nirvāṇa » (MK 25. 3). « Tout d’abord le nirvāṇa n’est pas un être, car il serait nécessairement à l’enseigne du vieillissement et de la mort. Si le nirvāṇa était un être, il encourrait vieillesse et mort comme tous les êtres Il n’est point d’être, en effet, qui ne vieillisse et meure » (MK 25. 4). « Et puis, si le nirvāṇa était un être, il serait composé (saṃskṛta). Car un être incomposé (asaṃskṛta), on n’en trouve aucun, nulle part ». bhāvas ca yadī nirvāṇaṃ nirvāṇaṃ saṃskṛtam bhavet / nāsaṃskṛto hi vidyate bhāvaḥ kva cana kaś cana // (MK 25. 5). « Comment le nirvāṇa serait-il à la fois non-être et être ? Le nirvāṇa, en effet, est non composé (asaṃskṛta), tandis que l’être et non-être sont composés ». bhaved abhāvo bhāvaś ca nirvānam ubhayaṃ katham / asamskṛtaṃ hi nirvāṇaṃ bhāvābhāvau ca ssaṃskṛtau // (MK 25. 13). Ainsi, dans le chapitre 25 des MK, Nāgārjuna s’attache à démontrer que le nirvāṇa ne se laisse concevoir ni en termes d’être (bhāva), ni de non-être (abhāva). c’est à cet effet qu’il fait appel aux deux catégories saṃskṛta / asaṃskṛta. On voit bien que le couple saṃskṛta / asaṃskṛta est un faux couple, sa symétrie trompeuse. Le véritable asaṃskṛta n’est pas un membre du couple, il en est l’absence.

I. 5. D’autres textes du bouddhisme Mahāyāna Un grand nombre de textes soulignent le caractère illusoire des dharma samskṛtā. Citons un passage tiré du Traité du Joyau dans la main de Bhâvaviveka. « En vérité, les conditionnés (saṃskṛta) sont vides (śūnya), comme une magie (māyā), parce qu’ils naissent des conditions ; les inconditionnés (asaṃskṛta) ne sont pas réels, parce qu’ils ne sont pas produits, telle une fleur du ciel »216. De même dans la Vajracchedikā-Prajñāpārmitā § 32 a, tout ce qui est saṃskṛta est dit semblable aux étoiles (tārakā, se dit aussi de la pupille d’œil), à la maladie d’yeux, (timira : la taie opthalmique), à une lampe (dīpa), à l’illusion ou la tromperie (māyā), à la rosée (avaśyāya), à une goutte ou bulle d’eau (budbuda), à un rêve (svapna), à un éclair (vidyut), à un nuage (abhra)217. Mêmes types d’exemples (dṛṣṭānta) et métaphores dans le Laṅkāvatārasūtra. Voir, par exemple, chapitre II, stance 143 sq. ( texte sanskrit p. 85)218. Ce monde composé, c’est-à-dire fait de causes et de conditions, est aussi illusoire que le fils d’une femme stérile (bandhyā-suta), ou encore à une fleur dans le ciel (ākāśa-puṣpa)219. Le Laṅkāvatāra-sūtra évacue simultanément les deux opposés : « Le composé (saṃskṛta) et l’incomposé (asaṃskṛta) n’existent nulle part ailleurs que dans l’imagination. Les sots (bālā) croient les voir — pauvres fous ! — comme des femmes stériles (bandhyāḥ) voient leurs enfants (suta) en rêve (svapna) »220. C’est donc une pure fabrication dans l’imagination d’un ignorant, d’un simple, non encore éveillé à la vérité, le bāla « enfant ». Voir à ce propos Laṅkāvatāra-sūtra221, où le Buddha explique à Mahāmati qu’il n’y a en réalité rien de tel : saṃskṛta ou asaṃskṛta. C’est tout comme le surgissement d’un bonhomme illusoire (māyā-puruṣa) que de telles idées surgissent dans l’imagination d’un sot (bāla). En effet dans la perspective de ce texte, selon lequel n’existe que la pensée, (« rien que la pensée », citta-mātrā, citta-mātratā), le monde des dualités est réduit à une pure illusion222. L’enseignement du Laṅkāvatāra tient en peu de mots : se débarrasser de l’activité bipolarisante, mettre fin aux idées et concepts (vikalpa). Ainsi, sous la rubrique des 108 topiques (aṣṭottaram padaśatam) traités par le Buddha,

les opposés binaires : utpādam / anutpādam, nitya-padam / anityapadam, saṃskṛtapadam / asaṃskṛtapadam, etc. sont mentionnés, mais ils sont à relativiser, à évacuer223. Le second terme est nié par son contraire, et les deux sont présentés comme étant corrélatifs. Seul l’ignorant cultive la vue duclle (dṛṣṭi dvayam)224. Le dualisme nous habite ! Rejet de toutes les oppositions binaires, des notions, des prises de position, rejet des alternatives, voilà ce qui libère. Ni ceci, ni cela. « Comme nirvāṇa et saṃsāra, toutes les choses sont non-deux (advaya). Il n’y a pas de nirvāṇa sauf là où est saṃsāra ; il n’y a pas de saṃsāra sauf là où est nirvāṇa. La condition de l’existence n’a pas un caractère mutuellement exclusif, c’est pourquoi toutes choses sont nonduelles, comme nirvāṇa et saṃsāra »225. À l’instar du maître, Siddhārtha Gautama le Buddha, appelé explicitement a-dvaya-vādī (Gñis-su-med-par-gsuṅ-ba, en tibétain)226, les auteurs Mādhyamika, ainsi que les YogācāraVijñānavādin, rétablissent l’enseignement authentique et initial du maître. Cette mention se trouve dans la section intitulée, « les synonymes des noms du Tathāgata » (tathāgatasya paryāya-nāmāni). Cet enseignement relatif à l’advaya est déjà présent dans le premier discours du Buddha (connu sous le nom du Sermon de Bénarès), me semble-t-il, bien que le terme n’y soit pas. Il s’agit du dhammacakkappavattana-sutta / dharmacakrapravartana- sūtra, le discours sur « la mise en branle de la Roue de la Loi »227, où le Buddha enseigne « la Voie du milieu » (majjihimā paṭipadā / madhyamā pratipad), laquelle, en réalité, n’est autre que l’advaya-patha (cf. pratītyasamutpanna, śūnyatā). La Voie du milieu est une Non-voie. L’épithète advaya-vādin évoque l’épithète śūnyavādin, pourvu que l’on ne fasse pas de la śūnyatā une nouvelle dṛṣṭi. La vacuité vide en elle-même, la śūnyatā n’est qu’un simple « moyen », un instrument dialectique auto-abolitif (voir MK 13. 8). Ainsi, à l’instar du maître, pour les Mādhyamika, Yogācāra-Vijñānavādin, il n’y a pas de différence entre le saṃsāra et le nirvāṇa ou encore entre les saṃskṛta- et les asaṃskṛta-dharma, etc. Le Mahāyāna-saṃgraha X, 3, p. 271 le dit explicitement : l’un des caractères du « Corps de la Loi », dharma-kāya est « la non-dualité du composé et de l’incomposé » (saṃskṛtāsaṃskṛtādvaya)228. C’est le seul moyen de supprimer les couples de contraires (dvandva), ainsi que les concepts bipolaires (vikalpa). L’advaya et la śunyatā sont des « nonconcepts ». Ils n’ont d’autre valeur que d’être un « moyen », un « instrument

» (upāya) pour évacuer toute prise de position supposant la dualité. Il convient naturellement de se débarrasser de cet outil également. Que l’on songe à la célèbre parabole du radeau, expliquant que l’enseignement ou la doctrine du Buddha n’est qu’un « moyen » de traverser cette rive du saṃsāra. Inutile de s’encombrer avec une fois la traversée faite. Que l’on pense aussi à l’exemple de la noix de kaṭaka, dont se sert Mandana Misra (et Śaṃkara). Elle a pour rôle de purifier l’eau, et une fois cet office accompli, de disparaître à jamais dans l’eau (ainsi purifiée). Citons le Vimalakīrti-nirdeśa (= VN) : « Le bodhisattva Śāntendriya dit : Les trois joyaux, le Buddha, la loi (dharma) et la Communauté (saṃgha) impliquent dualité ; Mais la nature propre (svabhāva) du Buddha, c’est la Loi, et la nature propre de la Loi, c’est la Communauté. Ces trois joyaux sont inconditionnés (asaṃskṛta) ; inconditionnés, ils sont pareils à l’espace (ākāśasama). Le principe de tous les dharma (sarvadharmanaya) est pareil à l’espace. Comprendre ainsi, c’est entrer dans la non-dualité », dans l‘advaya229. Le V N dit également que ces notions de saṃskṛta et d’asaṃskṛta sont interdépendantes. « Révérend Śāriputra, la loi n’est ni conditionnée (saṃskṛta) ni inconditionnée (asaṃskṛta). Donc ceux qui ont pour domaine les conditionnés (saṃskṛtagocara) ne cherchent pas la loi, mais cherchent à saisir les conditionnés. En conséquence, ô Śāriputra, si tu cherches la loi, tu ne dois chercher aucun dharma »230. Étienne Lamotte précise justement qu’« en vertu de la loi des contraires, l’inexistence de l’une entraîne nécessairement celle de l’autre » (p. 246, n.6). Dans ce même texte, Vimalakirti, au cours d’une longue homélie sur le « Périssable » (kṣaya) et « l’Impérissable » (akṣaya), assimilés au dharmā saṃskṛta et asaṃskṛta respectivement, enjoint aux Bodhisattva « de ne pas détruire les conditionnés (saṃskṛta) et de ne pas se fixer sur l’inconditionné (asaṃskṛta) »231. Une question pertinente est posée en VN X § 18, suivie d’une réponse éclairante : « Qu’est-ce que ne pas se fixer sur l’inconditionné (asaṃskṛta) ? Le Bodhisattva pratique la vacuité, mais ne réalise pas la vacuité (śūnyatāṃ parikaroti na tu śūnyatāṃ śūkṣātkaroti). Il fait de même pour le sans-marque (animitta), la non-prise en considération (apaṇihita), et l’inaction (anabhlsamskāra) ». Pour résumer ce tout, voici un extrait du Samādhirāja, cité par Candrakirti dans sa Prasannapadā Madhyamakavṛtti, en commentant M K 8. 34. « Entièrement séparés du composé et de l’incomposé, ces Voyants

ne créent pas d’hypostases. Dans toute destinée, ils atteignent l’incomposé ; ils sont à jamais éloignés des voies de l’hérésie »232, où il est précisé que cette strophe se trouve dans le Catuḥśatakavṛtti aussi). La voici : saṃskṛta’saṃskṛtasarva vivitā nāsti vikalpana teṣāmṛṣīṇāṃ / sarvagatīṣu asaṃmskṛtaprāptā dṛṣṭigatehi sadaiva viviktā //

Brahmanisme.

II. 1. Mes Sources : Les Upaniṣad védiques, les Upaniṣad de strate plus tardive, par exemple, les Up. du renoncement (Saṃnyāsa-up.) faisant partie des textes de la Tradition confiée à la mémoire (smṛti) ; la Bhagavad-gītā (ainsi que les gītā et les saṃhitā d’inspiration vedântique, par exemple l’Aṣṭāvakra-saṃhitā ou gītā) ; les Traités tardifs du Vedānta : Viveka-cūḍā-maṇi, Daśaślokī, Vedāntasāra, etc. ; la Haṭha-yoga-pradīpikā. Dans ces textes axés sur le renoncement, la connaissance, et la délivrance, le dépassement de la dualité et de la pluralité, figures de la mort233, est vivement conseillé. La recherche de la non-dualité, l’éloge du non-duel, de l’Un-sans-second (a-dvaita, a-dvaya, cka, advitīya), exprime la tendance anti-conceptualiste inhérente à la pensée philosophique indienne. Car les concepts = dualité = couples de contraires. Le propre de la pensée ou des concepts est d’œuvrer dans le monde de la dualité, pour commencer celle du sujet et de l’objet, dans la pluralité illusoire du monde de la māyā. La sagesse indienne préfère « les silences de la dialectique »234, par suite de la suspension de la pensée discursive. La définition que donne Patañjali du yoga dans les Yogasūtra en témoigne.« Le yoga est l’arrêt (ou la suppression) des tourbillons de la pensée » (yogaś cittavṛttinirodhaḥ / YS I, 2). Le commentaire de Vyāsa explique : « Le yoga, c’est la mise en position parfaitement stable (de l’organe pensant) » (yogaḥ samādhiḥ, Yoga-bhāṣya I, 1). La fixation de l’attention sur un seul point, l’ekāgratā (YS III,11-12) permet au yogin de parvenir au recueillement parfait, à la mise en position parfaitement stable de l’organe mental exempt de concepts dans le nirvikalpa-samādhi, nirbīja-samādhi, asaṃprajñātasamādhi. Une fois concentré « sur une seule pointe » (ekāgratā), le yogin savoure la « saveur uniforme » (ekarasa) en silence, dans sa solitude suprême (kaivalya). La définition du Rāja-yoga d’après la Hatha-yogapradīpikā, l’éloge de l’état unmanī, amanaska, (donc du silence mental), mettent en évidence l’importance de cette mise entre parenthèses, une sorte d’épochè de la pensée dualisante. Signalons au passage que, selon la HYP, le rāja-yoga a pour synonyme la « non-dualité » (advaita), « Yoga royal (rājayoga, samādhi, état

au-delà du manas (unmanī), extinction du manas (manonmani), immortalité (amaratva), dissolution (laya), Réalité (tattva), vide et non-vide (śūnyāśūnya), suprême séjour (para pada), suspension [des opérations] du manas (amanaska), non-dualité (advaita), état sans support (nirālamba), état immaculé (nirañjana), libération dès cette vie (jivan-mukti), état naturel (sahaja), quatrième état (turyā) sont des mots synonymes »235. Ce n’est pas du « composé copulatif » (dvandva) dont il va être question dans ce qui suif236. Retenir le rôle de la lettre a (l’a privatif, l’a de négation), la première lettre de l’alphabet sanskrit en devanāgarī, (commençant par les voyelles), de même le rôle du dvandva (un des types de composés ou samāsa parmi plusieurs)237 pour vous présenter mes remarques autour du thème du dépassement, n’a pas été explicitement guidé par un verset uniquement significatif de la Bh.-gītā, quoique j’y aie trouvé mon miel. J’ai été ravie de tomber sur cette stance, qui a constitué pour moi une révélation. Kṛṣṇa parle à la première personne, s’identifie avec la lettre a et le « mot composé » qui nous intéresse. Voici le verset qui pourrait figurer en exergue de mon présent article. « Des lettres je suis l’a ; du genre « mot composé », le composé copulatif ; moi seul suis le temps impérissable, moi le fondateur omniface »238. É. Senart traduit : « Des lettres, je suis l’a, je suis le premier parmi les composés ; c’est moi qui suis le temps infini, moi le créateur au visage innombrable »239. akṣarāṇām akāro’smi dvandvaḥ sāmāsikasya ca / aham evākṣayaḥ kālo dhātāhaṃ viśvatomukhaḥ // Pourtant, l’enseignement de Kṛṣṇa dispensé à Arjuna sur le champ de bataille traite, comme on le sait, de l’évacuation des dvandva, de l’apaisement des oppositions duelles. Le sage est nirdvandva, dvandvātīta, ayant dépassé tout état de conflit, supérieur aux perceptions opposées. Ajoutons que l’opposition entre dvandva et nirdvandva doit être dépassée, elle aussi, et que c’est l’état nirdvandva qui est recherché pour l’acquisition de la paix ultime (śānti). Michel Hulin240 précise, lui aussi, la nécessité de dépasser les couples de contraires : « Dvandva — Couple d’opposés. Il s’agit de contenus psychiques antagonistes, l’un positif et l’autre négatif, mais liés entre eux de telle sorte que la recherche de l’un entraîne inévitablement la confrontation avec l’autre. Ainsi les couples plaisir-douleur, succès-échec, gloire-opprobre, espoir-

crainte, etc. Dans la mesure où nous pensons et agissons sous l’empire de la nescience, nous nous imaginons toujours en vain pouvoir n’avoir affaire qu’à l’élément positif de chaque couple. Une certaine forme de dépassionnement, qui n’est pas encore la délivrance proprement dite mais qui y prépare, consiste à prendre conscience du caractère inséparable de ces couples d’opposés et de la nécessité de les dépasser en tant que tels ». Taimni241, dans son commentaire personnel à propos du sūtura II, 48 (Yoga-sūtra, Sādhana pada II, 48: tato dvandvānabhighātaḥ /) explique ainsi : « Ces paires d’opposés ou Dvandva sont des conditions contraires bien connues de notre environnement extérieur et intérieur, entre lesquelles la vie oscille en permanence. Ces Dvandvas sont de nombreuses sortes, certains en rapport avec notre nature physique, d’autres avec le mental. C’est ainsi que le chaud et le froid sont une paire d’opposés qui affectent en premier lieu le corps physique. La joie et le chagrin sont une paire affectant le mental. Or, toutes ces conditions, en rapport avec le mental ou avec le corps, qui sont toujours changeantes, attirent la conscience vers le milieu extérieur et etnpcehent le mental d’aller au dedans. Elles produisent le Vikṣepa ou la distraction et le Sādhaka doit acquérir la capacité de s’élever au dessus d’elles, s’il veut que son mental soit libéré pour poursuivre la tâche plus ardue de supprimer ses propres troubles et ses modifications internes ». Les philosophies indiennes à visée sotériologique enseignent la nécessité et donc les moyens de dépasser les oppositions duelles (telles que : le chaud et le froid, le bien et le mal). Seuls un yogin parfaitement accompli, un sage délivré dès cette vie (jīvan-mukta) y parviennent. Comment apaiser ce « conflit » dans le monde objectif et surtout subjectif, tel est le projet sotériologique qui est celui des philosophies de l’Inde. Atteindre l’Un (eka), retour à l’Un originaire, tel semble être le projet, car cet Un est non-duel, non-deux. C’est l’Un-sans-second avant le commencement242. Mais le commencement a eu lieu. Nous nous mouvons d’emblée dans la dualité. Convenons, toutefois, que nous ne pouvons appréhender ce monde que grâce aux concepts bipolaires, dont le premier est la bipolarité sujet / objet. Autrement dit, eka suppose aneka, bahu, bhinna, nāna, pṛthak, etc. Outre ces concepts, piutôt « non-concepts » exprimant l’Un-sans-second (eka, advitîya), exprimant la « non-dualité » (advaita ), le « non-deux » (a-

dvaya), il existe, du côté hindou, bien d’autres manières de parvenir à l’annulation des couples de contraires, au dépassement des dvandva. À ce titre, voici à présent l’usage de l’adverbe interrogatif kva « où ? », « en quel endroit ? » (aussi figuratif) ; souvent kva kva, dans l’Aṣṭāvakra-samhitā (« Le recueil d’Aṣṭavākra », nom d’un sage « huit-fois difforme »)243. On balaie toutes choses, on envoie balader toutes choses, on montre l’absurdité de toutes choses. Le kva kva est alors une manière de dire : « À quoi bon ? »

II. 2. Le fruit de mes recherches et les textes à l’appui La manière typiquement indienne de penser la liberté (ou la délivrance : mukti, mokṣa, kaivalya, apavarga, brahmanirvaṇa), c’est de cesser de penser (ce qui est tout à fait déroutant pour un philosophe occidental), d’aboutir à ce qui est non effleuré par la dialectique des couples de contraires. Mon enquête relative à la dialectique du dépassement et au dépassement de la dialectique dévoile certains processus, motifs, schémas que voici : Tout d’abord, il y a mise en route d’un processus de négativité qui, en ayant recours à l’a privatif, ou encore d’autres préfixes : an, nir, ou encore na na, suivi d’iti (neti noti) vise l’annulation ou la suppression des opposés, voire des oppositions. (Cf. Hegel sur le rôle de la négativité dans la démarche dialectique). Il y a aussi le processus de réversibilité des opposés dans les textes qui ont retenu mon attention. Nous trouvons tantôt un schéma d‘inclusion des deux opposés (présents à la fois dans une matrice englobante), tantôt un schéma d’exclusion des deux opposés. Les Upanisad du Renoncement (Saṃnyāsa-upaniṣad) en fournissent quelques exemples. Lorsque le dépassement se réalise au moyen d’un troisième terme, ce qui va prévaloir alors c’est ce qui est au milieu, au centre (madhya, madhyama, cf. madhyastha comme attitude mentale), ce qui va se traduire par ce qui est neutre. Sur le plan de l’attitude mentale, subjective et psychologique, par la neutralité du regard, par l’équanimité (upckṣā), par le fait d’être d’âme égale (sama, samatva, cf. tulya). « L’équanimité, voilà ce qu’on appelle la discipline yogique », « le yoga est indifférence », ...samatvaṃ yoga ucyate, Bh.-G. II, 48). Le but est toujours d’annuler la pensée antagoniste, la bipolarité, les dvandva, les anta, les pakṣa. Il peut se réaliser également au moyen d’une fusion ou par une synthèse. L’exemple classique en est l’action sans désir des fruits égoïstes, l’action sans ego (nirahaṃkāra-karman, nirāśīḥ, nirmama, II, 71 ; III, 30 par exemple) moyennant quoi la synthèse entre la pravṛtti et la nivṛtti se trouve réalisée. Précisons, en passant, que terme de niṣkāma-karman n’est pas attesté dans la Bhagavad-gītā

(contrairement à l’association habituelle de cette expression avec la Gītā chez la plupart des indianistes). La Bh.-gītā contient un bon nombre de versets qui font allusion à ces couples d’opposés (II, 15 ; 38) et Kṛṣṇa conseille à Arjuna d’être nirdvandva (II, 45). Description d’un sage : « Satisfait de ce qu’il reçoit par hasard, ayant surmonté les couples des contraires (dvandātita), exempt d’égoïsme, toujours le même dans le succès comme dans l’insuccès, il a beau agir, il n’est pas lié » (XIV, 22, trad. A.-M. Esnoul, O. Lacombe). « Satisfait de ce que le hasard lui apporte, également supérieur à toutes les perceptions, libre de tout égoïsme, indifférent au succès ou à l’insuccès, même en agissant il n’est point lié » (trad. É. Senart). yadṛcchālābhasanṭuṣṭo dvandvātīto vimatsaraḥ / samaḥ siddhāv asiddhau ca kṛtvāpi na nibadhyate // Voici la définition d’un parfait yogin selon la Bh.-G VI, 32 : « Ô Arjuna, celui qui considère également toutes choses, heur et malheur, à l’instar de son propre Soi, un tel homme est tenu pour un ascète prééminent » (trad. A.-M. Esnoul et O. Lacombe). « Celui, ô Arjuna, qui, à l’image de l’unité en l’ātman, voit que tout est identique, plaisir et souffrance, celui-là est réputé yogin parfait » (trad. É. Senart). ātmaupamyena sarvatra samaṃ pasyati yo’rjuna / sukhaṃ vā yadi va duḥkhaṃ sa yogī paramo mataḥ // Les stances attestant l’usage de sama, d’udāsīna, de tulya (Bh.-G. XII, 13 et 18 ; 16 ; 19) : « Ne portant de haine à aucun être; amical et compatissant, détaché du mien et du moi, égal dans la douleur et le plaisir, patient toujours satisfait, le yogin maître de soi dont la résolution est ferme, l’esprit et le jugement fixés sur moi, celui-là, mon dévot, adorateur, m’est cher. » (...nirmamo nirahaṅkāraḥ samaduḥkhasukhaḥ kṣamī, XII, 13, trad. A.-M. Esnoul, O. Lacombe). « Qui est indifférent (udāsīna), pur, capable, non engagé., qui abandonne toute entreprise, celui-là, mon dévot adorateur, m’est cher » (XII, 16). « Celui qui ne fait nulle différence entre ennemi et ami, entre l’honneur et le mépris, le froid et le chaud, le plaisir et la peine, libre de tout attachement, l’homme plein de dévotion tendre, qui accueille le blâme et le louange du même silence dédaigneux..., celui-là m’est cher » (Bh.-G. XII, 18-19, trad. Émile Senart). « Celui qui est le même à l’égard de l’ennemi et de l’ami, et ainsi qu’à l’égard de l’honneur et déshonneur, qui demeure le

même dans le froid et le chaud, libre d’attachement, égal dans le blâme et dans la louange... » (tulyanindāstutir maunī santuṣṭo... Bh.-G. XII, 19, trad. A.-M. Esnoul et O. Lacombe. Voir aussi VI, 7). samaḥ śatrau ca mitre ca tathā mānāpamānayoḥ / śītoṣṇasukhaduḥkheṣu samah saṅgavivarjitaḥ // À quels signes reconnaît-on celui qui a dépassé les trois guṇa ? Question posée par Arjuna à Kṛṣṇa. Voici la réponse du Bienheureux : « Celui qui, demeurant assis, comme indifférent (udāsinavat), n’est pas ébranlé par les qualités..., qui égal dans le plaisir et la douleur, restant en soi-même (samaduḥkhasukhaḥ svasthaḥ...), tient pour égaux la glèbe, une pierre ou de l’or, qui regarde comme équivalents l’agréable et le désagréable (tulyapriyàpriyo dhīrās tulya nindātmasaṃtuṣtiḥ), ce sage pour qui sont pareils blâme et louange personnels, celui qu’égards et mépris laisse indifférents, qui est le même envers les partis ami ou ennemi et qui renonce à toute entreprise (mānāpamānayos tulyas tulyo mitrāripakṣayoḥ), c’est lui qu’on dit avoir dépassé les qualités (gunatita) »244. La Bh.-G. XIII, 12 revient sur la question de l’être et du non-être. Kṛṣṇa explique à Arjuna : « Je vais maintenant énoncer ce connaissable par la connaissance de quoi on obtient cc qui est immortel : le Brahman sans commencement, suprême ; on le dit ni être, ni non-être ». Exclusion des deux possibilités. L’irréalité. Citons un extrait du Bh.-gītā bhāṣya II, 16. C’est Krsna qui parle : « Toi aussi, (ô Arjuna), adopte le point de vue des sages qui voient la réalité, laisse le chagrin et l’égarement, considère que les couples du chaud et du froid, etc., de forme inconsistante, sont une modification irréelle qui est une fausse apparence, comme l’eau vue dans un mirage. Sois patient ». Une autre solution : la réversibilité des opposés, comme la réversibilité du Vide et du Plein, d’où les deux attitudes ou les deux types de mystiques : la mystique du vide et la mystique du plein. Nāgārjuna et Śankara peuvent représenter ces deux aspects, le premier pour la mystique du vide, le second pour célébrer le plein, la plénitude. Mais la mystique du vide et la mystique du plein ne font pas deux. Un beau texte vient à l’appui de l’idée que nous avançons. « Vide à l’intérieur et vide à l’extérieur, comme une jarre vide dans l’espace.

Plénitude à l’intérieur et plénitude à l’extérieur, comme une jarre immergée dans l’océan ». antaśśūnyo bahiśśūnyaśśūnyakumbhaṃ ivāṃbarc / antaḥpūrṇo bahiḥpūrṇah pūrṇakumbhakaṃ ivārṇave // (Dṛg-dṛśya-viveka, Le discernement entre le spectateur et le spectacle, śloka XXVI ; la stance est tirée du Vāsiṣṭharāmāyaṇa, Nirvāṇapūrvaprakaraṇam, 126-68245).

Le Vedānta C’est dans les textes et contextes à visée sotériologique, telles les Upaniṣad védiques que le philosophe pourra trouver les éléments de première importance, notamment dans la Bṛhadāraṇyakvpaniṣad, la Chāndogynpaniṣad, la Māṇdūkyopaniṣad, etc. La Chāndogya-upaniṣad (ChU VI, 2, 1) déclare : « De toutes choses au commencement, mon cher, il n’y avait, seul et sans second, que l’être » (sad eva idaṃ agra āsīd eva advitīyam). Le mahāvākya : « Tu es Cela » (tat tvam asi, ChU VI, 8, 7 sq.) exprime cette même non-dualité entre l’ātman est le brahman. Le texte le plus décisif est celui de la BÂ U II, 4, 14 ; 14, 5, 15 : « Là où il y a dualité, l’un sent l’autre... ». La pierre de fondation pour la non-dualité (advaita) y est posée, ainsi que dans IV, 3, 21 ; IV, 3, 32 « Au milieu de l’océan, un voyant unique, sans second... ». C’est toujours de l’éloge de la non-dualité dont il s’agit. Voir II, 4, 11 ; IV, 5, 12-13 : « Comme l’océan est le lieu de rencontre de toutes les eaux »..., sa yathā sarvāsām apāṃ samudra ekāyānam, evam sarvesāṃ sparśām...) ; « De même que l’océan est le lieu de rendez-vous de tous les eaux... ». L’exemple du morceau de sel qui se dissout totalement dans l’eau : » Comme un morceau de sel jeté dans l’eau s’y dissout, et il n’y a pas moyen de le saisir... » (II, 4, 12). Merveilleusement exprimée dans bien d’autres Upaniṣd védiques, par exemple dans la Māṇdūkya-up. 7 et 12, cette expérience de la non-dualité constitue la liberté du sage. Les kārikā de Gauḍapāda à la Māṇdūkyopaniṣad sont riches à cet égard, mais lisons déjà l‘Upaniṣad elle-même, notamment les paragraphes 7 et 12. « N’étant ni conscience objectale interne, ni conscience objectale externe, ni conscience objectalc bilatérale, ni masse de conscience objectale ; imperceptible, inemployable, insaisissable, sans caractéristiques, inconcevable, indénommable, essence de la notion d’un moi unique (ekātman) ; cessation de la diversification phénoménale, paisible, béatifique et sans dualité : [ainsi] considèrent-ils le Quatrième. C’est lui l’ātman ; c’est lui qui doit être directement connu »246. L’identité de l’Aphonique et du Quatrième (état) est établie dans la Māṇḍūkya-up 12. « L’Aphonique est le Quatrième : [il est] inemployable, cessation de la diversification phénoménale, béatifique et sans dualité. Ainsi le phonème Oṃ est-il en vérité l‘ātman. Il s’absorbe pleinement par l’ātman dans l‘ātman, qui

sait ainsi ! » L’Āgamaśāstra de Gauḍapāda ne fait que développer ce thème de la non-dualité (advaita, advaya), grâce à quoi le dépassement devient possible. En résulte l’apaisement (śānti), nous libérant de tout état de conflit et de déchirure. « La non-dualité est sans contredit la réalité suprême : la dualité en est [en effet], dit-on, la « différenciation ». La dualité est leur partage des deux côtés... Aussi cette [vue de la nondualité] n’est-elle pas en conflit [avec eux] » (L‘Āgamaśāstra de Gauḍapāda, III, 18, trad. Christian Bouy, p. 160). L’auteur commente : « Gauḍapāda explique ici pourquoi la vue des non-dualistes n’est pas en conflit avec les dualistes... Non-dualité et dualité ne se situent pas au même niveau de réalité. Il est avéré, en effet, que la non-dualité est la réalité suprême puisque la dualité en est la transformation, comme l’atteste Ch U VI notamment... Samkara glose dvaita par nānatva, « diversité », et bheda par kārya, « effet [de la non-dualité] » et cite à ce propos Chāndogya VI (2, 1 ; 2, 3) : ekam evādvitīyam / tat tejo’srjata... » (ibidem). « Ayant l’apparence de la naissance, l’apparence du mouvement ainsi que l’apparence d’une substance, la Conscience (vijñāna) est non-née, sans mouvement et sans substantialité : [elle est] paisible et sans dualité (advaya) » (L’Āgamaśastra, IV, 45, trad. Ch. Bouy, p. 253). Le non-dualisme a pour corollaire nécessaire l‘ajātivāda, la doctrine selon laquelle l’ātman (- ou le brahman -) ne naît pas, ne se transforme pas (en l’univers) réellement, mais illusoirement (māyayā). Gauḍapāda montre que le passage de l’Un (I‘ātman non-né) au multiple ne peut être qu’apparent (III, 19). L’Āgamaśāstra I, 17 dit bien « La dualité n’est rien qu’illusion, la non dualité est la réalité suprême » (trad. Émile Lesimple). (māyāmātram idam dvaitam, advaitam paramārthatah). Ce dualisme ne dépasse pas l’illusion. En vérité suprême, il est sans dualité. Le jivātman et le paramātman (le brahman) ne font pas deux. Et avec la Mundaka-upanisad III, 2, 9, soulignons que celui qui connaît le brahman devient lui-même le brahman (brahmavid brahmaiva bhavati). Il ne faut donc pas croire qu’on va réaliser quelque chose dans le temps qui n’existe pas encore, tout comme il ne faut pas interpréter le « Tu es Cela » de la ChU, VI, 8, 7, sq. comme « Tu deviendras Cela ». « Celui-là seul qui a cessé de croire qu’il a réalisé le brahman, précise très justement Sankara dans

son Upadeśasāhasrī 115, est un connaisseur du Soi ; et nul autre ». « Celui qui ne voit rien dans l’état de veille, comme s’il était dans le sommeil sans rêves ; celui qui, bien que percevant la dualité, l’éprouve comme non-duelle ; celui qui bien qu’engagé dans l’action, est inactif ; celuilà seul, et nul autre, connaît le Soi. Voilà la vérité ». susuptavajjsgrati yo na paśyati dvyam ca paśyannapi cādvayatvatah / tathā ca kurvannāpi niśkriyaśca yah sa ātmavinnānya itīha niścaya // (Sankara, Upadesasàhasri 5, citée dans le Vedāntasāra, śloka 221). En effet, comme le dit fort justement Paul Martin-Dubost : « Le propos de toute la dialectique çankaricnne est d’établir l’unicité (ekatva) du Soi »247. En écho à la BĀUI, 4, 10, le Viveka-cūḍamaṇi (= VCM) 512-514 revient sur le constat « En vérité, je suis ce Brahman, l’Un-sans-second » (brahmādvaitaṃ yattadevāhamasmi). Voir aussi VCM 515-516. Ce Brahman outrepasse les transformations incessantes de la māyā. La śruti déclare que cet univers dualiste n’est que l’illusion de point de vue de la vérité absolue... (māyāmatraṃidaṃ dvaitamadvaitaṃ paramarthataḥ...), śloka 405. Des textes comme le Vivekacūḍamaṇi, fidèles à l’esprit du Vcdānta nondualiste contiennent des stances importantes sur la problématique qui nous occupe248. « Pendant le samādhi, le sage réalise en son cœur l’infini Brahman. (...) en ce qui n’existe ni bien ni mal — ce Brahman éternel et silencieux — l’Un-sans-second », śloka, 410. Il est eka et pūrṇa. L’expression « Seul existe le Brahman, l’Un-sans-second » (ekamevādvayaṃbrahma neha nānāsti kimcana) y est maintes fois attestée (VCM, śl. 464-470, cf. 580 ...brahmādvayaṃ darśayali...). Voici une autre stance : « Je ne suis ni ceci, ni cela. Je suis le Suprême qui réside au delà des deux termes de toute opposition, et qui les éclaire, l’un et l’autre, de sa propre lumière. En vérité, je suis le Brahman., l’Un-sans-second, exempt de tout conditionnement, dépourvu de parties intérieures et de parties extérieures ; je suis infini ! » nāhamidaṃ nāhamado’pyubhayoravabhāsakaṃ paraṃ śuddham / bāhyāmābhyantarśūnyaṃ pūrṇaṃ brahmādvitīyamevāham //

« En vérité, je suis le Brahman, l’Un-sans-sccond — Ce à quoi rien ne peut être comparé — la Réalité qui existe de toute éternité — Ce qui outrepasse toutes ces imaginations telles que « toi » et « moi », « ceci » et « cela ». Je suis l’Essence de l’éternelle Félicité — je suis la vérité ». nirūpamamanāditattvaṃ tvamahaidamada iti kalpanādūram / nityānandaikarasaṃ satyaṃ brahmādvitiyamevāham // (VCM, śl. 492-493). Le Vedāntasāra contient un bon nombre de śloka qui célébrent l’Un-sanssecond dans le sillage de la Chāndogyopaniṣad (ekamevādvitiyam, VI, 2, 1). Cette « chose » n’est autre que le brahman, l’Absolu indivis, sans partie, homogène, d’une seule saveur (akhaṇḍa, ckarasa). L’objet du Vedānta, c’est bien l’unité entre le soi individuel et le Soi universel (de montrer la nondualité)249 : visayah: — jīvabrahmaikyaṃ ... tatra eva vcdāntanāṃ tātparyāt, VS 27. L’expression récurrente : advititya vastu se trouve dans les śloka suivants : VS 186-192 ; 194 ; 198 ; 206-207. C’est dans le savikalpa samādhi que l’adepte du Vedānta (et du Yoga) goûte cette saveur uniforme du brahman (savikalpakānandāsvādanaṃ rasāsvādaḥ, śloka 216). Le nirvikalpa samādhi est vide de tout contenu.

II. 3. « À quoi bon multiplier les mots ? » Voici quelques citations tirées de l‘Aṣṭāvakra-saṃhitā (= AS) : « “Ceci est accompli et cela ne l’est pas”, lorsque l’esprit est libre de toute alternative (idaṃ kṛtamidaṃ neti dvandair muktaṃ yadā manaḥ), il ne se préoccupe plus alors du devoir socio-religieux, de la richesses, du désir, de la libération (dharmārthakāmamnkṣeṣu nirapekṣaṃ tadā bhavet) », AS XVI, 5. Le sage est libre des dvandva. « Quand on agit, surgit l’attachement. Et quand on n’agit pas, apparaît le dégoût. Soustrait à la dualité, pareil à un enfant, le sage est tout entier dans sa réalité » (pravṛttau jāyate rāgo nivṛttau dveṣa eva hi / nirdvandvo bālavaddhimāineva vyavasthitaḥ // A S XVI, 8). « Quand tout désir, en soi, a disparu, qu’on est soustrait à la dualité, qu’il n’y a plus d’attente, tout ce que l’on perçoit au fil de l’existence ne devient jamais un objet ou de joie ou de peine » (antasyataktakṣāyasya nirdvandvasya nirāśiṣaḥ / yaddṛchayāgato bhogo na duḥkhāya na tuṣṭaye // AS III, 14). On a bien l’impression que l’antagonisme conceptuel correspondant à la dualité extérieure a son retentissement dans le monde intérieur ou subjectif. C’est la raison pour laquelle le sage Aṣṭāvakra conseille de se débarrasser des couples des contraires. « Action et non-action, et toutes les dualités, quand cessentelles ? Comprends que ces questions ne viennent pas du savoir. Reste au-delà et du désir et du renoncement » (kṛtākṛte ca dvandvāni kadū śāntāni kasya vā / evaṃ jñātveha nirvedādbhava tyāgaparo’vratī // AS IX, 1). « Qu’est-ce qu’un temps et qu’est-cc qu’un âge où les dualités n’existent pas pour l’homme ? Quand on a renoncé à ces dualités, on vit au fil de chaque instant, on peut atteindre alors au terme ultime » (ko’sau kalo vayaḥ va yatra dvandāni no nṛṇām / tānyupekṣye yathāprāptavratī siddhimvāpnuyāt // AS IX, 4). « Sans possession et vivant à sa guise, soustrait à tout conflit, tous ses doutes tranchés, sans plus d’attachement pour tout ce qui existe, l’homme éclairé est toute indépendance » (akiṃcanaḥ kāmacāro nirdvandvaścchinnasṃśayaḥ / asaktah sarvabhāveṣu kevalo ramate buddhaḥ // AS XVIII, 87). Le dépassement des dvandva par l’usage de kva / kva : « Qu’est-il besoin de traités, de discrimination de soi ou d’un esprit vide d’objets, qu’est-il besoin de joie, d’absence de convoitise quand l’être est pour toujours hors des conflits de la dualité ? (kva śāstraṃ kvātmavijñāaṃ kva nirviṣayaṃ manaḥ / kva tṛptiḥ kva vitṛṣṇtvaṃ galadvandvasya me // AS

XX, 2). L’usage de kva / kva est très fréquent dans l‘A S pour balayer et écarter toutes choses : le propos est d’évacuer les oppositions duelles, des alternatives, des contrariétés ou des conflits. Voici les principales références250. « Toutes ces idées de devoir, de désir, de richesse, de discrimination, où sont-elles, pour lui désormais affranchi de toute alternative ? » (kva dharmaḥ kva ca vā kāmaḥ kva cārthaḥ kva vivekitā : idaṃ kṛtaṃidaṃ neti dvandairmuktasya yoginaḥ // AS XVIII, 12). Outrepasser les dvandva, c’est bien en cela que consiste la délivrance en cette vie même (jivan-mukti). L’AS, avec l’usage de na na cette fois-ci, au lieu de kva / kva dans les stances qui précèdent (74, 78-79), va jusqu’à poser l’inexistence de la jivanmukti. « Ni ciel, ni enfer, ni libération du vivant n’existe en effet. Mais à quoi bon multiplier ces mots ? Aux yeux du détachement, plus rien ne subsiste » (na svargo naiva narako jivanmuktirna caiva hi / bahunātra kimuktena yogadṛṣṭyā nakiṃcana // AS XVIII, 80). Et comme nous l’avons vu, même dvandva et nirdvandva font partie de cette activité opérant au moyen des couples de concepts. La dualité et la nondualité elles aussi : « Qu’est le devoir, qu’est le désir, que sont les possessions, qu’est le discernement, que sont dualité et non-dualité pour l’être qui tout entier demeure dans sa propre lumière ? » (kva dharmaḥ kva ca va kāmaḥ kva cārthaḥ kva vivekitā / kva dvaitaṃ kva ca vā’dvaitaṃ svamahimni sthithasya me // AS XIX, 2). « Conçois ton être immuablc, comme conscience soustraite à la dualité. Renonce à l’illusion de te croire un reflet, renonce à un état qui serait intérieur et externe » (kūṭasthaṃ bodhamadvaitamātmānaṃ paribhāvaya / abhaso’haṃ bhramaṃ muktva bhavaṃ bāhyamathāntaram // AS I, 13). « L’être n’est pas duel. Celui qui sait que l’être est le seigneur du monde, ce qu’il sait, il le fait, jamais pour lui la peur n’existe »251 (ātmānamadvayaṃ kaścijjānati jagadiśvaram / yad vetti tat sa kurute na bhayaṃ tasya kutracit // AS IV, 6). Voici cette stance qui fait penser également à un autre texte clé de la BĀU (il s’agit du II, 4, 14 ; IV, 5, 15 notamment), qui fut certainement la source et la fondation de l‘Advaita-vedānta postérieur. La conception reste la même depuis les Upaniṣad védiques jusqu’aux textes tardifs. L’ātman est dit « Témoin » (sākṣin), omniprésent (vibhu), plein (pūrṇa), un (eka), libre (mukta), pure conscience, exempte d’activité, non-attaché, sans désir, apaisé

(cit, akriya, asaṃga, nihspṛha, śānta). C’est par la tendance à la surimposition qu’on le voit soumis à l’errance transmigratoirc (saṃsāra), AS II, 12. « Celui qui perçoit la conscience ultime, qu’il pense : je suis cette conscience. À quoi penser, quand on est au-delà des pensées et qu’on ne perçoit nulle dualité ? » (yena dṛṣṭaṃ paraṃ brahma so‘ham brahmeti cintayet / kiṃ cinttayati niścinto dvitiyaṃ yo na paśyati // AS XVIII, 16). De toute manière, la racine du mal est dans la dualité. « La racine du mal est la dualité. Il n’est d’autre remède que de savoir que tout objet perçu est illusoire et que seul l’être a la saveur de la pure conscience » (dvaitamūlamaho duḥkhaṃ nānyayttasyāsti bheṣajam / dṛśyamtanmṛṣā sarvaṃ eko’haṃ cidraso’malaḥ // AS II, 16). Retour à l’Un (eka) sans second. « En vérité, dans l’océan des formes, c’est l’Un qui fut, qui est et qui sera. Pour l’être n’existe ni liberté ni prison. Si tu as fait ce qu’il faut accomplir, va en tout tranquillité » (eka eva bhavāmbodhāvāsidasti bhaviṣyati / na te bandho’sti mokṣo vā kṛtakṛtyaḥ sukhaṃ cara // AS XV, 18). Prendre une vraie distance de toute pensée et de tout ce que nous imaginons devient possible lorsqu’on parvient à reconnaître leur vanité, leur irréalité. « Qu’en est-il de ce monde, où est celui qui veut se rendre libre, que signifient détaché, savant, esclave ou libre, pour l’être qui demeure dans son unique forme, à jamais affranchie de la dualité ? » (kva lokaḥ kva mumukṣutvā kva yogi jñānavān kva vā / kva baddhaḥ kva siddhirvā svāsvarūpe‘hamadvaye // AS XX, 6). « Qu’est-ce que naissance et disparition, qu’est que but à atteindre et méthode, qu’est-ce que chercheur et succès pour l’être qui demeure dans son unique forme, à jamais affranchie de la dualité ? » (kva sṛṣṭiḥ kva saṃhāraḥ kva sādhyaṃ kva ca sādhanam / kva sādhakah kva siddhirvā svasvarūpe’hamadvaye // AS XX, 7). Et voici les propos qui nous rappellent l’ajātivāda. Gauḍapāda, dans ses kārikā écrites en marge de la Māṇḍūkyopaniṣad, l’a déjà enseigné. « Et l’être et le non-être, et l’un et la dualité, qu’en est-il ? À quoi bon multiplier les mots ? De l’être, plus rien désormais ne surgit » (kva cāsti kva ca vā nāsti kvāsti caikaṃ kva ca dvyam / bahunātra kimnktena kiṃcinnouttiṣṭhate marna // AS XX, 14). L’égalité d’âme, la sérénité intérieure, sama, ne peuvent s’acquérir qu’une fois que ce conflit, ce jeu des oppositions polaires (dvandva) s’apaise par l’annulation et résorption dans l’Un, cka, advaita, advaya, advitiya. « “Je suis ceci, je ne suis pas cela” », chez l’homme détaché ces idées disparaissent. Il sait très clairement que la conscience est tout : il est alors silence » (...tūṣṇimbhūtasya yoginaḥ, AS, XVIII, 9). Ainsi vit un

jivanmukta. Un tel homme est svastha, svarūpastha, « en bonne santé », « intègre », établi dans son Soi, dans sa véritable nature (AS XIII, 1 ; XVII, 11 ; 14 ; 63 ; IX, 7). Processus d‘Exclusion par ni ni, na na, nir..., pour mieux faire valoir ensuite le processus d’Inclusion, d’intégration, dans la grande matrice de l’Un-sans-second. À ce propos, citons la stance finale de la Daśāśloki : « Il n’est pas le premier. Comment peut-il y avoir un second ? Il n’est pas plus isolé que non-isolé, pas plus le vide que le non-vide, car il est sans dualité. Comment puis-je décrire Cela qui est démontré par toutes les Upanishads ? » na caikaṃ tadanyādvitīyaṃ kutaḥsyāt na vā kevalatvaṃ na cākevalatvam / na śūnyaṃ na cāśūnyamadvaitakatvāt kathaṃ sarvavcdāntasiddhaṃ bravīmī / II. 4. Dans les Upaniṣad du Renoncement (saṃnyāsaupaniṣad ), nous trouvons cette même idée : les dvandva sont symbole de la dualité, raison pour laquelle il convient de les dépasser. L‘Upaniṣad de l’Oie suprême (Paramahaṃsa-upaniṣad = P U) décrit l’ascète, « connaisseur du brahman », en ces termes : « C’est sans bâton, sans touffe, sans cordon sacrificiel, sans vêtement que va l’ascète paramahaṃsa. Ni le froid ni le chaud, ni bonheur ni malheur, ni louange ni blâme [ne l’affectent], [car] il est libre des six vagues [de l’océan de transmigration] ... et regarde son corps comme un cadavre »252. « En ce monde, il est difficile de trouver un moine-errant qui soit un paramahaṃsa.... Il a rejeté [les couples d’opposés] le froid et le chaud, le bonheur et malheur, la louange et le blâme. [...] Il a dépassé l’état de séparation entre le supérieur et l’inférieur. Il ne voit rien que l’Un. [...] » (PPU = Paramahaṃsa-parivrājaka-upaniṣad V, trad. p. 346). Il a donc transcendé les couples des contraires, il est libre des dvandva. Le jivan-mukta est celui qui a eu une expérience vécue de la non-dualité, il a reconnu l’essence une de toutes choses, d’où l’exclamation : « Je suis le Je et je suis l’autre. Je suis le brahman. [...] Je suis par-delà l’honneur et le déshonneur. Je suis sans attribut et je suis Siva. Je suis par-delà la dualité et de la non-dualité. Je suis par-delà les couples [d’opposés]. Je suis Lui »253. Texte :

ahamasmi paraścāsmi brahmāsmi prabhavo‘smyaham / [...] mānāvamānahīno’smi nirguṇo‘smi śivo’syaham / dvaitādvaitavhīno‘smi dvandvahīno’smi bhāsymyaham // III, 4. « Je ne suis ni existence ni non-existence. Je suis par-delà toute parole. Je suis Lumière. Je suis la puissance du vide et du non-vide. Je suis le bon et le mauvais. » bhāvāhāvavihīno‘smi bhāṣāhīno’smi bhāsyaham / śūnyāśūnyaprabhāvo‘smi śobhonāśobhano’smyaham // 5 « Je suis le semblable et le différent, l’éternel, le pur, le toujours propice. Je suis libre du Tout et de ce qui n’est pas le Tout. Je suis la qualité de pureté. Je suis toujours ». tulyātulyāvihino‘smi nityah śuddhaḥ sadāśivah / sarvasarvavihīno’smi sāttviko’smi sadāsmyaham // 6 « Je suis par-delà le nombre un. Je suis par-delà le nombre deux. Je suis par-delà la distinction entre le bien et le mal. Je suis sans pensée ». eka saṃkhyāvihīno‘smi dvisaṃskhyāvānāhaṃ / sadasadbhedahīno’smi saṃkalparahito’smyaham // 7 L’expression de cet état de la non-dualité libératrice est toujours une tautologie du type : « Je suis qui je suis »254. Voici comment le texte décrit l’attitude d’un sage : « Sans le désir du bon et du mauvais, je suis toute paix et sans mal intérieur, j’ai laissé le désir et le non-désir, je suis seule conscience absolue ! » [...] « J’ai laissé l’idée de soi et de l’autre [...] », « [...] je me tiens, libre du désir et du non-désir, laissant le désirable comme l’indésirable »255. De son côté, l‘Upaniṣad du moine errant Yājñavalkya (Yāj.-up = Yājñavalkya-upaniṣad 8) donne la recommandation suivante à celui qui part en quête de l’ātman, celui dont l’attention reste fixée sur le Non-duel (advaita), sur le brahman suprême. « Nu comme à sa naissance, au-delà des contraires, sans accepter de don, tourné vers la seule réalité du brahman, l’esprit purifié, qu’il aille librement mendier pour maintenir en lui la vie... » (ibidem, trad. p. 350). Même exhortation dans l’Upaniṣad du moine-errant Nārada : « Qu’il rejette les couples de contraires, froid-chaud, bonheurmalheur, sommeil-[veille], honneur-déshonneur ... »256. Il est au-delà des dvandva, des opposés : « Celui que l’on connaīt comme ni bon ni mauvais, ni

non instruit [dans les Veda ]ni hautement instruit, ni ayant bonne ou mauvaise conduite, est un brahmane, [un connaisseur du brahman] »257. Texte : yaṃ na santaṃ cāsantam nāśrutaṃ na bahuśrutam / na suvṛtam na durvṛttaṃ veda kaścit sa brahmaṇaḥ // « Le sage détaché de l’amour comme de la haine, qui voit de même façon un morceau d’argile, une pierre ou de l’or, qui s’abstient à porter atteinte à [tous] les êtres animés, doit être libre de tout désir »258. « Libre des opposés, tourné toujours vers l’état de lumière (sattva), équanime en tout, le sage en cette quatrième [étape de vie], le paramahamsa est Nārāyaṇa lui-même »259. « Pour l’ascète li n’est pas de devoirs ni de signes distinctifs ; libre du sens du mien (nirmamo), de la peur (nirbhaya), calme (śānta), libre des contraires (nirdvandva), il reçoit nourriture sans [choisir] la caste »260. Les Grandes Paroles du Vedānta lui donne l’accès à la connaissance du brahman, autrement dit à la délivrance (NPU, VI, 21-22). « Ne cessant de mettre en pratique le Vedānta, calme, maītre de lui, maītre de ses sens (jīlendriya), sans crainte (nirbhaya), sans sens du mien (nirmamo), toujours libre des couples d’opposés (nirdvandva), sans accepter de don »261.

II. 5. Haṭha-yoga-pradīpikā. Un des buts du Yoga est de faire cesser les dvandva. Le terme est attesté dans les Yoga-sūtra II, 48. Vyāsa, dans son Commentaire (Yoga-bhāṣya), mentionne des couples de contraires : le chaud et le froid, comme nous l’avons vu plus haut. Mais c’est dans la Haṭha-yoga-pradīpikā (= HYP, avec le Commentaire : Jyostnā) que nous avons trouvé le plus de matériaux à réflexions pour ce qui nous intéresse : le dépassement, la suppression, la voie du milieu, le troisième élément ou le troisième terme au-delà de la dualité. HYP I, 48 explique la posture dite du lotus (padmāsana) ; on doit pousser vers le haut l‘apāna-vāyu et pousser vers le bas le prāṇa inspiré. Le Comm. précise « Pousser vers le haut l’apāna-vāyu au moment du mūla-bandha. On doit faire monter l‘apāna-vāyu pour le faire pénétrer dans le suṣumnā-mārga. Pūrita prāṇa : le souffle dont on s’est empli la poitrine par une inspiration (pūraka). il doit être poussé vers le bas. Le but est l’unification du prāṇa et de l’apāna (prāṇāpanayor aikya). Au niveau du prāṇāyāma, divisé en trois parties : recaka (expiration), pūraka (inspiration), et kumbhaka (rétention), c’est le kumbhaka qui représente la suppression de la dualité. Il y a deux sortes de kumbhaka, précise le texte : sahita (accompagné de recaka et de pūraka) et kevala (seul, sans recaka ni pūraka), ce qui est une autre manière de dépasser, d‘outrepasser262. « C’est par le kumbhaka qu’a lieu l’éveil de la kuṇḍalinī, et lorsque Kuṇḍalinī est éveillée, suṣumnā n’est plus obstruée et le succès en Haṭha s’ensuit. Sans Haṭha, il n’y a pas de Rāja-yoga, et sans Rāja-yoga, Haṭha n’aboutit à aucun résultat... »263. « À la fin de l’arrêt du souffle au moyen du kumbhaka, l’esprit doit avoir cesser d’avoir aucun support. En s’exerçant de cette manière, on parvient au niveau du Rāja-yoga »264. T. Michaël explique : « L’esprit (citta) doit devenir nir-āśraya, « sans support », sans objet, vide de perception et de concept. La relation sujet-objet disparaît, toute dualité cesse, il n’y a plus de processus de la pensée. C’est l’état parfait, où l’esprit est dissocié de tous les phénomènes et demeure seul (kevala), sans contact (esparśa), absorbé dans l’ātman » (p. 162). Le souffle est inspiré et expiré par la narine droite et la narine gauche respectivement. La narine solaire (narine droite), c’est la piṅgalā, la narine

lunaire (narine gauche), c’est l’īḍā. Entre ces deux passe la suṣumnā nāḍī, la nāḍī centrale, axiale, assimilée au Feu. La suṣumṇā au centre représente l’union des dualités (le soleil et la lune), la fusion des opposés265. Elle est aussi appelée brahmā-nāḍī, « la nāḍī du brahman », parce qu’elle conduit à l’expérience de la Réalité absolue et inconditionnée. Il y a aussi le symbolisme du masculin (piṅgalā), du féminin (īḍā) et du neutre (suṣumṇā). La voie de la suṣumṇā (suṣumṇ-mārga), c’est la voie du milieu (madhyamamārga, HYP, III, 4). Dans la remontée de l’Énergie (śakti) vers sa source, la suṣumnā est décrite comme étant le « sentier désert, ou sentier du vide, non frayé » (sūnyapadavi ). « Suṣumṇā, le Sentier désert, l’orifice du Brahman, la Grande Voie, le Lieu de crémation, Sambhavi, la Voie du milieu, sont tous des mots synonymes » (HYP III, 4). Le brahma-randhra : « l’orifice du Brahman », l’ouverture au sommet du crâne, correspondant à la fontanelle. C’est la porte de la libération par laquelle l’esprit s’échappe à la mort. Par le terme de śmaśāna, « le lieu de crémation », il faut comprendre la mort symbolique au monde empirique. C’est ce qui a lieu lors de la mahā-mudrā ; « Comme un serpent qu’on frappe avec un bâton se dresse, brusquement droit comme une baguette, de la même façon la Śakti qui était lovée (kuṇḍalī) devient soudainement droite. Alors l’état de mort (maraṇa-avasthā) se produit en connexion avec les deux nāḍī (...). Les grandes causes de souffrance, et tous les maux, à commencer par la mort, sont détruits par cette mudrā (...) »266. T. Michaël explique (p. 169) : « Le prāṇa quitte les deux canaux latéraux, les nāḍī īḍā et piṅgalā, qui sont associés à la respiration par la narine gauche et par la narine droite, et pénètre dans la suṣumnā, le canal médian, causant un état de mort apparente, accompagné d’un arrêt de la respiration dans les deux narines »267. D’autres pratiques sont décrites, le Mahābandha, le Mahāvedha, etc. Le premier a pour but d’introduire l’esprit (manas) dans la voie médiane : dans la suṣumṇā nāḍī. Après « la grande percée » du prāṇa à travers la suṣumnā, le vāyu, subitement, fait sentir sa vibration dans la voie centrale. « Alors s’opère, en vue de l’immortalité, l’union de la Lune, du Soleil et du Feu. Seulement lorsque l’état de mort surgit, on doit relâcher le souffle » (HYP, III, 28). Donc ici nous avons affaire l’union des contraires dans un troisième élément : le Feu, plutôt la connexion (sambandha) de Soma, de Sūrya et d’Agni (voir HYP p. 173-174). « Le Soleil et la Lune sont les facteurs du temps qui est formé du jour et de la nuit.

satya, saṃvṛti-satya, et non pas sur le plan du pāramārthika-satya. Aussi bien la dialectique (tarka, tarkavidyā, ānvikṣikī, nyāya) ne fonctionne-t-elle qu’au niveau de la vérité conventionnelle (ou de la vérité d’enveloppement vyavahāra-satya, saṃvṛti-satya), et non pas au niveau de la vérité de sens absolu (pārāmārthikasatya ). Ces « deux vérités » (dve satye) ne font pas « deux ». Koan du maître zen Hakuin : « Entends le bruit d’une main », « Penser le son d’une main ».

FRANÇOIS CHENET

DESTINS CROISÉS DE L’ONTOLOGIE EN OCCIDENT ET EN INDE Pour un philosophe occidental, de même que toute réflexion sur le langage rencontre, de façon centrale, le double rapport langage / pensée et langage / réalité, de même l’ontologie, entendue au sens d’un discours conceptuel développant une authentique compréhension de l’être, semble avoir toujours fait partie intégrante de la tradition philosophique. De fait, des questions ontologiques telles que : Qu’est-ce qu’exister ? Qu’est-ce qu’une substance ? Qu’est-ce qu’un tout ? Qu’est-ce qu’une relation ? Qu’est-ce que la dépendance ? Qu’est-ce que la causalité ? Qu’est-ce qu’une propriété ? Qu’est-ce que l’identité ? , etc. semblent devoir être au centre de toute réflexion philosophique. Tant il est vrai que l’on ne peut échapper si facilement à une ontologie préalable, peut-être imaginaire, qui nous dirige à notre insu, régnant dans notre pensée et notre savoir. Seulement, si l’expérience de l’être est universelle, la réflexion sur elle ne l’est pas. Elle est assez rare et il est remarquable que ceux qui s’attachent à la décrire, c’est-àdire à expliciter cette expérience fondamentale, cette présence non conceptuelle de l’être à la conscience, commune au philosophe et à tous les hommes, ne la situent pas tous au même point. Dans la philosophie occidentale, pour faire court, c’est comme ontologie que s’est comprise la philosophie accomplissant sa tâche de “philosophie première”268 : elle fut le lieu d’une réflexion à la fois sur l’être en tant qu’être et sur les déterminations de l’être reproductibles dans le langage, réflexion qui travailla à élaborer les catégories majeures de substance, propriété, accident individuel, etc. Qu’il y ait une certaine affinité entre l’ontologie et l’inventaire des catégories entendues à la fois comme des concepts plus généraux que les autres et considérés pour autant comme radicaux, comme des concepts primitifs indécomposables, et comme des conditions d’actes de pensée assurant les prises de l’entendement sur les choses, c’est ce que semble certes manifester l’histoire de la pensée occidentale. Heidegger, dans Être et Temps § 3, déclare que toute ontologie, peu importe la richesse de son système de catégories, reste aveugle sans une clarification préalable du « sens de l’Être » (Sinn von Sein). Déclaration certes remarquable en ceci, qu’elle invite à

affronter la question suivante : Comment comprendre la jonction en l’être du plus vide et du plus commun avec la surabondance et l’unicité si singulière qu’on lui accorde. Mais est-il bien vrai qu’ontologie et doctrine des catégories aient nécessairement partie liée ? Qu’est-ce qui se joue dans cette question de l’éventuelle affinité ou au contraire absence d’affinité entre ontologie et doctrine des catégories ? Pour reprendre la manière dont W. Halbfass reformule le problème dans son maître ouvrage On Being and what there is à propos de l’ontologie du Vaiśeṣika, « l’ontologie constitue-t-elle un épiphénomène de la doctrine des catégories ? Ou bien y a-t-il une compréhension de l’être qui précède et soit la condition du projet d’analyse catégoriale et d’énumération ? »269. La confrontation entre les spéculations et doctrines de la tradition d’Occident et celles nées sur le sol de l’Inde permetelle de jeter un jour précieux sur cette question ? Telle est notre seconde question. Or, cette seconde question renvoie à la question de déterminer quelle est au juste la fonction des catégories. Les catégories, si elles se manifestent toujours comme cadres d’un discours sur le réel, ont avant tout pour fonction d’éclairer et de baliser l’expérience en l’ordonnant, s’il est vrai que chaque entité vit dans une intrication indénouable entre le monde et elle-même, et que le réel est à la fois divers dans son extériorité, multiple dans sa structure diversifiée, et unique dans chacun des « là » qui le compose hic et nunc. Étant donné que les catégories ont pour objet de forger un cadre spéculatif qui rende méthodiquement compte de la totalité de l’expérience, elles doivent fournir le moyen de la parcourir entièrement. Or, le nœud du problème est celui de la portée ontologique dévolue aux catégories. La fonction de ces formes d’ordonnancement du monde que sont les catégories est-elle ou non de dévoiler la morphologie de l’univers, autrement dit, la structuration interne du réel ? Mais qu’en est-il en Inde du statut des catégories et de la fonction qui leur est assignée ? Se pourrait-il que les doctrines indiennes offrent, là de même, un contraste aussi saisissant qu’instructif ? Tel est l’horizon des problèmes dans lequel s’inscrit notre recherche, dont l’enjeu est décisif : La visée de l’être ou, si l’on préfère, la méditation de son sens relèvent-

d’individuation, etc. Les abstractions de l’ontologie ont certes pu faire les délices du Moyen Âge, mais ne semblent-elles pas des pensées sans objet, des néants de pensée ? C’est ainsi que la philosophie occidentale finit par s’embourber dans les ornières de l’ontologie, dans la mesure où la science de l’être en tant qu’être, certes visée à titre surtout programmatique par Aristote, devait se révéler aussi fertile en apories que stérile de par ses abstractions et ses assertions vides. Tant il est vrai que l’être, aussitôt que l’on essaie de thématiser les significations qu’on en devine à travers l’expérience multiforme des êtres et des choses du monde, se dérobe. Revenons à la question de la portée ontologique dévolue aux catégories. Pour les Anciens, les catégories marquaient les points sur lesquels la logique de l’esprit se conjoignait à la constitution des choses. Elles n’étaient pas des moules abstraits et arbitraires, mais des formes qui convenaient à la fois au monde et à l’esprit. Instruments de l‘adœ quatio rei et intellectus, elles rendaient possibles la vérité ou la fausseté des propositions isolées comme des systèmes unifiés. Par là, elles relevaient à la fois de la logique et de l’ontologie. Entretenant une relation étroite avec les instruments de l’intellect, comme l’a suggéré Aristote, elles reflétaient la syntaxe de l’esprit comme celle de l’expérience possible. Du même coup, elles témoignaient de la parenté foncière entre la raison et la nature. Témoin l’ontologie d’Aristote, au carrefour du logique et du réel : si la vérité se définit, dans une tradition expressément référée à Aristote, comme adéquation entre intelligence et réalité, c’est que la réalité ne doit d’être ce qu’elle est qu’à une intelligence, c’est qu’elle a pour cause une intelligence, dont la connaissance épouse tellement ce qui est qu’elle la pose dans l’être, selon qu’elle le connaît. Quelques siècles plus tard se rencontre encore chez Leibniz, par exemple, la thèse de l’isomorphisme structural qui existe, selon lui, entre le monde de la langue, le monde des notions et le monde réel (c’est pourquoi il est compréhensible que Leibniz parle sans trop de gêne tantôt de substances et de leurs attributs, tantôt de sujets et de prédicats, ce qui a provoqué certaines confusions chez les commentateurs). Il va sans dire que le criticisme kantien devait rompre avec cette tradition : chez Kant, la déduction transcendantale des catégories, étant enclose dans le champ des phénomènes, est privée de portée ontologique ; elle ne peut que fonder le système de l’objectivité phénoménale : toute catégorie n’ayant d’efficience cognitive que si elle est

appliquée, sous condition du schématisme, au champ de l’expérience possible, les catégories en tant que concepts purs de l’entendement sont du côté de la pensée finie, déterminant la faculté cognitive « du moins pour nous, hommes » (für uns Menschen wenigstens), précise Kant ; elles sont le moyen pour un entendement fini de penser le réel en procédant à l’information catégorielle de la diversité sensible et en assurant l’articulation du donné empirique ; en outre, Kant est obligé de traiter les catégories ellesmêmes comme des données formelles absolues, qu’il se borne à trouver au lieu d’en montrer la genèse, ce que prétendra faire Hegel. Or, chez Kant l’ontologie n’est plus la science de l’être ni celle de l’étant, attendu qu’elle se mue désormais en la science de la connaissance de l’étant en général, autrement dit, en science de la science elle-méme : « La première et la plus importante question de l’ontologie est de savoir comment sont possibles des connaissances a priori (...). Le concept suprême de toute connaissance humaine est le concept d’un objet en général, non pas celui de l’être et du non-être »272. Mais avec Hegel ne manqua de s’opérer l’identification de la logique et de l’ontologie, identification telle que la dialectique hégélienne (qui prend la forme d’un dépassement de la logique traditionnelle et de ses principes fondateurs) manifeste la culmination de la thèse de l’absolue logicité de l’être dans laquelle Nietzsche verra l’essence même de la métaphysique. Hegel eut beau critiquer l’essentialisation de 1”’ontologie noétisée“ chère à la ”métaphysique scolaire“ (Schulemctaphysik), selon laquelle « l’ontologie est la doctrine des déterminations de l’essence en tant que possible et pensable dès lors que non-contradictoire » (Encyclopédie, §§ 28 et 33), il n’en trouva pas moins à souscrire à la thèse de l’absolue logicité de l’être, — thèse qui, soit dit en passant, serait considérée comme le comble de l’absurdité ou de l’aberration monstrueuse aussi bien par un Vedàntin que par un Bouddhiste rnâdhyamika ! C’est ainsi que la réduction de la métaphysique à l’ontologie a conduit à une conception abstraite et théorique de la connaissance métaphysique qui se distingue par la suite de toute expérience spirituelle, ainsi qu’au règne exclusif du principe de non-contradiction. Seulement, d’où vient que l’histoire de l’ontologie en Occident ne soit qu’une succession d’échecs, et que, d’âge en âge, la pensée y soit hantée par l’“au-delà de l’essence”, voire par 1”‘au-delà de l’être“ ? D’où vient que la

pensée ait sourdement aspiré au dépassement de l’ontologie, dans et par la visée de 1”‘autrement qu’être“, pour reprendre l’expression d’E. Lévinas ? Or, au terme de ce bref survol de l’histoire du questionnement ontologique en Occident, alors même que l’on peut se demander si cette tradition n’a pas épuisé ses possibilités d’essence, ce n’est pas le moindre paradoxe que de voir la réflexion occidentale reprendre au sérieux des possibles négligés et renouer, à son insu bien entendu, avec des possibles qui se sont réalisés en Inde, et, partant, retrouver, là aussi à son insu, certaines voies empruntées par la spéculation indienne. En voici trois exemples éloquents. Commençons par Whitehead. Ce dernier n’est pas simplement le coauteur, avec Russell, des Principia Mathematica (1910-1913), mais encore et surtout un métaphysicien de premier ordre, dont le maître ouvrage, Procès et Réalité (1929) (désormais traduit en français273), développe, à partir de certaines données des sciences de la nature en général et de la cosmologie en particulier, l’une des constructions métaphysiques les plus originales du XXe s. À parcourir Procès et Réalité, il semblerait que Whitehead, s’efforçant d’entrer dans le flux des choses, conçoive la nature ultime de la réalité d’une manière assez proche de celle des Bouddhistes : critiquant le recours à la notion de substance, Whitehead conçoit l’univers comme un perpétuel procès qui s’engendre d’instant en instant et au sein duquel tout devient, s’évanouit et périt, comme un procès exempt de substances mais où interviennent ce qu’il nomme des « entités actuelles », lesquelles sont conçues comme des foyers de pouvoir ou des « agences actives », ces « entités actuelles » : « Le monde actuel est un procès, et lc procès est le devenir des entités actuelles (...) aussi appelées “occasions actuelles”. Le mode de devenir d’une entité actuelle constitue ce qu’est cette entité actuelle (...) Son “être” est constitué par son devenir. C’est le “principe du procès” »274, le temps étant alors conçu comme un « périr perpétuel »275. S’agissant de telles « entités actuelles », qui évoquent à vrai dire davantage les points-instants (kṣaṇa) bouddhiques que les monades de la monadologie leibnizienne, comment ne pas songer ici à l’efficience causale (arthakrīyakāritva) bouddhique ? La relation entre la cause et l’action est ainsi ramenée à l’ « événement-occurrence ou échéance ». Outre la processualité en tant qu’elle dessine et exprime l’autoproduction du réel sous la forme du «cosmos torrentiel », Whitehead met enfin en évidence l’interconnexité et l’interdépendance de toutes choses à la manière

de la co-production conditionnée bouddhique (pratītyasainutpāda). Dans le Chapitre X intitulé « Le procès », Whitehead oppose la « métaphysique de la substance » à la « métaphysique du flux », métaphysiques entre lesquelles « la plupart des philosophies maintiennent un équilibre fluctuant »276. Aux yeux de l’exégète occidental, il semble que Whitehead soit un penseur qui a voulu réunir en un seul schème spéculatif la pensée d’Héraclite et celle de Platon dès lors que l’événement se voit par lui mis au rang d’entité de rang égal à la substance277. Tandis qu’aux yeux d’un exégète indien comme B. K. Matilal, qui s’est intéressé, comme on le sait, à l’anekāntavāda jaina, Whitehead apparaît comme professant une ontologie composant ensemble le point de vue de la permanence et celui du flux universel, à l’image de la conception jaina de la réalité qui s’efforce de composer ensemble le point de vue du Nyāya-Vaisesika et celui du bouddhism278. Si l’exemple de Whitehead est à ce point fascinant, c’est que sa réflexion donne le sentiment de vouloir échapper au règne de la première racine indo-européenne de l’être pour renouer avec la seconde, méconnue et occultée en Occident. À cette fin, il se vit d’ailleurs contraint de lutter contre le langage dès lors qu’il récuse la forme sujet-prédicat, tant et si bien qu’il n’hésita pas à se forger un idiolecte fort difficile à traduire à la mesure de la part d’invention qu’il introduit dans la langue avec la liberté souveraine du mathématicien. Or, ce métaphysicien d’une brillante originalité qu’est Whitehead n’en est pas moins inéluctablement conduit à procéder à son tour à la reconstruction d’un schème catégorial extrêmement rigide (ne comportant pas moins de 8 catégories d’existence et 27 catégories d’explication !)279. Chassez la scolastique, elle revient au galop ! Tout se passe comme si la spéculation, utilisant les ressources de la rationalité pour s’élever jusqu’à la conception de l’essence de l’univers et pour construire un schème susceptible d’en rendre compte complétement, ne pouvait s’empêcher de faire retour à l’humble démarche d’inventaire des catégories pour s’y enliser finalement... Second exemple, celui du grand métaphysicien Louis Lavelle. Éminent représentant de ce qu’il est convenu d’appeler la “philosophie de l’Esprit”, Lavelle est l’auteur du grand traité De l’Étre inclus dans La Dialectique de l‘É’ternel Présent, mais également de ce pur chef d’aeuvre qu’est La Présence totale. C’est en termes de présence spirituelle que Lavclle, qui s’inscrit dans une tradition issue du néoplatonisme, de l’augustinisme et du

malebranchismc, et non sans renouer aussi avec la tradition de l’univocité de l’être illustrée par Duns Scot, n’hésite pas à décrire et analyser l’expérience primitive de l’être. « Il y a, écrit Lavelle, une expérience initiale qui est impliquée dans toutes les autres et qui donne à chacune d’elles sa gravité et sa profondeur : c’est l’expérience de la présence de l’être, (expérience de nature) exclusivement spirituelle {...) En premier lieu, elle nous donne la présence de l’être, d’un être sans doute encore indéterminé pour la connaissance ... Dans une seconde démarche, la présence de l’être devient notre présence à l’être ... sans doute cette seconde phase (...) était impliquée dans la précédente, mais elle n’en était pas encore distinguée {...) La même expérience comporte un troisième dcgré : car, après avoir reconnu notre présence à l’être, il nous faut reconnaître notre intériorité par rapport à l’être (...) C’est la présence seule qui révèle le caractère de tout objet ; hors de cette présence l’objet n’est qu’une ombre, un rêve ou un souhait ; en elle au contraire tous les objets participent à la même dignité, parce que chacun d’eux révèle sa participation à l’être et, par cette participation, nous communiquons avec l’être tout entier considéré dans son indivisible plénitude »280. Or, l’accès à cette expérience coïncide avec la plus extrême intériorité de l’âme à elle-même. Dans l’Introduction à l’Ontologie, Lavelle écrit encore : « Notre expérience la plus primitive et la plus constante est celle de la participation par laquelle, en découvrant l’être du moi, nous découvrons l’Être total sans lequel l’être du moi ne pourrait pas se soutenir »281. Il faudrait pouvoir lire les pages magnifiques dans lesquelles Lavelle, en appelant à la philosophia perennis282, formule sa méditation, laquelle se révèle tout à fait consonante à celle des ṛṣi des Upaniṣad védiques. Voici un texte admirable, où l’on croirait entendre les accents des ṛṣi upaniṣadiques, tant Lavelle y rejoint et retrouve leur intuition rayonnante d’une unité intérieure totale de tous les êtres, unité intérieure totale de tous les êtres qui a nom ātman / Brahman : « La présence du tout est antérieure à la distinction du sujet et de l’objet. Il faut que l’on considère le tout comme vide de tous les caractères particuliers

qu’y découvre une analyse toujours inachevée. Il faut que ceux-ci ne soient point en lui sous une forme séparée afin de permettre à tous les individus, en les discernant, de constituer en lui leur propre racine. Ainsi, le tout est la racine d’où jaillissent toutes les qualités comme une gerbe infinie, à l’intérieur de laquelle chaque être fini assure son propre développement autonome en isolant certaines d’entre elles avec lesquelles il s’identifie (...) La présence pure de l’être en général doit refermer l’une sur l’autre, pour les confondre à l’intérieur d’une même unité, la subjectivité de l’objet dans chaque conscience et l’objectivité d’un sujet universel qui comprend, dépasse et fonde toutes les consciences particulières (...) La notion univoque de l’être nous invite précisément à descendre jusqu’à une racine commune de toutes les apparences, c’est-à-dire à faire des apparences elles-mêmes non seulement, selon une formule célèbre, des apparences bien fondées, mais encore des pièces réelles d’un univers varié dans ses aspects, bien qu’homogène par le principe qui le fait être et qui n’a lui-même aucune existence séparée (...) Il convient de se placer au cœur même de cette présence, c’est-à-dire dans l’abondance infinie et pourtant rigoureusement une de l’être total (...) Les sages et les saints, experts à pratiquer toutes les ressources de l’âme pour obtenir la puissance et la joie, regardent comme la première condition de l’initiation spirituelle cette vertu négative par laquelle l’être, renonçant d’abord à toutes les images extérieures auxquelles s’est appliquée jusque-là sa préoccupation, demeure enfin seul avec lui-même et par conséquent face à face avec l’acte qui le fait être. On peut donner à cette vertu le nom de purification, de dépouillement ou d’indifférence »283.

Dernier exemple, non moins éloquent, celui de Heidegger. Ce dernier, après que son projet d’“ontologie fondamentale” ait achoppé et après avoir tenté d’opérer la “destruction de la métaphysique”, s’est engagé dans la voie d’une reprise de la question du sens de l’être sur le mode cette fois de la pensée méditante (Besinnung). Dans plusieurs textes, extraits de Le nihilisme européen et des Concepts fondamentaux (cours du semestre d’été 1941), Heidegger célèbre les litanies de l’Être en ces termes :

« L’être est le vide extrême, et il est en même temps la richesse (...) L’être est l’extrême universalité. Il est en même temps l’extrême originalité (...) L’être est ce qu‘il y a de plus facile à comprendre. Ce compréhensible au maximum est en même temps ce que nous saisissons le moins, ce qui en apparence n’est pas saisissable. (...) L’être est la chose la plus usuelle. L’être est usé et pourtant, à tout instant, impensé dans sa venue (...) L’être est ce qu’il y a de plus sûr. Et pourtant l’être ne nous offre aucun terrain, aucun fond. L’être renie tout fond, il est abyssal, sans fond (...) L’être est la chose la plus oubliée. Mais cette chose oubliée est celle qui nous remémore le plus de choses (...) L’être est ce qu’on dit le plus. Ce qui est dit le plus est en même temps ce qui est passé le plus sous silence, en ce sens fort que l’être est muet sur son essence »284. Texte magnifique, où l’on voit, là de même, Heidegger, lors même qu’il rend témoignage à cette identité énigmatique de l’être, identité de nature supraconceptuelle puisqu’elle inclut en soi une différence, renouer, à son insu bien entendu, avec une certaine manière upanisadique de viser l’ātman / Brahman en termes de coincidentia oppositorum, c’est-à-dire en termes d’unité paradoxale des opposés ou, mieux encore, de matrice des contraires, en particulier dans la Taittirīya Upaniṣad, (l’une des plus anciennes Upaniṣad, après les deux grandes Upaniṣad védiques) : on croirait y entendre les accents de la Taittirīya Upaniṣad (Brahmavallī, II, 6), dans laquelle le terme satya est interprété comme signifiant l’unité paradoxale du distinct (nirukta) et de l’indistinct (anirukta), de ce qui se dérobe (nilayana)285 et de ce qui ne se dérobe pas (anilayana) — à l’instar de l’Être qui, selon Heidegger, dans son retrait, s’occulte, s’il est vrai que la notion de désoccultation (Entbergung) implique un jeu du caché et du non-caché (et non point un simple dévoilement au sens d’enlèvement du voile), comme si l’émergence aimait l’occultation, non pas comme ce qui la nierait, mais comme l’élément où sa propre possibilité d’être se trouve abritée, tenue en réserve et ainsi préservée — , comme signifiant encore l’unité paradoxale de ce qui est perçu (vijñāna) et de ce qui demeure non perçu (avijñāna), du réel (satya) et de l’irréel (anṛta), autrement dit, du formel et du sans forme.

II. La réflexion indienne sur l’être Qu’en Inde la question de l’être ne soit pas aussi fondatrice et axiale qu’en Occident, où elle accompagne l’histoire de la philosophie à la manière d’une basse continue, est ce qui, pour le philosophe occidental, rend la tradition indienne si riche d’enseignements à cet égard. En Occident, la pensée trouve dans l’éminence du mot être sa possibilité comme discours philosophique et c’est dans l’allégeance à l’être que la philosophie puise sa justification ultime. En Inde, ce n’est pas à dire que la question ait été négligée, mais bien plutôt qu’elle n’a pas trouvé à s’y développer de manière autonome, attendu que la réflexion sur l’être y a été développée, de manière incidente, en lien avec des débats cosmogoniques et/ou cosmologiques, psychologiques et surtout sotériologiques. Ce n’est pas, en effet, à partir de l’aimantation exercée par la question « Qu’est-ce que l’être en tant qu’être ? » que s’est développée la pensée indienne, mais bien plutôt à partir de celle exercée par la quête de la délivrance, même s’il a existé également nombre de courants qui ne s’y réfèrent pas ou guère. En lieu et place d’un inventaire des catégories au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire au sens de catégories régulatrices de la connaissance ou de constructions conceptuelles, nul doute que l’esprit indien n’incline bien plutôt à recenser les principes (tattva), c’està-dire les nœuds successifs et réels d’un mouvement évolutif auxquels correspondent autant de niveaux de réalité, ainsi qu’en témoignent avec éclat le Sāṃkhya, mais aussi les courants inspirés par les Pāśupata et les Pāñcaratra Āgamas, sans parler du Sivaïsme du Cachemire. Or, on ne dira jamais assez que ces principes ou “catégories d’existence” que sont les tattvas, s’ils ont certes pour office de servir de principes explicatifs en vue de la compréhension du procès de l’émanation cosmique, sont avant tout destinés à être “réalisés” dans l’expérience dès lors qu’ils correspondent à des niveaux ou degrés de conscience qu’il est possible d’atteindre au plus intime de soi afin d’être en mesure d’en percer la nature et le sens. Et même lorsque le Vaiśeṣika, en réaction au défi du Bouddhisme, élaborera sa version propre du réalisme ontologique et développera des analyses d’ordre ontologique, ces dernières composent au mieux ce que l’on peut appeler une “ontologie en mode mineur”, en ce double sens que, d’une

part, son projet se limite à l’énumération exhaustive des éléments constitutifs du monde et, d’autre part, que cette ontologie présente un moindre degré d“’engagement ontologique”, pour reprendre l’expression de Quine. Pour le philosophe comparatiste, l’intérêt majeur que présente la tradition indienne à travers la diversité de ses écoles, c’est en effet de porter au jour, d’une manière infiniment plus aiguë qu’en Occident, l’alternative radicale entre la visée de l’être en termes d’« ontologie formelle » et sa visée en termes d’expérience spirituelle ou d’ouverture à un x impossible à viser sur le mode de la pensée représentative et objectivante. Alors que la réflexion des écoles brahmaniques réalistes devait s’enliser toujours davantage dans une démarche de clarification scolastique des notions et concepts abstraits afférents à l’être, démarche qui relève de ce que nous appelons une « ontologie formelle », les grandes philosophies à visée sotériologique, le Vedānta, d’un côté, et le Bouddhisme mādhyamika, de l’autre, se présentent en regard comme des philosophies qui invitent à opérer un saut, comme des « leap philosophies », pour reprendre l’expression fameuse de K. H. Potter, si radicales qu’elles engagent un déconditionnement à l’égard même de toute réflexion ontologique, autrement dit, une récusation radicale de toute ontologie. Alors que les Grecs ont été fascinés par la question de l’être à telle enseigne la philosophie occidentale, à partir d’une certaine époque, n’aura de cesse d’être hantée par l’aspiration au « dépassement de la métaphysique », quelle que soit la forme que revête ledit dépassement, les grandes sotériologies indiennes prescrivent une mutation radicale qui ne va à rien moins qu’opérer un déconditionnement à l’égard de toute métaphysique. Aussi convient-il de passer en revue rapidement quelques aspects des spéculations indiennes au sujet de l’être. Si les travaux magistraux de J. Bronkhorst, quant à eux, n’ont pas peu contribué à retracer les étapes historiques de la prise de conscience, chez les Grammairiens et les Philosophes, de la nécessité pour le langage de « décoller des choses pour en parler » — conscience acquise beaucoup plus tôt en Grèce qu’en Inde, nous semble-t-il, en raison de la subversion sophistique —, c’est d’un constant dialogue avec la réflexion de W. Halbfass dans son maître ouvrage On Being and What There Is et avec celle de ses disciples286 que va s’entretenir notre présent propos.

1. Les Upanisad Comme le rappelle Van Buitenen dans son Introduction à sa traduction du Vedārthasaṃgraha, le terme sat dans les Upaniṣad védiques est encore chargé de valeurs concrètes et c’est vain que l’on y chercherait un débat explicite sur la sémantique de l’être à la manière grecque : sat y signifie « ce qui est ici et maintenant », et ce sens demeure toujours valable tout au long des Upaniṣad, selon J. A. B. Van Buitenen. Ce qui est visé ici n’est pas l’existence en son abstraction, mais en sa concrétion (sinon en sa déterminité, comme dirait Hegel) : l’être s’annonce à la manière d’un universel concret dès lors qu’il se révèle à l’homme comme une gloire incompréhensible quand l’homme a un jour la chance de percevoir dans la plus humble chose cet acte d‘exister287 qu’elle exerce, cette poussée victorieuse par laquelle elle triomphe du néant. Tant il est vrai que l’idée de l’Être, loin d’être comme le voulait Hegcl, la plus abstraite et la plus vide des notions, est au contraire la plus concrète de toutes. Sans doute sat au sens d“’entité” n’est-il pas systématiquement et thématiquement distingué de sat en tant qu’Être primordial. Mais l’ātman / Brahman. se qualifie proprement sinon comme le “Réel du réel” ou l’ens realissimum, du moins comme le “fond même du réel” (satyasya satyam), autrement dit, comme le fondement ultime de toutes choses. Même si l’être est encore chargé de valeurs concrètes, la question se pose donc de savoir s’il est permis d’interpréter le syntagme satyasya satyam (Bṛhadāraṇyaka Up. II, 1, 20), qui est en quelque sorte le « nom secret » de l’ātman, comme signifiant explicitement déjà la différence de l’Être et de l’étant au sens de Heidegger. Dira-t-on que la différence ontico-ontologique demeure inconnue dans les Upaniṣad dès lors qu’aucune différence essentielle n’existe ici, pour reprendre une formule de Heidegger, entre « saisir l’ensemble de l’existant en soi, et se sentir au milieu de l’existant en son ensemble »288 ? Thèse certes soutenable, mais contre laquelle il est permis de s’inscrire en faux attendu que la visée du Principe s’y accomplit dans et par un mouvement de transcendance, de dépassement du domaine ontique tout entier289. S’il est certes vrai que, dans les premières Upaniṣad, l’Unique avait tendance à se fondre dans le Tout, et que c’est à peine si la transcendance de l’Un se

dégageait de la parfaite immanence, l’être ne s’y annonce pas moins sur le mode d’une transcendance, quoique d’une transcendance diffuse : transcendance, parce qu’elle se dérobe et se refuse, diffuse, parce qu’elle pénètre l’espace du monde et du moi, parce qu’elle est au-dehors et audedans, parce qu’elle est l’intimité du visible et du sensible en même temps que le tréfonds de l’âme. Si le vocable sat consiste également en un participe substantivé, une double différence s’accuse ainsi entre Parménide et les Upaniṣad. D’une part, alors que Parménide, partageant la valorisation paradigmatique de la vue et de l’intuition visuelle chez les Grecs, incline à concevoir l’Être comme une sphère, l’Être, dans les Upaniṣad, se voit donc visé sur le mode d’une transcendance diffuse. D’autre part, l’Être, dans les Upaniṣad, bien loin qu’il puisse se voir en quelque façon objectivé, s’y voit identifié avec le Soi, c’est-à-dire avec le Sujet absolu. Ou plus exactement, si la Réalité ultime, étant à retrouver à la fois au cœur des choses et en nous, comprend à la fois le sujet et l’objet, il convient alors de rechercher le centre de la réalité non point à l’intérieur du sujet, mais entre le sujet et l’objet, et de concevoir sa circonférence comme incluant à la fois le sujet et l’objet. Lorsque le problème de l’être comme tel commence à poindre dans les Upaniṣad, ce n’est pas en tant qu’interrogation ontologique au sens où nous l’entendons, mais en tant qu’il dérive de la nécessité d’expliciter la nature du Brahman visé et découvert. Le locus classicus d’une approche davantage ontologique du Brahman en tant qu’Être (sad-brahman) est bien sûr la fameuse sadvidyā du Chapitre VI de la Chāndogya Upaniṣad, dont l’interprétation a suscité tant de controverses parmi les indianistes autour de l’expression vācārambhaṇaṃ nāmadheyam : chacun sait qu’elle est à interpréter plutôt comme dérivant de ā-rabh- et comme voulant dire « les transformations (vikāra) sont l’objet d’une dénomination substantielle qui a prise (sur la réalité) par le langage (seul) »290 plutôt qu’à partir de ā-lambh- et comme voulant dire « les modifications (vikāra) ne sont que de simples noms qui sont affaire de langage (i. e qui reposent sur lui) » (Ch. Up. VI, 1, 4-6). À l’encontre de l’interprétation śaṅkarienne ultérieure en termes de transformation illusoire (vivarta), interprétation que combattra Râmanuja, il semble que soit ici exalté, dans le sillage des Hymnes védiques (Ṛg Veda X, 81, 2), le pouvoir du langage en tant que précieux principe d’individuation : c’est à l’aide du langage que nous appréhendons les choses dans leur

spécificité à partir de leur formes plus ou moins transitoires ; or, la connaissance d’une petite parcelle d’une chose permet de connaître toutes choses de même nature ; en sorte qu’une appellation plus adéquate est en mesure de manifester que leur substance, du fait qu’elle est plus foncière, se laisse, partant, connaître à fond : il appert que seule l’argile, etc. est réelle ; enfin, en-deçà des substances particulières que sont l’argile, le cuivre ou le fer, y a-t-il substrat plus foncier et plus indéterminé que l’Être même, par la connaissance duquel est alors tenue la promesse d’Uddâlaka Āruṇi ? Quelle que soit l’interprétation à donner de ce passage fameux, peut-être délibérément ambigu (car l’on sait l’importance, dès les Hymnes védiques, de l’ambiguïté volontaire du sens et de l’ambivalence et, plus tard, dans la littérature sanskrite classique, de cette figure de style omniprésente qu’est le double-sens - śleṣa - , de sorte qu’un indien peut parfaitement entendre ici l’écho des deux racines), fondamentale est la polémique engagée par Uddâlaka Āruṇi dans le sillage du fameux hymne cosmogonique Nasadīa sūkla (« Ni le non-Être n’existait alors, ni l’Être », Ṛg Veda, X, 129) mentionnant l’existence de l’Un - tad ekam - préexistant au Non-Être comme à l’Être, — hymne qui devait susciter des controverses autour de la préséance ou de la priorité respective de l’être et du non-être291 en tant qu’ ἀρΧή de toutes choses : à l’encontre de ceux qui accordaient la priorité et le primat au non-être sur l’être, Uddālaka Āruṇi pour la première fois, à la faveur d’une décison d’ontologie, affirma clairement la priorité de l’être sur le non-être dans la Chāndogya Upaniṣad VI, 2, 1-2, bien que par ailleurs, dans la Taittirīya Up. (II, 7, 1), la priorité soit donnée au non-être, ce dernier ayant alors préséance sur l’être. Dans les Upanisṣad, les noms-et-formes (nāma-rūpa), s’ils voilent certes la plénitude, ne mordent pas au cœur de l’être, dont la continuité immédiate et profonde n’est brisée qu’en surface par l’aspect extérieur et le langage. L’être est l’intimité de toutes choses : c’est l’acte même par lequel chaque chose se fait ce qu’elle est. En définitive, pour les Upaniṣad, il n’est d’autre être que l’être du Tout ; ce qui implique que l’être est l’intériorité absolue hors de laquelle il n’y a rien ; il n’y a point de choses séparées, car chaque chose particulière est une perspective sur la totalité des choses. Rien dès lors qui ne soit tout.

2. L“’ontologie en mode mineur” du NyāyaVaiśeṣika Les tenants du Vaiśeṣika sont, comme on le sait, des “Spécificateurs”, habiles à discerner, comme leur nom l’indique, les différences caractéristiques entre les choses, autrement dit, les traits distinctifs (visesa) qui individualisent une substance. Faisant fond sur le postulat que l’univers est bien structuré et qu’il est peuplé d’entités durables et identifiables, le Vaiśeṣika, épousant le grain des choses, développe une “Systématique générale” qui prétend faire le salut de l’homme en lui rendant le monde clairement intelligible dans toute la variété des modes de l’être. Son ambition se borne à l’énumération “horizontale” et à la classification “ontique” des objets connaissables et des entités constitutives du monde. Faisant fond, d’une part, sur une expérience de l’être non soumise à une critique préalable et qui n’est autre que celle du sens commun, et, d’autre part, sur le “principe de correspondance”, comme l’a bien montré J. Bronkhorst dans un article important292, le Vaiśeṣika procède alors à l’inventaire des six catégories, auxquelles Candramati ajoutera celle d’absence, avec la distinction bien connue des quatre modes d’absence. La doctrine standard des catégories du Nyâya-Vaisesika :

Au centre, sont réputés exister réellement (sat) les substances (dravya), les qualités (guṇa) et les activités ou mouvements (karman) ; tandis que les universaux, les traits individuateurs et l’inhérence sont réputés ne pas “exister”, en ce sens que l’universel “fait d’exister réellement” (sattā) n’inhère pas en eux, mais être cependant positivement présents (bhāva) en tant qu’il sont révélés par notre expérience et notre langage quotidien ; viennent ensuite, troisième cercle, les absences (abhāva), qui n’existent ni ne constituent des présences positives, mais qui sont néanmoins réelles ou du moins objectives, en tant qu’elles sont connaissables (jñeya) et exprimables (abhidheya) ; et enfin, à la périphérie extérieure, l’irréel (tuccha, alīka) (une non-entité est non-existante, à l’image du fils d’une femme stérile). Inutile de préciser que cette version est la version commune simplifiée, tant les discussions à ce sujet entre Prasastapâda (qui distingue la “connexion avec la réalité” - sattā-sambandhaentendue au sens de “ayant la réalité pour prédicat” et “l’être en vertu de sa propre identité” - svātmasattva - entendu au sens de l“’être comme identité à soi”), Udayana, Sridhara et Vyomasiva sont abstruses et byzantines. En tout état de cause, le problème est de déterminer les divers niveaux auxquels renvoient et correspondent les divers statuts ontologiques dévolus aux universaux293. On doit convenir à cet égard que le partage entre les trois vocables dont nous avons essayé d’élucider et de fixer le sens est loin d’être clair et exempt d’ambiguïté dès lors que l’école du Nyāya-Vaiśeṣika fut incapable d’élaborer un critère satisfaisant permettant de distinguer sans appel bhāva de sattā — ce qui devait être source de maintes confusions et de maints désaccords s’agissant du partage à établir, au sein des catégories, entre catégories positives (bhavapadāriha) et catégories négatives (abhāvapadārtha) : on sait que la réflexion évolua à ce sujet de pair avec un changement dans la terminologie (pour Kanada, bhāva s’applique aux trois premières catégories ; tandis que pour Candramati et Praśastapāda, le termeclef devient sattā, qui s’applique aux trois premières catégories, mais chez Prasastapâda astitva s’applique aux six catégories ; tandis que chez Sridhara et Udayana, sattā s’applique aux six catégories positives et astitva aux sept, incluant les absences). Quoi qu’il en soit des controverses relatives à la question de savoir si l’universel « existence » (sattā) s’applique à toutes les catégories positives ou bien seulement aux trois premières, l’être lui-même (bhāva / sattā) n’est autre qu’un universel réifié dès lors qu’il est regardé

conjugué avec son présupposé réaliste (le Nyāya n’admet aucune non entité à quelque plan que ce soit, ni épistémique ni ontologique : en d’autres termes, pour le Nyāya, la notion d’une entité fictive — telles les cornes du lièvre, par exemple — dénote quelque chose d’irréel plutôt que d’inexistant), n’a pas contribué, dans cette école, à la prise de conscience de la nécessité d’un travail de lutte avec la langue. D’autant qu’en sanskrit, comme l’écrit M. Biardeau, « le suffixe abstrait est un « suffixe de mode d’être » (bhivapratyaya) qui s’applique aussi bien à des substantifs qu’à des adjectifs pour désigner un mode d’être ou une nature stable, une qualité déterminante (rapportée à la substance qui forme le support de la qualité, même quand la substance se présente sous les traits de l’individu pur et simple), quelle que soit par ailleurs la nature de l’universel que l’on cherche à exprimer par le suffixe abstrait — « forme spécifique » (âkrtl), « classe » (jāti), « trait commun » (sāmānya), etc. »295. Or, les mots à suffixe abstraits ainsi formés engagent une réduplication à l’infini des qualités, qui rappelle fâcheusement l’explication classique des propriétés de l’opium par une virtus donnitiva dont l’effet est de sensus nostros assoupire ... ! Tant il est vrai que l’on ne résout pas la question Quid est ? en la convertissant en qurdditas ! Quand bien même le problème du statut des universaux se poserait différemment en Inde, comme on le sait, une mentalité scolastique se mit en place, qui ne le cède en rien à celle de la Scolastique médiévale d’Occident. Cette dernière reposait sur le réalisme des idées abstraites qui consiste à tenir le morcellement conceptuel que notre pensée abstraite fait subir aux choses comme l’expression de la structure ontologique des êtres, si bien qu’à toute notion distincte dans notre esprit correspond, en dehors de lui, une entité qui possède formellement ce qui est contenu dans sa définition. Or, à l’encontre de ce que soutenait le Vaisesika, la logique occidentale moderne a établi sans appel qu’il n’existe pas que la seule relation d’inhérence et que l’on ne saurait tout ramener à la seule relation d’inhérence.

3. Le Navya-Nyàya Par la suite, le Navya-Nyâya développa une analyse sémantique de la proposition sous la forme d’une explication logico-grammaticale qui prétendait élucider la « compréhension à partir du langage ou des mots [d’une phrase] » (sâbdabodha), autrement dit, la cognition basée sur le langage (i. e. générée par la compréhension que nous pouvons avoir du sens d’une phrase). Postulant que tout est exprimable en termes de relations (samsarga, sambandha) entre un qualifiant (viśeṣana) et un qualifié (visesya), il s’engagea sur la voie d’une “ontologie formelle” inventoriant un complexe de relations et décrivant, avec une virtuosité sans égale, les divers types de relations permettant de rendre compte de la structure de la réalité en tant que multiforme et complexe (relations du type : àdhàra-àdheyabhâva ; jnâpya jnâpaka-bhâva ; prāpya-prāpaka-bhāva, pratibandhaka pratibandhya-bhâva ou relation d’incompatibilité entre des cognitions, etc.). Irritant paradoxe que celui du Navya-Nyâya ! Lors même qu’il prétendit délaisser l’ontologie pour l’épistémologie, il n’eut de cesse de reconstruire une ontologie de la relation, laquelle, si elle comporte plusieurs classifications des relations, n’en exige pas moins le recours à des délimitateurs (avacchedaka), dont l’office est d’indiquer la quantité du relatum, et à des déterminateurs (nirupaka), dont l’office est de spécifier le relatum qui n’est pas le locus de la relation ou une propriété résidant dans cette relation. Or, cette ontologie de la relation fut à ce point tributaire de la structure même du sanskrit, de sa propension à fabriquer des composés toujours plus complexes, plus longs et plus artificiels, autrement dit toujours plus difficiles à manier, que la réflexion ne devait pas tarder à s’empêtrer, pour s’y épuiser et s’y exténuer, dans l’analyse et la classification d’un maquis de relations prétendant épuiser les formes les plus simples de la complexité logique. Or, la philosophie occidentale, moins “empêtrée” dans de pareils composés hautement artificiels, n’allait pas tarder, avec Leibniz, à s’engager dans la formalisation de la logique des relations. Si le Navya-Nyâya est jugé si désséchant de l’aveu même des auteurs indiens contemporains, ce n’est pas parce qu’il raffinerait à l’infini sur des articulations secondaires (il « couperait les cheveux en quatre », entend-on dire), c’est avant tout parce que son projet de clarification formaliste en forme de “purification”, de “perfectionnement”, de “raffinement subtil”

(pariṣkāra) de l’explication logico-grammaticale de la proposition, qui entend parvenir à des définitions claires et bien affûtées, s’y est mué en une « technique de paraphrase » destinée à expliciter l’information contenue dans l’emploi d’expressions dénotatives (noms propres ou phrases descriptives), comme ce sera le cas plus tard en Occident avec la théorie des descriptions de Bertrand Russell (l’expression « technique de paraphrase » est d’ailleurs l’expression usitée par Alfred Ayer pour caractériser la démarche de Russell). S’il est vrai que c’est à des philosophes analytiques que l’on doit surtout l’élaboration de l’“ontologie formelle” (même si c’est à Husserl que l’on doit ce terme), l’on s’explique tout naturellement l’intérêt porté par les spécialistes du Navya-Nyâya (B. K. Matilal et ses disciples, entre autres) à la philosophie analytique anglo-saxonne. On se plaît d’ordinaire à souligner la créativité inhérente au Navya-Nyâya, en ce sens qu’il fut le lieu d’innovations créatrices à une époque où le reste de la spéculation indienne tend à s’assagir, s’enlisant dans le commentarisme ou bien versant dans le syncrétisme, etc. Seulement, force est bien de reconnaître qu’en vertu de sa dépendance non critiquée à la structure du sanskrit, la sophistication abstruse du Navya-Nyâya suscite trop souvent un irrépressible sentiment de verbalisme : en dépit de la subtilité des distinguos proposés, quelle gratuité verbale dans certaines argumentations ! En voici deux exemples éloquents. Passe encore pour la fameuse notion de contrapositif (pratiyogin), entendue au sens de « non non-être [déterminé] », en vertu de laquelle le contrapositif d’une absence (abhàva) est nécessairement quelque chose qui existe (yat abhàvapratiyogitvam tat satyatvavyāpyam). Il reste que cette abstruse notion de contrapositif, entendue au sens d’une certaine positivité logique du non-être, se heurte immédiatement à des difficultés rédhibitoires. Bornons-nous à un exemple, celui de la causalité. Si l’on affirme que l’“agent” est simplement la non-existence antérieure de l’effet, alors l’effet est le contrapositif de cette absence, et parler ici d’une relation entre une absence et son contrapositif semblerait parfaitement adéquat — ce que Sankara refuse : des absences ou des non-existants ne sauraient être des agents causals (le fils d’une femme stérile ne saurait rien engendrer). Mais que dire de la question de savoir si une absence peut être elle-même le contrapositif d’une autre absence, et ainsi de savoir si l’absence de la seconde absence est elle-même une troisième, etc. ? L’absence dont le contrapositif est lui-même une absence (i. e. l’absence d’une absence) est-elle une absence

ou non ? Si Vâcaspati Misra et Udayana soutiennent catégoriquement qu’il ne saurait y avoir d’absence d’absence, attendu qu’une telle entité est une entité positive, une présence (bhâva), en revanche Raghunâtha Siromani (vers 1475-1550) affronte et élabore le problème de manière à éviter tout regrès à l’infini, mais sa position à cet égard est loin d’être exempte d’ambiguïté (l’absence absolue d’une absence absolue de x est la même chose que x ; mais il affirme également que l’absence d’une absence d’une absence est identique à une unique absencc)296. Deuxième exemple : la notion de kāraṇātāvacchedaka. De même que l’absence se voit différenciée par différents contrepositifs et supports, de même la causalité (kāraṇatva) se voit-elle différenciée par ses différents effets et ses différents délimitateurs : pour chaque cause, il doit exister un délimitateur de la propriété d’être cause ; et l’action (kṛti) de l’agent, attribut par la vertu duquel il devient l’agent (kartā), devient alors le délimitateur de la causalité (kāraṇatāvacchedaka) ; mais les actions sont alors différenciées selon les différentes occasions ; ainsi si nous faisons de l’action le délimitateur de la propriété de causalité (kàranatvatva), nous devons alors admettre la propriété d’être une action (krtitva) à titre de constituant du délimitateur de la propriété d’être cause ; le délimitateur de la propriété d’être cause sera simplement une exemplification de la propriété d’être cause. Tandis que si nous faisons d’une action la cause, le délimitateur de la propriété d’être cause sera simplement une exemplification de la propriété d’être une action. Ainsi accède-t-on par là à une définition plus économique de la cause, conformément au principe de parcimonie ou d’économie (laghatva), etc.297 Comment ne pas avoir ici l’irrépressible sentiment que l’on nage ici en plein verbalisme, verbalisme tel qu’un Logicien bouddhiste ne peut que le récuser en bloc dès lors qu’il définit l’existence, aurement dit le nerf du réel par l’efficience causale (arthakriyākāritva) ? Or, cette caractérisation de l’existence par les Bouddhistes, le profane doit avant tout se garder de l’interpréter comme conférant à tout événement ou point-instant singulier une quelconque “capacité”, ce qui reviendrait à lui attribuer une nature propre (svabhāva), ce qui ne s’accorderait pas avec sa caractérisation comme absolument singulier auto-référent et index sui (sva-laksana), c’est-àdire avec la récusation par les Bouddhistes de toute espèce de potentialité non-actualisée résidant dans un prétendu fonds substantiel qui viendrait

doubler la réalité à la manière d’un arrière-monde non manifesté dès lors qu’il n’existe pas, selon pas l’axiome bouddhique, de dbarrnin au-delà et sous-jacents aux dharmas : c’est ainsi qu’à chaque moment une nouvelle entité (bhāva) vient à l’existence pour aussitôt disparaître. Caractériser l’existence par l’efficience causale, affirmer que cette dernière constitue le “nerf du réel”, ainsi que le fait Dharmakirti dans le Pramāṇavārttika (Ch. 2, v. 3), revient à dire que tout ce qui existe est causalement efficient, c’est-àdire produit un effet, ou est remplacé par un autre membre, et aussi que tout ce qui n’est pas doué d’efficace est inexistant (les deux affirmations portent sur des constructions mentales, la première sur des constructions douées d’une validité relative, la seconde sur des constructions totalement fictives — le non-efficient, l’inexistant ; mais ce qui est sûr, c’est que, quelle que puisse être la nature du réel pour les bouddhistes, ce dernier ne saurait être une substance, puisque la substance est l’un des cinq types de constructions conceptuelles dénoncées par Diṅnāga). C’est ainsi que le Nyāya puis le Navya-Nyāya ont accrédité de manière exemplaire une mentalité scolastique qui tient pour légitimes certaines illusions structurales de notre esprit et qui, partant, n’a pas prise sur le réel. À la vérité, le Navya-Nyāya reste enfermé dans le cercle étroit de l’analyse logico-linguistique : il ne sort pas d’un cercle à l’intérieur duquel on veut faire régner une rigueur qui implique que l’on ait d’abord rigoureusement défini la rigueur elle-même. Cette prudence dans fénonciation et ces « jeux de perles de verre » aux règles extrêmement subtiles ont, à la vérité, fini par scléroser le Navya-Nyāya. À l’instar des positivistes logiques et des philosophes analytiques selon le jugement de Whitehead que B. K. Matilal rappelle — ce sont des « poor definition-cutters with logical scissors »298 — , les tenants du Navya-Nyaya ressemblent à des spécialistes qui aiguiseraient sans cesse des ciseaux pour les rendre de plus en plus tranchants mais qui ne s’en serviraient jamais. Bien plus, cette ontologie de la relation est à ce point tributaire de la structure du sanskrit, féru, comme on le sait, de composés, que non seulement sa fécondité “s’évente”, pour ainsi dire, lorsqu’on cherche à la traduire (les modernes tenants du Navya-Nyāya, tout en affirmant que les difficultés inhérentes à son étude ne sont pas d’ordre purement linguistique mais bien d’ordre logique, estiment que les nuances les plus subtiles de sa terminologie se refusent à toute traduction dans une autre langue), mais

encore qu’elle se révèle incapable de se hausser au point de vue de développé par Russell, à savoir la théorie de la proposition, appelée à devenir une théorie classique dans la philosophie occidentale contemporaine. Rien n’est plus instructif à cet égard que le fameux Dialogue (saṃvāda) entre des Naiyāyikas modernes et des tenants de la philosophie occidentale tenu à Poona en 1983 et édité par Daya Krishna299. Sans doute au regard des théories indiennes de la “compréhension à partir du langage ou des mots [d’une phrase]” (śābda-hodha), autrement dit, de la cognition basée sur le langage (i. e. générée par la compréhension du sens d’une phrase), point n’est besoin de postuler l’existence de quelque chose comme une “proposition” en tant que seule porteuse de vérité pour rendre compte des énoncés qui se révèlent faux300. Reste que s’il est vrai qu’il convient de distinguer soigneusement les relations de leurs propriétés relationnelles (pour certains, les relations sont plus fondamentales que les propriétés relationnelles ; tandis que, pour d’autres, on peut faire l’économie des relations si l’on a des propriétés relationnelles), le Navya-Nyāya a du mal à élucider la nature de certaines propriétés des relations (telles que la réflexivité, la transitivité, la symétrie, la dépendance asymétrique, etc.), propriétés qui sont au fondement des mathématiques et de la logique modernes301, et à élucider le statut des relations (sont-elles purement externes à leur relata, comme le soutient Russell ? Ou bien faut-il souscrire à la doctrine des relations internes : une relation entre n relata est interne si et seulement si l’existence des relata exige que la relation les relie — Spinoza, Hegel, Bradley ?). Un des protagonistes du Dialogue va même jusqu’à forger ou réactiver une expression telle que “arthi-arthabhāva” pour exprimer la relation de catégorisation telle qu’il l’entend pour sa part302 ! Mais, de son côté, la philosophie analytique occidentale, bien qu’elle se veuille beaucoup moins tributaire de la structure des langues naturelles puisqu’elle fait au premier chef fond sur l’analyse de la structure logique du langage, n’est pas en reste : elle aussi reste enfermée dans le cercle étroit de l’analyse logico-linguistique. La sclérose qui a affecté en son temps le Navya-Nyāya en Inde laisse mal augurer de l’avenir de la moderne philosophie analytique en Occident : en dépit de la subtilité des distinguos qu’elle élabore et qui font ses délices, il est à parier qu’à la faveur d’un étrange chassé-croisé, elle ne manquera, elle aussi, de se scléroser à son tour et que, ce faisant, elle ne contribuera pas peu

à fourvoyer, de nouveau, l’esprit humain dans des spéculations labyrinthiques et, partant, à l’enfermer dans une impasse sans issue !

4. Le Vedānta S’agissant du Brahman, il est significatif que les Vedântins en parlent en tant que sat (= être en tant qu’existence concrète) ou satyam, mais beaucoup moins souvent en tant que sattā (= existence en tant qu’universel abstrait) ou sattvam. Car, pour les Vedāntins, l’“existence” ne saurait désigner un prédicat, mais bien l’ultime substance elle-même, conçue comme l’ultime sujet de toute prédication, autrement dit, comme l’ultime sujet dont le sujet grammatical d’une proposition existentielle est un prédicat : tout jugement d’existence, en fait n’importe quel jugement, présuppose l’Être auto-établi, auto-révélé et auto-manifesté comme sa condition de possibilité et son fondement ; en d’autres termes, chaque fois que nous affirmons d’une chose qu’elle existe, son existence a la nature du Brahman, mais seulement en tant que limité par le contenu de “cela”, c’est-à-dire en tant que délimité par des conditions limàtantes extrinsèques (upādhi). Le réalisme extrême du Nyāya et le réalisme de la Mimāṃsā sont également rejetés par le Vedànta, lequel aborde le problème des universaux à partir du point de vue de l’identité absolue. Il n’existe qu’un Être universel ultime apparaissant sous la forme de divers noms-et-formes (nāma-rūpa) sous l’effet de la nescience primordiale (avidyā). Pour les Advaitins, l’Être seul constitue le véritable universel ; tous les autres universaux ne sont que des apparences de ce dernier. Car, dans le Vedânta, l’opposition formelle n’est plus entre l’être et le non-être (sad / asad), mais entre le Réel et ce qui « tombe à faux » (mithyā), autrement dit, la fausseté ou le caractère illusoire (mithyātva) des objets en tant que différents de l’Être (sadbhinna). Rejetant la conception naiyāyika des universaux en tant qu’essences génériques éternelles (jāti), le Vedānta soutient à sa place la conception des universaux comme catégories (nāma-rūpa) de l’Existence pure (sattā). Ces catégories, ainsi que les êtres particuliers qui se laissent subsumer sous elles, sont certes empiriquement réelles, mais en dernier ressort elles ne se dévoilent n’être pas différentes de l’Être universel. Au plan empirique, l’universel possède un degré de réalité supérieur à celui du particulier dans la mesure où il fonctionne comme un principe d’unité. Notons d’ailleurs, ce que l’on a parfois tendance à oublier, que la même démarche vaut également pour les jugements de valeurs relevant de ce qu’il est convenu d’appeler l’axiologie.

Dans la perspective de l’Advaita, l’universel est le substrat empirique limité de ses apparences particulières, de même que l’Être est le substrat (sadadhisthāna) illimité ultime de toutes les apparences. Il y a le même rapport entre les particuliers et les universaux qu’entre les apparences et la Réalité. Autrement dit, les universaux ne sont pas des prédicats (dharma) des êtres particuliers, comme le pense le réaliste, mais des sujets d’attribution (dharmin) dont les êtres particuliers sont des prédicats. C’est la raison pour laquelle l’universel est réputé être plus réel que le particulier, du moins au plan empirique, car, en dernière analyse, tous les universaux, à l’instar des êtres particuliers, ne sont que de pures apparences de l’Être universel (nous résumons ici Suresvara, Bṛhadāraṇyaka-Bhāṣya-Vārtika II, IV, 288-289). Toutefois, cette conception est rejetée par le Viśiṣṭādavaita, qui professe une conception assez proche de la conception jaina conceptualiste, selon laquelle les universaux consistent en une étroite ressemblance (sausādṛśya) entre êtres particuliers. Il récuse aussi la conception advaitique de l’Être comme substrat universel de toutes les apparences. L’Être est toujours prédicat (dharma) et non point sujet d’attribution (dharmin). Il n’est universel qu’à titre de prédicat de tout ce ce qui existe. Diamétralement opposée à la relation d’inhérence telle que privilégiée par le Vaiśeṣika est la relation d’identité essentielle, qui est au centre de l’ontologie védāntique. La relation entre le bleu du lotus bleu et le lotus n’est pas celle de l’inhérence d’une qualité à une substance, mais une relation d’identité essentielle (tàdàtrnya) — littéralement : la « relation d’être l’essence de cela (tad) du sujet concret, substance ou cause », « la relation consistant à avoir pour essence cela » ou bien la « relation consistant à avoir cela (tat) en tant que son propre soi (ātman) » —, relation qui ne signifie pas la pure et simple identité indifférenciée, mais l’identité avec différence. Fondamentale est cette relation d’identité essentielle, qui n’est pas une relation d’identité indifférenciée (sans quoi elle ne saurait être une relation), mais qui “tolère” des différences (bhedasahiṣṇu), étant alors précisé qu’il ne s’agit pas ici de la différence entre deux types de réalités, mais entre le Réel et ses apparences. En dernière instance, aussi bien les réalités du monde que les âmes n’ont d’autre nature ou essence que celle du Brahman en tant qu’Être pur et substance universelle. Comme le déclare une formule d’école dont la terminologie se retrouve encore dans la Vedāntaparlbhāṣā (début

XVIIe s.) : « Tout ce qui se donne comme existant dans le monde tire son existence de l’existence du Brahman même » (brahmasattayā eva sarveṣaṃ sattāvyavaharaḥ ». C’est dire que l’Être pur, échappant à toute communauté générique, ne saurait en aucun cas constituer un genre, fût-il suprême. Sans doute décèle-t-on chez Mandana Misra une approche plus explicitement et plus franchement ontologique du Brahman, — raison pour laquelle Madhusūdana Sarasvati plus tard qualifiera en propre sa doctrine comme un Bhāvādvaita : dans sa Brahmasiddhi (Tarkakaṇḍa), Mandana Misra développa une conception du Brahman comme l’unique Être universel (bhāvātmakam vastu brahmaiva ekamātrasattā) dont l’être pur (samā̄tra) forme l’unique objet sous-jacent de toute perception (il n’est point d’existence - sattā - d’autres êtres - bhāva - en dehors du Brahman) : « C’est la forme de l’être en général qui est partout connue, les choses n’ayant qu’elle pour nature propre »303. Mandana Misra fut probablement influencé sur ce point par Bhartrhari, selon qui le Brahman est l’Universel suprême (mahāsāmānya), le Grand Être (mahāsattā̄) qui s’exprime à travers toutes les paroles. Mais, aux yeux de Sankara, pareille conception est irrecevable au motif qu’elle aboutit à objectiver le Brahman en en faisant un objet de connaissance (Brahmasū̄tra Bhāṣya I, 1, 4). Si la catégorie de la substance est sans doute la plus importante des catégories ontologiques finies, il n’en demeure pas moins que le langage est le medium actif de la nescience (avidyā) lors même qu’il entérine la brisure de l’unité absolue en un sujet et un objet ; bien plus, outre le fait qu’il brise l’unité ultime du sujet et de l’objet, le langage tisse le voile de la Māyā pour autant que la fragmentation des catégories morcelle l’unité ultime de l’expérience, et, obnubilant la vision et la grevant d’opacité, la rend du même coup inaccessible. Étant donné la nature intrinsèquement relationnelle du langage (que souligne Sankara dans son Commentaire ad Bhagavad-Gītā̄ XIII, 12 — cf. infra note n° 41), comment se pourrait-il dès lors que l’on puisse dire l’Être, s’il est vrai que le Brahman est l’Être pur absolument dépourvu de toute structuration interne ? N’est-il d’ailleurs pas significatif que l’on ne puisse dire, en sanskrit, “l’Être et les êtres” (das Sein und Seienden), ni même penser que les êtres soient simplement le pluriel de l’Être, la multiplication de l’Être ? Conformément aux deux racines sanskrites, on doit donc dire, en sanskrit, “l’Être (sat) et les devenants” (bhūtani).

C’est pourquoi la Brahma-vidyā vedāntique est tout sauf une onto-logie, c’est-à-dire un logos, un discours sur l’être, qui s’orienterait vers lui pour le thématiser, non sans courir le danger mortel, ce faisant, de le viser sur le mode de la pensée représentative et objectivante, alors que l’accès à l’être relève ici d’une expérience fruitive recueillie en ses profondeurs d’immanence. Parce que le Brahman est absolument hors catégories, il n’est dès lors d’autre accès au Brahman que l’expérience directe (aparoksânubhuti), expérience d’ordre métalogique, par-delà tous les pramāṇas. Souvenons-nous à cet égard de la manière dont Bergson, dans son Introduction à la Métaphysique, définit cette dernière : « S’il existe un moyen de posséder une réalité absolument au lieu de la connaître relativement, de se placer en elle au lieu d’adopter des points de vue sur elle, d’en avoir l’intuition au lieu d’en faire l’analyse, enfin de la saisir en dehors de toute expression, traduction ou représentation symbolique, la métaphysique est cela même. La métaphysique est donc la science qui prétend se passer de symboles »304. Or, comme l’écrit M. Biardeau dans sa préface au Tattvabindu, « il n’est pas interdit de penser que l’absence (en Inde) de toute métaphysique du concept a été une des conditions déterminantes de l’advaita sous ses différentes formes »305. À propos du Vedânta et du bouddhisme du Mahāyāna, W. Halbfass a forgé l’heureuse expression de “sotériontologie”. Une vérité s’y affirme, qui est celle d’une très haute expérience spirituelle : comme l’écrit O. Lacombe, « l’expérience métaphysique vedântine est une expérience volontairement involuée d’une existence massive, totale, en même temps que translumineuse et quiescente, d’une existence qui n’accepte pas de s’analyser au plan de l’essence : l’ordre de l’être est celui de la plénitude infinie, pacifiée et calme »306. Or, ce n’est pas le moindre paradoxe du Vedānta qu’après avoir souligné combien la surimposition est ancrée dans les pratiques langagières, il n’hésite pas à avoir recours, dans la procédure d’exégèse des Grands Énoncés qu’il met en oeuvre afin de donner accès à l’expérience de l’ātman / Brahman, à prendre provisoirement appui, comme sur un tremplin, sur les lois de l’expression verbale pour finalement retourner l’expression verbale contre elle-même. Certains Védantins (ainsi Sureśvara dans sa Naiṣkarmyasiddhi, chap. III)307 n’hésitent pas à invoquer le sāmānādhikaraṇya, la “communauté de relation casuelle d’une pluralité de termes grammaticaux” et à tirer parti de

l’exigence d’unité sémantique qu’elle manifeste et prescrit tout à la fois afin de transcender les limitations inhérentes à toute connaissance verbale, laquelle reste nécessairement endeçà de l’aperception vraie du Brahman, parce qu’elle n’atteint celui-ci qu’à travers une proposition de nature relationnelle. C’est en invoquant cette relation indirecte qu’est l’“identité de référent” ou la “co-référentialité” de ses termes (car il s’agit bien d’une relation indirecte, ainsi que l’explicitera d’ailleurs le Navya-Nyāya : x a le même lieu qu’y si tous les deux résident dans quelque z) que l’exégèse des Grands Énoncés parvient à s’affranchir de la précédente limite gnoséologique afférente à la structure logique de la phrase et à manifester qu’ils visent en fait à signifier l’infrangible unité de leur objet, l’Identité absolue. En d’autres termes, les grandes propositions védāntiques ne sauraient exprimer nul contenu relationnel, nulle mise en identité de notions telles que Je et Brahman ou Tu et Cela, mais signifient bien au contraire un paradoxal “Non-Objet-deProposition” (avākyārtha). Quoi qu’il en soit des controverses relatives à l’exégèse et à la méditation du sens des Grands Énoncés, l’accès à l’expérience libératrice, selon le Vedânta, consomme, à la faveur d’un passage qui est de l’ordre du “saut”, l’accès au Brahman en tant qu’il transcende la polarité de l’Être et du Nonêtre, selon la très ancienne tradition védique et upanisadique susmentionnée, dont l’écho est recueilli par la Bhagavad-Gitā (« l’on ne peut en parler ni comme être ni comme non-être »)308. Ultime dépassement de la polarité de l’être et du non-être qui scelle le déconditionnement à l’égard de toute métaphysique dès lors que l’impensable et le hors catégories se transmutent en présence pure.

Sūtra de la javelle de Riz sur ce point), l’anti-substantialisme bouddhiste témoigna d’une radicalité désontologisante soucieuse de combattre toute idée de substance, qu’elle soit matérielle ou spirituelle. Seulement, nonobstant la radicalité de leur conception de la nature de la réalité, surtout si l’on songe à finstantanéisme professé par les Sautrāntika : tout être, y compris la soi-disant personne humaine (pudgala), se résout en une procession d’évanescences dès lors qu’il se résout en une chaîne ou une série (samtāna) de point-instants en succession sérielle se poursuivant de façon continue ; au plus loin de toute ontologie substantialiste, les Sautrāntikas ont embrassé une « vision cinématographique de la réalité » selon laquelle le staccato des dharmas s’accentuait). Nul doute que si le bouddhisme du Mahāyāna a subsisté et fleuri dans des pays comme la Chine, la Corée et le Japon, ce ne soit parce que la structure du Chinois, en tant qu’il est dépourvu de la structure verbonominale, s’y prêtait en vertu d’une convenance a priori. S’agissant du discours en lequel s’énonce l’analyse de la réalité, les Bouddhistes refusent que l’existence soit un prédicat réel des réalités singulières existantes, et ce pour deux raisons. D’une part, l’affirmation de l’existence d’une chose qui existe est tautologique (comme le déclare Vasubandhu dans l’Abhidharmakośa : « Quand on dit que les éléments naissent, pour les éléments, naître, c’est exister après avoir été inexistants »310 ; autrement dit, nous disons que la matière “est produite”, qu’elle “existe”, mais il n’y a point de différence entre l’existence et les éléments qui existent) et sa négation serait auto-contradietoire. D’autre part, il n’existe que des réalités singulières uniques et ineffables. Toutefois, les Bouddhistes admettent que l’existence soit un prédicat logique des concepts, lesquels ne sont que de pures constructions logiques. Bien plus, le Bouddhisme a été jusqu’à récuser radicalement tout projet ontologique qui eût prétendu invoquer le postulat grec suivant lequel l’étantité étant le titre général de la prédicabilité, l’être est alors le titre général de la pensabilité. Son antisubstantialisme, qui trouve son expression la plus radicale dans la doctrine Sautrāntika de l’instantanéité du flux phénoménal universel, en tant que constitué de fulgurations évanescentes d’être et de conscience, répudie toute permanence d’un prétendu substrat, tandis que son nominalisme, en déniant toute relation entre les mots et les

choses, répudie toute relation ontologique. Dès lors que le propos est ici de réfuter l’attribution de propriétés (qu’elles soient positives ou négatives) à des entités réelles (bhāva), on conçoit que la pensée bouddhique se tienne au plus loin de toute métaphysique de la quiddité. La méthode dialectique destructrice mise en œuvre par le Madhyamaka se présente avant tout comme une épuration par le vide ayant valeur de processus intrinsèquement sotériologique, processus dynamique où la subversion des catégories soustendant toute connaissance prédicative se voit portée en quelque sorte au carré : en démontrant le caractère intrinsèquement contradictoire de toutes les déterminations et de tous les concepts et en procédant à l’annulation de la “prolifération des constructions mentales allant de pair avec l’inflation verbale” (prapañca, la prolifération langagière signifie tout à la fois : concepts ou idées discursives, expressions verbales, actes d’expression, référents, et enfin la structure même qui incorpore tous ces éléments, à savoir le monde entier, incluant la connaissance qu’on pourrait en avoir), elle vise à trouver une issue (nihsarana) hors du discursus rationnel ; autrement dit, elle vise, en déblayant le terrain, à faire place nette dans l’esprit pour y frayer la voie à l’Éveil de manière à provoquer, là de même à la faveur d’un “saut” hors de la pensée — un saut périlleux sur le trempoline mental ! — , l’ouverture à ce « Tout-Autre », à cet X hors catégories et hors discours, qui a nom la vacuité (śūnyatā) ou l’extinction (nirvāṇa). Les réfutations mises en œuvre par cette méthode d’épuration par le vide s’ordonnent selon le schème bien connu du tétralemme (catuskoti). Comme le déclare Aryadeva, « Être, non-être, être et non-être, et ni être ni non-être [i. e. ni (ni être ni non-être)] : voici la méthode que doivent toujours utiliser les sages à l’égard de l’unité, (de l’identité), et de toute autre thèse » (Catuḥśataka, XIV, 22)311. « Les Mādhyamikā considèrent que la Réalité ultime est affranchie du tétralemme dès lors qu’elle n’est ni être, ni non-être, ni être et non-être, et ni être ni nonêtre »312. Or, ce n’est pas le moindre paradoxe que le langage, lors même qu’il tend à sa propre extinction en s’affranchissant des conventions propres au registre de la vérité conventionnelle (samvrtisatya), a cependant la capacité d’opérer une percée et d’indiquer quelque chose de l’absolu, tandis que la dialectique indique la solution de continuité et la dissymétrie de rapport entre le relatif et l’ultime. Là de même, comme dans le Vedānta, voici que l’impensable et le hors-catégories se transmue en présence, en une

philosophie en général et d’ontologie en particulier est ou non surévaluée, il convient de répondre ceci : toute philosophie étant d’abord nourrie au plein du langage, c’est toujours à partir de la contingence et de l’étroitesse d’une culture qui a rencontré la morphologie et la syntaxe de telle langue, tels symboles et non tels autres, que la philosophie tâche, par réflexion et spéculation, de découvrir la rationalité de son fondement. Certes, la pensée indienne trahit, elle aussi, une indéniable dépendance par rapport à la structure de la langue sanskrite. Il reste qu’elle a davantage exploité les potentialités offertes par la langue, notamment celles afférentes aux deux racines sanskrites de l’être, et que cela ne l’a pas empêché de prendre beaucoup plus tôt sur certains points décisifs des options plus radicales qui l’ont dispensé de se fourvoyer dans certaines impasses dans lesquelles s’est enferrée la pensée occidentale. La réflexion des docteurs bouddhiques sur le langage en tant que fonction de la connaissance, quant à elle, a catégoriquement nié que les formes identitaires qui sont charriées par la logique courante et les langues, avec leurs normes sémantiques et syntaxiques propres, constituent véritablement les conditions indépassables de l’intelligibilité : pour le bouddhisme, elles constituent seulement des cadres fonctionnels et relatifs qui, s’ils sont sans doute aptes sinon à assurer le développement du savoir comme dans la perspective occidentale, du moins à garantir la possibilité des transactions mondaines et de l’emprise sur le monde à la manière d’échafaudages provisoires ou d’étais pragmatiques, sont cependant radicalement inadéquats à épouser la vraie nature du réel et à livrer accès à son sens ultime. En définitive, à travers ces quelques perspectives qui sont davantage des coups de sonde que de véritables états des lieux, il devient manifeste que les destins de l’ontologie en Inde et en Occident offrent un contraste aussi saisissant qu’instructif. De ces destins contrastés dressons le bilan. Alors que les Grecs manifestèrent une dilection pour l’ontologie telle que la question de l’être devait accompagner, telle une basse continue, toute la philosophie occidentale au point d’engendrer l’ontologie noétisée chère à la “métaphysique scolaire” (Schulemetaphysik), l’Inde, davantage avertie de l‘incogniscibilité ultime de l’être en tant que réalité essentiellement nonverbale, n’a jamais absolutisé le discours sur l’être ni été tentée de réduire la métaphysique à l’ontologie. Dès lors est-il loisible de prendre conscience du

caractère historiquement contingent de l’ontologie occidentale, laquelle s’est constituée comme telle à partir du moment où l’être, de phénomène langagier, s’est vu transmué en principe des choses, ou, pour utiliser le vocabulaire consacré, en cette « vérité de l’être » dans l’horizon de laquelle se profileraient les divers étants intramondains, de sorte que l’être s’est vu investi de l’effectivité qui n’appartient qu’à la réalité concrète du monde. Le moindre mérite de la pensée indienne n’est pas qu’elle se soit gardée d’une telle fatale méprise, les grandes sotériologies ou “sotériontologies” ayant préféré adopter un silence délibéré au sujet de l’être et du non-être de manière à rendre possible l’ouverture au mystère de la Présence pure. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que la pensée occidentale, de son côté, après avoir épuisé ses possibilités d’essence, n’ait eu de cesse soit de retrouver sans le savoir certaines des intuitions de la pensée indienne en sa prime aurore, soit, à l’inverse, de mettre ses pas dans des voies déjà frayées par le Navya-Nyāya non sans courir le risque d’en réitérer nolens, volens la fatale impasse.

1 Fichtre, Discours à la Nation allemande, trad. A. Renaut, Imprimerie Nationale, 1992, IVe et Ve Discours, passim, pp. 117-162. 2 H. Nakamura, Ways of thinking of Eastern peoples : India, Tibet, Japan, english transl. by Wiener Ph. P., Unesco-The University of Hawaï Press, 1964, 19812. 3 Voir F. Nef, Le Langage. Une approche philosophique, Bordas, 1993, pp. 45. 4 E. Cassirer, « Le Langage et la construction du monde des objets » in Psychologie du Langage, Paris, 1933, p. 23, cité par Cl. Lévi-Strauss, Les Structures Élémentaires de la Parenté, Mouton, 1947, 4e tirage, 1973, p. 566. 5 J.-J. Wunenburger, Philosophie des Images, PUF, coll. « Thémis », pp. 6768. Voir aussi, Nathalie Janz, Globus symbolicus. E. Cassirer, un épistémologue de la troisième voie ?, Éd. Kimè, 2001, Chap. II et V. 6 Bhartṛhari, Vākyapadīya, Brahmakāṇḍa, avec la Vṛtti de Harivṛṣabha, trad. M. Biardeau, Paris : De Boccard, 1964, I, 121 ab et 123 (= éd. Rau 1,131), pp. 156-157 et 124 (= éd. Rau I, 132), p. 159 : itikartavyatā loke sarvā śabdavyapāśrayā / 121 ab / na so’sti pratyayo loke yaḥ śabdānugamād ṛte / anuviddham iva jñānaṃ sarvaṃ śabdena bhāsate // 123 // vāgrupatā ced utkrāmed avavodhasya śāsvatī / na prakāśam prakāśeta sā hi pratyavamarśinī // 124 // 7 Voir, par exemple, Cl. Hagège, L’Homme de paroles. Contribution

linguistique aux sciences humaines, Fayard, 1985, pp. 129-130. 8 Voir l’article de C. Fuchs, Directeur de recherche au CNRS, « Les Langues entre universalisme et relativisme », Sciences humaines hors-série n°35 (déc. 2001-jan-fév. 2002), pp. 38-41. 9 Bhartṛhari, Vākyapadīya, Brahmakāṇḍa, avec la Vṛtti de Harivṛṣabha, trad. M. Biardeau, op. cit. : Commentaire ad I, 121, pp. 156-157 : / samāviṣṭavācāṃ ca svajātiṣu bālānām api pūrvaśabdāveśabhāvanāsaṃskārādhānāt tāsu tāsvarthakriyāsvanākhycyaśabdanibandhanā pratipattir utpadyate // 10 Ét. Gilson, Linguistique et Philosophie, Vrin, 1969, pp. 51-52. 11 Nietzsche, Par-delà bien et mal, Première partie, § 20, Œ uvres philosophiques complètes, Gallimard, 1971, p. 38. 12 Sur ces questions, voir l’excellent livre de S. Auroux, La Philosophie du Langage, PUF, 1996, Chapitre 4 : “Langage et Ontologie I. L’être et les mots” et Chapitre 5 : “Langage et Ontologie II. La relativité linguistique”, dont nous nous inspirons ici. 13 Bronkhorst, J., Langage et Réalité : sur un épisode de la pensée indienne, Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Section des Sciences Religieuses n°105, Brcpols, Tumhout, 1999. 14 Voir P.-S. Filliozat, « Le sanskrit et la multiplicité des langues », Corps Écrit, n° 36 : Babel ou la diversité des langues, PUF, 1991, pp. 97-106. 15

P.-S. Filliozat, ibid., p. 103. 16 Voir Sibajiban Bhattacharyya, « The Navya-Nyāya Theory of Language » in Language, Logie and Science in India, some conceptual and historical perspectives, PHISPC Monograph Series on History of Philosophy, Science and Culture in India n°4, Delhi, 1995, pp. 68-69. 17 Sur la version développée par Wittgenstein de cette thèse, voir J. Bouveresse, Le Mythe de l’Intériorité. Expérience, Signification et Langage privé chez Wittgenstein, Éditions de Minuit, 1976, Chapitre 3. 4 : « La position centrale du Moi comme privilège grammatical ». 18 Voir, par exemple, A. Wayman, Untying the Knots in Buddhism. Selected Essays, Delhi : Motilal Banarsidass, Buddhist Tradition Series, vol. 28, 1997, pp. 530-537. 19 Yāska, l’auteur du Nirukta, se réfère à la conception de Śākaṭāyana, qui soutenait que tous les noms dérivent de racines verbales. 20 B. K. Matilal, Logic, Language and Reality. An Introduction to Indian Philosophical Studies, Delhi : Motilal Banarsidass, 1985, pp. 373-374. 21 La phrase est la première unité du discours, et dans la phrase, quelqu’un dit quelque chose à quelqu’un sur quelque chose. Bien qu’il soit hasardeux de vouloir identifier les “facteurs d’action” (kāraka) tels que les entend la Grammaire indienne avec les “actants” tels que les conçoit la linguistique moderne, rappelons que les “actants” désignent les six fonctions syntaxiques par lesquelles l’action se réalise et se détermine ; au plan de la morphologie, ils sont notés par les cas qui expriment les six relations spécifiques que les noms sont susceptibles d’entretenir avec le verbe servant de clef de voûte ou de noyau à la phrase. En Inde les “facteurs d’action” selon la Grammaire

sanskrite sont : Agent (« qui est indépendant »), Patient (i.e. l’objet d’un verbe transitif direct, « ce qui est le plus désiré »), Instrument, Destinataire ou Destination (i. e. but, objectif), Donateur, Lieu. Mais les actants selon A.J. Greimas sont : Sujet, Objet, Destinateur, Destinataire, Opposant, Adjuvant. 22 Voir C. Ram Prasad, « Causal connections, Cognitions and Rcgularity : Comparativist Rcmarks on David Hume and Sri Harsa », in P. Bilimoria & J. N. Mohanty, Relativism, Suffering and Beyond. Essays in Memory of Bimal Matilal, Oxford University Press, 1997, pp. 164-185. 23 Voir B. Heimann, The Significance of Prefixes in Sanskrit Philosophical Terminology, Royal Asiatic Society Monographs, vol. XXV, London, 1951 ; P. Masson-Oursel, « Sémantique et Métaphysique : la notion indienne de transcendance d’après l’emploi de trois préfixes sanskrits », Recherches Philosophiques, t. 2 (1932-1933). 24 nivṛttamabhidhātavyam nivṛtte cittagocare / Nāgārjuna, Madhyamaka-Kārikā XVIII, 7ab Nāgārjuna, Stances du milieu par excellence — Madhyamaka-kārikās, trad. G. Bugault, coll. “Connaissance de l’Orient” n° 107, Gallimard, 2002, p. 233. 25 Cf. Nāgārjuna, Soixante-Dix Stances sur la Vacuité — Śūnyatāsaptati, kārikā 1. 26 Saṃdhinirmocana-sūtra, Chap. VI, 3, trad. Ét. Lamotte : L’Explication des mystères, Univ. de Louvain, Recueil de travaux, 2e série, 34e fascicule, Louvain, 1935, p. 184. 27 Ibid., p. 188. 28

Asanga, La Somme du Grand Véhicule — Mahāyānasaṃgraha, Chap. I, 58, trad. Ét. Lamotte, Pub. de l’Institut Orientaliste de Louvain n° 8, T. II, pp. 8081. 29 Ibid., Chap. III. 7, p. 161. 30 Ibid., Chap. VIII. 5, p. 236. 31 Dinnāga : vikalpā-yonayaḥ śabdāḥ vikalpāḥ śābda-yonayaḥ / kārya kāranatā teṣāṃ arthāṃ śabdāḥ spṛśyanty api // verset attribué à Diṅnāga, dont l’écho se retrouve dans la Nyāya Vārrtika Tātparya Ṭīkā de Vācaspati Miśra, et cité par Th. Stcherbatsky, Buddhist Logic, 2 vols., St Petersburg, 1932, reprint : Motilal Banarsidass, Delhi, 1993, vol. 2, p. 405. 32 Dharmakīrti, Pramāṇavārttika, Pratyakṣapariccheda, 127-129. 33 Śāntarakṣita, Tattvasaṃgraha, Stance d’Introduction. 34 na pramāṇāntaram śāhdamanumānāt tathāti tat / kritakatvādivat svarthamanyāpohena bhāsate // Diṅnāga, Pramāṇasamuccaya, Chapitre V, 1 35 Voir K. N. Jayatilleke, Early Buddhist Theory of Knowledge, Delhi : Motilal Banarsidass, 1963, 19802, Chap. V : “Analysis and Meaning”. 36 Vasubandhu, Abhidharmakośa, Chapitre IX, XXX, 7b, trad. Louis de la Vallée Poussin, Mélanges chinois et bouddhiques, Institut Belge des Hautes Études Chinoises, Bruxelles, 1923-1931, 19712, t. V, pp. 277-278.

37 Candrakirti, Auto-commentaire ad Madhyamakāvatāra, VIe Terre, kārikā 115, trad. G. Driessens, L’Entrée au Milieu, Éditions Dharma, 1985, p. 217. Cf. Nāgārjuna, Vigrahavyāvartanī, Stances 35, 36 et Commentaire. Même argumentation chez Śāntideva, Bodhicaryāvatāra, Chap. IX, versets 17, 18 et 19. 38 Candrakirti, Auto-commentaire ad Madhyamakāvatāra, VIe Terre, kārikā 190-191, trad. G. Driessens, p. 290. 39 Candrakīrti, Auto-commentaire ad Madhyamakāvatāra, VIe Terre, kārikā 121, 124, 125, passim, trad. G. Driessens, pp. 226-232. 40 Sur Bhartrhari, voir, outre l’ouvrage de M. Biardeau mentionné infra, Bhartṛhari, Philosopher and Grammarian, Proceedings of the First International Conference on Bhartṛhari, ed, by S. Bhate et J. Bronkhorst, Delhi : Motilal Banarsidass, 1994. 41 B. K. Matilal, Perception. An Essay on Classical Indian Thcories of Knowledge, Oxford : Clarendon Press, 1986, pp. 394-395. 42 Bhartrhari, Vākyapadīya, Livre III, Jātisamuddeśa : 6-8, avec le Comm. de Helārāja ; Saṃbandhaparīkṣā : 39. Voir M. Biardeau, Théorie de la Connaissance et de la Parole dans le brahmanisme classique, Paris : Mouton, 1964, pp. 304 et 426-427. 43 M. Biardeau, op, cit. supra, p. 304. 44 avasthādeśakālānām bhedād bhinnāsu śaktisu / bhāvānām anumānena

prasiddhir atidurlabhā // 32 // trad. M. Biardeau, Vākyapadīya, Brahmakāṇḍa, avec la Vrtti de Harivrsabha, Paris : De Boccard, 1964, p. 77. 45 Voir Radhika Herzberger, Bhartṛhari and the Buddhists. An essay in the development of 5th and 6th century Indian thought, Dordrecht Reidel ; Studies of Classical India, vol. 8, 1986, avec le Compte-Rendu de Fr. Zimmerman in Bulletin des Études indiennes, n° 5, 1987, pp. 19-23. Voir également J. D. Kelly, « Meaning and the Limits of Analysis : Bhartrhari and the Buddhists, and the Post-Structuralism » et Chr. Lindtner, « Linking up Bhartrhari and the Bauddhas » in Bhartrhari, Philosopher and Grammarian, Proceedings of the First International Conference on Bhartṛhari, ed. by S, Bhate et J. Bronkhorst, op. cit. supra, pp. 171-194 et pp. 192-213. 46 Bhartṛhari, VP, III, 3 (= Section de la Relation ou Saṃbhandaparīkṣā), 3 sq. 47 Bhartṛhari, VP, III, 2 (= Section de la Substance ou Dravyasamuddeśa), 1-6. 48 Bhartṛhari, VP, III, 4, 3. 46 Nietzsche, Volonté de Puissance, trad. G. Bianquis, Gallimard : Coll. « Tel » n° 259-260, 1995, t. I, Liv. II, § 374, p. 355. 47 Nietzsche, La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, Œuvres Philosophiques complètes : Écrits posthumes (1870-1873), Gallimard, 1975, § 11, p. 250. 48 Nietzsche, Volonté de Puissance, op. cit., t. I, Livre I, § 211, p. 93. 49 Nietzsche, Volonté de Puissance, op. cit., t. I, Livre I, § 150, p. 65. 50 Ibid., t. I, L. I, § 141, p. 61. 51

M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Gallimard, coll. “Tel” n°220, 1993, pp. 116-118. 52 Volonté de Puissance, t. I, Liv. II, § 373, p. 354. 53 Ibid., t. I, Liv. II, § 51, p. 235. 54 P.-S. Filliozat, « Le sphota » in L’Orient de la pensée. Philosophies de l’Inde, Les Cahiers de Philosophie n° 14, printemps 1992, pp. 154-169. Sur le sphota, voir H. G. Coward, The Sphota Theory of Language, Delhi : Motilal Banarsidass, 1980. 55 Voir M. Seymour in P. Engel (sous la direction de), Précis de Philosophic analytique, PUF, coll. “Thémis”, 2000, p. 120. 56 J. Bronkhorst, “The Correspondence Principle and its Impact on Indian Philosophy”, Studies in the History of Indian Thought 8, June 1996, pp. 1-19. 57 « L’ātman [est ce qui est appelé ainsi] à cause de son lien avec l’“ātmanéité” (ātmatvābhisanibandhād ātmā) » — PB (76). 58 « Le manas [est ce qui est appelé ainsi] à cause de son lien avec la “manaséité” » (manastvayogān mauaḥ) » — PB (81). 59 Iyaṃ pṛthivīti vyavaharatavyā pṛthivītvābhisambandhāt yat punaḥ pṛthivīti na vyavahriyate na tat pṛthivītvenābhisambandhaṃ yaithābādikam / ne ceyaṃ pṛthivītvena nābhismbandhā tasmāt pṛthivīti vyavahartavycti. 60

Cf. VS « (La connaissance) relative à la substance, à la qualité et au mouvement dépend du général et du particulier » (VSTCH 8. 6 ; BSCH 8. 1. 6). Il est question ici de ce type de perception que d’autres auteurs appellent savikalpa ou déterminée, propositionnelle, verbale — par opposition au type de perception nirvikalpa décrit plus haut (indéterminé, antéprédicatif). 61 Prêtons attention à la forme grammaticale de l’exemple : c’est le (seul) sujet grammatical, la vache, qui est dit « marcher ». Tous les autres mots servent de déterminants à la « vache » : ainsi « existant » (sat), « substance » (dravya), « fait de terre » (pṛthivī), « cornue », « blanche » (guṇa). 62 Si nous essayons de transposer cette analyse sur le plan sémantique, nous obtenons le tableau suivant : dans la mesure où notre objet (la vache) existe, nous pouvons utiliser ici le mot sat dont la signification s’avère être sattā (l’universel de l’existence) ; dans la mesure où cet objet s’avère être une substance, nous pouvons utiliser le mot dravya dont la signification s’avère être la substantialité, et ainsi de suite. 63 É. Benveniste, “Catégories de Pensée et Catégories de Langue” in Problèmes de Linguistique générale, Gallirnard, 1966, p. 73. 64 T. de Mauro, Introduction à la Sémantique, 2000, p. 161. 65 Cf. Nd pp. 109-110: indriyārthasaṃnikarṣotpannaṃjñānam avyapadeśyam avyabhicāri vyavasāyātmakaṃ pratyakṣam. 66 Traduction Renou2 1961a, p. 298. 67 Satsaṃprayogc puruṣasycndriyāṇāṃ buddhijanma tat pratyakṣam animittam, vidyamānopalambhanatvāt. « La naissance de la connaissance chez l’être

humain par contact entre [l‘objet] réel et les facultés sensorielles, voilà [ce qu’est] la perception. Elle n’est pas cause [de la connaissance du Dharma védique], car elle [n’] appréhende [que] ce qui est présent ». Il existe une version différente de ce sūtra où sat et tat permutent. Sur ces questions complexes et sur la Mīmāṃsā en général, cf. Verpoorten 1987. 68 L’édition ici utilisée pour la Pp est celle de A. Subrahmanya Sastri (en abrégé ASS), Bénarès, 1964. 69 Ce chapitre s’intitule pramāṇaparāyāṇa ou « investigation approfondie des moyens de connaissance droite ». Le colophon (= ASS, p. 193) signale qu’on y a étudié la perception. 70 Il ne faudrait pas croire que ce soient les seules définitions possibles de la perception. S ne souffle mot d’aucune des suivantes : - celles du Sāṃkhya, dont la première : śrotrādivṛttiravikalpikā [pratyakṣam] est due à Vindhyāvasin (Frauwallner 1982 p. 253) et la seconde ouvre la Sāṃkhyakārikā 5: prativiṣayādhyavasāyo dṛṣṭam : « la perception est l’application des sens à leur objet spécifique ». - -celles du Vaiśeṣika : sūtra III, 1, 18 ātma-indriyamano’ rthasaṃnikarṣād yan niṣpadyatc tad anyat : «ce qui naît d’une contact entre le Soi, les facultés sensorielles, l’organe mental et l’objet est autre chose [que l’inférence] » et ātmamanaḥsaṃnikarṣātpratyakṣam utpadyate in Bronkhorst-Ramseier 1992, § 235. - Celles de bouddhistes comme Vasubandhu (?) dans la Vādavidhi : tato‘rthād vijñānaṃ pratyakṣam : « la perception est la connaissance née de cet objet », Hattori 1968, p. 32 ; Asaṅga dans l’Abhidharmasamuccaya : pratyakṣaṃ svasatprakāśābnrāntārtham : « la perception est la [connaissance] qui a un objet propre réel, manifeste et non-erroné », ou la Yogācābhūmi : pratyakṣam aviparokṣam anabhyūhitānabhyūham avibhrāntam : « la perception n’est pas indirecte, n’est pas déjà inférée ou inférablc, est libre d’erreur ». - celle de Caraka : « La perception est ce que chacun connaît personnellement

grâce au Soi et aux cinq sens. Bien être et mal être, désir et aversion, etc. y sont perçus par le Soi ; le son, etc., par les sens (pralyakṣaṃnāma tad yad ātmanā pañcendriyais ca svayam upalabhyate. Tatrātmapratyakṣaḥ sukhaduhkhecchādveṣādayaḥ / śabdādayas tu indriyapratyakṣāḥ). Références in Gupta 1963, pp. 28-29. 71 À cette occasion est exposée une théorie du contact visuel rendu possible par un rayon lumineux qui quitte l’œil pour investir l’objet extérieur. Sur ce point et les problèmes qu’il soulève, cf. Verpoorten 2003 où le passage est traduit et commenté. 72 ASS pp. 134-136. 73 Les explications qui suivent sont une paraphrase des passages en sanskrit donnés aux notes ci-après et non leur traduction littérale. 74 Pp. 134/6, 135/1, 136/1-2 : Avyapadeśyam iti kim artham ? indriyārthasaṃnikarṣotpannasya śābdatāśaṅkanirākaraṇārtham. Yadā hi rūpaṃ rūpam iti jānāti rasaṃ rasa iti jānāti, tadā śabdasaṃjalpasaṃbhāvāt śābdatāśaṅkā kasyacit syāt. Tannir ākaraṇāyāvyapadeśyam ity uktam, na hīndriyārthasaṃnikarṣaje jñāne śabdasya vyāpṛtir asti... 75 Pp. 136/2-4 : tad idam asamgatam / lakṣanaṃ hi pralyakṣa vaktavyaṃ yena rūpeṇa sajātīyavijātīyebhyo bhedas. Tad evam lakṣaṇam. Tatra tāvad śābdād bheda indriyārthasaṃnikarṣajatvena iva siddhaḥ. Sens de cette dernière phrase et valeur de l’instrumental ? Veut-on dire que la variété est introduite dans le bloc informe des contacts sensoriels par le facteur verbal ? 76 Pp. 136/5-6 : śabdasaṃjalpanānuviddhasya pratyakṣasya śābdatvāśankā śābdaparīkṣāparvaṇi nirākartum ucitānumānaśāṅkaiva sarvasya śābdasya. Sur l’inférence comme essence du langage, cf. Diṅnāga, Pramāṇasamuccaya

V,1 dont le texte skr est fourni par Kamalaśīla 1514: na pramāṇāntaraṃ śābdam anumānāt « le [témoignage] verbal n’est pas un moyen de connaissance distinct de l’inférence ». 77 Nd p. 110/11. 78 ASS p. 142. En voici la traduction « En vérité, même si le nom est de l’ordre du souvenir, cela n’annule pas le statut de chose perçue de [l’objet] nommé. Car le [nom], marginal par rapport à l’objet qui en est le porteur, n’est pas à même d’en dissimuler la forme ». Ces mots se retrouvent chez Vācaspati Misra (ND p. 118/2-3) quand il commente le sūtra cité ici § 1 et ils ont été étudiés in Schmithausen 1963, p. 111. 79 Il figure dans l’explication du cinquième des 2745 Mīmāṃsā-sūtras, laquelle est très longue et divisée en sections qui portent des noms traditionnels. Nous sommes ici dans la section Sūnyavāda et nous y lisons na ca anthavyapadeśyam antareṇa buddhe rūpopalambhanam. tasmān nāvyapadeśyā buddhir, avyapadeśyaṃ ca naḥ pratyakṣam. tasmād apratyakṣā buddhiḥ (texte et trad. allemande in Frauwallner 1968, p. 30/7-9). Prabhākara n’a rien à dire sur ces mots et se borne à les citer en reliant les phrases par quelques mots de soutien. Cf. MK VII, p. 3.941a/20) sv. reproduisant l’éd. Chowkhamba (Bénarès 1929), pp. 57-69. Kumārila n’est pas plus bavard dans le chapitre correspondant du Ślokatvārrtika, là où il devrait commenter les mots ci-dessus, soit aux alentours des strophes 243 sv. 80 Le mot pratyakṣa sonne ici comme un synonyme de « sensation », c’est-àdire contact brut avec la chose. 81 On trouve çà et là dans les œuvres de la Mīmāṃsā le mot vyapadeśa au sens de « désignation », ainsi en Tantravārrtika ad MS I 2 7 (en composition) et 42 (= éd. Harikai, p. 499 et 539) ; Slokavārrtika, pratyakṣa 65.

82 Nd pp. 109-111. Trad. anglaise Jha 19842, I, pp. 112-14 ; française de Renou 1961a2, p. 249 sv. 83 Nāmadheya, samākhya et saṃjñā se retrouvent en Nm quand Jayanta expose la position des « Anciens logiciens». Cf. GS. p. 121/2 et 4 ; 133/6 ; 121/11 ; 132/21 ; 132/21 ; 133/1,7 et 11. 84 Yad idam, anupayukte śabdārthasaṃbandhe’ rthajñānam / na tat nāmadheyaśabdena vyapadiśyate. Le composé śabdārthasaṃbandha se trouve en Nm, cf. GS p. 133/18-19. 85 Grhite ’pi ca śabdārthasaṃbandhe’ syārthasyāyaṃ śabdo nāmadheyam iti. Yadā tu so’ rtho gṛhyate / tadā tat purvasmādarthajñānān na viśiṣyate. Tadarthavijñānaṃ tādṛg eva bhavati. 86 Bugault 1992, p. 99 (où l’expression ne rend pas le mot vyavahāra). 87 Nd p. 111/4-5 : tasmājjñeyasyārthasya saṃjñāśabdenetikaraṇayuktena nirdiśyate : rūpam it jñānam / rasa iti jñānam. tad cvam arthajñānakāle sa na samākhyaśabdo vyāpriyate. Vyavahārakāle tu vyāpriyate. Cette distinction entre la “perception initiale” et la “perception d’usage” fait l’objet de longs développements en NM. Cf. § 8. 11 = GS pp. 132/21-133/21. 88 Nd pp. 111/9-11 et 112/4-6. 89 yad idam anupayuktaśabdārthasaṃbandhasya viṣayabhedānuvidhāyi vijñānaṃ tat pratyakṣam / kṛtaśabdārthasaṃbandhasāpi laduipattikāle tādṛg eva.

90 Aparc tv avyapadeśyam ity anenānumāṇarṃnirākurvanti. tac ca naivam... na hy anumeyasyendriyeṇa saṃnikarṣād anumānam bhavati. Il était déjà question de l’anumāna chez S (cf. supra n. 12) où l’inférence était en relation avec le facteur/témoignage verbal (śābda). 91 Environ 771 lignes sanskrites en Nd, pp. 93-132. 92 Nd p. 108/23-24 : ...avikalpikāyāḥ padam avyapadeśyam iti / savikalpikāyāḥ vyavasāyāyatmakam iti. Les deux termes opposés sont au féminin singulier parce qu’ils se réfèrent à pratyakṣajāti « classe de perception » de la phrase précédente. Sur ce passage, cf. Hattori 1968, p. 129, n. 3. 41. Selon ce dernier, Vācaspati oppose avikalpika, qui qualifie la perception des déterminants seuls, à savikalpika, qui vaut pour la relation déterminédéterminants. 93 Nd p. 109/25 : tathā cārthānāṃnāmadheyātmakatvāt tadgocaram api nāmadheyagocaram ālocanam api nāmadheyagocaram iti. Le mot ālocana, dans un passage bien connu du Ślokavārrtika de Kumārila, chapitre pratyakṣa 112, se dit d’une «connaissance initiale, préconceptuelle, semblable à celle des enfants et des muets, née de l’objet brut », ce qui correspond à la sensation. 94 Suivant qu’on expose le point de vue substantialiste (Nyāya, Mīmāṃsā) ou non-substantialiste (bouddhisme), ce qui est sans vikalpa est la première étape vers un état cognitif associé au concept ou s’oppose à cet état et n’y mène pas. 95 Nd p. 110/5 sv. : tathā ca nāvikalpaṃ śabdarahitam asti. Précision importante dans la mesure où elle empèche de dire que ce qui est non- ou pré-conceptuel est aussi non-verbal, tandis que conceptuel et verbal

iraient de pair. Une grande partie des obscurités de Vācaspati et Jayanta provient de confrontations imprécises entre les deux couples. 96 Dans l’édition standard de Rau 1977 où dans l’édition-trad. fr. de Biardeau 1964. 97 En revanche Vākyapadīya I 32 « Dans ce monde, il n’y a pas d’idée qui ne prenne la forme de la parole. Toute connaissance apparaît comme pénétrée de parole », qui est cité par Nm, GS p. 124, est ici absent. En Nm, ces mots s’agrègent à l’argumentation d’un śabdādvaitin nommé simplement para « l’adversaire », cf. GS p. 122 et ci-après § 8. 6-7. 98 Nd p. 111/30 : tad evam arthajñānakālc na samākhyāsabdo vyāpriyate... vyavahārakāle parapratyāyanakāle tu... À quoi ou à qui fait référence le mot para dans ce dernier composé ? à un autre sujet connaissant qui est l’interlocuteur en cas d’échange linguistique ? à une autre entité qui permet de confirmer l’usage de tel mot pour tel objet 99 Nd p. 112/8-9 : ...saṃjñāviśeṣanam... vyavahārotkarṣahetur ārthotkarṣahetuḥ 100 Nd p. 112/21-22 : indriyārthasaṃnilarṣeṇa hi liṅgena yad indriyagatijñānam / tad api pratyakṣalakṣaṇopetam. Un peu plus loin (1. 25), à peu près la même formulation introduite par nanu : indriyagatijñānam apīndriyārthasaṃnikarṣād liṅgād utpannam. Après l’inévitable référence à la fumée et au feu, le texte déclare que si le mot principal est « contact [sensobjet] », il n’est plus possible de parler d’un anumāua. 101 Nd p. 112/22 : apadeśo hetuvacanam. Cf. Oberhammer 1991, p. 71, qui ne mentionne toutefois pas notre passage comme témoignage. 102

Nd p. 112/22 : Tad eva tadābhāsebhyo viśiṣṭaṃ vyapadeśaḥ... avyapadeśyam aliṅgodbhāvam uktam etad avyapadeśyavyākhyānāvasāre... [suite n. 41 infra]. Stchcrbatsky, 1. c. localise ce passage plus haut dans le NVTT, mais toujours dans la glose à NS I 1 4, soit Nd p. 110/28. Ceci n’est pas très convaincant notamment parce que avyapadesya est absent dans ce contexte. 103 Nd p. 117/18 sv., dont la traduction se trouve en Stcherbatsky 19642, II, p. 276. 104 uktam etad avyapadeśyavyākhyānāvasāre... [suite n. 41 infra]. Stcherbatsky, 1. c. localise ce passage plus haut dans le NVTT, mais toujours dans la glose à NS I 1 4, soit Nd p. 110/28. Ceci n’est pas très convaincant notamment parce que avyapadeśya est absent dans ce contexte. 105 À cet endroit Stcherbatsky, 1. c., passe de l’édition de Vizianagaram qu’il utilise à celle de Bénarès. Les mots yathā na aśabdābhedenārthayor ekendriyagrāhyatā (= Nd p. 117/18-19), à traduire peut-être par « Ce n’est pas à cause de l’identité convoyée par le mot qu’on saisit deux objets avec une seule et même faculté sensorielle (?) » ne correspondent donc à rien dans sa traduction. 106 Nd p. 116/20 sv. À sa suite se place un développement de portée herméneutique assez long qui fait encore intervenir le mot avyapadeśya et qui vise à montrer que les six mots du sūtra NS I 1 4 définissent la perception collectivement et non pas séparément. Ce passage intitulé « les trente thèses à rejeter » (heyāḥ triṃśatkoṭiḥ = Nd p. 126/22) n’a pas à être examiné ici, car il n’est pas d’ordre épistémologique. 107 Nd p. 125/30: ...samānāsamānajātīyavyāvṛttaṃ śakyaṃ lakṣayitum. Si l’on rapproche de ce texte les premières lignes du ch. II de Nm sur la perception (= GS I, p. 103), on comprend que ce qui est semblable renvoie aux autres «

moyens de connaissance » (pramāṇa) et ce qui est dissemblable aux « objets de connaissance » (pramcya). 108 Nd p.116/10 : no khalu « ayam/asāv aśvaḥ » iti jñānam indriyajam ; śabdajam saṃbhavati. Cet énoncé est flou. Le groupe no (= na+u) khalu n’est pas très fréquent. Selon Renou, 1961b2, p. 513, no signifie proprement « et ne...pas ». Par ailleurs no porte-t-il sur saṃbhavati ? Le point et virgulc indique qu’on admet ici deux énoncés en asyndète, la conjonction “mais” étant sous-entendue entre eux. 109 Cf. infra § 8. 7. 110 Dans la Nm, dravya est absent ; les synonymes vācyatva et vācyatā s’y rencontrent souvent (GS p. 121, etc.). Enfin vācyafvaviśiṣṭadravya est remplacé par des termes comme śabdaviśiṣṭārtha (pratibhāsa = GS p. 124/4), vācakaviśeṣitavācya (pratibhāsa = GS p. 126/4), śabdaviśiṣṭārthajñāna (GS p. 126/11), vācyasya gavāder gośabdaviśeṣitasya vācyatvāt (= GS p.127/19). 111 Le passage cryptique n’est pas donné ici ni la strophe de Trilocana. Voici la conclusion : tasmān nobhayajaṃ jñānaṃ yadvāranāya avyapadeśyapadam. 112 Hacker 1951, p. 169. Vācaspati, qui est postérieur d’environ un siècle à Jayanta, appelle celui-ci Guru, comme il le fait pour Trilocana, cf. n. 47. 113 Depuis la p. 120/21 jusqu’à la p. 135/6 du Tome I, ce qui correspond grosso modo aux pages 73 à 82 de l’édition Sukla de la Kashi Sanskrit Ser. Au sein de ce bloc un certain nombre de lignes forment un développement en soi à propos du daṇḍadaṇḍinyāya (GS I pp. 129-132) ou « règle du bâton et du porteur du bâton », c’est-à-dire à propos des relations entre la substance et ses accidents.

114 GS p. 135/5-6 : ācāryamatānīha darśitāni yalhāgmnam. Yad ebhy salyam ābhāti sabhyās tad avalambyatām « Les doctrines des maîtres ont été présentées ici sous forme traditionnelle. Que les participants [au débat] fassent leur la vérité qui resplendit grâce à eux (= les maîtres) ». Le lecteur qui veut se retrouver dans le dédale des discussions aura intérêt à consulter Gupta 1963 et Shah 1995, ainsi que, mais avec prudence, la traduction Bhattacharyya 1978. 115 GS p. 121/8: asaṃgraho’sya lakṣyasya lakṣaṇena iti prajñapramādaḥ 116 GS p. 122/24-25 : sati lakṣye lakṣaṇavaṃanam ucitam. 117 GS p. 121/20-21 (cf. n. 80), 122/1, 3, 17 (cf. n. 66), 124/12, 132/17 cf. n. 66), 135/3 (cf. 134). 118 Vṛddha- ou Jaran-naiyāyikās GS p. 121/2 et p. 134/1. GS insère dans le texte de son édition des titres de son cru qui font état de la doctrine de Rucikâra, etc. S’agit-il de voir dans celui-ci le premier des « Anciens logiciens » ? Cf. Franco JIPh. 1984, p. 106 et p. 134. 119 GS p. 121, 125 et 134. Cf. infra § 8. 3. Sur ce groupe, cf. Gupta 1963, p. 24 sv. ; Schmithauscn 1965, p. 164 sv. 120 GS p. 133/12. À la ligne 17, on dit qu’ils considèrent la perception conceptuelle comme la substance de leur vie (naiyāyikānāṃ ca savikalpapratyakṣam āyāḥ prāṇāḥ)... 121 D’où le titre moderne inséré par GS p. 122, qui développe sous ce nom la

doctrine des « Interprètes ». 122 GS p. 122/2 où ils sont toutefois en désaccord avec les « Maîtres ». 123 GS p. 122/24. Un disciple de Bhartrhari, soit un śabdādvaitin, se cache-t-il sous ce vocable ? Cf. § 8. 6. 124 GS p. 132/21. 125 GS p. 134/9. 126 GS p. 124/1 Ślokav. Pratyakṣa st. 175, où il est question du saṃjñitva et du rapport nom-objet ; p. 133/19, saṃbandhākṣepa, str. 141-142, où il est dit que le lien nom-objet est découvert à l’aide de trois moyens de connaissance. 127 GS p. 124/8-9. Elle suit de peu la citation de Kumārila. 128 GS p. 120/21 sādhayiṣiyate. 129

:

śabdānām

arthasaṃsparśtvaṃ

śākyamatanirāscna

GS p. 128/5 : arthāsaṃsparśinaḥ sabdān kathayan duṣṭasaugataḥ. 130 GS p. 122/17 (śloka) : manuvat sūtrakāro ’pi na dharmasyopadeśakaḥ. « L’auteur des sūtras n’est pas, comme Manu, un professeur de bonne conduite » ; p. 132/17-18 (śloka) atah sutrakrtāpy atra śabdātiśayadarśanād / vyadhāyi tadvyavacchcdo na tu dharmopadeśinā « C’est [simplement] l’auteur des sūtras et non pas un professeur de bonne conduite qui, en voyant que le mot apportait un supplément, a prescrit de l’exclure ».

131 Ces résumés sélectionnent les éléments qui semblent plus importants que d’autres, mais une étude plus affinée dans le fouillis des arguments aboutirait sans doute à des rectifications. 132 Ce vocabulaire est employé aussi chez Vācaspati. Cf. Nd p. 110/25 ; 114/1819, 23, 26-27 ; 116/3 ; 121/15-16. 133 La portion du texte située p. 121/1-10 débute par la mention des « Anciens Logiciens » et précède celle des Ācāryas. Elle est divisée en deux par les mots « ceci est impossible » (tad idam anupapannam), de quoi on déduirait que ce qui suit réfute la doctrine de ces logiciens. En réalité les choses sont moins claires : à la réfutation s’ajoutent d’autres idées peut-être des mêmes Logiciens. 134 GS p. 121/2 : ...vyapadeśyaṃ śabdakarmat āpannaṃ jñānam ucyate ; Śabdakarmat āpanna reparaît dans la phraséologie des Anciens logiciens en p. 134/1 (cf. n. 127). 135 GS p. 121/3 : rūpajñānam, rasajñānam iti tad vyapadeśyam jñānam. pratyakṣaphalaṃ mā bhud ity avyapdeśyagrahanam. Rūpa- et rasajñāna étaient déjà en Nbh (= Nd p. 109/4 ; 111/5, cf. supra n. 23). Quant à pratyakṣaphala, qui s’oppose à (a)pramāṇaphala (p. 121/5), il se retrouve en p. 121/7 et 23 ; p. 122/20 (cf. 86) et p. 134/4. 136 GS p. 121/4 : na hi nāmadheyavyapadeśyatvam aprāmāṇyakāraṇaṃ bhavati ; Cf. aussi p. 135/15. 137 Le sūtra dont le texte est donné n. 1 pourrait donc faire l’économie de avyapadeśya. Cette thèse n’est pas expliquée davantage.

138 Sur ce point, cf. déjà Vācaspati au § 7. 139 GS p. 134/ 1 sv. 140 GS p. 121/9 sv. : tasmād apavyākhyānam etad iti vyavacchedyāntaram avyapadeśyapadasya varṇāyāṃ cakrur acāryāḥ... Le texte ne fournit aucune précision sur cette autre chose « exciuable » (vyavacchedya). 141 Même description en GS p. 132/8 sv. Cf. Gupta 1963, pp. 71-72 n. Des mots et des idées analogues en Pp, ch. śāstrapariccheda = ASS p. 406. 142 Il s’agit du panasa ou « fruit du jackier » désigné par l’adulte dans la phrase ayaṃ panasa ucyate « çà s’appelle panasa ». 143 GS p ; 121/12-14 : tas asya jñānam indriyajam api na kevalendriyakaraṇakaṃ bhavitam ucitam, asati saṃjñopadeśini śabdc tadanutpādāt 144 GS p. 121/21 : indriyànupraveśe ’pi śābdātām asya mandate sūtrakaraḥ 145 Dans leur seconde intervention § 8. 8, les Maîtres sont aussi catégoriques dans leur exégèse. Cf. n. 99. dernière apparition des Maîtres en § 8. 11. 146 GS p. 122/1 : tad etad vyākhyātaro nānumanyante. 147 La phrase de la n. 82 est suivie de yadi ubhayajaṃ jñānam

avyapadeśyapadena vyudasyate (« si la connaissance néc de deux [sources] (= verbo-sensorielle) est écartée par le mot a- »). Peut-on admettre que anumanyante se construise avec un yadi en principe conditionnel, mais qui, ici, introduirait une complétive ? 148 GS p. 122/12 : hanta tarhi sūtrakārāśayam anusarantaḥ śābdam idam jñānam pratipadyāmahe. À qui fait référence le verbe « nous comprenons » ? En principe aux Interprètes. Mais d’autres ne sont pas exclus puisque, juste avant, nous avons deux occurrences de nanu, opérateur d’objection. 149 GS p. 122/16 150 L. c. : indriyānvayavyatirekānuvidhayitvād idaṃ vijñānaṃ na pratyakṣaphalatām ativarttate. Tataś ca vyudasyamānaṃ pramāṇāntaraṃ spṛśet. Ces mots difficiles s’éclairent peut-êtrc un peu grâce aux précisions fournies en § 8. 9. On doit s’en tenir à quatre pramāṇas : pratyakṣa (équivoque : sensation ou perception ?), inférence, témoignage valide et présupposition nécessaire. La dénomination n’existe pas en qualité de pramāṇa. 151 GS p. 122/24 : asaṃbhavadoṣavyavacchedārtham. Cf. aussi p. 124/11 (asaṃbhavadoṣam āśaṅkhya) ; p. 132/5 (asaṃbhavadoṣanirākaranārtham) qui conclut le développement en niant que avyapadeśya ait ce sens. 152 Cf. par ex. GS p. 122/13 : śābdānupraveśavyavaccheda « exclusion de l’intervention de la parole (dans le pratyakṣa) ». En p. 132/7 (cf. n. 115), il y a exclusion de la connaissance issue de deux [sources]. 153 GS p. 122/24 : evaṃ hi paro manyate. Cf. Stcherbatsky, 19642, II, p. 178. 154

L. c. : iha tu lakṣyamāṇaṃ pratyakṣam indriyārthasaṃnikarṣotpannaṃ nāma na kiṃcid asti, cf. Gupta 1963, p. 72 n. 155 GS p. 123/11 : asti cātra śabda eva karaṇam. Comme le soleil, śabda illumine lui-même et son objet (sa hi sahasrakiraṇavad ātmānaṃ ca viṣayaṃ ca prakāśate). Cette thèse d’une entité à la fois instrument et objet sera réfutée plus tard, § 8. 8. 156 GS p. 123/16 : kathaṃ tatkṛta eṣa pratyayaḥ syāt ? 157 GS p. 123/16-17 et 20 (aśruyamāṇa ; smṛtyāruḍha ; smṛtiviṣayīkṛta) 158 GS p. 124/3-4 : saṃjñā ca śabdaḥ « le mot, c’est la dénotation ». 159 GS p. 124/12: asaṃbhavadoṣam āsaṅkyāha sūtrakāraḥ “avyapadeśyam” iti (« Appréhendant le reproche d’impossibilité, l’auteur du sūtra dit “avyapadeśyam” »). Le verbe āśaṅk-, les noms śaṅkā et āśaṅkā ont des nuances toujours difficiles à rendre. 160 GS p. 124/12-125 sv. : C’est l’avis de Gupta 1963, p. 77. 161 L. c. : jñānam anullikhitaśabdakaṃ śabdānusmaraṇe hetubhūtam upajāyate 162 Première intervention en § 8. 4. 163 GS p. 125/9 : tad ctad ācāryā na kṣamante. Même incertitude sur la référence de tad etat qu’en n. 82. 164

L. c. : na gaur ityādijñānam indriyārthasaṃnikarṣotpannam apīdaṃ śābda iti vaktuṃ yuktam 165 GS p. 125/12 et 14 : Le passage explique pourquoi, contre toute attente, l’ouïe ne le peut pas. 166 Appelée dans le contexte kāraka « facteur de l’action », terme bien connu des grammairiens. 167 GS p. 125/18 sv. L’exemple du soleil est déjà mentionné en n. 91. 168 GS p. 125/25 (kṣanika) et 24 (ciram avatiṣṭhamāna). 169 GS p. 125/26-27. 170 GS p. 125/27. Il ajoute qu’un moyen cesse d’exister quand sa cible est atteinte ; donc que le śabda, même sous forme de souvenir, disparaît à l’instant où l’objet est connu (p. 126/2). 171 GS p. 126/4-5 : api ca gaur jtyādijñānam indriyārthasaṃnikarṣānvayavyatirekānuvidhāyi... kathaṃ śābdam iti. La coprésence/co-absence, etc. est une périphrase pour nommer la connaissance comme sensorielle. 172 GS p. 126/10 sv. Cinq des six ślokas de réponse commencent par l’opérateur d’objection nanu « pardon, mais ». 173 GS p. 127/3-4 : yathā cāviṣaye tasminn ire nayanajā matiḥ / tathā

vācakasaṃsṛṣṭe vācye kim iti neṣyate ? 174 L. c. yathā ca tava kālādi nirūpam api cākṣuṣam / tathā śābdānurakto ’pi kim ity artho na cāksuṣaḥ ? 175 GS p. 127/8 : nanu cākṣuṣatāṃ śabde na jīvan vaktum utsahe. 176 GS p. 127/15 : saṃbandhaḥ śakyate boddhuṃ na ca mānāntarād vinā. 177 GS p. 127/18 : gośahdavācyo gasabda iti hi grahaṇaṃ bhavet. 178 Les considérations qui suivent et mettent fin à la première partie de la discussion ne nous retiendront pas ici, pas plus que la parenthèse suivante qui a été mentionnée n. 49. Elles sont ignorées par Gupta 1963 ; expliquées vaille que vaille par Shah 1995 II, p. 35 et traduites, ou mieux paraphrasées, de façon nébuleuse par Bhattacharyya 1978, p. 195. 179 GS p. 132/6 : ubhayajajsjñānavyavaccheda. Sur ubhayaja, cf. § 8. 4. Sur d’autres vyavaccheda, cf. n. 87-88 et 117, 126. 180 GS p. 132/8: puro‘vasthitagavādipadārthasvarupamātragrahaṇaniṣṭhitasamārthyam atra pratyakṣam. gośabdavācyatāyāṃ tu saṃjñākarmopadeśi śabda cva pramāṇam. 181 Gs p. 132/20-22 : yadi saṃketagrahaṇakāle bhāvinaḥ saṃjñopadeśakavacanajanitasyobhayajajñānasya vyavacchedakam idaṃ varṇyatc padam / tadā tadvyavahārakāle’pi 182

GS p. 133/6-7 : nanu vyavahārakāle gavādināmadhcyapadamātram eva smaryamāṇam indriyeṇa saha savikalpapratyayodaye vyāpriyate. samketakāle tu saṃjñopadeśi vṛddhavākhyam. Gupta 1963, p. 78 considère que la distinction s’inscrit dans une théorie plus moderne que celle des Maîtres et des Interprètes. 183 Dans la précédente description de l’apprentissage du langage, c’était une saṃjñā (“dénomination”) et non un vākya (“phrase”) que l’aîné articulait devant son cadet, cf. § 8. 4. 184 GS p. 133/14 : utpannaṃ pratyakṣaṃ savikalpakam 185 GS p. 133/17 : naiyāyikānāṃ ca savikalpapratyakṣam ayāḥ prāṇāḥ. 186 GS p. 133/16: tasmān nobhayajasya śābdatvaṃ jñānasya vaktavyam 187 GS 133/19 : tasmān naikasya śabdasya bhāra āropanīyaḥ Lebhāra, la “charge”, fait-il référence au saṃbandhādhigama “la conscience du lien”, dont il est question juste avant (p. 133/16) ? 188 Référence donnée en n. 62. 189 GS p. 133/19: pratyakṣaṃ tu saṃketagrahaṇakāle ’api svaviṣayagrāhakam. En p. 125/3, nous avions les mots na ca śabdakṛtā buddhīnāṃ prakāśasvabhāvatā « L’essence illuminatrice des idées n’est pas liée aux mots ». 190 GS p. 133/21 : nobhayajajñānaṃ vyavacchedapakṣo niravadyaḥ 191

Ou « atteinte par l’acte de nommer », soit śabdakarmatā déjà rencontré n. 70. 192 Cf. § 8. 3. 193 GS p. 134/4 : anyat tu tesām āśayaḥ 194 L. c. La connaissance perceptive perd son statut de pramāṇa et acquiert celui de prameya ou d’objet de connaissance. Ceci est d’autant plus énigmatique que la paire vyapadeśya — avyapadeśya n’est absolument pas mise en rapport avec ce fait. 195 S’agirait-il de reconnaître en lui Jayanta ? 196 GS p. 134/13-14 (śloka) : spaṣṭatvād vācakābhāvād indriyānu vidhānataḥ lokasya saṃmatatvāc ca pratyakṣam idam iṣyate. 197 L. c. : śabdasmṛtiḥ sahāyaḥ syāt 198 GS p. 135/2-3 (śloka) : nirvikalpakavat tasmāt pratyakṣam savikalpakam samagrahīt... sūtrakṛt. 199 On rencontre quelque chose du même genre dans la discussion philosophicorituelle qui se déroule dans le Śabara-bhāṣya X. 8 sūtras 47-48, autour de la récitation de la prière upāṃśu-yaja au cours du sacrifice védique des nouvelle et pleine lunes, cf. Verpoorten, étude à paraître dans le Festchrift Mylius. 200

Pour une autre « présupposition que les textes philosophiques ne formulent pas toujours explicitement », cf. Bronkhorst 2001, p. 214, à propos de Gauḍapādākārikā IV 3-5. 201 Autrement dit, comment pense-t-on en sanskrit, comment pensent les auteurs et les textes sanskrits ? Une langue ne pense pas. On pense dans une langue. Il y a des manières de penser propres à chaque culture. 202 « Irréductible à l’être comme au non-être, la vacuité est l’évacuation de ces deux catégories », Guy BUGAULT, L’Inde pellsc-t-elle ?, PUF, Paris, 1994, p. 311. « Les Victorieux ont proclamé que la vacuité est le fait d’échapper à tous les points de vue. Quant à ceux qui font de la vacuité un point de vue, ils les ont déclarés incurables ». MK (Madhyamaka-kārikās), 13, 8, Voir Guy BUGAULT, Stances du milieu par excellence (Madhyamaka-kārikās) de Nāgārjuna), traduit de l’original sanskrit, présenté et annoté, Collection « Connaissance de l’Orient », Gallimard, Paris, 2002. 203 Rejet des quatre positions : oui, non, ni oui ni non, ni ni oui ni non. 204 Voir, entre autres, Tom J. F. TILLEMANS : « La Logique bouddhique estelle une logique non-classique ou déviante ? Remarques sur le tétralemme (catuṣkoṭi) », in Les Cahiers de Philosophie, n° 14, « L’Orient de la pensée », 27, rue des Célestines, 59800 Lille, 1992, pp.183-198. 205 Héraclite (d’Éphèsc), Fragments, textes traduits, présentés et annotés par Jean-Paul DUMONT, Bibliothèque de la Pléiade, « Les Présocratiques », Paris, Gallimard, 1988, §§ VIII et X, p. 147148. 206 Guy BUGAULT, L’Inde pense-t-elle ?, PUF, Paris, 1994, p. 332.

207 Abh.-kośa, de Vasubandhu, trad. et annoté par LA VALLÉE POUSSIN, 6 vol., Paris, Geuthner ; Louvain, J.-B. Istas, 1923-31 ; rééd. 1971, t. I, p. 11. 208 André BAREAU, L’Absolu en Philosophie bouddhique : évolution de la notion d’asaṃskṛta, Paris, Tournier et Constans, Centre de Doc. Univ., 1951, p. 4. 209 AN= Aṅguttara-nikāya I, p. 152 ; SN = Saṃyutta-nikāya II, p. 37 ; équivalents sanskrits : Saṃyuktāgama, XII, 21 ; Prasannapadā 145,4-5. 210 DN = Digha-Nikāya II, p. 118 §48. 211 André BAREAU, Bouddha, Paris Seghers, 1962, p. 139. 212 SN = Saṃyutta-nikāya IV, p. 359. 213 Voir Jacques MAY, Candrakīrti, Prasannapadā, Madhyamakavṛtti, (Commcntaire limpide de Traité du milieu), Douze chapitres, traduits du sanscrit et du tibétain, accompagnés d’une introduction, de notes et d’une édition critique de la version tibétaine, A. Maisonneuve, 1959, p. 270. 214 Voir infra, MK 7, 1 et 33. 215 Nous citons à partir de la traduction de Guy BUGAULT, Stances du milieu par excellence (Madhyamaka-kārikās) de Nāgārjuna), traduit de l’original sanskrit, présenté et annoté, Collection « Connaissance de l’Orient », Gallimard, Paris, 2002. Pour le texte sanskrit, nous utilisons l’édition de J. W.

de JONG, Madras, Adyar, 1977. 216 Trad. par Jacques MAY, Encyclopédie Philosophique Universelle, vol. III (2), Paris, PUF, p. 3900. 217 Voir ed. and transl. with Introduction and Glossary by Edward CONZE, Is. M. E. O., Roma, 1957 ; 2e ed. 1974, p. [2] et [62]. 218 Transl. by. D. T. SUZUKI, London, Routledge and Kegan Paul, 1932, reprint 1968, p. 75. Laṅkāvatāra-sūra, er. Nanjio, Kyōtō, 1923 ; ed. P. L. Vaidya, BST 3, Darbhanga, Mithila Institute, 1963. 219 Voir aussi Laṅkāvatāra, Sagāthakam, verset ou stance 412, texte et trad. p. 317, et p. 257 respectivement. 220 Sagāthakam 19, texte et trad. p. 266 et 227 respectivement. 221 Chap. III, texte et trad., p. 199 et 172. 222 Laṅkāvatāra-sūtra, chap. III, verset 25, texte et trad. p. 153 et 132, chap. II verset 143 ; ainsi que Sagāthakam, verset 479 et 489. 223 Chap. II, texte et trad. p. 34-36, 32-33 respectivement. 224 Voir chap. III, verset 17, texte et trad. p. 149, 128-129, et Sagāthakam, verset 467. 225

Laṅkāvatāra-sūtra, II, 28 ; voir MK 25, 19-20. 226 Voir Mvy = Mahāvyutpatti, édité par Sakaki, 2 vol., Kyōtō, 1916-1925, n° 23, p. 2 du texte, ainsi que Mvy. 1717, où la doctrine du Buddha est dite advaya), c’est-à-dire « tenant de la doctrine du non-deux, du non-duel ». Voir aussi le Divyāvadāna VIII p. 95, lignel3, où il s’agit d‘advayavādināṃ, etc. Divyāvadāna, ed. Cowel and Neil, Cambridge, 1886 ; ed. P. L. Vaidya, (Buddhist Sanskrit Texts 20), Darbhanga, Mithila Institute, 1959. 227 Saṃyutta-nikāya V, p. 420-424 ; cf. Vinaya I, p. 110-112. 228 Mahāyārtasaṃgraha, éd. et trad. par Étienne LAMOTTE, T. 1 : texte, T. 2 : trad. et commentaire : La Somme du Grand Véhicule d’Asaṅga, Publications de l’Institut Orientaliste de Louvain, (« Bibliothèque du Muséon », 19381939), 1973, 229 VN = Vimalakīrti-nirdeśa, Introduction, Traduction et notes par Étienne Lamotte, L’Enseignement de Vimalakīrti (« Bibl. du Muséon », vol. 51), Publications Univ. Institut Orientaliste, Louvain, 1962, Chap. VIII, 22, p. 312. 230 VN V §5, p. 246-247. 231 VN X §§ 16-17, p. 346, cf. p. 341. 232 Trad. J. MAY : Candrakīrti, Prasannapadā..., p. 142, n. 406. 233 Les Upaniṣad védiques, les commentaires de Sankara, reviennent sans cesse sur cette relation entre la dualité d’une part et la mort, la peur, la souffrance,

etc. de l’autre. Pour la dualité et sa relation avec la mort, voir Charles MALAMOUD, Le jumeau solaire, Collection dirigée par Maurice Olender, Éditions du Seuil, Paris, 2002, p. 19. Le dieu de la mort Yama (et sa sœur Yamī) incarne cette dualité. 234 Faire entendre « les silences de la dialectique », selon l’heureuse expression de François CHENET, La Philosophie indienne, Paris, Armand Colin, 1998, p. 89. En effet, que ce soit dans la pensée brahmanique ou encore la pensée bouddhique, le dernier mot des choses c’est le silence, la paix (mauna, śānti, cf. prapañcopaśama, āryātūṣṇīmbhāva...) Voir David SEYFORT RUEGG, The Literature of the Madhyamaka School of Philosophy in India (A History of Indian Literature, edited by Jan Gonda), Volume VII, Fasc. 1, Otto Harrassowitz, Weisbaden, 1981, p. 46, où l’auteur explique que le prapañca s’arrête dans la śūnyatā, et que la délivrance n’est possible que par la fin des concepts et catégories bi-polaircs. Seul le silence verbal et mental s’ouvre vers l’advaya, p. 70. 235 HYP, IV, 3-4, p. 216. Traduction, Introduction et notes par Tara MICHAEL, préface de Jean FILLIOZAT, Fayard, Paris, 1974. 236 Précisons que le terme de dvandva, qui désigne en grammaire les composés copulatifs, désigne également deux choses ou notions ou qualités opposées. Voir le Dictionnaire Sanskrit-Français par N. Stchoupak, L. Nitti, L. Renou ceci, pp. 331-332 : dvandva- nt. paire, couple ; mâle et femelle ; deux choses ou notions ou qualités opposées (par exemple, joie et douleur) dispute, querelle, lutte, combat ; alternative, hésitation, dilemme. C’est donc ce qui va par couples, deux à deux ; face à face. Explication de L. Renou (Grammaire samkrite élémentaire, p. 22) : « Les composés copulatifs (dvandva) associent deux ou plusieurs substantifs, dont le dernier porte, suivant le cas, la marque du duel ou du pluriel. Le genre est presque toujours du dernier nom. Ex. arthadharmau « profit et mérite », (prānāpānodāneṣu « pendant la respiration, l’inspiration, l’expiration »). À côté prend place une formation à

deux membres, au neutre singulier, qui souligne le caractère unitaire de l’association, sukha-duḥkham « plaisir et douleur », bonheur et malheur ». On trouve aussi des composés dvandva adjectifs. La jonction adjectif + adjectif forme de petites catégories sémantiques : contraste, śītoṣṇa « chaud froid = tiède » ou krtākṛta « fait non fait = mal fait ». Sur le plan psychique, la vie dans le monde des dvandva est l’expression de toutes sortes de contrariétés dues à la dualité : peine, douleur, déchirure, malaise, peur, en somme le duḥkha. 237 Le sanskrit connaît les composés copulatifs (dvandva), les composés déterminatifs (tatpuruṣa), les composés appositionnels (karmadhāraya), les composés posscsifs ou attributifs (bahuvrīhr). 238 Bh.-Gītā, X. 33, La Bhagavad-Gitâ, trad. A.-M. ESNOUL, O. LACOMBE, Fayard, Paris, 1972, Seuil, Paris, 1976. 239 La Bhagavad-Gītā, Les Belles Lettres, Paris, 1967. 240 Michel HULIN : Qu’est-ce que l’ignorance métaphysique (dans la pensée hindoue) ? Śaṅkara, Vrin, Paris, p. 120 de son lexique. 241 La Science du Yoga. De l’humain au divin, Éditions Adyar, Paris, 1974, p. 242-243. 242 Voir Ṛg-veda I, 164, 46 : ekaṃ sat viprāḥ bahudā vadanti... Depuis les hymnes cosmogoniques védiques, jusqu’aux textes philosophiques tardifs, la question de l’être et du non-être (sat / a-sat )par exemple, est restée au centre de la réflexion brahmanique. Voir Ṛg-veda X, 129 ; Chāndogyopaniṣad, VI, 2, 1-3 ; et 3, 2. L’idée qu’à l’origine, le Seigneur a créé des couples de contraires (dvandva) tels que « violence et non-violence, justice et injustice, vérité et mensonge, etc, que les créatures se sont partagés, se trouve dans le

récit cosmogonique de la Manu-smṛti I, 26 et 29. 243 AS = Aṣṭāvakra-samhitā (« Le recueil d’Aṣṭāvakra »), Text with Word-forword translation, English rendering, Comments, and Index, Swami NITYASWARUPANANDA, Advaita Ashram, Calcutta, 1969. Ashtâvakra sarnhitâ, « Les Paroles du huit-fois difforme, Dialogue sur la réalisé », traduit du sanskrit et présenté par Alain PORTE, Éditions de l’Éclat, Paris, 1996. 244 Bh. -G. XIV, 23-25, trad. A.-M. Esnoul et O. Lacombe, avec coupures. 245 DDV, ...An Inquiry into the nature of the ‘Seer’ and the ’Seen’, Text with English Translation and Notes by Swami NIKHILANANDA with a foreword by V. Subramanya Iyer, Sri Ramakrisna Asraina, Mysore, 1931. Comment discriminer le spectateur du speciacle ? Dṛg-Drçya-Viveka, traduction par Marcel SAUTON, selon la version anglaise du swāmi Nikhilananda (...), Adrien Maisonneuve, Paris, 1945. Voir aussi HYP = Haṭha-yoga-pradīptā, traduction, Introduction et notes par, Tara MICHAEL, Fayard, Paris, 1974, chap. IV, verset 56, p. 259. 246 Traduction de Christian BOUY, Gaudpāda, l’Āgamaśāstra, Collège de France, Institut de Civilisation Indienne, fascicule 69, diffusion De Boccard, Paris, 2000, p.93 : prapañcopaśamaṃ śāntaṃ śivamadvaitaṃ caturtham manyate sa ātma sa vijñeyaḥ // 7// 247 Çankara et le Vedānta, Paris, Seuil, 1973, p. 103. Upadeśasahasri of Shri Sankaracharya (A Thousand Teachings) ed. and transl. by Swami JAGADANANDA, Mylapore, Madras, Sri Ramakrishna Math, 1973. 248 Vivekacūḍamaṇi (« Le Diadème du Discernement »), Vivekachudamani of Shri Shankaracharya, text in Devanagari, with word-for-word Translation,

English Rendering and Comments, swami MADHVANANDA, Calcutta, Advaita Ashrama, 1926, 1970. Trad. fr. « Le plus beau Fleuron de la Discrimination », « Viveka-cūḍa-maṇi », par Marcel Sauton, A. Maisonneuve, Paris, 1946. 249 V S = Vedānta-Sāra of Sadānanda, ed. and transl. by Swami NIKHILANANDA, Calcutta, Advaita Ashrama, 1949 ; 6th ed., 1974 250 AS: XV, 10 ; XVIII, 12 ; 14 ; 66 ; 74 ; 78-79 ; XIX, 2-7 ; XX, 1-14. 251 Voir Bṛhadāraṇyakopaniṣad I, 4, 1-2. La peur (bhaya) présuppose l’altérité. « L‘ātman existait seul, à l’origine, sous la forme de Puruṣa. En regardant autour de lui, il ne vit rien d’autre que lui-même. Il prononça d’abord : Je suis. [...] Il eut peur : c’est pourquoi celui qui est seul a peur. Puis il considéra : “Puisqu’il n’existe rien d’autre que moi, de quoi aurais-je peur ?” Et, du coup, sa peur s’évanouit. De qui aurait-il eut peur ? C’est d’un autre qu’on a peur ». 252 P U II, trad. Alyette DEGRACE-FAHD, Upaniṣad du Renoncement (saṃnyāsa-upaniṣad), Paris, Fayard, p. 210-211. 253 L’ Upantsad du sage Maitreya, Maitreya-upaniṣad, III, 1 et 4, trad. p. 400. 254 Voir La Grande Upanisad du Renoncement, Bṛhat-saṃnyāsaupanisad 48, trad. p. 391 255 La Grande Upanisad du Renoncement, 65-67, trad. p. 383. 256 NPU=Nārada-paivrājaka-upaniṣad, III, 89, p. 285.

257 NPU, IV, 33, trad. p. 289. 258 NPU, III, 34, trad. p. 278. 259 NPU, IV, 13, trad. p. 287. 260 NPU, IV, 30, trad. p. 289 ; voir aussi V, 44, trad. p. 303. 261 NPU, VI, 27, trad. p. 309. 262 Voir HYP, 11, 71, p. 159-160. 263 HYP II, 75-76, p. 161. Voir la citation de la Śiva-saṃhitā III, 47 à la même page : suspendre le souffle à volonté, atteindre la perfection en kumbhaka. 264 HYP, II, 77, p. 162. 265 HYP, II, 6-8, p. 130-131. 266 HYP, III, 11-12 ; 14. 267 D’après la Ghcraṇḍa saṃhitā III, 6-8. Voir HYP, p. 169. 268 Aristote, Métaphysique, A, 2, 982 b, 28-983 a 11 ; E, 1, 1026 a 10-32 :

division des sciences, où la science première reçoit le nom de théologie ; Gamma 1, 1013 a 26-32 : sur la science de l’être en tant qu’être. S’agissant de la question de savoir s’il y a une unité de l’ontothéologie, le rapport entre ces désignations constitue, comme on le sait, le point nodal de toute interprétation d’Aristote, selon que la théologie est résorbée dans l’ontologie ou bien que l’excellence l’emporte sur l’ubiquité, le superlatif sur le maximum. 269 W. Halbfass, On Being and what there is. Classical Vaiśeṣika and the History of Indian Onlology, Albany : State University of New York Press, 1992, édition indienne : Sri Satguru Publications, Delhi, 1993, p. 139. Voir aussi Mervyn Sprung (ed.), The Question of Being. East-West Perspectives, The Pennsylvania State University Press, édition indienne : Delhi : Sri Satguru Publications, 1995. 270 Sur l’ontologie catégoriale d’Aristote, voir J. Vuillemin, “Le système des catégories” in De la Logique à la Théologie, Paris : Flammarion, 1967, pp. 77-85. Voir aussi J.-Fr. Mattéi, Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparli, PUF : coll. « Épiméthée », 2001, pp. 41-62. Sur l’histoire des catégories en Occident, voir J.-Fr. Courtine, Les catégories de l’être. Études de philosophe anciennc et médiévale, PUF : coll. « Épiméthée », 2003. 271 Heideggcr, Nietzsche t. II, Gallimard, 1971, p. 96. 272 Kant, Leçons sur la Métaphysique, Pölitz, tr. fr. M. Castillo, Livre de Poche, Paris, 1993, pp. 133-135. 273 Whitehead, Procès et Réalité. Essai de cosmologie, Gallimard, coll. « Bibliothèque de Philosophie », 1995. 274 Whitehead, Procès et Réalité. Essai de cosmologie, pp. 74-75.

275 Ibid., p. 225. 276 Ibid., p. 341. 277 Sur Whitehead, voir le beau livre de B. Saint-Sernin, Whitehead Un Univers en essai, Vrin, coll. « Analyse et Philosophie », 2000, pp. 30, 57-58, 106-107. Sur Whitehead et la pensée bouddhique, voir Kenneth Inada, “Vijñānavāda and Whiteheadian Philosophy”, Jocrrnal of Indian and Buddhist Studies, 8, 1959; “Whitehead’ Actual Entity and the Buddha’s Anātman”, Philosophy East and West, 21, 1971. David R. Griffin, “Buddhist Thought and Whitehead’s Philosophy”, International Philosophy Quaterly, 14, 1974. 278 B. K. Matilal, op. cit., pp. 283-284. 279 À l’instar de ce qui se passe à partir d’une certaine époque chez les Vaiśeṣika, qui, faute de pouvoir multiplier les catégories faisant l’objet de leur inventaire, sont enclins à multiplier le nombre des qualités (guṇa). 280 Louis Lavelle, La Présence totale, Aubier, 1934, passim, pp. 25, 34 (et p. 48), 42-45, 57. 281 Louis Lavelle, Introduction à l’Ontologie, PUF, 1947, p. 20. 282 Louis Lavelle, La Présence totale, op. cit., p. 20 : « La philosophie dont on présente ici les principes essentiels n’innove rien ... Elle est une méditation personnelle dont la matière est fournie par cette « philosophia perennis » qui est l’œuvre commune de l’humanité ». 283

Louis Lavelle, La Présence totale, op. cit., pp. 103-104, 131, 183, 199,245. 284 Heidegger, “Le nihilisme européen” in Nietzsche t. II, Gallimard, 1971, pp. 198-200. 285 Rappelons que le vocable nilayana ne veut pas dire simplement le “séjour”, mais aussi la “cachette” où l’on se cache. 286 Notamment l’excellente contribution de J. O’Leary, “Heidegger and Indian Philosophy” dans le collectif E. Franco & K. Prcisendanz (ed.), Beyond Orientalism. The Work of Wilhem Halbfass and its Impact on Indian and Cross-Cultural Studies, Amsterdam, Atlanta (Ga) : Rodopi, 1997. 287 Si Yāska se range à la vue de Śākaṭāyana selon laquelle tous les noms dérivent de racines verbales, c’cst parce qu’elle est en accord avec sa doctrine philosophique selon laquelle l‘ātman, en tant qu’il constitue la Réalité ultime, est en soi activité, — compréhension de l’ātman qui est elle-même en accord avec le sens étymologique du mot brahman en tant que « cc qui n’a de cesse de s’accroître, de s’agrandir, d’être en expansion ». 288 « Finalement, une différence essentielle intervient entre saisir l’ensemble de l’existant en soi, et se sentir au milieu de l’existant en son ensemble. Le premier terme marque une impossibilité de principe. Le second, un événement continuel en notre réalité-humaine » (Heidegger, Questions I, Gallimard, 1958, p. 56). 289 Voir les remarques à ce sujet de W. Halbfass, op. cit., pp. 33 et 43 note n° 54. 290 trad. L. Renou, reprise par O. Lacombe in L. Gardet et O. Lacombe, L’Expérience du Soi, Desclée de Brouwer, 1981, p. 93.

291 On notera avec intérêt que ce problème de la priorité et de la préséance respectives de l’être et du non-être, bien loin d’avoir seulement partie liée avec une perspective cosmogonique d’inspiration plus ou moins archaïque, perdure jusqu’à nos jours et est toujours d’actualité, attendu qu’il demeure toujours pendant, quoique dans un contexte tout autre. Que l’on songe à l’opposition de Heidegger et de Sartre à cet égard dans le contexte d’une ontologie phénoménologique : pour Heidegger, c’est le Néant qui est premier, antérieur à l’homme, alors que pour Sartre, le monde est toujours plein, c’est l’homme qui introduit le néant dans l’être. 292 J. Bronkhorst, “Quelques axiomes du Vaiśeṣika”, L’Orient de la pensée. Philosophies en Inde, Les Cahiers de Philosophie n°14, printemps 1992, pp. 95-110. 293 Voir à ce sujet la communication de V. Lyssenko, “Some remarks about the origin of the idea of Universals : Vaiśeṣika or Vyākaraṇa”, Proceedings of the XIIth World Sanskrit Conference, Helsinki, juillet 2003 (à paraître). 294 Pour une esquisse de philosophie comparée sur la question de la perceptibilité de l’absence comme telle et la question du statut du néant dans son rapport avec le jugement de négation, voir G. Bugault, « Nāgārjuna : Examen critique du Nirvāṇa » in « Études bouddhiques offertes à Jacques May », Études Asiatiques, XLVI, 1, 1992, pp. 96-99 ; B. Keliner, Nichts bleibt Nichts. Die Buddhistiche Zurückwcisung von Kumāilas Abhāvapramāṇa Übersetzung und Interpretation von Sāntarakṣitas Tattvasangraha vv. 1647-1690 mit Kamalaśīlas Tattvasaṅgrahapañjikā sowie Ansȁtze und Arbeithypothesen zur Geschichte Negativer Erkenntnis in der Indischen Philosophie, Wiener Studien zur Tibetologie und Buddhismuskunde, Heft 39, Wien, 1997. J. Taber, “Much Ado About Nothing : Kumārila, Sāntaraksita and Dharmakïrti on the Cognition of Non-Being”, JAOS 121. 1 (2001) : 72-88. B. S. Gillon, “Negative Facts and Knowledge of Negativc Facts” in P. Bilimoria & J. N.

Mohanty, op. cit., pp. 128-149. 295 voir la discussion in M. Biardeau, Théorie de la connaissance et philosophie de la Parole dans le Brahmanisme classique, Paris : Mouton & Co, 1964, pp. 57-60 passim. 296 voir le résumé de sa position dans son Padārthatattvanirūpaṇa in K. H. Potter, Encyclopedia of Indian philosophies, vol. VI, Delhi : Motilal Banarsidass, 1993, p. 47 et p. 532. Sur ces questions abstruses, voir Bimal Krishna Matilal, The Navya-Nyàya Doctrine of Negation : The Semantics and Ontology of negative Staternent in Navya-Nyāya Philosophy, Harvard Oriental Series n° 46, Harvard University Press, Cambridge, Mass, 1968 ; Kamaleshwar Bhattacharya, “A Note on Identity and Mutual Absence in Navya-Nyāya” in P. Bilimoria & J. N. Mohanty, op. cit., pp 224-230. 297 voir, par exemple, Daya Krishna (ed.), Samvâda. A Dialogue belween Two Philosophical Traditions, Delhi : Motilal Banarsidass, 1991, p. 127-128 et Raghunātha Siromani cité in K. H. Potter, Encyelopedia ofhidian Philosophies, vol. VI, op. cit., p. 534. 298 B. K. Matilal, Logic, Language and Reality. An Introduction to Indian Philosophical Studies, op. cit., p. 176. 299 Daya Krishna (cd.), Saṃvāda. A Dialogue between Two Philosophical Traditions, op. cit. 300 Ibid., pp. 81-82. 301 Ibid., pp. 136-137. 302

Ibid., pp. 158-159. 303 Maṇḍana Miśra, Brahmasiddhi, Tarkakanda, 58, 11b, trad. M. Biardeau, La Philosophie de Maṇḍana Miśra vue à partir de la Brahmasiddhi, Pub. de l’É. F. E. O., vol. LXXVI, 1969, p. 218. 304 Bergson, Introduction à la Métaphysique, p. 182 / éd. du Centenaire, p. 139. 305 M. Biardeau, Le Tattvabindu de Vācaspatimiśra, Pub. de l’Institut Français d’Indologie n°3, Pondichéry, 1956, p. XI. 306 O. Lacombe, “Le sanskrit et la philosophie de l’Être” in Indianité. Études historiques et comparatives sur la pensée indienne, Les Belles Lettres, 1979, p. 126. Voir aussi P. T. Raju, “The conception of Sat (Existence) in Sankara’s Advaita”, Annals of the Bhandarkar Oriental Research Institute, vol. XXXVI (1955), Parts I & II, pp. 33-45. 307 Sureśvara, La Démonstration du Non-Agir — Naiṣkamyasiddhi, trad. G. Maximilien, Pub. de l’Institut de Civilisation indienne fasc. n° 37, De Boccard, 1975. 308 Bhagavad-G̅ītā XIII, 12, avec le Commentaire de Sankara : « À la différence d’un pot, etc., le Brahman ne saurait être objet de conscience accompagné de l’idée (ou bien d’existence ou bien de non-existence) et ne peut donc pas être dit “être” ou “non-être” (...) Il ne peut non plus être associé à un genre (jāti), une action (kriyā), une qualité (guna) ou un certain mode de relation (sambandha). En effet, le Brahman n’appartient à aucun genre, il ne peut donc être qualifié par des termes comme l’être. Étant dépourvu d’attributs, il ne possède pas de qualités (...) Étant sans action, il ne peut être exprimé par un terme d’action (...) Il n’est en relation avec rien d’autre ; il est l’Un, il est sans second, il n’est pas objet (des sens). Il est le Soi. Il ne peut donc être

exprimé par aucun mot ». En bref, l’irrelatif est imprédicable. 309 On remarquera que, selon la philosophie Nairukta du langage, “être” est un verbe, et même le plus fondamental de tous les verbes, et qu’il représente un acte, de sorte que le verbe “est” ne note pas une simple copule. 310 Vasubandhu, Abhidharmakośa, Chapitre IX, XXX, 2a, trad. Louis de la Vallée Poussin, Mélanges chinois et bouddhiques, Institut Belge des Hautes Études Chinoises, Bruxelles, 1923-1931, 19712, t. V, p. 259. 311 sad asat sadasac ceti sadasan neti ca kramah / esa prajojyo vidvadbhir ekatvādisu nityaśaḥ // Āryadeva, Catuḥśataka, XIV, 22 312 na san nāsan na sadasan na cāpyanubhayātmakaṃ / catuṣkotivinirmuktaṃ tattvam mādhyamikā viduh // Āryadeva, Jñānasārasamuccaya, 28 313 Asti-nāsti-vyatikrantā buddhir yeṣāṃ nirāśrayā / gambhiras tair nirālambaḥ pratyayārtho vibhāvyale // Nāgārjuna, Yukti-ṣaṣtikā, kārikā 1 trad. Cr. Scherrer-Schaub, Yuktiṣaṣṭikāvṛtti, Mélanges chinois et bouddhiques vol. XXV, Institut Belge des Hautes Études Chinoise, 1991,p.116. 314 Cité par J. May, Candrakīrti, Prasannapadā Madhyamakaṛtti, AdrienMaisonneuvc, 1959, p. 19.