Liberté de parole: les élites savantes et la critique des pouvoirs, Orient et Occident, VIIIe-XIIIe siècle 9782503597263, 2503597262

La parrhesia antique idealisee, cette parole franche qu'autorise et exige la democratie, devrait disparaitre avec l

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Liberté de parole: les élites savantes et la critique des pouvoirs, Orient et Occident, VIIIe-XIIIe siècle
 9782503597263, 2503597262

Table of contents :
Avant-propos
Le concept chrétien de parrhèsia, de Peterson à Foucault. Michel Senellart
La liberté de parole. Points de départ (ive-ixe siècle). Marie-Céline Isaïa
De la parrhèsia à l’art du conseil. La liberté de parole dans Kalila et Dimna. Makram Abbès
La liberté de parole de Théodore Stoudite (759-826). Vincent Déroche
Les miroirs aux princes et la critique de l’autorité royale dans l’est samanide. Concepts et limites. Louise Marlow
La parole critique à la cour Plantagenêt. Formes et enjeux d’une pratique politique à travers les lettres de Pierre de Blois. Maïté Billoré
Un regard sur le gouvernement de l’Église dans la Chronique de Salimbene de Adam. Le discours critique d’un franciscain (xiiie siècle). Gisèle Besson
Essai sur la parrhèsia poétique à l’époque abbasside. Mohamed Ben Mansour
Satire et critique allusive dans l’Europe post-carolingienne. Giacomo Vignodelli
Critique et représentation de soi. Les discours de Jean l’Oxite à Alexis Ier Comnène (1081-1118) en contexte. João Vicente de Medeiros Publio Dias
La liberté d’expression durant la Querelle des Investitures. Leidulf Melve
L’admonestation (waʿẓ) au souverain selon Ibn al-Ǧawzī (m. 1201). Instrument de critique du pouvoir ou simple topos ? Vanessa Van Renterghem
Vestra fidelis devotio ammonere curabit. La critique du pouvoir au début du règne de Charles le Chauve. Warren Pezé
La critique politique des moines dans l’empire byzantin (ixe-xiiie siècle). La liberté de parole au service de l’autorité impériale. Rosa Benoit-Meggenis
Progressive et illibérale. La critique ash‘arite de la situation politique du xie siècle. Neguin Yavari
Quand l’abbé de Skévra nie la royauté du roi d’Arménie. Orientations religieuses et contestation politique dans l’Orient chrétien à la fin du xiiie siècle. Benjamin Bourgeois
La critique de l’alfaqui au roi ou la prépondérance du sabio selon un exemplum en aljamiado. Olivier Brisville-Fertin
Liberté de parole. Éléments de conclusion. Benoît Grévin et Annick Peters‑Custot
Index des noms de personnes

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Liberté de parole

BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE CULTURELLE DU MOYEN ÂGE VOLUME 23 Collection dirigée par Nicole Bériou Franco Morenzoni

Liberté de parole Les élites savantes et la critique des pouvoirs, Orient et Occident, viiie-xiiie siècle

sous la direction de makram abbès et marie-céline isaïa

© 2022, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2022/0095/175 ISBN 978-2-503-59726-3 eISBN 978-2-503-60168-7 DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.130833 ISSN 1782-3390 eISSN 2295-0397 Printed in the EU on acid-free paper.

Avant-propos

Le sujet de la liberté de parole critique des élites savantes a mobilisé à partir de 2015 des spécialistes du Moyen Âge venant de toutes les disciplines, littérature, langues, philosophie, histoire des idées et histoire des textes, histoire des sociétés et des gouvernements. Au fur et à mesure des débats, des sujets qui paraissaient centraux – rébellion et trahison ; répression de l’hérésie ; censure ; délimitation et transmission du corpus normatif justifiant la liberté de parole – sont tombés d’eux-mêmes, non du fait de leur manque d’intérêt mais parce qu’ils se prêtaient moins au dialogue des disciplines. Sans sortir de leur domaine de compétence, les orateurs qui ont participé au colloque international tenu à l’École Normale Supérieure de Lyon en mars 2016 ont pointé chacun les traits saillants, originaux ou problématiques que présentait le sujet. Les éditeurs ont alors commencé à construire des ponts, ces questions que plusieurs orateurs avaient abordées et qui constituaient des points de contact – non pas une grille d’analyse donnée a priori, mais le fruit déjà tangible de nos échanges et les lieux où un comparatisme était possible. Les orateurs devenus auteurs ont repris leur copie après s’être lus les uns les autres, en fonctionnant notamment par duos thématiques (la liberté de parole et l’allusion ; l’ascète et le moine, etc.). Trois champs d’étude principaux se sont dessinés ; ils structurent le volume, selon les exigences de la chronologie, sans empêcher le lecteur de pratiquer d’autres lectures croisées : -

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Porte-paroles part du point de vue des savants qui se livrent à la critique. Ils réfléchissent en théoriciens, forts de définitions héritées, et en praticiens confrontés à la difficulté d’être à la hauteur de ce qu’ils décrivent comme une exigence intellectuelle ou morale. Cette partie examine le positionnement du critique et les variations de son langage, selon qu’il se tient à distance ou près du pouvoir. Elle pose de ce fait la question de l’efficacité de la liberté de parole sur les gouvernements. Communication réunit les chapitres qui réfléchissent d’abord en termes de supports et de moyens, de langue et de style. Ils posent la question des rapports entre discours oral et compte rendu écrit ; ils explorent l’intérêt paradoxal de la poésie pour souligner la critique et de la satire pour la voiler ; ils apportent une contribution cruciale à notre intelligence du gouvernement médiéval comme rituel et performance. Politiques part du point de vue des pratiques de gouvernement : qu’est-ce que la liberté critique dévoile du fonctionnement, réel ou idéal, d’un gou­ vernement ? Quels modèles alternatifs de gouvernement promeuvent les cri­ tiques ? C’est aussi dans ces chapitres qu’on réfléchit au mécanisme d’une

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AvAnt-propos

liberté de parole d’allure critique mais qui conforte le pouvoir en place, ou la transformation d’une critique constructive en apologie du pouvoir. On ne dira jamais assez de quelle ouverture d’esprit ont fait preuve les spécia­ listes qui ont accepté de jouer le jeu jusqu’au bout, et dont on lit ici les textes remaniés, et remaniés encore. Grâce à leur patience et à leur bonne volonté, le comparatisme n’est pas ici une enveloppe qui lisse les différences, mais surgit dans l’intelligence du lecteur qui lira chaque chapitre en regard avec ceux qui lui répondent, ou qui butinera ailleurs à la recherche d’autres points de rencontre. Ils sont nombreux. Le lecteur a sans doute compris qu’il tient entre les mains le fruit d’un travail complexe et de longue haleine, qui n’aurait pas été possible sans le soutien essen­ tiel de nos laboratoires, TRIANGLE et CIHAM ; nous sommes aussi redevables envers l’Université Jean-Moulin Lyon3 qui a financé notre programme. Tous nos remerciements enfin à Nicole Bériou et Franco Morenzoni qui n’ont pas accueilli le livre dans leur collection sans l’avoir lu, relu, corrigé et considérablement amélioré.

Introduction

MICHEL SENELLaRT 

Le concept chrétien de parrhèsia, de Peterson à Foucault

Dans quelle mesure, sous quelles formes, à travers quels acteurs le modèle antique de la parrhèsia, comme libre parole ou parole vraie, s’est-il transmis à la culture médiévale ? Telle est l’une des questions que soulève la problématique de ce volume. La recherche, dans cette voie, a été ouverte par Peter Brown, qui a montré comment les évêques chrétiens du ve siècle, par la parrhèsia, avaient accru leur influence auprès de l’empereur ou des autorités locales1. Et Claudia Rapp, à sa suite, dans son grand livre Holy Bishops in Late Antiquity, a rappelé ce que les évêques, à cet égard, devaient au prestige des « saints hommes » du désert2. Dans une thèse soutenue en 2011, Licence to Speak. The Rhetoric of Free Speech in Late Antiquity and the Early Middle Ages, l’historienne néerlandaise Irene van Renswoude a étendu l’enquête à la culture politique du haut Moyen Âge. Contrairement à l’idée selon laquelle toute parrhèsia aurait disparu durant cette période, elle examine la façon dont l’idéal de libre parole, sous diverses formes rhétoriques, s’est perpétué, adapté et transformé dans le langage des clercs. Ainsi qu’elle le souligne, il n’existait toutefois aucun terme spécifique en latin permettant de décrire ces pratiques de libre parole3.

1 P. Brown, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive. Vers un Empire chrétien (1992), trad. P. Chuvin et H. Meunier-Chuvin, Paris, 1998, rééd. 2003, cap. II : « La paideia et le pouvoir », section « Parrhésia : le philosophe », p. 91-102 (sur la parrhésia des moines et des évêques, voir l’index, p. 243). 2 Cl. Rapp, Holy Bishops in Late Antiquity. The Nature of Christian Leadership in an Age of Transi­ tion, Berkeley/London, 2005, II, 8 : « Empire », section « Access to the Emperor : Parrhésia of Bishops and Holy Men », p. 260-273. 3 Ir. Van Renswoude, « Licence to Speak. The Rhetoric of Free Speech in Late Antiquity and the Early Middle Ages », The Cultural Significance of the Natural Sciences (Praemium Erasmianum Yearbook 2012), Amsterdam, 2013, p. 50 : « […] in early medieval Latin there was no word or specific term to describe the act of speaking freely, or a vocabulary to engage in theoretical reflections about its use and purpose, as was common in Antiquity ». Michel Senellart • École Normale Supérieure de Lyon, Triangle UMR 5206 Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 9-24. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131523

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Peut-on, dès lors, les étudier à l’aide du concept de parrhèsia ? À quelles conditions celui-ci, sans verser dans l’anachronisme, est-il susceptible de les éclai­ rer ? Il m’a paru utile, pour aborder ce point, de prêter attention aux inflexions qu’il a subies dans le vocabulaire chrétien des premiers siècles. Mon propos, toutefois, n’étant pas philologue, n’est pas de déployer le riche éventail de ses usages, ni de tenter, à partir d’eux, à la manière des exégètes, de reconstruire l’unité d’un concept. Je n’entrerai donc pas, par exemple, dans le débat, qui a nourri de nombreux travaux, sur la traduction de parrhèsia par fiducia4. Dans l’optique plus philosophique qu’historienne qui est la mienne, c’est au type de problématisation dont il a fait l’objet, plutôt qu’à sa trace effective dans l’archive, que je voudrais m’intéresser. En d’autres termes, c’est moins le sens historique du mot, que son usage historiographique, comme catégorie d’analyse supposée – à titre d’hypothèse – pouvoir rendre compte d’un ensemble de pratiques, que je me propose d’interroger. Aussi m’appuierai-je, pour l’essentiel, sur deux grandes analyses du concept, celle d’Erik Peterson dans son article fondamental de 19295 et celle, plus récente, de Michel Foucault, dans ses derniers cours au Collège de France, qui me paraissent jouer un rôle structurant dans sa problématisation actuelle.

Parrhèsia et courage civil Je voudrais partir, pour préciser ma démarche, d’un exemple contemporain. En janvier 2010, le cardinal Lehmann, évêque de Mayence, prononça à l’Univer­ sité de Munich une conférence en hommage à la Rose blanche (Die Weiße Rose)6, ce groupe de jeunes résistants allemands au nazisme fondé en 1942, dont les membres, arrêtés par la Gestapo, furent exécutés l’année suivante7. Comment maintenir vivant l’esprit de la Rose blanche, demande-t-il, dans les conditions nouvelles de notre époque8 ? Cette question implique, à ses yeux, de réfléchir au sens de l’expression « courage civil », apparue pour la première fois, en français,

4 H. Jaeger, « Παρρησία et fiducia. Étude spirituelle des mots », Studia patristica, I, t. 1, Berlin, 1957, p. 221-239 ; L. J. Engels, « Fiducia : influence de l’emploi juridique sur l’usage commun et paléo-chrétien », in Graecitas et Latinitas Christianorum Primæva, Supplementa, fasc. III, Nimègue, 1970, p. 61-118. 5 E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte von Παρρησία », in Reinhold-Seeberg Festschrift, éd. W. Koepp, Leipzig, 1929, p. 283-297. 6 K. Lehmann, « Zivilcourage und Formen des Widerstands » (« Courage civil et formes de résistance »), Conférence à la LMU (Université Louis et Maximilien), Munich, 21.1.2010 (inédit) ; texte en ligne. Cette conférence fut donnée dans le cadre des Weiße Rose-Gedächtnis­ vorlesungen organisées chaque année par la LMU. 7 In. Scholl, La Rose blanche, trad. de l’allemand J. Delpeyrou, Paris, 1958 ; rééd. 2008. 8 K. Lehmann, « Zivilcourage », p. 2.

le concept chrétien de parrhèsia, de peterson à FoucAult

dans les années 18309, et longtemps tenue pour un concept étranger en allemand, mais qui acquit une pleine légitimité, dans cette langue, avec l’opposition au nazisme (Lehmann cite notamment ces lignes du théologien protestant Dietrich Bonhoeffer – autre grande figure de résistant –, écrites en 1943 : « Quelle est l’ori­ gine de ce manque de courage civique (Civilcourage) que nous déplorons ? Nous avons trouvé pendant ces années beaucoup de courage (Tapferkeit : bravoure) et d’esprit de sacrifice, mais presque nulle part du courage civique (Civilcourage), en nous-mêmes pas davantage qu’ailleurs10 »). De là, une série d’analyses très intéressantes sur la place de la vertu de courage dans la tradition morale et la philosophie contemporaine11, les rapports entre courage civique et courage militaire12, le problème de la désobéissance civile13 et de la responsabilité du citoyen14, qui l’amènent à définir le courage civil (ou civique), par antithèse avec la servilité, le conformisme, l’opportunisme et l’hypocrisie, comme « une authentique fonction de veilleur face aux abus de pouvoir15 ». Cette réflexion le conduit, en raison des motivations religieuses des membres de la Rose blanche, à examiner, dans la dernière partie de sa conférence, les sources bibliques de cette attitude. Plus précisément, c’est au vocabulaire de la parrhèsia – franc-parler, franchise, assurance, courage de parler sans détours – qu’il choisit de consacrer son attention16. S’appuyant, pour l’essentiel sur l’article d’E. Peterson (dont il rappelle qu’il demeure, aujourd’hui encore, « irremplaçable17 »), il retrace les étapes de l’histoire du mot, et les transformations de son champ sémantique, de la Grèce classique aux premiers siècles de l’ère chrétienne : déplacement, pour le dire sommairement, du domaine politique au domaine moral puis religieux. Au terme de ce parcours, il conclut à l’unité profonde18 des usages hellénique, judéohellénistique et chrétien du concept, qui « s’applique parfaitement », dans ses di­ mensions politique, éthique et religieuse, « aux membres de la Rose blanche19 ». La conférence s’achève sur une longue citation du cours de Michel Foucault, Le

9 Dictionnaire de l’Académie française, 6e édition, 1835, p. 324 : « civil se dit aussi par opposition à Militaire, et quelquefois à Ecclésiastique. Le courage civil. » ; voir Lehmann, « Zivilcourage », p. 3. 10 D. Bonhoeffer, Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité, trad. de l’allemand L. Jeanne­ ret, Genève, 1973, p. 14 ; cité par Lehmann, « Zivilcourage », p. 6. 11 K. Lehmann, « Zivilcourage », p. 4-5 (la doctrine des vertus cardinales) et p. 8 (le retour de la vertu de courage dans l’éthique des vertus contemporaine : exemple d’Al. MacIntyre, Après la vertu, trad. de l’anglais L. Bury, Paris, 1997, p. 121-123 et passim). 12 Ibid., p. 3 et 5. 13 Ibid., p. 5 et 7. 14 Ibid., p. 7-8. 15 Ibid., p. 8 : « eine echte Wächterfunktion gegenüber Übergriffen der Macht ». 16 Ibid., p. 10. 17 Ibid., p. 10, n. 40. 18 Ibid., p. 13 : « eine geradezu nahtlose Einheit (une unité réellement sans couture) ». 19 Ibid.

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gouvernement de soi et des autres20, qui confirme le lien étroit, selon Lehmann, entre la parrhèsia et l’idée de courage civil. Ce texte me paraît intéressant pour plusieurs raisons : il montre, tout d’abord, comment le concept de parrhèsia peut servir à décrire, sans anachronisme, des pratiques de « libre parole » qui, sous un autre langage, s’y rattachent néanmoins par des voies généalogiques complexes. Il souligne, ensuite, l’importance de l’ar­ ticle de Peterson21, malgré son ancienneté, pour toute approche historique de la question. Il rapproche, enfin, en un raccourci suggestif, les analyses de Peterson et de Foucault, qu’il présente comme complémentaires, dans le cadre d’une lecture « unifiante » des usages historiques du mot parrhèsia. Dans la continuité de cette conférence, mais dans une perspective quelque peu différente, je voudrais revenir à mon tour à l’article fondamental de Peterson, afin d’éclairer le sens, ou les diverses significations, du concept chrétien de parrhèsia. Je comparerai cette inter­ prétation, ensuite, avec celle de Foucault, pour faire ressortir, au-delà d’un certain nombre de traits communs, les différences qui les opposent. Nous pourrons ainsi nous demander laquelle de ces deux contributions – la plus ancienne et l’une des plus récentes – aide à mieux comprendre les pratiques médiévales de type parrhésiastique.

L’article d’Erik Peterson Pourquoi relire l’article de Peterson, paru en 1929 et jamais réédité depuis ? Deux raisons, je crois, justifient qu’on lui prête une attention particulière. Ce texte de 15 pages, tout d’abord, présenté comme « une simple esquisse22 » par son auteur, est le premier travail consacré à l’histoire du concept de parrhèsia et a joué, à ce titre, un rôle inaugural, constamment salué ensuite. Article fondateur, qui n’a pas seulement donné une impulsion décisive à la recherche, mais n’a cessé, en outre, d’en orienter l’essor. L’essentiel de la littérature sur le sujet jusqu’aux années 1970, en effet, en procède de façon plus ou moins directe, que ce soit (nous en verrons des exemples) pour préciser ses analyses, les compléter ou les corriger. Or, cet article, auquel renvoient toutes les bibliographies, n’a fait l’objet, à ce jour, d’aucune étude systématique, mettant en évidence sa logique argumentative, comme si son intérêt demeurait purement historique et descriptif. Je me propose de montrer qu’il n’en est rien et que l’article de 1929 expose, en fait, une interprétation originale, d’orientation clairement eschatologique, de la parrhèsia chrétienne. Le concept de parrhèsia, chez Peterson, apparaît pour la pre­ mière fois, quelques années plus tôt, dans le cadre d’une étude sur l’histoire d’un 20 M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, cours au Collège de France, 1982-1983, éd. F. Gros, Paris, 2008, leçon du 2 mars 1983, 1e heure, p. 275. 21 Ce qui n’a rien d’étonnant, bien sûr, de la part de K. Lehmann, qui est l’un des responsables scientifiques de l’édition des « Ausgewählte Schriften » de Peterson, chez Echter, à Wurzbourg. 22 E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte von Παρρησία », p. 283, n. 1.

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autre concept, auquel il est, selon lui, étroitement apparenté : celui d’« ami de Dieu23 ». Peterson y étudie successivement les usages de l’expression dans la litté­ rature païenne24, dans l’Ancien Testament et la littérature judéo-hellénistique25, dans le Nouveau Testament26 et, enfin, dans la littérature chrétienne des premiers siècles27. Le mot parrhèsia apparaît à l’occasion du long développement consacré à Moïse, qui, tout autant qu’Abraham, selon lui, incarne la figure biblique de l’« ami de Dieu28 ». Peterson cite alors un extrait du traité de Philon d’Alexandrie, Quis rerum divinarum heres sit (§ 21) : […] les sages sont amis de Dieu (φίλοι θεοῦ), surtout lorsqu’il s’agit du très saint législateur. Or, la liberté de parole est de même famille que l’amitié (παρρησία δὲ φιλίας συγγενές) ; à qui parlera-t-on librement (παρρησιάσαιτο), sinon à son ami ? Il est donc tout à fait beau que Moïse soit célébré, dans les Écritures, comme « l’ami » [cf. Ex. 33, 11 : Dieu parle à Moïse « comme on parle à son ami »] : ainsi tout ce qu’il court le risque de dire avec hardiesse peut être mis sur le compte de l’amitié, plutôt que sur celui de la présomption. L’effronterie caractérise le présomptueux, mais l’assurance est propre à l’ami29. Ce passage lui paraît remarquable par la manière dont il articule la philia à la parrhèsia. Mais il n’approfondit pas ce point et ne revient plus, ensuite, sur le concept de parrhèsia. Or, c’est ce même texte de Philon, on va le voir, qui est au cœur de l’article de 1929. Tout se passe donc comme si Peterson avait entrepris, dans ce dernier, de développer le thème, rencontré en 1923, de la parrhèsia des « amis de Dieu », en le resituant dans la longue durée de l’histoire du mot. Selon le même schéma que l’article de 1923, il remonte de la Grèce classique aux premiers siècles de l’âge patristique, déroulant, tout au long de l’article, le fil de la parrhèsia entre amis. Le problème qui sous-tend toute son analyse est le suivant : comment le croyant, dans les écrits néotestamentaires, peut-il user de sa parrhèsia à l’égard de Dieu, alors que celle-ci, depuis l’Antiquité, implique un rapport entre égaux ? Comment, en d’autres termes, le serviteur, en présence de son Seigneur divin, peut-il revendiquer une liberté de parole qui constituait pour les Grecs le privilège des hommes libres ? C’est cette contradiction apparente que permet de résoudre le concept d’« ami de Dieu ». Ne pouvant, dans les limites de cet exposé, résumer l’argumentation de Peterson avec toute la précision souhaitable, je m’attacherai principalement à

23 E. Peterson, « Der Gottesfreund. Beiträge zur Geschichte eines religiösen Terminus », Zeit­ schrift für Kirchengeschichte, 42, Neue Folge 5-2 (1923), p. 161-202 (le mot apparaît p. 179). 24 Ibid., p. 163-172. 25 Ibid., p. 172-180. 26 Ibid., p. 180-186. 27 Ibid., p. 186-201. 28 Ibid., p. 176-179. 29 Philon d’Alexandrie, Quis rerum divinarum heres sit, trad. M. Harl, Paris, 1966 (Les œuvres de Philon d’Alexandrie 15), p. 177.

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mettre en évidence la « dialectique du concept de parrhèsia » qui caractérise, d’après l’auteur, les grandes étapes de son histoire. Celles-ci correspondent au déplacement, déjà évoqué plus haut, de la sphère politique à la sphère morale, puis à la sphère religieuse. Je ne retiendrai des deux premières que ce qui est utile à l’analyse de la troisième. 1. Peterson rappelle tout d’abord l’origine politique du mot. Liée, dans la culture athénienne, à l’idéal démocratique de la cité, la parrhèsia désigne le droit (exousia) de chacun à prendre la parole publiquement30 et s’oppose, ainsi, à toute forme de tyrannie31. Indissociable d’une exigence de vérité, toutefois, cette « li­ berté de parole » ne saurait être accordée à l’ensemble des membres de la cité sans perdre sa signification. Aussi reste-t-elle le « privilège des ‘hommes libres’32 ». C’est uniquement entre égaux – les citoyens à part entière – qu’elle peut s’exer­ cer33. Telle est, pour Peterson, l’ambivalence (la « dialectique ») constitutive du concept de parrhèsia : une libre parole, mais réservée à ceux qui sont qualifiés pour en faire bon usage. 2. Avec le déclin des institutions démocratiques, l’idéal de « libre parole » se déplace sur le plan moral. Le point important, cependant, aux yeux de Peterson, est que, dans ce transfert, le mot conserve ses connotations politiques originelles34. De l’exercice de la parrhèsia entre égaux découle l’idée, chez Isocrate, de la parrhèsia entre amis35 (apparaît ici, pour la première fois, la corrélation de la parrhèsia et de la philia). Et les écoles philosophiques, épicurienne et surtout cynique à leur tour, posent la liberté comme condition du franc-parler : non plus celle du citoyen jouissant de la plénitude de ses droits, mais celle de l’homme maître de ses passions36. « La dialectique propre au concept de parrhèsia dans la sphère politique, écrit Peterson, se retrouve dans le monde moral37 ». 3. C’est dans la littérature judéo-hellénistique (Philon d’Alexandrie, Flavius Josèphe) qu’émerge, à côté de traits anciens, un usage tout à fait nouveau du mot, la parrhèsia comme libre parole adressée à Dieu. Tournant décisif au regard de la tradition qui, jusqu’alors, refusait toute parrhèsia aux serviteurs et aux esclaves. Peterson l’illustre par deux textes de Philon, extraits du Quis heres, les § 6-7, en premier lieu, où Philon établit un parallèle entre le serviteur (oiketès), qui, « conscien[t] de n’avoir commis aucune faute » (suneidè), ose parler à son maître (parrhesia pros despostèn), et « l’esclave de Dieu » (tou theou doulos) : « Quand donc convient-il que l’esclave de Dieu lui aussi parle librement à celui qui est à la fois son chef et maître […] ? N’est-ce pas lorsqu’il est purifié de toute faute [et]

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E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte von Παρρησία », p. 283. Ibid., p. 284. Ibid., p. 283. Ibid., p. 285. Ibid., p. 288. Ibid., p. 285. Ibid., p. 288. Ibid., p. 289.

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qu’il estime en conscience aimer son maître […]38 ? » et le § 21, sur la parrhèsia de l’« ami de Dieu », que nous avons déjà cité plus haut. Si l’esclave peut ainsi s’exprimer hardiment en présence de son maître, c’est parce qu’il lui parle en ami. Mais ce droit, là encore, n’est pas accordé à cha­ cun. Il n’appartient qu’à de rares figures, modèles de parfaite piété, Abraham et plus encore Moïse39, à qui revient le rôle d’intercéder en faveur des pécheurs. Comme l’écrit un auteur chrétien de la fin du ier siècle : « O la grande charité ! O l’inégalable perfection ! Le serviteur parle librement (παρρησίαζεσθαι) à son maître, il demande pardon pour la multitude, ou de périr avec elle40 ». C’est de ce tournant qu’est issu, selon Peterson, le concept chrétien de parrhèsia. Sans doute celui-ci garde-t-il la trace de ses origines helléniques. Il reste lié, dans certains textes de Paul, à l’idée de droit ou de pouvoir (exousia)41 et est constamment employé, dans l’évangile de Jean, avec le sens de parole franche, claire, ouverte. Jésus fait preuve de parrhèsia en s’exprimant, à la fois, publique­ ment (et non en secret) et ouvertement (et non de façon voilée). Dimension de « publicité42 » qui se retrouve, couplée avec celle de l’audace ou du courage, dans la parrhèsia apostolique : « Que la parole, écrit Paul, soit placée dans ma bouche pour annoncer hardiment (έν παρρησίᾳ) le mystère de l’Évangile43 ». Mais c’est l’autre axe sémantique, d’origine judéo-hellénistique, que privilégie Peterson, à travers une série de citations tirées des épîtres pauliniennes et johan­ niques. Dans l’épître aux Hébreux, parrhèsia désigne l’assurance, acquise « par le sang de Jésus », avec laquelle le fidèle, au jour du Jugement, s’approchera de Dieu44. C’est cette même confiance qu’affirme la Première épître de Jean, opposant l’amour à la crainte : « En ceci, l’amour, parmi nous, est accompli, que nous avons pleine assurance (παρρησίαν) pour le jour du jugement45 ». Face à Dieu, siégeant sur son trône, nul – tel l’esclave en présence de son maître – n’a droit à la libre parole. Et pourtant le fidèle, s’il « gard[e] ses commandements46 »,

38 Philon d’Alexandrie, Quis rerum divinarum heres sit, p. 169 (trad. légèrement modifiée : « es­ clave » au lieu de « serviteur »), cité par E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte von Παρρησία », p. 289. 39 E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte », p. 291. 40 Épître de Clément de Rome aux Corinthiens, trad. fr. de sœur Suzanne-Dominique, Les écrits des Pères apostoliques, Paris, 1962, p. 101 ; voir E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte », p. 291, n. 1 ; sur ces demandes de Moïse, dictées par la parrhèsia, voir Philon d’Alexandrie, Quis rerum divinarum heres sit, § 20, p. 175-177. 41 Voir Philem. 8 : « …bien que j’aie, en Christ, toute liberté (παρρησίαν) de te prescrire ton devoir », (trad. TOB) ; E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte », p. 292. 42 E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte » : « Publizität ». 43 Eph. 6, 19 ; cité par Peterson, ibid. 44 Hebr. 10, 19, ibid. 45 I Ioh. 4, 17, ibid. 46 I Ioh. 3, 22 ; E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte », p. 293.

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a l’assurance de pouvoir « tout lui dire » : « si nous lui demandons quelque chose selon sa volonté, il nous écoute47 ». La parrhèsia ainsi conçue comme rapport de confiance entre l’homme et son créateur, dans la perspective du Jugement dernier, se rattache, selon Peterson, au thème judaïque des « amis de Dieu ». De même que pour Moïse, elle suppose, de la part du fidèle, un cœur pur de toute faute. Seul celui que «  cœur n’accuse pas », dit la Première épître de Jean, peut « adress à Dieu avec confiance48 ». Apparaît donc ici, à nouveau, la « dialectique du concept de parrhèsia49 », dont nous avons vu, aux deux premières étapes de l’histoire du concept, qu’elle liait le droit de libre parole à la reconnaissance de qualités spécifiques (citoyenneté, maîtrise de soi). Dans la pensée chrétienne, toutefois, la condition de la parrhèsia ne réside plus dans le seul sujet ; elle implique que celui-ci, désormais, ne vive plus en lui-même, mais tout entier « en Christ »50. On comprend dès lors pourquoi le martyr, dans l’Église ancienne, incarne par excellence cet idéal de parrhèsia. En lui s’unissent les significations terrestre et céleste du mot : parce qu’il n’a pas craint d’affirmer sa foi, sur terre, face à l’autorité hostile, il jouit, au ciel, du droit de parler librement à Dieu. En tant qu’« ami de Dieu », il peut tout lui demander et intercéder, à ce titre, en faveur des vivants. La parrhèsia, dans sa dimension ultime, constitue donc le « privilège51 » de ceux qui, par leur mort, ont mérité de vivre auprès du Christ au paradis52. C’est la raison pour laquelle elle est, fondamentalement, un concept eschatologique, et toute la question, sur laquelle s’achève l’article, est de savoir comment y participe, en ce monde, la prière des « saints hommes », dans leur rôle d’intercesseurs53, ou celle du commun des fidèles qui « osent », selon la formule liturgique « audemus dicere54 », s’adresser à Dieu comme à leur « Père55 ». De la parrhèsia-parole publique (le franc-parler du citoyen ou du philosophe grec) nous sommes ainsi passés, en suivant le thème de l’« ami de Dieu », à la parrhèsia-prière (la parole confiante adressée à Dieu). Le premier sens, sans doute, ne s’est pas effacé au profit du second. Ainsi que nous l’avons vu, il demeure présent dans l’audace de la parole apostolique et dans le courage du martyr, exposé aux supplices. Tout se passe cependant comme si, pour Peterson, ce premier sens, d’origine politique, était subordonné au sens proprement théo­ logique du mot ou se trouvait absorbé, en quelque sorte, dans sa dimension

I Ioh. 5, 14 ; E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte », p. 292. I Ioh. 3, 21 ; E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte », p. 293. E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte ». Ibid. E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte », p. 294. Ibid. E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte », p. 295. E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte », p. 296. Formule employée, dans la liturgie de l’Église romaine, au moment de la récitation du Notre Père. 55 Ibid. 47 48 49 50 51 52 53 54

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eschatologique. Et, de fait, il n’en est plus question dans les dernières pages de l’article. Dans quelle mesure, par conséquent, cette construction du concept chrétien de parrhèsia aide-t-elle à comprendre les pratiques de libre parole mises en œuvre, au Moyen Âge, par les élites religieuses ? Il semble, d’après nos dernières remarques, qu’elle ne permette guère d’en rendre compte. Nous verrons tout à l’heure ce qu’il convient d’en penser.

La postérité de l’article de Peterson Avant d’aborder l’interprétation de Foucault, il me paraît nécessaire, pour des raisons qui s’éclaireront d’elles-mêmes, de décrire brièvement la postérité de l’article de Peterson. Présentant, je l’ai rappelé, cet article comme une « simple esquisse », Peterson avait annoncé une « étude plus détaillée56 » qui ne vit jamais le jour. La recherche ultérieure sur la parrhèsia chrétienne, jusqu’aux années 1970, apparaît à bien des égards comme un effort pour combler ce vide, dans le sillage des analyses petersoniennes. Celles-ci présentaient, en effet, une triple limite, résultant aussi bien de leur concision que des choix interprétatifs de l’auteur : un examen trop rapide des textes néo-testamentaires, l’absence de toute référence à la littérature monastique (à l’exception d’une citation du pseudo-Macaire57, chez qui l’ascèse est une forme de martyre58), le survol des écrits paléochrétiens se rapportant au sujet. Je distinguerai donc trois séries de travaux correspondant à ces différents aspects : La plus importante, par le nombre, est celle qui se rapporte à l’exégèse philolo­ gique, historique et théologique du mot parrhèsia dans le Nouveau Testament. Appartiennent à cette lignée, notamment, le grand article de H. Schlier (1954)59 et le livre de Giuseppe Scarpat (1964)60 qui, couvrant la même aire chronologique que Peterson, précisent et approfondissent, en particulier, l’analyse du lexique néo-testamentaire. Il est remarquable que l’article de Schlier – très proche, dans sa démarche, de celui de Peterson – s’achève, lui aussi, sur la question des rapports entre parrhèsia et prière61. 56 E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte », p. 283, n. 1. 57 E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte », p. 295, à propos de la parrhèsia des saints hommes « vivant encore sur terre ». 58 Sur ce point, G. J. M. Bartelink, « Quelques observations sur παρρησία dans la littérature paléochrétienne », in Graecitas et Latinitas Christianorum Primæva, Supplementa, fasc. iii, Nimègue, 1970, p. 27. 59 H. Schlier, « Παρρησία, παρρησιάζομαι », in Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, éd. G. Kittel, vol. 5, Stuttgart, 1954, p. 869-884 ; trad. anglaise in Theological Dictionary of the New Testament, t. 5, éd. G. Friedrich, Grand Rapids, Michigan, 1967, p. 871-886. 60 G. Scarpat, Parrhesia. Storia del termine e delle sue traduzioni in latino, Brescia, 1964 ; rééd. Parrhesia greca, parrhesia cristiana, Brescia, 2001. 61 H. Schlier, « Παρρησία, παρρησιάζομαι », p. 884.

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La deuxième série est inaugurée en 1947 par l’article de B. Steidle62 qui se propose de « poursuivre la recherche de Peterson63 » sur le terrain, négligé par celle-ci, de la littérature monastique. Partant d’un logion de l’abbé Agathon, que commente Dorothée de Gaza au vie siècle, il met en évidence une acception négative de la parrhèsia comme « mauvaise familiarité », « mère de toutes les passions », reprise par la tradition bénédictine sous le concept latin de praesump­ tio. Cette analyse, qui a fait date, se retrouve ensuite chez plusieurs auteurs64. La troisième série recoupe en partie les deux précédentes. Je signalerai spé­ cialement, toutefois, l’article de Bartelink (1970)65, qui, outre d’importants déve­ loppements sur le sens péjoratif du mot parrhèsia dans les textes monastiques, est le premier, à ma connaissance, à examiner l’usage du mot dans les Histoires ecclésiastiques du ve siècle (Sozomène, Théodoret) et à mettre en évidence, à côté de la parrhèsia des hérétiques comme audace de se manifester66, le rôle de la parrhèsia épiscopale, comme pouvoir de remontrance, dans les rapports entre l’Église et l’autorité impériale67.

Foucault et la parrhèsia chrétienne Nous pouvons maintenant en venir à l’interprétation que propose Michel Foucault de ce concept, dans la dernière leçon du cours de 1984, Le courage de la vérité68. Foucault assurément n’a pas « ressuscité » le concept de parrhè­ sia, contrairement à ce qu’affirmait récemment un spécialiste de philosophie antique69. Les travaux que je viens de citer, parmi une bibliographie beaucoup plus abondante, suffisent à montrer que le concept, avant lui, n’avait souffert 62 B. Steidle, osb, « Parrhèsia-praesumptio in der Klosterregel St. Benedikts », in Zeugnis des Geistes, Beiheft zum xxiii. Jahrgang der Benediktinische Monatsschrift, Beuron, 1947, p. 44-61. 63 Ibid., p. 44. 64 Voir notamment G. Scarpat, Parrhesia greca, parrhesia cristiana, p. 128-129 ; G. J. M. Bartelink, « Quelques observations », p. 44-50 (avec des remarques critiques) ; P. Miquel, « Parrhèsia », dans Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, 1983, vol. 12, no 76-77, col. 264-266. 65 G. J. M. Bartelink, « Quelques observations ». Cet article rend encore hommage, dès l’intro­ duction, à l’« excellente esquisse du développement de cette notion importante, tant dans la grécité profane que dans la Bible et la littérature chrétienne » (p. 7), donnée par Peterson. Il retrace ensuite brièvement l’évolution de la recherche jusqu’à Scarpat, dont la monographie « se basait dans une large mesure sur les données de Peterson, les complétant toutefois de nombreux autres textes » (p. 8). 66 Ibid., p. 52-53. 67 Ibid., p. 38-40. Il n’est donc pas étonnant que Cl. Rapp, dans les pages qu’elle consacre à la parrhèsia des évêques, déclare s’appuyer particulièrement sur cet article, voir Holy Bishops in Late Antiquity, p. 267, n. 152. 68 M. Foucault, Le courage de la vérité, cours au Collège de France, 1983-1984, éd. F. Gros, Paris, 2009, leçon du 28 mars 1984, 2e heure, p. 296-309. 69 C. Lévy, « Parrèsia », dans Michel Foucault. Un héritage critique, éd. J.-Fr. Bert et J. Lamy, Paris, 2014, p. 143 : « Le concept de parrèsia doit à Michel Foucault sa résurrection ».

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d’aucun « oubli70 ». Et l’article « Parrhèsia » de P. Miquel, dans le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique (1983)71, qui analyse les sens (1) politique, (2) apostolique et spirituel, (3) et monastique du mot de la Grèce antique aux vieviie siècles, témoigne de l’intérêt qu’il suscitait encore au début des années 1980. Il est incontestable, en revanche, que Foucault a contribué à le faire sortir du domaine de la recherche savante, pour lui restituer sa fonction critique dans le débat philosophico-politique contemporain. La question, relativement à la parrhèsia chrétienne, est donc de savoir s’il a réellement « vu », comme l’écrit Carlos Lévy, « ce qui n’ pas été perçu avant lui72 ». Or, sur ce point, Foucault n’apporte rien de nouveau. Tous les éléments de son analyse, comme on va le voir, sont déjà présents dans les travaux antérieurs. Ce qui caractérise son approche n’est pas le dossier qu’il rassemble sur ce thème et dont il cite les sources – Scarpat73, Schlier74, Marrow75 –, mais sa mise en perspective, et l’interprétation qu’il propose, à partir de là, des grandes tendances de la pensée chrétienne. Quelle place y a-t-il pour une « libre parole » chrétienne dans ce schéma ? Il convient, pour comprendre l’approche de Foucault, de remonter à la pre­ mière mention d’une parrhèsia chrétienne dans ses travaux des années 1980. Celle-ci apparaît dans le cours de 1982, L’herméneutique du sujet, à l’occasion d’un développement sur le Peri parrhesias de Philodème (v. 110-140/35 av. J.‑C.)76. Foucault constate l’émergence, au sein des cercles épicuriens, d’une forme nou­ velle de parrhèsia (franc-parler77) : non plus seulement celle par laquelle le maître s’adresse à ses disciples, mais celle par laquelle, en retour, ces derniers lui répondent, « pour dire ce qu’ils ont sur le cœur […], les fautes qu’ils ont commises […], les faiblesses dont ils se sentent encore responsables78 ». Foucault y voit le premier exemple de « la pratique de la confession79 » mise en œuvre, quelques siècles plus tard, par le christianisme. La parrhèsia chrétienne – c’est le point important – est donc corrélée, d’entrée de jeu, avec la confession. Ainsi qu’il l’affirme à nouveau la même année, dans une conférence à Grenoble, « le mot de parrêsia » se trouve « dans la spiritualité chrétienne avec le sens de nécessité pour le disciple d’ouvrir entièrement son cœur à son directeur pour lui montrer le mou­

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Ibid. P. Miquel, « Parrhèsia », col. 261-266. C. Lévy, « Parrèsia », p. 143. Voir M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, p. 45-46. Voir M. Foucault, Le courage de la vérité, p. 296. St. B. Marrow, « Parrhesia and the New Testament », The Catholic Biblical Quarterly, 44 (1982), p. 431-446 ; voir M. Foucault, Le courage de la vérité, p. 296. M. Foucault, L’herméneutique du sujet, cours au Collège de France, 1981-1982, éd. F. Gros, Paris, 2001, leçon du 10 mars 1982, 1e heure, p. 370-372. Sur le choix de cette traduction, M. Foucault, L’herméneutique, p. 356. M. Foucault, L’herméneutique, p. 373. Ibid.

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vement de ses pensées80 » (c’est ici, plus spécialement, l’exagoreusis monastique81 qui est désignée). Foucault ne renvoie, alors, à aucun texte précis. Il ne le fait pas davantage lorsque, l’année suivante, dans son cours Le gouvernement de soi et des autres, il évoque la « fonction parrèsiastique » de la « pastorale chrétienne82 ». Là encore, c’est l’aveu pénitentiel qui constitue l’horizon de son analyse : une des questions que je voudrais poser à l’histoire de cette parrêsia, c’est […] la question de cette longue et lente évolution multiséculaire qui a conduit d’une conception de la parrêsia politique comme droit, privilège de parler aux autres pour les guider […] à cette autre parrêsia, […] que l’on va trouver dans le christianisme et où elle deviendra une obligation de parler de soi-même, […] de dire la vérité sur soi-même, obligation de tout dire sur soi-même, et ceci pour se 83. La parrhèsia fonctionne ainsi chez Foucault, jusqu’en 1983, non comme un concept dont il s’agirait d’étudier les transformations, mais comme une catégorie interprétative permettant de rendre compte de la « grande mutation84 », liée au christianisme, dans l’histoire des « rapports entre subjectivité et vérité85 », marquée par le passage du « dire vrai aux autres » au « dire vrai sur soi-même ». La parrhèsia chrétienne telle qu’il l’entend, en effet, ne correspond nullement aux usages réels du mot dans la littérature des premiers siècles. C’est cet écart entre fonction herméneutique et sens historique qu’il entreprend de réduire, en 1984, à travers l’examen des acceptions du terme dans les textes judéo-hellénistiques et les premiers écrits chrétiens. S’il emprunte aux travaux érudits sur le sujet, son objectif, toutefois, reste lié à sa problématique générale : mettre en évidence la structure parrhèsiastique à l’intérieur de laquelle s’est développée l’obligation chrétienne de dire vrai sur soi-même. Résumons brièvement cette analyse. Foucault rappelle tout d’abord le sens nouveau qu’acquiert le mot, chez Philon d’Alexandrie, par rapport à la tradition : la parrhèsia non plus comme « courage de l’individu […] face aux autres », mais comme « modalité du rap­ port à Dieu86 ». Puis il retrace l’évolution de la notion chez les auteurs chrétiens. 80 M. Foucault, « La Parrêsia » (mai 1982), Anabases, 16 (2012), p. 160 ; rééd. M. Foucault, Discours et vérité, précédé de La parrêsia, Paris, 2016, p. 24. 81 Sur cette notion, voir M. Foucault, Du gouvernement des vivants, cours au Collège de France, 1979-1980, éd. M. Senellart, Paris, 2012, leçon du 26 mars 1980, p. 301 et p. 311-312, n. 53 et 55. Foucault s’appuie essentiellement sur Ir. Hausherr, Direction spirituelle en Orient autrefois, Rome, 1955, réimpr. 1981, cap. 5 et 7. 82 M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, p. 322. 83 Ibid., 2e heure, p. 330. 84 Ibid. 85 Ibid., p. 331. 86 M. Foucault, Le courage de la vérité, 2e heure, p. 297. Il est pour le moins étonnant, étant donné l’insistance sur ce thème depuis Peterson, que C. Lévy puisse écrire : « Ce n’est pas le moindre mérite de Foucault que d’avoir montré comment, dès Philon d’Alexandrie, la parrèsia acquiert

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Celle-ci, explique-t-il, y apparaît avec une valeur ambiguë. Une valeur positive, dans un premier temps, comme vertu caractérisant l’attitude du bon chrétien à l’égard des hommes et de Dieu. À l’égard des premiers, elle signifie le courage dont fait preuve le martyr face à ses persécuteurs, manifestant sa foi en même temps que, par son exemple, il renforce celle des autres. À l’égard du second, elle traduit la confiance que met le chrétien dans son amour et dans la promesse du salut. Courage et confiance indissociables l’un de l’autre, puisque c’est de cette dernière que le martyr tire sa fermeté d’âme. C’est dans la relation de confiance à Dieu que s’ancre, chez le chrétien, le courage de la vérité et, dans cette perspective, le martyr, dit Foucault – faisant écho aux analyses de Peterson et Schlier –, « est le parrèsiaste par excellence87 ». Mais la parrhèsia apparaît également, dans un second temps, avec une valeur négative. S’appuyant sur les textes d’Agathon et de Dorothée de Gaza commentés par Steidle (qu’il connaît par le livre de Scarpat), Foucault montre comment, avec le développement des institutions monastiques, le rapport de confiance, d’ouverture du cœur, liant l’homme à Dieu est perçu, de plus en plus, comme arrogance et présomption. Au « thème de la parrêsia confiance va se substituer le principe d’une obéissance tremblante88 ». L’individu, par soi-même, n’est pas capable d’établir ce rapport à Dieu. Il ne peut, par le propre mouvement de son âme, trouver la voie d’ouverture à Dieu. C’est dans la crainte de Dieu, la méfiance à l’égard de soi-même et la renonciation à soi que résident, désormais, les conditions du salut. Inversion des valeurs de la parrhèsia qui découle du principe de l’obéissance due à Dieu et à ses représentants sur terre. « Là où il y a obéissance, il ne peut pas y avoir parrêsia89 ». Foucault en vient ainsi à distinguer deux grands pôles de l’expérience chrétienne : un « pôle parrèsiastique […] où le rapport à la vérité s’établit dans la forme d’un face à face [confiant] avec Dieu90 » ; et « un pôle antiparrèsiastique », « pôle de la méfiance à l’égard de soi-même et de la crainte à l’égard de Dieu91 ». Le premier serait à l’origine de la « grande tradition mystique du christianisme92 », le second – « historiquement et institutionnellement beau­ coup plus important93 » – à l’origine de la tradition ascétique, autour de laquelle se sont développées les institutions pastorales du christianisme. C’est donc une « anti-parrêsia94 », en fait, qui fonde l’exigence chrétienne du déchiffrement de

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une nouvelle dimension, celle de la verticalité, par laquelle l’âme non seulement s’élève jusqu’à Dieu, […] mais s’ouvre à lui, l’accueille », C. Lévy, « Parrèsia », p. 151. Ibid., p. 302. Ibid., p. 304. Ibid., p. 307. Ibid. Ibid., p. 308. Ibid., p. 307. Ibid., p. 308. Ibid., p. 306.

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soi-même et de l’aveu. Le « dire vrai sur soi-même » ne définit plus la forme chré­ tienne de la parrhèsia, comme l’affirmait Foucault en 1982 et 1983. Il implique, au contraire, de vider ce mot de son contenu positif. Au terme de cette comparaison des deux approches, petersonienne et foucal­ dienne, quelle conclusion en tirer par rapport au thème du colloque ? Il semble, à première vue, qu’elle s’avère assez décevante, ni l’une ni l’autre analyse ne mettant en relation le concept de parrhèsia avec des pratiques de libre parole, de la part des élites religieuses, face aux pouvoirs établis. Sans doute Peterson et Foucault soulignent-ils les liens étroits entre la parrhèsia, dans son ancienne acception politique, et la figure du martyr : modèle de franc-parler, de langage hardi au service de la vérité95. Mais c’est pour ajouter que ce courage, par rapport aux hommes, procède de la confiance en Dieu96, et tirer la parrhèsia du côté de la mystique. Chez Peterson, la parrhèsia du martyr, en tant qu’« ami de Dieu », s’accomplit dans la forme de la prière ; chez Foucault, elle constitue, on vient de le voir, l’une des sources de la tradition mystique chrétienne, distincte de la tradition ascétique. Il y a cependant une grande différence entre ces deux lectures. Alors que Foucault, repliant la parrhèsia sur la mystique, l’exclut de la pratique pastorale, Peterson, sans aborder cette dernière, ouvre la voie à une tout autre approche de la question. Dans la perspective foucaldienne, la parrhèsia ne saurait s’exercer qu’en marge des institutions pastorales, voire contre elles. Elle relèverait, ainsi, des contre-conduites97 par rapport au gouvernement de l’Église. Peterson, à l’inverse, aide à comprendre comment ce gouvernement, dans ses rapports avec le pouvoir civil, a pu se traduire par des attitudes de type parrhésiastique. Ainsi qu’il l’explique, on s’en souvient, le martyr, à l’instar de Moïse, est un « ami de Dieu » : ceci ne l’autorise pas seulement à lui parler en toute confiance, mais à le prier en faveur des vivants. Sa prière, en d’autres termes, n’est pas une parole pour lui-même – il n’en a pas besoin –, mais une parole pour les autres. Elle joue, avant tout, un rôle d’intercession. C’est cette fonction qu’ont assumée à sa suite les « saints hommes » : ascètes ou évêques du ive siècle, dont les Histoires ecclésiastiques (Théodoret de Cyr, Sozomène) mettent en scène la parrhèsia à 95 Voir E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte von Παρρησία », p. 293 : « Die ‘kühnen’ Reden der Märtyrer in den Märtyrerakten sind von dem antiken παρρησία Ideal her zu begreifen (c’est à partir de l’idéal antique de παρρησία que se comprennent les paroles ‘audacieuses’ des martyrs dans les Actes des martyrs) » ; M. Foucault, Le courage de la vérité, p. 302 : « […] nous sommes proches de [la] valeur [du mot], avec ses significations rencontrées dans l’Antiquité grecque ». 96 Voir E. Peterson, « Zur Bedeutungsgeschichte von Παρρησία » et M. Foucault, Le courage de la vérité, p. 303. 97 Sur ce concept, voir M. Foucault, Sécurité, territoire, population, cours au Collège de France, 1977-1978, éd. M. Senellart, Paris, 2004, p. 205 ; sur la mystique comme contre-conduite, p. 216-217. Voir également Le courage de la vérité, leçon du 29 février 1984, 2e heure, p. 168 sur la réactivation du cynisme antique, en tant que mode de vie, dans le mouvement spirituel des xiie-xiiie siècles.

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l’égard des puissants. Retraçant cette évolution, dans une page remarquable de son livre Holy Bishops in Late Antiquity, Claudia Rapp fait clairement apparaître la corrélation entre « les deux directions98 » – relation à Dieu, relation à l’empereur – de la parrhèsia épiscopale. C’est dans la mesure où sa haute vertu l’autorise à intercéder auprès de Dieu, et à se faire « le médiateur des faveurs divines dispensées à l’empereur99 », que l’évêque peut parler librement à ce dernier et, le cas échéant, lui reprocher sa conduite. Il y a donc une efficace proprement politique de la prière – la parrhèsia comme parole confiante adressée à Dieu. Peut-être cette dimension spécifique du concept permet-elle d’éclairer certaines pratiques cléricales de libre parole au Moyen âge.

98 Cl. Rapp, Holy bishops, p. 269. 99 Ibid.

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MaRIE-CéLINE ISaïa 

La liberté de parole

Points de départ (ive-ixe siècle)

En 446/448, les populations du nord-ouest de la Gaule ne savent pas ce qu’elles ont le plus à redouter : des Bagaudes défient la paix romaine par leurs pillages et le magister militum Aetius envoie son bras armé, le roi alain Goar et ses troupes barbares, pour rétablir l’ordre. Qui osera critiquer l’injustice d’une politique qui combat le feu par le feu ? Qui pourra se faire entendre de toute la chaîne de commandement légitime, police du roi, justice du gouverneur, autorité de l’empereur ? C’est à l’évêque d’Auxerre Germain que les hommes du tractatus Armoricanus demandent d’arrêter le massacre annoncé : Déjà la troupe s’était ébranlée et ses montures bardées de fer occupaient toute la route. Notre évêque cependant remonta à contresens jusqu’à parvenir à leur roi , qui fermait la marche. Le voici, face à la colonne qui avance, il barre la route à leur chef en armes au milieu de ses troupes ; grâce à un interprète, il commence par formuler une humble prière ; viennent ensuite des reproches au roi qui se récuse ; pour finir, il se saisit des rênes, les retient et arrête à lui seul toute l’armée. Dieu ordonna que ce geste suscitât chez un roi fort impétueux de l’étonnement plutôt que de la colère : frappé par l’assurance, il témoigne de la révérence, il est troublé par l’intransigeante autorité. Les préparatifs de guerre et les armées en mouvement perdent de leur superbe et se prêtent à des résolutions civiles ; on négocie et on accepte, non ce que le roi avait voulu, mais ce qu’avait demandé l’évêque. Le roi et son armée s’engagent au calme du repos ; ils promettent la paix, la sécurité la mieux garantie, à cette condition que l’évêque demande à l’empereur ou à Aetius la faveur qu’il avait lui-même offerte. Dans l’intervalle, l’intervention et le poids de l’évêque retinrent le roi, firent reculer l’armée, libérèrent les provinces des ravages1.

1 Iam progressa gens fuerat totumque iter eques ferratus impleverat, et tamen sacerdos noster obvius ferebatur, donec ad regem ipsum qui subsequebatur accederet. Occurrit in itinere iam progresso, et armato duci inter suorum catervas opponitur medioque interprete primum precem supplicem fundit, Marie-Céline Isaïa • Université Jean Moulin Lyon3, CIHAM UMR 5648, Institut Universi­ taire de France Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 25-52. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131524

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Du point de vue du résultat politique, Germain d’Auxerre assume exactement le « leadership » épiscopal tel que Claudia Rapp l’a défini2 : il est l’homme de la médiation et celui qui établit la paix parce qu’on peut se fier à sa parole. Mais du point de vue des moyens que la source lui prête, Germain n’a rien d’un peacemaker conciliant : il s’adresse au roi, s’assure d’en être compris et, faute de le convaincre, le blâme publiquement. Puis il joint le geste à la parole, s’impose physiquement et arrête l’armée. Toutes les négociations qui suivent sont fondées sur la reconnais­ sance par le roi barbare de l’indiscutable autorité de la parole de l’évêque, celle qui critique et celle qui promet. Or Germain n’est pas un nouvel évêque Aignan, renforçant les remparts d’Orléans contre l’invasion hunnique de 450-4513 : Goar, roi des Alains, représente la puissance publique et agit sur mandat officiel. Quand Germain le censure, il n’explique pas le droit à un barbare qui l’ignorerait, mais propose une autre solution politique que celle sur laquelle le patrice Aetius et son bras droit s’étaient mis d’accord. L’historien a raison de croire la source tendancieuse, puisque l’hagiographe Constance consigne l’anecdote pour prouver que Germain est l’agent de Dieu dans l’histoire ; mais l’historien entend aussi que, quand un clerc des années 480 imagine la contribution d’un évêque à la bonne marche du monde, c’est sous la forme d’une parole libre qui corrige le gouvernement. Cette forme idéalisée de contribution des élites au gouvernement ne s’arrête pas avec les royaumes barbares4. À partir du viiie siècle, les évolutions politiques que connaissent l’Orient et l’Occident conduisent la liberté de parole à se mani­ fester dans des contextes qui, sans être identiques, se prêtent au comparatisme5.

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deinde increpat differentem, ad extremum, manu iniecta, freni habenas invadit atque in eo universum sistit exercitum. Ad haec rex ferocissimus admirationem pro iracundia, Deo imperante, concepit ; stupet constantiam, veneratur reverentiam, auctoritatis pertinacia permovetur. Apparatus bellicus armorumque commotio ad consilii civilitatem, deposito tumore, descendit, tractaturque, qualiter non quod rex voluerat, sed quod sacerdos petierat conpleretur. Ad stationis quietem rex exercitusque se recipit ; pacis securitatem fidelissimam pollicetur, ea conditione, ut venia, quam ipse praestiterat, ab imperatore vel ab Aetio peteretur. Interea per intercessionem et meritum sacerdotis rex conpressus est, exercitus revocatus, provinciae vastationibus absolutae., Constantius, Vie de saint Germain d’Auxerre (BHL 3453), cap. 28, éd. R. Borius, Paris, 1965 (SC 112), p. 174-175, traduction nouvelle. L’épisode figure parmi ceux qu’étudie D. von der Nahmer, « Von der Furcht des Herrschers vor dem Heiligen », Studi Medievali, 60 (2019), p. 161-221, aux p. 176-178. Cl. Rapp, Holy Bishops in Late Antiquity. The nature of Christian Leadership in an Age of transition, Berkeley/Los Angeles, 2005. Aignan, évêque d’Orléans (m. 453), qui a arrêté les raids hunniques par sa prière et l’interven­ tion de troupes wisigothiques selon la Vie de saint Aignan (ve-vie siècle) voir Vita Aniani (BHL 473), éd. Br. Krusch, MGH, SRM III, Hannover, 1886, p. 108-117. Pour l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, voir I. van Renswoude, The Rhetoric of Free Speech in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Cambridge, 2019. Pour la possibilité du comparatisme, et la rupture du xiiie siècle, G. Martinez-Gros, Brève histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Paris, 2014. Voir aussi les données chiffrées sur la longévité des souverains en Occident et en Islam collectées par L. Blaydes et E. Chaney, « The Feudal Revolution and Europe’s Rise. Political Divergence

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Les empereurs isauriens à Byzance, des califes abbassides en Islam et des rois carolingiens en Occident revendiquent tous une légitimité politique fondée sur une interprétation religieuse de l’histoire ; ils affirment que leurs empires doivent à Dieu leur croissance et leur stabilité ; ils définissent leurs pouvoirs souverains comme une mission reçue de Dieu6. Tous gouvernent avec la collaboration d’élites religieuses et intellectuelles. La contribution de ces élites au gouverne­ ment ne se borne pas à un enrôlement technique (chancelleries, diplomatie, administration centrale et locale) et idéologique (encadrement des populations, enseignement, religion). Certains clercs, certains savants, au nom même de leur compétence ministérielle et/ou intellectuelle, critiquent la pratique du pouvoir. Par des traités explicites, des lettres ou ces Miroirs qui renaissent au viiie siècle à la fois en Occident et en Islam7, ou par les moyens plus fugaces de la poésie et de of the Christian West and the Muslim World before 1500 CE », American Political Science Review, 107 (2013), p. 16-34 : elles décrivent la naissance et l’essor de pouvoirs entièrement comparables entre 700 et 900, puis une longévité moindre des souverains en Islam mais des courbes parallèles jusqu’en 1200. Après 1200, selon les hypothèses des auteurs, la nature même du contrat politique change : la féodalité occidentale assure la stabilité d’un régime qui avantage raisonnablement les aristocrates qui y collaborent, il n’y a plus de comparaison possible avec l’Islam. Dès leur naissance, les empires s’observent avec attention et s’influencent : curiosité des Abbassides pour la science grecque, D. Gutas, Pensée grecque, culture arabe. Le mouvement de traduction gréco-arabe à Bagdad et la société abbasside primitive (iie-ive/viiie-xe siècle), trad. A. Cheddadi, Paris, 2005 ; curiosité croissante à partir du ixe siècle du monde abbasside à l’égard de l’Occident latin selon D. G. König, Arabic-Islamic views of the Latin West. Tracing the ermergence of medieval Europe, Oxford, 2015 ; projets de substitution de l’empire carolingien à Byzance défaillante en Orient, M. McCormick, Charlemagne’s Survey of the Holy Land. Wealth, personnel and Buildings of a Mediterranean Church between Antiquity and the Middle Ages, Washington D. C., 2011, etc. 6 Avec des accents propres à chaque contexte : définition du souverain sous les traits du prophète en Islam (A. Tayyara, « Prophethood and Kingship in Early Islamic Historical Thought », Der Islam, 84 (2008), p. 73-102) ; royauté sacrée chez les Carolingiens et coïncidence du gouvernement du royaume et de l’Église (St. Vanderputten, « Faith and Politics in Early Me­ dieval Society. Charlemagne and the Frustrating Failure of an Ecclesiological Project », Revue d’histoire ecclésiastique, 96 (2001), p. 311-332) ; rôle de l’empereur isaurien pour enseigner la vérité de la foi selon la correspondance prêtée à Léon III avec le calife ʽUmar (A. Jeffery, « Ghevond’s Text of the Correspondence between Umar II and Leo III », Harvard Theological Review, 3 (1944), p. 269-332 et récemment B. Anderson, « Leo III and the Anemodoulion », Byzantinische Zeitschrift, 104 (2011), p. 41-57). 7 Le classique H. H. Anton, Fürstenspiegel und Herrscherethos in der Karolingerzeit, Bonn, 1968 a souligné l’importance du traité du Pseudo-Cyprien comme point de départ d’une tradition mé­ diévale occidentale du Miroir (Pseudo-Cyprianus, De duodecim abusivis saeculi, éd. S. Hellmann, Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, dir. A. von Harnack et C. Schmidt, 1909, Leipzig, p. 26-30). Sur ce texte séminal, voir H. H. Anton, « Pseudo-Cyprian, De duodecim abusivis saeculi und Einfluss auf den Kontinent, insbesondere auf die karolingi­ schen Fürstenspiegel », in Die Iren und Europa im Früheren Mittelalter, éd. H. Löwe, Stuttgart, 1982, vol. 2, p. 568-617 ; R. Meens, « Sins, Kings, and the Well-Being of the Realm : On De duodecim abusivis saeculi and Its Influence », Early Medieval Europe, 7 (1998), p. 345-357. Pour les développements du ixe siècle, A. Dubreucq, « La littérature des Specula. Délimitation du

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la prédication8, ils dénoncent à voix haute ou basse les travers des gouvernements ou l’inadéquation de leurs méthodes avec l’élévation de leurs buts avoués. « À voix haute » en effet, puisqu’ils n’attendent pas qu’un règne s’achève pour en faire le bilan9 ; le mécanisme de la critique est intégré à différents degrés aux gouvernements qui la garantissent voire la promeuvent sous la forme de la liberté de parole. La définition de cette notion est fort éloignée de celle qu’a adoptée le monde contemporain. L’empereur Constantin VII Porphyrogénète en donne l’interpréta­ tion courante au xe siècle byzantin quand il en fait la marque par excellence de la faveur divine dont jouit son règne. Le 19 janvier 946, il célèbre l’anniversaire de son élévation impériale, qui est comme approuvée par saint Grégoire de Na­ zianze. Puisque les reliques du saint théologien ont été apportées de Cappadoce à Constantinople en effet, « le grand prêtre transformé à l’image de Dieu remonte en sa propre chaire, la Trinité brille d’un éclat plus vif, le discours de la foi s’exprime en toute liberté (παρρησιάζεται) ». Autrement dit, Grégoire, libre de prêcher à nouveau, fait resplendir l’orthodoxie grâce à l’empereur qui lui en donne l’occasion10. L’héritage d’Ambroise de Milan est ici bien visible : « Ce qui fait la différence entre un bon et un mauvais prince, c’est que les bons aiment la liberté tandis que les indignes apprécient la sujétion11 ». Les pouvoirs en

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genre, contenu, destinataires et réception », dans Guerriers et moines. Conversion et sainteté artistocratique, éd. M. Lauwers, Antibes, 2002, p. 17-39. Pour l’Islam, synthèse complète sur les ādāb sulṭāniyya (arts de gouverner) dans M. Abbès, Islam et politique à l’âge classique, Paris, 2009, p. 19-121 ; pour une approche comparée, voir depuis L. T. Darling, « Mirrors for Princes in Europe and the Middle East. A Case of Historiographical incommensurability », in East meets West in the Middle Ages and Early Middle Times. Transcultural Experiences in the Premodern World, éd. A. Classen, Berlin/Boston, 2013, p. 223-242. Le comparatisme mis en œuvre dans Die gute Regierung. Fürstenspiegel von der Antike bis zu Gegenwart, éd. M. Delgado, Fribourg, 2019, concerne la période postérieure à la nôtre. Présentation nuancée de l’impact politique de la prédication en Islam dans L. G. Jones, « A Case of medieval political ‘flip-floping’ ? Shifting allegiances in the Sermons of Al-QadiʽIyad’ », in Preaching and Political Society. From late Antiquity to the End of the Middle Ages, éd. Fr. Moren­ zoni, Turnhout, 2013, p. 65-110. Les critiques cinglantes qu’on trouve dans l’historiographie sont par essence le plus souvent a posteriori : voir notamment Fr. H. Tinnefeld, Kategorien der Kaiserkritik in der byzantinischen Historiographie von Prokop bis Niketas Choniates, München, 1971. B. Flusin, « Le panégyrique de Constantin VII Porphyrogénète pour la translation des reliques de Grégoire le Théologien (BHG 728) », Revue des études byzantines, 57 (1999), p. 5-97, citation § 12, p. 49, traduction modifiée. « Un empereur ne doit pas s’opposer à la liberté d’expression plus qu’un évêque taire ce qu’il pense. Rien n’est plus agréable au peuple, rien n’est plus aimable, empereurs, que de vous voir chérir la liberté de vos sujets précisément, qui vous servent et vous obéissent. C’est bien ce qui fait la différence entre les bons et les mauvais princes : les bons aiment la liberté et les indignes la soumission. Et pour l’évêque, il ne court jamais un si grand danger devant Dieu, il n’encourt jamais une si grande honte devant les hommes, que quand il ne donne pas librement son avis. », Sed neque imperiale est libertatem dicendi negare neque sacerdotale quod sentiat non dicere. Nihil enim in vobis imperatoribus tam populare et tam amabile est quam libertatem etiam in his diligere qui

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place sortent donc grandis de laisser libre cours à cette parole qui les reprend : critiquer n’est pas détruire mais travailler à améliorer, tout en dessinant l’horizon d’une perfection valorisante12 ; exhortant à la conversion, la parole des élites religieuses désigne un but commun fédérateur et peut borner ses reproches à des griefs autorisés. Les élites elles-mêmes légitiment leur association avec des gouver­ nements qu’elles aident à parfaire13. Elles apportent la contribution de leur savoir. Parce qu’elles dominent un héritage livresque séculaire, parce qu’elles connaissent les codes herméneutiques des textes saints, elles jouissent d’une autorité sociale et intellectuelle qui leur permet de prendre la parole. Dans les trois aires considérées, elles ont le monopole de l’enseignement14 ; elles critiquent ceux qui gouvernent sans fragiliser radicalement le système même qui leur reconnaît cette mission. Chacun remplit le rôle qu’il a reçu de Dieu : c’est du moins ce qu’affirme Grégoire

obsequio militiae vobis subditi sunt. Siquidem hoc interest inter bonos et malos principes quod boni libertatem amant, servitutem improbi. Nihil etiam in sacerdote tam periculosum apud Deum, tam turpe apud homines quam quod sentiat non libere denuntiare. Ambrosius Mediolanensis, Lettre à l’empereur Théodose : Epistulae, lib. x, Ep. 74, § 2, éd. M. Zelzer, Leipzig, 1982 (CSEL 82-83), p. 55. 12 Sur le lien constitutif entre valorisation religieuse du pouvoir et critique des Miroirs islamiques, voir L. Marlow, « Kings, Prophets and the ‘Ulamā’ in medieval islamic advice Literature », Studia islamica, 81 (1995), p. 101-120. Sur le rôle réel des critiques dans l’amélioration du gouvernement de Charles le Chauve, J. L. Nelson, « History-writing at the courts of Louis the Pious and Charles the Bald », in Historiographie im frühen Mittelalter, Wien/München, 1994, p. 435-442. Plus largement, M. de Jong et I. van Renswoude ont récemment souligné que le débat au sens large, impliquant l’expression d’une pluralité d’opinions divergentes, n’est pas perçu durant le haut Moyen Âge comme faisant obstacle à l’enseignement de la vérité, mais plutôt comme le moyen de la faire émerger, voir « Carolingian cultures of dialogue, debate and disputation », Early Medieval Europe, 25 (2017), p. 6-18. 13 La critique, n’étant possible et recevable qu’entre égaux, est conservatrice par essence, respec­ tueuse des hiérarchies qu’elle conforte. Bruno Dumézil attire mon attention sur le passage de la Regula pastoralis où Grégoire le Grand théorise l’impossibilité d’une critique révolutionnaire : il appartient à ceux qui dirigent d’être maîtres d’eux-mêmes pour donner de bons exemples et pouvoir corriger les autres. « Quant aux inférieurs, il faut les mettre en garde : ils ne doivent pas juger avec témérité la vie de ceux qui les dominent s’ils les voient par hasard faire quelque chose de répréhensible. Ils risqueraient, en pointant avec pertinence des travers, de sombrer plus bas sous la poussée de l’orgueil. Qu’en étudiant les fautes de leurs dirigeants, ils n’en deviennent pas plus insolents à leur égard mais, si grands soient les torts des autres, qu’ils gardent pour eux-mêmes leurs jugements et, retenus par la crainte de Dieu, ne refusent pas de porter le joug de la révérence ». Admonendi sunt subditi, ne praepositorum suorum uitam temere iudicent, si quid eos fortasse agere reprehensibiliter uident ; ne unde recte mala redarguunt, inde per elationis impulsum in profundiora mergantur. Admonendi sunt, ne cum culpas praepositorum considerant, contra eos audaciores fiant, sed sic si qua ualde sunt eorum praua, apud semetipsos diiudicent, ut tamen diuino timore constricti ferre sub eis iugum reuerentiae non recusent. Gregorius Magnus, Regula pastoralis, iii, 4, éd. Fl. Rommel, Paris, 1992 (SC 382), p. 280. 14 Articulation de la liberté de parole et du statut de magister : M. Garrison, « Les correspondants d’Alcuin », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest. Alcuin de York à Tours, 111 (2004), p. 319-331.

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de Nazianze de son vivant cette fois, s’adressant à ses concitoyens laïcs qui exercent des responsabilités politiques et judiciaires : Supportez-vous la liberté de parole ? Endurez-vous volontiers que la loi du Christ Prêtre vous place sous notre puissance et vous soumette à la chaire que voici ? Car à nous aussi, Il a donné la puissance, il a donné un rang princier qui l’emporte de loin en perfection sur tous vos rangs princiers. À moins qu’il ne vous semble juste que la chair ait le pas sur l’esprit, que les réalités terrestres dominent les réalités célestes, que l’humanité l’emporte sur la divinité… Endure notre liberté avec patience, je t’en prie15.

L’admonestation qu’un prédicateur du ive siècle a prononcée en grec est devenue une autorité pour le diacre Florus qui travaille à Lyon au ixe siècle, et la connaît en latin. Ce mouvement de transmission et d’actualisation, et le comparatisme qu’il autorise entre espaces et périodes du Moyen Âge, est au cœur de notre étude. Elle doit commencer par mesurer les transformations subies par la parrhèsia antique quand commence l’histoire de nos empires.

De la parrhèsia antique à la liberté de parole médiévale Au Moyen Âge central, la liberté de parole des élites religieuses et savantes a conservé certains traits de la parrhèsia antique16, mais ne peut plus être confondue avec elle : elle n’est plus pensée comme un droit17 ; elle ne relève pas d’abord de la sphère politique mais d’un devoir religieux. Comme dans l’exercice démocratique athénien, la liberté de parole peut être présentée comme une responsabilité au service du bien commun, y compris en

15 Suscipitis ne libertatem uerbi ? Libenter accipitis quod lex Christi sacerdotali uos nostrae subicit potestati atque istis tribunalibus subdit ? Dedit enim et nobis potestatem, dedit principatum multo perfectiorem principatibus uestris. Aut numquid iustum uobis uidetur, si cedat spiritus carni, si a terrenis caelestia superentur, si diuinis praeferantur humana ? Sed patienter, quaeso, accipe libertatem nostram. Grégoire de Nazianze utilise en grec parrhesia là où la traduction de Rufin d’Aquilée porte libertas verbi. L’extrait est cité ici d’après la collection de Florus Lugdunensis, Collectio ex dictis XII patrum, éd. P. I. Fransen et B. Coppieters’t Wallant, Turnhout, 2006 (CCCM 193B), no 8 : Ex sermone de Iheremia propheta, p. 49-54. La transmission latine du discours 17 de Grégoire de Nazianze (Ad ciues Nazianzenos) est étudiée par I. van Renswoude, The Rhetoric of Free Speech, p. 234-242. 16 Réflexion sur les invariants de la parrhèsia et son évolution chronologique dans V. Laurand, « Puissance de la parole. Louer Dieu d’une ‘bouche que rien ne freine’ (Her. 110) », dans Pouvoir et puissances chez Philon d’Alexandrie, éd. Fr. Calabri, O. Munnich, Gr. Reydams-Schils et E. Vimercati, Turnhout, 2015, p. 61-77. 17 Sans méconnaître que la notion de « droit » est elle-même à prendre avec précaution dans les sociétés antiques : voir D. M. Carter, « Citizen Attribute, Negative Right : a conceptual difference between ancien and modern Ideas of Freedom of Speech », in Free Speech in Classical Antiquity, éd. I. Sluiter et R. M. Rosen, Leiden/Boston, 2004, p. 197-219.

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exposant celui qui la pratique à des risques18. Ibn al-Muqaffa‘l’a dit avant d’en faire l’expérience : « Tu n’es pas en sûreté contre la vanité des rois si tu les informes, ni contre leur châtiment si tu leur caches [quelque chose]. Tu n’es pas en sûreté contre leur colère si tu es sincère avec eux, ni contre leur distraction si tu leur parles19… ». La liberté de prendre part aux décisions politiques n’est cependant pas la condition initiale de l’engagement politique : l’appartenance à une commu­ nauté de destin – umma, Église – a un fondement religieux, dont la liberté de parole est la conséquence et non la cause20. Dans sa pratique médiévale de plus, la liberté individuelle des Anciens – le citoyen qui fait preuve de parrhèsia s’exprime par définition en son nom propre – trouve dans la communauté sa justification la plus radicale. Quand Aldhelm de Malsmesbury (m. ca. 709/710) adresse entre 675 et 705 au roi de Domnonée Geraint une audacieuse liste de griefs qui met en cause son orthodoxie21, il prend bien soin de préciser dès les débuts de sa lettre ouverte qu’il exprime l’avis d’un concile nombreux et unanime : Je viens de prendre part à un concile d’évêques ; c’est une foule innombrable de prêtres de Dieu qui a afflué de toute la Bretagne ou presque et s’est réunie précisément dans le but que tous, en vue du bien des églises et du salut des âmes, examinent les décisions canoniques et les décrets des pères et les gardent d’un commun accord, avec l’aide et le soutien du Christ22. La justification apportée par la communauté est double : la liberté du critique n’est pas l’orgueilleuse intervention de qui s’érige en juge d’autrui, puisqu’il est simplement le délégué mandaté par une autorité collégiale ; la communauté de

18 A. Saxonhouse, Free Speech and Democracy in Ancient Athens, Cambridge, 2006. 19 Cité par Y. de Crussol, « L’épreuve du pouvoir dans Al-adab al-Kabīr d’Ibn alMuqaffa‘ (m. 757) et quelques thèmes entrecroisés de l’adab et de la littérature soufie à l’époque abbasside », Bulletin d’études orientales, 56 (2004), p. 205-223, à la p. 207. 20 Par différence avec la politique menée en Perse par Cyrus : selon Platon (Les Lois, 694b), le roi crée une société volontaire pour le suivre dans ses conquêtes militaires en autorisant la liberté de parole. La liberté engage en effet tous ceux qui participent à la prise de décision et leur donne un sentiment d’appartenance au corps politique, voire d’égalité. Le passage est cité et commenté dans ce volume par Makram Abbès, « De la parrhèsia à l’art du conseil ». 21 En conclusion de la lettre : « Pour résumer le tout dans une formule ramassée, c’est en vain et sans raison qu’on s’enorgueillit d’être un fidèle catholique si on n’adhère pas aux enseignements et à la discipline de saint Pierre. », et ut brevis sententiae clustello cuncta concludantur, frustra de fide catholica inaniter gloriatur, qui dogma et regulam sancti Petri non sectatur. Aldhelmus Scireburnensis, éd. E. Dümmler, MGH, Epistolae iii : Epistolae Merowingici et Karolini aevi 1, Berlin, 1892, p. 235. En dernier lieu, voir S. Cardwell, « ‘What sort of love will no speak for a friend’s good ?’ Pastoral care and rhetoric in early Anglo-Saxon letters to kings », Journal of Medieval History, 45 (2019), p. 405-431, qui donne à son article un titre tiré d’Alcuin. 22 Nuper cum essem in concilio episcoporum, ubi ex tota paene Brittania innumerabilis Dei sacerdotum caterva confluxit, ad hoc praesertim congregata, ut pro ecclesiarum sollicitudine et animarum salute ab omnibus decreta canonum et patrum statuta tractarentur et in commune Christo patrocinium praestante conservarentur…, Ibid., p. 231. Aldhelm explique après cet incipit qu’il a reçu mission de cette assemblée d’écrire à Geraint.

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plus s’entend aussi d’une façon diachronique, comme la dépositaire d’une tradi­ tion, composée ici des canons et traités patristiques, mais qu’on pourrait définir ailleurs à partir du consensus et de la chaîne de transmission des traditionnistes. À l’émir aghlabide Abū Ǧaʿfar Aḥmad b. al-Aghlab qui l’interroge sur le Coran et veut lui faire dire qu’il fut créé, l’imam Sahnoun, disciple de Mālik b. Anas, répond d’abord sur la forme : « Ce n’est pas une opinion que j’ai inventée moi-même mais bien plutôt ce que j’ai entendu de ceux avec lesquels j’ai étudié et dont j’ai retenu les enseignements (ʾaḥādīṯ) – et tous disent que le Coran est la Parole incréée de Dieu23 ». Selon l’analyse de Vincent Déroche dans ce livre, quand Théodore Stoudite prend la parole, il agit mutatis mutandis d’une façon comparable, c’est-à-dire fort de toute la tradition de l’Église, qui lui permet de critiquer, seul, mais pas isolé. Comme dans l’exercice philosophique antique, la liberté de parole des élites médiévales est aussi un devoir moral. Le croyant doit conformer ses actes à ses convictions et refuser de couvrir par son silence des pratiques qu’il réprouve24. La foi lui apporte une liberté supplémentaire puisqu’elle l’affranchit des hiérarchies politiques visibles : au-dessus du souverain se trouve un Dieu devant qui il doit pouvoir justifier sa conduite25. Cela motive le choix du prêtre Herfrid comme émissaire, d’après l’archevêque Boniface (viiie siècle) : 23 Al-Qāḍī ‘Iyāḍ (m. 1149), Tartīb al-Madārik, 4, 8 vol., éd. ‘Abd al-Qādir al-Ṣaḥrāwī et al., Rabat, 1982, p. 71-72 : il s’agit d’une compilation de biographies destinées à faire l’histoire de l’école malékite. Le texte est cité et traduit de l’anglais d’après l’article de J. Brockopp, « Constradictory evidence and the exemplary scholar. The Lives of Sahnun b. Sa’id (d. 854) », International Journal of Middle East Studies, 43 (2011), p. 115-132, à la p. 126. Jonathan Brockopp remarque que le portrait du savant en victime du pouvoir politique fait partie des attendus du genre au ixe siècle. Pour la défense de la liberté de parole par l’argument de l’opinion générale validée par la tradition, voir aussi ici le chapitre de Benjamin Bourgeois et l’intervention de Georges de Skévra devant la cour d’Héthoum II en 1291. 24 M. de Jong, The penitential State. Authority and Atonement in the Age of Louis the Pious (814-840), Cambridge, 2009, notamment p. 112-142 sur l’admonitio comme devoir du souverain envers ses sujets et devoir des élites ecclésiastiques envers le souverain. Le devoir est ici compris comme une exigence religieuse englobant le comportement politique. 25 Le balancement est explicite chez Pierre Damien : face à l’épiscopat au singulier, soit l’autorité politique et religieuse à laquelle il devrait se soumettre en tant que moine, il dresse le comman­ dement divin qui lui fait un devoir de parler contre un évêque qui se trompe. En l’occurrence, Pierre Damien attaque un évêque théorique, qui aurait prétendu que les vœux monastiques n’engageaient que superficiellement : « Vénérable évêque Maur, une pressante nécessité me pousse à écrire longuement contre toi. Dépassant les bornes de mon état, me voici obligé de m’opposer aux déclarations d’un évêque et non aux déclarations de l’épiscopat : je n’ai pas le choix, et cela m’accable pourtant, puisque prendre la parole contre un évêque est le fait d’un or­ gueilleux, et que se taire dans ces circonstances revient à donner son assentiment. Il vaut mieux cependant qu’un seul paraisse arrogant, plutôt que de voir de nombreux hommes touchés par l’expansion de ce vice mortel qui n’en est qu’à ses débuts. Plutôt que de voir le tribunal du Juge Souverain me condamner pour mon silence, je préfère qu’on me reproche la franchise de la sentence que je prononce contre des évêques. », Cogor adversum te, venerabilis episcope Maure, aexigente necessitate non modica scribere, compellor ultra mei ordinis metam sacerdotis

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Les huit évêques qui ont ici écrit leurs noms viennent de participer au même synode et, tous les huit, nous te prions instamment, frère très-cher, de te faire le porte-parole de notre exhortation au roi des Merciens Aethelbald, en lui transmettant et redisant nos paroles, et de bien attirer son attention sur elles, en veillant à les présenter et à les enseigner sous la forme et dans l’ordre où elles t’ont été transmises par écrit. Nous savons en effet qu’en raison de ta crainte de Dieu, tu ne crains pas les hommes et que le roi en question reçoit de temps à autre tes avertissements26. En Occident la véritable liberté de parole appartient en droit au collège épisco­ pal, qui a l’autorité nécessaire pour dicter les termes des reproches pertinents, on l’a dit ; mais elle a besoin de la médiation d’un individu qui craint davantage Dieu que le roi – ou qui devrait le faire, lui intiment les évêques. Le conseiller assure, non seulement la réussite, mais bien le salut du souverain s’il l’aide à rectifier sa conduite ; et lui-même engage ainsi son propre salut27. Exercer sa liberté de parole devient sous ce regard une attitude existentielle indépendante des circonstances, la marque de la vertu véritable, ce qui vaut en contexte chrétien comme en contexte musulman : celui qui connaît Dieu parle de Lui. Sa parole est peut-être critique alors, mais seulement par ricochet, quand le croyant oblige le souverain, bon, mauvais, et peut-être seulement médiocre, à se souvenir qu’il se tient devant Dieu. C’est à peu près ce que déclare Ḫālid b. Ṣafwān b. al-Ahtam aux courtisans qui lui reprochent d’avoir troublé la joie du calife omeyyade Hišām b. ʽAbd al-Malik (viiie siècle) en lui racontant une histoire en forme de memento mori : « Laissez-moi tranquille, j’ai fait vœu de ne jamais me trouver dans l’intimité d’un

sermonibus non sacerdotalibus obviare, undique coartor undique premor videlicet et contra episcopum loqui superbum est et ad talia conticescere consensum est adhibere. Sed melius est, ut arrogans solus appaream, quam ad multorum perniciem mortale vitium, quod nunc imprimis oritur, inolescat. Magis eligendum est de simplicitate locutionis in episcoporum iudicio corripi, quam ante tribunal superni iudicis de silentio condemnari. Die Briefe des Petrus Damiani, éd. K. Reindel, MGH, Die Briefe der deutschen Kaiserzeit IV, 1, München, 1983, no 38, p. 350. 26 …nos octo episcopi, qui ad unum synodum convenimus, quorum nomina subter adnotavimus, in commone te, frater carissimae, deprecamur, ut verba admonitionis nostrae Aethbaldo regi Mercionum interpretando et recitando adnunties et eo modo et ordine, quo ad te scripta transmittimus, sollicite enumerando et predicando illi indicaveris. Audivimus enim, quia pro timore Dei personam hominis non timeas et quod supradictus rex aliquantulum quibusdam temporibus audire dignetur tua monita. Bonifatius, Epistolae, éd. M. Tangl, MGH, Epp. Sel. 1, Berlin, 1916, no 74, p. 156. 27 Alcuin écrivant au patrice Osbert de Mercie peu après 796 lui demande d’interdire vigoureuse­ ment l’adultère au roi Ecgfrid ; tant mieux si le conseiller est écouté ; sinon, il n’a qu’à devenir moine : « il est bon pour toi de demeurer parmi les conseillers s’il y avait quelqu’un qui veuille t’obéir. Si ce n’est pas le cas, change de vie, convertis-toi très vite au service de Dieu puisque tu sauveras ton âme à défaut de sauver celle de beaucoup à cause des péchés du peuple. », Alcuinus, Epistola 122, éd. Er. Dümmler, MGH, Epistolae iv : Epistolae karolini aevi 2, Berlin, 1895, p. 178-180, aux p. 179-180.

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prince sans lui rappeler Dieu Très-Haut28 ». La liberté de parole n’est plus le face à face mythique du saint devant le souverain que présentait encore la Vie de Ger­ main d’Auxerre : côte à côte devant leur Dieu, les deux hommes sont également jugés par Lui. Ferrand, diacre de Carthage l’avouait au comte Reginus (vie siècle), après une attaque assez cassante sur la distance considérable qui sépare ceux qui servent Dieu de ceux qui servent ce monde : bien qu’il n’hésite pas à tenir de tels propos définitifs, lui-même n’est pas digne de critiquer autrui. La sincérité de l’aveu dépasse ce qu’on peut attendre à cet endroit de l’excuse obligatoire de modestie. Son efficacité rhétorique est considérable puisqu’au moment même où le critique dit qu’il a conscience de devoir rendre des comptes à Dieu, il fait savoir que sa personne importe peu. En dernière analyse, c’est Dieu qui parle par sa bouche : Ai-je raison de former la vie d’autrui plutôt que de corriger la mienne ? Vivre bien est la première vertu, enseigner correctement la deuxième, donc celui qui enseigne correctement mais qui ne vit pas bien enseigne en vain et moi, dont la vie n’est pas bonne encore, comment pourrais-je enseigner correctement ? Mais parce que ce n’est pas l’être humain qui enseigne, mais Dieu qui enseigne tous les hommes, et parce que tu n’aspires pas à entendre des commandements humains mais divins, ce que je suis n’a pas d’importance devant la connaissance de ce que tu devrais être29. Comme la parrhèsia antique enfin, la liberté de parole médiévale n’échappe pas à l’accusation de mise en scène : la prise de parole est par essence un acte de communication, avec ce que cela suppose de répartition des rôles voire de spectacle30. L’orateur peut mimer la franchise sans l’exercer, autant que le pouvoir peut encourager la liberté d’expression sans vouloir en tenir compte31. Dans ce spectacle, le décalage entre le moment de la prise de parole et le moment de la prise de décision devient crucial durant la période médiévale. Il permet au

28 Abū al-Farağ al-Iṣbahānī, Kitāb al-Aġānī (Livre des Chants), II, 140, cité par Ch. Genequand, « Aux sources de la légende de Barlaam : le calife et l’ascète », dans D’Orient en Occident. Les recueils de fables enchâssées avant les Mille et une Nuits de Galland, éd. M. Uhlig et Y. FoehrJanssens, Turnhout, 2014, p. 67-77, à la p. 71. 29 Vita alterius erudienda videtur, an mea potius corrigenda ? Virtus prima est, bene vivere ; secunda est, recte docere : frustra autem recte docet, qui bene non vivit ; ego ergo necdum bene vivens, quomodo recte doceam ? Verumtamen quia non homo docet hominem, sed Deus doctor est omnium, nec hu­ mana mandata, sed divina quaeris audire, praeteriens qualis ego sum, cognosce qualis esse debeas…, Ferrandus Carthaginensis, Epistola vii : Ad Reginum comitem paraeneticus seu de septem regulis innocentiae, § 3, PL 67, col. 930. 30 M. Canevaro, « La délibération démocratique à l’assemblée athénienne. Procédures et straté­ gies de légitimation », Annales. Histoire, Sciences sociales, 74 (2019), p. 339-381 commence par un bilan historiographique, notamment sur la théâtralisation du franc-parler à Athènes comme frein ou obstacle à la démocratie délibérative. 31 M. Landauer, « Parrhesia and the demos tyrannos. Frank speech, flattery and accountability in democratic Athens », History of Political Thought, 33 (2012), p. 185-208.

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souverain de conserver sa liberté de jugement selon l’analyse du fameux juriste et philosophe ’al-Māwardī (m. 1058) : « Il faudrait que les choses suivent leur cours d’une manière invisible [entre le moment où les conseillers motivent leurs avis et le moment où le souverain prend sa décision], jusqu’à ce que le souverain agisse en fonction des conseils et que seul l’effet de l’action et non pas l’intention du souverain soit manifeste32 ». Un tel décalage interdit qu’une prise de parole libre soit efficace parce qu’elle jouerait sur des émotions avec effet immédiat, par exemple en suscitant la honte ou la componction du souverain : la véhémence du critique intervient à un moment du rituel politique qui n’est pas celui de la décision en tant que telle mais celui de la parole publique au sens large. Les occidentalistes connaissent bien cette réflexion pleine de finesse psychologique d’Hincmar archevêque de Reims, qui explique au roi de Francie occidentale au début des années 880 comment gouverner : il faut laisser une assemblée exprimer ses doutes puis son assentiment, lui permettre de prendre une décision consensuelle au terme d’une discussion où chacun a fait librement valoir ses arguments, et ce même si une décision a été prise au préalable en petit comité par ceux qui exercent la réalité du pouvoir. L’expression publique d’une adhésion au terme d’un débat est en effet indispensable à la mobilisation des esprits33. Une telle dissociation revendiquée entre la parole politique d’un côté, la prise de décision de l’autre, pose avec acuité la question de l’efficacité de la liberté de parole. Exerce-t-elle une influence réelle sur le gouvernement médiéval ou est-elle condamnée à servir d’exutoire à une opposition dont le souverain ne veut pas tenir compte ? L’historiographie discerne des niveaux d’intégration et d’efficacité de la liberté de parole inégaux entre Byzance, l’Islam et l’Occident chrétien. Autoriser et pratiquer la liberté de parole est souvent défini comme l’un des principes mêmes du gouvernement en Islam, où les pouvoirs souverains vivent sous la critique de l’abondante littérature des Miroirs. L’une des contreparties de cet apparent équilibre pourrait être la modération des propos d’admonestation, ces mêmes Miroirs pouvant faire de la critique l’occasion d’un éloge si on lit bien Ibn al-Muqaffa‘ (viiie siècle) : 32 al-Māwardī, De l’éthique du prince et du gouvernement de l’État, trad. M. Abbès, Paris, 2015, p. 320. 33 « Au cours de ce même plaid cependant , si la situation demandait de contenter tous les hommes importants ou de galvani­ ser les gens plutôt que d’apaiser les esprits alors, comme si rien n’avait été préalablement prévu, un plan d’action était dessiné par une nouvelle réunion et avec l’assentiment des présents, et accompli avec les grands sous la direction du Seigneur. », In ipso autem placito, si quid ita exigeret vel propter satisfactionem ceterorum seniorum vel propter non solum mitigandum, verum etiam accendendum animum populorum, acsi ita prius exinde praecogitatum nihil fuisset, ita nunc a novo consilio et consensu illorum et inveniretur et cum magnatibus ordo Domino duce perficeretur. Hincmarus Remensis, De ordine palatii, cap. 6, éd. Th. Gross et R. Schieffer, MGH Leges. Fontes iuris germanici antiqui in usum scholarum separatim editi, 3, Hannover, 1980, p. 86.

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Vous n’avez témoigné d’aucune colère à mon égard en dépit de votre rang royal : c’est ce qui convient à votre Excellence, puisque votre âme est pleine de paix et d’une tranquillité débordante, encline à la douceur et resplendissante d’intelligence, revêtue d’honnêteté et ennemie de l’oppression, d’une bonté parfaite et amie de la vérité. Vous avez supporté mes paroles, écouté mon plaidoyer et n’avez pas tenu compte du caractère rugueux de mes réponses, alors qu’elles vous couvraient de reproches et non de louanges, vous insultaient au lieu de vous honorer34.

Cette modération va de pair avec la répugnance des Miroirs à attaquer de front les questions d’actualité35 ; comme Neguin Yavari le souligne ici même à propos des élites ash’arites, les Miroirs réfléchissent volontiers à la correction de l’État sur le plan théorique pour ne pas avoir à se prononcer sur le cas précis de tel ou tel souverain contemporain. La liberté de parole, intégrée au gouvernement, n’exclut pas la virulence de tel ou tel orateur : elle reçoit toujours l’accueil bienveillant du souverain qu’elle conforte dans son statut de souverain ouvert à la critique36. Le mécanisme est présenté comme bien moins huilé à Byzance, où la critique n’est ni modérée, ni théorique, au contraire : en marge de Miroirs à la fonction pédagogique37, elle s’exprime par des admonestations publiques apparemment déstabilisantes. Au cours du ive siècle déjà, Jean Chrysostome avait reconnu que seuls certains saints sont capables de s’en tenir à une critique constructive, alors que les paroles excessives viennent naturellement, et avec les paroles les gestes : « un homme [comme Babylas]… aurait pu se permettre de faire n’importe quoi : inonder d’outrages l’empereur, arracher le diadème de sa tête et asséner des coups sur son visage38 ». La liberté enivre, la parole peut passer de la franchise à l’invective, et la critique, de la correction fraternelle à la condamnation. Jean Chrysostome parle d’expérience. L’historien Sozomène est témoin qu’en une

34 Kalilah and Dimnah or the Fables of Bidpai, trad. anglaise d’I. G. N. Keith-Falconer, Cambridge, 1885, p. 1245. Nous avons utilisé le texte traduit à partir du syriaque parce qu’il contient ce passage, important pour le point abordé, qui est absent des versions arabes du livre. 35 J. Dakhlia, « Les Miroirs des princes islamiques ; une modernité sourde ? », Annales. Histoire, sciences sociales, 57e année, 5 (2002), p. 1191-1206. 36 Voir ici les observations de V. Van Renterghem sur le bon souverain défini par son appétence pour l’admonestation. 37 W. Blum, Byzantinische Fürstenspiegel. Agapetos, Theophylact von Ochrid, Thomas Magister, Stutt­ gart, 1981, introduction sur le genre du Miroir à Byzance, p. 5-56 : ce que W. Blum appelle « Miroirs » sont des textes qui doivent servir à l’éducation du prince plus qu’à sa correction. On pense en particulier à la Paideia basilikè que Théophylacte, évêque d’Ochride (xie siècle), destine à Constantin Doukas, jeune empereur associé à Alexis Ier Comnène selon B. Leib, « La παιδεία βασιλική de Théophylacte, archevêque de Bulgarie, et sa contribution à l’histoire de la fin du xie siècle », Revue des Études byzantines, 11 (1953), p. 197-204. 38 Jean Chrysostome, Discours sur Babylas et contre les Grecs, 35-37, éd. M. A. Schatkin, C. Blanc et B. Grillet, Paris, 1990 (SC 362), p. 136-137, cité par G. Bady, « Bouche d’Or ou ‘langue sans frein’ : Jean Chrysostome et le franc-parler », dans Jean Chrysostome, un évêque hors contrôle, éd. P.-G. Delage, Royan, 2015, p. 33-58, à la p. 38.

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occasion au moins, l’évêque de Constantinople a usé de sa parole éloquente pour accabler plus que pour sauver : Jean s’en est pris en chaire au « consul et patrice » Eutrope, qui avait voulu interdire le droit d’asile dans les églises, avant d’avoir besoin lui-même de trouver refuge dans l’église de Constantinople parce qu’il était accusé d’outrage envers l’impératrice. L’évêque prêche alors contre le consul et devant lui, d’une façon qui semble à ses contemporains « splendide » pour ce qui est de l’éloquence, mais indigne d’un pasteur39. À Byzance, les élites reli­ gieuses contestent ainsi violemment la légitimité même du pouvoir et s’exposent en retour à une censure sévère40 ; sous Michel VIII Paléologue (m. 1282), « les hommes libres furent totalement privés de la liberté de s’exprimer, si bien que des libelles anonymes circulèrent dans l’ombre pour dénoncer un pouvoir usurpé41 ». L’intégration de la liberté de parole dans les rouages du gouvernement semble pour le moins chaotique. L’Occident chrétien présente enfin au début du ixe siècle le paradoxe histo­ rique de la liberté de parole la mieux intégrée et la plus déstabilisante : l’empereur Louis le Pieux (814-840) qui l’avait érigée en méthode principale de gouverne­ ment est déposé par ses propres critiques. Dès les débuts de son règne, Louis avait fondé son gouvernement sur le principe de la réforme des manquements ou correctio : « …si nous décelons quelque chose dans les affaires de l’Église ou dans l’état du gouvernement qui demande une correction, cela sera corrigé pour autant que le Seigneur l’accordera à notre zèle… » déclare-t-il en préambule à ses capitulaires réformateurs de 818-81942. Or le moyen d’identifier les déviances qui

39 « Jean composa contre lui , alors même qu’il se cachait sous la table sainte , un discours splendide (λαμπρόν… λόγον), humiliant l’orgueil du puissant, montrant au peuple l’instabilité des affaires humaines. Ceux à qui il était odieux cependant l’accusaient d’attaquer un homme qu’il aurait dû prendre en pitié à cause de ses malheurs, et qui risquait sa vie ». Sozomène, Histoire ecclésiastique viii, 7, 3-4, cité d’après A.-J. Festugière et B. Grillet, Paris, 2008 (SC 516), p. 269-271. 40 Voir par exemple la succession des périodes d’exil dans la carrière de l’iconophile Euthyme métropolite de Sardes, en punition de ses choix politiques malheureux (choix de l’usurpateur Bardanios Tourdos contre Nicéphore Ier) mais surtout de son franc-parler, dans J. Grouillard, La vie d’Euthyme de Sardes. Une œuvre du patriarche Méthode (m. 831), Paris, 1987. 41 Georges Pachymérès, Relations historiques, VI, 24, éd. A. Failler, Paris, 1984-2006, cité p. 402 par E. Kountoura Galaki, « Ideological conflicts in veiled language as seen by the Palaiologan hagiographers. The Lives of St. Theodosia as a case study », in Byzantine hagiography. Texts, Themes and Projects, éd. A. Rigo, M. Trizio et E. Despotakis, Turnhout, 2018, p. 401-418. 42 …si quid in ecclesiasticis negotiis sive in statu reipublice emendatione dignum perspexissemus, quantum Dominus posse dabat nostro studio emendarentur. Prooemium generale ad capitularia (818-819), éd. A. Boretius, MGH, Capit. I, 8, Hannover, 1883, no 137, p. 273-275, ici p. 274, l. 32-33. Le texte continue par l’énonciation des moyens de l’enquête : « La cinquième année de notre règne, des évêques, des abbés, des chanoines et des moines, et nos grands fidèles se sont rassemblés et nous avons entrepris avec leur conseil de rechercher par une enquête approfondie la tâche que nous confierions à chaque ordre… selon les exigences de la raison et les moyens dont il disposait », quinto anno imperii nostri, accersitis nonnullis episcopis, abbatibus, canonicis et monachis, et fidelibus optimatibus nostris, studuimus eorum consultu sagacissima investigare

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réclament une correction était précisément la hardiesse à les dénoncer, réclamée par le prince aux élites associées à son gouvernement. L’évêque de Lyon Agobard a raconté dans une lettre de 823-825 combien l’empereur « saint et pieux » tablait pour le succès de ses réformes systématiques sur une totale franchise de ses agents : En ces jours où notre seigneur le saint et pieux empereur tenait à Attigny l’assemblée qu’il y avait convoquée, pourvoyant avec énergie à tous les besoins des peuples à lui confiés […], il désirait trouver comment il pourrait confier de la façon la plus adaptée aux évêques et à tous ses grands la tâche de promouvoir la doctrine et d’éliminer les manquements […] ; s’adressant à tout le concile : « Tout ce que votre sagacité aura pu trouver d’utile pour se prémunir contre les péchés, éviter les dangers, bâtir la religion, faire resplendir la doctrine, renforcer la foi, entretenir le zèle pour la sainteté, faites-le connaître au grand jour avec confiance et ne doutez pas le moins du monde que le seigneur empereur se soumettra à Dieu pour accomplir ces projets »43. Le discours réformateur qui répond à ces incitations attaque bientôt le com­ portement du souverain mais aussi certains fondements de l’empire carolingien comme la gestion des biens d’Église, et conduit à la déposition de Louis le Pieux (829-833). Le fonctionnement régulier d’une liberté de parole bien intégrée au gouvernement vient de se gripper. Comment expliquer que soit victime d’une telle faillite l’empire qui l’a explicitement placée au cœur de son arsenal politicoidéologique ? Comment est-on passé, à ce moment et à cet endroit, de la critique routinière à la parole efficace ? C’est cet étonnement qui a décidé de l’ouverture d’une enquête fondée sur la comparaison. Il faudra tout un livre pour répondre aux questions que soulève le dysfonctionnement carolingien : nous partons de ce point de vue parce qu’il a été pour nous un point de départ.

inquisitione, qualiter unicuique ordini… iuxta quod ratio dictabat et facultas suppetebat, Deo opem ferente consuleremus. Ibid. l. 35-39. 43 In illis diebus, quando sacer et religiosus domnus noster imperator euocato conuentu in Attiniaco agebat, strenue prouidens de omnibus utilitatibus commissorum sibi populorum, […] cupiens scilicet inuenire, qualiter congruentissime profectum doctrine et abolitionem neglegentiarum sacerdotibus et cunctis honoratis suis commendare potuisset […] addidit ipse […] omni concilio : « Quicquid utile potuerit reperire sagacitas uestra ad cauenda peccata, ad uitanda pericula, ad erigendam religionem, ad inlustrandam doctrinam, ad corroborandam fidem, ad excolendum studium sanctitatis, confiden­ ter edicite, et ad explenda pariturum Deo domnum imperatorem minime dubitetis. » Agobardus Lugdunensis, De dispensatione ecclesiasticarum rerum, cap. 2, dans Opera omnia, éd. L. Van Acker, Turnhout, 1981 (CCCM 52), p. 121-142.

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L’autorité des élites savantes Louis le Pieux est rétabli en 835. La crise politique ponctuelle se prolonge cependant jusqu’à la fin de la Réforme grégorienne sous la forme d’une suspicion des élites religieuses envers les gouvernements qualifiés de laïcs44. Dès la fin du ixe siècle, la réflexion sur le bon gouvernement chrétien, qu’une critique pourrait améliorer, se mue en réflexion sur le mauvais gouvernant puis sur le caractère proprement imparfait de la royauté de ce monde45. Le soupçon nourrit des revendications concrètes de séparation entre responsabilités religieuses et temporelles. L’un des objets qui focalise la critique récurrente des conciles est que les biens d’Église soient entre les mains du roi et des grands laïcs. L’exigence d’une laïcisation de l’autorité politique – une laïcisation relative, discutée, conflictuelle voire punitive, jamais acquise mais toujours négociée en Occident – est bien indissociable et de l’exercice de leur liberté de parole par les élites, ici religieuses, et de la définition de leur identité même. L’expression « élites savantes » que nous avons adoptée vaut d’abord par défaut, comme étiquette capable de désigner hommes et femmes revêtus d’une autorité dans leurs religions et cultures respectives, sans préjuger de l’existence d’un clergé ou d’une hiérarchie constituée46. Elle recouvre pour une large part la notion d’« élites religieuses », ces élites qui s’imposent quand il est question d’élever une parole critique, du fait de la dimension religieuse des pouvoirs poli­ tiques étudiés. Les critiques interviennent ès qualités, parce qu’ils reconnaissent l’origine divine du pouvoir détenu par celui qu’ils doivent de ce fait critiquer en 44 G. Lobrichon, « Les réformateurs ont-ils inventé les laïcs (c. 1100-c. 1110) ? », Revue d’Histoire de l’Église de France, 96 (2010), p. 29-42, pointe (p. 33) le milieu du ixe siècle pour une représentation du monde organisée par la bipartition qui sépare les clercs des laïcs. La construc­ tion d’une ecclesia où viendraient s’articuler harmonieusement domaine temporel et domaine spirituel est encore le projet défendu lors des conciles de 813 : S. Scholz, « Normierung durch Konzile. Die Reformsynoden von 813 und das Problem der Überschneidung von geistlicher und weltlicher Sphäre », dans Charlemagne. Le temps, les espaces, les hommes, éd. R. Große et M. Sot, Turnhout, 2018, p. 271-280. Elle se périme ensuite au fil de la Querelle des Investitures : le poids des concepts religieux pour parler de l’État décroît significativement à partir du xiie siècle en Occident selon les statistiques de L. Blaydes, J. Grimmer et A. McQueen, « Mirrors for Princes and Sultans. Advice on the Art of Governance in the Medieval Christian and Islamic Worlds », Journal of Politics, 80 (2018), p. 1150-1167. 45 Le Waltharius a été interprété en ce sens comme le poème d’un intellectuel qui a renoncé à croire en la bonté intrinsèque de la royauté. La critique habituelle pour discréditer l’un ou l’autre des compétiteurs pour le trône tourne au regard pessimiste sur la possibilité même d’une autre loyauté que celle que se pratique entre égaux : A. Rio, « Waltharius at Fontenoy ? Epic Heroism and Carolingian Political Thought », Viator, 46 (2015), p. 41-64. 46 Même dans l’Occident chrétien, on peut entendre par exception la voix de femmes laïques, faisant preuve d’une vigilance critique : c’est à cette liberté de parole que se livre en particulier Dhuoda selon les analyses de R. Le Jan, « Dhuoda ou l’opportunité du discours féminin », in Agire da donna. Modelli e pratiche di rappresentazione (secoli VI-X), éd. C. La Rocca, Turnhout, 2007, p. 109-128, surtout p. 126-128 pour la notion de « liberté de parole ».

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tant que spécialistes de la question47. Une lettre adressée par le pape Étienne V (885-891) à l’empereur byzantin Basile Ier le dit avec beaucoup de netteté : le pape se plaint de la complaisance de Basile à l’égard du patriarche de Constantinople Photios, coupable d’avoir inspiré à l’empereur de la méfiance à l’égard du saint pape Marin Ier (882-884). Le pape souligne qu’il faut à un « empereur ami de Dieu » de saints conseillers à la bouche véridique. Il se propose d’assumer ce rôle et fait donc de vifs reproches à l’empereur : Mais ô empereur ami de Dieu, comment ces mouches sales et malodorantes ont-elles pu toucher vos oreilles remplies des suaves odeurs des myrrhes ?… Ceux qui se tiennent devant votre trône saint et gardé de Dieu doivent être tels qu’en eux vos yeux dignes de voir Dieu ne soient point profanés ni vos oreilles souillées par leurs discours. La divine Providence vous a placé dans le paradis des délices : pourquoi donc votre compagnie serait-elle avec les scorpions armés de dard et les serpents à la langue tripartite, qui de leurs langues aiguisées à trois pointes cherchent à vous enfoncer leur dard au noir venin ?… Prêtez donc une exacte attention à ce que je vous dis. Si je devais quelque peu vous ébranler par mes reproches, je n’en aurais point de regret car mon désir est que vous soyez à jamais à l’abri de tout blâme48. D’après le pape, parler librement au souverain, et parler vrai, n’est pas l’une des modalités possibles de la contribution des élites religieuses au gouvernement : c’est l’unique devoir qui leur incombe. Or Étienne V assume ce devoir, pour le dire brièvement, parce qu’il est pape. Le fait de connaître mieux que d’autres la situation romaine et internationale le qualifie certainement pour admonester Basile avec à propos – le savoir permet à la liberté de parole d’être judicieuse ; c’est cependant en tant qu’évêque responsable du salut du prince qu’il estime être tenu d’intervenir. Le pape prend bien garde de ne pas en faire une question de personnes mais d’institutions. Lire l’insistance d’Étienne V sur ce statut qui l’oblige à prendre la parole revient à poser la question de l’intérêt pour nous du modèle wébérien : que nous apporterait une classification des élites savantes selon que leur domination a un fondement rationnel, traditionnel ou charismatique, pour mieux comprendre l’exercice historique de leur liberté de parole49 ? La période qui s’ouvre avec le viiie siècle est caractérisée par le quasimonopole exercé par les autorités traditionnelles ou rationnelles sur la liberté de

47 L’idée, banale, se trouve résumée dans une lettre d’exhortation écrite en 797 par Alcuin au roi de Mercie Cenwulf : « Très illustre recteur, traite toujours avec honneur les prêtres du Christ car, plus tu as de vénération pour les serviteurs du Christ et les prédicateurs de la parole de Dieu, plus le Christ, qui est le roi véritable et bon, élève et confirme ton honneur, par l’intercession de ses saints ». Alcuinus, Epistola 123, éd. Er. Dümmler, MGH, Epistolae iv : Epistolae karolini aevi 2, Berlin, 1895, p. 180-181. 48 V. Grumel, « La lettre du pape Étienne V à l’empereur Basile Ier », Revue des Études byzantines, 11 (1953), p. 129-155, texte traduit du grec p. 150. 49 M. Weber, Économie et société, t. I (1921), trad. française Paris, 1971, p. 222.

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parole. On trouvera difficilement au viiie ou au ixe siècle des exemples d’ascètes à l’autorité charismatique pratiquant une liberté de parole réelle et efficace. En adoptant la posture du sage retiré du monde, ces ascètes ont en pratique renoncé à une liberté de parole qui influencerait le gouvernement, comme c’est peut-être le cas d’Ibn Ḥanbal (m. 855)50. L’observation est d’autant plus importante que la tendance s’inverserait en Islam comme dans l’Occident latin à partir de la fin du xiie siècle : selon les observations de Katherine Jansen et Miri Rubin sur la prédication, la prise de parole publique, avec effets de conversion immédiats, (re)deviendrait à ce moment la prérogative d’élites charismatiques, de personnali­ tés enthousiasmantes51. Le mouvement de bascule ne se produit pas brutalement en 1200, mais en Occident au cours de cette longue Réforme grégorienne qui met en cause la dimension charismatique de l’autorité du souverain ; mais jus­ qu’au ixe siècle, les élites savantes qui pratiquent la liberté de parole ne sont pas celles qui ont renoncé au pouvoir mais celles qui, religieuses donc administra­ tives52, prennent en charge le monde où elles vivent. Certains auteurs sont bien conscients du phénomène et l’analysent avec finesse. Un intellectuel formé dans les écoles carolingiennes comme Uurdisten de Landévennec (ixe siècle), quand il passe en revue les dons que Dieu accorde aux membres de son Église, observe qu’ils sont ainsi répartis que les plus intelligents sont rarement les plus grands ascètes, et que les meilleurs prophètes sont incapables de charité pratique. Or il a commencé la liste de ces vertus éminentes par la liberté de parole critique : À celui-ci, c’est une voix libre qui fut donnée, pour qu’il s’exprime librement… en faveur de la justice : seulement il possède encore tant de biens dans ce monde qu’il est incapable d’y renoncer, bien qu’il le veuille. Celui-là reçut le don de renoncer à tout ce qui est terrestre, au point qu’il ne souhaite plus rien posséder dans le monde ; seulement il n’ose pas dorénavant user de l’autorité de sa voix contre ceux qui pèchent, et celui qui devrait parler le plus librement, parce que plus rien ne l’attache à ce monde, se refuse à parler librement contre autrui pour ne pas perdre le repos dont il jouit en cette vie53. 50 Selon les remarques de Chr. Melchert, « Aḥmad Ibn Ḥanbal’s Book of Renunciation », Der Islam, 85 (2011), p. 345-359 pour qui l’abrégé de l’œuvre d’Ibn Ḥanbal réalisé au ixe siècle par Abū Nu’aym a privilégié les sentences hostiles aux gouvernants, donnant en quelque sorte une édition politique à une œuvre qui était surtout spirituelle. 51 Charisma and Religious Authority. Jewish, Christian and Muslim Preaching, 1200-1500, éd. K. L. Jansen et M. Rubin, Turnhout, 2010, avec application des concepts wébériens dans l’introduc­ tion rédigée par les deux éditrices, p. 1-17. 52 C’est le cas de l’épiscopat dès la conversion de Constantin, avec une modification de la définition de son autorité, voir Cl. Rapp, « The elite status of Bishops in Late Antiquity in ecclesiastical, spiritual and social contexts », Arethusa, 33 (2000), p. 379-399. 53 Huic libertas uocis tribuitur, ut… ad defensionem iustitiae libere loquatur, sed tamen adhuc multa in hoc mundo possidens relinquere omnia uult et non ualet ; illi uero iam datum est omnia terrena relinquere, ut nihil in hoc mundo cupiat habere, sed tamen adhuc auctoritatem uocis contra peccantes quosque non praesumit exercere, et qui ideo plus loqui libere debuit, quia iam non habet unde hoc mundo teneatur, loqui contra alios libere recusat, ne ipsam uitae suae quietem perdat. Uurdisten, Vita

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Le diagnostic de Uurdisten, posé au cours des années 860 ou 870, prend nos représentations cyniques à contre-pied : selon lui, le censeur le plus libre n’est pas le plus indépendant. Au contraire, l’homme qui s’abstrait de ce monde peut être tenté de se complaire dans une lâcheté confortable. Sous la plume d’un moine bénédictin, la leçon est d’importance. Le renoncement au monde est une vertu préparatoire, qui ne devrait pas dispenser de l’exercice réel de la liberté de parole. Le héros de Uurdisten qu’est saint Guénolé est efficace quand il parle parce qu’il est à la fois libre matériellement et profondément impliqué dans le cours de l’histoire de son temps « énergique quand il prend librement la parole contre les puissances terrestres, inébranlable dans son mépris de toutes les réalités terrestres54 » : Guénolé « met doucement en garde, conjure, gronde, voire, si le besoin s’en fait sentir, menace d’un châtiment55 ». Moine peut-être mais pas ermite, abbé en même temps qu’apôtre, Guénolé incarne l’autorité idéale selon un intellectuel du ixe siècle. C’est une nouveauté. Dans son portrait de Germain d’Auxerre – cet évêque qui a ouvert notre propos – Constance au ve siècle ne mettait pas en avant le statut d’évêque de Germain, ni celui de sénateur, mais l’autorité surnaturelle d’un saint investi d’une mission divine56. L’autorité personnelle précède de la même façon la reconnaissance institutionnelle pour ce Nizier qui a tant marqué Grégoire de Tours (vie siècle). Le roi mérovingien Thierry, écrit Grégoire, a choisi Nizier comme évêque de Trèves parce que Nizier savait lui faire des reproches cinglants : On avait pour lui de la vénération, et le roi Thierry aussi le tenait en grand honneur, pour cette raison que Nizier mettait bien souvent à nu les vices du roi : il le châtiait de ses crimes pour le rendre meilleur. À cause de cette grâce, c’est lui que le roi ordonna d’appeler à l’épiscopat quand mourut l’évêque de Trèves57.

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s. Winwaloei longior (BHL 8957-8958), ii, 2, éd. Ch. de Smedt, Analecta Bollandiana, 7 (1888), p. 167-264 aux p. 172-261, ici p. 215. …in uocis libertate contra terrenas potestates strenuus, omnium terrenorum spretor firmissimus… Uurdisten, Vita s. Winwaloei longior, ii, 2, p. 216. Aut enim leniter monendo, aut obsecrando, aut increpando, aut interdum, si necessitas urgeret, paenas comminando… Ibid., p. 214. Même constat dans deux Vies du début du vie siècle : Épiphane de Pavie « donne libre cours à sa parole », impressionne l’empereur Anthémius et parvient à lui faire conclure la paix avec Ricimer selon Ennode évêque de Pavie, Vita beatissimi viri Epifani ep. Ticinensi ecclesiae (BHL 2570), éd. F. Vogel, MGH, Auct. ant. vii, Berlin, 1885, p. 84-109, à la p. 92 ; Lupicin abbé de Condat dénonce, en présence du roi burgonde Hilpéric, l’abaissement politique que constitue le passage de l’administration romaine au règne des barbares « vêtus de peaux de bêtes », Vie des Pères du Jura (BHL 5073), § 94, éd. et trad. Fr. Martine, Paris, 1968 (SC 142), p. 338-340 ; Hilpéric est « charmé par cette audacieuse sincérité », Ibid. § 95, p. 340. L’évêque comme l’abbé agissent du fait de qualités personnelles, indépendamment de leur statut. Venerabatur autem eum et rex Theodoricus magno honore, eo quod saepius vitia eius nudaret, ac crimina castigatus emendatior redderetur ; et ob hanc gratiam, decedente Trevericae urbis sacerdote, eum ad episcopatum iussit arcessi. Gregorius Turonensis, Liber vitae patrum, cap. 17, § 1, éd.

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Devenu évêque – et non parce qu’il est évêque – Nizier continue d’user d’une « voix de crieur public58 » pour « prêcher avec courage, inspirer la terreur par ses reproches59 ». On entend dans sa bouche la parole de Dieu elle-même, efficace quand elle désigne donc dénonce le mal, selon le prophète Jérémie, cité par Grégoire de Tours : « Celui qui sépare ce qui est précieux de ce qui est méprisable sera comme ma propre bouche 60 ». Passant de l’hagiographie à l’exégèse, le pape Grégoire le Grand (590-604) fait de cette « parole qui crie » le propre du sacerdoce. Il commente dans la Regula pastoralis ce passage des Lamentations « Tes prophètes ont vu pour toi des mensonges sans valeur, ils n’ont pas dévoilé ton iniquité pour t’inciter à la pénitence » [Thren. 2, 14]61 :

Le discours divin leur reproche de voir des mensonges parce que, comme ils craignent de dénoncer les fautes, ils ont promis la sécurité aux coupables qu’ils flattent vainement ; ils ne dévoilent pas l’iniquité des pécheurs parce qu’ils retiennent le cri de leurs reproches. Le discours qui dénonce est pourtant la clé du dévoilement, parce que ses reproches mettent à découvert la faute qu’ignore souvent celui-là même qui l’a commise […]. C’est bien le rôle de héraut qu’assume celui qui accède au sacerdoce, pour marcher en criant devant le Juge qui vient, et sa venue est redoutable. Le prêtre qui ne sait pas prêcher est donc un héraut muet : comment fera-t-il entendre sa voix et sa clameur62 ?

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Br. Krusch, MGH, SRM I-2, Hannover, 1885, p. 277-283, à la p. 278. Le personage de Nizier est étudié par van Renswoude, The Rhetoric of Free Speech, p. 143-144. C’est l’une des qualités de Nizier de Trèves : « Une fois revêtu de l’épiscopat, il fut pour tous un objet de terreur au point de garantir de sa voix de crieur public que la mort était là, toute proche, s’ils ne conservaient pas les commandements de Dieu. », Adsumpto vero episcopatu, tam terribilem se praebuit omnibus, si Dei mandata non servarent, inminere mortem proximam, voce praeconia testaretur. Gregorius Turonensis, Liber vitae patrum, cap. 17, § 2, p. 279. Sur la voix comme trompette, voir aussi ici les remarques de G. Vignodelli sur bombare chez Atton de Verceil. …quam fortis fuerit ad praedicandum, quam terribilis ad arguendum. Gregorius Turonensis, Liber vitae patrum, cap. 17, § 3, p. 280. Qui reddiderit pretiosum de uili, tamquam os meum erit. Ier 15, 19, cité par Gregorius Turonensis, Liber vitae patrum, cap. 17, § 2, p. 280. Sans surprise, la même citation est utilisée par le pape Étienne V pour condamner l’empereur Basile Ier qui écoute de diaboliques conseillers : « Voyez donc en quel abîme vous vous êtes précipité ! Qui donc a été si fin pour vous séduire et vous égarer ? À votre sujet s’est accomplie la prophétie qui dit : Vos prophètes ont eu pour vous de vaines et folles visions et ils ne vous les ont pas dévoilées. », V. Grumel, « La lettre du pape », p. 151. « Prophetae tui uiderunt tibi falsa et stulta, nec aperiebant iniquitatem tuam : ut te ad paenitentiam prouocarent. » …Quos diuinus sermo falsa uidere redarguit, quia dum corripere culpas metuunt, incassum delinquentibus promissa securitate blandiuntur ; qui iniquitatem peccantium nequaquam aperiunt, quia ab increpationis uoce conticescunt. Clauis quippe apertionis est sermo correptionis, quia increpando culpam detegit, quam saepe nescit ipse etiam qui perpetrauit. […] Praeconis quippe officium suscipit, quisquis ad sacerdotium accedit, ut ante aduentum iudicis, qui terribiliter sequitur, ipse scilicet clamando gradiatur. Sacerdos ergo si praedicationis est nescius, quam clamoris uocem

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Dans ce véritable manifeste qu’est le préambule aux actes du concile de Meaux/Paris de 84563, les mêmes idées, et parfois les mêmes citations, sont reprises64. La nouveauté majeure est qu’il s’agit désormais de définir la liberté de parole critique comme la responsabilité collective, non d’un évêque, mais de l’épiscopat. Le texte impressionne d’abord pour son pessimisme foncier : Le prophète joue par anticipation le rôle de l’évêque quand Dieu lui dit : Voici, je t’établis aujourd’hui au-dessus des nations et des royaumes, pour que tu arraches et abattes, détruises et démolisses, construises et plantes [Ier. 1, 10]. Quand il place au début quatre mots pour dire la destruction des actes dévoyés, puis deux pour dire la fondation des actes justes, il montre que la faucille sacerdotale pourrait et devrait trancher plus souvent et plus durement65. Outre cette insistance explicite sur le ministère sacerdotal comme ministère de la censure, un lecteur attentif aura remarqué ce qui est tenu implicite, c’est-à-dire ce que le rédacteur du préambule de Meaux a évité dans le livre de Jérémie. Dans le livre biblique, la mission reçue de Dieu arrive au terme d’un dialogue avec l’apprenti prophète : à Jérémie qui se récuse –« Je ne sais pas parler » [Ier. 1, 6]– Dieu répond : « Voici, je mets dans ta bouche mes paroles » [Ier. 1, 9]. Précisé­ ment, le rédacteur omet cette dimension personnelle de l’inspiration prophétique au profit d’une page entière de célébration du corps sacerdotal : « c’est le chœur sacerdotal qu’on appelle ‘bouche du Seigneur’, comme dans cette citation : Si tu

daturus est praeco mutus ? Gregorius Magnus, Regula pastoralis, II, 4, éd. Fl. Rommel, Paris, 1992 (SC 381), p. 190, ma traduction. Le passage figure à l’identique dans la correspondance du pape (Registre I, 24). Il faut l’avoir en tête pour comprendre les remarques qu’Alcuin adresse en 801 à Théodulf, évêque d’Orléans, auquel le pape Léon III vient de remettre à Rome le pallium : « Souviens-toi que la langue de la céleste dignité épiscopale est la clé du Royaume et la trompe très claire du campement du Christ, etc. », Memor esto sacerdotalis dignitatis linguam caelestis esse clauem imperii et clarissimam castrorum Christi tubam. Alcuinus, Epistola 125, éd. citée, p. 368-369, à la p. 368. 63 Die Konzilien der karolingischen Teilreiche, 843-859, éd. W. Hartmann, MGH, Conc. 3, Hannover, 1984, préambule p. 81. L’attribution du préambule à Hincmar de Reims n’est pas retenue par l’éditeur, p. 62. Sur le caractère de « miroir aux évêques » de ce préambule, voir W. Hartmann, Dei Synoden der Karolingerzeit im Frankenreich un in Italien, Paderborn, 1989, p. 210-212 et St. Patzold, Episcopus. Wissen über Bischöfe im Frankenreich des späten 8. bis frühen 10. Jahrun­ derts, Ostfildern, 2008, p. 270-271. 64 Sur l’invariable corpus répétitif d’autorités scripturaires et patristiques qui font de l’admonitio un devoir épiscopal, voir M. de Jong, « Admonitio and Criticism fo the Ruler at the Court of Louis the Pious », dans La culture du haut Moyen Âge, une question d’élite ?, éd. Fr. Bougard, R. Le Jan et R. McKitterick, Turnhout, 2009, p. 315-338. 65 …et propheta sacerdotalem gestans personam Domino loquente praemonstrat dicens : Ecce constitui te hodie super gentes et super regna, ut evellas et destruas et dissipes et disperdas et edifices et plantes. Quatuor enim prius ponens ad destruenda prava et duo postmodum ad statuendum recta, ostendit, quod falce sacerdotali durius valeat et sepius debeat recidi… Die Konzilien der karolingischen Teilreiche (Meaux, 845), p. 81, l. 5-9.

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sépares ce qui est précieux de ce qui est vil, tu seras comme ma bouche [Ier. 15, 19]66 ». La distance qui sépare l’interprétation de ce verset par Grégoire de Tours (vie siècle) et celle des auteurs anonymes du concile de Meaux (845) résume une évolution occidentale profonde : l’exercice d’une liberté de parole critique repose bien moins désormais sur l’inspiration de qui se croit prophète que sur l’épiscopat en tant que corps constitué idéal67. La mutation intéresse directement la représentation de la parole de Dieu que ces élites savantes mobilisent : de parole inspirée, mystérieuse, qui s’empare d’un individu, elle devient réalité textuelle objective, argument, ressource intellectuelle dont l’épiscopat est collectivement dépositaire.

Parole inspirée, parole voilée, Représentations de la parole La définition que les élites savantes donnent de la « parole » et des moyens de son efficacité est donc fondamentale – peut-être davantage encore que leur « liberté » relative, surveillée ou jouée. Durant l’Antiquité tardive, certaines sources d’Orient et d’Occident se sont accordées pour faire de la parole compulsive la marque du « dire vrai ». L’ob­ servation a été faite par Peter Brown dans son analyse de la portée sociale des phénomènes de possession démoniaque68. Dans un sanctuaire, la présence d’un énergumène est l’occasion d’une liberté d’expression d’un genre particulier. À proximité du saint vivant ou de ses reliques en effet, le démon qui habite le possédé est obligé d’avouer la vérité. Il reconnaît la sainteté de celui qui le

66 Et sacerdotalis chorus os domini appellatur, sicut scriptum est : Si separaveris preciosum a vili, quasi os meum eris, Ibid. l. 12-13. 67 Pour la naissance de l’épiscopat comme corps conscient de lui-même à cause du rôle que Charlemagne a voulu lui faire jouer dans le gouvernement de son empire, voir J. L. Nelson, « Charlemagne and the bishops », in Religious Franks. Religion and Power in the Frankish Kingdoms. Studies in honour of Mayke de Jong, éd. R. Meens, D. van Espelo, Br. van den Hoven van Genderen, J. Raaijmakers, I. van Renswoude et C. van Rhijn, Manchester, 2016, p. 350-369. 68 P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, trad. A. Rousselle, Paris, 1996, chap. 7 : Potentia, p. 136-143. Entre autres effets anthropologiques, l’historien voit dans la présence des possédés dans les sanctuaires l’occasion de donner à des malades un rôle dans la société, le rôle du bouffon, de l’idiot ou de l’enfant qui dit la vérité. En ce sens, le phénomène a un prolongement dans les saloi byzantins, voir G. Dagron, « L’homme sans honneur ou le saint scandaleux », Annales, 45e année, no 4 (1990), p. 929-939, surtout p. 934-935.

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contraint69, révèle ses propres ruses70, voire critique les pouvoirs en place dans une forme de liberté de parole incontrôlable donc véridique. « À l’évidence, la quaestio invisible du saint pouvait offrir de fréquentes occasions de parler franc au sein de la communauté chrétienne71 ». Débarrassée de toute nuance de liberté personnelle, la notion de liberté de parole reste pertinente pour désigner durant le haut Moyen Âge la parole qui réordonne le monde au terme d’un paroxysme critique. Ainsi un possédé vient-il admonester le roi mérovingien Théodebald, successeur de Thierry, qui participe à la messe alors qu’il est excommunié : , l’évêque dit : « On n’accomplira pas ici aujourd’hui les rites solennels de la messe tant que ne seront pas sortis ceux qui sont excommuniés ». Comme le roi voulait répliquer à ces mots, un cri jaillit soudain de la foule : c’était un jeune enfant saisi par un démon, qui se mit à proclamer bien haut au milieu des souffrances de la torture, la vertu du saint autant que les crimes du roi. Il disait que l’évêque était chaste et le roi adultère ; que l’évêque était humble par crainte du Christ et l’autre orgueilleux de la gloire de son règne ; que Dieu donnerait en exemple pour la suite des âges celui qui n’avait pas péché comme évêque mais que l’autre serait rapidement éliminé par l’auteur de ses crimes . Le roi, accablé de terreur, demandait que le possédé soit chassé de l’église, mais l’évêque dit : « Que soient d’abord expulsés ceux des incestueux, des homicides, des adultères de ta suite ; alors Dieu contraindra celui-ci au silence ». […] Beaucoup pensèrent que le possédé avait été envoyé par Dieu pour dire les œuvres du roi et de l’évêque72.

69 Par reproduction de la scène prototypique de l’évangile de Luc 4, 33-35 : aveu du démoniaque de la synagogue de Capharnaüm, « Je sais qui tu es : tu es le Saint de Dieu ». Voir aussi Act. 19, 13-15. Le mécanisme est décrit avec précision dans les Dialogues de Sulpice Sévère à propos de saint Martin : « Comment les chrétiens peuvent-ils ne pas attacher foi à la puissance efficace de Martin alors que les démons la reconnaissent ? », Sulpitius Severus, Dialogorum libri II, III, 6, éd. C. Halm, Wien, 1866, p. 203, citation du § 1 ; voir la traduction du chapitre dans Gallus. Dialogues sur les « vertus » de saint Martin, éd. et trad. J. Fontaine et N. Dupré, Paris, 2006 (SC 510), p. 308-311. 70 Mis en présence de sainte Geneviève dans un texte des années 520-540, « les esprits im­ mondes… confessaient qu’ils étaient coupables d’avoir provoqué par jalousie les dangers que Geneviève avait courus sur la Loire », clamantes nequissimi spiritus, se… pericula, que in Ligere Genufeva habuerat, ob aemulationem sui se profitebantur perpetrasse. Vita Genovefae virginis Pari­ siensis (BHL 3335), cap. 45, éd. et trad. M.-C. Isaïa et Fl. Bret, Paris, 2020 (SC 610), p. 216-217. 71 P. Brown, Le culte des saints, p. 142. 72 …ait sacerdos : Non hic hodie missarum solemnia consummabuntur, nisi communione privati prius abscedant. Haec rege renitente, subito exclamat unus de populo, arreptus a daemone puer iuvenis, coepitque voce valida inter supplicia torturae suae et sancti virtutes et regis crimina confiteri. Dicebatque episcopum castum, regem adulterum ; hunc timore Christi humilem, illum gloria regni superbum ; istum sacerdotio inpollutum a Deo in posterum praeferendum, hunc ab auctore sceleris sui velociter elidendum. Cumque rex timore concussus peteret, ut hic inerguminus ab eclesia eiceretur,

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Dans cette mise en scène, les paroles du possédé, loin d’être discréditées, sont tenues pour vraies parce que prononcées sous la contrainte divine73. Le processus analysé par Peter Brown vise la réalité socio-politique de la communauté qui se donne à elle-même le spectacle du désordre, de la violence et de l’exclusion, pour mieux y remédier. Après avoir lu l’anecdote concernant le roi Théodebald, l’historien doit ajouter à cette analyse anthropologique la description du procédé textuel : une parole critique s’est peut-être exprimée librement un jour face au roi mérovingien ; mais c’est Grégoire de Tours qui s’est assuré qu’elle résonnerait longtemps et servirait à distinguer les bons rois mérovingiens des mauvais74. L’évêque dit lui-même que le récit de la vie de Nizier doit rendre les évêques plus fermes dans leurs excommunications, instruire le peuple et même « améliorer les rois d’aujourd’hui75 » – son texte vise donc à prolonger l’effet qu’avaient les paroles d’admonestation de Nizier sur le bon roi Thierry et l’enquête que nous avons entreprise dépend toujours de ces paroles particulières que l’écrit a enregistrées. Qu’un auteur les situe dans le cadre d’élocution particulier d’une scène de possession pousse à son extrême limite une logique plus souterraine, qui associe l’inspiration à la véhémence, la véhémence à la franchise, puis à la vérité. Les em­ pires chrétiens ont hérité de cette association, qui a des précédents antiques, via

dixit episcopus : « Prius illi qui [te] secuti sunt, id est incesti, homicidae, adulteri, ab hac eclesia extrudantur, et hunc Deus silere iubebit »… Conicebatur tamen a plurimis, eum a Deo missum, qui regis sacerdotisque opera non taceret. Gregorius Turonensis, Liber vitae patrum, cap. 17, § 2, p. 279. 73 Pour un autre exemple développé, voir la scène de possession de Justa dans la Vie de saint Didier de Vienne, Sisebut, Vita Ia s. Desiderii (BHL 2148), cap. 9, éd. J. C. Martín, « Une nouvelle édition critique de la Vita Desiderii de Sisebut, accompagnée de quelques réflexions concernant la date des Sententiae et du De viris illustribus d’Isidore de Séville », Hagiographica, 7 (2000), p. 127-180, Vita aux p. 147-163, à la p. 156 : Justa, contrainte d’avouer qu’elle a porté contre l’évêque de Vienne un faux témoignage, accable les souverains qui ont inspiré cette mise en scène. « Que Brunehaut qui a tramé l’affaire en réponde devant le Juge tout-puissant, qu’Il la punisse en lui infligeant ses peines et que sa main vengeresse lui applique les affres de la torture, elle dont les arguments fumeux m’ont conduite à ma perte, les cadeaux détestables à la mort et dont les funestes promesses m’ont fait perdre le salut ». 74 Sont nommés dans la biographie de Nizier les rois Thierry (m. 534) et Théodebert (m. 548) son fils ; leur successeur en Austrasie Sigebert Ier (m. 575), et son père Clotaire Ier (m. 561). Les rois sont jugés à l’aune de leur comportement vis-à-vis du saint, Thierry et Sigebert étant loués, Théodebert et Clotaire condamnés. La Vita présente de plus une vision de toute la dynastie mérovingienne, le destin de chacun des rois étant fixé devant Dieu par des anges. Nizier est témoin de la vision « et tout s’est accompli au sujet de ces rois par la suite comme le saint l’avait dit par avance au moyen de cette révélation », Sicque de his in posterum est impletum, sicut sanctus per praefatam revelationem adnuntiavit. Gregorius Turonensis, Liber vitae patrum, cap. 17, § 5, p. 282. 75 Quibus de causis pauca loqui placet ad roborandam sacerdotum censuram vel ad instructionem populi sive etiam ad ipsorum regum praesentium emendationem. Gregorius Turonensis, Liber vitae patrum, cap. 17, § 2, p. 279.

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le Nouveau Testament pour l’essentiel. Après la conversion de Paul de Tarse, Bar­ nabé raconte aux apôtres que Paul « a vu le Seigneur sur le chemin de Damas, que le Seigneur lui a parlé, et que Paul a fait preuve de parrhèsia (ἐπαρρησιάσατο) au nom de Jésus. Et il était avec eux, quand ils entraient et quand ils sortaient de Jéru­ salem, et faisait preuve de parrhèsia au nom de Jésus. Il parlait aussi avec les païens et disputait avec les Grecs ; mais ceux-là voulaient le tuer [Act. 9, 27-29]76 ». Le rédacteur des Actes a choisi le verbe « agir avec parrhèsia » pour recommander Paul, puisqu’il implique que le nouveau converti ait pris le risque de la franchise, disant la vérité sur Jésus et s’exprimant sans dissimulation. Dans la Vulgate, le concept est traduit par l’adverbe fiducialiter qui possède la même polysémie : Paul s’exprime avec sincérité et avec assurance77. Ce n’est pas pour prononcer son analyse personnelle de la situation, mais sous l’effet d’une forme de contrainte : « Malheur à moi si je n’annonçais pas l’évangile ! [I Cor. 9, 16] ». Le problème que les élites religieuses et savantes affrontent à partir du viiie siècle est celui de l’efficacité de cette parole libre parce que déchaînée dans le champ politique. À côté, voire à la place de la critique frontale que légitime sa propre franchise, Ibn al-Muqaffa῾ délimite un langage de l’intelligence politique. Sans renoncer ni à la vérité, ni à la sincérité du bon conseiller, le Kalīla wa Dimna vante la parole maîtrisée, donc allégorique. Le corbeau fait ici l’éloge du meilleur conseiller parmi les hiboux, ses ennemis : qu’il ait voulu me faire tuer et qu’il ne se soit jamais abstenu de donner des conseils au roi, même quand celui-ci en faisait peu de cas. Avec cela, ne parlant que de façon aimable et douce, point du tout blessante ou hautaine, ce qui lui permettait souvent de critiquer le roi sans exciter sa colère ; car il se contentait de raconter des fables et, en lui exposant les fautes d’autrui, il lui faisait connaître les siennes sans que le roi eût motif de s’irriter78.

76 N. Neumann, « Παρρησία in Erzähltexten : Handlungsschemata bei Lukian und in der Apostel­ geschichte », in Parrhesia. Ancient and Modern Perspectives on Freedom of Speech, éd. P.-B. Smit et E. van Urk, Leiden/Boston, 2018, p. 60-79. 77 Proche de ce fiducialiter, voir la nuance de fiducia en I Ioh. 3, 21-22 : « Si notre cœur ne nous fait pas de reproche, nous serons pleins d’assurance devant Dieu : nous recevrons de Lui tout ce que nous lui demanderons », Si cor nostrum non reprehenderit nos, fiduciam habemus ad Deum, et quicquid petierimus, accipiemus ab eo. Pour la parrhèsia chez Jean, voir ici les remarques de M. Sénellart d’après Peterson ; pour la question de la traduction, G. Scarpat, Parrhesia greca, parrhesia cristiana, Brescia, 2001, p. 131-175. 78 Ibn al-Muqaffa‘, Le livre de Kalila et Dimna, trad. de l’arabe A. Miquel, Paris, 1980, p. 185. Comparer au texte édité par I. G. N. Keith-Falconer, Kalilah and Dimnah or the Fables of Bidpai, Cambridge, 1885, p. 157, plus insistant sur l’efficacité de l’allégorie : « Je l’ai vu faire preuve de deux admirables qualités. La première qu’il ne prenait aucun plaisir à flatter le roi par des mots sans rapport avec la vérité, tels qu’on les voit prononcés par bien des familiers des rois : il conseillait au contraire avec sincérité et parlait avec profonde intelligence. La deuxième qu’il ne s’est pas laissé prendre à mes paroles comme la plupart de ses compagnons qu’on pouvait prendre au piège de paroles creuses, mais leur a conseillé de me tuer… Parfait en tous ses

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Jennifer London, qui cite et commente ce passage, insiste : « limiter la parole franche à la parole explicite empêche de comprendre qu’on peut partager ses convictions véritables, donc parler franchement, par des moyens détournés79 ». Le hibou n’est pas un calculateur machiavélique, mais un conseiller qui, parce qu’il connaît la vérité et veut que le prince en tienne compte, est capable de la parole convaincante. Du fait de leur tradition religieuse, les empires chrétiens semblent réticents à adopter cette parole politique utile. Un siècle après Ibn al-Muqaffa῾, Walafrid Strabon donne encore parmi les critères d’une liberté de parole réussie la rudesse, presque la grossièreté, dans la préface qu’il rédige pour l’œuvre de Thégan chorévêque de Trèves. Thégan a écrit vers 837 une biographie de l’empereur Louis le Pieux, à peine rétabli sur son trône80 ; il utilise l’écriture de l’histoire en critique acerbe, pour dénoncer les causes de la crise que l’empire vient de traverser. Walafrid travaille à la publication de ce texte critique après le décès de l’empereur (840) et le recommande au lecteur au nom de la liberté de parole dont use Thégan : Le chorévêque de l’Église de Trèves, un Franc de naissance nommé Thégan, a composé à la façon des annales cet opuscule, bref assurément et plus sincère que plaisant. On le voit en certains passages s’exprimer d’une parole bien emportée et bien impétueuse : c’est qu’il n’a pas pu taire, en homme noble et d’une intelligence aiguë, ce que lui a inspiré la douleur devant l’indignité de personnes de basse extraction. Son brûlant amour de la justice surtout – et du très chrétien empereur qui met en œuvre cette justice – a porté l’ardeur innée de son zèle au-delà des limites habituelles. C’est pourquoi il faut reconnaître à son travail ses bonnes intentions, et ne pas lui tenir rigueur de sa présentation quelque peu rustique. Nous le connaissons personnellement comme un homme fort instruit, mais absorbé par la prédication et la réforme : il a fait passer le contenu substantiel des Écritures avant leur enveloppe81. Walafrid Strabon recourt à un procédé publicitaire efficace : tout en faisant mine d’excuser les débordements d’une parole trop libre, il en fait la promotion auprès du lecteur, auquel il promet du scandale. Au-delà de la rhétorique cepen­ dant, il résume efficacement les signes extérieurs de la liberté de parole : elle ne peut ni ne doit être retenue parce qu’elle exprime les qualités innées du critique, sa noblesse, sans le vernis de l’éducation. Thégan intervient comme un grand, connaisseur des ressorts du gouvernement central, et comme un noble, que sa

comportements, largement au-dessus de tous, il a paisiblement et intelligemment utilisé des paraboles pour mettre en garde son roi ». 79 J. London, « How to do things with fables. Ibn al-Muqaffa‘s frank speech in stories from Kalīla wa Dimna », History of Political Thought, 29 (2008), p. 189-212. Les thèses de l’article sont discutées d’une façon approfondie ici même par Makram Abbès. 80 Theganus Trevirensis, Gesta Hludowici imperatoris, éd. E. Tremp, MGH, SRGerm 64, Hannover, 1995, p. 68-277. 81 Walahfridi prologus, éd. E. Tremp, p. 168.

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naissance qualifie pour l’exercice du conseil. Il n’a pas à policer son langage, dit Walafrid, car l’émotion est la garantie de son amour – d’abord de la justice, mais aussi du prince. La difficulté à tenir ensemble parole libre, vraie et politiquement efficace, inégalement ressentie dans les trois empires du Moyen Âge central, est partout surmontée en effet par le discours de l’affection. Le prince doit aimer les critiques et les recevoir parce que les mises en garde sont inspirées par l’amour : Les oies s’écrièrent : « Le seul devoir du messager est de délivrer son message [Coran 29, 18]. Mais c’est le rôle des amis de donner des avis, et de ceux qui sont bien disposés par la fortune de les écouter ». […] La morale de cette histoire est que celui qui n’écoute pas les mises en garde de ceux qui l’aiment d’une oreille bienveillante précipite sa propre destruction : il dévoile sa propre indignité en déchirant ce qui couvrait son déshonneur82.

Dans cette lecture tardive de Ḥosayn Wāʿeẓ Kāšefī, la Tortue et les Oies sont liées par l’affection qui naît d’un long voisinage entre animaux de bonne compa­ gnie. Elle illustre la conviction largement partagée83 que l’attachement réciproque est la clé d’une liberté de parole qui ne renonce ni à la franchise – les amis peuvent tout se dire – ni à l’efficacité – le prince sait écouter ceux qui lui veulent du bien, il regarde comme « le plus beau des cadeaux » et le témoignage le plus éloquent de l’amitié, la liste des reproches qu’on veut bien lui faire84. L’argumentaire traditionnel figure déjà dans le prototype de la littérature parénétique byzantine

82 Husain Vá’iz U’l-Káshifí, The Anvár-i Suahilí or The Lights of Canopus, I, 23, trad. anglaise E. B. Eastwick, Hertford, 1844, p. 162-163. Le passage est traduit en français d’après l’anglais. Anwār-e Sohaylī est l’une des réécritures du Kalīla wa Dimna, composée au ixe/xve siècle en persan par Ḥosayn Wāʿeẓ Kāšefī. L’extrait est emprunté à la 23e histoire du premier livre : « Histoire de la Tortue qui tomba alors que les Oies la transportaient : où l’on montre quels maux résultent du fait de ne pas tenir compte des bons avis de qui vous veut du bien ». Les oies s’envolent loin de leur mare commune qui s’assèche, en transportant la tortue suspendue par le bec à un bâton : elles lui ont recommandé le silence, mais la tortue commente la curiosité des spectateurs qui la pointent du doigt, tombe et s’écrase. Le passage est traduit et commenté par Chr. Van Ruymbeke, Kashefi’s Anvar-e Sohayli. Rewriting Kalīla wa-Dimna in Timurid Herat, Leiden/New York, 2016, p. 84-87 : c’est elle qui identifie la citation coranique placée dans la bouche des oies. 83 L. Marlow, « Among Kings and Sages. Greek and Indian wisdom in an Arabic Mirror for Princes », Arabica, 60 (2013), p. 1-57. 84 Selon le témoignage de Jonas de Bobbio (viie siècle) à propos d’une « lettre remplie de paroles de blâme », litteras castigationis effamine plenas, adressée par Colomban au roi Clotaire II : « Le roi, aux anges, la reçut comme le plus agréable des cadeaux, un gage de son lien avec l’homme de Dieu, et ne laissa pas ses exigences tomber dans un oubli coupable », Gratissimum munus rex velut pignus foederis viri Dei ovans recepit nec eius petitioni oblivionis noxam preponit. Jonas Bobbiensis, Vita Columbani libri ii (BHL 1898), i, 30, éd. Br. Krusch, MGH, SRGerm 37, Hannover/Leipzig, 1905, p. 223.

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qu’est l’Ekthesis à l’empereur Justinien85 ; le diacre de Sainte-Sophie Agapet puisait lui-même à des sources classiques. Il s’assure que la liberté de parole sera suivie d’effet : Quand tu sièges en ton cœur pour délibérer avec sagesse, examine avec soin ceux qui t’entourent et leurs qualités, pour distinguer avec précision ceux qui servent avec amour et ceux qui trompent par leurs flatteries. Beaucoup feignent le dévouement, mais causent de grands torts à ceux qui leur font confiance. Quand tu entends un conseil qui pourrait être utile, ne le reçois pas seulement avec les oreilles, mais tiens en compte dans tes actions. C’est ainsi qu’est glorifié le pouvoir impérial, quand il voit de lui-même ce qu’il faut faire ou ne méprise pas ce que d’autres ont découvert : il en prend connaissance sans hésiter et le met en pratique immédiatement86.

Or c’est précisément l’idée même d’une liberté de parole fondée sur l’affection qui a disparu dans la deuxième moitié du ixe siècle. Hincmar, archevêque de Reims, permet ce diagnostic dans une réponse écrite, elle-même assez franche, à Louis le Bègue (m. 879) : le fils de Charles le Chauve (m. 877) a réclamé l’assistance immédiate d’Hincmar, parce qu’il ne sait pas comment obtenir l’as­ sentiment unanime des grands à son couronnement et sacre. Il est pourtant l’unique héritier vivant de son père. Hincmar lui fait la liste des objectifs urgents à atteindre et, en cinquième position après la stabilisation du gouvernement royal, la défense des droits de l’Église, le dévouement des grands et la sécurité des populations devant les raids normands, il réclame la concordia : que tous ceux qui partagent avec le roi la responsabilité du gouvernement se mettent d’accord bien sûr, mais aussi qu’ils se sentent suffisamment proches et respectés pour chercher l’harmonie qui naît d’une communion de pensées. Cette « concorde » est une vertu divine :

Efforcez-vous, autant que vous le pouvez, d’établir et faire croître entre les fidèles – ceux de Dieu et les vôtres – la concorde selon Dieu récemment mentionnée par votre père à Quierzy et soyez à leur égard en de telles dispositions qu’ils aient la possibilité et l’audace de vous donner un vrai conseil. Car l’intérêt pour le bien commun a beaucoup diminué dans ce royaume – beaucoup me l’ont dit en ces mots – pour cette raison que ceux des conseillers qui savaient ce qui est juste et bon n’avaient ni l’audace ni l’occasion de le dire. Il n’y a pas d’homme si sage qu’il n’ait besoin du conseil d’autrui, selon ce passage : Le sage qui écoute sera plus sage, et l’intelligent tiendra

85 V. Zarini, « L’officier chrétien au miroir d’un théologien latin du vie siècle », dans La LettreMiroir dans l’Occident latin et vernaculaire du ve au xve siècle, éd. D. Demartini, S. Shimahara et Chr. Veyrard-Cosme, Paris, 2018, p. 35-52, citation p. 42. 86 Agapetos, Ekthesis ou Liste de conseils, PG 86, col. 1163-1186, ici cap. 56-57 traduits d’après P. N. Bell, Three Political Voices from the Age of Justinian, Liverpool, 2009, p. 116-117.

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les rênes [Prov. 1, 5] et Celui qui se fonde sur ses idées se comportera en impie [Prov. 12, 1]87. Ce passage, qui a d’autres exemples dans l’œuvre d’Hincmar, conseiller en chef des Carolingiens de 845 à 882, inspire deux remarques : premièrement, la liberté de parole, qu’Hincmar définit comme « l’oser dire » (audere) et « l’occasion » pour le faire (locus), ne naît pas du dévouement que le roi inspirerait, encore moins de l’affection ou de la sympathie pour sa personne. La concordia souhaitée semble être le nom politique de la caritas entre chrétiens, une vertu théologale qui n’est pas un sentiment mais un commandement. Deuxièmement, Hincmar lui-même ne répond pas par sollicitude envers un jeune roi mal-aimé, qu’il connaît depuis trente ans : sa réponse est entièrement motivée par son sens du devoir. Si un sentiment transparaît en dehors de la prudence politique, c’est celui de la condescendance. Pour qui compare la correspondance d’Alcuin avec Charle­ magne et celle d’Hincmar, il apparaît avec force que ce n’est pas seulement le style qui a changé. Hincmar appartient à une génération qui conçoit la liberté de parole dans un cadre institutionnel, et uniquement en termes d’obligation religieuse et morale. Sans l’affection – au moins feinte, au moins idéale – entre le roi et son critique, la liberté de parole est tout simplement un fardeau que le roi voudrait s’épargner ; elle a perdu toute chance d’être efficace. L’originalité occidentale du ixe siècle pourrait être d’avoir tellement institutionnalisé la liberté de parole, en en faisant la contribution au gouvernement de l’épiscopat par excellence, qu’elle serait devenue inaudible dans un système politique fait de liens d’homme à homme, de chair et de sang88.

87 Quinto, ut concordiam, quae secundum Deum est, de qua nuper in Carisiaco pater vester mentionem habuit, inter fideles Dei et vestros haberi et vigere quantum potueritis satagatis, et vos talem erga eos praeparetis, ut verum consilium vobis dare possint et audeant. Quia, sicut per multos audivi, multum deperiit de utilitate in isto regno, pro eo quia consiliarii quod sciebant bonum et utile, dicere non audebant, nec ut dicerent locum habebant. Nullus enim homo est sic sapiens ut alterius non indigeat consilio, sicut scriptum est : Audiens sapiens sapientior erit, et intelligens gubernacula possidebit, et, qui confidit cogitationibus suis impie aget. Hincmarus Remensis, Ad Ludovicum Balbum regem, PL 125, col. 988A. 88 La réflexion a tiré le plus grand profit d’échanges et de relectures avec mes collègues et amis : je tiens à remercier tout particulièrement Makram Abbès, Nicole Bériou, Alexis Charansonnet, Caroline Chevalier-Royet, Gilles Courtieu, Bruno Dumézil et Benoît Grévin, sans lesquels je n’aurais notamment pas osé m’attaquer aux sources arabes.

Porte-paroles

MakRaM aBBÈS 

De la parrhèsia à l’art du conseil La liberté de parole dans Kalila et Dimna

On vit dans le temps, raconte le fabuliste dans Kalila et Dimna, se réunir les rois des quatre pays suivants, Chine, Inde, Perse et Grèce. « Chacun de nous, dirent-ils, doit nous proposer une sentence qu’il a composée dans le passé ». Le roi de Chine dit : « Je peux plus facilement dire ce que je n’ai pas encore dit, que répéter ce que j’ai déjà dit ». Le roi de l’Inde : « J’ai toujours été étonné de voir les hommes prononcer des paroles, car, si elles sont à leur avantage, ils n’en tirent aucun profit, et si elles sont à leur détriment, elles causent leur perte ». Le roi de Perse : « Quand je prononce une parole, elle me tient en son pouvoir ; quand je ne l’ai pas encore prononcée, c’est moi qui la tient en mon pouvoir ». Et le roi de Grèce : « Je n’ai jamais eu à me repentir de n’avoir pas pris la parole, tandis que j’ai souvent regretté d’avoir parlé. Le silence est meilleur pour les rois que le bavardage, lequel ne tourne jamais à votre avantage ; ce que l’homme trouve intérêt à cacher en premier, c’est sa langue »1. Ces quelques maximes consignées dans Kalila et Dimna, fables d’origine indienne traduites en arabe au viiie siècle à partir du moyen-persan par Ibn al-Muqaffa‘(720-757), révèlent à quel point la question de la parole est perçue comme le sujet fondamental de l’art de gouverner par les nations représentatives du savoir humain universel, durant l’Antiquité et au Moyen Âge. Reprises et 1 Ibn al-Muqaffa‘, Le livre de Kalila et Dimna, traduit de l’arabe par A. Miquel, Paris, 1980, p. 292. Nous utilisons cette version dans notre chapitre, y compris pour l’orthographe des noms propres. Makram Abbès • École Normale Supérieure de Lyon, Triangle UMR 5206 – Directeur du Centre Français de Recherche de la Péninsule Arabique Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 55-92. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131525

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répétées sous de multiples formes dans les ouvrages de Belles-Lettres et dans la tradition arabe des Miroirs des princes, ces sentences prononcées par quatre rois montrent que leur force se mesure moins à leurs richesses ou au pouvoir de soumettre leurs ennemis, qu’à leur capacité de maîtriser leur langue, et de faire taire le désir de parler. Notons d’emblée le double intérêt de cette citation. En premier lieu, elle intervient dans le cadre de la première rencontre entre le philosophe Bidpaï et le roi Debchelim, racontée dans l’une des préfaces de Kalila et Dimna attribuée à un certain Ali ibn ach-Chah al-Farisi2. C’est cette préface qui retrace la genèse du texte des fables, et qui contient une réflexion approfondie sur la parole articulée à l’étude du dire-vrai et du parler-franc (parrhèsia)3. Aussi permet-elle de problématiser la question du discours proféré face au prince en l’insérant dans l’étude de la relation entre l’intellectuel et le pouvoir, le sage et le politique. La citation attire ainsi l’attention sur le statut de la parole en politique : quand parler, à quelle fin, et de quelle manière ? De telles interrogations sont au croisement du thème des vertus du souverain, du rapport entre gouvernants et gouvernés, et de la possibilité ou non de critiquer les choix politiques du prince. Ces deux aspects, la parole du souverain et celle de l’homme qui veut le conseiller (philosophe, conseiller, homme du peuple), sont au cœur des thèmes qui serviront de base à l’exploration des formes de liberté de parole ayant marqué la théorisation des arts de gouverner au début de l’âge classique de l’Islam. Kalila et Dimna peut être considéré comme l’une des sources majeures de cette théorisation, et c’est à ce titre que son étude est fondamentale pour comprendre le déploiement de la relation entre la philosophie et le pouvoir dans les textes des Miroirs des princes, spécifiquement centrés sur la question du conseil adressé au souverain, et sur la formation morale et politique des gouvernants. En second lieu, la citation – qui reflète l’avis de quatre rois des plus grandes nations de l’Antiquité sur la parole qu’ils doivent proférer et le type de discours qu’ils peuvent tenir – les fait converger vers une seule conclusion, celle de la nécessité de maîtriser la parole et de limiter la liberté de son usage. Une telle limitation ne provient pas du refus de la liberté de parole en tant que valeur, mais s’inscrit dans le désir de la rattacher à son sens éthico-politique le plus profond.

2 Le livre de Kalila et Dimna, p. 283-300. 3 Malgré son importance pour l’analyse de Kalila et Dimna, cette notion a rarement été abordée : l’article de A. Cheikh-Moussa, « Du discours autorisé ou comment s’adresser au tyran », Arabica, 46 (avril 1999), p. 139-175, pourtant consacré à l’art de s’adresser au roi, n’en traite pas et développe une interprétation inspirée des travaux straussiens sur l’art d’écrire ésotérique, qui est aux antipodes de celle que nous soutenons ici à propos de l’existence d’une liberté de critique du pouvoir dans les textes des arts de gouverner. De son côté, le travail récent de J. London, « How to do Things with Fables. Ibn al-Muqaffa‘ Frank Speech in Stories from Kalīla wa Dimna », History of Political Thought, 29 (2008), p. 189-212 l’aborde d’une manière qui soulève de nombreux problèmes dont il sera question plus loin dans notre article. Celui-ci s’attache à approfondir certaines idées formulées dans un article précédent, M. Abbès, « Le sage et le politique dans Kalila et Dimna », dans Le pouvoir et ses écritures, éd. D. Lopez, Bordeaux, 2012, p. 27-37.

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Pacte, parole donnée, promesse, menace, décision, et jugement engagent en effet le souverain vis-à-vis des autres et de lui-même, faisant de l’art de gouverner un synonyme de l’art de parler. Paradoxalement, la parole qu’ils se permettent de for­ muler et qui doit condenser leurs expériences politiques est une exhortation à la limitation de la parole, voire une apologie du silence qui peut être « plus éloquent que la parole ». Cela montre que la question de « la liberté d’expression » doit d’abord relever d’une éthique de la véridicité, d’une élucidation de la fonction du logos pris dans son double sens de faculté de parler et d’art de raisonner et d’utiliser le discours. C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre la codification, par les auteurs des Miroirs des princes, de la question de la parole : le fait qu’elle soit le truchement de la pensée et l’incarnation de l’intelligence de l’individu, le fait aussi qu’elle soit dialectiquement subordonnée aux actes qu’elle engage et au problème de la correspondance entre le dire et le faire justifie qu’on lui consacre des développements à part4. Savoir quand parler et quand il faut se contenter de se taire ou d’écouter, quels mots utiliser et comment éviter le verbiage, sous quelles conditions la parole devient performative et produit un effet positif sur l’auditeur : toutes ces questions placent la parole au centre des développements sur l’art de gouverner et mettent le problème de la délibération au cœur de la théorisation du métier du politique. S’il va de soi que l’élite chargée de gouverner l’État (prince, ministre, conseiller, magistrat, etc.) est nécessairement concernée par cette question de la parole, qu’en est-il de la masse des gouvernés ? Peut-elle se mêler des affaires de la Cité et donner son point de vue sur la politique ? A-t-elle le droit de critiquer frontalement le pouvoir, et jusqu’à quelles limites ? De telles questions concernent aussi les porteurs du savoir (philosophes, astrologues, médecins, théologiens, etc.) qui ne sont pas forcément associés à l’exercice du pouvoir, mais dont les compétences intellectuelles en font des personnes habilitées à s’adresser au prince et à se mêler de ses affaires. C’est cette perspective qui est adoptée dans le présent chapitre qui se penche sur Kalila et Dimna pour voir la raison pour laquelle le philosophe doit s’intéresser au gouvernement politique, et de quelle manière il peut s’adresser au roi pour corriger sa conduite lorsqu’il s’écarte du droit chemin5. La notion de parrhèsia, « dire-vrai », « parole libre », « discours franc », sera le fil conducteur de la lecture que nous proposons du thème de la

4 Voir par exemple le chapitre d’al-Māwardī, De l’éthique du Prince et du gouvernement de l’État, Paris, 2015, p. 287-293. La citation par laquelle nous avons introduit le présent chapitre se trouve p. 288. Voir aussi le chapitre d’al-Murādī, « De la parole et du silence » dans Kitāb al-siyāsa (De la politique), Casablanca, 1981, p. 119-122. 5 Pour les autres dimensions de la liberté, présentes notamment chez les théologiens et les juristes de l’Islam, voir les études de G. Makdisi, D. Sourdel, M. Watt et J. Van Ess, publiées dans La notion de liberté au Moyen Âge. Islam, Byzance, Occident, éd. J. Sourdel-Thomine, D. Sourdel et G. Makdisi, Paris, 1985.

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parole dans ce texte, et des différents points qui lui sont tributaires tels que la critique directe du pouvoir, l’art du conseiller, le portrait du parrhésiaste ainsi que celui de l’anti-parrhésiaste.

Sagesse et liberté de parole : une scène matricielle du dire-vrai Dans la plupart des versions de Kalila et Dimna, il existe deux introductions composées, la première, par Ibn al-Muqaffa‘ alors que la seconde proviendrait de la version persane du livre, puisqu’elle retrace l’arrivée du texte indien en terre perse sous le gouvernement du roi Chosroes Anouchirwan et de son célèbre ministre Bozorjmehr. La partie consacrée au médecin Borzouyeh pourrait être considérée comme un appendice à cette introduction, lequel appendice vise à immortaliser le nom du médecin, ce qui indique qu’elle est a priori d’origine perse. Elle présente le cadre historique de cette mission en Inde, et décrit la manière dont Borzouyeh a pu s’introduire dans la bibliothèque du roi de l’Inde afin de récupérer ce trésor de sagesse qu’est Kalila et Dimna6. S’il est possible de supposer que ce cadrage retraçant l’histoire du livre et de son arrivée en terre d’Islam est dû à des lettrés arabes, peut-être à Ibn al-Muqaffa‘, cette hypothèse est encore plus plausible en ce qui concerne la troisième et dernière introduc­ tion, qui décrit le contexte de la genèse même du livre, en la rattachant à une rencontre décisive entre le philosophe Bidpaï et le roi indien Debchelim. Ce texte introductif qui est intitulé « la Préface de Ali b. ach-Chah al-Farisi » suscite de nombreuses interrogations quant à la question de la paternité de ces pages précieuses portant sur la relation entre le sage et le politique. Vu le caractère obscur du nom de l’auteur, certains éditeurs estiment qu’il n’est que le masque d’Ibn al-Muqaffa‘, alors que le fait qu’il ait existé d’autres traductions arabes, comme celle d’al-Ahwāzī mentionnée par des bibliographes comme Ibn al-Nadīm à peine un demi-siècle après la mort d’Ibn al-Muqaffa‘ n’exclut pas l’intervention d’un autre traducteur pour la mise en place de cette préface supplémentaire du livre. De son côté, l’orientaliste allemand T. Nöldeke estime qu’al-Farisi a bien vécu au xe siècle, alors qu’A. Azzam, l’un des éditeurs du texte arabe en 1941, affirme que cette introduction a été rajoutée au moins deux siècles après la version établie par Ibn al-Muqaffa‘. D’autres chercheurs pensent qu’elle est plus tardive encore, et qu’elle doit dater du xiiie siècle. Quelle que fût l’identité de l’auteur de cette préface, il est sûr que cette dernière ne figure ni dans l’original indien, ni

6 L’une des meilleures éditions sur laquelle A. Miquel s’est basé pour établir sa traduction, qui est en même temps la plus ancienne, avance que ces deux introductions font l’objet de nombreuses spéculations quant à leurs provenances. Si la biographie du médecin est a priori d’origine perse, le cadrage historique pourrait être d’Ibn al-Muqaffa‘ lui-même ou bien de la plume d’un autre lettré arabe. Voir Kalīla wa Dimna, Beyrouth, Dār al-Šurūq et Alger, al-Šarika al-waṭaniyya li l.-našr wa l-tawzī‘, texte édité et présenté par A. Azzam, 2e éd., 1981, p. 29.

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dans les traductions perses ou syriaques. Elle est donc due au contexte de l’Islam classique, et probablement rédigée sous les Abbassides (750-1258), et par des lettrés arabes7. Elle montre ainsi la manière dont le texte de Kalila et Dimna a été intégré dans la nouvelle culture politique et traduit, parallèlement, une façon d’en repérer les enjeux. Or, selon nous, l’un des enjeux fondamentaux du texte tourne autour de la question du lien entre le sage et le politique, lien au cœur duquel se trouve cette notion fondamentale de parrhèsia. Une fois qu’on a repéré les enjeux de cette préface, peu importe, en effet, si son auteur est réellement le nom mentionné dans le texte, Ibn al-Muqaffa‘, un autre traducteur comme al-Ahwāzī ou un auteur plus tardif qui aurait retravaillé l’ensemble du texte en imaginant les circonstances de la genèse des fables. Le plus important, selon nous, c’est que cette préface propose un cadrage de l’en­ semble du texte de Kalila et Dimna, à la fois sur le plan historique et sur le plan philosophique. S’agissant de l’histoire, la préface indique que les fables racontées par le sage Bidpaï au roi Debchelim ont été rédigées juste après la conquête de l’Inde par Alexandre le Grand. Prenant le chemin du retour après avoir vaincu Poros, Alexandre le Grand laisse un satrape qui est destitué par les Indiens qui in­ tronisent Debchelim. Bien que victorieux contre ses ennemis, celui-ci « se révéla comme un tyran, un oppresseur plein de superbe et d’insolence. […] Quand il vit le degré de souveraineté et de puissance où il avait atteint, il traita ses sujets avec dédain, les méprisa et se conduisit fort mal envers eux, son pouvoir ne s’élevant que par une tyrannie plus grande encore8 ». La préface cherche donc à créer une antinomie entre le modèle du roi juste représenté par Alexandre le Grand, et le tyran incarné ici par Debchelim. Comme le montre la suite du texte qui est directement liée à notre analyse sur la parrhèsia, le philosophe Bidpaï qui va chercher à corriger la conduite du roi Debchelim est présenté comme un personnage quasiment contemporain d’Alexandre le Grand. Or, malgré les incertitudes qui entourent la biographie de ce philosophe, on le situe plutôt au iiie siècle de notre ère9. La préface crée donc un écart historique de plusieurs siècles dans le but de magnifier un modèle, celui du roi juste Alexandre le Grand, instruit par Aristote et guidé par ses conseils, afin, inversement, de critiquer le pouvoir qui sombre dans la tyrannie parce qu’il tourne le dos à l’enseignement des sages10. Notons aussi qu’en plus de l’anachronisme relatif à la biographie 7 Ibid., p. 28. R. Khawam estime qu’al-Fārisī, le prétendu auteur de ces pages précieuses sur la genèse du livre, n’est en réalité que le masque d’Ibn al-Muqaffa‘. Voir ‘Abdallah Ibn al-Mouqaffa‘, Le Pouvoir et les intellectuels ou les aventures de Kalîla et Dimna, traduit par R. Khawam, Paris, 1985, p. 11. Voir également l’article d’A. F. L. Beeston, « The Alī ibn Shāh’ Preface to Kalīlah wa Dimnah », Oriens, 7 (1954), p. 81-84, dans lequel il avance que cette préface aurait été rédigée vers la fin du xiiie siècle. A. Miquel a placé cette préface en appendice à sa traduction, Le Livre de Kalila et Dimna, p. 283-300. 8 Le Livre de Kalila et Dimna, p. 286. 9 Ibid., p. vii. 10 Il est indéniable qu’Ibn al-Muqaffa‘ a eu la possibilité de prendre connaissance des histoires qui circulaient à propos d’Alexandre le Grand et de ses conquêtes. Des Lettres d’Aristote à

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de Bidpaï, les détails historiques présents dans cette préface ne correspondent pas aux récits des historiens antiques, qu’il s’agisse du sort de Poros, de la ruse utilisée par Alexandre pour battre son armée ou des lendemains de la victoire. Son intérêt réside donc dans la manière d’articuler un cadre historique déterminé à la problématisation des liens entre le philosophe et le prince. D’où la deuxième perspective ouverte par la préface qui est d’ordre philoso­ phique. Le texte renforce en effet la structure globale de Kalila et Dimna dont les chapitres sont basés sur un court dialogue entre un roi et un philosophe, le premier demandant au second de l’instruire dans le domaine de l’art de gouver­ ner, ce que le second fait en recourant aux fables, et en thématisant, à la fin de chaque chapitre, certaines maximes de l’art politique. Cette forte relation entre le roi et le philosophe, le pouvoir et le savoir, est ramenée dans la préface à la première rencontre entre les deux hommes. Car c’est en observant la tyrannie de Debchelim et les méfaits de sa politique sur les sujets que le philosophe Bidpaï décide d’aller le conseiller. En explorant la question du rapport entre politique et philosophie à partir de la description de l’attitude du philosophe vis-à-vis du roi injuste, la préface montre comment et sous quelles conditions la philosophie peut et doit être politique. La préface intègre donc les fables de Kalila et Dimna dans une problématique relevant de la philosophie morale et politique, et explore une situation où ce qui prime et fait sens n’est pas seulement le fait que le philosophe instruise le prince ou rédige des traités de gouvernement à destination des politiciens, mais celle où il conçoit son statut de philosophe comme étant éminemment politique, et se mêle des affaires de la cité au point de risquer sa vie afin de corriger la conduite d’un prince injuste. La préface pluralise donc les dimensions de la philosophie politique, en faisant l’éloge d’une sagesse pratique, d’un enseignement vivant qui profite directement aux gouvernés, et ne reste pas cantonné dans les spéculations théoriques sur le meilleur régime et sur les lois et les institutions qui aideraient à son avènement. À la différence de la Politique d’Aristote ou de la République de Platon, Kalila et Dimna présente des dimensions que l’on trouve plutôt dans d’autres textes de ces auteurs (ou qui leur sont attribués), comme la correspondance entre Aristote et Alexandre le Grand ou entre Platon et le roi Denys de Syracuse11. C’est dans cette Alexandre le Grand venaient en effet d’être traduites au sein du milieu des secrétaires de l’administration omeyyade dont est issu Ibn al-Muqaffa‘. Ce dernier est le plus souvent présenté comme un disciple et ami de ‘Abd al-Ḥamīd al-Kātib qui travaillait avec Sālim Abū l-‘Alā’, le secrétaire qui a commandé cette traduction dans les années 730, selon toute probabilité. Dans des traductions attribuées à Ibn al-Muqaffa‘ comme la Lettre de Tansar, Alexandre le Grand est également mentionné, mais à propos de la conquête de la Perse. Voir la « Lettre de Tansar au roi de Tabaristan », traduite par J. Darmesteter, Journal Asiatique, Neuvième Série, t. 3, 1894, p. 185-250 et p. 502-555. 11 La tradition arabe a gardé une trace de la correspondance attribuée à Aristote et destinée à Alexandre le Grand. Voir M. Maróth, The Correspondance Between Aristotle and Alexander the Great, Budapest, 2006. Pour les textes de Platon, voir Lettre VII, dans Platon, Œuvres Complètes, trad. E. Chambry, t. 8, Paris, 1958, p. 317-350.

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tradition épistolaire qu’affleure le sujet qui nous intéresse ici, celui du sens que le philosophe donne à son savoir et à sa sagesse, de la posture énonciative (èthos) qu’il doit adopter face au prince, et des attitudes qu’il doit suivre lorsqu’il est confronté à la sphère du pouvoir. D’après le récit de cette préface, la figure du sage est loin d’être celle du philosophe qui perçoit la vie philosophique comme une manière de vivre néces­ sitant l’éloignement par rapport à la sphère des affaires communes. Au nom de ses compétences philosophiques et de cette conception active de la philosophie, Bidpaï s’impose donc le devoir d’aller conseiller le souverain. Mais avant d’accom­ plir cette tâche, il consulte ses élèves et leur expose ses intentions. Deux points ressortent de cet épisode du récit. Le premier est relatif à la connaissance de la nature du pouvoir politique. Bidpaï sait pertinemment que le fait de se présenter devant le roi pour lui donner des conseils constitue une épreuve difficile pour le philosophe qui risque de mourir en se livrant à cet exercice périlleux. L’une des formes les plus connues de la sagesse lui impose même de fuir l’univers du pouvoir, et ce principe n’est autre que celui qui guide naturellement les êtres vivants, soucieux d’abord de conserver la vie et d’éviter les violences qui pourraient la leur ôter. Rappelé par ses disciples, ce principe de la non-confrontation directe avec le pouvoir s’appuie sur la représentation de cette sphère en tant qu’espace régi par la violence et la brutalité. La cour du roi est semblable « à une eau où nage le crocodile » : nager dans cette eau, « c’est vouloir se jeter tête baissée dans le péril » ; elle est aussi comme « le venin des crochets d’un serpent », peut-on alors l’avaler « pour en faire l’épreuve sur soi-même » ; elle est enfin semblable au « repaire du lion » dans lequel il ne faut jamais pénétrer sans risquer d’être attaqué12. Malgré ces mises en garde, et c’est là qu’intervient le deuxième point, adop­ ter une attitude passive comme le fait de quitter le pays, ou de laisser le roi continuer ses agissements arbitraires ne correspond pas à la manière de vivre philosophique, ni à la philosophie comme manière de vivre. Nous comprenons ainsi le tiraillement du sage entre deux pôles puisqu’il est conscient, d’un côté, du fait que s’introduire dans le milieu du pouvoir est plein de désavantages pour celui qui veut vivre en paix, en accord avec son activité contemplative et ses principes moraux, mais il est convaincu, d’un autre côté, qu’il ne faut pas se détourner des affaires publiques ni laisser ses compatriotes souffrir les injustices d’un tyran. Il faut donc que le philosophe dépasse ses intérêts privés et qu’il se sacrifie pour une cause suprême, celle de la justice. C’est à ce stade qu’on voit apparaître l’arme que le sage va utiliser pour lutter contre l’arbitraire du pouvoir. Cette arme est la ruse. Bidpaï estime que si le roi dispose de la force brute, s’il est le maître incontesté du pouvoir, le philosophe pourrait, grâce à son intelligence, lui montrer la voie à suivre et modifier son

12 Le Livre de Kalila et Dimna, p. 288-289.

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comportement à l’égard des sujets. Le philosophe illustre cette maxime par la fable de l’alouette qui a été victime de la tyrannie d’un éléphant et qui a trouvé le moyen de renverser à son avantage les rapports de force qui lui étaient a priori défavorables. Par cette réflexion, le philosophe se place ainsi du côté du faible, de celui qui ne possède pas les instruments habituels ou majeurs de la domination (la force physique), mais qui est capable, grâce à son intelligence, et surtout à la ruse, de renverser les rapports de pouvoir à son profit. Muni de ces deux convictions, il s’impose le devoir d’intervenir au nom d’une cause politique noble (le bonheur des sujets, l’intérêt de son pays) et estime qu’il est capable d’y parvenir grâce à son intelligence. Or, là où le lecteur s’attend à une réussite de la stratégie du philosophe, le récit nous apprend qu’il échoue à convaincre le souverain et qu’il suscite même sa colère. Comment expliquer cet échec ? Le récit affirme qu’après avoir eu la permission de se présenter devant le roi pour lui donner des conseils, le sage Bidpaï observa quelques moments de silence, juste après l’avoir salué et s’être prosterné devant lui. Ces détails montrent d’un côté que le sage garde à l’esprit la nécessité de vénérer le pouvoir en place, de le reconnaître (c’est le sens de la prosternation), et attirent l’attention, de l’autre, sur l’acte de parler, sur le statut philosophique et ontologique de la parole. Le silence de Bidpaï est l’occasion donnée au roi pour réfléchir sur le statut du sage. Debchelim se montre conscient de la supériorité des philosophes sur les politiques, du simple fait qu’ils ont atteint une autonomie qui leur permet « de se passer des rois », alors que « la fortune des rois ne les rend pas assez riches pour qu’ils puissent se passer des sages13 ». Cette supériorité lui impose d’écouter Bidpaï et de le tenir en haute estime, sauf si la raison de sa venue est de « s’emparer de sceptre ou pour obtenir des prérogatives que les rois ne doivent ni concéder ni accepter14 ». Mais ayant une bonne opinion des sages, Debchelim estime que Bidpaï est venu pour donner un conseil correspondant au bien, et il « lui laisse toute liberté de parole15 ». En accordant cette liberté totale de parole, le roi devient l’instance autorisant le franc-parler et le dire-vrai ; l’exercice de la parrhèsia devrait donc se dérouler sans heurt puisque le roi y est préparé, et qu’il témoigne même d’une certaine réceptivité qui a beaucoup rassuré Bidpaï. Ce dernier commence par rappeler le statut de la parole qu’il va proférer : elle comporte des risques (« je me suis risqué à parler16 ») ; elle est constituée de conseils sincères réservés au roi ; proférer cette parole devant le roi relève du devoir du sage, car en refusant de le faire, comme il le rappellera plus tard à ses disciples, le philosophe subirait les reproches des autres sujets, et la postérité clamerait que « Bidpaï vivait au temps du tyran Debchelim, et il ne fit rien pour l’amener à changer de conduite17 ». 13 14 15 16 17

Ibid., p. 289. Ibid., p. 290. Ibid., p. 290. Ibid., p. 290. Ibid., p. 296.

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Loin de s’engager immédiatement dans le conseil après l’autorisation qui lui a été donnée par Debchelim de dire tout ce qu’il veut, Bidpaï revient sur la question de la parole après quelques considérations sur le gouvernement de soi et les quatre vertus cardinales (Sagesse, intelligence, tempérance et justice). Il précise, à ce propos, que le silence qu’il a observé est un choix prôné aussi bien par les savants que par les rois. Si le silence, d’après ces dires, a plus de vertu que la parole, pourquoi alors risquer sa vie pour juger la conduite tyrannique du roi ? Si « le plus utile à l’homme c’est qu’il renonce à parler de ce qui ne le regarde pas18 », comme le fait de se mêler de politique et de critiquer le pouvoir en place, quelle serait alors la valeur de la parole prononcée devant le roi injuste ? La réponse à cette question réside dans la nature même de la vertu qui qualifie le philosophe Bidpaï et qui n’est autre que la vertu de parler franchement. On assiste ainsi, grâce à ce long moment de silence observé face au roi à un changement de stratégie de la part du philosophe : au lieu d’appliquer littéralement les enseignements déjà annoncés et qui sont fondés sur la ruse, la finesse, et la souplesse d’esprit, Bidpaï prononce un discours cru, direct et violent. Le sage formule un discours qui ne correspond pas à l’art et à la manière de s’adresser à un roi : en utilisant « la liberté totale de parole », il rappelle à Debchelim qu’il a hérité du trône, qu’il détient de ses glorieux ancêtres un pouvoir immense, mais qu’il n’arrive pas à utiliser tout cela selon l’esprit de justice. Le cœur du discours du parrhésiaste est constitué de ces quelques phrases : Tu agis en tyran, en oppresseur, tu es plein de superbe et de mépris pour tes sujets ; ta conduite est honteuse et le résultat en est un immense malheur. […] C’est être ignorant et aveuglé de sottise que de régler ses affaires par l’insolence et le vain espoir, tandis qu’un homme intelligent et ferme gouverne son royaume par les ménagements et les douceurs19. Bidpaï profite de la licence qui lui a été accordée par Debchelim lui-même pour dire franchement ce qu’il pense, mais son franc-parler, sa parrhèsia, finit par exaspérer le roi qui ordonne, dans un premier temps, de crucifier le philosophe, avant de revenir sur sa décision et de se contenter de « l’emprisonner et de l’en­ chaîner20 ». C’est seulement au bout d’un certain temps, lorsque sa conscience a commencé à le torturer que le roi Debchelim décide de sortir le philosophe de prison, et de lui confier la charge de diriger le royaume. Ce deuxième renverse­ ment de la situation conduit à une nouvelle problématisation du rapport entre le savoir et le pouvoir, qui sera abordée plus loin en liaison avec la question du choix de la fable comme véhicule de la sagesse politique. Pour l’heure, il faut noter le stade élevé de violence dans lequel se déroule l’histoire « indienne », en comparaison, par exemple, avec l’épisode historique raconté par Platon où il

18 Ibid., p. 292. 19 Ibid., p. 292-293. 20 Ibid., p. 293.

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affirme que face à Denys de Syracuse, il parlait « à mots couverts »21. Violence du discours de Bidpaï par rapport à celui de Platon où prédominaient les allusions et les insinuations, et violence du roi qui ordonne de mettre à mort le sage. Le récit contenu dans la préface d’al-Farisi introduit donc une dimension de la parole qui semble, à première vue, absente des fables puisque ces dernières sont marquées par le recours aux moyens détournés et indirects (allégorie, exemple, fictions) pour atteindre des objectifs politiques. Une scène présente dans le chapitre intitulé « Le roi et l’oiseau Qoubbira » et contenant une longue invective des rois rappelle toutefois le discours violent adressé par Bidpaï à Debchelim, montrant par-là que la question de la franchise en tant que modalité particulière de discours n’est pas absente du texte de Kalila et Dimna22. On peut même avancer l’idée selon laquelle le contexte de l’Islam classique – puisque c’est ce contexte-là qui a permis de rajouter ce cadrage du livre par l’histoire de la première rencontre entre Debchelim et Bidpaï –, a accentué cette dimension de la parole parrhésiastique, et qu’il a articulé Kalila et Dimna à la question du courage de la vérité proférée par le philosophe au risque de perdre sa vie. Car, et comme le note M. Foucault à partir de l’analyse d’une scène matricielle de parrhèsia, celle qui a eu lieu entre Platon et Denys de Syracuse, « les parrèsiatses sont ceux qui entreprennent de dire le vrai à un prix indéterminé, qui peut aller jusqu’à leur propre mort23 ». Nous retrouvons grâce au texte attribué à al-Farisi, la fonction que le philosophe s’assignait à lui-même en tant qu’individu capable de dire courageusement la vérité, et c’est dans ce sens qu’il rajoute une dimension politique différente de celle qu’on trouve dans les simples traités dédiés à l’art de gouverner, généralement centrés sur le thème du conseil (naṣīḥa). Nous y reviendrons. La suite du récit montre que Debchelim va revenir sur sa décision et réhabiliter Bidpaï en lui confiant la direction du royaume. Ici se révèle la manière dont la philosophie est introduite au sein du pouvoir : il ne s’agit pas, comme chez Platon, de réunir la philosophie et la royauté en la personne du philosophe-roi dépeint dans la République, mais de séparer les tâches des deux hommes en confiant au premier le rôle de diriger et de gouverner, alors que le second se contente de dominer et de régner. Cet idéal va nourrir la relation entre savoir et pouvoir au sein de la civilisation classique de l’Islam ; il est illustré à travers des tandems célèbres comme Aristote et Alexandre, Bozorjmehr et Chosroès, et, dans notre texte, Bidpaï et Debchelim.

21 Platon, Lettre VII, 332d-333a, p. 327. 22 Le Livre de Kalila et Dimna, p. 237-238. 23 M. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France. 1982-1983, Paris, 2008, p. 56.

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Le choix de la fable pour instruire le prince : une remise en cause de la parrhèsia ? Les analyses précédentes nous ont permis de situer l’enjeu de la parole directe, crue et violente proférée dans les milieux du pouvoir, et de montrer que le texte de Kalila et Dimna, tel qu’il a été reçu et retravaillé par les lettrés arabes de l’âge classique, a totalement intégré cette dimension de la parrhèsia comme l’une des façons d’envisager le rapport entre le philosophe et le politique. Comment comprendre, dans ce cas, l’échec immédiat du discours de Bidpaï, et la réaction violente du roi ? Le philosophe aurait-il simplement commis une maladresse en changeant de stratégie face au roi, en optant pour le dire-vrai plutôt que pour une parole douce ou pour une ruse ? Est-ce que cet échec instantané de la parrhèsia est dû à une mauvaise appréciation de la nature du pouvoir ou bien à une surestimation de la performativité de la parole du sage, et de la capacité de la philosophie à transformer le gouvernant ? Par ailleurs, le choix d’utiliser la fable comme véhicule des enseignements politiques, lequel choix fut adopté par Bidpaï après cette scène de dire-vrai, ne reflète-t-il pas un désaveu de la parole franche dès lors qu’elle est confrontée à la violence du pouvoir politique ? Contrairement à ce qui pourrait se présenter à première vue à l’esprit, l’échec immédiat de la parrhèsia, dont la conséquence fut l’emprisonnement du philo­ sophe, ne dure qu’un moment et ne peut être considéré comme tel que sur le court terme. Cela montre que le pari risqué du philosophe est fondé sur la croyance, attestée par la suite de l’histoire, en la capacité de la parrhèsia à produire ses effets sur le long terme. Bidpaï est convaincu que c’est uniquement cette forme-là de discours qui est appropriée à la situation politique de son pays. De ce point de vue, le choix de la fable est loin d’être une remise en cause de la parrhèsia, et celle-ci, entendue comme la parole libre et risquée que l’individu se montre prêt à proférer à n’importe quel prix, y compris sa vie, est maintenue comme une perspective possible de la théorisation du lien entre politique et philosophie. C’est Bidpaï lui-même qui explique le sens de ce choix devant ses disciples, après qu’il a été réhabilité et honoré par Debchelim. Loin de désavouer le recours à la parole franche, il leur explique que la situation où il se trouvait exigeait de lui, en tant que philosophe, de dire la vérité au roi : Je sais fort bien, explique Bidpaï, qu’au moment où je suis entré chez le roi, la pensée vous est venue que j’avais perdu tout bon sens et tout esprit de réflexion pour aller trouver cet orgueilleux tyran. Or, vous connaissez la portée de mon jugement et la rectitude de ma pensée ; c’est en toute connaissance de cause que je suis allé chez le roi24. Bidpaï lève donc toute ambiguïté en ce qui concerne son geste en montrant à ses disciples qu’il était conscient des dangers inhérents à cette confrontation

24 Le Livre de Kalila et Dimna, p. 295.

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avec le pouvoir. Plus même, il est allé voir Debchelim muni de l’idée que seule une parole crue, directe et franche sortirait le roi de sa léthargie. Ici se révèle l’une des acceptions du mot sage (ḥakīm) et de la sagesse (ḥikma) telle qu’elle fut développée dans la culture arabe médiévale. En effet, Bidpaï est décrit comme un faylasūf (philosophe) ou un ḥakīm (sage), et les deux mots sont le plus souvent interchangeables dans la tradition philosophique arabe. Toutefois, si le mot « philosophe » a été calqué sur le grec pour donner faylasūf, avec toutes les connotations contenues dans le terme et les tentatives d’en définir correctement le sens chez les praticiens de cette discipline25, le terme ḥakīm qui a un sens plus large, insiste sur la philosophie en tant que mode de vie, ainsi que sur les expériences vécues par le philosophe, à travers lesquelles il peut s’illustrer en tant que maître de la vérité. Le terme ḥikma intègre donc celui de falsafa, tout en le dépassant pour insister sur d’autres dimensions comme, d’abord, la transmission non forcément livresque du savoir selon la tradition orale où prime le rapport entre maître et disciples, ensuite l’harmonie entre les enseignements scientifiques de la philosophie et ceux de la religion (Bidpaï est également décrit comme un brahmane), enfin la personne du sage comme foyer d’expériences morales et politiques vécues26. Ainsi, en dehors du fait que Bidpaï a des disciples et qu’il connaît l’astronomie, rien n’est dit sur sa doctrine, ni sur l’école philosophique dont il fait partie ou qu’il aurait fondée. Le texte met par contre l’accent sur les liens forts qu’il entretient avec ses disciples, et sur le fait que l’enseignement religieux ne s’oppose pas, chez lui, à l’enseignement philosophique. Ces caractéristiques qui sont au cœur du portrait du sage sont complétées par l’insistance sur les enseignements moraux de Bidpaï, ou plus précisément son ethos et la conduite qu’il va adopter dans des situations politiques particulières. Or, dans le texte de la préface attribuée à al-Farisi, Bidpaï est un homme qui entretient un rapport éthique à la parole qu’il cherche à prononcer au risque de sa vie ; il dit ce qu’il pense face au roi, et pense véritablement ce qu’il dit, ce qui fait correspondre chez lui le dire et le faire, la pensée et l’action. Aucun hiatus ne vient s’installer entre ces deux dimensions : l’être du sujet et ce qu’il dit. Il appar­ tient à cette catégorie de hauts philosophes et de grands parrhésiastes qui sont capables de « manifester ce qu’ils sont dans la vérité de ce qu’ils disent 27 ». Cette dimension se décèle clairement à travers le fait que Bidpaï conçoit sa pratique

25 Voir à ce propos J. Jolivet, « L’idée de la sagesse et sa fonction dans la philosophie des ive et ve siècles », Arabic Sciences and Philosophy, 1 (1991), p. 31-65. L’auteur montre comment, dès la naissance de la philosophie en terre d’Islam avec al-Kindī (801-873), les définitions qui circulaient chez plusieurs auteurs lui donnaient le sens de 1) l’amour de la sagesse, 2) le fait de s’efforcer de ressembler à Dieu, 3) se préoccuper de la mort, 4) l’art des arts, la sagesse des sagesses, 5) la connaissance de l’homme par soi-même, 6) la connaissance des choses éternelles et universelles. Ibid., p. 38. 26 Ibid., p. 52-53. 27 M. Foucault, « La parrhèsia ». Conférence prononcée à l’université de Grenoble le 18 mai 1982, publiée dans M. Foucault, Discours et vérité, Paris, 2016, p. 54.

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de la philosophie à partir de l’obligation d’aller voir le mauvais gouvernant, et qu’il inscrit son geste dans une longue tradition de sagesse qui commande au philosophe d’aller réveiller les souverains oublieux de leurs devoirs : J’entendais les sages qui m’ont précédé me dire : « l’ivresse qui les rois est de même que celle le vin. Les rois ne sortent de leur ivresse que par l’enseignement des savants et les exhortations des sages, et il leur faut profiter de ces leçons. Quant aux sages, ils doivent corriger les rois par la parole et les éclairer de leur philosophie ; ils doivent leur présenter en toute lumière les arguments probants et indispensables qui les feront se détourner de leur conduite injuste et tortueuse28 ».

L’exercice de la parrhèsia n’est donc nullement regretté par Bidpaï ni consi­ déré comme une erreur de stratégie de l’approche du pouvoir. Par le choix d’aller conseiller Debchelim malgré les risques encourus, Bidpaï réalise pleine­ ment l’idéal de la philosophie antique en tant que manifestation de la vérité ou témoignage. Cette dimension ontologique conférée à la philosophie fait que le philosophe trouve dans le déploiement du dire-vrai le sens de sa tâche et l’accom­ plissement même de sa fonction. Bidpaï présente même l’injustice de Debchelim comme une conséquence de l’insouciance du philosophe qui a laissé empirer les choses en négligeant son rôle de parrhésiaste : « Le jour où nous avons négligé et de nous en soucier, le malheur devait fatalement s’abattre sur nous, et survenir les dangers qu’il fallait fatalement éviter29 ». Le dire-vrai se présente comme le seul moyen pour lutter, et Bidpaï s’oppose à toute forme de dissidence armée ou d’appel à une force étrangère pour renver­ ser le régime tyrannique. Seule la parole doit agir, dans ce genre de situation extrême, à l’image du remède désagréable qui est administré pendant les moments critiques. C’est ainsi que Plutarque justifie, de son côté, la nécessité de la parrhèsia, qu’il estime inappropriée dans d’autres contextes. Elle ne doit être utilisée que dans les situations qui ressemblent, en médecine, aux contextes de crise, c’est-àdire au moment paroxystique où le corps doit périr ou bien recouvrer la santé. Réfléchissant sur les critères de l’usage de la parole directe et violente, il affirme que la parrhèsia est « un médicament âpre et amer qu’on n’administre que dans les cas les plus critiques30 ». Cette conscience de la situation appropriée à l’énon­ ciation de la parole franche et directe montre qu’elle doit être l’une des options que le philosophe utilise lorsque les conditions s’y prêtent. Selon cette lecture, le choix de raconter des fables animalières au roi afin d’illustrer les enseignements moraux et philosophiques ne doit pas remettre en cause la parrhèsia, mais plutôt répondre à d’autres finalités que cette dernière ne peut assurer. Le rajout de la 28 Le Livre de Kalila et Dimna, p. 295. 29 Ibid., p. 287. 30 Plutarque, Sur la manière de distinguer le flatteur d’avec l’ami, publié dans Comment tirer profit de ses ennemis, Paris, 2015, p. 126.

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préface d’Ali ibn ach-Chah al-Farisi accentue donc, à nos yeux, la pluralité des usages de la parole jusqu’à l’intégration de la parrhèsia. La coexistence de cette dernière avec d’autres stratégies discursives que nous allons examiner plus loin témoigne seulement de l’existence de nombreuses finalités de l’usage du discours qui peuvent se recouper sans être totalement recouvertes les unes par les autres. Revenons maintenant au récit. Après sa réconciliation avec le pouvoir de Debchelim et la demande que ce dernier lui a faite d’immortaliser son nom par un livre traitant de la politique, Bidpaï fait le choix d’une forme littéraire qui n’est autre que la fable animalière pour y consigner les enseignements philosophiques. D’après les arguments qu’il met en avant, la forme de la fable possède une certaine supériorité sur les autres genres littéraires et lui permet d’atteindre les finalités assignées à la philosophie, tout en sauvegardant la perspective de l’amusement des jeunes qui est indispensable à la transmission du savoir philosophique. Le choix est ainsi dicté par le désir de joindre l’utile à l’agréable, d’apprendre aux lecteurs, grâce à une enveloppe puérile des « vérités importantes », selon les mots de La Fontaine31. Autrement dit, il vise à mieux faire passer des contenus philoso­ phiques qui pourraient décourager l’apprenant s’ils étaient présentés autrement. Ce geste est justifié par des raisons pédagogiques et didactiques : comme Aristote l’a fait avec Alexandre le Grand, plutôt que de lui enseigner la science politique à partir de raisonnements théoriques qui peuvent être abscons et inaccessibles, il lui compila les poésies d’Homère que l’élève garda dans sa cassette lors de ses différents voyages32. De ce point de vue-là, le choix de la fable pour transmettre les enseignements de la philosophie politique répond à un souci d’efficacité qui ne peut être atteinte par le recours aux arguments consignés dans les ouvrages théoriques. Comme le relève le texte de la préface attribuée à Ali ibn ach-Chah al-Farisi, Kalila et Dimna contient une intention apparente qui est de gouverner et d’éduquer la multitude, alors que sa signification cachée serait le comportement exemplaire des rois et l’art de gouverner les sujets de manière à les amener à obéir au roi et à le servir. Ce passage évoque la dichotomie apparent/caché en la rapportant aux gouvernés d’un côté, et aux gouvernants de l’autre. Le passage indique que si Kalila et Dimna assure, au premier plan et de manière tout à fait manifeste, la formation morale de l’individu en lui apprenant les règles de conduite (adab) indispensables pour déterminer sa place au sein de la société et son rapport au pouvoir, il définit, dans sa structure profonde, l’art de gouverner tel qu’il doit être pratiqué par le maître du pouvoir et d’après les principes que lui dicte le philosophe politique. Abordée selon le double versant de l’éthique et de la politique, la dichotomie apparent/caché recouvre ainsi les parties classiques de la philosophie politique telle qu’elle était étudiée dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Le choix de recourir à la fable pour assurer la transmission des idées politiques à la masse et à l’élite n’est pas dicté par le désir d’établir un art d’écrire et de 31 La Fontaine, Fables, Paris, 1995, p. 41. 32 Voir P. Carlier, « Aristote », dans Alexandre le Grand. Histoire et dictionnaire, éd. O. Battistini et P. Charvet, Paris, 2004, p. 555.

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lire ésotérique qui permettrait au philosophe d’échapper à la persécution. Cette lecture stipule, comme le pense Leo Strauss, que la philosophie qui est une quête du vrai, doit nécessairement entrer en conflit avec la société. Elle suppose ensuite que la vérité ne peut être révélée qu’au petit nombre (les savants, l’élite) alors que la masse doit se satisfaire de l’opinion communément admise. Enfin, elle aiguise l’opposition entre le sens manifeste du texte et le sens caché, sa lecture exotérique et son interprétation ésotérique, chose que l’introduction d’al-Farisi mobilise certes, mais sans aller jusqu’à créer une discontinuité entre les deux niveaux, semblable à ce que postule la réflexion straussienne sur l’art d’écrire33. Malgré son intérêt, l’interprétation d’inspiration straussienne de l’usage des fables comme outil de l’enseignement de la philosophie politique se heurte à deux limites. La première concerne cette éthique de la véridicité qui anime le philosophe Bidpaï et qui le pousse à affronter le pouvoir du roi, malgré les dangers encourus. Pour Strauss, étant donné que la manifestation publique de la vérité philoso­ phique se heurte à l’hostilité des masses, le philosophe se voit dans la nécessité de recourir à de nobles mensonges, dont la religion, et d’user de stratégies rhétoriques pour maintenir les gens dans la religion et la philosophie, la foi et la raison. L’art d’écrire est chargé de réaliser cet équilibre caractéristique d’après lui des Lumières médiévales, et sans lequel tout l’édifice social s’écroulerait et se désagrègerait. Mais une telle lecture enferme la figure du philosophe ou de l’intellectuel dans l’image de l’averroïste, cet être double dont le mythe s’est forgé au Moyen Âge latin à partir de la figure d’Averroès. Car c’est bien ce type de philosophe muni, selon la légende, d’une forme de duplicité foncière, qui serait capable de professer publiquement les opinions correspondant à celles de la masse et de déployer l’art de maintenir cette dernière dans l’erreur et le mensonge, tout en consignant entre les lignes et pour l’élite savante ce qu’il pense réellement de ces opinions. Or, une telle interprétation est contredite par la posture du philo­ sophe courageux, dont Bidpaï nous offre l’exemple à travers la scène de parrhèsia analysée plus haut. La conception de la pratique de la philosophie telle qu’on peut la lire dans la préface d’al-Farisi est en réalité aux antipodes de l’hypocrisie et de la duplicité qui sont impliquées dans l’analyse straussienne de l’art d’écrire. Le fait que cette éthique de la véridicité soit présente dans Kalila et Dimna et dans d’autres textes qui seront étudiés plus loin montre que la culture classique de l’Islam a développé, à l’instar de la culture gréco-romaine, cette pratique qui présente la philosophie comme la « fille de la parrhèsia », parce qu’elle est définie

33 L. Strauss, La Persécution et l’art d’écrire, Paris, 1989, p. 55-70. Pour une discussion des liens entre les idées de L. Strauss et l’étude de la philosophie arabe, nous nous permettons de renvoyer à M. Abbès, « Leo Strauss et la philosophie arabe. Les Lumières médiévales contre les Lumières modernes », Diogène. Revue internationale des sciences humaines, 226 (2009), p. 117-141.

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« comme libre courage de dire la vérité pour prendre l’ascendant sur les autres, les conduire comme il faut au risque même de la mort34 ». La seconde limite à laquelle se heurte la lecture straussienne des fables de Kalila et Dimna est d’ordre rhétorique. Les aristotéliciens arabes ont développé, en effet, l’idée selon laquelle la vérité peut être enseignée de différentes manières, et que sa représentation peut correspondre à la chose elle-même ou bien à son image. Si l’élite scientifique peut y accéder à partir de raisonnements ardus et de théorèmes très élaborés, les individus faisant partie de la masse produisent en général un assentiment aux mêmes vérités qui passe par l’allégorie, l’exemple, la parabole, la comparaison ou le récit. C’est cette analyse qui explique la raison pour laquelle Kalila et Dimna est mentionnée par Averroès par exemple comme le texte qui, par les discours fictifs et les histoires inventées, arrive à produire des prémisses semblables à celles du syllogisme rhétorique (l’enthymème), ou à illustrer ces derniers afin de les renforcer davantage. Sensible et intelligible, imagi­ nation et raison se trouvent intimement liés dans ce processus de représentation des vérités philosophiques à partir des histoires racontées par le fabuliste. La fable requiert dans cette analyse un pouvoir qui est plus étendu que les exemples historiques réels. D’après Averroès, les récits historiques peuvent certes être plus persuasifs auprès de la masse, mais l’éducation du plus grand nombre repose prin­ cipalement sur le semblable du vrai, et la multitude des hommes (al-ǧumhūr) est anthropologiquement conditionnée non pas par la quête du vrai, mais de ce qui lui ressemble35. Or, le domaine où les analogies peuvent être construites librement est par excellence celui de la fiction. D’où l’intérêt pédagogique et philosophique de textes comme Kalila et Dimna. Ainsi, à l’analyse qui intègre la rhétorique comme l’outil le plus approprié pour l’enseignement des vérités philosophiques à la masse, est ajoutée une réflexion relevant de l’anthropologie philosophique sur l’adéquation entre cette forme et les compétences cognitives des hommes, incapables de recourir tous aux formes élaborées de la pensée scientifique. C’est cette deuxième justification de l’intérêt discursif de la fable animalière qu’Averroès a relevée en affirmant qu’elle constitue « une voie qui mène à la philosophie36 ». Seulement, cet enseignement se fait en l’occurrence par le semblable et par les différentes analogies offertes par les récits fictifs pour représenter à l’auditeur ou au lecteur la maxime politique. Dans ce cas, le choix de cette forme oblique qui prend un détour par la fiction et fait voyager l’imagination des jeunes comme des grands dans l’univers animalier et dans l’espace de la jungle, doit répondre à une nécessité anthropologique. Elle est une ruse du philosophe qui impose aux hommes, quelles que soient leurs compétences cognitives, de faire de la

34 M. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France. 1982-1983, Paris, p. 314. 35 Voir Averroès, Commentaire moyen à la Rhétorique d’Aristote, ii, 20. 1-20. 8, éd. et trad. M. Aouad, Paris, 2002, vol. 2, p. 225-228. Ici Kalila et Dimna est la toile de fond permettant à Averroès d’illustrer les idées d’Aristote à propos des différentes espèces d’exemples. 36 Ibid., ii. 20. 7, p. 228.

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philosophie (en l’occurrence sa branche pratique, i. e. l’éthique et la politique) et d’accéder à ses vérités en passant par les similitudes et les comparaisons contenues dans les différents récits, maximes et exemples37. Le mot maṯal, qui signifie à la fois l’exemple, la fable et le proverbe et qui renvoie aussi bien à l’idée de similitude et de comparaison qu’à celle d’illustration sensible, est au cœur de ce procédé didactique reposant sur le récit accompagné d’une maxime exprimant une vérité générale. Il réalise à lui seul cette belle totalité exigée dans l’art de la rhétorique qui se distribue en exemples et en syllogismes. Ibn Wahb, l’un des meilleurs penseurs de la rhétorique dans la tradition arabe au xe siècle, confirme notre lecture sur la fonction philosophique assurée par la rhéto­ rique. Dans une veine aristotélicienne insistant sur l’élément de l’analogie présent dans le travail rhétorique, il montre que l’enseignement par les récits (fictifs ou historiques) offre à l’auditeur ou au lecteur la possibilité de faire des comparai­ sons, et d’accéder à la vérité de l’histoire en établissant des ressemblances et des similitudes avec le cas politique qui les concerne et le contexte qui est le leur. Il montre que du point de vue de la finalité que se fixe le philosophe ou l’homme de lettres, le récit fictif est supérieur au récit historique dans la mesure où il manque à ce dernier l’argument permettant de prouver sa validité, alors que les exemples fictifs tels que les fables animalières sont corroborés par les arguments qui les appuient et les dotent d’une certaine supériorité par rapport à d’autres discours. Cette efficacité explique l’engouement des Anciens pour la forme littéraire de la fable : C’est pour cette raison, dit Ibn Wahb, que les Anciens ont formulé la plupart de leurs règles de bonne conduite (ādāb) et la majeure partie de leurs sciences écrites par le recours aux exemples (amṯāl, pl. de maṯal)38 et aux récits portant sur les autres nations, si bien que certains discours ont été mis dans la bouche des bêtes sauvages et des oiseaux. Par ce procédé, ils voulaient que les récits fussent liés à la mention de leurs fins dernières, et que les prémisses fussent unies à leurs conclusions. L’usage libre du discours permet en la matière de montrer clairement à l’auditeur le sort de ces nations quand elles ont observé les règles de bonne conduite, ou lorsqu’elles les ont négligées39. Ce passage montre que le choix de la fable est dicté par une finalité propre à l’art rhétorique qui est rattaché ici aux arts logiques, et à la possibilité d’enseigner les règles éthiques (ādāb) en liant efficacement le récit à la leçon qu’il faut en tirer, et la prémisse à la conclusion qui lui est nécessairement liée. Ibn Wahb met en valeur la supériorité de la fable (maṯal) sur le simple récit historique (ḫabar) qui, lui, ne contient pas les arguments attestant de sa véracité, alors que le récit de fiction est corroboré par la leçon ou la maxime qui a présidé à son 37 Voir à ce propos les analyses éclairantes de M. Aouad, dans Averroès, Commentaire moyen, vol. I, introduction générale, p. 55-59. 38 Le terme peut signifier également la fable. 39 Ibn Wahb, Al-Burhān fī wuǧūh al-bayān, Bagdad, 1967, p. 146.

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invention. La fable est certes un moyen indirect pour enseigner la vérité, mais avec Ibn Wahb comme avec Averroès, nous sommes loin de la justification du recours à cette forme en tant qu’elle crée un message ésotérique codé, permettant au philosophe de transmettre la vérité, tout en échappant à la persécution. C’est plutôt son efficacité qui est mise en avant, comme le souligne Ibn Wahb : les sages fabulistes utilisent ce moyen parce qu’ils « le trouvent plus efficace et plus aisé à réaliser leurs desseins », et c’est pour cette raison que les Anciens ont formulé leurs sciences et leurs philosophies en recourant à cette forme littéraire40.

Une parrhèsia orientale ? Les développements précédents ont montré que ce n’est pas la peur de la persécution ni le danger lié à la proximité avec le pouvoir politique qui amène les philosophes et les lettrés à privilégier la forme de la fable comme véhicule de l’enseignement politique. Une telle lecture, inspirée des travaux de Strauss sur l’art d’écrire ésotérique a pourtant été adoptée par certains chercheurs qui se sont intéressés à Kalila et Dimna. Selon cette lecture, « toute parole libre, toute pensée critique, jugée nécessairement hétérodoxe, s’en trouve dès lors condamnée au ‘détour’, à user d’un véritable ‘art d’écrire’ qui désamorce, au moins partiellement, la charge critique41». Une telle interprétation n’épuise pas à nos yeux la pluralité des modalités du déploiement du discours dans le milieu du pouvoir politique, et présente une conception de la parole dans laquelle cette dernière perd toute l’épaisseur éthique et ontologique dont elle peut être dotée. D’après cette lecture, s’il n’est pas soumis à la loi du silence, le conseiller ou l’homme du commun qui souhaite se mêler des affaires du prince et se sentir concerné par le gouver­ nement de la Cité n’a que le choix de recourir aux discours ambivalents, aux dissimulations, aux flatteries, aux voilements, au double sens, et à l’hermétisme. La fable se trouve ainsi mobilisée dans une vision globale des arts de gouverner nés dans les civilisations classiques de l’Islam, et dans l’appréciation doublement négative de la nature du pouvoir politique (foncièrement autoritaire) et du statut des gouvernés (nécessairement considérés comme des sujets exclus de la sphère du gouvernement, qui subissent le pouvoir autocratique du prince, sans pouvoir interagir avec lui)42. Ces deux postulats ont guidé un travail important qui s’appuie sur les analyses faites par Michel Foucault et d’autres penseurs sur la notion de parrhèsia. Dans son article sur le discours franc mais indirect, Jennifer London entend montrer

40 Ibid., p. 145. 41 A. Cheikh-Moussa, « Du discours autorisé », p. 170. 42 Cette interprétation des fables de Kalila et Dimna correspond globalement à la lecture des miroirs des princes et des arts de gouverner telle qu’elle fut développée par certains chercheurs. Voir à ce propos notre Essai sur les arts de gouverner en Islam, dans al-Māwardī, De l’éthique du Prince et du gouvernement de l’État, p. 20-28.

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comment Kalila et Dimna comble une lacune qui est consubstantielle à cette no­ tion de parrhèsia élaborée dans la culture de la démocratie grecque en dégageant de l’analyse de certaines fables un type de discours qu’elle nomme frank but indirect speech : Le discours indirect, affirme-t-elle, consiste à exprimer son opinion politique à travers la récitation de fables visiblement écrites par un autre auteur. Le discours indirect utilise la troisième personne, et il est un véhicule important de la parole libre dans le cadre non-démocratique et même démocratique où il est difficile pour les gens d’être directs les uns avec les autres43. Il s’agit, pour Jennifer London, d’expliquer la mise en place, à partir des fables et dans un contexte où il est difficile de proférer publiquement une parole franche, de différents moyens indirects et détournés que le traducteur – Ibn al-Muqaffa‘ en l’occurrence – a pu utiliser afin de critiquer le pouvoir abbasside et d’exercer pleinement sa fonction de conseiller. Répétant à son insu la remarque de Furetière qui, dans l’article « fable » de son Dictionnaire44, observe « qu’on n’ose parler aux Princes d’Orient de leurs défauts que sous le voile de quelques fables, comme on apprend par celles de Pilpay Indien », l’argument lie un effet de la représentation du pouvoir « oriental » (nécessairement autoritaire) et les possibilités offertes aux intellectuels pour en démonter les ressorts (nécessairement fondées sur des moyens détournés comme la fable). D’où l’accent mis sur les ressources inépui­ sables qu’offre le discours qui arrive à s’exercer librement et à se conformer à une éthique de la véridicité tout en contournant les dangers de mort et les risques liés à cette prise de parole libre. La problématique centrale de la thèse de Jennifer London est formulée ainsi : Comment la forme narrative de la fable autorise-t-elle le traducteur à exprimer son opinion politique par des biais alors qu’un discours plus direct l’empêcherait de le faire ? Et de quelle manière le fait de parler à travers les voix de personnages imaginaires, provenant d’autres traditions culturelles, autoriset-il Ibn al-Muqaffa‘ à contester la vision politique de ses contemporains, et à introduire de nouvelles idées45 ?

Jennifer London estime que cette technique du frank but indirect speech qui est voisine de la parrhèsia grecque permet toutefois au philosophe de dire la vérité sans s’exposer au danger de mort, ce qui en fait une technique appropriée aux contextes politiques marqués par l’autoritarisme46. Que cette stratégie de la parole

43 J. London, « How to do Things with Fables », p. 191. 44 « Fable », dans Dictionnaire universel, éd. A. Furetière, Paris, 1732, ii, p. 1608. Pilpay est une autre prononciation de Bidpaï. 45 J. London, « How to do Things with Fables », p. 191. 46 Bien que le point de départ du travail de J. London soit les travaux de M. Foucault, elle estime que ce dernier a négligé de « repérer des formes de parole libre dans les Miroirs des princes » (p. 189) et qu’il n’a pas abordé la question des personnes habilitées à dire la vérité au prince.

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franche qui use des ressources offertes par la rhétorique afin d’arriver à ses fins sans exposer l’auteur de cette parole aux dangers de persécution soit présente dans le texte de Kalila et Dimna, cela ne fait aucun doute. C’était l’idée que Bidpaï avait exposée à ses disciples avant d’aller à la rencontre de Debchelim, comme nous l’avons vu plus haut. La lecture proposée par Jennifer London en fait toutefois le seul recours possible des intellectuels face au mauvais pouvoir, ce qui exclut la perspective développée par la préface d’al-Farisi. Ce texte n’est d’ailleurs pas mobilisé dans la lecture que fait Jennifer London de la parrhèsia dans Kalila et Dimna, alors qu’il en constitue la pièce maîtresse. Même s’il n’est pas d’Ibn al-Muqaffa‘, le fait qu’il ait été rajouté par d’autres lettrés qui sont le produit des sociétés de l’âge classique de l’Islam montre qu’on ne peut exclure la parrhèsia de la théorisation du rapport entre le philosophe et le pouvoir. C’est ce qui nous permet de postuler l’existence de plusieurs stratégies permettant de dire la vérité au prince, lesquelles stratégies ne conviennent pas à toutes les situations. Celle qui est parfaitement bien illustrée dans le travail de J. London concerne, à notre sens, le métier du conseiller politique (mustašār), et elle est très différente de la fonction que joue la scène de parrhèsia analysée plus haut. En effet, il existe une autre manière de s’adresser au roi que Bidpaï connaît très bien, et qui est non seulement au cœur de Kalila et Dimna, mais de tous les Miroirs des princes et des traités politiques écrits à l’âge classique de l’Islam. Cet art doit faire partie du métier du conseiller et il repose sur le tact, la douceur, et la critique drapée dans les voiles des exemples et des allégories. Soucieux de la question de l’efficacité, cet art repose principalement sur un jugement négatif porté sur les rois qui, d’une manière générale, sont perçus comme étant très peu disposés à écouter les autres et à les suivre. Il tient compte aussi de la colère qui peut s’emparer du maître du pouvoir et le pousser à se venger de celui qui lui a montré ses torts ou ses faiblesses. Comme le montre l’analyse fine et approfon­ die que Jennifer London consacre à la fable des « Hiboux et des Corbeaux », on trouve effectivement dans Kalila et Dimna une défense d’un art du conseil diamétralement opposé à la parrhèsia. C’est dans ce récit que le fabuliste brosse le portrait du bon conseiller (mustašār), qui doit idéalement posséder deux qualités : ne jamais s’abstenir de donner des conseils, même si le roi n’en fait pas grand cas, et parler d’une manière qui se détourne des modalités parrhésiastiques. D’une part, ce postulat conduit l’auteure de l’article à utiliser Kalila et Dimna pour « complé­ ter » la recherche de M. Foucault qui n’aurait pas, d’après elle, abordé la parrhèsia dans le contexte politique et qui se serait limité à l’aspect religieux de l’aveu. D’autre part, il l’amène à attirer l’attention sur une forme particulièrement appropriée aux contextes politiques qui est le frank but indirect speech et qui serait caractéristique du discours dans Kalila et Dimna. En ce qui concerne le premier aspect, il faut rappeler que le travail de J. London s’est basé uniquement et pour des raisons inexpliquées sur l’Herméneutique du sujet et qu’elle n’a pas cherché à connaître le contenu des cours ultérieurs, le Gouvernement de soi et des autres, et le Courage de la vérité, deux textes entièrement consacrés à l’examen du rapport entre la philosophie et la politique, et plus particulièrement à la parrhèsia dans le contexte politique. Quant au deuxième aspect (la parrhèsia dans Kalila et Dimna), il est discuté dans cette partie de notre texte.

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que de façon aimable et douce, point du tout blessante ou hautaine, ce qui lui permettait souvent de critiquer le roi sans exciter sa colère ; car il se contentait de raconter des fables et, en lui exposant les fautes d’autrui, il lui faisait connaître les siennes sans que le roi eût motif de s’irriter47. L’art de s’adresser au prince constitue un des topoï classiques du genre des Miroirs des princes (ādāb sulṭāniyya) et des ouvrages des belles-lettres arabes en général. Il montre que le métier de conseiller est une activité périlleuse car, souvent imbus d’eux-mêmes et très peu enclins à écouter les autres, les maîtres du pouvoir punissent sévèrement ceux qui n’ont pas l’art d’administrer les bons conseils comme on administre un bon remède. Dans les différents chapitres consacrés à ce point, les auteurs cherchent, d’un côté, à convaincre les souverains de la nécessité d’avoir des conseillers sincères qu’il faut savoir écouter et dont il faut suivre les avis, mais ils codifient, d’un autre côté, l’art et la manière de s’adresser au prince, fondés sur le détour (allusions, sous-entendus, paraboles, exemples, citations invitant à réfléchir, etc.), plutôt que sur la critique directe ou le reproche accablant. Comme l’explique une épître attribuée à Avicenne et intitulée De la politique, un bon conseiller doit savoir que l’effet des propos adressés au prince est semblable à une pointe aiguisée ; s’il souhaite le toucher par ses conseils, le conseiller le fera comme s’il touchait sa propre peau avec une aiguille, autrement dit, avec douceur et dextérité : « Que cela soit, dit l’auteur, par l’allusion plutôt que par le dire cru, par la parabole plutôt que par la parole qui dévoile48 ». Nous voyons ainsi que l’enjeu de la théorisation de l’art du conseil et du métier du conseiller est sensiblement distinct de l’enjeu que présente la parrhèsia. Ici, c’est la pragmatique du conseil qui est mise en avant, en plus d’une réflexion sur le processus de prise de décision dans le cadre politique. Un conseiller qui est convaincu de la validité de son choix et de la pertinence de ses arguments ne peut imposer son savoir par des propos crus et violents adressés au prince. Pour l’emporter contre les avis d’autres conseillers, voire contre celui du prince, il doit amener ce dernier à être persuadé de la nécessité de le suivre. Dans la fable des « Hiboux et des Corbeaux », ce point est d’autant plus souligné qu’il s’agit d’une délibération relative à la guerre, et que la décision prise par le chef sera fatale pour la survie de toute la nation. Les semonces et les admonestations sont inappropriées à une telle situation et incompatibles avec l’art et le métier du conseiller. Même si ce dernier est animé de bonnes intentions et qu’il est sincèrement convaincu de la validité de ses options, un mauvais usage de la parole dans ce contexte pourrait conduire à mettre à l’écart un point de vue fondé et intéressant, et à compromettre le bien de la nation ou l’intérêt de l’État. Comme

47 Le Livre de Kalila et Dimna, p. 185. 48 Avicenne, Kitāb al-siyāsa (De la politique), dans Penser l’Économique. Textes de Bryson et d’Ibn Sînâ, éd. et trad. Y. Seddik et Y. Essid, Tunis, 1995, p. 44.

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le note Francis Bacon dans la Sagesse des anciens, le risque que présentent un dire cru et une critique directe est de tomber dans les erreurs de Cassandre, cette figure mythologique qui a reçu le don de prédire l’avenir et de connaître la vérité sans toutefois être écoutée, ni crue par les hommes49. Bacon l’utilise dès l’ouverture de son livre pour illustrer les limites de la parrhèsia, et le décalage entre le fait de connaître la vérité, et la possibilité d’y faire adhérer les autres. Se pose ainsi, en ce qui concerne le conseiller politique, auteur d’une išāra ou naṣīḥa, le problème de l’efficacité de sa parole et de l’utilité de son discours, dès lors que les modalités de son énonciation manquent d’à-propos ou qu’elles ne prêtent pas attention à la situation particulière de son déploiement. Certains esprits, dit Bacon, « peuvent bien être francs et prudents, et donner des conseils justes et avisés », mais sans parvenir « jamais à persuader par trop d’impétuosité et ils sont inefficaces dans leur manière de traiter les choses ; ils hâtent plutôt la perte de ceux auxquels ils s’adressent50 ». Les réflexions favorables à un discours franc mais indirect ne proviennent pas seulement de l’Orient et de Kalila et Dimna, ni ne sont tributaires, comme nous le verrons plus loin, d’un contexte autoritaire d’où est exclue la diffusion libre des opinions politiques. Elles remontent à l’une des premières théorisations de la question de la parole adressée au pouvoir, et aux interrogations des philosophes et lettrés sur l’efficacité de la parrhèsia. Dans son texte intitulé Sur la manière de distinguer le flatteur d’avec l’ami, Plutarque insiste sur le fait que la franchise immodérée peut être considérée dans certaines situations comme un défaut, un excès qui déroge aux règles de l’amitié et de la sollicitude. Parfois, affirme-t-il, il est plus honnête de dire : « Tu n’as pas réfléchi » ou « Tu ne savais pas » que de dire « Tu as commis une injustice, une action indigne51 ». Plutarque préconise la douceur et la bienveillance de la part du conseiller. Il affirme à ce propos : « Si, avec le fouet de la franchise, on frappe jusqu’à laisser des stigmates, si, quand le patient est exaspéré, on ne le lâche qu’après l’avoir couvert de tumeurs et de meurtrissures, la colère l’empêchera de revenir à jamais, et les paroles n’agiront plus sur lui52 ». Ces développements montrent que les traditions occidentales (Plutarque, Bacon) comme celles de l’Islam (Avicenne, Kalila et Dimna) sont d’accord sur les limites de la parrhèsia, dès lors qu’il est question du métier de conseiller. La parole franche, violente et crue devrait donc avoir un statut particulier et un usage déterminé qui vise, par sa performativité, à réveiller l’homme politique de sa torpeur, et à opérer une conversion dans l’âme du prince injuste qui doit en subir les meurtrissures. Le fait que cette performativité ne soit pas toujours au rendez-vous est généralement assumé par les parrhésiastes, qui sont prêts à risquer

49 Fr. Bacon, La Sagesse des anciens, trad. J.-P. Cavaillé, Paris, 1997. Le titre du premier chapitre est « Cassandre ou la Parrhésie ». 50 Ibid., p. 67-68. 51 Plutarque, Sur la manière de distinguer le flatteur d’avec l’ami, p. 128. 52 Ibid., p. 109.

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leur vie pour changer la conduite du prince. En quittant cette situation pour entrer dans la fonction permanente de conseiller politique, le rapport à la manière de formuler les conseils doit changer et se soumettre à d’autres critères. C’est pour cette raison que dès sa naissance, la parrhèsia a fait l’objet d’une critique liée à son efficacité dans le processus de délibération, et au pouvoir qu’elle peut réellement exercer dans la prise de décision relative aux affaires de l’État. C’est ce qui a amené de nombreux penseurs à affirmer la nécessité de tempérer le dire du conseiller, de savoir employer à propos la franchise et de ne pas la faire consister dans les critiques et les semonces, car dans ce cas, elle serait aussi mauvaise que la flatterie. Une mauvaise franchise, note Plutarque, pousse les individus à « s’abriter à l’ombre de la flatterie53 ». Ce souci de l’efficacité a guidé, nous semble-t-il, le choix de Bidpaï de recourir à la fable pour former les jeunes et corriger les conduites. Le même souci a également conduit à magnifier l’art du conseiller du roi des corbeaux dans la fable mentionnée plus haut, et animé la réflexion des auteurs des Miroirs de princes sur le sujet54. Ces remarques nous amènent au dernier point relatif au statut de la parole du fabuliste. Suivant son postulat sur l’impossibilité d’avoir une parole franche dans les milieux autoritaires, Jennifer London a vu dans l’acte de traduire les fables le moyen auquel Ibn al-Muqaffa‘ a eu recours afin de critiquer le pouvoir autoritaire du calife al-Manṣūr (714-775) dont il fut le secrétaire55. Cette assertion contient deux points discutables, dont le premier est lié au statut d’Ibn al-Muqaffa‘ en tant que traducteur, alors que le second touche à l’appréciation du contexte politique sous les Abbassides, et aux formes de parole libre ou contrainte qu’on pourrait repérer à cette époque. Commençons par le premier point : Ibn al-Muqaffa‘ a-t-il choisi de traduire les fables de Kalila et Dimna afin de donner des conseils sincères visant à modifier la conduite du calife al-Manṣūr, tout en cherchant à se prémunir contre la violence d’un pouvoir censé être despotique ? Aucune source ne mentionne que le choix de s’adresser au prince en exemples et en paraboles est la stratégie qui a guidé Ibn al-Muqaffa‘ pour réformer la conduite du souverain abbasside. S’il a entrepris ce travail de traduction, c’est parce qu’il voulait servir les différents pouvoirs par 53 Ibid., p. 109. 54 Nous nous permettons de renvoyer à notre livre M. Abbès, Islam et politique à l’âge classique, Paris, 2009, p. 79-86 dans lesquelles nous avons développé ces aspects. 55 Dans son article déjà cité « Du discours autorisé », A. Cheikh-Moussa avance p. 143 une interprétation similaire. Pour les détails biographiques concernant Ibn al-Muqaffa‘, voir D. Sour­ del, « La biographie d’Ibn al-Muqaffa‘ d’après les sources anciennes », Arabica, 1 (1954), p. 307-323. En ce qui concerne les liens entre les gouvernants et les conseillers, abordés à travers les différentes versions de Kalila et Dimna, et la réception du texte dans de nombreuses aires lin­ guistiques et culturelles, le lecteur consultera avec profit la synthèse érudite d’I. T. Kristó-Nagy, « Wild Lions and Wise Jackals : Killer Kings and Clever Counsellors in Kalīla wa-Dimna », in Prophets, Viziers and Philosophers. Wisdom and Authority in Early Arabic Literature, éd. E. J. Cottrell, Groningen, 2020, p. 147-210.

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ses compétences linguistiques et répondre à des besoins qui ont émergé une génération avant la sienne, lorsque les Omeyyades qui venaient de s’installer dans un Empire très vaste ont commencé à réfléchir aux arts de gouverner et à la nécessité d’assimiler le savoir des Anciens en la matière. C’est cette quête des savoirs des Anciens qui explique la présence, avant Kalila et Dimna, d’une traduc­ tion des Lettres d’Aristote à Alexandre, et probablement du Testament d’Ardašīr. Ibn al-Muqaffa‘ lui-même ne s’est pas limité aux fables et a traduit d’autres textes politiques comme les chroniques des rois perses, un texte sur les protocoles de l’administration royale et un autre portant sur le roi Anūširwān56. Par ailleurs, l’ouvrage le plus personnel qu’il a rédigé, à savoir l’Épître sur les Compagnons, adressée au calife al-Manṣūr, témoigne de la présence d’une dimension directe de la parole, et d’un ton parfois osé au niveau des conseils adressés au souverain abbasside qui, pour certains chercheurs, aurait été la cause de la mise à mort d’Ibn al-Muqaffa‘57. Pourquoi n’a-t-il pas adopté, ici, la même stratégie de voilement du discours et a-t-il plutôt opté pour un discours franc et direct ? En ce qui concerne le second point qui est le postulat sur lequel repose l’en­ semble du travail de Jennifer London, il faut noter que l’opposition entre milieu démocratique et milieu non-démocratique n’est pas un critère fiable pour aborder la nature du discours approprié à la sphère du pouvoir. Jennifer London part de l’hypothèse, explicitement formulée, que la parrhèsia s’exerce dans la sphère publique, alors que le discours indirect convient aux milieux non-démocratiques comme ceux de la société abbasside du viiie siècle. Or le fait de ramener la parrhèsia au modèle de la démocratie athénienne nous semble d’autant plus forcé que le moment de la généralisation de cette pratique philosophique a coïncidé avec d’autres régimes politiques comme la monarchie ou l’Empire. L’âge d’or de la parrhèsia est en réalité cette période de l’Antiquité tardive qui n’est pas marquée par la présence de gouvernements démocratiques. Foucault remarque ainsi que c’est surtout dans les deux siècles de notre ère et en liaison avec l’âge d’or de la culture de soi et la direction de conscience que la parrhèsia s’est considérablement développée58. Cette assimilation entre parrhèsia et démocratie court donc le risque de ne pas correspondre aux réalités de l’élaboration et de l’évolution de la notion. De surcroît, à l’époque même de l’illustration de la démocratie athénienne, nous trouvons chez Platon par exemple une réflexion sur le gouvernement de Cyrus II en tant qu’il constitue un juste milieu entre la servitude et la liberté, et la description du roi perse comme quelqu’un qui donnait « la liberté de parler franchement et honorait tous ceux qui pouvaient le conseiller ». Platon dit :

56 Voir la mention complète de ces différentes traductions qui ont probablement été entamées sous les Omeyyades dans Ibn al-Nadīm, al-Fihrist, éd. A. Fu’ad Sayyid, London, 2009, t. 1, p. 368. 57 Voir S. D. Goitein, « A Turning Point in the History of the Muslim State », Islamic Culture, 23 (1949), p. 120-135. 58 M. Foucault Le Gouvernement de soi et des autres, p. 43.

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Lorsque les Perses, sous Cyrus, s’engagèrent dans la voie intermédiaire entre la servitude et la liberté, ils y gagnèrent d’abord d’être libres, ensuite de se rendre maîtres d’un grand nombre de nations. Les chefs, en appelant les sujets au partage de la liberté et en leur accordant des droits qui les rapprochaient d’eux, se firent aimer de leurs soldats, qui montrèrent plus de zèle à braver les dangers. Et s’il y avait parmi eux un homme prudent et capable de donner un avis, le roi, loin d’en être jaloux, lui donnait la liberté de parler franchement et honorait tous ceux qui pouvaient le conseiller. Il permettait ainsi aux sages de mettre en commun leur sagesse, et c’est ainsi que tout prospéra chez eux, grâce à la liberté, à la concorde et à l’intelligence mise en commun59. Ce texte de Platon ainsi que des textes comme la Cyropédie de Xénophon où Cyrus II est érigé en modèle du bon gouvernement montrent qu’il faut aller au-delà de l’opposition factice entre parrhèsia grecque et démocratique d’un côté, et gouvernement monarchique, autocratique et oriental, d’un autre côté. En passant au domaine de l’Islam, nous constatons que l’idée de franchise et de véracité du dire qui peut aller jusqu’à la formulation d’une parole violente, directe et crue, s’est très vite installée comme l’une des modalités du rapport au prince. Le syntagme al-ṣidq fi l-qawl, « le dire-vrai » est l’équivalent de cette notion grecque de parrhèsia. Outre le fait qu’il est utilisé dans le registre religieux pour renvoyer au bon croyant qui profère des dires sincères et accomplit ses actions avec de bonnes intentions – ce à quoi correspond la célèbre expression qui doit le quali­ fier : al-ṣidq fi l-qawl wa l-iḫlāṣ fi l-‘amal, « la véridicité dans le dire et la sincérité dans l’agir » – nous remarquons que sa définition par certains auteurs rejoint l’idée exposée plus haut sur le fait que la parole sincère et le dire-vrai ne le sont véritablement que dans les situations où il y a un danger de mort. Le mystique et moraliste al-Qušayrī (986-1074) avance dans son Épître que « le ṣidq est le fait de dire le vrai dans les situations où il y a un danger de mort60 ». L’essence de la véracité du dire se mesure donc à la gravité de la situation où le dire doit être proféré. Al-ṣidq fi l-qawl implique une adéquation entre le cœur (al-qalb) et la langue (al-lisān), le for intérieur (al-sirr) et l’apparence extérieure (al-‘alāniya), et il se révèle dans son opposition au mensonge, à l’hypocrisie et à la dissimulation. Dans les premiers siècles de l’Islam, cette notion était présente dans des diatribes adressées aux princes par des individus qui se sentaient appelés à jouer ce rôle, et qui se saisissaient des rassemblements publics, comme le pèlerinage à la Mecque, pour interpeller le calife et lui dire en face ce qu’ils pensaient de sa politique. Ces discours qui prennent parfois la forme du sermon et de la supplication peuvent aussi être violents et directs, à l’image de celui de Bidpaï lors de sa première rencontre avec Debchelim. Leur caractère moral et religieux peut intégrer la dimension éthico-politique du dire-vrai comme il peut verser dans la simple admonestation (wa‘ẓ) qui dilue la dimension politique de la parrhèsia

59 Platon, Les Lois, iii, 12, 694b. 60 Al-Qušayrī, al-Risāla, Le Caire, 1989, p. 366.

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analysée au début de notre chapitre, et conduit à épouser une tournure morali­ sante qui ramène le conseil à un simple rappel des modèles des pieux ancêtres et à quelques exhortations enflammées visant à accabler le prince du poids de la culpabilité, et à espérer, par-là, le ramener au droit chemin. Il s’agit, en tout cas, d’un conseil fondé sur la morale religieuse, même si au niveau de la représentation de la fonction du sermonnaire ou du prédicateur, nous retrouvons les traits de la parrhèsia analysés plus haut. L’un des premiers textes écrit à peine un peu plus d’un siècle après la traduc­ tion de Kalila et Dimna donne un titre assez parlant à ces discours qui seront parfois repris par la littérature des Miroirs des princes. Il s’agit des Sources des récits du polygraphe Ibn Qutayba (828-889), qui les nomme « Maqāmāt al-zuhhād ‘inda l-ḫulafā’ wa l-mulūk » (les discours des ascètes devant les califes et les rois). Le mot maqām (pl. maqāmāt) signifie à l’origine la station, le lieu où l’on se tient debout pour prononcer un discours devant une assemblée ou une personne. Le mot, qui est polysémique61, renvoie à la situation de se tenir debout face à une personne ou dans une assemblée, et de prendre la parole en s’adressant à elle pour prêcher, convaincre, argumenter en faveur de tel ou tel point. Par métony­ mie, il désigne aussi le contenu même des discours62. Ces individus critiquent la corruption de l’administration, l’injustice des gouverneurs des provinces ou l’avarice du prince ; ils dénoncent aussi la mise en place, notamment sous les Abbassides, de mesures limitant l’accès des sujets au palais du calife pour lui parler directement de ce qui les préoccupe, et la rupture du lien entre la sphère des gouvernants et celle des gouvernés63. Il faudrait remarquer qu’à ce niveau, d’autres individus que les philosophes assument le rôle de parrhésiastes, tels que le savant religieux (‘ālim, faqīh), le prédicateur ou sermonnaire (wā‘iẓ), le bédouin (a‘rābī), et surtout le zāhid, l’ascète ou celui qui a choisi de renoncer à tout dans la vie. Ces 61 Il a donné naissance aussi à un genre littéraire, les Maqāmāt, traduit généralement par « séances ». Ce genre qui relève du picaresque mobilise les ressources sonores et rythmées de la langue arabe (assonances, rimes, allitérations), et mêle la prose et la poésie. Son inventeur au xe siècle est al-Hamaḏānī (967-1007). 62 Voir ces discours dans Ibn Qutayba, ‘Uyūn al-aḫbār, t. 2, 1996, p. 333-343, Ibn ‘Abd Rabbih, al-‘Iqd al-farīd, t. 1, Beyrouth, 1983, p. 51-61, al-Ġazālī Maqāmāt al-‘ulamā’ bayna yaday l-ḫulafā’ wa l-umarā’, Beyrouth, 2003, Al-Ṭurṭūšī, Sirāǧ al-Mulūk, t. 1, Le Caire, p. 117-158, et Sibṭ ibn al-Ǧawzī, al-Ǧalīs al-ṣāliḥ wa l-anīs al-nāṣiḥ, London, 1989, p. 196-247. 63 Il s’agit de la fonction de ḥāǧib (chambellan) qui a pu évoluer dans l’histoire institutionnelle des États musulmans et selon les régions, signifiant à la fois le gardien du palais, le surintendant de la cour, le maître des cérémonies princières, voire le chef du gouvernement, notamment en Andalousie. Sous les Abbassides, la question de l’attente devant la porte du palais (al-wuqūf ‘alā l-bāb) avant de pouvoir y accéder et parler au calife pour une requête ou une louange est l’un des topoï littéraires les plus répandus, notamment chez les poètes. Al-Ǧāḥiẓ discute un autre point dans une épître consacrée au sujet, à savoir la pratique de ḥiǧāba qui est la séparation par un rideau entre le chef et les membres de la cour ou les personnes qui lui demandent audience. Cette invisibilisation de la personne du calife est critiquée ici parce qu’elle est un moyen de limiter le rapport direct entre le gouvernant et les gouvernés. Voir al-Ǧāḥiẓ, Kitāb al-ḥiǧāb, dans Rasā’il al-Ǧāḥiẓ, Beyrouth, 1990, t. 2, p. 29-85.

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personnages viennent à la rencontre du prince pour lui lancer la vérité, en public ou dans sa cour, sans craindre d’être persécutés par lui. En plus de l’idée de vivre de manière austère et de s’imposer une discipline visant la perfection morale, le zuhd et le personnage de zāhid renvoient à l’idée de renoncement aux biens d’ici-bas, considérés comme inférieurs par rapport aux biens de l’autre monde. Connu par son éloquence et son courage, le zāhid se présente dans ces discours comme quelqu’un qui souhaite rappeler au souverain la bonne conduite ou la lui enseigner s’il ne la connaît pas ; il met l’accent sur le lien qui unit le gouvernant et les gouvernés64, et insiste également sur le statut de pasteur (rā‘ī) qu’on attribue au roi, c’est-à-dire de celui qui doit se doter de qualités paternelles et recourir à un pouvoir doux et non violent avec ses sujets65. Certains discours sont aussi investis de la caution de transcendance qui rappelle aux souverains qu’ils sont surveillés par Dieu, qu’ils ont eu cette charge politique comme une épreuve pour tester leur sens des responsabilités, et qu’ils répondront, dans l’au-delà, de leurs actes, s’ils ne respectent pas leurs devoirs. Le caractère religieux qu’ils prennent à un moment donné dans l’histoire de l’Islam ne doit pas nous faire oublier le fait que cette forme directe, violente, insolente ou suppliante de discours adressé au gouvernant coexistait avec des formes indirectes et institutionnalisées comme l’éducation des princes ou bien avec les pratiques de gouvernement des autres que nous trouvons au sein de la cour (avec les conseillers politiques et les secrétaires de l’administration) ou encore dans les milieux privés et restreints, c’est-à-dire entre amis66. Les souverains de la fin de la dynastie omeyyade et du début de la dynastie abbasside se montrent dans plusieurs récits soucieux d’écouter les discours de ceux qui sont prêts à dire la vérité. Utilisant des sonorités bien rythmées, et jouant sur la charge émotive provoquée par la brièveté des propos et la beauté des mots, ces discours sont insérés dans des canevas narratifs qui reprennent, le plus souvent, deux éléments. Le premier renvoie au calife qui redemande de ces discours par la formule : « plus encore » (zidnī), jusqu’à atteindre le comble de l’émotion qui le fait pleurer ou s’évanouir en public. Le fait de s’exposer à cette vérité sur lui-même est le garant d’une conversion qui le ramène sur le droit chemin après qu’il s’en est écarté, et le discours du parrhésiaste fonctionne en l’occurrence comme une parole hautement performative capable, à l’instar de celle de Bidpaï face à Debchelim, de faire céder le roi. Le second élément est relatif à la posture que le calife prend pendant que le parrhésiaste le chapitre sans

64 Ibn Qutayba, ‘Uyūn al-aḫbār, t. 2, p. 333. 65 Pour le cas de l’islam et par rapport au christianisme, cette fonction fut complètement séculari­ sée du fait que tout chef ou responsable est appelé « pasteur ». Elle met l’accent sur l’exercice d’un pouvoir doux et bienveillant, qui profite au gouverné plutôt qu’au gouvernant. Voir sur ce point M. Abbès, Islam et politique, p. 110-121. 66 Sur le discours épidictique dans les milieux du pouvoir, voir le travail passionnant de M. Ben Mansour, Le prince et le poète. Couleurs de l’éloge et du blâme à l’époque abbasside, Paris, 2021.

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ménagement ; cette posture est décrite à travers un verbe, aṭraqa, qui signifie se taire, fixer le sol de son regard pendant qu’on réfléchit, et baisser la tête en signe de respect, de peur ou d’humilité. Ce mot figure le repli introspectif de l’individu sur lui-même, cette descente vers les profondeurs du moi tout en prêtant l’oreille à la voix du parrhésiaste qui devient ainsi sa conscience intime. Il faut noter en ce qui concerne le lien entre la parrhèsia et le contexte démocratique, que ce type de discours où se déploie la critique ouverte du régime était accepté par les califes, voire recherché par eux comme un antidote à la flatterie. Celle-ci était également admise à la cour à travers le rituel de la réception des poètes spécialistes de l’éloge, et qui donnent, pour leur part, une image hautement positive du prince et le présentent le plus souvent sous des traits idéalisés qu’il ne possède pas. Conscients des dangers de la flatterie et de l’importance du franc-parler au sein du dispositif gouvernemental, certains chefs, y compris ceux qui ont la réputation d’être autoritaires ou sanguinaires, n’hésitaient pas à écouter ces ascètes anonymes ou connus, ces savants qui font partie de la cour ou ces bédouins qui viennent se plaindre au calife de la dureté de la vie. Au-delà de l’aspect moralisateur qui les domine, ces textes montrent que plusieurs souverains ont érigé un véritable « pacte parrhésiastique67 » entre eux et les individus capables de les conseiller. Il est frappant, à ce titre, de voir que Hārūn al-Rašīd (765-809), l’un des califes les plus célèbres de la dynastie, a transformé cette pratique de la parrhèsia en une demande interne du gouvernant qu’il exprimait lui-même comme un besoin indispensable au bon exercice du pouvoir et à la correction des écarts de conduite dont il pouvait être la victime68. Cela permet de dépasser la problématisation d’une parrhèsia atténuée ou allégée, conforme aux gouvernements non-démocratiques, et de montrer que la pratique de la parole libre et publique a pu non seulement trouver des modes d’exercice particuliers dans la culture classique de l’Islam, mais que certains textes nous apprennent aussi qu’elle était insérée dans les dispositifs du gouvernement, et qu’elle émanait des détenteurs du pouvoir eux-mêmes.

Le personnage de Dimna : l’antithèse du parrhésiaste et le procès du Sophiste Les développements précédents nous ont permis de voir à quel point la culture morale, religieuse et politique qui s’est développée au début de l’Islam a aménagé un espace important à cette question de la critique libre et publique du pouvoir. Dans un dernier point, nous essayerons, en revenant au texte de

67 L’expression est de M. Foucault dans Le gouvernement de soi et des autres, p. 187. 68 Ici, c’est le calife qui va voir l’ascète dans sa maison ou le fait venir chez lui. Voir des exemples de ce genre dans al-Ġazālī Maqāmāt al-‘ulamā’ bayna yaday l-ḫulafā’ wa l-umarā’, p. 34-35 où Hārūn al-Rašīd se rend chez al-Fuḍayl ibn ‘Iyāḍ, et p. 35-36 où il fait venir chez lui un autre ascète, Ibn al-Sammāk.

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Kalila et Dimna, de montrer comment ce livre contient aussi le portrait de l’antiparrhésiaste, de la même manière que l’introduction portant sur sa genèse – que nous avons analysée au début de notre chapitre – aborde le portrait du philosophe parrhésiaste. L’opposition entre le parrhésiaste et l’anti-parrhésiaste est d’autant plus soulignée que Bidpaï n’évoque, en parlant de Kalila et Dimna, que le premier chapitre. Celui-ci semble donc être le plus important à ses yeux. Or, la question de la vérité et du mensonge, comme celle de l’ambition légitime ou illégitime, de l’amitié et de l’inimitié sont au cœur du premier chapitre. Ainsi, dans la mention qu’il en fait à deux reprises, Bidpaï affirme que ce chapitre « racontait l’histoire de deux amis, et comment leur affection si solide avait été détruite par les machinations d’un perfide69 ». Un plus loin, il rajoute que « le philosophe avait eu pour seule intention, au premier chapitre, de nous apprendre comment l’amitié et l’affection entre deux frères devait, pour rester solide, se méfier de la calomnie et se garder des gens qui sèment l’hostilité entre deux amis70 ». La dimension éthique de la parole et le rapport entre l’individu et les propos qu’il tient sont donc au cœur de ce long premier chapitre, même si d’autres dimensions aussi importantes, comme l’envie et l’inimitié, constituent d’autres angles d’approche aussi riches et pertinents de ce texte. Résumons rapidement l’histoire avant d’articuler son interprétation à la ques­ tion du dire-vrai. Un chacal (Dimna), ambitieux et désireux de faire une carrière politique brillante, cherche à se rapprocher du roi des animaux, le lion. Il atteint ses objectifs et devient l’un de ses amis intimes. Un jour, le lion entend le beuglement d’un bœuf. Pris de peur, il pense que cette voix est celle d’un rival présent sur son territoire ; Dimna intervient pour le rassurer, espérant par là obtenir plus de faveurs auprès du roi. Il part à la quête de cette voix qui fait tant peur au lion : il s’agit d’un bœuf, nommé Chanzaba. Dimna cherchait simplement à rassurer le lion, en lui montrant que ses inquiétudes n’étaient pas fondées. Or le lion découvre chez le bœuf toutes les qualités de la personne exemplaire et du bon conseiller. Chanzaba prend aussitôt la place de Dimna au sein de la cour, reléguant le chacal à un rôle second. Mû par l’envie, ce dernier va mettre sur pied toute une stratégie fondée sur les mensonges, les machinations et les manipulations afin de se débarrasser du bœuf. Il atteint ses fins en provoquant un combat entre les deux amis qui va se terminer par la mort de Chanzaba. Ce chapitre illustre l’importance des passions (ambitions démesurées et irraisonnées de Dimna, envie, jalousie) au sein du pouvoir et surtout dans la construction de la relation d’hostilité. Dimna, et c’est là le thème principal de la fable, a subverti la relation d’amitié grâce au sentiment aveugle qui le poussait à jouir exclusivement de l’amitié du lion. L’ouverture de Kalila et Dimna par cette histoire attire l’attention sur le fait que le milieu du pouvoir est le théâtre d’inimitiés et d’amitiés, d’alliances et de renver­ sements, d’intrigues et de machinations procédant principalement du sentiment

69 Le Livre de Kalila et Dimna, p. 298. 70 Ibid., p. 299.

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d’envie et de sa puissance subversive. L’ambition démesurée qui s’exerce aux dépens de la justice et se nourrit de mensonge est fermement condamnée comme en témoigne l’appendice « Le procès de Dimna » qui sert de leçon sur la fin misérable de l’envieux. « Le procès de Dimna » est en effet l’un des chapitres qui n’existait pas dans les anciennes versions indiennes ou syriaques. Certains éditeurs pensent qu’il est rajouté par Ibn al-Muqaffa‘ lui-même et qu’il reflète l’intégration du texte dans le contexte islamique marqué par l’existence d’une forte culture juridique devant sanctionner les injustices et punir le crime71. Laissant de côté les dimensions historiques72, nous estimons que le fait d’avoir rajouté ce chapitre s’intègre parfaitement avec l’ensemble de l’interprétation que nous faisons dans le présent travail de la question de la parole libre, et du mauvais usage de la rhéto­ rique par certains courtisans comme Dimna. En effet, non seulement le rajout de ce chapitre est la marque de l’adaptation des fables au contexte de l’Islam, mais il est aussi le témoin de la bonne connaissance qu’Ibn al-Muqaffa‘ avait des discours judiciaires provenant de la tradition hellénistique – et la traduction, à son époque, de certains ouvrages de la logique d’Aristote le confirme73. Sur le plan philosophique, le choix de représenter le procès du sophiste fonctionne comme l’antithèse du procès de Socrate annoncé à la fin du Gorgias. La victoire du juste sur l’injuste, du dire-vrai sur le mensonge est donc acquise par le rajout de ce chapitre, alors que les anciennes versions disaient que Debchelim avait engagé Dimna comme vizir ou mentionnent simplement le fait que ce dernier a échappé à toute forme de jugement et que l’histoire s’était bien terminée pour lui74. Quelle est, en effet, la nature de cette condamnation ? Est-elle seulement morale, et vise-t-elle simplement à punir le méchant ? Si cette lecture peut être re­ tenue, la présente étude cherche à dépasser la dimension morale pour se focaliser sur les aspects éthiques liés à la parole75. En effet, dans les deux chapitres, Dimna

71 Voir l’introduction de A. Azzam à son édition de Kalīla wa Dimna, rédigée en 1941 et reprise dans l’édition de Dâr al-Shurûq, 1981, p. 30. 72 Voir à ce propos, T. Shamma, « Translating into the Empire. The Arabic Version of Kalila wa Dimna », The Translator, 15 (2009), p. 65-86. 73 Voir sur ce point J. Langhade, Du Coran à la philosophie, Damas, 1994, p. 341-347, et G. Trou­ peau, « La logique d’Ibn al-Muqaffa‘ et les origines de la grammaire arabe », Arabica, 28 (1981), p. 242-250. Bien qu’il soit difficile d’admettre que les textes traduits du corpus lo­ gique d’Aristote et attribués à Ibn al-Muqaffa‘ soient véritablement de lui, nous estimons qu’à l’époque, les lettrés avaient la possibilité d’accéder à certains textes du Stagirite en arabe, comme en témoigne la disponibilité de la Rhétorique à une date où Ibn al-Muqaffa‘ (né en 720) était encore très jeune. M. C. Lyons, estime ainsi dans Aristotle’s Ars Rhetorica. The Arabic Version, Linton, 1982, p. iii, que c’est en 731 que la première traduction arabe de ce texte fut publiée. 74 Voir A. Azzam, Kalīla wa Dimna, p. 30 et la version choisie et racontée par R. Wood, Kalila et Dimna, Paris, 2006, p. 216. 75 Cette lecture complète, en examinant le texte sous un autre angle, les analyses développées dans notre article M. Abbès, « L’ami et l’ennemi dans Kalīla et Dimna », Bulletin d’Études Orientales, 47 (2008), p. 11-41 où c’est le sentiment d’envie, en lien avec l’anthropologie politique, qui est pris comme axe d’interprétation.

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est l’incarnation du courtisan aux ambitions immodérées, prêt à sacrifier tous les principes pour conserver sa place. L’usage qu’il fait des ressources de la parole dans le milieu de la cour assimile sa conduite aux pratiques des rhéteurs fustigés par Platon dans le Gorgias ou dans le Protagoras, parce qu’ils cherchent à flatter le peuple pour éviter tout changement politique, ou à conforter les grands dans leur position pour accroître leurs propres pouvoirs et privilèges. Dans une certaine mesure, les deux premiers chapitres de Kalila et Dimna réactivent l’opposition platonicienne entre philosophie et rhétorique, dès lors que cette dernière est utilisée comme instrument de la satisfaction des ambitions personnelles et non des intérêts de la Cité. Avec cet usage dévié de la parole proférée dans le milieu politique, il n’est pas exclu qu’elle emprunte les chemins de la vraisemblance et qu’elle se permette des artifices fondés sur le mensonge afin d’arriver à ses fins. C’est donc ce fil de la parole sophistique que nous allons suivre pour montrer la permanence des traits de l’anti-parrhésiaste et du mauvais conseiller entre le premier et le deuxième chapitre, reconstruisant ainsi l’un des enjeux majeurs du livre autour de l’éthique de la véridicité et du statut du dire-vrai en politique76. L’hypothèse de départ qui nous permet de construire notre lecture de Kalila et Dimna autour de cette opposition entre le philosophe et le sophiste se vérifie à travers le dialogue entre Dimna et son frère Kalila, au début du premier chapitre, « Le lion et le bœuf ». Le portrait des deux chacals met l’accent sur l’ambition politique qui anime Dimna : « Si tous les deux se montraient cultivés et pleins d’astuce, Dimna, dit le fabuliste, était le plus avide, le plus enclin aux vastes projets, le moins satisfait de son sort77 ». En exposant à son frère les motivations qui le poussent à se rapprocher du lion et de sa cour, Dimna explique que l’ambition est une qualité fondamentale de l’homme et le reflet de sa valeur ; il utilise une notion fondamentale du système éthique arabe antéislamique, al-murū’a (la prud’homie) qui renvoie à l’ac­ complissement de l’homme, à l’incarnation de l’humanité en lui par la totalisation des vertus, et en infléchit le sens pour en faire le synonyme de l’expression de l’ambition78. Selon Dimna, le stade suprême de l’humanité est celui que l’individu atteint lorsqu’il laisse libre cours à ses ambitions et qu’il ne se contente pas de son statut dans la société. Accepter sa condition, alors qu’on est conscient de la possibilité de l’améliorer, dénote une certaine faiblesse, voire une certaine

76 Pour d’autres interprétations du procès de Dimna, basées notamment sur des réceptions ultérieures du texte de Kalila et Dimna et des formes de réécriture plus ou moins libres de l’histoire, voir le travail important de Chr. Van Ruymbeke, « Dimna’s Trial and Apologia in Kashifī’s Anvār-i Suhaylī. Morality’s Place in the Corrupt Trial of a Rhetorical and Dialectical Genius », Journal of the Royal Asiatic Society, series 3, 26 (2016), p. 549-583. 77 Le Livre de Kalila et Dimna, p. 52. 78 Ibid., p. 54, où le terme est traduit par « homme de valeur ». Voir le texte arabe, éd. Azzam, Kalīla wa Dimna, p. 86.

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bassesse car on serait « comme le chien affamé qui obtient un os tout sec et s’en fait fête », alors que la grandeur d’âme de celui qui nourrit de vastes desseins le rend semblable au lion qui « déchire un lièvre, mais, à la vue d’un onagre, laisse là le lièvre et se saisit de l’onagre79 ». La légitimation de l’ambition et le désir d’accéder à la puissance que procure la fréquentation du milieu du pouvoir sont donc au cœur du discours de Dimna. Les rangs qu’on occupe, affirme Dimna, sont l’objet d’une compétition, mais sont liés entre eux, de telle sorte que l’homme doté de valeur voit sa valeur l’élever du rang le plus humble au rang supérieur et que l’homme sans valeur s’abaisse du rang suprême au rang le plus bas. […] Nous pouvons, nous plus que tous autres, prétendre accéder grâce à notre valeur, à un rang plus élevé et nous évader, puisque nous le pouvons, de la situation où nous sommes80. Comme Calliclès, Dimna est un maître de la persuasion qui estime que « pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, au lieu de les réprimer81 ». D’après les arguments mis en avant par Dimna, il faut simplement laisser éclore une tendance naturelle, un désir de puissance et de gloire qui doit s’exprimer librement. Ainsi entend-il la politique, qui est à ses yeux le fait de réjouir les amis et d’infliger du mal à l’ennemi, chose qui ne peut être réalisée que par une grande proximité vis-à-vis du cercle du pouvoir82. Le discours sur la politique cantonne celle-ci dans la réussite matérielle de l’individu et dans la satisfaction de ses intérêts et la réjouissance de ses amis. C’est ce genre de vie que vise Dimna lorsqu’il explique que celui qui vit dans l’infortune « vit fort peu », alors que celui qui cherche une vie longue doit penser à la gloire pour lui et ses amis83. L’identité du Sophiste Dimna se confirme dans un passage-clef où il explique à son frère Kalila l’attitude qu’il va adopter à l’égard du détenteur du pouvoir. Répondant à la question de son frère pour savoir s’il détient ou non un savoir particulier sur la politique, s’il est ou non doté d’expérience en la matière, Dimna brosse les grandes lignes de sa stratégie : Quand je serais près du lion et que je connaîtrais son naturel, je m’appliquerais avec douceur à suivre ses opinions en évitant au maximum de le contredire et en me pliant à ses caprices. Manifesterait-il un désir ? je déciderais aussitôt que c’est le bon parti : je le lui peindrais sous des couleurs avenantes, je l’encouragerais à le suivre, jusqu’à ce qu’il agisse en ce sens et mette son projet à exécution. Aurait-il une idée en tête, qui me fît craindre pour lui quelque dommage ? Je lui présenterais, de la façon la plus aimable et la plus douce possible, quel préjudice et quelle honte entraînerait la réalisation de

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Ibid., p. 53. Ibid., p. 54, traduction modifiée. Voir le Gorgias, 491d-492c, trad. É. Chambry, Paris, 1967, p. 235. Le Livre de Kalila et Dimna, p. 53. Ibid., p. 53.

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ce dessein. Un homme plein de savoir-vivre, habile et ingénieux, s’il voulait parfois, rendre faux ce qui est vrai et vrai ce qui est faux, y arriverait. Il serait alors semblable au peintre habile, qui représente au mur des figures donnant l’illusion qu’elles en sortent alors que ce n’est pas le cas, et d’autres qui semblent y rentrer alors qu’il n’en est rien. Quand donc le lion aura reconnu mes capacités et la perfection de mes mérites, il cherchera lui-même à m’honorer et à me rapprocher de lui84. Cette longue réponse à la question éminemment socratique de Kalila (quel est le savoir détenu sur la politique ?) correspond au reproche que Socrate adresse à Gorgias, à Calliclès ou à Polos dans le Gorgias ainsi que dans d’autres textes. Plutôt que de décrire la nature du savoir qui l’habilite à se mêler de politique, Dimna le sophiste met en avant les technès qu’il va utiliser pour arriver à ses fins et qui consistent dans le fait de suivre les penchants et les inclinations du chef politique, tout en étant prêt à déformer la réalité des choses. La métaphore de la peinture est très parlante dans ce passage : elle traduit l’opposition entre l’Être et le paraître, et fait écho à la critique platonicienne de la peinture – et de la mimésis en général – en tant qu’art fondé sur l’illusion et l’inconstance85. Le rapprochement entre la peinture et la sophistique se justifie ainsi par leur capacité à déformer les objets, à travestir l’être d’une chose – en l’occurrence l’être de la politique –, en profitant de l’ignorance du lion et de la faiblesse de son jugement. De la même manière que la peinture murale trompe la vue du grand nombre et fait croire, un instant, qu’il s’agit de la réalité, le discours de Dimna en tant que « conseiller » va tromper le roi et les autres membres de la cour en donnant l’illusion qu’il est au service de l’État, alors qu’en réalité il est conforme aux penchants du roi, et qu’il n’envisage aucun écart par rapport à l’opinion établie, sauf pour écarter les dangers qui pourraient menacer le maintien du pouvoir lui-même. La flatterie n’est pas explicitement mentionnée dans ce passage comme moyen utilisé par Dimna, mais le fait « d’éviter de contredire et ses caprices » témoigne d’une conception du discours totalement opposée à celle de Bidpaï. Dimna cherche à utiliser la connaissance du naturel du lion afin de pouvoir le confirmer dans ses choix, fussent-ils néfastes pour l’État. Il incarne par ces traits l’une des caractéristiques du mauvais conseiller qui se distingue par son habilité à connaître les caractères plutôt que de maîtriser le fond des affaires politiques. Cette opposition entre la connaissance du naturel des hommes et la maîtrise des affaires politiques est érigée par F. Bacon en critère à partir duquel on arrive à séparer le bon du mauvais conseiller politique : « Le rôle véritable du conseiller, dit-il, est de connaître les affaires de son maître plutôt que son caractère, car il a de la sorte plus de chances de le conseiller sans flatter son humeur86 ».

84 Ibid., p. 55-56, traduction modifiée. 85 Platon, La République, x, 596d-598d. 86 F. Bacon, Essais, trad. M. Castelain, Paris, 1979, p. 111.

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En plus de se révéler être un mauvais conseiller dans le premier chapitre, Dimna se montre lors de son procès comme l’anti-parrhésiaste parce qu’il est persuadé qu’il est assez fort pour tromper les autres qu’il considère comme des faibles de jugement, à commencer par le lion. De plus, il n’arrive pas à se construire lui-même comme un sujet de sa propre vérité, bien qu’il l’ait admise devant son frère Kalila. Ce dernier, lors d’une brève entrevue, le chapitre en lui rappelant les nombreux conseils qu’il lui a prodigués avant qu’il ne s’engage dans la vie de cour. « Je te conseille, dit Kalila, de reconnaître ton crime et d’avouer publiquement ta faute, car tu vas mourir, cela ne fait aucun doute. […] Tu as dit vrai, confessa Dimna, mais il est bien dur de mettre tes conseils en pratique87 ». Cette attitude qui accepte la confession intime mais refuse l’aveu public montre que le problème de Dimna est véritablement éthique : il est prêt à dire la vérité sur lui-même en privé et de reconnaître sa perfidie et son mensonge, mais il ne peut penser la manifestation publique de cette même vérité. C’est pour cela qu’il est l’anti-parrhésiaste, car, comme le note Foucault, « le rhéteur […] peut parfaite­ ment être un menteur efficace qui contraint les autres. Le parrèsiaste, au contraire, sera le diseur courageux d’une vérité où il risque lui-même et sa relation avec l’autre88 ». Dimna refuse jusqu’au bout d’accepter de modifier son mode d’être, de se constituer lui-même en tant qu’objet de sa propre vérité, et donc en tant que sujet éthique. Ainsi, à la demande formulée par le juge pour qu’il reconnaisse ses fautes et avoue son crime, Dimna répond : « Je me connais moi-même plus que vous ne me connaissez, et la connaissance que j’ai de moi-même est certaine, sans l’ombre d’un doute, alors que le savoir que vous détenez sur moi est douteux89 ». Cette subversion du « connais-toi toi-même » est ce qui marque l’impasse dans laquelle s’enferme Dimna, devenu incapable d’expier sa faute et de se délivrer de son crime. Plutôt que d’avouer et d’espérer le pardon, Dimna nie les faits et s’entête à contredire les arguments de ses accusateurs. Or, tout en affirmant qu’il est laid de se mentir à soi-même, il continue de clamer son innocence et accuse les autres d’être des calomniateurs. Plus que sa dimension morale et judiciaire (punir le criminel, organiser son procès), l’intérêt du chapitre provient, pour nous, du fait que Dimna confirme ici sa vision de la parole, sa conception du juste et de l’injuste, et le rapport qu’il entretient avec lui-même et les autres. Sur ces trois points, il reste fidèle à la tradition sophistique et fait usage des artifices propres aux Sophistes. Comme le montre la trame du récit, la possibilité de réunir deux témoins, point qui, dans la tradition judiciaire de l’Islam est indispensable pour établir la preuve, ne s’offre qu’à la fin du chapitre, ce qui laisse tout le temps à

87 Ibid., p. 119. 88 M. Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France, 1984, Paris, 2009, p. 15. 89 Ce passage se trouve dans une version légèrement différente de celle qu’A. Miquel a utilisée pour sa traduction. Voir Kalīla wa Dimna, Beyrouth, Maktabat Lubnān, 1991, p. 178. Le passage correspondant dans la traduction d’A. Miquel se trouve à la p. 129 : « Je suis mieux renseigné que vous sur mon propre compte ».

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Dimna pour tenter de réfuter les plaidoyers lancés contre lui. Dans un passage clé où il échange avec ses accusateurs, on peut dégager trois moments fondamentaux qui restituent les bases des plaidoiries dans les tribunaux et qui nous montrent en même temps que les techniques utilisées par Dimna sont celles que dénoncent Aristote et les philosophes arabes en tant que procédés malhonnêtes propres aux Sophistes. Le premier procédé consiste dans l’attaque ad hominem, que Dimna lance d’abord contre un conseiller qui l’a accusé de mentir au roi et à l’auditoire90, ensuite contre le chef des sangliers qui voulait établir la culpabilité de Dimna à partir d’une science qu’il possède très bien, celle de la physiognomonie91. Dans les deux cas, les accusateurs ne possèdent aucune preuve et tout se joue donc au niveau de leur capacité de persuasion face au juge et au tribunal. Mais la parole de Dimna est plus efficace que celle des deux accusateurs, qui se trouvent contraints de battre en retraite et de se taire. Faire taire l’adversaire (al-iskāt) est considéré dans la tradition philosophique arabe comme l’un des procédés des Sophistes, et le plus vil, selon al-Fārābī, en comparaison avec la réfutation ou avec l’embarras par exemple. Il l’est parce qu’il consiste à « faire peur, à faire honte ou à produire d’autres sentiments semblables92 », ce qui arrive au chef des sangliers qui éclate en sanglots, et se trouve même démis de ses fonctions, banni et exilé par le lion parce qu’il a été confondu et ridiculisé par les invectives de Dimna. La deuxième technique utilisée par Dimna au sein du tribunal consiste à intimider le juge et les auditeurs. Fort de l’assurance qu’il n’existe pas de témoin contre lui, Dimna défie les gens présents en leur rappelant le châtiment des fausses accusations, et fait la leçon au juge contre toute tentation de prononcer la sentence sans avoir la preuve de sa culpabilité93. Avec la mère du lion qui a percé à jour les machinations du chacal et tenté de convaincre le lion du devoir de le punir, la situation est différente, et les procédés comme l’intimidation ou les attaques ad hominem risquent de se retourner contre lui. C’est pour cette raison qu’il opte pour la technique de la diversion qui est fondée sur la double interprétation du sens des mots. À chaque fois que la mère du lion lui lance une accusation, Dimna redéfinit le terme d’une manière qui l’innocente. Ainsi, lorsqu’elle lui lance qu’il est un « scélérat », il répond en donnant une définition du terme qui rend impossible le fait qu’il s’applique à lui. Un scélérat est celui qui ne garde pas le secret qu’on lui confie, ou quelqu’un qui se travestit et qui d’homme devient femme et de femme se transforme en homme, ou bien encore « le visiteur qui prétend que la maison de son hôte lui appartient, ou l’homme qui, dans une assemblée et en présence du roi, parle

90 Le Livre de Kalila et Dimna, p. 114-115. 91 Ibid., p. 123. 92 al-Fārābī, Falsafat arisṭūṭālis (La philosophie d’Aristote), Beyrouth, 1961, p. 83. Voir la traduction anglaise Alfarabi’s Philosophy of Plato and Aristotle, de M. Mahdi, 1962, part iii : The Philosophy of Aristotle, p. 91, l. 10. 93 Le Livre de Kalila et Dimna, p. 128-131.

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de choses que personne ne lui demande94 ». Toutes les accusations lancées par la mère du lion (scélérat, criminel, perfide, rusé, menteur) sont redéfinies d’une manière qui crée un rapport d’extériorité entre la personne de Dimna et le contenu sémantique de l’accusation. Ce procédé consiste à produire l’équivoque et à abuser de l’homonymie afin de ne plus s’entendre sur le sens des mots dans la discussion. Au bout de la manœuvre langagière employée par le Sophiste, l’objet du débat n’est plus Dimna, mais autre chose ou d’autres personnes auxquelles pourrait, de son point de vue à lui, s’appliquer l’accusation. La force de persuasion de Dimna a été telle que la mère du lion s’est ravisée en se disant : « Peut-être les accusations portées contre Dimna sont-elles fausses. Car celui qui se justifie devant le roi et en présence de sa garde sans qu’on ne trouve rien à lui répondre, est, selon toute probabilité, sincère dans ses paroles95 ». Dimna ne cesse d’employer les artifices visant à tromper l’auditoire qu’avec la réunion de deux témoins (la panthère et le tigre) qui vont raconter qu’ils l’ont entendu parler de son crime et de ses mensonges à son frère Kalila. C’est à ce stade que la preuve de la culpabilité est établie, et que le sort de l’intrigant est scellé. Le chapitre se termine par une leçon d’éthique qui relève de l’obligation d’entretenir des liens de réciprocité entre les hommes. La chute que choisit de rajouter Ibn al-Muqaffa‘ – s’il en est bien sûr le véritable auteur – rappelle les maximes mobilisées par les philosophes de la morale et de la politique à propos de l’interdépendance des droits et des obligations qui est au fondement des interactions humaines, et de toute relation à autrui. Si l’on cherche la satisfaction de ses intérêts propres par la mort d’autrui, une mort injuste obtenue par la tromperie, la ruse ou la traîtrise, on n’échappera pas aux dommages causés par cette attitude ni aux effets et conséquences qui en découlent ; que, tôt ou tard, l’on recevra le paiement de ses méfaits et qu’on finira par périr, quoi qu’on fasse96. C’est par cette règle de la réciprocité qui est fondement de la loi naturelle que s’achève le chapitre, redonnant ainsi à la parole toute l’épaisseur éthique qu’elle doit toujours garder.

Conclusion Le présent chapitre montre comment le texte de Kalila et Dimna, ainsi que la tradition des arts de gouverner en Islam ont aménagé un espace pour le déploie­ ment de la critique acerbe et directe du pouvoir politique. La parrhèsia y est inté­ grée comme l’une des formes du gouvernement de l’âme du prince, aux côtés des formes déployées par l’éducateur ou le conseiller. Sa modalité un peu particulière 94 Ibid., p. 116. 95 Ibid., p. 117. 96 Ibid., p. 132.

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et a priori inappropriée à la politique ne l’empêche donc pas de réaliser deux objectifs éminents : d’abord opérer par la charge performative qu’elle détient un changement complet dans l’âme du prince et une conversion vers le bon mode du gouvernement des autres, ensuite permettre au philosophe d’accéder à sa propre vérité en tant que sujet à travers le dire-vrai qu’il formule face au mauvais prince, et qui lui permet, en prenant le risque de mourir, de témoigner en faveur de cette vérité. Ce premier niveau de la théorisation du dire-vrai (al-ṣidq fi l-qawl) est l’un des points fondamentaux à travers lequel se structure l’opposition entre philosophie et rhétorique, conseil sincère et flatterie. Nous l’avons illustré à travers le modèle du parrhésiaste (Bidpaï) et le prototype de l’anti-parrhésiaste (Dimna), afin de souligner l’opposition entre deux approches de la finalité que l’on donne au pouvoir politique. Nous avons insisté également sur le fait que l’adoption de cette parole critique n’est pas conditionnée par la présence d’un gouvernement démocratique, ni exclusivement tributaire de la culture occidentale. Ce point a permis de dépasser la vision assignant à la parole au sein de la civilisation classique de l’Islam un statut particulier, une physionomie spécifique faite de détours et de dissimulations, de mots couverts et de sous-entendus, de flatteries et d’hypocrisies. Une telle évacua­ tion de la dimension éthique de la parole et du courage de la vérité dont peuvent se doter le philosophe ou le conseiller face au mauvais pouvoir, est contredite par les textes eux-mêmes. Dans ce cadre, il a fallu relire le choix de la forme de la fable non pas en tant que substitut à la parrhèsia ou palliatif à l’impossibilité de parler librement devant le détenteur du pouvoir, mais en tant qu’outil réalisant des fonctions et des finalités que ne peut assumer la parrhèsia. Parmi ces fonctions, nous avons relevé, en plus des finalités pédagogiques habituellement assignées à cette forme littéraire, une finalité philosophique par laquelle la rhétorique se trouve revalorisée, alors qu’elle était écartée dans un premier temps, lors de l’exploration de la parrhèsia. Enfin, le troisième niveau de cette exploration du statut éthico-politique de la parole concerne, après la parrhèsia et la fable, le métier du conseiller. Même si ce dernier doit être sincère dans ses propos et chercher à servir les intérêts de l’État, la parrhèsia se trouve écartée comme modalité de l’exercice de la fonction de conseiller (mustašār). Ce qui justifie cette nécessaire mise à l’écart envisagée par Bidpaï, Plutarque, Avicenne ou Bacon, c’est l’idée de l’efficacité de la parole inhérente à tout processus de délibération et de prise de décision : quel est le moyen qui force l’écoute, comment intéresser un public qui peut ne pas être conscient de la gravité de la situation politique ou un peuple qui n’a cure des dangers guettant sa nation ? La parrhèsia peut certes répondre à ces questions mais elle ne peut régir des rapports hiérarchiques au sein de l’État ni se constituer en norme pour le processus de délibération entre les différents membres du gouvernement. Même le conseiller qui a l’assurance de détenir la vérité et d’avoir la bonne solution à un problème se trouve confronté à la nécessité de mobiliser

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les moyens pour persuader de sa validité, et d’argumenter en sa faveur contre les options proposées par d’autres conseillers. C’est ici qu’intervient l’art du conseiller et que la rhétorique se trouve, de nouveau, requalifiée et considérée comme étant la pierre de touche de la philosophie politique.

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La liberté de parole de Théodore Stoudite (759-826)

La liberté de parole, ou du moins la parrhèsia, capacité à dire tout ce qui doit être dit, est à coup sûr un des traits caractéristiques de Théodore Stoudite1. Issu d’une famille de hauts fonctionnaires de Constantinople2, il se fait moine avec le reste des hommes de la famille en 781 sur des propriétés familiales en Bithynie, au monastère du Sakkoudion où il devient bientôt l’higoumène3 ; la postérité le retient surtout comme higoumène du grand monastère du Stoudios à Constanti­ nople à partir de 798. Le personnage est bien connu pour son implication dans de multiples conflits où il a toujours su se faire remarquer, à défaut de toujours se faire entendre4. Rappelons brièvement : -

l’affaire mœchienne (795-797) : l’empereur Constantin VI répudie sa femme, Marie d’Amnia, et épouse une certaine Théodotè, cousine germaine de Théo­ dore ; celui-ci conteste la validité du divorce que le patriarche Tarasios n’a accepté que par mesure « d’économie », autrement dit par dispense excep­ tionnelle, et conteste donc aussi donc la validité du remariage. Mais cela

1 Deux livres récents donnent une biographie détaillée de Théodore : Th. Pratsch, Theodoros Studites (759-826) zwischen Dogma und Pragma : der Abt des Studiosklosters in Konstantinopel im Spannungsfeld von Patriarch, Kaiser und eigenem Anspruch, Francfort-sur-le-Main et al., 1998 (Berliner Byzantinische Arbeiten 4) ; R. Cholij, Theodore the Studites. The Ordering of Holiness, Oxford, 2002. 2 Sur le réseau familial de Théodore, voir Th. Pratsch, Theodoros Studites, p. 45-67. 3 D’une façon ou d’une autre, ce départ collectif au monastère semble être lié à la mort de l’empereur iconoclaste Léon IV en 780, même s’il n’implique pas nécessairement une disgrâce : les empereurs isauriens iconoclastes semblent avoir voulu limiter le nombre des moines, et c’est peut-être simplement l’arrêt de cette politique qui explique un phénomène plus général ; le chroniqueur iconodoule Théophane mentionne de nombreuses prises d’habit à cette époque dans l’aristocratie. 4 Voir P. Hatlie, « The Politics of Salvation : Theodore of Stoudios on Martyrdom (Martyria) and on Speaking Out (Parrhesia) », Dumbarton Oaks Papers, 50 (1996), p. 263-287. Vincent Déroche • Sorbonne Université, Orient et Méditerranée UMR 8167 Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 93-104. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131526

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dépasse de beaucoup le cas de Théodotè : Théodore rompt (ou menace de rompre) de ce fait la communion avec tous ceux qui ont accepté ce remariage – l’empereur, le patriarche et certainement toute la cour et l’essentiel du clergé. Théodore est exilé début 7975 et l’affaire se termine non par un accord entre clercs, mais par la chute de Constantin VI à la fin de l’année. Sa mère Irène reprend le pouvoir, rappelle d’exil Théodore et sa famille, et, outre les monastères qui relevaient déjà de lui, Théodore se voit confier le grand monastère impérial de Stoudios, plus le monastère de Kathara, qui relevait du prêtre économe de Sainte-Sophie, Joseph, qui avait béni le second mariage de Constantin VI. C’est le plus grand succès de Théodore, qui revient en cour, voit ses positions légitimées après coup et va gagner en réputation grâce à l’extraordinaire essor du monastère de Stoudios ; seconde affaire mœchienne : ledit prêtre Joseph avait été déposé après la chute de Constantin VI par Tarasios, qui rappelait ainsi (un peu tard) que les canons n’avaient pas été respectés lors du second mariage de Constantin VI ; en 806, à la demande de l’empereur Nicéphore Ier, le nouveau patriarche Nicéphore annule cette déposition par mesure « d’économie » ; Théodore, après être d’abord resté silencieux, s’y oppose si bien dans un deuxième temps que le patriarche réunit en 809 un synode qui condamne Théodore pour son insu­ bordination. Là encore, le problème n’est pas résolu par un accord entre clercs, mais par la mort de l’empereur en 811, vaincu par les Bulgares. La tension était d’autant plus forte que Théodore avait cru pouvoir être nommé patriarche à la mort de Tarasios en 806, et a été prompt à critiquer l’accession quasi directe de Nicéphore simple laïc au rang de patriarche. Théodore retrouve ses monastères et gagne en influence ; Joseph est de nouveau déposé ; mais la tension subsiste avec le patriarche Nicéphore, malgré une réconciliation officielle ; en 811-813, Théodore est sans cesse consulté par le nouvel empereur Michel Rhangabé, ce qui ne réussit pas à ce dernier : Théodore lui fait refuser un traité avec les Bulgares parce qu’il aurait fallu livrer les transfuges bulgares, et il s’ensuit la défaite de Versinikia en 813 et la chute de l’empereur Michel ; à la Noël 814, avec d’autres évêques et higoumènes iconodoules, il essaie en vain de persuader l’empereur Léon V de ne pas rétablir l’iconoclasme ; en 815, il sera de ce fait exilé jusqu’à sa mort en 826, malgré de brèves interruptions sous Michel II.

Si l’on ajoute les critiques de Théodore sur l’œcuménicité du concile de Nicée II en 787, qui avait pourtant rétabli l’iconodoulie après le premier icono­ clasme, on constate que Théodore s’est opposé à un nombre impressionnant de décisions officielles de l’Église de son temps ; l’Église orthodoxe actuelle

5 Voir J.-Cl. Cheynet et B. Flusin, « Du monastère Ta Kathara à Thessalonique : Théodore Stou­ dite sur la route de l’exil », Revue des études byzantines, 48 (1990), p. 193-211.

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garde surtout la mémoire de sa lutte finale contre l’iconoclasme, mais en réalité la plupart des conflits de sa carrière l’ont opposé à d’autres iconodoules, non pour des questions de dogme (et donc d’hérésie), mais d’application des canons. Théodore est par excellence le partisan de la rigueur (akribeia, litt. « exactitude ») dans l’application des canons, à l’inverse exact des mesures « d’économie ». La situation du droit canon byzantin de l’époque lui donne des possibilités maintenant inconcevables : le droit canon se résume alors surtout à des listes de canons des conciles et des synodes, sans interprétation globale cohérente ni jurisprudence bien établie, et il est assez facile pour Théodore d’exhumer tel ou tel canon, tandis que l’on comprend bien dans l’autre camp la tentation de recourir à des dérogations dès que la situation politique est tendue. Sur plusieurs sujets, la doctrine de l’Église n’est pas encore fermement établie alors : l’indissolubilité du mariage ne sera jamais pleinement édictée, bien que certains la recommandent, et surtout le droit civil impérial ignore encore le droit canon pour le mariage – du moins jusqu’aux Novelles de Léon VI presque un siècle plus tard6. Théodore campe à peu près systématiquement sur des positions très rigoristes, et c’est sans doute à partir de cette crise et des recommandations de Théodore que commence à s’élaborer une liturgie spécifique pour le mariage. La position de Théodore comme confesseur de l’iconoclasme et l’extraordi­ naire succès ultérieur de son monastère de Stoudios ont permis la conservation d’une grande quantité de ses textes, au premier plan sa volumineuse correspon­ dance7, des homélies8, des poèmes, des traités sur les images9, des catéchèses à ses moines10, et on a conservé des Vies de Théodore dont la Vie B, de haute date,

6 Voir le bilan dressé par G. Dagron dans l’Histoire du christianisme, éd. J.-M. Mayeur et alii, t. 4, Paris, 1993, p. 310-311 : c’est justement après l’affaire mœchienne que Léon V commence à limiter les possibilités de remariage. L’évolution ultérieure va clairement dans le sens de Théodore. 7 Éd. G. Fatouros, Theodori Studitae Epistulae, Berlin, 1992 (Corpus fontium historiae Byzanti­ nae 31). 8 En particulier funèbres pour son oncle Platon qui l’avait initié au monachisme – Theodori Studitae Oratio funebris in Platonem ejus patrem spiritualem, PG 99, p. 803-850 – et pour sa mère Théoktistè : éd. et trad. St. Efthymiadis et J. M. Featherstone, « Establishing a holy lineage : Theodore the Stoudite’s funerary catechism for his mother (Bibliotheca hagiographica graeca 2422) », in Theatron : rhetorische Kultur in Spätantike und Mittelalter, éd. M. Grünbart, Berlin, 2007, p. 13-51. 9 Les Antirrhétiques : Theodori praepositi Studitarum Antirrhetici adversus Iconomachos, PG 99, 327B-436A ; traduction partielle C. Roth, On the holy icons, Crestwood, 1981 ; traduc­ tion de toutes les œuvres théologiques T. Cattoi, Theodore the Studite. Writings on Iconoclasm, New York, 2015 (Ancient Christian Writers 69). 10 On distingue les « Petites catéchèses », très diffusées ensuite dans le milieu monastique – éd. E. Auvray, S.P.N. et Confessoris Theodori Studitis Praepositi Parva Catachesis, Paris, 1891, trad. A.‑M. Mohr, Petites catéchèses, Paris, 1993 (Les Pères dans la foi 52) – et les « Grandes caté­ chèses », dont l’édition est encore incomplète ; voir pour l’instant le recueil d’études de J. Leroy édité par O. Delouis et S. Voicu, Études sur les « Grandes catéchèses » de S. Théodore Studite,

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semble être la source des autres11. Parfois circulent sous le nom de Théodore des textes qui sont en fait dus aux Stoudites des générations suivantes, avec des motifs empruntés à Théodore12. Les sources ne manquent donc pas, mais la prolixité même de Théodore et ses évolutions et silences au cours de sa carrière agitée ne facilitent pas toujours la synthèse ; ce qui manque le plus, ce sont les positions de ses adversaires, sauf les critiques à mots couverts que l’on sent dans des sources certes iconodoules, mais liées à d’autres factions de l’iconodoulie13, les groupes autour des patriarches Tarasios et Nicéphore, ou autour d’un ermite comme Ioannikios14. De plus, tous les textes de Théodore n’ont pas été conservés ; dans sa lettre 49 à Naucratios, il citait un traité de sa plume sur la notion d’économie, malheureusement perdu15. La première question que pose l’interventionnisme de Théodore est celle de sa légitimité : simple abbé, même d’un monastère prestigieux, il n’a pas la charge, comme les évêques, de dire le droit canonique en cas de litige, et en théorie sa position n’est pas plus forte que celle d’un simple laïc ; son autorité n’existe qu’à l’intérieur du ou des monastères qu’il dirige16. Là encore, le contexte historique est favorable à Théodore : bien que les synodes et conciles soient en droit canon l’affaire des seuls évêques, la pratique récente avait conduit à ménager aux higoumènes un certain rôle, en particulier au concile de Nicée II ; comme la

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Città del Vaticano, 2008 et la traduction du Livre I des Grandes catéchèses par F. de Montleau, Les grandes catéchèses. Livre I. Les épigrammes (I-XXIX), Bégrolles-en-Mauge, 2002. Éd. B. Latyschev, « Vita S. Theodori Studitae in codice Mosquensi musei Ruimanzoviani no 50 », Vizantiskij Vremennik, 21 (1914), p. 258-304 ; état de la question dans D. Krausmüller, « The Vitae B, C and A of Theodore the Stoudite. Their Interrelation, Dates, Authors and Significance for the History of the Stoudios Monastery in the tenth Century », Analecta Bollandiana, 131 (2013), p. 280-298. Voir O. Delouis, « Le Testament de Théodore Stoudite est-il de Théodore ? », Revue des Études byzantines, 66 (2008), p. 173-190 ; Id., « Le Testament de Théodore Stoudite : édition critique et traduction », Revue des Études byzantines, 67 (2009), p. 77-109. L’étude fondatrice reste celle de E. von Dobschutz, « Methodios und die Studiten. Strömungen und Gegenströmungen in der Hagiographie des 9. Jahrhunderts », Byzantinische Zeitschrift, 18 (1909), p. 41-105 ; voir les développements de B. Flusin, « L’hagiographie monastique à By­ zance au ixe et au xe siècle : modèles anciens et tendances contemporaines », Revue bénédictine, 103 (1993), p. 31-50. C’est dans la Vie de Ioannikios par Pierre que figure un passage extraordinairement critique contre les Stoudites (voir la traduction de D. Sullivan, Byzantine defenders of images : eight saints’ lives in English translation, éd. A.-M. Talbot, Washington DC, 1998, p. 243-351) ; les Stoudites confièrent à un auteur connu, Sabas, le soin de rédiger une nouvelle Vie de Ioannikios qui effa­ çait les détails gênants ; voir C. Mango, « The two Lives of St. Ioannikios and the Bulgarians », Harvard Ukrainian Studies, 7 (1983) p. 393-404. Éd. G. Fatouros, p. 141. On peut se demander si ce texte n’a pas été, comme d’autres, détruit sur ordre du patriarcat dans la crise d’après 843 entre le monastère du Stoudios et le patriarcat. Théodore était en effet aussi higoumène du monastère familial de Sakkoudion en Bithynie, où il avait commencé sa carrière monastique en 781, de ceux de Tripylianae et de SaintCristophoros, puis de celui de Kathara. Il a été consacré prêtre sous Tarasios, mais n’invoque guère cette légitimité.

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plupart des évêques présents au concile avaient été consacrés sous l’iconoclasme, ils étaient juridiquement légitimes mais moralement discrédités dans un concile iconodoule ; pour pallier ce déficit d’autorité, le concile accepta la présence d’higoumènes non compromis dans l’iconoclasme, en particulier Sabas qui était alors justement l’higoumène du Stoudios17, et ceux-ci d’ailleurs tentèrent en vain d’empêcher la réintégration des évêques compromis dans l’iconoclasme18. Les hi­ goumènes ne votent pas, mais participent de facto aux débats, et leurs propos sont consignés au procès-verbal officiel19. La délégation officielle de Noël 814 au palais impérial comprend autant d’higoumènes que d’évêques pour un débat qui touche pourtant au dogme, l’opportunité de débattre ou non de nouveau sur les images : les abbés ont acquis une autorité théologique officieuse, inconnue du droit ca­ non, et il paraît normal de les consulter. Ce sera moins le cas dans les siècles ultérieurs, où va se développer l’institution du « synode permanent » (synodos endèmousa) : le patriarche réunit les métropolites de passage à Constantinople et les « archontes patriarcaux », les clercs importants du patriarcat, pour former un tribunal canonique qui crée peu à peu une jurisprudence et se réapproprie le droit canon ; là aussi, Théodore arrive dans un contexte favorable, à une époque où le champ est relativement libre pour un moine. Par ailleurs, à haute époque l’excommunication n’est pas l’arme réservée de la haute hiérarchie ecclésiastique, puisque de simples prêtres peuvent lancer l’anathème sur tel ou tel20 : Théodore n’est pas extravagant par le recours à l’excommunication, mais par son extension extraordinaire de l’excommunication aux plus hautes autorités de l’Empire et de l’Église. Théodore vit dans un monde déjà assez éloigné du droit canon occidental : la tendance byzantine devant des conflits de normes est d’éviter de trancher entre différentes normes, on procède par des compromis ad hoc, comme l’oikonomia, qui ne créent pas une nouvelle norme ou une jurisprudence, contrairement au futur cas d’espèce de la scolastique occidentale21 ; le même conflit peut donc recommencer avec d’autres personnes, d’autant que le monachisme byzantin

17 On a proposé de l’identifier avec un oncle de Théodore, mais l’hypothèse reste fragile : Th. Pratsch, Theodoros Studites, p. 47. 18 L’absence quasi complète de sources sur le premier iconoclasme fait que nous ne connaissons la position antérieure de ces higoumènes que par les Actes de Nicée II, et en interprétant leur implicite : ainsi, il n’est jamais dit explicitement que Sabas du Stoudios et les autres higoumènes présents à Nicée II n’ont jamais été compromis sous l’iconoclasme (doctrine pourtant obliga­ toire depuis le concile de Hiéréia en 754), mais les reproches dont ils accablent les évêques ex-iconoclastes ne reçoivent jamais de réplique analogue, ce qui laisse penser que les moines, souvent non clercs et rattachés à des monastères de statut privé, ont pu, pour certains, se tenir à distance de la doctrine officielle. 19 Voir M.-F. Auzépy, « La place des moines à Nicée II (787) », Byzantion, 58 (1988), p. 5-21. 20 Il semble que ce soit ce dont un moine Basile, à Rome, a menacé Théodore d’après la réponse de ce dernier : lettre 28, éd. G. Fatouros, p. 75. 21 Voir en ce sens G. Dagron, « La règle et l’exception. Analyse de la notion d’économie », in Religiöse Devianz. Untersuchungen zu sozialen, rechtlichen und theologischen Reaktionen auf religiöse

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conserve fortement l’idée d’un charisme personnel du saint, qui donne à ses opinions et ses actes un poids qui n’a rien à voir avec sa position officielle dans la hiérarchie. C’est donc un problème de sainteté autant que de norme et de hiérarchie. Dans ce monde souple dans son usage de la tradition, Théodore ne se distingue pas par un surcroît de rigueur intellectuelle, et sa pensée est souvent ou floue, ou si visiblement adaptée au destinataire du moment qu’elle entre presque en contradiction avec d’autres passages. En tout cas, malgré ses déclarations tonitruantes, Théodore ne prétend pas à la « liberté de parole » : I. Hausherr a pu le camper avec justesse en figure d’ « esclave de la tradition », qui sans arrêt prétend donner non pas son avis, mais dire ce que lui impose sa fidélité à sa mère Théoktistè, à son oncle Platon, aux écrits de Basile de Césarée, aux écrits des Pères, etc.22 Au moins à l’en croire, Théodore pratique la parrhèsia non comme une liberté dont il profiterait, mais comme un devoir auquel il ne peut se dérober. Son maximalisme dérive en partie des écrits de Basile de Césarée qui constituent sa référence essentielle pour organiser la vie monastique, et on le voit dans ses conseils à ses moines : ignorer un seul commandement vaut refus de tous les commandements, et entraîne donc la condamnation, la perfection est obligatoire pour le moine sous peine de perdre la cohérence de la vie monastique et tout son bénéfice23. C’est d’autant plus redoutable que pour Théodore toute tradition fait canon : il cite pêle-mêle comme kanones bien sûr des canons de synodes, mais aussi des versets de l’Évangile, des épisodes bibliques et des passages purement exhortatifs des Pères. Il crée des normes sans s’en rendre bien compte en élevant au rang de normes des textes anciens qui n’avaient pas ce statut24. Il n’est pas seul dans ce cas à son époque, puisque le concile de Nicée II ne constitue pas non plus les canons comme un ensemble normatif distinct, mais les additionne en quelque sorte à l’ensemble des textes canoniques25. Les catéchèses de Théodore et d’autres sources nous renseignent richement sur sa pratique à l’intérieur de son monastère : 1 les moines sont interdits de parrhèsia, et d’opinions personnelles en général, ils reçoivent en revanche passivement au moins deux catéchèses par semaine

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Abweichung im westlichen und östlichen Mittelalter, éd. D. Simon, Francfort-sur-le-Main, 1990, p. 1-18. I. Hausherr, Saint Théodore Studite : l’homme et l’ascète d’après ses catéchèses, Rome, 1926 (Orien­ talia Christiana Analecta 6), p. 6. Bon résumé dans R. Cholij, Theodore the Studites, p. 103-105. Voir lettre 34 au pape : « une seule infraction à la Loi suffit à détruire toute la loi », éd. G. Fatouros, p. 97. Voir R. Cholij, Theodore the Studites, p. 107-110. Il n’est pas le seul « intégriste » de ce genre dans le Moyen Âge byzantin, Nil de Rossano un peu plus tard transforme un récit édifiant en norme canonique : V. Déroche, « L’obsession de la continuité : Nil de Rossano face au monachisme ancien », dans L’autorité du passé dans les sociétés médiévales, éd. J.-M. Sansterre, Rome, 2004, p. 163-175. Pour Théodore, voir la lettre 11, éd. G. Fatouros, p. 35-38. Belle démonstration de R. Cholij, Theodore the Studites, p. 111-112.

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de leur abbé, et pratiquent régulièrement l’exagoreusis, la confession de leurs pensées (plus large que celle des péchés)26 ; 2 l’higoumène Théodore pratique de nombreuses oikonomiai dérogeant au ré­ gime monastique en faveur de différentes personnes, y compris lui-même (surtout pour raisons de santé). Cela ne veut pas dire que Théodore est en contradiction grossière entre la conduite à l’extérieur du monastère et celle à l’intérieur : les moines se sont engagés à mener une vie spécifique, cénobi­ tique, où la vertu essentielle est l’obéissance absolue ; en échange, l’abbé est responsable du bien de tous, et doit proportionner les exigences cénobitiques aux cas personnels et à la faiblesse humaine, qu’il connaît personnellement. Ces dispenses sont aussi paradoxalement un moyen de réaliser sans trop de heurts l’égalité théoriquement absolue que Théodore veut imposer, en se référant aux exemples du monachisme antique : les vêtements, grossiers, sont échangés entre moines à intervalles réguliers, la nourriture est en théorie la même pour tous, les travailleurs manuels sont au même rang que les copistes, etc. La tendance du monachisme médiéval byzantin était au contraire de maintenir au couvent des différences sociales, surtout dans le cas le plus fré­ quent, lorsque le couvent était fondation privée d’une famille riche ; Théodore critique ces « abbés » qui emmènent leurs domestiques dans leur monastère et y conservent l’essentiel de leur mode de vie mondain, et les documents plus tardifs confirment le phénomène ; mais Théodore a sans doute dû composer avec les différences sociales au sein de sa communauté, s’il ne voulait pas tarir une partie de son recrutement. Cette ambivalence de la parrhèsia n’est pas une invention de Théodore, elle accompagne le terme au moins depuis l’époque patristique27. La parrhèsia est en effet au plus tard dès l’époque hellénistique la capacité à tout dire sans crainte non plus devant l’assemblée du peuple, mais devant le souverain dans un nouveau rapport social et politique très inégal – avec un répondant dans les textes de conseils aux rois : le souverain doit justement favoriser la franchise de ses intimes, pour ne pas perdre le contact avec le réel. Le mot prend donc des sens seconds, « confiance » et « familiarité » – le proche conseiller parle au roi avec confiance et familiarité, donc avec franchise – et ces sens persisteront dans la langue chré­ tienne, en particulier dans le rapport du moine avec Dieu. Le mystique, au fur

26 Voir O. Delouis, « L’higoumène comme père spirituel dans la tradition stoudite », Irénikon, 82 (2009), p. 5-32. 27 Voir G. J. M. Bartelink, « Quelques observations sur παρρησία dans la littérature paléochré­ tienne », dans Graecitas et Latinitas Christianorum Primaeva, Supplementa III, 1, Nimègue 1970, p. 7-57 et P. Miquel, « Parrrhèsia (παρρησία) », dans Dictionnaire de Spiritualité 12, Paris, 1984, col. 260-267. Curieusement, tous deux ignorent Théodore malgré son emploi abondant du mot et de ses composés, alors qu’ils citent Syméon le Nouveau Théologien, postérieur – mais ce dernier doit évidemment ce privilège au livre pionnier de K. Holl, Enthusiasmus und Bussgewalt bei dem griechischen Mönchtum, Leipzig, 1898.

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et à mesure de ses progrès, gagne en effet en intimité et en confiance avec Dieu, une relation résumée par la parrhèsia. La parrhèsia peut donc être une forme de perfection, le pouvoir d’intercession du saint auprès de Dieu, l’assurance du martyr devant le juge païen, la franchise de l’évêque réprimandant puissants et empereurs, comme jadis Nathan devant David. Mais d’un autre côté, déjà chez Platon parrhèsia pouvait désigner l’indiscrétion de celui qui parle à tort et à travers, et surtout qui prétend à une familiarité déplacée ; ce sens négatif a connu une riche postérité dans la littérature chrétienne, en particulier monastique ; au monastère, la parrhèsia blâmable du moine consiste à outrepasser son rôle dans la prise de parole malvenue, mais aussi à faire preuve de trop de familiarité (dans tous les sens du terme, jusqu’aux « amitiés particulières ») avec d’autres moines, en général à manquer de tenue et de retenue. Théodore le résume fortement : « la parrhèsia est la mère de tous les maux28 ». La parrhèsia n’est donc pas pour tout le monde, mais pour ceux qui ont la position ou l’autorité nécessaires pour en user avec discernement. Quel était le modèle implicite de Théodore prenant la parole contre les puissants ? Sans doute une galerie de portraits déjà iconiques à son époque, qui présentaient après coup les nombreux conflits entre clercs et moines d’un côté et pouvoir politique de l’autre comme des rencontres théâtrales où, sur le modèle des « passions épiques » (H. Delehaye), le « saint homme » dit son fait à l’empereur impie ou à d’autres puissants, sans être interrompu et contredit, et voit presque aussitôt la vérité de ses dires confirmée par une punition divine plus ou moins sévère de ses adversaires ; on pensera au moine Isaac censé apostropher en 378 l’empereur arien (donc hérétique) Valens partant en campagne pour périr à Andrinople, à Jean Chrysostome comparant l’impératrice Eudoxie à Jézabel, et mourant en exil avant que ses reliques soient rapportées en triomphe à la capitale, Maxime le Confesseur refusant les interventions dogmatiques des empereurs ; G. Dagron a relevé plusieurs de ces épisodes iconiques des conflits entre pouvoir impérial chrétien « sacré » et ecclésiastiques, en particulier la fortune byzantine de l’histoire d’Ambroise de Milan interdisant l’entrée de l’église à l’empereur Théodose à cause d’un massacre de civils rebelles à Thessalonique29. Dans le point de vue d’un Théodore voulant coller à la tradition à l’extrême, les modèles sont donc tout trouvés. Ensuite, la façon dont il applique les références qu’il invoque est révélatrice : comment s’arranger de la supériorité incontestable des évêques dans le droit canon, quand on n’est pas évêque soi-même ? Même lorsqu’il redouble d’humilité monastique dans ses formulations, Théodore dans sa lettre 11 à l’évêque Anastase de Knosia énonce clairement que l’évêque a bien sûr les pouvoirs canoniques de son rang, mais à condition d’être le héraut de la vérité qui pourfend l’erreur, et de suivre parfaitement les kanones30 – or, son propre 28 Lettre 249, éd. G. Fatouros, p. 381. P. Miquel, « Parrrhèsia (παρρησία) » (cité n. 27) insiste plus spécialement sur cet aspect négatif à l’intérieur des communautés monastiques. 29 G. Dagron, Empereur et prêtre, Étude sur le « césaropapisme » byzantin, Paris, 1996, p. 134. 30 Éd. G. Fatouros, p. 38.

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usage extrêmement laxiste de la notion de kanones permet d’y mettre tout et n’importe quoi, ce qui revient à dire que Théodore est tout prêt à obéir aux évêques, à condition qu’ils suivent les kanones que Théodore reconnaît valables, autrement dit qu’en réalité ils obéissent à Théodore et à son interprétation du droit canon. La lettre 24 sur les synodes le confirme : « un synode, messire, ce n’est pas simplement rassembler des hiérarques et des prêtres, même nombreux (car, dit-on, un seul qui fait la volonté du Seigneur vaut plus que mille qui la transgressent), mais de lier et délier au nom du Seigneur en examinant et en préservant les canons, non au hasard, mais comme le veulent la vérité, le canon et le critère de l’akribeia »31. Le pouvoir des évêques est en réalité l’obligation de suivre la norme établie, ce qui leur enlève tout pouvoir de décision, d’autant que Théodore prétend définir la norme comme évidente (telle qu’elle est à ses yeux). Par conséquent, dès que les évêques s’écartent de la norme, ils sont défaillants et leur pouvoir disparaît, il faut donc se substituer à eux pour crier la vérité des kanones. Ce raisonnement n’est pas abstrait : il permet à Théodore de déclarer de sa propre autorité que le synode de 809 est sans valeur, puisque contraire aux kanones. Donc il n’y a pas de schisme32 : Théodore ne peut pas être schismatique en rappelant les kanones (en réalité, sans le dire jamais, il pense qu’il est lui-même sinon l’Église, du moins sa référence incontournable). De toute évidence, Théodore refuse une conception juridique où les évêques auraient compétence pour dire le droit parce qu’ils sont évêques : ils n’ont pas à dire le droit puisqu’il est déjà dit ; le droit canon et l’orthodoxie sont antérieurs aux évêques, parfaitement univoques, et Théodore détient le droit de les énoncer en vertu d’un privilège jamais énoncé explicitement, mais qui est de toute évidence celui de la sainteté charismatique que sa modestie l’empêche de dire33. Le parallèle avec Syméon le Nouveau Théologien presque deux siècles plus tard s’impose : un moine s’arroge le droit de dire la norme à la place des évêques, au nom de sa sainteté personnelle – et le fait que des évêques s’y opposent prouve bien justement qu’ils ont failli, dans une circularité implacable. Conséquence logique : pas de débat possible, tout adversaire de Théodore est hors de la vérité ; dans la lettre 25, Théodore mentionne le prêtre Joseph comme celui que la vérité elle-même (donc pas Tarasios) a déposé34 : l’Église officielle n’existe pour ainsi dire que dans la mesure où elle se plie à la « vérité » de Théodore. Les lettres 28, 30 et 31 confirment cette posture : Théodore s’en tient à la vérité et aux canons. L’idée qu’il est impossible d’être orthodoxe à moitié

31 Éd. G. Fatouros, p. 66. 32 Lettre 28, éd. G. Fatouros, p. 79. 33 Mais il le laisse entendre assez clairement, comme dans la lettre 5 à un haut dignitaire qui lui reprochait d’avoir critiqué le patriarche sur des articles autres que ceux de la foi ; Théodore répond qu’on peut le critiquer aussi sur d’autres commandements que ceux de la foi, mais à condition de dépasser les autres en savoir et en jugement ; difficile de ne pas y voir un autoportrait, éd. G. Fatouros, p. 19. 34 Éd. G. Fatouros, p. 69.

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le conduit même à parler dans sa lettre 34 au pape d’« hérésie mœchienne », ce qui en soi est absurde (aucun dogme n’est en jeu), mais devient intelligible dans la pensée d’un Théodore pour qui le plus petit manquement fait crouler tout l’édifice de la foi35. On voit bien en tout cas que les concepts usuels des historiens du christianisme, élaborés dans l’étude du catholicisme romain, sont inopérants ici : les distinctions entre hérésie et schisme, canon et tradition sont en pratique niées, et la succession apostolique du pouvoir normatif est de facto ignorée. Les « mœchiens » sont donc essentialisés dans cette lettre comme une hérésie supplémentaire, « ce qu’ils appellent économie » est tout simplement le prélude de l’Antéchrist, et ils tombent sous le coup de la déposition « par un jugement divin » (théokritôs)36. Théodore croit à une transparence parfaite de la vérité divine et n’a donc aucun besoin de la médiation imparfaite d’une Église institutionnelle. Cette position le met très logiquement du côté de ce que Max Weber appelait l’éthique de conviction : appliquons la norme idéale et tant pis pour les éventuelles conséquences dans le réel, fiat justitia, pereat mundus. Il est de ce fait à la fois séduisant pour les modernes, comme il refuse la peine de mort pour les hérétiques et la livraison des transfuges bulgares, et inquiétant pour les historiens – la guerre bulgare a été un désastre coûteux en vies humaines. Dans quelle vision du monde cette théorie s’inscrit-elle ? D’abord dans un monde où il n’y a pas de vraie séparation entre le pouvoir politique et l’Église, et bien des commentaires en particulier catholiques sur Théodore sont peu perti­ nents pour cette raison. La sacralité de l’empereur chrétien lui donne l’obligation d’être exemplaire, d’où la condamnation du remariage de Constantin VI : faire une concession morale à l’empereur revient à exposer tout l’Empire au péché, par contagion de la faute publique. Ensuite, tout chrétien, et plus spécialement le moine et le clerc, a le devoir de dénoncer tout scandale moral : on ne peut se contenter d’être soi-même vertueux et de déléguer à la hiérarchie ecclésiastique le soin de réprimer le péché. Cette hiérarchie est acceptée dans le principe, mais quasi niée dans la pratique : toute indignité même provisoire des évêques justifie qu’on se substitue à eux – le parallèle entre le rôle que Théodore attribue aux évêques en théorie et celui qu’il s’arroge en pratique est manifeste37. En revanche, Théodore ne critique jamais à proprement parler le pouvoir politique, donc l’empereur, mais toujours des décisions de clercs liées aux demandes impériales. Jusque là, les axiomes de Théodore ne sont pas incongrus pour son époque, c’est la rigidité de leur application qui le distingue. Mais il énonce d’autres convictions plus surprenantes sur le statut des moines dans l’Église ; ainsi, dans

35 Éd. G. Fatouros, p. 98. 36 Éd. G. Fatouros, p. 97-98. 37 Toujours dans la lettre 11 à Anastase de Knosia, on trouve cette énumération des rôles de l’évêque qui est un miroir évident que Théodore se tend à lui-même : « ne craignant pas les menaces humaines, ne dissimulant pas le discours de la vérité face à ceux qui s’y opposent, exécutant la volonté du seul empereur , en outre pointant les fautes avec franchise (par­ rhèsia) », éd. G. Fatouros, p. 37.

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la lettre 11 à l’évêque de Knosia, déjà citée, il compare ses responsabilités d’higou­ mène à celles de l’évêque et aboutit sans surprise à la conclusion que celles de l’évêque sont bien supérieures parce qu’il a un troupeau bien plus nombreux et surtout bien plus divers : hommes et femmes, riches et pauvres, etc. Dans cette longue accumulation de couples de contraires, on trouve une seule opposition cu­ rieuse, « moines et tout venant »38, comme si les moines étaient distincts de tout le reste de l’Église. La même lettre confirme l’exceptionnalité des moines à travers la liste des devoirs de l’évêque : les deux premiers items sont la visite des higou­ mènes et la protection des moines, ensuite seulement viennent la consécration des prêtres et diacres et leur direction, le soin des veuves et des orphelins, etc.39 La lettre 489 va bien plus loin en énumérant les six mystères (μυστήρια) de la vie chrétienne, non pas les sacrements au sens occidental mais dans la perspective de Denys l’Aréopagite, des voies de sanctification, une transmission de la grâce divine par degrés : cette liste reproduit celle de Denys l’Aréopagite qui fait bien du monachisme un « mystère40 ». Comme pour les commandements, si l’on enlève l’un des six, on « détruit » aussi les cinq autres, mais on ne s’étonnera pas de constater que l’exemple qu’il choisit de mystère sans lequel les autres sont anéantis est l’état monastique ; de même, sans surprise, Théodore rappelle qu’il est possible de faire son salut comme laïc ou comme moine, mais les qualificatifs accolés à la vie laïque ne laissent aucun doute : le salut comme laïc est quasi impossible dans la pratique. Théodore prône un double exceptionnalisme du monachisme : pour l’individu, c’est presque la seule vie vraiment chrétienne possible, et pour l’Église entière, hors du monachisme point de salut au sens de Tertullien, c’est-à-dire que seule l’existence du monachisme permet réellement le salut même pour les non-moines41. Cette conviction n’est pas sans précédent ni sans parallèle à Byzance, mais Théodore la pousse à son maximum : elle fonde le magistère moral qu’il revendique sur la supériorité morale et quasi ontologique du monachisme. Enfin, peut-on comprendre l’individu Théodore et le déroulement de ses prises de position ? Pour Th. Pratsch le cas est simple : Théodore est intervenu

38 Exactement μοναστῶν τε καὶ μιγάδων, « moines et gens mêlés », éd. G. Fatouros, p. 36 ; ce ne peut être l’opposition entre célibataires et gens mariés, puisqu’elle est énoncée juste après celle-ci. 39 Ibid. p. 37. 40 Éd. G. Fatouros, p. 720 ; Théodore y compte le baptême, l’eucharistie, le myron, l’ordination ecclésiastique, la perfection monastique et le destin de ceux qui sont morts saintement. Voir R. Cholij, Theodore the Studites (cité n. 1), p. 153-164 : le terme de μυστήρια ne figure pas dans le texte même du Ps.-Denys, mais dans ses gloses. R. Cholij, Theodore the Studites, p. 182, note à juste titre que le mariage et la confession n’y figurent pas, et surtout que l’enjeu essentiel pour Théodore est visiblement de donner au monachisme « both an apostolic and a quasi-sacramental nature ». L’Église orientale a beaucoup de difficulté à élaborer une notion univoque des sacrements, à plus forte raison leur liste : là aussi, Théodore trouve le champ libre. 41 En ce sens on peut dire avec R. Cholij, Theodore the Studites, p. 244 : « Monasticism received a mission ».

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rapidement dans la crise mœchienne à cause de sa parenté même avec Théodotè, de peur d’être compromis précisément pour cela, puis a remporté la « victoire » au prix de seulement quelques mois d’exil ; le souvenir de ce succès aurait guidé toute sa conduite ultérieure, répétition indéfinie de la tactique initiale malgré des déceptions renouvelées42. La lecture de la chute de Constantin VI comme une victoire de Théodore, qui n’a pourtant pas participé au coup d’État, est logique pour l’époque : les événements majeurs sont attribués au « doigt de Dieu », et la majorité des contemporains ont vu sans doute dans ce coup de théâtre d’abord la conséquence du remariage illicite (enfin prouvé tel par l’événement lui-même), et seulement ensuite la conséquence de facteurs plus humains comme la soif de pouvoir d’Irène – et Théodore l’a certainement compris ainsi. Le raisonnement paraît néanmoins réducteur et surtout n’explique pas très bien la réaction initiale en 797 : Théodore pouvait simplement se contenter de rester prudemment en retrait devant une vraisemblable irrégularité canonique, comme le fit Tarasios ; les contemporains ne comprirent pas cette réaction intransigeante, qui laissa Théodore et ses moines complètement isolés (et plusieurs d’entre eux semblent avoir hésité à le suivre). Il paraît plus pertinent d’approcher les principes de Théodore par ses efforts constants de réforme monastique comme higoumène, avant de les confronter aux crises venues de l’extérieur : issu d’une grande famille, visiblement doté d’un fort caractère et d’une ambition considérable, Théodore est comme abbé un puriste et un maximaliste, et se sent chargé d’un magistère moral au-delà des murs de son monastère ; on comprend bien qu’il est de ce fait convaincu de n’avoir pas le choix en cas de scandale, et la parenté avec Théodotè n’a été qu’un aiguillon supplémentaire. Par la suite, plus que le souvenir d’un premier succès inespéré, c’est cette conviction d’une évidence de la volonté divine qui motive Théodore dans son intransigeance – ce qui ne l’empêche pas d’espérer en tirer des bénéfices déjà dans ce bas monde, comme on le sent en 806 au moment du choix d’un nouveau patriarche. Théodore n’est pas tant un parieur qu’un zélote incapable de comprendre que d’autres pourraient avoir le droit et le goût de ne pas penser comme lui (et une bonne part de sa correspondance est une suite de lamentations sur ce fait incompréhensible… pour Théodore). Son dernier combat, contre l’iconoclasme, fut néanmoins de loin le plus rentable pour sa mémoire.

42 Th. Pratsch, Theodoros Studites, p. 293-305.

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Les miroirs aux princes et la critique de l’autorité royale dans l’est samanide * Concepts et limites

Le genre littéraire du conseil au souverain est pour ainsi dire attesté dans toutes les sociétés agraires prémodernes. C’est cependant au sein des sociétés islamiques qu’il a connu la production la plus abondante, la diffusion la plus large dans le temps et dans l’espace1. Connus d’ordinaire sous le nom de Fürstenspiegel ou « miroirs aux princes », ces ouvrages ont pris diverses formes au gré de leur contexte historique et culturel de composition2. Ces différences formelles ne doivent pas faire oublier l’existence dans cette littérature de similarités frappantes dans le traitement de certains thèmes, et ce jusque dans les moindres détails3. De telles permanences laissent voir quels objectifs constants poursuivaient les * Le chapitre a été traduit de l’anglais par Enki Baptiste et Marie-Céline Isaïa. 1 Sur l’ancienneté, l’ubiquité et l’hétérogénéité du genre, voir P. Hadot, « Fürstenspiegel », in Reallexikon für Antike und Christentum, 8 (1972), p. 555-632. Plusieurs études menées sur ces textes ont remis en question l’utilité de la catégorie du « miroir » face à la variété formelle du corpus. Voir par exemple E. Már Jónsson, « Les ‘Miroirs aux princes’ sont-ils un genre littéraire ? » Médiévales, 51 (2006), p. 153-165 ; L. Marlow, « Surveying Recent Literature on the Arabic and Persian Mirrors for Princes Genre », History Compass, 7 (2009), p. 523-538. Le caractère remarquablement prolixe du genre, sa dissémination et sa permanence dans les socié­ tés islamiques ont été commentés dans J. Dakhlia, « Les Miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ? » Annales. Histoire, Sciences Sociales, 57e année, no 5 (2002), p. 1191-1206. 2 On emploie les termes classiques pour parler du speculum (notamment les expressions speculum regis, speculum regale). Voir Sister R. Bradley, « Backgrounds to the Title Speculum in Mediaeval Literature », Speculum, 29 (1954), p. 100-115 ; H. Grabes, The Mutable Glass : Mirror-imagery in Titles and Texts of the Middle Ages and English Renaissance, trad. G. Collier, Cambridge, 1982 de l’original allemand Speculum, Mirror und Looking-glass : Kontinuität und Originalität der Spiegelmetapher in den Buchtiteln des Mittelalters und der englischen Literatur des 13. bis 17. Jahrhunderts, Tübingen, 1973 ; E. Már Jónsson, Le miroir : Naissance d’un genre littéraire, Paris, 1995. 3 Voir l’analyse pleine de finesse de N. Yavari, Advice for the Sultan : Prophetic Voices and Secular Politics in Medieval Islam, Oxford, 2014 et Ead., « Mirrors for Princes or a Hall of Mirrors ? Niẓām al-Mulk’s Siyar Al-Mulūk Reconsidered », al-Masāq, 20 (2008), p. 47-70. Louise Marlow • Wellesley College Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 105-124. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131527

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miroirs, quels usages habituels ils remplissaient dans ces sociétés prémodernes ; elles ne devraient pas masquer pour autant les fonctions propres à chaque œuvre, une fois replacée dans son contexte singulier d’écriture et de réception. Ce chapitre a pour objet une telle interaction du texte et du contexte à propos d’un miroir aux princes rédigé en arabe au début du xe siècle, et destiné à l’usage et l’édification de la dynastie samanide (204-395/819-1005). Depuis sa capitale de Bukhāra, cette dynastie dominait les vastes provinces du Hurāsān et de Trans­ oxiane (mā warā’ l-nahr), des régions qui se trouvent aujourd’hui à cheval entre l’Iran, l’Afghanistan et les républiques d’Asie centrale. On attribue généralement ce miroir, connu sous le nom générique de Naṣīḥat al-mulūk (Conseil pour les rois), au célèbre juriste et intellectuel shāfi‘ite Abū l-Ḥasan ‘Alī b. Muḥammad b. Ḥabīb al-Māwardī (364-450/974-1058), mais il pourrait bien dater, non du début du xie siècle, mais de la première moitié du xe siècle, ce qui en fait l’un des plus anciens exemples du genre en notre possession, si on s’en tient aux livres un peu importants. En outre, ce miroir n’a pas été rédigé en Irak mais selon toute vraisemblance en contexte samanide4. De nombreux exemples bien connus attestent que la province du Khurāsān fut un haut-lieu de production de miroirs : écrits dans un premier temps en arabe, ensuite en persan, ces ouvrages étaient adressés aux souverains et aux élites politiques5. Plusieurs chercheurs se sont déjà penchés sur la tension propre à cette littérature, prise entre la flatterie – que rend nécessaire la distance qui sépare l’auteur de son puissant destinataire – et la critique qu’implique nécessairement le genre du fait de ses buts avoués6. Les miroirs n’en ont pas moins servi à délivrer un commentaire critique sur le pouvoir d’une façon implicite, et parfois explicite, d’ordinaire sous la forme d’une exhortation adressée au souverain à suivre l’exemple de ses prédécesseurs les plus illustres et à adopter les idéaux 4 F. ‘Abd al-Mun‘im Aḥmad, « Muqaddimat al-taḥqīq wa-l-dirāsa », Naṣīḥat al-mulūk al-mansūb ilā Abī l-Ḥasan al-Māwardī, Alexandrie, 1988, p. 5-33 ; Id., Abū l-Ḥasan al-Māwardī wakitāb Naṣīḥat al-mulūk, Alexandrie, n. d. ; H. Ansari, « Yek andīsheh-nāmeh-yi siyāsī-yi arzeshmand-i mu‘tazilī az Khurāsān dawrān-i Sāmānīyān », Bar-rasī-hā-yi tārīkhī (http://an­ sari.kateban.com/entryprint1951.html) ; L. Marlow, Counsel for Kings : Wisdom and Politics in Tenth-Century Iran : The Naṣīḥat al-mulūk of Pseudo-Māwardī, Édimbourg, 2016, I, p. 25-92. L’édition de la Naṣīḥat al-mulūk utilisée dans cet article est celle qu’Aḥmad a publiée en 1988 (supra). 5 C’est dans ces régions que furent composés certains des miroirs les plus connus, les plus répandus et les plus admirés du genre. Pour la littérature en arabe, on peut citer à titre d’exemple le testament de Ṭāhir pour lequel nous renvoyons à C. E. Bosworth, « An Early Arabic Mirror for Princes : Ṭāhir Dhū l-Yamīnain’s Epistle to His Son ʿAbdallāh (206/821) », Journal of Near Eastern Studies, 29 (1970), p. 25-41. En persan, voir par exemple le Siyar al-mulūk du vizir Niẓām al-Mulk, étudié par H. S. G. Darke, The Book of Government or Rules for Kings, Londres/New Haven, 1960, éd. rév. Londres, 1978, ou la Naṣīḥat al-mulūk d’Abū Ḥāmid al-Ghazzālī. Sur ce texte, voir F. R. C. Bagley, Ghazālī’s Book of Counsel for Kings (Naṣīḥat al-mulūk), Londres, 1964. 6 Pour une analyse approfondie et convaincante, J. Ferster, Fictions of Advice : The Literature and Politics of Counsel in Late Medieval England, Philadelphie, 1996.

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moraux les plus exigeants, tant pour gouverner ses sujets que pour se gouverner lui-même. Cette étude commencera par l’analyse du cadre théorique auquel les miroirs se réfèrent pour autoriser et justifier qu’on puisse critiquer le pouvoir du souverain. Il sera question ensuite du positionnement politique dans la Naṣīḥat al-mulūk du Pseudo-Māwardī, puisque c’est le nom qui nous servira par commo­ dité à désigner l’auteur resté anonyme7. La Naṣīḥat al-mulūk du Pseudo-Māwardī est une démonstration des capacités du genre du miroir à formuler une critique minutieuse et acerbe de la culture politique et des élites dirigeantes de son temps. Nous reviendrons pour finir sur l’émergence dans l’espace samanide d’une élite savante, capable d’exprimer sa critique politique et autorisée dans une certaine mesure à le faire.

Les fondements conceptuels de la critique du pouvoir dans les miroirs aux princes Les termes utilisés pour désigner ces textes capables de transmettre une critique du pouvoir royal traduisent pour une part quelle assise intellectuelle fonde cette critique. Dans l’Occident latin, la métaphore du miroir dit que le roi qui contemple son reflet dans le texte peut voir ce qu’il est en vérité mais aussi l’état de perfection auquel il devrait aspirer : on la trouve dans les titres des ouvrages de conseil et elle sert également à décrire et qualifier le genre du conseil8. L’image du miroir n’est pas inconnue du répertoire arabe et persan correspondant, mais elle apparaît rarement dans les titres et n’était pas utilisée pour délimiter un genre précis9. À la place de cette métaphore, les ouvrages de conseil apparaissent sous la dénomination générique en arabe et en persan de « conseils aux rois » (naṣīḥat al-mulūk) ou de « règles et normes pour la bonne conduite des rois » (ādāb al-mulūk), description de leur contenu qui peut aussi bien servir de titre à ces ouvrages de conseil10. Dans ces étiquettes génériques, les concepts de naṣīḥa

7 De façon convaincante même si l’hypothèse n’est pas vérifiable pour l’instant, H. Ansari, « Yek andīsheh-nāmeh » (supra note 4) a suggéré d’attribuer ce texte à Abū l-Ḥasan ‘Alī b. Muḥammad al-Ḥashshā’ī al-Balkhī, dont le nom et le patronyme (kunya) sont identiques à ceux d’al-Māwardī. 8 Sur la fonction double et, d’une certaine manière, paradoxale du miroir comme source de connaissance de soi et instrument de « vision indirecte », élaboré à l’époque antique et tardo-antique, voir E. Már Jónsson, Le miroir, p. 32-36, p. 63-99 et passim. 9 Des exemples de l’utilisation de la métaphore du miroir dans Ab. Cheikh-Moussa, « De la ‘communauté de salut’ à la ‘populace’ : la représentation du ‘peuple’ dans quatre miroirs arabes des princes (viiie-xiiie s.) », dans Les non-dits du nom. Onomastiques et documents en terres d’Islam. Mélanges offerts à Jacqueline Sublet, éd. Ch. Müller et M. Roiland-Rouabah, Beyrouth, 2014, p. 497-524. Pour un exemple de l’utilisation de la métaphore dans le titre, voir Ahmed b. Hüsamüddin al-Amâsî, Mir’ât ül-mülûk (ms. Süleymaniye Kütüphanesi, Esed Efendi 1890). 10 Notons que dans de nombreux cas, ces œuvres étaient et sont toujours connues non pas sous le titre d’origine que l’auteur avait choisi pour son texte, mais sous des versions abrégées et

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(pl. naṣā’iḥ)11 et d’adab (pl. ādāb) sont des indications révélatrices de la façon dont cette littérature se définissait elle-même comme le moyen d’un engagement direct et critique auprès des élites dirigeantes. Les ouvrages de naṣīḥat al-mulūk et d’ādāb al-mulūk appartiennent au volumi­ neux corpus désigné en arabe sous le terme d’adab. On regroupe sous ce terme des ouvrages qui abordaient une multitude de matières et sujets, faisaient grand cas de la virtuosité artistique et répondaient aux besoins d’individus qui, du fait de leurs relations avec des rois, des vizirs, des courtisans, intellectuels, philosophes, écrivains et autres élites sociales et culturelles, se devaient de pouvoir prendre part à la conversation avec un répertoire éclectique d’anecdotes, de proverbes et de vers, et de produire eux-mêmes au moment opportun des aphorismes et vers comparables. À la fois corpus et culture littéraires, l’adab renvoie également à un certain savoir-vivre, à une étiquette, à la correction du comportement et à la bien­ séance12. Le genre de la naṣīḥat al-mulūk ou du ādāb al-mulūk – les deux termes sont souvent utilisés comme synonymes – a pour sujet l’adab des rois, l’adab étant ici le comportement qui convient et les dispositions vertueuses. D’autres genres s’intéressent à l’adab adapté à d’autres catégories, comme l’adab qui sied au juge, au secrétaire de chancellerie ou au proche compagnon du souverain13. L’éthique est au cœur du concept d’adab. Un comportement convenable était la définition même d’une éthique convenable, et les ouvrages d’adab, qui regorgent d’historiettes instructives et exemplaires, cherchaient à mettre leur public sur la voie du meilleur comportement possible dans un vaste éventail de circonstances. Tout en racontant leurs histoires, les auteurs disaient viser moins le divertissement que l’instruction et l’édification : le recueil des Mille paraphrasées de leurs titres, ou sous un titre générique qui renvoie au genre et au contenu de l’ouvrage. Sur la correspondance des désignations génériques de « miroir aux princes » et de naṣīḥat al-mulūk, voir Ab. Cheikh-Moussa, « Du discours autorisé ou comment s’adresser au tyran ? », Arabica, 46 (1999), p. 139-175, à la p. 162, et Id., « De la ‘communauté de salut’ à la ‘populace’ ». 11 Les auteurs persans utilisent aussi les termes de pandnāmeh ou de andarznāmeh, c’est-à-dire « livre de conseil ». 12 Pour une discussion sur l’adab, voir J. Hämeen-Anttila, « Adab (a) Arabic, early develop­ ments » ; S. Enderwitz, « Adab (b) and Islamic scholarship in the ‘Abbāsid period », dans Encyclopédie de l’Islam 3 ; Sh. M. Toorawa, Ibn Abī Ṭāhir Ṭayfūr and Arabic Writerly Culture : A ninth-century bookman in Baghdad, Londres, 2005, en particulier p. 1-6, et Id., « Defining Adab by (re)defining the Adīb : Ibn Abī Ṭāhir Ṭayfūr and storytelling », in On Fiction and Adab in Medieval Arabic Literature, éd. Ph. F. Kennedy, Wiesbaden, 2005, p. 286-308. Utilisé au pluriel (ādāb) le terme renvoyait parfois à des règles de comportement spécifiques, comme dans la désignation générique de ādāb al-mulūk par exemple. Voir J. Sadan, « Ādāb – règles de conduite et ādāb – dictons, maximes, dans quelques ouvrages inédits d’al-Ta‘ālibī », Revue des Études Islamiques, 54 (1986) [Mélanges Dominique Sourdel], p. 283-300. 13 Le terme s’applique également aux catégories définies par d’autres facteurs que la profession. Voir Cl. Gilliot, « In consilium tuum deduces me : Le genre du ‘conseil’, naṣīḥa, waṣiyya dans la littérature arabo-musulmane », Arabica, 54 (2007), p. 466-499, à la p. 483.

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et une nuits (Alf layla wa-layla) s’ouvre par une préface qui assigne à l’ouvrage le but de délivrer une instruction (naf‘) au travers d’« histoires édifiantes et d’excellentes leçons » (siyar kathīrat al-adab wa-ma‘ānī fā’iqa) comme au moyen d’« excellentes biographies » (siyar jalīla) – elles enseigneront au lecteur à dé­ celer la duplicité14. Le recueil de fables qu’est Kalīla wa-Dimna se conclut par l’affirmation que le livre vaut pour les bons conseils (naṣīḥa) qu’il délivre, et pour ses avertissements (maw‘iẓa)15. Ce couple de concepts, naṣīḥa et maw‘iẓa, souligne bien l’intérêt que cette littérature accorde à l’éthique. Le terme naṣīḥa renvoyait aux prophètes en tant qu’ils conseillent et exhortent, autant qu’aux maximes de sagesse éternelle héritées de l’Antiquité16 ; la naṣīḥa était indissociable de la sincérité et de la loyauté17. La naṣīḥa faisait aussi partie du vocabulaire des prédicateurs (wu‘āẓẓ, sing. wā‘iẓ), qui l’associaient à leur préoccupation princi­ pale, l’exhortation ou avertissement (wa‘ẓ, maw‘iẓa, pl. mawā‘iẓ)18. Formuler la naṣīḥa et le wa‘ẓ est l’un des traits d’union qui reliait le corpus des ḥadīth, récits authentifiés des faits et gestes du Prophète, à l’adab au sein du vaste répertoire religieux et culturel exprimé en arabe classique19. La rencontre du ḥadīth et de l’adab se voit davantage encore dans la formation personnelle des premiers souverains samanides. L’émir Ismā‘īl b. Aḥmad par exemple (r. 279-295/892-907) racontait que le premier ouvrage d’adab qu’il avait mémorisé était le Adab al-kātib (L’éthique du secrétaire) [d’Ibn Qutayba (213-276/828-889)] et le second, le Gharīb al-ḥadīth (Les étranges mots du ḥadīth), d’Abū ‘Ubayd al-Qāsim b. Sallām (m. ca. 224/838)20 ; il s’était engagé par la suite dans l’étude du ḥadīth et des ādāb. Selon un autre récit, Ismā‘īl était compétent en grammaire arabe et en déclinaison

14 Kitāb Alf layla wa-layla min uṣūlihi al-ʿarabiyya al-ūlā, éd. M. Mahdī, Leyde, 1984, p. 56 ; The Arabian Nights, trad. H. Haddawy, New York, 1990, p. 2. 15 Āthār Ibn al-Muqaffa‘, éd. ‘Um. Abū l-Naṣr, Beyrouth, 1966, p. 276. Voir également Ab. CheikhMoussa, « Du discours autorisé », notamment p. 141-161, et M. Abbès, « L’ami et l’ennemi dans Kalila et Dimna », Bulletin d’études orientales, 57 (2006-2007), p. 11-41. Sur les représenta­ tions et les pratiques d’appropriation, d’imitation et de représentation de soi en lien avec Kalīla wa Dimna, voir M. Marroum, « Kalila wa Dimna : Inception, Appropriation, and Transmime­ sis », Comparative Literature Studies, 48 (2011), p. 512-540. 16 Comme le rappelle le Pseudo-Māwardī en référence aux textes coraniques, de nombreux prophètes sont considérés et se décrivent comme des « conseillers sincères » (nāṣiḥ) ; Naṣīḥat al-mulūk, p. 56. 17 Cl. Gilliot, « In consilium tuum deduces me », p. 470-486. 18 Des exemples dans J. P. Berkey, Popular Preaching and Religious Authority in the Medieval Islamic Near East, Seattle, 2001, p. 62, p. 78-80. 19 St. Sperl, « Man’s’Hollow Core’ : Ethics and Aesthetics in Ḥadīth Literature and Classical Arabic Adab », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 70 (2007), p. 459-486, notamment p. 461 et p. 464, qui cite T. Khalidi, Arabic Historical Thought in the Classical Period, Cambridge, 1994, p. 109. Plus d’informations sur le Khurāsān dans J. Chabbi, « Remarques sur le développement historique des mouvements ascétiques et mystiques au Khurasan : iiie/ixe siècle-ive/xe siècle », Studia Islamica, 46 (1977), p. 5-72. Chabbi commente également le rapprochement entre le ḥadīth et l’adab p. 23-25. 20 Ibn al-Nadīm, Kitāb al-Fihrist, éd. A. Fu’ād Sayyid, Londres, 2009, I, p. 237, 216, 271.

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(i‘rāb), et était très versé dans les différentes interprétations de la loi (kāna […] ya‘lamu l-ikhtilāfāt)21. Donner une naṣīḥa ou conseil sincère constituait aussi une pratique méritoire reconnue puisque c’était accomplir le devoir religieux de « commander le bien et interdire le mal (al-amr bi-l-ma‘rūf wa-l-nahy ‘an al-munkar)22 ». L’injonction se prête à toute une série d’interprétations, elle peut être réalisée selon le ḥadīth par « la main », « la langue » ou « le cœur », le conseil étant reconnu comme un moyen de la réaliser « par la langue23 ». Le devoir de commandement du bien et d’interdiction du mal (al-amr bil-maʿrūf) fait partie des cinq principes (al-uṣūl al-khamsa) revendiqués par le groupe d’intellectuels et de théologiens mu‘tazilites auquel le Pseudo-Māwardī – dont on présentera brièvement l’ouvrage de naṣīḥa – appartient24. En accord avec ses principes mu‘tazilites, le Pseudo-Māwardī considère que commander le bien et interdire le mal est une obligation religieuse25. La composition de sa Naṣīḥat al-mulūk répond, comme nous l’avons déjà suggéré, à cette injonction26. L’application du principe coranique du amr bi-l-ma‘rūf wa-l-nahy ‘an al-munkar à l’endroit du souverain était âprement discutée. De nombreux savants et religieux, les oulémas, recommandaient de s’éloigner du pouvoir politique plutôt que de le critiquer, ce qui imposait de s’y mêler27. Certains pourtant défendaient l’oppo­ sition aux autorités, par le reproche ou par la rébellion. Les partisans du reproche s’appuyaient sur le ḥadīth fréquemment cité « le jihād le meilleur consiste à parler vrai (kalimat ḥaqq) devant un souverain injuste (sulṭān jā’ir) »28. Bien qu’il ne cite pas ce ḥadīth et adopte plutôt vis-à-vis du souverain la posture de l’amitié sincère et de la sollicitude, le Pseudo-Māwardī accomplissait concrètement avec son miroir et sa critique implicite sa responsabilité « par la langue »29. 21 Al-Nasafī, al-Qand fī dhikr ‘ulamāʾ Samarqand, éd. Y. al-Hādī, Téhéran, 1999, p. 65, no 60. 22 M. Cook, Commanding Right and Forbidding Wrong in Islamic Thought, Cambridge, 2000, p. 96, 176 n. 70, 254, 414, 431, 465 et passim. 23 Sur les trois façons de s’acquitter de ce devoir, par la main, la langue et le cœur, voir M. Cook, Commanding Right, p. 32-35, 485, 583. 24 Sur la Mu‘tazila, voir D. Gimaret, « Mu‘tazila », dans Encyclopédie de l’Islam 2, VII (1993), p. 783-793 ; J. van Ess, Theologie und Gesellschaft im 2. und 3. Jahrhundert Hidschra, Berlin, 1991-1997, III, p. 31-92, 199-508. Sur l’adhésion supposée du Pseudo-Māwardī aux idées et aux enseignements mu‘tazilites, H. Ansari, « Yek andīsheh-nāmeh ». 25 Naṣīḥat al-mulūk, p. 257-258. Sur l’interprétation mu‘tazilite du amr bi-l-ma‘rūf, voir M. Cook, Commanding Right, p. 195-226. 26 L. Marlow, Counsel for Kings, II, p. 28-34. Sur la façon de s’adresser oralement ou par écrit à un souverain tyrannique, voir également M. Cook, Commanding Right, p. 239. 27 Voir par exemple le muḥaddith, faqīh et adīb, Abū Sulaymān al-Khaṭṭābī al-Bustī (319-388/931-998), al-‘Uzla, éd. ‘Abd Allāh Ḥajjāj, Le Caire, n. d., p. 133-139 ; M. Cook, Com­ manding Right, p. 476-477 ; L. Marlow, Counsel for Kings, II, p. 31-33. 28 M. Cook, Commanding Right, p. 6. 29 Sur l’usage de la langue comme le moyen approprié pour les savants, M. Cook, Commanding Right, p. 488.

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L’importance du Khurāsān comme foyer de production de la littérature des miroirs, d’abord en langue arabe puis en persan, est bien connue. Mon sentiment est que cette région a développé une culture de l’avertissement formulé en terme d’éthique, qui s’exprime entre autres par ces miroirs. C’est bien de ces régions orientales que venaient les savants qui ont sélectionné les récits relatifs au Pro­ phète et les ont compilés sous la forme de ces répertoires faciles à consulter qui forment les six livres canoniques de la tradition sunnite30. C’est encore dans la même région qu’émergea la madrasa, une institution qui était aussi un lieu de vie avec autonomie financière, normalement vouée à l’étude de la loi31. Les souverains samanides ont encouragé le développement de cette culture religieuse centrée sur l’éthique, en agissant comme ses patrons32. L’apparition au Khurāsān d’une littérature de conseil qu’on peut qualifier d’homilétique coïncide selon moi avec l’émergence de « l’assemblée pour l’exhortation » (majlis al-‘iẓa) qui est, comme la madrasa, une pratique orientale à l’origine33. La pratique de l’exhortation ou ‘iẓa – un terme qui a la même racine que wa‘ẓ, le prêche – était controversée et contestée, exactement comme le devoir d’al-amr bi-l-maʿrūf, commander le bien et interdire le mal. Un ḥadīth souvent cité affirme que « seul exhorte la population celui qui commande, celui qui en a reçu l’ordre ou un imposteur (lā yaquṣṣu ‘alā l-nās illā amīr aw-ma’mūr aw-murā’in) »34. Ce sont les oulémas-prédicateurs de Samarcande, bien avant ceux des cités d’Irak et de Syrie, qui firent remonter l’acti­ vité d’exhortation et d’avertissement au Prophète et aux premières générations de ses disciples. Le calife ‘Umar aurait autorisé Tamīm al-Dārī (m. 40/660-661), un Compagnon du Prophète, à exhorter les gens chaque samedi pour leur « rafraîchir la mémoire » 35.

30 R. P. Mottahedeh, « The Transmission of Learning : The Role of the Islamic northeast », in Madrasa : la transmission du savoir dans le monde musulman, éd. N. Grandin et M. Gaborieau, Paris, 1997, p. 63-72. 31 Certaines madrasa étaient vouées à l’étude du ḥadīth, tout en englobant aussi d’autres branches des sciences religieuses. Sur les origines, l’organisation et les disciplines des madrasa, voir G. Makdisi, The Rise of Colleges : Institutions of Learning in Islam and the West, Édimbourg, 1981 ; R. W. Bulliet, Islam : The View from the Edge, New York, 1994, p. 145-156 ; J. P. Berkey, The Transmission of Knowledge in Medieval Cairo : A Social History of Islamic Education, Princeton, 1992, p. 6-9. 32 Sur les pratiques des Samanides relevant de la sphère religieuse, voir L. Marlow, Counsel for Kings, I, p. 173-190. 33 Nous empruntons le terme « homilétique » pour décrire ce courant de la littérature des miroirs à J. Scott Meisami, The Sea of Precious Virtues (Baḥr al-Favā’id) : A Medieval Islamic Mirror for Princes, Salt Lake City, 1991, p. xii. 34 Ab. Cheikh-Moussa, « Du discours autorisé », p. 139-140 ; Ch. Pellat, « Ḳāṣṣ », dans Encyclo­ pédie de l’Islam 2, IV, 1997, p. 733-735 ; J. P. Berkey, Popular Preaching, p. 22-23. 35 Abū l-Layth al-Samarqandī, Tanbīh al-ghāfilīn wa-yalīhi Bustān al-‘ārifīn, éd. Ḥ. ‘Abd al-Ḥamīd Nayl, Beyrouth, 1994, p. 23-25. Voir également Ibn al-Jawzī, Kitāb al-Quṣṣāṣ wa-l-mudhakkirīn, éd. et trad. M. S. Swartz, Beyrouth, 1986, p. 22, 51, § 32 et 96. Tamīm al-Dārī était également un des premiers transmetteurs du ḥadīth : « certes, la religion est un conseil » ([innamā] al-dīn al-naṣīḥa). Voir L. Marlow, Counsel for Kings, II, p. 11 et 256, n. 38.

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Fait significatif, le Pseudo-Māwardī fait référence à des « assemblées d’ascètes, de prédicateurs et de juristes » (majālis al-zuhhād wa-l-wā‘iẓīna wa-l-fuqahā’), ce qui indique que ce type de rassemblements, à des fins d’édification et d’exhortation morales, caractérisait son milieu du premier xe siècle, tout en étant considérés par certains cercles comme une innovation (bid‘a). Le théologien, moraliste et juriste ḥanafite Abū l-Layth al-Samarqandī (m. 373/983), qui écrit à la fin du xe siècle depuis Samarqand, décrète que la majlis al-‘iẓa, assemblée publique à des fins d’exhortation, est licite. Il énumère les qualités attendues de celui qui entreprend cette tâche d’exhortation36. Comme l’a dit Abdallah Cheikh-Moussa en effet, ceux qui délivraient une exhortation devaient avoir reçu une autorisation qualifiée et valable s’ils voulaient que leurs paroles fassent autorité, et ce, qu’elles prennent la forme d’un récit narratif (qaṣaṣ), d’un rappel des promesses de Dieu (tadhkīr), d’un sermon (wa‘ẓ) ou d’un conseil (naṣīḥa)37. Cette manifestation de l’exhortation se déroulait plutôt dans les espaces urbains qu’à la cour et les rois ne s’exposaient pas d’ordinaire à l’humiliation d’une réprimande publique. La littérature d’adab foisonne pourtant de récits qui montrent des califes et des rois qui tolèrent, voire sollicitent, l’exhortation d’individus que leur indépendance vis-à-vis de l’autorité royale, leur statut so­ cial souvent marginal et leur excellente réputation auprès du peuple rendaient indifférents et abritaient contre l’ire qui se serait sinon abattue sur eux38. Dans ces histoires, de tels agitateurs ou zélotes incarnent typiquement une forme d’« authenticité »39. Entre autres justifications, le Pseudo-Māwardī réitère ces récits sous forme abrégée pour expliquer qu’il offre, sans qu’on la lui ait demandé manifestement, une incitation inhabituellement acerbe pour amener le roi à une réforme globale et cohérente de lui-même40.

36 Abū l-Layth al-Samarqandī, Bustān al-ārifīn, p. 25-26. 37 Ab. Cheikh-Moussa, « Du discours autorisé », p. 139-140. Ibn al-Jawzī fait la différence entre la narration d’une histoire édifiante (qaṣaṣ), le prêche, le rappel aux croyants de leurs devoirs religieux et moraux et du jugement qui les attend (tadhkīr), et l’exhortation (wa‘ẓ). Voir al-Quṣṣāṣ wa-l-mudhakkirīn, p. 9-11, § 3-5. Il se penche aussi avec attention sur la manière dont l’exhortation doit être menée : Ibid. p. 143, § 330, idem p. 228-229, § 330 ; cf. p. 228, n. 3 et p. 229, n. 3. 38 M. Cooperson, Classical Arabic Biography : The Heirs of the Prophets in the Age of al-Ma’mūn, Cambridge, 2000, p. 44-46, 58-61, 139, 152 ; T. El-Hibri, Reinterpreting Islamic Historiography : Hārūn al-Rashīd and the Narrative of the Abbasid Caliphate, New York, 1999, p. 25-31. 39 M. Cook, Commanding Right, p. 10-11, 50-67. 40 Naṣīḥat al-mulūk, p. 56-58. Voir également L. Marlow, « Performances of Advice and Admoni­ tion in the Courts of Muslim Rulers of the Ninth to Eleventh Centuries », in In the Presence of Power. Courts and Performance in the Near East, 600-1500, éd. M. Pomerantz et Ev. Birge Vitz, New York, 2017, p. 63-83.

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La critique du pouvoir royal dans la Naṣīḥat al-mulūk du Pseudo-Māwardī Modèle du genre des miroirs à bien des égards, et pourtant très original, la Naṣīḥat al-mulūk est un exemple particulièrement éloquent de critique politique. Il laisse entrevoir l’émergence, à la fin du ixe et au début du xe siècle, d’une élite religieuse et intellectuelle suffisamment sûre d’elle-même et puissante dans la société pour adopter une posture critique à l’égard des autorités politiques. Ce miroir met à l’épreuve et élargit les limites génériques d’une telle critique, dont il fonde la solidité et la légitimité sur un cadre conceptuel cohérent et amplement développé. Le Pseudo-Māwardī construit ce cadre en utilisant une large gamme d’autorités éclectiques, divers exempla moraux, des modèles narratifs variés et la démonstration rationnelle. Les notions de conseil (naṣīḥa) et d’avertissement (maw‘iẓa), dont nous avons montré ci-dessus qu’ils donnent à la critique une au­ torité morale irréfutable, se reflètent dans la structure même du miroir. La Naṣīḥat al-mulūk est un bel exemple de commentaire politique pensé pour pousser son public à entreprendre des changements réels et substantiels. Des éléments internes à l’œuvre permettent de conclure que le PseudoMāwardī a pris part à quelques controverses culturelles et intellectuelles majeures de son temps. Fu’ād ‘Abd al-Mun‘im Aḥmad, qui a donné des preuves convain­ cantes qu’al-Māwardī n’est pas l’auteur du texte, a montré que l’auteur appartenait à l’école juridique ḥanafite dominante dans le royaume samanide (contrairement à l’école shāfi‘ite dont al-Māwardī est une figure majeure) et qu’il a également trans­ mis des ḥadīth, en appuyant certains sur sa propre autorité41. Hassan Ansari, qui rejette également l’attribution du texte à al-Māwardī, a établi de façon définitive que son auteur, qui écrivait dans la première moitié du xe siècle dans le royaume samanide, a suivi les enseignements intellectuels et théologiques mu‘tazilites qui y prospéraient alors sous la conduite d’Abū l-Qāsim ‘Abd Allāh al-Ka‘bī al-Balkhī (m. 319/931)42. En outre, comme le miroir le prouve avec la force de l’évidence, le Pseudo-Māwardī était un adīb, c’est-à-dire un littérateur, un spécialiste de l’adab, et un adīb familier de la tradition philosophique kindite43. Le contenu de l’œuvre suggère qu’elle fut rédigée durant le règne du souverain samanide Naṣr II b. Aḥmad (r. 301-331/914-943), qui fut vraisemblablement son premier destinataire même si l’auteur avait sans doute aussi en tête d’autres publics44. Le contenu du miroir, ainsi que la posture auctoriale qu’il dévoile, rendent peu probable que le Pseudo-Māwardī ait appartenu aux cercles de la cour samanide

41 Aḥmad, « Muqaddimat al-taḥqīq », p. 13-31. 42 H. Ansari, « Yek andīsheh-nāmeh ». 43 L. Marlow, « Abū Zayd al-Balkhī and the Naṣīḥat al-mulūk of Pseudo-Māwardī », Der Islam, 93 (2016), p. 35-64. 44 Pour des preuves soutenant cette conclusion, voir H. Ansari, « Yek andīsheh-nāmeh » ; L. Mar­ low, Counsel for Kings, notamment I, p. 225-227.

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à Bukhāra. Le miroir aura plus probablement été composé dans une province, à Balkh ou peut-être à Samarqand45. Que le Pseudo-Māwardī consacre un chapitre à chacun des deux phénomènes de la naṣīḥa et du wa‘ẓ prouve la centralité des deux concepts dans son milieu. Il place ces deux chapitres, respectivement le premier et le quatrième d’un ensemble de dix, à des emplacements stratégiques qui les mettent en valeur. Bien plus, il intègre le couple des deux concepts dans sa préface, au moment où il offre son miroir en signe de « conseil aux rois » (naṣīḥatan li-l-mulūk), « démonstration d’amour » à leur égard (iẓhāran li-maḥabbatihim), gage de « sollicitude pour eux et pour leurs sujets » (ishfāqan ‘alā anfusihim wa-ra‘āyāhim). L’ouvrage contient, dit-il, un « conseil véridique et sincère » (ṣādiq al-naṣīḥa) et un « avertissement efficace » (balīgh al-maw‘iẓa). Pour préparer son public aux conseils avisés que son miroir présente, le Pseudo-Māwardī justifie le caractère impérieux du conseil – une idée sur laquelle il insiste – en mobilisant un corpus éclectique d’autorités ; elles reflètent le caractère extrêmement cosmopolite de son environnement. Les sources sacrées, c’est-à-dire le Coran et les exemples du Prophète transmis par des témoins qui les authentifient, sont au premier rang de ces autorités. Ce matériau coranique et prophétique côtoie cependant bien des sources qui ne sont pas sacrées. Le Pseudo-Māwardī puise ainsi dans un spectre complet de textes sacrés et profanes pour construire son projet moral46. De ce fait, la préface est conçue pour rendre son public aussi réceptif que possible aux avis critiques qui suivent. Le Pseudo-Māwardī consacre le premier des dix chapitres à « la nécessité d’accepter les conseils » et le quatrième à « de bénéfiques aphorismes d’avertis­ sement (fuṣūl min al-mawā‘iẓ), qui soignent la dureté du cœur et aident à se remettre des maladies causées par les passions et des malaises provoqués par la concupiscence47 ». Dans la mesure où il a parlé dans sa préface de la nécessité d’offrir un conseil, le fait que le Pseudo-Māwardī consacre son premier chapitre à la nécessité de tenir compte du conseil prolonge et développe le thème de la naṣīḥa, qui est au cœur de son projet. Il a aussi placé avec grand soin le quatrième chapitre, qui traite du mawāʿiẓ ou exhortation, avant les trois chapitres centraux, respectivement consacrés à la maîtrise de soi du roi ou discipline (siyāsa) en tant qu’elle s’applique à sa personne physique (son nafs), aux élites qui jouissent de la proximité avec le prince (sa khāṣṣa) et aux gens ordinaires qui sont plus éloignés (la ‘āmma) – c’est là le cœur de la Naṣīḥat al-mulūk. En le plaçant à cet endroit, le Pseudo-Māwardī prépare son public à recevoir l’enseignement religieux et moral sur lequel il s’épanche longuement dans le chapitre suivant, le cinquième, dédié à la formation éthique du roi et à son autodiscipline. Conformément au dessein fixé dans sa préface et ses premiers chapitres, le Pseudo-Māwardī cite dans ce chapitre quatrième consacré aux avertissements 45 L. Marlow, Counsel for Kings, I, p. 75-92. 46 St. Sperl, « Man’s ‘Hollow Core’ », p. 466. 47 Naṣīḥat al-mulūk, p. 47.

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(mawāʿiẓ) des versets du Coran et l’exemple du Prophète, des paroles attribuées aux premiers Compagnons, les comportements avérés des rois d’autrefois et les maximes des sages et des poètes d’antan48. Il affirme que l’exhortation (le wa‘ẓ) et le rappel (le tadhkīr) sont des obligations impérieuses (farīḍatāni wājibatāni), des pratiques que le Livre de Dieu et le comportement de Son Prophète prescrivent et imposent aux gens, affirme-t-il encore (sunnatān māḍiyatāni ‘alā ahlihimā bi-kitāb Allāh jalla wa-‘azza wa-sunnati rasūl Allāh). Personne, écrit-il, quelles que soient son élévation et l’étendue de son pouvoir, n’est au-dessus de l’avertissement (mawʿiẓa) et du conseil (naṣīḥa) ni ne peut se dispenser d’écouter le premier, d’ac­ cepter le second : ils valent à celui qui s’y soumet, de la part de Dieu d’heureux présages et une récompense dans la vie à venir, et auprès des esprits rationnels parmi les créatures de Dieu, des éloges, des louanges, des honneurs et des célébra­ tions (al-thanā’ wa-l-madḥ wa-l-ikrām wa-l-du‘ā’)49. Comme le Pseudo-Māwardī l’observe, les rois distribuent parfois des largesses et agissent pour gagner les louanges des faibles d’esprit (makhlūq jāhil), des poètes menteurs (shā‘ir kādhib) ou des flagorneurs mielleux (mājin mutarakhkhiṣ), alors qu’ils devraient plutôt chercher à plaire à Dieu et à recevoir l’approbation des musulmans vertueux ; le secret de la bonté (khayr) réside dans la capacité à tirer profit des leçons (i‘tibār) et des mises en garde… grâce à la réflexion (tafakkur)50. Celui qui gouverne devrait se rappeler de la situation des temps anciens et des rois du passé, dont la force surpassait la sienne : ils étaient plus nombreux, leurs chemins plus lumineux (kānū […] abyana āthāran), leurs existences plus longues ; ils ont bâti des cités, amassé des trésors, creusé des rivières, cultivé des terres, construit des palais, géré les affaires, réuni des troupes en grand nombre, dirigé des armées, conduit des cavaliers, conquis des pays, soumis des peuples51… En conclusion de son chapitre, le Pseudo-Māwardī invoque pour finir l’avis qu’Aristote donna à Alexandre : Retiens les leçons (i‘tibār) de ceux qui ont vécu avant toi et garde-toi de devenir un exemple édifiant (‘ibra) pour ceux qui viendront après toi. Ne pousse pas ton ambition jusqu’au point où elle ne peut qu’échouer, car c’est ouvrir la voie de la perfide convoitise (ṭama‘ kādhib). Regarde (unẓur) la situation de tes pairs (nuẓarā’[u]ka) qui t’ont précédé dans l’exercice du

48 Dans ce chapitre, le Pseudo-Māwardī cite des vers qu’il emprunte à deux poètes. Labīd b. Rabī‘a est un poète dit mukhaḍram, c’est-à-dire ayant vécu à cheval entre la période préislamique et islamique. Il serait mort en 40/660-661. Ṣāliḥ b. ‘Abd al-Quddūs (m. 167/783) est un poète qui fut accusé de zandaqa et exécuté, sous le règne du calife al-Mahdī (r. 158-169/775-785). Naṣīḥat al-mulūk, p. 115, 116. 49 Naṣīḥat al-mulūk, p. 111. 50 Naṣīḥat al-mulūk, p. 112. 51 Naṣīḥat al-mulūk, p. 112-113.

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pouvoir royal et comprends que ton pouvoir (ḥukm) en ce domaine est semblable au leur52. Ce chapitre consacré à l’avertissement révèle alors l’implication du PseudoMāwardī dans la culture homilétique de sa région et sa façon d’élargir ces impéra­ tifs homilétiques et éthiques pour y inclure les autorités politiques. Son exemple montre que cette culture offrait un cadre moral et théorique à l’intérieur duquel les auteurs pouvaient glisser une critique implicite, relative à tel ou tel abus de pouvoir commis tout près d’eux. À partir de deux passages de la Naṣīḥat al-mulūk, on peut montrer en quoi le commentaire du Pseudo-Māwardī contient une critique politique implicite. Le public devait tirer de ces passages des conclusions précises, suggérées par le Pseudo-Māwardī – c’est du moins l’hypothèse que nous nous proposons de démontrer. Le premier exemple provient du troisième chapitre de la Naṣīḥat al-mulūk, « Ce qui cause l’apparition de la corruption dans les royaumes et l’exercice de la royauté ». Le Pseudo-Māwardī décrit ce qui se produit quand des rois transmettent leurs royaumes à leurs fils sans expérience, et qui n’ont pas fait leurs preuves : Il est arrivé que des rois fassent de leur royaume un héritage, que les descendants reçoivent de leurs prédécesseurs, les fils de leurs pères et les jeunes de leurs aînés. Des rois désignent (ya‘hadu) un fils pour prendre leur succession, sans évaluer son intelligence (min ghayr imtiḥān lahu fī ‘aqlihi), sans connaître ses points forts (faḍl) et sans s’enquérir de ses connaissances (‘ilm) en ce qui relève de la religion (umūr al-diyāna), alors que c’est là la racine et les fondations du royaume, et sans prêter attention aux problèmes constitutifs du pouvoir souverain (asbāb al-mulk), qui en sont les rameaux (furū‘) et les gardiens (ḥurrās). Si un homme sans expérience (ghirr) se trouve ainsi en situation d’être soumis à l’épreuve (mumtaḥan) de l’ivresse de la jeunesse et de la richesse (sukr al-shabāb wa-l-tharwa), de l’ivresse de la puissance, du royaume, du divertissement et du pouvoir (sukr al-‘izz wa-l-mamlaka wa-l-farāgh wa-l-qudra), et s’il voit qu’aucune main ne le retient, qu’aucun œil ne le surveille et qu’aucune force supérieure ne le surplombe, alors il se sentira à l’abri des vicissitudes du temps, berné par un présent fortuné. Dans les périodes de paix (amn), il oubliera d’avoir peur ; parvenu au pouvoir (dawla), il oubliera qu’il est éphémère ; dans la sécurité et la santé (al-salāma wa-l-ṣiḥḥa), il oubliera la souffrance et la maladie. La puissance (‘izz) ne le rendra pas attentif à l’humilité, pas plus que la richesse (ghinā) à la pauvreté ni la victoire (ẓafar) à la défaite. Il s’imaginera vivre dans un monde de bonheur sans mélange et de plaisirs sans limites. Il poursuivra par conséquent les plaisirs de ce monde, fera passer ses désirs avant tout

52 Naṣīḥat al-mulūk, p. 117.

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et oubliera ce que Dieu a fait des hommes comme lui qui l’ont précédé, y compris de ceux qui avaient un pouvoir plus grand et des forces plus nombreuses que lui. Il restera aveugle aux événements du temps et aux faits qui, jour et nuit, adviendront sous ses yeux, à mesure que les jours et les heures s’écouleront. Il ne se souviendra pas que les rois d’autrefois disaient : « Celui dont l’autorité s’égare verra sa puissance humiliée »53. Si le prince suit ce chemin, alors il n’aspirera plus dans l’exercice de la royauté qu’à la jouissance, licite ou illicite ; il n’aura plus d’autre objectif que d’exercer le pouvoir pour l’exercer encore et encore (al-tasalluṭ wa-l-taṭāwul), que sa domination soit légitime ou infondée. Il oubliera les lois relatives à ce monde (aḥkām al-dunyā) et ne tiendra pas compte des limites qu’elles imposent au gouvernement (ḥudūd al-siyāsa). Gouverner deviendra pour lui un amusement (‘abath), son rôle de gardien une distraction (lahw). Et c’est cela au bout du compte qu’il laissera comme héritage et coutume établie (sunna) parmi ses partisans. Dans le même temps, oppresseurs et opprimés se multiplieront, tout comme les coupables et les victimes de l’injustice. Ils imiteront leurs rois, abandonnant leur moi inférieur (nafs) à ses plaisirs et à l’accomplissement de ses désirs, produits des pulsions animales (al-shahawāt al-ḥayawāniyya) qui chassent les règles de l’intellect rationnel54. Le sujet de ce passage est le danger que représentent les rois quand ils cherchent à garantir la succession de leurs fils sans expérience, donc vulnérables et faciles à manipuler. Bien que le Pseudo-Māwardī s’abstienne de donner des noms, son public n’aura pas manqué de comprendre que ces remarques renvoient au cas de Naṣr II b. Aḥmad, durant le règne duquel le miroir a vraisemblablement été composé. Les sources conservées insistent lourdement sur la jeunesse de Naṣr au moment de son accession au pouvoir ; la quasi majorité des récits ne lui donnent guère que huit ans lorsqu’il succéda à son père, Aḥmad II b. Ismā‘īl, qui avait été assassiné en 301/913-914. L’accession de Naṣr au pouvoir fut contestée par son grand-oncle, Isḥāq b. Aḥmad, émir de Samarqand. Ce dernier, l’un des frères d’Ismā‘īl b. Aḥmad, était, de l’aveu général, le membre le plus âgé de la famille samanide, avec une longue expérience du gouvernement. Ailleurs dans le même chapitre, le Pseudo-Māwardī fait l’éloge d’Isḥāq pour s’être personnellement intéressé au savoir religieux (‘ilm) et à la culture littéraire (adab), et avoir voulu les promouvoir55. Il est possible d’en déduire que notre auteur, comme nombre de ses contemporains, considérait Isḥāq comme plus valable que le jeune Naṣr pour succéder au vieil émir56.

53 Al-Mubashshir b. Fātik, Mukhtār al-ḥikam wa-maḥāsin al-kalim, éd. ‘Abd al-Raḥmān Badawī, Madrid, 1958, p. 254. 54 Naṣīḥat al-mulūk, p. 86-87. 55 Naṣīḥat al-mulūk, p. 07. 56 Pour une présentation plus complète de cet argument, voir L. Marlow, Counsel for Kings, I, p. 32-33, 47-49.

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Qu’il y ait eu, dans le milieu du Pseudo-Māwardī, un débat au sujet de la jeunesse de Nasr se lit dans l’œuvre de l’historien plus tardif Ibn Ẓāfir (m. 613/1216). Contrairement à l’immense majorité des sources conservées, il rapporte que Naṣr accéda au pouvoir à l’âge de douze ans et non de huit. Ibn Ẓāfir raconte en outre qu’après l’assassinat d’Aḥmad II b. Ismā‘īl, Muḥammad b. Aḥmad, gouverneur de Bukhāra, consulta les principaux juristes et tradition­ nistes pour savoir lequel des fils de l’émir devait lui succéder et qu’après avoir fait allégeance à Naṣr, il annonça aux habitants de Bukhāra que le jeune émir était « sain d’esprit, possédait le Coran par cœur, connaissait les devoirs de la religion et avait reçu une bonne éducation57 ». Le récit d’Ibn Ẓāfir laisse entendre que les notables de la ville qui soutenaient les prétentions de Naṣr, se sont sentis obligés de répondre aux critiques concernant la jeunesse, l’expérience et le savoir religieux de leur candidat, c’est-à-dire précisément les sujets pointés par le Pseudo-Māwardī quand il critique la pratique qui consiste à privilégier des héritiers jeunes et qui n’ont pas fait leurs preuves. Le second exemple provient du septième chapitre de la Naṣīḥat al-mulūk, que le Pseudo-Māwardī a consacré au « gouvernement des gens ordinaires » (siyāsat al-‘āmma). Il inclut dans ce chapitre une discussion sur le châtiment et ses limites, et entreprend un long plaidoyer en faveur des droits des prisonniers : L’islam a limité les exécutions, et a empêché et interdit les châtiments sévères. Car c’est l’un des droits que le peuple possède sur le roi, qu’il ne punisse personne du fait de la partialité (ta‘aṣṣub) ou de la colère (taghaḍḍub), mais uniquement pour éduquer (ta’dīb) et dans le respect de la religion (tadayyun). La méthode correcte est que le roi ne s’oppose pas aux règles fondamentales de sa religion dans les questions de châtiment. Il doit se montrer attentif au maintien des sanctions légales et à la punition de ceux de ses sujets qui sont des criminels. Il devrait scruter et interroger , et ne devrait pas faire exécuter le moindre châtiment sans preuve manifeste (bayān) et sans indices patents (burhān)58. Quant à ceux pour qui l’emprisonnement s’impose, il est nécessaire que le roi scrute leurs situations et interroge leurs cas sous trois regards. Premièrement, il ne devrait incarcérer personne avant d’avoir vérifié que l’emprisonnement s’impose. Deuxièmement, il devrait assurer aux détenus durant leur séjour en prison nourriture et vêtement, car on trouve chez les prisonniers un groupe qui n’est pas en mesure de prendre soin de lui-même et de subvenir à ses besoins fondamentaux. Tous les prisonniers n’ont pas un pécule à dépenser ou un ami pour s’occuper d’eux, si bien que répondre à leurs 57 L. Treadwell, « Ibn Ẓāfir al-Azdī’s Account of the Murder of Aḥmad b. Ismā‘īl al-Sāmānī and the Succession of His Son Naṣr », in Studies in Honour of Clifford Edmund Bosworth, éd. C. Hillenbrand, vol. 2, Leyde, 2000, p. 397-419, aux p. 401, 410-411. 58 Naṣīḥat al-mulūk, p. 260.

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besoins fondamentaux et fournir leur entretien est de la responsabilité de l’imām, qui est l’ami des musulmans, et du sulṭān, qui est l’ami de celui qui n’a pas d’ami (al-imām alladhī huwa walī l-muslimīn wa-l-sulṭān walī man lā waliyya lahu)59. Troisièmement, il ne devrait pas cesser de les interroger, car il peut arriver qu’un pécheur ressente du remords et qu’un criminel se repente ; les réclamations fondées de l’un peuvent être reconnues valables par ses adversaires, un menteur peut regretter un mensonge et se rétracter. Il peut y avoir des familles de prisonniers en grande difficulté car le travail du prisonnier assurait sa subsistance, son labeur la soutenait, son revenu la faisait vivre. Se pose également la question du malade, qui n’a ni infirmier pour prendre soin de lui, ni médecin pour s’en occuper. Emprisonner un homme est parmi les châtiments les plus sévères et les châtiments ne devraient être appliqués que proportionnellement aux crimes qu’ils sanctionnent. Il est interdit au souverain de traiter de façon similaire celui qui a commis une transgression mineure et le criminel coupable de crimes majeurs, et de les soumettre également au bannissement définitif, à l’exil, aux fers et à l’expulsion. Il n’existe qu’une seule exception, lorsque le coupable persiste, qu’il faut l’emprisonner pour l’empêcher de répandre la corruption sur terre et qu’il ne se rétracte ni n’exprime aucun repentir60. Dans cet extrait, le Pseudo-Māwardī presse le souverain d’honorer les prin­ cipes de la justice aussi bien que de la clémence, de faire pratiquer de justes châtiments, de ne pas être influencé par son attachement ou son dégoût vis-à-vis de l’auteur du délit et d’éviter les châtiments excessifs. Dans une culture où relâcher les prisonniers était considéré comme un acte hautement méritoire, mon impression est que le Pseudo-Māwardī écrivait à la lumière d’observations personnelles, par sollicitude pour un ou plusieurs prisonniers dont il considérait qu’ils avaient été injustement traités. La source qu’est son miroir, jointe à la situation de son milieu, suggère plusieurs possibilités d’identification. Isḥāq, le grand-oncle de Naṣr II dont nous avons vu que l’auteur le tenait en grande estime, avait été emprisonné après que sa tentative de parvenir au pouvoir à la place du jeune émir a échoué. Le gouverneur militaire Aḥmad b. Sahl (m. 307/920) avait été emprisonné et maltraité sous son ancien dirigeant saffāride ‘Amr b. al-Layth (r. 265-288/879-901) : après que son dernier soulèvement contre la dynastie samanide a été anéanti, Aḥmad fut à nouveau détenu et mourut en prison. Le théologien mu‘tazilite Abū l-Qāsim al-Ka‘bī al-Balkhī, qui avait servi comme vizir d’Aḥmad b. Sahl fut emprisonné dans les mêmes circonstances. Le savant et chef local Sa‘īd b. Ibrāhīm al-Ra’īs al-Nasafī fut soumis à un interrogatoire (miḥna) : sa détention avait conduit le spécialiste en ḥadīth Abū Ya‘lā ‘Abd al-Mun‘im b. Khalaf al-‘Ammī (259-346/873-957) à faire dire des prières publiques pour 59 Voir le ḥadīth du Prophète : « al-sulṭān walī man lā waliyya lahu », al-Sakhāwī, al-Maqāṣid al-ḥasana fī bayān kathīr min al-aḥādīth, Beyrouth, 1985, p. 391, no 569. 60 Naṣīḥat al-mulūk, p. 260-261.

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sa libération61. Il est possible voire probable que le Pseudo-Māwardī ait personnel­ lement connu un ou plusieurs de ces individus et qu’il ait entendu le récit de leurs épreuves. Il y a fort à parier que son public était capable d’associer cette discussion approfondie sur les droits des prisonniers avec des cas concrets et de comprendre sa portée critique.

La formation d’une élite lettrée et son rôle dans l’analyse politique Le Pseudo-Māwardī a trouvé dans les concepts respectés de naṣīḥa et de wa‘ẓ les fondations dont son miroir avait besoin. L’ouvrage met également en lumière, au sein des régions samanides de la fin du ixe et du début du xe siècle, l’émergence d’un sentiment d’appartenance collective chez les savants et les personnes qui poursuivaient une vie de simplicité et d’austérité. Dans le cadre de leur stratégie de légitimation, les Samanides voulurent qu’on les associe aux religieux, dont ils furent les généreux patrons, et ce non seulement en apportant un soutien à tel ou tel individu mais souvent aussi en faisant valoir le prestige et les fonctions des savants religieux et en promouvant des hommes et des femmes voués à l’austérité en tant que groupes constitués. Les émirs samanides décidèrent par exemple d’exempter les oulémas de l’obligation rituelle de baiser le sol devant le souverain (taqbīl al-arḍ)62. Et quand les savants de Transoxiane firent part à l’émir Ismā‘īl b. Aḥmad de leurs inquiétudes devant la prolifération des idées hétérodoxes, il réagit en apportant tout le soutien possible à la réalisation de leur opuscule théologique, al-Sawād al-a‘ẓam : par sa définition des critères des croyances acceptables, ce traité renforçait l’autorité des savants de Samarqand et marginalisait les positions de leurs rivaux63. En dépit de l’attachement de la dynastie samanide au ḥanafisme, et pour faire valoir leur générosité à l’égard des savants, l’émir Ismā‘īl b. Aḥmad, son frère Isḥāq émir de Samarqand, ainsi que les habitants de la ville, accordèrent chacun un don annuel de 4 000 dirhams au savant shāfi‘ite Muḥammad b. Naṣr al-Marwazī (202-294/817-906)64. De telles mesures contribuèrent, c’est notre hypothèse, à nourrir chez ces groupes de savants le sentiment qu’ils avaient des intérêts communs, intérêts qu’ils étaient de plus en plus en position de faire reconnaître dans la sphère publique.

61 Voir L. Marlow, Counsel for Kings, I, p. 32-33, 109-110, 112-113, 186-187. 62 Al-Muqaddasī, Aḥsan al-taqāsīm fī ma‘rifat al-aqālīm, Leyde, 1967, p. 338-339. Sur cette pra­ tique, voir A. Al-Azmeh, Muslim Kingship, Muslim Kingship. Power and the Sacred in Muslim, Christian, and Pagan Polities, Londres/New York, 1997, p. 140-141. 63 Abū l-Qāsim Ḥakīm-i Samarqandī, Tarjameh-yi al-Sawād al-a‘ẓam, éd. ‘Abd al-Ḥayy Ḥabībī, Téhéran, 1969, p. 17-18. 64 Al-Khaṭīb al-Baghdādī, Ta’rīkh Baghdād, Beyrouth, 1966, III, p. 317 ; voir al-Subkī, Ṭabaqāt al-Shāfi‘iyya al-kubrā, éd. ‘Abd al-Fattāḥ al-Ḥilw et Maḥmūd Muḥammad al-Tannāhī, Le Caire, 1964, II, p. 248.

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Ce sentiment de bénéficier d’un prestige collectif fut encore accentué au sein des élites lettrées par l’implication prononcée des émirs samanides dans la culture religieuse et intellectuelle de leurs sujets. Nombre des premiers émirs de la dynastie samanide, dont Ismā‘īl b. Aḥmad et ses frères, écoutèrent et transmirent des ḥadīth dont les thèmes récurrents étaient la déférence et le respect à avoir pour les oulémas65. Les émirs de cette période assistèrent également aux funé­ railles de savants respectés en matière de religion et conduisirent eux-mêmes les prières funéraires à de nombreuses reprises66. En une occasion, Naṣr I b. Aḥmad (r. 250-279/864-892) accompagna des funérailles à pied. Tout en pataugeant dans la boue, il disait, pour souligner son respect du principe d’austérité : « On n’accomplit les commandements [de Dieu] que dans la souffrance » (lā tuqḍā l-ḥuqūq illā bi-l-mashaqqa)67. Les hommes et les femmes qui avaient fait le choix d’une vie de renoncement ne sont pas radicalement étrangers à cette culture des lettrés, et constituent un élément d’importance comparable dans l’environnement qui a rendu possible la littérature de conseil de type homilétique de l’époque samanide. Ces personnes se distinguaient parce qu’elles avaient fait l’expérience de la tawba, la « repentance » ou conversion vis-à-vis des séductions de ce monde pour se livrer à une existence plus simple, tournée vers l’intériorité, rejetant les convoitises et indifférente au bien-être physique68. Ces individus inspiraient souvent le respect et rassemblaient de nombreux adeptes. Parmi les caractères marquant l’espace public à Balkh et à Samarqand en particulier se trouvait cette pratique visible de l’austérité69. Quand il décrit la société, le Pseudo-Māwardī a ce passage révélateur qui atteste que les savants (‘ulamā’) aussi bien que ces ascètes (nussāk) jouissaient d’une prééminence sociale et d’une importance politique : Le roi reçoit sa parure et sa magnificence de la prospérité du royaume (mamlaka), de l’abondance de ses revenus, de la profusion de ses richesses (aghniyā’), de ses anciens (mashāyikh), propriétaires terriens (dahāqīn), savants (‘ulamā’), juristes (fuqahā’), conseillers politiques (dhawū l-ārā’), notables (sarawāt), juges (ḥukkām), ascètes (nussāk), philosophes (ḥukamā’) et parmi eux des officiers et membres de familles respectées (aṣnāf dhawī l-marātib wa-l-manāqib) autant qu’il les tient de la prospérité de ses châteaux

65 Al-Sam‘ānī, al-Ansāb, Hyderabad, 1962-1982, VII, p. 24-25 ; W. L. Treadwell, The Political His­ tory of the Sāmānid State, Thèse de doctorat inédite, Université d’Oxford, 1991, p. 99 n. 129. 66 J. Paul, « The Histories of Samarqand », Studia Iranica, 22 (1993), p. 69-92, p. 88. 67 Al-Nasafī, al-Qand fī dhikr ‘ulamā’ Samarqand, p. 298, no 472. 68 Voir B. Radtke, « Theologen und Mystiker in Ḫurāsān und Transoxanien », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft, 136 (1986), p. 538-549. 69 Sur la culture religieuse à Balkh, voir van Ess, Theologie und Gesellschaft, II (1992), p. 508-547 ; sur celle de Samarqand, II, p. 560-567.

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(quṣūr), du luxe de ses palais (dūr), de la profusion de ses chevaux, troupes (junūd), serviteurs (khadam) et mobilier (athāth)70. Dans cet extrait, le Pseudo-Māwardī énumère les groupes qui font partie du peuple ordinaire ou ‘āmma, ou, pour reprendre l’heureuse traduction de Julia Bray, du « public extérieur » du souverain71. Son témoignage confirme que les ca­ tégories qu’il singularise dans sa description sociale développent une conscience d’elles-mêmes et gagnent en visibilité. La composition d’ouvrages de conseil au prince fut le fait d’individus venant d’horizons différents, mais à l’intérieur des cercles de la cour, soumettre un conseil était un devoir inhérent à la fonction de vizir et, dans une certaine mesure, on attendait des proches compagnons du souverain et d’autres membres de l’en­ tourage royal qu’ils aident le roi à s’améliorer – cela faisait partie de leur rôle72. Ce rôle de conseiller royal n’était pas sans risque : le danger inhérent à la profession de vizir-conseiller – un danger qui croissait à proportion de son pouvoir et de son prestige – est un motif bien connu de la littérature des miroirs73. Il n’était pas courant de soumettre un avis spontanément, comme cela semble avoir été le cas avec la Naṣīḥat al-mulūk : d’où l’élaboration par le Pseudo-Māwardī d’une ample structure argumentative et le renvoi à de nombreuses autorités variées pour l’appuyer. Il est possible que l’estime sociale que la ‘āmma témoignait aux oulémas et aux ascètes, ainsi que leur sentiment croissant d’avoir une identité partagée, aient pu en encourager certains à adopter à l’occasion vis-à-vis des gouvernants une posture plus critique que celle de la khāṣṣa du souverain, son « public intérieur », ces gens qui occupaient des situations plus proches, donc plus dépendantes, des centres du pouvoir. Il y eut vraisemblablement fort peu de personnes à s’engager dans une confrontation directe avec les autorités politiques74, mais l’intervention du Pseudo-Māwardī représente une application, dans le champ de la littérature, du principe du amr bi-l-ma‘rūf : il déploie dans son miroir le répertoire complet des outils littéraires et conceptuels mis au point par une tradition continue qui va 70 Naṣīḥat al-mulūk, p. 253-254. Un passage similaire, dans lequel les oulémas et les ascètes sont présentés comme un groupe solidaire, se trouve p. 264-265. 71 J. Bray, « Ibn al-Mu‘tazz and Politics : The Question of the Fuṣūl Qiṣār », Oriens, 28 (2010), p. 107-143, p. 143. 72 J. Scott Meisami, Medieval Persian Court Poetry, Princeton, 1987, p. 6-8 ; S. M. Ali, Arabic Literary Salons in the Islamic Middle Ages : Poetry, Public Performance, and the Presentation of the Past, Notre Dame, 2010. 73 N. Yavari, Advice for the Sultan, p. 109-142 ; J. Dakhlia, L’empire des passions : l’arbitraire politique en Islam, Paris, 2005, p. 19-38. 74 Voir, pour un tel exemple à Balkh, le cas d’Abū Bakr Muḥammad b. Sa‘īd al-Balkhī (m. 328/939-940), dans Shaykh al-Islām Vā ‘iẓ, Fażā’il-i Balkh, éd. ‘Ab. Ḥabībī, Téhéran, 1971, p. 293-294 ; B. Radtke, « Theologen und Mystiker », p. 547, no 45, et 550 ; J. Paul, « Histories of Samarqand », p. 90, n. 49. Sur la question du rapport entre le principe du amr bi-l-ma‘rūf et la confrontation avec les autorités politiques, voir M. Cook, Commanding Right, p. 50-67, 470-479 et passim.

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du ḥadīth à l’adab, pour préparer son public à saisir dans son commentaire une critique politique implicite, et à y réagir. Le Pseudo-Māwardī a recours à un traité discursif fondé sur une démonstration rationnelle ; il l’étaye par des références à un ensemble éclectique d’autorités écrites ; il le fait dialoguer par allusion avec plusieurs courants de la culture intellectuelle et religieuse dominante : ce faisant, il cherchait à améliorer le comportement moral du roi et à corriger la conduite de son gouvernement envers ses sujets, conformément aux exigences d’un bien-être universel (maṣlaḥa).

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La parole critique à la cour Plantagenêt Formes et enjeux d’une pratique politique à travers les lettres de Pierre de Blois

Dans les sociétés démocratiques contemporaines, émettre une parole critique sur le pouvoir est devenu un acte licite et familier, à condition de ne pas verser dans l’outrage ou la diffamation. Toute personne peut, par le biais des médias (forums, blogs, interview de trottoir, tribune libre, article de journal) exprimer une opinion, juger l’action du gouvernement, participer à des débats, et interpeller les pouvoirs publics1. Qu’en est-il au Moyen Âge ? Prendre position, esquisser un reproche face à la politique royale ne peut évidemment, à cette époque, être le fait de n’importe quel sujet du royaume. Il faut pour cela jouir d’une position de prestige (être baron, évêque ou abbé…) ou être introduit à la cour comme chevalier de la mesnie royale ou clerc curial. Encore cela n’a-t-il rien d’évident : le propos critique peut être mal perçu, considéré comme une trahison et donner lieu à une condamnation car comme l’allèguent certains « contredire [le roi] est crime de lèse-majesté et subversion manifeste de la dignité du prince2 ». Dans la seconde moitié du xiie siècle dans l’empire Plantagenêt, si un Pierre de Blois se félicite de pouvoir parler assez librement à Henri II3, Jean de Salisbury prétend qu’il n’existe « aucun lieu sous sa souveraineté où un plaideur ou un juge puisse tenir des propos qui lui soient hostiles4 ». Quant à Thomas Becket, il dénonce « le persécuteur qui ferme la bouche des prêtres et même des évêques

1 Voir à ce sujet les remarques de Martine Charageat dans Consulter, délibérer, décider : donner son avis au Moyen Âge (France, Espagne, viie-xvie siècles), éd. M. Charageat et C. Leveleux-Teixeira, Toulouse, 2010, p. 7-8. 2 Ei obviare crimen majestatis est, et manifesta subversio principatus, Iohannes Sarisbariensis, Poli­ craticus sive de nugis curialium et vestigiis philosophorum [ensuite Policraticus], VII, 20, PL 199, col. 689. 3 Petrus Blesensis, Epistola 5, PL 207, col. 13-16 ; Epistola 75, col. 229-231. Les lettres de Pierre de Blois sont par la suite désignées par le sigle LPB suivi du numéro de la lettre. 4 Iohannes Sarisbariensis, The Letters of John of Salisbury, t. 2 : The Later Letters (1163-1180), éd. W. J. Millor et C. N. Brooke, Oxford, 1979, p. 71. Maïté Billoré • Université Jean Moulin Lyon3, CIHAM UMR 5648 Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 125-158. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131528

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pour qu’ils ne prononcent pas la loi de Dieu5 ». Il est donc a priori assez difficile de se faire une idée de la réalité de la liberté d’expression en matière politique sous le règne d’Henri II bien que le sujet soit au cœur de la réflexion de nombreux clercs. Dans le livre VII de son Policraticus, Jean de Salisbury fait l’apologie de cette liberté de parole et la revendique6 pour autant qu’elle soit intelligente et vertueuse, non le fait d’une mauvaise langue7. Si elle est critique, elle doit s’en prendre aux vices pour corriger les personnes mais ne doit pas porter atteinte aux personnes elles-mêmes et être véridique8. « Celui qui aura vu une juste occasion de reproche, écrit-il, qu’il en use librement dans un esprit de charité9 ». C’est à travers les lettres de Pierre de Blois, un autre clericus regis, que nous compléterons cette première approche de la liberté d’expression et tenterons de préciser les enjeux de cette pratique politique10. Nous envisagerons les thèmes qui dans la seconde moitié du xiie siècle s’imposent comme devant faire l’objet d’une parole sincère envers le Plantagenêt et les règles rhétoriques et stylistiques qu’il vaut mieux respecter pour se faire entendre. En 1188, un autre texte de Pierre de Blois, intitulé Dialogue entre le roi Henri et l’abbé de Bonneval, est construit selon les règles de l’art définies par Pierre lui-même11. La mise en scène est astucieuse : à travers cet échange imaginaire 5 The Correspondence of Thomas Becket Archbishop [ensuite CTB], éd. A. Duggan, Oxford, 2000, no 203, p. 886. 6 Nihil autem gloriosius libertate, praeter virtutem, si tamen libertas recte a virtute se jungitur. Omnibus enim recte sapientibus liquet, quia libertas vera aliunde non provenit, Iohannes Sarisbariensis, Policraticus, VII, 25, col. 705. 7 Jean dénonce en particulier les laedoriae, qui sont à la fois des mises en cause et des calomnies (loedoria quae exprobrationem et directam contumeliam continet) ou pire les scommata, « raille­ ries » plus sournoises (scomma quidem morsus est figuratus, quia saepe vel fraude vel urbanitate tegitur, ut aliud sonet, aliud intelligas ; nec tamen semper ad amaritudinem pergit, sed nonnunquam his, in quos jacitur, et dulce est, Iohannes Sarisbariensis, Policraticus, VII, 25 col. 708-709). À ce sujet, qu’on me permette de renvoyer à M. Billoré, « Sinister rumor : la rumeur malveillante dans l’Angleterre Plantagenêt », dans La malabouche, logique et histoire des paroles blessantes en Europe du Moyen âge à la première modernité, éd. F. Mariani et N. Vienne-Guerrin (à paraître), ainsi qu’aux autres communications prononcées lors du même colloque. 8 Liberum ergo fuit, et semper licitum libertati, parcendo personis, dicere de vitiis ; quoniam et jus est, quo licet veras expromere voces, et quod etiam servis adversus dominos, dum vera loquuntur, Decembrem indulget libertatem. Iohannes Sarisbariensis, Policraticus, VII, 25, col. 710. Allusion à la tradition romaine selon laquelle les esclaves pouvaient en décembre s’exprimer librement devant leur maître sans risquer d’être punis, voir Horace, Satires, II, VII, 4-5. 9 Qui autem justum reprehensioni locum viderit, ea ex caritate licenter utatur, Iohannes Sarisbarien­ sis, Policraticus, VIII, 25, col. 822. 10 Soulignons que ces lettres jouissent d’une grande renommée à l’époque et que le recueil constitué par Pierre fut publié de son vivant et remodelé jusqu’à sa mort afin de servir de modèle de référence. Dans l’une de ses lettres Pierre le présente comme l’illustration de son Libellus de arte dictandi rhetorice. 11 La traduction du texte a été établie à partir de l’édition de R. B. C. Huygens, « Dialogus inter regem Henricum Secundum et abbatem Bonevallis. Un écrit de Pierre de Blois réédité », Revue bénédictine, 68 (1958), p. 87-112.

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(ou fondé sur une discussion réelle largement remaniée) le clerc montre un cas pratique. L’abbé de Bonneval se permet une parole franche et libérée ; une savante maïeutique place le roi face à ses faiblesses et lui montre la voie de la sagesse. On trouvera en annexe une traduction de ce dialogue que Pierre tenait à faire passer pour preuve d’un échange constructif possible avec le souverain.

Les élites religieuses : entre réserve ecclésiastique et devoir de parole Émettre un avis, conseiller, critiquer le prince sont des actes politiques qui ancrent ceux qui s’y livrent à la sphère séculière ; or, dans l’empire Plantagenêt cela concerne d’abord des clercs qu’ils soient déjà en possession d’un bénéfice ecclésiastique ou qu’ils aspirent à en obtenir un en contrepartie de leur service. Ils occupent des postes de responsabilité au sein de l’administration, servent la politique royale par leur connaissance du droit, leurs savoir-faire techniques, leur culture politique12. Ils contribuent à l’élaboration d’une idéologie qui légitime le prince ou favorise l’obéissance de l’aristocratie et sont ainsi indispensables au pouvoir13. Mais la participation active de ces hommes, en théorie destinés au service de l’Église, au gouvernement séculier est un sujet sensible dans la seconde moitié du xiie siècle. Les curiales eux-mêmes appréhendent avec difficulté cette imbrication du politique et du religieux ; c’est le cas de Pierre de Blois qui est, à la fois convaincu de l’impossibilité pour les hommes d’Église de bien servir deux maîtres, Dieu et le prince – Nemo potest duobus dominis servire selon Matth. 6, 24 ; Luc. 16, 1314 – et qui, dans le même temps, témoigne dans ses écrits de sa conviction que les intellectuels, en particulier les ecclésiastiques, ont un devoir de soutien et de conseil envers le souverain, afin de lui permettre d’assumer dignement sa charge. Officiellement, l’Église s’est positionnée sur la question et les textes cano­ niques ne laissent guère de doute sur le comportement à adopter. Il y a une longue tradition d’interdits qui remonte probablement à l’Antiquité ou au moins à l’époque carolingienne15 et les réformateurs grégoriens en ont fait un argument phare de leur programme. Dans son traité intitulé Contra clericos aulicos, Pierre 12 G. Althoff, Family, Friends and Followers. Political ans Social Bond in Medieval Europe, Cambridge, 2004 [1990]. 13 A. Chauou, L’idéologie Plantagenêt. Royauté arthurienne et monarchie politique dans l’espace Plan­ tagenêt, xiie-xiiie siècle, Rennes, 2001. 14 Qui autem sic iuravit iam perplexus est inter Christum et Cesarem, inter evangelium et consuetudines terre, inter ignominiam et bonam famam, inter odium Dei hominumque favorem. Duobus itaque dominis obligatus, aut unum diliget et alterum odio habebit, aut unum reverebitur alterumque contemnet ; perplexus est quia fidei sue periculum utrobique versatur, Petrus Blesensis, Epistola 10, éd. E. Revell, The Later Letters, Oxford, 1993, p. 59. 15 Ces interdits remonteraient à un pseudo concile de Carthage (398) d’après les Statuta ecclesiae antiqua du ve siècle. Voir J. Gaudemet, Les sources du droit de l’Église en Occident du iie au viie

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Damien (v. 1007-1072) dénigre particulièrement les clercs curiaux qui « dans la clientèle des puissants, se soumettent de manière obscène comme des esclaves » et qui, à la recherche de faveurs « déposent les armes des vertus, renoncent à l’équipement de la milice spirituelle, changent de camp, abandonnent le baudrier militaire16 ». Au xiie siècle, les textes canoniques de Latran II (1139) et Latran III (1179) rappellent d’ailleurs aux clercs, en particulier aux évêques, la primauté des tâches spirituelles et leur interdisent de perdre leur temps à des occupations séculières (affaires foncière, négoce, justice de sang…). En 1179, le canon 12 exige même que les clercs engagés auprès de laïcs abandonnent leur service si ce n’est déjà fait17. Mais la plupart des prélats n’obtempèrent pas au risque de devoir supporter l’ira pontificale et les foudres des réformateurs18. Dans son Dialogue de l’Échiquier, Richard Fitz Nigel, trésorier du royaume, justifie ce choix ; il souligne que, tout pouvoir venant de Dieu, « il ne paraît pas absurde ou étranger à des hommes d’Église, de conserver leurs prérogatives tout en servant comme leurs supérieurs les rois, et les autres puissants aussi, particuliè­ rement dans les affaires qui ne font pas obstacle à la vérité ni à l’honnêteté19 ». C’est le point de vue de beaucoup d’entre eux et, en tant qu’acteurs de la vie publique et politique, ces prélats et clercs estiment avoir un droit de parole. Ils allèguent même un devoir en la matière et ce, à triple titre. Tout d’abord, au titre de leur devoir vassalique, pour ceux d’entre eux qui tiennent des terres en fief du roi et qui ont prêté serment au moment de leur investiture (consilium féodal) – et a fortiori parce qu’en raison de leur statut ils ne sont pas censés prendre personnellement les armes à ses côtés, même s’ils lui fournissent des chevaliers. Ensuite, au titre de leur connaissance de l’Écriture, de la pensée des philosophes antiques et, pour beaucoup, du droit qui les rend mieux que d’autres capables

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siècle, Paris, 1985, p. 84-86. Ils sont précisément évoqués dans le canon du concile de Mayence (847), MGH, Conc. III, Hanovre, 1984, p. 150-177. In clientelam potentium tanquam servos se deditios obscoene substernunt […] virtutum arma depo­ nunt, procinctum spiritualis militiae deserunt, castra transfugiunt, militare cingulum solvunt. Petri Damiani Opera omnia, PL 145, col. 463-472, ici col. 463. Voir aussi à ce sujet le Décret de Gratien D. 88, par exemple le canon 3-4 : Episcopus aut sacerdos aut diaconus nequaquam seculares curas assumant ; sin aliter, deiciantur. Dans son Invectionum libellus, Giraud de Barri déplore que des prélats vivent à la cour ou qu’en charge de leur bénéfice ecclésiastique, ils restent à la disposition du souverain, Giraldi Cambren­ sis opera, VI, 27, éd. J. S. Brewer, vol. 1, Londres, 1861. Pierre de Blois attaque avec virulence l’action des clercs au service des grands et félicite les démissionnaires, par exemple Geoffroy de Bocland, archidiacre du Norfolk, voir Epistola 5, éd. Revell, p. 31. Dans son De institutione episcopi, il condamne aussi les occupations séculières des prélats. Sur ces contradictions, voir J. D. Cotts, « Peter of Blois and the Problem of the ‘Court’ in the Late Twelfth Century », Anglo-Norman Studies, 27 (2005), p. 68-84. Non ergo videtur absurdum vel a viris ecclesiasticis alienum regibus quasi precellentibus et ceteris potestatibus serviendo sua jura servare, presertim in hiis que veritati vel honestati non obviant, Richard Fitz Nigel, Dialogus de scaccario. The Course of the Exchequer, éd. Ch. Johnson, Oxford, 2002, p. 1.

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d’analyser l’action publique et de fournir un avis avisé au souverain. Enfin, au titre de leur mission religieuse car accompagner le roi dans le droit chemin c’est lui permettre d’œuvrer pour son salut et celui de ses sujets. Les clercs médiévaux, qu’ils aient ou non embrassé une carrière ecclésiastique, se définissent donc comme des sages (sapientes)20 et à ce titre, selon Pierre de Blois, leur parole est une sorte de bien public. Il écrit : « Quel plus précieux trésor que d’entendre les paroles avisées et les discours de celui qui, par son discours comme par ses œuvres, édifie et donne la vie, celui dont les paroles sont l’esprit et la vie [Ioh. 6, 63], selon les dires de la Sagesse : C’est un trésor désirable qui repose dans la bouche du sage [Prov. 16, 23]21 ? ». À une époque où la majorité des individus sont illettrés22, Pierre de Blois vante l’autorité de ceux qui possèdent la connaissance : Le Seigneur vous a rendus grands en présence du roi […]. Comparables à Aod [cf. Iud. 3, 15], guidez-le à travers les réalités temporelles de telle façon qu’il ne perde pas les réalités éternelles […]. Insiste donc et avertis-le avec insistance qu’il a en toute chose à se soumettre à la volonté divine dans la crainte et l’humilité, car la vie réside dans Sa volonté [Ps. 29, 8] […] Mettez tout votre soin à ce qu’il ne se livre pas au mouvement du cœur [Ps. 72, 7], qu’il ne suive pas les désirs du monde, qu’il ne confonde pas sa volonté et la raison en homme qui a reçu sa vie en vain [Ps. 23, 4] ni n’acquiesce aux hommes les moins prudents après avoir écarté le conseil d’hommes mûrs et vénérables23. C’est aussi la formation juridique des clercs qui impose ce devoir de parole. En effet, les spécialistes de droit civil comme de droit canon sont des interprètes de la norme ; ils servent d’intermédiaires entre celle-ci et la singularité du réel, donnent des pistes au souverain pour agir correctement au quotidien. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que dans ses Institutes, le jurisconsulte Ulpien (iiie siècle) avait rapproché le juriste du prêtre : C’est à bon droit que l’on nous qualifie de prêtres, car nous exerçons la justice et nous faisons connaître ce qui est bon et équitable, séparant l’équité de l’iniquité, distinguant le licite de l’illicite, cherchant à procurer le bien

20 G. Constable, « The Abstraction of Personal Qualities in the Middle Age », in Unverwechsel­ barkeit. Persönliche Identität und Identifikation in der vormodernen Gesellschaft, éd. P. von Moos, Cologne, 2004, p. 99-122. 21 Quis enim thesaurus pretiosior esse potest, quam prudentia verba et sermones illius audire, qui sermone et opere semper ad vitam aedificat, cujus verba spiritus et vita sunt, juxta sapientiae verbum : thesaurus desiderabilis requiescit in ore sapientis. LPB 130, col. 385. 22 Pour nuancer ces propos, voir M. Aurell, Le Chevalier lettré, Paris, 2011. 23 Magnificavit vos Dominus in conspectu regis […] et vos sic eum per temporalia deducatis, ut non amittat aeterna […]. Insta ergo et instantius eum mone, ut in timore et humilitate se per omnia divinae subjiciat voluntati : nam vita in voluntate ejus […] Sit sollicitudo vestra, ne transeat in affectum cordis, ne sequatur concupiscentias mundi, ne in vano accipiens animam suam, pro ratione voluntatem habeat, et omisso venerandae maturitatis consilio imprudentioribus acquiescat, LPB 121, col. 355.

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non seulement par la menace des châtiments mais aussi par la promesse des récompenses, pratiquant ce qui nous semble la vraie – et non une fausse – philosophie24. Dans le milieu des curiales, l’idée d’un devoir presque sacré de ne pas se taire est très présente. Pierre de Blois écrit à Henri II : « bien que votre prudence se suffise à elle-même et ne mendie pas les renforts de l’érudition d’autrui, nous ne pouvons ni ne devons dissimuler cependant ce que nous considérons comme utile pour vous et comme source d’honneur25 ». C’est reconnaître qu’en théorie le roi dans sa grande sagesse n’a pas besoin des conseils de ses proches, mais que dans la pratique, ils apportent un éclairage nouveau ou complémentaire pouvant faire évoluer son point de vue. Mieux, ils peuvent servir à rectifier son action politique si celle-ci s’écarte de la Loi – le roi restant un homme en proie à ses passions et faillible. La parole critique semble donc indispensable à une action politique juste et efficace, ce qui se justifie, comme l’ont montré les travaux de Julie Barrau, par le recours à des testimonia, en particulier « les mots de Dieu établissant Ézéchiel comme la sentinelle d’Israël [Ez. 3, 17]26 ». Dans une lettre adressée au chapelain du roi de Sicile, Pierre de Blois écrit : Mais la parole du Seigneur resta prisonnière dans ta bouche […] tu crains l’homme […]. Sache bien une chose : si tu ne mets pas en garde l’impie contre son impiété, il mourra dans son impiété, et on demandera raison de son âme à tes mains [cf. Ez. 3, 18-20]. Il est ta brebis et sa garde t’a été confiée au péril de ta vie. […] Il livre à la mort l’âme de son prochain le prélat qui, alors que son prochain pèche excessivement, se tait, dissimule ou consent pour en tirer un bénéfice temporel. Pour moi il n’y a pas l’ombre d’un doute que si tu avais prié instamment, prié sans te lasser, tu aurais détourné l’homme de sa conduite despotique et inhumaine… La grâce en effet fut répandue sur tes lèvres [Ps. 45, 3], et ton discours est vivant et efficace, ou plutôt celui du Seigneur, et plus pénétrant que toute épée à deux tranchants [Hebr. 4, 12] […] Si tu plaidais du fond du cœur la cause du Christ, il donnerait à ta voix la voix de la vertu et, changeant les exigences arbitraires de ta bouche en son bon plaisir, inclinerait le cœur du roi selon ton jugement, Lui qui tient dans sa main le cœur des rois [cf. Prov. 21, 1]27. 24 Ulpianus, Institutes, repris au Digeste, I, I. De iustitia et iure. 25 Licet prudentia vestra sibi sufficiat et eruditionis alienae suffragia non mendicet, quod tamen vobis ad utilitatem cedere credimus et honorem dissimulare non possumus, nec debemus, LPB 67, col. 210. 26 J. Barrau, Bible, lettres et politique. L’Écriture au service des hommes à l’époque de Thomas Becket, Paris, 2013, p. 297. 27 Sed alligatum est verbum Domini in ore tuo […] times hominem […] unum noveris, si non annun­ tiaveris impio impietatem suam, ipse in impietate sua morietur, et ejus anima de tuis manibus requiretur. Ovis tua est, et in periculum tuum ipsius custodiam suscepisti. […] sic animam proximi sui praelatus mortificat, dum eo enormiter delinquente, aut tacet, aut dissimulat, aut consentit, ut inde emolumentum temporale percipiat. Indubitanter quidem scio, quod si orasses instantius, perorasses, et ab hac inhumana tyrannide hominem avertisses. Diffusa est enim gratia in labiis tuis, vivusque est

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Ainsi Pierre encourage-t-il ses collègues à prendre pleinement conscience de leur rôle de prévention qu’il conçoit comme un devoir. Il est plus modéré que Jean de Salisbury par exemple pour qui la parole prend la forme d’un combat politique. Dans une lettre destinée à Thomas Becket, Jean utilise en 1166 la deuxième épître à Timothée et écrit : « reprends, censure, exhorte que l’occasion soit ou non favorable28 » et dans une autre adressée à Jean évêque de Poitiers, mentionne les prophéties d’Isaïe : « Le Saint Esprit dit dans sa Loi : ‘Crie sans t’arrêter !’[Is. 58, 1] » et déplore ceux qui invitent au silence : « Et voici que je ne sais quel esprit sort de la ville pour aller dire par toute la terre aux prédicateurs : ‘Tais-toi et ne crie pas29 !’ ». Dans plusieurs de ses lettres, Thomas Becket souligne lui aussi l’importance de la parole comme combat politique et scande la lamentation d’Isaïe, Malheur à moi parce que je me suis tu [Is. 6, 5]30. Il s’agit d’un engagement au service de la communauté, mais il en va aussi de la conscience de ces hommes d’Église et de ce qu’ils se doivent à eux-mêmes pour assurer leur propre salut selon les ensei­ gnements de la Bible – et l’on retrouve ici Ézéchiel : « Si tu avertis le méchant [même s’il ne se détourne pas de la mauvaise voie] toi, tu sauveras ton âme » [Ez. 3, 19]. « J’appréhende de parler, écrit Pierre, et se taire ne vaut pas mieux ; bien qu’il m’ait semblé plus sûr de dissimuler dans le silence le mouvement d’un esprit bouillonnant, me taire fait courir un grand danger à mon âme. Je parlerai donc, car, pour reprendre les mots de Job, si je me tais, ma bouche me condamnera [Iob 9, 20]31 ». Pierre dénonce les « prêtres muets32 » et pire encore, ceux qui versent dans la flatterie33 ; il les compare à des marchands d’huile prêts à tout pour éviter les conflits et s’attirer les faveurs du prince :

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efficax sermo tuus, imo Domini, et penetrabilior omni gladio ancipiti. […] Quod si ex corde ageres causam Christi, daret voci tuae vocem virtutis, atque voluntaria oris tui beneplacita faciens, cor regis ad tuum verteret arbitrium ille, in cujus manu corda sunt regum, LPB 10, col. 30-31. Vos tamen qui reminiscimini Domini ne taceatis et ne detis silentium ei, sed exsequimini quod ait Apostolus : argue, obsecra, increpa, opportune, importune , id est quacunque opportuna importunitate, Iohannes Sarisbariensis, Epistola°175, PL 199, col. 169. Dicit Spiritus sanctus in lege sua, ‘clama, ne cesses’. Et ecce, nescio qui spiritus ab urbe in orbem exiens praedicatoribus dicit : ‘Tace, ne clames’, Iohannes Sarisbariensis, Epistola°239, PL 199, col. 272. Par exemple dans une lettre adressée à Roger l’évêque de Worcester ou à celle destinée à Étienne de la Chapelle, évêque de Meaux, The Correspondance of Thomas Becket Archbishop, éd. A. Duggan, Oxford, 2000, no 203, p. 880 et no 233, p. 1002. Loqui vereor, et tacere non expedit : mihi tamen tutius videretur aestuantis animi motum dissimulare silentio : sed imminet animae meae magnum ex mea taciturnitate periculum. Loquar ergo, quia, ut verbo Job utar, si tacuero, os meum condemnabit me, LPB 95, col. 298, même idée dans LPB 112, col. 338. Animam pro veritate ponere non formides, ut videas dies bonos, quia sanguinem pereuntis Dominus de manu muti sacerdotis exquiret, LPB 112, col. 336. Noli aemulari in malignantibus, episcopis dico, qui regem tuum blandis adulationibus palpant, canes muti, non valentes, latrare [Is. 56, 10], LPB 112, col. 335-336.

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Les palais regorgent de gens qui, jusque dans leurs turpitudes, caressent de leur approbation corruptrice les tendres et délicates oreilles des princes, posant des oreillers sous leur tête et des coussins sous leurs bras [Ez. 13, 18]. On a du mal à trouver à la cour quelqu’un qui ne vende pas d’huile, qui n’oigne pas d’huile la tête du pécheur. On fait l’éloge du pécheur dans les désirs de son âme, et on dit du bien du méchant [Ps. 9, 24]34. Par ce type de discours, Pierre rejoint Jean de Salisbury pour qui la flagornerie est une vraie menace pour l’intégrité du corps politique ; elle aveugle le prince, l’empêche de prendre conscience des éventuelles dérives de son pouvoir et fait de lui, le cas échéant, un tyran35. Le Policraticus s’attache à montrer que les flatteurs sont des hypocrites bien plus pervers et dangereux que les détracteurs : Car le flatteur est ennemi de toute vertu : c’est pour ainsi dire un clou qu’il plante dans l’œil de celui avec lequel il s’entretient, et il est d’autant plus à craindre que c’est sous prétexte d’amitié, qu’il ne cesse de nuire, jusqu’à émousser l’acuité de la raison […]. Il ferme les oreilles de ceux qui l’écoutent pour qu’ils n’entendent pas la vérité – difficile de dire ce qui pourrait être pire36.

Ces courtisans qu’il nomme traîtres ou Gnatoniques « pervertissent toutes choses et ne souffrent pas que l’on dise la vérité37 », ils s’opposent à la parole libre et critique envers le prince au prétexte qu’elle affaiblirait son pouvoir et représenterait une atteinte à la dignité royale : « selon les Gnatoniques, parole de vérité est crime de lèse-majesté38 ». Jean de Salisbury et Pierre de Blois s’accordent pour penser que ces hommeslà sont dangereux, tant pour le pouvoir que pour l’ensemble de la communauté et souhaitent faire comprendre au prince qu’il doit s’en méfier et accorder davantage de crédit à ceux qui osent la critique sincère. « Si le plus loyal de vos fidèles vous

34 Frequenter in palatiis conversantur, qui mollibus et delicatis auribus principum, etiam in turpibus blando lenocinantur applausu, ponentes cervicalia sub capite et pulvinaria sub omni cubito manus. Vix invenitur in curiis, qui non vendat oleum, qui caput peccatoris oleo non impinguet. Laudatur enim peccator in desideriis animae suae, et iniquus benedicitur, LPB 112, col. 336-337 ; Verumtamen remissio, quae os praelati obstruit, quae mentem ejus dejicit, quae adulatorem et venditorem olei facit, dum sibi quietem et honorificentiam venatur in favore principum, LPB 100, col. 310. 35 Iohannes Sarisbariensis, Policraticus, III, 4-7, col. 481-489. 36 Adulator enim omnis virtutis inimicus est, et quasi clavum figit in oculo illius, cum quo sermonem conserit, eoque magis cavendus est, quo sub amantis specie, nocere non desinit, donec rationis obtundat acumen […] auditorum aures obturat, ne audiant verum ; quo quid possit esse perniciosius, non facile dixerim, Iohannes Sarisbariensis, Policraticus, III, 4, col. 481. 37 Quod Gnathonici pervertunt omnia, nec vera fateri patiuntur, Iohannes Sarisbariensis, Policraticus, VI, 27, col. 630. 38 Nam apud Gnathonicos veritatis eloquium, crimen est maiestatis, Iohannes Sarisbariensis, Policrati­ cus, VI, 27, col. 630. Selon eux encore : Quum ergo populus ei, et in eum omnem auctoritatem suam contulerit, ei obviare crimen majestatis est, et manifesta subversio principatus, Iohannes Sarisbariensis, Policraticus, VII, 20, col. 689. Voir aussi III, 10 et 13.

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a parlé trop librement dans le mouvement d’une amitié confiante, ou peut-être dans le but de vous reprendre, acceptez tout, je vous en prie, avec sérénité […]. Rappelez-vous donc qu’au témoignage de Salomon mieux vaut les coups d’un ami attentionné que les mots caressants d’un flatteur, ou ses coups [Prov. 27, 5-6]39 ».

Les sujets qui portent à controverse et à critiques Les clercs de l’entourage Plantagenêt ne sont pas les premiers intellectuels à oser la critique ; d’autres ont ouvert la voie, en particulier dans le milieu des réformateurs ; on pense à Bernard de Clairvaux (1090-1153) qui fut l’une des figures les plus critiques envers Louis VI et Louis VII40 et en Angleterre, à An­ selme de Cantorbéry (1033-1109) qui affronta Guillaume le Roux (1087-1100) puis Henri Ier Beauclerc (1100-1135)41. Mais à la cour angevine, ces curiales sont particulièrement nombreux ; ils sont, selon Gautier Map comme une « nuée de sauterelles » qui donne de la voix (ou au moins de la plume) et relaye ou appuie le mécontentement ambiant sur les dérives autocratiques du pouvoir42. Ensuite, il est probable que le roi lui-même, litteratus et adepte du débat d’idées, ait suscité des vocations. Dans le portrait que Pierre de Blois dresse de lui à l’archevêque de Palerme, il souligne que « chaque fois qu’il peut souffler loin de la cour et de ses préoccupations […] il travaille à examiner un problème épineux avec une équipe de clercs43 ». Pour les intellectuels, pratiquer l’art de la disputatio à la cour ne paraît donc ni exceptionnel, ni incongru. Enfin, la tournure particulière que prend

39 Si ergo fidelissimus vester ex confidentia amicitiae, aut forte correctionis intuitu vobis spiritu liberiore locutus est, totum, quaeso aequanimiter supportetis […] Recolentes igitur quia testimonio Salomonis Meliora sunt amici diligentis verbera, quam blanditiae adulantis verba seu verbera, LBP 59, col. 176, 178. Propos similaires chez Jean de Salisbury : Familiare siquidem sapienti est, ut magno placet Augustino, potius a quolibet reprehendi, quam sive ab errante, sive ab adulante laudari. Nullus enim reprehensor formidandus est amatori veritatis, Iohannes Sarisbariensis, Policraticus, III, 14, col. 512. 40 Il les prend directement à parti, par exemple dans une lettre rédigée au nom de l’ensemble des moines de Cîteaux : quia enim iam fiducia manus pro vobis levare praesumimus ad Sponsum Ecclesiae, qua mita, et sine causa, ut putamus, ausu inconsulto contristatis ? Gravem siquidem adversum vos apud eumdem Sponsum et Dominum suum querimoniam deponit, dum quem acceperat defensorem, sustinet oppugnatorem, Epistola 45, Sancti Bernardi opera, t. VII : Epistolae I, éd. J. Leclercq et H. Rochais, Rome, 1974, p. 134. 41 Au sein d’une historiographie fournie sur saint Anselme, on retiendra en particulier les travaux de Sally Vaughn au sujet des engagements politiques de l’archevêque, « Anselm : Saint and Statesman », Albion, 20 (1988), p. 205-220 et Archbishop Anselm, 1093-1109. Bec Missionary, Canterbury Primate, Patriarch of Another World, Farnham, 2012. 42 Comme Jean de Salisbury dans son Entheticus de dogmate philosophorum aux v. 1389-1392, éd. R. E. Pepin, « The ‘Entheticus’ of John of Salisbury : a critical text », Traditio, 31 (1975), p. 127-193, à la p. 180. 43 Quoties enim potest a curis et sollicitudinibus respirare […] in cuneo clericorum aliquem nodum quaestionis laborat evolvere, LPB 66, col. 198.

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le conflit entre l’archevêque de Cantorbéry et le roi au début des années 1160 provoque une radicalisation des positions dans les deux camps et contribue à délier les langues, en particulier celles des partisans de Thomas Becket. Julie Barrau a montré que leur argumentation, d’abord prudente, se faisait par la suite plus audacieuse ; Herbert de Bosham rapprochant Becket d’Alphège, l’archevêque de Cantorbéry canonisé en 1078 et insistant sur sa posture de martyr44 ; Jean de Salisbury le présentant comme un alter Christus de son vivant même, tandis qu’Henri II est comparé à Pilate. Ils vont jusqu’à renvoyer à Satan, à l’Antéchrist et à leurs suppôts, en particulier dans les deux dernières années du conflit (1169-1170) « quand les tensions, les frustrations et la rhétorique prophétique atteignent leur acmé45 ». Henri II n’est pas directement attaqué mais plusieurs de ceux qui sont restés dans son camp sont directement ciblés comme l’archevêque d’York, Roger de Pont-l’Évêque ou l’évêque de Londres Gilbert Foliot. Dans ce contexte de crise, la violence verbale se déchaîne et les critiques à l’encontre de la politique générale du Plantagenêt se multiplient y compris parmi ceux qui ne rejoignent pas les frondeurs mais qui espèrent une nouvelle politique capable d’apporter un apaisement au conflit. Il faut noter également, qu’après l’assassinat du prélat, la pénitence publique d’Avranches (1172) a pu favoriser la libération de la parole car cette amende honorable a porté atteinte à l’image du souverain. Peut-on aller jusqu’à parler de « désacralisation » ? Il est en tout cas inédit en Europe occidentale qu’un souverain tel que le roi d’Angleterre soit par la suite si malmené, contesté ouvertement et combattu par ses barons ( Jean sans Terre, Édouard Ier), emprisonné, déposé par la reine et son amant voire probablement assassiné dans sa prison (Édouard II). Les reproches formulés à l’encontre du roi sont divers46. Ce sont d’abord les défaillances de son administration qui sont relevées et en particulier les mauvais agissements des shérifs, forestiers et juges itinérants. Pierre de Blois écrit, dans une lettre adressée à Henri II : [Les officiers] sont les sangsues des princes, toujours assoiffés et buvant le sang des autres […] Puisqu’ils cherchent à satisfaire leur avarice et leur cupidité, ils dépouillent les pauvres, piègent les gens simples, favorisent les méchants, oppriment les innocents, se réjouissent dans ce qui se fait de pire et trouvent plaisir à faire le mal [Prov, 2, 14]. […] Le méchant obtient gain de

44 M. Aurell, « Le meurtre de Thomas Becket : les gestes d’un martyre », in Bischofsmord im Mittelalter, éd. N. Fryde et D. Reitz, Göttingen, 2003, p. 187-210. 45 J. Barrau, Bible, lettres, p. 280. Voir la démonstration de l’auteur p. 263-285, que nous avons synthétisée ici. 46 Pour compléter, voir M. Billoré, « Idéologie chrétienne et éthique politique à travers le Dialogue entre le roi Henri II et l’abbé de Bonneval de Pierre de Blois », dans Convaincre et persuader. Communication et propagande aux xiie et xiiie siècles, éd. M. Aurell, Poitiers, 2007, p. 81-110.

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cause grâce à des pots de vin et, pour contredire un jugement et saisir les biens d’un pauvre, on tend les filets des syllabes et les embûches des mots47. Gautier Map corrobore ces propos. Lui aussi dénonce des officiers qui, à l’insu du roi, prostituent la justice en se laissant corrompre48. Si Henri II ne les sanctionne pas, il s’expose à la haine de ses sujets. À la cour cette fois, où la concurrence entre les courtisans est vive, le népotisme et le clientélisme restent les moyens les plus sûrs de gravir les marches de la réussite sociale et beaucoup reprochent au souverain d’entretenir ce système corrompu49. Les critiques portent encore sur une sévérité insuffisante à l’égard de l’aristocratie. Pierre de Blois, comme Orderic Vital avant lui, dénonce les chevaliers qui malgré les promesses faites lors de leur adoubement « s’élèvent aussitôt contre les oints du Seigneur et sévissent contre le patrimoine du Crucifié. Ils dépouillent et volent les pauvres sujets du Christ et, de façon déplorable et sans aucune pitié, accablent les mal­ heureux pour assouvir leurs désirs illicites et leurs plaisirs anormaux dans la souffrance d’autrui50 ». Cette critique met en doute la capacité du roi à assumer sa fonction de protection des humbles. On lui reproche encore de négliger sa fonction protectrice à l’égard de l’Église puisqu’il ne se presse guère d’intervenir en Terre Sainte alors que Jérusalem est passée aux mains des musulmans51 : « Selon la plainte de ce même prophète qui se lamente : De tous les fils qu’elle a enfantés, pas un ne la soutient ; pas un pour tendre la main, de tous les fils qu’elle a nourris [Is. 51, 18] C’est pourquoi Jérusalem notre mère, crie vers vous : elle nous expose sa détresse et réclame notre amour filial en remède à sa douleur52 ». L’appel du pape Grégoire VIII est, en effet, resté lettre 47 Isti sunt sanguisugae principum, sitientes assidue, et bibentes sanguinem alienum[…] Dum avaritiae et cupiditati suae satisfacere student, depraedantur pauperes, simplicibus insidiantur, fovent impios, opprimunt innocentes exsultant in rebus pessimis, laetantur cum male fecerint. […] justificatur im­ pius pro muneribus, atque in subversionem judicii et captionem pauperis, et syllabarum aucupationes, et verborum tendiculae proponuntur, LPB 95, col. 298-299. 48 Galterius Map, De nugis curialium, cap. 1, 10, éd. C. N. L. Brooke et R. A. B. Mynors, Oxford, 1983, p. 46, 48, 50. 49 Pour une critique acerbe de l’action des officiers, juges itinérants aussi bien que shérifs, forestiers et autres qu’il compare à une nuée de sauterelles, aux hannetons, aux sangsues, voir en particulier LPB 95, col. 298-299. Topos de la littérature politique du xiie siècle, ce thème se trouve chez Gautier Map, Giraud de Barri, Jean de Salisbury et d’autres. 50 Statim insurgunt in christos Domini, et desaeviunt in patrimonium Crucifixi. Spoliant et praedantur subjectos Christi pauperes, et miserabiliter, atque immisericorditer affligunt miseros, ut in doloribus alienis illicitos appetitus et extraordinarias impleant voluptates, LPB 94, col. 294. 51 N. Housley, « Saladin’s Triumph over the Crusader State : the Battle of Hattin, 1187 », History Today, 37 (1987), p. 17-23 ; B. Z. Kedar, « The Battle of Hattin Revisited », in The Horns of Hattin, éd. B. Z. Kedar, Jérusalem, 1992, p. 190-207. 52 Atque juxta querelam ejudem lamentatoris prophetae : Non est qui sustentet eam ex omnibus filiis quos genuit, et non est qui supponat manum ex omnibus filiis quos nutrivit. Clamat itaque ad vos Jerusalem mater nostra : suas nobis exponit angustias, et in remedium sui doloris postulat filiales affectus, LPB 98, col. 307.

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morte et Henri II malgré son vœu de prendre la croix (Avranches, 1172), diffère son départ depuis plusieurs années53. Enfin, les critiques les plus dures concernent la politique qu’il mène envers l’Église d’Angleterre et ses membres, une politique qui bafoue les intérêts et les libertés de l’institution. Ce sont les Constitutions de Clarendon, signées le 30 janvier 1164, qui mettent le feu aux poudres. Avec ce texte, la politique royale est clairement formalisée : Henri renoue avec les pratiques de ses prédécesseurs qui remontent au concile de Lillebonne en 108054. Il rétablit la stricte soumission de l’Église d’Angleterre à la monarchie et bloque le processus d’autonomisation et de rapprochement avec la papauté qui s’est esquissé sous le pontificat d’Adrien IV (1154-1159)55 et l’action de l’archevêque Thibaud de Cantorbéry (1139-1161). Sur l’île comme sur le continent, il entend conserver la garde et les revenus des évêchés vacants, mais aussi la main sur les élections épiscopales afin d’empêcher que des candidats qu’il n’a pas pressentis soient élus56. Cela crée des tensions, notamment dans la partie méridionale de son empire où Louis VI le Gros avait explicitement accordé à l’archevêque de Bordeaux, aux évêques de Poitiers, Pé­ rigueux, Angoulême, Saintes et Agen, une liberté pour l’élection des évêques et des abbés, sans obligation de serment au seigneur du lieu. Le principe du contrôle royal n’est pas bien perçu, d’autant que le Plantagenêt n’adopte pas une position consensuelle avec le clergé local. Il impose souvent ses proches, comme ses chapelains Froger et Henri investis respectivement de l’évêché de Sées (1157-1184) et de Bayeux (1165-1205). Le pape Adrien IV avait rappelé à Henri II la règle des élections libres et canoniques par les chapitres diocésains ou conventuels et promulgué en Angleterre une interdiction de l’intervention laïque dans ces élections mais elle est restée lettre morte57. Les constitutions de Clarendon mécontentent encore parce qu’elles prévoient une limitation des compétences des cours ecclésiastiques et permettent au roi de décider lui-même si un procès relève de la cour royale ou épiscopale, y compris dans les cas où le procès implique un bénéficiaire du privilège du for ou concerne des affaires de mariage, serment ou testaments. L’épiscopat est choqué et Thomas Becket, primat d’Angleterre (1162), devient l’icône de la résistance. Il dénonce l’ensemble de ces mesures et lance des excommunications contre les prélats qui se plient aux 53 Pour l’appel du pape, voir Roger de Hoveden, Chronica, II, p. 322 ; bulle Audita tremendi (20 octobre 1187), 21, p. 531. 54 Dom G. Bessin, Concilia Rotomagensis provinciae, Rouen, 1717, p. 67-71. 55 Ancien prélat anglais nommé Nicolas Breakspear. 56 Contrairement aux Capétiens, les Plantagenêt ne se contentent pas d’influencer et de confirmer les candidats proposés par le clergé local et lorsqu’une élection se fait sans leur intervention, les conséquences sont terribles comme le montre l’élection de Sébrand Chabot à Limoges qui se solde par l’expulsion des chanoines, la destruction de leurs maisons et de leurs vignes et l’exil de l’évêque, voir Gaufredus Vosiensis (Geoffroy de Vigeois), Chronique, Recueil des Historiens des Gaules et de la France, t. XII, Paris, 1781, p. 446-448. 57 Lettre du 5 février 1156, Regesta pontificum Romanorum, éd. Ph. Jaffé, G. Wattenbach, vol. 2, Lipsiae, 1888, no 10139, p. 116.

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exigences du pouvoir. Malgré cela, une grande partie du clergé, qui lui reproche une attitude excessive, reste fidèle au roi. Comme l’a souligné Odette Pontal, « que ce soit par des habitudes de docilité envers le souverain ou par crainte de sa colère, par intérêt ou par jalousie de Thomas, dans la crise qui éclata , l’ensemble de l’épiscopat fit tout d’abord corps avec 58 ». Ce n’est qu’un peu plus tard, à partir de 1166, que certains rallient finalement la cause de Thomas, d’abord ses suffragants évêques de Winchester, Worcester, Exeter et Coventry et même Hugues de Durham par exemple, suffragant de l’archevêque d’York resté dans l’autre camp. Enfin, même si l’enquête des légats pontificaux a disculpé le roi de toute intervention dans l’assassinat de Becket, nombreux sont ceux qui lui adressent des reproches à ce sujet, comme le prieur de Grandmont, Pierre Bernard de Boschiac (1163-1170) qui écrit : « Toi qui prenais soin de construire et de doter nos églises, comment as-tu pu disperser les brebis du troupeau catholique en frappant son berger59 ? ». Ce balayage non exhaustif des critiques formulées à l’encontre du roi dont nous trouvons trace dans les sources, montre que les sujets de grief sont nom­ breux ; la difficulté pour les contemporains résidant dans la manière de communi­ quer ou de transmettre l’information à son destinataire. Il faut en effet user de stratagèmes et déployer un arsenal de précautions oratoires pour rendre recevable le propos, en particulier la parole critique qui n’a le plus souvent pas été sollicitée et qui risque toujours d’être considérée comme une forme d’ingérence voire d’agression. « La rhétorique essentielle car emporter la conviction est rarement le résultat d’une simple exposition factuelle60 ». Pour toucher du doigt les règles de l’art, nous suivrons les remarques disséminées dans le corpus épistolaire de Pierre de Blois et nous observerons avec attention quelques lettres adressées à Henri II, en particulier la lettre 95.

Les aspects formels du discours critique « constructif » Selon Pierre de Blois, lorsque l’on souhaite s’adresser directement au souve­ rain, il convient d’attendre le bon moment afin de mettre toutes les chances de son côté pour se faire entendre car c’est le privilège des grands de ne prêter une oreille attentive et conciliante que lorsqu’ils le décident. Pour obtenir une bonne écoute, il faut donc que le roi soit bien disposé et disponible. Pierre écrit : « Entreprendre sur la gestion d’une affaire un prince exaspéré revient à mon avis à jeter le filet dans une mer tempétueuse ; car celui qui se jette dans la tempête

58 Od. Pontal, « Les évêques dans le monde Plantagenêt », Cahiers de Civilisation Médiévale, 113 (1984), p. 129-137, ici p. 135. 59 Petri Bernardi Grandimontensis Epistolae, PL 204, col. 1168. Son successeur, Guillaume de Trei­ gnac congédie les ouvriers du chantier patronné par le roi pour éviter que les grandmontains ne soient entachés par l’affaire, PL 207, col. 1005-1052. 60 J. Barrau, Bible, lettres, p. 173.

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sans attendre que la mer s’apaise, s’expose assurément et à perdre ses filets61 » ; lui-même se souvient de s’être maintes fois présenté devant le souverain : « mais, lisant sur son visage et comprenant le trouble de son âme, j’ai aussitôt réprimé mes lèvres et retenu ma langue, craignant si je parlais d’exciter davantage une colère que son visage, fidèle reflet de son âme, m’annonçait. C’est pourquoi j’ai différé l’affaire jusqu’à ce qu’une heure plus propice se présente et que sourie plus sereinement son visage62 ». Dans la même lettre, Pierre insiste aussi sur les aspects formels de la parole : « Car des choses agréables en soi déplaisent quand elles sont racontées inconsidérément et des choses désagréables peuvent plaire pour autant qu’on les relate avec les formes63 ». Pierre de Blois insiste donc sur la composante éthique du discours, c’est-à-dire sur les procédés qui doivent être mis en œuvre par l’énonciateur pour se concilier la bienveillance du roi. Il s’agit de stratégies de séduction qui doivent permettre de transférer la confiance qui sera accordée au locuteur sur son discours, qu’il s’agisse d’un échange direct ou d’une lettre64. Il convient donc tout d’abord, selon Pierre, de commencer l’échange en marquant sa révérence et en manifestant le respect dû à l’autorité royale. Dans la salutatio des lettres adressées au souverain, les formules sont laudatrices : il y est présenté avec tous ses titres, roi d’Angleterre, duc de Normandie et d’Aquitaine, comte d’Anjou mais aussi comme « roi très illustre » ou « illustrissime »65. Ensuite, le locuteur doit signifier au prince sa sujétion et son attachement. Pierre de Blois désigne Henri II comme « son seigneur bien aimé » et insiste avec le possessif sur leurs liens personnels et affectifs. Il est « son Pierre de Blois » c’est-à-dire à la fois son serviteur, son fidèle et son ami – toutes ces notions étant liées puisque l’amitié repose sur la fides, « confiance », « fidélité », « loyauté ». La tradition cicéronienne, bien connue des auteurs du xiie siècle, en fait une vertu qui caractérise les gens de bien66. Pierre de Blois la tient pour essentielle au point

61 Offensum enim principem super gerendis negotiis convenire, nihil aliud censeo, quam explicare retia in capturam aequore procelloso. Si quippe et retia sua perdere properat, qui tempestati se ingerit, atque tranquilliorem maris faciem non exspectat, LPB 75, col. 230. 62 Verumtamen legens et intelligens in ipsius facie turbationem animi sui statim suppressi labia, lin­ guamque cohibui, veritus, ne si loquerer, ejus vehementius irritaretur iracundia, quam mihi fidelis interpres animi facies nuntiabat. Negotium itaque distuli, donec faveret hora felicior, et vultus serenior arrideret, LPB 75, col. 229-230. 63 Nam et ea quae per se grata sunt, quandoque ex inconsulta relatione displicent, et dura eo quandoque artificio referuntur, ut placeant. LPB 75, col. 230. 64 En cela ce qui suit s’inspire des méthodes d’Aristote, Rhétorique, I, 135 6a, Paris, 1932, p. 76-77. Voir B. Gilbert, La Rhétorique ou les règles de l’éloquence, éd. S. Ben Messaoud, Paris, 2004 [1730] ; H. Dhaouadi, « Aux sources du discours argumentaire. Aristote et la Rhétorique », Synergies Monde arabe, 8 (2011), p. 43-63. 65 « roi très illustre d’Angleterre » (Pierre 16 (67), « roi illustrissime des Anglais » (37 (1W). 66 Le De amicitia inspire de nombreux auteurs du xiie siècle. Voir E. M. Atkins, « Cicero », The Cambridge History of Greek and Roman Political Thought, éd. Chr. Rowe et M. Schofield, Cambridge, 2000, p. 477-516.

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de lui avoir consacré un ouvrage, le De amicitia et caritate tractatus67, dans lequel il affirme l’importance de la « dilectionis affectio » dans les relations humaines, un lien qui a selon lui plus de valeur que le lien de parenté68. Il décrit à la façon des anciens, un état où deux individus s’appartiennent l’un à l’autre et sont liés par une affection profonde et une grande complicité. Sa vision n’exclut toutefois pas la notion chrétienne de caritas puisque les sentiments mutuels éprouvés se fondent sur l’amour de Dieu et s’apparentent à la benevolentia qui pousse à vouloir le bien d’autrui. Signifier au prince de tels sentiments a pour objectif de le rassurer sur le caractère bienveillant des propos qui seront tenus et d’obtenir son écoute69. Le discours prend aussi souvent soin de souligner les qualités du souverain et présente les reproches de telle manière qu’ils ne laissent pas entendre que celui-ci est indigne. Il faut alléguer de circonstances particulières qui excusent en quelque sorte les manquements dénoncés. Ainsi Pierre de Blois explique-t-il que la taille de l’empire angevin rend difficile une connaissance parfaite de tout ce qui s’y passe : Vous connaissez mieux que tous les rois de la terre le comportement des sujets ainsi que l’état de votre royaume ; être au courant de tout excède cependant les capacités intellectuelles de l’homme : apprenez donc ces rares événements qui surviennent dans des provinces si nombreuses et si étendues, événements que je ne peux pas pour ma part taire sans péché ni vous ignorer sans danger. Au témoignage de l’Aquinate en effet « Le dernier de sa maison, il saura son déshonneur  ». Puisqu’il y a donc bien des choses qui, dans les maisons des particuliers, échappent à la connaissance des maîtres, on ne peut imputer à votre négligence ni à votre incurie que vous ne connaissiez pas pleinement les excès de chacun dans les territoires si vastes et si étendus à la tête desquels le Seigneur vous a placé70.

67 M. M. Davy, Un traité de l’amour du xiie siècle, Paris, 1932. À propos des similitudes entre ce traité et le De spirituali amicitia d’Aelred de Rievaulx, E. Vansteenberghen, « Deux théoriciens de l’amitié au xiie siècle : Pierre de Blois et Aelred de Riéval », Revue des Sciences Religieuses, 12 (1932), p. 572-588. 68 C’est le même propos que l’on retrouve dans LPB 57, col. 171. 69 Concernant Pierre de Blois, il ne s’agit probablement pas que d’un simple artifice rhétorique : proche du roi dans les années 1170-1180, il lui manifeste une réelle affection. E. Türk, Pierre de Blois. Ambitions et remords sous les Plantegenets, Turnhout, 2006, p. 190-191. 70 Licet prae cunctis regibus terrae subjectorum mores vestrique regni statum noveritis, quia tamen humanum transcendit ingenium omnium habere notitiam, quae in tot et tam diffusis provincis fiunt audite pauca, quae nec ego sine peccato possum silentio tenere, nec vos sine periculo ignorare. Multa siquidem Dominum quandoque latent, quae subditis innotescunt. Nam testimonio Aquinatis, Dedecus ille domus sciet ultimus. Cum multa fiant in domibus privatorum, quae dominorum notitiae subducantur, non est vestrae negligentiae aut incuriae ascribendum, si in tam spatiosis et diffusis regionibus, quibus Dominus vos praefecit, singulorum excessus non novistis ad plenum, LPB 95, col. 298.

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Le discours fait crédit au prince de son intention sincère d’exercer un pouvoir juste mais dénonce les défaillances de ses représentants. Suit une critique acerbe de l’action des officiers, juges itinérants, shérifs et forestiers. La mise en confiance du souverain se poursuit par l’assurance d’un conseil profitable. Il peut l’être pour la réussite de sa politique comme pour le salut de son âme mais la récompense éternelle est bien l’argument-phare de ceux qui tentent d’imposer leur point de vue au roi. Ils évoquent les préoccupations qu’ils nourrissent pour son âme. Pierre écrit : « Supportez avec patience, prince invaincu, ce que je vous présente du fait d’un entier dévouement ; car c’est de votre salut que je suis épris et avide, dans l’ardeur brûlante de la charité71 ». Ailleurs, il se fait encore plus précis : Je demande à Votre Magnificence de ne pas s’offusquer si, dans l’une de mes lettres, une admonestation dévouée a porté ma plume divagante jusqu’à votre personne. Car c’est l’affection qui a tout dicté : Je vous aime de l’amour jaloux qui est celui de Dieu [II Cor. 11, 2], épris et avide de votre salut dans les entrailles du Christ et une charité non feinte [II Cor. 6, 6]72. Pierre de Blois distille encore quelques conseils sur la manière de s’adresser au roi. Il insiste sur la douceur nécessaire afin de ne pas provoquer sa colère. « Prête donc bien attention parce qu’une certaine retenue prudente reste indispensable si l’on veut témoigner de la déférence aux puissants de ce monde et surtout au roi […]. Cette douceur unit temporel et spirituel. On obtient par sa bonté des résultats qu’on n’extorquerait jamais aux princes par la menace ou la violence73 ». La parole critique ne doit donc pas être brutale pour éviter d’être perçue comme une agression ou une provocation et pour ne pas blesser l’interlocuteur. Celui qui fera preuve de prudence et de mesure dans ses propos évitera « pendant qu’il coupe du bois dans la forêt avec son prochain, que le fer ne se détache du manche de la hache et ne tue le prochain [cf. Deut. 19, 5]. Car, selon Grégoire, nous coupons du bois quand nous élaguons les péchés de notre prochain par des remontrances ; mais le fer de la hache se détache et tue le prochain lorsqu’une critique amère détourne la conscience du prochain de l’esprit d’amour pour le transformer en haine mortelle74 ». 71 Sustinete patientur, invictissime princeps, quod vobis ex sincera devotione propono. Zelo enim et sitio salutem vestram ardentissimo charitatis affectu, LPB 95, col. 301. 72 Nec illud magnificentiae vestrae, quaeso, sit oneri, si usque ad personam vestram in aliqua epistolarum mearum stylus devotae correptionis evaserit. Nam totum illud dictavit affectio : Aemulor enim vos Dei emulatione, zelans et sitiens salutem vestram in Christi visceribus, et in charitate non ficta, LPB 1, col. 2. 73 Attende igitur diligenter, quia est quaedam remissio cauta et necessaria, quae defertur potestatibus hujus mundi, et maxime regi tanquam praecellenti […] unde haec sua benignitate obtinet, quod nunquam per minas aut violentias a principibus extorqueret, LPB 100, col. 309. 74 Ne dum ligna cum proximo caeduntur in silva, ferrum de manubrio securis evadat, proximumque interimat. Ligna enim, teste Gregorio, caedimus, cum per increpationem proximi peccata succidimus ;

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Pierre oppose cette critique violente et dangereuse aux remontrances douces de l’ami qu’il compare à une brise légère, celle dans laquelle, selon le prophète Élie, Dieu se manifeste [I Reg. 19, 11-12]. Dans une autre lettre, il précise « Car tandis que le vent de la colère et de l’emportement, et le feu de la fureur déplaisent à Dieu, la correction douce et délicate est bien accueillie75 ». C’est pourquoi lors­ qu’il écrit au chapelain du roi de Sicile qui lui demande conseil sur la manière de s’adresser au roi Guillaume II, il lui confirme qu’il a eu raison de commencer par une remarque gentille et amicale : « que tu aies d’abord usé de compliments, je l’attribue à ta prudence. Les princes en effet ne doivent pas être exaspérés par des reproches, mais corrigés avec plus de ménagement76 ». Il souligne encore dans une autre lettre l’intérêt politique de la douceur : « Pour citer Job, elle est capable de dire au roi ‘Renégat !’, capable de traiter les grands d’impies [Iob 34, 18]77 ». Pierre, nous le voyons, est un modéré dont les convictions s’accordent mal avec les pratiques de certains de ses contemporains. Il est hostile aux méthodes provo­ catrices et agressives de Becket et soutient la politique d’apaisement pratiquée par Richard de Cantorbéry afin de préserver autant que faire se peut la concorde entre regnum et sacerdotium, fût-ce au prix de quelques concessions sur les libertés de l’Église. Il écrit : Quelle folie de dénigrer le seigneur roi et de démolir sa réputation par des discours venimeux ! Toute laide parole est indigne chez un prélat, et presque toujours préjudiciable. Personne ne tolère sans réagir les insultes des détracteurs : et les princes, à qui l’on doit un respect supérieur, les tolèrent avec moins de patience encore, et s’emportent presque toujours au détriment de ceux qui les dénigrent […] Il sied fort mal à un prélat de se prêter aux balivernes et de souiller des lèvres consacrées à l’Évangile du Christ par des paroles insolentes, impures et condamnables78. Pierre considère donc que l’opposition frontale avec le roi, est d’une part trop risquée, d’autre part avilissante pour des hommes de paix.

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sed ferrum securis elabitur, proximumque occidit, dum contumeliosa correctio conscientiam proximi vulneratam a dilectionis spiritu in mortale odium vertit, LPB 24, col. 87. Nam dum spiritus irae et commotionis, ignisque et iracundiae Deo displiceant ; ipsa accepta est lenis ac blanda correctio, LPB 100, col. 310. Quod primo usus es blanditiis, prudentiae ascribo ; non enim litibus exasperandi sunt principes, sed temperatius corrigendi, LPB 10, col. 31. Et ut verbo Job utar, haec est, quae dicit regi, apostata ; quae duces impios vocat, LPB 100, col. 310. Quae insania est domino regi detrahere, famamque ipsius venenosis sermonibus lacessere ! Sane omne turpiloquium inhonestum est in praelato, et plerumque damnosum. Nam cum detractionum injurias nullus aequanimiter ferat, principes, quibus reverentia debetur impensior, eas impatientius ferunt, et plerumque animantur in perniciem detractorum […] absurdum est nimis in praelato, scurrilitate operam dare, et labia Christi Evangelio consecrata, immunda et damnabili verborum procacitate polluere, LPB 40, col. 119-120.

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Il explique aussi quelques stratégies de protection afin que la parole libre ne se solde pas en disgrâce et parmi elles, il conseille le recours à l’effacement énonciatif qui consiste à gommer dans le discours les marques de subjectivité et à se poser en simple relai d’une opinion universelle. Se dissimuler derrière un groupe indéfini, arguer d’une sorte d’unanimité permet d’accroître l’efficacité du propos et, en cas de mauvaise réaction du souverain, permet de diluer la responsabilité de l’affront. Ainsi, dans une lettre où Pierre reproche à Henri II de n’avoir pas encore contraint son fils à l’étude des arts libéraux, il écrit : « c’est pourquoi l’épiscopat de votre royaume exprime unanimement le vœu de voir votre fils et héritier Henri suivre votre exemple et s’attacher aux lettres79 ». Le discours porteur d’une opinion critique doit aussi s’élaborer sous une double forme, une argumentation explicite (le « discours à visée argumentative » proprement dit) qui dévoile les reproches et cherche à démontrer au roi qu’il a mal agi ou qu’il a été mal influencé, et une argumentation implicite (« discours à dimension argumentative ») qui repose sur des exempla, des anecdotes, des références historiques ou bibliques80. Ces éléments confèrent une certaine valeur à la parole, la rendent crédible voire infaillible et contribuent à la soustraire à la contradiction ou à une possible accusation. On parle d’argument d’autorité. Pierre de Blois justifie cette méthode argumentative : « …dans mes lettres et mes sermons, ce que j’écris trouve la corroboration de la sainte Écriture. J’ai adopté ici la méthode des saints Pères, qui intercalèrent souvent dans l’ensemble de leurs œuvres des mots du Nouveau et de l’Ancien Testament pour que ces habiles agencements ajoutent à leurs dires force et beauté81 ». Les travaux récents de Julie Barrau ont fait le point sur cette utilisation politique des textes saints dans les corpus épistolaires de l’entourage de Thomas Becket et montré leur force comme instruments d’opposition82. Dans le même ordre d’idée, les auteurs antiques font également autorité et Pierre de Blois loue leur adéquation au message politique :

79 Ideoque omnium episcoporum vestrorum unanimiter in hoc vota concurrunt, ut Henricus filius vester et heres litteris applicetur, LPB 67, col. 211. 80 Voir la théorie chez les sociologues J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, 1970 ; G. Vignaux, L’argumentation, essai d’une logique discursive, Paris, 1976. 81 …in epistolis aut sermonibus meis… sacrae Scripturae auctoritatibus firmo. Hunc equidem modum a sanctis Patribus mutuavi, qui in universis operibus suis Novi ac Veteris Testamenti verba frequenter interserunt, ut eorum artifici junctura dictis suis robur adjiciant et ornatum, LPB 92, col. 289. Cette utilisation des sacrae Scipturae est largement répandue chez les clercs de cette époque mais certains y recourent plus rarement, par choix, tel Arnoul de Lisieux ou Gilbert Foliot. Sur ce thème voir G. Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, xiie-xive siècle, Paris, 1999, en particulier p. 345. 82 Plusieurs chercheurs ont travaillé sur ces questions depuis les années 1970. Dans une bibliogra­ phie pléthorique, voir A. Graboïs, « L’idéal de la royauté biblique dans la pensée de Thomas Becket », in Thomas Becket, éd. R. Foreville, Paris, 1975, p. 103-110 ; W. Ullmann, « The Bible and Principles of Government in the Middle Ages », La Bibbia nell’alto Medioevo, Spolète, 1963, p. 181-228 et surtout la synthèse de J. Barrau, Bible, lettres.

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Vous le savez, la littérature contient un florilège complet de sagesse, qu’il s’agisse de gouverner un État, de mener une guerre, d’établir une position militaire, d’ériger des machines de guerre, de refaire des chaussées ou d’ériger des remparts : par exemple, s’il faut affermir le calme de la liberté, l’observance de la justice, le respect des lois et les alliances des nations limitrophes, les livres enseignent toutes ces choses à la perfection83. Utiliser ces exemples est donc utile pour contrebalancer les critiques que l’on pourrait formuler envers le souverain et proposer des solutions ou des modèles qui ont fait leurs preuves. Les récits historiques contiennent également, tout comme la Bible, des figures de rois tyranniques à ne surtout pas imiter et, à l’inverse, des rois-modèles voire, mieux encore, des rois saints tels Edmund ou Édouard le Confesseur. Ce n’est pas le fonds de commerce de Pierre de Blois mais plusieurs de ses contemporains puisent largement dans ce registre pour faire passer leur message politique à Henri II, comme Denis Piramus ou Aelred de Rievaulx84. C’est aussi le cas de Jean de Salisbury qui dénonce dans son Policraticus (v. 1159) la race des tyrans, Frédéric Barberousse, Étienne de Blois ou encore Roger II de Sicile. Les travers et les excès qu’il dénonce chez ces rois sont une manière de pointer les dérives du pouvoir Plantagenêt. On achèvera enfin l’analyse formelle du discours critique selon Pierre de Blois par un troisième et dernier type d’argument qui, cette fois, fait appel au pathos85. Il s’agit de provoquer l’émotion du roi par des procédés d’amplification, des descriptions hyperboliques, des formules aptes à susciter la peur. Ainsi Pierre rappelle-t-il à Henri II que « le Seigneur, qui juge les rois de la terre, reprend leur vie aux princes [Ps. 75, 13]86 » et que son action sera scrutée par le Très-Haut. Aussi doit-il écouter les conseils87 et essayer de gouverner le mieux possible son royaume. « Prince très juste, il vous faut enquêter avec zèle sur ces sujets et

83 Scitis, quod totius prudentiae compendium in litteris continetur, si respublica regenda est, si praelia committenda sunt, si castra metanda, si machinae erigendae, si renovandi aggeres, si propugnacula facienda : denique, si quies libertatis, si justitiae cultus, si reverentia legum, si finitimarum gentium amicitiae sunt firmandae, libri haec omnia erudiunt ad perfectum, LPB 67, col. 211. 84 L’édition, avec traduction, la plus récente de la Vie de saint Edmund se trouve dans la thèse de M. Finkelstein, La vie et les miracles de seint Edmund par Denis Piramus. Une édition critique accompagnée d’une traduction en français moderne, Université de Waterloo, Canada, 2017, p. 96-330. https://uwspace.uwaterloo.ca/bitstream/handle/10012/12054/Finkelstein_Mark.pdf?se­ quence=1 ; Aelredus Rieuallensis, Vita S. Edwardi regis et confessoris, PL 195, col. 737-790. 85 Aristote, Rhétorique, II, 1378A, éd. cit., p. 60. 86 Dominus est, qui judicat reges terrae, qui aufert spiritum principum, LPB 67, col. 212. 87 Pierre lance un avertissement au roi en utilisant un passage de Job : erudimini, qui judicatis terram […] si audierint, inquit reges vocem Domini, complebunt dies suos in bono, et annos suos in gloria. Si autem non audierint, transibunt per gladium et consumentur in stultitia. Ecce quam terribilis est finis regum qui eruditionem Domini non admittunt. LPB 67, col. 212-213.

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corriger ce qu’on aura découvert pour éviter que le Seigneur ne vous demande des comptes pour les abus de vos officiers88 ». Pierre n’hésite pas à agiter la menace de la mort, du Jugement et de la damna­ tion : « la vie est brève, le terme incertain, la mort effrayante, le Juge terrifiant, les châtiments infinis89 ». Ce discours, on le retrouve presqu’à l’identique dans son Dialogue entre l’abbé de Bonneval et le roi Henri où il brandit un arsenal scripturaire comminatoire : Considère attentivement le terrible jour du jugement [Hebr. 10, 27], l’effroyable tribunal [Rom. 14, 10 ; II Cor. 5, 10], le juge plein de colère, le fleuve de feu, les vers qui ne meurent pas, les flammes qui ne s’éteignent pas [Marc. 9, 46, 48], la puanteur [Is. 4, 24] mortifère, les grincements de dents [Matth. 8, 12], l’ombre de la mort et la souffrance qui n’a ni semblable, ni égale. Toutes ces choses, même si elles ne se manifestent pas pour l’heure, sois bien certain qu’elles ne tarderont pas90. Ces menaces longuement développées montrent que par-delà la critique du pouvoir, l’objectif des clercs curiaux est l’édification religieuse du prince, sa conversion91. Pierre critique le roi pour le pousser à changer, à retrouver Dieu, se confesser et s’orienter vers des actions justes – notamment la croisade92. Cette introspection fera de lui un prince meilleur : « Transformez donc vos plaintes en un moyen de faire pénitence93 ». Pierre est ici tout autant « médiateur religieux » que satiriste94 et prouve qu’à travers la liberté d’expression, il est possible de servir le prince sans desservir l’Église. Il s’agit là d’une parole fondamentalement constructive, qui se distingue de celle de Becket ou des membres de son parti. La rhétorique menaçante de l’archevêque, qui se déploie dans les trois lettres qu’il a adressées à Henri II, Loqui de Deo, Desiderio desideravi et Expectans expectavi95, n’a pas la même vocation. Pour Thomas l’heure n’est plus à la persuasion ou à la conversion. Ses lettres sont faussement destinées au roi, elles visent en fait

88 Haec vos, justissime princeps, oportet diligenter inquirere, et inquisita corrigere, ne minorum excessus de vestris manibus a Domino requirantur, LPB 95, col. 301. 89 Vita brevis [est], finis dubius, exitus horribilis, judex terribilis, poena infinibilis, LPB 2, col. 7. 90 Considera et attende terribilem iudicii diem, horrendum tribunal, iratum iudicem, ardentem fluuium, vermes qui non moriuntur, flammas inextinguibiles, fetorem mortificantem, stridorem dentium, um­ bram mortis et dolorem cui non est similis aut equalis, que omnia etsi modo presentia non sunt scias tamen procul dubio quodiam non tardabunt. Petrus Blesensis, Dialogus, éd. R. B. C. Huygens, l. 202-207. 91 M. Billoré, « Idéologie chrétienne et éthique politique ». 92 À propos de l’évolution de la pénitence, voir le tableau de synthèse de C. Vogel, Le pécheur et la pénitence au Moyen Âge, Paris, 1969, p. 36. 93 Planctus itaque, in arma penitentiae convertatis, LPB 2, col. 7. 94 F. A. Cazel, « Religious Motivations in the Biography of Hubert of Burgh », Studies of Church History, 15 (1978), p. 109-119. 95 CTB 68, p. 266-272 ; CTB 74, p. 292-299 ; CTB 82, p. 328-343. Sur l’importance de ces lettres dans l’escalade du conflit, voir A. Duggan, Thomas Becket, Londres, 2004, p. 105-117.

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plutôt à faire passer un message aux élites intellectuelles et religieuses, qu’elles appellent à la résistance. Becket cherche à prouver « qu’il peut tenir la dragée haute au roi […] et qu’il est capable d’incarner le rôle de défenseur de la libertas ecclesiae96 ». Ces remarques nous permettent de conclure qu’il n’y a pas une unique parole critique des élites religieuses en Angleterre sous le règne d’Henri II mais plusieurs paroles avec des enjeux divers. Celle de Pierre de Blois a surtout une dimension pastorale : elle dénonce les vices de l’entourage du roi et de ses serviteurs afin d’obtenir une réforme des mœurs au service du bien commun. Et sans doute Henri II avait-il bien compris l’intérêt de ce type de discours. Il est en tout cas évident que même s’il convient de prendre d’infinies précautions oratoires, la critique est possible sous son règne et peut donner lieu à un débat d’idées mais elle ne peut prendre les traits d’une contestation violente et calomnieuse. Pierre rappelle à ceux qui seraient tentés par un mauvais usage de leur langue que « dans la Loi du Seigneur, celui qui maudit le prince est fils de la mort97 » et qu’Henri est « un lion ou plus fier qu’un lion tant il s’enflamme plus violemment. On n’encourt pas sa fureur pour rire : il tient dans sa main honneur et abaissement, propriété et exil, vie et mort98 ». L’épisode de la confrontation avec Becket donne une image déformée d’un règne somme toute caractérisé par une grande ouverture, par opposition au règne de Jean sans Terre où la contestation politique passe par les armes (révolte des barons) et la sinister rumor. La parole critique franche et directe cède le pas à des bruits anxiogènes99, à la provenance non-identifiable, qui dénoncent le rex insufficiens et rex inutilis, « roi défaillant et inutile100 », ce qui crée un climat favorable à la dissidence et fragilise définitivement le pouvoir.

96 J. Barrau, Bible, lettres, p. 215-216. 97 In lege Domini, Filius est mortis [I Reg. 20, 31], qui principi maledicit, LPB 40, col. 120. 98 Leo vero aut leone truculentior est, dum vehementius excandescit. Non est ludus, illius indignationem incurrere, in cujus manu honor est et confusio, hereditas et exilium, vita et mors, LPB 75, col. 230. 99 Voir par exemple la remarque de Matthieu Paris à propos du comportement de Jean à l’égard de son neveu Arthur : Utinam non ut fama refert invida, Matthaeus Parisiensis, Chronica majora, éd. H. R. Luard, II, Londres, 1874, p. 480. 100 Voir E. Peters, The Shadow King : rex inutilis in Medieval Law and Literature (751-1327), New Haven, 1970, p. 240-242. Il est bien connu que Grégoire VII dans ses lettres à Hermann de Metz a justifié par cet argument la déposition du dernier des Mérovingiens Childéric par le pape Zacharie, Epistola 21 (1080), PL 148, col. 597.

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Annexe 1. Pierre de Blois. Dialogue entre le roi Henri II et l’abbé de Bonneval 101 Le roi [l. 1] : J’ai élevé des fils, je les ai honorés, mais eux m’ont rejeté [Is 1, 2] ; mes amis et mes proches se sont dressés contre moi et j’ai découvert que ceux qui étaient pour moi des gens de ma maison et mes familiers, étaient de cruels ennemis et des traîtres impies. Que Dieu cependant, le Seigneur des châtiments [Ps. 93, 1], que Dieu châtie pour moi mes ennemis, qu’il abatte et confonde ceux qui désirent que je sois confondu : ils m’ont rendu le mal pour le bien, m’ont haï alors que je les aimais. Que le Seigneur les soumette à l’ange exterminateur et que le diable se tienne à leur droite, qu’ils sortent condamnés du tribunal, que leurs jours s’amenuisent et que leurs fils restent sans père, leurs épouses sans mari, que leurs rejetons aillent à leur perte, qu’il n’y ait personne pour prendre en pitié leurs orphelins et que leur souvenir disparaisse de la surface de la terre [Ps. 108, 5-15], que leurs routes soient obscures et glissantes et que l’ange du Seigneur les poursuive [Ps. 34, 6], qu’ils vivent dans la honte et la crainte pour les siècles des siècles, qu’ils soient confondus et périssent [Ps. 82, 18], que vienne sur eux la mort et qu’ils descendent vivants en enfer [Ps. 54, 16], là où le feu, pour eux, ne s’éteindra pas, où le ver, pour eux, ne mourra pas [Is. 66, 24], que leurs délices se changent en amertume et en douleur, et que sans fin, ils partagent le sort de Dathan et d’Abiron, de Cain et du traître Judas. L’abbé [l. 17] : Très sage prince, d’où vient que, dans le trouble de ton esprit, tu maudisses la créature de Dieu et l’être humain surtout, qui est l’image et la ressemblance du TrèsHaut ? Il ne te revient pas de réclamer le châtiment de ceux que le Tout-Puissant créé, tu n’en as pas le droit : le Seigneur crée les maux que tu endures. Si tu ne me crois pas, crois Isaïe qui dit : « Il n’y a pas de mal dans la cité qui ne soit créé par Dieu » [cf. Am. 3, 6] et, chez le même prophète : « Qui a livré Jacob au pillage et Israël aux saccageurs, sinon le Seigneur lui-même, envers qui nous avons péché ? [Is. 42, 24] » Si un homme te hait ou te persécute, c’est le jugement de Dieu et l’homme n’en est pas l’origine cause, mais Dieu. Comme David était sorti de Jérusalem à cause de l’hostilité de son fils Absalon, pieds-nus et couvert de cendres et d’un sac, Shiméï le maudissait par ces mots : « Va-t’en, suppôt de Bélial, va-t’en, homme sanguinaire ! [II Reg. 16, 7] » ; et comme Abishaï frère de Joab avait voulu tuer celui qui maudissait ainsi le roi, David le lui interdit par ces mots : « Ne le tue pas parce que c’est le Seigneur qui l’a envoyé pour me maudire [II Reg. 16, 11] ». Ô roi ! si tu veux imiter David, proclame et dis que « le Seigneur les a envoyés pour me maudire ». Le roi [l. 32] : Si ces gens-là ont été envoyés pour me faire du mal, pourquoi ne suis-je pas de mon côté envoyé pour faire du mal à ceux qui m’en font et pour les maudire ? Si je ne peux pas leur faire autant de mal que je le veux, je les maudirai cependant autant que je

101 Texte latin de R. B. C. Huygens, « Dialogus inter regem Henricum Secundum et abbatem Boneval­ lis. Un écrit de Pierre de Blois réédité », Revue bénédictine, 68 (1958), p. 87-112. Les numéros entre crochets renvoient aux lignes de cette édition. Je remercie Marie-Céline Isaïa pour ses propositions d’amélioration de cette traduction.

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le pourrai, car la malédiction m’apparaît en elle-même comme une forme de vengeance et une agréable consolation prise sur mes adversaires. L’abbé [l. 37] : Très illustre prince, par le fait même de maudire ton ennemi, tu l’as déjà jugé, tu l’as déjà châtié et tu as ainsi empêché le souverain juge qu’est Dieu de te rendre justice et vengeance de ton ennemi. Le Juge et le Vengeur de tous les criminels n’était-il pas mieux placé pour savoir et pouvoir te venger ? Puisqu’Il a dit lui-même par l’intermédiaire du prophète : « À moi la vengeance ! C’est moi qui rétribue ! [Ez. 25, 17] », tu as fait ce qu’Il aurait dû faire ; et parce que, conformément à l’Écriture, « le Seigneur ne punira pas deux fois la même faute [Na 1, 9] », il ne trouve rien à punir chez ton ennemi, parce que tu as déjà puni celui que Dieu aurait dû punir. Dieu en effet ne juge pas ce qui a été jugé et ne punit pas ce qui a été puni. Si nous voulons échapper au jugement du Christ, jugeons-nous nous-mêmes et non les autres : si nous avons été jugés par nous-mêmes en effet, alors nous avons désormais échappé au jugement de Dieu. Car l’apôtre Paul dit en effet : « Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés du tout [I Cor. 11, 31] ». Le roi [l. 49] : Je lis dans l’Ancien Testament que les chefs, tout comme les rois et les prophètes, ont fréquemment tiré une vengeance terrible de leurs adversaires. Et pour reprendre le mot du prophète Élie, « je ne vaux pas mieux que mes pères [I Reg. 19, 4] ». Le Seigneur dit à Moïse : « Tu ne laisseras pas vivre ceux qui font le mal [Ex. 22, 18] » et « Maudit soit celui qui n’aura pas accompli toutes les paroles de cette Loi [Deut. 27, 26] ». C’est aussi pour cela que six tribus se rassemblèrent sur une seule montagne pour maudire ceux qui transgressaient la Loi [cf. Deut. 27, 13]. Il a aussi été dit à Abraham : « Que soit maudit quiconque te maudira ! [Gen. 27, 29] ». On ne lirait pas ces passages dans la parole sacrée et ils n’auraient pas été écrits s’il n’avait pas été permis de maudire ses ennemis ou de leur faire du mal. L’abbé [l. 58] : Considère, roi, que tu n’appartiens pas au peuple des Juifs et que tu n’es pas un disciple de Moïse, mais que tu appartiens au peuple racheté, que tu es un disciple du Christ et que tu Le confesses. Ce peuple des Juifs avait la nuque raide, c’est écrit : « Tu es dur et ta nuque est une barre de fer [Is. 48, 4] », aussi trouvait-il ses délices dans la punition qui rémunère les méchants : c’est pourquoi ils exerçaient le châtiment avec dureté, sans aucune miséricorde, rendant coup pour coup, dent pour dent, œil pour œil [Deut. 19, 21]. À cause de cette dureté, Dieu leur prescrit : « Tu aimeras ton ami et tu haïras ton ennemi [Matth. 5, 43] ». En outre, bien que les commandements de l’Ancien Testament, c’est-à-dire de la Loi, se soient appliqués à la protection physique, ils ne concernaient cependant pas le salut de l’âme. Le Seigneur le prouve par l’intermédiaire de son prophète avec la force de l’évidence quand il dit : « Je leur ai donné une Loi qui n’est pas bonne, des préceptes qui ne sont pas bons et des commandements dans lesquels on ne doit pas vivre [Ez. 20, 25] ». C’est pourquoi le Seigneur bon et miséricordieux, qui vient, comme il le dit lui-même pour « être jugé et non pour juger [Ioh. 12, 47] », nous enseigne non seulement à pardonner à nos ennemis et à ceux qui nous persécutent, mais aussi à aimer nos ennemis et à prier pour eux : « Aimez vos ennemis, dit-il, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous calomnient et vous persécutent

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[Matth. 5, 44] » : car « la miséricorde est supérieure au jugement et celui qui n’exerce pas la miséricorde sera condamné sans miséricorde pour l’éternité [Iac. 2, 13] ». Le roi [l. 75] : Quoi qu’on puisse trouver dans l’évangile et le reste des Écritures, je ne peux pas le trouver dans mon cœur au point de faire du bien à qui me persécute ou d’aimer mon ennemi : cela demanderait une vie plus parfaite. Je vois l’agneau s’emporter parfois contre l’agneau, la colombe contre la colombe et manifester leur colère comme ils peuvent, l’un en frappant de ses cornes, l’autre de ses plumes : et il ne me serait pas permis de m’emporter, alors que la colère est une puissance spirituelle et une capacité naturelle ? Ce que la nature m’autorise ne me paraît pas illicite : par nature, je suis fils de la colère [Eph. 2, 3], comment donc ne m’emporterais-je pas ? Dieu lui-même s’emporte ; il a pourtant été écrit à son sujet qu’« il ne change pas, ni ne subit l’ombre d’une variation [Mal. 3, 6] ». Comment donc apaiserai-je mon cœur pour ne pas m’emporter, surtout contre ceux dont tous les actes, tous les mots, toutes les pensées sont dirigés contre moi pour mon malheur ? Pour reprendre le mot de Job, qui était un homme très avisé et très patient, « mon courage n’est pas de pierre ni ma vertu d’airain [Iob 6, 12] » que je puisse supporter cela. L’abbé [l. 89] : Il faut que tu endures ces épreuves et d’autres semblables pour le Christ, si tu ne veux pas endurer des douleurs interminables et intolérables en enfer. Il est donc bon que tu fasses violence à ton cœur, convertissant la haine en reconnaissance, et les inimitiés en amour. La violence que tu auras faite à ton cœur pour l’amour du Christ, c’est par elle que tu prendras possession du royaume des cieux. Le royaume des cieux, en effet, supporte la violence [Matth. 11, 12]. Le Seigneur dit dans l’évangile : « Pardonnez et on vous pardonnera, et si vous ne pardonnez pas aux autres du fond du cœur, mon Père qui est aux cieux ne vous pardonnera pas ; celui qui ne fait pas miséricorde périra sans miséricorde [Matth. 6, 14-15] ». Et le Seigneur nous dit encore dans l’évangile : « De la mesure dont vous aurez usé, on usera pour vous [Matth. 7, 2] ». Fais donc miséricorde à ton prochain si tu veux trouver miséricorde auprès de Dieu ; écoute la parole ou plutôt l’évangile de Salomon : « L’homme entretient de la colère contre un homme et cherche un remède auprès de Dieu, il n’a pas de miséricorde d’un homme semblable à lui ; l’homme est de chair, et il maintient sa colère, comment donc peut-il demander à Dieu de lui être favorable ? [Eccli. 28, 3-5] » Tu as entendu Salomon et il y a ici bien plus que Salomon [Matth. 12, 42]. C’est en effet le Christ lui-même, notre créateur et sauveur, qui dit : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s’il a soif, donne-lui à boire [Rom. 12, 20] ». Dans l’évangile, le serviteur qui a refusé de prendre en pitié son compagnon fut livré aux bourreaux jusqu’à avoir payé entièrement sa dette [cf. Matth. 18, 23-35] et, dans la prière du Seigneur, nous disons : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés [Matth. 6, 12] ». Nous faisons un contrat et un pacte avec Dieu aux termes duquel il nous remettra nos offenses et nos fautes dans la mesure où nous les remettons aux autres. Donc, si nous ne remettons ni ne pardonnons pas à nos ennemis ni à ceux qui nous font du mal, c’est comme si nous nous abusions nous-mêmes par des paroles fausses et mensongères et encourions sciemment une sentence d’éternelle damnation. On ne plaisante pas avec Dieu [Gal. 6, 7], et lui qui scrute les secrets des cœurs ne peut ni se

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tromper, ni être trompé. Dieu agira envers toi comme agiras envers ton ennemi, lui qui a fait du serviteur et de l’ennemi que tu étais un fils et un ami par son sang. Si tu veux rendre le mal pour le mal, tu pousses Dieu à la colère et je crains que ne te tombe dessus et ne projette contre toi un mal plus grand Celui qui est terrible contre les enfants des hommes [Ps. 65, 5]. Salomon dit précisément ceci : « Quand ton ennemi sera tombé, ne te réjouis pas de peur que Dieu ne le voie et ne détourne sa colère de lui pour la faire retomber sur toi [Prov. 24, 17-18] ». En effet, il est écrit : « Celui que la ruine d’autrui réjouit ne restera pas impuni [Prov. 17, 5] ». C’est un autre en effet qui doit se réjouir de sa ruine ; voilà pourquoi Job disait, la conscience tranquille : « Si je me suis réjoui de la ruine de mon ennemi et si j’ai exulté de ce que le malheur l’a atteint [Iob 31, 29] », et David : « si j’ai rendu le mal à ceux qui me rendent la pareille, je tomberai comme un moins que rien sous les coups de mes ennemis ; que mon ennemi poursuive mon âme et s’en saisisse, qu’il foule au sol ma vie et réduise ma gloire en poussière [Ps. 7, 5-6] » : un homme avisé et saint ne prononcerait pas de si graves imprécations et malédictions, s’il savait qu’il avait rétribué le mal par le mal. Certes, il a eu un grand nombre de persécuteurs, mais au sommet de sa colère, il n’a pas abandonné la miséricorde ni la mansuétude, au point de chanter, joyeux et la conscience tranquille : « Rappelle-toi Seigneur, David et toute sa mansuétude [Ps. 131, 1] ». Le roi [l. 131] : Mon père, si seulement je pouvais rétribuer mes ennemis selon la violence et le désir de ma colère ! Je suis capable de m’emporter, au-delà même de ma volonté, mais je n’ai pas le pouvoir de rétribuer : Lui qui peut tout qu’il rende la pareille avec abondance à ceux qui m’ont regardé de haut [Ps. 30, 24] et que mon âme reçoive la joie de les voir confondus. L’abbé [l. 136] : Roi très illustre, le propre de l’homme est de se mettre en colère de temps en temps, mais il faut prendre garde que cette colère ne se change en haine et en péché, comme il est écrit : « Mettez-vous en colère mais ne péchez pas [Eph. 4, 26] ». Dieu interdit que le jour ne tombe sur votre colère [Eph. 4, 26] et, pour le dire simplement, votre colère ne doit pas durer du matin jusqu’au soir. Pour cette raison, prenons patience envers tous et, si quelqu’un nous offense, prenons en haine le péché de la personne, pas la personne : car c’est bien là la haine des parfaits ou haine parfaite, comme il est écrit : « Je les haïssais d’une haine parfaite, ils sont devenus pour moi des ennemis [Ps. 138, 22] ». Les malédictions étant donc hors de question, rendons à ceux qui nous maudissent et nous font du mal un bien pour un mal : prenons exemple sur le bienheureux Étienne qui a prié pour ses persécuteurs et s’est endormi dans le Seigneur. Lui aussi, qui enseigne à l’homme la connaissance [Ps. 93, 10], nous instruit et nous forme par son exemple quand, priant pour ceux qui le crucifiaient, il dit : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font [Luc. 23, 34] ». Si nous maudissons les hommes, la malédiction se retournera contre nous et la colère que nous nourrissons contre celui qui est l’image de Dieu, irritera Dieu contre nous. Si un père avait de nombreux fils et que l’un d’eux en fouettait un autre sous les yeux de son père, je crois que le père ne serait pas en colère contre celui qui est fouetté mais plutôt contre celui qui fouette. Pour cette raison, réservons tout jugement à notre Père qui est aux cieux et ne faisons pas de mal, ni ne prions pour causer du mal à ceux

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qui nous en font, pour éviter que notre prière ne nous soit comptée à péché : celui qui maudit autrui s’empêtre et s’entoure lui-même de malédiction et sa malédiction acquiert un fruit de bénédiction divine pour son ennemi. Le Seigneur dit en effet : « Je maudirai vos bénédictions et je bénirai vos malédictions [Mal. 2, 2] ». C’est pourquoi tu ne peux pas mieux aider ton ennemi qu’en le maudissant ou lui faisant du mal : car tu fais ainsi en sorte qu’il obtienne du Seigneur miséricorde et bénédiction et que toi seul subisses la malédiction, pour avoir maudit autrui. C’est pourquoi l’Apôtre dit : « on nous maudit et nous bénissons [I Cor. 4, 12], ne rendant à personne le mal pour le mal [Rom. 12, 17] : bénissez ceux qui vous maudissent et ne les maudissez pas [Rom. 12, 14 ; Luc. 6, 28] ». Le roi [l. 164] : Mes ennemis prennent quotidiennement sur moi l’avantage et l’orgueil de ceux qui me haïssent s’enfle toujours. Comment donc pourrais-je incliner mon cœur à la miséricorde, alors que je vois grandir contre moi la colère de mes ennemis ? L’abbé [l. 168] : Celui que tu considères comme ton ennemi n’est pas ton ennemi mais son propre ennemi. Puisqu’il te hait en effet, il est son propre meurtrier ; c’est de ce meurtre ou plutôt de cet homicide que Jean l’évangéliste parle quand il dit : « Celui qui hait son frère est homicide [I Ioh. 3, 15] ». Il donne en te haïssant à lui-même la mort et, quand il te poursuit injustement, à toi la vie dans le Christ, sans le vouloir. Donc, si tu veux obtenir le châtiment de ton ennemi, remets-toi entièrement au Très Haut et fais-lui confiance : il transformera tes maux en bien, tes pertes en gain, ta tristesse en joie, tes épreuves en paix, tes misères en délices, ton abaissement en honneur. Le roi [l. 176] : Je pourrais peut-être avoir temporairement pitié mes persécuteurs ; mais s’ils persévèrent dans leur méchanceté, je ne peux pas endurer leurs agressions, parce que cela semblerait le comble de la mollesse, un manque de courage et une faiblesse morale : donc, puisqu’ils ne renoncent pas à leur méchanceté, de mon côté je ne peux pas prendre pitié de leur malice. L’abbé [l. 181] : Que t’incitent à la miséricorde, s’il te plaît remarquable prince, l’amour du Christ, le travail de la bonté, la crainte du jugement divin et les exemples des pères d’autrefois : alors que le peuple dur comme pierre avait voulu le lapider, Moïse refugié dans la Tente, se tenait sur la brèche devant Dieu [Ps. 105, 23] en leur faveur et, donnant sa vie contre la leur, laissait s’exprimer des sentiments paternels et l’indulgence d’une bonté maternelle envers cette génération perverse et dépravée [cf. Num. 14, 10-20]. David pardonne avec bonté sa méchanceté à Nabal, un homme stupide [cf. I Reg. 25, 23-35] ; le même David compatit avec Saül, son persécuteur [cf. I Reg. 24, 1-8] et déplore la mort de son ennemi mortel Absalon [cf. II Reg. 18, 33] ; Élisée, que le roi de Samarie recherchait pour l’exécuter, le libère de la mort ainsi que son peuple [cf. II Reg. 6, 9-7, 16] ; Joseph aussi, vendu par ses frères, les reçoit avec bonté et les couvre d’honneurs [cf. Gen. 45] : pour peu que tu veuilles avoir avec l’humilité la patience, tu vaincras dans l’humilité tous tes adversaires et « dans ta patience, tu seras maître de ta vie [Luc. 21, 19] ».

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Le roi [l. 194] : Puisque je ne puis pas trouver cette patience et cette humilité en mon cœur, comme on dit, tu parles et te fatigues en vain, à moins que tu ne veuilles me montrer par quels moyens je dois acquérir ces vertus, et les conserver. L’abbé [l. 197] : Mon ami et seigneur vénérable, si tu désires posséder la patience et l’humilité, rappelle-toi la source basse et impure d’où l’homme est conçu, dans quelle douleur sa mère le met au monde, dans quelles grandes misères et saletés il naît et est nourri, combien brève et incertaine est sa vie, par quelles importantes douleurs et fatigues elle passe, à quels grands dangers et embûches elle est soumise, combien horrible est sa fin, regarde et considère le terrible jour du jugement [Hebr. 10, 27], l’effroyable tribunal [Rom. 14, 10 ; II Cor. 5, 10], le juge plein de colère, le fleuve de feu, les vers qui ne meurent pas, les flammes qui ne s’éteignent pas [Marc. 9, 46, 48], la puanteur [Is. 4, 24] mortifère, les grincements de dents [Matth. 8, 12], l’ombre de la mort et une souffrance qui n’a ni semblable, ni égale. Toutes ces réalités, même si elles ne se laissent pas voir pour l’heure, sois bien certain qu’elles ne tarderont pas. Par-dessus tout, une prière pieuse est souverainement utile pour que le Seigneur concède à l’homme l’humilité et la force de la patience. Le roi [l. 209] : Pourquoi parles-tu de prière, père ? Ne vois-tu pas que mes activités et mes soucis sont si prenants que je peux à peine dire deux Notre Père pendant la messe, que je peux à peine souffler une heure, de jour comme de nuit ? L’abbé [l. 212] : Ces activités, roi, c’est toi-même qui les crée : tu pourrais avoir les plus paisibles repos et paix de l’âme, mais tu te mêles et t’embarrasses de problèmes sans fin qui te troublent. Des milliers d’hommes t’assiègent sans arrêt – ceux dont tu as écouté les affaires – et toutes ces affaires repoussent à plus tard celles qui pourraient être réglées par une réflexion même brève. Le roi [l. 216] : À mon avis, père, les seuls qui m’assiègent sont ceux dont les requêtes ne sont pas fondées, et puisqu’ils désespèrent de leur bon droit, ils assiègent la cour pour venir à bout de moi par leur mauvaise foi et leur insistance. L’abbé [l. 220] : Ne t’abuse pas, excellent prince, n’invoque pas de mauvaises raisons pour justifier tes justifications à commettre des fautes, car on ne plaisante pas avec Dieu [Gal. 6, 7]. Nous connaissons ta rapidité et ton efficacité pour tes propres affaires, mais ta lenteur pour les besoins des autres. La plupart des grands ont l’habitude – qui est comme une seconde nature – de se pavaner au milieu de leur cour, entourés d’une grande foule. Considère volontiers, et avec patience s’il te plaît, ce que la sainte Écriture dit de ces hommes – une parole qui fait trembler, comme le tonnerre qui tonne : « Ô vous qui vous complaisez vous-mêmes, votre pouvoir sur les foules vous a été donné par Dieu, qui vous demandera compte de vos actes et de vos pensées puisqu’alors que vous étiez au service de son règne, vous n’avez pas exercé une justice honnête, ni n’avez marché suivant la volonté divine. Il vous apparaîtra prompt et terrifiant, puisqu’il appliquera une sentence inflexible

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contre ceux qui sont à la tête des autres ; au petit, en effet, on fait miséricorde mais les plus puissants sont menacés d’un supplice plus puissant [Sap. 6, 3-6] ». Le roi [l. 232] : Ce passage épouvantable et terrible de l’Écriture s’applique à l’ensemble des princes ; mais je peux, la conscience tranquille, affirmer que ma volonté et mon désir sont toujours d’être dans la solitude, et entouré d’un petit nombre de gens plutôt que d’une foule. Il ne m’a pas été accordé d’en-haut cependant de pouvoir vivre parfois plus discrètement, ni de jouir d’un unique et très bref moment de tranquillité : même à la messe, non seulement des laïcs, mais même des clercs, même des hommes de religion me sollicitent et ne cessent de me présenter leurs requêtes, comme s’ils ne faisaient aucun cas du respect dû au divin sacrement. L’abbé [l. 240] : Mon bien cher roi, veille à ne pas adopter toi aussi cette habitude ; tu pourras facilement t’en affranchir si tu comprends qu’elle est nuisible à ta conscience. En effet, il est extrêmement dangereux qu’à cette heure où le Fils de Dieu est sacrifié sous les yeux du Père éternel, les hommes soient détournés de la prière et se laissent distraire par de vaines conversations. Nous savons que si un prince fort puissant avait invité des gens à sa table, il supporterait très mal qu’ils dédaignent les mets de son festin. Le roi [l. 247] : Sur votre conseil, père, je repousserai à plus tard pour ce qui est de moi les requêtes de tout le monde et, tant que je serai à l’église, je n’écouterai les suppliques de personne. L’abbé [l. 249] : Sauf le respect de la messe et des heures, tu peux être attentif aux besoins des pauvres aussi bien à l’église que dans ta chambre et manifester aux autres la miséricorde à l’endroit où tu implores la miséricorde. Assurément, que quelqu’un te demande quelque chose, qu’il exige que ses biens lui soient restitués ou que tu ordonnes que justice lui soit rendue, dans tous ces cas tu es l’obligé de tous et de telles choses ne peuvent être différées sans péril pour ton âme. Tu as reçu le glaive de la justice pour punir les malfaiteurs mais célébrer les gens de bien [I Petr. 2, 14] ; donc, si on te réclame justice, rends-la de bon gré et de manière désintéressée et ne permets pas que ton office, qui l’emporte sur tous les autres, soit corrompu par la moindre vénalité. Si les pauvres et les religieux ont besoin que tu leur tendes une main miséricordieuse et généreuse, ne tarde pas. L’expression de Salomon est la suivant : « Ne dis pas à ton ami : ‘pars et reviens demain’, alors que tu peux le contenter immédiatement ; tu ne sais pas, en effet, ce que le lendemain apportera [Prov. 3, 28] », tu ne sais pas si leur besoin peut souffrir délai et retard. Tu vis aujourd’hui et tu ne sais pas si tu vivras demain, raison pour laquelle tu ne dois pas différer une œuvre de piété. Salomon dit : « Il est roi aujourd’hui et demain il sera mort, et quand il sera mort, il aura pour héritage les serpents et les vers [Eccli. 10, 12-13] ». Roi, roi, voilà les héritiers que tu auras, parce qu’ils naîtront de ta chair ; pour ceux qui déjà sont nés de ta chair, s’ils ne t’aiment pas quand tu es vivant, comment t’aimeront-ils une fois mort ? Vois : tu as des fils et héritiers pour lesquels tu as mortifié ta chair et détruit ton âme : ils ne seront pas plus utiles à ton âme qu’ils n’ont été profitables à ta chair, tout ce que tu as placé en eux est vanité, mensonge, c’est charnel, transitoire, perdu, il n’y a rien là-dedans qui vienne de

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Dieu. Si tu veux avoir des héritiers, fais-toi des pauvres du Christ tes héritiers car, tandis que tes fils se défilent, les pauvres s’opposeront avec grande constance à ceux qui t’ont tendu des pièges [Sap. 5, 1]. Si tes fils t’affligent au sujet d’un héritage terrestre et temporaire, les pauvres te rendront avec eux héritier du royaume céleste. Car, au témoignage du Christ, le royaume des cieux leur appartient [Matth. 5, 3]. Le roi [l. 275] : Je n’ai pas la force de déshériter mes fils, je ne le veux ni ne le dois : bien que les décrets et les lois excluent en effet de l’héritage paternel ceux qui ont pris les armes contre leurs pères, je refuse cependant d’exclure mes fils de leur héritage ; même si j’ai le pouvoir de les déshériter, mon cœur ne pourrait supporter une telle rigueur. L’abbé [l. 280] : Tu parles de l’héritage de tes fils, pourquoi ne fais-tu aucune mention de l’héritage des pauvres ? Le roi [l. 282] : Mon projet et mon souhait est de laisser la plus grande part de mes biens pour la délivrance de cette terre sur laquelle se sont posés les pieds du Seigneur, sur laquelle il nous a rachetés par sa naissance et par sa mort ; d’en distribuer une part aux pauvres et de consacrer avec miséricorde le reste à l’usage des orphelins et des autres indigents. L’abbé [l. 287] : Roi très puissant, supporte patiemment ce que je vais te dire, car il est question du salut de ton âme. Je n’épargnerai pas la puissance royale : Dieu, Créateur de toute chose, t’a tiré du néant. Si cela avait été son bon plaisir, ton père t’aurait engendré d’une servante vile et humble, et tu ne serais pas aujourd’hui au nombre des rois. Tu es sorti nu du ventre de ta mère [Iob 1, 21], le Seigneur t’a accordé tout ce que tu possèdes. Si tu ne peux pas rendre autant que tu dois, travaille au moins à rendre autant que tu peux, veille à ce que le monde ne te détourne pas du Christ. On lit qu’un grand homme à l’agonie, alors que ses amis l’enjoignaient de laisser ses biens aux indigents, répondit, en proie à l’esprit malin autant qu’à la maladie : « Je le ferais volontiers, mais Dame Avarice l’interdit ». Le roi [l. 297] : Dieu sait combien j’ai agi pour les églises, et tu ne m’accuserais pas aussi durement si tu savais combien le patrimoine de l’Église a crû de mon temps. L’abbé [l. 299] : Je sais que tu as fait des dons magnifiques et généreux aux églises et aux hommes d’Église, et toute l’Église des saints évoque tes aumônes [Eccli. 31, 11]. Mais le Seigneur ne regarde pas la quantité des dons mais sur quelle quantité ils ont été prélevés, il ne considère par leur destination mais leur origine. Car si tu dépouilles un autel pour en couvrir un autre, si tu prends à un pauvre pour donner à un autre, le Seigneur, au témoignage de l’Écriture, n’accepte pas un sacrifice issu d’un vol [Is. 61, 8] – est un vol en effet, et même un sacrilège, tout ce que le pouvoir civil saisi des biens d’Église. Le roi [l. 306] : Et si l’Église romaine a accordé à mes ancêtres comme à moi le privilège d’un grand pouvoir sur les biens d’Église ? Nous devons en toute chose la suivre : elle est

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notre mère et notre maîtresse, et il ne doit pas te sembler absurde que je veuille user de ses privilèges. L’abbé [l. 310] : Il est écrit : « Il faut prendre en considération non ce qui se fait à Rome, mais ce qui devrait s’y faire » ; pour cette raison, roi très avisé, sois très attentif à ce qui est juste et non à ce qui est permis, considère ce qui touche au salut qui n’a pas de fin et à la gloire ineffable, et non à une dignité illusoire et passagère. On peut acheter beaucoup de privilèges, mais un seul est nécessaire, qu’on ne peut enlever [Luc. 10, 42] : le plus grand privilège est d’obtenir la liberté des fils de Dieu [Rom. 8, 21] et d’acquérir au moyen d’un règne temporel plein de malheurs et de douleurs, le royaume des cieux dont le patrimoine ne diminue pas, dont la gloire n’est pas interrompue, dont la béatitude ne passe pas. Qu’y a-t-il de plus glorieux et de plus désirable dans ce monde que de régner et d’exercer sa puissance sur les autres ? Tu as pourtant appris par expérience ce qu’est le bonheur d’un royaume temporel où celui qui a plus de pouvoir éprouve plus de crainte, où celui qui possède plus manque plus, où celui qui travaille pour le repos de tous ne se repose jamais, où celui qui domine tous les autres est l’esclave de tous. Tu sais que je dis vrai. Le roi l. 324]. Je le sais, je le sais, et je serais bien incapable de formuler en mon cœur et d’exprimer à voix haute combien j’aurai peiné pour mon peuple, et le Seigneur me donne en retour de ne trouver ni loyauté dans mon peuple, ni affection chez mes fils. L’abbé [l. 328]. Roi, fais attention je t’en prie, et rappelle-toi combien de merveilles Dieu fit pour toi quand tu étais en grande difficulté : j’ai constaté parfois l’extrême gravité de tes difficultés et je crois que Dieu t’a délivré grâce aux prières de ton peuple. La grâce et la miséricorde divines dont tu as bénéficié grâce à lui, tu peux t’estimer très malheureux si tu les éloignes de toi, si tu ne les gardes ni ne les retiens à l’avenir. Le roi [l. 334] : J’ai bien souvent fait l’expérience d’avoir la grâce de Dieu, dans mes prières autant que dans mes difficultés, mais je ne sais jamais la retenir ni la conserver en ma possession et j’apprendrais volontiers de ta sainteté, père, comment je pourrais le faire. L’abbé [l. 337] : Les deux moyens, l’un d’acquérir la grâce, l’autre de la retenir lorsqu’on l’a acquise, sont la confession orale sincère et la pénitence en actes. En effet, quand le pécheur vient voir le prêtre, vicaire de Dieu, et répand son cœur comme une eau devant la face du Très-Haut, comme la brebis devant le berger, le malade devant le médecin, le coupable devant le juge, le fait même qu’il commence à s’accuser et à se condamner par l’aveu pousse le Juge de tous à reprendre dans sa grâce le pécheur qui se juge lui-même, le prendre dans ses bras, l’embrasser et le marquer du sceau de son anneau de charité : car il est maintenant ce fils prodigue qui avait dépensé sa part d’héritage en vivant dans la luxure et qui, parce qu’il ne pouvait pas obtenir assez des glands des porcs, était revenu chez son père. Son père l’a vu de loin, il a couru vers son fils, l’a pris dans ses bras et s’est jeté à son cou [cf. Luc. 15, 11-32]. Que pensait, à ton avis, ce malheureux fils affamé tandis que, nu et affligé, il sentait autour de lui l’attachement viscéral et la tendre bonté de son père ? Cette douceur, tous ceux qui reviennent avec un cœur sincèrement contrit vers le Père de

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miséricorde en font l’expérience. Il y en a pourtant qui ont honte d’avouer leurs péchés : le Seigneur en aura honte dans son royaume. Ils craignent peut-être que les prêtres ne dévoilent leurs fautes ou ne les estiment secrètement plus méprisables à cause de leur aveu. Pour sûr, ils ont alors tremblé de peur pour ce qui ne le méritait pas [Ps. 13, 5], ils confient leurs secrets toute la journée à des bavards auxquels on ne peut pas faire confiance, et ils rougissent devant ceux que l’ordre, que le sacrement a fait vicaires du Christ. Cette rougeur ne lave pas mais salit, n’absout pas mais condamne. Veux-tu être absous ? C’est en ton pouvoir : avoue tes fautes pour être absous. La parole du prophète est la suivante : « J’ai dit : ‘j’avouerai’ et tu m’as pardonné [Ps. 31, 5] ». Le roi [l. 360] : Je vois parfois un homme se confesser, recevoir la pénitence, mais tomber ensuite plus bas : et ses fautes les plus récentes sont pires que les précédentes [Matth. 12, 45]. L’abbé [l. 363] : Mon fils, tu peux comprendre clairement dans ce cas et dans les cas semblables que la confession n’a pas été sincère et que la pénitence a été simulée ; pour que tu comprennes mieux le bienfait et le fruit de la pénitence, prête à mes paroles, je t’en prie, non seulement les oreilles du corps, mais aussi l’attention du cœur. Le roi [l. 367] : Je t’écoute volontiers et, bien que des affaires importantes et difficiles m’attendent, je place toute chose après tes admonestations. L’abbé [l. 369] : Tu as appris, grand roi, que nous avons tous été blessés en nos premiers parents : ces blessures ont été guéries par le baptême, mais du fait de notre folie, les cicatrices de ces blessures se sont rouvertes quand la pourriture et la gangrène du péché s’y sont mises, selon ce que dit le prophète David : « Elles ont pourri et se sont gangrené mes cicatrices, à cause de ma folie [Ps. 37, 6] ». Le premier remède fut le baptême, le second est la pénitence. Salomon dit au sujet de ce remède : « Dieu a créé le remède pour les hommes, et les sots le dédaignent [Prov. 1, 20-22] ». Le remède du baptême est très doux, parce qu’il ne demande ni gémissement ni plainte : le baptême est pour ainsi dire une légère lessive de linge. Or de même que la rouille du fer ou du bronze ne s’enlève qu’en faisant bouillir et en battant le tissu, de même le péché sérieux n’est pas effacé sans une sérieuse pénitence. Quant au non-respect de la pénitence, c’est comme une jambe ou un autre membre qu’un homme s’est cassé et qui s’est réparé : il est de ce fait plus dangereux pour lui de se casser encore une seconde ou une troisième fois, que la première fois qu’il a été rétabli. Le roi [l. 383] : Beaucoup d’hommes à notre époque, et surtout les chevaliers, ont honte de faire pénitence devant les autres : certains pensent en effet que c’est inspiré par quelque hypocrisie, par manque de courage et par pusillanimité. L’abbé [l. 386] : Je le déplore ! Comme elle leur est nocive et très néfaste cette honte qui laisse perdre et détruire le remède de l’âme ! Le comble de la folie n’est pas de rougir de ses blessures, mais de rougir de leurs pansements. Nos blessures sont les discussions oiseuses, les médisances, les mots trompeurs, les fausses promesses, les parjures, les

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malédictions, la colère, l’envie, la haine, la cupidité, la gourmandise, l’avarice, la débauche, l’orgueil, nos blessures sont encore le fait d’offenser des gens de bien, de nous emporter gravement contre ceux qui nous réclament quelque chose, de vendre la justice, de recevoir les calomniateurs et de soutenir ceux qui oppriment les pauvres, d’écouter souvent les suppliques injustifiées, de ne manifester ni à l’ordre ecclésiastique, ni à la vie des religieux le respect qui leur est dû, et dont ils sont dignes, de mettre des obstacles aux dernières volontés des mourants, aux droits de vivants, aux mariage des jeunes filles, de souhaiter la mort des gens, de semer la discorde entre les amis, de s’approprier les biens de l’Église ou des biens protégés pour une autre raison. Appliquons donc un emplâtre sur nos blessures pour éviter qu’il ne soit nécessaire d’amputer ou de brûler au prix d’une douleur extrême, si on les laisse pourrir. Le roi [l. 402] : Beaucoup cachent les blessures de leurs péchés, par honte, par négligence ou à cause de leurs occupations quotidiennes, jusqu’à ce qu’ils disposent d’un moment de libre pour cela ou soient exposés au danger d’une urgence absolue. L’abbé [l. 406] : Tu sais, très cher prince, qu’il est extrêmement dangereux de différer la pénitence : bien des gens croyaient vivre longtemps, qu’une mort soudaine a emportés sans pénitence. Pourquoi l’homme diffère-t-il de faire pénitence, lui qui n’a pas la pleine propriété d’un seul jour, ni même d’une seule toute petite heure ? Certains attendent pour faire pénitence le temps de la vieillesse ; quelle grâce leur est due s’ils cessent de pécher quand ils n’en sont plus capables ? Si ton serviteur avait servi ton ennemi tout le temps de sa jeunesse, puis, qu’une fois accablé par le grand âge, il te rejoignait enfin, accepterais-tu de bon cœur son dévouement ? Veux-tu faire au Seigneur ton Dieu ce que tu ne permettrais pas à serviteur de te faire ? J’en ai vu qui désiraient de tout cœur faire pénitence, remettre cependant à plus tard leur pénitence et disparaître sans pénitence, frappés d’apoplexie ou d’un autre mal subit. Car le Souverain Juge permet souvent par un juste jugement qu’un mourant soit oublieux de lui-même quand il a oublié Dieu de son vivant, et celui qui ne veut pas faire pénitence quand il le peut, quand il le veut parce que survient la colère divine ne le peut plus. Pour cette raison, je t’en prie, personne ne doit attendre le jugement divin mais qu’on prête attention à cette parole du sage qui dit : « Souviens-toi que la mort ne tardera pas [Eccli. 14, 12] ». Le roi [l. 422] : J’ai péché, père très clément, au-delà de la mesure car toute l’existence des chevaliers est pécheresse, et le temps m’étant compté, je ne peux dignement faire pénitence et me repentir de mes péchés si le Seigneur de miséricorde n’abaisse les yeux sur moi. L’abbé [l. 425] : Illustre roi, considère que le Christ, Fils de Dieu souffrant en croix, a fixé en ses mains nos péchés sur la croix. Pour cette raison personne ne désespérera que le Seigneur n’efface ses péchés par la pénitence : car il est bon au point de vouloir pardonner les péchés, tout-puissant au point de pouvoir le faire. Achab montra tant d’impiété que la sainte Écriture dit de lui qu’il s’était avili jusqu’à nuire à son seigneur. Mais du fait de sa conversion à une humble pénitence, la parole du Seigneur fut aussitôt adressée à Élie : « Puisque Achab, disait-elle, s’est humilié à mes yeux, je ne lui ferai pas de mal pendant la

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durée de ses jours [I Reg. 21, 29] ». Manassès, qui avait rempli tout Jérusalem de sacrilège et d’iniquité au témoignage de la sainte Écriture n’en est pas moins compté parmi les amis de Dieu, après qu’on l’a emmené en captivité et qu’il a été purifié par l’adversité. Comme exemple de pénitence tu as David, le publicain, la Cananéenne et Saül, tu as cette pécheresse que tout le monde connaissait : sitôt qu’elle apprit l’arrivée du Christ Jésus, le médecin suprême de l’âme, elle n’attendit pas qu’on l’appelle mais montra autant d’aplomb et d’assurance pour se précipiter sur le médecin qu’elle avait mis d’effronterie à pécher. Le roi [l. 441] : Très révérend père, j’ai très souvent fait pénitence d’un cœur plein de contrition et d’humilité, pourtant, je n’ai pu observer aucune pénitence aussi pleinement et complètement qu’on me l’avait imposée. L’abbé [l. 444] : Roi qui m’est très cher dans le Christ, la vraie pénitence est de pleurer les fautes commises et de ne pas commettre à nouveau de fautes déplorables : en effet, ce n’est pas faire pénitence mais se moquer de Dieu que d’abandonner un moment son péché et d’y revenir à l’identique. La sainte Écriture dit en effet : « Celui qui s’est purifié après un contact avec un mort et qui le touche à nouveau, à quoi lui sert de s’être lavé ? [Eccli. 34, 30] ? » Selon le témoignage de l’apôtre Pierre, le pécheur qui retourne au péché est un chien revenu à ses vomissements ou une truie lavée qui trempe dans le bourbier [II Petr. 2, 22]. La parole de Salomon est la suivante : « Mon fils, tu as péché ? Ne recom­ mence pas mais supplie que tes fautes anciennes te soient pardonnées [Eccli. 21, 1] ». C’est pourquoi le Seigneur dit dans l’évangile : « Te voici guéri, ne pèche plus de peur qu’il ne t’arrive pire encore [Ioh. 5, 14] ». Le roi [l. 453] : Le chemin de Jérusalem ne pourrait-il pas suffire au salut de ceux qui se sont confessés en vérité et qui font pénitence, en guise de pleine satisfaction ? L’abbé [l. 455] : Il le pourrait évidemment et c’était là mon principal espoir dans le Christ, que satisfassent aux exigences de Dieu par le labeur de ce chemin ceux qui négligeaient de faire pénitence d’une autre manière. Mais nos péchés nous ont poussés à abandonner le chemin du Seigneur qui menait à la vie : je vois des hommes qui cheminent dans les voies du diable, qui se hâtent vers la mort ; la croix qui nous a rachetés a été prise et il n’y a personne pour la racheter ; le Sépulcre, le Temple et tous les autres lieux que le Seigneur a consacrés par sa présence physique sont occupés et profanés par des impies. C’est pour cela que mes paroles sont pleines de douleur [Iob 6, 2-3]. Laisse-moi donc, roi très bienveillant, faire un peu résonner ma douleur. Quant à moi je ferai miennes les paroles du prophète qui se lamente pour pouvoir exposer plus librement les maux d’une douleur qui me fait sangloter.

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Un regard sur le gouvernement de l’Église dans la Chronique de Salimbene de Adam

Le discours critique d’un franciscain (xiiie siècle)

L’auteur et les « élites religieuses » Qui est frère Salimbene de Adam, auteur d’une longue Chronique conservée partiellement et de nombreux autres écrits perdus1 ? Ou, pour poser autrement la question, à quel titre peut-il figurer dans le défilé de ces « élites religieuses » prises ici comme domaine d’études ? Telle est la première question qu’il convient d’évoquer. Salimbene naît en 1221, soit cinq ans avant la mort de saint François, dans une famille de Parme qui a une certaine importance et entretient des liens avec le parti de l’empire. Par la richesse et la position sociale de sa famille, comme Salimbene le

1 Le texte de la Chronique nous est parvenu dans un manuscrit unique, mutilé du début et incomplet à la fin, Città di Vaticano, BAV, Lat. 7260, qui comporte presque 300 feuillets ; une numérotation ancienne des folios garantit qu’il manque au moins 200 feuillets au début de la chronique. Salimbene donne quelques précisions sur la période de rédaction de l’œuvre, qui s’étend, pour la partie conservée, de juillet 1283 à 1287 ; les derniers événements rapportés datent de l’automne 1287, après quoi la chronique s’interrompt, que l’auteur ait, pour une raison ou une autre, laissé son récit inachevé ou que la fin du manuscrit soit mutilée comme le début : on considère que l’auteur est vraisemblablement mort en 1288. La Chronique a été éditée par O. Holder-Egger dans les MGH, SS 32, Hannover/Leipzig 1905-1913, puis une première fois par G. Scalia, Bari (1966). Le même G. Scalia donne une nouvelle édition dans le Corpus christianorum, Turnhout, 1998-1999 (CCCM 125 et 125A) ; cette publication ne reprend malheureusement pas l’index qui figurait dans sa première édition, ce qui nécessite d’utiliser encore la première édition. Le volume du Corpus présente un complexe système de pagination permettant des références aux éditions précédentes : outre les pages propres du volume, figurent aussi en marge la pagination d’O. Holder-Egger et celle de la première édition Scalia ; c’est ce dernier système de références que j’utiliserai ici, pour les citations tant latines que françaises. Gisèle Besson • École Normale Supérieure de Lyon, CIHAM UMR 5648 Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 159-186. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131529

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rappelle lui-même indirectement2, il fait donc partie par sa naissance des couches sociales les plus favorisées. Il reçoit une première éducation profane sans doute assez étendue, complète ses études de théologie une fois entré dans l’Ordre de saint François en 1238, devient prêtre et prédicateur. Sa Chronique fait apparaître de vastes connaissances, et l’abondance de ses références aux auteurs antiques et médiévaux, profanes et sacrés, montre bien une solide culture. Même s’il n’a, à notre connaissance, jamais exercé de charge importante3, que ce soit par choix personnel ou plutôt parce que son comportement ne remportait pas l’adhésion de ses supérieurs, on peut donc, sans abus, le classer parmi les élites dont nous parlons, sans qu’il ait été personnellement un personnage en vue4. Il a en outre beaucoup voyagé une fois entré dans l’Ordre, il a une connaissance évidemment approfondie de sa région natale et de toute l’Italie du Nord, il est également allé jusqu’à Paris (où il n’est resté que quelques jours) et il a séjourné plusieurs semaines en France. Il a, surtout, approché beaucoup de grands personnages, noué même des contacts plus personnels avec tel pape ou tel podestat italien, entendu parler par des témoins directs de bien des événements importants de son temps, bref il a de nombreuses occasions, dans sa Chronique, ce long ouvrage de presque 1000 pages dans l’édition du Corpus Christianorum, de parler du pouvoir et des gouvernants dans le monde politique civil comme à l’intérieur de l’Église. Les études modernes sur cet auteur ont souligné, comme le fait Olivier Guyot­ jeannin5, sa « rare liberté de ton », « autorisée », dit ce savant, par « l’auditoire restreint » prévu pour cet ouvrage (connu en effet par un seul manuscrit médié­ val)… mais c’est une explication que je vais discuter ici. On a noté cette liberté autant dans ses vives critiques à l’encontre de Frédéric II, l’ennemi de la papauté, que dans les reproches adressés à tel ou tel prélat que cite le chroniqueur. Mais de quelle « liberté de parole » s’agit-il réellement chez notre auteur ? De quoi s’autorise sa critique ? Peut-on d’ailleurs parler chez lui d’une pensée critique, et à quel titre ? Un problème méthodologique se pose. L’une des difficultés de l’ouvrage repose sur son caractère foisonnant : anecdotes – souvent savoureuses –, ren­ contres évoquées rapidement ou au contraire très développées, récit d’événements

2 Ainsi, lors d’une rencontre avec un Parmesan qui le connaissait bien, Salimbene s’entend reprocher de vivre de mendicité au lieu de dépenser l’argent qu’un jeune homme de bonne famille comme lui a le devoir de faire circuler généreusement, voir p. 61. 3 Il a un moment rêvé qu’il aurait pu obtenir, par protection du pape, « un évêché ou quelque autre dignité », p. 86. 4 Salimbene se présente lui-même comme « un médiocre frère au plus bas de l’échelle » (p. 247). Notre seule source sur Salimbene, à l’exception d’un document isolé et qui ne dit rien sur le personnage lui-même, est ce qui reste de la Chronique qu’il a composée dans la dernière partie de sa vie. Mais cet unique document extérieur, dans lequel Salimbene est témoin de la prise de voile de Béatrice d’Este en 1254, le montre côtoyant des personnages de premier plan, ce qui confirme les paroles mêmes de Salimbene à plusieurs reprises sur ses fréquentations. 5 O. Guyotjeannin, Salimbene de Adam, un chroniqueur franciscain, Turnhout, 1995, p. 41 et 4e de couverture.

un regArd sur le gouverneMent de l’église

essentiels aux yeux de l’auteur… sont les éléments qui attirent au premier regard le lecteur moderne. Mais la composition est complexe, pleine de digressions ; on trouve aussi de très longs développements appuyés sur de multiples citations en particulier bibliques, qui retiennent moins l’attention des Modernes, au point même qu’elles ont parfois été considérées comme sans intérêt pour saisir les opinions de l’auteur. Sa Chronique a donc été souvent l’objet de morceaux choisis, dans lesquels les longues citations sont supprimées ou réduites, ce qui dissimule quelque peu le fonctionnement de sa pensée6. Or, pour voir comment les thèmes de sa critique sont mis en œuvre et ce que cela révèle de son (éventuel) esprit critique, il faut souvent replacer ces jugements dans un contexte large ; afin d’éviter une excessive longueur, je choisis donc de ne parler ici que de la critique que fait Salimbene du gouvernement de l’Église et je négligerai le pouvoir civil.

Un regard critique sur les grands prélats ? À plusieurs reprises, Salimbene se lance dans de violentes attaques contre les grands prélats, leur conduite en général autant que la façon dont ils exercent leur pouvoir et mènent le gouvernement de l’Église : il peut se montrer alors incisif dans son analyse de ces mauvais gouvernants. Un exemple d’attaque violente

On le voit par exemple dans le portrait qu’il dresse des cardinaux et en particu­ lier de leur avidité. C’est en usant d’un jeu de mots frappant (et intraduisible) que Salimbene reproche aux cardinaux leur souci constant de dépouiller leur prochain pour augmenter leur propre fortune : « Aussi, l’abbé Joachim de l’Ordre de Flore vous a trouvé un meilleur nom en vous appelant non pas cardinaux mais ‘carpinaux’ , parce qu’en vérité, vous savez parfaitement cueillir (carpere), faire cracher et vider les bourses du plus grand nombre7 » Avant de reconnaître dans cette ironie cinglante la marque d’une grande liberté de parole, il faut regarder le contexte de plus près.

6 Outre l’ouvrage d’O. Guyotjeannin cité dans la note précédente, on peut encore indiquer M. Th. Laureilhe, Sur les routes d’Europe au xiiie siècle. Chroniques (Jourdain de Giano, Thomas d’Eccleston et Salimbene d’Adam), Paris, 1959. Et comme la Chronique est une source essentielle pour l’histoire des communes du nord de l’Italie au xiiie siècle, tous les manuels ou ouvrages qui s’occupent de cette question en citent des fragments. 7 Quapropter melius denominauit uos abbas Ioachym de Ordine Floris carpinales nominando, quia reuera optime scitis carpere et emungere et exhaurire marsupia plurimorum (p. 327). Les traduc­ tions, éventuellement adaptées au contexte de cet article, sont tirées de l’ouvrage Salimbene de Adam de Parme, Chronique, trad. G. Besson et M. Brossard-Dandré, Paris, 2016 (la pagination du texte latin de G. Scalia dans sa première édition y figure intégrée au texte même de la traduction).

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Une première remarque, évidente : la critique n’est pas avancée par Salimbene en son nom propre mais sous la responsabilité d’un autre personnage, car il s’agit de rapporter un bon mot de Joachim de Flore, cet abbé (1130-1202) dont les écrits visionnaires ont rencontré un grand succès et influencé bon nombre de personnalités8. Or les positions joachimites sur l’évolution du monde et de l’Église soulignent la dégradation de celle-ci dans le cours de l’histoire : l’accusation ici lancée contre les mauvais prélats est donc inscrite dans la thématique connue de la dégradation des mœurs. En outre, il y a ici un double relai de prise de parole : quand il cite cette épithète, Salimbene ne fait même pas le récit en son nom personnel, il rapporte une phrase d’Hugues de Digne, joachimite qu’il a côtoyé un certain temps d’assez près, prononcée au milieu d’une violente diatribe contre les cardinaux. Revenons aux circonstances de cet affrontement : en 1248, le pape Inno­ cent IV est avec ses cardinaux à Lyon, où il est arrivé en décembre 1244 pour le concile destiné à la destitution de Frédéric II (Lyon I), et où il reste jus­ qu’en 12519. Salimbene, alors en France, passe par Lyon puis se rend à Hyères, pour rencontrer Hugues de Digne10 ; à cette occasion, il trace de ce personnage un portrait plein d’admiration : J’allai ensuite par mer à Marseille, et de Marseille à Hyères, pour voir frère Hugues de Barjols ou de Digne, celui que les Lombards appelaient Hugues de Montpellier. C’était l’un des plus grands clercs du monde, un prédicateur exceptionnel, très en faveur tant auprès du clergé que du peuple, et un très grand dialecticien, capable de débattre sur tout. Il retournait n’importe quel contradicteur et avait toujours le dernier mot. Il parlait d’abondance, d’une voix semblable à une trompette retentissante, au fracas du tonnerre ou au grondement des eaux qui se précipitent dans l’abîme. Jamais il ne marquait le pas, jamais il ne trébuchait ; il était toujours prêt à répondre à tout. Il disait des merveilles de la cour céleste, c’est-à-dire de la gloire du paradis, et des choses terrifiantes des peines de l’enfer. Il était originaire de la province de Provence, de taille moyenne, le teint mat sans excès. Homme d’une spiritualité au-delà du commun, si bien que l’on croyait voir en lui un autre Paul ou un autre

8 Salimbene lui-même ne cache pas la sympathie qu’il a éprouvée pour ces écrits (par exemple p. 334, 20), même s’il proclame avoir renoncé à ses errements depuis qu’il a compris les erreurs du joachimisme condamné par le pape (p. 342-364). 9 Ph. Pouzet, « Le pape Innocent IV à Lyon. Le concile de 1245 », Revue d’histoire de l’Église de France, 68 (1929), p. 281-318. 10 Hugues de Digne ou Hugues de Provence (1205-1256), frère mineur ami de Jean de Parme, fut un prédicateur connu. Le roi de France saint Louis au retour de la croisade voulut l’entendre et sa prédication semble avoir exercé une réelle influence sur le roi et sa façon de gouverner ; J. Le Goff, Saint Louis, Paris, 1996, p. 213, repris par C. Lucken, « L’Évangile du roi : Joinville, témoin et auteur de la Vie de Saint Louis », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 56 (2001), p. 445-467, p. 463.

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Élisée. Car Élisée n’a point eu peur des princes pendant sa vie, et nul n’a été plus puissant que lui, aucune parole n’a triomphé de lui (Eccli. 48, 13-14)11. Ainsi, d’après cet éloge appuyé, le personnage réunit trois « qualifications » qui l’autorisent à critiquer les prélats : -

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c’est un érudit, un grand clerc capable de parler sur tout et de l’emporter sur tous, qui unit la spiritualité aux capacités intellectuelles c’est surtout un prédicateur universellement admiré : or la prédication est un thème essentiel pour Salimbene, lui-même « prêtre et prédicateur », comme il se définit fièrement (p. 53 et 369), d’autant que l’office de la prédication lui a été conféré personnellement par le pape Innocent IV en personne, justement quand il était à Lyon en 1247 (p. 257). On a pu dire que, malgré son titre, garanti par l’indication de l’auteur, la Chronique tout entière était un réservoir de matériaux pour la prédication12, c’est un contemporain et ami de Salimbene, mais il a à ses yeux la stature d’un prophète ou d’un apôtre, comme le prouvent la comparaison explicite avec Paul et Élisée, l’évocation de sa voix et la citation évoquant le devoir de conseil devant les rois. Salimbene présente ainsi Hugues de Digne comme un prédicateur exemplaire, dont le talent oratoire impressionne et qui sait brandir les menaces terrifiantes des peines infernales même face aux puissants de ce monde (situation également topique).

C’est un tel personnage que Salimbene met en scène dans une présentation dont l’exagération ne peut échapper : la multiplication des lieux et des temps, l’emploi de l’imparfait marquant la répétition habituelle, la comparaison des prélats avec des enfants, les citations bibliques empruntées au prophète Isaïe, les reproches formulés installent Hugues de Digne dans ce personnage de prophète (voir les éléments soulignés) :

11 Postea iui per mare Massiliam et a Massilia Areas iui ad uidendum fratrem Hugonem de Bariola, qui et de Digna, quem Lombardi fratrem Ugonem de Monte Pesulano dicebant. Hic erat unus de maioribus clericis de mundo et sollemnis predicator et gratiosus tam clero quam populo et maximus disputator et paratus ad omnia. Omnes inuoluebat, omnibus concludebat, linguam disertissimam habebat et uocem tamquam tube sonantis et tonitrui magni et aquarum multarum sonantium, cum decurrunt per preceps. Nunquam inculcabat, nunquam cespitabat. Semper ad omnem responsionem erat paratus. Mirabilia dicebat de celesti curia, id est de gloria paradisi, et terribilia de infernalibus penis. De prouincia Prouincie fuit oriundus, mediocris stature et niger non disconuenienter. Spiritualis homo ultra modum, ita ut alterum Paulum crederes te uidere seu alterum Helyseum. Nam in diebus suis non pertimuit principem, et potentia nemo uicit illum, nec superauit illum uerbum aliquod, Eccli. XLVIII (p. 324). 12 C. Casagrande et S. Vecchio, « Cronaca, morale, predicazione : Salimbene da Parma e Jacopo da Varagine », Studi medievali, ser. 3, 30 (1989), p. 749-788 ; voir par exemple p. 755 : Salim­ bene transforme « la narration des événements… en une sorte de répertoire moral pour la prédication ».

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Au concile, en effet, aussi bien à Lyon qu’auparavant quand la curie se trouvait à Rome, il parlait au pape et aux cardinaux comme à des enfants rassemblés pour jouer. Tous tremblaient devant lui quand ils l’entendaient parler, comme tremble jonc dans l’eau. Pourquoi cela ? Parce qu’il accomplissait cette parole d’Isaïe, 51, 7-8 : Ne craignez point l’opprobre des hommes, n’appréhendez point leurs blasphèmes. Car ils seront mangés des vers comme un vêtement, ils seront consumés par la pourriture comme la laine. Et aussi dans le même chapitre, 12-13 : Qui êtes-vous pour avoir peur d’un homme mortel, d’un fils d’homme qui sèchera comme l’herbe ? Quoi, vous avez oublié le Seigneur, votre créateur, etc.13 Pour illustrer ce qu’il vient de dire, Salimbene enchaîne (avec un nouvel enim) en rapportant une intervention particulière d’Hugues de Digne devant le pape et les cardinaux, mais sans la situer d’abord précisément (aliquando, « un jour ») : c’est une anecdote exemplaire plus qu’un élément de chronique historique. Il raconte l’attaque d’Hugues de Digne contre les cardinaux de la Curie, avides de nouvelles, de rumeurs (rumores) : Interrogé un jour par les cardinaux sur les nouvelles qu’il pouvait connaître, il les traita d’ânes : « Moi, les nouvelles, je ne les connais pas, je connais seulement la paix, avec ma conscience et avec mon Dieu, la paix qui surpasse tout jugement et garde mon cœur et mon esprit dans le Christ Jésus, mon Seigneur [Phil. 4, 7]. Je sais bien que vous êtes en quête des dernières nouvelles et que vous y passez vos journées. Car vous êtes des Athéniens et non des disciples du Christ, vous êtes de ceux dont Luc dit dans les Actes 17, 21 : Tous les Athéniens et les étrangers qui demeuraient à Athènes ne passaient leur temps qu’à entendre ou à répandre quelque chose de neuf. Les disciples du Christ étaient des pêcheurs et des gens de peu selon le siècle, et pourtant ils ont converti le monde entier, parce que la main du Seigneur était avec eux selon la parole qui est écrite à la fin de Marc 16, 20 : Les disciples étant partis, prêchèrent partout, le Seigneur travaillant avec eux, et confirmant leur parole par les miracles qui l’accompagnaient… Ils accomplirent ainsi pleinement ce qui avait été écrit à leur sujet : Leur bruit s’est répandu dans toute la terre et leurs paroles se sont fait entendre jusqu’aux limites du monde [Ps. 18, 4]. Mais ce n’est pas en vous que s’accomplit ce qui est écrit : Vous avez engendré des fils pour succéder à vos pères, et vous les établirez princes sur toute la terre [Ps. 44, 18]. Parce que

13 Ita enim loquebatur in consistorio pape et cardinalibus, sicut pueris congregatis ad ludum, et hoc apud Lugdunum et priori tempore, quando curia fuit Rome. Nam omnes tremebant eum quando audiebant ipsum loquentem, sicut tremit iuncus in aqua. Quare hoc ? Quia illud Ysaie implebat, LI : Nolite timere opprobrium hominum et blasphemias eorum ne metuatis. Sicut enim vestimentum sic comedet eos vermis, et sicut lanam sic devorabit eos tinea. Et iterum in eodem capitulo : Quis tu, ut timeas ab homine mortali et a filio hominis, qui quasi fenum ita arescet ? Et oblitus es Domini creatoris tui et cet. (p. 324-325). Ce texte suit immédiatement la citation d’Eccli. 48, dans le passage qui vient d’être rappelé.

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véritablement c’est vous qui bâtissez Sion du sang des hommes et Jérusalem dans l’iniquité [Mich. 3, 10] »14. Suit alors une longue diatribe contre les cardinaux (au total, plus de six pages), avec énumération de tous leurs manquements, et d’abord leur pratique du népotisme, allié à la cupidité : Car vous appelez vos petits-neveux et vos cousins aux bénéfices et aux dignités ecclésiastiques, afin d’élever votre parentèle et de la rendre riche, vous évincez les hommes capables et probes, qui auraient été utiles à l’Église de Dieu, et vous donnez des prébendes à des enfants au berceau. Voilà pourquoi un goliard a dit très justement de vous : Si vous avez commencé à la Curie à l’accusatif, Vous ne progresserez en rien, si vous poursuivez sans le datif. Et un autre : La Curie romaine n’a cure de brebis sans laine. À Rome, qui possède les ossements de l’évêque Albin ou du martyr Ruffin Peut tout transformer : la souris devient éléphant, le juste injuste, et Simon Céphas15. Avec les deux dernières citations, on reconnaît un thème traditionnel de la satire, présent dans plusieurs textes parodiques médiévaux, avec double sens prêté aux mots (cf. l’Évangile selon saint ‘marc’… d’argent16 !) : pour plaider sa cause (le nom du cas « accusatif » est de la racine de causa) à la Curie, mieux vaut user

14 C’est la suite immédiate du texte cité juste auparavant : Interrogatus enim a cardinalibus ali­ quando cuiusmodi rumores haberet, ita vituperavit eos sicut asinos dicens : « Ego rumores non habeo, sed habeo plenam pacem, et cum conscientia mea et cum Deo meo, que exuperat omnem sensum et custodit cor meum et intelligentiam meam in Christo Iesu Domino meo. Vere scio quod rumores inquiritis et ad hoc vacatis tota die. Nam Athenienses estis et non Christi discipuli, de quibus Lucas in Actibus dicit, XVII : Athenienses autem omnes et advene hospites ad nichil aliud vacabant nisi aut dicere aut audire aliquid novi. Discipuli Christi piscatores et debiles homines secundum seculum extiterunt, et tamen totum mundum converterunt, quia manus Domini fuit cum illis iuxta verbum quod scriptum est, Mar. ultimo : Illi autem profecti predicaverunt ubique, Domino cooperante et sermonem confirmante sequentibus signis. Et ideo bene impleverunt quod de eis scriptum fuerat : In omnem terram exivit sonus eorum, et in fines orbis terre verba eorum. De vobis autem non impletur quod scriptum est : Pro patribus tuis nati sunt tibi filii : constitues eos principes super omnem terram. Quia revera vos estis qui edificatis Syon in sanguinibus et Ierusalem in iniquitate, Michee III ». (p. 325). 15 Nam vestros nepotulos et consanguineos ad ecclesiastica beneficia et dignitates assumitis, ut parente­ lam vestram exaltetis et divitem faciatis, et excluditis ydoneos et bonos viros, qui essent utiles Ecclesie Dei, et prebendatis puerulos in cunabulis decubantes. Ideo bene quidam truttannus de vobis dixit : Accusative ad curiam si ceperis ire, / Proficis in nichilo, si pergis absque dativo. Et iterum alius : Curia Romana | non curat ovem sine lana. / Presulis Albini | seu martyris ossa Ruffini / Rome quisquis habet, | vertere cuncta valet : / mus elephas fit, | fasque nephas, | de Symone Cephas (p. 325-326). 16 Voir l’étude et les textes rassemblés dans l’ouvrage de P. Lehmann, Die Parodie im Mittelalter, Stuttgart, 1963.

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de cadeaux (le nom du cas « datif » est fait sur la racine de dare, « donner ») ; la Curie ne se soucie nullement de ses ouailles (ouis, « la brebis ») si elles sont pauvres, mais accorde grande importance à l’argent (albus signifie « blanc », d’où Albin) ou à l’or (souvent associé à la couleur rouge, rufus, d’où « Rufin »), qui font des miracles. Puis se développe un réquisitoire en règle, à grand renfort de citations bibliques (je renvoie au texte complet de la Chronique), où les mêmes thèmes reviennent sous plusieurs formes : injustice des jugements rendus, vanité et hypo­ crisie (les cardinaux sont préfigurés par les scribes et les pharisiens), mauvaise gestion du choix des pasteurs, ce qui renvoie au début de l’accusation, sous le chef de népotisme, avec un autre choix de citation : De plus, vous ne vous souciez pas de faire ce que Jéthro a enseigné à Moïse [Ex. 18, 21-22] : Choisissez dans tout le peuple des hommes capables et craignant Dieu, qui aiment la vérité et qui soient ennemis de l’avarice, et donnez la conduite aux uns de mille hommes, aux autres de cent, aux autres de cinquante et aux autres de dix, qu’ils soient occupés à rendre la justice au peuple en tout temps. Réfléchissez et jugez vous-mêmes comment vous en usez. Quand vous voulez nommer des cardinaux, vous ne choisissez pas des hommes dans tout le peuple, mais vous les choisissez dans votre parentèle, et vous choisissez vos petits-neveux, pour qu’ils deviennent cardinaux, archevêques, évêques ou primats17. Hugues souligne l’orgueil et la vanité des cardinaux : « Et ces derniers temps, vous avez accru votre dignité de plusieurs manières : le pape Innocent IV vous a conféré le chapeau rouge, afin que, lorsque vous êtes à cheval, on puisse vous distinguer des autres chapelains18 ». Il rappelle leur inutilité, puisqu’ils ne prêchent ni ne travaillent, mais occupent tout leur temps dans les plaisirs, le luxe et l’oisiveté, et montrent une complète insensibilité au sort des pauvres. Car le Seigneur leur avait dit [Ioh. 15, 16] : Je vous ai établis afin que vous alliez, que vous rapportiez du fruit et que votre fruit demeure. Mais vous n’allez nulle part si ce n’est de votre maison au consistoire du pape, et

17 Item quod Ietro docuit Moysen implere negligitis. Dixit enim, Exo. XVIII : Provide de omni plebe viros potentes et timentes Deum, in quibus sit veritas et qui oderint avariciam, et constitue ex eis tribunos et centuriones et quinquagenarios et decanos, qui iudicent populum omni tempore. Qualiter ista faciatis, vos ipsi cogitate et iudicate. Non enim de omni plebe viros eligitis, cum vultis facere cardinales, sed de parentela vestra, et nepotulos vestros eligitis, ut sint cardinales, archiepiscopi et episcopi et primates (p. 326-327). 18 Et augmentastis honorem vestrum moderno tempore multipliciter. Nam capellum rubeum papa Innocentius quartus contulit vobis, ut, cum equitatis, discerni possitis a reliquis capellanis (p. 327). Le privilège de la pourpre et du chapeau fut conféré lors du concile de Lyon de 1245. C’est quelques lignes après ce rappel de l’évolution du collège des cardinaux, dont les prédécesseurs portèrent humblement le titre de diacres et de prêtres, que se situe la phrase qui est le point de départ de mon analyse, sur les « carpinaux ».

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vous entrez en grande pompe dans la maison d’Israël [Am. 6, 1] avec une suite imposante. Du consistoire du pape, vous passez à table, vous mangez et buvez somptueusement ; puis vous passez au lit et dormez agréablement. Ensuite vous restez tout le jour sans rien faire dans votre chambre, engourdis de paresse, et vous trouvez votre bonheur avec vos bichons, vos bagues, vos neveux, vos chevaux bien harnachés, votre maisonnée nombreuse et bien vêtue, votre noble apparat et les bonnes nouvelles que vous recevez de votre parentèle. Voilà quels sont vos soucis ! Et vous n’avez cure de savoir quel étranger gît dans la rue, qui manque de pain, qui il faut vêtir ou visiter ou racheter ou ensevelir19. Suit un exemple historique, celui du comportement injuste des « cardinaux » (avec l’habituel anachronisme du terme) contemporains de saint Jérôme : « Dites-moi qui dans votre collège (je parle du collège des cardinaux) se trouve à l’heure qu’il est inscrit au catalogue des saints ? C’est bien par vous que le pape Damase a été accusé d’adultère, par vous que Jérôme a été chassé honteusement et ignominieusement20 ». À la fin de ce tableau effroyable de leur collège, les car­ dinaux sont évidemment furieux, mais ils n’osent rien dire (le lecteur en conclut qu’ils acceptent tacitement la critique…), et le pape lui-même bénit Hugues pour les grandes vérités qu’il leur a dites (muta bona dixisti nobis, p. 331, 17). Ainsi est faite par l’exemple (observé propriis oculis ou reconstitué sur récit du protagoniste ou encore inventé par le prédicateur qu’est Salimbene ? Le lecteur se pose la question) la démonstration de l’éloquence de frère Hugues, … mais surtout, ce qui est donné à lire ici, c’est un bel exemple de prédication, un sermon modèle sur un thème maintes fois illustré depuis la Bible, avec mise en œuvre de tous les moyens offerts aux prédicateurs, abondantes citations bibliques, exemplum historique (saint Jérôme, saint Grégoire), écrivains ecclésiastiques (Paul Diacre), références profanes (les goliards, plus loin Sénèque), invectives… Toute­ fois, si l’on cherche l’originalité de la critique, on ne trouve finalement rien ; ce n’est qu’une prédication traditionnelle sur l’orgueil des grands, une collection de thèmes de satire rebattus, à peu près intemporels, des reproches collectifs selon le principe d’un sermon ad status, sans aucune application, sans mention précise par exemple d’une nomination abusive.

19 Nam Dominus dixerat eis, Io. XV : Posui vos, ut eatis et fructum afferatis, et fructus vester maneat. Vos autem non itis nisi ab hospitio vestro ad consistorium pape, et ingredimini pompatice domum Israel cum maxima comitiva. A consistorio pape transitis ad mensam et comeditis et bibitis splendide ; postea transitis ad lectum et dormitis suaviter. Postmodum tota die estis ociosi in cameris vestris et marcetis ignavia et delectamini cum caniculis et anulis et nepotibus vestris et equis quadratis, et ut habeatis familiam copiosam et bene indutam et nobilem apparatum et prosperos de parentela vestra rumores. Talis est exercitatio vestra. Nec vobis est cure quis peregrinus in vico iaceat, quis egeat pane, quis induendus, quis visitandus, quis redimendus, quis sepeliendus (p. 327-328). 20 Dicite michi quis ex collegio vestro (de cardinalibus loquor) cathalogo sanctorum adhuc fuit ascrip­ tus ? Certe Damasus papa a vobis de adulterio fuit incriminatus, Ieronimus turpiter et ignominiose fugatus (p. 330).

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La suite, chute un peu plate de ce long développement (une dizaine de pages au total), situe enfin la scène, alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que le chroni­ queur commence par ces précisions ; cet affrontement a eu lieu « dans la cité de Lyon, au consistoire du pape Innocent IV » (p. 331, 20). Salimbene raconte l’épisode avec fidélité, comme il l’a reçu de frère Hugues lui-même : « Tout cela, je l’ai entendu de sa bouche et je l’ai transcrit, tel que je l’ai entendu21 ». Mais était-il présent lors de cette scène, assistait-il vraiment au consistoire du pape ? Le doute est permis, quelque familier qu’il se donne de ce pape. Ou bien Hugues lui aurait-il fait entendre en détail cet échantillon de son talent oratoire, lors de leur rencontre à Hyères ? Le texte de la Chronique est assez ambigu pour que cela ne saute pas immédiatement aux yeux. Mais la suite, où Salimbene discute à cœur ouvert avec frère Hugues, tend à faire comprendre que ce beau discours est une reconstitution du prédicateur (redoublée par la reconstitution mémorielle de l’écrivain). Serait-elle dès lors aussi fallacieuse, peut-être, que le pro Milone de Cicéron tel qu’il est transmis par la tradition par rapport aux quelques paroles qu’a pu oser l’orateur lors de l’audience réelle ? En tout cas, sans mettre en cause l’existence d’une attaque lancée contre les cardinaux, on peut au moins observer que cette liberté de ton est d’autant plus facile s’il s’agit de la reconstitution du discours d’une « autorité ». L’anecdote s’étend de fait sur deux pages encore : Salimbene s’étonne de la patience des cardinaux et de leur incapacité à se défendre, alors que tant de citations bibliques leur auraient permis d’imposer silence à l’impudent – et Salim­ bene se fait un plaisir de les indiquer lui-même. C’est une façon de montrer qu’il s’agit avant tout d’une démonstration rhétorique, car il ne saurait être question d’excuser les fautes stigmatisées par frère Hugues et ce n’est pas là-dessus que les cardinaux auraient pu argumenter : ils n’auraient pu discuter que le droit de frère Hugues à prendre la parole contre eux. Dans une longue explication, frère Hugues dévoile alors les deux raisons pour lesquelles il a pu parler jusqu’au bout. C’est d’abord, dit-il, parce qu’il avait la protection du pape… qui avait pourtant été présenté comme un enfant devant lui (p. 324) ! On ne méconnaît donc pas les réalités de la cour pontificale, même quand on les a mises de côté un temps pour les besoins de la mise en scène. La seconde raison est qu’il était inspiré par Dieu, comme un prophète, et Hugues (ou Salimbene lui-même) ajoute une demi-douzaine de citations bibliques à l’appui de ses dires. La démonstration est donc bouclée et le ton donné : ce n’est pas fondamentalement une critique politique, inspirée par telle ou telle décision pré­ cise dans le gouvernement de l’Église, que Salimbene mettrait en question, c’est une critique avant tout morale et spirituelle, une critique courante du pouvoir. La liberté de parole (qui n’est d’ailleurs pas ici celle de Salimbene lui-même) est celle

21 Hec audiui ab ore fratris Hugonis et ut audiui ita descripsi (p. 331, 23).

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que l’on attend du prédicateur face aux grands sur des thèmes traditionnels, que tous connaissent, pas celle d’un individu observateur critique du gouvernement de son temps.

Une analyse critique personnelle ? Ce qui précède ne démontre évidemment pas que Salimbene ne partage pas ce point de vue sur les cardinaux. Hugues de Digne pourrait n’être qu’un porte-parole, doué d’une auctoritas particulière, nécessaire peut-être aux yeux de Salimbene (et pas seulement aux siens ?) pour oser prendre une position aussi critique. Il faut donc voir de plus près. On aura remarqué qu’au-delà du reproche moral contre le dévoiement de certains grands prélats, il n’y avait pas là une réflexion solide sur la politique générale de l’Église. On pourrait en attribuer la responsabilité à Hugues de Digne (en supposant que Salimbene retranscrit exactement son propos et ne le réécrit pas…). Cherchons donc ailleurs les analyses que nous proposerait Salimbene en son nom propre sur la politique menée par les autorités ecclésiastiques ; on trouve finalement bien peu de choses. Voici un exemple des commentaires personnels de Salimbene sur la gestion de l’Église, son jugement sur le concile de Latran IV, dont on connaît l’importance : En 1215, la dix-huitième année de son pontificat, ce pape réunit un concile important auquel prirent part des prélats du monde entier, et moi j’ai vu le sermon qu’il fit à cette occasion ; il avait pour thème : J’ai souhaité avec ardeur cette pâque, etc. [Luc. 22, 15], et j’ai lu tout ce qui a été décidé lors de ce concile. Entre autres, le pape a décidé qu’à l’avenir il ne se créerait plus d’ordre mendiant. Mais cette constitution n’a pas été respectée du fait de la négligence des prélats ; au contraire, quiconque le désire se met un capuce, mendie et se vante d’avoir créé un nouvel Ordre religieux. Cela sème la confusion dans le siècle, cela accable les laïcs qui ne parviennent pas à donner assez d’aumônes à ceux qui peinent dans le respect de la parole et de l’enseignement de Dieu et qui, selon la volonté du Seigneur, vivent de l’annonce de l’évangile. Les laïcs inconscients, dépourvus de discernement, laissent autant par testament à une seule misérable femme qui vit dans un ermitage qu’à toute une communauté dans laquelle il y a trente prêtres qui disent presque tous les jours des messes pour les vivants et les morts. Que le Seigneur y veille et améliore ce qui ne va pas bien. Quant aux autres décisions qui furent prises dans ce concile, je n’en parlerai pas parce que ce serait fastidieux et interminable22.

22 Hic MCCXV, pontificatus sui XVIII, sollemne concilium congregavit, in quo de toto mundo interfue­ runt prelati. Et ego sermonem suum, quem ibi fecit, vidi, qui tale habuit thema : Desiderio desideravi hoc Pascha et cet., et omnia que ibi ordinata sunt legi. Inter que statuit papa quod de cetero nulla

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De ce concile essentiel du xiiie siècle, Salimbene retient d’abord le sermon prononcé par le pape (et en professionnel de la prédication, le frère en a noté le thème). Puis il insiste sur la mesure qui le touche directement, l’interdiction de créer de nouveaux ordres mendiants ; mais il s’indigne que l’on ne tienne aucun compte de cette interdiction, créant ainsi une concurrence fort rude pour ceux qui vivent d’aumônes. Le thème est bien présent ailleurs dans la Chronique : les franciscains entre autres se trouvent lésés, alors qu’ils œuvrent pour toute la communauté chrétienne. Il voit midi à sa porte ! Ce n’est toutefois pas le seul commentaire que lui inspire ce concile. Il y revient quelques pages plus loin et enchaîne sur les réformes liturgiques d’Inno­ cent III, dans une juxtaposition qui est au moins source de confusion : En l’an du Seigneur 1215, le pape Innocent III tint un concile solennel au Latran. C’est lui aussi qui améliora les offices de l’Église, les organisa, y ajouta des éléments de son cru, en retrancha qui provenaient d’autres que lui ; maintenant encore ils ne sont pas organisés selon le souhait de beaucoup, ni non plus selon la vérité car ils contiennent beaucoup d’éléments superflus qui font naître l’ennui plus que la dévotion, tant chez ceux qui écoutent que chez ceux qui les disent ; c’est le cas par exemple pour l’office de prime du dimanche, quand les prêtres doivent dire la messe, que les gens l’attendent et qu’il n’y a personne pour la célébrer car tous sont occupés à prime. De même, dire dix-huit psaumes dans l’office nocturne du dimanche avant le Te Deum laudamus ne provoque qu’ennui aussi bien en été, quand les moustiques piquent, quand les nuits sont brèves et la chaleur intense, qu’en hiver. Il y a encore beaucoup de choses que l’on pourrait améliorer dans les offices de l’Église, et ce serait justifié, car il y a là nombre de défauts, même si tous ne s’en rendent pas compte23.

religio mendicans consurgeret. Sed ista constitutio propter prelatorum negligentiam servata non fuit. Immo quicumque vult imponit sibi caputium et mendicat et gloriatur se religionem novam fecisse. Et ex hoc fit in mundo confusio, quia seculares inde gravantur, et his qui laborant in verbo et doctrina, quos statuit Dominus de Evangelio vivere, helemosine non sufficiunt. Nam tantum relinquunt in testamento rudes seculares, qui non habent scientiam discernendi, uni muliercule in heremitorio commoranti, quantum uni collegio in quo sunt XXX sacerdotes qui quasi cotidie pro vivis et mortuis celebrant. Videat Dominus et quod non bene fit mutet in melius. Cetera que ibi ordinata fuerunt non scribo propter tedium et propter prolixitatem vitandam (p. 31). 23 Anno Domini MCCXV Innocentius papa tertius apud Lateranum sollemne concilium celebravit. Hic etiam officium ecclesiasticum in melius correxit et ordinavit et de suo addidit et de alieno dempsit ; nec adhuc est bene ordinatum secundum appetitum multorum et etiam secundum rei veritatem, quia multa sunt superflua, que magis tedium quam devotionem faciunt tam audientibus quam dicentibus illud, ut prima dominicalis, quando sacerdotes debent dicere missas suas et populus eas expectat, nec est qui celebret, occupatus in prima. Item, dicere XVIII psalmos in dominicali et nocturnali officio ante Te Deum laudamus, et ita estivo tempore, quando pulices molestant et noctes sunt breves et calor intensus, ut yemali, non nisi tedium provocat. Sunt adhuc multa, in ecclesiastico offitio, que possent mutari in melius, et dignum esset, quia plena sunt ruditatibus, quamvis non cognoscantur ab omnibus (p. 43). L’emploi de hic etiam dans le début de ce passage semble indiquer que Salimbene

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De toutes les mesures qui font du concile de Latran IV un moment important dans l’histoire de l’Église, réflexions sur le fonctionnement institutionnel, lutte contre les hérésies, projet de croisade, mesures discriminatoires contre les juifs et les « sarrasins », Salimbene ne dit donc pas un mot, ni positif ni négatif, comme indifférent à l’importance de ces choix dans le gouvernement de l’Église24. Il ne profite même pas de l’appel à la réforme des mœurs du clergé pour ancrer sa réflexion morale sur l’actualité des principes qu’il défend par ailleurs. Quand, dans un autre passage (p. 342), il évoque la condamnation d’un ouvrage de Joachim de Flore par le concile, il classe certes cette condamnation parmi les faiblesses des idées de Joachim (impedimenta) mais omet à la fois de préciser que l’interdiction émane du concile et de louer ou de blâmer cette décision : il est en fait prêt à excuser l’abbé Joachim, comme il l’explique, et seule l’intéresse ici la validité des théories joachimites, non les choix politiques du pape et de l’Église.

Les contradictions internes dans le regard porté sur les dirigeants ecclésiastiques Il n’y a guère, chez notre chroniqueur, d’éléments précis sur le gouvernement de l’Église de son temps, et d’autres signes encore suggèrent que la question ne l’intéresse pas sous cet angle. D’autres passages prolongeant cette attaque contre les cardinaux, sur le ton satirique, sont empreints de la même généralité. On relève en outre des remarques qui entrent en contradiction avec ces observations négatives concernant les dirigeants ecclésiastiques. Certes, on peut s’indigner que le luxe et les privilèges dont jouissent les grands prélats leur fassent une existence douce, comme le souligne Salimbene à l’occasion : « Le troisième fils de messire Garin, Anselme, était un bel homme, mais totalement inapte au métier des armes, car il avait été élevé à la Curie romaine dans la compagnie des cardinaux auprès desquels il avait appris l’oisiveté et les manières de vivre des prêtres25 ». Mais cette critique ne vaut pas remise en cause du fonctionnement de l’Église. Il est bien évidemment impensable que Salimbene se livre ici à une critique de tous les prêtres, qui n’aurait guère de sens sous la plume de qui est lui-même prêtre depuis 1248 et fier de l’être. Ce qui transparaît là, de façon non explicite, c’est que l’idéologie sous-jacente de Salimbene, quand il parle en son nom propre, est souvent, on l’a déjà montré dans diverses études26, celle de sa classe sociale

n’attribue pas les réformes liturgiques à l’activité du concile, mais le rapprochement laisse planer un doute pour un lecteur. 24 Cf. par exemple « Latran IV », dans Dictionnaire historique de la papauté, éd. Ph. Levillain, Paris, 2003. 25 Porro tertius filius domini Guarini Anselmus fuit, pulcher homo, sed quantum ad arma valde ineptus, utpote qui in Romana curia cum cardinalibus erat nutritus, a quibus sacerdotum ocia et mores didicerat (p. 86). 26 Voir par exemple O. Guyotjeannin, Salimbene de Adam, p. 53-61.

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d’origine, une idéologie qu’on a qualifiée de « chevaleresque », ou pour le dire autrement aristocratique et courtoise, donc en fait laïque, dont il ne s’est pas défait complètement, même dans l’Ordre franciscain : l’apprentissage des armes, la capacité guerrière, voilà le seul critère qui vaille pour juger d’un homme, le reste n’est que divertissement inutile. Salimbene est un tenant du système politique et social établi, bien plutôt qu’un esprit critique et libre observant les travers de son temps. Certes, il ne ménage pas toujours les puissants, mais, quand il ne s’agit plus de thèmes de prédication, la richesse ne lui semble finalement pas déplacée chez les grands prélats, c’est une situation qu’il ne discute pas fondamentalement. C’est ce que confirme un passage qui joue encore sur l’implicite, et qu’on pourra opposer à la vigoureuse critique d’Hugues de Digne. Dans une digression sur les quatre cardinaux de la parentèle du pape Nicolas III, le chroniqueur s’indigne encore une fois de l’incapacité des cardinaux et du népotisme qui règne parmi eux ; mais on va voir quel est le fond de sa critique : Le quatrième cardinal de la parentèle du pape Nicolas fut monseigneur Jourdain, son frère, homme sans instruction, quasi illettré. Mais parce que la chair et le sang avaient éclairé [Matth. 16, 17] le pape, il fit quatre cardinaux dans sa parentèle. Il édifia Sion avec les gens de son sang, comme aussi le firent parfois quelques autres pontifes romains ; de ceux-là Michée 3, 10 dit : Vous qui bâtissez Sion du sang des hommes et Jérusalem dans l’iniquité. En conscience, je crois fermement et j’ai la conviction profonde qu’il y a, dans l’Ordre du bienheureux François (dont je suis, moi, un médiocre frère au plus bas de l’échelle), mille frères Mineurs qui seraient plus aptes à être cardinaux, en raison de leur science et de leur sainte vie, que beaucoup qui souvent ont été promus par les pontifes romains eu égard à leurs liens de parenté27. On notera d’abord le retour d’une citation biblique déjà rencontrée plus haut dans le même contexte, celle de Michée, associée ici à une citation de Matthieu ; on retrouvera le même couple de citations une nouvelle fois (p. 254, 12-14), encore à propos d’un neveu de pape, gratifié d’un épiscopat arraché à son titulaire. La troisième apparition du passage de Michée (p. 86, 30) concerne de même un cas de népotisme. On voit ainsi qu’on a là un fragment figé de réflexion, un élément tout prêt à être intégré dans un sermon, thématique et citation(s) correspondante(s), topos de prédicateur chevronné.

27 Quartus cardinalis de parentela pape Nicholai fuit dominus Iordanus, frater germanus pape, homo parve litterature et quasi laycus. Sed quia caro et sanguis revelavit hoc pape, ideo fecit istos IIII cardinales de parentela sua. Edificavit enim Sion in sanguinibus, sicut et aliqui alii Romani pontifices fecerunt aliquando ; de quibus dicit Micheas III : Qui edificatis Sion in sanguinibus et Ierusalem in iniquitate. Credo certissime in conscientia mea et est michi firmiter persuasum quod mille fratres Minores sunt in Ordine beati Francisci, cuius Ordinis modicus et infimus frater sum ego, qui magis ydonei essent ad cardinalatum habendum, ratione scientie et sancte vite, quam multi qui ratione parentele a Romanis pontificibus pluries sunt promoti. (p. 246-247).

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Mais il y a pire : quel est le seul reproche formulé à l’égard du neveu d’Ur­ bain IV ? Sa pauvreté quand il était étudiant, contraint de se faire le serviteur de camarades plus riches que lui : Qu’on n’en cherche pas plus loin un exemple : le pape Urbain IV, né à Troyes, promut au rang de cardinal messire Anger, son neveu, le poussa en avant et lui donna le pas sur tous les cardinaux de la Curie pour ce qui est des richesses et des honneurs ; et pourtant il était auparavant un petit étudiant pauvre, si pauvre même que c’est lui qui rapportait du marché la viande des autres étudiants avec lesquels il était à l’école. Il s’avéra par la suite qu’il était le fils du pape. C’est ainsi que ces gens-là promeuvent et poussent en avant leurs bâtards, c’est-à-dire leurs fils illégitimes, et disent que ce sont leurs neveux, fils de leurs frères. […] Certes de tels hommes, lorsqu’ils sont promus au pouvoir et aux dignités, et qu’ils ont richesse et accès auprès du pape, jouissent d’une très grande réputation. Mais, pour te consoler de quelque prébendier qui se félicite de ses fils illégitimes, écoute ce remède, Iob 27, 14 : Quand ses enfants seraient en grand nombre, ils passeront tous au fil de l’épée, et ses petits enfants ne seront pas rassasiés de pain28. C’est que la pauvreté, selon l’éducation reçue par Salimbene, est une tare sociale ; mais c’est un comble pour un franciscain voué à la pauvreté ! L’on sait combien lui-même a eu du mal à accepter cet aspect de sa vie dans l’Ordre de saint François, puisqu’il raconte ses inquiétudes à ce sujet même après quelques années passées dans l’Ordre (p. 62) ; c’est à ce moment qu’il argumente lon­ guement (pour se convaincre lui-même ?) sur la pauvreté, qu’il décompose en pauvreté forcée (honteuse) et pauvreté volontaire (méritoire), celle des Ordres mendiants29. Mais pour stigmatiser cet étudiant, il n’a cependant pas songé à émettre d’autre grief que cette condamnation purement sociale, qui aurait dû suffire, à ses yeux, pour le discréditer définitivement. Son système personnel de valeurs est bien en fait le reflet de celui d’une classe favorisée, pour laquelle l’ordre établi, fondé en particulier sur la richesse, ne se discute pas vraiment. Il s’affirme ailleurs encore, lorsque Salimbene présente en passant la richesse, le luxe affiché des cardinaux et des grands comme une

28 Non longe petatur exemplum. Papa Vrbanus quartus, natione Trecensis, ad cardinalatum promovit dominum Angerum, nepotem suum, et sublimavit et exaltavit eum super omnes cardinales curie quantum ad divitias et honores ; et erat prius vilis scolaris, in tantum ut etiam aliorum scolarium, cum quibus studebat, carnes a macello portaret. Et processu temporis repertum est quod filius pape esset. Et ita promovent et exaltant bastardos sive spurios suos et dicunt quod sunt nepotes sui, fratrum suorum filii. […] Et certe isti tales, cum promoti sunt ad dominium et dignitates et habent divitias et accessum ad papam, maximi reputantur. Sed audi remedium in consolationem de aliquo prebendato qui in filiis spuriis delectatur, Iob 27 : Si multiplicati fuerint filii eius, in gladio erunt ; et nepotes eius non saturabuntur pane (p. 247). C’est la suite immédiate du texte précédent. 29 Voir le développement de tout l’épisode lié à l’idée de pauvreté, p. 61-74.

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situation normale, qu’il est criminel de vouloir changer ; c’est ce qu’a tenté Frédé­ ric II, une des « bêtes noires » du chroniqueur, et ce n’est visiblement pas une réforme des mœurs ecclésiastiques qui enchanterait Salimbene, même s’il insiste particulièrement sur les intentions perverses de l’ancien protégé du pape. Deuxième malheur  : il voulut soumettre l’Église au point de réduire le pape comme les cardinaux et tous les autres prélats à vivre dans la pauvreté et à aller à pied. Ce n’était pas par zèle divin qu’il agissait ainsi, mais parce qu’il n’était pas un bon catholique ; et comme il était très avide et cupide, il voulait que les richesses et les trésors de l’Église lui reviennent, à lui et à ses fils. Il voulait aussi diminuer la puissance des hommes d’Église pour prévenir toute tentative contre lui30. Un autre exemple montre que les privilèges ne lui paraissent nullement blâ­ mables. Pour ce qui est du superflu dans les vêtements, écoute ceci [IV Reg. 5, 5] : Naaman, un prince du roi de Syrie, qui voulait être guéri de la lèpre et se rendait pour cela auprès d’Élisée, emporta avec lui dix habits. Mais on peut lui trouver maintes excuses. Premièrement, c’était un prince. Or, tant dans le domaine des vêtements que dans celui de la nourriture, on accorde plus aux nobles qu’aux simples particuliers car ils sont très haut-placés31. Et pour en revenir au népotisme si violemment pris à partie, c’est aux yeux de Salimbene, dans d’autres passages de la Chronique, une pratique courante, évidente, et qui n’appelle pas obligatoirement l’indignation ; lui-même s’attendait à bénéficier, sans ennui, d’un soutien de faveur, sur la seule raison que son père pouvait avoir l’oreille du pape et il ne voit là, quand il est question de lui, qu’une marque toute positive de générosité. Quant à messire Albert le futur évêque de Parme, c’était un bel homme, peu instruit, mais homme d’honneur. Je le connaissais, il était mon ami, et il me dit que mon père avait espéré me faire sortir de l’Ordre des Frères Mineurs, avec l’aide du pape Innocent, mais qu’il ne le put parce que la mort le prévint. Le pape Innocent connaissait en effet mon père parce qu’il avait été chanoine de l’église de Parme, qu’il avait bonne mémoire et que mon père habitait près de la cathédrale. En outre, mon père avait marié sa fille, dame Maria, à messire

30 Secundum eius infortunium fuit quia voluit suppeditare Ecclesiam, ut tam papa quam cardinales cete­ rique prelati pauperes essent et pedite irent ; et hoc non intendebat facere zelo divino, sed quia non erat bene catholicus ; et quia multum erat avarus et cupidus, volebat habere divitias et thesauros Ecclesie sibi et filiis suis ; et quia volebat potentiam eorum deprimere, ne contra eum aliquid attemptarent (p. 498). 31 De superfluitate vestimentorum audi, IIII Reg. V, quod Naaman princeps regis Syrie, volens a lepra mundari et pergens ad Helyseum, detulit se cum vestimentorum mutatoria decem. Sed iste multiplici­ ter excusari potest. Et primo, quia princeps. Nobilibus enim plura conceduntur, tam ad vestitum quam ad victum, quam privatis personis, pro eo quod sunt in sublimitatibus constituti (p. 409).

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Azzo, cousin germain par son père de messire Garin qui était apparenté au pape ; pour toutes ces raisons, mon père espérait que, grâce au soutien que lui apporteraient les neveux du pape et aux relations amicales qu’il avait eues lui-même avec le pape, celui-ci me rendrait à lui, surtout qu’il n’avait pas d’autre fils. Le pape, je pense, ne l’aurait pas fait. Peut-être, pour consoler mon père, m’aurait-il donné un évêché ou quelque autre dignité. C’était en effet un homme fort généreux, comme on le voit dans la règle des Frères Mineurs qu’il promulgua, et dans bien d’autres exemples32. Il apparaît ainsi que la conscience politique de Salimbene est réduite et qu’il est un soutien fidèle du système établi. S’il est capable de vigoureuses critiques, c’est en lui le prédicateur qui parle, en s’inscrivant dans les thèmes traditionnels de la prédication morale et dans la liberté de ton attendue du prédicateur qui doit corriger les fautes de ses auditeurs : c’est là un rôle socialement reconnu. Mais il ne fait alors que reprendre un discours, souvent plus théorique que mis en pratique, qui a cours aussi à l’intérieur de l’Église, même si la critique de la richesse de l’Église peut prendre une acuité particulière à certaines périodes. On comprend aussi pourquoi les citations bibliques sont si nombreuses. Salimbene se vante d’être doctissimus in Biblia (p. 900, 25) : c’est que sa connaissance des textes bibliques le qualifie pour parler lui-même comme prédicateur et qu’il ne cesse de montrer sa compétence à assumer ce type de parole. Dans la plupart des cas, on ne saurait donc le comprendre à fond si l’on élimine les citations et si l’on se contente d’un contexte resserré.

Les manquements de Frère Élie : une critique uniquement morale appuyée sur la Bible Pour approfondir encore ce constat, voyons le jugement que porte Salimbene non plus sur un groupe comme celui des cardinaux, mais sur un personnage bien précis, un homme qu’il a fréquenté d’assez près et pour lequel on pourrait s’attendre à une analyse plus fine, peut-être, et plus personnelle, frère Élie de Cor­ tone. Ce dernier a été très proche du fondateur, qui lui témoignait sa confiance, il s’est trouvé à la tête de la Fraternité franciscaine du vivant de François et

32 Porro iste dominus Albertus electus Parmensis pulcher homo fuit et parum litteratus, sed honesta per­ sona. Notus meus fuit et familiaris, et dixit michi quod pater meus sperabat procurare egressum meum de Ordine fratrum Minorum cum Innocentio papa, sed morte preventus non potuit. Cognoscebat enim papa Innocentius patrem meum, quia canonicus fuerat Parmensis ecclesie, et homo erat magne memorie, et pater meus prope maiorem ecclesiam habitabat. Insuper filiam suam dominam Mariam maritaverat in domino Açone, consanguineo germano domini Guarini, cognati pape, et ideo sperabat, cum nepotibus pape et cum familiaritate quam cum eo habebat, quod papa me redderet patri meo, presertim cum alium filium non haberet. Quod papa non fecisset, ut puto. Forte, ad solatium patris mei, michi episcopatum dedisset vel aliquam dignitatem. Nam liberalis homo fuit valde, ut patet in regula fratrum Minorum quam declaravit et in aliis multis (p. 85-86).

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jusqu’après sa mort (de 1221 à 1227), puis a été élu ministre général de l’Ordre en 1232 ; il le reste jusqu’en 1239 ; il s’est aussi occupé de la construction du complexe franciscain d’Assise. Frère Élie a ainsi joué dans l’évolution de l’Ordre un rôle important, mais également controversé33, et Salimbene le connaît. Le personnage apparaît donc comme un bon terrain d’observation sur les rapports du chroniqueur avec les hommes de pouvoir et le regard critique porté sur eux par les religieux. Dans sa Chronique, Salimbene précise à plusieurs reprises qu’il a écrit d’autres œuvres, perdues pour nous, mais il insère dans sa chronique en cours, nous dit-il aussi, des ouvrages plus ou moins autonomes, écrits auparavant. L’exemple le plus facile à repérer34 en est le Livre du Prélat (une centaine de pages, p. 136-239) : il est inséré dans le fil de l’écriture annalistique, presque au début de l’année 1238, après l’annonce du siège de Brescia par l’empereur. On ne voit d’abord guère pourquoi la mention de l’échec de l’empereur, obligé de se retirer « plein de confusion », est suivie immédiatement, sur un verso de feuillet, en milieu de colonne, par ce Livre du prélat ainsi présenté : « Ici commence le Livre du prélat que j’ai écrit à propos de frère Élie ; il contient beaucoup de choses bonnes et utiles et s’étend jusqu’à l’endroit où il est écrit ‘en l’an du Seigneur 1239, indiction 12’35 ». Mais aussitôt après, on comprend que l’année 1238 est essentielle pour l’au­ teur, car c’est celle de son entrée dans l’Ordre (le 4 février), où il a été reçu par frère Élie en personne. C’est ce rapprochement, finalement assez anecdotique, qui provoque l’insertion du Livre du prélat à cette place, et non le fait que frère Élie joue un rôle dans les affaires diplomatiques : il est à Parme de passage, en route pour Crémone, envoyé par le pape Grégoire IX afin de rencontrer l’empereur « puisqu’il était particulièrement ami de l’un et de l’autre » (p. 137, 18-19) ; Sa­ limbene le juge donc, sur ce critère, un parfait intermédiaire (conueniens mediator). Mais c’est, hélas !, tout ce qu’on apprendra sur la politique du pape face à l’empe­ reur ; et pourtant il y avait là une excellente occasion d’étudier les conséquences des politiques menées par des hommes de pouvoir, le pape d’abord, mais aussi frère Élie dont les actions ont touché directement Salimbene, en tant que frère mineur. Analyser et juger leur action politique était même d’autant plus facile qu’au moment où ces réflexions sont reprises d’un écrit antérieur (réécrites ou non), Grégoire IX et frère Élie sont morts, ce qui permettait du recul et une plus grande liberté de ton. Mais les circonstances précises et la politique du moment n’ont à peu près aucune place ici.

33 Par exemple J. Dalarun, François d’Assise ou le pouvoir en question. Principes et modalités du gouvernement dans l’ordre des Frères mineurs, Paris/Bruxelles, 1999, en particulier p. 72. 34 Ce traité bénéficie d’un titre spécial et d’un traitement particulier dans la mise en page du manuscrit, avec une initiale ornée, un incipit et un explicit. G. Scalia ajoute même un titre courant. 35 Incipit liber de prelato quem feci occasione fratris Helye et multa bona et utilia continet et durat usque ad illum locum ubi scribitur « Anno Domini MCCXXXIX, indictione XII » (p. 136).

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Voyons le contenu de cet opuscule inséré dans le cours de la Chronique, analyse des qualités et défauts des prélats. Sur les cent pages du Livre du prélat, frère Élie n’occupe en fait que quelques pages au début et à la fin, les quelque quatre-vingts pages centrales sont consacrées à des réflexions générales dont nous parlerons ensuite (elles pourraient elles aussi être propices à déploiement de l’esprit critique ?). Le portrait de frère Élie est uniquement négatif, son seul mérite étant aux yeux de Salimbene d’avoir développé les études de théologie dans l’Ordre (p. 147). Mais pas un mot n’est dit par exemple des constructions qu’Élie a menées à Assise ! La réflexion est menée en diptyque, opposant le mauvais prélat, représenté par frère Élie, au bon prélat qu’est Jean de Parme36. Ce n’est pas la première fois que Salimbene parle de frère Élie, il l’a déjà mentionné plusieurs fois, mais seulement dans une remarque incidente à propos de son entrée dans l’Ordre. Au début du Livre du prélat, c’est la première mention critique du personnage. Or il commence par un détail qui ne relève pas a priori d’une échelle de valeurs spirituelles, mais plutôt de l’éthique courtoise dont on a parlé : le ministre général a en effet montré sa grossièreté (rusticitas) ces jours-là, à Parme, en ne se levant pas quand entre Gérard de Corregio, le podestat de la ville, venu lui rendre personnellement visite chez les Frères Mineurs « avec quelques chevaliers », pour l’honorer (p. 136-137). Rusticitas de frère Élie contre curialitas du podestat, ce sont là deux valeurs plutôt laïques. Nous allons voir plus loin la place que la courtoisie prend chez Salimbene dans son jugement des vices et des vertus. Le second manquement de frère Élie à un bon comportement concerne bien une question de gestion de l’Ordre ; Salimbene lui reproche d’y avoir reçu trop de laïcs : « Seconde faute de frère Élie : il reçut beaucoup de gens inutiles dans l’Ordre. J’ai vécu pendant deux ans au couvent de Sienne. J’y ai vu vingt-cinq frères laïcs. J’ai vécu quatre ans à Pise et j’y ai vu vivre trente frères laïcs37 ». Mais aussitôt, une remarque coupe court à l’analyse espérée des conséquences de cette décision et au jugement sur la responsabilité du ministre général ; c’est la volonté de Dieu qui explique la présence de tant de laïcs : « Peut-être cela a-t-il été voulu par le Seigneur pour plusieurs raisons38 ». Suit un long développement avec d’abondantes citations, où Salimbene analyse les quatre raisons de Dieu, et donc de François (et d’Élie), pour avoir voulu la présence de laïcs dans l’Ordre. La situation est la conséquence de la volonté de Dieu, donc elle ne prête pas à critique ou regret. Mais la volonté de frère Élie n’en est pas moins condamnable, car il a agi pour de mauvaises raisons ! D’où la conclusion :

36 Jean de Parme, mort en 1289, fut ministre général de 1247 à 1257. Je ne traiterai pas ici de la présentation qu’en fait Salimbene, mais la question qui nous occupe n’y gagnerait pas grand-chose. 37 Porro secundus defectus fratris Helye fuit quia multos inutiles recepit ad Ordinem. Habitavi in conventu Senensi duobus annis, et vidi ibi XXV fratres laycos. Habitavi in Pisano IIII annis, et vidi ibi XXX fratres laycos habitantes. (p. 141-142). 38 Et forte hoc a Domino factum fuit multiplici ratione (p. 142).

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Si on cherche quelle faute a pu commettre frère Élie en accueillant des laïcs, puisqu’il a obéi aux ordres de Dieu, nous répondons que « quoi que fassent les hommes, c’est l’intention qui les juge tous39 ». En effet la passion du Christ fut bonne et excellente, parce que, grâce à elle, nous avons été sauvés et rachetés, mais mauvaise pour les Juifs qui l’ont provoquée et qui, par la suite, ont refusé de croire à la passion du Christ. De même, si frère Élie recevait un grand nombre de laïcs avec l’idée qu’il pourrait mieux avoir autorité sur des gens de cette sorte, ou afin que ceux qu’il recevait, pour le remercier, lui remplissent les mains, nous disons en vérité que, pour cette raison, il méritait d’être déposé de sa charge. Voilà pourquoi le sage dit, Prov. 17, 24 : Le méchant reçoit des présents en secret, pour pervertir l’ordre de la justice. C’est son affaire40 !

On juge donc non du fait, mais de l’intention, on ne discute pas des consé­ quences concrètes. Salimbene va même jusqu’à éviter d’affirmer qu’il connaît les arrière-pensées de frère Élie, alors qu’il les indique en expliquant l’intérêt d’avoir des subordonnés dociles et reconnaissants : la conditionnelle, d’ailleurs à l’indicatif (si… recipiebat), n’est qu’un artifice rhétorique. Mais il paraît ainsi laisser à frère Élie le soin de réfléchir à ses motivations pour tirer la leçon de cette façon d’agir, bref de faire son examen de conscience, une fois qu’on lui a montré sa faute, et de se repentir. La crise qu’ont pu provoquer les abus de pouvoir de frère Élie et que Salimbene ne peut guère avoir ignorée n’est pas, dans la Chronique, au nombre de ses centres d’intérêt prioritaires. Dès lors, on voit comment procède la critique de Salimbene : il s’agit, pour une mauvaise conduite, de relever des fautes d’ordre moral, commises contre l’ordre divin et le bon comportement chrétien, qui grèvent la conscience de l’individu. Voilà qui ne témoigne pas d’une analyse critique de la société ; c’est du ressort d’un prêtre, d’un confesseur qui pèse le bien et le mal en chacun pour dres­ ser le bilan. Quant au système lui-même, il apparaît comme répondant à la volonté de Dieu et il n’est pas discuté ; c’est peut-être la raison pour laquelle Salimbene, qui s’intéresse à tant d’autres choses, ne prend guère la peine d’analyser en termes d’efficacité les actions de ceux qui gouvernent l’Église, dès lors que Dieu est in fine l’explication de ce qui en advient.

39 Juvénal, Sat. I, 85. 40 Si quis autem querat quis ergo defectus fuit ex parte fratris Helye in laicorum receptione, si fecit quod Deus decreverat fieri, dicimus quod « Quicquid agant homines, | intentio iudicat omnes ». Nam passio Christi bona fuit et optima, quia per eam salvati et liberati sumus, sed mala fuit Iudeis, qui eam intulerunt et postmodum in Christum passum credere noluerunt. Simili modo, si frater Helyas propter hoc recipiebat multitudinem laicorum ea intentione qua posset melius talibus dominari, vel ut recepti ab eo manus eius implerent pecuniam tribuendo, dicimus revera quod dignus erat propter hoc de ministerio suo deponi. Ideo dicit Sapiens, Prover. XVII : Munera de sinu impius accipit, ut pervertat semitas iuditii. Ipse viderit ! (p. 143-144). Sans méconnaître l’anachronisme de la démarche, on comparera le reproche formulé par Salimbene sur ce point avec la rapide analyse de la stratégie de frère Élie que propose J. Dalarun, François d’Assise ou le pouvoir en question, p. 77.

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Suivent encore d’autres reproches sur lesquels on pourrait poursuivre l’analyse sans changer la conclusion. Ainsi pour la troisième faute de frère Élie, avoir « fait accéder des hommes indignes aux charges de l’Ordre » (p. 144), la critique ne porte toujours pas sur l’incompétence de ces hommes, ou sur les conséquences de leur gestion, mais seulement sur leur état de laïcs : en tant que tels, ils auraient dû céder le pas aux « bons clercs » et aux prêtres, aux « gens connus et instruits ». Maintenant que les frères sont plus nombreux à être prêtres, à la différence des débuts de l’Ordre, nul besoin des laïcs qui ne peuvent imposer des pénitences ! Autrement dit, le point de friction est lié à cette charge des prêtres, non au fonctionnement des établissements. De même la quatrième faute de frère Élie est de n’avoir pas fait de constitu­ tions générales ; or c’était la même chose sous François et Jean Parent, indique en passant Salimbene (p. 145) alors qu’il n’adresse le reproche qu’à frère Élie ; de même les réticences de Jean de Parme à de nouvelles constitutions réclamées par les frères au chapitre général de Metz sont-elles jugées positivement (p. 438). Mais dans le cas de frère Élie, les conséquences de cette négligence, dès lors que les frères ne sont pas rappelés à l’ordre, sont lourdes ! Des comportements extérieurement choquants, comme l’habitude de parler aux femmes ou de circuler sans compagnon, de porter la barbe ou une ceinture trop luxueuse, et surtout la confusion entre clercs et laïcs (encore eux, qui s’arrogent des privilèges qui devraient revenir aux seuls clercs !). Certes sur ce dernier point, la critique est fondée, s’il s’agit des capacités à recevoir les confessions ou dire la messe. Mais le fait qu’un prêtre doive se charger à son tour de faire la cuisine dans un ermitage qui compte des laïcs est-il si scandaleux qu’il vaille l’indignation brûlante de Salimbene (p. 146) ? Oui à ses yeux, car ce partage des tâches que l’on pourrait trouver modeste et fraternel, comme le suggèrerait ailleurs tel éloge de l’humilité (par exemple p. 184-185) ou tel développement sur le fait que « les prélats doivent servir leurs subordonnés41 » (p. 165, 26), vient heurter la hiérarchie établie qui est pour lui hors de toute discussion. Les fautes suivantes, indolence (refus de quitter Assise pour visiter l’Ordre… mais toujours pas un mot sur les constructions d’Assise), avidité et abus de pouvoir (il oblige les ministres provinciaux à lui offrir des présents et il leur mène la vie dure), sont assez souvent l’objet de reproches chez bien des hommes en position de pouvoir dans l’Église ou ailleurs. Puis la liste des fautes s’interrompt, elle reprendra à la fin du Livre du prélat, pour arriver à un total de treize42.

41 La Règle précise d’ailleurs que les ministres doivent être les serviteurs de tous les frères (Reg. Bull. 10. 6), comme le veut l’étymologie du titre. Quant au partage des tâches, dans un ermitage particulièrement, il est explicitement imposé dans la Règle pour les ermitages, qui demande que « ceux qui vivent la vie de Marie » assument parfois l’office de « ceux qui vivent la vie de Marthe ». 42 Je ne peux pas traiter l’ensemble de ces reproches et me contenterai d’en rappeler la liste, qui reprend à la septième faute p. 231 : goût du luxe, recours à des manœuvres injustes pour mainte­ nir son pouvoir, volonté de s’appuyer sur les laïcs et même sur leur force physique pour contrer

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Les conséquences politiques (au sens large) ne sont pas au centre des préoc­ cupations de Salimbene, même quand il exprime ponctuellement son opinion, en ce qui concerne spécialement le progrès de son ordre, question qui lui tient à cœur. L’étude de Jacques Dalarun a retracé l’histoire des débats concernant le gouvernement de l’Ordre dans les années 1230-1260, et il est significatif qu’il ait renoncé à analyser en détail la position de Salimbene, tout en citant certaines informations qu’il tire ponctuellement de sa Chronique43. Ainsi dans le Livre du prélat, Salimbene ne s’intéresse pas directement à la révolte de l’Ordre contre les abus de frère Élie mais avant tout aux manquements de ce dernier. Quant au pouvoir civil, il a peu à en dire : on notera par exemple qu’il ne s’intéresse que modérément aux podestats et au fonctionnement de ce système (à part quelques remarques sur le fait que le système lui paraît satisfaisant ou sur la justice de tel podestat), et s’il parle de Saint Louis ou de Frédéric II, ce n’est pas pour considérer leur politique mais leurs qualités et défauts propres, dans la position sociale où Dieu les a placés.

La définition d’un bon gouvernement ? Terminons en cherchant dans le Livre du prélat quelque réflexion plus positive sur les principes de gouvernement, puisque cette opposition du bon et du mauvais prélat se prête à l’exposé d’idées générales sur l’art de bien diriger l’Église44. On y trouve de fait quelques éléments, par exemple la nécessité de changer fréquemment ceux qui détiennent du pouvoir, avec une intéressante comparaison entre pouvoir religieux et pouvoir civil sur ce point. Cette idée est longuement traitée, à partir d’un rappel de la déposition de frère Élie par le pape, à la demande des frères : ce roulement rapide des prélats, annonce Salimbene, assure « la survie des Ordres religieux, pour trois raisons »45.

ses adversaires, absence d’humilité et d’obéissance, intérêt pour l’alchimie, désir de s’exonérer de toute accusation en rejetant la faute sur les frères de l’Ordre et enfin (p. 237) refus obstiné de « se réconcilier avec son Ordre ». Rien n’est évoqué sur le gouvernement de l’Ordre ; il n’est question jusqu’à la fin – la mort d’Élie qui avait été excommunié – que de comportements qui font douter du salut du ministre général destitué : ainsi l’intérêt pour l’alchimie, comparé à la consultation d’une pythonisse (I Par. 10, 13), est jugé au regard de son âme par un « Que cela lui soit compté, cela le regarde ! » (Sibi imputetur, uiderit ipse ! p. 235, 17). 43 J. Dalarun, François d’Assise ou le pouvoir en question, p. 66. 44 Salimbene en est conscient et donne la parole à un lecteur imaginaire qui pourrait lui dire : « Nous te demandons maintenant de nous décrire un prélat compétent, pour que, grâce à ta description, on sache reconnaître un prélat capable et compétent (ydoneus et sufficiens prelatus) » (p. 173, 6-8). Le titre de ce traité intégré à la chronique est également révélateur : un Liber de prelato doit traiter de la question de façon générale, il ne s’agit pas de ne parler que de frère Élie, même si c’est surtout par rapport à lui que Salimbene construit sa réflexion. 45 Notandum quod conservatio religionum est frequens mutatio prelatorum, triplici de causa (p. 159, 18-19).

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La première raison invoquée, « pour les empêcher de devenir trop arrogants s’ils restent longtemps à la tête de l’Ordre », est appuyée sur un exemple, au demeurant bien matérialiste et emprunté à un autre ordre que le sien (les abbés bénédictins élus à vie « humilient leurs subordonnés et les traitent comme la cinquième roue du carrosse, c’est-à-dire comme rien : les abbés se régalent de viande avec les gens du monde, tandis que les moines se contentent d’avaler des légumes au réfectoire »46). Elle donne lieu ensuite à un vaste développement (p. 159-173) sur la nécessité de ne pas maltraiter ses subordonnés, de les aimer et de les respecter47. Puis l’idée du changement est reprise, mais seulement à la p. 22848, et cette fois les trois raisons sont indiquées : la première est la même, illustrée uniquement d’exemples bibliques ; la deuxième est que cet espoir de changement rapide allège le fardeau des subordonnés malchanceux (avec une référence biblique) ; et enfin pour les bons prélats, c’est un réconfort d’être débarrassés de mauvais subordonnés (avec une référence biblique et une allusion aux mauvais moines de Benoît d’après les Dialogues de Grégoire). On voit que l’analyse n’est que morale ou psychologique et ne s’appuie sur aucune expérience personnelle ou contemporaine de Salimbene49. Là s’insère la comparaison avec le monde politique civil, appuyée sur une référence historique empruntée à Pierre Comestor : si Tibère refusait de changer fréquemment ses procurateurs, c’était pour ne pas les contraindre à se hâter d’exploiter durement leurs administrés pendant un mandat trop court. Sain prin­ cipe de gouvernement, commente Salimbene (p. 230, 1-6), mais non universel, car « ceux qui ont devant les yeux leur conscience et Dieu50 » agissent toujours droitement. Ainsi, dans l’Italie de Salimbene, les capitaines et podestats, qui ne remplissent que de courts mandats de six mois, sont des administrateurs compé­ tents et justes51, et ce parce qu’ils ont juré de respecter les statuts communaux voulus par des sages de la cité et parce qu’ils sont entourés d’un conseil « de juges et de sages » (p. 230, 11). Une telle garantie suffira à rassurer sur un bon

46 Vilificant subditos suos et tantum reputant eos quantum quintam rotam plaustri, que nichil est ; et abbates cum secularibus carnes manducant, monachi vero in refectorio legumina comedunt (p. 159, 21-24). 47 Salimbene revient là au thème de la grossièreté ou de la courtoisie, évoqué dès le début du Livre du prélat (voir ci-dessus), et en donne des exemples. 48 L’idée sera encore répétée en forme de conclusion p. 230, 20-21. Salimbene explique alors que ce tractatus qu’il consacre à frère Élie portera à bon droit le titre de Livre sur le prélat, puisqu’il y parle des bons et des mauvais prélats. 49 Un exemple contemporain est cependant évoqué à propos de la huitième faute de frère Élie « qui changeait fréquemment les ministres de l’Ordre » (p. 232, 9, avec le verbe mutare, voir p. 159, 18 ; 228, 18 ; 229, 15 et 20). Mais dans son cas, la mesure est mauvaise, car son intention est perverse : il agit par ruse, pour empêcher les ministres provinciaux d’asseoir leur pouvoir contre lui. Mais Salimbene, qui vient pourtant de discuter de ce type d’action politique, ne commente pas la différence. 50 De hys qui habent conscientiam et Deum pre oculis (p. 230, 6-7). 51 Optime faciunt iustitiam et regimina sua (p. 230, 9).

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gouvernant, a fortiori si c’est un religieux : « Dès lors que des laïcs gouvernent des cités de façon satisfaisante pendant une courte période, à plus forte raison des religieux seront capables de bien gouverner, eux qui ont devant les yeux la règle, les statuts des anciens, leur conscience et Dieu52 ! » On voit donc le chroniqueur, si hostile tout à l’heure à la gestion des affaires de son Ordre par des laïcs, reconnaître leur indiscutable compétence dans leur domaine, sans s’attarder sur des cas précis ni s’intéresser davantage au gouverne­ ment civil. Mais comme la supériorité naturelle des religieux sur les laïcs ne saurait être mise en cause, on peut, de cet exemple laïc que Salimbene considère comme indiscutable, inférer qu’un prélat respectueux des règles établies ne saurait être qu’un bon gouvernant. C’est pourquoi finalement les qualités du bon prélat, celui qui saura gouverner avec justice et efficacité, se résument à une exigence morale : il doit posséder trois qualités positives, « sagesse, vie sainte et bonnes mœurs », et cela lui suffira pour bien agir et éviter toute mauvaise action53. Salimbene ajoutera pourtant bien plus loin (p. 220) que le bon prélat se définit aussi par l’absence de trois défauts : « emportement, cupidité et orgueil ». Le chroniqueur présente donc une définition assez conformiste du bon prélat, qui conviendrait à tout bon chrétien. S’il semble particulièrement sensible à la qualité des relations humaines qu’entretient un prélat avec ses subordonnés, on retiendra qu’à l’occasion ressurgit le préjugé social que nous avons déjà ren­ contré : dans toute communauté religieuse, dit le chroniqueur, il y a des gens particulièrement respectables par leur naissance, leur âge, la longueur de leur vie religieuse, leur savoir ou leur profondeur spirituelle ; Salimbene s’indigne que de tels hommes puissent se voir soumis à un supérieur « d’une naissance dépourvue d’éclat, et qui sera incompétent et inutile sur tout ce qui vient d’être dit, qui se laissera aller à un orgueil ou à une sottise immenses au point que son cœur se sera élevé au-dessus de ses frères par l’orgueil [Deut. 17, 20], sans le moindre respect pour quiconque54 ». On voit que la naissance figure exactement au même rang que les vertus ou les vices personnels, et même se trouve placée en tête des qualités ou des défauts, alors qu’il ne devrait plus en être question dans un ordre religieux, puisque l’on a « dépouillé le vieil homme » en y entrant55. En revanche, rien de précis n’est dit sur la compétence d’un prélat. 52 Igitur si seculares bene regunt civitates in paucis diebus, quanto magis religiosi, qui habent regu­ lam et statuta maiorum et conscientiam et Deum pre oculis, sua regimina poterunt bene facere ? (p. 230, 14-17). 53 Debet enim habere sapientiam et sanctam vitam et bonos mores ; quibus positis, omnia bona ponun­ tur, et excluduntur omnia mala (p. 173, 10-13). Ces trois qualités sont répétées p. 200, 11-13. 54 Et tamen talibus aliquis preficietur prelatus qui natus erit ex genere non satis claro et in omnibus que supra dicta sunt insufficiens et inutilis erit, et ad tantam superbiam et stultitiam devolvetur, quod elevabitur cor eius in superbiam super fratres suos, neminem reverendo (p. 172, 10-14). 55 On notera, pour son intérêt linguistique, l’un de ces comportements humiliants qui choquent Salimbene : l’emploi d’un « tu » de supériorité à la place d’un « vous » plus poli (hors de cinq cas où linguistiquement cette deuxième personne du singulier est justifiée), en particulier dans le cas où le subditus est de meilleure naissance (p. 172).

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En fait, comme le précise Salimbene, « le devoir d’aimer son prochain fait partie de la courtoisie humaine, car charité et courtoisie sont sœurs56 ». La cour­ toisie, dont le nom relève d’abord, on l’a dit, d’une éthique laïque, se trouve ainsi intégrée, pour Salimbene, au nombre des vertus chrétiennes. Aussi montrer frère Élie manquant de courtoisie, même dans un petit détail (l’accueil fait au podestat de Parme, p. 136-137, voir plus haut), c’est le déconsidérer à la fois aux yeux du siècle et dans ses devoirs religieux : si ces devoirs s’imposent aux prélats, ils n’en sont pas moins également ceux de tous. Il est d’ailleurs précisé dans une formu­ lation plus générale, au cours de ce traité sur le prélat : « Remarque que celui qui commande aux peuples doit posséder trois qualités, intelligence, éloquence et vie vertueuse57 ». L’emploi de populus, avec ses sens politiques (peuple d’une cité ou classe populaire) et religieux (fidèles, paroissiens), l’ambiguïté aussi de sermo laissent planer un doute sur ceux que vise ici le chroniqueur : les deux premières qualités seraient-elles d’ordre plus profane, non requises du prélat58 ? Mais la « vie vertueuse » ne distinguerait guère le gouvernant civil du supérieur religieux. Encore une fois, ce qui retient l’attention de Salimbene, ce qui fonde son jugement sur un homme, ce sont les vertus chrétiennes, qui suffisent à en faire un bon gouvernant.

Conclusion C’est le moment de tirer la conclusion de ces quelques passages à propos de l’esprit critique de Salimbene. Le franciscain peut avoir la dent dure, c’est vrai. Son ton semble souvent libre, c’est vrai. Il s’en prend à des personnages que l’on pourrait croire respectés59, c’est vrai. Mais il ne s’agit pas d’un exercice d’esprit critique au sens où nous l’entendrions en parlant d’un moderne. Il n’a rien d’un révolutionnaire, il est au contraire le soutien de la hiérarchie sociale établie60 et le représentant d’une parole en grande partie admise dans la société de son temps, qu’il s’agisse de l’ordre social reconnu, où l’on ne met pas en cause le pouvoir et les privilèges, ou des valeurs chrétiennes soutenues par l’Église (même quand elle ne les applique pas elle-même en son sein).

56 Caritas et curialitas sorores sunt (p. 161, 2-3). 57 Nota quod tria debet habere qui populis preest, scilicet intellectum, sermonem et vitam honestam (p. 209). 58 La mention de l’art de parler irait plutôt, me semble-t-il, dans le sens du monde civil et montrerait que Salimbene est conscient du fonctionnement du gouvernement communal et de ses assemblées. 59 Voir par exemple la dénonciation de la supercherie montée par des prédicateurs menteurs (p. 108). 60 Voir la fierté qu’il montre chaque fois qu’il peut se targuer d’une certaine familiarité avec les puissants ; par exemple p. 555 quand il apporte au pape des nouvelles de Parme.

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L’aspect politique du gouvernement ne l’intéresse guère en tant que tel et ce n’est pas un théoricien ni un activiste61. Ce qu’il dit des rois et princes, des podestats et puissants qu’il a croisés et plus ou moins connus est en général du même ordre que ce que nous venons de voir pour frère Élie62. La position de Salimbene est celle d’un prêtre et d’un confesseur, qui juge les hommes sous le regard de Dieu : il charge les deux plateaux de la balance du bien et du mal et en tire un bilan de leur vie ; il est de son devoir religieux de comptabiliser pour ceux dont il parle, comme il l’a fait pour ses pénitents, ce qui contribue à leur salut ou ce qui les menace de damnation. Pour terminer par un bel exemple, voici la conclusion, au moment de sa mort, sur la vie de frère Élie, qui avait été excommunié auparavant par le pape Grégoire IX : « S’il fut absous de ses péchés et s’il a pris pour le salut de son âme les dispositions appropriées, il le sait à présent, c’est son affaire ! En effet, s’il est écrit à propos de Dieu [I Tim. 2, 4] qu’il veut que tous les hommes soient sauvés et qu’ils viennent à la connaissance de la vérité, il est aussi écrit qu’il ne sauve point les impies [Iob 36, 6]63 ».

Parlant en prêtre, Salimbene juge les vertus et les vices des hommes ; parlant en prédicateur, il tente de corriger les défauts des puissants et de pousser ses auditeurs à l’introspection, comme son office lui en fait obligation. Mais il ne se préoccupe guère, du moins pas dans la Chronique (ce n’était peut-être pas le lieu de ce type d’analyse à ses yeux), de construire une réflexion sur les institutions de l’Ordre, leur évolution (nette pourtant au long de sa vie franciscaine) et leur bien-fondé ou leurs défauts. En fait, en chrétien soucieux de son prochain, en prédicateur fier de ses compétences, il vise à être utile à d’autres et conçoit sa chronique comme une oc­ casion de réfléchir ou comme un instrument de travail pour d’autres prédicateurs, comme il le dit lui-même à l’occasion64. Comme prédicateur, il se met au service de ses « collègues » et réunit des matériaux qui pourraient leur servir : materia praedicabilis ! Il ne s’agit donc pas pour lui de parler librement pour la raison qu’il s’adresse à un auditoire restreint (sa nièce) ; il vise – mais il n’a apparemment pas obtenu la réalisation de ce souhait – un lectorat de prédicateurs utilisant sa chronique comme répertoire d’exempla traditionnels ou historiques, de citations bibliques, d’exégèse et de réflexions morales « bonnes et utiles » (p. 267, 20) …

61 La regula non bullata 5, 2 encourageait la désobéissance à un mauvais ministre. Certes, les institutions de l’Ordre ont évolué depuis, mais Salimbene ne semble jamais prêt à s’impliquer personnellement dans une telle action. 62 Quand il parle un peu longuement de saint Louis (p. 318-324), il retient du roi son allure, son humilité et sa dévotion, sa courtoisie, sa simplicité et sa générosité (et le menu du repas abondant que le roi offre aux frères). 63 Si fuit absolutus et si bene ordinavit de anima sua, modo cognoscit. Viderit ipse. Nam, sicut scriptum est de Deo, I ad Timo. II, quod vult omnes homines salvos fieri et ad agnitionem veritatis venire, sic etiam scriptum est quod non salvat impios, Job xxxvi (p. 238). 64 Cf. p. 800, 3-6.

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dans le domaine de la prédication, pas de l’efficacité politique. Cette Chronique ne doit pas être jugée, sur son titre, comme œuvre essentiellement historiographique, avec les attentes que les Modernes mettraient dans cette étiquette ; c’est en fait un texte qui, comme le soulignaient C. Casagrande et S. Vecchio, sort du genre littéraire, « en assumant la fonction d’instruction morale et d’édification propre à la prédication65 ». Enfin, pour contrebalancer un peu un jugement malgré tout assez dur sur Salimbene, je voudrais terminer sur une remarque presque furtive de la Chronique, qui montrera que son auteur peut exceptionnellement – et sur un sujet remar­ quable – faire preuve d’une sympathique indépendance d’esprit… Il critique vertement le mouvement des « apôtres » de Gérard Ségalelli66 et les couvre d’opprobre, renchérissant sur la condamnation qui a été faite de ce mouvement de dévotion, à son idée (et à celle de la hiérarchie ecclésiastique) complètement dévoyé, qui critiquait la richesse de l’Église. Ces apôtres de frère Gérard Ségalelli qui se donnent le nom d’apôtres, alors qu’ils sont des ribauds et des imposteurs, qui fuient la houe et refusent de travailler, à qui devrait incomber plutôt la tâche de garder les vaches et les porcs, ou de nettoyer les latrines, ou d’accomplir d’autres travaux vils, ou du moins de s’adonner à la culture de la terre. Je ne vois rien de bon en eux hormis certaine apparence que leur donne l’habit qu’ils portent, visiblement pour imiter l’aspect des apôtres que la tradition de la peinture a perpétué depuis l’époque du Christ jusqu’à nos jours, montrant les apôtres de Nazareth avec de longs cheveux, une barbe abondante, et un manteau drapé autour des épaules. L’autre bonne chose que l’on peut remarquer en eux est qu’ils commencèrent à apparaître vers l’an du Seigneur mille deux cent soixante, année où se développa en Italie le mouvement des flagellants, année aussi, d’après les joachimites, où commença l’âge du Saint-Esprit qui, dans le troisième âge du monde, doit se réaliser dans la personne d’hommes de religion, par une certaine valeur de signification symbolique (p. 426-427). Ce mouvement lui paraît tout à fait digne de réprobation, d’autant que Joachim de Flore n’a pas parlé d’eux, ce qui, pour l’ancien joachimite qu’est Salimbene, prouve qu’ils sont parfaitement suspects « car s’ils venaient de Dieu, l’abbé Joachim ne les aurait nullement passés sous silence » (p. 427, 16-17). Mais le développement se termine avec le conseil de Gamaliel aux Israélites irrités contre les apôtres [Act. 5, 34-42] : Gamaliel s’oppose à ce que les apôtres soient mis à mort, en suggérant d’attendre de voir si leur mouvement dure ou non, ce qui sera signe que c’est « une œuvre de Dieu » ou « une œuvre d’hommes ». Et la

65 C. Casagrande et S. Vecchio, « Cronaca, morale, predicazione », n. 12, p. 788. 66 Les historiens parlent des apostoles, apostoliques ou pseudo-apôtres de Gerardo Segarelli. Mais je conserverai le terme présent chez Salimbene (et sa graphie du nom du chef de ce groupe) : l’ambiguïté du terme est indispensable pour suivre le discours de Salimbene.

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conclusion de Salimbene est une citation de saint Bernard67, qui enchaîne sur la citation du texte des Actes 5, 38-39 : À ce sujet le bienheureux Bernard dit : « C’est une méchanceté digne d’Hérode, une cruauté digne de Babylone de vouloir éteindre un Ordre religieux naissant et de fracasser sur le sol les petits enfants d’Israël. En effet, quiconque résiste et s’oppose à tout ce qui touche au salut, à un Ordre religieux naissant, tente avec les Égyptiens de tuer les petits enfants de souche israélite, ou plutôt aux côtés d’Hérode il persécute le Sauveur qui vient de naître ». Même si le contexte immédiat concerne les (vrais) apôtres, le fait que cette citation conclue le développement sur les (faux) apôtres de Ségallelli suggère au moins que la condamnation de ce mouvement a pris un tour trop violent aux yeux du chroniqueur et qu’il s’en remet à Dieu pour juger finalement la valeur des hommes.

67 Bernardus Claraeuallensis, Sermones in Epiphania Domini III, § 3, éd. Leclercq-Rochais, Bern. Op. IV, p. 306, 5/9. Même citation une deuxième fois, p. 901-902, encore à propos d’une hostilité à l’égard d’ordres religieux.

Communication

MOHaMED BEN MaNSOUR 

Essai sur la parrhèsia poétique à l’époque abbasside

Oui ! Qu’y a-t-il de plus admirable que de voir, en face d’une immense multitude, un homme se dresser seul et, armé de cette faculté que chacun a cependant reçue de la nature, en user comme il est seul alors, ou presque seul, en mesure de le faire ? Quoi de plus agréable pour l’esprit et l’oreille qu’un discours, tout paré, embelli par la sagesse des pensées et la noblesse des expressions ? Quelle puissance que celle qui dompte les passions du peuple, triomphe des scrupules des juges, ébranle la fermeté du sénat, merveilleux effet de la voix d’un seul homme1 ?.

L’appel princier à la critique Commensal, ami intime et compagnon de chasse, le poète participe profondé­ ment à la vie de cour avec tout ce qu’elle recèle d’intrigues, de manigances et de prises de position. Mais malgré ses liens intimes avec les cercles du pouvoir, il semble n’avoir aucune influence sur l’action de l’homme politique. Sa proximité avec le prince reste prisonnière du cadre de l’intime sans jamais s’élever vers la sphère du politique. Le poète est proche du mécène, distant du prince, présent quand il est question de plaisir et de jeu, absent lorsqu’il s’agit de décision et de délibération. Il est souvent réduit à un rôle d’amuseur et à une figuration carnavalesque. La mission du poète serait de divertir les puissants à travers des récits plaisants et de leur faire oublier la pression du pouvoir ainsi que les risques quotidiens qui les guettent. Considéré comme « un divertissement inoffensif et

1 Cicéron, De l’orateur, trad. française E. Courbaud, Paris, 1930, lib. i, p. 17-18. Mohamed Ben Mansour • École Normale Supérieure de Lyon, Triangle UMR 5206 Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 189-212. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131530

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noble2 », l’art est définitivement dissocié de la politique. Cette vision de la parole poétique à l’époque abbasside est défendue par Jamel Eddine Bencheikh3. Évo­ quant l’absence du poète sur la scène politique, il affirme dans Poétique arabe que : « Délaissant les genres typiquement sociaux que sont le panégyrique, le thrène, la satire, le billet amoureux, il était contraint de procéder à une investigation bouleversant le langage et les formes. Hors de toute motivation sociale, la poésie aurait entrepris sa propre quête d’absolu4 ». Dans cette perspective, Achtar essaie de montrer la fonction de plus en plus minimale, voire insignifiante, du poète dans le champ politique. Son approche – qui rappelle sa position sur la question de la flatterie – est marquée par l’inévitable rupture entre l’époque abbasside et celles qui la précèdent. Dans sa thèse consa­ crée à al-Buḥturī5, il rappelle que « le poète officiel, cessant alors de tenir un rôle aussi important dans l’État, fut surtout le commensal du mécène6 ». Puisque le prince permet au poète d’accéder à la sphère palatiale et fait preuve de générosité à son égard, le laudateur serait si attaché à ce statut et à ce luxe qu’il accepte de devenir un jouet entre ses mains et de se taire devant tous les écarts dont il peut être le témoin. En plus de cette interprétation vénale de la conduite du poète, le jugement d’une grande partie de la critique est foncièrement animé par une représentation du pouvoir marquée par diverses manifestations de la tyrannie. L’activité poétique serait ainsi condamnée à la passivité et à l’indifférence face à un pouvoir absolu qui refuserait toute forme de conseil ou de critique. Les travaux de Cheikh Moussa et de Jocelyne Dakhlia épousent cette lecture. Soumission et servitude du savant face à un prince dévoré par le passionnel et l’arbitraire sont les deux idées qui résument le fondement de leur pensée : « La passion dans le politique, affirme J. Dakhlia, ne relève pas simplement dans ce contexte d’une codification sentimentale et affective de l’ordre relationnel. Elle constitue de manière plus essentielle un ressort des choix et des décisions politiques et, plus que tout, elle rend compte de l’arbitraire du politique7 ». 2 M. Dufrenne, Art et politique, Paris, 1974, p. 128. 3 On peut citer également les travaux de Régis Blachère, de Sobhi Boustany, d’Achtar et d’Emile Nasif qui partagent la même approche. 4 J. E. Bencheikh, Poétique arabe, Paris, 1989, p. 34. 5 Poète et anthologue arabe du iiie/ixe siècle (206-284/821-897). 6 Ibid., p. 30. 7 J. Dakhlia, L’empire des passions, Paris, 2005, p. 36. Voir également son article « Les Miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ? », Annales, Histoire, Sciences Sociales, 57e année, no 5 (2002), p. 1191-1206, où elle minimise la fonction de cette littérature au sein de la cour et la réduit au simple respect des convenances du genre : « Il n’y a donc pas toujours lieu de s’émerveiller de l’audace de ces auteurs qui comparent l’humeur changeante du monarque à une mer agitée sur laquelle il est imprudent de s’embarquer, car cet appel à la réserve aussi fait partie des codes. La méfiance à l’égard des mandataires du pouvoir s’inscrit dans un répertoire de motifs de la culture sultanienne commun aux dynastes et à leurs sujets, et elle réfère plus largement au lieu commun de la précarité de toute fondation politique et à l’instabilité de toute position en ce monde ». C’est nous qui soulignons.

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Le poète ne pouvait donc s’adresser aux puissants que pour les louer à travers des compositions qui respirent la flatterie et la légitimation aveugle, sans avoir le courage de leur révéler leurs défauts et de les inviter à les corriger. Cette thèse s’applique à l’entourage du prince de manière générale, qu’il s’agisse de poètes, de secrétaires ou de vizirs. C’est dans cette perspective que Cheikh-Moussa interprète Kalīla wa Dimna, l’œuvre d’Ibn al-Muqaffa‘8 dont il fait « un simple interprète, l’instrument du calife, celui qui manifeste sa volonté et son pouvoir, il est au sens propre, son docile et loyal kātib9 ». Ainsi, la relation du pouvoir avec les poètes, les savants et les subalternes serait foncièrement verticale, animée par l’impossible adresse au prince. Craignant la ré­ action arbitraire et imprévisible du « tyran », le savant prend maintes précautions oratoires, déguise son message et maquille sa pensée lorsqu’il se permet de lui adresser la parole. Serviteur du prince, le savant craint pour sa vie et érige la survie comme finalité de son existence. Point de courage ni de prise de risque dans ce rapport avec les puissants. La lâcheté mène à la connivence et se subsume en un asservissement intellectuel. Mais cette vision fallacieuse de la condition du savant de manière générale et du poète de manière particulière occulte une autre conception des rapports du poète avec la sphère du pouvoir. Loin d’être conçue comme une activité qui suppose un certain retrait et un mépris pour la politique, la poésie respire l’engagement et pèse dans la prise de décision lors des débats sur les enjeux cruciaux de la cité. En utilisant sa position privilégiée et la puissance de sa verve, le poète essaie d’agir sur le prince en adoptant la fonction de conseiller d’un côté et en critiquant sa conduite d’un autre côté. Si le poète peut jouer un tel rôle, c’est qu’il existe un terreau favorable à un échange sincère et franc avec le milieu du pouvoir. C’est le prince lui-même qui crée les conditions de possibilité d’un tel rapport avec les milieux poétiques et savants, en leur demandant de le sermonner, de le conseiller ou de le critiquer. Le pouvoir exige du poète un discours critique dans lequel il doit faire mention de ses défauts et de ses dérèglements. Ainsi, lors de sa première rencontre avec le poète et grammairien al-Aṣma‘ī10, Hārūn al-Rašīd11 lui adresse une série de recommandations qui concernent la nature de leurs rapports. Il commence par l’avertir de ne pas faire montre de soumission plate à ses propos : « Évite de nous donner rapidement créance et de t’émerveiller devant tout ce que nous

8 Né en 102/720 dans le Fārs, Ibn al-Muqaffa‘ est un écrivain, traducteur et penseur politique arabe d’origine persane. 9 A. Cheikh-Moussa, « Du discours autorisé ou comment s’adresser au tyran », Arabica, 46 (1999), p. 139-175. 10 De son nom ‘Abd al-Malik b. Qurayb, al-Aṣma‘ī naquit vers 123/741 à Bassora. Polygraphe, il, s’est particulièrement distingué en matière de philologie, même si ses talents de poète et de lexicographe ont également retenu l’attention de ses contemporains. 11 Né à al-Rayy en 149/766, Hārūn al-Rašīd est le cinquième calife de la dynastie abbasside de 170/786 jusqu’à sa mort en 193/809.

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faisons12 ». Le prince n’attend pas de son nouveau commensal une approbation déguisée ou un acquiescement forcé. Au contraire, si Hārūn sollicite al-Aṣma‘ī pour lui tenir compagnie et faire partie de ses intimes, il ne le prive pas pour autant de sa liberté d’expression. Un pouvoir fort ne cherche pas à s’entourer de courtisans qui n’oseraient jamais le critiquer pour éviter d’affronter sa réaction imprévisible. Quelques lignes plus loin, le calife donne plus de précisions quant à la nature de ses attentes et détaille à son auditoire les modalités qui doivent régir leur échange. Hārūn demande alors à al-Aṣma‘ī de ne pas hésiter à le corriger, mais sans se servir de telles occasions pour lui faire sans cesse la leçon : « Si tu nous vois agir de manière injuste, essaye de nous remettre sur le bon chemin, sans insister pour autant sur cette erreur, ni nous ennuyer en rappelant sans cesse cet écart13 ». Cette scène contraste fortement avec la représentation du calife esquissée par les partisans d’une interprétation tyrannique de la conduite princière : Si le calife s’adresse à l’un des , il doit répondre de manière brève, claire et calme. Il faut par exemple éviter de le corriger, de prononcer son nom et de s’adresser à lui à la deuxième personne du singulier14. Les formules de salutations, la gestuelle et la manière de s’adresser au chef de la communauté deviennent de plus en plus complexes avec le temps, mais le message reste le même : la sacralisation15. Ce portrait califal esquissé par Nabil Mouline insiste sur les manières protoco­ laires et les usages cérémoniels qui régissent la relation entre le prince et son auditoire. En éludant des exemples comme celui de Hārūn al-Rašīd, il fait du prince, dans la continuité des monarques orientaux, un despote vénéré à l’image de Dieu. Il exige de son cénacle une obéissance aveugle et une servitude absolue à tel point que toute forme de contestation et d’opposition lui est étrangère. La tyrannie princière contraindrait le poète au silence et le condamnerait à diviniser le dédicataire. Bien que ces pratiques puissent être relevées dans l’histoire de l’Is­ lam, il ne faut pas les généraliser au point d’en faire un trait essentiel de la relation entre le savant et le politique. Incontestablement, l’attitude de Hārūn et d’autres hommes politiques donne un regard nouveau sur l’éthique du prince et la vision qu’il avait de la critique qui pouvait lui être adressée. Il n’y voit point un révélateur de ses défauts et de son impuissance mais en fait un élément indispensable à la pratique du pouvoir. Même les limites qu’il instaure ne concernent pas le contenu du propos que doit tenir le poète, mais sa fréquence. Les reproches et les critiques d’al-Aṣma‘ī n’ont pas besoin d’être sempiternellement réitérés pour trouver écho chez le prince. Il est une exigence totale de vérité sollicitée par la plus haute autorité politique de l’Islam. Ce désir de franchise de son interlocuteur rappelle 12 13 14 15

S. Ḍannāwī, Dīwān Hārūn al-Rašīd (le Recueil de Hārūn al-Rašīd), Beyrouth, 1998, p. 199. Ibid. C’est nous qui soulignons. N. Mouline, Le Califat : histoire politique de l’Islam, Paris, 2016, p. 73.

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fortement la notion grecque de parrhèsia. M. Foucault la définit ainsi : « […] La parrhèsia, c’est d’abord le fait de dire la vérité […]. Le parrhésiaste, ce sera celui qui dit la vérité et qui par conséquent se démarquera de tout ce qui peut être mensonge et flatterie16 ». Loin de chercher à créer des raccourcis hâtifs ou à transposer passionnément cette notion à la civilisation arabo-musulmane, il est pourtant difficile de ne pas remarquer la convergence entre cette définition de la parrhèsia et le propos de Hārūn al-Rašīd. Fondée sur trois axes « tout dire, dire vrai, franc parler17 », la parrhèsia caractérise cet échange franc et direct dans lequel un homme indique à un tyran ses défauts et ses dérèglements éthiques et politiques. De même, elle se définit comme la parole la plus claire et la plus distincte, ce qui implique qu’elle re­ jette tous les artifices et tous les ornements stylistiques. L’exemple caractéristique de ce type de discours dans la tradition occidentale est celui de l’échange entre Platon et Denys de Syracuse. Le philosophe se rendit à sa cour et, suivant les conseils de Dion – beau-frère du tyran – il chercha à réformer la cité et à corriger la conduite du prince. Exaspéré par l’insolence de Platon qui n’hésitait pas à le critiquer ouvertement, lui révélant la nature tyrannique et corrompue de son règne, Denys le renvoya de sa cour et le vendit comme esclave. Platon paya le prix de sa franchise et échoua dans son rêve de fonder une cité idéale. Dans le contexte musulman, cet usage oratoire est instauré par le prince lui-même comme le suggère l’anecdote de Hārūn et d’al-Aṣma‘ī. Le souverain reconnaît à son auditoire le droit, voire le devoir de lui dire la vérité, même si elle peut être blessante à certains moments. L’attitude califale invite al-Aṣma‘ī à un élan parrhésiastique où seule la vérité doit être prise en considération. Bien qu’il soit calife, Hārūn est conscient de ses faiblesses et de ses imperfections et, surtout, qu’il ne pourra y remédier tout seul. Pour se réformer, il a besoin d’un homme libre qui ne redoute pas que la critique le condamne immédiatement au gibet. À travers cette attitude, Hārūn al-Rašīd reconnaît que la parole franche est un garde-fou contre les excès du pouvoir et les tentations despotiques. Dans l’épisode sicilien, le désir de réforme est une entreprise menée par le philosophe ; dans le contexte bagdadien, il relève plutôt d’une aspiration royale. Cette pratique n’est pas l’apanage d’un poète ou d’un savant en particulier, mais concerne généra­ lement l’ensemble du cénacle. Al-Aṣma‘ī n’est pas le seul à bénéficier de ce statut privilégié car le calife Hārūn al-Rašīd a invité d’autres poètes à le sermonner et à le corriger : D’après al-Ṣūlī qui le tient de ‘Awn b. Muḥammad, le fils du poète Abū l-‘Atāhiya rapporte cette scène : Sermonne-moi, demanda al-Rašīd à mon père. J’ai peur de toi.

16 M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, Cours au Collège de France. 1982-1983, Paris, 2008, p. 51. 17 Ibid., p. 71.

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Ne crains rien. Il déclama alors : 1. « Ne te fie pas à la mort le temps d’un regard ou d’un souffle, Même si tu te retranches derrière tes chambellans et tes gardiens. 2. Et sache que les flèches de la mort atteindraient leur cible Même si la victime ceignait sa cuirasse et se couvrait de son bouclier. 3. Tu espères le salut mais tu évites les voies qui y mènent, Telle une barque qui tente de se frayer un chemin dans la terre ferme. 4. Comment voudrais-tu sortir de cet état d’ivresse alors que Dès que tu es désenivré, te voilà de nouveau retombé dans tes travers ? » Les larmes envahirent al-Rašīd au point de tremper ses manches18. Outre Abū l-‘Atāhiya19, d’autres poètes comme Abū Nuwās adressaient égale­ ment des exhortations à la bonne conduite au calife al-Rašīd après avoir été rassurés par ce dernier : « Auparavant, je redoutais vraiment ta réaction / Mais ta crainte de Dieu avait fini par me rasséréner20 ». Abū l-‘Atāhiya et Abū Nuwās n’ignorent rien des risques de la fréquentation des princes21 et des précautions oratoires dont il faut user lorsqu’il est question de s’adresser à eux. Le commerce des puissants peut se révéler une activité périlleuse pour celui qui ne sait pas manier les codes de cet échange. Pour profiter de sa franchise et de sa sincérité, le pouvoir commence par rassurer le poète et dissiper ses doutes. Dans le cas contraire, le discours est condamné à la flagornerie et au mensonge puisque la langue d’Abū l-‘Atāhiya n’aura pas été complètement déliée. Le pouvoir crée ainsi un climat propice à l’éclosion d’une parole libre dont il attend qu’elle soit sévèrement critique à son égard. En ce qui concerne le poème composé pour cette circonstance, il est axé sur une rhétorique eschatologique qui convoque l’inéluctabilité de la mort et du Jugement dernier dans les deux premiers vers. Tous les hommes finiront par répondre de leurs actes devant Dieu, qu’ils soient des princes ou des sujets. La dimension religieuse et spirituelle se confirme dans les deux vers suivants. Le poète reproche au prince un dérèglement éthique et une ivresse politique tout en l’invitant à changer d’attitude avant de se

18 Al-Iṣfahānī, Kitāb al-Aġānī (le Livre des chansons), Beyrouth, 2013, vol. iv, p. 84 et W. A. Qamar, Dīwān abī l-‘Atāhiya (le Recueil d’Abū l-‘Atāhiya), Beyrouth, 2003, p. 124. 19 Né à al-Kūfa en 130/748, Abū l-‘Atāhiya est un poète arabe qui se distingua par compositions ascétiques. 20 Al-Suyūṭī, Tārīḫ al-ḫulafā’ (Chroniques des califes), Beyrouth, 2013, p. 470. Dans Dīwān abī Nuwās, Beyrouth, 2003, p. 929, v. 3, ce vers est adressé à al-Faḍl b. al-Rabī‘ dans un contexte différent. Mais d’une manière générale, la plupart des ouvrages historiques s’accordent à dire qu’al-Rašīd est le destinataire de ce poème. Voir également Ibn ‘Asākir, Tārīḫ madīnat Dimašq (Chroniques de la ville de Damas), Beyrouth, 1997, vol. xiii, p. 421. 21 Voir Ibn Qutayba, ‘Uyūn al-aḫbār (les Sources des récits), Le Caire, 1996, p. 19-27 ; al-Ṭurṭūšī, Sirāǧ al-mulūk (le Flambeau des rois), Le Caire, 1994, p. 480-492 ; al-Murādī, Kitāb al-siyāsa aw al-išāra fī tadbīr al-imāra (De la politique ou conseils pour la conduite du pouvoir), Casablanca, 1981, vol. ii, p. 47-49.

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présenter devant Dieu. Sa réaction à la fin de cette scène montre que le pouvoir ne reste pas insensible à ce type de recommandations. Les larmes d’al-Rašīd ou son évanouissement dans une autre version22 traduisent la performativité du discours exhortatif et sa puissance évocatrice. Pour les hommes de pouvoir, l’Au-delà est considéré comme un horizon de réforme à la fois morale et politique de l’individu. Même si ce discours mobilise un langage poétique et convoque un imaginaire religieux, il demeure transparent et facilement intelligible pour le prince. À l’âge classique de l’Islam, le dire-vrai n’est pas par définition un attribut de la prose. Au contraire, le prince est plus sensible au discours poétique qu’à toute autre forme de composition. La franchise n’est pas étrangère à la verve poétique ; elle en est l’une des manifestations. Par-delà la lexicographie et la poésie, le champ de l’activité parrhésiastique s’étend pour embrasser d’autres profils comme l’orateur et le théologien. Toutes les sphères de la société participent à ce mouvement de réforme du prince. Parmi les nombreux sermonneurs auxquels il fit appel durant son règne, le deuxième calife abbasside al-Manṣūr23 sollicita le théologien Ibn al-Sammāk24 : « ‘Sermonne-moi’, demanda al-Manṣūr à Ibn al-Sammāk lorsqu’il accéda chez lui. ‘Prince des croyants, lui répondit le théologien, Dieu ne s’est tourné que vers toi pour choisir son successeur sur terre, alors fais qu’Il soit toujours satisfait de ta conduite. Tu es, en effet, le cousin du Prophète et donc celui qui mérite le plus le califat’25 ». Et l’orateur Šabīb b. Šayba26 :

« Sermonne-moi par des paroles brèves », me dit al-Manṣūr, lorsque je faisais partie de ses compagnons. « Prince des croyants, répondis-je, Dieu t’a placé au-dessus de toutes Ses créatures. Fais qu’aucun de tes sujets ne soit plus reconnaissant que toi à Son égard ». « Par Dieu, répondit al-Manṣūr, tu as fait preuve de concision et de justesse27 ».

22 Ibn ‘Asākir, Tārīḫ madīnat Dimašq, vol. xiii, p. 421. 23 Il succéda à son frère al-Saffāḥ en 136/754 et resta au califat jusqu’à 158/775. 24 Né à al-Kūfa, Muḥammad b. Ṣabīḥ al-‘Iǧlī est un ascète et prêcheur des califes. Il mourut en 183/799. 25 Al-Ṭurṭūšī, Sirāǧ al-mulūk, vol. i, p. 120. 26 « Abū Ma‘mar al-Minqarī al-Tamīmī, orateur, narrateur d’aḫbār et auteur prolifique de maximes conservées dans divers ouvrages d’adab […]. Après avoir exercé un temps les fonc­ tions de chef de la šurṭa à Baṣra, Šabīb se rendit à Baġdād, la nouvelle capitale, où il fut admis à la cour comme compagnon et homme de lettres des califes al-Manṣūr et al-Mahdī. On lui accorde une certaine influence, et il raconte lui-même qu’il était régulièrement invité à des assemblées avec al-Mahdī, qui le tenait en estime pour sa sagesse et son esprit », S. Leder, « S̲h̲abīb b. S̲h̲ayba », Encyclopédie de l’Islam, Leiden-New York, 1953-2005, vol. ix, p. 169, légèrement modifié. Il mourut en 170/786. 27 Ibn ‘Abd al-Barr, Bahǧat al-muǧālis wa uns al-maǧālis (la Joie du salonnier et la douceur des cénacles), Beyrouth, 1981, vol. ii, p. 249.

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Cet exemple, de même que celui d’al-Aṣma‘ī avec Hārūn al-Rašīd, insiste sur une dimension essentielle de la performativité du discours, c’est-à-dire la concision. La réplique de Šabīb, si lapidaire et incisive, réussit à atteindre l’effet recherché sur l’auditoire. Mais le respect du seul critère imposé par le prince n’est pas un exploit pour un orateur de l’époque. L’exigence de brièveté est en adéquation avec sa vocation car, de manière générale, la clarté, la concision et l’adaptation au contexte constituent les centres de gravité de l’éloquence à l’époque médiévale. C’est pourquoi la plupart des grammairiens et rhétoriciens28 mettent l’accent sur ces critères qui constituent, selon eux, la clé de l’habileté de l’orateur et de l’efficace de son discours. Les mots obscurs, les phrases alam­ biquées, les expressions familières et inappropriées, les registres incongrus, etc., tous ces défauts doivent être évités. Rares sont les situations où la puissance et l’efficacité oratoires sont liées à la prolixité et à la faconde. À travers cette approche du discours, les théoriciens arabes de la rhétorique se placent dans la continuité des traditions antiques, plutôt romaine que grecque : La parole est « performative », en ce sens qu’elle est par elle-même une action, qu’elle possède une efficace et produit une situation nouvelle. Elle sert à ordonner, à promettre, à énoncer les règles plutôt qu’à échanger ou débattre […] Il ne s’agit pas de prononcer des discours brillants ou subtils, mais des paroles appropriées. La qualité principale est la « confiance » (fides). Elle s’accompagne d’énergie et de brièveté29. Si la visée poursuivie n’est pas de dresser un catalogue des divers représentants de l’expression parrhésiastique à l’époque médiévale, il est cependant important de placer la création poétique dans une sphère plus large qui couvre les principales formes de production intellectuelle. Par-delà les spécificités de la parole poétique par rapport aux autres types de discours, elle participe d’un état d’esprit, d’une tendance caractéristique de l’époque médiévale. Toutes les composantes de la société prennent librement la parole et participent ainsi à la réforme des mœurs princières afin de changer la conduite du prince et sa pratique du pouvoir : Théologiens, ascètes, moralistes, juristes ou poètes étaient appelés à proférer ces appels à la voie droite par des exhortations enflammées, mêlant les qualités littéraires aux sentiments religieux, et culminant le plus souvent dans la même chute présente dans la plupart des canevas narratifs : le Prince qui pleure à force de se sentir coupable de ses écarts et de ses injustices30. 28 Dans al-Bayān wa l-tabyīn (De l’éloquence), al-Ǧāḥiẓ évoque cette question dans plusieurs passages de son ouvrage. Voir également al-‘Askarī, Kitāb al-ṣinā‘atayn (le Livre des deux arts), Beyrouth, 1989, p. 69-83 et surtout p. 191-214. Mais c’est al-Ṯa‘ālibī qui consacre un chef-d’œuvre à cette thématique : al-I‘ǧāz wa l-īǧāz (L’Inimitabilité et la concision), Beyrouth, 1983. 29 L. Pernot, La Rhétorique dans l’Antiquité, Paris, 2000, p. 117-118. 30 M. Abbès, De l’Éthique du Prince et du gouvernement de l’État, Paris, 2015, p. 65. À l’époque classique, al-Ġazālī est l’un des rares auteurs à consacrer un ouvrage à cette question : Maqāmāt

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Loin d’être l’espace où s’expriment la dimension tyrannique du pouvoir et l’impossible échange avec le prince, la politique se présente comme un milieu ouvert à la critique, quelles que soient sa provenance et sa nature. Si Hārūn et Manṣūr se révèlent indulgents envers tout discours parrhésiastique, ils ne peuvent néanmoins être considérés comme des exceptions, ou, au contraire, un paradigme qu’on pourrait généraliser à toute l’époque abbasside. Même s’il n’est pas facile de distinguer le bon grain de l’ivraie à chaque siècle et d’analyser le règne de tous les princes de l’époque abbasside, il est possible d’affirmer sans ambages qu’il existe une oreille attentive à toute parole critique et que cette exigence de franchise et de sincérité n’est pas limitée à un moment ou à une catégorie particulière d’orateurs à l’époque abbasside31. De tels exemples permettent également de nuancer les conclusions hâtives quant à la nature du pouvoir en Islam et des projections fallacieuses sur le rapport du prince avec la cour. Loin de chercher à y voir les prémices d’un quelconque régime « démocratique » – idée d’ailleurs tout à fait anachronique par rapport au contexte musulman – il n’est point interdit d’avancer que la civilisation arabe se place dans le sillon parrhésiastique creusé quelques siècles auparavant par la civilisation grecque. Si les considérations théoriques exposées dans cet article peuvent annoncer ce phénomène, la pratique effective du pouvoir confirmera la parrhèsia comme étant une dimension essentielle des rapports entre le poète et le prince. Dans son exercice du pouvoir, le prince est sans cesse la source de critiques et de mises en garde que la voix du poète se charge d’exprimer ou de transmettre. Par-delà les simples remontrances ou avertissements axés sur une représentation eschatologique du monde et exigés par le pouvoir lui-même, il existe une autre forme de discours qui n’attend pas d’autorisation princière et adopte des stratégies rhétoriques et discursives tout à fait différentes. Dès que le prince s’écarte d’un idéal de gouvernement, le poète se dresse devant lui pour le corriger et lui rappeler ses engagements.

Le poète critique des écarts du pouvoir À l’époque médiévale, la voix poétique s’insurge contre les abus de pouvoir qui affectent la cité de manière générale. Le regard de l’esthète couvre toutes les formes de l’injustice sociale ainsi que les dérèglements et les excès de l’appareil politique. C’est une conscience qui se sent concernée par la pratique du pouvoir, notamment l’arbitraire et l’insouciance qui peuvent affecter la direction de la cité ou la prise de décision. Même les caprices du prince ne sont pas épargnés, car ils traduisent une conception du pouvoir contre laquelle se dresse la parole

al-‘ulamā’ bayna yaday al-ḫulafā’ wa l-umarā’ (Discours des savants en présence des califes et des rois), Beyrouth, 2003. De même, la littérature des Miroirs réserve souvent un chapitre à cette question. Voir al-Ṭurṭūšī, Sirāǧ al-mulūk, vol. i, p. 117-158. 31 Voir L. Zolondek, Di‘bil b. ‘Ali : the life and writings of an early ‘abbasid poet, Lexington, 1961 et J. Teixidor, Hommage à Bagdad, Paris, 2007, p. 42-43.

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poétique. Toutes les actions du prince sont scrutées par un regard qui ne lanterne pas avant de les dénoncer dans des compositions d’une succulence et d’une virulence inégalables. Le sort réservé aux réalisations et aux œuvres princières n’en est pas moins heureux puisque la quête de la magnificence et de la splendeur royales passe également par les constructions somptueuses. Toute réalisation architecturale est un symbole de puissance et de grandeur. C’est d’ailleurs ce qui pousse les souverains, à toutes les époques, à se lancer dans des projets pharamineux et extrêmement coûteux. Pour laisser une empreinte architecturale, le prince n’hésite pas à solliciter les caisses de l’État et à dépenser des sommes mirobolantes. Bâtir devient alors synonyme de gaspillage et de dilapidation des ressources financières, voire de gabegie, lorsque l’entreprise est motivée par de futiles desiderata personnels. Les poètes ne manqueront pas de saisir ces occa­ sions pour attaquer le pouvoir et l’invectiver. D’où les nombreuses épigrammes et satires adressées aux princes, dans lesquelles ils se moquent de ces projets et les tournent en dérision. La littérature arabe a légué de délectables vers desquelles jaillit la violence de « l’outrage public32 », comme en témoigne ce distique d’Ibn Bassām al ‘Abartā’ī33 : 1. Il plonge ses sujets dans la perplexité Tant il s’isole à al-Buḥayra. 2. Passant le temps à battre tambour Dans le vagin de Durayra34.

Le calife al-Mu‘taḍid35 avait consacré six cent mille dinars à la construction d’une résidence entourée de jardins à al-Buḥayra. Il s’y retirait avec ses esclaves dont la favorite était Durayra. Suite à une épigramme d’Ibn Bassām, al-Mu‘taḍid ordonna la destruction de la résidence en question36. Al-Ḥamawī37 rapporte une anecdote intéressante à ce propos qui témoigne de l’écho qu’avait la parole poétique auprès des hommes du pouvoir. Dès qu’il prit vent de cette invective, le calife fit semblant de l’ignorer et n’en parla à personne. Divulguer une telle cri­ tique, c’est s’exposer à un opprobre public et perdre sa prestance et sa crédibilité auprès de la masse. Les conséquences sur l’image du souverain sont explicitées par al-Tawḥīdī dans al-Imtā‘ wa l-mu’ānasa, où il décrit une scène semblable à celle

32 J. E. Bencheikh, « Un outrageur politique au iiie/ixe siècle, Ibn Bassām al-‘Abartā’ī », Arabica, 20 (1973), p. 261-291. 33 Né vers les années 230/844, Ibn Bassām est un satiriste et écrivain de Baghdad. 34 M. Al-Sūdānī, Dīwān Ibn Bassām al-‘Abartā’ī, Beyrouth, 1999, p. 42, traduction légèrement modifiée. 35 Calife abbasside qui régna de 279/892 à 289/902. 36 Y. al-Ḥamawī, Mu‘ǧam al-udabā’ (l’Encyclopédie des poètes), Beyrouth, 1993, vol. iv, p. 1861-1862. 37 Copiste, libraire, géographe et homme de lettres né en territoire byzantin en 557/1179.

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du prince abbasside. Le prosateur rapporte au vizir Ibn Sa‘dān38 un récit qu’il a entendu de son maître Abū Sulaymān al-Manṭiqī39 :

Lorsque Chosroès accéda au pouvoir, il s’adonna totalement aux plaisirs du vin. C’est alors que son vizir lui adressa ce billet :

« Ton attachement immodéré à l’ivresse a des répercussions négatives sur le quotidien des sujets. Il serait plus seyant de t’y livrer avec modération et de t’occuper des affaires de la cité ». Chosroès lui répondit en persan au dos du billet : « puisque nos frontières sont protégées, notre conduite est juste, notre droiture répand une telle prospérité et nos gouverneurs respectent le droit, pourquoi devons-nous nous priver d’une joie si fugace ? ».

Le vizir demanda à Abū Ḥayyān de lui relater ce que pensait Abū Sulaymān de l’attitude de Chosroès. Le philosophe affirma alors que le prince a commis plusieurs erreurs. […] car il ignore que lorsque l’élite et la masse constatent que le roi cède aux vertiges des plaisirs et des jouissances, et qu’il ne cesse de satisfaire ses désirs, elles le méprisent, le déconsidèrent et lui attribuent un instinct bestial et une nature sauvage40. Lorsque ce discrédit devient une certitude, il se répand sur les lèvres, se diffuse dans tous les horizons et devient une source de moquerie. D’où une autorité ébranlée devant laquelle le respect se perd, ce qui mène à une révolte dont on ne peut jamais prédire l’issue. Et le roi ne manque pas de rivaux qui guettent l’occasion propice pour s’emparer du pouvoir41. Abyssus abyssum invocat, ce dicton romain rend compte de cet enchaînement inéluctable des faits dont la source est l’empire des passions. La conduite de ce calife ne peut qu’attiser les convoitises des ennemis et les pousser à s’emparer du pouvoir, tant le régime en place est éthiquement corrompu. Son image en tant qu’homme et en tant que souverain est profondément ternie. Les deux sont intimement liées et le constat selon lequel l’éthique détermine le politique trouve également sa confirmation dans cet épisode. La continuité parfaite entre le gouvernement de soi-même et celui des hommes décide du destin politique du prince. Dépenser une telle somme pour s’amuser avec ses jouvencelles en toute discrétion et en toute liberté, c’est donner l’image d’un souverain corrompu, 38 Fonctionnaire, vizir des Būyides dans la seconde moitié du ive/xe siècle et protecteur des savants. 39 Dans la sphère philosophique bagdadienne du ive/xe siècle, Muḥammad b. Ṭāhir al-Siǧistānī est une figure incontournable. De ce philosophe d’inspiration néo-platonicienne qui naquit probablement au début du Siècle d’or musulman, seuls quelques fragments ou abrégés de son œuvre majeure Ṣiwān al-ḥikma nous sont parvenus. Il mourut vers 391/1000. 40 Littéralement un comportement de cochon et une attitude d’âne. 41 Al-Tawḥīdī, al-Imtā‘ wa l-mu’ānasa (Du plaisir et de la belle compagnie), Le Caire, 1953, vol. ii, p. 24-25.

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gouverné par le goût du luxe et de l’insouciance à l’égard des gouvernés. La perte du charisme et de la crainte que tout prince doit inspirer à ses sujets (ra‘iyya) délie les langues et libère inéluctablement la parole qui blâme. En l’absence d’autorité et devant la dégradation de l’icône princière, tout discours critique devient légitime et trouve créance auprès de la masse. Dans une société marquée par le décalage entre les conditions de vie de la cour et celles du peuple qui, pour une grande majorité, vit dans la misère, ces discours bénéficient encore d’une résonnance toute particulière. Conscient de la gravité de ces reproches, le pouvoir répare rapidement sa faute en demandant la démolition de cet édifice. Bien plus qu’une destruction, le prince – en agissant ainsi – évite de justesse une autodestruction et un suicide politique. Par ce geste, le calife al-Mu‘taḍid revient à la politique, quitte la sphère malsaine des faits divers et se libère de l’emprise des passions. Sur le plan poétique, la variation au niveau des stratégies d’attaques mobilisées par le poète souligne l’intensité de la critique et son impact sur l’action princière. Ce distique convoque deux modalités poétiques certes différentes mais complé­ mentaires, l’ironie et l’invective. Fort allusif dans le premier vers, il contourne le sujet en insistant sur le caractère étrange de l’attitude princière. C’est seulement le second vers qui permet de mieux saisir la portée moqueuse du premier. « L’art d’effleurer42 » si caractéristique de l’ironiste n’est pas pour autant moins acerbe que l’invective. C’est une « circonlocution du sérieux43 » qui ne s’en écarte que pour mieux le retrouver car « la conscience ironique badine avec le monde pour mieux le prendre au sérieux44 ». Toutefois, le poète ne se contente pas des potentialités suggestives de l’ironie puisque l’adresse au prince devient explicite et directe dans le second vers. Le poète ne voile plus ses intentions critiques et assume ainsi la confrontation avec la sphère du pouvoir. Si le calife se débarrasse aussi rapidement de ce palais, c’est parce que la portée de cette attaque frontale ne lui est aucunement étrangère. C’est une « destruction » par les mots, un travail de sape qui ne connaît point de réserve ni de retenue mais une parole directe, immédiate, libre et libérée de toute convention protocolaire. Verve crue, brutale et grossière, l’invective vise l’altercation et l’opposition frontale à l’action du prince en se présentant comme : une brutale abréaction, un acting-out où les règles du discours policé se trouvent brutalement débordées. Réaction primordiale, viscérale, où se présentant en tout cas comme telle, l’invective a pour règle de fuir tout scrupule et toute modération, de subordonner tout au but unique qui est de détruire symboliquement l’adversaire, de le tuer avec les mots45. Destruction poétique et politique sont intimement liées puisque la démoli­ tion du château récemment construit par al-Mu‘taḍid représente une traduction 42 43 44 45

V. Jankélévitch, L’Ironie, Paris, 2012, p. 34. Ibid., p. 58. Ibid., p. 24. M. Angenot, La parole pamphlétaire, Paris, 1982, p. 61.

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immédiate de la puissance dévastatrice de l’invective. Associée à la persuasion, l’invective oblige le prince à lui prêter oreille, à la prendre en considération et à la respecter. Aussi, loin de punir le poète et de le persécuter, al-Mu‘taḍid lui donne-t-il raison et rectifie son erreur en détruisant le palais. Le pouvoir de la parole poétique se présente dès lors comme un instrument de régulation des ar­ deurs califales à travers une critique acerbe de ses excès et de ses déviations. Bien que ces situations ne manquent pas dans les ouvrages d’adab, Blachère évince complètement ce type de composition de la tradition poétique arabe lorsqu’il affirme qu’aucun lettré ne se révolte contre « les exigences du fisc, le luxe de la cour califienne, la dureté des représentants du pouvoir central, les scandaleuses fortunes des hauts fonctionnaires46 ». Le calife n’est pas une exception dans cet univers. Au contraire, tout l’appareil politique semble être à son image, du plus petit fonctionnaire jusqu’à la plus haute autorité politique. Là où se trouvent les inégalités sociales, une voix s’élève pour les dénoncer. Faveurs accordées à un groupe plutôt qu’à un autre, clientélisme, né­ potisme et lourdeurs des impôts, la veine acerbe du poète ose sillonner des terres inaccessibles et des espaces périlleux. Plutôt que de se morfondre dans l’apathie et la veulerie, la parole poétique, vive et énergique, dévoile les vices de l’homme et la faillite de l’humanité. Animé par un instinct rebelle et un idéal de justice et d’équité, le poète s’attaque à certaines catégories sociales auxquelles le système profite continuellement. Critiquant les avantages dont bénéficient les secrétaires et les hommes de police, Ibn al-Rūmī47 met l’accent sur leur dépravation morale : 1. Plongés dans les plaisirs et les délices, Entourés de belles et de leurs pareilles, 2. Extasiés par les airs des jouvencelles Et le balancement des échansonnes. 3. Des bêtes mènent une vie agréable, Comblés par les bienfaits de Dieu. 4. Sans reconnaître Sa faveur croissante Ni renier Sa grâce par avidité48. Plus loin, il souligne le paradoxe entre leur condition et les privilèges qui leurs sont accordés :

46 R. Blachère, Un poète arabe du ive siècle de l’Hégire (xe siècle de J.‒C.) : Abou ṭ-Ṭayyib al-Motanabbî (essai d’histoire littéraire), Paris, 1935, p. 4. Bien que l’article de Bencheikh précède sa thèse consacrée à la poésie abbasside, il est tout à fait paradoxal de le voir suivre Blachère sur ce point. Voir J. E. Bencheikh, Poétique arabe, p. 27. 47 Bagdadien de naissance (221/836), Ibn al-Rūmī ou « Fils du byzantin » est un poète abbasside d’une fécondité sans égal. 48 Dīwān Ibn al-Rūmī (Le recueil d’Ibn al-Rūmī), Beyrouth, 1998, vol. i, p. 411-412, v. 52-55.

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Des hommes plus vils que les esclaves alors Qu’ils sont considérés comme des seigneurs49. « Luxe, calme et volupté » illuminent les nuits des secrétaires et des fonction­ naires de police. Personne ne s’étonne alors de voir ces métiers très convoités à l’époque classique. Loin des tourments de la masse et de ses préoccupations exis­ tentielles, les classes privilégiées savourent les plaisirs charnels et les enivrements bachiques. Profondément outré par ce spectacle, le poète compose une satire sociale50 qui dépeint avec amertume le quotidien sybarite des agents de l’État. Le constat amer d’Ibn al-Rūmī traduit une profonde disparité dont sa poésie se fait l’écho. L’essence de sa plainte réside dans l’inaccessibilité de l’échelle sociale et dans un déterminisme situationnel. Les vicieux et les incultes réussissent à atteindre les hauts sommets de l’État alors que le poète échoue malgré son intelli­ gence et sa vertu. Le renversement des valeurs est de plus en plus perceptible : le démérite et la perversité sont la norme alors que le mérite et l’honnêteté sont la plupart du temps méprisés. Paradoxalement, c’est à cette première catégorie que la vie sourit. D’où la rancœur du poète à leur égard et le rejet mélancolique de sa condition et du sort néfaste qui s’acharnent contre lui. Si Ibn al-Rūmī réagit de cette manière, c’est parce que comme le note M. Angenot « le pamphlétaire éprouve le sentiment de vivre dans ‘un monde à l’envers’, soumis à une perversion systématique des valeurs51 ». De même que la critique du penchant princier pour le luxe est au cœur de l’invective d’Ibn Bassām, le cri d’injustice d’Ibn al-Rūmī est révélateur de l’existence d’une conscience sociale dans l’univers des poètes à travers « la dénonciation d’un régime de type féodal, des inégalités sociales, des dépenses somptuaires, des prévarications, des détournements de deniers publics et autres agissements semblables52 ». En plus d’être le lieu de la critique d’un fonctionnaire ou d’un représentant du pouvoir, l’invective peut devenir aussi le moyen de charger toute une dynastie. Pour discréditer sa cible, le poète la rattache à une entité supérieure comme si elle ne pouvait pas exister indépendamment de tout système. C’est ce que met en évidence ce tercet du poète Ibn Abī Ḫālid53 où il tourne en dérision Yaḥyā b. Akṯam54, célèbre Grand juge de Baghdad, avant de cibler par ses attaques toutes les composantes de cette dynastie :

49 Ibid., vol. i, p. 415, v. 87. 50 I. Ḥāwī, Fann al-hiǧā’ wa taṭawwuruh ‘inda l-‘arab (L’art du blâme et son évolution chez les Arabes), Beyrouth, 1984, p. 530. 51 M. Angenot, La parole pamphlétaire, p. 244. 52 J. E. Bencheikh, « Un outrageur politique », p. 288. 53 À l’instar de nombreux poètes mineurs de l’époque abbasside, son existence n’est attestée que dans l’œuvre d’Ibn al-Mu‘tazz où il est mentionné dans un récit consacré au poète Abū l-Fiḍḍa l-Baṣrī. Voir Ṭabaqāt al-šu‘arā’ (les Classes des poètes), Le Caire, 1956, p. 379. 54 Abū Muḥammad al-Marwazī al-Tamīmī, faqīh et disciple d’al-Šāfi‘ī, qui fut juge et conseiller de califes ‘abbāsides. Il s’éteint en 242/857.

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1. Un cadi qui punit l’adultère mais Qui n’est point dérangé par l’homosexualité. 2. Notre émir est corrompu, notre gouverneur Est inverti et le chef est un grand ignoble. 3. L’injustice ne disparaîtra jamais tant Que les Banū l-‘Abbās sont au pouvoir55. Ce tercet est intéressant car il montre l’arrière-plan logique de l’argumentation d’Ibn Abī Ḫālid : Le cadi est dépravé donc ses supérieurs le sont aussi, donc tout le pouvoir l’est. Ce raisonnement déductif employé par le poète lui permet d’atteindre aisément la finalité recherchée, celle qui consiste à démontrer que tout le pouvoir est corrompu. La généralisation, procédé très caractéristique des invectives, permet ce glissement du particulier au général et de l’individu au groupe. Le poète commence par adresser ses flèches en direction du cadi, sa cible principale, en insistant sur la dichotomie qui l’habite. Il combat un péché (l’adultère) alors qu’il en commet un autre (l’homosexualité) plus répréhensible. Pour ce disciple d’al-Šāfi‘ī56, l’accusation de pédérastie ne l’a jamais quitté. Conseiller et familier d’al-Ma’mūn, il est fort logique que cette tare rejaillisse sur le prince. La relation entre les deux hommes commence dès la nomination puisque le cadi est dési­ gné par le pouvoir ou par l’un de ses délégués57. De là, toutes ses actions et décisions ont nécessairement une conséquence sur l’image du calife et celle de ses représentants. Placée sous l’autorité directe du calife, la fonction de cadi est profondément liée à la sienne. Cette proximité entre les deux hommes est l’un des éléments révélateurs de l’importance de l’institution judiciaire, notamment au sein de l’administration abbasside. Citant l’Épître au légataire du pacte, M. Tillier y entrevoit l’importance vitale de cette charge à l’orée de la révolte de Banū l-‘Abbās : « Apprends que la judicature jouit auprès d’Allāh d’une place que n’occupe aucune autre réglementation et que [le cadi] possède une position à laquelle ne peut prétendre aucun [autre] fonctionnaire car c’est par lui que passent les affaires graves et que sont exécutées les peines légales58 ». L’une des meilleures illustrations de la puissance et de l’influence grandis­ santes de cet office au sein de cette nouvelle dynastie est celle de Yaḥyā b. 55 Ibn al-Mu‘tazz, Ṭabaqāt al-šu‘arā’, op. cit., p. 378. Dans Muḫtaṣar tārīḫ Dimašq (l’Abrégé des Chroniques de Damas) d’Ibn Manẓūr (Damas, 1984, vol. xxvii, p. 211), Ibn ‘Asākir attribue cette invective au théologien shiite Aḥmad b. Mayṯam b. abī Nu‘aym (m. 281/894). Quant à al-Ḫaṭīb al-Baġdādī, il rapporte un récit qui attribue ce tercet au poète al-Riyāšī. Voir Tārīḫ madīnat al-salām (Chroniques de la ville de la paix), Beyrouth, 2001, vol. xvi, p. 287. 56 Né probablement à Gaza en 150/767, al-Šāfi‘ī est un juriste musulman qui fonda une école de droit qui porte son nom. Il meurt en 205/820. 57 M. Tillier, Les cadis d’Iraq et l’État Abbaside (132/750-334/945), Damas, 2009, p. 106-107. 58 M. Tillier, Les cadis d’Iraq, p. 88. Cette épître est citée par M. Kurd ‘Alī, Rasā’il al-bulaġā’ (les Épîtres des éloquents), Le Caire, 1946, p. 198.

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Akṯam. Les biographes et les historiens s’accordent à lui attribuer un pouvoir considérable : « Il avait une telle emprise sur al-Ma’mūn que le calife le préférait à tous les autres hommes […] En ce qui concerne la conduite des affaires de l’État, les vizirs n’agissaient qu’après avoir consulté Yaḥyā b. Akṯam59 ». Ibn Abī Ḫālid n’est pas le seul poète à invectiver ce cadi. Beaucoup de ses contemporains l’ont également vilipendé en raison de sa conduite sexuelle. Abū Ḥukayma60 est l’un d’entre eux : 1. Nous espérions que la justice se manifestât à nos yeux. Mais c’est la déception qui a succédé à l’espérance. 2. Le monde et ses habitants pourraient-ils prospérer Lorsque le juge suprême des Musulmans se livre à la pédérastie61 ?

Cette myriade d’attaques adressées au même homme semble réduire, voire neutraliser leur potentielle dimension subjective. Dans la mesure où elles sourdent de plusieurs sources, elles témoignent d’une opinion répandue, au moins, dans le milieu poétique. La multiplicité des algarades poétiques révèle souvent un sentiment général, une impression partagée par le peuple. Il n’est pas rare de voir le poète se faire l’écho d’un certain climat qui se répand au sein de la cité. Contestations populaires62, insatisfactions de certains corps de métiers, déceptions des catégories sociales marginalisées, opposition à un projet ou à une réforme ; tous ces événements trouvent dans la création poétique une inestimable caisse de résonnance. Véritable « contre-pouvoir », la parrhèsia poétique dont le blâme, l’invective, l’épigramme, la satire, etc., sont les manifestations principales, est au cœur de la vie politique de la cité : « Certaines invectives virulentes contre les hommes politiques incapables de s’acquitter de leurs tâches témoignent de la présence effective, en terre d’Islam, des contre-pouvoirs qui étaient parfois institués par les princes eux-mêmes63 ».

59 Ibn Manẓūr, Muḫtaṣar tārīḫ Dimašq, vol. xxvii, p. 204. 60 De son vrai nom Rašīd b. Isḥāq b. Rašīq, il naquit probablement à al-Kūfa vers les années 175/791 et mourut probablement en 240/855. Familier du gouverneur du Ḫurāsān ‘Abd Allāh b. Ṭāhir qui le nomma au poste de secrétaire, il le poursuivit lors de ses différents déplacements. On peut citer également les acerbes invectives du satiriste ‘Abd al-Ṣamad b. al-Mu‘aḏḏal, Dīwān, Beyrouth, 1998, p. 169 et 174-175. 61 Al-Mas‘ūdī, Murūǧ al-ḏahab, trad. française C. Barbier de Meynard, Les Prairies d’or, Paris, 1871, vol. vii, p. 48. 62 Dans al-Imtā‘ wa l-mu’ānasa, vol. II, p. 26, al-Tawḥīdī décrit une scène où la masse commence à s’agiter et à se plaindre de la cherté des prix, du manque de nourriture, de la pauvreté et des difficultés pour subvenir à ses besoins. 63 M. Abbès, De l’Éthique du prince, p. 65.

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Finalités personnelles et motivations vénales S’il existe une tradition parrhésiastique bien ancrée dans les rapports entre les princes et les poètes, il en est une autre qui témoigne d’une parole animée unique­ ment par des motivations personnelles. Vengeance et rancune attisent également la colère du poète et donnent libre cours à l’invective et à la critique. La passion déclenche des réactions violentes et montre un autre visage du poète. Déçu par l’attitude du mécène qui refuse un don ou montre une versatilité inexpliquée, le poète ne peut retenir sa verve et lui lance ses flèches envenimées. Une telle réaction de la part du prince cantonne souvent le poète dans l’aigreur et modifie complètement la nature de sa composition. De laudateur, il devient invectiveur ; de panégyriste de cour, il bascule dans le camp des détracteurs impitoyables. Le discours qui semble receler une manifestation de parrhèsia et de franc-parler n’est en réalité que l’expression d’une frustration et d’un mécontentement profonds. Le poème est en apparence une critique sincère du pouvoir et, dans ce cas-là, on est bien dans l’une des « formes de véridiction64 » caractéristiques de la parrhèsia. Mais au fond, il traduit une réaction d’un homme qui sent son égo ravalé et son empire poétique déchu. Sa création étant devenue inaudible et ses requêtes négligées, l’autorité et l’aura poétiques ne sont plus qu’un mirage. La littérature arabe médiévale abonde en exemples de ce type, tant la frustration des encomiastes a dû être un phénomène palpable dans la société de l’époque. Baššār b. Burd65 est l’un de ces poètes dont l’inconstance est un élément caractéristique de son existence comme de sa poésie. Certaines de ses allégeances poétiques changent au gré de la fortune et ses éloges ne résistent pas à ses caprices comme en témoigne sa relation avec le vizir Ya‘qūb b. Dāwūd66. S’adressant au calife al-Mahdī67, il esquisse un portrait foncièrement négatif de son vizir : « 1. Ô Mahdī, quel excellent roi tu es ! Si seulement tu n’avais pas fait de Ya‘qūb b. Dāwūd ton protégé ! 2. Il consacre ses journées aux chants et aux mélodies, De même que la flûte et l’oud agrémentent ses soirées68 ».

Ce distique mêle trois genres poétiques que sont l’éloge, le reproche et l’in­ vective. Si Baššār insiste sur l’excellence du calife dans le premier vers, il ne lui reproche qu’une seule décision : le choix du vizir Ya‘qūb b. Dāwūd. Au lieu de

64 M. Foucault, Le gouvernement de soi, p. 42. 65 Baššār naquit à Bassora probablement en 96/714 et vécut à cheval entre les périodes omeyyade et abbasside. 66 Conseiller et vizir du calife al-Mahdī, Ya‘qūb b. Dāwūd mourut vers 187/803. Il joua un rôle important dans la réconciliation du pouvoir régent avec les ‘Alides. 67 Fils du calife al-Manṣūr, Muḥammad b. ‘Abd Allāh est le troisième calife abbasside (158/775-169/785). 68 Šarḥ Dīwān Baššār b. Burd, Le Caire, Laǧnat al-ta’līf lī-l našr wa l-tawzī‘, 1950-1954, vol. iii, p. 104, v. 1-2.

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s’occuper des affaires de la cité, Ya‘qūb mène une vie de sybarite, passant tout son temps à profiter des plaisirs de la vie et à jouir des délices du pouvoir. Une volonté réformatrice semble animer le poète lors de cette adresse risquée au prince, étant donné qu’il critique l’un de ses proches et puissants vizirs. Baššār se sent concerné par les choix du calife et son devoir de parrhèsiaste la pousse à lui faire part de ses impressions. Mais cette interprétation est mise à mal par les panégyriques qu’il a dédiés auparavant à ce même vizir. Le différend entre les deux hommes remonte à une époque bien lointaine. En raison de ses poèmes d’amour (ġazaliyyāt) de plus en plus osés, voire obscènes, le calife al-Mahdī somme le poète d’arrêter ce type de composition. Centrés sur la débauche et le libertinage, ces poèmes n’étaient pas du goût du calife et de son entourage. En plus de cette interdiction, le calife le priva de ses dons et l’éloigna de sa cour. Pour la regagner, Baššār sollicita l’aide du vizir Dāwūd : 1. Ô toi dont la requête adressée au calife, Se perd entre atermoiement et dénouement : 2. Lorsque l’affaire est compromise, Alors, charges-en Ya‘qūb b. Dāwūd69. Dans ce monologue déclamé à la deuxième personne du singulier, le poète af­ firme qu’il ne s’agit pas d’une affaire personnelle. Si Baššār s’est adressé à ce vizir, c’est qu’il est accoutumé à intercéder en faveur de tous ceux qui sollicitent son aide, et le poète n’est que l’un des prétendants. D’ailleurs, à l’époque médiévale, implorer l’entourage du pouvoir pour parvenir à ses fins était monnaie courante70. Dāwūd est donc décrit comme un destinataire qui ne rejette aucune requête à tel point que Baššār s’imagine que la sienne est acceptée et même résolue par avance. Cette rhétorique de l’obligation implicite est un moyen d’exercer une pression sur son auditoire. Le vizir n’a pas le choix et se doit de répondre favorablement à sa demande. Pour appuyer encore sa requête, Baššār n’oublie pas de mettre en avant les qualités de Ya‘qūb. D’où de longues tirades élogieuses qui contrastent avec les invectives qu’il lui adressera par la suite : 1. Tu es issu d’une famille noble et pieuse Et tu es un homme d’expérience qui ne déçoit point les siens. 2. Contentons-nous de peu, me dit Fuṭayma, D’accord ma belle, si Ya‘qūb accepte une telle situation71.

69 Ibid., vol. iii, p. 59, v. 1-2. 70 Voir par exemple l’intercession de ‘Amr b. Mas‘ada, ministre d’al-Ma’mūn, en faveur du poète al-Ḥusayn b. al-Ḍaḥḥāk pour que le calife lui pardonne ses anciennes allégeances, al-Aġānī, vol. vii, p. 127. De même, les Barmécides ont permis au poète Manṣūr al-Namirī d’accéder à la cour de Hārūn al-Rašīd, al-Aġānī, vol. xiii, p. 98. 71 Dīwān Baššār b. Burd, op. cit., vol. iii, p. 59, v. 3-4.

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Malgré toutes ses tentatives, le vizir refusa d’intercéder en sa faveur auprès du calife. Pour répondre à cette fin de non-recevoir, Baššār décida de se venger de Ya‘qūb. Le poète le satirisa après l’avoir encensé et rappelé que ce vizir était le res­ ponsable de cette situation. Ainsi, loin d’être une manifestation de préoccupation quant à la droiture des administrateurs de la cité, le reproche qu’adresse le poète au calife à propos du choix de Ya‘qūb comme vizir est le reflet de sa déception et de sa désillusion. Les blâmes et les invectives visant le pouvoir ne représentent pas nécessairement une critique désintéressée de ce dernier. Dans le cas de Baššār, il est le signe d’un échec, celui de l’incapacité de sa parole à persuader le pouvoir malgré les artifices rhétoriques qu’elle mobilise. Ce revers dévoile une autre facette de la relation entre le poète et le prince fondée sur l’utilité et l’intérêt. D’où la nécessité de faire le départ entre les finalités personnelles du discours poétique, en prenant en considération ses interminables fluctuations, et celles gratuites et sincères qui témoignent d’une véritable parrhèsia poético-politique. Une fois l’univers de la cour retrouvé, le retournement du poète est souvent marqué par des aspirations vénales qui n’ont pas été satisfaites par le prince. L’échec de l’échange (panégyrique contre rétribution) entre les deux interlocu­ teurs peut amener le poète à changer de camp. La parole poétique révèle alors ses propres contradictions car elle esquisse du pouvoir un nouveau portrait, totalement opposé au précédent. C’est un autre poète, une nouvelle voix qui semble découvrir les défauts et les insuffisances du système alors qu’elle vient d’en faire l’éloge. C’est ce que l’on décèle à travers cette invective d’al-Ḫaṣīb72 par Abū Nuwās73 : 1. Prince des croyants, homme si vertueux Et si unique parmi tous les califes ! 2. Comment une personne aussi sage et avisée Peut-elle nommer al-Ḫaṣīb à la tête de l’Égypte ? 3. Un individu qui ne cesse de changer de religion. Dès qu’il est seul, il se prosterne devant la Croix74.

Dans cette invective, Abū Nuwās met l’accent sur le décalage entre ces deux figures du pouvoir. Au calife al-Ma’mūn, modèle de perfection et d’excellence, s’oppose un gouverneur soumis à l’indévotion et à l’hypocrisie. Il change de religion au gré des circonstances : il est musulman en public et chrétien en privé. Cette duplicité dogmatique aurait été à l’origine de l’invective de ce gouverneur. Considéré indépendamment du reste du recueil, ce poème exprime une remise en cause des décisions califales. Une nomination, bien qu’elle émane du calife 72 Al-Ḫaṣīb b. ‘Abd l-Ḥamīd, chef du dīwān l-ḫarāğ (impôt foncier) et des ḍiyā‘ (service de la distribution des fermes) à l’époque d’al-Rašīd. 73 Né à al-Ahwāz entre 130/747 et 145/762, Abū Nuwās est l’un des plus grands chefs de file de la nouvelle tendance poétique (al-ši‘r al-muḥdaṯ) caractéristique de la période abbasside. 74 Dīwān abī Nuwās, p. 145, v. 1-3.

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lui-même, n’est pas pour autant incontestable car cette autorité n’est pas infaillible et peut se méprendre dans l’appréciation des hommes. Loin de se taire devant cette erreur de « casting », le poète n’hésite pas à réagir et révèle au calife ce qu’il pense du gouverneur d’Égypte. Indirectement, le poète demande au calife de destituer al-Ḫaṣīb. Ce tercet aurait été un bel exemple de manifestation parrhé­ siastique de la parole poétique si Abū Nuwās n’avait pas fait auparavant l’éloge d’al-Ḫaṣīb : 1. Voilà un homme redoutable qui impose la soumission À toute personne obsédée par l’idée de rébellion. 2. Guerrier exceptionnel dans les champs de bataille ; Avide de gloire, il surpasse sans cesse ses rivaux. 3. Et lorsque le calife l’aiguillonne dans une entreprise, Ferme et déterminé, il l’exécute sur-le-champ75. Certes, un poète peut changer d’avis à l’égard d’un prince s’il est déçu par sa politique ou son attitude. Néanmoins, si toute palinodie poético-politique n’est pas par définition vénale, cette interprétation doit être prise en considération dans certaines situations. Le revirement d’Abū Nuwās peut être interprété dans cette perspective car il est lié au refus du gouverneur de répondre à ses attentes. Le laudateur venait en effet de solliciter le soutien financier d’al-Ḫaṣīb : 1. Ô al-Ḫaṣīb, j’espère, en ton giron, vivre Dans une aisance jusqu’à la fin de mes jours. 2. Que ta générosité apaise la souffrance d’un Exilé et qu’elle t’assure ses inépuisables louanges76. Ces discours contrastent avec la gratuité et l’admiration qui caractérisent l’éloge sincère et l’obédience en toute circonstance. De même, ce type de poésie ne peut être classé du côté de la parrhèsia car il relève d’une conception passion­ nelle et émotionnelle de la vérité. La « franchise » d’Abū Nuwās n’est en réalité qu’une expression de son courroux suite à la réaction inattendue du prince. Elle traduit un dire-vrai de façade, un franc-parler synchronique et une illusion de vérité de l’instant et de l’instinct qui se dissipent rapidement lorsque le lecteur adopte un point de vue plus large et une perspective diachronique. Lorsque l’exer­ cice poétique bascule dans la flatterie et le mensonge et devient un pur moyen d’accumulation de richesses, parler de parrhèsia devient une ambition chimérique car « la parrhèsia, c’est d’abord le fait de dire la vérité […]. Le parrhésiaste, ce sera celui qui dit la vérité et qui par conséquent se démarquera de tout ce qui peut être mensonge et flatterie77 ». 75 Ibid., p. 886, v. 14-16. 76 Dīwān abī Nuwās, p. 434, v. 7 et 12. 77 M. Foucault, Le gouvernement de soi, p. 51.

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Certes, la rancune pousse souvent le poète à se retourner contre son ancien mécène. D’où la composition d’invectives mensongères où le portrait idéal de­ vient exécrable et les vertus des vices. Mais la haine et la désillusion ne sont pas les seuls déclencheurs d’une telle réaction. Dans un monde où les rivalités font rage entre les différentes composantes de l’entourage du prince, de nombreux poètes n’hésitent pas à salir la réputation de leurs adversaires pour accaparer l’attention et les privilèges du chef. Mensonges et calomnies fusent dans tous les sens au point que le poète perde toute sa crédibilité auprès du prince. Cette entreprise ne se prive pas de manigances et de machinations censées persuader l’auditoire du bien-fondé de sa requête. ‘Alī b. al-Ǧahm78 est le malheureux porte-parole de cette catégorie de poètes qui tente par tous les moyens de gagner la confiance du prince. Son invective de Muḥammad b. ‘Abd al-Malik al-Zayyāt79 est exemplaire à ce propos : 1. Que Dieu le maudisse immarcesciblement et Qu’Il le voue sans cesse à la damnation éternelle. 2. C’est Ibn ‘Abd al-Malik al-Zayyāt Qui a causé l’éclatement du pouvoir. 3. Il a prononcé des sentences injustes Qui contredisent le Livre de Dieu. 4. Il a signé arbitrairement des arrêtés, Complètement étrangers aux sujets et 5. Plus alambiqués que les remèdes des devins ! Gloire à Celui qui est au-dessus de tout discours80 !

Ce quintil violent témoigne de l’hostilité et de la haine qu’éprouve le poète à l’égard d’Ibn al-Zayyāt. Après s’être éclaté en imprécations contre lui dans le pre­ mier vers, il l’accuse, dans la suite du poème, d’être responsable de la décadence du pouvoir et de mener une politique inique et arbitraire. Le poète cherche-t-il à réformer l’attitude de ce vizir ? Ou ce propos est-il le fruit d’une certaine mésa­ venture avec le destinataire de l’invective ? Al-Iṣfahānī revient sur les causes de leur inimitié et penche plutôt pour la seconde alternative : « Muḥammad b. ‘Abd al-Malik al-Zayyāt s’est détourné de ‘Alī b. al-Ǧahm car ce dernier ne cessait de l’injurier et de l’accuser de tous les maux auprès du calife81 ». 78 Bagdadien de naissance (188/804), ‘Alī est issu d’une famille de fonctionnaires originaire du Ḫurāsān. Après avoir occupé quelque temps des fonctions administratives sous le calife al-Mu‘taṣim, il retrouva sa première vocation de poète dans le giron d’al-Mutawakkil. 79 « Originaire d’une famille de marchands qui exerçaient des fonctions officielles à la cour, Ibn al-Zayyāt se fit remarquer par ses qualités de secrétaire et de lettré, fut appelé par le calife al-Mu‘taṣim, vers 221/836, à exercer le vizirat et contribua, avec le grand-qāḍī Ibn Abī Du’ād, à diriger la politique générale », D. Sourdel, « Ibn al-Zayyāt », dans Encyclopédie de l’Islam, vol. iii, p. 999. 80 Dīwān ‘Alī b. al-Ǧahm, Beyrouth, 2010, p. 81-82, v. 1-5. 81 Kitāb al-Aġānī, vol. x, p. 176.

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Devant l’influence grandissante d’Ibn al-Zayyāt82, ‘Alī b. al-Ǧahm essaye de se rapprocher du nouvel homme fort de Baghdad. Lorsqu’ al-Wāṯiq83 accède au pouvoir, il lui délègue toutes ses prérogatives au point de le laisser nommer Isḥāq b. Ibrāhīm84 gouverneur sur al-Yamāma et al-Bahrayn et de le charger de sécuriser les routes commerciales qui mènent à la Mecque85. Il n’est de meilleur moyen pour gagner l’estime et la considération du calife que de passer par son puissant vizir. Mais les différences doctrinales entre les deux hommes n’ont pas facilité la démarche du poète puisque Muḥammad est plutôt mu‘tazilite alors que ‘Alī avait soutenu Aḥmad b. Ḥanbal. De même, le vizir était si influent qu’il pouvait se passer de l’appui d’Ibn al-Ǧahm dont l’image était ternie par une éthique peu vertueuse. Le vizir refusant tout commerce avec le poète, ce dernier ne put que l’invectiver et pousser ainsi Ibn al-Zayyāt à réagir et à se défendre de telles accusations auprès du calife. Mais ‘Alī b. al-Ǧahm est familier de ce type de manèges, et nous trouvons dans Le Livre des chansons plusieurs anecdotes86 où il est question de ses manigances. À l’époque d’al-Mutawakkil87, il en avait déjà payé le prix car le calife l’avait emprisonné à cause des calomnies et des mensonges qu’il lui rapportait sur ses commensaux : ‘Alī b. al-Ǧahm était un poète éloquent et inspiré. Il était exclusivement tourné vers al-Mutawakkil au point de devenir l’un de ses compagnons. Le calife le détesta par la suite car il ne cessait de discréditer ses commensaux et de ternir leur image. Lorsque le poète se trouvait en tête-à-tête avec le calife, il lui rapportait que les commensaux le blâmaient, le dénigraient et médisaient de lui. Or, dès que le calife cherchait à vérifier ses propos, il n’y trouvait aucun écho. Il l’envoya en exil après l’avoir emprisonné un certain temps88. Pourtant, contrairement au calife al-Wāṯiq, al-Mutawakkil appréciait beaucoup le poète et lui montrait beaucoup d’affection. Mais cette proximité avec l’univers 82 Dans son Tārīḫ (Chroniques), Ibn Ḫaldūn revient sur l’évolution des rapports de force entre les deux hommes : « Après avoir été nommé vizir par al-Wāṯiq, Muḥammad b. ‘Abd al-Malik b. al-Zayyāt se rendit maître de son État et prit le dessus sur ses proches. Il ne prenait pas soin d’al-Mutawakkil et ne reconnaissait pas ses droits. Un jour, alors qu’al-Wāṯiq était en colère contre lui, le calife vint le voir et lui demanda de revenir à la réalité. Mais Ibn al-Zayyāt le salua froidement et lui ménagea un accueil peu enthousiaste ». Voir Tārīḫ, Beyrouth, 2000, vol. iii, p. 341. 83 Surnom du calife Hārūn II, fils du calife al-Mu‘taṣim. Il succéda à son père en 227/842 et régna jusqu’à sa mort en 232/847. 84 Client de Banū Qušayr, Isḥāq b. Ibrāhīm b. abī Ḫamīṣa fut nommé gouverneur sur cette partie du monde musulman en 231/845. Il resta dans cette fonction jusqu’en 235/849, année où il fut remplacé par al-Muntaṣir b. al-Mutawakkil. 85 Al-Ṭabarī, Tārīḫ, vol. ix, p. 140. 86 Voir Kitāb al-Aġānī, vol. x, p. 163, 166, 168, 169-170 et 184. 87 Né à Baghdad en 206/822, Ǧa‘far b. Muḥammad al-Mu‘taṣim est le dixième calife abbasside qui régna de 232/847 à 247/861. 88 Al-Iṣfahānī, Kitāb al-Aġānī, vol. x, p. 163.

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du pouvoir ne le persuada point de cesser de dénigrer ses rivaux. Même lorsque le poète est bien accueilli dans le giron palatial, il ne peut retenir sa langue, au point que tout l’entourage du calife se trouve exposé à ses calomnies. Révolté par une telle attitude et incapable de lui pardonner de tels écarts, al-Mutawakkil le jeta d’abord en prison, avant de l’exiler à Ḫurāsān où il est mis en croix nu durant toute une journée. L’exemple de ‘Alī b. al-Ǧahm met au jour d’autres motivations de l’adresse libre au prince. Au lieu de conduire le poète à un bon usage de la parrhèsia, au sens où elle « se définit, fondamentalement, essentiellement et premièrement, comme le dire-vrai89 », sa verve est mobilisée dans des objectifs mesquins comme les luttes de cour. Loin de vouloir réformer la conduite du prince ou d’attirer son attention sur un dysfonctionnement particulier dans la cité, le poète saisit cette occasion pour réaliser des fins personnelles comme la volonté de détourner le prince de ses commensaux. S’il y arrive, le poète accapare l’attention et la générosité du pouvoir. Animée par la jalousie et l’envie, la parole poétique se trahit devant le pouvoir et éveille ses soupçons. Le prince prend alors le temps de s’assurer de la sincérité et de la gratuité des allégations du poète. Aussi, les accusations mensongères finissent-elles par lui faire perdre tout crédit auprès des califes et précipitent sa chute. Ainsi, la parole poétique peut être également animée par des considérations personnelles comme en témoignent les retournements du poète. Les composi­ tions des poètes sont alors le produit de l’inspiration du moment et de la tyrannie de l’instant. Devant des éloges et des invectives de circonstance, évoquer l’exis­ tence d’une forme de franc-parler et de parole directe serait illusoire. Dès que le poème se soumet à l’occasionnel et à l’événementiel, il perd inévitablement tout lien avec l’univers parrhésiastique. Au contraire, la composition du poète bascule inéluctablement dans le mensonge et la flatterie. Qu’elle soit guidée par la véna­ lité, la déception ou la vengeance, la versatilité du poète exprime l’intrusion du personnel et de l’affectif dans l’approche poétique du politique. Les interminables revirements du poète signent une forme d’autodestruction qui réduit en cendres toute ambition de sincérité et d’authenticité. Mais il est foncièrement spécieux de n’aborder la création poétique qu’à travers ce prisme qui fait de l’utile et du vénal les seules motivations de l’action poétique et restreint par conséquent les aspirations existentielles à l’obsession de la survie personnelle ou communautaire. Devant les écarts du prince ou de ses subalternes, les déviations éthiques et politiques, la corruption et la prévarication, l’inexpérience et l’inhabileté, la parole poétique ne peut se taire et se dresse pour condamner ces dérèglements et mettre fin à des pratiques malsaines. Concerné par les modalités de l’exercice du pouvoir, le poète ne manque pas de rappeler sans cesse au prince l’idéal éthico-politique qui doit guider son action et l’empêcher de dévier vers le règne de l’arbitraire et du passionnel. Il ne s’interdit aucun sujet et délivre sa vérité même lorsqu’elle risque de mettre sa vie en danger. La sincérité et la franchise – souvent indispensables

89 M. Foucault, Le gouvernement de soi, p. 53.

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pour éveiller le prince et lui faire prendre conscience de la gravité de la situation – témoignent de l’existence d’une parole libre, gratuite et osée dans la sphère des poètes. La veine parrhésiastique est un trait de l’expression poétique à l’époque abbasside et dévoile une autre facette des rapports entre savoir et pouvoir à l’époque médiévale, celle d’une parole capable de réformer le politique et d’agir sur le monde.

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Satire et critique allusive dans l’Europe postcarolingienne

Au bout de sept jours, la parole divine me fut adressée : « Fils de l’homme, je te donne comme sentinelle à la communauté d’Israël. Tu écouteras la parole qui sort de ma bouche et tu les avertiras de ma part. Quand je dirai au méchant : ‘Tu vas mourir, c’est certain’, si tu ne l’avertis pas, si tu ne parles pas pour avertir le méchant afin qu’il renonce à sa mauvaise conduite et reste en vie, ce méchant mourra à cause de sa faute, mais je te réclamerai son sang1 ». Cet avertissement de Dieu à son prophète fonde depuis Augustin2 et Am­ broise de Milan3 la responsabilité et l’obligation faites aux élites religieuses chré­ tiennes de la critique du monde. Les évêques en particulier, au moins depuis Eucher de Lyon4 et Cassiodore5, ont été identifiés comme ces speculatores du 1 Cum autem pertransissent septem dies, factum est verbum Domini ad me, dicens : « Fili hominis, speculatorem dedi te domui Israel, et audies de ore meo verbum, et annuntiabis eis ex me. Si, dicente me ad impium : ‘Morte morieris’, non annuntiaveris ei, neque locutus fueris ut avertatur a via sua impia, et vivat, ipse impius in iniquitate sua morietur, sanguinem autem ejus de manu tua requiram » Ez. 3, 16-18. 2 Augustinus Hipponensis, De civitate Dei, 1, 9, éd. B. Dombart et A. Kalb, Turnhout, 1955 (CCSL 47). 3 Ambrosius Mediolanensis, Epistula 74, 2, éd. M. Zelzer, Epistulae et acta, Wien, 1982 (CSEL 82-83). 4 Eucherius, Instructionum ad Salonium libri II, éd. C. Mandolfo, Turnhout, 2004 (CCSL 66), p. 214 : Episcopus superinspector, et ideo propheta ait : Speculatorem te posui domus Israhel. 5 Cassiodorus, Expositio psalmorum, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1958 (CCSL 98), ps. 98, 108 : Episcopus dictus superinspector, eo quod domini gregem, ipsius gratia suffragante quasi pastor cautissimus alta sede custodiat, sicut Ezechiel propheta dicit : speculatorem te posui domus Israel. Giacomo Vignodelli • Università degli Studi di Milano Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 213-242. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131531

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peuple de Dieu que vise la référence à Ézéchiel6. La relation, y compris étymolo­ gique, entre episcopus et speculator héritée d’Isidore de Séville7, a été intégrée à la conception carolingienne du rôle de l’évêque au sein de l’Ecclesia, telle qu’elle s’est développée à partir des années 820, cette conception que Steffen Patzold8 qui l’a identifiée et définie appelle « modèle de Paris ». Outre l’avertissement tiré d’Ézéchiel, la correctio et l’admonitio – prérogatives et devoirs épiscopaux qui prenaient aussi pour objet les rois et l’empereur et revêtaient un rôle central dans la théologie politique carolingienne – avaient pour fondements d’autres passages identifiés par Irene van Renswoude9 en Is. 58, 1 : « Crie à plein gosier, ne te retiens pas, Élève ta voix comme une trompette, Et annonce à mon peuple ses iniquités, À la maison de Jacob ses péchés », dans le psaume 118 (119), 46 : « Je parlerai de tes préceptes devant les rois, Et je ne rougirai point » et dans la deuxième Épître à Timothée 4, 2 : « Prêche la parole, insiste en toute occasion, fa­ vorable ou non, reprends, censure, exhorte, avec toute douceur et en instruisant ». L’impératif de « parler vrai » y compris face aux rois et aux puissants, sans peur de formuler les critiques nécessaires au salut du royaume et de l’âme des gouvernants, peut sembler contradictoire avec une forme spécifique prise par la critique dans les œuvres de certains évêques post-carolingiens, l’allusion. L’attaque voilée et indirecte frappe la cible juste de manière allusive et sans la nommer, contournant le péril inhérent à l’exercice de la parrhèsia10 : elle peut apparaître comme l’exact contraire du « parler franc » du parrhésiaste chrétien11. Notre objectif dans les pages suivantes est de montrer que cette contradiction apparente peut être résolue une fois reconnus la signification de la critique allusive dans le contexte culturel post-carolingien ainsi que le modèle innovant de critique qu’elle appelait. Grâce aux études actuelles sur la réception médiévale des écrits de Perse et de Juvénal, la fin du ixe et le début du xe siècle ont été identifiés comme le moment d’une redécouverte de la poésie satirique antique. Cette réception de la satire à l’époque carolingienne tardive permit d’identifier dans l’allusion l’un des caractères du genre destiné à la reprehensio des pratiques du monde. La rencontre de ces nouvelles lectures, des impératifs de la théologie politique carolingienne

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Une nouvelle édition est en cours de publication : Cassiodoro, Expositio psalmorum. Tradizione manoscritta, fortuna, edizione critica, vol. I, éd. P. Stoppacci, Firenze, 2012. C. Mohrmann, « Episkopos Speculator », dans Études sur le latin des chrétiens, vol. 4 : Latin chrétien et latin médiéval, éd. C. Mohrmann, Roma, 1977, p. 232­252. Isidorus Hispalensis, Etymologiarum siue Originum libri XX, vii, 12, 12, éd. W. M. Lindsay, Oxford, 1911 : Episcopi autem Graece, Latine speculatores interpretantur. Nam speculator est prae­ positus in Ecclesia ; dictus eo quod speculatur, atque praespiciat populorum infra se positorum mores et uitam. St. Patzold, Episcopus. Wissen über Bischöfe im Frankreich des späten 8. bis frühen 10. Jahrhun­ derts, Ostfildern, 2008, p. 511-521. I. van Renswoude, The Rhetoric of Free Speech in Late Antiquity ant the Early Middle Ages, Cambridge, 2019, p. 122-124. M. Foucault, Discorso e verità nella Grecia antica, Roma, 1998, p. 3-13. G. Scarpat, Parrhesia greca, parrhesia cristiana, Brescia, 2001, p. 97-102.

sAtire et critique Allusive dAns l’europe post-cArolingienne

et des contingences de la vie politique de cette période générèrent une première appropriation chrétienne expérimentale du modèle satirique qui fit dès lors son propre chemin dans la culture occidentale. Les Praeloquia de Rathier, évêque de Vérone à partir de 934, constituent la première réflexion sur la critique allusive adressée aux rois qui implique le modèle classique de la satire et offrent le point de départ de notre lecture.

Dans la tour de Walpert Lorsqu’il entreprit l’écriture des Praeloquia en 935, l’évêque de Vérone Rathier se trouvait dans l’embarras. Le roi Hugues (926-945), l’accusant de trahison, l’avait fait capturer et emprisonner dans une tour de Pavie, capitale du royaume : le roi le considérait en effet comme l’un des responsables majeurs de l’appel fait au duc Arnulf de Bavière qui, à la fin de 934, avait tenté la conquête du royaume d’Italie avant d’être rapidement défait par Hugues12. Toutefois, selon le récit qu’en fit Rathier, la vraie raison de l’acharnement du roi contre lui était toute autre : Hugues n’avait jamais accepté qu’il soit nommé évêque d’une des villes les plus importantes pour le contrôle de la partie orientale du royaume. Plus encore, l’évêque avait refusé de consentir à la politique d’Hugues, qui prétendait exercer son contrôle sur les biens de l’Église de Vérone. La critique ouverte du roi que Rathier avait faite à ce propos avait décidé de sa condamnation ; l’accuser d’être impliqué dans l’arrivée d’Arnulf n’était qu’un prétexte pour pouvoir se débarrasser de lui13. Enfermé dans la « tour de Walpert14 », Rathier se dédia à l’écriture d’une œuvre de longue haleine, les Praeloquia, qu’il considérait peut-être aussi comme un moyen de remplir depuis sa prison les devoirs pastoraux qu’il ne pouvait plus assumer15. Les Praeloquia ou Introductions sont un traité parénétique en six

12 Regesta Imperii, I, 3 : Die Regesten des Kaiserreichs unter den Karolingern 751-918 (926/962). Die Regesten des Regnum Italiae und der burgundischen Regna, éd. H. Zielinski, Köln/Weimar/Wien, 1991-2006, vol. 3, n. 1700-1706 et 1708-1710. Voir Liudprandi Cremonensis Antapodosis, III, 52, Liudprandi Cremonensis Opera omnia, éd. P. Chiesa, Turnhout, 1998 (CCCM 156), p. 94. 13 Die Briefe des Bischofs Rather von Verona, 7, éd. F. Weigle, MGH. Die Briefe der deutschen Kaiserzeit, 1, Weimar, 1949, p. 35-36. Ratherius Veronensis Praeloquia, éd. P. L. D. Reid, Ratherii Veronensis Opera, Fragmenta, Glossae, 4, 20, éd. P. L. D. Reid, Fr. Dolbeau, B. Bischoff et Cl. Leo­ nardi, Turnhout, 1984 (CCCM 46A), p. 124-125. 14 Il s’agit probablement de la tour confisquée au juge Walpert, décapité pour trahison avant 931 : Regesta Imperii, I, 3 3, 1609. 15 Sur l’œuvre de Rathier de Vérone, voir Cl. Leonardi, « Leggere Raterio da Verona [1991] », in Medioevo latino. La cultura dell’Europa Cristiana, éd. Cl. Leonardi, Firenze, 2004, p. 355-360 ; Fr. Dolbeau, « Ratheriana I. Nouvelles recherches sur les manuscrits et l’œuvre de Rathier », Sacris Erudiri, 27 (1984), p. 373-431 ; Id. « Ratheriana II. Enquête sur les sources des Prae­ loquia », Sacris Erudiri, 28 (1985), p. 511-556 ; Id., « Ratheriana III. Notes sur la culture patristique de Rathier », Sacris Erudiri, 29 (1986), p. 151-221 ; G. Vinay, Alto medioevo latino. Conversazioni e no, Napoli, 1978, p. 377-389 ; M. Oldoni, « Phrenesis di una letteratura solita­

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livres dans lequel un chrétien trouvait une aide utile dans sa « lutte quotidienne pour le Salut », quelle que soit sa catégorie sociale. Rathier avait en effet divisé l’œuvre d’après les conditions et les fonctions que l’on pouvait rencontrer dans la société de son époque ; il avait réuni et commenté dans chaque paragraphe les passages des Saintes Écritures et ceux des Pères de l’Église qu’il considérait comme les plus utiles pour chaque cas. Dans le premier volume par exemple, il passe en revue plusieurs métiers et les risques majeurs que chacun comporte pour l’âme ; dans le second volume, il s’intéresse aux relations familiales. Nous étudierons ici les troisième et quatrième livres, entièrement dédiés aux rois. Loin de constituer un essai théorique sur les devoirs et les risques du « métier de roi », ces deux livres sont une apologie longue et passionnée : Rathier concentre quasi exclusivement son attention sur les rapports entre roi et évêque, et en particulier sur l’erreur canonique qui consiste pour le premier à émettre un jugement sur le second. Le texte est entièrement organisé autour de son cas personnel ; Rathier va jusqu’à insérer une lettre qu’il avait envoyée à ses ennemis au sein de l’Église de Vérone, les causes principales de sa perte selon lui. Il en insère une seconde dans le Livre V16. Or même s’il parsème le texte de références à lui-même et d’accusations contre le roi, Rathier ne mentionne jamais son propre nom ni celui du roi Hugues. Il défend ce choix par une réflexion sur la contradiction entre son devoir de critique ouverte contre le roi et les risques mortels que ce devoir implique, proposant ainsi une solution originale. Il défend cette solution dès la préface, avec un parallèle patristique allusif qui renferme une attaque violente contre le roi Hugues pour qui réussit à en décrypter le sens : Dans ces [six] livres se trouvent certaines choses dont l’auteur lui-même n’est pas complètement sûr, comme par exemple ce qu’on rappelle aux Livres III et IV des hauts faits et souffrances d’un certain Origène. Mais étant donné qu’à l’occasion de ces passages, cet ouvrage se trouve étayé par les grands témoignages de l’autorité divine, je t’en prie lecteur, pardonne à celui qui raconte tantôt ce qu’il a vu et tantôt ce qu’il a entendu, tantôt ce qu’il tient pour peu assuré et tantôt pour certain, sans te soucier de ce que le contenu des événements narrés soit vrai, faux ou douteux, puisque moins tu considéreras que ces événements s’éloignent du chemin de la justesse, plus tu percevras volontiers les saines vérité et doctrine des réflexions faites à leur propos17.

ria », in Il secolo di ferro : mito e realtà del secolo X. Atti della XXXVIII Settimana di studio del Centro italiano di studi sull’Alto Medioevo, Spoleto, 1991, p. 1007-1043. L’œuvre est composée principalement pendant la période pavésane, mais Rathier a continué à y travailler plus tard : le texte qui nous est parvenu contient des ajouts successifs, dont le dernier remonte à Noël 944 selon Fr. Dolbeau, « Ratheriana II », p. 512. 16 Ratherius Veronensis, prael. 3, 25-28, p. 98-102 = Rather., epist. 1, p. 13-19 et Rather., prael. 5, 12 p. 152 = Rather., epist. 2, p. 20-21. 17 Quaedam in istis opusculis inueniuntur, quae nec auctor ipse penitus approbat, ut sunt uerbi gratia ea, quae de cuiusdam Origenis gestis uel passionibus in libris tertio et quarto commemorat. Sed

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L’Origène dont on raconte les souffrances est Rathier lui-même. Ce passage a pour objectif de justifier les inexactitudes d’un récit allusif, mises sur le compte de l’emprisonnement qui place Rathier dans l’impossibilité de vérifier toutes ses informations. Le lecteur devra donc se concentrer sur le contenu moral de sa réflexion et sur les enseignements tirés des saintes Écritures : ainsi l’apologie de Rathier, inspirée de son cas personnel, devient-elle également utile pour les autres. Le plus intéressant dans ces lignes est que l’auteur ait décidé de se comparer au théologien alexandrin qui subit l’incarcération et la torture durant les persécutions menées par l’empereur Dèce en 250-253. La source historique dans laquelle Rathier puise ses connaissances est sûrement la traduction latine par Rufin d’Aquilée de l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée18. Le parallèle est double car l’Histoire ecclésiastique ne rappelle pas seulement la persécution d’Origène : elle renvoie aussi aux lettres qu’il écrivit à propos de son emprisonne­ ment, comme le fait l’évêque de Vérone19. Cette comparaison, qui était sans doute claire pour le lecteur au fait de l’œuvre d’Eusèbe, a une conséquence implicite mais nécessaire : si Rathier est Origène, alors le roi Hugues est l’empereur Dèce, le grand persécuteur des chrétiens. Cette attaque est reprise plus ouvertement au cours du Livre III, sans toutefois mentionner le roi20. L’Origène de l’Histoire ecclésiastique – et de sa traduction latine, qui le présente sous des couleurs légère­ ment différentes en accentuant sa sainteté21 – n’est pas seulement le prototype du saint théologien persécuté jusqu’au martyre par un pouvoir séculier. C’est aussi l’un des plus grands savants de son époque. Cette comparaison peu modeste ne surprendra pas qui connaît Rathier. Choisir ce modèle plutôt qu’un autre peut cependant étonner, puisque l’évêque emprisonné aurait aussi pu se comparer à Boèce, dont il reproduisait à grand bruit l’existence sans l’avoir voulu. Incarcéré dans une tour de Pavie sur ordre du roi et accusé de trahison exactement comme

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quia occasione horum magnis diuinae auctoritatis testimoniis idem est opus suffultum, da, queso, ueniam, lector, partim uisa, partim audita, partim ambigua, partim comperta narranti, non curans de gestorum continentia, uera, falsa sit aut dubia, dummodo ueritatem sanamque doctrinam sermonum tanto libentius percipias, quanto minus a tramite rectitudinis deuiare consideras. Rather., prael. Praefatio, p. 4. Rvfin., Hist., 6, 39, 5. Voir la narration de Folcuinus Lobiensis, Gesta abbatum Lobiensium, éd. G. H. Pertz, MGH, SS 4, Hannover, 1841, p. 63. Rather., prael. III, X, 19, p. 91-92. Dans un dialogue fictif, le roi défend sa décision d’exiler et incarcérer l’évêque, arguant que nombreux de ses prédécesseurs avaient agi de cette manière par le passé. Rathier répond que chacun a les prédécesseurs qu’il se choisit : il pourra en trouver parmi ceux qui ont torturé ou martyrisé les évêques, mais devra se demander si cela lui convient bien d’être le successeur de rois et d’empereurs de cette sorte. E. Bona, « Origene nella versione di Rufino del VI libro dell’Historia di Eusebio : interventi e differenti accentuazioni », in La biografia di Origene fra storia e agiografia, éd. A. Monaci Castagno, Rimini, 2004, p. 289-310.

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Boèce l’avait été sur ordre de Théodoric le Grand22, Rathier aurait pu faire des Praeloquia sa propre Consolatio Philosophiae, une œuvre que Rathier connaît et cite à plusieurs reprises23. La manière dont l’évêque se qualifie d’exul doit de toute façon être entendue comme une référence à Boèce, ainsi que l’historiographie n’a pas manqué de le souligner24. Le détail est important, car l’œuvre de Boèce a été reçue au Haut Moyen Âge comme appartenant au genre satirique, en raison d’un mélange de prose et de vers typique de la satire ménippée, selon un modèle interprétatif également appliqué au De Nuptiis de Martianus Capella25. Dans le premier paragraphe du troisième livre, qui sert de préface à la partie dédiée au roi, Rathier clarifie davantage sa position concernant sa responsabilité de « dire le vrai ». Filant la métaphore nautique recherchée qui accompagne les introductions de chacun des livres, Rathier demande à Dieu de l’aider à naviguer : Lui seul sait combien l’évêque craint d’affronter cette mer périlleuse et hérissée d’écueils qu’est le thème risqué des livres suivants. L’évêque a peur que la nef de ses Praeloquia fasse naufrage, car elle est cernée par deux dangers : d’une part, l’œil vigilant du Spectateur céleste l’observe, c’est-à-dire que Dieu jugera ses paroles, qui ne doivent pas céder devant le pouvoir séculier par peur ou par intérêt ; de l’autre se présentent la fureur de cette mer, la colère du roi et des puissants26. Rathier, timonier de cet esquif, s’est heurté déjà à l’un de ces récifs et gît encore « avec les dents qui claquent et se mordant la langue » car sa navigation précipitée dans ces eaux troubles ne lui a pas permis de tenir la barre. Bien que nous ayons en effet appris que la fermeté de l’autorité divine est d’une si grande constance qu’elle ne sait épargner personne, ni cajoler personne selon le témoignage des Écritures « Les paroles des sages sont comme des aiguillons et comme des clous bien plantés » [Eccl. 12, 11], nous observons cependant que de nos jours des hommes d’une urbanité raffinée accordent toute leur attention à ce que leurs paroles soient plus prudentes que 22 On voyait à Pavie jusqu’à la fin du xvie siècle une « tour de Boèce » ou des prisons, que l’on ne peut cependant identifier avec certitude à la Tour de Walpert : F. Gianani, « Il disegno della ‘Torre di Boezio’ in Pavia nel ‘Libro di Giuliano da Sangallo’ (Cod. Barb. Vat. Lat. 4424) », Archivio Storico Lombardo, ser. 6, 52 (1925), p. 130-148. 23 Rather., prael. 1, 22, p. 23 ; 1, 23 p. 24 ; 1, 24, p. 25 ; 6, 19, p. 186, qui rapportent respectivement Boeth., cons., 3, 6, 7-10 ; 3, 6, 10 ; 3, 6, 26-27 ; 3, 9, 99-102. 24 N. Staubach, « Historia oder Satira ? Zur literarischen Stellung der Antapodosis Liudprands von Cremona », Mittellateinisches Jahrbuch, 34-35 (1989-1990), p. 461-487, en part. p. 474-475. I. van Renswoude, « The sincerity of fiction. Rather and the quest for self-knowledge », in Ego Trouble. Authors and Their Identities in the Early Middle Ages, éd. R. Corradini, M. Gillis, R. McKitterick et I. van Renswoude, Wien, 2010, p. 227-242, en part. p. 227. 25 N. Staubach, « Historia oder Satira », p. 475-476 ; Boèce, La Consolation de Philosophie, éd. C. Moreschini, trad. É. Vanpeteghem, intr. J.-Y. Tilliette, Paris, 2008 (Lettres gothiques), p. 33-36 ; B. Pabst, Prosimetrum. Tradition und Wandel einer Literaturform zwischen Spätantike und Spätmittelalter, Köln/Weimar/Wien, 1994, II, p. 796-803 ; P. Dronke, Verse with Prose from Petronius to Dante : The Art and Scope of the Mixed Form, Cambridge (Ma), 1994. 26 Rather., prael. 3, 1, 13-30, p. 77.

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vraies, et donnent plus de valeur à ce qu’enseigne le Comique qu’aux mises en garde du Seigneur, préférant l’adage « La complaisance fait des amis, la vérité engendre la haine » [Ter., Andr. 69] à l’affirmation « Si quelqu’un a honte de moi et de mes paroles, le Fils de l’homme, à son tour, aura honte de lui quand Il viendra » [Luc. 9, 26]27. Le choix de Rathier, qui préfère la mort ici-bas à la mort éternelle, a causé son naufrage, à la différence des pseudo-savants à « l’urbanité raffinée » qui, suivant la maxime de Térence, se gardent bien de dire la vérité si elle peut leur causer du tort. À présent qu’il gît sur le récif isolé de la tour de Walpert, Rathier est toujours décidé à suivre les maximes de Dieu et non celles de Térence. Toutefois, il suivra cette fois-ci une voie médiane pour ne pas provoquer inutilement le roi Hugues et ne pas faire l’objet de nouvelles mesures de rétorsion : Nous faisons en sorte au contraire que notre discours soit modéré par cette même maîtresse, la Vérité qui est aussi la Voie [cf. Ioh. 14, 6] qui fait ellemême dire à son propos : « Voici la route, parcourez-la et ne déviez ni à droite ni à gauche » [Is. 30, 21], de manière à ne pas pencher à droite en essayant présomptueusement d’atteindre à ce qui est hors de notre portée [cf. Eccli. 3, 22], ni à gauche en cédant au mensonge par timidité ; nous obtenons ainsi – s’il est permis de dire cela bien que ce soit absurde – que Térence ne peut pas nous reprocher d’avoir alimenté involontairement la haine d’autrui à notre égard, ni le Christ d’avoir préféré l’amitié d’autrui à la vérité. Pour qu’aucun de ces reproches n’advienne, c’est en avançant à pas prudents entre ces deux écueils que nous toucherons la corde de la dignité [royale] tout en cachant la personne du citharède. Ainsi, nous nous remettrons à l’ouvrage en omettant de mentionner le nom de celui qui en fait l’objet28. La solution que propose Rathier afin de dépasser la contradiction entre la nécessaire parrhèsia de l’évêque et le risque de mort que court le prisonnier du 27 Quanquam enim Scriptura dicente : Lingua sapientium sicut stimuli, et sicut claui in altum defixi, nouerimus diuinae auctoritatis ita constantissimam constantiam, ut nulli parcere, neminem nouerit palpare, tamen nouimus ab ipsis quoque urbanae scientiae uiris hodie summa diligentia obseruari, quid cautius quam quid proferant uerius, utilius estimari quod docet comicus quam quod intermina­ tur Dominus, pluris pendi dictum : Obsequium amicos, ueritas odium parit, quam Qui me erubuerit et meos sermones, et hunc Filius hominis erubescet, cum uenerit. Ibid., 31-41, p. 77-78. Constantia est l’une des traductions latines du grec parrhesia dans le Nouveau Testament selon G. Scarpat, Parrhesia greca, p. 143-149 et 168-171. 28 Verum magistra eadem, quae et uia est, Veritate atque per quendam de se ipsa dicente : Haec uia, ambulate per eam, neque ad dexteram neque ad sinistram, satagamus hac arte sermonem moderari nostrum, ut nec ad dexteram altiora nobis presumptiue temptantes neque ad sinistram declinemus falsitati timide cedentes ; quo fit (ut ita loqui quanquam absurde liceat), ut nec Terentius alicuius minus prouide odium in nosmet exacuisse nec Christus alicuius amicitiam minus libere nos notet ueritati pretulisse. Quod ne contingat, inter utraque haec cauto gradientes uestigio sic tangamus dignitatis cordam, ut citharedi taceamus personam ; sic alloquamur ordinem, ut ordinati omittamus nomen… Ibid., 48-58, p. 78.

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roi, est donc l’allusion : pour ne mécontenter ni le Christ ni Térence, il touchera la corde de la royauté sans nommer l’intéressé, c’est-à-dire qu’il adressera ses admo­ nestations morales et ses critiques à la dignité royale en général, sans l’incarner. Cette solution est purement formelle : quiconque parmi les contemporains lira les Praeloquia comprendra que le citharède est le roi Hugues, décryptera les allusions à l’emprisonnement de l’évêque et comprendra la vive condamnation par Rathier des actions du roi. Il y a plus. Bien qu’il dise ne pas vouloir exciter la colère du roi, Rathier emploie une métaphore musicale qui n’a rien de neutre : citharoedus est en effet le nom par lequel Juvénal désigne Néron dans sa huitième satire29. Non seulement Hugues est un nouveau Dèce, mais il est aussi un nouveau Néron, le tyran par ex­ cellence des satires antiques, si on les lit en s’appuyant sur les commentateurs du Haut Moyen Âge30. Rathier est justement l’un des premiers auteurs à réemployer copieusement dans ses œuvres les poètes satiriques de l’époque impériale : il y a neuf citations de Juvénal actuellement identifiées dans les Praeloquia, et tout autant de Perse31. Ce réemploi, toujours plus fréquent à partir de cette époque et également présent chez d’autres auteurs du xe siècle, dépend de la redécouverte des deux poètes satiriques, objets d’une intense activité de copie et de commen­ taire à partir du dernier quart du ixe siècle, en particulier chez des auteurs liés à l’École carolingienne d’Auxerre. Les érudits de l’époque carolingienne tardive ont systématisé et développé les fruits de la tradition scoliastique précédente et la diffusion de leurs commentaires dans le milieu italique, donc de l’intérêt pour la satire, fut, comme nous allons le voir, très précoce.

Occulte tangere Neronem Rathier connaît et réemploie non seulement les vers des poètes satiriques mais également leurs commentaires. François Dolbeau l’a montré récemment32 à propos du Commentum Cornuti in Persium employé dans le cinquième livre des Praeloquia33. L’accessus aux satires de Perse dans ce commentaire – correspondant à la classe A de la tradition scoliastique – met justement l’œuvre satirique sous le signe de l’allusion, quand il explique que ce même Cornuto, mentor de Perse, 29 Iuv. 8, 198-199 : Res haud mira tamen citharoedo principe mimus / nobilis. 30 G. Vignodelli, « La tradizione scoliastica a Persio e Giovenale nel Polittico di Attone di Vercelli e nelle sue glosse », in Il ruolo della scuola nella tradizione dei classici latini : tra Fortleben ed esegesi, éd. G. M. Masselli et F. Sivo, Foggia, 2017, p. 377-428 ; S. Grazzini, « Leggere Giovenale nell’alto Medioevo », in Trasmissione del testo dal Medioevo all’età moderna. Leggere, copiare, pubblicare, éd. A. Piccardi, Szczecin, 2012, p. 11-45. 31 Voir Ratherii Veronensis Opera, Index scriptorum p. 354-355. 32 Fr. Dolbeau, « Pour mieux lire les Praeloquia de Rathier », dans La rigueur et la passion. Mélanges en l’honneur de Pascale Bourgain, éd. C. Giraud et D. Poirel, Turnhout, 2016 (IPM 71), p. 133-151, à p. 149. 33 Rather., prael. 5, 26, 811, p. 162.

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a modifié un vers sur les oreilles d’âne du roi Midas afin que Néron ne puisse pas comprendre que le poète faisait allusion à lui34. Le caractère allusif des attaques contre les empereurs et les puissants qualifie les satires, si on en croit la réception scoliastique de Perse et Juvénal surtout. Les deux poètes se plaignaient d’ailleurs de l’impossibilité où ils se trouvaient de lancer des attaques directes ; ils regrettaient la « liberté de parole » caractéristique de l’époque républicaine, que mit à profit en son temps l’inventor de la satire, Lucilius. La tradition scoliastique du Haut Moyen Âge est réceptive à ce trait : pour n’en citer que quelques-uns35, les commentateurs expliquent que le poète occulte tangit Neronem, « se réfère allusivement à Néron36 » ou « sous les traits de Marius, invective les juges et les princes débauchés qui ont mauvaise réputation37 », ou encore « dit cela de manière générale d’un quelconque parricide de l’époque, mais désigne en fait spé­ cifiquement Néron38 ». Ainsi, la satire de Juvénal n’offre pas seulement à Rathier la métaphore du citharède pour créer une comparaison entre le roi Hugues et Néron. Elle offre aussi le modèle même de la critique allusive faite aux tyrans. L’allusion, qui devrait protéger l’auteur de la colère du tyran, rend en réalité les attaques beaucoup plus efficaces pour qui peut les comprendre. Elle permet de lire les admonestations morales en même temps specialiter, c’est-à-dire en référence à un personnage historique, et generaliter, comme adressées à tous les puissants du monde. C’est précisément la précaution formulée par Rathier dans le guide de lecture que nous avons rencontré dans la préface39. De plus, dans les gloses introductives au prologue de Perse de la tradition tex­ tuelle A, on lit parmi d’autres définitions de la satire, cette explication fantaisiste qui a le mérite de souligner le caractère allusif du genre tel qu’il est compris par les commentateurs : « On appelle satira une loi adoptée par les Romains, qui trompe ceux qui l’écoutent avec des paroles dissimulées, dans le but de dire une chose et d’en signifier une autre40 ». Le lien infondé avec la lex satura ou lex per saturam vient d’Isidore de Séville. Il est motivé par la « multiplicité » ou abondante diversité, première caractéristique du genre satirique aux yeux de la

34 Persius-Scholien. Die lateinische Persius-Kommentierung der Traditionen A, D und E, éd. U. W. Scholz, C. Wiener et U. Schlegelmilch, Wiesbaden, 2009, Vita (24-25), p. 5. 35 Ibid., I 29 (7), p. 22 ; Commentum Cornuti in Persium, éd. W. V. Clausen et J. G. Zetzel, Mün­ chen/Leipzig, 2004, I 29 (11), p. 16. 36 Scholia in Iuvenalem recentiora, secundum recensiones φ et χ tomus I (satt. 1-6), éd. S. Grazzini, Pisa, 2011, I 49 (14), 19. 37 Satirice autem sub persona Marii inuehitur contra iudices et principes dissolutos malaeque famae. Ibid., I 158 (8), p. 56. 38 generaliter quidem de quocumque sui temporis parricida dicit, sed specialiter de Nerone, G. Vigno­ delli, « La tradizione scoliastica », p. 413-422. 39 Rather., prael. Praefatio, p. 4. 40 satira dicitur lex apud Romanos lata, quae fucatis uerbis fallit audientes, ut aliud dicat, aliud uero significet. Persius-Scholien, Adn. (2), p. 6 ; Commentum Cornuti, Adn. (3), p. 1. Voir R. Maltby, A Lexicon of Ancient Latin Etymologies, Leeds, 1991, p. 545, s. v. satura.

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culture antique et médiévale, comme nous le verrons41. « La lex satura est celle qui traite en même temps de nombreux sujets : son nom vient de leur nombre et comme si on parlait d’abondance (saturitas) ; de là vient qu’écrire des satires signifie composer des poèmes de contenu varié, comme firent Horace, Juvénal et Perse42 ». Dans le commentaire du prologue de Perse, la seconde partie de la définition « qui trompe ceux qui l’écoutent avec des paroles dissimulées, reliée de manière désinvolte avec l’information tirée d’Isidore de Séville, concerne précisément l’allusion et la dissimulation qui caractérisent les attaques satiriques. Or cette portion du commentaire se trouve reprise mot pour mot dans la lettre qu’Éracle ou Éveracle de Liège, élève de Rathier de Vérone, adresse vers 968 à son maître. Elle y est associée encore une fois à une citation de l’Andria de Térence, l’un des nombreux indices de l’intérêt des contemporains, et de Rathier en particulier, pour la satire et ses commentaires43 ». Les contemporains comprenaient à l’évidence la centralité de l’histoire per­ sonnelle de Rathier et les allusions des Praeloquia, ainsi qu’on peut le voir dans la manière dont Liutprand de Crémone les décrit dans l’Antapodosis. Dans cette œuvre rédigée avant 962 et inachevée, l’auteur fait une évaluation à première vue incongrue au regard de la gravité du traité parénétique : « …et Rathier, l’évêque de cette même cité, est capturé par lui et relégué en exil à Pavie, où il entama la composition d’un livre plein d’esprit et d’urbanité sur l’épreuve de son exil. Qui le lira y trouvera bien des choses ciselées à cette occasion, qui pourront plaire à l’intellect des lecteurs, non moins qu’elles leur seront utiles44 ». Liutprand de Crémone reçoit les Praeloquia en premier lieu comme un livre sur l’emprisonnement de Rathier. En qualifiant celui-ci d’exilium, il rappelle la présentation que l’évêque de Vérone faisait de lui-même sous les traits de Boèce : la Consolatio a un rôle important dans l’Antapodosis et la référence ne pouvait pas passer inaperçue aux yeux de Liutprand45. Plus significativement encore, il tire l’expression « plein d’esprit et d’urbanité », faceta satis urbanitate, de la définition de l’astéisme contenue dans l’Ars major de Donat. L’astéisme est l’un des sept types d’allégorie, un trope « qui signifie autre chose que ce qu’il énonce », quo aliud significatur quam dicitur. Donat définit plus généralement l’astéisme comme une allégorie caractérisée par l’élégance stylistique, tandis qu’Isidore de Séville le 41 Voir infra, paragraphe 4. 42 Satura vero lex est quae de pluribus simul rebus eloquitur, dicta a copia rerum et quasi a saturitate ; unde et saturas scribere est poemata varia condere, ut Horatii, Iuvenalis et Persii. Isid., or. 5, 16. 43 Epistola Everacli, éd. dans Ratherii Veronensis, Opera, repr. PL 136, col. 688B. G. Vignodelli, « La tradizione scoliastica », p. 416-418. 44 …et Ratherius, eiusdem civitatis episcopus, ab eo captus Papiae exilio religatur. In quo faceta satis urbanitate de exilii sui erumna librum componere coepit. Quem si quis legerit, nonnullas ibi hac sub occasione res expolitas inveniet, quae legentium intellectibus non minus placere poterunt quam prodesse. Liutpr., antap. 3, 52-53, p. 94. Les traductions de l’Antapodosis sont élaborées à partir de celle de Fr. Bougard, Liudprand de Crémone, Œuvres, Paris, 2015. 45 N. Staubach, « Historia oder Satira ? » ; Fr. Bougard, Liudprand de Crémone, p. 27-29 et P. Chiesa, Liutprando di Cremona, Antapodosis, Milano, 2015, p. xlviii.

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présente précisément comme une figure du blâme allégorique raffiné et « sans emportement », sine iracundia, contrairement au sarcasme46. Il n’est pas nécessaire de répéter ici toutes les références à Hugues et à sa propre histoire que Rathier a disséminées dans les Praeloquia, allusives « afin que la vérité ne génère pas du ressentiment contre nous47 ». Il suffit de se rappeler l’aveu que l’évêque fait à la fin de son œuvre : Et, puisque j’ai trouvé pour un peu plus de temps libre que ne l’aurais voulu, je me suis assurément dépeint presque tout-entier dans ces Introductions, en indiquant par écrit, au moyen de certains indices, ma condition, mon origine, mon nom, la charge qui m’a été confiée, ma fortune même (si on peut l’appeler ainsi), mes supplices, la personne de mon persécuteur, et le supplice qui l’attend s’il ne revient pas à la raison, et dont je prie Dieu de le libérer ; et aussi ce qui aurait dû être fait et ne l’a pas été, ce qui n’aurait pas dû être fait et l’a été ; et bien que toutes ces choses se trouvent décrites sous les masques d’autres personnes, afin qu’on ne puisse pas facilement les découvrir, elles sont cependant tellement adaptées à mon cas qu’elles sont immédiatement transparentes quand on les a sous les yeux. S’il plaît à quelqu’un de les examiner attentivement, il pourra trouver que tous ces indices ont été élaborés avec une telle attention qu’il pensera que mon intention subtile, dans cette série si longue d’Introductions, était de les dévoiler48. Dans son œuvre suivante, la Phrenesis rédigée vers 955 dans le contexte d’un autre conflit – qui le vit élu à l’évêché de Liège puis chassé – Rathier trouve de manière encore plus évidente la source de son invective chez les poètes satiriques classiques. Il va jusqu’à s’y comparer au plus féroce des poètes satiriques, c’est-àdire Lucilius, parlant toujours de lui-même à la troisième personne : « On ne le voit épargner personne sinon celui que défend sa propre droiture,

46 Donatus, Ars maior, éd. L. Holtz, Paris, 1981, III, 402, 10, p. 673 ; cf. Isid., or. 1, 37, 30. 47 Rather., prael. 5, 12, p. 151. La centralité dans le discours de Rathier de l’opposition entre veritas et amicitia selon le dicton de Térence se vérifie également dans la suggestion qu’il adresse aux consiliarii dans le premier livre : « Les Anciens avaient un proverbe : Qui parvient dans la clientele d’un homme heureux et puissant doit perdre ou la vérité ou l’amitié », Nam ut uetus sese habet prouerbium : Si in clientelam felicis hominis potentisque perueneris, aut ueritas aut amicitia perdenda est. Rather., prael. 1, 27, p. 28. 48 Et quia ad hoc tempus paulo uacantius quam uolui reperi, in prefationibus quidem me pene totum depinxi, conditionem, genus, nomen, officium commissum, fortunam (si dici audeat) ipsam, supplicia, tortorem ipsum quibusdam indiciis scriptitans meum, et quod illi maneat, nisi resipuerit, supplicium, ex quo, rogo, Deus liberet ipsum ; hinc iterum quid gerendum nec gestum, gestum fuerit nec geren­ dum ; quae cum omnia quasi sub personis aliorum, ne facile ualeant expiscari, uideantur prolata, mihi tamen ita sunt aptata, ut mox fiant aperta, cum obtutibus fuerint presentata ; quaeque uniuersa tam caute inuenire poterit executa, si cui studiose eadem libuerit rimare, ut his propalandis putari possit sagacitas laborasse nostrae intentionis in tam prolixa serie prefationis. Ibid., 6, 26, 1020-1032, p. 195.

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bien que souvent, tel un second Lucilius, il pardonne moins à lui-même qu’aux autres49 ». La réflexion de Rathier concernant la « liberté de parole » était certes causée par les circonstances dans lesquelles il s’était trouvé. Toutefois, la solution de l’allusion à laquelle il parvint ne dépendait pas exclusivement de son statut précaire de prisonnier. Elle s’est nourrie de la redécouverte récente de la satire, tout en combinant la figure chargée de la critique dans la tradition classique, le poète satirique, avec le devoir de dénonciation à matrice prophétique : Rathier cite ponctuellement le passage d’Ézéchiel sur les speculatores, aussi bien dans le Livre III50 que dans la section du Livre V dédiée aux évêques51. La centralité du thème de la parrhèsia, associée au goût pour l’allusion, se retrouvent de nom­ breuses années après la fin de son incarcération, dans la lettre que Rathier envoie au pape Agapet II en octobre-novembre 951. Le roi Hugues mort depuis plus de trois ans, Rathier commente ainsi son attitude à son égard : « J’avoue en revanche que, dès le premier instant où je le vis jusqu’au moment où il rendit son dernier souffle, je lui ai toujours souhaité la même béatitude que celle de l’empereur Théodose, et que son souvenir me cause encore une grande douleur52 ». Le vœu qu’exprime Rathier en référence à Théodose a une signification critique évidente : dans le quatrième livre des Praeloquia, Rathier présente Théodose comme le prince chrétien idéal, qui ne craint pas la veritas et se montre reconnaissant pour les critiques, avant de citer le psaume 118 déjà mentionné. Cette présentation de Théodose dépend de l’anecdote, devenue un topos de la parrhèsia chrétienne53, qui raconte dans l’Histoire tripartite l’altercation entre l’empereur et Ambroise de Milan à cause du massacre de Thessalonique. Ambroise de Milan avait affronté directement Théodose, lui barrant l’accès à l’église du fait de ses péchés, et le conflit n’avait été résolu que par la repentance de l’empereur. Souhaiter la felicitas Theodosii à Hugues signifie donc pour Rathier, lui souhaiter de prendre conscience et de se repentir de ses péchés, ce qu’il aurait pu finir par faire si, tel Théodose, il eût accueilli avec mansuétude la correctio épiscopale.

49 Nulli uero, nisi quem probitas defenderit, uideatur parcere, quamuis nemini sepe minus (alter ut Lucilius) tamen sibi quam ipsi. Ratherius Veronensis, Phrenesis, éd. P. L. D. Reid, in Ratherii Veronensis Opera, Proem. 2, 57-59, p. 200. Ce même Horace, que Rathier cite généreusement dans la Phrenesis comme le meilleur des poètes satiriques (alors qu’il ne semble pas l’avoir utilisé dans les Praeloquia) a fait de lui-même un autre Lucilius, en rappelant précisément les allusions autobiographiques contenues dans sa poésie : « Lui [Lucilius] confiait ses secrets aux livres, comme à de fidèles amis, ne s’en détournant ni si les choses allaient mal, ni si elles allaient bien ; de sorte que la vie de ce vieillard tenait toute entière devant ses yeux, comme si elle eût été peinte sur un panneau votif. Je le suis… », ille velut fidis arcana sodalibus olim / credebat libris neque, si male cesserat, usquam / decurrens alio neque si bene ; quo fit ut omnis / votiva pateat veluti descripta tabella / vita senis. Sequor hunc…, Hor., Sat. 2, 1, 30-34. 50 Rather., prael. 3, 12, p. 86 et 3, 22, p. 96. 51 Ibid., 5, 4, p. 145. 52 Confiteor uero, ex quo eum primitus uidi, usque dum hominem exuit, semper me Theodosii felicitatem imperatoris illi optasse et adhuc eius recordatione me grauiter affici dolore. Rather. epist. 7, p. 36. 53 Cassiod. hist. 9, 30 ; voir I. van Renswoude, License to Speak, p. 137-174.

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Redécouverte des poètes satiriques antiques et goût pour l’allusion dans les Gesta Berengarii imperatoris

Le temps était venu au milieu du xe siècle pour une appropriation et une réélaboration du modèle de la satire classique au prisme chrétien, dont Rathier constitue l’un des premiers exemples. Le travail exégétique qui s’était accumulé sur les poètes satiriques avait désormais atteint une masse critique. Les recherches actuelles sur la fortune médiévale de Perse et Juvénal dessinent le cadre clair de cette évolution. Remontant en arrière, on peut considérer moments et modalités de la redécouverte des poètes satiriques et observer l’émergence d’un contexte propice à la diffusion du goût pour la critique allusive. Les études récentes de Frédéric Duplessis sur le Fortleben de Juvénal, précédées de la publication de l’édi­ tion critique des Scholia recentiora sur les satires par Stefano Grazzini, ont montré que la véritable réception de Juvénal eut lieu seulement dans la seconde moitié du ixe siècle, pour se diffuser ensuite au xe siècle54. Les citations de Juvénal chez les auteurs médiévaux précédents venaient quasiment toutes d’intermédiaires tels que Priscien ou Isidore de Séville. Les premières citations directes manifestes sont celles de Sedulius, qui reprit deux fois Juvénal dans ses carmina et l’employa aussi dans son commentaire de l’Ars Maior de Donat, et surtout celles d’Heiric d’Auxerre : Heiric est le premier à citer amplement les satires dans la Vita sancti Germani composée entre 873 et 87755. L’intérêt de l’École d’Auxerre pour Juvénal trouva sa concrétisation dans le grand travail exégétique de Rémi d’Auxerre, qui donna naissance aux Scholia recentiora (en particulier aux familles textuelles φ et χ), c’est-à-dire à ce qui devint la tradition scoliastique la plus diffusée sur le poète satirique pendant l’ensemble du Moyen Âge, supplantant les Scholia vetustiora, quasiment inconnues jusqu’au début du xvie siècle56. Cette donnée confirme ce qui avait déjà émergé de l’étude sur la tradition des classiques de Birger Munk Olsen : la copie des œuvres de Juvénal s’intensifia fortement à la fin du ixe siècle ; de sept manuscrits conservés pour le ixe siècle, presque tous de la seconde moitié, on passe à 23 manuscrits pour le xe siècle57. Le travail de Munk Olsen mettait en lumière un développement identique pour la tradition directe des satires de

54 Scholia in Iuvenalem recentiora, éd. S. Grazzini, vol. I, Pisa, 2011, et II, Pisa, 2018 ; Fr. Duplessis, « La lectura Iuuenalis (ive-xve siècle) : lectures médiévales des Satires de Juvénal », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études, 150 (2019), p. 222-234 ; Id., « L’Europe post-carolingienne et les débuts de l’aetas iuuenaliana », in Wissen und Bildung in einer Zeit bedrohter Ordnung : der Zerfall des Karolingerreiches um 900, éd. W. Pezé, Stuttgart, 2020, p. 41-76 ; je remercie l’auteur de m’avoir donné accès à ce travail avant parution. Voir V. Mattaloni, I commentatori di Giovenale nel Medioevo (secoli VI-XVI), Firenze, 2018 et E. M. Sandford, « Juvenalis, Decimus Junius », Catalogus translationum et commentariorum : Mediaeval and Renaissance Latin translations and commentaries, éd. P. O. Kristeller, vol. I, Washington, 1960, p. 175-238. 55 Fr. Duplessis, « L’Europe post-carolingienne ». 56 Scholia in Iuvenalem vetustiora, éd. P. Wessner, Leipzig, 1931. 57 B. Munk Olsen, I classici nel canone scolastico altomedievale, Spoleto, 1991, p. 23-32 et 119.

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Perse – on passe ici de quatre manuscrits pour le ixe siècle à 16 pour le xe siècle58. L’étude de Klaus Fetkenheuer sur leur réception chez les auteurs médiévaux a eu des résultats semblables : des reprises épisodiques et indirectes des premiers siècles du Moyen Âge, on passe à la fin du ixe siècle, et surtout au xe siècle, à un réemploi fréquent et conscient. Là encore, un rôle central fut joué par Heiric puis par Rémi d’Auxerre, à qui on doit, là encore, un appareil de commentaire conservé aujourd’hui seulement en partie59. Ce nouveau commentaire alla s’ajouter aux deux traditions scoliastiques diffusées, la tradition A, correspondant au Commen­ tum Cornuti déjà mentionné, et la tradition B. L’École d’Auxerre ne devait pas être étrangère à leur collecte et à leur diffusion60. C’est donc au tournant du ixe et du xe siècle que la satire classique est non seulement citée mais également mise au centre de la réflexion et du débat entre les scholastici en tant que modèle et genre à réélaborer. La première œuvre qui exploita la redécouverte de Perse et de Juvénal, en citant aussi bien leurs satires que les commentaires élaborés par l’École d’Auxerre, montre en même temps un nouveau goût pour l’attaque allusive, sans toutefois lier cette tonalité satirique à la correctio épiscopale comme le fera Rathier quelques années après : je veux parler des Gesta Berengarii imperatoris61. Le panégyrique de Bérenger Ier, roi d’Italie à partir de 888 et empereur à partir de 915, fut composé par un poète resté anonyme au lendemain du couronnement impérial et avant la mort du roi en 924, à une époque probablement plus proche du premier événement que du second. Grâce au récent travail de Frédéric Duplessis, nous savons que l’auteur des Gesta avait voyagé au nord des Alpes et avait mis à profit une éducation aboutie, tant dans le texte du panégyrique que dans la glose qui le commente, la majeure partie de celle-ci étant l’œuvre du poète lui-même62. Il reprend les œuvres et les commentaires des auteurs antiques liés à l’École d’Auxerre, dans le texte comme dans le paratexte : par exemple, les parallèles avec la Vita s. Germani d’Heiric d’Auxerre sont très nombreux63. En outre, l’étude de Fr. Duplessis a montré que les commentaires de Rémi d’Auxerre sur certains auteurs antiques arrivèrent très tôt dans le Royaume d’Italie, se diffusant par exemple dans la région de Milan

58 Ibid., p. 27-32 et 120. 59 K. Fetkenheuer, Die Rezeption der Persius-Satiren in der lateinischen Literatur. Untersuchungen zu ihrer Wirkungsgeschichte von Lucan bis Boccaccio, Bern, 2001, p. 109-123. 60 D. M. Robathan et F. Ed. Cranz, « A. Persius Flaccus », in Catalogus translationum et commen­ tariorum. Mediaeval and Renaissance Latin Translations and Commentaries. Annotated Lists and Guides, III, Washington DC, 1976, p. 201-312. 61 Gesta Berengarii imperatoris, éd. P. von Winterfeld, MGH Poetae 4.1, Berlin, 1899, p. 355-401. Une nouvelle édition critique par Fr. Duplessis sera publiée dans la Continuatio Medievalis du Corpus Christianorum. 62 Fr. Duplessis, « Les sources des gloses des Gesta Berengarii et la culture du poète anonyme », Aevum, 89 (2015), p. 205-263, en part. p. 231-247. 63 Voir la nouvelle édition critique pour les références.

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dès le premier quart du xe siècle. Le poète avait déjà pu prendre connaissance des scholia recentiora de Juvénal en Italie64. Bien que le panégyrique ne soit pas une œuvre satirique, les citations de Perse et Juvénal y sont nombreuses, avec sept parallèles quantifiables pour le premier et jusqu’à une vingtaine pour le second. Dans le cadre de notre propos, le plus intéressant est l’émergence d’un goût pour l’énigme allusive associée au blâme satirique dans certains passages : en effet, bien que les attaques explicites contre les ennemis du protagoniste ne manquent pas, pas plus que les louanges faites à ses compagnons d’armes et partisans, le poète préfère parfois faire allusion de manière énigmatique à certains événements, et toujours à propos de personnages négatifs. Le second livre du panégyrique s’ouvre avec un « catalogue des héros » qui prirent part à la bataille de la Trebbia survenue en 889 entre Bérenger Ier, couronné roi d’Italie l’année précédente, et son adversaire Guy de Spolète, qui lui contestait son trône et se trouve naturellement décrit comme un rebelle à l’origine de la ruine du royaume et de celle de ses soutiens. La liste débute avec les partisans de Guy de Spolète, leur origine et le nombre de guerriers à leur disposition. Au moment d’ajouter à la liste ceux qui étaient restés fidèles au duc de Spolète depuis le début, qui avaient déjà combattu pour lui65 et devaient encore survivre à cette seconde bataille, le poète s’exclame : « Horreur ! Il aurait mieux valu pour eux être morts au combat, / Plutôt que d’avoir vu ces jours pleins de misère. / Car ils furent renversés / Par des destinées diverses66 ». Dans les vers qui suivent immédiatement, il est fait allusion à trois d’entre ces malheureux anonymes au moyen de références énigmatiques : Pour semer l’effroi, Lambert ordonne que l’on décapite Un homme de haut rang. Un autre périt de soif dans les plaines, En voulant éviter les flèches funestes des Hongrois. Un troisième franchit les hauteurs du ciel et l’immensité de l’eau, Le malheureux, pour échapper, s’il le peut, au sceptre bienfaisant. Pauvre intelligence humaine qui ignore ce que l’avenir lui réserve67 !

Les commentaires du poème fournissent les noms des trois infortunés. Le premier est Maginfred comte de Milan, soutien de la première heure de Guy de Spolète et de son fils Lambert qui, en récompense de sa loyauté, lui avaient offert la charge de comte palatin. Cependant, après la prise de Bergame par Arnulf en

64 Fr. Duplessis, « Les sources des gloses », et Id. « L’introduction en Italie des scholies de Remi d’Auxerre sur Juvénal », in Il ruolo della scuola nella tradizione dei classici latini : tra Fortleben ed esegesi, éd. G. M. Masselli et F. Sivo, Foggia, 2017, p. 351-376. 65 Près de Brescia : Regesta Imperii, I, 3, 2, 872. 66 Infandum ! Foret his satius cecidisse duello, / quam miseros uidisse dies. Nam dispare fato / dispe­ riere. Gesta Bereng. II, 45-47. Les traductions sont élaborées à partir de celles de Fr. Duplessis. 67 Iubet tandem Lamberticus horror / Precipuum truncare. Siti perit alter in aruis, / Ungrorum cupit infaustas differre sagittas. / Tertius alta poli scandit supremaque ponti / Tristis, ut almificis sese sustollere sceptris / Forte queat. Hominum, pro, mens ignara futuri ! Ibid., 47-52.

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janvier 894 et la punition exemplaire qui fut infligée à la ville et à son comte Ambroise, Maginfred était passé à l’ennemi. Pendant l’été 896, après le retraite définitive d’Italie d’Arnulf, le roi Lambert qui régnait désormais seul depuis la mort de son père (894), reprit possession de Milan et condamna Maginfred à mort pour trahison. La critique allusive du poète vise surtout Lambert, puisque la décapitation du comte est l’effet d’une Lamberticus horror, c’est-à-dire de la peur qu’éprouve le roi à l’idée d’être à nouveau trahi68. Le second personnage que les commentaires nomment Évrard reste inconnu, sinon qu’il peut d’agir du comte de Tortone, attesté comme un fidèle de Lambert en 895 et 896, et qui mourut probablement lors de l’invasion des Hongrois de 899-90069. Le troisième personnage est Sigefred, comte de Plaisance, attesté entre 892 et 904. Nommé par Guy de Spolète et resté fidèle aux habitants de Spolète sous Lambert, il passa après la mort de ce dernier au service de Bérenger. Mais quand la faction anti-Bérenger invita Louis III à conquérir le royaume d’Italie en 900, Sigefred devint le vassal de celui-ci et obtint la charge de comte palatin et consiliarius. Une fois reconquise la confiance de Bérenger après la première défaite de Louis en 902, il se rangea à nouveau aux côtés du roi provençal à l’occasion de sa seconde campagne en Italie en 904. Cette dernière volte-face lui fut fatale : la fuite vers les cimes montagneuses pour se réfugier dans une forteresse près d’un lac à laquelle le poète fait référence ne pouvait le sauver du sceptre almificus de Bérenger qui le condamna à mort après avoir définitivement vaincu et aveuglé Louis III70. Une critique allusive se cache probablement aussi dans le récit de la mort de Lambert. Le jeune roi mourut lors d’un accident de chasse dans la forêt d’Orba en octobre 898. Les Gesta Berengarii racontent l’événement comme un malheur fortuit. Une seconde version des faits fut toutefois diffusée dans le royaume et rapportée dans l’Antapodosis : le responsable de la mort de Lambert, qui aurait simulé un accident, serait en fait Hugues, fils de Maginfred, ce comte de Milan que le roi avait fait décapiter en 89671. Hugues aurait ainsi vengé la mort de son père, bien que Lambert l’eût couvert de richesses et d’honneurs, l’acceptant parmi ses fidèles pour calmer sa rancœur. À la lumière de cette version des faits, certains éléments du récit des Gesta acquièrent un caractère allusif précis : Par amour de la chasse, s’avance Dans les profondeurs d’un bois, désireux que soit rabattu vers lui un sanglier Ou qu’un ours hideux se précipite à sa rencontre. Mais, tandis que ses impétueux amis tourmentaient les lieux reculés En poussant de grands cris, lui, accompagné d’un seul serviteur, 68 Gesta Bereng. II, 48, glose à praecipuum : Magemfredum significat ; voir Regesta Imperii, I, 3, 2, 1033. 69 Gesta Bereng. II, 48, glose à alter : Eurardum uult intelligi ; voir Regesta Imperii, I, 3, 2, 1035 et 1096. 70 Gesta Bereng. II, 50, glose à tertius : Sigefredum dicit ; dernière attestation du comte de Plaisance Sigefrid, 23 juin 904. Regesta Imperii, I, 3, 2, 1175. 71 Liutpr., antap. 1, 38 et 42, p. 27-29 ; voir Regesta Imperii, I, 3, 2, 1074.

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Alors qu’il éperonnait les flancs de son cheval fougueux, S’étant entravé le cou, tomba sous le poitrail de l’animal Et mit brusquement fin à sa toute jeune vie en se brisant la gorge. Le triste chant du cor réunit ses compagnons éparpillés de tous côtés Et leur révèle la mort cruelle de leur maître. À ce bruit, tout le bois frémit, les oiseaux s’enfuient À tire-d’aile et toutes les bêtes abandonnent Leurs tanières ordinaires. À ce grand bruit s’assemble de toutes parts L’excellente troupe de ses compagnons et elle appelle de ses cris lamentables Le jeune homme que sa gorge rompue rend muet. Celui-ci S’efforce, le malheureux, de faire entendre sa voix brisée. Il s’effondre au milieu de ses efforts, mourant ; Sa langue n’a plus de force et ses mots ne peuvent plus sortir72. Le poète insère ici une information particulière qui n’est pas nécessaire au récit – le roi était resté en compagnie d’un seul serviteur – et se complaît dans la description de la tentative désespérée du souverain d’appeler ses compagnons. Les vers reprennent le modèle de Virgile et soulignent la volonté du roi agonisant de révéler la vérité sur sa propre mort. La « terreur » qui l’avait amené à tirer justice de Maginfred se retourne à la fin contre Lambert, tué par la main du fils du comte : le blâme du poète s’adresse au roi injuste comme au vassal félon, bien que l’histoire ne soit pas racontée ouvertement pour ne pas laisser entendre que Bérenger fût impliqué dans l’assassinat de son rival. L’exemple le plus évident du caractère allusif de la critique du poète est néan­ moins constitué par la représentation de Berthe de Toscane, un des adversaires les plus tenaces et dangereux des protagonistes des Gesta. Berthe était la fille du roi Lothaire II, détentrice de toute la légitimité de son sang carolingien ; les empereurs Lothaire Ier et Louis II étaient son grand-père et son oncle. Après un premier mariage avec Théobald d’Arles, elle avait épousé Adalbert II le Riche de Toscane, allié par sa mère aux Guidonides de Spolète : leur union pouvait être l’occasion pour Adalbert de devenir roi, du moins à la mort de Lambert en 89873. Bien que ce plan n’ait pas été couronné de succès, Berthe fut au centre des 72 Studio iam uadit in altos / Venandi lucos, cupiens sibi mittier aprum, / Informem aut rapidis occur­ rere motibus ursum. / Auia sed postquam nimio clamore fatigant / Prȩcipites socii, ipse uno comi­ tante ministro / Dum sternacis equi foderet calcaribus armos, / Implicitus cecidit sibimet sub pectore collum, / Abrumpens teneram colliso gutture uitam. / Bucina triste canens disiunctos usque sodales / Conuocat ac domini loetum crudele resignat. / Hoc sonitu nemus omne tremit fugiuntque uolucres / Elapsȩ pennis possessaque lustra relinquit / Omne pecus. Tanto sonitu glomeratur utrimque / Lecta manus comitum, disrupto et gutture mutum / Flebilibus iuuenem uocitat clamoribus. Ille / Nititur infelix fractas proferre loquelas. / Succidit in mediis equidem conatibus ȩger, / Ulterius nec lingua ualet nec uerba secuntur. Gesta Bereng. III, 252-269. 73 Liutpr., antap. 1, 39-41, p. 27-28 ; voir Regesta Imperii, I, 3, 2 1065-1066 et infra. Sur Berthe de Toscane, T. Lazzari, « La rappresentazione dei legami di parentela e il ruolo delle donne nell’alta aristocrazia del regno italico (secc. IX-X) : l’esempio di Berta di Toscana », in Agire

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liens politiques qui unissaient les seigneurs italiens adversaires de Bérenger – sa fille Ermengarde avait épousé Adalbert, marquis d’Ivrée – et les rattachaient à la Lotharingie, à la Bourgogne et à la Provence. Elle fut l’une des promotrices des interventions de Louis III en Italie. Hugues d’Arles, qui deviendrait roi d’Italie deux ans après la mort de Bérenger, était son fils né d’un premier mariage. Le poète des Gesta fait donc allusion à Berthe à plus d’une occasion, mais sans jamais la nommer et en la dépeignant comme un monstre : À peine un quatrième été avait-il ainsi réchauffé le Latium Que la Bête, excitée de nouveau par son habituel poison, Répandant depuis les frontières tyrrhéniennes ses sifflements cruels, Soulève le peuple du Rhône, qui avait pour souverain Louis, méprisable pour ses mœurs, mais illustre par sa lignée : Il était lié à Bérenger par sa noble naissance74. Le commentaire précise que la Bête est la dominatrix Tusciae, et ajoute « qui soutient toujours les ennemis » de Bérenger75. Quand il loue l’ascendance caro­ lingienne de Louis III et de Bérenger, le poète oublie volontairement que Berthe était tout autant voire plus carolingienne que ces deux rois. Une seconde allusion à Berthe figure plus en avant dans le quatrième livre, lorsque la tentative de Louis est définitivement éventée et que Bérenger se prépare à recevoir la couronne impériale : Puisque sa voisine Charybde le tenait éloigné des richesses Que la pourpre des ancêtres avait données spontanément à saint Pierre, lui qui, aux âmes pures, ouvre les seuils étincelants, Il envoie au roi des cadeaux apportés par des ministres sacrés, Pour que, se rappelant le jour dernier, il rende leurs droits Aux Romains, qu’il favorise les terres ausoniennes avec l’aide de Dieu, Et que, se tenant prêt à prendre la couronne impériale en échange de cela, Lui seul soit appelé César dans le monde occidental76.

da donna : Modelli e pratiche di rappresentazione (secoli VI-X), éd. C. La Rocca, Turnhout, 2007, p. 129-149 et G. Gandino, « Aspirare al regno : Berta di Toscana », Ibid., p. 249-268. 74 Quarta igitur Latio uixdum deferbuit ȩstas / Hac ratione, iterum solito sublata ueneno / Belua, Tirrenis fundens fera sibila ab oris / Sollicitat Rhodani gentem, cui moribus auctor / Tempnendus Ludouicus erat, sed stirpe legendus / Berengario genesi coniunctus quippe superba. Gesta Bereng. IV, 1-6. 75 Gesta Bereng. IV, 3, glose à belua : beluam uocat dominatricem Tuscię, quę semper hostibus fauit. 76 Quatinus huic prohibebat opes uicina Charibdis, / Purpura quas dederat maiorum sponte beato, / Limina qui reserat castis rutilantia, Petro, / Dona duci mittit sacris aduecta ministris, / Quo memor extremi tribuat sua iura diei / Romanis, fouet Ausonias quo numine terras, / Imperii sumpturus eo pro munere sertum, / Solus et hocciduo Cæsar uocitandus in orbe. Ibid., IV, 92-99.

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Une glose explique là encore que la « voisine Charybde » désigne Belua, c’est-à-dire Berthe de Toscane. L’épithète « monstrueux » indique le danger qu’elle représente : de même que le pape ne peut pas s’approcher des biens donnés par les empereurs au trésor de Saint-Pierre que Berthe s’est appropriés, de même Bérenger ne peut surmonter l’obstacle qu’elle représente, du moins à ce moment-là, sur la voie qui peut le mener à Rome et au couronnement impérial77. La dangerosité de Berthe pour celui qui s’en approche pourrait être à l’origine d’une troisième allusion, selon l’interprétation proposée par Tiziana Lazzari78. Dans le second livre, au sein du « catalogue des héros » déjà cité, le poète rappelle le souvenir de trois frères, fils du comte Suppo II (874-882). Ils furent parmi les plus importants soutiens de Bérenger qui avait épousé leur sœur Bertille79 : Aux côtés , marchent également les trois foudres de guerre Supponides qu’au roi bien aimé alliait, à cette époque, Une épouse dévouée – qui devait plus tard mourir par le poison Après avoir bu les incitations malveillantes de Circé80.

Le récit se réfère au contexte qui précède immédiatement la bataille de la Trebbia de 889 et fait allusion au destin de la reine et de ses frères Adelgis II (880-890) comte de Plaisance, Wifred II (888-912), successeur de son frère à Plaisance et consiliarius du roi et Boson (888-913), ainsi que le rappellent les gloses81. Bertille, qui avait jusqu’alors joué un rôle central dans le réseau politique de son mari, tombe en disgrâce entre 911 et 915, disparaît de la scène politique et meurt, probablement sur ordre de Bérenger Ier. Sa chute entraîna inévitablement l’éloignement de ses parents, comme l’atteste un diplôme de 913 qui accuse l’infidelis Boson de rébellion82. C’est aussi ce que les vers suggèrent, qui opposent la fidélité des « foudres de guerre » en 889 à la défection de leur sœur Bertille. Unique source sur cette histoire, ils font allusion à la raison qui causa la fin de la reine : Bertille serait morte après avoir été ensorcelée par les philtres d’une « Circé ». L’historiographie a compris l’expression peritura venenis au sens littéral, « empoisonnée », mais elle pourrait être interprétée au sens figuré : Bertille aurait péri « à cause du venin », parce qu’elle « aurait bu les incitations hostiles »

77 Ibid. 92, glose à Charibdim : hanc uocat modo Charibdim, quam supra belluam uocauit. 78 T. Lazzari, « La rappresentazione », p. 141-143. 79 Fr. Bougard, « Les Supponides : échec à la reine », dans Les élites au haut Moyen Âge : crises et renouvellements, éd. Fr. Bougard, L. Feller et R. Le Jan, Turnhout, 2006, p. 381-401 ; G. Vigno­ delli, « Supponidi », in Dizionario Biografico degli Italiani, Roma, à paraître. 80 Pariter tria fulmina belli / Supponidae coeunt, regi sotiabat amato / Quos tunc fida satis coniunx, peritura uenenis / Sed, postquam hausura est inimica hortamina Circes. Gesta Bereng. II, 77-80. 81 Ibid., II, 77, glose à Supponide : Supponide patronomicon est a patre et per sistolen corripitur « po » sillaba uel per licentiam, que est in propriis. Tres autem fuerunt filii Supponis in prelio : Adalgisus, Wifredus et Boso. Ibid. II, 79, glose à coniunx : quia soror eorum coniux regis erat. 82 I diplomi di Berengario I, éd. L. Schiaparelli, Roma, 1903 (Fonti per la storia d’Italia 35), p. 244-245, n. 91.

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de Circé, c’est-à-dire de Berthe de Toscane83. L’hypothèse est soutenue par les importants parallèles entre les passages rappelés ci-dessus : Berthe est une bête féroce pleine de venin qui incite Louis à l’aventureuse conquête italienne parce qu’elle soutient toujours les ennemis de Bérenger, finissant toutefois par causer leur disgrâce et, comme Charybde, entraînant dans son tourbillon ceux qui s’en approchent de trop près. Cette hypothèse trouve par ailleurs d’autres confirmations dans le contexte historique. Bertille avait en effet un motif pour se rapprocher des marquis toscans, protéger son petit-fils Bérenger II, fils de sa fille Gisèle et unique mâle de sa descendance qui puisse un jour monter sur le trône ainsi que l’annonçait son nom royal. Le marquis Adalbert d’Ivrée, père de Bérenger II, s’était remarié après la mort de Gisèle vers 910 à la fille même de Berthe de Toscane, resserrant ainsi le lien qui l’unissait à la Marche de Toscane84. Ce qui nous intéresse le plus ici est le jeu de la critique allusive qui met au défi les lecteurs et leur capacité à saisir les allusions, ainsi qu’on peut le déduire de la glose de Circé : « On sait bien qui est l’auteur des incitations qui la conduisirent à sa perte. Selon le mythe en effet, Circé était fille du Soleil : au moyen de philtres et d’enchantements, elle transformait les hôtes qui la visitaient sous des formes diverses ; on peut donc bien appeler Circé cette femme dont les insinuations firent modifier à la reine sa droite conduite85 ». Un passage de l’Antapodosis de Liutprand de Crémone peut conduire à interpréter le surnom de Berthe de Toscane comme une allusion plus perfide encore. Liutprand raconte en effet la tentative d’Adalbert le Riche de conquérir le trône en se rebellant contre Lambert à l’été 89886. Il ajoute que la fomentatrice de la trahison était son épouse Berthe, qui voulait « faire le roi », forte de son réseau d’alliances et de sa propre ascendance carolingienne. Lambert, toutefois, défit l’armée d’Adalbert en le surprenant dans ses campements et captura le marquis de Toscane qui, dans sa fuite, avait cherché refuge dans une étable. Dans le récit de Liutprand, le roi apostrophe le prisonnier : « Ta femme, Berthe, a prophétisé avec l’esprit d’une sibylle, je crois, en promettant de faire de toi grâce à sa science ou un roi ou un âne. Mais vu qu’elle n’a pas voulu te faire roi ou, comme il est plus probable, ne l’a pas pu, pour ne pas être démentie elle a fait de toi un âne en te forçant à te défiler vers l’étable avec les bestiaux d’Arcadie87 ! » Cette plaisanterie dépend-elle seulement de l’inventivité littéraire de Liutprand ou s’agit-il d’une 83 G. Vignodelli, « Supponidi ». 84 T. Lazzari, « La rappresentazione », p. 141-143. 85 Nota res est, cuius hortamine perierit. Nam Circe secundum fabulam filia Solis fuit, que ospites ad se uenientes quibusdam herbis et carminibus in diuersas mutabat figuras : bene ergo « Circe » dicitur mulier illa, cuius suasionibus permutauit regina statum rationis honeste. Gesta Bereng. II, 80, glose à hortamina Circes. 86 Regesta Imperii, I, 3, 2 1065-1066. 87 Sibillino spiritu uxorem tuam Bertam prophetasse credimus, quae te scientia sua regem aut asinum facturam promisit. Verum quia regem noluit aut, ut magis credendum est, non potuit, asinum, ne mentiretur, effecit, dum te cum Arcadiae pecuaribus ad praesepe declinare coegit ! Liutpr., antap. 1, 39-41, p. 27-28.

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anecdote qui circulait dans les cercles de la cour ? Dans ce dernier cas, l’auteur des Gesta Berengarii y fait allusion quand il parle de Circé-Berthe « qui avait transformé son époux en âne plutôt qu’en roi ». Le parti pris de ponctuer son panégyrique d’attaques voilées et compréhensibles seulement par un public de cour bien informé, peut avoir été suggéré à l’auteur des Gesta par sa rencontre avec la satire et les nouveaux commentaires élaborés par l’École d’Auxerre. Le poète est à la fois le premier auteur à employer généreusement aussi bien les uns que les autres, et à montrer un goût spécifique pour la critique allusive. Quinze ans plus tard, Rathier rattache ce modèle satirique à la critique épiscopale contre les rois et les puissants du monde, dans une réflexion parvenue déjà à maturité sur les modalités de la critique chrétienne, sur celles de la critique antique et sur la possibilité de les combiner. Sa proposition fut reprise et développée par Atton de Verceil, évêque à partir de 924, dans une œuvre qui constitue une première synthèse épiscopale de la satire et de la critique chrétienne à matrice prophétique.

Une nouvelle synthèse épiscopale : satire et prophétie dans le Polyptique d’Atton de Verceil L’emploi conscient des poètes satiriques par Rathier, jusqu’à les mimer dans leur fonction de critiques des coutumes mondaines et des vices des puissants – et parfois des siens propres – se nourrissait donc de leur redécouverte récente et actualisait un genre à la mode parmi les scholastici de l’Europe post-carolingienne. Si leur réception comme reprehensores pouvait s’accorder avec la vision chrétienne – et chez Rathier s’unir à une vraie passion pour l’érudition antique – l’usage des poètes païens comme modèles posait tout de même un problème pour les auteurs chrétiens du Moyen Âge central. Ces contradictions et ces intérêts, probablement stimulés par la proposition de Rathier88, sont aux fondements de la dernière et plus complexe œuvre d’un de ses contemporains, l’évêque Atton de Verceil, le Polipticum quod appellatur Perpendiculum89. Écrit entre 952 et 958, le « Polyptique appelé le Fil à plomb » achève un parcours pastoral, culturel et politique qu’Atton avait entrepris trente ans plus tôt quand il était monté en 924 sur la cathèdre de Verceil90. Avec cette œuvre, le vieil évêque offrait une 88 En effet, Rathier est probablement le destinataire anonyme de l’œuvre, voir infra. 89 Attone di Vercelli, Polipticum quod appellatur Perpendiculum, éd., trad. et notes G. Vignodelli, Firenze, 2019 (Edizione Nazionale dei Testi Mediolatini d’Italia 54). L’unique édition critique, incomplète, était celle de G. Goetz, Attonis qui fertur Polypticum quod appellatur Perpendiculum, Leipzig, 1922, p. 14-54. 90 Bibliographie sur Atton de Verceil, dans L. G. G. Ricci, « Atto Vercellensis episcopus », in La trasmissione dei testi latini del medioevo. Mediaeval Latin Texts and Their Transmission (Te.Tra), éd. P. Chiesa et L. Castaldi, vol. 2, Firenze, 2005, p. 118-123. Autres références générales : B. Valtorta, Clavis Scriptorum Latinorum Medii Aevi. Auctores Italiae (700-1000), Firenze, 2006, p. 47-60 ; G. Vignodelli, Il filo a piombo. Il « Perpendiculum » di Attone di Vercelli e la storia politica del regno italico, Spoleto, 2011.

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interprétation épiscopale de la récente histoire politique du royaume d’Italie, une féroce critique de la conduite des gouvernants unie à une forte défense de l’insti­ tution royale, combinée avec un outil pour l’éducation du clergé. La complexité volontaire de l’œuvre dans sa version complète (rédaction A) amena Atton à en créer une seconde version explicative (rédaction B) dotée d’un ample paratexte sous forme de près de trois mille gloses marginales et interlinéaires à l’usage des scholastici et de quiconque « souhaiterait l’étudier à fond ». Il s’agit d’une vraie et claire enarratio rhétorique et grammaticale modelée sur celles qui éclairent les auteurs antiques91. Le problème de la légitimité royale, ou plutôt de l’illégitimité, se trouve au centre de cette œuvre. Le Polipticum est en effet un avertissement contre l’usurpation, en particulier contre l’usurpation d’un trône déjà occupé par un détenteur légitime92. Il s’agit d’un écrit à thèse, modelé sur la péroraison : usurper un trône en chassant son détenteur est un péché d’une gravité extrême et ne peut conduire qu’à la défaite dans cette vie et à la damnation dans la suivante. Cela ne peut être justifié d’aucune façon, pas même si le roi en charge semble un mauvais prince aux yeux de ses sujets : il n’est pas en effet permis de renverser le roi que le Seigneur a donné, car une impiété pareille porte avec elle une chaîne de conséquences néfastes. Pour prouver cette thèse, Atton examine l’histoire politique récente du royaume d’Italie, de 888 aux environs de 95293. Il s’agit toutefois d’un récit conduit sans jamais nommer les rois ou les puissants dont les agissements sont discutés. Atton fait référence de manière allusive aux événements, mais d’une manière telle qu’ils sont clairement identifiables pour le lecteur informé – comme pour les historiens actuels heureusement. Il est possible de reconnaître des références précises et univoques aux divers rois qui se disputèrent la couronne d’Italie et en premier lieu au roi Hugues : Hugues est le prototype même de l’usurpateur pour Atton, qui analyse en détail son règne néfaste94. Une fois comprises la structure rhétorique et la datation de l’œuvre, son objectif politique est évident : il s’agit de condamner la première expédition en Italie d’Otton Ier (951-952), vue comme une énième usurpation voulue par les seigneurs italiens, et de déconseiller un nouvel appel au roi de Germanie. Selon Atton, Bérenger II, bien que son comportement soit critiquable, est un roi légitime. Le Polipticum est donc l’une des rares sources opposées à Otton qui nous soit parvenue ; elle exprime une position politique diamétralement opposée à celle de l’Antapodosis, dont le but est de délégitimer Bérenger II et de justifier la conquête ottonienne95.

91 Voir l’introduction de la nouvelle édition. 92 C’est l’interprétation proposée dans G. Vignodelli, Il filo a piombo, en particulier p. 21-62. 93 Le récit est donné dans la première partie de l’œuvre (cap. 1-32 de la nouvelle édition), tandis que la seconde partie est dédiée à la démonstration de la thèse de la péroraison, au moyen d’exemples bibliques et historiques (cap. 33-50). 94 G. Vignodelli, Il filo a piombo, en particulier p. 69-107. 95 Ibid., p. 43-63.

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Atton présente l’usurpation comme l’origine de tous les maux du siècle. Elle est la forme principale et la plus périlleuse de la maladie qui afflige en permanence le monde, la superbia des puissants, leur soif démesurée de gloire terrestre96. La critique de l’évêque n’est pas formulée seulement contre les usurpateurs mais frappe également, et même avant tout, les puissants qui les soutiennent : aveuglés par leur superbe, ils refusent de se soumettre à leurs souverains légitimes et soutiennent les usurpateurs – lesquels seront à leur tour trahis – dans le seul but d’accroître leur pouvoir. Le caractère satirique de l’œuvre est déjà évident dans cette brève synthèse de son contenu, et Angelo Mai l’avait reconnu avec finesse dans son édition de 183297. Tous les protagonistes d’Atton, rois, grands et petits seigneurs, désirent ardemment des positions bien trop hautes pour eux et oublient ainsi la vraie gloire, celle du Ciel. Il se rendent coupables des péchés les plus abjects, à commencer par le péché d’infidélité. Or celui qui procède ainsi sera vaincu au terme de sa vie terrestre et damné. L’avertissement de l’évêque de Verceil et son analyse de la politique contemporaine sont nécessairement placées en effet sur le plan de l’eschatologie, individuelle et collective. Le « fil à plomb » que l’évêque tend n’est pas seulement un instrument positif pour reconstruire le royaume sur les bases de la légitimité et des enseignements tirés des Saintes Écritures ; il représente la Norme divine qui s’exercera au jour du Jugement, référence à Isaïe 34, 11, où Dieu applique un fil à plomb et rend son jugement contre Édom98. L’évêque se fait donc l’interprète de la critique prophétique sur la conduite du peuple de Dieu et la combine à la critique satirique, ainsi que le double-titre en témoigne. Si le second terme du titre, Perpendiculum, constitue le prénom de l’œuvre en référence à Isaïe, le premier terme en revanche, Polipticum, en proclame le genre. Dans l’appareil de commentaire qu’Atton propose avec l’aide de ses collaborateurs de l’École de Verceil, le mot est expliqué en ces termes : « Polyptique : le polyptique est la description de nombreuses choses. Poli en grec signifie ‘de nombreuses choses’. En effet, il ne s’occupe pas d’une seule chose en particulier, mais dénonce les crimes de la plupart des personnes99 ». La critique des mauvaises actions de nombreuses personnes – de tous en vérité – et la multiplicité de l’argument et du style adoptés, sont les caractéristiques de la satire, comme Atton pouvait l’apprendre chez Isidore, source de sa glose : Les nouveaux comiques, appelés également Satiriques, comme Horace, Perse, Juvénal et d’autres, prennent comme cible les vices les plus répandus. Ils s’en prennent en effet aux méfaits de tous, et ne s’épargnent ni de décrire le pire 96 Atto Verc., perpend. 1-3. 97 A. Mai, Scriptorum veterum nova collectio, VI, 2, Roma, 1832, p. 42, repr. PL 134, Paris, 1853, col. 859-860. Voir N. Staubach, « Historia oder Satira ? ». 98 G. Vignodelli, Il filo a piombo, p. 166-169 et Id., « Politics, Prophecy and Satire : Atto of Vercel­ li’s Polipticum quod appellatur Perpendiculum », Early Medieval Europe, 24 (2016), p. 209-235, en particulier p. 225-226. 99 Polipticum : polipticum est multorum descriptio. Pol grece multorum dicitur. Non enim specialiter tantum de uno loquitur sed plurimorum corripit a. Atto Verc., perpend. C, Tit, glose F.

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ni de critiquer les péchés et le comportement de qui ils veulent. […] On les appelle satiriques parce qu’ils sont pleins d’éloquence, ou pour la saturitas, c’est-à-dire l’abondance et le nombre : ils parlent de beaucoup de sujets en même temps100. L’œuvre qui « dénonce les crimes de la plupart des personnes » est donc un « Polyptique », et ce terme doit être compris comme une glossema inventive qui renvoie précisément à la satire, en faisant allusion à ce qui, selon la perception médiévale du genre, était sa caractéristique principale, soit la multiplicité du contenu – multiples critiques directes et cibles multiples – et celle d’un style varié et riche de tous les types d’éloquence101. Le lien programmatique entre critique prophétique et satire est repris immé­ diatement après le titre dans le très dense Argumentum qu’Atton place au début de son œuvre : Les sophistes n’expliquent pas le chaos. J’insisterai pour dénoncer à voix haute l’erreur constante dans le monde. Ce ne sont pas ici les plaisanteries qui cibleront avec cette plume fidèle, ni les oscilla mises en branle. Las désormais, je tendrai un Fil à plomb. Et ni l’épée, ni un breuvage de l’Attique dans mon gosier, ne pourront faire taire sa voix102. Ce texte est tiré de la version A. Il se caractérise par une disposition travaillée des mots, obtenu par l’utilisation d’hyperbates et les effets rythmiques du cursus. Vu sa complexité, il est nécessaire de l’examiner phrase par phrase. Le « chaos » doit être compris selon la définition du Liber glossarum comme une confusio rerum, le Liber étant la principale source des glossemata du Polyptique et des gloses qui les commentent. La Consolatio de Boèce étant l’une des plus importantes sources de la réflexion du Polyptique, il est probable qu’Atton utilise un terme destinée à indiquer la confusio au sens boécien103, soit la victoire des méchants en ce monde. De plus, la confusio constitue la traduction de Babylone selon les Pères de l’Église et, en particulier dans les deux œuvres les plus citées dans le Polyptique que sont l’Expositio psalmorum de Cassiodore104 et le commentaire de Jérôme sur

100 novi, qui et Satirici, a quibus generaliter vitia carpuntur, ut Flaccus, Persius, Iuvenalis vel alii. Hi enim universorum delicta corripiunt, nec vitabatur eis pessimum quemque describere, nec cuilibet peccata moresque reprehendere. […] Saturici autem dicti, sive quod pleni sint omni facundia, sive a saturitate et copia : de pluribus enim simul rebus loquuntur. Isid., orig. 8, 7, 7-8. 101 G. Vignodelli, « Politics », p. 230-232 et Id., « La tradizione scoliastica », p. 413-422, avec la bibliographie de référence. 102 Non chaos explicant sophystę. Bombinare leuum exsequar assiduum orbi. Non ocia hic hoc calamo concussa pistico nec osilla pinsabunt. Fessus iam hinc Perpendiculum ponam. Non aciare cuius uocem compescere poterit, nec Attica in rumine zema. Atto Verc., perpend. A, Arg. 1-5. 103 Boeth., cons., IV, 5. Boethius, De consolatione philosophiae, Opuscula theologica. Editio altera, éd. C. Moreschini, Munich/Leipzig, 2005. 104 Cassiod., in psal. 136, 29-36 : Diaboli ciuitas, quae Babylonia dicitur, cuius interpretatio significat confusionem.

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Isaïe105. Les sophistae qui ne réussissent pas à expliquer le chaos terrestre sont des faux savants, ceux qui sont uniquement formés dans les sciences d’ici-bas, artes saeculares comme les viri urbanae scientiae de Rathier. L’Argumentum s’ouvre donc sur l’affirmation que, toute raffinée qu’elle soit, la connaissance des artes saeculares ne peut pas suffire sans la direction des Écritures à comprendre le chaos du monde, c’est-à-dire la victoire des méchants ici-bas, la confusio de la Babylone terrestre. Au fondement de la seconde phrase se trouve l’injonction de Dieu au pro­ phète Isaïe citée au début de cette étude (Is. 58, 1) : « Crie à plein gosier, ne te retiens pas, Élève ta voix comme une trompette, etc. ». Atton la reprend aussi dans le De pressuris ecclesiasticis, ample traité sur le rapport qui doit unir le royaume et les églises, et sur les vexations que le premier inflige aux secondes, à propos de l’obligation de dénoncer les crimes des puissants106. Par conséquent, Atton « insistera », c’est-à-dire ne cessera pas de « dénoncer à voix haute l’erreur constante dans le monde ». Le verbe bombinare équivaut à conuiciare, clamare, soit « réprimander » et « proclamer » selon la définition du Liber glossarum, qui le rapporte toutefois sous la forme bobinare. La choix de la forme bombinare est suggérée à Atton par la tradition scoliastique de Perse I, 99 qui explique « c’est le son des trompettes que l’on appelle bombus, rauque et plutôt grave107 ». Le verbe bombinare en vient ainsi à signifier « proclamer à voix haute, avec un son similaire à celui d’une tuba », dans une parfaite correspondance avec le passage d’Isaïe. L’erreur constante du monde que l’auteur est appelé à dénoncer est la soif de la vaine gloire108. Dans la troisième phrase, l’auteur précise la manière dont il conduira sa dé­ nonciation, en opposition avec les sophistes. « Ici », c’est-à-dire dans cet ouvrage, ce ne seront pas les facéties et les oscilla concussa qui « cibleront » l’erreur du monde avec une plume fidèle. Le verbe pinsare (cibler) vient de Perse I, 58-61, où il signifie « adresser des attaques dérisoires et futiles ». La référence à Perse, la première d’une série fournie, renvoie au but commun à l’œuvre d’Atton et aux satires antiques, c’est-à-dire la reprehensio des coutumes du monde par la « plume fidèle », la description crue et sans fard des méfaits des puissants109. La glose d’Atton commentant le terme oscilla est malheureusement lacunaire. Il me semble probable que le terme doive être entendu comme le pluriel d’oscillum, le « masque votif » et non comme oscilla, la « balançoire ». L’usage d’oscillum constitue en effet un rappel significatif des Géorgiques :

105 Hier., in Is. 13, 48, 20 : ut egrediamur de Babylone, id est, confusione istius mundi. Hieronymus, Commentarii in Isaiam, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1963 (CCCM 73, 73A). 106 Atto Verc., press. 3, 155-157 dans J. Bauer, Die Schrift « De pressuris ecclesiasticis » des Bischofs Atto von Vercelli, Untersuchung und Edition, Diss. Tübingen, 1975. 107 bombus autem sonus est tubarum raucus, nec ualde acutus, Schol., pers. A 1 99 (7), Persius-Scholien. 108 Atto Verc., perpend. A-B, 1. 109 G. Vignodelli, « La tradizione scoliastica », p. 389-405.

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d’Ausonia aussi les colons, gens venus de Troie, Plaisantent en vers sans art et avec des rires immodérés Et ils tirent des carrières d’horribles visages en dur Et toi, Bacchus, ils t’invoquent avec des chansons joyeuses et suspendent À un pin haut, en ton honneur, de petits masques (oscilla)110 Les oscilla qui se balancent, ces masques votifs accrochés en l’honneur de Bacchus, sont indissociables de la licentia Fescennina : dans les fescennins en effet « étaient exprimés des blâmes sous forme de plaisanteries » selon la tradition scoliastique dédiée à Horace111. Ils symbolisent la dérision oiseuse et facétieuse caractéristique des païens, à laquelle Atton oppose la fixité de son Fil à plomb. Désormais las de tout cela, l’auteur tend le perpendiculum, instrument de la cri­ tique sérieuse qu’il fait de l’erreur du monde. Les troisième et quatrième phrases renvoient donc au modèle satirique antique, tout en suggérant son dépassement : l’auteur compose une reprehensio à la manière des poètes satiriques mais, à la différence de leurs ouvrages futiles, se fonde sur la norme immuable des préceptes de Dieu et préfigure de manière prophétique le Jugement dans l’au-delà. On ne pourra faire taire ma critique du Fil de plomb ni par les flatteries – une exquise boisson « de l’Attique » signifie qu’elle est rendue plus savoureuse par l’ajout d’épices grecques – ni par la menace de l’épée. La compréhension prophétique que l’évêque a de son rôle s’oppose à l’incapacité des sophistes à expliquer le chaos du monde. Ce qui était normal pour les auteurs antiques, armés de la seule connaissance terrestre et non des enseignements divins, ne devrait plus l’être pour les contemporains d’Atton. Pourtant, ainsi qu’il le précise au cours de son œuvre112, les faux savants de son temps se laissent corrompre par les flatteries des rois ou intimider par leurs menaces, de sorte qu’ils se dédient à l’écriture de leurs louanges, employant habilement les arts séculier du trivium, mais oubliant les préceptes des Saintes Écritures. La prise en compte de la dimension satirique de l’œuvre ne doit pas conduire à l’interpréter simplement comme une « satire ». Atton ne justifie ce modèle qu’en proposant son dépassement chrétien. Sa critique de l’action des puissants est surtout mise au service de l’objectif démonstratif et politique de la péroraison épiscopale contre l’usurpation. L’appropriation et la réélaboration qui sont faites de la satire n’en est que plus significative dans le courant expérimental et créatif

110 …nec non Ausonii Troia gens missa coloni / versibus incomptis ludunt risuque soluto, / ora que corticibus sumunt horrenda cavatis, / et te, Bacche, vocant per carmina laeta, tibique / oscilla ex alta suspendunt mollia pinu. Verg., georg. 2, 385-389. 111 exprimebantur iocosa conuicia. Cf. Hor., epist. II, 1, 145. V. Pseudacronis scholia in Horatium vetustiora, vol. II, éd. O. Keller, Leipzig, 1904, p. 205-308, II, 1, 145, p. 289. Pomponius Porfyrio, Commentum in Horatium : Epistulae, éd. A. Holder, Innsbruck, 1894, p. 317-409, II, 1, 145, p. 380. 112 Atto Verc., perpend. A-B, 2 ; 33 ; 38-39 ; 46.

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de la production post-carolingienne113. Le parti-pris d’utiliser le modèle satirique alors même qu’il est polémique et provocateur explique, au moins partiellement, certains caractères de l’œuvre, dont la complexité de la structure, la recherche de l’obscuritas et, ce qui nous intéresse particulièrement, le choix d’attaquer les rois et les puissants par la seule allusion114. L’auteur explique ce choix dans l’exorde. Après avoir attaqué ceux qui, parmi les hommes de culture, chantent les louanges des rois par opportunisme, Atton ajoute : Mais moi, je considère à présent inopportun de signaler les circonstances des événements et les noms de ceux-ci , puisque de nos jours même les enfants de l’âge le plus tendre les comprennent clairement et, puisque leurs parents régurgitent souvent tout ça, les ont appris et, lorsqu’ils ont été plus fermement instruits, les connaissent par cœur. Il est désormais temps de considérer les formes des mauvais agissements mentionnés cidessus, en suivant le mode que la pensée, parcourant la poitrine, aura dicté à la plume115. Peu importe de nommer ceux qui sont damnés, Dieu les connaît sans doute et tous les lecteurs comprennent de qui il s’agit, même les enfants ; ce qui compte, c’est de dénoncer leurs comportements et d’en montrer les conséquences. Cette structure est liée à la fonction pastorale de l’évêque : ses critiques peuvent être appliquées tant singulariter, en référence à un événement ou un personnage précis que les lecteurs sauront reconnaître, que generaliter, à tous les puissants du siècle, passés et futurs. On a lu la même justification de l’allusion dans les Praeloquia de Rathier. En relisant la définition de la satire des Étymologies, on pourrait penser que l’évêque de Verceil prend sa source à la lettre : les satirici « prennent comme cible les vices ‘de manière générale’ », Satirici, a quibus generaliter vitia carpuntur… La « multiplicité » caractéristique de la satire s’expliquerait, non pas tant par la quantité de cibles diverses frappées simultanément, mais plutôt par la capacité à être appliquée « universellement », generaliter. Parce que l’œuvre n’est pas une simple invective, mais une critique véritable contre tous les malfaisants qui affligent le monde, il sera nécessaire, en omettant leurs noms, de conférer à l’analyse et à l’avertissement prophétique une valeur absolue : non enim specialiter tantum de uno loquitur. Le rapport étroit qui unit cette œuvre à la proposition formulée par Ra­ thier ne vient pas seulement du partage, par deux évêques contemporains, de

113 C. Leonardi, « Intellectual life », in New Cambridge medieval history : vol. III, 900-1024, éd. T. Reuter, Cambridge, 1999, p. 186-211 et G. Vinay, Alto medioevo latino. Conversazioni e no, Napoli, 2003, en particulier « Arrabiati e sognatori : aspetti del secolo X », p. 339-498. 114 G. Vignodelli, « Politics », p. 230-232 et Id., « La tradizione scoliastica », p. 413-421. 115 Sed nec gestorum nunc facies nec eos adnotare priuatim autumo sincerum, musta nunc etiam quoniam aetate pupilli clara uident et a suis patribus ructata frequenter hauserant haec et certius inculcata restringunt. Nequitię membra nunc iam praelibatę impromptum est censere, secundum quod cura perlambens representauerit ypocondria stilo. Atto Verc., perpend. A 2, 3-4.

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préoccupations politico-théologiques et de goûts littéraires. Rathier est aussi probablement le destinataire anonyme du Polyptique116. Atton commence son œuvre par une épître dédicatoire, qui adresse le Polyptique à un évêque dont il tait le nom. Il tait tout aussi volontairement celui de l’auteur, dans un jeu sur le double anonymat. L’évêque-anonyme auteur adresse son œuvre à l’évêqueanonyme destinataire, à qui il demande en réponse son opinion sur le problème traité, ajoutant que les compétences de l’épistolier ne sont rien en comparaison de l’extrême sagesse du destinataire, qui guide vers le Salut tous ceux qui le suivent à travers le labyrinthe de la vie séculière, quelle que soit leur condition117. Ces éléments, donnés de manière allusive, font écho à l’autoportrait de Rathier par lui-même dans une lettre contenue dans le Livre III des Praeloquia, consacrée à la juste conduite que doivent adopter les rois – soit exactement le thème que se propose de traiter le Polyptique118. La mention de « la direction à suivre à travers le labyrinthe » peut être entendue comme la définition métaphorique des mêmes Praeloquia. Nous savons du reste qu’Atton était en contact avec l’évêque de Côme, auprès de qui Rathier vécut en exil et poursuivit le travail d’écriture de son traité parénétique, après avoir été relâché de sa prison dans la tour de Walpert en 936119.

Dire la Vérité Quelque paradoxal que cela puisse sembler à nos yeux, cette œuvre qui se caractérise par l’allusion et l’obscurité, qui ne nomme pas ses cibles polémiques et qui aurait été adressée anonymement à un destinataire tout aussi anonyme, repose toute entière sur l’ordre donné par Dieu au prophète de dire la Vérité à son peuple, et se donne pour objectif d’exploiter pleinement la tradition de la parrhesia chrétienne, en la combinant avec la satire des auteurs antiques. Plus encore que la nécessité concrète de garder le secret, au choix de l’anonymat et de l’allusion président les mêmes motivations pastorales et littéraires que celles de Rathier : Atton n’eut pas peur d’apposer par deux fois son propre monogramme « Moi Atton, évêque par la grâce de Dieu, je signe cette œuvre que j’ai écrite120 » en tête de chacune des versions du Polyptique, revendiquant ainsi la paternité de l’œuvre. À la différence du manuscrit des Gesta Berengarii qui nous est parvenu, Atton ne clarifie pas dans ses gloses les noms des personnages auquel son texte fait allusion. Les événements analysés dans le Polyptique et leurs protagonistes

116 G. Vignodelli, « Attone e Raterio. Un dialogo tra storiografia e filologia », Filologia Mediolatina, 24 (2017), p. 221-288. 117 Atto Verc., perpend. A-B, Epist., 1-6. 118 Rather., Prael. 3, 25-28, p. 98-102. 119 Cf. Fr. Dolbeau, « Ratheriana II », en particulier p. 512. Il s’agit de la quatrième lettre de la correspondance d’Atton, la cinquième dans la PL 134, col. 95-124, epist. V, col. 106-111. 120 Atto gratis Dei episcopus a me facto subscripsi. Sur le monogramme, G. Vignodelli, « Attone e Raterio », p. 227-230, avec reproduction aux p. 284-287.

sAtire et critique Allusive dAns l’europe post-cArolingienne

étaient identifiés clairement par les lecteurs contemporains, de même que l’étaient les références de Rathier au roi Hugues, du moins pour les lecteurs avertis sinon pour les enfants, comme l’auteur veut nous le faire croire. D’autre part, bien qu’il ne soit pas emprisonné à l’image de Rathier, Atton prenait des risques concrets étant donné le climat politique des années 953-958. L’évêque de Verceil, qui avait été très proche de Bérenger II par le passé, semble s’en être éloigné après son couronnement en 950. Deux lettres de l’époque formulent, exactement comme le Polyptique, une position fortement critique à l’égard du roi en même temps qu’une fidélité constante. Au printemps 951, les évêques du royaume sollicitèrent l’avis d’Atton sur la demande d’otages formulée par Bérenger, qui craignait l’arrivée imminente d’une expédition militaire menée par Liudolf de Souabe, fils d’Otton Ier : l’évêque de Verceil répondit que la demande inouïe du roi devait être ferme­ ment refusée, mais qu’elle devait l’être au motif que la fidélité des évêques ne pouvait pas être mise en doute121. C’est peut-être vers 956, dans le contexte de la seconde expédition de Liudolf, qu’Atton écrivit à Waldo, évêque de Côme, afin de le convaincre de ne pas trahir Bérenger, au sujet duquel il ne ménage pourtant pas ses critiques, ajoutant que, pour ne pas susciter la colère du roi, il ne pouvait pas se permettre de rencontrer en personne l’évêque de Côme ni de lui envoyer un représentant122. On ne peut donc pas exclure que le caractère allusif du Polipticum constitue également une mesure de précaution, dans le but de ne pas « provoquer involontairement la haine de quelqu’un » ainsi que l’écrit Rathier ; certaines gloses d’Atton pourraient aller dans ce sens123. Ni le roi Hugues, ni le roi Bérenger II n’atteignirent l’idéal représenté par Théodose, l’empereur prêt à céder avec mansuétude à la correctio épiscopale de saint Ambroise : toutefois, Rathier de Vérone, comme Atton de Verceil, même en ne nommant pas ouvertement leurs adversaires, voulurent « dire la Vérité » que leurs rois et les puissants du siècle étaient le moins prêts à entendre, la vérité que leurs devoirs pastoraux leur imposaient de dire. Ce fut une réflexion originale menée sur le modèle satirique qui leur fournit une voie leur permettant d’exercer leur parrhèsia chrétienne « sans mécontenter ni le Christ, ni Térence – s’il m’est permis de parler ainsi, en employant l’absurde ».

121 Atto Verc., epist. XI, coll. 120-124. Sur les deux lettres, voir G. Gandino, « L’imperfezione della società in due lettere di Attone di Vercelli [1988] », in Contemplare l’ordine : Intellettuali e potenti dell’alto medioevo, éd. G. Gandino, Napoli, 2004, p. 83-114. 122 Atto Verc., epist. I, col. 95-104. 123 En particulier Atto Verc., perpend. C, Accessus 1 et 2 ; Epist., 3 gloses O. G. Vignodelli, « Politics », p. 228-230.

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Critique et représentation de soi * Les discours de Jean l’Oxite à Alexis Ier Comnène (1081-1118) en contexte

Alexis Ier Comnène (1081-1118) connut en 1091 une année difficile. Empe­ reur depuis déjà dix ans, il avait été incapable de faire face aux menaces extérieures qui attaquaient l’empire byzantin avec un succès certain : durant ces dix années, les Normands, les Petchénègues et les Turcs à tour de rôle avaient vaincu Alexis et ses généraux. La situation mettait l’empereur en difficulté : avant d’accéder au trône, il avait construit sa réputation sur ses succès militaires. De plus, les deux importantes provinces de Crète et de Chypre s’étaient ouvertement rebellées. À Constantinople même, l’empereur était l’objet d’une haine palpable depuis qu’il avait laissé ses troupes piller la ville lors de sa prise du pouvoir ; on lui reprochait aussi d’avoir eu recours aux expropriations de biens d’Église pour financer ses vaines campagnes. C’est dans ce contexte que l’ancien moine Jean l’Oxite, récem­ ment devenu patriarche d’Antioche, adresse à l’empereur un discours en présence de ses proches et sans doute d’autres membres de la cour1.

* Ce chapitre a été traduit de l’anglais par Marie-Céline Isaïa. 1 P. Gautier, « Diatribes de Jean l’Oxite contre Alexis ier Comnène », Revue des études byzantines, 28 (1970), p. 5-55. C’est à cet article que sont empruntées toutes les traductions françaises. Sur Jean l’Oxite, H.-G. Beck, Kirche und theologische Literatur im byzantinischen Reich, Munich, 1959, p. 613 ; J. Gautier, « Jean V l’Oxite, patriarche d’Antioche. Notice biographique », Revue des études byzantines, 22 (1964), p. 128-157 ; A. Kazhdan, « John IV (V) Oxeites », in Oxford Dic­ tionary of Byzantium [désormais ODB], éd. A. Kazhdan, vol. 2, Oxford/London, 1991, p. 1049 ; K.-P. Todt, Region und griechisch-orthodoxes Patriarchat von Antiocheia in mittelbyzantinischer Zeit und im Zeitalter der Kreuzzüge (969-1204), 2 vol., Wiesbaden, 2005, p. 702-721 ; K.-P. Todt et B. A. Vest, Tabula Imperii Bizantini [désormais TIB]. Syria, vol. 15, 1, Wien, 2014, p. 355-356. Sur la rhétorique à Byzance, E. Jeffreys, « Rhetoric in Byzantium », in A Companion to Greek Rhetoric, éd. I. Worthington, Oxford, 2007, p. 166-184 ; M. Mullett, « The Imperial Vocabulary of Alexios I Komnenos », in Alexios I Komnenos. Papers of the Second Belfast Byzantine Interna­ tional Colloquium, 14-16 April 1989, éd. M. Mullett et D. Smythe, Belfast, 1996, p. 359-397 ; João Vicente de Medeiros Publio Dias • Universidade Nacional Autônoma do México (UNAM) Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 243-264. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131532

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Dans sa version longue, le discours commence par des actions de grâce : Jean l’Oxite remercie Dieu que l’empereur soit revenu sain et sauf d’une campagne, tant il aurait été catastrophique de perdre Alexis dans les circonstances présentes. Il déclare ensuite que ses propos seront graves, mais qu’il ne peut pas garder le silence sans risquer de perdre son âme2. L’impérieuse nécessité de prendre la parole est d’autant plus forte qu’il a été choisi comme le « grand prêtre de Dieu et placé comme sentinelle pour la maison de l’Israël de Dieu3 ». Chacun doit être blâmé, dit-il, parce que chacun est responsable, en tant qu’il est pécheur, de la destruction de l’alliance sainte : c’est bien pourquoi Dieu fait se lever d’autres nations contre les Byzantins. Puisqu’il est difficile cependant, poursuit Jean, de s’occuper des péchés du peuple entier, il ne s’adressera qu’au chef du corps politique, c’est-à-dire à l’empereur. En partant de sa naissance, il va décrire les actions d’Alexis et le dessein de la Providence à son sujet. L’empereur et ceux qui l’entourent pourront tirer profit de son discours, s’ils lui prêtent l’oreille. Jean l’Oxite affirme que Dieu punit leur génération de s’être écartée du droit chemin. Ils ne se sont pas convertis, alors même qu’ils ont été punis par des guerres et des catastrophes4. La thèse de Jean l’Oxite commence par un démenti : ceux qui voient dans les désastres le résultat de hasards ou de mécanismes aveugles ont tort ; ils croient que Dieu ne se préoccupe que de sauver les âmes et se garde bien de se mêler aux événements de la vie des hommes. Les Écritures au contraire, dit Jean, prouvent à l’évidence que Dieu intervient dans les affaires humaines : il accorde des bienfaits aux peuples qui pratiquent la justice en les rendant puissants ; mais s’ils ne montrent pas de respect pour la Loi, il les rend faibles et vulnérables devant leurs ennemis. Les personnes illustres rencontrent des succès et des échecs également illustres, dont chacun est témoin. D’où l’avertissement de Jean à l’empereur, qui doit être bien attentif puisqu’on va examiner ses échecs et ses succès5. Jean l’Oxite part des premiers succès d’Alexis, remportés contre « ce chien de Franc », autrement dit Roscelin de Bailleul, et contre la rébellion de Nicéphore Bryennios et de Nicéphore Basilakios. Il attribue ces premiers succès à la faveur divine6. La situation change à partir du moment où Alexis devient empereur : l’empire est

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M. Mullett, « How to Criticize the Laudandus », in Power and Subversion in Byzantium. Papers from the Forty-third Spring Symposium of Byzantine Studies, éd. D. Angelov et M. Saxby, Farnhan, 2013, p. 247-262. Les actes édités par Elizabeth Jeffreys sur la rhétorique contiennent d’impor­ tantes contributions, Rhetoric in Byzantium. Papers from the Thirty-Fifth Spring Symposium of Byzantine Studies, Exeter College, University of Oxford, March 2001, éd. E. Jeffreys, Aldershot, 2003. Voir en particulier l’introduction d’E. Jeffreys p. 1-8 et J. Ljubarskij, « How Should a Byzantine Text Be Read », p. 117-125. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 18-19. ταῦτα Θεοῦ χρηματίζων ἀρχιερεὺς καὶ σκοπὸς τῷ οἴκῳ τοῦ κατὰ Θεὸν Ἰσραὴλ τεθειμένος, Jean l’Oxite, Diatribes, p. 20-21. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 20-21. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 22-23. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 24-25.

critique et représentAtion de soi

confronté dès lors à des défaites et des tragédies. Personne, reconnaît Jean, ne peut reprocher à Alexis d’être resté dans son palais sans rien faire : l’empereur a mobilisé des armées et a combattu avec elles. À quelles causes faut-il alors attribuer ses échecs7 ? Jean l’Oxite dénonce ce qu’il considère comme l’illégalité de sa prise du pouvoir. Alors qu’il aurait dû faire pénitence, l’empereur a levé des armées. Voilà pourquoi Dieu a envoyé les Normands, agents d’une justice rétributive, pour le punir par la défaite et la perte de ses soldats. Alexis pourtant n’a rien retenu de la leçon. Il a persévéré dans ses erreurs et en a fait de nouvelles : il a créé plus d’impositions pour financer ses guerres, des impôts qui oppriment ses sujets et conduisent à la confiscation des biens d’Église, au prix de la flagellation des évêques qui s’y sont opposés8. Dans les provinces, les riches ont été réduits à l’indigence et les pauvres sont tellement accablés par les impôts nouveaux qu’ils meurent prématurément et vont chercher refuge parmi les barbares tueurs de chrétiens9. La colère de Dieu est le résultat de tels abus : Mytilène et Chios ont été prises, Chypre et la Crète se sont soulevées, des hordes de Scythes – les Petchénègues – « broutaient la majeure partie de l’Occident, tandis que de l’Orient ne subsistait pas même un menu fragment ». On accable d’impôts et de taxes nouvelles ceux qui survivent. Il faut résumer, dit Jean l’Oxite, tant les faits sont nombreux ; il en pleurerait. Il conclut : « quant à ce que tu éprouves en m’écoutant, tu le sais toi-même10 ». Alexis a continué ses campagnes militaires au lieu de faire face aux difficultés qui suscitaient la colère de Dieu : il est toujours revenu vaincu par les Scythes, privé de ses armées. L’empire romain se trouve par conséquent entièrement compris entre l’acropole de Byzance à l’est et la Porte Dorée à l’ouest. L’empereur néanmoins ne doit pas perdre espoir : il doit plutôt suivre les nombreux exemples de la Bible, comme celui du roi David et celui du prophète Ézéchiel, qui se sont remis entre les mains de Dieu. L’empereur aura beau faire valoir qu’il passe ses nuits en prière, Dieu ne l’écoute pas parce que ses mains sont souillées de sang11. Jean l’Oxite recommande par conséquent qu’on corrige les pratiques dévoyées et place toute son espérance en Dieu. En bien des occasions, Constantinople a été épargnée grâce à l’intercession de la Mère de Dieu : il donne les exemples du siège mis par la Rus’ durant le règne de Michel III (842-867) ou de l’assaut des « Huns » – les Coumans – repoussé durant le règne de Constantin X Doukas (1059-1067). Ce dernier a vaincu ses ennemis par la prière au lieu d’exploiter les pauvres et d’armer des Coumans contre les Coumans12.

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Jean l’Oxite, Diatribes, p. 26-27. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 28-33. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 32-33. σοὶ δὲ ὅπως ἔχει ἡ ψυχὴ ἀκούοντι αὐτὸς ἂν εἰδείης. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 34-35. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 36-37. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 38-40.

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Alexis avait le prétexte de ses besoins en hommes pour lever des impôts excessifs, mais sa famille a porté atteinte à l’empire en adoptant un mode de vie impérial : elle se préoccupe davantage de ses propres intérêts que du bien commun. D’où cette pénurie d’argent qui a obligé l’empereur à prendre des mesures illégales13. Alexis devrait donc mettre un terme à toutes les impositions non-légitimes, choisir des magistrats avec rigueur et confier l’administration à des personnes loyales et dignes de confiance. L’empereur devrait en outre juger honnêtement et ne pas opprimer les veuves, les orphelins et les pauvres ; il devrait réfléchir quand il traite avec le commandement militaire, les clercs et les autres, il devrait rendre ses projets publics, surtout quand il s’agit de questions importantes. Alexis devrait promettre de prendre soin des affaires de l’Église, qui ne sont pas au mieux14. Il y a urgence à changer, dit encore Jean l’Oxite : sinon, c’est en vain, c’est par pure vanité que l’empereur assure sa propre défense et part en guerre. Que faire ? Faut-il attendre que Dieu décide de frapper les Byzantins ? Doivent-ils placer leurs espoirs dans des processions qu’organisent les courtisans ? Ils arrachent des gens, dit l’Oxite, à leur travail, les obligent à porter des lampes pour parcourir les places publiques en priant lors de processions aux flambeaux ; mais ces gens n’ont même pas de quoi manger ! Certes, ils déambulent, dit l’auteur, mais ils ne prient pas ! Ou quand ils prient et gémissent, c’est à cause de la cruauté de leur indigence, à cause des percepteurs qui prendront leur argent dès qu’ils auront fini de prier15. Jean l’Oxite conclut en demandant l’aide de Dieu et du Christ pour Alexis : qu’ils lui permettent de faire ce qu’on lui recommande ; qu’ils lui accordent un règne plein de paix et de tranquillité, et à « nous », une vie exemplaire quand ses ennemis auront été détruits16. Il existe aussi un autre discours bref, dont le contexte de rédaction n’est pas facile à préciser tant les événements qu’il mentionne sont peu nombreux. Il reprend les thèmes du discours en version longue. Jean l’Oxite commence par chercher les raisons qui font « obstacle à notre prospérité » (τὸ κωλῦον ἡμῖν τὰς εὐετηρίας) : serait-il possible que ce soit « l’abondance injuste » (εὐπορίαν ἄδικον) qui cause les défaites des Romains devant leurs ennemis17 ? Confisquer les vases sacrés provoque la colère de Dieu, qui rend les Byzantins faibles et augmente le nombre de leurs adversaires. Puis Jean l’Oxite demande directement à l’empereur ce que visent de telles méthodes, si elles n’apportent que des dommages ; le pasteur pourra-t-il voir son troupeau maltraité sans ouvrir la bouche, comme s’il approuvait-il ces actions ? Si les Byzantins se comportaient en chrétiens, dit encore Jean l’Oxite, ils n’auraient pas d’ennemis. Le Christ anéantirait quiconque les attaquerait. Mais personne ne prie pour « nous ». La cité, le patriarche, le

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Jean l’Oxite, Diatribes, p. 40-41. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 42-43. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 46-47. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 46-49. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 48-49.

critique et représentAtion de soi

sénat, les prêtres et les moines élèvent leurs voix jusqu’à Dieu, mais pour prier contre « nous18 ». L’orateur utilise l’exemple du peuple d’Israël, qui se plaint que Dieu n’écoute pas ses prières, et à qui Dieu répond par la voix de ses prophètes qu’il ne sera écouté qu’à la condition d’abandonner l’injustice. L’empereur doit agir de même, dit Jean l’Oxite19. L’une et l’autre adresse à l’empereur se trouvait dans un manuscrit de la bibliothèque de la Grande Laure, édité par Alexandre Lavriotès. L’édition de Lavriotes étant à ses yeux extrêmement problématique, Paul Gautier décida de la refaire, alors même que le manuscrit était perdu20. Le plus long des discours fut composé au début de l’année 109121. La date se déduit des événements mentionnés par Jean, la perte de Chios et de Mytilène, le soulèvement de la Crète et de Chypre, la progression des Petchénègues, la piraterie de l’émir turc Tzachas qui contrôlait Smyrne et plusieurs îles de la mer Égée22. Fort de ces positions, Tzachas s’allia avec les Petchénègues dans le but de conquérir Constantinople23. Les événements décrits par Jean l’Oxite se rapportent par conséquent aux mois qui précèdent la grande victoire de Lebou­ nion sur les Petchénègues (avril 1091) et l’expulsion de Tzachas hors des îles de la mer Égée par des forces placées sous le commandement de Jean Doukas, au début de l’année suivante24. L’autre discours de son côté est, nous l’avons dit, difficile à dater. Le seul événement historique qu’il mentionne est la première confiscation des biens d’Église de l’année 1082, confiscation qu’Alexis assortit de la promesse de ne plus avoir recours à cette mesure. Dans ce discours, Jean l’Oxite affirme qu’en dépit de cette promesse, l’empereur recommençait : il fait sans doute allusion à l’expropriation suivante, nécessaire pour financer la campagne de 1091 contre les Petchénègues25. Cela signifie que l’une et l’autre adresse furent composées à des dates voisines. L’ordre de composition n’est pas immédiatement Jean l’Oxite, Diatribes, p. 50-51. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 52-53. P. Gautier, « Diatribes », p. 5-6. P. Gautier s’intéresse en détail aux questions de chronologie dans « Diatribes », p. 6-16. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 34-35 : « Chio fut prise, hélas ! Mytilène fut arrachée. Chypre et la Crète, les têtes des îles, firent défection. Des hordes de Scythes broutaient la majeure partie de l’Occident, tandis que de l’Orient ne subsistait pas même un menu fragment ». Ἑάλω, φεῦ, Χίος ἀνήρπαστο Μιτυλήνη ἀφίστατο Κύπρος, Κρήτη, τῶν νήσων αἰ κεφαλαί τῆς Ἑσπέρας τὸ πλέον ἀγέλαι Σκυθῶν ἐβόσκοντο τῆς Ἀνατολῆς δὲ οὐδὲ βραχὺ λείψανον ὑπελέλειπτο. 23 Anna Comnène, Alexiade viii, 3, ii. L’Alexiade est citée d’après le texte établi par D. R. Reinsch et A. Kambylis, Berlin/New York, 2007. 24 P. Gautier, « Défection et soumission de la Crète sous Alexis Ier Comnène », Revue des études byzantines, 35 (1977), p. 215-227. 25 « Pourtant nous nous sommes voués par écrit avec imprécations à être privés du secours de Dieu dans ce siècle et dans le siècle à venir au cas où nous renouvellerions un tel attentat, et nous voilà derechef à la recherche de saints keimèlia », Ἡμεῖς δὲ ἑαυτοῖς ἐγγράφως ἐπηρασάμεθα, εἴ ποτέ τι πάλιν τοιοῦτον τολμήσαιμεν, τῆς βοηθείας γυμνωθῆναι τῆς τοῦ Θεοῦ καὶ ἐν τῷ νῦν αἰῶνι καὶ ἐν τῷ μέλλοντι, καὶ πάλιν ἅγια ζητοῦμεν κειμήλια. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 49. Les keimèlia sont des « richesses » ou des « trésors » ; Anna Comnène, Alexiade v, 2, ii ; V. Grumel, Regestes des actes 18 19 20 21 22

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évident, mais la rhétorique de Jean l’Oxite autorise quelques hypothèses. Judith Ryder a récemment suggéré que le texte bref pourrait être antérieur au texte long26. Certaines implications de cette hypothèse sont discutées ci-dessous. La sévérité de Jean l’Oxite dans les deux discours adressés à Alexis Ier est sans autre exemple dans la rhétorique impériale. On les a donc tenus pour les rares sources d’une Kaiserkritik au cours de son règne27. Peter Frankopan établit que la critique de Jean ne vise pas l’empereur en personne mais certains de ses parents, qu’Alexis aurait combattus dans les années suivantes. Frankopan pense que ces discours pourraient bien avoir inauguré une nouvelle étape du règne d’Alexis, le soutien politique qu’il recevait d’un groupe de parents ayant été remplacé par celui d’un autre groupe28. Il fait valoir que, à l’instar de Théophylacte d’Achrida, Jean l’Oxite est l’un des clercs qui a profité du gouvernement des Comnènes, et qu’il a été nommé à une dignité importante. De ce fait, Frankopan attribue les traits distinctifs de ses discours à leur contexte politique de création29. La comparaison avec Théophylacte reste cependant imparfaite. Les deux hommes viennent de milieux très différents. Jean l’Oxite, comme nous allons le préciser, entretenait avec Alexis et la famille des Comnènes des relations beaucoup plus étroites que Théophylacte30.

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du patriarcat de Constantinople, vol. 1 : Les Actes des Patriarches. Fascicules 2 et 3 : Les Regestes de 715 à 1206, 2e édition revue par J. Darrouzès, Paris, 1989, no 921, p. 400. C’est en préparant ce chapitre pour la publication que j’ai pris connaissance du travail de J.-R. Ryder, grâce aux indications du professeur Günter Prinzing, que je remercie. Voir J.-R. Ry­ der, « The Role of the Speeches of John the Oxite in Komnenian Court Politics », in Reading in the Byzantine Empire and Beyond, éd. T. Shawcross et I. Toth, Cambridge, 2018, p. 93-115 et pour notre sujet, p. 112-113. P. Gautier, « Diatribes », p. 5-6. ; V. Stankovic, Komnini u Carigradu (1057-1185). Evolucija jedne vladarske porodice, Belgrade, 2006, p. 312 ; É. Malamut, Alexis Ier Comnène, Paris, 2007, p. 318-320, 327, 344, 457. Pour la critique du prince, F.-H. Tinnefeld, Kategorien der Kaiserkritik in der byzantinischen Historiographie. Von Prokop bis Niketas Choniates, Munich, 1971 ; P. Magda­ lino, « Aspects of Twelfth-Century Byzantine Kaiserkritik », Speculum, 58 (1983), p. 326-346. P. Frankopan, « Where Advice Meets Criticism in Eleventh Century Byzantium. Theophylact of Ohrid, John the Oxeites and Their (Re)Presentations to the Emperor », Al-Masaq : Islam and the Medieval Mediterranean, 20 (2008), p. 71-88. P. Frankopan, « Where Advice Meets Criticism », p. 82. Avant de devenir évêque d’Achrida et chef de l’Église bulgare, Théophylacte (Hephaistos?) était un professeur membre du clergé patriarcal. Il prononça un éloge de l’empereur (βασιλικὸς λόγος) devant le fils de Marie d’Alanie sa protectrice, l’empereur Constantin Doukas. Il ressemble beau­ coup à ces literati du xiie siècle qui gravitent autour de la famille impériale et rédigent pour ses membres des ouvrages scientifiques ou littéraires, tout en essayant d’obtenir des gratifications et des postes dans l’Église ou l’administration. Sur Théophylacte d’Achrida, voir M. Mullett, « The ‘Disgrace’ of the Ex-Basilissa Maria », Byzantinoslavica, 45 (1984), p. 202-211 ; M. Mullett, Theophylact of Ochrid. Reading the Letter of a Byzantine Archbishop, Aldershot, 1997 ; voir enfin mon article à paraître sur les discours de Théophylacte aux deux empereurs, J. V. de Medeiros Publio Dias, « Performance, ceremonial and power in the basilikoi logoi by Theophylact of Ohrid », Byzantinische Zeitschrift, 115/3 (2022).

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Dans un article consacré à la rhétorique durant le règne d’Alexis, Margaret Mullett montre avec beaucoup de finesse que les discours de Jean sont des textes de propagande, dans la mesure où sa nomination comme patriarche d’Antioche ne peut pas être considérée comme une disgrâce – c’était la lecture de Paul Gau­ tier31 : il s’agit de placer un agent fidèle à un poste stratégique et délicat. Mullett formule aussi l’hypothèse qu’Alexis était conscient de ce qu’allait dire Jean et que c’est avec son accord que ces mots durs ont été prononcés. Selon elle, Jean l’Oxite présente les lignes directrices qu’Alexis allait suivre pour partie dans les années qui suivirent : limiter l’influence de sa famille, réformer l’administration, soutenir les institutions monastiques32. Michael Angold s’accorde avec Margaret Mullett pour dire qu’être nommé patriarche d’Antioche est un gage de confiance. Il note encore que le discours, comme les relations avec l’empereur, laissent entendre l’existence d’une familiarité étroite. Dans la mesure où Jean se décrit dans son discours, non comme l’ennemi de l’empereur mais comme un homme qui cherche à l’aider à se corriger, Angold croit qu’il était en train d’assumer le rôle de conseiller spirituel d’Alexis33. Ryder part des conclusions de Mullett et d’Angold et traite les discours à Alexis, non comme des diatribes contre l’empereur mais comme des éléments qui s’intègrent bien dans le programme politique et idéologique de l’empereur34. Jonas Nilsson enfin conteste dans un article récent que le discours de l’Oxite ait été une manifestation d’opposition. Il s’agissait selon lui de faire valoir la politique anti-hérésies que l’empereur mettait en avant, dans le but de contrebalancer ses défaites militaires et de retrouver la faveur, et de Dieu, et du peuple35. En se fondant sur cette historiographie, ce chapitre veut replacer les discours de Jean l’Oxite dans le contexte politique large de leur époque de composition. En suivant les remarques de Mullett, Angold et Ryder, il les considère comme des moments d’auto-mise en scène. On ne saurait par conséquent s’en tenir seulement à ce qu’a dit Jean. L’interpellation de l’empereur s’est déroulée dans le contexte d’un cadre performatif : il faut tenir compte de ce cadre si on veut comprendre ce qui s’est passé et comment interpréter le seul témoin des événements qui reste – ce texte écrit qu’un unique manuscrit a conservé. Nous partirons donc des représentations rhétoriques à Byzance et à la cour de Constantinople d’après les recherches les plus récentes. Il faut également décrire les relations entre l’auteur, Jean l’Oxite, et ses destinataires, soit l’empereur et son entourage. Si Alexis a planifié ces discours, comme les travaux qu’on a cités le suggèrent, il faut alors

31 P. Gautier, « Jean V l’Oxite », p. 129. 32 M. Mullett, The Imperial Vocabulary, p. 390-394. 33 M. Angold, Church and Society in Byzantium under the Comneni (1081-1261), Cambridge, 1995, p. 63-69. 34 J. R. Ryder, « The Role », p. 93-115. 35 J. Nilsson, « The Emperor is for Turning : Alexios Komnenos, John the Oxite and the Persecu­ tion of Heretics », in Trends and Turning Points : Constructing the Late Antique and Byzantine World, éd. M. Kinloch et A. MacFarlane, Leiden, 2019, p. 185-202.

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comprendre pourquoi il en avait besoin, quels buts il prétendait atteindre et le rôle que les discours pourraient avoir joué, dans les luttes internes de pouvoir qui ont jalonné son règne comme dans ses stratégies d’auto-mise en scène.

Rhétorique et représentation dans les discours de Jean l’Oxite En partant du principe que le discours de Jean l’Oxite constitue une attaque contre l’empereur, les premières études se sont attachées au texte et non à son contexte de composition et de prestation. Des précautions devraient d’ailleurs être prises avant d’analyser l’éventuelle dimension de mise en scène des discours ; et même avant de prendre pour acquis que les textes transmis rendent compte d’une prestation orale réelle. Le problème est bien connu de ceux qui étudient la rhétorique à Byzance. Seuls des textes écrits gardent la trace des discours décla­ més. On peut déduire certains aspects de l’oralisation en partant de ces traces écrites, mais des questions demeurent – le texte était-il destiné à être lu à voix haute ? Était-il la trame d’un discours ou sa version écrite révisée après coup36 ? Dans le cas des discours de l’Oxite cependant, le texte présente de nombreuses traces de la prestation orale, car l’auteur interpelle directement l’empereur et les autres à la deuxième personne et utilise des verbes du type « écoute » ou « dis »37. L’écoute est même un sujet récurrent : l’empereur devrait l’écouter, l’empereur n’écoute pas quand Dieu lui envoie des signes de sa désapprobation, Dieu n’écoute pas la prière d’Alexis dont les actions sont injustes et qui devrait se convertir pour que Dieu l’écoute. Quand on parle des circonstances de présentation du discours, la question de l’accès à l’empereur est aussi à prendre en compte. Toute interprétation qui conclut que Jean l’Oxite était un critique virulent du régime d’Alexis néglige visiblement cet aspect du problème. Or les sources permettent de savoir que ce n’est pas de cette façon que les opposants pouvaient s’approcher de l’empereur

36 Pour un examen plus approfondi de cette question voir N. Gaul, « Performative Reading in the Late Byzantine Theatron », Reading in the Byzantine Empire (supra n. 26), p. 215-233, aux p. 219 et 228 ; E. C. Bourbouhakis, « Rhetoric and Performance », in The Byzantine World, éd. P. Stephenson, London/New York, 2010, p. 175-187. 37 Parmi les nombreux exemples contenus dans la source : « Écoute donc, basileus, toi et tes proches qui sont assis en ta présence ! », Ἄκουε δὴ λοιπόν, ὦ βασιλεῦ, καὶ σὺ καὶ οἱ πλησίον σου οἱ καθήμενοι πρὸ προσώπου σου, Jean l’Oxite, Diatribes, p. 20-21 ; « Pourquoi je veux traiter ce sujet maintenant, tu l’apprendras tout de suite en écoutant et de mon discours tu récolteras, avec l’aide de Dieu », Ἀνθότου δὲ περὶ τούτου βούλομαι νῦν εἰπεῖν, αὐτίκα μάλα γνώσῃ ἀκούων καὶ καρπὸν ἐκ τοῦ λόγου σὺν Θεῷ, φάναι, αὐτός τε ἀγαθὸν ἀποδρέψῃ, Ibid. ; « Mais ne sois pas irrité en m’écoutant, basileus », Μηδὲν δὲ ἀχθεσθῇς ἀκούων, ὦ βασιλεῦ, Ibid., p. 26-27 ; « quant à ce que tu éprouves en m’écoutant, tu le sais toi-même », σοὶ δὲ ὅπως ἔχει ἡ ψυχὴ ἀκούοντι αὐτὸς ἂν εἰδείης, Ibid., p. 34-35. Des commentaires sur le caractère oral du discours dans P. Frankopan, « Where Advice Meets Criticism », p. 81 note 53.

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et formuler contre lui leurs critiques. Anna Comnène raconte qu’une fois Alexis sorti de la ville pour combattre les Normands en 1081, il était revenu à Isaac Comnène son frère de réprimer « les voix discordantes des ennemis » dans la capitale38. En 1083, Alexis trouva à son retour d’une campagne militaire Constan­ tinople bruissant de murmures contre lui39. Une partie de l’administration ne pensait pas sûr de formuler à voix haute son mécontentement : ils persuadèrent l’évêque de Chalcédoine Léon de prendre l’initiative d’un mouvement d’opposi­ tion contre l’expropriation des biens d’Église40. Ces informations donnent une idée claire de la réaction d’Alexis face à la critique de ses adversaires : il ne la supportait pas et la faisait réprimer. En tant que clerc, l’évêque de Chalcédoine Léon jouissait d’un certain degré de parrhesia, de liberté d’expression, ce qui lui permettait de critiquer franchement l’empereur : il en paya le prix cependant à long terme, puisqu’il fut à un moment exilé et finalement contraint de revenir publiquement sur toutes les accusations qu’il avait portées contre l’empereur. De plus, sans l’appui qu’il trouvait auprès de proches de l’impératrice Irène Doukaina, il n’aurait pas pu offrir une telle résistance41. Jean l’Oxite partage avec Léon de Chalcédoine sa réprobation des expropriations dont l’Église est victime, mais sa critique cependant prend sa source ailleurs – c’est ce qu’on peut conclure des circonstances de sa présentation et des relations de Jean avec l’empereur. Léon de Chalcédoine fait connaître son désaccord depuis son siège épiscopal : il n’existe pas de preuves d’une rencontre avec l’empereur qui lui aurait permis de formuler son opinion à voix haute et en public comme le fit Jean l’Oxite, sans doute parce qu’une telle rencontre n’a jamais eu lieu. L’accès à l’empereur est un problème important : cet accès était limité et étroitement contrôlé par l’empereur et son personnel. Jean l’Oxite dit explicitement qu’il a été invité avec d’autres qu’il ne nomme pas à discuter avec l’empereur des défis nombreux qu’il avait à relever à ce moment-là42. Le contraste est fort avec le « discours » que Manuel Straboro­ manos envoya à Alexis par écrit, qui tient le milieu entre supplique et panégyrique

τινὲς λόγοι ἀπᾴδοντες ἐξ ἐχθρῶν. Anna Comnène, Alexiade, iv, 4, i. Anna Comnène, Alexiade, vi, 3, 1. Anna Comnène, Alexiade, v, ii, 6. Pour la controverse avec Léon de Chalcédoine, M. Angold, The Byzantine Empire. A Political History (1025-1204), London/New York, 1997 (2e éd.), p. 136-137 ; M. Angold, Church and Society, p. 46-48 ; R. Morris, Monks and Laymen in Byzantium (886-1118), Cambridge, 1995, p. 270-273. ; É. Malamut, Alexis, p. 194-198 ; V. C. Gerhold, « Le ‘mouvement chalcédonien’. Opposition ecclésiastique et aristocratique sous le règne d’Alexis Comnène (1081-1094) », Erytheia, 33 (2012), p. 87-104 ; P. Gautier, « Le synode des Blachernes (fin 1094). Étude prosopographique », Revue des études byzantines, 29 (1971), p. 213-284 ; V. Grumel, « Les documents athonites concernant l’affaire de Léon de Chalcédoine », Studi e Testi, 123 (1946), p. 116-135. Un traitement plus détaillé du mouvement d’opposition se lit dans notre J. V. de Medeiros Publio Dias, The Political Opposition to Alexios I Komnenos (1081−1118), PhD Thesis, Mainz, 2020, p. 125-131 et 153-161. 42 « En effet, c’est cette même nécessité qui t’a poussé à nous convoquer aujourd’hui pour connaître l’opinion de chacun sur les circonstances présentes. », Καὶ γὰρ καὶ αὐτὸς διὰ τὴν αὐτὴν

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et adopte de toute façon un ton très différent, beaucoup plus élogieux que celui de Jean l’Oxite43. Straboromanos allègue son défaut d’éloquence pour expliquer qu’il envoie son discours par écrit : en vérité, il n’était probablement pas autorisé à paraître en présence de l’empereur44. Il demanda plus tard ce que l’empereur avait pensé de son discours, et reçut une réponse laconique, pleine de modestie affectée45. Le fait qu’il ait soumis son discours à l’empereur par écrit puis réclamé un retour donne l’impression que Straboromanos était en train de faire acte de candidature, qu’il soumettait son travail pour qu’il puisse par la suite être mis en scène devant l’empereur. La possibilité que les discours soient soumis pour relecture à l’empereur, ou plutôt à son personnel, avant d’être prononcés aurait d’importantes conséquences sur notre interprétation de ces textes. J. R. Ryder a envisagé cette hypothèse à propos des adresses à l’empereur de Jean l’Oxite. Elle croit que la version brève est la première version envoyée pour obtenir l’approbation impériale, comme une sorte d’avant-goût de la version longue. Elle se fonde sur le fait que l’auteur ne mentionne pas dans la version brève qu’il est (déjà) patriarche d’Antioche, alors que la précision figure dans la version longue46. Cela reste très hypothétique mais on peut observer des situations comparables plus tard dans l’histoire byzantine. Durant le règne d’Andronic II Paléologue (1282-1328), Michel Gabras a envoyé un discours à l’empereur pour approbation avant sa présentation publique, laquelle n’a finalement pas été autorisée47. Les destinataires du discours sont un dernier point d’importance. Outre l’empereur qui constitue sa cible principale, le discours vise collectivement la famille impériale et personnellement Isaac Comnène, frère de l’empereur et sebas­ tokrator48. Le discours se déroule donc dans un environnement curial. La tradition du discours à l’empereur pour l’Épiphanie, attestée au xiie siècle, était-elle d’ores et déjà bien en place ? Ce n’est pas clair, ce qui empêche par conséquent de savoir

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πάντως ἀνάγκην ἡμᾶς συγκέκληκας σήμερον, τὴν ἑκάστου περὶ τῶν παρόντων μαθησόμενος γνώμην, Jean l’Oxite, Diatribes, p. 46-47. « Puisque je n’ai pas en parlant l’aisance nécessaire pour donner à mon discours toute l’éléva­ tion que je voudrais, c’est ma langue qui s’exprime allégrement par écrit, et vocalise et fait sonner par ce moyen, le douloureux désarroi que je ressens depuis longtemps dans mon âme », Έπεὶ δὲ διὰ γλώττης οὐ ῥᾴδιον ἦν ἐμοὶ ὕψει τοσούτῳ κατὰ τὰ βουλητὸν διαλέξασθαι, εὐθύμιον ἐποιησάμην γλῶσσάν μοι γενέσθαι τὰ γράμματα καὶ διὰ τούτων εἰπεῖν τε καὶ ἀνακλαύσασθαι ὅσα μοι πάλαι τεκεῖν ὠδίνει τῆς ψυχῆς τὸ λυπούμενον. P. Gautier, « Le dossier d’un haut fonctionnaire by­ zantin d’Alexis ier Comnène, Manuel Straboromanos », Revue des études byzantines, 23 (1965), p. 168-204. P. Gautier, « Le dossier d’un haut fonctionnaire », p. 181. P. Gautier, « Le dossier d’un haut fonctionnaire », p. 194. J. R. Ryder, « The Role » p. 112-113. N. Gaul, « All the Emperor’s Men (and His Nephews). Paideia and Networking Strategies at the Court of Andronikos II Palaiologos, 1290-1320 », Dumbarton Oaks Papers, 70 (2017), p. 245-270, pour le discours de Michel Gabras p. 267. Jean fait l’éloge d’Isaac pour son zèle et sa science exégétique, Diatribes, p. 35-38.

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si c’est à cette occasion que Jean l’Oxite a pris la parole49. Le déroulement du discours en public, au palais, en présence de l’empereur, de ses proches et sans doute d’autres membres de la cour reste évident à le lire.

L’autorité d’Alexis Comnène mise en danger Avant d’analyser les discours de Jean l’Oxite à partir des relations entre l’orateur et le destinataire, il nous faut tenir compte des nombreuses références à la situation politique qu’il contient. Alexis a dû relever plusieurs défis quand il est devenu empereur, Jean l’Oxite y insiste assez. Les problèmes intérieurs et extérieurs se sont accumulés dans les quinze années qui ont suivi la prise du pouvoir. La légitimité de l’empereur a été mise en question du fait de son violent coup d’État, au cours duquel ses troupes pillèrent Constantinople et attaquèrent des sénateurs. Alexis a aussi été confronté à d’autres candidats qui se considéraient comme des héritiers de l’empire. Quand il est arrivé au pouvoir, il y avait quatre porphyrogénètes vivants, fils d’empereurs nés pendant que leurs pères étaient sur le trône : cette qualité était devenue un argument déterminant pour la légitimité à Byzance sous les Macédoniens et n’avait plus cessé de l’être50. Alexis s’est d’abord efforcé de rester en bon termes avec ces porphyrogénètes et leurs partisans puisqu’il s’agissait alors d’enfants, mais ils sont devenus une source d’inquiétude dans les décennies suivantes : au cours des années 1090 en particulier, les porphyrogénètes qui avaient grandi ont pu servir de points de ralliement à ceux qu’Alexis mécontentait51. L’empereur était aussi mis en cause, comme les discours de Jean l’Oxite le soulignent, à cause de ses pratiques fiscales extrêmes et de la confiscation de biens de l’Église, l’une et l’autre mesure devant financer les guerres contre les Normands et les Petchénègues52. Les sacrifices exigés n’ont cependant pas donné le résultat attendu en termes de victoire militaire durant les premières années du règne. L’armée byzantine a été confrontée à des défaites écrasantes, devant les Normands en 1081, devant les Petchénègues en 1087, ce qui a eu pour effet de saper la

49 G. T. Dennis, « Imperial Panegyric : Rhetoric and Reality », in Byzantine Court Culture from 829 to 1204, éd. H. Maguire, Washington, DC, 1997, p. 131-140, pour les discours de l’Épipha­ nie p. 136 ; P. Magdalino, The Empire of Manuel Komnenos : 1143-1180, Cambridge, 1993, p. 248 et 426. 50 Pour la naissance dans la pourpre, V. Tiftixoglu, « Zum Mitkaiser des Konstantin Doukas (1081-1087/88) », Fontes minores (Byzanz), 9 (1993), p. 97-111 ; M. T. Fögen, « Das poli­ tische Denken der Byzantiner », in Pipers Handbuch der politischen Ideen, éd. I. Fetscher et H. Münkler, Zurich, 1993, p. 41-85, aux p. 54-58 ; G. Dagron, Emperor and Priest. The Imperial Office in Byzantium, Cambridge, 2003, p. 37-53 ; V. Stankovic, « La porphyrogénèse à Byzance des Comnènes », Zbornik radova Vizantološkog instituta, 45 (2008), p. 99-108. 51 J’ai raconté en détail à quelle opposition Alexis a dû faire face lors de sa prise du pouvoir dans ma thèse, J. V. de Medeiros Publio Dias, The Political Opposition. 52 Supra note 41 pour Léon de Chalcédoine et la réaction aux expropriations ecclésiastiques.

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légitimité impériale d’Alexis. Jean l’Oxite se fait l’écho d’une représentation du monde qui domine à Byzance, selon laquelle les actions des hommes sont dans la main de la Providence divine (πρόνοια), si bien que les Byzantins qui sont le peuple élu doivent endurer des défaites en punition de leurs péchés. Alexis a été vaincu sur le champ de bataille, donc il a perdu la faveur divine, fondation idéologique du pouvoir impérial53. Il est donc affaibli aux yeux de ses adversaires. Alexis se présente comme un empereur pieux, gardien de l’orthodoxie, pour répondre à ceux qui l’accusent d’avoir perdu le soutien de Dieu54. Anna Comnène dit explicitement que ce discours a été déterminant pour le maintien de l’empereur sur le trône. Elle raconte les premiers jours du règne de son père : l’empereur et ses proches faisaient pénitence, il avait porté un cilice sous la pourpre pendant quarante nuits55. Qu’il ait décidé dans le palais impérial de remettre les quartiers des femmes entre les mains de sa mère, qui y a introduit une discipline monastique par souci de la morale, faisait probablement partie des efforts d’Alexis pour incarner l’empereur pénitent avide de la faveur divine56. Ces premières dispositions ne faisaient qu’annoncer tout un train de mesures qui avaient pour but la réforme des monastères et la persécution de l’hérésie. Parmi ces mesures, la réforme de la charistikè, qui consiste à concéder des droits d’administration sur un monastère, souvent à de grands laïcs : ces conces­ sions étaient conçues à l’origine comme des moyens de protéger les monastères de la ruine en leur donnant un patron responsable de leur entretien. Les charistikarioi cependant pouvaient tirer un profit abusif de la charistikè, exploitant les richesses monastiques ou laïcisant les établissements au lieu de les défendre comme leurs biens propres – Jean l’Oxite a dénoncé la situation dans un traité qu’on examine plus loin. Alexis n’a pas mis un terme au mécanisme comme le souhaitait Jean l’Oxite, mais il l’a réformé durant son règne, d’abord en réponse à la demande

53 A. Kazhdan et G. Podskalsky, « Pronoia », in ODB, p. 1733-1734 ; K. S. Frank, « Vorsehung », in Lexikon für Theologie und Kirche 10, Freiburg/Basel/Roma/Wien, 2001, p. 895-902 ; I. Stou­ raitis, « Bürgerkrieg in ideologischer Wahrnehmung durch die Byzantiner (7.-12. Jahrhundert). Die Frage der Legitimierung und Rechtfertigung », Jahrbuch der Österreichischen Byzantinistik, 60 (2010), p. 149-172. Sur la Providence (πρόνοια) dans l’historiographie, H. Hunger, Die hochsprachliche profane Literatur der Byzantiner, Munich, 1978, p. 257-267. 54 D. A. Mamankakis, Ο αυτοκράτορας, ο λαός και η Ορθοδοξία. Αλέξιος Α´ Κομνηνός (1081-1118). Κατασκευάζοντας την δημόσια αυτοκρατορική εικόνα, thèse soutenue de l’université d’Athènes, 2014, p. 70-73 ; J. V. de Medeiros Publio Dias, « Taming Constantinople : the First Years of Alexios Komnenos’s Reign », in Violence and Politics. Ideologies, Identities, Representations, éd. A. Ampoutis et al., Newcastle upon Tyne, 2018, p. 380-394. 55 ἐντὸς τῆς βασιλικῆς ἁλουργίδος σάκκον περιεβέβλητο ἐν χρῷ ψαύοντα τῆς σαρκὸς ἐπὶ τεσσαράκοντα νυχθημέροις. Anna Comnène, Alexiade, iii, 5, vi. 56 Anna Comnène, Alexiade, iii, 8, ii.

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d’une commission chargée du problème par le patriarche, et plus tard de sa propre initiative57. Alexis s’est aussi impliqué, et avec plus d’énergie encore, dans des procès pour hérésie, contre Jean Italos (1082) par exemple, contre les Bogomiles (av. 1102), contre Nil et les Blachernites (milieu des années 1090)58. Anna Comnène affirme que tous ces gens étaient en contact avec des familles d’aristocrates de Constan­ tinople. Jean Italos en particulier était bien introduit chez les Doukas, maison impériale qui avait soutenu Alexis lors de sa prise du pouvoir, lui avait conféré une certaine légitimité et exercé en pratique le gouvernement d’une façon conjointe avec lui59. Parce que les deux familles ont fini par fusionner, les spécialistes ont tendance à ignorer ou à sous-estimer les problèmes initiaux entre Comnène et Doukas survenus dans les premières années du règne d’Alexis. Certes, le mariage entre Alexis Comnène et Irène Doukaina en 1078 est le point de départ d’une alliance qui consolida le gouvernement impérial, mais les relations originelles entre les membres des deux familles furent problématiques60. Qu’Isaac Ier Comnène ait eut pour successeur Constantin X Doukas en 1059 d’une façon discutable a laissé des traces. Selon Nicéphore Bryennios, Anna Dalassène considérait qu’on avait privé de ses droits à succession son mari, Jean Comnène, qui était le frère d’Isaac Ier61. Bryennios relate qu’Anna Dalassène fut accusée en 1071 d’avoir soutenu la rébellion de l’ex-empereur Romain IV Diogène (1068-1071) contre les Doukas62. Anna Comnène elle-même ne manque pas de signaler l’animosité de sa grand-mère paternelle à l’encontre des Doukas, donc de la famille de sa mère63. Alexis semble avoir été plus pragmatique que sa mère, puisqu’il a négocié avec Jean Doukas d’épouser sa petite-fille Irène malgré l’opposition de sa propre mère. Ce mariage ne suffit pas à empêcher d’autres conflits entre les deux familles, dans la mesure où la présence d’Anna Dalassène, figure féminine dominante, durant la première année du règne de son fils, était une source d’inquiétude pour les Doukas. La position d’Anna Dalassène à la cour laissait l’impératrice dans l’ombre et, à en croire les Doukas, influençait dangereusement Alexis. Le récit qu’Anna Comnène fait des premiers jours qui suivirent l’accession au trône de son père en donne un bon exemple.

57 Pour la charistikè, R. Morris, Monks and Laymen, p. 167-275 ; J. P. Thomas, Private Religious Foundations in the Byzantine Empire, Washington, 1984, p. 149-213 ; M. Angold, Church and Society, p. 63-69 et 276-279. 58 D. Smythe, « Alexios I and the Heretics : the Account of Anna Komnene’s Alexiad », in Alexios I Komnenos, éd. M. Mullett et D. Smythe, Belfast, 1996, p. 232-259. 59 Anna Comnène, Alexiade, v, 8, iv. Approfondissements sur Jean Italos et le caractère politique de son procès dans J. V. de Medeiros Publio Dias, The Political Opposition, p. 103-105. 60 Sur le mariage d’Alexis Comnène et d’Irène Doukaina, jugement de Nicéphore Bryennios, His­ toire III, 6, éd. et trad. P. Gautier, Bruxelles, 1975, p. 218-223 et III, 13, p. 234-235 ; D. Polemis, « Notes on 11th Century Chronology », Byzantinische Zeitschrift, 58 (1965), p. 60-76. 61 Nicéphore Bryennios, Histoire iv, I, 1-5, p. 75-85. 62 Nicéphore Bryennios, Histoire i, 22, p. 128-131. 63 Anna Comnène, Alexiade, iii, 2, i, trad. p. 81.

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La rumeur voulait alors qu’Alexis envisageât de divorcer d’avec Irène pour épouser l’impératrice Marie d’Alanie, qui avait pris son parti durant le coup d’État contre son propre mari Nicéphore III. Impossible de savoir si ce plan a concrètement existé ou si le bruit s’en est répandu par déduction, du fait de la proximité entre Alexis et Marie et du temps qu’il fallut pour couronner Irène impératrice. Le plus important est qu’Anna Comnène raconte qu’Anna Dalassène voyait ce plan d’un bon œil et que les Doukas l’ont pris au sérieux, au point de menacer Alexis. L’issue fut favorable aux Doukas. Irène fut couronnée et Marie d’Alanie renvoyée, selon les termes d’un accord qui permettait à Marie de conserver sa suite impériale et à son fils, Constantin Doukas, d’être couronné en même temps qu’Alexis64. En dépit de cette solution à l’amiable, le tumulte des débuts n’était pas de très bon augure pour les Doukas, en particulier parce qu’Anna Dalassène conserva sa position à la cour et dans le gouvernement65. C’est dans ce cadre qu’on comprend une série d’événements où l’on découvre les Doukas bien proches d’individus en conflit avec Alexis, dont Jean Italos, ce qui éveille la suspicion. Manifestement, les procès de Jean Italos et des Bogomiles ont suscité l’intérêt du peuple. Pendant que Jean Italos était interrogé, une foule en colère envahit Sainte-Sophie où, disait-on, le patriarche Eustratios Garidas manifestait des sym­ pathies pour l’accusé66. Pour les Bogomiles, Alexis organisa un procès-spectacle dans le tzykanisterion, le terrain de polo du palais, et dans l’Hippodrome : après la spectaculaire grâce de dernière minute accordée aux repentis, le clou du spectacle fut la mort sur le bûcher de Basile, chef des Bogomiles, qui avait annoncé qu’un ange viendrait le sauver au dernier moment67. L’intérêt pris par le peuple à la

64 Anna Comnène, Alexiade, iii, 1-2 ; Jean Zonaras, Epitomae historiarum libri xviii, éd. T. BüttnerWobst, vol. 3, Bonn, 1897, p. 733. 65 Dans les premiers jours de son règne, marqués par la guerre contre les Normands, Alexis Ier a émis une bulle d’or pour établir Anna Dalassène à la tête du gouvernement impérial, voir Anna Comnène, Alexiade, iii, 6. Franz Dölger date la bulle d’août 1081 dans F. Dölger, Regesten der Kaiserurkunden des oströmischen Reiches von 565-1453, vol. 2 : Regesten von 1025-1204, 2e éd. revue et corrigée par P. Wirth, München, 1995, no 1073, p. 89-90. 66 Anna Comnène, Alexiade, v, 9, v-vi ; J. Gouillard, « Le procès officiel de Jean l’Italien. Les actes et leur sous-entendus », Travaux et Mémoires, 9 (1985), p. 140-144. 67 Selon Dimitri Obolensky, le procès contre les Bogomiles d’est déroulé entre 1109 et 1111, mais ils se fonde sur l’enchaînement des faits décrit par Anna Comnène, dont on connaît le caractère problématique. Elle dit qu’Isaac Comnène assistait aux interrogatoires de Basile le Bogomile avec l’empereur. Dans la mesure où le sebastokrator est mort entre 1102 et 1104, c’est donc avant cette date qu’il faut placer les premières étapes de l’enquête. Les premières auditions par consé­ quent, en présence du frère de l’empereur, pourraient dater d’avant 1102, voir Anna Comnène, Alexiade, xv, 8, i-vi ; D. Obolensky, The Bogomils. A Study in Balkan Neo-Manichaeism, Cam­ bridge, 1948, p. 275-276 ; D. Smythe, Alexios I and the Heretics, p. 238-243 ; M. Angold, Church and Society, p. 479-487 ; D. A. Mamankakis, Ο αυτοκράτορας, p. 137-186 ; H.-G. Beck, « Actus Fidei. Wege zum Autodafé », Bayerische Akademie der Wissenschaften, philosophisch-historische Klasse, 3 (1987), p. 3-72, et p. 48-49 pour la procédure contre Basile le Bogomile. Pour la date de mort d’Isaac Comnène, D. U. Papachryssanthou, « La date de la mort du sébastocrator Isaac

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persécution des soi-disant hérétiques est à noter parce qu’Alexis entretenait des relations problématiques avec les habitants de Constantinople. Jean l’Oxite le dit à demi-mot dans la version brève de son discours, quand il dit que la cité, le patriarche, le sénat, les prêtres et les moines élevaient leurs voix vers Dieu mais pour prier contre « nous68 ». Jean l’Oxite à cette occasion s’inclut dans la Maison des Comnène, dans ce groupe parvenu au pouvoir par la force, au prix du pillage de la cité et de l’agression des sénateurs. Jean l’Oxite a placé cet acte dans la liste des crimes pour lesquels Alexis doit faire pénitence. Cet isolement vis-à-vis du reste de la cité semble avoir perduré jusqu’à la fin du règne d’Alexis. En 1096, quand les armées de la première croisade parvinrent sous les murs de Constantinople, les habitants et les élites comnènes perdirent tout espoir. Selon Anna Comnène, le peuple pensait qu’il allait une nouvelle fois être soumis au pillage, comme lors de la prise du pouvoir de 1081, et les élites gouvernantes qu’elles allaient subir le châtiment divin pour ce qu’elles avaient fait durant l’usurpation des Comnènes. Ce passage montre d’abord que la mémoire de 1081 était bien vivante quinze ans plus tard, elle et toute la rancœur attachée à l’événement ; il montre aussi que les élites comnènes étaient toujours isolées à Constantinople, où elles vivaient dans l’ombre de leurs crimes69. Pour qui connaît la faible popularité d’Alexis à Constantinople, ses actes de piété et les procès pour hérésie démontrent qu’il était en train d’influencer avec succès l’opinion publique – les procès impliquant à la marge des familles aristocratiques qu’on suppose hostiles à Alexis ou que leur position ne satisfaisait pas dans le cas de ses alliés Doukas. Dionysios Mamankakis et Jonas Nilsson ont souligné déjà que les procès pour hérésie devaient détourner l’attention des problèmes clivants du règne, les défaites militaires, la confiscation des vases sacrés ou la prise du pouvoir par la violence70. Le plan d’Alexis avait une autre portée. La stratégie de l’empereur consistait à jeter dans l’ombre le caractère illégal ou

Comnène et de quelques événements contemporains », Revue des études byzantines, 21 (1963), p. 250-255. 68 Jean l’Oxite, Diatribes, p. 50-51. 69 Anna Comnène, Alexiade, x, 9, iv : « Ce n’était pas seulement dans les rangs de cette vulgaire plèbe de Byzance – ces gens faibles en toute circonstance et qui n’ont pas l’expérience de la guerre – qu’on gémissait et se frappait la poitrine de chagrin au spectacle des phalanges latines, sans savoir quelle conduite tenir à cause de la peur ; mais c’était aussi parmi ceux qui soutenaient l’empereur, parce qu’ils se souvenaient de ce jeudi où la cité avait été prise, et craignaient que soit venu le moment où on leur demanderait des comptes pour ce qu’ils avaient fait alors », οὐ μόνον δὲ ὁπόσοι τοῦ συρφετώδους ὄχλου τῶν Βυζαντίων καὶ ἀνάλκιδες πάντῃ καὶ ἀπειροπόλεμοι τὰς τῶν Λατίνων φάλαγγας θεασάμενοι ἔστενον ᾤμωζον ἐστερνοτύπουν μὴ ἔχοντες ὑπὸ φόβου ὅ τι καὶ δράσαιεν, ἀλλὰ καὶ μᾶλλον ὁπόσοι εὖνοι περὶ τὸν αὐτοκράτορα, τὴν Πέμπτην ἐκείνην φανταζόμενοι καθ’ ἣν ἡ τῆς πόλεως γέγονεν ἅλωσις, καὶ δεδιότες διὰ τοῦτο τὴν ἐνισταμένην ἡμέραν, μή τις ἔκτισις τῶν τότε γεγενημένων συμβαίη. 70 D. A. Mamankakis, Ο αυτοκράτορας, passim ; J. Nilsson, « The Emperor is for turning », p. 185-202.

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injuste de certaines de ses actions en mettant en avant son absence totale de compromission avec des hérésies manifestes. Il exploitait le mécontentement populaire pour l’utiliser contre de potentiels adversaires.

Les relations de l’empereur et du patriarche Jean l’Oxite n’était pas un adversaire d’Alexis, et son discours n’appelait pas au soulèvement : le meilleur argument pour le démontrer est donné par leurs relations. M. Angold l’a déjà dit, mais on peut approfondir le sujet. On manque d’informations sur le début de la carrière de Jean l’Oxite avant qu’il ne devienne patriarche d’Antioche avant 1089 : on sait cependant qu’il était en relations avec la famille impériale71. Dans sa lettre au synode, où il explique pourquoi il a abandonné son poste de patriarche, Jean l’Oxite proclame son admiration pour la mère de l’empereur, Anna Dalassène72. Il faut le souligner, cette déclaration survient après 1100, à un moment où elle a été éloignée de la cour, ne jouit d’aucune influence voire est déjà décédée73. Jean l’Oxite par conséquent n’est pas en train de quémander des faveurs : il témoigne de son admiration et de son attachement. C’est crédible dans une lettre de démission, écrite par quelqu’un qui s’est retiré dans un monastère pour finir ses jours. Anna Dalassène, de nombreuses sources l’attestent, s’entourait de moines dont elle encourageait la carrière. Saint Cyrille le Philéote, présenté à Anna Dalassène, prophétise que son fils prendra le pouvoir74. Il devint par la suite l’un des conseillers spirituels de l’empereur, qui lui rendit visite à plusieurs reprises. Cette proximité déboucha sur la fondation de son monastère avec le soutien de l’empereur. Alexis choisit aussi comme patriarche de Constantinople l’un des membres de l’entourage monastique de sa mère – un homme qui lui avait aussi

71 Le résumé de la vie de Jean l’Oxite est à lire dans P. Gautier, « Jean V l’Oxite », p. 128-135. 72 P. Gautier, « Jean V l’Oxite », p. 156-157 : « Moi, j’admire beaucoup la mère des basileus. J’ai en effet remarqué en elle un jugement supérieurement viril, un caractère particulièrement ferme et consistant. Sa fermeté d’âme était telle qu’elle ne paraissait ni amollie dans les chagrins, ni dissipée dans le bonheur. Elle était facile à comprendre dans ses entretiens, elle était bien accordée et experte pour ce qui concerne Dieu et les choses divines, elle était vigilante dans les prières, simple dans sa conduite, pondérée en tout », Σφόδρα ἐγώ θαυμάζω τὴν μητέρα τῶν βασιλέων∙ κατενόησα γὰρ ἐν αὐτῇ φρόνημα μὲν ὑπερφυῶς ἀνδρεῖον, ἦθος δὲ εὐσταθὲς διαφερόντως καὶ πεπηγός∙ καὶ ψυχῆς παράστημα τοιοῦτον ἦν μήτε ἐν λυπηροῖς εὐένδοτον μήτε ἐν τοῖς χρηστοτέροις φαίνεσθαι διαχεόμενον, ἐν ὁμιλίαις εὐσύνετος, ἐν τοῖς περὶ Θεοῦ καὶ θείοις ἐμμελή ς τε καὶ ἔμπειρος, ἐν προσευχαῖς ἄγρυπνος, ἐν διαίτῃ ἀπέριττος, ἐν πᾶσι νή φουσα. Klaus-Peter Todt a déjà dit que cet éloge indiquait la proximité de Jean avec la famille impériale, K.-P. Todt, Region und griechisch-orthodoxes Patriarchat von Antiocheia, p. 702. 73 Zonaras dit qu’elle mourut deux ans avant Isaac Comnène, dont le décès survint entre 1102 et 1104, Jean Zonaras, Epitomae historiarum, p. 746. 74 Nicholas Kataskepenos, La vie de saint Cyrille le Philéote, moine byzantin (m. 1110), éd. et trad. É. Sargologos, Bruxelles, 1964, p. 314-317.

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promis l’empire – en la personne d’Eustratios Garidas (1081-1084)75. Quand il mentionne Anna Dalassène en conclusion, Jean l’Oxite était donc vraisembla­ blement en train de reconnaître le rôle qu’elle avait joué dans sa carrière. On peut croire que c’est par le biais d’Anna Dalassène qu’il devint proche d’Alexis ; peut-être faisait-il partie de ces moines qu’elle lui donna comme compagnons de sa jeunesse76. Jean l’Oxite est aussi l’auteur d’un traité contre la condition détestable des mo­ nastères et la charistikè. On ne connaît pas avec certitude sa date de composition77. Jean l’Oxite a-t-il eu une influence sur la réforme de la charistikè par Alexis ? On peut en discuter puisque l’empereur n’a pas mis un terme à la charistikè, alors que Jean l’Oxite le réclamait. Angold souligne cependant qu’Alexis a intégré dans sa réforme une limite au nombre de frères laïcs qu’on pouvait établir dans un monastère : ce n’était pas une requête du patriarche, mais l’établissement de trop nombreux laïcs était dénoncé par Jean l’Oxite dans sa liste des irrégularités78. Un autre point de rencontre entre Alexis et Jean l’Oxite fut la désignation de ce dernier comme patriarche d’Antioche. Il incombait à l’empereur de désigner celui qui prendrait la tête de l’Église d’Antioche depuis que les Byzantins avaient repris la ville en 96979. Antioche était d’une importance stratégique considérable pour l’empire, tout en étant difficile à contrôler et prompte à se soulever contre l’autorité impériale. Durant le règne de Michel VII Doukas (1071-1078), le frère d’Alexis, Isaac Comnène, avait été nommé doux d’Antioche, c’est-à-dire gouverneur militaire de la cité, avec ordre de déposer son patriarche Emilianos, soupçonné de s’être rebellé contre Constantinople et de conspirer avec Philarète Brachamios80. Isaac accomplit sa mission par la ruse, et non sans provoquer un

75 Anna Comnène, Alexiade, iii, 2, vii. 76 Anna Comnène, Alexiade, i, 8, ii. 77 P. Gautier, « Réquisitoire du patriarche Jean d’Antioche contre le charisticariat », Revue des études byzantines, 33 (1975), p. 77-132. 78 M. Angold, Church and Society, p. 65. 79 K.-P. Todt, Region und griechisch-orthodoxes Patriarchat von Antiocheia, passim. 80 Nicéphore Bryennios, Histoire, II, 28-29, p. 200-206. Brachamios fut nommé domestikos pour l’Orient, le plus haut commandement militaire byzantin, par Romain IV Diogène (1068-1071) mais exerça un commandement autonome après la déposition de l’empereur par les Doukas, prétendant au gouvernement de la Cilicie et de la Syrie. Sur Philarète Brachiamos, voir J. Hoff­ mann, Rudimente von Territorialstaaten im Byzantinischen Reich (1071-1210). Untersuchungen über Unabhängigkeitsbestrebungen und ihr Verhältnis zu Kaiser und Reich, München, 1974, p. 5-11, 78-80, 117-118, 128, 133-134 ; B. Skoulatos, Les personnages byzantins de l’Alexiade. Analyse prosopographique et synthèse, Leuven, 1980, p. 263-265 ; G. Dédéyan, Les Arméniens entre Grecs, Musulmans et Croisés. Études sur les pouvoirs arméniens dans le Proche-Orient méditér­ ranéen, vol. 1 : Aux origines de l’État Cilicien. Philarète et les premiers Roubéniens, Lisboa, 2003, p. 5-357 ; J.‒C. Cheynet, « Les Brachamioi », dans Études Prosopographiques, éd. J.‒C. Cheynet et J.-F. Vannier, Paris, 1986, p. 57-74 ; W. Seibt, « Philaretos Brachamios. General, Rebell, Vassal ? », in Captain and Scholar. Papers in memory of Demetrios I. Polemis, éd. E. Crysos et E. Zachariadou, Andros, 2009, p. 281-295 ; A. D. Beihammer, Byzantium and the Emergence of the Muslim-Turkish Anatolia, ca. 1040-1130, London/New York, 2017, p. 145-147, 191, 201, 204,

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soulèvement violent. L’exemple illustre l’importance de la loyauté des patriarches d’Antioche pour les empereurs, d’autant que la situation s’était détériorée locale­ ment après la défaite de Manzikert (1071) et les guerres civiles qui l’ont suivie81. La proximité de Jean l’Oxite avec l’empereur lui ont coûté cher. Les Turcs l’ont torturé durant le siège croisé de 1098, l’accusant d’espionnage. En 1100, il était suspect aux croisés à cause de ses alliances religieuses. Quand Bohémond de Ta­ rente, qui dirigeait Antioche depuis 1098, fut capturé par les Danishmendides, les Francs l’accusèrent d’être un agent au service de l’empire byzantin, de conspirer en vue de la rédition de la cité à l’empereur. C’est dans ces circonstances qu’il fut déposé82. Il se retira au monastère des Hodèges, où son goût personnel pour la confrontation suscita le trouble parmi ses frères. Il est possible qu’il soit parti pour l’île d’Oxeia, et qu’il y soit mort83.

Mise en scène et représentation de soi Quand on considère séparément tous les éléments qu’on a énumérés, ils s’opposent tous à l’hypothèse que Jean l’Oxite ait eu une relation conflictuelle avec l’empereur. Si on les lit ensemble maintenant, ils présentent même à l’évi­ dence le tableau d’une profonde familiarité entre l’ancien moine et la Maison des Comnène, datant de la période qui précède l’accession au trône impérial. Angold a donc raison de dire que Jean « était un partisan des Comnène, l’un de ces conseillers spirituels dont étaient entichés Alexis Comnène et sa mère. On attendait d’eux qu’ils expriment à voix haute des vérités désagréables à entendre ; on attendait d’eux qu’ils critiquent84 ». Un autre moine proche de la Maison des Comnène aussi, Cyrille le Philéote, donne des conseils à l’empereur quand ce der­ nier lui rend visite, même si c’est sur un ton moins dur que celui de Jean l’Oxite85. Par conséquent, quand Jean l’Oxite paraît devant l’empereur pour lui asséner ces mots sévères, il n’assume pas la position de porte-parole de l’opposition mais celle de conseiller spirituel, comparable à bien d’autres qu’Anna Dalassène avait donnés en compagnons à Alexis dans sa jeunesse pour s’assurer de la santé spirituelle de son fils. Il souhaite pour l’empire et pour l’empereur ce qu’il y a de mieux, le destin de l’un étant indissociable de celui de l’autre comme il le dit lui-même.

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232, 244, 249, 285-286 ; E. Jeffreys et al., Prosopography of the Byzantine World, 2016, London, 2017. URL : http://pbw2016.kdl.kcl.ac.uk, Philaretos, 101. Situation politique d’Antioche à la fin du xie siècle, K.-P. Todt et B. A. Vest, TIB, vol. 15, 1, p. 571-576. Jean l’Oxite à Antioche, Ibid. p. 355-356 et 618-620 ; P. Gautier, « Jean V l’Oxite », p. 131-133 ; K.-P. Todt, Region und griechisch-orthodoxes Patriarchat von Antiocheia, p. 702-721. P. Gautier, « Jean V l’Oxite », p. 135. M. Angold, Church and Society, p. 67. Nicholas Kataskepenos, La vie de saint Cyrille le Philéote, p. 90-94 (entrevue avec Anna Dalas­ sène) ; p. 225-235 (première visite d’Alexis Comnène).

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Comme J. Ryder le montre, Jean l’Oxite s’assure aussi qu’on comprenne bien qu’il existe une certaine familiarité entre lui et l’empereur, et que c’est au nom de cette familiarité qu’il peut se permettre d’être sincère86. Reste à comprendre quelles raisons ont pu pousser Alexis à laisser formuler en public des admonitions réservées d’ordinaire au domaine privé. Comme l’a noté Frankopan, bien que Jean l’Oxite doute que la prise du pouvoir par Alexis ait été légale et affirme que l’empereur a perdu la faveur divine dont il jouissait jadis, les critiques les plus dures ne sont pas dirigées contre Alexis lui-même mais contre sa famille, dont le train de vie luxueux oblige l’empereur à opprimer ses sujets87. Frankopan ajoute : « Jean l’Oxite offre à l’empereur le bouc émissaire dont il a besoin pour les problèmes qui frappent Byzance au début des années 109088 ». La proposition peut être encore approfondie si nous tenons compte du fait que la décennie a vu l’arrivée à l’âge adulte des porphyrogénètes Nicéphore Diogène, fils de Romain IV (1068-1071) et Constantin Doukas, fils de Michel VII (1071-1078). Le premier a comploté en vue d’assassiner l’empereur en 109489 ; le deuxième, couronné co-empereur en 1081, fut peu-à-peu écarté du pouvoir après la naissance de Jean Comnène, premier fils d’Alexis en 108790. Ces princes cristallisèrent l’opposition de certains mécontents. D’autres membres de cette famille impériale en pleine expansion commencèrent, dans leur déception, à envi­ sager d’autres possibilités pour remplacer Alexis. Le beau-frère d’Alexis, Michel Taronites, encouragea la conspiration de Nicéphore Diogène de 1094. Grégoire Taronites refusa d’obéir à l’empereur quand il fut désigné comme doux de Trébi­ zonde entre 1103 et 110491. Nicéphore Diogène aussi bien que Michel Taronites

Jean l’Oxite, Diatribes, p. 27 ; J. R. Ryder, « The Role », p. 106 et 114. Jean l’Oxite, Diatribes, p. 40-43. P. Frankopan, « Where Advice Meets Criticism », p. 84. Pour la conspiration de Nicéphore Diogène, voir Anna Comnène, Alexiade ix, 6-9 ; Jean Zonaras, Epitomae historiarum, p. 742. ; G. Buckler, Anna Comnena. A Study, Oxford, 1929, p. 89-97 et p. 251-256, p. 287 ; F. Chalandon, Essai sur le règne d’Alexis Ie Comnène (1081-1118), Paris, 1900, p. 150 ; P. Joannou, Christliche Metaphysik in Byzanz I. Die Illuminationslehre des Michaels Psellos und Joannes Italos, Ettal, 1956, p. 28-29 ; B. Leib, « Complots à Byzance contre Alexis ier Comnène (1081-1118) », Byzantinoslavica, 23 (1962), p. 250-275, en particu­ lier p. 256-274 ; F.-H. Tinnefeld, Kategorien, p. 157 ; B. Skoulatos, Les personnages byzantins de l’Alexiade, p. 233-237 ; P. Magdalino, Empire, p. 203 ; J.‒C. Cheynet, Pouvoir et Contestations à Byzance (963-1210), Paris, 1996, no 128, p. 98-99 et p. 365-366 ; É. Malamut, Alexis, p. 99-100, puis p. 119-122, p. 301-311 ; J.‒C. Cheynet, « Grandeur et décadence des Diogénai », in The Empire in Crisis (?). Byzantium in the 11th Century (1025-1081), éd. V. Vlysidou, Athens, 2003, p. 119-138 ; P. Frankopan, « Challenges to Imperial Authority in the Reign of Alexios I Komne­ nos. The Conspiracy of Nikephoros Diogenes », Byzantinoslavica, 64 (2006), p. 257-274. 90 Pour l’association à l’empire de Constantin Doukas, voir D. I. Polemis, The Doukai : A Contri­ bution to Byzantine Prosopography, London, 1968, p. 60-63 ; B. Skoulatos, Les personnages byzantins de l’Alexiade, p. 57-60 ; V. Tiftixoglu, « Zum Mitkaisertum des Konstantin Dukas (1081-1087/88) », Fontes minores, 9 (1993), p. 97-111. 91 Anna Comnene, Alexiade, xii, 7, i-iv. Sur Grégoire Taronites, F. Chalandon, Essai sur le règne, p. 241 ; A. A. M. Bryer, « A Byzantine Family. The Gabrades. c. 979-c. 1653 », in The Empire 86 87 88 89

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avaient épousé des sœurs de l’empereur. La conspiration de Nicéphore reçut aussi le soutien de Marie d’Alanie, sans doute au profit de son fils Constantin Doukas, qu’on avait écarté au profit du fils d’Alexis. Jean Comnène, fils du sebastokrator Isaac Comnène et neveu d’Alexis, fut aussi dénoncé dans le cadre d’un autre complot92. Quand on ajoute à ces conspirations les tensions avec les Doukas du début du règne, on voit bien que la formation d’un gouvernement par le clan des Comnènes a été plus compliquée qu’on ne le pense généralement. Ces conspirations des années 1090 sont les résultats de problèmes accumulés : les relations compliquées d’Alexis avec certains membres de sa famille existaient déjà quand Jean l’Oxite prit la parole en 1091. Alexis a utilisé Jean d’Oxite, dont il connaissait l’opinion à propos de ses proches, et s’est servi de lui comme il s’est servi des procès pour hérésie. Désireux de donner une autre cible au mécontentement pour le détourner de lui-même, il désigne des parents par alliance, les époux de ses sœurs. Certains d’entre eux, au moment du discours, montraient probablement les premiers indices de leur déception et prêtaient une oreille favorable à l’opposition. Outre qu’ils réprimandaient publiquement le comportement inapproprié des parents de l’empereur, les discours pourraient bien avoir eu aussi une fonction cathartique. Dans son étude des formes qui régissent le conseil politique au Moyen Âge, Gerd Althoff observe que les souverains médiévaux ont recours par temps de crise aux larges assemblées, où l’on peut discuter des questions controversées et présenter différents points de vue93. Le roi invitait ses principaux sujets, aristocrates laïcs et haut clergé, et essayait de construire le consensus en leur permettant d’exercer leur influence sur ses décisions. Ces assemblées offraient aussi aux mécontents la tribune où ils pouvaient donner leur opinion : les tensions politiques et sociales étaient donc désarmées puisqu’elles trouvaient là l’occasion de se faire entendre. Le discours du noble franc Wala à l’empereur Louis le Pieux en 828 en offre un exemple. Wala a réservé des mots très durs à l’empereur

of Trebizond and the Pontos, éd. A. A. M. Bryer, London, 1980, p. 164-187 ; B. Skoulatos, Les Per­ sonnages byzantins de l’Alexiade, p. 116-118 ; J.‒C. Cheynet, Pouvoir et contestations, aux p. 101, 221 et 405 ; F. Dölger et P. Wirth, Regesten der Kaiserurkunden, no 1222, p. 160 ; M. Mullett, Theophylact of Ochrid, p. 188. 92 À ne pas confondre avec le fils d’Alexis. À cause de la tradition qui veut qu’on donne à l’enfant le nom de son grand-père paternel et maternel a conduit à ces faibles variations dans les prénoms d’une même famille. Anna Comnène, Alexiade, viii, 7, iii-8, iv. Sur la crise qui suit les accusations contre Jean Comnène, F. Chalandon, Essai sur le règne, p. 145 ; B. Leib, « Complots à Byzance », p. 262 ; M. Mullett, Theophylact of Ochrid, p. 213-214 ; P. Frankopan, « The Imperial Governors of Dyrrakhion in the Reign of Alexios I Komnenos », Byzantine and Modern Greek Studies, 26 (2002), p. 65-103, pour l’épisode p. 90-97 ; P. Frankopan, « Kinship and the Distribution of Power in Komnenian Byzantium », English Historical Review, 123 (2007), p. 1-34, surtout p. 15-17. 93 G. Althoff, Die Kontrolle der Macht. Formen und Regeln politischer Beratung im Mittelalter, Darm­ stadt, 2016.

critique et représentAtion de soi

carolingien, des mots extrêmement proches de ceux que Jean l’Oxite adresse à Alexis ier94. La comparaison a naturellement des limites, dans la mesure où les sujets de Louis lui devaient auxilium et consilium, « aide et conseil », quand les sujets byzantins doivent à l’empereur la douleia, « l’obéissance ». La relation entre l’em­ pereur franc et ses sujets, disons au moins avec l’aristocratie, était par conséquent plus horizontale que celle de l’empereur avec ses sujets. Contrairement à ce qui se produit en Occident, le souverain byzantin n’avait aucune obligation de demander leur avis aux élites. Il était l’autokrator, ce qui signifie que son autorité n’avait en théorie pas d’autre source que Dieu. Néanmoins, l’idéologie impériale ne le plaçait pas au-dessus des luttes de pouvoir bien réelles dans lesquels il était impliqué, et avec plus de moyens que les autres. C’est pour cela que, dans certaines circonstances, l’empereur était bien obligé de demander conseil. Dans les derniers siècles de Byzance, il semble qu’existait un groupe de dignitaires choisis par l’empereur ad hoc, destiné à le conseiller sur certains problèmes95. Telle était la situation quand Jean l’Oxite adressa son discours long à Alexis. Jean déclare qu’Alexis a convoqué un conseil pour discuter des temps troublés où se trouvait l’empire96. Ce conseil, si on suit son témoignage, était uniquement com­ posé de parents de l’empereur puisqu’il met Alexis en demeure d’y intégrer des personnalités venues d’horizons plus larges pour l’aider à prendre des décisions97. D’où la question : que voulait faire Alexis en faisant entrer dans un conseil qui réunissait ses parents pour discuter des problèmes militaires et politiques un clerc venu pour l’admonester ? Les empereurs byzantins étaient obligés de tenir compte des signes que Dieu leur adressait, à cause du discours dont on a parlé sur la divine Providence qui fait et défait les empereurs : les signes exprimaient l’opinion de Dieu à propos du gouvernement. Comme les moines jouaient un rôle privilégié dans la religion byzantine en tant que contacts privilégiés avec Dieu, ils étaient les gardiens de la morale des empereurs et de la société, autant que les interprètes de ces signes. Les souverains n’avaient aucune obligation d’obéir à leurs recommandations, mais le bon sens voulait qu’ils les écoutent. Voici le cadre dans lequel il faut comprendre les discours de Jean l’Oxite. La distance que l’idéologie impériale impose entre l’empereur et ses sujets s’opposait à ce que ces derniers trouvent, avec l’occasion d’exprimer librement leur insatisfaction devant le souverain, un exutoire aux tensions. La solution d’Alexis, parfaitement adaptée aux réalités byzantines, fut de laisser le moine Jean le critiquer. Alexis se présente lui-même comme l’empereur pénitent attentif aux avis de Dieu, en créant des conditions dans lesquelles une critique ouverte et publique ne peut pas fragiliser son statut. Parmi les autres

94 G. Althoff, Die Kontrolle der Macht, p. 45-47. 95 D. Kyritses, « The Imperial Council and the Tradition of Consultative Decision-Making in By­ zantium (Eleventh to Fourteenth Century) », Power and Subversion (cité supra n. 1), p. 57-69. 96 Jean l’Oxite, Diatribes, p. 46-47. 97 Jean l’Oxite, Diatribes, p. 42-43.

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avantages de cette stratégie se trouve qu’en prêtant attention aux critiques de Jean, en assumant le personnage d’empereur pénitent, Alexis s’engage à corriger son comportement : il discrédite par conséquent tout ce que l’opposition pouvait justifier au nom des « péchés » pointés par Jean l’Oxite. Le discours n’était pas seulement le moyen de canaliser les tensions poitiques et sociales, mais aussi de les neutraliser98.

Conclusion Comparer le discours devant l’empereur de Jean l’Oxite avec d’autres discours de l’ère comnène a des limites. À la différence, non seulement de Théophylacte d’Achrida, mais aussi de Jean Tzétzès, Michel Italikos, Théodore Prodromos, et bien d’autres auteurs de la période qui étaient des rhéteurs professionnels, Jean l’Oxite était un moine – d’où sa relation sensiblement différente avec l’empereur. Il ne recherchait pas la faveur impériale par des flatteries, en faisant valoir au passage sa propre érudition et ses compétences rhétoriques. Il agissait en tant que conseiller spirituel de l’empereur, tenant le rôle de celui qui aime le pécheur mais hait le péché selon la norme chrétienne. Quel que soit le poids des fautes d’Alexis, il ne croit jamais que son salut soit impossible et montre à l’empereur le chemin à suivre pour faire amende honorable devant Dieu, de sorte à sauver à la fois l’empire et sa personne. De son côté, l’empereur est bien conscient des idées de Jean l’Oxite et de sa franchise : c’est lui qui met en scène le discours ou autorise sa mise en scène. Le discours alors permet à Alexis de poser à l’empereur pénitent, qui fait des efforts considérables pour être à la hauteur des défis auxquels l’empire est confronté : il fait des erreurs, bien sûr, mais sa bonne volonté n’est pas en cause, puisque c’est sa famille élargie qui l’oblige à les commettre. Alexis leur avait conféré une place exceptionnelle à la cour mais certains d’entre eux commençaient à donner des signes d’insatisfaction et à vouloir le remplacer. La critique portée contre la famille impériale par Jean l’Oxite coïncide avec le début de sérieux troubles politiques : ce n’est pas par hasard ; ce n’est pas non plus, contrairement à ce que suggérait P. Frankopan, le début d’une nouvelle ère pour les relations de l’empereur avec sa famille. Ce discours est la réaction aux mouvements d’opposition qui balbutiaient déjà.

98 Gilbert Dagron a souligné déjà que la repentance et la pénitence étaient efficaces pour recouvrer une légitimité perdue, conformément aux modèles des souverains d’Israël transmis par l’Ancien Testament. Selon Dagron, le fait que le pouvoir impérial soit par nature à Byzance pris et conservé par la violence et transmis par voie héréditaire, c’est-à-dire par le sexe, l’a désacralisé : seulement l’Église permettait à l’empereur de se mettre à genoux, de dire son repentir et de récupérer sa légitimité perdue G. Dagron, Emperor and Priest, p. 114-124.

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La liberté d’expression durant la Querelle des Investitures *

Par quel bout prendre le sujet Si paraissent toucher par quelque côté aux exercices d’une philosophie plus profonde, qu’il soit bien clair que ces propositions relèvent davantage de l’esprit d’enquête à la manière des philosophes de l’Académie que de l’opiniâtreté à en découdre : dans l’examen de la vérité, chacun conservera ainsi la liberté de son propre jugement et les textes des autorités ne seront d’aucun poids si un avis plus puissant les contredit1. On s’est parfois servi de ce passage du Policraticus de Jean de Salisbury pour incarner l’idée de tolérance et de liberté d’expression nouvellement apparue au cours du xiie siècle2. Si on suit Cary J. Nederman, Jean de Salisbury « fait de la supériorité du jugement individuel un principe universel, qu’aucune autorité extérieure ne peut révoquer comme elle le ferait d’un privilège3 ». Pour ce qui * La traduction du chapitre depuis l’anglais a été assurée par Marie-Céline Isaïa. 1 …Si qua uero ad grauioris philosophiae exercitationem uidentur accedere, Achademicorum more inuestigandi animo quam peruicacia contendendi si constet esse proposita ut in examinationem ueri suum cuique iudicium liberum reseruetur et inutilis scribentium censeatur auctoritas ubi sententia potior refragatur, Iohannes Sarisberiensis, Policraticus, VII, prologue, éd. C. C. J. Webb, Oxford, 1909, vol. II, p. 93. Voir C. J. Nederman, « Toleration, Skepticism, and the ‘Clash of Ideas’ : Principles of Liberty in the Writings of John of Salisbury », in Beyond the Persecuting Society. Religious Toleration Before the Enlightenment, éd. J. Chr. Laursen et C. J. Nederman, Philadelphia, 1998, p. 53-70. Les conclusions que Nederman tire presque exclusivement du livre 7 du Policra­ ticus n’ont pas été acceptées par tous, d’autant qu’il évite les passages qui s’intègrent mal à sa lecture légèrement contemporaine du Policraticus. 2 La plus récente étude sur Jean de Salisbury est celle de C. J. Nederman, John of Salisbury, Tempe, 2005. Voir aussi les importantes contributions de The World of John of Salisbury, éd. M. Wilks, Oxford, 1984. 3 C. J. Nederman, « Toleration, Skepticism, and the ‘Clash of Ideas’ », p. 65. Leidulf Melve • University of Bergen Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 265-280. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131533

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m’intéresse ici, le plaidoyer de Jean en faveur de « la liberté de jugement » peut servir de référence ou de modèle : il dessine à vrai dire un cadre dans lequel inscrire le sujet de la liberté d’expression durant la Querelle des Investitures. Jean présente dans ces lignes deux démarches qui s’opposent à propos de « l’esprit d’enquête ». La première démarche est celle des literati, dont l’approche est académique, contrairement à celle du « combattant opiniâtre ». En parlant de leurs pratiques académiques, c’est à un aspect du scepticisme cicéronien que Jean renvoie plus précisément : ce scepticisme, selon l’interprétation de Jean, prône une approche argumentative « qui détermine rationnellement ce qui se présente comme le mieux garanti4 ». Il est question dans ce premier moment de l’attitude des individus quand ils mènent une enquête ; dans le deuxième, Jean se réfère à l’autorité et à son rôle. « Les textes des autorités » ne sont certainement pas superflus, mais cèdent de fait devant l’avis le plus convaincant, devant la puissance d’un meilleur argument. Il s’agit à l’évidence d’une lecture contemporaine de Jean de Salisbury, qui rappelle l’insistance de Jürgen Habermas sur la force de l’argument le meilleur dans son désormais classique Strukturwandel der Öffentlichkeit. Dans l’optique d’Habermas, l’ouverture d’esprit caractérisait la bourgeoisie quand elle a émergé dans l’espace public aux xvie et xviie siècles – son ouverture à tous les sujets et son recours à la force de l’argument le meilleur. Il le dit évidemment par contraste avec l’espace public du Moyen Âge, une scène politique où, toujours selon Habermas, le comportement était tout-entier ritualisé et où les parties en présence venaient s’offrir en spectacle – on est aux antipodes de l’accent mis par Salisbury sur « la liberté de jugement5 ». Le problème de ces deux approches est, il faut le reconnaître, leur forme schématique. Que Jean prône l’exercice individuel d’une argumentation ration­ nelle, qu’Habermas conçoive l’espace public de la bourgeoisie comme une sphère « libre vis-à-vis du pouvoir », l’un et l’autre sont, chacun à sa façon, bien loin de la politique telle qu’elle existe réellement. L’idéalisme d’Habermas est à la limite de la naïveté, puisqu’il imagine sérieusement au sein de l’espace public de la bourgeoisie, l’existence d’un débat exempt de toutes les limites liées à ce que ce sont des individus qui s’expriment – au cours de discussions qui engagent l’oralité, qui se déroulent lors de rencontres physiques, dans les cafés de Londres et les

4 Iohannes Sarisberiensis, Policraticus, VII, prologue. Voir aussi 2.22, 7. Prologue (148), and 7.2 (152). 5 J. Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit. Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, Frankfurt am Main, 1990, p. 58-67. La théorie d’Habermas a donné lieu à des analyses innombrables. J’ai abordé les questions théoriques et empiriques que pose son appli­ cation au Moyen Âge dans L. Melve, « ‘Even the very laymen are chattering about it.’ The Politicisation of Public Opinion, 800-1200 », Viator, 44 (2013), p. 25-48, avec la bibliographie pertinente.

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salons français6. Jean de Salisbury touche plus juste quand il évoque Cicéron et les philosophes de l’Académie, ne serait-ce que parce qu’il ne déclare jamais que « l’esprit d’enquête » soit libre vis-à-vis du pouvoir. Le but de ce détour est de souligner que nous avons à faire à deux approches assez différentes du sujet de la liberté d’expression – du moins dans le contexte du Moyen Âge central. Les dichotomies théoriques de Jean peuvent fort bien fournir une norme, soit le fonctionnement idéal de « l’esprit d’enquête ». Cette norme idéale possède manifestement pour Jean de Salisbury une validité générale, indé­ pendamment du fait que le débat soit mené par écrit ou par oral sous la forme de rencontres physiques. Puisque je travaille sur la Querelle des Investitures, l’idéal normatif de Jean permet, dans une certaine mesure, de saisir le débat par écrit, puisque les deux aspects de sa dichotomie introduisent une façon de mesurer la liberté d’expression. Une deuxième approche, bien différente, revient à la pratique sociale et met en évidence les contraintes qui limitent la liberté d’expression. Dans une culture de l’écrit manuscrit, il serait dangereux de parler de censure7, bien qu’elle ait existé durant la Querelle des Investitures. La peur des sanctions est plus répandue, indissociable des structures politiques hiérarchiques comme des réseaux moins institutionnels. La question de la communication et de la langue relève d’une problématique légèrement différente, mais qui n’est pas sans rapport ; on peut dire la même chose de l’arsenal des rituels et de la communication sym­ bolique qui se jouent dans les rencontres physiques, habituellement associées au débat oral. On risque de passer à côté de tous ces freins à la liberté d’expression si on aborde le sujet en termes de normes idéales. C’est la raison pour laquelle c’est au monde réel, et parfois peu reluisant, de la politique médiévale et de ses débats qu’il faut s’attaquer. Et à ce stade, il faudra faire avec les débats oraux, ces prises de parole en assemblée de différents types, quand bien même on sait combien c’est un matériau à aborder avec prudence8. L’une des difficultés majeures est qu’il y a peu de sources qui décrivent le véritable déroulement des débats : elles disent plus

6 C’est une critique classique de la théorie d’Habermas, dont les différents chapitres de Habermas and the Public Sphere, éd. C. J. Calhoun, London, 1992 offrent encore la critique la plus complète. Pour une critique qui porte principalement sur l’espace public contemporain, voir L. Goode, Jürgen Habermas. Democracy and the Public Sphere, London, 2005. 7 « Censorship is understood differently in the age of manuscripts than in the age of print. In the age of print, censorship applies to the pre-publication inspection or approval of a work, or to the destruction or condemnation of a work once it has been published. For the age of manuscripts, Raymond Clemens and Timothy Graham offer a more useful definition. ‘Censorship’, they write, ’is the correcting of a text to bring it into ideological, rather than factual correctness’ », R. Obenauf, Censorship and Intolerance in Medieval England, Dissertation (PhD, Philosophy), Loyola University Chicago, 2015, p. 22. 8 J’ai discuté d’une façon approfondie les problèmes soulevés par la culture du débat oral pendant les assemblées dans L. Melve, « Intentional ethics and hermeneutics in the Libellus de symonia­ cis. Bruno of Segni as a papal polemicist », Journal of Medieval History, 35 (2009), p. 77-96 et L. Melve, « Assembly Politics and the ‘Rules-of-the-Game’ (c. 650-c. 1150) », Viator, 41 (2010), p. 69-90.

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souvent à quel accord l’assemblée a fini par parvenir. Si nous voulons compléter l’approche à la Jean de Salisbury par une histoire sociale de la liberté d’expression, il faudra pourtant faire avec les assemblées et leurs tractations politiques. C’est ce que je vais faire dans les pages qui suivent, combinant les deux approches pour donner un tableau rudimentaire de la liberté d’expression durant la Querelle des Investitures.

Pierre Damien et la liberté d’expression comme idéal normatif Jean de Salisbury écrivait sous Henri II roi d’Angleterre. La Querelle des Investitures est un autre contexte dont il n’est pas inutile, à mon avis, de souligner quelques traits importants. La Querelle est généralement présentée comme le premier grand conflit entre le regnum et le sacerdotium, indissociable du pape Grégoire VII et du roi de Germanie et aspirant empereur Henri IV. Une historio­ graphie dépassée limitait la Querelle des Investitures à la seule période comprise entre 1073 et 1122, puisqu’elle s’enflammait avec l’arrivée de Grégoire VII et s’arrêtait avec le fameux concordat de Worms. Plus récemment, on a proposé à la place de cette périodisation assez artificielle de faire commencer la Querelle plus tôt, pour inclure le mouvement de réforme de l’Église qui prépare l’escalade du conflit au cours des années 10709. Pour qui s’intéresse au débat public et à la liberté d’expression, cet élargisse­ ment de perspective est pertinent puisqu’il permet d’étudier, non pas un, mais six débats qui ont pris place entre les années 1030 et 1122. Ces débats ont concerné la simonie, l’eucharistie, l’antipape Cadalus, le mariage des clercs, les relations entre regnum et sacerdotium et le problème de l’investiture. Le xie siècle n’a certainement pas le monopole d’un débat public qui s’est déjà exprimé durant la période carolingienne. Les débats publics ont cependant été plus fréquents durant cette période de réforme de l’Église, ont duré plus longtemps et donné lieu à une quantité d’écrits sans précédent. Sous la forme de sept cents lettres, traités, dialogues et poèmes, les literati se sont engagés dans un combat intellectuel en faveur de ce que Gerd Tellenbach a appelé dans une expression restée célèbre « l’ordre du monde10 ». Dans l’idéal normatif de Jean de Salisbury, l’autorité doit s’incliner devant la raison puisque l’argument le meilleur triomphe toujours de l’autorité de l’écrit. Cette relation entre autorité et raison travaille aussi le corpus de la Querelle, au gré

9 Une présentation de l’historiographie avec bibliographie complémentaire dans L. Melve, « Ec­ clesiastical Reform in Historiographical Context », History Compass, 13 (2015), p. 213-221. 10 Soit Weltordnung, dans G. Tellenbach, Libertas. Kirche und Weltordnung im Zeitalter des Investi­ turstreits, Stuttgart, 1936. Sur le débat public durant la Querelle des Investitures, L. Melve, Inventing the Public Sphere. The Public Debate during the Investiture Contest (c. 1030-1122), Leiden, 2007.

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de tentatives – ou au moins d’occasions – de délimiter des domaines où l’usage de l’autorité et celui de la raison sont mis en relation avec des sujets et des champs précis. Le mystérieux réformateur Pierre Damien, qui devait devenir conseiller du pape, nous a laissé un corpus de lettres considérable, soit 180 en tout11. La première de ces lettres, vers 1040 ou 1041, est adressée à un certain Honestus, un noble qui devint moine à Pomposa. Pierre Damien examine différentes dimen­ sions du débat et des techniques d’argumentation. En deux mots, Honestus lui a demandé des arguments pour un débat qu’il a avec certains Juifs. La première partie de la lettre, exhortation et conclusion comprises, est parsemée de réflexions et conseils de méthode, qui abordent sous tous ses angles « l’esprit d’enquête ». De même que Jean de Salisbury renvoie dos à dos « les pratiques de l’Académie » et « l’opiniâtreté », Pierre Damien met en garde contre les arguments « qui n’ont ni utilité ni pertinence » : il vise notamment la tendance à accumuler les autorités comme des preuves, alors même que leur rapport avec la question posée est lointain – dans le meilleur des cas12. Jean de Salisbury envisage la subordination de l’autorité à la raison : ce n’est pas le cas de Pierre Damien. La raison a chez lui sa place, mais ce n’est pas toujours elle qui domine. Il y a des situations où l’autorité de l’écrit vient manifestement confirmer le jugement individuel formulé par Pierre Damien. « Pour éviter de paraître te tromper par mes propres mots plus que l’emporter grâce aux exemples des prophètes, convoquons encore Daniel pour qu’il donne son témoignage sur le Christ13 ». Sous la forme des écrits des prophètes, l’autorité est ici placée au-dessus du jugement individuel, ce qui reflète la vénération dont l’écrit jouit gé­ néralement parmi les réformateurs. Jean de Salisbury présentait autorité et raison dans un rapport beaucoup plus agonistique : l’approche de Pierre Damien est bien différente et, dans le fond, représentative de celle des literati durant la Querelle des Investitures. Quand Pierre Damien qualifie les rapports entre autorité et raison, il envisage soit que l’autorité l’emporte sur le jugement individuel, soit que les deux se complètent. Dans la deuxième partie de la lettre, leur relation complémentaire

11 Sur les différents aspects de la collection épistolaire, voir les travaux essentiels de K. Reindel, « Studien zur Überlieferung der Werke des Petrus Damiani, I », Deutsches Archiv für Erfor­ schung des Mittelalters, 15 (1959), p. 23-102 ; Id., « Studien zur Überlieferung der Werke des Petrus Damiani, II », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 16 (1960), p. 73-154 ; Id., « Studien zur Überlieferung der Werke des Petrus Damiani, III », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 18 (1962), p. 317-417. Depuis, St. Freund, Studien zur literarischen Wirksamkeit des Petrus Damiani, Hannover, 1995 et P. Ranft, The Theology of Work. Peter Damian and the Medieval Religious Renewal Movement, New York, 2006. 12 Pierre Damien cite la lettre à Tite 3, 9 pour donner plus de poids à son avis, « Évite les recherches folles, les généalogies, les disputes et les polémiques sur la Loi : elles sont inutiles et vaines », Petrus Damiani, Epistola 1, Die Briefe des Petrus Damiani, éd. K. Reindel, MGH, Die Briefe der deutschen Kaiserzeit, 4, München, 1983, vol. 1, p. 66. 13 Sed ne potius meis verbis circumvenire quam prophetarum exemplis superare te videar, accedat etiam Danihel et testimonium de Christo perhibeat… Petrus Damiani, Epistola 1, p. 72.

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est mise en évidence quand Pierre Damien engage le débat avec le Juif sous une forme dialoguée : À propos de certaines cérémonies dont vous vous êtes enquis souvent avec la plus grande curiosité et qu’en d’incessants questionnements, vous soumettez au feu de vos objections, il nous faut composer à présent entre nous un bref développement sous la forme de questions et réponses dialoguées ; quand tu auras sur tous les points obtenu les explications suffisantes, tu seras bien obligé de te rendre à la démonstration ou de battre en retraite, confondu par ta foi honteusement défaillante… Alors, Juif ! si les innombrables témoignages de l’écriture sainte ne te poussent pas à croire au Christ, si les paroles, si claires et si limpides, de tous les prophètes ne te fléchissent pas, il faudra donc laisser de côté les exemples des prophètes et te contraindre désormais par le seul raisonnement14. Il est assez intéressant que Pierre Damien choisisse la forme dialoguée, d’au­ tant que certains, dont Constant Mews, ont voulu voir dans l’emploi du dialogue un indice en soi de tolérance, un des moyens fondamentaux de la liberté d’expres­ sion15. Dans le cas de Pierre Damien à l’évidence, le dialogue relève ici comme dans d’autres lettres16 davantage de la technique rhétorique capable de prendre l’opposant au piège de ses propres contradictions que d’une forme ouverte qui signalerait la tolérance. Il est vrai que Pierre Damien énonce les points de vue de son adversaire, ce qui pourrait, si on suit Mews, constituer un indice de tolérance, puisque l’autre solution consisterait à rejeter ces points de vue sans se donner la peine de les formuler. Si la forme dialoguée est l’indice de quelque chose cependant, et quelles que soient les distorsions qui affectent la représentation du point de vue de l’adversaire, c’est plutôt de l’usage de la raison et du jugement individuel que de la tolérance. Pierre Damien utilise la forme dialoguée comme le font Anselme du Bec et Gilbert Crispin, qui usent d’un discours rationnel pour démontrer la validité d’un point de vue singulier, et non comme le fait Abélard qui « fait jaillir la vérité de points de vue différents17 ». Rien de surprenant ici, surtout pour qui sait que les problèmes théologiques étaient discutés d’une façon 14 Nunc autem de quibusdam cerimoniis, super quibus sepe scrupulosissime queritis et garrulis amba­ gibus questionum litem movetis, sub quodam inquisitionis responsionisque dialogo brevis inter nos contexatur oratio, ut cum tibi fuerit ex omnibus satisfactum, aut compellaris manus dare convictus, aut cum ignominiosa tua recedas infidelitate confusus […] Nunc igitur, Iudaee, si tot sacrae scripturae testimonia ad fidem te Christi non attrahunt, si omnium te prophetarum tam perspicua et clara dicta non flectunt, libet adhuc postpositis scilicet prophetarum exemplis sola tecum ratiocinatione contendere… Petrus Damiani, Epistola 1, p. 88 et p. 99. 15 C. J. Mews, « Peter Abelard and the Enigma of Dialogue », in Beyond the Persecuting Society. Religious Toleration Before the Enlightenment, éd. J. C. Laursen et C. J. Nederman, Philadelphia, 1998, p. 25-52. 16 C’est particulièrement évident dans sa fameuse Disceptatio synodalis, long dialogue situé pour partie dans le contexte d’un concile reconstitué. 17 C. J. Mews, « Peter Abelard », p. 31.

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courante par le recours aux autorités, c’est-à-dire en alignant un grand nombre de preuves qui n’avaient pas d’autres points communs que l’auteur qui les addition­ nait18. Quand il discute avec Honestus au début, Pierre Damien utilise l’autorité pour confirmer son jugement individuel, mais dans le dialogue avec le Juif, il utilise la raison pour compléter l’écriture sainte. Leur relation, à nouveau, est une relation de complémentarité, elle ne s’excluent pas mutuellement, mais ce n’est pas l’essentiel : le Juif n’est jamais autorisé à contredire le jugement individuel de Pierre Damien d’une façon qui mettrait en danger l’inévitable conclusion du dialogue : « Retire la dépouille du vieil homme et revêt le sacrement de la grâce nouvelle19 ». L’idéal normatif qu’on déduit de la première lettre de Pierre Damien est donc différent de celui que Jean de Salisbury énonce dans le Policraticus. Pierre Damien témoigne d’un respect plus grand envers les autorités et envisage par conséquent l’autorité et la raison dans une relation de complémentarité. Les deux auteurs ont aussi deux jugements divergents sur le statut de leur idéal : il a une valeur universelle pour Jean, ce qui n’a pas l’air d’être le cas pour Pierre Damien. À l’extrême fin de sa lettre, ce dernier offre une réflexion passionnante sur l’approche qui a sa préférence : « Considère, mon bien cher frère Honestus, que par égard pour ton manque de formation, j’ai eu soin de ne pas employer les ornementations de l’éloquence et les fleurs de la rhétorique, ni les arguments tranchants des dialecticiens20 ». S’il faut croire Pierre Damien – et ici pourquoi pas ? – il s’est adapté au manque de formation d’Honestus. On peut observer des traits similaires dans d’autres lettres, ce qui rappelle les limites d’une étude de la liberté d’expression en termes d’idéal normatif : sans être anéanti, c’est un idéal qui réclame de sérieux aménagements quand on passe à la pratique.

L’idéal normatif et la politique en actes : Gebehard de Salzbourg et Wenrich de Trèves Voir Pierre Damien ajuster son discours en fonction de son public oblige à se demander si la question de la liberté d’expression ne devrait pas plutôt 18 Quand il décrit le synode de Latran de 1050 et comment furent réglées les questions relatives à Béranger, Lanfranc de Cantorbéry dit que « le pape me donna l’ordre de me lever, de me purger de la souillure d’une réputation entachée, d’exposer ce que je croyais, de confirmer ce que j’avais exposé par les saintes autorités plus que par des arguments », Post haec praecepit papa ut ego surgerem, pravi rumoris a me maculam abstergerem, fidem meam exponerem, expositam plus sacris auctoritatibus quam argumentis probarem., Lanfrancus Cantuariensis, De corpore et sanguine Domini, PL 150, col. 407-442, à la col. 413. 19 Depone veteris hominis indumentum, et novae gratiae suscipe sacramentum, Petrus Damiani, Epis­ tola 1, p. 101. 20 Ecce perpendis ipse, charissime frater Honeste, quia dum imbecillitati tuae consulere studui, non coloratos rethoricae facundiae flosculos, non acuta dialecticorum ponere argumenta curavi, Petrus Damiani, Epistola 1, p. 101.

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être abordée via les différents facteurs qui empêchent l’accomplissement de cet idéal. Je vais examiner ces différents freins dans ce qui suit, en commençant par la question de la communication. Sans doute est-il pertinent dans n’importe quel contexte d’interroger la communication, c’est-à-dire les moyens d’accéder à l’information et la capacité à présenter des jugements individuels : ces facteurs cependant deviennent d’une importance fondamentale dans le contexte du xie siècle, où le latin détient le monopole de la communication et où les voies de communication sont rudimentaires21. Si le manque de formation d’Honestus constitue une contrainte pour Pierre Damien, c’est sans comparaison avec l’exclu­ sion d’un public qui ne serait pas en mesure de comprendre le latin : s’il n’est pas entièrement exclu, il serait pour le moins fortement désavantagé au moment d’exprimer un jugement individuel. Le débat public durant la Querelle des Investitures a été une affaire d’élites, en dépit des affirmations disant d’une façon ou d’une autre comment les questions débattues se répandaient per totum orbem, « à travers tout l’univers ». En fait, il n’y a qu’un unique document qui contienne une expression proche du vernacu­ laire ; il s’agit d’une lettre royale, adressée à des laïcs et des clercs à Rome en 1082, qui utilise l’expression proverbiale « ce qui lui plaît a force de loi » pour simplifier la notion d’infaillibilité pontificale qu’on trouve dans la sentence « Il ne saurait être jugé par personne22 ». Que le latin l’emporte dans les réseaux de literati n’étonnera personne, d’autant que la grande majorité des auteurs de la Querelle des Investitures, pour ne pas dire tous les auteurs, sont des clercs. Les écrits rédigés à cette occasion n’étaient pas destinés à la consommation de masse ; ils circulaient dans des réseaux assez limités. Il en reste peu de manuscrits et peu d’exemples d’auteurs qui répondent explicitement à l’œuvre d’un autre. J’ajoute qu’on a l’impression que l’immense majorité de ces œuvres militantes ne prêchaient que des convertis dans la plupart des cas. Elles n’étaient pas desti­ nées au parti adverse ; quelques-unes furent sans doute rédigées pour l’opinion publique – disons pour un public au courant des enjeux, mais extérieur aux deux partis en présence. Tous ces traits ont évidemment exercé une influence sur le discours caractéristique de la Querelle des Investitures, et en particulier sur les écrits rédigés dans le contexte de l’escalade des années 1070 et 108023.

21 Discussion sur le problème de la communication, insistant sur les situations de plurilinguisme, dans L. Melve, « European and Scandinavian research on literacy : some methodological as­ pects », NOWELE, 64/65 (2012), p. 181-225. 22 « À quoi bon perdre la justice à force de puissance ? Qui voudrait être supérieur si c’est en deve­ nant plus injuste ? Voici ses propres mots : il ne saurait être jugé par personne, ce qui revient à dire ‘Ce qui lui plaît a force de loi’ ». Quid est per potentiam amittere iustitiam ? Numquid ideo vult esse iniustior quia sublimior ? Haec enim sunt verba eius : se a nemine iudicari debere ; et est sua sententia, quasi dicat : quicquid libet, licet., Die Briefe Heinrichs IV., éd. C. Erdmann, MGH, Deutsches Mittelalter. Kritische Studientexte, Stuttgart, 1978, p. 26. 23 Plus de détails dans L. Melve, Inventing the Public Sphere.

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La polémique a atteint son apogée au milieu des années 1080. La fameuse lettre du pape Grégoire VII à l’évêque de Metz Hermann avait mis le feu aux poudres en essayant de justifier l’excommunication du roi Henri IV. Écrite en mars 1081, elle a bientôt reçu une série de réponses, dont les premières, et vraisemblablement les plus importantes, ont été rédigées par l’archevêque de Salzbourg Gebehard et par l’écolâtre de Trèves Wenrich. L’un et l’autre ont probablement travaillé courant 1081 et on peut penser, même si c’est difficile à démontrer, qu’ils connaissaient le travail de l’autre. Quoi qu’il en soit, l’une et l’autre lettre présente ce trait typique des polémiques d’avant l’apogée de la crise : elles se préoccupent de trouver une issue au conflit et de donner les moyens nécessaires pour parvenir à une solution qui soit acceptable par les deux parties en présence. Par conséquent Gebehard, qui plaide en faveur du pape, aussi bien que Wenrich, qui représente le parti du roi, se font l’écho de problèmes qui intéressent directement la liberté d’expression. Dans le détail, ceux qui prennent fait et cause dans le débat public le font avec la résolution du conflit en ligne de mire idéale, idéal qu’ils adaptent avec pragmatisme aux circonstances. Écoutons Gebehard s’emparer du sujet ; il répond à Hermann de Metz par des arguments mais aussi par un processus formel permettant la résolution du conflit : Ta Charité m’a déjà pressé deux fois… d’indiquer… ce qu’il faut tenir et penser selon nous dans ce désaccord qui touche l’Église pour que tu puisses répondre à ceux qui sont d’un avis contraire et le disent… Nous n’avons jamais pu obtenir d’eux, bien qu’en priant souvent et avec dévotion, qu’ils consentent, pour rétablir la concorde de l’Église, à ce que nous les écoutions et à ce qu’ils nous écoutent : nous promettions de nous ranger à leur avis sans hésiter s’il était établi que la justice était de leur côté… si, incapables de défendre leur cause selon les lois et les coutumes de l’Église, ils acquiescent aux avis plus sages de ces personnes, sans penser que c’est une humiliation d’abandonner son erreur quand on apprend d’autrui des idées plus justes et plus proches du salut24. L’idéal de Gebehard ressemble à sa façon à ceux qu’avançaient Jean de Salis­ bury et Pierre Damien, puisque tous soulignent l’importance de l’argument le meilleur. C’est pourquoi Gebehard insiste sur l’importance du dialogue – « que nous les écoutions et qu’ils nous écoutent » – et, plus important encore, sur

24 Mandavit iam secundo karitas tua michi… indicare… quid in hac aecclesiae dissensione tenendum sentiendumque censeamus, ut respondere valeas his qui contraria sentiunt et locuntur […] numquam illos, licet frequenter et devote orando, exorare potuimus, quatenus ad reformandam aecclesiae concor­ diam et nos illos audire et audiri ab illis concederent, promittentes, si parti illorum iusticiam favere constaret, nos sine dubio sententiam illorum secuturos […]si causam suam iuxta leges et consuetu­ dines aecclesiasticas defendere non possent, sanioribus illorum consiliis acquiescerent, non confusionem hoc reputantes si meliora et viciniora saluti ab illis discentes errorem suum relinquerent, Gebehard, évêque de Salzbourg, Epistola ad Herimannum Mettensem episcopum data, éd. I. Schmale-Ott, Quellen zum Investiturstreit, II, Darmstadt, 1984, p. 120-172, aux p. 120 et 122.

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la règle qui veut que « l’avis le plus sage » l’emporte. De plus, le respect que Pierre Damien témoignait aux autorités réapparaît à l’identique quand Gebehard définit cet « avis le plus sage » en termes de « lois et coutumes de l’Église ». Le contexte cependant n’a rien à voir, puisque l’idéal défendu par Gebehard dépend de l’expérience réelle du débat et des efforts pour parvenir à un accord entre les deux parties à Kaufungen en février 1081. Tandis que Jean de Salisbury néglige d’envisager les freins qui pèsent sur son idéal et que Pierre Damien mentionne seulement l’importance d’adapter les arguments au public visé, les contraintes prennent une signification entièrement neuve dans le cas de Gebehard, tout simplement parce que les évêques du parti adverse refusent de laisser son parti expliquer son point de vue. Rien d’étonnant par conséquent si la contribution au débat écrite par Gebehard ne respecte pas à la lettre son propre idéal de la force de « l’avis le plus sage ». De la même façon, le mot qui qualifie le mieux la contribution apportée au débat par Wenrich de Trèves est sans aucun doute « limites ». Wenrich aussi, comme Gebehard, se préoccupe des autorités ; il renvoie à l’importance d’appuyer sa défense sur « l’écriture et l’autorité des saints Pères » ; à la fin de sa lettre polémique cependant, il introduit une nouvelle opposition sur un ton légèrement résigné quand il présente d’un côté ceux qui pensent d’une façon rationnelle, de l’autre ceux qui ont pour arguments « les pleurs et les soupirs » : « S’opposant donc à ces raisonnements, comme à de nombreux autres, ils ré­ pondent sans exception non par des paroles mais par des larmes, ils n’emploient pas des raisonnements mais des soupirs25 ». Gebehard se plaignait que son camp n’ait pas été autorisé à exprimer son opinion à voix haute. Le problème pour Wenrich vient de ce qu’on oppose à ses arguments et à ses raisonnements des pleurs et des soupirs, c’est-à-dire ces moyens empruntés au colossal arsenal de la communication symbolique qui jouait un si grand rôle dans la vie politique au Moyen Âge. Ni Jean de Salisbury ni Pierre Damien ne réservent de place à la communication symbolique, sans doute pour la simple raison que de tels pleurs et soupirs court-circuitent efficacement un idéal normatif fondé sur l’argument le meilleur, sans se préoccuper jamais de savoir s’il dépend plus des autorités que de la raison. Gebehard et Wenrich sous deux angles différents s’intéressent aux freins mis à la liberté d’expression. L’attaque de Gebehard est la plus sérieuse, dans la mesure où une rencontre où l’une des deux parties n’a pas l’occasion de faire valoir ses opinions met en échec « l’esprit d’enquête », pour reprendre le mot de Jean de Salisbury. Wenrich quant à lui s’intéresse au dernier moment de l’enquête : il met

25 His ergo et longe pluribus contra superiora capitula agentes rationibus, ad unum non verbis respondent, sed lacrimis, non rationibus agunt, sed suspiriis, Wenrich de Trèves, Epistola sub Theoderici episcopi Virdunensis nomine composita, éd. I. Schmale-Ott, Quellen zum Investiturstreit, II, Darmstadt, 1984, p. 68-120, à la p. 116.

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en évidence qu’un débat qu’on a voulu organiser initialement selon la règle de l’argument le meilleur est fragilisé si l’un des deux partis choisit une stratégie différente – en l’occurrence, celle de la communication symbolique.

Pratiques politiques et débat oral : les limites de la liberté d’expression dans les assemblées Les réflexions de Gebehard et de Wenrich s’entendent dans les limites d’un débat public par écrit : évidemment, les débats oraux des assemblées font réguliè­ rement face à d’autres contraintes. Nous nous tournons donc désormais vers les assemblées et leurs pratiques politiques, dans le but de délimiter ce que peut la liberté d’expression dans ces rencontres physiques où l’on doit faire connaître son opinion sans jouir de la sécurité que donne l’écrit. Le latin domine aussi bien la communication orale dans les assemblées que la communication écrite, et ce, que les assemblées réunissent des clercs ou des laïcs. Certains indices il est vrai laissent penser que des lettres pontificales pouvaient être diffusées sous forme vernaculaire devant des assemblées régionales ; c’est le cas par exemple quand Bruno de Magdebourg dit qu’une lettre pontificale fut « lue à voix haute et expliquée devant tout le peuple » lors d’une assemblée à Mayence en 107526. Cependant, l’unique mention explicite d’une traduction en vernaculaire que je connaisse durant la Querelle des Investitures est celle que donne Hesso quand il raconte un concile de 1119. Hesso explique que l’évêque d’Ostie a présenté l’affaire en latin devant tout le concile, puis que « l’évêque de Châlons, selon le commandement reçu du pape, a répété la même chose aux clercs et aux laïcs dans leur langue maternelle27 ». Étant donné que le public qui venait assister aux assemblées ne comprenait que des fragments disparates de la discussion, dans quelle mesure était-il capable de faire valoir ses propres opinions ? Sans oublier la question de la langue, les assemblée du xie siècle obéissaient à un arsenal de règles écrites et non-écrites, qui décidaient fondamentalement des moyens recevables pour énoncer une opinion – et des personnes autorisées à le faire. Plus précisément, l’ordre dans lequel chacun pouvait prendre la parole dans des assemblées de clercs comme de laïcs reflétait sa position dans la hiérarchie, si bien que les évêques parlaient toujours en premier. Plus important encore sans doute est la complexité du rituel et de la com­ munication symbolique entourant les assemblées. Alors que nous ne connaissons

26 …ut eas omni populo recitaret et exponeret… Brun de Magdebourg (ou de Mersebourg), Saxo­ nicum bellum, éd. F.-J. Schmale, Quellen zur Geschichte Kaiser Heinrichs IV, Darmstadt, 1963, p. 192-405, à la p. 252. 27 Quod cum prudenter episcopus Ostiensis perorasset, iterum Catalaunensis episcopus ex praecepto domni papae hoc idem clericis et laicis materna lingua exposuit, Hesso de Strasbourg, Relatio de concilio Remensi, éd. W. Wattenbach, MGH, Libelli de lite imperatorum et pontificum 3, Hannover, 1897, p. 22-28, à la p. 24.

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pas en vérité le détail des discussions tenues à l’occasion d’une assemblée, nous sommes plutôt bien informés sur leur arsenal de communication symbolique, un arsenal qui aurait, n’en doutons pas, anéanti sur le champ l’idéal normatif de Jean de Salisbury. Eadmer donne deux exemples assez éloquents d’une partie de cet arsenal. Le premier se déroule lors du concile de Bari (1098) ; on y discute de la réticence du roi d’Angleterre à renoncer à l’investiture. « Tandis qu’on parlait, Anselme de Cantorbéry gardait la tête baissée : resté assis, il n’accordait pas le moindre signe de soutien aux orateurs28 ». Dans le deuxième exemple, qui concerne un concile romain, on voit toute l’influence des bruits et du vacarme sur le déroulement de l’assemblée ; il n’y a pas de raison de remettre en cause le témoignage d’Eadmer, qui écrit : « En raison du très grand nombre de présents, mais aussi à cause du vacarme et du bruit des allers et retours autour du corps du bienheureux Pierre, tous ne pouvaient cependant pas comprendre clairement 29 ». Nous ne pouvons pas dire quel effet sur les participants – sans parler du public – eut le fait qu’Anselme resta assis tête baissée, mais la communication symbo­ lique ne pouvait pas ne pas restreindre la liberté d’expression. En même temps, il ne faut pas s’exagérer l’impact de ces pratiques politiques des assemblées puis­ qu’elles étaient bien connues de la majorité des participants : ils étaient de ce fait, laïcs comme clercs, parfaitement capables de manipuler les rituels, de renverser la communication symbolique, pour exprimer des opinions personnelles. Le procès de Guillaume de Saint-Calais donne un exemple de ces renversements vers 1088. « Les mots de Lanfranc suscitèrent alors la colère des laïcs : ils prirent à parti l’évêque30 » écrit le chroniqueur, avant de noter la réaction que suscite une déclaration de Guillaume : « Il y eut un grand tumulte à ces mots chez les laïcs, qui crièrent à nouveau contre l’évêque, les uns des protestations, mais les autres des insultes31 ». Crier des protestations et des insultes n’est pas exactement ce que Jean de Salisbury appelle « faire valoir l’argument le meilleur ». Restent des exemples de jugements individuels : ils nous permettent d’approcher le plus près possible de la liberté d’expression telle qu’elle existait dans le monde réel de la politique médiévale – c’est-à-dire peut-être telle qu’elle n’existait pas.

28 Anselmo inter illa demisso vultu sedente et loquentes nullo favore prosequente, Eadmer, Eadmeri Historia novorum in Anglia, éd. M. Rule, London, 1884, p. 106. 29 Nec tamen ab omnibus, partim propter conventus immensitatem, partim propter intrantium et exeuntium a corpore beati Petri strepitum et concrepationem, clare intelligerentur, Eadmer, Historia novorum, p. 112. 30 Tunc laici hujusmodi verbis Lanfranci… animati, adversus episcopum exclamantes, De injusta vexatione Willelmi episcopi, éd. W. Dugdale, Monasticon Anglicanum. A history of the abbies and other monasteries…, London, 1846, vol. 2, p. 246. 31 Tumque multum tumultuantes laici, quidam rationibus, quidam vero contumeliis adversus episcopum deiterarent… Ibid. p. 247 [sic ; comprendre cumque pour tumque]. Plus tard dans le procès, l’auteur anonyme est témoin d’une autre intervention performative : « Alors Ralph Peverel et tous les laïcs d’une seule voix avec lui s’exclamèrent ‘Saisissez-le, saisissez-le !’ », Ibid., p. 248.

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C’est encore ce monde réel de la politique médiéval qu’on observe dans les assemblées quand on passe des protestations et des insultes aux arguments et au dialogue. Lampert de Hersfeld offre un exemple extrêmement suggestif quand il décrit l’assemblée de Erfurt de 1073. L’assemblée avait été convoquée pour trancher la question des dîmes, à verser ou non par les Thuringiens à l’archevêque Sigefroi de Mayence32. Lampert, plus tôt dans son texte, place la discussion dans des limites précises. D’une part, des textes écrits prouvent le bon droit de la position des Thuringiens, à commencer par le droit canon ; il y a aussi des privilèges pontificaux et royaux. D’autre part, Lampert donne la liste détaillée des participants à l’assemblée. Il insiste sur la présence de l’archevêque, accompagné de savants, et sur celle du roi et d’évêques nombreux : « Ils n’avaient pas été convoqués pour régler l’affaire selon les loi de l’Église mais pour donner à ce que voulait le roi le poids d’un discours et de phrases bien construits… ils n’exprimèrent pas librement ce qu’ils pensaient : la terreur qu’inspirait le roi les retenait, ainsi que leurs liens personnels avec l’archevêque33 ». Lampert est subtil. Il suscite en substance de l’empathie pour les Thuringiens, dont la cause est appuyée sur des justifications écrites et un dialogue raisonnable, alors que la cause de Sigefroi ne repose que sur la rhétorique et la force. Jean de Salisbury soumet les autorités à la raison, Pierre Damien fonde le rapprochement épistémologique entre la raison et l’autorité des textes… Lampert créé une autre opposition, entre des arguments étayés par des textes d’un côté, la rhétorique et la force de l’autre. Ce faisant, il met l’accent sur de nouveaux éléments pertinents pour qui cherche à déceler ce qui freine la liberté d’expression, comme le pouvoir, la peur de la sanction, l’amitié. Ces éléments, que les normes idéales de Jean de Salisbury et de Pierre Damien ont malheureusement manqués, viennent directe­ ment du caractère physique des pratiques politiques des assemblées. Nous devons croire Lampert et comprendre que ce sont ces contraintes, le pouvoir du roi, la peur des sanctions et les relations d’amitié, qui empêchent d’éminents évêques de dire à haute voix ce qu’ils pensent. La force brutale triomphe dans ce cas du dialogue et d’arguments fondés sur des textes ; je soupçonne que c’est souvent le cas dans les assemblées du xie siècle.

32 Sur la controverse avec les Thuringiens, voir, avec bibliographie, J. Eldevik, « Ecclesiastical Lordship and the Politics of Submitting Tithes in Medieval Germany : The Thuringian Dispute in Social Context », Viator, 34 (2003), p. 40-56. 33 Qui non ad discutiendam iuxta aecclesiasticas leges causam fuerant evocati, sed ut id quod rex volebat arte dictionis et sententiarum pondere […] Sed ne libere quod sentiebant eloquerentur, et regis terrore et privata archiepiscopi amicicia inhibebantur… Lampert de Hersfeld, Annales, éd. O. Holder-Egger, MGH, SRGerm 38, Berlin, 1894, p. 3-304, aux p. 166-168. Les évêques en question sont Hermann de Bamberg, Hezilo de Hildesheim, Eppo de Zeits, et Benno d’Osnabrück.

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Pratiques politiques et initiatives individuelles Le déroulement réel et les discussions des assemblées sont, je l’ai dit, difficiles à connaître en détail comme chacun sait. Il y a des sources, assez peu nombreuses, qui permettent d’entrapercevoir les pratiques politiques des assemblées : elles font porter l’accent sur le rituel et la communication symbolique, confirmant ainsi apparemment notre impression que les assemblées du Moyen Âge sont des événements mis en scène dans le seul but de faire valoir le consensus et de consolider des hiérarchies de pouvoir. Ce n’est pourtant pas le fin mot de l’histoire. Des exemples prouvent qu’il restait de la place pour le jugement indivi­ duel, et une place plus grande en vérité que ce qu’on pense généralement. Notre premier exemple vient de Bernold de Constance. Il rend compte d’une discussion survenue au concile de Quedlinbourg en 1085 : et voici qu’il offre l’attestation vraiment rare des interventions argumentées, non d’un évêque, d’un prince ou d’une autre personne placée au sommet de l’échelle sociale, mais d’un clerc et d’un laïc anonyme : Un clerc de Bamberg appelé Gumpert, désireux de faire déchoir les pontifes romains de leur premier rang, se présenta au beau milieu du concile et déclara que les papes romains s’étaient arrogé à eux-mêmes ce premier rang, que personne ne leur avait transmis ni concédé ce privilège qui voulait que personne ne puisse prononcer un jugement contre eux, et qu’ils ne soient pas soumis au jugement d’autrui. Il fut publiquement contredit par le concile au grand complet, et surtout par un laïc qui emporta sa conviction en lui opposant ce mot de l’évangile : Le disciple n’est pas plus grand que son maître [Matth. 10, 24]34 Ce passage de la Chronique de Bernold met en évidence que, même pour un clerc et pour un laïc, il était possible de contourner les restrictions imposées par le caractère officiel de la réunion. On discutait de la possibilité pour le pape de se tromper, c’est-à-dire qu’on abordait directement un sujet parmi les plus discutés de la Querelle des Investitures. On doit remarquer pour commencer l’initiative du clerc Gumbert, qui plaide en substance que les papes se sont octroyé la primatie à eux-mêmes. Bernold – notons-le ensuite, c’est révélateur – ne se contente pas de renvoyer à l’autorité – le clerc étant « publiquement contredit par le concile au grand complet » : il fait encore valoir un argument théologique, contribution

34 Quidam autem Babinbergensis clericus, nomine Gumpertus, Romani pontificis primatui derogare volens, in medium sinodum se contulit, asserens, Romanos pontifices hunc sibi primatum ascripsisse, non aliunde concessum hereditasse, videlicet ut nullus de eorum iudicio iudicare debeat, nec illi alicuius iudicio subiaceant. Qui cum aperte a tota sinodo confutaretur, praecipue tamen a quodam laico convictus est per illud evangelicum : « Non est discipulus super magistrum », Bernold de Constance, Chronicon, éd. I. S. Robinson, MGH, SRGerm, N. S. 14, Hannover, 2003, p. 385-540, aux p. 449-450.

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d’une deuxième initiative individuelle, pour réfuter les affirmations du clerc de Bamberg35. Nous ne saurons jamais si Bernold a exactement raconté ce qui s’est passé à Quedlinbourg. Il a peut-être inventé l’intégralité de la scène dans le but de souli­ gner par un artifice rhétorique que la primatie pontificale est tellement évidente par elle-même que même un laïc est convaincu qu’elle l’est. Je pense pour ma part qu’un épisode proche de ce que Bernold raconte a bien eu lieu, mais peut-être sans qu’un laïc y soit mêlé. Trop d’obstacles s’opposent à ce qu’un laïc soit en mesure de fournir un argument de ce genre, à commencer par la communication. L’initiative du clerc Gumbert est plus crédible, parce qu’il y a d’autres exemples de cette participation active d’un clerc au déroulement d’une assemblée. Bonizon de Sutri, qui écrit du point de vue du pape, raconte l’histoire d’un certain clerc Roland qui arrive au concile du Carême 1076 : « s’exprimant devant le concile de la part du roi – c’est-à-dire de la part d’un laïc – il lui interdit l’exercice du ministère pontifical et lui donna l’ordre de descendre de son siège. Si des évêques avaient dit sans jugement une chose pareille à un prêtre d’un rang inférieur, ils auraient été coupables36 ». Jean de Salisbury aurait sans doute été fier de la liberté de jugement dont Roland, debout face au pape Grégoire VII, fit preuve quand il s’en prit à travers lui à l’autorité majeure du concile. L’histoire offre en outre un exemple révéla­ teur de l’organisation hiérarchique de l’assemblée, quand elle manifeste quelles entraves viennent restreindre le jugement individuel, entraves qui résultent des nombreuses règles écrites et non-écrites qui gouvernent les pratiques politiques des assemblées. Selon Bonizon, Roland a enfreint toutes les règles du jeu, puisque qu’un tel franc-parler n’aurait pas été toléré, même de la part d’évêques à propos d’un prêtre. L’histoire présente donc le spectre entier des limites qui pèsent sur la liberté d’expression – limites en termes de communication, de statut et de hiérar­ chie sociale, et de peur des sanctions. Et pourtant : ces contraintes ne semblent pas avoir empêché le clerc Roland de faire connaître à voix haute son opinion. Le contraste avec l’assemblée d’Erfurt est frappant, dans la mesure où la peur des sanctions et autres manifestations de la force brutale n’ont manifestement pas eu de prise sur Roland comparé à la force, peut-être pas de l’argument le meilleur, mais de quelque chose qui s’approche du moins de la liberté de jugement de Jean de Salisbury.

35 Sur cet argument, W. Hartmann, « Discipulus non est super magistrum (Matth. 10, 24). Zur der Laien und der niederen Kleriker im Investiturstreit », in Papstum, Kirche und Recht im Mittelalter. Festschrift für Horst Fuhrmann zum 65. Geburtstag, éd. H. Mordeck, Tübingen, 1991, p. 187-201. 36 …in media sinodo ex parte regis, laici scilicet hominis, pontificale ei interdixit officium eique precepit, ut de sede descenderet. Quod secundi ordinis presbytero sine iudicio ab ipsis etiam episcopis si diceretur, esset culpabile, Bonizon de Sutri, Liber ad amicum, éd. E. Dümmler, MGH, Libelli de lite imperatorum et pontificum 1, Hannover, 1891, p. 571-620, aux p. 606-607.

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Conclusion Ce coup d’œil sur le sujet de la liberté d’expression durant la Querelle des Investitures est une façon de plaider pour que l’on aborde le problème sous tous ses angles. Il est certainement important d’étudier les normes et les idéaux du type de ceux que fournissent Jean de Salisbury et Pierre Damien, mais il est tout aussi important de garder à l’esprit que, tant qu’on s’intéresse à ce sujet en termes d’histoire des idées, on ne peut pas en faire le tour. Je propose de passer aux pratiques sociales, non pour remplacer mais pour compléter l’approche traditionnelle. La rareté des sources reste un problème évident. Elle ne devrait pas nous dissuader d’essayer de compléter l’approche normative par de l’histoire sociale – ceci pour parvenir à une compréhension plus complète de la liberté d’expression.

vaNESSa vaN RENTERGHEM 

L’admonestation (waʿẓ) au souverain selon Ibn al-Ǧawzī (m. 1201) Instrument de critique du pouvoir ou simple topos ?

« La créature qui a le plus besoin qu’on le sermonne est le souverain, car le pouvoir lui procure les honneurs, la puissance, l’audace et la joie […], ce qui le plonge dans un état ressemblant à l’ivresse1 », or l’ivresse procurée par le pouvoir est plus forte que celle résultant de la boisson, déclarait le sermonnaire bagdadien Ibn al-Ǧawzī (m. 1201) dans un ouvrage dédié au calife abbasside de l’époque, al-Mustaḍīʾ bi-Amr Allāh (r. 1170-1180). Dans ce traité intitulé « La lampe éclai­ rant le règne du calife al-Mustaḍīʾ » (al-Miṣbāḥ al-muḍīʾ fī ḫilāfat al-Mustaḍīʾ), le lettré hanbalite2 justifiait la pratique du sermon ou admonestation (waʿẓ) adressé au souverain, en soulignait la nécessité et multipliait les exemples historiques de reproches et critiques formulés par des ulémas à l’encontre des puissants de leur temps. Ibn al-Ǧawzī était lui-même un sermonnaire célèbre, parmi les plus importants de la Bagdad de son époque, et l’un des rares prédicateurs autorisés à tenir séance devant la plus haute autorité politique qui fût, le calife abbasside. Mettait-il à exécution, lors de ses prêches publics, les conseils et recommandations dont regorge son œuvre ? Les écrits d’Ibn al-Ǧawzī, prolixes et protéiformes, confrontés aux témoignages de ses contemporains, permettent d’explorer aussi bien la théorie de l’admonestation au souverain développée par l’auteur hanbalite que la réalité de sa pratique de sermonnaire.

1 Ibn al-Ǧawzī, al-Miṣbāḥ al-muḍīʾ fī ḫilāfat al-Mustaḍīʾ, éd. N. ʿAbd Allāh Ibrāhīm, Šarīkat al-maṭbūʿāt li-l-tawzīʿ wa-l-našr, Beyrouth, 2000, p. 144. Sauf précision contraire, toutes les traductions de l’arabe sont de moi-même. 2 Le hanbalisme est l’une des quatre écoles de droit musulman sunnite les plus répandues, et la plus solidement implantée à Bagdad à l’époque médiévale. Il s’agit d’une école traditionaliste qui tire son nom du juriste bagdadien Aḥmad ibn Ḥanbal (m. 855). Vanessa Van Renterghem • Institut National des Langues et Civilisations Orientales, CER­ MOM EA 4091 Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 281-310. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131534

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Califes, ulémas et sermonnaires dans la Bagdad du xii e  siècle Une vie à l’époque du redressement abbasside

Ibn al-Ǧawzī, issu d’une famille de commerçants irakiens, naquit à Bagdad où il passa toute sa vie, en dehors de quelques années de disgrâce politique pendant lesquelles il fut exilé. De nombreuses sources arabes renseignent en détail sur lui : en plus des traditionnelles notices de dictionnaires biographiques, un matériau original est offert par Ibn al-Ǧawzī lui-même, souvent enclin à évoquer son parcours en insérant des passages autodocumentaires dans ses ouvrages. Il est ainsi possible de retracer les détails, non seulement de son itinéraire de lettré (ʿālim) et de sermonnaire (wāʿiẓ), mais aussi de sa vie domestique ou de ses rapports avec les puissants de son temps3. Né vers 1116-1117 et mort en 1201, Ibn al-Ǧawzī atteignit un âge avancé qui lui permit de traverser les règnes de sept califes abbassides. Il fut ainsi le témoin du phénomène de redressement califal caractéristique du xiie siècle, qui conduisit les souverains abbassides à se débarrasser progressivement de la tutelle politique que les sultans seldjoukides leur avaient imposée au milieu du siècle précédent. À l’époque où Ibn al-Ǧawzī fut actif à Bagdad, les califes abbassides avaient retrouvé une partie des prérogatives qui étaient les leurs dans les premiers siècles de leur dynastie, en particulier la possession d’une armée et d’une administration leur permettant de gérer, direc­ tement ou par l’intermédiaire de souverains locaux, les territoires irakiens. Les Turcs seldjoukides, véritables détenteurs de l’autorité politique dans la seconde moitié du xie siècle, renoncèrent à partir du milieu du xiie siècle à inclure Bagdad 3 Les seules biographies d’Ibn al-Ǧawzī disponibles en langues occidentales sont le bref article d’Henri Laoust dans l’Encyclopédie de l’Islam, désormais abrégée en EI : H. Laoust, « Ibn al-Djawzī », dans EI2, 1971, t. 3, p. 751-752, et la première partie de l’ouvrage de Merlin Swartz, A Medieval Critique of Anthropomorphism, Ibn al-Jawzī’s Kitāb Akhbār aṣ-Ṣifāt, Leyde, 2002 (Islamic Philosophy and Theology, Studies and Texts 46), intitulée « Ibn al-Jawzī : A Biographical Sketch », p. 3-32. Sur son activité de sermonnaire, voir A. Hartmann, « La prédication isla­ mique au Moyen Âge : Ibn al-Ǧauzī et ses sermons (fin du vie/xiie siècle) », Quaderni di Studi Arabi, 5/6 (1987-1988), p. 337-346 ; Ead., « Les ambivalences d’un sermonnaire hanbalite–Ibn al-Ǧawzī (m. 597/1201), sa carrière et son ouvrage autographe, le Kitāb al-Ḫawātīm », Annales Islamologiques, 22 (1986), p. 51-115 ; sur sa carrière politique, V. Van Renterghem, Les élites bagdadiennes au temps des Seldjoukides, Damas/Beyrouth, 2015, t. 1, p. 298-301 ; sur sa famille, Ead., « Ibn al-Ǧawzī, ses femmes, ses fils, ses filles et ses gendres : théorie et pratique de la vie familiale chez un Bagdadien du vie/xiie siècle », Annales Islamologiques, 47 (2013) [Histoires de famille, Actes du colloque « Repenser la famille dans l’histoire de l’Islam médiéval », éd. J. Loiseau, Montpellier, 3-4 mai 2012], p. 255-282 ; Ead., « ‘Quand je réfléchis sur moi-même, je constate que je suis plongé dans un échec total’. La dimension autobiographique dans l’œuvre d’Ibn al‑Ǧawzī (m. 1201) et le travail de l’historien.ne », dans M. Boudier, A. Caire, E. Collet et N. Lucas (dir.), Autour de la Syrie médiévale. Études offertes à Anne-Marie Eddé, Louvain, Peeters (Orient & Méditerranée 39), 2022, p. 159-177.

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et l’Irak dans leurs possessions. Si les premières décennies de la vie d’Ibn al-Ǧawzī furent concomitantes du lent déclin de l’autorité seldjoukide sur Bagdad et sur le califat, l’essentiel de sa carrière se déroula donc à l’époque d’une renaissance du pouvoir califal bousculant les équilibres politiques locaux et offrant au prédicateur hanbalite un accueil favorable de la part des milieux abbassides. Un lettré hanbalite, auteur prolixe en sciences religieuses et profanes

L’itinéraire d’Ibn al-Ǧawzī dans son siècle illustre certaines des possibilités qui étaient offertes aux lettrés de la capitale abbasside, en particulier grâce à son succès en tant que prédicateur (wāʿiẓ) apprécié des foules autant que de certains puissants. Personnalité originale autant que produit de son temps, Ibn al-Ǧawzī, orphelin de père, fut élevé par sa mère et par une tante paternelle qui prit soin de son instruction et lui fit commencer des études classiques, fondées sur le Coran et les Traditions prophétiques (hadiths), alors qu’il n’avait que cinq ou six ans. Par la suite, ce fut son principal maître, le traditionniste hanbalite Ibn Nāṣir (m. 1155), qui se chargea de guider son jeune disciple dans ses études, le conduisant auprès de savants réputés afin de compléter son apprentissage. Ibn al-Ǧawzī étudia ainsi les sciences religieuses, en particulier le droit musulman dans ses différentes branches, l’exégèse coranique ou la prédication (waʿẓ), mais aussi des disciplines profanes telles que la grammaire, la littérature, la poésie ou l’histoire. Ibn al-Ǧawzī compléta l’instruction que lui avaient dispensée près d’une centaine de maîtres – sa liste d’enseignants de hadith, ou mašyaḫa, comprend à elle seule 87 noms – par une curiosité savante qui le conduisit à acquérir de façon autodidacte des connaissances en médecine, en calcul ou en astronomie. Son éclectisme se reflète dans la diversité des œuvres qui lui sont attribuées : plus de 300 titres en sont connus, couvrant de vastes pans des sciences religieuses et profanes, et incluant des recueils de sermons, des anthologies littéraires, des traités médicaux, et plusieurs ouvrages d’histoire dont sa monumentale « Chro­ nique bien ordonnée » (Kitāb al-Muntaẓam fī l-taʾrīḫ). Ses biographes évoquent sa précocité (il aurait écrit son premier ouvrage, un commentaire du Coran, à l’âge de treize ans), sa prolixité (il aurait produit entre 50 et 60 volumes originaux par an), sa rapidité à s’emparer d’un sujet sans posséder de connaissances préalables, mais aussi le caractère hâtif de certaines de ses œuvres, lui-même se présentant comme « compilateur plus qu’auteur4 ».

4 Voir la longue notice que lui consacre son biographe tardif Ibn Raǧab (m. 1392), Ḏayl ʿalā ṭabaqāt al-ḥanābila, éd. M. Ḥāmid al-Fiqī, Maṭbaʿat al-sunna al-nahdiyya, Le Caire, 1952-1953, t. 1, p. 399-432, notice no 205.

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Un sermonnaire talentueux, apprécié des Bagdadiens

À son époque, la notoriété d’Ibn al-Ǧāwzī ne tenait cependant pas tant à son œuvre écrite qu’à sa renommée en tant que sermonnaire (wāʿiẓ) apprécié du public bagdadien. Le terme arabe waʿẓ, d’origine hébraïque5, connote l’aver­ tissement et l’admonestation. Il désigne, outre l’admonestation adressée à une personne en particulier, l’activité consistant à tenir des séances publiques de sermons, nommées mawʿaẓa (pl. mawāʿiẓ). Le terme wāʿiẓ (pl. wuʿʿāẓ), « celui qui effectue le waʿẓ », désigne donc une personne en admonestant une autre, mais aussi un sermonnaire tenant de telles séances devant un public varié6. À l’époque d’Ibn al-Ǧawzī, les séances de waʿẓ étaient fortement appréciées du public, et les sermonnaires les plus brillants jouissaient d’une notoriété qui faisait d’eux des personnages de premier plan dans la vie urbaine7. La célébrité acquise par les wāʿiẓ-s les plus renommés attirait à Bagdad de nombreux sermonnaires, engendrant une concurrence féroce avec les prédicateurs locaux. En raison de son contenu eschatologique, le waʿẓ traduisait les prises de position théologiques du sermonnaire, ce qui conférait à cette pratique une forte connotation politique, car les différentes factions se partageant le pouvoir 5 B. Radtke, « Wāʿiẓ », dans EI2, 2002, t. 11, p. 56. 6 Sur le waʿẓ, les wāʿiẓ-s et les activités de prédication populaire dans le monde arabo-musulman médiéval, voir J. Pedersen, « The Islamic Preacher – Wāʿiẓ, mudhakkir, qāṣṣ », in The Ignace Goldziher Memorial Volume, éd. S. Löwinger et J. Somogyi, Budapest, 1948, vol. 1, p. 226-251 ; Id., « The Criticism of the Islamic Preacher », Die Welt des Islams, 2 (1953), p. 215-231 ; Kh. ʿAthamina, « Al-Qasas : its emergence, religious origin and its socio-political impact on early muslim society », Studia Islamica, 76 (1992), p. 53-74 ; M. Swartz, « Arabic rhetoric and the art of the homily in medieval Islam », in Religion and Culture in Medieval Islam, éd. R. G. Hovannisian et G. Sabagh, New York, 1999 (Giorgio Levi della Vida Conferences 14), p. 36-65 ; J. Berkey, « Storytelling, Preaching, and Power in Mamluk Cairo », Mamlūk Studies Review, 4 (2000), p. 53-73 ; Id., Popular Preaching and Religious Authority in the Medieval Islamic Near East, Seattle, 2001 ; Id., « Audience and Authority in Medieval Islam : the Case of Popular Prea­ chers », in Charisma and Religious Authority : Jewish, Christian, and Muslim Preaching 1200-1500, éd. K. L. Jansen et M. Rubin, Turnhout, 2010, p. 105-120 ; P. Halldén, « What Is Arab Islamic Rhetoric ? Rethinking the History of Muslim Oratory Art and Homiletics », International Journal of Middle East Studies, 37 (2005), p. 19-38 ; L. G. Jones, « Witnesses of God : Exhorta­ tory Preachers in Medieval al-Andalus and the Maghreb », al-Qanṭara, 28 (2007), p. 73-100 ; Ead., The Power of Oratory in the Medieval Muslim World, Cambridge, 2012 ; D. Talmon-Heller, « Islamic Preaching in Syria during the Counter-Crusade (Twelfth-Thirteenth Centuries) », in In Laudem Hierosolymitani. Studies in Crusades and Medieval Culture in honour of Benjamin Z. Kedar, éd. I. Shagrir, R. Ellenblum et J. S. C. Riley-Smith, Aldershot, 2007 (Crusades : Subsi­ dia 1), p. 61-75 ; Ead., Islamic Piety in Medieval Syria : Mosques, Cemeteries and Sermons Under the Zangids and Ayyūbids (1146-1260), Leyde, 2007 (Jerusalem Studies in Religion and Culture 7). 7 Sur l’importance publique du waʿẓ et des wāʿiẓ-s à Bagdad aux xie et xiie siècles, voir V. Van Renterghem, Les élites bagdadiennes, t. 1, p. 74-80. Sur les activités d’Ibn al-Ǧawzī en tant que wāʿiẓ, voir M. Swartz, « The Rules of Popular Preaching in Twelfth-Century Baghdad, According to Ibn al-Jawzî », dans Prédication et propagande au Moyen Âge – Islam, Byzance, Occident, éd. G. Makdisi, D. Sourdel et J. Sourdel-Thomine, Paris, 1983, p. 223-240.

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défendaient chacune une des écoles de théologie dogmatique (kalām) de l’islam. Sous la domination des Grands Seldjoukides, la théologie ašʿarite était fortement soutenue par le vizir Niẓām al-mulk (m. 1092), qui encouragea la venue à Bagdad de sermonnaires acquis à cette école de pensée8. La capitale abbasside accueillit ainsi plusieurs dizaines de wāʿiẓ-s ašʿarites, dont un bon nombre provenaient de la région du Khurasan, en Iran oriental, et qui prêchaient dans les plus prestigieuses institutions bagdadiennes de l’époque, mosquées ou madrasas. Leurs activités étaient protégées par les forces de l’ordre seldjoukides, car les affirmations des pré­ dicateurs ašʿarites déclenchaient régulièrement l’opprobre et la réaction violente des hanbalites bagdadiens, soutenus par une bonne partie de la population, et nombre de séances de waʿẓ ašʿarite dégénéraient en émeutes (fitna-s)9. Il n’était pas rare que le wāʿiẓ ašʿarite dût quitter la ville pour éviter la poursuite des troubles. À l’époque du redressement abbasside, les califes prirent soin de contrôler l’activité des sermonnaires, allant jusqu’à réserver la prédication dans les lieux les plus prestigieux à quelques prédicateurs adoubés par le pouvoir. Ibn al-Ǧawzī faisait partie de ces heureux élus, tout comme son contemporain et rival, ʿAbd alQādir al-Ǧīlānī (m. 1165)10. Ces deux personnages, tous deux hanbalites, étaient certainement les sermonnaires les plus prisés du public bagdadien, et la foule se pressait en affluence lorsqu’ils tenaient séance, que ce fût dans une mosquée, une madrasa, ou dans des lieux publics comme des esplanades ou des terrains vagues. Ibn al-Ǧawzī décrit ainsi l’accueil qu’il reçut des habitants d’un quartier populaire de Bagdad en 1169 : Les habitants du quartier d’al-Ḥarbiyya me demandèrent de tenir pour eux une séance de waʿẓ nocturne, et je leur promis de venir le soir du vendredi 17 du mois de rabīʿ 1. Bagdad en fut entièrement bouleversée et ses habitants traversèrent en foule […]. Je traversai moi-même et lorsque je parvins à Bāb al-Baṣra , je vis les habitants d’al-Ḥarbiyya en foule innombrable : ils étaient venus m’accueillir en

8 Sur la théologie ašʿarite et ses rapports aux pouvoirs abbaside et seldjoukide au xie siècle, voir Y. Gobran, L’autorité ašʿarite au ve/xie siècle. Attributs divins et statut du Coran au cœur des débats contre les muʿtazilites et les ḥanbalites dits anthropomorphistes, thèse de doctorat, Inalco, 2019, inédite (en particulier la partie C du chapitre II). 9 Six sont évoquées par les chroniques arabes entre 1068 et 1127 ; liste dans V. Van Renterghem, Les élites bagdadiennes, t. 2, p. 81. 10 Sur ʿAbd al-Qādir al-Ǧīlānī et ses activités de sermonnaire, voir J. Chabbi, Abd al-Qadir alGilani, idées sociales et politiques dans le contexte du ve/xie siècle et du vie/xiie siècle, Thèse de troisième cycle de l’Université de Paris 3-Sorbonne Nouvelle, sous la direction de Claude Ca­ hen, s. d. (1971) (inédite) ; Ead., « ʿAbd al-Ḳādir al-Djīlānī, personnage historique – Quelques éléments de biographie », Studia Islamica, 38 (1973), p. 75-106 ; J.-Cl. Vadet, « L’éloquence d’un sermonnaire hanbalite bagdadien au xiie siècle, ʿAbd al-Qâdir al-Jîlânî », dans Prédication et propagande au Moyen Âge (cité supra n. 7), p. 201-222.

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portant des bougies, qui s’ajoutèrent à celles des habitants de Bāb al-Baṣra ; j’estimai qu’il y avait mille bougies. Je n’avais jamais vu cet endroit à ce point empli de lumière. Les gens du quartier se pressèrent pour assister à ce spectacle, hommes, femmes et enfants, et la foule y devint aussi dense qu’au Marché du Mardi. J’entrai à al-Ḥarbiyya ; la rue principale était entièrement pleine, et les balcons avaient été loués depuis le matin. On dit que ceux qui vinrent pour assister à la séance (maǧlis) emplirent le grand terrain vague qui se trouve entre Bāb al-Baṣra et al-Ḥarbiyya, et si on leur ajoute le public présent à la séance elle-même, qu’ils étaient au nombre de 300 00011. Lors de leurs sermons, les wāʿiẓ-s improvisaient un discours en prose rimée (saǧʿ) dans lequel ils entremêlaient versets coraniques et leurs interprétations, citations poétiques profanes, historiettes morales ou exempla historiques et récits concernant les anciens prophètes (qiṣaṣ al-anbiyāʾ). L’éloquence était l’une des qualités majeures du sermonnaire, la langue arabe se prêtant à de nombreux jeux sur les lettres et les rimes. Les thèmes des sermons étaient eschatologiques, abordant la question des actes et des fautes du croyant, de la mort et de la peur qu’elle entraîne, des punitions et des récompenses au jour du Jugement dernier et de la nécessaire domestication des désirs matériels. Le thème de l’éphémère de la vie d’ici-bas (al-dunyā) et de l’éternité de la vie dans l’au-delà (al-āḫira) y était central, ainsi que l’exhortation au repentir (tawba) et l’encouragement à se contenter de peu. L’éloquence d’un bon sermonnaire était susceptible d’enflam­ mer les foules, et les larmes et les cris du public sanctionnaient les séances les plus réussies12. Le voyageur Ibn Ǧubayr (m. 1217), originaire de l’Occident musulman et qui visita Bagdad à la fin du xiie siècle, décrit ainsi l’issue des séances de waʿẓ tenues par Ibn al-Ǧawzī auxquelles il assista : On s’affolait, le trouble et l’émoi grandirent, on n’avait plus aucune retenue, on avait perdu la raison et on ne sut plus comment se maîtriser. […] Après que le prédicateur eut achevé son sermon, il fit des exhortations touchantes et récita des versets probants pour lesquels les cœurs s’enflammèrent de passion et fondirent. Alors le tumulte s’éleva, les sanglots se répétaient, les pécheurs proclamaient leur repentir à haute voix et tombaient au pied de l’imam comme des papillons se jettent sur une lampe. […] Certains s’évanouissaient, alors on les portait jusqu’à l’imam. Nous assistâmes à un spectacle prodigieux qui inspirait le repentir et la contrition et faisait penser à celui du jour du Jugement dernier. […]  avait soulevé l’émoi des auditeurs qu’il avait 11 Ibn al-Ǧawzī, Kitāb al-Muntaẓam fī taʾrīḫ al-mulūk wa-l-umam, éd. M. et M. ʿAbd al-Qādir ʿAṭā, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 1412/1992, désormais Muntaẓam, t. 18, p. 203. 12 Sur le topos des larmes du public exprimant la réussite du waʿẓ, voir L. G. Jones, « ‘He Cried and Made Others Cry’ : Crying as a Sign of Pietistic Authenticity or Deception in Medieval Islamic Preaching » in Crying in the Middle Ages : tears of history, éd. E. Gertsman, New York, 2012 (Routledge studies in medieval religion and culture 10), p. 102-135.

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laissés sur des charbons ardents et qui le suivaient de leurs yeux rougis. Les uns éclataient en sanglots, les autres se roulaient dans la poussière. Quel spectacle ! Quelle prodigieuse scène ! Et qu’il est heureux celui qui en a été témoin ! […] Nous n’imaginions pas qu’il pût exister au monde un prédicateur qui eût une telle emprise sur ses auditeurs et les manipulât de la sorte comme le faisait cet homme13.

« Le meilleur djihad, c’est un mot de vérité prononcé devant un souverain tyrannique » 14  : la théorie du waʿẓ adressé au souverain chez Ibn al-Ǧawzī À côté de ces séances de waʿẓ visant un public essentiellement populaire, où se mélangeaient hommes et femmes et auxquelles assistaient aussi des nonmusulmans, certains sermonnaires adressaient leurs discours aux élites politiques, et le calife abbasside en personne ne manquait pas d’assister aux séances hebdo­ madaires qu’Ibn al-Ǧawzī tenait, à sa demande, sous son belvédère. Dans le cas où les séances se déroulaient au domicile privé de ces élites, elles donnaient sans doute lieu à une récompense matérielle de la part du demandeur qui les accueillait, bien que les sources restent muettes sur ce point15. Quant au waʿẓ adressé au calife, il était soumis à une autorisation particulière, et représentait un insigne honneur pour le sermonnaire ainsi distingué. Si le déroulement pratique de ces séances ne fait l’objet que de rares témoignages, notamment celui d’Ibn Ǧubayr qui assista à l’une d’entre elles, la thématique des sermons et la théorie de l’admonestation au souverain sont connues par plusieurs ouvrages d’Ibn al-Ǧawzī. Une production foisonnante : les écrits d’Ibn al-Ǧawzī sur le waʿẓ

Parmi les centaines d’ouvrages écrits par Ibn al-Ǧawzī et transmis jusqu’à l’époque moderne, la place du waʿẓ est impressionnante, qu’il s’agisse de traités spécifiquement consacrés à cette activité (son petit-fils Sibṭ ibn al-Ǧawzī affirmait que son grand-père en avait écrit soixante, et plusieurs sont conservés), ou de passages concernant le waʿẓ dans des ouvrages de nature différente. Dans la première catégorie, on peut inclure les recueils de sermons (mawāʿiẓ) écrits par l’auteur hanbalite, soit en préparation de ses séances de prédication publique, soit 13 Ibn Ǧubayr, Riḥla, éd. W. Wright et M. J. de Goeje, The Travels of Ibn Jubayr, Leyde, 1907 (E. J. W. Gibb Memorial Series 5), p. 222-224 ; trad. fr. P. Charles-Dominique, Voyageurs arabes, Paris, 1995, p. 247-249. 14 Ibn al-Ǧawzī, Kitāb al-Quṣṣāṣ wa-l-muḏakkirīn, éd. Muḥammad al-Luṭfī al-Ṣabbāġ, Beyrouth, al-Maktab al-islāmī, 1403/1983, p. 368. 15 Merlin Swartz désigne ces séances comme des « ‘sponsored’ meetings », A Medieval Critique of Anthropomorphism, p. 226.

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pour consigner les textes de ses discours improvisés16. D’autres traités défendent la pratique du waʿẓ contre ses détracteurs et constituent des manuels d’ortho­ praxie à l’usage des sermonnaires et de leur public : en particulier le « Livre des prédicateurs et des sermonnaires » (Kitāb al-Quṣṣās wa-l-muḏakkirīn)17, qui, seul parmi cette production, a fait l’objet d’une traduction en langue occidentale18. Les erreurs et « mauvaises pratiques » des sermonnaires qui lui étaient contempo­ rains font l’objet d’un chapitre de l’ouvrage intitulé « Les tromperies du diable » (Talbīs Iblīs)19, célèbre traité de critique sociale et religieuse fustigeant toutes les conduites jugées déviantes par Ibn al-Ǧawzī. Si ces premiers ouvrages s’intéressent essentiellement au sermon populaire, deux autres traités d’Ibn al-Ǧawzī sont spécifiquement dédiés à l’admonestation adressée au souverain. Le premier, intitulé « La lampe éclairant le règne du calife al-Mustaḍīʾ » (al-Miṣbāḥ al-muḍīʾ fī ḫilāfat al-Mustaḍīʾ)20, est souvent présenté comme appartenant au genre des miroirs des princes, alors qu’il s’agit du plus important traité d’Ibn al-Ǧawzī portant sur le waʿẓ au souverain. L’ouvrage, probablement composé au début du règne du calife al-Mustaḍīʾ (r. 1170-1180), comporte 17 chapitres débutant tous par des invocations à ce souverain. Il aborde des thèmes variés qui vont de l’éthique politique (prestige du califat, éloge de la justice, ʿadl, et condamnation de l’injustice, ẓulm, devoirs du calife envers ses sujets) à la défense et illustration de la pratique du waʿẓ, et en particulier du waʿẓ adressé au souverain. L’ouvrage contient, outre de nombreuses Traditions prophétiques et citations coraniques, un important matériau d’inspiration histo­ rique consistant en anecdotes (réelles ou non) tirées de l’histoire des califes, et relate de nombreuses histoires mettant en scène des souverains de l’islam recevant ou parfois délivrant un waʿẓ. Trois chapitres contiennent des conseils de gouvernement, mais ils restent beaucoup plus généraux que les recommandations pratiques contenus dans les miroirs des princes islamiques, dont l’ouvrage se distingue donc nettement21. Le second traité, intitulé « Le remède en matière de sermons adressés aux rois et aux califes » (Kitāb al-Šifāʾ fī mawāʿiẓ al-mulūk

16 Ibn al-Ǧawzī, al-Mawāʿiẓ wa-l-maǧālis, éd. M. I. Sunbul, Tanta, Dār al-ṣaḥāba li-l-turāṯ, 1411/1990. 17 Ibn al-Ǧawzī, Kitāb al-Quṣṣāṣ, cité n. 13, désormais Quṣṣāṣ. 18 En anglais, par M. Swartz, Ibn al-Jawzī’s Kitāb al-quṣṣāṣ wa’l-muḏakkirīn, Beyrouth, Dār elmachreq, 1971 (Recherches publiées sous la direction de l’Institut de Lettres Orientales de Beyrouth, Pensée arabe et musulmane 47). 19 Ibn al-Ǧawzī, Talbīs Iblīs, [sans nom d’éditeur] (M. Munīr al-Dimašqī), Le Caire, Idārat al-ṭibāʿa al-munīriyya, 1368/1948 (2e éd.), désormais Talbīs ; traduction du chapitre sur le waʿẓ par D. S. Margoliouth, « ‘The Devil’s delusion’ by Ibn al-Jauzi », Islamic Culture (1936), p. 34-37. 20 Ibn al-Ǧawzī, al-Miṣbāḥ al-muḍīʾ fī ḫilāfat al-Mustaḍīʾ, cité n. 1, désormais Miṣbāḥ. 21 Sur les miroirs des princes dans le domaine arabo-musulman médiéval, voir Ch. Bosworth, « Naṣīḥat al-mulūk », dans EI2, vol. 7, 1993, p. 984-988 ; J. Dakhlia, « Les Miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ? », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 57e année/5 (2002), p. 1191-1206 ; L. Marlow, « Advice and Advice Literature », Encyclopédie de l’Islam, 3e éd., 2007 (contient une bibliographie détaillée) ; M. Abbès, Islam et politique à l’âge classique, Paris,

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wa-l-ḫulafāʾ)22, montre un contenu quasi identique bien qu’abrégé, et comporte en outre un court chapitre sur le djihad, une anthologie d’histoires de gouvernants (sultans, gouverneurs, vizirs et émirs) connus pour leur justice, et un chapitre sans rapport direct avec le sujet, portant sur les prières individuelles. Par ailleurs, un matériau non négligeable à propos du waʿẓ se rencontre dans deux autres ouvrages de l’auteur hanbalite. Sa monumentale « Chronique bien ordonnée des rois et des nations » (Kitāb al-Muntaẓam fī taʾrīḫ al-mulūk wa-l-umam)23, histoire universelle s’étendant de la création du monde à l’année 1178, regorge d’informations auto-documentaires concernant la carrière de son auteur et ses rapports avec les milieux du pouvoir. D’intéressants passages sur le waʿẓ adressé au souverain et sur les rapports entre ulémas et pouvoir politique se trouvent aussi dans un ouvrage inclassable dû à Ibn al-Ǧawzī, sa « Chasse aux pensées » (Ṣayd al-ḫāṭir)24, ensemble de réflexions disparates qui concernent aussi bien la vie intime et conjugale de l’auteur ou son angoisse de la vieillesse et de la mort que ses activités de lettré et de sermonnaire. Ibn al-Ǧawzī y livre quelques réflexions pratiques sur la façon d’admonester le souverain, qui contrastent avec le ton plus dogmatique de ses traités théoriques. Ce corpus offre à l’historien.ne un matériau disparate, en raison de la diversité de nature des ouvrages et des différents publics auxquels ils s’adressent : conseils éthiques au calife, polémique religieuse fustigeant des conduites jugées non conformes aux prescriptions de l’islam hanbalite, défense de l’activité des sermon­ naires et critique de leurs excès, chronique historique mêlée de passages autobio­ graphiques et recommandations aux croyants musulmans en matière d’orthodoxie et d’orthopraxie. Si l’on ajoute à ces écrits d’Ibn al-Ǧawzī les témoignages de ses contemporains sur ses activités (récits de voyages, chroniques, dictionnaires biographiques), il est possible de dresser un tableau contrasté entre les discours théoriques du sermonnaire sur l’admonestation au souverain et sur les rapports entre hommes de religion et gouvernants en général, d’une part, et la réalité de son itinéraire sur la scène bagdadienne, tant en matière de waʿẓ que de rapports aux milieux politiques de son époque, d’autre part.

2009, première partie ; N. Yavari, Advice for the Sultan. Prophetic Voices and Secular Politics in Medieval Islam, Londres, 2014. 22 Ibn al-Ǧawzī, Kitāb al-Šifāʾ fī mawāʿiẓ al-mulūk wa-l-ḫulafāʾ, éd. F. ʿAbd al-Munʿim Aḥmad, Alexandrie, Dār al-daʿwa, 3e éd., 1405/1985 (1e éd. 1398/1978), désormais Šifāʾ. 23 Ibn al-Ǧawzī, Muntaẓam, cité supra n. 11. 24 Ibn al-Ǧawzī, Ṣayd al-ḫāṭir, éd. ʿA. Aḥmad ʿAṭā, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 1412/1992, désormais Ṣayd ; trad. fr. partielle D. Reig, Ibn al-Jawzî, La pensée vigile, Sayd al-Khâtir, Paris, 1986.

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L’admonestation au souverain, une activité nécessaire pour le salut du calife et le bon gouvernement de ses sujets

Les ouvrages d’Ibn al-Ǧawzī sur le waʿẓ s’efforcent tout d’abord de justifier cette pratique, décriée, dit le sermonnaire, en raison des abus de prédicateurs sans scrupules ou peu au fait des usages en la matière. Le « Livre des prédicateurs » se présente ainsi comme une réponse (fatwā) à une question juridique portant sur la licéité des activités du sermonnaire, qui consistent, rappelle Ibn al-Ǧawzī, en deux pratiques complémentaires, celle du waʿẓ, l’admonestation destinée à « faire peur pour attendrir le cœur » de son auditoire, et celle du taḏkīr, le fait de « rappeler aux gens les bienfaits de Dieu à leur égard et la reconnaissance (šukr) qu’ils Lui doivent, et de les mettre en garde contre le fait de Le contredire » (Quṣṣāṣ, p. 159-160). Les chapitres 2 et 3 du Miṣbāḥ, eux, insistent sur la nécessité du taḏkīr en général, hadiths et versets coraniques à l’appui, et en particulier le taḏkīr adressé au souverain, avant de rappeler dans le chapitre suivant que le prophète Muḥammad et ses successeurs y étaient réceptifs et recherchaient les wāʿiẓ-s et leurs admonestations. Il s’agit, pour l’auteur, d’inscrire l’admonestation adressée au souverain dans une tradition remontant au prophète de l’islam et aux « pieux ancêtres » (salaf), en particulier les premiers califes dits « bien guidés » (califes rāšidūn, qui régnèrent de 632 à 661). Comme bien souvent dans son argumentation, le recours au Coran et au hadith est immédiatement suppléé par l’exemple de ces « pieux ancêtres » dont toute pratique évoquée par Ibn al-Ǧawzī obtient force de règle. L’accumulation d’historiettes mettant en scène le prophète de l’islam ou bien ses Compagnons, rāšidūn en tête, acceptant les critiques de leurs contemporains, voire les réclamant, participe de ce processus de construction d’un « âge d’or » islamique, période de bonnes pratiques, pro­ fondément distincte, insiste Ibn al-Ǧawzī, de sa propre époque. Cette période idéalisée se clôt avec le califat des rāšidūn, car, selon la vision prévalant à l’époque abbasside, les califes omeyyades, leurs successeurs (r. 661-750), sont présentés comme globalement injustes, malgré de rares exceptions comme ʿUmar b. ʿAbd alʿAzīz (r. 717-720). Les premiers Abbassides, en particulier al-Manṣūr (r. 754-775) et Hārūn al-Rašīd (r. 786-809), trouvent grâce aux yeux d’Ibn al-Ǧawzī, ce qui n’a rien d’étonnant dans un ouvrage dédié à leur descendant al-Mustaḍīʾ25 ; mais depuis leur époque, déplore le sermonnaire, « les temps ont changé, la plupart des gouverneurs (wulāt) sont corrompus et les ulémas les flattent » (Ṣayd, p. 410). L’admonestation au souverain, en déduit le lecteur, en est d’autant plus nécessaire. Le waʿẓ peut être adressé à tout détenteur d’un pouvoir de nature politique, militaire ou administrative. Ibn al-Ǧawzī évoque des sermons adressés aux sou­ verains (sulṭān, pl. salāṭīn)26, aux gouverneurs (wālī, pl. wulāṭ, nommés par les 25 Le Miṣbāh contient plusieurs pages de légitimation de la dynastie abbasside, désignée par Dieu (p. 110-125), ce qui n’a rien pour surprendre dans cet ouvrage dédicacé au calife. 26 Le terme sulṭān désigne, en arabe, le pouvoir temporel, puis tout détenteur d’un tel pouvoir. Je le traduis ici par « souverain » et non par « sultan », titre de certains gouvernants à

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précédents) et parfois aux émirs (amīr, pl. umarāʾ). Il utilise aussi des termes plus précis, comme celui de calife (ḫalīfa, pl. ḫulafāʾ), parfois qualifié d’imam ou « guide » des musulmans (imām, pl. āʾimma), le titre de roi (malik, pl. mulūk) étant plutôt réservé aux souverains d’avant l’islam, en particulier les mythiques Alexandre « aux deux cornes » et Chosroès, empereur intemporel de l’Iran pré­ islamique. D’anciens rois de la Chine, de l’Inde ou des « Fils d’Israël » (Banū Isrāʾīl) sont aussi mis à contribution dans les historiettes rapportées. Le fait même d’accepter le waʿẓ, voire de le réclamer, devient chez Ibn al-Ǧawzī la marque d’un bon souverain, expression de sa justice sous-entendue, la justice étant la vertu cardinale des souverains dans la pensée islamique médié­ vale27. L’auteur hanbalite met en scène les vertueux souverains du passé recher­ chant l’admonestation. ʿUmar ibn al-Ḫaṭṭāb, affirme-t-il, disait à Kaʿb al-Aḥbār28 : « Fais-moi peur » (ḫawwif-nā ; Miṣbāḥ, p. 160 et 258), tandis que ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz demandait à un lettré de son entourage : « Admoneste-moi ! » (ʿiẓẓ-nī ! ; ex. Miṣbāḥ p. 558). ʿUmar ibn al-Ḫaṭṭāb, parangon de la vertu califale, allait, ajoute Ibn al-Ǧawzī, jusqu’à s’admonester lui-même (Miṣbāḥ, p. 220). Le waʿẓ est ainsi réclamé par les califes ou gouverneurs justes, ou bien imposé par de pieux lettrés, afin d’obtenir un conseil (naṣīḥa) dans l’intérêt du souve­ rain29. C’est aussi une façon, pour ce dernier, d’exprimer à Dieu la reconnaissance qu’il Lui doit pour lui avoir confié un destin élevé (Miṣbāḥ, p. 160 et 220). Tout comme le waʿẓ, le conseil (naṣīḥa) est nécessaire auprès de chaque musulman, mais plus encore auprès du souverain, car si ce dernier est vertueux (ṣāliḥ), ses sujets le seront aussi (Miṣbāḥ, p. 162) ; le souverain, à son tour, doit conseiller ses sujets dans l’intérêt de leur salut (Miṣbāḥ, p. 240 = Šifāʾ, p. 60 et 67). L’admonesta­ tion, cependant, est une parole plus rude que le conseil, qui peut aller jusqu’au reproche direct adressé au calife : al-Manṣūr, allègue Ibn al-Ǧawzī, supportait qu’on lui dise en face : « Tu es un tyran » (inna-ka ẓālim, Ṣayd, p. 410). Face à la figure du souverain juste, à savoir celui qui accepte la critique, implicite comme frontale, se dessine celle du sermonnaire, moins courageux que conscient de ses devoirs religieux qui lui imposent de « parler vrai » aux puissants. Ibn al-Ǧawzī rapporte en ce sens une Tradition prophétique affirmant partir du xie siècle, qui ne correspond pas à l’acception d’Ibn al-Ǧawzī. Dans les ouvrages du sermonnaire hanbalite, le terme sulṭān désigne quasiment toujours le calife abbasside, tout en conservant une connotation de généralité que rend bien le terme « souverain ». 27 Sur ce thème, voir L. T. Darling, A history of social justice and political power in the Middle East : the Circle of Justice from Mesopotamia to globalization, New York, 2013, chapitres 4 à 7 notamment. 28 Juif yéménite converti à l’islam, mort vers 652-656, associé dans de nombreux récits au calife ʿUmar ibn al-Ḫaṭṭāb (r. 634-644). 29 Le conseil adressé au souverain (naṣīḥat al-mulūk) est à distinguer de la littérature, d’objectif plus général, du conseil (naṣīḥa) adressé au commun des fidèles, relevant le plus souvent de la parénèse. Le genre naṣīḥa a été étudié par Cl. Gilliot, « In consilium tuum deduces me : le genre du ‘conseil’, naṣīḥa, waṣiyya dans la littérature arabo-musulmane », Arabica, 54 (2007), p. 466-499.

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que « le meilleur djihad est un mot de vérité prononcé devant un souverain tyrannique » (Quṣṣāṣ, p. 368). Cette injonction s’adresse en théorie à tous les musulmans, et certains califes sont présentés comme ayant eux-mêmes pratiqué le waʿẓ, à commencer par les rāšidūn, suivis des Omeyyades Sulaymān ibn ʿAbd alMalik (r. 685-705) et ʿUmar ibn ʿAbd al-ʿAzīz, puis par les deux fils de l’Abbasside Hārūn al-Rašīd, al-Amīn (r. 809-813) et al-Maʾmūn (r. 813-833). Mais dans la grande majorité des cas, ce sont des hommes pieux dégagés de toute charge gouvernementale qui jouent le rôle du sermonnaire, que le waʿẓ se fasse à leur initiative ou, le plus souvent, à la demande du souverain. Le wāʿiẓ est tantôt un personnage historique et identifié, tels al-Ḥasan al-Baṣrī30 ou Ibn al-Ahtam31 admonestant ʿUmar ibn ʿAbd al-ʿAzīz (Miṣbāḥ, p. 558, 577 sq.) ou al-Awzāʿī32 sermonnant al-Manṣūr (Miṣbāḥ, p. 608-615), tantôt un individu d’extraction mo­ deste, ce rôle étant parfois dévolu à un mawlā33 (ex. Miṣbāḥ, p. 572 et 575), à un homme venu des marges de l’empire (Azerbaïdjan : Miṣbāḥ, p. 581 ; désert yéménite du Ḥaḍramawt : idem, p. 551) ou à un anonyme Arabe bédouin (aʿrābī, ex. Miṣbāḥ, p. 553). Des marginaux ou des ascètes peuvent aussi se prévaloir d’une liberté de parole lorsqu’ils s’adressent aux califes, tel Bahlūl al-Maǧnūn34 (« le fou, le possédé ») s’adressant à Hārūn al-Rašīd lors d’une rencontre fortuite sur un chemin (Miṣbāḥ, p. 653). Plusieurs topoi enrichissent l’image des sermonnaires vertueux. L’un d’eux est celui de l’homme pieux refusant de se déplacer pour répondre à la convocation d’un puissant. Ce dernier, souverain ou gouverneur, finit alors par lui rendre visite pour en entendre le waʿẓ et les réprimandes (ex. Miṣbāḥ, p. 684). Ce topos est renforcé par celui, encore plus fréquent, du caractère désintéressé de celui qui admoneste le souverain et refuse la gratification matérielle que ce dernier ne manque pas de lui proposer : « Je ne vends pas mes conseils ! », se serait écrié al-Awzāʿī qu’al-Manṣūr voulait récompenser pour son waʿẓ mettant l’accent sur l’aspect transitoire et éphémère du pouvoir du calife (Miṣbāḥ, p. 615). Les anecdotes de ce genre sont légion (ex. Miṣbāḥ, p. 545, 596, 620, 634) ; à travers elles se dessine l’image du bon wāʿiẓ comme celui qui, bien que vivant dans la pauvreté, refuse tout argent pour son action, considérée comme un devoir religieux envers le calife. Le sermonnaire, dédaignant tout récompense matérielle, se place ainsi en position de supériorité symbolique par rapport au souverain, à 30 Prédicateur réputé pour ses talents rhétoriques et sa stricte piété, al-Ḥasan al-Baṣrī (m. 728) était connu pour sa critique acerbe des califes et gouverneurs omeyyades. 31 Ḫālid b. Ṣafwān ibn al-Ahtam (m. 752) : compagnon du calife ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, transmet­ teur de hadith, de poésies et de récits historiques, orateur célèbre pour son éloquence. 32 Al-Awzāʿī (m. 774) : célèbre juriste et transmetteur de hadith syrien. 33 Musulman d’origine non arabe, s’affiliant à un musulman arabe en établissant un lien de clien­ télisme lors de sa conversion. Les mawlā-s avaient, dans l’ensemble, une position sociale plus modeste que les Arabes musulmans, surtout à l’époque omeyyade. Voir J. A. Nawas, « Client », EI3, 2017. 34 Ascète contemporain du calife Hārūn al-Rašīd, Bahlūl (m. 805) incarna, dans la tradition littéraire arabe postérieure, le stéréotype du « fou éclairé ».

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qui il offre son waʿẓ sans attendre d’autre récompense que celle de son action pieuse ; en fin de compte, c’est le calife qui lui est redevable, et non l’inverse. Le dernier topos récurrent, dans les récits d’Ibn al-Ǧawzī, réside dans les pleurs de celui qui reçoit le waʿẓ. Il est peu de sermons adressés à un souverain juste qui ne se termine par les larmes de celui-ci : après un waʿẓ, l’Omeyyade ʿAbd al-Malik b. Marwān pleura « jusqu’à mouiller un pan de son vêtement » (Miṣbāḥ, p. 539), tout comme le prophète Muḥammad pleurait lorsqu’on lui lisait le Coran (Miṣbāḥ, p. 160). Les larmes de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz coulaient abondamment lorsqu’on l’admonestait (ex. Miṣbāḥ, p. 560, 561, 562, 573, 577), et le calife allait parfois jusqu’à s’évanouir (idem, p. 578), tout comme par la suite Hārūn al-Rašīd (idem, p. 633), qui manqua un jour mourir tellement ses pleurs étaient intarissables (idem, p. 647). Hišām ibn ʿAbd al-Malik, lui, pleurait « jusqu’à tremper sa barbe et son turban » (idem, p. 604), et un émir admonesté pour sa conduite, à la fin du sermon, cacha sa tête dans sa besace et pleura jusqu’à ce qu’elle fût remplie de larmes (idem, p. 674). Les larmes roulant sur la barbe du souverain contrit, mouillant le pan de son turban ou imbibant son vêtement, font ainsi partie du récit classique d’une séance d’admonestation, expression de la prise de conscience du destinataire du waʿẓ et de sa contrition. De ces récits se dégage la nature du waʿẓ adressé au souverain et du rapport entretenu entre le sermonnaire et l’admonesté. Le waʿẓ adressé au souverain est une critique autorisée, présentée sous l’angle du devoir religieux du sermonnaire et non du point de vue du bon gouvernement. Ce qui est en jeu est le salut du souverain, bien avant le bien-être de ses sujets ; mais aussi celui du sermonnaire, qui obéit à son devoir religieux. Le wāʿiẓ, pour justifier l’éventuelle dureté de ses paroles, se réclame de l’autorité de la Loi divine qui, dit-il, lui enjoint d’intervenir auprès du souverain afin d’assurer leur salut à tous deux. Il s’agit donc, pour Ibn alǦawzī, d’affirmer de façon théorique et symbolique la supériorité du sermonnaire sur l’admonesté, supériorité renforcée par le dédain des récompenses matérielles affiché par le wāʿiẓ, refusant le contre-don qui le mettrait en dette vis-à-vis du souverain. Critique de la tyrannie et éloge de la justice

Dans le waʿẓ adressé aux souverains, les thèmes eschatologiques étaient les plus prégnants : il s’agissait, pour le monarque comme pour tout musulman, de prendre conscience du caractère éphémère de la vie terrestre et de prendre au sérieux la question de son salut après le Jugement dernier. Ne pas brader la vie dans l’au-delà (al-āḫira), éternelle, contre la vie dans le monde d’ici-bas (al-dunyā), périssable, telle est l’exhortation d’Ibn al-Ǧawzī à l’ensemble de ses contemporains (ex. Miṣbāḥ, p. 666) et non seulement au calife. Or le souverain, de par le pouvoir qu’il a obtenu de Dieu, est dans une position dangereuse pour lui-même, car il se trouve responsable, non seulement de ses propres actions, mais aussi de celles de ses sujets. Le thème de la responsabilité (masʾūliyya) du calife est développé dans le chapitre 8 d’al-Miṣbāḥ : les sujets sont un dépôt (wadīʿ)

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de Dieu auprès du souverain, il doit répondre de ce dont il a été investi et il lui en sera demandé des comptes au jour du Jugement (Miṣbāḥ, p. 214-215). La responsabilité du souverain est ainsi la plus haute qui soit (idem, p. 566), et au jour du Jugement, si chacun est tenu pour responsable de soi-même, le calife est responsable de tous (idem, p. 639). De plus, le souverain doit aussi répondre de la politique menée par ses subordonnés (idem, p. 553), et donc des injustices faites à ses sujets (Šifāʾ, p. 63). On touche là à deux thèmes centraux de la théorie du pouvoir qui sous-tend les textes ici considérés : celle de la justice du souverain, et celle de la délégation de pouvoir. La question de la justice est sans doute le thème fondamental autour duquel s’articulent les notions de bon et de mauvais gouvernement dans la pensée arabe médiévale. Elle se développe dans une opposition terme-à-terme entre d’un côté la justice (ʿadl), de l’autre l’injustice, la tyrannie, l’oppression (ẓulm)35. L’accusation d’être un gouvernant injuste (ẓālim : tyran, oppresseur) était sans doute la pire qui pût être adressée à un souverain par les ulémas et sermonnaires, et l’injustice de son règne garantissait au souverain l’exclusion du Paradis. Rien d’étonnant, donc, à ce que les chapitres 6 et 7 d’al-Miṣbāḥ s’intitulent respective­ ment « éloge de la justice » et « condamnation de l’injustice »36. Ibn al-Ǧawzī insiste sur le fait qu’une injustice faite à un seul de ses sujets l’emporte sur la justice faite à tous les autres (Miṣbāḥ, p. 535-536) ; il n’est pas innocent que ce rappel soit attribué à un sermonnaire admonestant Muʿāwiya ibn Abī Sufyān (r. 661-680), le premier calife omeyyade, dynastie accusée de tyrannie à plusieurs reprises dans l’ouvrage37, comme il était d’usage chez les auteurs pro-Abbassides. La question de la justice du souverain et celle de la délégation de pouvoir sont liées, car « celui qui aide un tyran (ẓālim) est lui-même un tyran », thématique reprise dans deux passages du Ṣayd al-ḫāṭir (p. 350 et 429). Deux conséquences en découlent : d’une part, un homme vertueux qui se met au service d’un tyran est contaminé par la tyrannie du pouvoir qu’il sert ; d’autre part, le souverain est responsable des injustices commises par ses agents. D’où l’importance de ce qui est l’un des rares conseils pratiques de gouvernement développés par Ibn al-Ǧawzī dans ses ouvrages : celui de tenir régulièrement des séances de maẓālim, et de prêter oreille aux plaintes des sujets contre les agents du pouvoir. Le terme arabe maẓālim (sing. maẓlama, « injustice »), formé sur la racine comme les mots ẓulm et ẓālim, désigne en contexte abbasside les injustices commises par des fonctionnaires au détriment des sujets du calife, qui pouvaient en théorie déposer à ce propos une plainte et tenter d’obtenir réparation38. Une

35 Sur ce thème, voir R. Badry, « Ẓulm », dans EI2, vol. 11, 2002, p. 567-569. 36 Voir aussi Šifāʾ, chapitre 2. 37 Par exemple lors d’un sermon adressé au calife Sulaymān ibn ʿAbd al-Malik : « Tes ancêtres ont pris le pouvoir par la force de l’épée, sans consultation (mušawwara) et sans l’accord (iǧtimāʿ) de la population », Miṣbāḥ, p. 545. 38 J. S. Nielsen, « Maẓālim », dans EI2, vol. 6, p. 933-935 ; M. Tillier, « Courts », in The Oxford Encyclopedia of Islam and Politics, éd. E. Shahin, New York, 2014, vol. 1, p. 227-232 ; Id., « Qāḍīs

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preuve de la justice du calife, selon Ibn al-Ǧawzī comme pour d’autres auteurs contemporains, comme al-Māwardī (m. 1058) l’exprime dans ses Statuts gouverne­ mentaux39, était la tenue régulière de séances de maẓālim, au cours desquelles le calife en personne (ou plus souvent un délégué, la plupart du temps son vizir) recevait les plaignants, les écoutait exposer leur histoire, et optait (ou non) pour une réparation, pécuniaire ou autre. Or, à l’époque d’Ibn al-Ǧawzī, les califes abbassides tenaient très peu d’audiences publiques, et restaient généralement inaccessibles à leurs sujets, qui ne pouvaient prétendre être reçus au sein des palais abbassides de Bagdad. Lors de ses rares audiences, le calife était par ailleurs dissimulé par un rideau (sitr, ḥiǧāb) qui le séparait des personnes présentes40. Ibn al-Ǧawzī multiplie donc les allusions au fait que le calife ne doit pas se couper de ses sujets, afin de leur permettre de porter devant lui leurs plaintes, seule façon de leur garantir une justice mise à mal par des fonctionnaires soucieux de leurs propres intérêts. « Si le souverain est trop souvent dissimulé derrière son rideau (ḥiǧāb), il est difficile de exposer les injustices (maẓālim)  », déplore Ibn al-Ǧawzī (Miṣbāḥ, p. 246). Muḥammad ibn Kaʿb41, rappelle-t-il, exhortait ainsi ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz : « Ouvre tes portes, tire le rideau (ḥiǧāb), aide l’opprimé (maẓlūm), et tiens des séances de maẓālim » (Miṣbāḥ, p. 569). Il illustre son argumentation par l’anecdote suivante, exposée, dit-il, au calife abbasside al-Manṣūr par un pèlerin rencontré sur le chemin de La Mecque. L’homme, un commerçant, rapporte être allé jusqu’en Chine, dont l’empereur devenu sourd se mit à pleurer des larmes sans fin lorsqu’il comprit qu’il ne pourrait plus entendre les plaintes de ses sujets. Le souverain chinois décréta alors que toute victime d’injustice devait s’habiller de rouge : « Si j’ai perdu l’audition, dit-il, je n’ai point perdu la vue » ; et il passait toutes ses journées à dos d’éléphant, arpentant la foule de ses sujets afin de repérer ceux qui avaient à se plaindre. Le voyageur termine son récit par un reproche direct adressé au fondateur de Bagdad : « Ce souverain infidèle (mušrik bi-Llāh), assène-t-il, montre plus de compassion que toi, un musulman, envers ses sujets » (Miṣbāḥ, p. 624-625)42.

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and the Political Use of the Maẓālim Jurisdiction », in Public Violence in Islamic Societies. Power, Discipline, and the Construction of the Public Sphere, 7th-19th Centuries CE, éd. C. Lange et M. Fierro, Édimbourg, 2009, p. 42-66 ; Id., « The Mazalim in Historiography », in The Oxford Handbook of Islamic Law, éd. A. M. Emon et R. Ahmed, Oxford, 2018. Al-Māwardī, Al-Aḥkām al-sulṭāniyya, éd. A. Ǧād, Le Caire, Dār al-ḥadīṯ, 1427/2006 (sur les maẓālim : chapitre 7, p. 130-154), trad. fr. E. Fagnan, Mawerdi, Les statuts gouvernements, ou règles de droit public et administratif, Alger, 1915 (chapitre 7 : « Du redressement des abus », p. 157-198). J. Chelhold, « Ḥidjāb », dans EI2, vol. 3, p. 359-361. Transmetteur de hadith, mort en 726. On retrouve là un topos répandu dans le genre des Miroirs des princes. La même historiette est par exemple relatée dans le Seyāsat-nāmeh de Niẓām al-Mulk (m. 1092), rédigé en persan, éd. et trad. fr. Ch. Schefer, Siasset-Namèh, traité de gouvernement composé pour le sultan Melik-Châh par le vizir Nizam oul-moulk, Paris, vol. 1 (texte persan), 1891 ; vol. 2 (traduction), 1893, anecdote

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Liée encore à la question de la justice est celle de l’argent collecté par le souverain. Les pages qu’Ibn al-Ǧawzī consacre à ce thème, cependant, restent très théoriques et ressortent plus du traité juridique que des conseils pratiques de gou­ vernement (Miṣbāḥ, chapitre 10 : « Comment collecter l’argent et le dépenser »). Il s’agit de juger de la licéité de l’argent collecté pour le Trésor public du calife (Bayt al-māl), mais aussi des types de dépense auxquelles il est ou non loisible d’affecter ces richesses. Les exemples en sont cependant puisés dans un passé ancien, dans lequel les revenus liés au butin des conquêtes représentaient l’une des sources majeures d’approvisionnement du Trésor public, source depuis bien longtemps tarie à l’époque d’Ibn al-Ǧawzī. L’admonestation au souverain, une façon de redéfinir les rapports entre hommes de religion et milieux du pouvoir ?

À travers les écrits d’Ibn al-Ǧawzī portant sur l’admonestation au souverain se dessinent ainsi plusieurs modèles, de personnages-types mais aussi des relations qu’ils entretiennent entre eux. Le premier modèle est celui du souverain idéal, caractérisé par sa justice, conscient de sa responsabilité envers ses sujets et envers lui-même, et des enjeux de son équité pour le salut de son âme. Ce souverain supporte et même recherche la critique, se rend de lui-même auprès des sermon­ naires, accepte leurs admonestations et ne s’en montre jamais rassasié : parmi les anecdotes concernant ʿUmar ibn al-Ḫaṭṭāb ou Hārūn al-Rašīd, revient le fait qu’ils demandaient à leurs sermonnaires de poursuivre leur waʿẓ en ajoutant reproche sur reproche et avertissement sur avertissement (zid-nī, ex. Miṣbāḥ, p. 528 et 633). Rien n’est dit, cependant, de la façon dont ils gouvernaient, et les seuls récits pratiques sont des anecdotes concernant le redressement de torts individuels portés à leur connaissance. Le chapitre 11 d’al-Miṣbāḥ, intitulé « Florilège de l’histoire des califes », accumule les anecdotes et histoires plaisantes dans le style de l’adab, mais ces dernières éclairent plus sur le caractère et les qualités, réels ou réinterprétés par Ibn al-Ǧawzī, des califes évoqués, que sur leur politique ou leur mode de gouvernement. Il s’agit moins là d’une théorie du pouvoir que d’une éducation « par l’exemple ». La deuxième figure modèle qui se dessine est celle du sermonnaire, homme courageux et désintéressé, qui ose se dresser devant le souverain pour lui adresser une parole apparemment franche (« tu es un tyran », « pense à ton salut »), mais en réalité convenue, qu’elle ressorte ou non de la réalité historique, car les nombreux topoi à l’œuvre dans ces récits laissent planer l’ambiguïté sur ce point. Ce sermonnaire met de côté sa peur du pouvoir temporel et des conséquences

p. 13. L’éloge de la justice du souverain de la Chine, ainsi que l’idée que ses sujets ayant à se plaindre d’une injustice s’habillaient de soie rouge afin d’être identifiés en tant que plaignants, se trouvent déjà chez al-Masʿūdī (m. 956), Murūǧ al-ḏahab, voir Maçoudi, Les Prairies d’or, éd. et trad. fr. C. Barbier de Meynard et Pavet de Courteille, Paris, vol. 1, 1861, p. 309.

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personnelles de sa parole pour sacrifier à un devoir religieux : celui de conseiller le calife. Ces recommandations restent d’ailleurs très largement théoriques, enjoi­ gnant au prince le bon gouvernement et le maintien de la justice envers ses sujets, sans offrir aucun des conseils pratiques qui font la matière de certains Miroirs des princes islamiques, comme par exemple le Seyāset-nāmeh rédigé en persan par le vizir des Seldjoukides Niẓām al-mulk (m. 1092)43, qui regorge de préconisations pratiques très précis es portant sur l’organisation de la cour, de l’armée et les actions que devait entreprendre le souverain. Ibn al-Ǧawzī développe d’ailleurs très peu la question du gouvernement politique (siyāsa) et de ses méthodes. L’essentiel de sa théorie politique repose sur l’idée que le calife doit obéir à (et faire appliquer) la Loi religieuse, dont les juristes et les ulémas sont les garants : ainsi, il dénonce le fait que « parfois, quelque gouvernant (wulāt) effectue un acte qui n’est pas autorisé par la Loi , et appelle cela ‘une façon de gouverner’ (siyāsa). C’est là le cœur même de l’erreur, car l’art de gouverner est tout entier dans la charia44 ». De même, la critique de l’oppression et de la tyrannie reste générale, rarement adressée à une personnalité précise, à l’exception de la critique ouverte de la « tyrannie » des Omeyyades signalée plus haut. En particulier, les systèmes de gouvernement existants, à savoir le califat mais aussi les structures mises en place par les différents types de souverains évoqués par Ibn al-Ǧawzī, rois et sultans notamment, se trouvent hors d’atteinte de toute critique. Si l’on en croit le lettré hanbalite, il n’y a pas de mauvais système de gouvernement en soi, bien que le califat soit le plus légitime de tous ; en revanche, il peut se trouver de mauvais souverains, qui font l’objet de critiques individuelles. L’idée implicite est que tout souverain, même tyrannique, est amendable, et qu’il s’agit là de la responsabilité du sermonnaire, qui doit amener le gouvernant blâmable à prendre conscience de ses erreurs, et à suivre ses conseils très généraux de justice afin de se réformer. S’il est des figures modèles, il est aussi une époque idéale et révolue, celle d’un « âge d’or » du gouvernement islamique, qui commence avec les rāšidūn plus qu’avec le prophète (celui-ci étant mis à contribution lorsqu’il s’agit de justifier la pratique du waʿẓ plus que comme modèle de gouvernant), vacille sous les Omeyyades puis revit brièvement sous le règne des premiers Abbassides, en particulier Hārūn al-Rašīd. Cet âge d’or est celui des salaf, des « ancêtres pieux » ; c’est une époque révolue, mais qu’il serait possible au calife al-Mustaḍīʾ, à qui s’adresse l’ouvrage, de faire partiellement revivre, en s’inspirant du comportement de ces pieux ancêtres (Miṣbāḥ, p. 220) et du modèle de relations que les califes d’autrefois entretenaient avec les hommes de piété et de savoir. C’est là l’enjeu du chapitre 8 d’al-Miṣbāḥ, intitulé « Ce qui est bon pour l’âme du souverain », dans lequel Ibn al-Ǧawzī insiste sur l’utilité qu’il y a, pour le calife, à fréquenter les ulémas, hommes de science et de bien. L’auteur hanbalite prêche bien sûr, ici,

43 Références note précédente. 44 Al-šarīʿa hiya al-siyāsa al-kāfiya, Miṣbāḥ, p. 252.

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pour sa propre cause, car son itinéraire dans les milieux du pouvoir montre que le soin qu’il apportait à obtenir des appuis parmi les élites politiques de son temps n’avait pas pour unique objectif de s’assurer du salut des puissants.

Du devoir de parole à la prudence devant les tyrans : un sermonnaire entre théorie et pratique Un lettré à l’ombre des puissants ?

Il est possible, à partir de sources variées et disparates, de retracer l’itinéraire d’Ibn al-Ǧawzī dans son siècle et de reconstituer les réseaux d’appuis qu’il sut nouer dans les milieux du pouvoir, dans le contexte de redressement du califat abbasside évoqué plus haut45. Dès les débuts de sa carrière de lettré (ʿālim), Ibn al-Ǧawzī dut entrer en contact avec les milieux politiques : en 1133, il fut convoqué par le vizir du calife al-Mustaršid (r. 1118-1135), Anūširwān ibn Ḫālid (m. 1138), dont il obtint ses premières autorisations de tenir séance dans l’une des plus importantes mosquées de Bagdad, la mosquée d’al-Manṣūr. C’est ainsi par le biais de ses activités de sermonnaire qu’Ibn al-Ǧawzī noua ses relations avec les milieux politiques, soit pour obtenir d’eux les autorisations nécessaires lorsqu’il souhaitait tenir séance dans les grandes institutions bagdadiennes où cette activité était contrôlée par le pouvoir califal, soit en étant recruté par de hauts dignitaires pour tenir séance à leur domicile. À partir de 1157, il tint une séance de waʿẓ tous les vendredis au domicile du Trésorier du calife (ṣāḥib al-maḫzan) Ibn Ǧaʿfar (m. 1174), qui avait pour cela sollicité l’autorisation du calife al-Muqtafī (r. 1136-1160). Près de vingt ans plus tard, en 1175, c’est au palais du vizir Ibn Raʾīs al-ruʾasāʾ (m. 1178) qu’il effectua une séance de waʿẓ du haut d’une chaire (minbar) qui y avait été dressée tout spécialement pour lui. Le public rassemblait les plus importants dignitaires politiques de l’époque, outre le vizir et le calife lui-même, ainsi que d’autres ulémas et sermonnaires. Ce n’était pas la première occasion au cours de laquelle le waʿẓ d’Ibn al-Ǧawzī s’adressait au calife. À l’avènement d’al-Mustanǧid (r. 1160-1170), il avait été sollicité pour prêcher au palais califal, et une chaire (kursī) lui avait été préparée afin qu’il pût tenir séance au cœur du palais. Les rapports d’Ibn al-Ǧawzī avec le pouvoir califal, déjà bons sous le règne d’al-Mustanǧid, connurent leur apogée sous le règne d’al-Mustaḍīʾ, à qui il dédia deux ouvrages : al-Miṣbāḥ, sans doute peu de temps après son avènement, et le « Livre de la victoire contre l’Égypte »

45 Par souci d’allégement, les références sources arabes sur lesquelles s’appuient les passages ci-dessous ne sont pas citées. Toutes les références aux événements décrits se trouvent dans V. Van Renterghem, Les élites bagdadiennes, t. 1, en particulier p. 298-301, et Ead., « Ibn alǦawzī ».

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(Kitāb al-Naṣr ʿalā Miṣr), célébrant la chute de la dynastie rivale des Fatimides du Caire, en 1171. À partir de 1172, Ibn al-Ǧawzī tint des séances de waʿẓ régulières devant le calife et ses dignitaires, y compris le vizir, le Trésorier et les principaux émirs de l’armée abbasside. Son statut particulier de sermonnaire du calife, bien qu’il ne correspondît à aucun poste officiel, explique sans doute qu’il fut parmi les rares wāʿiẓ-s ayant obtenu l’autorisation de prêcher à une période où le waʿẓ, strictement contrôlé par le pouvoir abbasside, avait été interdit, en 1173 puis en 1175. Ibn Ǧubayr, qui assista à l’une des séances de waʿẓ d’Ibn al-Ǧawzī destinées au calife, en donne la description suivante : sur la place que dominent les palais du calife et ses belvédères. Cet emplacement fait partie des quartiers réservés du calife qui, par faveur, permet au prédicateur d’y accéder et d’y prêcher afin que le souverain, sa mère et des femmes de sa famille puissent l’écouter de ces belvédères. La porte est ouverte au public qui peut accéder à cet endroit dont le sol a été recouvert de nattes. Le cheikh tenait séance là tous les jeudis. […] Il monta en chaire et laissa pendre son voile de tête par humilité pour cet endroit sacré. […] Il fut bien plus brillant cette fois que la précédente. Puis il se mit à faire l’éloge du calife, à invoquer Dieu en sa faveur et en celle de sa mère à laquelle il donna les titres suivants : « le très noble voile et l’altesse très compatissante ». Puis il poursuivit son exhortation qui était entièrement improvisée46. Ses entrées dans les milieux abbassides valurent à Ibn al-Ǧawzī d’être consulté sur des questions juridico-politiques, et d’obtenir en 1175, grâce à l’intercession du Trésorier en sa faveur, un décret califal (tawqīʿ) lui octroyant le rôle de lutter contre la diffusion du chiisme. Parallèlement, il menait aussi une carrière d’ensei­ gnant en sciences religieuses. Il obtint, sous le califat d’al-Mustaḍīʾ, et avec l’appui de l’entourage abbasside, le poste de professeur de droit dans plusieurs madrasas hanbalites, et de hauts dignitaires assistaient à ses cours. Par ailleurs, les califes abbassides conviaient chaque année Ibn al-Ǧawzī à un grand banquet destiné aux plus importants ulémas et soufis de l’époque. Le sermonnaire hanbalite était parvenu au faîte de sa carrière, et il pouvait fièrement déclarer dans l’un de ses ouvrages : , j’obtins la direction de cinq madrasas, ce qui ne s’était jamais vu chez les hanbalites avant mon époque. Jusqu’à aujourd’hui, j’ai écrit 130 ouvrages, dans toutes les branches de la science. Plus de 100 000 personnes se sont repenties devant moi , et plus de 20 000 se sont coupé les cheveux . Aucun

46 Ibn Ǧubayr, Riḥla, trad. P. Charles-Dominique, p. 247, revue.

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sermonnaire avant moi n’avait réussi à réunir lors de ses séances de waʿẓ le calife, le vizir, le Trésorier et les plus grands ulémas47. Cependant, les relations d’Ibn al-Ǧawzī avec les milieux abbassides ne se bornaient pas à des contacts avec de hauts fonctionnaires dans le but de faire avancer ses opinions hanbalites et sa carrière de lettré. Le sermonnaire, en effet, fréquentait les puissants et jouissait d’une protection qui s’étendait à divers membres de sa famille. Le vizir Ibn Hubayra (m. 1165), qui officia sous les califes al-Muqtafī et al-Mustanǧid, était lui-même lettré, transmetteur de hadith et pro-hanbalite. Il devint l’un des protecteurs d’Ibn al-Ǧawzī, instaurant pour ce dernier un cercle (maǧlis) hebdomadaire de transmission du hadith à son propre domicile. Lorsque le vizir mourut, Ibn al-Ǧawzī fut chargé de sa toilette funéraire, tâche honorifique et signe de sa proximité avec le disparu. Les liens avec la famille d’Ibn Hubayra ne disparurent pas avec sa mort, car dix ans plus tard, en 1175, l’un des fils d’Ibn al-Ǧawzī épousait la fille du défunt vizir, au cours d’une somptueuse cérémonie qui se tint dans les palais abbassides et rassembla les élites politiques de l’époque. Le fils d’Ibn al-Ǧawzī, Abū l-Qāsim ʿAlī (m. 1232), n’occupait que la très modeste profession de copiste, et cette alliance représentait sans nul doute pour lui une promotion sociale d’importance. L’une des filles d’Ibn al-Ǧawzī épousa par la suite un mamelouk affranchi du même vizir. Sous le règne d’al-Mustaḍīʾ toujours, Ibn al-Ǧawzī entretenait de bons rap­ ports avec le vizir ʿAḍud al-dīn ibn Raʾīs al-ruʾasāʾ (m. 1178), qui le convia par exemple à la cérémonie de circoncision de son fils en 1173. Le wāʿiẓ devint aussi le protégé de l’une des favorites du calife, la concubine Banafšā (m. 1201). Celle-ci fonda une madrasa dont elle confia l’enseignement à Ibn al-Ǧawzī, et dota avec générosité l’une des filles du sermonnaire hanbalite, organisant les noces dans son propre palais. En 1177, le calife al-Mustaḍīʾ fondait une grande mosquée où il nomma comme imam l’un des gendres d’Ibn al-Ǧawzī. La protection des puis­ sants s’étendait donc à plusieurs membres de sa famille, y compris par alliance, et les liens noués entre le sermonnaire et les hauts dignitaires abbassides dépassaient de beaucoup les exigences du rôle de conseil des souverains auquel, si l’on en croit ses propres écrits, le pieux lettré aurait dû se cantonner. En effet, les avertissements prodigués par Ibn al-Ǧawzī aux hommes de savoir et de religion contre la fréquentation des puissants sont nombreux et récurrents dans ses œuvres. Loin d’être originaux, ils entérinent le topos du pouvoir intrin­ sèquement corrupteur que le ʿālim doit se garder de fréquenter, sous peine de compromettre son intégrité morale et donc son salut48. Divers passages du Talbīs Iblīs et du Ṣayd al-ḫāṭir déclinent ce thème : 47 Muntaẓam, t. 18, p. 249-250. 48 Sur ce topos, voir par exemple M. Marín, « Inqibāḍ ʿan al-sulṭān : ʿulamā’ and political power in al-Andalus », in Saber religioso y poder político en el Islam, éd. M. Marín et M. García-Arenal, Madrid, 1994, p. 127-139.

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Paraître à la cour représente un danger sévère, car même si l’intention de départ est bonne, elle se modifie lorsqu’on reçoit robes d’honneur et présents, ou bien lorsqu’on convoite. L’homme ne peut alors s’abstenir de flatter le souverain, et donc de pécher avec lui49. Nous avons vu certains savants se mêler aux hommes du pouvoir et ils ont trouvé une fin fort triste50. Les gens de science n’ont plus aucune influence sur les grands. Quiconque s’introduit auprès de ces derniers se trouve impliqué avec eux, dans des actes illicites et ne peut les tirer de la situation dans laquelle ils sont. Observez donc les savants qui travaillent pour eux dans les charges de l’État, vous verrez qu’ils sont privés des avantages de la science. Ils sont alors devenus des sortes de gardes51. C’est donc un devoir pour le sage que de préserver l’argent qu’il possède et de s’appliquer à en gagner le plus possible pour faire l’économie des flatteries adressées au tyran52. J’ai vu beaucoup d’ulémas et de prédicateurs qui, connaissant des difficultés matérielles dans leur vie d’ici-bas, cherchèrent refuge dans la fréquentation des souverains, afin de profiter de leurs richesses. Ils savent pourtant que les sultans ne manquent pas de . Lorsqu’ils touchent le revenu de l’impôt foncier, au lieu de le dépenser dans l’intérêt , la plupart d’entre eux en font don à un poète. D’autres, pour rémunérer un soldat dont la paie mensuelle est de dix dinars, lui en offrent 10 000. D’autres encore, après une razzia dont le butin devrait être distribué à l’armée, gardent tout pour eux-mêmes. Ce sont là des pratiques relevant de la tyrannie (ẓulm). La conséquence, pour cet uléma, est qu’il ne fait plus fructifier son savoir. […] Ce faisant, il se fait du tort à lui-même mais aussi à son maître, car ce dernier pense : « Si je ne me comportais pas de façon louable, celui-ci ne me fréquenterait pas et s’opposerait à moi ». Il fait aussi tort au peuple, qui voit d’un côté que ce puissant (amīr) ne se comporte pas bien, et de l’autre qu’il est permis de le fréquenter et de ne rien dire 53. Sans doute faut-il voir dans ces affirmations un instrument de critique des rivaux d’Ibn al-Ǧawzī, dont les démêlés avec les ulémas contemporains étaient légion, plutôt qu’une règle de conduite universellement applicable, à lui-même

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Talbīs, p. 118 ; trad. angl. D. S. Margoliouth, Islamic Culture (1936), p. 32. Ṣayd, trad. D. Reig, La pensée vigile, p. 235. Ṣayd, trad. D. Reig, La pensée vigile, p. 114-115. Ṣayd, trad. D. Reig, La pensée vigile, p. 52. Ṣayd, texte arabe, p. 394-395 ; voir le texte très proche du Talbīs Iblīs, p. 118, trad. angl. D. S. Margoliouth, Islamic Culture (1936), p. 32.

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compris. À moins que l’influence acquise par le hanbalisme dans les milieux califaux grâce à l’action d’Ibn al-Ǧawzī ait pu justifier, à propres ses yeux, son intromission à la cour. Le sermonnaire se considérait en effet à l’origine de l’opi­ nion favorable que le calife al-Mustaḍīʾ avait de son école juridico-théologique, et évoquait avec orgueil l’influence intellectuelle qu’il avait acquise auprès du souverain abbasside, affirmant fièrement dans sa « Chronique bien ordonnée » :

Au début du mois de ǧumādā 2 [de l’an 1177-1178] : le Commandeur des Croyants ordonna que l’on fasse placer une stèle sur la tombe de l’imam Aḥmad ibn Ḥanbal. L’édifice était entièrement détérioré ; il fut reconstruit en briques fraîchement coupées, on lui adjoignit deux murs et la nouvelle stèle y fut installée. On pouvait y lire sur la première ligne : « Sur ordre de notre Maître et Seigneur al-Mustaḍīʾ bi-Amr Allāh, Commandeur des Croyants », puis sur la suivante : « Ceci est le tombeau de la Couronne de la sunna, l’Unique issu de la umma, l’homme de haute valeur, lettré et dévot, juriste et ascète, Abū ʿAbd Allāh Aḥmad b. Muḥammad ibn Ḥanbal al-Šaybānī, que Dieu lui fasse miséricorde ». Puis venait sa date de décès, puis le verset du Trône. […] Le soir du samedi 21 ǧumādā 1 […], le Commandeur des Croyants ordonna que l’on dressât dans la Mosquée du Palais une estrade pour le cheikh Ibn al-Mannī, juriste hanbalite, qui y tint séance le vendredi 12 ǧumādā 2. Les membres des autres écoles juridiques moururent lorsqu’ils surent que des emplacements avaient été réservés aux hanbalites, alors que ce n’était en rien la coutume. Les gens se mirent à me dire : « Tout cela, c’est grâce à toi, car ce mouvement n’était pas tenu en haute estime par le calife (sulṭān), mais il est devenu favorable aux hanbalites depuis qu’il écoute ta parole » ; je remerciai Dieu Très haut pour cela.

Le Trésorier du calife (ṣāḥib al-maḫzan) me dit un jour : « Le calife (sulṭān) te cite à tout propos et fait ton éloge ». Son serviteur Naǧāḥ lui dit un jour : « Te voilà bien fanatique d’Ibn al-Ǧawzī ! ». Le calife lui répondit : « Par Dieu ! Ton Seigneur est encore cinquante fois plus fanatique de lui que moi ! ». […] Le vizir Ibn Raʾīs al-ruʾasāʾ avait l’habitude de dire : « Je ne peux entrer auprès du calife sans entendre parler d’Ibn al-Ǧawzī54 ».

La situation favorable d’Ibn al-Ǧawzī prit cependant fin quelques années après la mort de son protecteur al-Mustaḍīʾ. Sous le règne du calife al-Nāṣir (r. 1180-1225), le sermonnaire hanbalite fut tout d’abord soutenu par le vizir Ibn Yūnus (m. 1197), mais perdit ses appuis lorsque ce dernier fut destitué. Il connut une douloureuse période de disgrâce pendant laquelle il fut exilé et assigné à résidence à Wāsiṭ, au sud de Bagdad, de 1194 à 1198. Ibn al-Ǧawzī était alors un homme âgé, et il ne survécut que quelques années après son retour à Bagdad. Il

54 Muntaẓam, t. 18, p. 248-249.

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était revenu en grâce par l’intercession de la mère du calife al-Nāṣir, Zumurrud Ḫātūn (m. 1203), qui appréciait Ibn al-Ǧawzī et par la suite prit l’un de ses fils, lui aussi sermonnaire, sous sa protection. Le waʿẓ adressé au souverain : réflexions privées et conseils pratiques

Les contradictions sont donc nombreuses entre les recommandations théo­ riques du sévère hanbalite, prompt à fustiger ceux de ses contemporains prêts à vendre leur salut contre les biens prodigués par les souverains, fussent-ils mal acquis, mais ne refusant presque aucun des honneurs et récompenses que les puissants de son temps voulaient bien lui prodiguer. Par scrupule religieux, précise Ibn al-Ǧawzī, il quittait les réceptions auxquelles il était invité au Palais califal dès que commençaient musique et chant, qu’il considérait comme contraires à la Loi religieuse ; il ne s’abstenait pas pour autant de répondre à l’invitation, et ne semble pas avoir repoussé les aides que ses protecteurs prodiguaient à lui-même ou aux membres de sa famille. Loin du topos du sermonnaire refusant toute récompense matérielle omniprésent dans ses ouvrages, Ibn al-Ǧawzī recevait des califes et de leurs dignitaires des cadeaux et gratifications qu’il évoque avec orgueil : une robe d’honneur allouée par al-Mustanǧid en 1170, un luxueux Coran calligraphié et enluminé d’or envoyé par al-Mustaḍīʾ la même année, des présents (en 1173) puis une seconde robe d’honneur (en 1175) offerts par le vizir Ibn Raʾīs al-ruʾasāʾ. Il n’y a, bien sûr, pas à s’étonner outre mesure de ces discordances, malgré tous les efforts du prédicateur hanbalite pour affirmer dans ses ouvrages que les actions des croyants doivent correspondre à ce qu’ils pensent et disent. Il n’est pas non plus surprenant qu’une œuvre aussi prolixe et variée que celle d’Ibn al-Ǧawzī présente un certain nombre de discordances internes. Outre les évolutions qu’a pu connaître sa pensée au fil de plusieurs décennies d’écriture, il faut aussi prendre en considération la nature de chaque ouvrage et le public auquel il s’adressait. Le Ṣayd al-ḫāṭir, à ce titre, est sans doute l’un des textes les plus originaux produits par Ibn al-Ǧawzī, par le caractère intime et décousu des pensées qui s’y côtoient, mais aussi par les contradictions qui s’y rencontrent à propos de nombreux sujets : la tension entre désir d’une vie ascétique et rejet de la dureté de cette dernière, par exemple, en est une récurrente. Il est probable que le Ṣayd al-ḫāṭir ait servi de brouillon rassemblant des notes destinées à être insérées dans d’autres ouvrages d’Ibn al-Ǧawzī, comme en témoignent de nombreux paragraphes que l’on retrouve presque mot pour mot dans ses traités thématiques. La lecture linéaire du Ṣayd permet de mettre en lumière les contradictions de la pensée de son auteur, d’une part, mais aussi d’apprécier le travail de composition de ses ouvrages, travail dans lequel le public de destination était pris en considération. La question de l’admonestation au souverain en présente une illustration flagrante. Al-Miṣbāḥ, dédié au calife régnant qui en était le principal lecteur supposé (bien qu’aucune garantie historique ne puisse être donnée sur le fait qu’il l’ait réellement lu), présente un modèle de sermonnaires inflexibles, incorruptibles, admonestant califes et gouverneurs par

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souci de leur vie future autant, sinon plus, que par intérêt pour le bien-être des sujets et leur bonne guidance. En revanche, au calife régnant ne sont adressés que des éloges, et aucun reproche direct envers lui n’affleure dans l’ensemble de cet imposant ouvrage – sans doute composé, il est vrai, au tout début de règne de ce nouveau souverain. Ce traité, adressé au calife, diffère grandement des ouvrages d’Ibn al-Ǧawzī qui ont pour public supposé les sermonnaires, y compris ceux, certainement peu nombreux, qui auraient pu adresser un waʿẓ aux puissants. Or, plusieurs passages d’autres ouvrages du sermonnaire bagdadien offrent des conseils aux lettrés qui se trouveraient dans cette situation – conseils à travers lesquels il faut sans doute lire les réflexions d’Ibn al-Ǧawzī sur ses propres pratiques, voire leur justification. De longs passages du Ṣayd al-ḫāṭir développent ainsi des recommandations à qui doit s’adresser au représentant d’un pouvoir injuste : Quand on adresse un sermon au souverain, il faut faire preuve d’une grande douceur, et éviter surtout de lui déclarer en face qu’il est un tyran. En effet, les princes ont l’usage exclusif de la force et de la contrainte ; leur adresser une réprimande est une humiliation qu’ils ne supportent pas. Le sermonnaire doit donc mêler à son sermon des allusions à la noblesse de la souveraineté, il doit montrer que la récompense s’obtient en ménageant les sujets, et rappeler la conduite des souverains justes qui les ont précédés55. Avant de commencer son sermon, le sermonnaire doit considérer la nature de celui auquel il s’adresse. S’il s’agit d’une personne de bon comportement, aspirant au bien, il peut abonder dans l’admonestation et les prescriptions, tels al-Manṣūr b. ʿAmmār et d’autres lorsqu’ils sermonnaient al-Rašīd, provoquant ses larmes. Mais s’il voit qu’il est tyrannique (ẓālim) et n’incline pas vers le bien, et que l’ignorance l’emporte chez lui, il doit s’appliquer à ne pas lui livrer son avis et ne pas l’admonester : car dans le cas contraire il se mettrait en danger ; mais s’il fait son éloge, ce sont alors des flatteries mensongères. S’il est obligé de lui adresser un prêche (mawʿaẓa), alors que ce soit sous forme allusive, car certains des souverains s’attendrissent au cours du sermon, et supportent qu’on les admoneste. Al-Manṣūr acceptait même qu’on lui dise en face : « Tu es un tyran ! ». Mais les temps ont changé, la plupart des puissants (wulāt) sont corrompus, et les ulémas les flattent. Qui ne flagorne point ne reçoit pas d’attention pour ce qui est juste, et se tait. […] les puissants rivalisent d’ignorance, et le pouvoir (wilāya) est confié à qui ne le mérite pas. Il faut se garder de ceux-là, et s’en éloigner. Qui est contraint de les sermonner doit prêter la plus grande attention à ses paroles. Il ne doit pas se laisser égarer par le fait qu’ils lui demandent : « Sermonne-moi », car s’il dit un seul mot qui ne correspond pas à leurs 55 Ṣayd, trad. D. Reig, La pensée vigile, p. 283, revue.

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désirs, leur sang ne fait qu’un tour. Qui admoneste le souverain doit prendre garde de ne pas le monter contre ses hauts fonctionnaires, car si ces derniers l’apprennent, ils poursuivront le sermonnaire jusqu’à sa perte, de peur que le souverain ne mette le nez dans leurs affaires et qu’elles ne s’en retrouvent ruinées. En notre temps, il vaut mieux pour l’humble croyant se tenir à distance d’eux, et il est plus sûr de s’abstenir de les admonester. Qui est obligé doit user de la plus grande douceur. Il orientera son sermon pour les gens du peuple qui l’écoutent, afin que ne soient en rien dérangés par ce qu’il dit56. On retrouve les points principaux de cette argumentation dans les instructions sur le bon déroulement du sermon données par Ibn al-Ǧawzī dans le douzième chapitre de son « Livre des prédicateurs » : Si doit admonester un souverain (sulṭān), qu’il utilise la plus grande douceur possible. Il ne doit pas le contredire frontalement, car les rois (mulūk) doivent conserver leur prestige (ǧāh), même lorsqu’ils ne sont pas en présence d’autres hommes, et ils considèreraient comme une offense d’être directement contredits par le discours. Que son sermon soit général ; le souverain en prendra ainsi la part . Il est arrivé que des sermonnaires contredisent frontalement des souverains et que ces derniers l’endurent, cela n’est donc pas interdit, mais la douceur doit venir en premier lieu. Dieu Très haut a dit : « Adressez-lui des paroles courtoises »57. Certains diront : Que fais-tu alors de la parole , que le salut soit sur lui : « Le meilleur des djihad est un mot de vérité adressé à un souverain tyrannique » ? La réponse est que s’il est tyrannique, et n’accepte donc pas la vérité, il est alors permis de taire celle-ci, par peur pour soi-même, plutôt que d’affronter avec une parole vraie. Car lorsqu’il est possible d’employer la douceur, la violence est inutile58. Plusieurs thèmes peuvent être dégagés ici, à commencer par celui de la peur éprouvée par le sermonnaire devant les potentielles conséquences de son sermon. Il n’est pas question, pour Ibn al-Ǧawzī, de se mettre en position de martyr volontaire, en s’exposant aux représailles violentes d’un souverain tyrannique. Il est permis, dit-il, d’avoir peur pour soi, et de contrevenir pour cette raison au devoir religieux imposant l’admonestation aux puissants, thème tant développé par ailleurs dans ses ouvrages. Le contraste est grand avec les paroles que le sermonnaire rapporte fièrement avoir destinées au calife al-Mustaḍīʾ lors d’une de ses séances d’admonestation : « Je m’adressai ainsi à lui : ‘Ô Commandeur des 56 Ṣayd, texte arabe, p. 410-411. 57 Coran XX, 44, trad. fr. D. Masson, Paris, 1967, 2 vol. 58 Quṣṣāṣ, p. 368-369.

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Croyants, si je parle, j’ai peur de toi, mais si je ne parle pas, j’ai peur pour toi. Par affection pour toi, je fais passer la peur que j’éprouve à ton sujet avant la peur que tu m’inspires’59 ». Le second thème est pragmatique : il s’agit de la façon dont le sermonnaire doit tourner son discours pour, d’une part, ne pas heurter ou humilier frontale­ ment son puissant auditeur, et, d’autre part, conserver une chance que le sermon ait un effet sur ce dernier. Le terme arabe employé dans les différents extraits cités ici est le même : il s’agit du mot talaṭṭuf, qui provient de la racine connotant la douceur, la gentillesse et la délicatesse. Le sermonnaire, affirme d’ex­ périence Ibn al-Ǧawzī, doit s’adresser aux puissants avec talaṭṭuf, ce qui signifie à la fois « douceur, politesse, courtoisie, amabilité », mais aussi « bienveillance », et enfin « cajoleries, caresses »60. Il s’agit donc d’amadouer le souverain, voire de le flatter en lui rappelant l’honneur de sa charge. Le raisonnement suivant s’inscrit dans la logique de la pensée juridique, examinant diverses situations : celle d’un souverain juste ou du moins inclinant au bien, face à celle d’un gouver­ nant tyrannique, incapable de recevoir la parole vraie lorsqu’elle est critique. Ibn al-Ǧawzī redevient alors juriste avant que d’être sermonnaire, et passe en revue les différentes stratégies envisageables, en adoptant le vocabulaire du droit musulman qui classe les actions en cinq catégories distinctes : interdites, blâmables, neutres, recommandées ou obligatoires. Il s’agit ici d’absoudre légalement le sermonnaire qui décide de ne pas dire la vérité devant un tyran : s’il craint pour sa vie, il lui est licite de taire la vérité, pour éviter de se mettre en danger. Notons que si le raisonnement est de type juridique, les conseils d’Ibn al-Ǧawzī ne reposent dans ce paragraphe sur aucun des arguments d’autorité auxquels il a d’habitude recours : ni verset coranique, ni hadith prophétique, ni exemplum remontant aux « pieux ancêtres » des premières générations de l’islam. À l’inverse, il va jusqu’à contredire une Tradition du prophète, celle du djihad de la « parole vraie » : le djihad est ici à comprendre dans le sens du djihad majeur, celui du croyant contre lui-même, et non comme un combat armé (fût-ce par la parole) dans lequel le sermonnaire risquerait de se mettre en danger matériel61.

59 Muntaẓam, t. 18, p. 250. 60 Dictionnaire Kazimirski. 61 Analysant la dimension politique de deux œuvres attribuées au lettré Ibn al-Muqaffāʿ (m. 758), le recueil de fables Kalīla wa-Dimna et l’« Épitre aux Compagnons » (al-Risāla fī l-Ṣaḥāba, qui appartient au genre du Miroir des princes), et en particulier les situations dans lesquelles un sage conseille un souverain, A. Cheikh-Moussa pose la question du caractère direct du discours qui peut (ou non) être adressé aux puissants. Il rappelle aussi le nécessaire préambule légitimant le pouvoir qui précède la critique, ainsi que les risques inhérents de l’adresse trop directe au souverain, et dégage trois procédés littéraires utilisés par Ibn al-Muqaffaʿ dans ces textes : le silence convenu, l’hermétisme ou l’usage d’un double sens et le recours à la flatterie, auquel il ajoute l’humour ou le discours « insensé » auxquels ont eu recours d’autres interlocuteurs des princes. Cheikh-Moussa rappelle d’ailleurs à juste titre qu’Ibn al-Muqaffaʿ fut mis à mort par le deuxième calife abbasside, al-Manṣūr (r. 754-777). Voir A. Cheikh-Moussa, « Du discours

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En dernier lieu, les recommandations d’Ibn al-Ǧawzī portent sur le contenu du sermon adressé aux puissants. Celui-ci, expose-t-il, peut s’il le faut devenir allusif, allégorique, et rester très général, de façon à ce que la compréhension subtile en soit éventuellement laissée au souverain, sans pour autant conduire à lui faire perdre la face par un blâme trop direct. La colère du souverain ou de ses agents, sous-entend Ibn al-Ǧawzī, est dangereuse car elle est armée du pouvoir de la force. Pour la même raison, le sermonnaire doit se garder d’accuser les fonctionnaires de malversation, par peur de représailles de leur part. On est bien loin ici, et du thème du devoir de parole, développé dans al-Miṣbāḥ, et du rôle assigné par Ibn al-Ǧawzī aux ulémas et aux hommes pieux, qui devraient se faire la voix des humbles spoliés par les agents du pouvoir, en portant à la connaissance du calife les cas relevant de la justice des maẓālim62. La conclusion du passage, à savoir qu’il faut chercher à « ne déranger en rien » les puissants, relève d’un quiétisme politique qui peut surprendre de la part de l’intransigeant hanbalite qu’était Ibn al-Ǧawzī. Le waʿẓ adressé au calife par Ibn al-Ǧawzī : parole vraie ou discours contraint ?

Il est donc difficile, à la lecture de ces textes contradictoires, de se faire une idée précise de la nature des discours qu’Ibn al-Ǧawzī adressait aux puissants de son temps lors de ses séances de waʿẓ. S’agissait-il, pouvait-il s’agir, d’un véritable discours critique, de cette « parole vraie » assimilée à un djihad au sens de l’effort religieux, une parole destinée, sous couvert du souci du salut du souverain, à amé­ liorer son gouvernement ? Qu’Ibn al-Ǧawzī ait régulièrement tenu des séances de waʿẓ adressées au calife et à ses hauts fonctionnaires est un fait solidement attesté. Les indices historiques portant sur le contenu de ses sermons, cependant, sont rares, ou potentiellement sujets à caution lorsqu’ils sont rapportés par le sermonnaire lui-même. L’andalou Ibn Ǧubayr, qui assista à l’une de ces séances, souligne l’éloquence du sermonnaire, son habileté à manier la langue arabe, et sa virtuosité dans l’usage de différentes sourates du Coran qu’il fit d’abord lire par ses assistants, avant de les réorganiser dans son discours dans le but d’obtenir la contrition (tawba) de son public. Il évoque, dans le contenu du sermon, les éloges faits au calife et à sa mère, des versets coraniques dont le seul explicitement cité ne semble pas présenter de double sens politique évident (« C’est Dieu qui a disposé pour vous la nuit / afin que vous vous reposiez / et le jour, pour vous permettre de voir clair »63), si ce n'est une invitation au retour réflexif sur ses actes, et enfin des vers érotiques

autorisé ou Comment s’adresser au tyran ? », Arabica 46/2 (1999), p. 139-175 (en particulier p. 148, 163 et 170-171). 62 Sur ce thème, voir Miṣbāḥ, p. 246 et 617. 63 Coran XL, 61, trad. D. Masson.

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qui, précise-t-il, devaient être compris « avec un sens mystique »64. Voilà l’un des rares témoignages extérieurs qui nous soit parvenu sur les discours d’Ibn al-Ǧawzī au calife, et le contenu critique en semble pour le moins ténu. Il est également difficile de savoir si Ibn al-Ǧawzī se servait de ses sermons pour défendre les intérêts de ses contemporains spoliés par le pouvoir politique. Une anecdote semble pencher dans ce sens. Elle est rapportée par le savant yéménite al-Yāfiʿī (m. 1367), dans l’obituaire de sa chronique intitulée « Miroir de l’âme » (Mirʾāt al-ǧanān) :

J’ai entendu de quelque savant l’anecdote suivante concernant  : le calife était fâché contre un homme de son entourage et voulut le punir, mais l’homme s’enfuit et trouva refuge chez son frère. Le calife confisqua alors l’argent du frère, qui vint se plaindre à Ibn al-Ǧawzī. Ce dernier lui dit : « Présente-toi à ma séance de waʿẓ ; lorsque le sermon sera terminé, lève-toi afin de me rappeler  ». Or, le calife assistait au sermon de derrière son rideau. À la fin de la séance suivante, l’homme se leva. Lorsqu’Abū l-Faraǧ le vit, il se mit à rappeler que l’innocent ne doit pas être puni à la place du coupable, exhortant le calife à la justice et au bien, et à ce que l’argent pris à cette personne lui fût rendu. […] De derrière le rideau, le calife ordonna : « Qu’on le lui rende ». L’argent fut restitué à cette personne et sa situation fut ainsi réglée65.

Il est difficile d’évaluer l’historicité de l’anecdote, pour plusieurs raisons. D’un côté, il s’agit d’un récit tardif, et dû à la plume d’un auteur non bagdadien, sans compter qu’al-Yāfiʿī déroge ici à son habitude de citer précisément ses sources, en attribuant l’histoire à « quelque savant ». L’anecdote est, de plus, absente des biographies d’Ibn al-Ǧawzī chez les principaux auteurs qu’al-Yāfiʿī compile dans son ouvrage, en particulier chez le Mésopotamien Ibn Ḫallikān (m. 1282)66, à qui al-Yāfiʿī emprunte (en le citant) ses développements sur Ibn al-Ǧawzī, avant et après ce passage. Cette historiette, à ma connaissance, n’est rapportée que par al-Yāfiʿī ; elle est en tout cas absente de l’abondante biographie que dresse Sibṭ ibn al-Ǧawzī (m. 1257)67, petit-fils du sermonnaire bagdadien, portrait qui regorge pourtant d’anecdotes sur le waʿẓ de son grand-père. L’anecdote ne ne trouve pas non plus dans les très longs développements, largement apologétiques, que consacre à Ibn al-Ǧawzī le biographe hanbalite Ibn Raǧab (m. 1392)68. D’un autre côté, al-Yāfiʿī, ašʿarite en matière de théologie et soufi se réclamant de l’héritage 64 Ibn Ǧubayr, Riḥla, trad. P. Charles-Dominique, p. 248. 65 Al-Yāfiʿī, Mirʾāt al-ǧanān wa-ʿibrat al-yaqẓān, éd. Ḫ. al-Manṣūr, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿil­ miyya, 1417/1997, t. 3, p. 371. 66 Ibn Ḫallikān, Wafayāt al-aʿyān, éd. I. ʿAbbās, Beyrouth, Dār al-ṯaqāfa, s. d. , t. 3, p. 140-142. 67 Sibṭ ibn al-Ǧawzī, Mirʾāt al-zamān, éd. I. al-Zaybaq, Damas, Dār al-risāla al-ʿālamiyya, 1434/2013, t. 22, p. 93-118. 68 Ibn Raǧab, Ḏayl ʿalā ṭabaqāt al-ḥanābila, t. 1, p. 399-432, notice no 205.

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mystique du sermonnaire bagdadien ʿAbd al-Qādir al-Ǧīlānī (m. 1165), l’un des principaux rivaux d’Ibn al-Ǧawzī à son époque, ne semble pas particulièrement apologétique à propos de ce dernier, dont il critique durement l’attitude envers ʿAbd al-Qādir, assimilée à de la jalousie. Or l’anecdote plaide plutôt en faveur du courage d’Ibn al-Ǧawzī, présenté comme un redresseur de torts n’ayant pas peur d’affronter, fût-ce ponctuellement, le calife. S’il est impossible de trancher quant à la véracité historique de l’anecdote, celle-ci renforce néanmoins l’image, au moins théorique, d’un sermonnaire ca­ pable de prendre la défense d’un faible devant un pouvoir se comportant injuste­ ment. Elle est cependant la seule histoire de ce genre qui soit colportée sur Ibn al-Ǧawzī, et ne permet pas de généraliser quant à la réalité de ses interventions en faveur d’autrui à l’occasion de ses sermons. Il n’est pas non plus facile, à travers les citations qui sont rapportées de ses oraisons, d’en dégager les thèmes politiques qui étaient peut-être sous-jacents et qui devaient, dans ce cas, être perceptibles par les contemporains, mais risquent d’échapper à l’historien.ne de par leur caractère allusif et discret. Tout au plus peut-on rappeler l’habileté et la finesse rhétorique d’Ibn al-Ǧawzī qui, rapportent ses biographes, aurait résolu à sa manière une polémique risquant d’enflammer l’hostilité latente entre sunnites et chiites bagdadiens et de dégénérer en émeute. Comme l’expose Ibn Ḫallikān, amateur des subtilités des discours et des bons mots de ses prédécesseurs, certaines des réponses , lors de ses sermons, étaient délectables. En voici la plus belle : une dispute avait éclaté entre les sunnites et les chiites de Bagdad à propos des mérites comparés d’Abū Bakr et de ʿAlī , que Dieu soit satisfait d’eux69. Ils se mirent d’accord sur le fait qu’ils accepteraient la réponse en la matière du cheikh Abū l-Faraǧ , et chargèrent quelqu’un de lui poser la question, pendant l’une de ses séances, alors qu’il se trouvait en chaire. Il répondit alors  : « Le meilleur d’entre eux est celui qui a épousé sa fille » ; ou « qui lui a donné sa fille en mariage »70. Puis il descendit sur-le-champ , afin qu’on ne puisse pas lui poser de questions . Les sunnites dirent : « Il s’agit assurément d’Abū Bakr, car sa fille ʿĀʾiša, que Dieu soit satisfait d’elle, a épousé l’Envoyé de Dieu, que les prières et le salut de Dieu soient sur lui ». Les

69 Tous les deux Compagnons de Muḥammad, respectivement beau-père et gendre du prophète, et premier et quatrième des califes rāšidūn ayant régné après sa mort (Abū Bakr : r. 632-634 ; ʿAlī ibn Abī Ṭalib : r. 656-661). Le second devint le premier des imams révérés par le courant chiite, tandis que le premier était loué par les sunnites. Demander à Ibn al-Ǧawzī de trancher en faveur de l’un ou de l’autre de ces personnages revenait ainsi à exiger qu’il prenne parti pour l’un ou l’autre de ces deux camps, dont les affrontements pouvaient devenir sanglants dans la Bagdad de l’époque. La réponse ambiguë du sermonnaire, à même d’être interprétée par chaque camp comme lui étant favorable, est d’autant plus délectable aux yeux d’Ibn Ḫallikān. 70 En arabe : afḍalu-hum man kānat bintu-hu taḥta-hu, l’ambiguïté résidant dans les deux pronoms affixes -hu.

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chiites dirent : « Il s’agit sans discrédit de ʿAlī, car il a épousé Fāṭima, la fille de l’Envoyé de Dieu, que les prières et le salut de Dieu soient sur lui ». Voilà une réponse des plus raffinées71 !

Nul doute qu’une telle habileté rhétorique et la grande éloquence du sermon­ naire eussent pu être mises au service d’une critique voilée du pouvoir si Ibn al-Ǧawzī en éprouvait le désir, et qu’il ne fût pas paralysé par la peur. Il est cependant difficile de savoir si ce fut le cas, ou si la prudence recommandée dans ses écrits intimes l’emportait sur l’éventuelle volonté de réformer les puissants. La faveur dont jouissait Ibn al-Ǧawzī dans les milieux abbassides sous le règne d’al-Mustaḍīʾ laisse penser que sa potentielle critique ne dépassait pas le seuil de la tolérance califale, voire renforçait le prestige du souverain et de ses hauts dignitaires aux yeux de leurs sujets, tout en assurant à son auteur une position pri­ vilégiée et un accès aux milieux du pouvoir dont bien peu de ses contemporains pouvaient se prévaloir. Le « djihad de la parole vraie » se serait alors effacé devant la réalité d’un patronage enviable et de son impact direct sur la vie matérielle d’Ibn al-Ǧawzī et de ses proches.

71 Ibn Ḫallikān, Wafayāt al-aʿyān, t. 3, p. 141.

Politiques

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Vestra fidelis devotio ammonere curabit La critique du pouvoir au début du règne de Charles le Chauve

Entre décembre 846 et janvier 847, Loup de Ferrières réclame à Charles le Chauve la restitution de la celle Saint-Josse, propriété de Ferrières donnée en bé­ néfice au comte Odulf. L’admonition de l’abbé déploie une batterie de reproches et de menaces dont la vivacité peut surprendre le lecteur moderne. Charles, en s’obstinant dans son refus, met son salut et la prospérité de son royaume en danger ; les revers qu’il subit face aux Aquitains, Bretons et Normands sont un châtiment divin ; la mort peut le frapper à tout instant ; lui qui vient de devenir père, il faut espérer, s’il s’amende, qu’il vive assez longtemps pour devenir grand-père1… Léon Levillain observait en 1902 : « cette lettre si curieuse […] nous montre avec quelle indépendance les sujets de Charles lui parlaient »2. En effet, à rebours des idées reçues sur les sociétés traditionnelles, les anthropologues ont observé que bien des chefferies se caractérisent par la critique omniprésente du chef par des subordonnés déterminés à limiter son autorité, ce qui avait amené Pierre Clastres à formuler sa fameuse thèse de « la société contre l’État »3. Le concept de critique renvoie à deux notions. D’une part, il signifie un exa­ men rationnel et approfondi, qu’il soit positif ou négatif (par exemple, la critique littéraire). Dans son sens politique, cette notion renvoie à la sphère publique où, par un usage commun de la raison (cafés, salons, médias…), les citoyens

1 Lupus Ferrariensis, Correspondance, vol. 1, éd. L. Levillain, Paris, 1927, no 57 (éd. Dümmler no 53), p. 221-225. Nous attendons la réédition prochaine de cette correspondance par Mi­ chael I. Allen. – Je remercie Régine Le Jan pour ses conseils. 2 L. Levillain, « Étude sur les lettres de Loup de Ferrières », Bibliothèque de l’École des chartes, 63 (1902), p. 69-118, p. 104. 3 P. Clastres, La société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique, Paris, 1974 ; voir cepen­ dant Ph. Descola, « La chefferie amérindienne dans l’anthropologie politique », Revue française de science politique, 38 (1988), p. 818-827. Warren Pezé • Université Paris-Est Créteil, CRHEC EA 4392 Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 313-344. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131535

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soumettent leurs dirigeants à la censure de leur jugement4. D’autre part, dans son sens le plus courant, la critique renvoie au jugement purement réprobateur, à une « démarche négative de contestation » (Larousse). Pour le haut Moyen Âge, le problème posé par la critique est donc double. D’une part, le pouvoir (roi, aristocratie, épiscopat) tolère-t-il des jugements négatifs à son égard, et à quelles conditions ? D’autre part, existe-t-il des instances de délibération ou un espace public où les décisions des puissants seraient passées au crible de la raison ? Le règne de Charles le Chauve (843-877) marque traditionnellement les débuts de la « monarchie contractuelle française ». Il se caractérise par la partici­ pation accrue des grands au pouvoir royal et par la conclusion de contrats (pactus, convenientiae) entre le roi, l’Église et l’aristocratie : il offre un riche corpus de capitulaires témoignant des relations étroites entre le roi et ses fidèles5. Ainsi semble exister une sphère délibérative où les décisions politiques sont discutées publiquement. Charles encourage aussi la critique au sens courant du terme, comme on l’a lu sous la plume de Loup. Dès le pacte fondateur de Coulaines (novembre 843), Charles reconnaît à ses fidèles le droit de l’admonester6. En principe, la critique est licite et devrait permettre une communication souple, après une décennie désastreuse de révoltes et de guerre civile (830-843). Or, lors des deux premières décennies du règne, ce n’est pas le cas. Certes, la décennie 840 est scandée par des admonitions virulentes de la part du clergé (parmi lesquels Loup), qui se réunit, entre 844 et 846, dans plusieurs conciles de réforme. En revanche, on n’a pas gardé trace de critiques adressées à Charles par ses fidèles laïcs ; au contraire, la décennie 850 est ponctuée par une série de conflits, de la sédition latente à la rébellion, culminant dans la grande révolte de 8587. Il existe une discordance entre les critiques bruyantes du clergé, surreprésen­

4 J. Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit. Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, Neuwied-am-Rhein/Berlin, 1962. 5 É. Magnou-Nortier, Foi et fidélité. Recherches sur l’évolution des liens personnels chez les Francs du viie au ixe siècle, Toulouse, 1976 (Publications de l’université de Toulouse-Le Mirail 28), p. 98-108 ; F.-L. Ganshof, Recherches sur les capitulaires, Paris, 1958, p. 34-37 ; P. Classen, « Die Verträge von Verdun und von Coulaines 843 als politische Grundlagen des Westfränkischen Reiches », Historische Zeitschrift, 196 (1963), p. 1-35 ; B. Apsner, Vertrag und Konsens im früheren Mittelal­ ter, Studien zu Gesellschaftsprogrammatik und Staatlichkeit im westfränkischen Reich, Trèves, 2006 (Trierer historische Forschungen 58). 6 Capitularia regum Francorum, t. 2, éd. A. Boretius et V. Krause, Hanovre, 1897 (MGH Cap. 2), no 254 p. 253-255, p. 255. Voir F. Lot et L. Halphen, Le règne de Charles le Chauve, Paris, 1909, p. 90-97 (et références citées). 7 La rareté des critiques laïques dans les sources est d’ailleurs un phénomène qui touche toute l’époque carolingienne. Voir G. Althoff, Kontrolle der Macht. Formen und Regeln politischer Beratung im Mittelalter, Darmstadt, 2016, p. 78 ; M. De Jong, « Admonitio and criticism of the Ruler at the Court of Louis the Pious », dans La culture du haut Moyen Âge, une question d’élites ?, éd. F. Bougard, R. Le Jan et R. McKitterick, Turnhout, 2009 (HAMA 7), p. 315-338 – mais dans quelle mesure est-il possible d’extrapoler le cas des abbés Éginhard et Wala à l’élite laïque ?

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tées dans les sources, et le silence de fidèles laïcs qui basculent dans la révolte, alors qu’ils semblaient inviter à partager ouvertement leurs griefs. La critique du pouvoir, contrairement à ce que laisse penser le permis d’ad­ monester délivré à Coulaines, ne semble pas aller de soi. Pour en comprendre les causes, il faut décrire les formes de la critique, c’est-à-dire les personnes qualifiées pour exprimer un jugement négatif, le média choisi, le genre littéraire et la publicité. Il faut revenir ensuite sur le contexte. Malgré le consensus affiché par les sources, l’élite franque est traversée par une forte compétition pour la faveur royale et les charges publiques8. Les fidèles laïcs ne sont pas un groupe homogène capable d’admonester le roi en bloc. Le De ordine palatii d’Hincmar montre que les conseillers du roi sont amenés à juger en privé le comportement de leurs pairs et rivaux, et doivent éviter que leurs avis négatifs ne s’ébruitent9. Dès lors, la critique du pouvoir englobe non seulement la critique du roi par les fidèles, mais celle des fidèles par le roi et celle des fidèles entre eux10. Les capitulaires et actes de conciles permettent de saisir cette critique sur le vif : ces pactes, à l’instar de celui de Coulaines, ne représentent pas tant des documents institutionnels, dont on devrait s’étonner de constater le non-respect systématique, que des instruments de négociation et de résolution des conflits11. Bien que le temps ne soit pas si loin où on datait « l’invention de l’espace public » du xie siècle et de la Réforme grégorienne, les historiens, en réalité, ont étudié de longue date le droit à la critique ou à la révolte au haut Moyen Âge12. Ce champ a été renouvelé ces dernières années de deux manières. D’abord, une approche dynamique et pragmatique du pouvoir, inspirée par l’anthropologie politique et menée par Janet Nelson, a voulu réhabiliter des règnes perçus comme faibles (Louis le Pieux, Charles le Chauve, Charles le Gros) en considérant la participation des grands au pouvoir royal comme un signe d’efficacité de celui-ci et non comme la preuve, comme l’avaient écrit Lot et Halphen, que « le roi est descendu de son trône13 ». Elle permet d’obtenir, par la délibération, l’adhésion

8 St. Patzold, « Konsens und Konkurrenz. Überlegungen zu einem aktuellen Forschungskonzept der Mediävistik », Frühmittelalterliche Studien, 41 (2007), p. 75-104. 9 Hincmarus Remensis, De ordine palatii, chap. 31, éd. Th. Gross et R. Schieffer, Hanovre, 1980 (MGH Fontes iuris germanici antiqui in usum scholarum 3), p. 87-88. 10 G. Althoff, Kontrolle der Macht, p. 27-33. 11 B. Apsner, Vertrag und Konsens, p. 209. 12 L. Melve, Inventing the Public Sphere. The Public Debate during the Investiture Contest (c. 1030-1122), Leiden, 2007 ; L’espace public au Moyen Âge. Débats autour de Jürgen Habermas, éd. P. Boucheron et N. Offenstadt, Paris, 2011. Voir par exemple Fr. Kern, Gottesgnadentum und Widerstandsrecht im früheren Mitelalter. Zur Entwicklungsgeschichte der Monarchie, Leipzig, 1914 (Mittelalterliche Studien 1/2), p. 146-148, n. 316 ; p. 193, n. 414 ; annexe 10, p. 278-288. 13 Lot et Halphen, Le règne de Charles le Chauve, p. 96. Voir Charlemagne’s Heir. New Perspectives on the Reign of Louis the Pious, éd. P. Godman et R. Collins, Oxford, 1990 ; J. Nelson, Charles the Bald, Londres/New York, 1992 ; S. MacLean, Kingship and politics in the late ninth century. Charles the Fat and the end of the Carolingian Empire, Cambridge, 2003.

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du plus grand nombre14. Une certaine liberté de parole est la marque de ces élites qui, malgré une hiérarchie interne de pouvoir et de prestige, sont conscientes de leur noblesse et de leurs droits, à commencer par celui de conseiller le roi. Des critiques virulentes émaillent les annales carolingienne ; loin de participer d’une propagande royale, ces sources semblent s’adresser à un espace public admettant la diversité d’opinion15. Les travaux de Mayke De Jong, dans la continuité de ceux de Peter Brown, envisagent les mutations du pouvoir entre Antiquité tardive et Moyen Âge comme une symbiose entre sphères politique et ecclésiale16. Le royaume ou l’empire est d’abord une Église dirigée conjointement par le souverain et les évêques (qui se répartissent les attributions du seul et unique rex et sacerdos qu’est le Christ), res­ ponsables du salut du peuple, avec des domaines de compétence complémentaires dont la frontière, véritable zone grise (nomination des évêques, dévolution des biens d’églises…) est souvent redessinée. La critique du pouvoir est alors carac­ térisée par le concept d’admonition. Le roi et les évêques s’admonestent sur le modèle des rois, prophètes et prêtres de l’Ancien Testament ( Josias ou Ézéchias, Samuel ou Nathan…). La parole libre du philosophe antique (parrhèsia) s’est transformée en discours clérical modelé sur l’exemple vétérotestamentaire17. La tendance est, là encore, à déconstruire le reproche de faiblesse envers les rois « critiqués » : Louis le Pieux, roi pénitent, peut prendre la pose en roi chrétien sur le modèle de Théodose admonesté par Ambroise. Ces travaux ont fait valoir des points essentiels. D’abord, toute critique n’est pas une entorse à l’autorité royale mais peut renforcer l’adhésion des fidèles. Ensuite, cette critique a un ancrage chrétien. Elle s’adapte à diverses formes et divers supports : le conseil, l’admonition (dont Mayke De Jong a souligné les nuances : increpatio, correptio, exhortatio…), la vision de l’au-delà, les annales et chroniques… Les pages qui suivent analysent le rapport entre la critique et la révolte, dont il existe tout un dégradé, de l’absentéisme à la rébellion. Dès lors, le rapport de la critique à la révolte est ambivalent. La révolte rompt, d’une part, le régime habituel de communication, dans lequel la remontrance au roi était censée être permise ; elle ouvre, d’autre part, une négociation où s’exprime la critique18. Dès

14 J. Nelson, « Legislation and consensus in the reign of Charles the Bald », Politics and Ritual in Early Medieval Europe, Londres, 1986, p. 91-111 ; T. Reuter, « Assembly politics in Western Europe from the Eighth Century to the Twelfth », in The Medieval World, éd. P. Linehan et J. Nelson, Londres/New York, 2003, p. 193-216. 15 J. Nelson, « History-writing at the courts of Louis the Pious and Charles the Bald », in Historiographie im frühen Mittelalter, éd. A. Scharer et G. Scheibelreiter, Vienne/Munich, 1993, p. 435-442. 16 P. Brown, The Rise of Western Christendom, Triumph and Diversity 200-1000, 2e ed., Oxford, 2003. 17 I. van Renswoude, The Rhetoric of Free Speech in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Cambridge, 2019 (Cambridge Studies in Medieval Life and Thought, 4e série). 18 R. Le Jan, « Élites et révoltes à l’époque carolingienne : crise des élites ou crise des modèles ? », dans Les élites au haut Moyen Âge. Crises et renouvellements, éd. F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan, Turnhout, 2006 (HAMA 1), p. 403-424. Voir le discours fascinant du chef des Thuringiens

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lors, la critique du pouvoir n’est pas aussi évidente que le laissent penser les invita­ tions à l’admonition de Charles le Chauve. Les Carolingiens considérés comme forts, Charlemagne, Louis le Germanique, Arnulf, n’ont guère laissé de critique s’exprimer. Louis le Pieux ou Charles le Chauve, rois critiqués, ont à l’inverse vu leurs règnes secoués par des révoltes qui ont failli les emporter. Plusieurs indices suggèrent que Charles lui-même n’est pas un partisan convaincu de ce « droit de critiquer ». Pour lui, né dans la pourpre et première victime des révoltes contre son père, restaurer l’autorité royale est une priorité. À peine un mois avant Coulaines, le concile de Loiré condamne fermement quiconque « contredit » le roi, une piètre incitation à parler contre la volonté royale19. Charles est connu pour ses colères envers des fidèles très proches (son oncle Rodolphe, Hincmar de Laon) et est accusé par les rebelles de 858 de tyrannie20. Enfin, à partir de 860, lorsque son pouvoir est consolidé, les admonitions synodales se raréfient. L’idée que la critique est contraire à la dignité royale est d’ailleurs répandue. Les conseillers de Lothaire II écrivent que seul Dieu peut juger le roi21. Pour comprendre les formes et les limites de la critique du pouvoir, il faut donc explorer la dialectique entre admonition et révolte. Les années 853-856, prélude à la grande révolte de 858, n’ont pas fait l’objet d’études approfondies (à l’heureuse exception de B. Apsner)22. La première décennie de règne, au contraire, a été beaucoup étudiée, tout comme la révolte de 85823. Pour cette raison, les crises de 853-856 seront au cœur de l’analyse. Après avoir reconstitué les phases de tension entre le roi, le clergé et l’aristocratie entre 843 et 858, nous décrirons les différentes formes de critique du pouvoir, leur place dans la culture politique, leurs limites et leur lien avec le phénomène de la révolte.

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révoltés à Charlemagne en 786 : « Si mes associés et mes alliés avaient pu me suivre, tu n’aurais pas pu mettre un pied en vie sur la rive droite du Rhin », commenté par R. McKitterick, Perceptions of the Past in the Early Middle Ages, Notre Dame, Ind., 2006, p. 86-87. Die Konzilien der karolingischen Teilreiche 843-859, c. 15, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984 (MGH Concilia 3), p. 93. Hincmari archiepiscopi Remensis epistolae, éd. Er. Perels, Berlin, 1939 (MGH Ep. 8), no 173, p. 166 ; PL 125, col. 1036, voir J. Devisse, Hincmar archevêque de Reims, 845-882, vol. 2, Genève, 1975, p. 731-732 ; Annales regni Francorum orientalis, éd. Fr. Kurze, Hanovre, 1891 (MGH SS rer. Germ. 7), p. 49-50. Hincmarus Remensis, De divortio Lotharii regis et Theutbergae reginae, éd. L. Böhringer, Ha­ novre, 1992 (MGH Conc. 4, suppl. 1), p. 246 ; Kern, Gottesgnadentum und Widerstandsrecht, annexe 32, p. 357-359. B. Apsner, Vertrag und Konsens, p. 202-222. Lot et Halphen, Le règne de Charles le Chauve ; A. Krah, Die Entstehung der « potestas regia » im Westfrankenreich während der ersten Regierungsjahre Kaiser Karls II. (840-877), Berlin, 2000.

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L’admonition et ses limites : les conciles de réforme de 844-846 La critique du pouvoir fait partie des premiers thèmes traités par les capitu­ laires et conciles réunis sous Charles le Chauve. Pendant les premières années de son règne, Charles est sous l’influence des magnats qui ont assuré sa survie politique lors de la guerre civile. Au pacte de Coulaines de novembre 843, il concède qu’il ne démettra aucun fidèle de ses honores sans un procès équitable et se soumet, nous l’avons vu, aux remontrances24. Cette critique, qualifiée d’admo­ nition, vise à réguler la compétition pour la faveur royale : nul ne doit obtenir du roi plus qu’il ne devrait, c’est-à-dire rompre l’équilibre entre les grands25. La critique ne va pas de soi : elle doit prendre une forme appropriée à la dignité royale (sublimitas). Pourtant, la décennie qui suit ne donne aucun exemple de critique laïque, alors que les critiques du clergé se multiplient. Les années 840 sont en effet dominées par des admonitions cléricales. Les conciles de réforme, en réclamant la restitution des biens d’églises sollicités lors de la guerre, multiplient les critiques, soit envers Charles seul, soit envers les Carolin­ giens ensemble, dans tous les cas associés aux grands laïcs. À Yutz (octobre 844), première rencontre de la confraternité, les évêques, après s’être félicités que les rois les aient consultés, inaugurent les actes conciliaires par une admonition sévère. L’Église a été affligée pendant la guerre par la discorde entre rois ; si ces derniers veulent rendre compte de leurs œuvres devant Dieu et gouverner dans la félicité, ils doivent faire régner entre eux une charité visible, dont aucun de leurs fidèles ne saurait douter26. Charlemagne et Louis le Pieux leur sont donnés en exemple27. Chaque roi devra faire pénitence chaque fois que les évêques lui en feront l’admonition ou lui en donneront le conseil28. Au concile de Ver (décembre 844), les évêques occidentaux, par la plume de Loup de Ferrières, adressent à Charles un authentique miroir contenant des généralités sur la piété, la miséricorde et la justice29. Le dernier canon, surtout, est une admonition en règle ; la colère de Dieu menace le royaume à cause des biens d’églises donnés aux laïcs ; ces derniers risquent la damnation. Le roi est prié de

24 Et si forte subreptum nobis quippiam ut homini fuerit, competenter et fideliter, prout sublimitati regiae convenit et necessitatibus subiectorum expedit, ut hoc rationabiliter corrigatur vestra fidelis devotio ammonere curabit. MGH Cap. 2, no 254, p. 253-255, p. 255. 25 Voici la traduction de N. D. Fustel de Coulanges, Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, vol. 5 : Les transformations de la royauté pendant l’époque carolingienne, Paris, 1892, p. 646 : « Si quelque mesure mauvaise a été obtenue de nous par surprise ou par faiblesse humaine », et la traduction de Lot et Halphen, Le règne de Charles le Chauve, p. 93 : « Si d’aventure notre bonne foi, étant donnée la faiblesse humaine, est surprise… » Il est donc entendu que quelqu’un obtient de Charles un avantage au détriment d’un autre. 26 MGH Conc. 3, p. 30. 27 Ibid., c. 4, p. 32. 28 Ibid., c. 6, p. 35. 29 Ibid., c. 1, p. 39.

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fuir les mauvais conseillers, qui lui demandent plus qu’il ne peut donner (nouvelle allusion à la compétition pour la faveur royale)30. Loup réclame la restitution de la celle Saint-Josse dans trois lettres d’admonition à Charles en 844-846, dont la liberté de ton est d’autant plus grande qu’il jouit de sa familiarité31. Le concile de Beauvais (avril 845) avertit Charles d’observer le droit canon (c. 1), de ne destituer aucun évêque pour ses crimes passés (c. 2 – une référence probable aux évêques partisans de Lothaire) et de restituer les biens d’églises (c. 3-4). Au concile de Meaux-Paris (juin 845 et février 846), les évêques adressent au roi une admonition retentissante. Depuis la mort de Louis le Pieux, l’Église, déchirée de toutes parts, a perdu sa vitalité ; les évêques, agissant comme la « voix de la correction », ont donné l’alerte de toutes les manières possibles, par oral, par écrit, en public et en privé, par la douceur et la menace. Ils récapitulent tout l’effort d’admonition accompli depuis 843 en citant les canons des conciles de Loiré, Coulaines, Yutz et Ver. Toutes les calamités qui se sont abattues sur le royaume depuis 843, les défaites sur les fronts aquitain, breton et normand, sont le châtiment divin de la désobéissance du roi et des grands32. Les évêques invitent ces derniers à promulguer comme capitulaire les 83 canons conciliaires qui suivent, en leur donnant force de loi. Ces admonitions conciliaires, solennelles et virulentes, exercent sur le roi une pression considérable. Les lettres de Loup sur la celle Saint-Josse, cas particulier du problème général de la dévolution des biens d’églises, représentent vraisembla­ blement la partie émergée d’un iceberg de réclamations de clercs « spoliés ». Il ne semble pas excessif de dire qu’au cours de ces années, Charles est harcelé d’admonitions. Pourtant, sous la pression contraire de l’aristocratie, il refuse de promulguer la plus grande partie des canons de Meaux-Paris au plaid d’Épernay de juin 846. La notice du capitulaire d’Épernay, préservée par les manuscrits et évidemment d’origine cléricale, rejette la responsabilité de cet échec sur « la faction de certains » grands, qui aurait « monté » Charles contre les évêques. Après lecture de l’admonition de Meaux-Paris, les grands auraient exprimé leur total désaccord, puis les évêques auraient été simplement congédiés33. Prudence de Troyes, dans les annales de Saint-Bertin, écrit ironiquement que jamais une admonition épiscopale n’a été si peu tenue en considération, « du moins dans les temps chrétiens », ce qui revient à comparer Charles aux empereurs persécu­ teurs34.

30 Ibid., c. 12, p. 43-44. 31 W. Pezé, « De la supplique à l’admonition : la critique du pouvoir royal pendant l’affaire de la celle Saint-Josse », dans Contester au Moyen Âge. De la désobéissance à la révolte. Actes du 49e colloque de la SHMESP (Rennes, 24-26 mai 2018), Paris, 2019, p. 219-238. 32 MGH Conc. 3, p. 81-84 et 127. 33 Et quia factione quorundam motus est animus ipsius regis contra episcopos dissidentibus regni primoribus sui ab eorundem episcoporum ammonitione et remotis ab eodem concilio episcopis… MGH Cap. 2, no 257, p. 261. 34 Annales de Saint-Bertin, éd. F. Grat, J. Vielliard et S. Clemencet, Paris, 1964, p. 52.

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Les admonitions épiscopales s’interrompent brutalement, malgré la tenue d’un concile aussi important que celui de Soissons en 853. Émerge en revanche une autre forme de critique avec les visions du chorévêque de Sens Audrade. Lui aussi est sensible au sort des biens d’églises, en particulier ceux de son abbaye d’origine, Saint-Martin-de-Tours, donnée en bénéfice au comte Vivien. Il attribue la défaite de Jengland (851) et la mort de Vivien la même année aux défaillances de Charles. Il critique violemment la nomination de Burchard comme évêque de Chartres (853), qui suscite la colère de Dieu. Audrade, qui a la vision du Christ maudissant Burchard, en fait la cause du sac de Saint-Martin-de-Tours par les Normands la même année35. La vision de l’au-delà est un moyen licite, mais codifié, d’exprimer une critique. Audrade est respecté : son archevêque Wenilon et le roi Charles s’inquiètent de ses visions et cherchent à obtenir du chorévêque qu’elles soient plus positives36… Mais ces avertissements, eux aussi, sont restés lettre morte : Vivien demeure abbé laïc de Tours et Burchard devient évêque de Chartres37. Nous pouvons conclure de la décennie 840 qu’un fort niveau de critique est toléré, pourvu qu’il vienne d’un personnel qualifié, ici les clercs et en particulier les évêques réunis en concile, et qu’il prenne des formes acceptées, comme la vision et l’admonition. Celle-ci est stéréotypée, faite de menaces sur le salut et la prospérité, d’exemples vétérotestamentaires, d’invocation du modèle des rois précédents, de citations bibliques… Or, cette critique, omniprésente dans les sources car émise par les professionnels de l’écrit qui les ont transmises, est ignorée par les grands et par le roi. Ceux-ci ont en effet besoin des biens d’églises dont les clercs réclament la restitution. Après treize ans de troubles et de guerre, beaucoup de fidèles sont endettés et appauvris et doivent encore défendre le royaume contre la pression normande et bretonne. Facteur aggravant, ils sont aussi en concurrence les uns avec les autres pour le contrôle de ces ressources. Dans l’Epitaphium Arsenii (II, 3), Paschase Radbert, qui écrit dans les années 850, fait dire aux aristocrates spoliateurs qu’il est certes vrai que la précaire – mesure qui permet d’attribuer à une personne la jouissance des revenus de biens d’églises – est contraire au droit canon, mais que la « chose publique », appauvrie, ne se suffit pas : les fidèles ont besoin « des biens et des troupes » des églises38.

35 Audradus, « Excerpta libri revelationum », c. 15, Historiae Francorum scriptores, vol. 2, éd. A. Duchesne, Paris, 1936, p. 392-393. 36 Ibid., p. 392. 37 P. E. Dutton, The Politics of Dreaming in the Carolingian Empire, Lincoln/London, 1994, p. 128-135. 38 Licet ita sint omnia, inquiunt, quia respublica multis attenuata de causis per se sufficere non valet : nobis cum rebus ecclesiasticis et militibus agendum est… PL 120, col. 1611 ; M. De Jong, Epitaph for an Era. Politics and Rhetoric in the Carolingian World, Cambridge, 2019, p. 193-199, prouve que la situation dépeinte par Paschase est celle du règne de Charles le Chauve, puisque le monarque est appelé rex et non augustus.

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Il y a aussi plusieurs preuves que ces critiques des clercs n’étaient guère écoutées par les laïcs auxquels elles s’adressaient. Il se fait jour à cette occasion une vraie conscience de caste. En 858, Hincmar met en garde Louis le Germanique contre ceux de ses fidèles laïcs qui lui disent : « ô roi, tu n’as que faire de ce que te disent ces félons et ces non-nobles [les évêques] : fais ce que nous disons, nous, car c’est avec nos parents, et non les leurs, que tes propres parents ont obtenu le pouvoir royal »39. En septembre 868, le même Hincmar, alors attelé à la tâche de défendre son neveu Hincmar de Laon, écrit à Charles le Chauve : « j’ai entendu, enfin, que certains nous critiquent, nous les évêques, et disent que nous voudrions parler la journée entière en citant les Écritures »40. Les grands tournent en dérision la prolixité de ces professionnels du sermon qui ne s’expriment que par citations bibliques. L’année suivante, lorsque le pape Hadrien II s’indigne de l’invasion de la Lotharingie, Hincmar lui dit ce que lui répondent les aristocrates lorsqu’il leur parle du pouvoir pétrinien des clés : « Vous autres [les évêques], vous n’avez qu’à défendre le royaume avec vos prières contre les Normands et tous ceux qui l’attaquent, et ne venez pas nous demander de vous défendre ! »41. Ainsi, l’élite laïque, certes turbulente, mais consciente de ses devoirs, pouvait ignorer des prétentions qu’elle jugeait déconnectées de la réalité. Dès lors, ces critiques pouvaient s’avérer aussi inaudibles qu’elles sont omniprésentes dans nos sources, à cause des biais de transmission.

Vers la révolte (853-858) À partir de 853, le royaume de Charles le Chauve entre dans une période de crise provoquée par la pression bretonne et normande, par l’impossibilité de contrôler durablement l’aristocratie aquitaine, par une compétition exacerbée pour les ressources et par les tentatives de Charles de restaurer l’autorité royale aux dépens des droits concédés à Coulaines. Dans la marche de Neustrie hâti­ vement montée, ces rivalités mènent à l’assassinat de Lambert de Nantes par Gauzbert du Maine en 852. Celui-ci est exécuté en mars 853 : Charles entend réaffirmer par là l’interdiction de la faide42. Cela déclenche la défection immédiate d’une partie du groupement rorgonide, pivot de sa politique en Neustrie et en Aquitaine43. Rorgonides et Aquitains, maintenant alliés, appellent en Aquitaine

39 MGH Conc. 3, p. 426. 40 Audivi denique quosdam reprehendere nos episcopos et dicere, quod volumus tota die per Scripturas parabolare, PL 126, lettre no 15, col. 97 et quapropter nobis derogant dicentes, quod volumus tota die loqui per Scripturam, col. 98. Devisse, Hincmar archevêque de Reims, vol. 2, p. 736. 41 PL 126, lettre no 27, col. 181. 42 A. Krah, Absetzungsverfahren als Spiegelbild von Königsmacht, Aalen, 1987 (Untersuchungen zur deutschen Staats- und Rechtsgeschichte, n.f. 26), p. 104-105. 43 O. G. Oexle, « Bischof Ebroin von Poitiers und seine Verwandten », Frühmittelalterliche Stu­ dien, 3 (1969), p. 138-210.

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Louis le Jeune, fils de Louis le Germanique. La même année, en mai, Charles tranche la querelle de la prédestination, qui divise son clergé depuis 849, en imposant à ses évêques une profession de foi hostile à Gottschalk, à la rencontre de Quierzy44. Ce règlement musclé fut perçu par les partisans de la double prédestination comme tyrannique, ce qui les précipite, notamment l’archevêque Wenilon de Sens et son suffragant Prudence de Troyes, dans une opposition croissante à Charles. À partir de 853, Prudence distille des critiques dans les Annales de Saint-Bertin, tandis que Wenilon rejoint finalement le camp de la révolte contre Charles en 85845. Ainsi, les tensions entre le roi et ses fidèles ne se manifestent pas par des admonitions publiques, auxquelles Coulaines semblait pourtant avoir ouvert la voie, mais au contraire par l’absentéisme, la sédition et, pour finir, la révolte ouverte. Or, la critique du pouvoir et ses modalités font partie des thèmes abordés lors de cette révolte. Il importe d’en retracer les phases, qui culminent dans la grande révolte de 858. Les capitulaires de Valenciennes et Liège (853-854)

En novembre 853, Charles le Chauve rencontre Lothaire à Valenciennes pour un sommet dont subsiste un capitulaire squelettique, fait de deux procla­ mations, l’une de Lothaire, l’autre de Charles, consistant en une simple série de rubriques46. Alors que la proclamation de Lothaire est destinée aux missi, la proclamation de Charles est destinée à son clergé et à son aristocratie. La neuvième rubrique tente de restaurer un lien abîmé par les événements brutaux de l’année écoulée. Charles s’engage à corriger « volontiers et rapidement » tout manquement, mis sur le compte du contexte, envers ses églises ou ses fidèles. De même, pour partager équitablement la faveur royale, il s’engage à réparer toute défaveur causée par un fidèle à ses pairs47. Quelques mois plus tard (février 854), une nouvelle rencontre avec Lothaire à Liège est marquée par la menace que font peser Louis le Germanique et son fils sur la Francie occidentale. Charles le Chauve ébauche un nouveau mea culpa pour ses fidèles en rupture de ban. Ils ne doivent pas douter qu’il reconnaît entièrement avoir offensé Dieu et malmené ses fidèles. Il a décidé de se corriger pour apaiser Dieu et les satisfaire. Il s’efforcera

44 W. Pezé, Le virus de l’erreur. La controverse carolingienne sur la double prédestination, essai d’histoire sociale, Turnhout, 2017 (HAMA 26), p. 83-84. 45 Ibid., p. 224-230. 46 MGH Cap. 2, no 206, p. 75-76. 47 Quodsi aliquid per necessitatem in ecclesiis Dei aut contra aliquem fidelium nostrorum fecimus, hoc, quam citius potuerimus, libentissime emendabimus. Et de cetero, si aliquis apud nos parem suum nocere voluerit, hoc secundum consuetudinem antecessorum nostrorum deffinire volumus. MGH Cap. 2, no 206, c. 9, p. 76.

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de les rassurer sur son compte, soit lorsqu’il les rencontrera, soit lorsque sera organisée à leur initiative une rencontre avec Louis48. Quatre éléments ressortent de ces deux proclamations. Premièrement, Charles réagit à une crise de confiance : il s’agit de rendre les fidèles « sûrs » de ses intentions (certissime, certiores, veraciter cognoscatis). Deuxièmement, cette crise se manifeste par l’absentéisme : la plupart des fidèles ne se sont pas rendus à l’assem­ blée et leur nombre est insuffisant pour forger un consensus utile. Troisièmement, Charles se déclare prêt à se corriger sur le conseil de ses fidèles : il se dit ouvert à la critique. Quatrièmement, Louis, appelé par les rebelles, est invoqué comme un médiateur pour restaurer la confiance lors d’une assemblée commune. Celle-ci n’a pas eu lieu et la crise larvée s’est poursuivie jusqu’à 856. Le synode et le consilium de Bonneuil (855)

Entretemps, au synode de Bonneuil49, en août 855, Charles semble avoir soumis à la discussion les actes du concile de Valence (janvier 855) que lui a transmis son frère Lothaire : ce concile de Valence condamnait la profession de foi adoptée à Quierzy en mai 853. À Bonneuil également, Hincmar de Reims reçoit d’Héribald d’Auxerre une copie du Rescriptum de Florus (ou Sermo Flori) sur la prédestination50. Ces discussions hostiles à la double prédestination donnent à Prudence de Troyes l’occasion de décocher au roi une critique insinuatrice dans les Annales de Saint-Bertin : « bien des choses contraires à la foi catholique sont discutées dans le royaume de Charles, et pas à son insu51 ». Au concile de Bonneuil semble avoir été adopté par les évêques un consilium qui n’est rien d’autre qu’une admonition en règle52. Le consilium est daté par les manuscrits du mois d’août 856, datation suivie par la plupart des historiens53. Ferdinand Lot, pourtant, proposait de rattacher le consilium au concile d’août

48 Certissime igitur devotionem vestram scire cupimus, quia veraciter nos recognoscimus in multis Deum offendisse animosque vestros negligenter molestasse : quae videlicet cuncta ita favente Christo pro viribus emendare voti habemus, ut et Deum placare et vestrae devotioni satisfacere possimus. De quibus omnibus certiores vos reddere curabimus, cum pluriores nostri fideles convenerint, aut cum praefatus frater noster, ut ei mandavimus, venerit ; si tamen venire voluerit, quomodocumque vobis amabilius erit, ita ut veraciter cognoscatis promissionem nostram omnimodis adtendere et plenissime nos observare velle. MGH Cap. 2, no 207, c. 3, p. 77. 49 En suivant J. Barbier, « Le fisc en Parisis et les dotations sandionysiennes », dans Un village au temps de Charlemagne. Moines et paysans de l’abbaye de Saint-Denis du viie siècle à l’An Mil, Paris, 1988, p. 82-93, p. 83, je situe le palais à Bonneuil-sur-Marne (arr. Sceaux, cant. Charenton-le-Pont) et non à Bonneuil-en-France. 50 MGH Conc. 3, p. 366 ; Pezé, Le Virus de l’erreur, p. 86. 51 Annales de Saint-Bertin, p. 70. 52 Er. Dümmler, Geschichte des ostfränkischen Reiches, I. Ludwig der Deutsche bis zum Frieden von Koblenz 860, Hildesheim, 1960 (réed.), p. 416 ; MGH Cap. 2, no 295. 53 L’édition du concile de 855 par W. Hartmann ne fait pas le lien avec le capitulaire no 295 : MGH Conc. 3, p. 366. Il est daté de 856 par Apsner, Vertrag und Konsens, p. 210-211, qui ne parvient (et

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85554. Il montrait que le consilium représente une « remonstrance » des fidèles, comme Charles l’avait permis dès Coulaines, et qu’une telle remontrance, a for­ tiori formulée par « les évêques et autres fidèles », n’était possible que dans une assemblée et surtout un concile. Les conditions n’étaient pas réunies, en août 856, lorsque Charles faisait campagne contre les Normands tout en affrontant la dissi­ dence d’une grande partie de l’aristocratie, pour qu’une telle assemblée pût se réunir. Il faut donc, concluait Lot, plaider l’erreur de datation et attribuer le consi­ lium au concile de 85555. Lot, avec l’édition de Boretius et Krause, n’avait pu aller plus loin dans l’étude des manuscrits. Avec les travaux d’Hubert Mordek poursuivis par l’actuel projet de réédition des capitulaires, c’est devenu possible. La tradition manuscrite du consilium de Bonneuil comporte six témoins, que l’on peut ramener à deux antigraphes, le manuscrit rémois aujourd’hui à La Haye (B7 et ses apographes P6 et R2, selon les sigles de Mordek) et le manuscrit de Beauvais, perdu, utilisé par Sirmond et Baluze dans leur édition des capitulaire (dont les apographes sont R1, V36, V38). Sachant que les capitulaires sont classés dans l’ordre chronologique dans tous les manuscrits, on voit que le consilium de Bonneuil suit les capitulaires de 853-854 et précède ceux de 856 (cf. tableau 1). En août 856, une assemblée vient d’avoir eu lieu, la dernière semaine de juillet, à Verberie ; au capitulaire de Bézu, en août, Charles n’a pas avec lui les grands, rentrés chez eux après ladite assemblée (cf. section suivante). Impossible, dans ces conditions, de réunir une assemblée et un concile. Le capitulaire no 295 date donc du concile de Bonneuil d’août 855 et est antérieur à la crise de l’été 85656. Les auteurs sont des évêques. Ils se disculpent d’une admonition (increpatio) du pape Léon IV57, qui leur reprochait leur inaction face à la dévolution de

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pour cause) ni à le dater à un mois précis, ni à l’ordonner dans le conflit entre Charles et son aristocratie en 856. F. Lot, « La grande invasion normande de 856-862 », Bibliothèque de l’École des chartes, 69 (1908), p. 5-62, p. 7-8, n. 5 ; Id., « Mélanges carolingiens. V-IX », Recueil des travaux historiques de Ferdinand Lot, vol. 2, Genève/Paris, 1970, p. 638-643 (première édition dans Le Moyen Âge, 1904-1905, p. 465-477 et 127-139). F. Lot, « Mélanges carolingiens. V-IX », p. 641. Pour le détail des descriptions des manuscrits présents dans le tableau ci-dessous, se référer à H. Mordek, Bibliotheca capitularium regum Francorum manuscripta, Munich, 1995 (MGH Hilfsmittel 15). p. 59, au sujet du ms. B7 : les fol. 41-43 du manuscrit de la Haye sont un ajout aux cahiers principaux, où les fol. 41-42 doivent être replacés après le 43. Le capitulaire no 295 était donc, à l’origine, avant le no 262 (voir aussi https://capitularia.uni-koeln.de/mss/capit/). p. 631 pour R1 ; p. 639 pour R2 ; p. 810 pour V36 ; p. 865 pour V38. Mort le 17 juillet 855, alors que son successeur Benoît III n’est ordonné que le 29 septembre, Léon IV est forcément l’auteur de l’admonition. Kl. Herbers, Leo IV und das Papsttum in der Mitte des 9. Jahrhunderts. Möglichkeiten und Grenzen päpstlicher Herrschaft in der späten Karo­ lingerzeit, Stuttgart, 1996 (Päpste und Papsttum, 27), sans doute convaincu lui aussi que le consilium date de 856, ne l’évoque pas.

Vestra fidelis deVotio ammonere curabit Tableau 1  : Les témoins des capitulaires

Manuscrits (sigles de H. Mordek) La Haye, Rijksmuseum MeermannoWestreenianum, 10 D 2 (B7) Reims, troisième quart du ixe siècle Paris, Bibliothèque nationale de France, latin 4638 (P6) xie siècle, copie de B7 Rome, Biblioteca Vallicelliana, C. 16 (R1) xvie siècle, copie du manuscrit perdu de Beauvais utilisé par Sirmond et Baluze Rome, Biblioteca Vallicelliana, N. 21 (R2) xvie siècle, copie directe ou indirecte de P6 (ci-dessus) Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. Lat. 291 (V36) xvie siècle, copie abrégée du manuscrit perdu de Beauvais utilisé par Sirmond et Baluze Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. Lat. 4982 (V38) xvie siècle, copie du manuscrit perdu de Beauvais utilisé par Sirmond et Baluze

Ordre des capitulaires (à partir d’Attigny 854)

Attigny 854 (no 261), fos 39vo-40vo ; Liège 854 (no 207), fo 43ro ; Bonneuil 856 (no 295), fos 43ro-vo+41ro ; Quierzy 856 (no 262, fos 41ro-42vo) fin du manuscrit

Attigny 854 (no 261), fos 182vo-184ro ; Liège 854 (no 207), fos 184ro-186ro ; Bonneuil 856 (no 295), fos 186ro-187vo ; Quierzy 856 (no 262), fos 187vo-191vo fin du manuscrit Attigny 854 (no 261), fos 14vo-15ro ; Liège 854 (no 207), fos 15ro-16ro ; Bonneuil 856 (no 295), fos 16ro-17ro ; Quierzy 856 (no 262), fos 17ro-20ro) suivent les o n  263-265 Attigny 854 (no 261), fos 28ro-29ro ; Liège 854 (no 207), fos 29ro-30vo ; Bonneuil 856 (no 295), fos 30vo-31vo ; Quierzy 856 (no 262), fos 31vo-34vo) fin du manuscrit

Attigny 854 (no 261), fo 106vo ; Liège 854 (no 207), fos 106vo-107ro ; Bonneuil 856 (no 295), fo 107ro ; Quierzy 856 (no 262), fos 107ro-108ro suivent les no 263-265

Attigny 854 (no 261), fo 102vo-103ro ; Liège 854 (no 207), fos 103ro-vo ; Bonneuil 856 (no 295), fos 103vo-104ro ; Quierzy 856 (no 262), fos 104ro-105vo suivent les no 263-265

monastères à des abbés laïcs. Les évêques arguent qu’ils ont « fréquemment et sainement » admonesté le roi et ses fidèles à l’oral et à l’écrit ; joignant maintenant leur voix à celle du pape, ils admonestent Charles en récapitulant ses engagements en faveur de la restauration du culte et de la discipline monastique à Cou­ laines (843), Yutz (844), Épernay (846), Meersen (847 et 851), Soissons (853), Servais (853) et Liège (854). Bonneuil, en définitive, s’inscrit timidement dans la continuité des admonitions cléricales de 844-846 ; Léon IV semble avoir constaté que le zèle admoniteur des évêques s’était érodé. Cependant, le groupe épiscopal est maintenant divisé entre partisans et détracteurs de la double prédestination, discutée pendant le concile.

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La même année, l’Aquitaine, où Pépin II, évadé de Saint-Médard de Soissons, a rassemblé ses partisans et où les Rorgonides restent ulcérés par la mort de Gauz­ bert, reste insoumise58. En octobre 855, Charles concède aux Aquitains un royaume et fait couronner son deuxième fils, Charles, à Limoges59. Cette conces­ sion au particularisme aquitain ne suffit pas à éviter le drame de l’année suivante. La révolte avortée de 856

En 856, une partie des fidèles de Charles le Chauve fait sécession, comme en 854, et appelle Louis le Germanique, non plus à prendre la couronne d’Aqui­ taine cette fois, mais à remplacer son frère dans le royaume entier. Seules l’ab­ sence de Louis et l’habileté de la négociation menée par Charles et ses derniers fidèles semblent avoir permis le rétablissement de la situation. Les capitulaires de l’été 856 portent le sceau de la « monarchie contractuelle »60. En février 856, à la rencontre de Louviers avec le duc de Bretagne Erispoé, Charles reprend la marche de Neustrie à Robert le Fort pour en doter son fils Louis le Bègue, fiancé à la fille d’Erispoé61. Il viole ici l’engagement pris à Coulaines de ne pas soustraire à un grand ses honores sans procès équitable : immédiatement, Robert se joint au parti des mécontents. En effet, pendant l’hiver, ceux-ci ont abandonné le jeune Charles couronné quelques mois plus tôt pour se rallier à Pépin62. Les séditieux, Robert à leur tête, laissent la Loire sans défense, permettant aux Normands de piller Orléans en avril63. On peut suivre les événe­ ments de 856 sur la carte ci-dessous, où les lieux de villégiature de Charles sont signalés par les étoiles, et se référer à la traduction en annexe pour les capitulaires cités. Pendant l’été 856, Charles tente de restaurer la communication avec les conjurés. Plusieurs grands sont réclamés comme médiateurs par les dissidents : l’abbé Adalhard de Saint-Bertin, le Welf Rodolphe (oncle de Charles), les comtes Ricuin et Bérenger64. Le 7 juillet, à Quierzy, Charles adresse aux séditieux un

58 J. Calmette, La diplomatie carolingienne du Traité de Verdun à la mort de Charles le Chauve (843-877), Paris, 1901, p. 39. 59 L. Auzias, L’Aquitaine carolingienne (778-987), Toulouse/Paris, 1937, p. 283-286. 60 Fustel de Coulanges, Histoire des institutions politiques, vol. 5, p. 648-651 ; É. Bourgeois, Le capitulaire de Kiersy-sur-Oise (877), Paris, 1885, p. 254 ; Kern, Gottesgnadentum, p. 221-222, n. 479, p. 232 et annexe 10, p. 283 ; récemment Apsner, Vertrag und Konsens, p. 204-216. 61 Sur la crise de 856, voir Calmette, La diplomatie carolingienne, p. 36 et 39 ; Lot, « La grande invasion normande », p. 287-290 ; Nelson, Charles the Bald, p. 182-184 ; Le Jan, « Élites et révoltes », p. 410-417. 62 Annales de Saint-Bertin, p. 73. 63 Ibid. ; M.-C. Isaïa, Histoire des Carolingiens, viiie-xe siècle, Paris, 2014, p. 281-283. 64 Les quatre hommes font partie de la délégation des capitulaires no 262, 264 et 265. D’après le capitulaire des missi de Servais, le comte Ricuin devait avoir ses honores dans l’actuelle Champagne et Bérenger dans l’actuel Nord-Pas-de-Calais. D’autres fidèles sont aussi employés comme médiateurs : Adalgar, comte de Thérouanne (Nelson, Charles the Bald, p. 110) ; Betto,

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Carte 1. Les déplacements de Charles en 856.

premier capitulaire pour leur offrir plusieurs concessions et les convoquer au pa­ lais de Verberie en deux temps, conformément au fonctionnement normal des as­ semblées carolingiennes : un petit nombre de « supergrands » doivent négocier le contenu du futur capitulaire, le 1er juillet ; la masse des fidèles doit se présenter à l’assemblée le 26 juillet pour sa publication65. Le 12 juillet, Charles a descendu l’Oise jusqu’à Verberie, mais les fidèles ne viennent pas. Il apprend en revanche l’entrée des Normands dans la Seine, qui se fait en deux groupes, celui de Sidroc le 18 juillet, bientôt suivi de celui de Bjœrn le 19 août66. Sans passer, donc, par Bon­ neuil pour un impossible concile (voir section précédente), Charles gagne au

un fidelis de Charles (Recueil des actes de Charles II le Chauve, roi de France, éd. G. Tessier, 3 vol., Paris, 1952, no 185) ; Hadobrann, identifié par Nelson comme l’évêque de Sées (Ibid., p. 183). À la dernière délégation sont associés deux évêques, Hincmar de Reims et Ermenfrid de Beauvais. 65 MGH Cap. 2, no 262, p. 279-282. R. Schneider, Brüdergemeine und Schwurfreundschaft. Der Auflösungsprozess des Karlingerreiches im Spiegel der caritas-Terminologie in den Verträgen der karlingischen Teilkönige des 9. Jahrhunderts, Hambourg, 1964 (Historische Studien 388), p. 31-34. 66 Les noms et les jours sont donnés par le Fragmentum chronici Fontanellensis, Scriptorum tomus 2, éd. G. Pertz, Hanovre, 1829 (MGH SS 2), p. 301-304, p. 304, mais faussement datés de l’année 855 : Lot, « La grande invasion normande », p. 5, n. 2.

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début du mois d’août, par la voie romaine de Paris à Rouen, la villa de Bézu, dont la forêt dense (où meurt son petit-fils Carloman II vingt-huit ans plus tard) le sé­ pare des Normands installés à la confluence de l’Eure, près du point de franchisse­ ment de la Seine à Pîtres67. De là, avec les troupes disponibles, il empêche les Nor­ mands de piller la rive droite de la Seine : ils se rabattent alors sur la rive gauche, c’est-à-dire sur le Perche68. Depuis Bézu, en août, Charles adresse aux fidèles absents un deuxième capitu­ laire qui les convoque à Neaufles, à trois kilomètres de Bézu, le 1er septembre. Il les accuse d’avoir désobéi à la convocation à Verberie en juillet pour attendre Louis le Germanique (c. 2). Il s’engage à respecter les concessions du capitulaire de Quierzy et celles faites à Verberie en leur absence (c. 4). Il n’a pas avec lui le nombre de fidèles suffisant pour donner suite à leur demande de réunir une assemblée commune avec Louis le Germanique (c. 2). En préparation du plaid de Neaufles, les rebelles devront se rapprocher un maximum et faire savoir au roi quels médiateurs ils souhaitent pour négocier les conditions de leur ralliement (c. 3). Il les exhorte à contribuer à la défense du royaume contre les « ennemis et persécuteurs du nom chrétien » (c. 5). Enfin (c. 4), il se déclare personnellement prêt à accepter la médiation de Louis le Germanique, en mémoire de leur père à tous deux, Louis le Pieux, que les fidèles ont jadis servi et qui les a entretenus durant leur jeunesse à la cour (nutrimentum)69. L’absence de la plupart des fidèles de Charles est confirmée par les messagers choisis, Betton et Hadobrann (Hilde­ brand de Sées ?), qui ne sont pas les médiateurs habituels70. Un troisième capitulaire est adressé aux rebelles peu après le 1er septembre, car ils ne sont pas parus à la convocation71. Charles les supplie de garder à l’esprit « la persécution des païens » et de conjuguer leurs forces aux siennes (c. 3). Ce capitulaire montre un progrès sensible : il s’agit maintenant de régler les modalités pratiques du ralliement. Charles sait que certains rebelles ne souhaitent pas rallier son camp sans avoir obtenu l’accord des absents : il s’agit, rappelons-le, d’une conjuration dont les membres sont engagés par le serment (c. 4). Charles demande la garantie que leur absence n’a pas d’autre raison et qu’ils pousseront leurs « pairs » à lui rester fidèles (c. 4). S’ils la lui donnent, il s’engagera à ne pas leur tenir rigueur de leur comportement des dernières semaines (c. 5). Il est aussi

67 La situation des Normands nous est toujours connue par la chronique de Fontenelle ; l’arrivée de Charles à Bézu, par le capitulaire dont il sera bientôt question. 68 Fragmentum chronici Fontanellensis, p. 304. 69 MGH Cap. 2, no 263, p. 282, c. 2 et 4. Il y a ici un malentendu dans Nelson, Charles the Bald, p. 183, qui estime que le capitulaire a été publié conjointement par Charles et Louis le Bègue. Rien ne conforte cette assertion. Peut-être l’idée lui en est-elle venue de la référence au nutrimentum domini et genitoris sui, c. 4 – référence aux bienfaits de Louis le Pieux envers Charles et Louis le Germanique, et non de Charles envers Louis le Bègue ? 70 Sur l’identification d’Hildebrand, voir Nelson, Charles the Bald, p. 183. 71 MGH Cap. 2, no 264, p. 283-284.

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prêt à les recevoir non pas en bloc, mais individuellement, si certains voulaient rompre le front des conjurés (c. 6). Le dernier capitulaire est probablement envoyé de Verberie au tout début du mois d’octobre, peu après le mariage de sa fille Judith avec le roi anglo-saxon Ae­ thelwulf (1er octobre)72. Le sacre de Judith est célébré par Hincmar de Reims, qui figure dans l’ambassade du dernier capitulaire et en a certainement influencé la rédaction73. Le capitulaire offre la garantie que Charles ne jugera aucun des ralliés. Il annonce la convocation du plaid (c’est-à-dire de l’armée pour combattre enfin les Normands) à Chartres le 10 octobre. Il leur concède volontiers « ce qu’ils ont demandé », c’est-à-dire probablement de tenir leurs engagements envers les conjurés absents ou restés hostiles. Il leur garantit leurs charges et leurs alleux, exceptés ceux dont il a donné les honores à d’autres : il faut en particulier y voir les comtés neustriens donnés à Louis le Bègue, que Robert ne peut espérer récupérer. Ceux qui ont des honores devront y retourner une fois la crise terminée ; ceux qui n’ont aucune responsabilité publique pourront se retirer sur leurs alleux ou ceux de leurs alliés ; il leur est enfin concédé de fréquenter la cour, s’ils donnent la garantie qu’ils n’y sèmeront pas la discorde. En somme, Charles propose une amnistie ; il ne confisquera ses alleux et honores à personne et ne condamnera personne. La méthode porte ses fruits : l’armée réunie à Chartres remporte la victoire sur les Normands dévastant le Perche, mais n’arrive pas à les empêcher de se fortifier à Jeufosse, sur l’île d’Oscelle, d’où ils continuent de mener leurs raids l’année suivante74. À la lumière des capitulaires, il faut se représenter les conjurés comme un groupe relativement dispersé, mais avec un quartier général. Il est probable que cette coalition d’Aquitains, de Rorgonides et de Neustriens s’est regroupée en Neustrie, à quelque distance de Chartres où Charles les convoque pour le 10 octobre (capitulaire no 265). Le 7 juillet, en effet, Charles, depuis Quierzy, convoquait certains des rebelles pour le 19 à Verberie, seulement douze jours plus tard. Il semble raisonnable de placer les dissidents à une semaine de trajet normal (environ quarante kilomètres par jour) de Verberie. Or, c’est la distance qui sépare Verberie du Mans, point de gravité de la marche de Neustrie (260 kilomètres). Cela ferait de Chartres, en octobre, un point de rencontre à mi-parcours. Charles n’y est plus attesté à partir du 3 octobre. Tous les rebelles ne sont pas présents en permanence au camp principal : nous les avons vus tirer prétexte de l’absence de leurs alliés, Aquitains sans aucun doute. Il est donc très probable que les conjurés avaient leur quartier général en pleine Neustrie75.

72 J. Nelson, Charles the Bald, p. 182. 73 W. Pezé, Le virus de l’erreur, p. 237-238 ; Ordines coronationis Franciae, Texts and Ordines for the Coronation of Frankish and French Kings and Queens in the Middle Ages, éd. R. A. Jackson, vol. 1, Philadelphie, 1995, p. 73-79 ; Annales de Saint-Bertin, p. 72-74. 74 Fragmentum chronici Fontanellensis, p. 304. 75 Et non en Aquitaine, trop lointaine, voir Devisse, Hincmar archevêque de Reims, vol. 1, p. 294. Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 40, a bien vu où se trouve l’épicentre.

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La révolte de 856 avorte et finit sur le statu quo. C’est le fruit d’une longue négociation, où Charles concède plusieurs points, et finalement une amnistie, sans céder sur l’essentiel, la dévolution de la Neustrie à Louis le Bègue et son bon droit à avoir fait exécuter Gauzbert. C’est surtout le résultat de l’absence de Louis le Germanique, retenu sur sa marche orientale ; il a cependant nommé le petit frère de Pépin II, Charles, remplaçant de Raban Maur comme archevêque de Mayence, un signe évident de soutien aux rebelles76. Devant l’absence de Louis, les Aquitains abandonnent encore Pépin II et reprennent le jeune Charles77. Mais le dernier capitulaire royal montre bien qu’une partie du camp révolté ne s’est pas ralliée et que le grief de Robert n’a pas été entendu. Aussi une nouvelle révolte éclate-t-elle en 858, plus violente, qui faillit coûter à Charles son trône. Elle est bien connue. Profitant du siège du camp normand d’Oscelle par les troupes royales, le parti rebelle, maintenant rejoint par l’arche­ vêque Wenilon de Sens, réussit à faire sa jonction avec l’armée de Louis à proximité d’Orléans et à contraindre Charles à la fuite au tumulte de Brienne (novembre 858). Pendant quelques semaines, Louis se maintient en Francie occi­ dentale, mais, ayant dû congédier son armée, il est chassé par une contre-attaque de Charles, entretemps réfugié à Auxerre, en février 859.

La critique du pouvoir pendant la crise de 856 La critique du pouvoir joue un rôle de premier plan dans la négociation qui ramène les dissidents dans le giron royal. En 856, comme en 855 à Bonneuil, la critique du pouvoir est, pour commencer, le fait des Annales de Saint-Bertin. Leur auteur Prudence de Troyes noircit le tableau en écrivant que « quasiment tous les comtes » de Charles ont fait défection ; auprès de Charles se trouvent pourtant des grands comme Rodolphe ou Ricuin. Prudence ne dit rien de la victoire remportée par Charles sur les Normands après le plaid de Chartres en octobre78. Le parti-pris de l’annaliste est motivé. La même année 856, à la mort d’Erchanrad de Paris, Charles choisit comme nouvel évêque le notaire royal Énée, adversaire notoire de la double prédestination : à l’élection du candidat, Prudence tente en vain de le soumettre à une humiliante profession de foi en faveur de la double prédestination79. Dans les Annales de Saint-Bertin, Prudence, de moins en moins subtilement, déforme et désinforme. La critique du pouvoir joue un rôle prépondérant dans les quatre capitulaires de 856. Ils s’inscrivent dans la continuité de Coulaines en proposant un règle­ ment du conflit fondé sur le contrat, la responsabilité commune des élites et

76 E. Goldberg, Struggle for Empire : kingship and conflict under Louis the German, 817-876, Ithaca, 2006, p. 248. 77 Annales de Saint-Bertin, p. 72-73. 78 Cette bataille est bien attestée par le Fragmentum chronici Fontanellensis, p. 304. 79 W. Pezé, Le virus de l’erreur, p. 226.

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l’admonition réciproque80. Le capitulaire no 262 jette les bases des négociations. La crise a une double dimension. D’une part, les dissidents accusent Charles d’injustices : exécution de Gauzbert, spoliation des honores neustriens de Robert le Fort. D’autre part, tout en continuant de se dire fidèles (c. 2), ils craignent pour leur vie et se dérobent, comme en 854, à la rencontre (c. 14). Ils ont nommément réclamé des médiateurs à qui, plutôt qu’à Charles, ils remettent le jugement de leurs fautes (c. 1). À l’évidence, l’exécution de Gauzbert, après celle de Bernard de Septimanie, leur fait redouter le pire : ils n’osent donc pas exprimer devant la justice royale les reproches que Charles s’était déclaré prêt à écouter à Coulaines. Au mois d’août, ils préfèrent attendre la venue de Louis le Germanique pour s’en remettre à son arbitrage81. Leur crainte n’est pas infondée : Charles, dans un premier temps, ne renonce pas à juger les coupables selon la « justice », la « procédure », « l’équité ». Ils l’accusent même d’avoir tenté de se saisir par la force ou la ruse de certains d’entre eux (c. 2). Il faut attendre le dernier capitulaire pour que Charles accorde une amnistie complète. Pour restaurer la confiance et la communication, Charles, de son côté, fait trois concessions. Premièrement, il promet aux rebelles un sauf-conduit garanti non seulement par un serment de sa part, mais par ses propres fidèles (c. 14-15)82. Deuxièmement, sans renoncer à les juger, il les assure de sa « miséricorde » et de son « indulgence », pourvu seulement qu’ils soient prêts à « s’humilier » et à s’en remettre à son jugement (c. 3). En d’autres termes, il attend un geste spec­ taculaire de soumission, l’harmiscara qui se répand justement dans ces années83. Charles, jaloux des prérogatives royales, ne concède pas aux rebelles ce qu’ils ont demandé, c’est-à-dire d’être jugés par leurs pairs (c. 1). Il a une conception verticale de la relation entre le roi et son fidèle : celui-ci doit avoir confiance en la capacité de celui-là à lui garder son « bon droit » (recta ratio, c. 5 et 12). Cela exige du fidèle un certain leap of faith ! Troisièmement, Charles garantit une nouvelle fois à ses fidèles – qui n’y croient guère – le droit de lui adresser des remontrances84. À défaut de les laisser juger par leurs pairs, il fait une proposition innovante. Il leur permet de dresser un document récapitulant ses droits et devoirs de roi : il s’engage à recevoir le document sans colère ni ressentiment (nous avons vu que cela arrivait !) et à se corriger en conséquence (c. 8). Ils doivent dresser un document parallèle récapi­ tulant leurs propres obligations (c. 9). Il renouvelle sur cette base l’engagement de Coulaines : s’il agit contre ledit pacte « à cause de la fragilité humaine », les fidèles seront en droit de l’admonester « avec honneur et révérence », tout

B. Apsner, Vertrag und Konsens, p. 204-208. Capitulaire no 263, c. 2. Voir aussi capitulaire no 264, c. 4 et 5 ; no 265. J.-M. Moeglin, « Harmiscara – harmschar – hachée. Le dossier des rituels d’humiliation et de soumission au Moyen Âge », ALMA, 54 (1996), p. 11-65. 84 Voir aussi capitulaire no 264, c. 2.

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comme ils devront s’admonester les uns les autres (c. 10). Il se soumet ainsi au contrôle des fidèles, considérés comme « pairs ». Un tel document semble avoir la valeur d’une sorte de constitution, auquel cas on n’exagérerait guère en le comparant, comme cela a été fait, à la Magna carta85. Mais il s’agit surtout, pragmatiquement, d’une arme à très court terme86. En effet, c’est un outil rétroactif, qui doit servir à examiner les agissements passés (c. 9, « par le passé »). Il est conçu pour dénouer la crise : la mise par écrit, en offrant une garantie contre l’arbitraire et l’opacité, restaure la confiance. Elle fournit une base solide aux admonitions réciproques (c. 10) : constatant une entorse aux principes reconnus par tous, le roi et les fidèles doivent admonester le contrevenant, en privé (familiariter) si la faute le permet, ou bien devant ses pairs, les autres fidèles, si la faute est grave87. C’est la symétrie informationnelle que vise ce procédé. Les critiques autorisées par ce capitulaire ne sont pas celles qu’une société civile formule, par le biais de médias et d’organes de presse, envers ses dirigeants, mais celles qui régulent la compétition directe entre acteurs politiques : elle ne concerne que les insiders. Il s’agit d’abord du partage de la faveur royale. Déjà à Coulaines, mais encore à Valenciennes (c. 9) et aux serments de Quierzy, Charles s’engage à corriger toute faveur excessive envers un groupe ou toute défaveur causée par la calomnie d’un rival88. Nous avons cité plus haut le De ordine palatii décrivant comment les plus proches conseillers critiquent les autres fidèles. La cour est un lieu où convergent rumeurs et informations, où les grands parlent les uns des autres et où se font et défont les réputations. L’enjeu est énorme : dévolu­ tion des honores et justice royale. Pour les rebelles contestant la dévolution de la Neustrie à Louis le Bègue, le roi est à la fois juge et partie, d’où leur revendication d’être jugés par leurs seuls « pairs » ou par Louis le Germanique. La crise de 856 offre ainsi une preuve précoce de l’existence d’un groupe d’individus exerçant la potestas publica et pourvus d’une conscience collective, ce que furent plus tard les pairs de France, seuls habilités à se juger les uns les autres89.

Admonition et contrat : aux fondements de la critique Ces deux décennies ont permis de mettre en évidence plusieurs formes de critique : les admonitions cléricales (les conciles de 844-846 et 855), les visions

Voir Apsner, Vertrag und Konsens, p. 206. Ibid., p. 209. Ibid., p. 204-210. MGH Cap. 2, no 269, p. 296 : Et pro nullo homine ab hoc, quantum dimittit humana fragilitas, per studium aut malivolentiam vel alicuius indebitum hortamentum deviabo… 89 K.-F. Werner, Naissance de la noblesse, Paris, 1998 (réed. 2010), p. 631-640, reconnaît la pre­ mière expression de cette nouvelle classe d’individus dans l’affaire de succession de Champagne (1020-1024). 85 86 87 88

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(Audrade), l’historiographie (les annales de Prudence), la critique antidatée du règne de Louis le Pieux dans l’Epitaphium Arsenii de Paschase Radbert, les admo­ nitions des fidèles en cas d’entorse faite à leurs droits, et finalement la sédition et la révolte90. Les critiques cléricales sont à la fois les plus bruyantes, les plus stéréotypées et les moins écoutées. L’inverse semble vrai des critiques des fidèles laïques. Elles sont invisibles dans les sources et nous avons vu, en 853-854 et 856, que les fidèles refusent de se rendre à la cour pour les formuler. On pourrait interpréter ces crises comme une rupture de la communication entre l’aristocratie d’une part et, de l’autre, le roi, qui a brisé le pacte de Coulaines en multipliant les exécutions et les confiscations, justifiant le reproche de tyran­ nie formulé en 858. Ce serait aller trop vite en besogne. Les passages relatifs à l’admonition et à la correction montrent que le roi n’agit jamais sans l’appui d’une fraction de la noblesse. C’est vrai de certaines des fameuses exécutions qui fondent sa réputation de brutalité. Selon les Annales de Saint-Bertin, Guillaume de Septimanie a été exécuté en 844 « sur le jugement des Francs » après avoir ourdi « les complots les plus graves » et « aspiré aux plus hautes fonctions ». Tout signale une décision consensuelle, et non un coup de force du roi91. La noblesse est divisée et lorsque Charles propose de s’amender, c’est pour avoir trop favorisé les uns aux dépens des autres. Les récriminations du concile de Ver ou des lettres de Loup contre les conseillers qui lui en demandent trop le montrent. Les grands sont les premiers acteurs de cette compétition ; ils critiquent leurs rivaux. Il règne entre eux une compétition acharnée pour des ressources, honores et bénéfices, d’autant plus limitées que le royaume est sur la défensive92. Plusieurs des révoltés de 856 se plaignent d’avoir épuisé leurs ressources au service de Charles sans avoir rien obtenu en retour – sous-entendu : contrairement à d’autres93. Contrairement au clergé lors des admonitions de 844-846, l’aristocratie ne parle jamais d’une seule voix et Charles, de son côté, n’agit jamais sans le soutien de certains fidèles. Même en 858, après le tumulte de Brienne, il a assez de soutiens pour renverser la situation. Les crises des années 850 ne montrent pas une aristocratie malmenée par un tyran mais une élite divisée et un roi échouant à préserver l’équilibre en son sein. L’exécution de Gauzbert est le choc qui provoque la fracture. Charles n’a pas réuni un consensus suffisant. L’exécution n’est pas mentionnée par les Annales de Saint-Bertin, pas davantage que la mort de Bernard d’Italie n’avait été mentionnée dans les annales royales, preuve d’un terrible embarras94. Or, les griefs que les

90 Sur Paschase Radbert, voir De Jong, Epitaph for an Era. 91 …iam dudum grandia molens summisque inhians, maiestatis reus Francorum iudicio, iussu Karoli in Aquitania capitalem sententiam subiit, Annales de Saint-Bertin, p. 45. 92 Fustel de Coulanges, Histoire des institutions, vol. 5, p. 640-644 dépeint p. 643 la « lutte univer­ selle » pour les honores et bénéfices et le « perpétuel conflit » entre le roi et les fidèles pour les honores, en principe révocables. 93 Capitulaire no 262, c. 6. 94 R. McKitterick, History and Memory in the Carolingian World, Cambridge, 2004, p. 270-272.

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dissidents de 856-858 font valoir relèvent du tribunal royal. Ils craignent d’y être soumis au jugement biaisé de leurs rivaux. Les assurances qu’ils seront jugés « selon leur bon droit » et « selon l’équité » trahissent cette inquiétude. Deux solutions alternatives sont imaginées pour rasseoir le « droit de remontrance » de 843 sur des bases solides. D’abord, substituer au jugement du roi l’arbitrage, soit de leurs pairs (Les rebelles proposent de se soumettre au conseil des médiateurs qu’ils ont choisis)95, soit de Louis le Germanique96. Charles, pour sa part, propose de contractualiser davantage leurs relations en fournissant à la critique une base écrite, vérifiable et mutuellement consentie97. Ce contrat devait récapituler les obligations du roi et des fidèles, obligés de s’admonester les uns les autres si une entorse était constatée98. Pour pallier les divisions au sein de l’élite, le capitulaire de Quierzy de juillet 856 propose d’instaurer une responsabilité collective fondée sur l’admonition réciproque et sur la clarification écrite des règles du jeu politique. Ce contrat, à vrai dire révolutionnaire, n’a pas été conclu. Mais l’idée n’en a pas été abandonnée. La mise par écrit des engagements mutuels est réalisée par les serments de Quierzy de mars 858, dans une tentative désespérée de conjurer la révolte qui couvait. L’étude de ces serments nous permettra de montrer, en conclusion, que ces contrats étaient conçus pour fournir à la critique une base sûre.

Épilogue : serments, contrats et critique Des deux serments de 858, l’un est juré par les fidèles, l’autre par Charles99. Un manuscrit de Laon utilisé par Sirmond, aujourd’hui perdu, contenait une liste de grands ayant juré, mais qui ne devait pas être exhaustive, car y faisait défaut Wenilon, dont on sait qu’il a signé les serments à la villa de Bayel (Aube) : des copies ont dû être envoyées aux absents pour souscription et renvoyées au roi100. Les deux serments, comme le pacte de Coulaines, sont qualifiés de chirographe, renforçant leur dimension contractuelle101. Charles s’engage, comme à Coulaines, à garder sa loi à chacun et, comme en 856, à ne tromper, condamner ou attenter à la vie et à l’honneur d’aucun fidèle ; il se déclare prêt à faire « miséricorde raison­ nable » aux éventuels repentis. S’il manquait à cet engagement sous l’influence de quelqu’un, « par fragilité humaine », il se déclare prêt à se corriger. Une nouvelle

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MGH Cap. 2, no 262, c. 1. Ibid., no 263, c. 1-2. Ibid., no 262, c. 8-9. Ibid., no 262, c. 10. Ibid., no 269, p. 295-296. MGH Conc. 3, Libellus proclamationis, c. 4, p. 465. Ph. Depreux, « Les Carolingiens et le serment », dans Oralité et lien social au Moyen Âge (Occi­ dent, Byzance, Islam) : parole donnée, foi jurée, serment, éd. M.-Fr. Auzépy et G. Saint-Guillain, Paris 2008 (ACHCByz 29), p. 63-80, p. 68-69.

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fois, Charles se dit ouvert à la critique et à la correction pour restaurer la confiance de ses fidèles et l’équilibre entre concurrents dans son entourage. Les serments ont connu un succès très relatif dans l’immédiat puisque plusieurs signataires, comme Wenilon ou Eudes de Troyes, ont rejoint la révolte de 858. Les éditeurs des Monumenta n’ont pas remarqué que les serments figurent dans un manuscrit de travail d’Hincmar de la fin des années 850 (Berlin, SBPK, Phillipps 1741), qui est une collectio dionysio-hadriana à laquelle a été ajouté un matériel canonique abondant102. Ce manuscrit a fourni à la Collectio de ecclesiis et capellis (fin des années 850) de nombreuses citations rassemblées dans ses premiers feuillets103. Les serments ont été ajoutés au verso du feuillet de garde du manuscrit, donc à une place éminente (1vo, voir Planche 1) : Hincmar voulait lire les serments de 858 en tête de l’un de ses plus importants manuscrits de travail. Or, au pied des serments, Hincmar a fait ajouter un passage des Moralia de Grégoire le Grand (Mor. VI, 39, 64) : Grégoire dans le livre VI des Morales : « Dans tout ce qui est dit, il faut jauger le thème, le moment et la personne ; les mots mêmes de la déclaration sont-ils conformes à la vérité ? Est-ce le moment opportun de la formuler ? La qualité de la personne va-t-elle à l’encontre et de la vérité de la déclaration, et de l’opportunité du moment choisi ? On décoche bien ses traits quand on commence par observer quel ennemi frapper. Car on a tort de bander un grand arc, si c’est pour pourfendre un concitoyen d’une puissante flèche104 ».

Hincmar connaissait le contexte d’origine de ce passage de Grégoire. Il concerne les critiques adressées à Job par ses amis (Iob. 5, 27), qui, on s’en souvient, cherchent à le convaincre que les calamités qui s’abattent sur lui, en réalité une épreuve envoyée par Dieu pour tester sa foi, sont le châtiment de son péché. Grégoire se demande pourquoi Job reste insensible à leurs admonitions, qui visent parfois juste en dénonçant son orgueil. La cause en est qu’ils ne se sont pas adaptés à leur interlocuteur, meilleur homme qu’eux105. Arrive alors le passage 102 B. Bischoff, Katalog der festländischen Handschriften des neunten Jahrhunderts, vol. 1, Wiesbaden, 1998, p. 88, no 419 ; http://www.leges.uni-koeln.de/mss/handschrift/berlin-sb-phill-1741/ (consulté le 5.9.2018) ; L. Böhringer, « Der eherechtliche Traktat im Paris Lat. 12445, einer Arbeitshandschrift Hinkmars von Reims », Deutsches Archiv, 46 (1990), p. 18-47. 103 Hincmarus Remensis, Collecta de ecclesiis et capellis, éd. M. Stratmann, Hanovre, 1990 (MGH Fontes iuris 14), p. 21. 104 Gregorius in libro VI Moralium : In omne quod dicitur necesse est [necesse est add. sup. lin.] ut causa, tempus et persona pensetur ; si uerba sententiae ueritas roborat, si hanc tempus congruum postulat, si et ueritatem sententiae et congruentiam temporis personae qualitas non inpugnat. Ille enim laudabiliter spicula mittit, qui prius hoste quem feriat conspicit. Male namque arcus validi cornua subigit, qui sagittam fortiter dirigens ciuem ferit. Berlin, SBPK, Phillipps 1741, fo 1vo ; voir S. Gregorii Magni Moralia in Iob libri I-X, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1979 (CCSL 143), 6.39.64, p. 333, l. 7-13. Je remercie Marie-Céline Isaïa pour ses heureux conseils de traduction. 105 Quantalibet doctrina mens polleat, grauis eius imperitia est uelle docere meliorem. Gregorii Moralia in Iob, 6.39.64, l. 1-3.

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Planche 1. Berlin, Staatsbibliothek zu Berlin Preussischer Kulturbesitz, Phillipps 1741, fo 1vo.

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cité en tête du manuscrit Phil. 1741 : l’admonition opportune doit être attentive à qui elle admoneste, à quand elle l’admoneste et à quel sujet. Les mots-clés sont ceux de sentence (c’est-à-dire le contenu de la critique formulée), d’opportunité (le moment choisi) et de qualité (le statut du destinataire). En d’autres termes, Hincmar a accolé un rappel des règles de la bonne critique au serment de 858 dans lequel Charles s’engage à corriger ses erreurs. Il s’agissait de discerner quand et comment critiquer Charles en lui remontrant son serment. Hincmar, lors des conflits des années 860, n’a pas manqué de le faire106. Il a donc fait bon usage de ce feuillet. On saisit mieux le sens des concessions faites à Quierzy le 7 juillet 856. La crise du royaume était d’abord une crise de l’information et de la confiance envers un pouvoir royal dont les prérogatives ne faisaient pas l’objet d’un consensus suffisant au sein d’une élite divisée. La mise par écrit des obligations mutuelles devait fonder une culture de la responsabilité collective et de l’admonition réciproque dont Hincmar, dans ses critiques à Charles appuyées sur le serment de 858, donne un exemple plus fidèle que les admonitions solennelles des conciles des années 840.

106 MGH Cap. 2, no 269, p. 295.

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Annexe 1. Traduction des capitulaires no 262-265 de Charles le Chauve D’après le texte latin édité par A. Boretius et V. Krause, Capitularia regum Francorum, vol. 2, Hanovre, 1897 (MGH Cap. 2). Le latin de ces capitulaires est un latin vulgaire, inspiré de la langue parlée, qui mériterait à lui seul une étude. Les termes securus ou securitas, lorsqu’ils signifient « rendre sûr », ont été traduits par « garantie ». Le lexique de la ratio (recta ratio, per rationem, rationabiliter), omniprésent, ne peut être traduit le plus souvent par le français « raison » : nous choisissons de le traduire par « bon droit », « justice » ou « raisonnable ». Nutri­ mentum, faisant référence à l’entretien et à l’éducation des jeunes fidèles à la cour, a été traduit par « éducation ».

No 262 [Capitulaire envoyé de Quierzy aux Francs et Aquitains, p. 279-282] Le seigneur roi Charles a envoyé le capitulaire qui suit aux Francs et Aquitains, qui avaient fait défection, en l’an de l’incarnation du Seigneur 856, aux nones de juillet [7 juillet], du palais de Quierzy, par ses fidèles envoyés l’abbé Adalhard, Rodolphe, Richuin, Adalgar et Bérenger. 1. Notre seigneur vous fait savoir que son oncle Rodolphe lui a parlé de votre fidélité ; il [Rodolphe] l’a informé que vous le priiez de vous envoyer, dans sa merci, certains de ses fidèles nommément désignés et que vous vouliez, par leur intermédiaire, lui faire connaître votre situation et votre volonté. Il [Rodolphe] l’a informé que si vous aviez fait quelque chose qu’il faille amender, vous y étiez disposés sur le conseil de ces hommes, et que vous étiez disposés à suivre leurs conseils, par fidélité envers notre seigneur et pour votre salut. 2. Notre seigneur vous fait savoir qu’il lui a plu d’entendre ce que son oncle lui a dit de votre fidélité et de votre bonne volonté. Conformément à votre demande, il nous envoie à vous, comme vous l’en avez prié. Si l’un d’entre vous se plaint d’avoir subi une injustice de sa part et de n’avoir pas obtenu de lui son bon droit et un juste jugement, ou bien que notre seigneur ou un membre de son entourage, par tromperie, a voulu se saisir de lui, et que, pour cette raison, il s’est momentanément soustrait à sa présence et à son service, il vous fait savoir qu’il concèdera à chacun d’entre vous de se présenter devant lui et ses fidèles pour juger de son bon droit. Si l’on découvre, dans la justice et le bon droit, que l’un d’entre vous est dans son bon droit contre lui [Charles], il amendera cela volontiers avec le conseil de ses fidèles. Si l’on découvre qu’il [Charles] a eu raison de faire ce dont vous voudrez l’accuser, il voudra, puisqu’il était dans son droit, que sa décision demeure. 3. Si l’un d’entre vous implore le roi d’obtenir justice devant ses fidèles, puis se rend au jugement, et que l’on découvre dans la justice et le droit qu’il107 n’est pas dans son bon droit mais, au contraire, que le bon droit le confond, il [Charles] vous fait savoir que si cette personne s’en remet à lui, s’abaisse, veut s’amender – et s’amender durablement, pour sa part, il se montre disposé à offrir une juste miséricorde, tel qu’il en aura justement décidé avec ses fidèles.

107 Il faut rétablir aliquis de vobis au lieu de la leçon aliquid de vobis des manuscrits (p. 280, l. 1).

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4. Si l’un d’entre vous n’a pas la conscience assez tranquille pour réclamer son bon droit, ou bien ne peut ou n’ose le faire, mais si néanmoins il s’en veut, se repent et demande la miséricorde et l’indulgence du roi, celui-ci vous fait savoir qu’il est disposé à faire preuve de miséricorde et d’indulgence envers quiconque se reconnaît tel, pourvu qu’il s’en garde à l’avenir, comme il le doit. 5. Pour que personne ne doute de lui dorénavant, il vous fait savoir qu’il veut toujours offrir son bon droit à quiconque le réclame et lui garder toujours la miséricorde qu’il lui concèdera à cette occasion, pourvu qu’il ne commette pas de nouveau la faute pour laquelle il doit soutenir un juste jugement selon le droit. 6. Si l’un d’entre vous affirme avoir été contraint de se joindre à ce groupe par sa pauvreté et sa situation précaire, pour y obtenir ce qu’il n’a pas pu obtenir en servant notre seigneur, car il a passé de nombreux jours au service de notre seigneur et y a dépensé tout ce qu’il possédait, s’il peut le démontrer à notre seigneur devant ses fidèles, et si l’on découvre que c’est vraiment par la faute de notre seigneur que l’un de vous, dans le besoin, s’est légitimement soustrait à son service dans les conditions que l’on sait, notre seigneur vous fait savoir qu’il est disposé à le reconnaître et qu’il l’amendera avec le conseil de ses fidèles, le plus vite et le plus justement possible. 7. Si l’un de vous dit qu’il n’a pas agi ainsi pour se montrer infidèle ou se déshonorer, et si l’un de vous craint que notre seigneur doive dorénavant lui imputer ces agissements comme une infidélité ou comme un déshonneur et s’il craint, pour cette raison, qu’il [Charles] ne recherche plus jamais son conseil, il [Charles] vous fait savoir qu’il ne tiendra pas rigueur de cette affaire à quiconque parmi vous se montre dorénavant fidèle et obéissant envers lui et l’aide à garder son royaume et l’honneur qui lui est dû, comme par droit un homme doit l’être envers son roi et seigneur. Il voudra lui pardonner de tout cœur tout ce qu’il aura commis contre sa personne dans cette affaire et il veut que chacun accomplisse dûment et correctement son service, comme il l’a fait jusqu’à maintenant et comme il le fera avec l’aide de Dieu. Si quelqu’un lui a soustrait quelque chose injustement, à lui ou à quelqu’un d’autre, la loi règlera le problème selon la coutume et le droit. 8. Et sachez que notre seigneur a maintenant donné suite, grâce à Dieu, à sa proposi­ tion ; il a demandé à ses fidèles de chercher, de décider et de mettre par écrit, sans préjuger de sa colère ou de son mécontentement, ce que son ministère permet et ne permet pas qu’il fasse ; et chaque fois que l’on trouvera qu’il a fait quelque chose qu’il n’aurait pas dû faire, il est prêt, avec l’aide de Dieu et le conseil de ses fidèles, à l’amender et à le corriger aussi vite que possible selon la justice et selon ses moyens, et à le respecter ensuite. Il est prêt à faire ce qu’il aurait dû faire en vue de son salut et de son honneur, mais n’a pas entièrement fait, avec l’aide de Dieu et le conseil et l’aide de ses fidèles, aussi vite qu’il le pourra raisonnablement et selon ses moyens. 9. Il veut pareillement que nous cherchions, décidions et mettions par écrit comment il convient que nous, ses fidèles de tous ordres, agissions et n’agissions pas envers lui ; que nous fassions ce qui convient et nous gardions de faire ce qui ne convient pas et, chaque fois que, par le passé, nous, ses fidèles de tous ordres, avons fait quelque chose qui ne convenait pas, nous l’amendions et le corrigions aussi vite que possible selon ce qui sera possible et raisonnable, et le respections ensuite.

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10. Sachez qu’il s’est si bien uni à tous ses fidèles de tous ordres et statuts et nous, tous ses fidèles de tous ordres et statuts, à lui, que si la fragilité humaine l’amenait à enfreindre ce pacte, nous l’admonesterions dans l’honneur et le respect, comme il convient envers son seigneur, pour qu’il s’amende et se corrige et garde à chacun, dans son ordre, la loi qui lui est due. Et si l’un d’entre nous, quel que soit son ordre, enfreint ce pacte au détriment du roi, on pourra l’admonester à ce sujet pour le pousser à s’amender. Si toutefois l’affaire n’est pas de nature à ce qu’on l’admoneste en privé, qu’on renvoie cette personne devant ses pairs pour un juste procès. Celui qui ne veut pas suivre et respecter ce pacte légitime, la loi droite et la révérence due à son seigneur, qu’il subisse un juste jugement de justice. S’il ne veut pas se soumettre à ce jugement et se montre contumace, rebelle et impossible à convertir, qu’il soit chassé par nous tous de notre société et de notre royaume. Et si notre seigneur ne veut pas garder à chacun dans son ordre, par le bon droit ou par la miséricorde appropriée, la loi qui lui est due et que lui et ses prédécesseurs nous ont donnée, à nous et à nos prédécesseurs, et si, admonesté par ses fidèles, notre seigneur ne dévie pas de ses intentions, sachez qu’il est si uni à nous et nous à lui, et que nous sommes tous si unis les uns aux autres par sa volonté et avec son assentiment (les évêques et les abbés aux laïcs, et les laïcs aux hommes d’Église) qu’aucun n’abandonnera jamais son pair. Ainsi, notre roi, même s’il le voulait (Dieu l’en garde !), ne pourra rien faire à personne contre sa loi, le bon droit et un juste jugement. 11. Sachez que pour chercher, décider, statuer et confirmer cela avec notre consensus et celui de ses autres fidèles, notre seigneur a fixé comme lieu de rendez-vous le palais de Verberie le 14 des calendes d’août [19 juillet] ; il a fait noter le nom de ceux de ses fidèles qui doivent traiter de cette affaire et la mener à terme avec l’aide de Dieu ; puis il a convoqué tous ses fidèles ensemble au palais de Verberie le 7 des calendes d’août [26 juillet], pour faire connaître à tous sa volonté et sa concession, et notre dévouement – nous qui sommes ses fidèles. Ainsi, cet accord, que nous confirmerons en prenant Dieu à témoin, sera dorénavant respecté tous les jours de sa vie et de la nôtre ; il le lèguera à ses successeurs pour qu’ils le respectent vis-à-vis de nos successeurs et nous le lèguerons à nos successeurs pour qu’ils le respectent vis-à-vis de ses successeurs au nom de Dieu. 12. Et si vous, qui devriez être ses fidèles et ses conseillers, vous voulez, comme nous vous l’avons dit, venir en sa présence, dans sa fidélité, à son service, et demeurer avec nous dans cette société, sachez que notre seigneur, tout comme nous, ses autres fidèles, sommes tout disposés à ce que vous cherchiez, trouviez, statuiez, confirmiez et respectiez ces décisions avec nous, et nous avec vous ; il veut dorénavant vous garantir à tous, comme à nous, la loi qui vous est due et le bon droit, comme de juste – comme ses prédécesseurs, dont les actions étaient meilleures et plus justes, l’ont garanti à nos prédécesseurs et aux vôtres de tous ordres. 13. S’il s’en trouve un parmi vous à qui sa domination ne plaît pas et qui pense trouver mieux chez un autre seigneur que lui, qu’il se rende auprès de lui [Charles] et, l’esprit tranquille et paisible, il lui donnera congé, à la condition qu’il ne cause dans son royaume aucun dommage et aucun détriment à lui et à ses fidèles ; et ce que Dieu voudra pour lui et ce qu’il pourra obtenir d’un autre seigneur, qu’il en jouisse en paix. 14. Et si quelqu’un parmi vous veut dire qu’il n’a pas confiance en notre seigneur, qu’il craint pour sa perte et, pour cette raison, n’ose pas se rendre chez lui, nous vous donnons

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la foi de Dieu et de notre seigneur Charles, et la foi de ses évêques et de ses fidèles clercs, que vous ferez le chemin sains et saufs (si Dieu vous garde en santé et si vous vous gardez vous-mêmes en santé), que vous resterez sains et saufs auprès de lui et, si vous ne parvenez pas à vous mettre d’accord avec lui comme il le faut, que vous repartirez sains et saufs, à condition que vous y alliez pacifiquement et sans sédition et que vous ne sollicitiez pas ses fidèles. 15. Et si vous doutez encore et réclamez un nouveau serment, nous sommes même prêts à faire cela, à la condition, si vous voulez vous rendre chez lui, comme nous l’avons dit, que vous ne demandiez rien contre le bon droit ; car nous sommes sûrs que nous pouvons tout faire, pourvu qu’il y ait des garanties.

No 263 [Premier message envoyé aux Francs et Aquitains, p. 282-283] Le roi a envoyé ce capitulaire depuis Bézu par Hadabrann et Betto 1. Notre seigneur vous salue. Il vous fait aussi savoir qu’il s’étonne beaucoup que vous n’ayez pas respecté le plaid comme vous l’aviez promis et comme il vous l’avait communiqué. 2. Notre seigneur vous dit que la raison pour laquelle vous avez négligé ce plaid, c’est que vous vouliez attendre l’arrivée de son frère [Louis] ; quant à ce que vous lui avez dit, il n’a pas pu décider, en l’absence des autres fidèles qu’il n’avait pas avec lui, s’il était nécessaire ou non d’attendre. 3. Notre seigneur a fixé un autre plaid aux calendes de septembre [le 1er septembre] à la villa de Neaufles, où ses fidèles doivent venir le rencontrer. C’est pourquoi il vous mande de vous rendre en un lieu qui vous convienne et qui soit proche de celui-là, où il puisse vous envoyer ceux des fidèles que vous avez demandé qu’il vous envoie. 4. Sachez qu’il veut observer envers vous ce qu’il vous a concédé à Verberie et ce qu’il vous avait auparavant communiqué par écrit et par oral, et tout ce que vous voulez lui demander d’autre qui soit juste et raisonnable. De même, au sujet de cette attente [de Louis] ; au nom de Dieu, de l’éducation [nutrimentum] reçue de leur seigneur et père à tous deux [Louis le Pieux], et du service que vous lui avez rendu, il ne refuse pas de vous donner son accord, suivant les décisions qu’il prendra avec ses fidèles, du moment que ce n’est pas indigne de la volonté de Dieu, de son honneur et de celui de ses fidèles. 5. Il vous demande de vous souvenir de Dieu, de votre foi chrétienne, de l’éducation [nutrimentum] reçue de leur père à tous deux, de la fidélité que vous lui devez et du danger imminent pour le royaume ; tâchez d’être des fidèles unanimes de la sainte mère l’Église et du roi et d’accomplir fidèlement avec lui la volonté de Dieu tout puissant, de lui être fidèles et d’œuvrer au salut commun, pour résister aux ennemis et persécuteurs du nom chrétien. No 264 [Second message envoyé aux Francs et Aquitains, p. 283-284] Le seigneur roi glorieux Charles a transmis ce message par l’abbé Adal­ hard, Richuin, Rodolphe et Bérenger. 1. Notre seigneur vous salue. Il vous fait savoir que tout ce qu’il a pu décider de meilleur et de plus honorable sur votre affaire selon le conseil de ses fidèles, il vous l’a déjà communiqué deux fois par ses fidèles et ses capitulaires.

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2. Il vous dit qu’il veut que vous écoutiez et respectiez ce qu’il vous a fait savoir par ses fidèles et ces capitulaires. Et si vous voulez encore lui des demandes conformes à son honneur et à votre intérêt, il est même prêt à y répondre selon le conseil de ses fidèles. 3. Il vous demande aussi de vous souvenir de Dieu et de votre foi chrétienne et d’avoir de la pitié et de la compassion pour la sainte Église, misérablement opprimée et pillée par vous et d’autres, et cruellement persécutée par les païens par ailleurs ; ne vous coupez pas de l’unité et de l’unanimité des fidèles de Dieu, mais dépêchez-vous de vous unir à lui par votre présence et de vous allier aux autres fidèles de Dieu et du roi pour la défense de la sainte Église et la fidélité du roi. 4. Si vous dites que c’est à cause de vos pairs, qui ne sont pas présents, que vous ne pouvez pas le faire, il vous demande à vous, qui êtes présents, de lui offrir la garantie qu’aucune autre raison que l’absence de vos pairs ne vous pousse à refuser de faire ce qu’il vous demande par notre intermédiaire. Donnez-lui la garantie que vous exhorterez et convertirez vos pairs à servir Dieu et à être fidèles au roi autant que vous le pourrez, et si vous ne pouvez pas les convertir, que vous ne vous soustrairez pas à son service ; car, si vous voulez tous revenir à lui, il est prêt, pour l’utilité de la sainte Église, son honneur et votre intérêt commun, à vous recevoir, à vous garder toujours saufs et honorables et à ne jamais imputer à personne, pour ce qui le concerne, tout ce que vous avez négligé de faire à son service et toutes vos actions contre lui dans cette affaire. 5. Il vous fait savoir qu’après avoir eu connaissance de votre fidélité, il vous donnera aussi sa propre garantie qu’il ne devra en vouloir à personne de ses actions négligentes envers lui dans cette affaire ; à la condition cependant que vous lui gardiez l’honneur et la fidélité qui lui sont dus, en bons fidèles de Dieu et du roi. 6. Et si une partie d’entre vous veut le reprendre pour seigneur et rentrer dans sa fidélité, il est pareillement prêt à les recevoir avec bienveillance et à agir à leur égard en tout point comme il est écrit ci-dessus.

No 265 [Troisième message envoyé aux Aquitains et aux Francs, p. 284-285] Le roi a transmis ce message par les évêques Hincmar et Ermenfrid et par l’abbé Adalhard, Rodolphe, Richuin et Bérenger. Notre seigneur vous salue. Il vous fait savoir qu’au nom de l’amour de Dieu et du service que lui a jadis rendu votre fidélité, il veut tous vous sauver [cf. I Tim. 2, 4] et, sans contretemps, désire vous attirer tous au service de Dieu et dans sa fidélité. Et pour qu’il soit clair pour tous qu’il veut tous vous sauver en bons fidèles et ne veut sous aucun prétexte perdre aucun d’entre vous, et afin que vous puissiez être innocents de tout dommage infligé à vos pairs, comme vous le devez, et comme il importe à des chrétiens de l’être, il vous concède bien volontiers la chose que vous lui avez demandée, selon le conseil de ses fidèles, jusqu’au plaid convoqué le 5 des ides d’octobre [11 octobre] à Chartres ; à la condition cependant que vous lui garantissiez que jusqu’au plaid, vous demeurerez en paix, ne causerez à lui ou à ses fidèles aucun déshonneur dont vous puissiez vous garder et vous prémunir selon vos moyens et le bon droit, et ne causerez à ses fidèles aucun tort, aucun dommage et aucune inquiétude. Il vous concède de demeurer pendant ce temps sur vos honneurs et vos alleux, excepté ceux d’entre vous dont notre seigneur a donné les honneurs. Et s’il y en a parmi vous qui n’ont pas d’honneurs, s’ils veulent demeurer dans

Vestra fidelis deVotio ammonere curabit

leurs alleux ou chez leurs pairs ou amis, qu’ils le fassent. Et même, s’ils veulent demeurer avec notre seigneur, à la condition qu’ils vivent en paix, eux et les leurs, il le leur concède aussi dans sa clémence, à la condition que vous lui donniez une garantie à votre sujet et que vous ne soustrayiez aucun de ses fidèles à sa fidélité, ni ne les sollicitiez ; s’il y a quelqu’un parmi vous qui ne veut pas observer cette paix, que vous le chassiez unanimement de votre groupe, s’il refuse de corriger ce qu’il aura fait par négligence manifeste.

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La critique politique des moines dans l’empire byzantin (Ixe-xIIIe siècle) La liberté de parole au service de l’autorité impériale À Byzance, entre le ixe et le xiiie siècle, les moines détiennent une autorité spirituelle grandie par leur lutte contre la politique iconoclaste des empereurs isauriens et amoriens. Au sein de ce corps émergent des figures monastiques que nous pouvons considérer comme des élites religieuses du fait de leur notoriété spirituelle ou de leur familiarité avec le cercle impérial. La particularité de la période post-iconoclaste, qui constitue le cadre de mon étude, réside dans le fait que ces personnalités monastiques sont désormais alliées au pouvoir impérial ; les critiques qu’elles formulent à l’égard des empereurs ne résultent plus d’une confrontation directe, mais d’une volonté marquée d’exercer une influence sur l’exercice du pouvoir impérial. Mon propos est ici de déterminer le rôle politique de ces élites monastiques et, plus précisément, les effets de leur liberté de parole dans l’expression et la pratique de l’autorité impériale au cours de la période considérée. Les moines qui circulent à la cour ont pour habitude de conseiller le souve­ rain, son entourage et les grands dignitaires auxquels ils sont attachés comme confesseurs, sur des questions morales et spirituelles. Ceci est assez attendu et ne caractérise pas spécifiquement la période que j’ai choisie, mais prend plus d’ampleur avec la renommée spirituelle croissante des moines. La nouveauté de la période post-iconoclaste réside surtout dans la capacité des moines à conseiller le souverain sur des questions de politique interne et externe, ecclésiastiques, dynastiques et militaires, dans l’intérêt de la bonne marche de l’empire. Les plus grandes figures monastiques de la période se présentent en outre comme les défenseurs du pouvoir impérial, très attachés à la fois à la légitimité du souverain et à l’idée de l’empire, l’oikouménè byzantine. À la fois conseillers et confidents, les moines sont également une source d’inspiration idéologique – et nous pouvons

Rosa Benoit-Meggenis • Université Paul Valéry Montpellier 3, CEMM EA 4583 Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 345-360. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131536

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parler d’idéologie quand nous parlons du discours politique byzantin1 –, car ils incarnent un mode de vie idéal qui fournit à l’empereur un nouveau modèle de royauté, une royauté monastique. Il me faut ici souligner le problème auquel nous sommes confrontés au sujet des sources. Nous n’avons pas, pour cette période, de textes écrits par des moines et adressés à l’empereur, et dans lesquels nous pourrions trouver des recomman­ dations morales ou politiques. Il y a bien les éloges impériaux composés par Michel Psellos, conseiller de plusieurs empereurs de Constantin IX Monomaque (1042-1055) à Michel VII Doukas (1071-1078) et qui devint moine lorsqu’il fut momentanément écarté du pouvoir, mais ses propos et ses conseils ne sont pas inspirés par son état monastique2. Nos sources sont indirectes : il s’agit pour l’essentiel de Vies de saints et de chroniques dans lesquelles nous voyons des moines s’adresser à l’empereur ou le conseiller sur telle ou telle question. Il est certain qu’il nous faut lire ces textes avec prudence : les auteurs des sources hagio­ graphiques cherchent, par ces récits, à mettre en valeur la réputation spirituelle de leur héros, de même que les auteurs des chroniques s’attachent, eux, à démontrer les qualités morales des souverains. Toutefois, il serait dommage de rejeter ces sources qui révèlent deux phénomènes importants : qu’il était habituel de voir des moines entourer l’empereur et lui prodiguer leurs conseils, et qu’on leur accordait, à la cour, suffisamment de crédit pour les croire capables d’influencer le souverain sur les questions les plus cruciales. Peut-être exagérée par les sources, cette figure du moine-conseiller qui prend librement parole devant les plus puissants n’en de­ meure pas moins essentielle à la compréhension des rouages politiques byzantins.

Familiers de la cour Je ne vais pas revenir ici sur la place spirituelle importante qu’occupent les moines dans la société byzantine à partir du ixe siècle, au sortir de la période iconoclaste. Cet aspect de la question a déjà été étudié par mes éminents confrères et j’ai moi-même apporté quelques contributions à ce sujet par le passé3. Retenons

1 Cette question a été brillamment réglée par H. Ahrweiler, L’idéologie politique de l’empire byzan­ tin, Paris, 1975. 2 Voir en particulier ses Orationes panegyricae, éd. G. T. Dennis, Stuttgart/Leipzig, 1994, no 1-9, 13 et 14. 3 Les travaux d’Évelyne Patlagean, « Ancienne hagiographie byzantine et histoire sociale », Annales, 23 (1968), p. 106-126 et « Sainteté et pouvoir », in The Byzantine Saint (2e éd.), éd. S. Hackel, New York, 2001, p. 88-105 ; de Bernard Flusin, Miracle et histoire dans l’œuvre de Cyrille de Scythopolis, Paris, 1993 ; de Vincent Déroche, « L’autorité des moines à Byzance du viiie au xe siècle », Revue Bénédictine, 103 (1993), p. 241-254 ; et de Rosemary Morris, Monks and laymen in Byzantium, 843-1118, Cambridge, 1995, ont bien montré que les moines étaient désormais intégrés à la société byzantine et qu’ils entretenaient des relations nombreuses avec les laïcs, des relations à la fois spirituelles et économiques, fondées sur le patronage aristocratique des fondations monastiques. Voir également R. Benoit-Meggenis, L’empereur et le

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ici que certains de ces moines s’illustrent par leurs relations privilégiées avec le souverain et la famille impériale, et deviennent des familiers de la cour ; les chro­ niques nous les montrent circulant au palais librement, dînant à la table impériale et accompagnant le souverain dans ses moments les plus intimes. La plupart de ces moines cités par les chroniques ne sont pas nommés individuellement, mais semblent former un tagma monastique omniprésent, qui peut gêner parfois les activités des dignitaires et des officiers de la cour par leur intrusion ou leurs conseils déplacés. Romain Ier (920-944) et Michel IV (1034-1041) accueillent ainsi de nombreux moines qui semblent vivre au palais de façon permanente ou s’y rendent très fréquemment4. Les sources hagiographiques donnent plus de détails, notamment des noms et des éléments biographiques qui nous permettent de mieux connaître ces moines devenus les familiers de l’empereur. Le terme de « familier », συνέστιος en grec, est expressément utilisé par le Synaxaire de Constantinople pour désigner un moine devenu proche de Constantin VII (945-959) et de son fils Romain II : « Il se rendit dans la reine des cités et devint connu et familier des empereurs Romain et Constantin. Ceux-ci, ayant pris connaissance de son histoire, émerveillés par la hauteur de sa vertu, le reçurent comme il convient, l’embrassèrent et en firent à de nombreuses reprises leur commensal (συνέστιος)5 ». Ces familiers de l’empereur partageaient sa table, dormaient souvent à ses cô­ tés et offraient leur réconfort dans la maladie ou à l’approche de la mort6. Ils l’ac­ compagnaient également sur les champs de bataille, tel Photios, moine du Mont Chortaïtès près de Thessalonique, qui accompagna Basile II (976-1025) alors qu’il partait en campagne contre le tsar Samuel de Bulgarie (976-1014), dans les années 990-991. Basile II aurait fait la connaissance de Photios à Thessalonique moine : les relations du pouvoir impérial avec les monastères à Byzance (ixe-xiiie siècle), Lyon, 2017, en particulier le chap. 1. 4 Romain Ier : Syméon Magistre et Logothète, Chronicon, éd. S. Wahlgren, Berlin, 2006, p. 331, l. 451-453. Michel IV : Michel Psellos, Chronographie ou histoire d’un siècle de Byzance (976-1077), éd. et trad. fr. E. Renauld, Paris, 1926-1928, t. 1, p. 73, l. 12-18. 5 Synaxaire de Constantinople, éd. H. Delehaye, Bruxelles, 1902, col. 319-320, l. 36-39 : πρὸς τὴν βασιλεύουσαν τῶν πόλεων ἔρχεται, καὶ Κωνσταντίνῳ καὶ Ῥωμανῷ τοῖς βασιλεῦσι γίνεται γνώριμος καὶ κατάδηλος· οἵτινες τὰ περὶ αὐτοῦ ἀναμαθόντες καὶ τὸ τῆς ἀρετῆς ὕψος θαυμάσαντες, δεξιῶς ὑποδέχονται καὶ ἀδελφικῶς κατησπάζοντο καὶ συνέστιον πολλάκις ποιησάμενοι. Cette notice du Synaxaire figure dans un ajout du xiie siècle, voir les Prolegomena du Synaxaire, col. XXII. Cet individu a eu un parcours assez original : gouverneur mozarabe de Saltès, en Andalousie, il aurait pris l’habit mo­ nastique à Rome sous le pontificat d’Agapet II (946-955), avant de se rendre à Constantinople et d’être introduit à la cour. Voir F. Fita, « San Dunala », Boletin de la real Academia de Historia, 55 (1909), p. 433-442 ; C. Aillet, Les Mozarabes. Christianisme, islamisation et arabisation en péninsule Ibérique (ixe-xiie siècle), Madrid, 2010, p. 69, 226-227. 6 La Vie de Cyrille le Philéote rapporte les propos d’un moine resté aux côtés d’Alexis Ier, alors que ce dernier était malade, et le texte grec désigne ce moine comme étant un « familier » ou un « ami intime » de l’empereur, τις τῶν μοναχῶν συνήθης τῷ παμμακαρίστῳ ἐκεινῷ βασιλεῖ, Vie de Cyrille le Philéote, éd. et trad. fr. E. Sargologos, La Vie de Cyrille le Philéote, moine byzantin († 1110) par Nicolas Katasképènos, chap. 47, § 13, Bruxelles, 1964, p. 234-235.

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où il s’était arrêté afin de prier sur le tombeau de saint Démétrius. « Depuis lors, saint Photios ne quitta plus le basileus et devint son hôte accoutumé, l’accompa­ gnant dans toutes ses campagnes, combattant à ses côtés les Bulgares par la prière, tandis que lui les combattait par l’épée7 ». De même, Alexis Ier ne partait jamais sans ses conseillers spirituels, habitude prise avant même d’accéder à l’empire, alors qu’il était stratopédarque et qu’il combattait, au nom de l’empereur, les opposants au pouvoir impérial8. Toutes les sources qui évoquent la proximité de ces moines avec le souverain soulignent leur grande franchise car, s’ils n’étaient pas toujours écoutés, ils expri­ maient leur avis avec beaucoup d’audace, sans craindre le courroux de l’empereur. Cette franchise et cette audace sont les signes de leur liberté de parole, de leur parrhèsia, terme que nous rencontrons fréquemment dans les sources byzantines et qui désigne à la fois leur connaissance de Dieu et leur familiarité avec le souverain ; ce double usage est précisément au cœur de notre réflexion, car il nous permet de mieux comprendre les fondements de l’autorité spirituelle des moines sur les souverains. Le terme de parrhèsia, avec ce double sens, se rencontre déjà dans les sources les plus anciennes : dans les sources antiques grecques, il désigne la liberté de par­ ler avec franchise et confiance, alors que, dans les premières sources chrétiennes, la parrhèsia est la familiarité et l’intimité du croyant avec Dieu, la confiance filiale avec laquelle il s’adresse à Lui. Les écrits monastiques reprennent cette notion de familiarité avec Dieu en soulignant que seules la purification et l’ascèse permettent de voir Dieu à visage découvert et que seuls les moines peuvent atteindre cet état de grâce privilégié9. Cette grâce extraordinaire du saint moine fonde son pouvoir d’intercession entre Dieu et les hommes, mais lui donne également le droit et le courage de s’adresser librement au souverain. Ainsi la parrhèsia est-elle l’assurance née de la connaissance de Dieu10.

7 Éloge de Photios, éd. I. Arsenij, Novgorod, 1897, p. 18, 27. Voir B. Crostini, « The Emperor Basil II’s Cultural Life », Byzantion, 66 (1996), p. 55-90, à la p. 78 ; C. Holmes, Basil II and the Governance of Empire (976-1025), Oxford, 2005, p. 56, n. 93 et p. 218, n. 114. 8 En 1074, quand il partit mettre un terme à la révolte de Roussel de Bailleul contre Michel VII, il était accompagné d’un moine nommé Ignace qu’il considérait comme son « père spirituel », Ἅγιος καὶ πνευματικός μου πατὴρ ᾽Ιγνάτιος, Vie de Cyrille le Philéote, chap. 47, § 11, p. 233-234. En 1078, lors de sa campagne contre Nicéphore Basilakios, Alexis était accompagné de deux moines, un certain Iôannikios, avec lequel il partageait sa tente, et Syméon, higoumène de Xénophon à l’Athos : Anne Comnène, Alexiade, livre I, chap. viii, § 2, éd. et trad. fr. B. Leib, Paris, 1945-1946 ; Nicéphore Bryennios, Historiarum, éd. et trad. fr. P. Gautier, Bruxelles, 1975, p. 289 et 295. 9 Voir notamment Syméon le Nouveau Théologien, Traités théologiques et éthiques, éd. et trad. fr. J. Darrouzès, Paris, 1966-1967, II, p. 52, l. 608, p. 302, l. 591 ; p. 356, l. 366 ; p. 416, l. 227-232 ; Id., Catéchèses, éd. B. Krivochéine, trad. fr. J. Paramelle, Paris, 1963-1965, XX, p. 342, l. 155. Sur cette question, voir I. Hausherr, Direction spirituelle en Orient autrefois, Rome, 1955, p. 52. 10 Syméon le Nouveau Théologien, Traités, p. 52, l. 608. Ce sens se retrouve aussi au xve siècle chez Théodore Agallianos, dans son Dialogue avec un moine contre les Latins (1442), éd. et trad.

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Conseillers spirituels La présence de moines dans l’entourage impérial était avant tout justifiée par leur rôle de confidents spirituels. Je renvoie, pour cette question, au chapitre de Vincent Déroche dans le présent recueil. Rappelons seulement ici que la préfé­ rence des laïcs pour des conseillers spirituels issus du monde monastique s’inscrit dans le contexte plus général du rôle croissant des moines dans l’Église byzantine et trouve un écho dans les courants spirituels qui, au xie siècle notamment, autour de la personnalité de Syméon le Nouveau Théologien, affirment la primauté de la grâce divine sur l’ordination par les hommes et le pouvoir des moines « de lier et de délier »11. Ce courant est porté par des moines qui sont proches de la cour et rencontre un grand succès au sein de l’aristocratie, sensible à l’idée d’une relation directe et personnelle à Dieu12. Nous constatons de fait, dans les chroniques, un goût de plus en plus marqué au sein de la cour pour des conseillers spirituels issus du milieu monastique. Certains de ces moines nous sont bien connus à la fois par les sources hagio­ graphiques et par les chroniques. Mentionnons à titre d’exemples les moines Dermokaïtès, au début du règne de Romain Ier Lécapène, Athanase de Lavra auprès de Nicéphore II Phocas (963-969) ou encore Cyrille le Philéote auprès d’Alexis Ier Comnène (1081-1118)13. Leur renommée spirituelle leur permettait

fr. M.‑H. Blanchet, Paris, 2013 : l’auteur emploie le terme de parrhèsia pour désigner l’assurance et la liberté de parole de Mélétios le Jeune et de son disciple Galaktion face à Michel VIII (1261-1282) dont ils critiquèrent vivement la politique unioniste, voir l. 549, 479 et 501. 11 Syméon le Nouveau Théologien, Catéchèses, XVIII, p. 282-288 ; XXVIII, p. 142-150 ; Id., Traités, V, p. 116-118, l. 519-531 ; VI, p. 150, l. 413-428 ; XI, p. 353-361. Voir H. Alfeyev, St. Symeon the New Theologian and Orthodox Tradition, Oxford, 2000, p. 197-201. 12 Nous en trouvons des échos dans les Vies de moines proches du pouvoir, telle la Vie de Cyrille le Philéote, notamment chap. 37, ou dans des sources littéraires telles que le Stratègicon de Kékaumènos, éd. B. Wassiliewsky et V. Jernstedt, Cecaumeni Strategicon et incerti scriptoris De officiis regiis libellus, Amsterdam, 1965, qui, au milieu du xie siècle, enjoint les candidats à la prêtrise d’attendre la confirmation de la volonté divine, p. 51, l. 24-p. 52, l. 24. 13 Dermokaïtès était un ancien stratège devenu moine de l’Olympe, en Bithynie. Sur ses relations avec Romain Ier Lécapène, voir Pseudo‑Syméon, Chronographia, éd. I. Bekker, Theophanes Continuatus, Ioannes Cameniata, Symeon Magister, Georgius Monachus, Bonn, 1838, p. 751, l. 5-752, l. 9, et Théodore Skoutariôtès, Ἀνονύμου Σύνοψις Χρονική [Chronique anonyme], éd. K. N. Sathas, Μεσαιωνικὴ Βιβλιοθήκη, 2e éd., Hildesheim/New York, 1972, vol. 7, p. 151, l. 17-27. Au sujet des relations de Nicéphore Phocas avec Athanase, le fondateur de la Grande Lavra au Mont Athos, voir le Typikon de Lavra, éd. Ph. Meyer, Die Haupturkunden für die Geschichte der Athosklöster, Leipzig, 1894, p. 103, l. 4-5 ; la Vie d’Athanase de Lavra, éd. J. Noret, Vitae duae antiquae sancti Athanasii Athonitae, Louvain, 1982, version A, chap. 22, p. 12 et chap. 28-30, p. 15, et surtout la version B de cette Vie, qui décrit plus clairement la relation spirituelle qui liait Nicéphore à Maléïnos puis à Athanase, chap. 8, l. 26-41 et chap. 11, p. 136-138. Voir aussi le chrysobulle délivré par Nicéphore II Phocas, en mai 964, dans lequel l’empereur nomme Athanase son « père » ou son « père spirituel » dans les Actes de Lavra, I, éd. P. Lemerle, A. Guillou, N. Svoronos et D. Papachryssanthou, Archives de l’Athos V, Paris, 1970, l. 14, 36. Les

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parfois de se maintenir à la cour malgré les changements de règne, tel Antoine de Saint-Auxence, père spirituel de Romain III Argyre (1028-1034), puis de Michel IV (1034-1041)14. Leur rencontre avec l’empereur venait couronner une carrière spirituelle menée auprès de hauts dignitaires et officiers de la cour, qui les présentaient ensuite au souverain et à la famille impériale. Cyrille le Philéote aurait ainsi d’abord reçu dans son petit monastère de Philéa, au nord de Constan­ tinople, des dignitaires de la cour avant d’être recommandé à l’empereur par le frère de l’impératrice, le prôtostrator Michel Doukas, venu vérifier la réputation du saint moine15. Le conseiller spirituel devait aider son disciple à trouver le chemin de Dieu et de son pardon, et intercéder en sa faveur par ses prières : Tout en travaillant lui-même à son salut, l’empereur s’en remit à ceux qui s’étaient consacrés à Dieu et qui avaient vécu dans l’ascétisme, pensant qu’ils étaient en relation immédiate avec Dieu et qu’ils avaient tout pouvoir ; aux uns, il donnait son âme à former ou à réformer, et, des autres, il exigea la promesse qu’ils intercéderaient en sa faveur auprès de Dieu pour le pardon de ses péchés16. La relation de direction spirituelle impliquait toutefois l’obéissance du laïc aux prescriptions de son père spirituel, qui devait se montrer sévère et inflexible17. Les hagiographes s’attachent précisément à mettre en valeur l’obéissance des empereurs à l’égard de leur père spirituel. Léon VI (886-913) écoutait les conseils de son père spirituel, Euthyme, et lui obéissait comme un fils écoute son père18. Alexis Ier aurait témoigné d’une parfaite humilité à l’égard de Cyrille le Philéote selon l’auteur de la Vie du saint, Nicolas Katasképènos19. Il s’agit là bien-sûr de topoi hagiographiques visant à souligner la renommée spirituelle du saint, mais les chroniques confirment que le souverain pouvait en effet craindre une trop grande sévérité, de la part de son père spirituel, et que les moines introduits

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relations entre Alexis Ier et Cyrille le Philéote sont développées abondamment dans la Vie de Cyrille le Philéote, chap. 47 et 51. Théodore Skoutariôtès, éd. Sathas, p. 159, l. 25-26, p. 160, l. 24. Pour le prôtoproèdre Constantin Choirosphaktès et le général Eumathios Philokalès, doux de Chypre, voir la Vie de Cyrille le Philéote, chap. 17 et chap. 34-35. Michel Doukas est mentionné chap. 46. Psellos, Chronographie, éd. Renauld, I, p. 75, l. 1-8 du chap. XXXVII. Syméon le Nouveau Théologien condamne le manque de docilité de certains laïcs encouragés dans cette voie par des pères spirituels trop laxistes et soucieux, avant tout, de s’attacher une clientèle de prestige : Épîtres, éd. et trad. ang. H. J. M. Turner, The Epistles of St. Symeon the New Theologian, no 3, p. 108-110, 130-136. Voir H. J. M. Turner, St Symeon the New Theologian and Spiritual Fatherhood, Leyde, 1990, p. 236-239. Vie du patriarche Euthyme, éd. P. Karlin-Hayter, Vita Euthymii Patriarchae Cp., Bruxelles, 1970, p. 9, l. 35 ; p. 13, l. 9-10 ; p. 23, l. 2 ; p. 31, l. 30-31. Voir aussi Skoutariôtès, éd. Sathas, p. 147, l. 4. Vie de Cyrille le Philéote, chap. 47, § 1 et 5.

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dans l’entourage impérial usaient parfois de leur liberté de parole de manière inconsidérée : Outre le reste, louait ceci, le don de discernement, l’amabilité de caractère , la modération de sa manière de penser. En effet, il ne fronçait jamais les sourcils d’un air menaçant comme les autres sages et ne semblait ni vantard ni orgueilleux, mais il avait des paroles plus douces que le miel, un caractère stable et une manière de penser humble20. Les chroniques montrent aussi, toutefois, les limites de l’autorité des conseillers spirituels, en particulier sur les questions maritales. Entre autres exemples, le moine Euthyme, qui sera plus tard patriarche de Constantinople (907-912), aurait tenté de persuader Léon VI de ne pas divorcer de sa première épouse, Théophanô, et de mettre un terme à sa coupable relation avec Zoé Zaoutzès. L’hagiographe souligne qu’Euthyme obtint le repentir de l’empereur et parvint à éviter le divorce, mais la démarche du moine fut clairement un échec, car Théophanô quitta peu après le Palais pour vivre près de l’église des Blachernes et, après sa mort, Léon VI épousa sa maîtresse en secondes noces contre l’avis d’Euthyme21.

Conseillers politiques Il nous faut voir maintenant que les conseillers spirituels de l’empereur sa­ vaient profiter de leur position pour l’entretenir de sujets autres que moraux ou spirituels, et parvenaient de façon discrète à intervenir dans toutes les domaines de la politique impériale, tel le moine Kosmas Tzintziloukès que l’empereur Michel IV, au milieu du xie siècle, « avait toujours avec lui pour lui conseiller ce qu’il devait faire » selon le chroniqueur Jean Skylitzès22. Cette présence discrète mais efficace est bien illustrée par deux miniatures du manuscrit de Madrid de l’Abrégé historique de Jean Skylitzès qui représentent Théodore Santabarènos, proche conseiller de Basile Ier et moine de Stoudios, à Constantinople. La première montre Théodore en discussion avec Léon, lui suggérant de toujours porter sur lui un couteau afin de pouvoir protéger son père lors de leurs parties de chasse. Dans la deuxième, Théodore avertit l’empereur que son fils s’apprête à se révolter contre lui. Le peintre nomme Théodore « le moine

20 Skoutariôtès, éd. Sathas, p. 151, l. 10-15. 21 Vie du patriarche Euthyme, p. 39-41, 45-49. Euthyme aurait aussi reproché à l’empereur la séparation d’Alexandre, frère de Léon VI, et de son épouse, p. 55, l. 20-p. 57, l. 10. Voir Sh. F. Tougher, Leo VI, The Reign of Leo VI (886-912), Politics and People, Leyde, 1997, p. 51, 147, 223, 225. 22 Jean Skylitzès, Abrégé, éd. J. Thurn, Ioannis Scylitzae Synopsis Historiarum, Berlin/New York, 1973, p. 415, l. 49-50.

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Santabarènos » et le représente d’une façon qui illustre bien son double statut de moine et de conseiller de l’empereur. Théodore porte la barbe et le vêtement sombre des moines et des clercs, mais aussi le bonnet blanc des dignitaires impé­ riaux, le skaranikon. Penché en avant vers l’oreille de ses interlocuteurs, Théodore a l’attitude du conspirateur qui agit en secret23. Il s’agit là d’un exemple en négatif du rôle important attribué aux moines par les chroniqueurs, surtout quand il s’agit de justifier les décisions inattendues des souverains. Il nous faut souligner le crédit que l’on accorde à ces figures capables, selon leurs contemporains, d’influencer le cours de l’histoire par leurs interventions fort à propos. Les conseils des moines portaient souvent sur les affaires de l’Église et en particulier sur le choix des candidats au trône patriarcal de Constantinople. Selon la Vie de Michel le Syncelle, écrite en 846 peu après la mort du saint, Méthode devait son élévation au patriarcat en 843 au soutien des ascètes de Bithynie, et particulièrement de Iôannikios du Mont Olympe, qui était alors la figure spirituelle dominante de la région24. Quand, au début du xe siècle, Romain Ier Lécapène proposa le trône patriarcal à Serge, son père spirituel, celui-ci refusa et lui conseilla de choisir plutôt Polyeucte, alors ascète du Mont Saint-Élie, près de Chrysopolis25. Les conseillers spirituels de l’empereur profitaient de leur relation privilégiée avec le souverain pour intervenir sur d’autres questions, qui ne relevaient pas de leur domaine d’action habituel ; ils étaient notamment sollicités par tous ceux qui avaient besoin de défendre leur cause auprès de l’empereur. Nous savons ainsi que le moine Euthyme, conseiller spirituel de Léon VI à la fin du ixe siècle, fut sollicité par des opposants de l’empereur dans l’espoir d’atténuer le courroux de ce dernier, en particulier au moment de la déposition de Photius26. Le magistre Stylianos Zaoutzès, principal ministre de Léon VI au début de son règne, ferme­ ment opposé à l’influence d’Euthyme, lui reprocha violemment son intervention dans cette affaire et lui intima de s’en tenir à ses activités spirituelles. Euthyme, protégé par l’amitié de l’empereur put lui tenir tête et alla jusqu’à le menacer de la vengeance divine27. Ce passage de la Vie d’Euthyme illustre à la fois l’audace 23 Reproduction de ces figures dans V. Tsamakda, The Illustrated Chronicle of Ioannes Skylitzes in Madrid, Leyde, 2002, fig. 234 (Skylitzes Matritensis, fo 104vo), et fig. 235 (Skylitzes Matritensis, fo 104vo). Voir aussi p. 360-362, au sujet de la représentation des dignitaires, p. 365, pour la représentation des moines. Voir, à titre de comparaison, les fig. 248-249 : Samônas révèle à l’empereur Léon V une conspiration qui se tramait contre lui. 24 Vie de Michel le Syncelle, éd. et trad. ang. M. B. Cunningham, The Life of Michael the Synkellos, Belfast, 1991, p. 102-103. Voir B. Zielke, « Methodios I (843-847) », in Die Patriarchen der iko­ noklastischen Zeit, Germanos–Methodios I (715-847), éd. R.‑J. Lilie, Francfort, 1999, p. 189-195. 25 Skoutariôtès, éd. Sathas, p. 151, l. 17-27. Notons cependant que Polyeucte ne devint pas pa­ triarche sous le règne de Romain Lécapène, mais seulement en 956. 26 Vie du patriarche Euthyme, p. 9-11. Au sujet de la déposition de Photius par Léon V, voir l’intro­ duction de P. Karlin-Hayter p. 38-39, 48-53, et Sh. F. Tougher, The Reign of Leo VI, chap. 3. 27 Vie du patriarche Euthyme, p. 13-15, p. 17, l. 6-25 ; p. 21, l. 1-9 ; p. 31, l. 27‑p. 33, l. 4.

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du moine, sans doute ici un peu magnifiée par l’auteur, et les tensions que ce type d’interventions pouvaient susciter au sein de la cour, interventions dont on a plusieurs exemples dans les sources. Il est avéré par exemple que les moines proches de l’empereur pouvaient intervenir au sujet des questions de succession au trône, tels ces « hommes aimés de Dieu », anonymes malheureusement, qui auraient amené Jean II Comnène (1118-1143) à désigner Manuel pour lui succéder, au lieu d’Isaac, son fils aîné28. Leurs interventions sont nombreuses également dans le domaine militaire : Paul le Jeune déconseille à Constantin VII de tenter, en 949, une reconquête de la Crète, entreprise qu’il voyait vouée à l’échec29. Au contraire, des moines de Bythinie, qui accompagnaient Jean II dans sa campagne, le décident à poursuivre le siège de la ville de Gangra, tenue par les Turcs Danishmendites (1133-1134), malgré la trahison des troupes alliées30. Il est indéniable que ces interventions des moines, qui prennent le plus souvent la forme de prophéties, servent, pour les auteurs des Vies de saint, à souligner la valeur spirituelle de leur héros et, pour les chroniqueurs, à démontrer la piété de l’empereur et sa confiance envers les moines. Il n’en reste pas moins que ces récits contiennent une part de vérité et que les moines prodiguaient en effet leurs conseils aux souverains dans de nombreux domaines ; leurs relations avec les membres de la cour et, un peu partout dans l’empire, avec les hauts fonctionnaires et les membres de l’aristocratie, leur permettaient d’être bien au fait des enjeux politiques et militaires de leur temps.

Garants du pouvoir impérial et de l’oikouménè byzantine Dès les débuts de l’histoire byzantine, au moment des querelles christolo­ giques, les moines se sont plusieurs fois opposés ouvertement à l’empereur, lui reprochant notamment ses interventions en matière de foi31. Au viiie et au début

28 Nicétas Chôniatès, Historiae, éd. J.‑L. Van Dieten, Berlin, 1975, p. 45, l. 27-28. 29 Vie de Paul le Jeune, éd. H. Delehaye, « Vita S. Pauli Iunioris in Monte Latro cum interpretatione latina Iacobi Sirmondi s. j. », in Milet, t. III, 1 : Der Latmos, Berlin, 1913, p. 105-135, chap. 28, p. 122. Sur l’expédition et la défaite de la flotte byzantine, voir D. Tsougarakis, Byzantine Crete. From the 5th Century to the Venetian Conquest, Athènes, 1988, p. 57-58. 30 Jean Kinnamos, Epitome rerum ab Ioanne et Alexio Comnenis gestarum, éd. A. Meineke, Bonn, 1836, p. 15, l. 3-5. 31 Les Vies de saints palestiniens composées par Cyrille de Scythopolis présentent ainsi plusieurs figures de moines opposés à l’empereur Anastase Ier (491-518) au sujet de l’orientation dogma­ tique du patriarcat de Jérusalem, voir K. Trampedach, « Reichsmönchtum ? Das politische Selbstverständnis der Mönche Palästinas im 6. Jahrhundert und die historische Methode des Kyrill von Skythopolis », in Millenium Studien : zu Kultur und Geschichte des ersten Jahrtausends n. Chr., éd. W. Brandes, A. Demandt, H. Leppin, H. Krasser et P. von Möllendorff, Berlin/ New York, 2005, p. 271-296, aux p. 273-284. Maxime le Confesseur reprochait à l’empereur Héraclius d’avoir compromis la profession de foi chalcédonienne avec le monoénergisme et

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du ixe siècle, dans les sources hagiographiques, la parrhèsia du moine est celui du moine iconodoule, héros de la foi orthodoxe contre la tyrannie impériale. Cette opposition, bien que magnifiée par l’hagiographie iconodoule comme l’ont bien montré les travaux de Marie-France Auzépy, a quand même pu fragiliser le pou­ voir impérial en ouvrant des brèches à toute forme de contestations32. D’après la Vie d’Étienne le Jeune, l’empereur iconoclaste Constantin V (741-775) savait que l’influence d’un moine qui possédait une clientèle nombreuse et riche pouvait saper son autorité : « installé sur le Mont [Auxence], il te tend des pièges » écrivaient les espions à l’empereur33. Les choses changent aux ixe et xe siècle quand les moines, sortis victorieux de la crise iconoclaste, deviennent les conseillers spirituels favoris de l’aristocratie et de la famille impériale. Désormais, leur parrhèsia va au contraire servir et dé­ fendre le pouvoir impérial. Tout d’abord, ces moines n’hésitent pas à condamner ouvertement toute tentative de révolte menée contre l’empereur. Les exemples sont nombreux dans les sources, mais je citerai seulement celui de Lazare de Galèsion (m. 1053) qui se serait opposé à la révolte de Constantin Barys contre Constantin IX Monomaque (1042-1055). Constantin Barys, qui n’est pas autre­ ment connu, aurait cherché à obtenir du moine quelques conseils avant de tenter de prendre le pouvoir ; il lui envoya, pour obtenir son accord, une importante quantité d’or, ainsi qu’un skaramangion, vêtement de soie coûteux porté par l’empereur et par les courtisans. Lazare refusa ces cadeaux et renvoya l’émissaire avec pour mission de prévenir Constantin que sa révolte était vouée à l’échec34. Les moines pouvaient compléter ces mises en garde par des actions plus concrètes et prévenir, par exemple, les autorités compétentes des conjurations dont ils avaient eu vent. Lazare de Galèsion, qui était en contact avec les élites locales et avec les dignitaires de Constantinople, put prévenir l’éparque de la capitale, Nicéphore Kampanarios, de l’imminence de la révolte de Michel V ; ce dernier tenta en effet, en 1042, d’écarter du pouvoir Zoé, fille de Constantin VIII,

d’avoir provoqué une longue querelle théologique au sein de l’empire et avec la papauté, voir W. Brandes, « ‘Juristische’ Krisenbewältigung im 7. Jahrhundert ? Die Prozesse gegen Papst Martin I und Maximos Homologetes », Fontes Minores (Byzanz) vol. 10, éd. L. Burgmann, Francfort, 1998, p. 141-212, à la p. 183. 32 M.-F. Auzépy, L’hagiographie et l’iconoclasme byzantin. Le cas de la Vie d’Étienne le Jeune, Alder­ shot, 1999, p. 271-288 ; Ead., « Les saints et le triomphe de l’orthodoxie » in The Heroes of the Orthodox Church, éd. É. Kountoura‑Galaki, Athènes, 2004, p. 17-29, aux p. 21-26 et Ead., « La place des moines à Nicée II (787) », dans L’histoire des iconoclastes, éd. M.‑F. Auzépy, Paris, 2007, p. 45-57. 33 Vie d’Étienne le Jeune par Étienne le Diacre, éd. et trad. fr. M.‑F. Auzépy, Londres, 1997, chap. 32, p. 132, l. 2. 34 Vie de Lazare de Galèsion (BHG 979), éd. AASS, Nov. III, Bruxelles, 1910, p. 508-588, trad. ang. R. P. H. Greenfield, The Life of Lazaros of Mt. Galesion : an Eleventh‑Century Pillar Saint, Washington, 2000, chap. 105, p. 540. Au sujet de cette révolte, voir J.-Cl. Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (963-1210), Paris, 1990, p. 64-65, no 74.

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qui l’avait adopté et porté au pouvoir35. Bien que relaté bien-sûr après coup, cet épisode n’est pas sans fondement car le moine avait fait la connaissance de Nicéphore Kampanarios lorsque celui-ci était juge du thème de Thracésiens et entretenait avec lui une correspondance amicale36. Les figures monastiques les plus charismatiques, qui détenaient une autorité spirituelle locale, apparaissent également comme d’excellents défenseurs de l’au­ torité impériale, en particulier dans les régions éloignées du centre de l’empire. Il est d’abord évident que les monastères, surtout les plus prospères d’entre eux, contribuaient à l’affirmation de l’autorité impériale jusqu’aux confins de l’empire, dans la mesure où ils témoignaient de la générosité et de la piété de l’empereur ; celui-ci était commémoré dans la liturgie et sa présence était symbolisée par des portraits, des offrandes et des objets symbolisant son autorité, tel que le bâton d’investiture de l’higoumène qui était conservé dans le trésor du monastère37. Plus intéressants pour notre propos sont les exemples de ces moines qui usent de leur parrhèsia pour proclamer leur attachement à une autorité impériale byzan­ tine pourtant concurrencée ou même éclipsée. Nous devons citer le cas significatif de Néophytos le Reclus (m. après 1214), fondateur d’une laure à Chypre dans la deuxième moitié du xiie siècle, bien connu des historiens pour avoir vivement stigmatisé le comportement des puissants de Chypre : dans plusieurs écrits, il les accusa d’opprimer les pauvres et de former une classe corrompue38.

35 Vie de Lazare de Galèsion, chap. 87, p. 536 ; chap. 102, p. 539-540 ; chap. 103, p. 539 ; chap. 106, p. 541 ; chap. 119, p. 543 ; chap. 245, p. 584-585. Sur cette révolte, J.-Cl. Cheynet, Pouvoir et contestations, p. 54-55, no 56. 36 Vie de Lazare de Galèsion, p. 540. 37 R. Benoit-Meggenis, L’empereur et le moine, p. 97-106, 185 et 199. Les higoumènes des grands monastères protégés par l’empereur recevaient le bâton pastoral des mains de celui-ci, à Constantinople, et non de l’évêque du lieu, voir notamment le cas du monastère de Xénophon, à l’Athos, avec les Actes de Xénophon, éd. D. Papachryssanthou, Archives de l’Athos XV, Paris, 1986, no 1, l. 67-68, l. 168-169 (1089), et les commentaires sur cette coutume dans les Actes de Lavra (cités supra n. 13), Archives de l’Athos V, p. 53-54, et les Actes du Prôtaton, éd. D. Papa­ chryssanthou, Archives de l’Athos VII, Paris, 1975, p. 123-124, 127, 250-251. 38 Voir Néophytos le Reclus, Περὶ τῶν κατὰ χῶραν Κύπρον σκαιῶν, éd. et trad. ang. C. D. Cob­ ham, Excerpta Cypria. Materials for a History of Cyprus (2e éd.), Cambridge, 1969, p. 10-13 ; Εἰς τὸν τίμιον καὶ ζωοποιὸν σταυρόν, éd. N. Papatriantaphyllou‑Théodoridi et Th. Yiakou in Αγίου Νεοφύτου του Εγκλείστου, Συγγράμματα, éd. N. G. Zacharopoulos, t. 3 : Πανηγυρική Α, Paphos, 1999, p. 178-179 ; Βιβλίον πενηντακοντακέφαλον, éd. P. Sôtiroudis, Ibid. t. 1, Paphos, 1996, chap. 49 ; et Βίβλος τῶν Κατηχήσεων, éd. B. K. Katsaros, Ibid. t. 2, Paphos, 1998, p. 307, 329. Voir aussi le Testament de Néophytos le Reclus, éd. I. P. Tsiknopoullos, Nicosie, 2001, trad. ang. C. Galatariotou, « Testamentary Rule of Neophytos for the Hermitage of the Holy Cross near Ktima in Cyprus », Byzantine Monastic Foundation Documents, éd. J. Ph. Thomas, A. Constantinidès-Héro et G. Constable, Washington, 2000, vol. 4, no 45, p. 1338-1373, et N. Couréas, The Foundation Rules of Medieval Cypriot Monasteries : Makhairas and St Neophytos, Nicosie, 2003, p. 129-168, chap. 3, p. 74, l. 15-16. Voir C. Galatariotou, The Making of a Saint. The Life, Times and Sanctification of Neophytos the Recluse, Cambridge, 1991, p. 190-191.

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Son franc-parler l’amena également à critiquer les autorités chypriotes : en effet, en 1184, l’île passa sous la coupe d’un membre de la famille comnène, Isaac Comnène, qui usurpa le pouvoir à son seul bénéfice. Néophytos se consacra dès lors à la condamnation sans équivoque d’un pouvoir qu’il jugeait tyrannique et illégitime ; le moine reprochait à Isaac Comnène d’avoir rompu l’équilibre du monde en se révoltant contre l’autorité légitime de l’empereur, seul représentant de Dieu sur terre39. Ses propos se firent plus amers encore après la conquête de Chypre par les Latins, en 1191 ; dans son testament, Néophytos accusait ceux-ci d’opprimer les Chypriotes et d’être responsables de la dépopulation de l’île40. Tous les écrits de Néophytos témoignent de son profond attachement à la personne de l’empereur et à l’autorité impériale. Après 1184 et même après 1191, Néophytos continuait de se référer aux empereurs byzantins et de considérer Chypre comme partie intégrante de l’empire ; après 1204 et la chute de Constanti­ nople, il sollicitait encore l’intercession des saints en faveur de la « Ville Reine » et des empereurs confrontés aux attaques de peuples étrangers41. Dans son testa­ ment, dont la dernière version date de 1214, le moine place encore son monastère sous « l’autorité divine » de l’empereur « gardé par Dieu », et ne désigne le roi de Chypre, probablement Hugues Ier de Lusignan (1205-1218), que comme l’administrateur de sa fondation42.

Influence du mode de vie monastique dans le discours idéologique Enfin, je pense que les moines participent au renouvellement du discours politique de leur temps et inspirent au souverain une pratique du pouvoir origi­ nale, fondée sur des bases charismatiques. Nous voyons en effet, à partir du ixe siècle, les empereurs adopter des comportements de type monastique. Je me contente ici de résumer les principaux traits de ces comportements : une humilité ostentatoire associée à des expressions de repentir, des pénitences sévères, le port d’un cilice attesté pour plusieurs empereurs, un mode vie simple, voire austère, et une obéissance marquée à l’égard de leurs conseillers spirituels43.

39 Néophytos le Reclus, Περὶ τῶν κατὰ χῶραν Κύπρον σκαιῶν, p. 10, l. 19-p. 11, l. 7, p. 12, l. 3-7. Voir C. Galatariotou, The Making of a Saint, p. 199-200, 210-213. 40 Testament de Néophytos le Reclus, chap. 11, p. 82, l. 15, canon 8, p. 95, l. 29-30. Des travaux ré­ cents sur l’occupation de l’île par les Lusignan tendent à nuancer les accusations de Néophytos et à souligner les capacités d’adaptation de l’aristocratie chypriote aux nouvelles conditions économiques et sociales, voir A. Nicolaou-Konnari, « Greeks », in Cyprus. Society and Culture, 1191-1374, éd. A. Nicolaou‑Konnari et Chr. Schabel, Leyde/Boston, 2005, p. 31-37, 58-62. 41 Néophytos le Reclus, Ἅγιοι τῆς Κύπρου, p. 156, l. 24, p. 159, l. 25-30. Voir C. Galatariotou, The Making of a Saint, p. 216-217. 42 Testament de Néophytos le Reclus, chap. 7 et 8, p. 78-79. 43 R. Benoit-Meggenis, L’empereur et le moine, en particulier p. 55-67.

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L’exemple le plus significatif de cette attitude d’humilité ostentatoire est sans doute celui de Romain Ier Lécapène, qui, selon les chroniqueurs, faisait preuve d’une grande vénération à l’égard des moines dont il sollicitait sans cesse les prières44. Il s’agissait là sans doute d’une expression de son repentir, dans la mesure où Romain n’avait pas respecté son engagement à préserver les droits de Constantin VII et avait exercé, avec ses fils, la réalité du pouvoir. Exilé par ses propres fils sur l’île de Prôtè en 944, devenu moine par la contrainte, l’empereur déchu organisa une cérémonie destinée à effacer ses péchés : L’empereur Romain ayant envoyé à tous les monastères et à toutes les laures, aussi bien dans la ville sainte qu’à Rome, fit venir à lui des saints moines au nombre de trois cents. Le Jeudi Saint, habillé du chitôn et du vêtement qui l’enveloppait, debout en présence de tous dans l’église, au moment où le prêtre allait élever le divin et saint pain , ayant écrit tous ses péchés sur un document, il les rendit publics devant tous. Tandis que les moines chantaient le Kyrie Eleison et pleuraient, il demanda leur pardon en faisant une métanie devant chacun d’eux45. Ce récit souligne l’humilité de l’empereur, qui s’incline devant les moines pour implorer leur pardon, mais aussi sa confiance en Dermokaïtès, son père spirituel qui est sans doute à l’origine de cette pénitence : Ce pittakion, sur lequel il avait écrit ses péchés, il le scella et l’envoya aux moines qui n’étaient pas présents, ainsi qu’à Dermokaïtès, moine parmi les saints, et il envoya aussi deux kentènaria aux moines de l’Olympe, afin qu’ils prient pour le salut de son âme. Dermokaïtès, recevant ce document et cette sentence, ordonna à tous les moines de jeûner pendant deux semaines et de prier pour les péchés de [l’empereur]. À Dermokaïtès resté debout une nuit et priant, une voix se fit entendre clairement : « la bienveillance de Dieu a triomphé ». Entendant cette voix pour la troisième fois, il prit le document, le déroula et le trouva vierge de toute écriture. Appelant tous les moines, il le leur montra et tous rendirent grâce à Dieu. Tous les moines produisirent une lettre de rémission des péchés et l’envoyèrent à l’empereur Romain qui a été enterré avec46.

44 Syméon Magistre et Logothète, Chronicon, p. 331-332 ; Théophane Continué, Chronographia, éd. I. Bekker, Theophanes Continuatus, Ioannes Cameniata, Symeon Magister, Georgius Monachus, Bonn, 1838, p. 418-419, p. 439-440. Au sujet du règne de Romain Lécapène et du pouvoir détenu par ses fils, voir S. Runciman, The Emperor Romanus Lecapenus and his Reign. A Study of Tenth‑Century Byzantium, Cambridge, 1929, p. 63-67, 231-232. 45 Théophane Continué, Chronographia, p. 439, l. 8-17. 46 Théophane Continué, Chronographia, p. 439, l. 23-p. 440, l. 14. Deux kentènaria correspondent à deux cents livres d’or.

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Cette extrême humilité, ces expressions d’indignité et de repentir, nous en retrouvons de nombreux exemples pour notre période, de même que nous voyons plusieurs empereurs, à partir du xe siècle surtout, adopter à la cour un mode de vie quasi monastique ou même devenir moine à la fin de leur vie47. Les chroni­ queurs comme les auteurs des éloges impériaux louent la simplicité, l’économie et la modestie de Basile II (976-1025), le grand empereur de la dynastie des Macédoniens48 ou présentent un Michel IV (1034-1041) menant une vie simple et austère, consacrée à l’étude des sciences et de « véritable philosophie », la théologie, sous la férule de son maître, Michel Psellos49. Les portraits des impératrices laissés par ces auteurs participent à cette mise en scene monastique : Anna Dalassène, la mère d’Alexis Ier Comnène (1081-1118), qui exerça une grande influence à la cour pendant les premières années de règne de son fils, pratiquait « le genre de vie qui convient aux moines et consacrait la plus grande partie de la nuit aux hymnes saints, se consumant dans une prière continuelle et dans les veilles »50. Irène de Hongrie, épouse de Jean II Comnène (1118-1143), est également décrite comme un modèle de vertu et de piété par plusieurs sources51. 47 Le xie siècle en particulier voit de nombreux empereurs devenir moines à la fin de leur vie, Michel IV en 1041, Michel VI en 1057, Isaac Ier en 1059, Romain IV en 1071, Michel VII en 1078, Nicéphore III en 1081. À la fin du xie siècle et au xiie siècle, les Comnènes et leurs parents les Doukas, reprirent cette coutume et l’amplifièrent au niveau familial : les parents respectifs de l’empereur Alexis Ier et de son épouse Irène Doukas prirent l’habit monastique, de même que le couple impérial, leurs frères et leurs belles-sœurs. Cette habitude est bien attestée jusqu’au décès de Manuel Ier en 1180 puis se fait plus sporadique. Pour les sources ayant trait à ces éléments, voir R. Benoit-Meggenis, L’empereur et le moine, p. 63-67. 48 Yahya ibn Sa‘id d’Antioche, Histoire, III, éd. I. Kratchkovsky et trad. fr. Fr. Micheau et G. Trou­ peau, Patrologia Orientalis, 47, fasc. 4, no 212 (1997), p. 372-559, aux p. 480-482 ; Michel Psel­ los, Chronographie, I, p. 4, 13-14 ; Skoutariôtès, éd. Sathas, p. 157, l. 18-25. Voir M. Arbagi, « The Celibacy of Basil II », Byzantine Studies, 2 (1975), p. 41-45 ; B. Crostini, « The Empe­ ror Basil II’s Cultural Life », p. 76-78 ; P. Stephenson, The Legend of Basil the Bulgar‑Slayer, Cambridge, 2003, p. 61. Selon le chroniqueur latin Adémar de Chabannes (m. 1034), Basile II serait même devenu moine en secret après sa victoire sur les Bulgares : Ademarus Cabanensis, Chronicon, chap. 32, éd. P. Bourgain, avec G. Pon et R. Landes, Turnhout, 1999, p. 154-155. 49 Michel Psellos, Chronographie, II, p. 174, 176. Voir aussi ses Éloges adressés à Michel V dans les Orationes panegyricae, notamment no 13, l. 23-31. Matthieu d’Édesse, Chronique de Matthieu d’Édesse continuée par Grégoire le Prêtre, éd. E. Dulaurier, Paris, 1858, p. 140, fait une description du caractère de l’empereur assez proche de celle de Michel Psellos. Pour l’expression de « véritable philosophie », voir Michel Psellos, Chronographie, I, p. 137-138. 50 Anne Comnène, Alexiade, livre III, chap. VIII, § 3. Voir aussi Jean Zonaras, Annales, éd. M. E. Pinder et Th. Buttner‑Wobst, Bonn, 1841-1897, p. 731, et Théophylacte d’Ochrid, Théophylacte d’Achrida. Discours, traités, poésies, éd. P. Gautier, Thessalonique, 1980, p. 95-96. Voir É. Mala­ mut, « Une femme politique d’exception à la fin du xie siècle : Anne Dalassène », dans Femmes et pouvoir des femmes en Orient et en Occident du vie au xie siècle, éd. A. Dierkens, R. Le Jan, St. Lebecq et J.-M. Sansterre, Lille, 1999, p. 103-120, aux p. 108, 116-119. 51 Voir la Vie d’Irène de Hongrie, qui fait l’éloge des vertus de l’impératrice dans S. Kotzabassi, « Feasts at the Monastery of Pantokrator », in The Pantokrator Monastery in Constantinople,

lA critique politique des Moines dAns l’eMpire byzAntin

Tous ces éléments indiquent un goût de plus en plus marqué, au sein de la cour, pour le mode de vie monastique, un mode de vie imité avec plus ou moins de zèle par tous les empereurs à partir des xe-xiiie siècles. La figure de l’empereur-moine domine largement les sources de la période et nous devons donc supposer qu’il s’agit là d’un nouveau modèle de souverain idéal, un modèle non pas théorisé de façon officielle mais exprimé par des gestes et des comporte­ ments qui font sens pour les contemporains et qui sont relayés par les chroniques. Le bon prince, à Byzance, doit désormais être le disciple des moines et vivre à leur imitation. Est-ce là seulement le résultat de l’influence spirituelle grandissante des moines dans la société byzantine ? Pouvons-nous y voir un choix conscient de la part des empereurs successifs qui ont senti la force politique de ce modèle ? Les vertus monastiques des empereurs leur permettent de s’élever au-dessus des hommes ; plusieurs chroniques et éloges soulignent précisément les mérites spirituels personnels des empereurs et leur attribuent des charismes monastiques, tels que le don de divination52. Cet attachement aux charismes personnels du souverain s’inscrit, rappelons-le, dans un contexte de renouvellement spirituel monastique mené par la haute figure de Syméon le Nouveau Théologien ; à partir du xe siècle et plus encore au xie siècle, circule l’idée que l’autorité spirituelle des moines résulte de leur relation directe avec Dieu et ne doit rien à une éventuelle ordination par les hommes. En prenant pour modèle l’autorité charismatique des moines, l’empereur peut prétendre à une relation directe avec Dieu et peut se passer désormais à la fois des prêtres et de ses conseillers. Le modèle monastique,

éd. S. Kotzabassi, Boston/Berlin, 2013, p. 153-190, aux p. 171-173 (l’hagiographe la qualifie de moniale dans le titre, voir p. 170), trad. ang. P. Magdalino, « The Foundation of the Pantokrator Monastery in Its Urban Setting », Ibid., p. 33-56, aux p. 53-55. Ses vertus sont également soulignées par Jean Kinnamos, Epitome rerum ab Ioanne et Alexio Comnenis gestarum, éd. A. Mei­ neke, Bonn, 1836, p. 9-10, et Nicolas Calliclès, Carmi, Testo critico, introduzione, traduzione, commentario e lessico, éd. R. Romano, Naples, 1980, qui cite notamment son « chitôn de pourpre teint de la sueur des ascètes ». Un poème de Théodore Prodromos, éd. I. Vassis, « Das Pantokratorkloster von Konstantinopel in der byzantinischen Dichtung », in The Pantokrator Monastery, p. 203-250, à la p. 229, l. 21-23, souligne que l’impératrice laissa le manteau de pourpre pour les haillons des moines. Voir L. Garland, Byzantine Empresses, Women and Power in Byzantium, 527-1204, Londres/New York, 1999, p. 199-200 ; É. Malamut, Alexis Ier Comnène, Paris, 2007, p. 323-325, sur les vertus attendues des impératrices au xiie siècle. 52 Selon Théophane Continué, Léon VI avait pu prédire l’avenir à deux reprises, au sujet de la tentative de coup d’État de Constantin Doukas en 913 (Théophane Continué, Chronographia, p. 373, l. 11‑p. 374, l. 2 ; Jean Skylitzès, Abrégé, p. 188) et à propos de la durée du règne de son frère Alexandre (Théophane Continué, Chronographia, p. 377, l. 13-16 ; Jean Skylitzès, Abrégé, p. 192, l. 27-29). Selon Nicétas Chôniatès, Basile II aurait prophétisé la révolte des Bulgares qui eut lieu sous le règne d’Isaac II Ange en 1186, et cette prophétie aurait été consignée dans le typikon du monastère de Saint‑Michel de Sôsthènion que Basile II avait fondé sur les rives du Bosphore (Nicétas Chôniatès, Historiae, p. 373, l. 70-73). Constantin IX Monomaque était convaincu d’être invulnérable en raison de « certaines visions et songes extraordinaires » relatifs à son règne (Michel Psellos, Chronographie, II, p. 12, 14).

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dans sa dimension charismatique, peut donc servir de support idéologique à un exercice du pouvoir autoritaire et absolu, et nous comprenons qu’il ait pu séduire les souverains en butte à des contestations de leur légitimité, en particulier les empereurs qui ne s’inscrivaient pas dans une dynastie ou qui devaient s’imposer par la force des armes.

NEGUIN YavaRI 

Progressive et illibérale *

La critique ash‘arite de la situation politique du xie siècle

Le Rāḥat al-ṣudūr wa āyat al-surūr, chronique de la dynastie turque des Seld­ joukides composée dans la première décennie du xiiie siècle (ca. 1204-1205) par Rāwandī, s’ouvre sur une préface dans laquelle l’auteur explicite ses opinions politico-théologiques. Il y explique que le juriste et théologien Abū Ḥanīfa (m. 767) et ses disciples connus comme les ahl al-ra’y (disons approximativement les rationalistes, les partisans de l’interprétation) sont les meilleurs gardiens de la foi en Dieu. Tant qu’il y aura des partisans du ḥanafisme sur terre, Dieu se montrera clément envers ses habitants. Rāwandī raconte qu’Abū Ḥanīfa, alors qu’il effectuait son dernier pèlerinage à La Mecque, se saisit de l’anneau de la porte d’entrée de la Ka‘ba et dit : « Ô mon Dieu, si mon interprétation est correcte et ma doctrine fondée, alors fais-les triompher, car j’ai prononcé la loi de Muḥammad en Ton nom ! » Un saint homme, qui se tenait près de la Ka‘ba, proclama : « Tant que l’épée est dans la main des Turcs, la doctrine ḥanafite prévaudra1 ». Ferme soutien du ḥanafisme et chroniqueur des Seldjoukides d’Anatolie (1081-1307) après l’effondrement de leur empire dans l’est de l’Islam, Rāwandī poursuit par une louange de la doctrine jurisprudentielle des shāfi‘ites en tant qu’elle est proche du ḥanafisme. L’imam al-Shāfi‘ī (m. 820) ayant commencé sa carrière de juriste comme disciple d’Abū Ḥanīfa, Rāwandī considère que les adeptes qui portent son nom sont particulièrement dignes d’éloges. Il juge que l’empire seldjoukide a été perturbé à partir du moment où des chiites et des ash‘arites se sont glissés à la cour et dans les administrations. Accuser les chiites de sédition et d’agitation est un motif récurrent dans l’historiographie sunnite du Moyen Âge, mais la dénonciation explicite d’al-Ash‘arī (m. 936), dont la théologie prévalait en Égypte et dans l’essentiel de la Syrie, dans l’est iranien et en Transoxiane, est beaucoup plus surprenante. Rāwandī juge que les secrétaires * Le chapitre a été traduit de l’américain par Enki Baptiste et Marie-Céline Isaïa. 1 Muḥammad b. ‘Alī b. Sulaymān Rāwandī, Rāḥat al-ṣudūr wa ayāt al-surūr dar tārīkh-i Āl-i Saljūq, éd. M. Iqbal, réimp. Téhéran, 1985, p. 17. Neguin Yavari • University of Oxford, Oxford Nizami Ganjavi Centre Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 361-376. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131537

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et les bureaucrates ash‘arites et chiites, alors qu’ils avaient, comme on sait, le privilège de l’écrit au xiie siècle, ont laissé la situation se dégrader au point que dans la Bagdad du début du xiiie siècle (ca. 598/1201), on vendait au poids des ouvrages scientifiques, des collections de ḥadīth et des copies du Coran pour des sommes dérisoires (yik man binīm dāng)2. Pour mettre un terme aux injustices et au chaos qui gangrénaient l’empire, Rāwandī conseille au jeune sultan seldjoukide Ghiyāth al-Dīn Kaykhusraw (r. 1205-1211)3 de ressusciter les comportements de ses illustres ancêtres, les Grands Seldjoukides d’Iran (1040-1194) qui étaient tous ḥanafites. Le plus grand de ces Grands Seldjoukides est Malikshāh (r. 1072-1092), connu pour sa propension à déléguer : il plaça son empire, sa confiance et les affaires des musulmans dont il avait la charge entre les mains de Niẓām al-Mulk (m. 1092), vizir persan inégalé. En plus d’être un chef visionnaire et un adminis­ trateur responsable, Niẓām al-Mulk fut le chantre de la doctrine légale shāfi‘ite et de son pendant théologique ash‘arite4. Rāwandī ne se montre jamais élogieux à l’égard de Niẓām al-Mulk, mais tient le sultan seldjoukide ḥanafite au-dessus de tout reproche. D’où le problème : puisque toutes les sources médiévales lient l’éclat du règne de Malikshāh à la sagacité de son vizir5, que pouvait avoir en tête l’ḥanafite qu’est Rāwandī lorsqu’il s’enthousiasme en rappelant le long règne de Malikshāh ? Ceci n’est pas étranger à l’épineuse question de l’animosité entre le ḥanafisme et l’ash‘arisme. Qu’est-ce qui irritait tant les partisans d’Abū Ḥanīfa dans la doctrine ash‘arite ?

Tableau politique du xi e  siècle

Les ḥanafites du ixe siècle avaient plaidé pour que les lois qui régissent la vie des musulmans et leurs normes ne soient pas directement tirées des ḥadīth, ces paroles et usages attribués au Prophète et collectés par ses Compagnons : ils préconisaient de les déduire par raisonnement, en appliquant les méthodes de la théologie spéculative, ou kalām, au Coran et aux faits et gestes du Prophète, cet ensemble qu’on appelle la sunna de Muḥammad. Pour utiliser un terme incroyablement opaque d’une manière totalement anachronique, les ḥanafites défendaient une interprétation plus libérale de l’islam. Au xie siècle, être libéral 2 Rāḥat al-ṣudūr, p. 33, « au prix d’un maigre repas ». Le terme persan de man désigne une unité de poids. 1,5 man équivaut à 0,5 dāng. 3 Rāwandī destinait initialement le Rāḥat al-ṣudūr à Sulaymān Shāh II, mais le sultan avait été déposé quand il le termina en 1205. Il refit alors la dédicace en faveur de Ghiyāth al-Dīn Kaykhusraw, qui avait déjà gouverné de 1192 à 1196 et à nouveau de 1205 à 1211. 4 Sur la théologie ash‘arite, voir M. Allard, Le problème des attributs divins dans la doctrine d’alAš‘arī et de ses premiers grands disciples, Beyrouth, 1965. 5 Pour un complément d’information sur la vie et l’héritage de Niẓām al-Mulk, voir N. Yavari, The Future of Iran’s Past : Nizam al-Mulk Remembered, New York, 2018.

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signifiait ne pas considérer les pécheurs comme des mécréants : tant qu’un musul­ man demeurait un croyant au plus profond de son cœur, il restait membre de la communauté et était à l’abri de tout châtiment, selon l’autorité ultime du Coran qui l’emporte sur les usages et décrets prophétiques. Au siècle précédent, l’école ḥanafite s’était préoccupée du sort des convertis conformément à sa démarche politique libérale : les officiers du gouvernement et les juges cherchaient à limiter le nombre des conversions, puisque les musulmans ne payaient plus la capitation, mais les ḥanafites avaient épousé la cause des convertis. Avec le xie siècle, et en particulier dans les régions du Khurāsān et de Trans­ oxiane, ce sont les partisans de l’imam al-Shāfi‘ī, autrefois rivaux du ḥanafisme, qui prirent le dessus. L’école juridique shāfi‘ite, généralement considérée comme modérée, lutta pour réduire les querelles sectaires en préconisant une voie mé­ diane susceptible de séduire les adeptes de doctrines concurrentes ; du moins les shāfi‘ites n’adoptèrent-ils pas une posture agressive. L’imam al-Shāfi‘ī était également un esprit synthétique : « on pense qu’il fut le premier à formuler des principes abstraits et définitions capables d’encadrer le déroulement même du raisonnement, un processus qu’on pratiquait avant lui de façon spontanée et par conséquent moins systématique6 ». Il aspirait à fonder une école juridique unique à laquelle tous les musulmans pourraient souscrire. Il échoua pour finir car la loi islamique « était par sa nature même et sa formation contextuelle un processus sans fin plutôt qu’un produit fini, pour cette raison qu’elle visait essentiellement à instaurer des règles susceptibles de mettre rigoureusement en rapport le processus législatif avec les sources sacrées7 ». Il parvint toutefois à élaborer des règles pour définir les sources de la normativité religieuse, règles selon lesquelles les juristes devaient justifier leurs opinions. Au fil du temps, les écoles juridiques sunnites concurrentes adoptèrent cette méthode. Les efforts et l’influence d’al-Shāfi‘ī pro­ voquèrent une évolution de la loi islamique vers une science de l’interprétation qui permit aux juristes savants d’« occuper une situation de pouvoir qui leur permettait de critiquer les politiques publiques, les coutumes des sociétés, les orthodoxies et les orthopraxies bien établies8 ». La majorité des shāfi‘ites souscrivaient aux enseignements ash‘arites en matière de théologie, enseignements qui privilégiaient aussi une voie moyenne : al-Ash‘arī avait « sauvé » l’islam d’un anéantissement orchestré par les ḥanafites en connec­ tant la sharia aux normes évoquées par les spécialistes du ḥadīth, mais avait dans le même temps innové en propageant une méthode rationnelle pour en déduire une loi positive. Si on la présente sous cet angle, on comprend mieux la séduction exercée par la nouvelle théologie sur des oulémas de premier plan. Ceci dit, la propagation rapide de l’ash‘arisme dans la société en général, et son adoption par les élites politiques, demandent encore à être clarifiées. Le ḥanafisme du xie siècle 6 Ah. El-Shamsy, The Canonization of Islamic Law : A Social and Intellectual History, Cambridge, 2014, p. 194. 7 Ibid. 8 Ibid., p. 224.

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était connu pour son respect de l’effort humain dans la déduction des normes politiques et légales et pour sa capacité d’inclusion : pourquoi Niẓām al-Mulk fut-il alors insensible aux idées de cette école, alors qu’il vivait à une époque où les conflits sectaires étaient parmi les plus pressantes préoccupations du pouvoir ? Ce chapitre défend l’idée que, pour écrire une analyse politique de la loi et de l’histoire islamiques, il est indispensable de comprendre le mouvement ash‘arite du xie siècle. En effet, contrairement à l’image renvoyée par Rāwandī du ḥanafisme et du shāfi‘isme travaillant main dans la main, c’est l’inverse qui s’est produit : le xe et le xie siècles furent bien davantage marqués par les luttes intes­ tines entre les différentes écoles sunnites que par leur opposition avec la minorité chiite9. Bien que Rāwandī soit indulgent à l’égard des shāfi‘ites, sa condamnation du credo ash‘arite est sans équivoque. Il faut une lecture politique de cette histoire pour faire émerger, à partir des récits du xie siècle, les questions et les désaccords qui alimentèrent les conflits à l’intérieur du sunnisme. Les enseignements d’al-Ash‘arī et d’al-Shāfi‘ī devinrent dominants au xie siècle, vraisemblablement parce que l’une et l’autre école ouvrait une porte de sortie dans le conflit sans issue opposant les ḥanafites aux ahl al-hadīth, qui plaidaient pour qu’on limite l’interprétation humaine pour déduire la loi islamique10. Pour apaiser ces défenseurs du ḥadīth, les ash‘arites donnèrent la primauté à la sunna prophétique et aux écritures, et pour amadouer les ḥanafites les plus rationalistes, ils adoptèrent la méthode rationnelle de déduction de la loi. C’était le moyen à la fois de préserver le caractère sacré de la Révélation divine et d’adapter, lentement mais sûrement, la sharia islamique aux besoins changeants de la communauté. La doctrine modérée des ash‘arites s’est donc imposée parce qu’elle apportait une solution au désaccord sur les limites de l’interprétation humaine. Ce désaccord n’était pas la seule pomme de discorde dans le domaine isla­ mique du xie siècle. La localisation et l’étendue du pouvoir politique même étaient devenues des questions brûlantes au fur et à mesure qu’il devenait clair que l’inefficace et impuissant califat abbasside de Bagdad avait perdu le contrôle de la situation. Les intellectuels semblaient à première vue se satisfaire de cette répartition de facto du commandement islamique – un calife à Bagdad et un (ou des) homme(s) fort(s), de préférence turc(s), chargé(s) de maintenir la cohésion

9 Sur la violence endémique dans le Khurāsān à cette période, voir R. W. Bulliet, The Patricians of Nishapur, Cambridge, 1972, p. 28-45. 10 Selon Ah. El-Shamsy, Aḥmad b. Ḥanbal, l’un des grands transmetteurs de hadīth, aurait soutenu al-Shāfi‘ī et se serait inspiré de la façon dont ce dernier envisageait la relation entre le Qur’ān et la tradition (sunna) du Prophète. Interrogé quant à savoir « si la sunna détermine le sens du Qur’ān », Ibn Ḥanbal aurait répondu : « Je considère que la sunna indique le sens du Qur’ān » : voir The Canonization of Islamic Law, p. 195-201 et p. 196 pour la citation. Pour un point de vue nuancé sur le blocage entre ash‘arisme et ḥanbalisme, M. Allard, « En quoi consiste l’opposition faite à al-Ash‘arī par ses contemporains ḥanbalites ? », Revue des études islamiques, 28 (1960), p. 93-105.

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militaire et administrative de l’empire – mais c’était par un effort sans conviction, et évidemment limité, pour rendre ce statu quo légitime. L’interminable déclin des Abbassides a d’autres exemples dans l’histoire des empires prémodernes. Comme l’ont observé C. A. Bayly et P. F. Bang, les empires ottoman et moghol connurent au xviiie siècle des évolutions similaires, avec la perte progressive par le palais de sa fonction de centre décisionnel avant que le souverain ne soit vaincu militairement, d’une façon décisive du moins, ou ne soit balayé par des nouveaux courants d’idées. En outre, les deux auteurs ont également montré que ces processus soutiennent la comparaison avec certaines dimensions de la provincialisation qui affecta l’empire romain tardif11. Comme dans le cas des Abbassides, la défaite militaire ne fut que la cause immédiate de la chute de l’empire. De là mon sentiment que c’est en voulant assurer la survie de l’autorité dans un empire à la dérive qu’on stimula le débat d’idées et que c’est en prenant la mesure des besoins suscités par cette crise qu’on pourra expliquer l’ascension progressive de la doctrine ash‘arite parmi les forces en présence qui avaient, pour le reste, des intérêts divergents. La prise de conscience que le modèle politique ne tiendrait pas sans une superstructure islamique conduisit les intellectuels, les mystiques, les clercs et les responsables politiques à se rassembler. La puissance militaire, l’éclat de la domination des Seldjoukides – leur shawka12 – était néces­ saires mais insuffisants pour garantir le modèle politique. Ce n’était pas l’islam en tant que religion qui était en jeu, mais un concept désincarné d’islam, capable de servir de fondation à des prétentions laïques au pouvoir et susceptible de faire tenir ensemble les populations et les groupes d’intérêt divers et variés des terres abbassides. On voit alors apparaître sous cet angle la double fonction de l’élite religieuse du xie siècle, qui agissait à la fois en critique et en garante de la survie du califat abbasside. Et, plus important encore, c’est la question concrète du débat intellectuel qui apparaît centrale – ce débat d’idées dont le monde savant veut qu’il ait été un monopole de l’histoire intellectuelle de l’Occident et le facteur clé dans la naissance de la modernité politique occidentale.

11 Ch. A. Bayly et Ch. F. Bang, « Introduction : Comparing Pre-Modern Empires », The Medieval History Journal, 6 (2003), p. 169-187, à la p. 179. 12 Le trait distinctif de la shawka est l’efficacité. Sohaira Siddiqui définit la shawka d’après les écrits d’al-Juwaynī comme « le pouvoir d’influence politique et social que les électeurs (ces quelques personnes de confiance à qui l’on confie le soin de désigner le futur imām) doivent posséder de telle sorte que leur désignation de l’imām conduise naturellement à son approbation par les masses. », S. Siddiqui, « Power vs. Authority : Al-Juwaynī’s Intervention in Pragmatic Political Thought », Journal of Islamic Studies, 28 (2017), p. 193-220, à la p. 204.

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La portée critique du roi fainéant

Les intellectuels musulmans du xie siècle étaient conscients des défis qui s’an­ nonçaient. En réponse à la crise politique qui faisait sombrer le monde islamique, naquit une convergence puis un consensus véritable parmi les théologiens, les juristes et les responsables politiques. Possible reflet de la double fonction des savants, à la fois critiques et garants de l’ordre politique établi, le point nodal de ce consensus était une définition polyvalente de l’islam souverain (aux antipodes de la souveraineté islamique, comme on le verra ci-dessous) qui permettait à des intérêts concurrents de se retrouver autour d’un objectif commun et offrait plus substantiellement le lexique politique que les nouvelles circonstances rendaient nécessaire. Les exemples développés ci-après montrent le large spectre de réac­ tions – parmi lesquelles des critiques amères – que la crise engendra. Pour renforcer le pouvoir bancal des Abbassides du xie siècle, et pour résister aux tentatives de résurrection du califat à partir d’une légitimité islamique évanes­ cente et de racines historiques et textuelles mourantes, Abū Ḥamīd al-Ghazzālī (m. 1111), de sensibilité shāfi‘ite et ash‘arite, théorisa un système de gouverne­ ment fondé sur une répartition égale entre le gouvernement califal et non califal13. Sur un ton résolument pragmatique, il avoue les défauts des califes abbassides en même temps qu’il fait entendre les risques de l’anarchie. Son modèle fait reposer l’autorité politique directement, sans médiation aucune, sur les épaules du sultan, en raison de sa shawka. Les califes quant à eux, sont l’autorité religieuse suprême, car la loi (sharī‘a) ne peut être appliquée sans eux14. Al-Ghazzālī affirme que la sharia prévoit un imam (un chef selon la pensée sunnite) qui tire son autorité du consensus de la communauté et est capable d’exercer le pouvoir avec efficacité – chose qui, à son époque, exigeait l’intervention et du calife et du sultan. C’était donc le calife abbasside qui obtenait le droit de trancher en matière religieuse, tandis que le sultan prenait la tête d’un gouvernement pleinement légitime et laïc par la force des choses – au prix il est vrai d’un serment d’allégeance au calife, assez superficiel. L’historiographie a vu dans la théorie de la shawka défendue par al-Ghazzālī une négation de sa position « originelle » sur la suprématie du califat – position qui serait apparemment la version sunnite correcte15. Un spécialiste d’histoire des Seldjoukides a même qualifié la shawka d’al-Ghazzālī de « pieuse 13 A. K. S. Lambton, « Al-Juwaynī and al-Ghazālī : The Sultanate », in Ead., State and Government in Medieval Islam : An Introduction to the Study of Islamic Political Thought, Oxford, 1981, p. 111-113 ; Er. Glassen, Der Mittlere Weg : Studien zur Religionspolitik und Religiosität der späte­ ren Abbasiden-Zeit, Wiesbaden, 1981, p. 63-84 ; M. Campanini, « In Defence of Sunnism : Al-Ghazālī and the Seljuqs », in The Seljuqs : Politics, Society and Culture, éd. Ch. Lange et S. Mecit, Édimbourg, 2011, p. 228-239. 14 M. Campanini, « In Defence of Sunnism », p. 234-237. 15 Voir par exemple C. Hillenbrand, « Islamic Orthodoxy or Realpolitik ? Al-Ghazālī’s Views on Government », Iran, 26 (1988), p. 81-94 ; K. Garden, The First Islamic Reviver, Abu Hamid al-Ghazali and his Revival of the Religious Sciences, New York, 2014, p. 26-27. Une revue critique de l’historiographie dans Y. Said, Ghazali’s Politics in Context, Abingdon, 2013, p. 1-10.

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malhonnêteté16 », en contradiction avec ce qu’on s’imagine sans doute être « l’or­ thodoxie musulmane », concept sacrosaint qui semble impossible à déloger de la tête des orientalistes contemporains. Comme l’a suggéré Christian Lange, « la posture critique adoptée par al-Ghazzālī face à l’autorité temporelle des rois et ses incessantes mises en garde contre la tyrannie montrent que la théologie ash‘arite, où la justice de Dieu est aussi arbitraire que sa violence, n’accordait pas la même latitude au sultan. Dans son traité sur les quatre-vingt-dix-neuf noms admirables de Dieu (asmā’ Allāh al-ḥusna), il est très clair sur le fait que Dieu est appelé roi (malik) d’une manière à laquelle aucun souverain temporel ne pourrait songer à aspirer17 ». Ce n’est pas le calife mais Dieu incarné dans la sharia qui est souverain dans la théorie d’al-Ghazzālī, et ce au service du bien commun. L’Église au milieu du viiie siècle avait été confrontée à un choix similaire – du moins de prime abord. Parce qu’il voulait fonder sa propre dynastie et cherchait la manière convenable d’évincer la famille royale en place, Pépin le Bref (r. 752-768), père de Charlemagne, dépêcha des émissaires à Rome pour demander au pape s’il était bon qu’un roi manquât de pouvoir (rex inutilis). Le pape Zacharie décréta qu’« il serait préférable d’appeler roi celui qui jouit du pouvoir plutôt que celui qui est là mais en est dénué ». Dans l’intérêt de la stabilité et de l’ordre, le pape « ordonna par son autorité apostolique que Pépin soit couronné ». Les clercs annoncèrent la fondation d’une nouvelle dynastie en fanfare et le pape envoya sa bénédiction. C’est ainsi que prit fin le gouvernement fantoche de rois mérovin­ giens qui, sans pouvoir, étaient parvenus à succéder les uns aux autres pendant plus d’un siècle18. Cette shawka chrétienne est célébrée dans les annales de la pensée politique occidentale comme un exemple précoce de la préoccupation cruciale de la pensée politique pour le bien-être de la communauté : voici qui forme un contraste aigu avec la situation en Islam. Selon Abū al-Ma‘ālī al-Juwaynī (m. 1085), autre juriste shāfi‘ite ash‘arite du xie siècle, il fallait commencer par remplacer le calife abbasside pour atteindre ce bien-être de la communauté. Pour remplir les devoirs de sa charge, plaide Al-Juwaynī, le calife doit être juste, pieux, et capable de faire valoir ses vues dans les débats juridiques et politiques : un descendant des Quraysh inefficace et inculte n’est rien d’autre qu’un fardeau pour la communauté19. En outre, son 16 C. Hillenbrand, « Islamic Orthodoxy or Realpolitik ? », et pour une lecture nuancée des positions subtiles d’al-Ghazzālī sur la théologie et la philosophie, T. Nagel, The History of Islamic Theology : From Muhammad to the Present, trad. Th. Thornton, Princeton, 2e éd., 2006, p. 200-203. 17 Ch. Lange, « Sitting by the Ruler’s Throne : Al-Ghazālī on Justice and Mercy in this World and the Next », in Crueldad y compasíon en la literatura árabe e islámica, éd. D. Serrano, Madrid, 2011, p. 131-148, à la p. 145. 18 J. L. Nelson, « Kingship and Empire in the Carolingian World », in Carolingian Culture : Emulation and Innovation, éd. R. McKitterick, Cambridge, 2004, p. 52-87, p. 54. 19 Imām al-Ḥaramayn Abū al-Ma‘ālī al-Juwaynī, Ghiyāth al-umam fī iltiyāth al-ẓulam, éd. F. ‘Abd al-Mun‘im et M. Hilmi, Alexandrie, 1979. Sur les débats du xie siècle à propos du pouvoir politique, N. Yavari, The Future of Iran’s Past, p. 109-111. Pour une comparaison plus poussée

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but étant de faire du bien à la communauté, le gouvernement dépendait de sa capacité à préserver la solidarité entre ses membres. Al-Juwaynī ne s’est donc pas contenté de discréditer la légitimité de la dynastie abbasside, il a défendu à la place le règne du détenteur de la kifāya, c’est-à-dire de la compétence et de l’habileté à bien gouverner20. Dans toute l’élite politique active dans le monde islamique du xie siècle, écrit-il, c’est Niẓām al-Mulk qui mérite le califat, puisqu’il est le seul à posséder aussi bien des compétences en matière de commandement que des talents politiques. Apparemment, jusqu’au sommet de la faction des shāfi‘tes ash‘arites, on n’était pas d’accord sur les remèdes à employer. De plus, la critique virulente n’était pas restreinte au débat entre les principaux théologiens ash‘arites. Dans son Siyar al-mulūk, un miroir aux princes adressé au souverain seldjoukide Malikshāh, le vizir Niẓām al-Mulk donne aussi son point de vue sur la question du gouvernement juste et sur le bon équilibre à conserver entre calife et sultan. Sa solution est donnée indirectement à travers une anecdote particulièrement déchirante et détaillée : il est question d’un tailleur de Bagdad à qui le calife abbasside al-Mu‘taṣim (r. 833-842) en personne donne carte blanche pour critiquer tous les gens, autant qu’il lui plaira. Le tailleur est connu pour sa proximité avec le souverain et est donc sollicité par un homme qui cherche justice parce qu’on l’a lésé. Après qu’il est intervenu avec succès auprès du calife, le tailleur explique d’où lui vient cette relation extraordinaire avec lui : Sachez que je suis le muezzin de cette mosquée depuis trente années maintenant et que je suis tailleur par vocation. Je n’ai jamais bu de vin, jamais commis l’adultère ni forniqué avec un homme, je n’ai jamais péché. Un jour, après l’appel à la prière, j’ai vu de l’autre côté de la rue un commandant militaire qui vit là : il essayait d’arracher le voile de la femme d’un voisin. La femme appelait à l’aide et affirmait que le Turc essayait de l’enlever. Elle hurlait : « Mon mari a juré qu’il divorcerait si je découchais, ne serait-ce qu’une seule nuit ! » Personne n’osait intervenir, car le Turc était haut placé et connu pour sa cruauté. Le tailleur ne put tolérer un tel acte d’impiété. Il rassembla un groupe d’hommes et ils se rendirent à la maison du commandant. Se remémorant l’obligation de promouvoir le bien et d’interdire le mal, ils crièrent : « Penses-tu qu’il n’y a plus aucun musulman à Bagdad ? Comment oses-tu, sous le nez du calife, traîner une pieuse femme chez toi pour pécher avec elle ? Nous te donnons le choix : remets-nous cette femme aussitôt ou nous irons porter plainte devant al-Mu‘taṣim ». Le Turc les ignora entre la conception du sultanat chez al-Ghazzālī et al-Juwaynī, A. K. S. Lambton, « Al-Juwaynī and al-Ghazālī : The Sultanate », p. 104-107. 20 Comme l’a montré Wael B. Hallaq, la capacité à exercer le pouvoir est centrale dans la pensée politique d’al-Juwaynī. W. B. Hallaq, « Caliphs, Jurists and the Saljūqs in the Political Thought of Juwaynī », Muslim World, 74 (1984), p. 26-41, aux p. 39-41. Sur le lexique politique d’alJuwaynī, voir O. Anjum, « Political Metaphors and Concepts in the Writings of the EleventhCentury Sunni Scholar, Abū al-Ma‘ālī al-Juwaynī (419-447/1038-1085) », Journal of the Royal Asiatic Society, 26 (2016), p. 7-18.

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et ordonna à ses hommes de tabasser les manifestants. De retour chez lui, le tailleur muezzin ne parvint pas à trouver le sommeil. Il savait qu’il était trop tard pour sauver l’honneur de la femme, mais il était temps encore de l’empêcher de passer la nuit hors de chez elle, ce qu’avait interdit son mari. Il décida de faire l’appel à la prière sans attendre l’aube, pensant que le Turc débauché ne se rendrait pas compte de l’heure et laisserait partir la femme. Mais al-Mu‘taṣim était éveillé et se fâcha à cause de cet appel à la prière intempestif. Il envoya son chambellan à la recherche du pécheur qui avait essayé de désorienter les musulmans en lançant un faux appel à la prière. Le muezzin fut amené au calife. Quand ce dernier connut le comportement du Turc, il envoya son général le mettre dans un sac et le battre jusqu’à ce que tous les os de son corps soient brisés. Le sac fut ensuite balancé dans le Tigre21. Cette anecdote est souvent interprétée comme une attaque contre les Turcs et comme une preuve de leur barbarie, un lieu-commun dans l’historiographie du xiie siècle consacrée aux Seldjoukides. Elle est encore prise à la lettre comme témoignage de la méfiance de Niẓām al-Mulk devant le gouffre qui grandissait alors entre lui et le sultan, qui conduisit à sa destitution en 1091, quelques mois avant son assassinat22. La fortune de cette anecdote appelle toutefois à la prudence face à une application trop rapide aux faits historiques, puisqu’un récit similaire figure dans le Tajārib al-salaf de Hindūshāh Nakhjavānī, achevé en 1323. Hindūshāh reconnaît citer le Siyar al-mulūk, mais désigne un léger désaccord avec sa source : « Cette histoire, note-t-il, est racontée par le vizir Niẓām al-Mulk dans son ouvrage Siyar al-mulūk et rapportée au temps d’al-Mu‘taṣim et non d’alMu‘taḍid, Dieu seul sait23 ». Une version élaborée se trouve également dans le Nishwār al-muḥāḍara24 d’al-Tanūkhī (m. 994). Comme Hindūshāh, le qāḍī irakien situe l’histoire à l’époque du calife al-Mu‘taḍid (r. 892-902), avec le vizir ‘Ubayd Allāh b. Sulaymān b. Wahb (m. 901) comme personnage principal. Tout en considérant le portrait à première vue peu flatteur que dresse Niẓām al-Mulk de ses patrons de jadis, les Turcs, il est utile de rappeler « la neuvième histoire du premier jour », la plus courte du Décameron de Boccace (m. 1375), qui raconte l’histoire d’une dame de Gascogne qui, de retour de Terre sainte, fait étape à Chypre. Agressée et humiliée par un groupe de malfrats, elle souhaite

21 Il s’agit d’une version légèrement abrégée de l’anecdote que l’on trouve dans l’ouvrage de Niẓām al-Mulk. Voir Abū al-Ḥasan b. ‘Alī Niẓām al-Mulk, Siyar al-mulūk, éd. H. Darke, Téhéran, 1961, p. 69-72 ; à voir également dans la nouvelle édition de Mahmud ‘Abidi, Téhéran, 2019, p. 57-68. 22 De nombreuses sources médiévales suggèrent que Malikshāh fut complice du meurtre de son homme de confiance. Voir N. Yavari, The Future of Iran’s Past, p. 97-104. 23 Hindūshāh b. Sanjar b. ‘Abd Allāh Ṣāḥibī Nakhjavānī, Tajārib al-salaf, éd. ‘A. Iqbāl, Téhéran, 1934, p. 194-195. 24 Al-Muḥassin b. ‘Alī al-Tanūkhī, The Table-Talk of a Mesopotamian Judge, Being the First Part of the Nishwār al-Muḥāḍarah, or Jāmi‘al-Tawārīkh, éd. et trad. D. S. Margoliouth, Londres, 1921-1922, p. 164-168.

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porter l’affaire devant le roi de Chypre mais le roi, lui dit-on, est pusillanime et trop faible, que ce soit pour corriger les torts faits à autrui ou pour punir ceux qui l’insultent. Ainsi, lorsque les gens du royaume sont en colère pour une raison ou une autre, ils se sentent libres d’insulter leur roi en toute impunité. La dame qui désespère de la justice mais souhaite désormais se venger, se rend auprès du roi et lui demande comment il parvient à supporter sa propre honte : elle voudrait bien apprendre à vivre avec la sienne. Ses paroles piquent le souverain et, comme un homme tiré de son sommeil, il punit les torts infligés à la dame et devient le fléau qui châtie tous ceux qui l’ont humilié et qui ont déshonoré sa couronne25. Comme Edward Peters l’a relevé, une version abrégée figure dans l’ouvrage Il Novellino de la fin du xiiie siècle, Sercambi répète l’anecdote au xive siècle, cette fois-ci en mettant en scène un roi du Portugal, puis Sansovino au début du xvie siècle26 – il y a d’autres exemples. Ce motif du roi fainéant a des racines historiques lointaines et ne peut pas être assigné à un contexte d’élaboration originel. Dans son histoire du souverain ghaznévide Mas‘ūd (r. 1031-1040), Abū l-Faḍl al-Bayhaqī (m. 1077) raconte le destin d’Afshīn27, qui servit comme commandant militaire dans l’armée du même al-Mu‘taṣim et que le calife laissa mourir de faim dans la prison du palais en 842. Afshīn était accusé de sentiments chauvins pro-iraniens et de conspiration contre le calife musulman. L’anecdote met en scène un autre vizir, Aḥmad b. Abī Dū’ād (m. 854), membre puissant de la cour et juge influent quoique controversé, dont la détermination se heurte à la pusillanimité du calife et qui contribue à la renaissance morale et politique. L’histoire commence quand Aḥmad, le vizir, s’éveille en pleine nuit, terrassé par l’angoisse. Pour calmer ses craintes et éviter peut-être une crise qu’il pressent imminente, Aḥmad décide de rendre visite au calife. À son arrivée cependant, le portier lui apprend que le calife est occupé à festoyer et qu’il n’est pas disposé à recevoir de visite. Aḥmad implore que le portier avertisse le calife de sa présence et obtient bientôt une audience d’al-Mu‘taṣim. Le calife lui explique alors que, en proie à l’avidité et à la jalousie, Afshīn l’insolent a demandé sa permission pour arrêter Abū Dulaf ‘Ijlī (m. 840-841), un notable distingué et membre éminent du cercle des intimes du calife. Épuisé par l’insistante obstination d’Afshīn, alMu‘taṣim avait fini par céder. Plein de remords, il demande à Aḥmad d’intervenir au plus vite pour sauver Abū Dulaf et éviter un meurtre injuste. Aḥmad se rue au palais d’Afshīn et trouve ce dernier engagé dans les préparatifs de l’exécution.

25 Ed. Peters, « Henry II of Cyprus, Rex inutilis : A Footnote to Decameron 1.9 », Speculum, 72 (1997), p. 763-775, à la p. 763. À propos de l’influence de la littérature arabe et persane sur Boccace, voir F. D. Lewis, « One Chaste Muslim Maiden and a Persian in a Pear Tree. Analogues of Boccaccio and Chaucer in Four Earlier Arabic and Persian Tales », in Metaphor and Imagery in Persian Poetry, éd. A. Seyed-Ghorab, Leiden, 2012, p. 137-204. 26 Ibid., p. 764. 27 Sur Afshīn, voir Cl. E. Bosworth, « Afšīn », Iranica Online, 1984, [http://dx.doi.org/ 10.1163/2330-4804_EIRO_COM_4858].

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Si Afshīn le salue à peine, Aḥmad l’embrasse et se met à chanter les mérites des Persans pour flatter le général. « J’ai fait valoir la noblesse des Persans, supérieure à celle des Arabes, raconte Aḥmad, alors même que je savais que c’est un grand péché28 ». Ses supplications ne suffisent pas malgré leur nombre à émouvoir l’irascible Afshīn. Pour sauver son ami, Aḥmad finit par dire à Afshīn qu’il agit en fait en émissaire du calife lui-même, qui exige qu’Abū Dulaf soit relâché sain et sauf, sans quoi Afshīn subirait la loi du talion. Tandis qu’Afshīn cherche à vérifier l’authenticité de ces ordres, Aḥmad bondit sur son cheval et, la justice étant de son côté, sème le général iranien sur le chemin du palais califal. Alors qu’il est sur le point de révéler le mensonge qu’il a répété au nom du calife, Afshīn entre mais al-Mu‘taṣim confirme les paroles d’Aḥmad et Abū Dulaf est sauvé. La critique implicite de Bayhaqī à l’encontre d’al-Mu‘taṣim, qui n’aurait pas dû approuver le meurtre injuste d’un musulman intègre, transparaît à travers la stratégie de l’intelligent vizir. Pour rétablir la justice, Aḥmad incarne (faussement) le calife pusillanime en prétendant agir en son nom et, dans le même temps, incarne aussi le souverain « idéal », ce qui met en évidence à quel point le calife n’est pas à la hauteur des attentes placées en lui. Ce n’est pas le fin mot de l’anecdote historique, à première vue anodine, puisque Bayhaqī s’en sert pour camper le décor d’un autre meurtre injuste, provoqué par les défaillances d’un autre roi fantoche, le meurtre en 1031 du ministre ghaznévide Ḥasanak. Si on la replace dans son contexte idéologique complet, la version que Niẓām al-Mulk donne de l’anecdote révèle, outre qu’il connaissait de près des ouvrages littéraires bien connus, les problèmes qui naissent quand on ne tient pas compte de la temporalité des conventions narratives. L’anecdote dont on parle semble avoir circulé en Islam un bon siècle au moins avant que Niẓām al-Mulk ne devienne vizir. Il en existait mêmes des versions plus anciennes, si on prend un cadre plus large. De plus, le motif avait manifestement migré jusqu’en Europe, où les souverains malheureux étaient nombreux, mais sans hommes de main turcs. En choisissant un général turc pour être le méchant de son histoire, Niẓām al-Mulk ajoute le levier ethnique à la situation qu’il construit29. Dans la lutte que se livraient l’Islam authentique et de puissants usurpateurs, Niẓām al-Mulk a cherché à maintenir la balance entre Abbassides et Turcs. Il s’est 28 Abū l-Faḍl Bayhaqī, The History of Beyhaqi : The History of Sultan Mas‘ud of Ghazna, 1030-1041, vol. 1 : Introduction and Translation of Years 421-423 A.H. (1030-1032 A.D.), trad. M. Ashtiany et Cl. E. Bosworth, Cambridge, 2011, p. 266. 29 P. J. Geary, « Ethnic Identity as a Situational Construct in the Early Middle Ages », Mitteilungen der Anthropologischen Gesellschaft in Wien, 113 (1981), p. 15-26. Sur la question de l’altérité au Moyen Âge, voir également W. Pohl, « Conceptions of Ethnicity in Early Medieval Studies », in Debating the Middle Ages : Issues and Readings, éd. L. K. Little et B. H. Rosenwein, Oxford, 1998, p. 13-24 ; Sh. A. Khanmohamadi, In Light of Another’s World, European Ethnography in the Middle Ages, Philadelphia, 2014. Sur l’altérité dans la littérature islamique prémoderne, voir N. Yavari, « Deciphering Difference in Medieval Islamic Political Thought », in Origin, Transmission and Metamorphosis of the Concept of adab, éd. C. Mayeur Jaouen, Fr. Bellino et L. Patrizi, Leyde, à paraître en 2023.

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efforcé d’éviter le transfert du califat du fils du calife abbasside à son petit-fils, né d’une princesse seldjoukide. C’est l’épouse de Malikshāh, Turkān Khātun (m. 1093), qui fit pression pour que l’enfant succédât au calife ; elle redoubla d’efforts après la mort en 1092 de son mari et de l’ex-vizir, qu’elle était parvenue à faire déposer en 1091.

L’Islam comme raison d’État En somme, la fine pointe de l’anecdote de Niẓām al-Mulk n’est pas qu’elle prescrive un art de bien gouverner mais définisse l’Islam comme raison d’État30. Le récit se termine par ces mots : « Il existe une multitude d’histoires de ce genre. J’ai raconté celle-ci pour que le Maître du monde, c’est-à-dire le sultan, puisse savoir comment les califes et les rois ont toujours protégé les moutons des loups, comment ils ont contrôlé leurs agents, quelles précautions ils ont prises contre les malfaiteurs et comment ils ont renforcé, soutenu et chéri l’Islam31 ». Les souverains – califes ou rois – sont les bras de l’État, ils agissent, ou devraient agir, pour protéger les gens et promouvoir le bien commun. Mais ils représentent également l’Islam et doivent lui rendre des comptes. Obtenir la justice, qui sert le bien commun, revient à défendre l’Islam32. Faire de l’Islam l’incarnation du souverain est un trait qu’on retrouve à l’iden­ tique chez al-Juwaynī. Ovamir Anjum a suivi les métaphores politiques déployées par al-Juwaynī dans son Ghiyāth al-umam fī iltiyāth al-ẓulam et est parvenu à une conclusion assez surprenante. Il affirme que le concept politique d’État est absent de la théorie politique d’al-Juwaynī. Cette lacune cependant en dit plus long sur son comparatisme – Anjum compare les métaphores politiques d’al-Juwaynī avec celles qu’on trouve dans les taxinomies post-westphaliennes – que sur son sujet d’étude. Dans la pensée d’al-Juwaynī, le souverain n’est pas l’imam mais l’Islam en personne, ce que reflète ce court passage du Ghiyāth que cite Anjum : « C’est la sharī‘a qui est le guide (imām) en toutes choses, et c’est en son nom que l’imām en place est délégué pour mettre en œuvre ses règles33 ». 30 Plus d’informations sur les causes, les conséquences et l’extension de la pratique politique pensée comme raison d’État à la fin du Moyen Âge dans M. Viroli, « The Revolution in the Concept of Politics », Political Theory, 20 (1992), p. 473-495. 31 Niẓām al-Mulk, The Book of Government, p. 62. 32 Sur le concept de bien commun théorisé comme finalité de l’État dans l’Europe du xive siècle, voir T. Shogimen, « Consent and Popular Sovereignty in Medieval Political Thought : Marsilius of Padua’s Defensor pacis », in Democratic Moments, éd. X. Marquez, Londres, 2018, p. 49-56. 33 O. Anjum, « Political Metaphors », p. 13. La lecture attentive qu’Ovamir Anjum propose des métaphores politiques d’al-Juwaynī est gâchée par un comparatisme qui dresse le penseur du xie siècle contre les définitions occidentales de l’État qui prévalaient à l’époque moderne et contemporaine. Sans surprise, il découvre que « la doctrine qu’al-Juwaynī promeut comme consubstantielle à l’islam, non seulement n’est pas moderne, mais ne peut apparemment pas être comprise sans être vidée de sa substance ». (p. 18). Le même inexcusable dédain pour

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Dans le même ordre d’idées, al-Ghazzālī reconstruit un souverain (il parle d’imam dans son texte) qui n’est ni la personne qui gouverne – le sultan seldjou­ kide – ni la personne qu’a désignée la communauté musulmane par consensus – le calife – mais une combinaison des deux : il essaie de combiner une « personne artificielle de l’État34 » ou une « personne fictive » pour reprendre les mots de David Runciman35, que servent le calife, le sultan, les théologiens et, de façon générale, toute la population. La personne artificielle de l’État est créée et définie par la sharia : c’est ce qu’on appelle communément l’Islam. Le calife délègue la loi tout comme le sultan délègue le pouvoir et, ensemble, ils assurent la prospérité de l’Islam, c’est-à-dire de la personne artificielle de l’État qui accorde leur légitimité à l’un et l’autre détenteur de ces offices. Dans le paradigme d’al-Ghazzālī36, la division tripartite de la souveraineté est un pur acte politique qui, renonçant au califat qui a échoué, cherche une solution à la crise de légitimité qui secoue le monde islamique du xie siècle. Le paradigme est ainsi fait, parce qu’il décrète que l’objectif du gouvernement est d’assurer la prospérité de l’Islam – c’est-à-dire de l’État, et par extension, du bien commun.

la cohérence historique caractérise l’ouvrage de Wael B. Hallaq, The Impossible State : Islam, Politics, and Modernity’s Moral Predicament, New York, 2013, avec lequel Anjum dialogue sans le dire. Pour plus de détails sur l’anachronisme qui transforme le travail de Hallaq en chaos, voir la recension que j’ai donnée à Perspectives on Politics, 12 (2014), p. 466-467. Anjum n’est pas un cas isolé. Une grille d’analyse similaire guide un article d’Ahmed Abdel Meguid, qui reconnaît que la première préoccupation d’al-Juwaynī est le concept de souveraineté et non les caractères et rôle du dirigeant (p. 11), mais conclut, dans la droite ligne de Hallaq, que « le système politique et légal sunnite ne peut pas être intégré dans le cadre d’un État moderne » dans « Reversing Schmitt : The Sovereign as a Guardian of Rational Pluralism and the Peculiarity of the Islamic State of Exception in al-Juwaynī’s Dialectical Theology », European Journal of Political Theory (2017) https://doi.org/10.1177/1474885117730672. 34 La persona civitatis ou « personne de l’État » est un concept forgé par Thomas Hobbes dans Le Léviathan pour théoriser l’existence d’une personne morale dont l’action est au cœur de la pratique politique. Voir Q. Skinner, From Humanism to Hobbes : Studies in Rhetoric and Politics, Cambridge, 2018, p. 12-44. Une conception similaire de l’État en trois parties est au cœur de la théorie de Hobbes, avec le souverain lui-même, le souverain en tant qu’incarnation ou représentant, et l’État que le souverain incarne. Ibid., p. 41-44. 35 David Runciman estime que le concept de « personne fictive » rend mieux la pensée de Hobbes que la « personne artificielle » de Quentin Skinner parce qu’elle permet d’envisager que l’État puisse être représenté par autre chose qu’un individu, par exemple chez Hobbes par une assemblée. Voir D. Runciman, « What Kind of Person is Hobbes’s State ? A Reply to Skinner », The Journal of Political Philosophy, 8 (2000), p. 268-278, à la p. 270. 36 La théorie de l’imamat d’al-Ghazzālī comprend trois aspects selon Ann Lambton : «  implique d’abord de pouvoir effectivement maintenir l’ordre. Deuxièmement, il repré­ sente ou symbolise l’unité collective de la communauté musulmane et sa continuité historique. Troisièmement, l’autorité fonctionnelle et institutionnelle de l’imamat lui vient de la sharī‘a ». Ces trois aspects renvoient aux trois sources qui fondent le caractère obligatoire de l’imamat chez al-Ghazzālī, « à savoir l’utilité, l’ijmā‘ (le consensus des musulmans) et le dessein du Prophète », c’est-à-dire l’établissement et l’institutionnalisation de la shari‘a. Voir A. Lambton, « Al-Juwaynī and al-Ghazālī : The Sultanate », p. 113.

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Vue sous cet angle, la position du grand vizir Niẓām al-Mulk se révèle bien plus proche des vues d’al-Ghazzālī qu’on ne l’a pensé jusqu’à présent. Les deux hommes étaient convaincus que, bien que le califat du début du ixe siècle ne puisse pas être restauré, il fallait préserver une fonction modifiée pour offrir ce cadre idéologique sans lequel aucune politique ne pouvait être menée avec pro­ fit37. Le califat abbasside devait être maintenu en vie, mais pas comme un bastion du fanatisme religieux sous la coupe d’agitateurs ḥanbalites prêts à descendre dans la rue à tout moment pour écraser la dissidence. Il est vrai qu’al-Ghazzālī a soutenu que le califat devait rester aux mains des Quraysh, les descendants du Prophète, ce qui impliquait en pratique qu’il restât dans celles des Abbassides : il était cependant disposé à céder sur le fait que l’imam ait le contrôle de la loi, faute de quoi la majorité des Abbassides ne serait pas qualifiée pour le poste. Al-Ghazzālī cependant, comme d’autres théologiens, mettait en garde le calife contre toute intervention dans la sphère du sultan, puisque tous les deux avaient reçu le pouvoir par la volonté de Dieu38. De manière différente, les deux positions soulignent le caractère unique de l’Islam en tant que concept englobant deux domaines par nature séparés et distincts. À la place de la division formelle de la religion en deux corps qu’a étudiée Kantorowicz en contexte chrétien, la séparation entre la pratique politique et la religion n’est en Islam ni formalisée, ni incarnée. Par son irréductible altérité, il renvoie à la relation entre éthique et politique, voire entre historicité et fiction, et aux multiples façons dont ces différentes dénominations et concepts enchaînés sont liés dans le Siyar al-mulūk pour théoriser la souveraineté et le bon gouvernement. On trouve d’autres exemples dans les Aḥkām al-sulṭāniyya de l’influent juriste shāfi‘ite du xie siècle Abū l-Ḥasan ‘Alī b. Muḥammad al-Māwardī (m. 1058)39, qui servit comme grand juge (aqḍā’ l-quḍāt) à Bagdad et était tenu en grande estime pour la qualité de ses avis juridiques (ijtihād). Son affiliation théologique est débattue dans les sources médiévales. Sur plusieurs questions clés, dont le nombre d’hommes qualifiés pour désigner un imam, al-Māwardī est d’accord avec al-Ash‘arī. Mais d’importants juristes, théologiens et historiens shāfi‘ites et ash‘arites l’ont accusé de sympathie pour le mu‘tazilisme40. Al-Māwardī rejette

37 E. Glassen, Der Mittlere Weg, p. 85-96, même si Erika Glassen va certainement trop loin lors­ qu’elle affirme que l’adhésion d’al-Ghazzālī au soufisme doit être lue comme son rejet de l’institution califale de Bagdad alors inapte à faire face à la crise de légitimité, dans la mesure où le sultanat seldjoukide après la mort de Niẓām al-Mulk ne fit guère mieux. 38 P. Crone, God’s Rule, p. 237-249. Patricia Crone envisage ce qui diffère ici de l’idée qui dominait alors dans l’Europe médiévale, à savoir l’existence de deux pouvoirs distincts, la papauté et la royauté. 39 Abū al-Ḥasan ‘Alī b. Muhammad b. Ḥabīb al-Māwardī, Aḥkām-i sulṭānī, trad. Qawām al-Dīn Yūsuf b. al-Ḥasan al-Ḥusaynī al-Shāfi‘ī (m. 1526), éd. M. Taqī Dānishpazhū et Ts. Pahlawan, Münster, 2002. 40 Pour plus d’informations sur la controverse, voir l’introduction de M. Taqī Dānishpazhū à la traduction persane d’al-Māwardī réalisée au xvie siècle par Qawām al-Dīn Yūsuf (note précé­ dente), p. 22-34.

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vigoureusement la possibilité de destituer l’imam pour cause d’incompétence, une question parmi d’autres qui le place en porte-à-faux vis-à-vis de l’opinion des théologiens et des théoriciens politiques shāfi‘ites et ash‘arites ; mais il répète en nombre d’endroits qu’il faut conserver l’Islam en tant qu’ethos impersonnel capable de sauver la nation. Pour al-Māwardī, le calife se trouve ainsi responsable de tout l’éventail des devoirs du roi, y compris le contrôle de l’armée, de la bureaucratie et des cours de justice. Contre al-Juwaynī et en accord avec al-Ghazzālī, al-Māwardī limite la possibilité d’être calife aux Quraysh, les descendants du Prophète. Parce qu’il est néanmoins bien au fait des limites du pouvoir abbasside de son époque, al-Māwardī, là encore en accord avec al-Ghazzālī, envisage que des pouvoirs régionaux, investis d’un pouvoir délégué par le calife, soient légitimes du moment qu’ils restent fidèles dans la voie de la droiture41. Les deux affirmations, à savoir que le calife doit avoir le contrôle de tout ce qui reste du pouvoir, et qu’il n’est pas contraire à la sharia de partager ce pouvoir avec des potentats locaux et des dynasties régionales, peuvent paraître contradictoires à première vue. En vérité, le projet d’al-Māwardī ne se borne pas à limiter le pouvoir des dynasties locales en exigeant qu’elles soient loyales à la sharia : il dissocie la centralité de la souverai­ neté califale et la gloire éternelle de l’Islam. Le calife peut bien être compromis et inefficace, l’Islam n’en prospère pas moins. En justifiant la situation sur le terrain, en limitant les revendications des puissances régionales familiales par le discrédit jeté sur des modèles concurrents de gouvernement légitime, al-Māwardī distingue la prospérité des territoires de l’Islam et l’efficacité du gouvernement abbasside42. À l’exception d’al-Juwaynī, qui a théorisé la disparition du califat43, les théo­ riciens politiques ash‘arites ont cherché à redéfinir le califat pour en faire une entité symbolique mais indispensable, tout en dispensant celui qui occuperait réellement la fonction d’une série de qualités morales et intellectuelles. Si seule­ ment l’islam libéral avait prévalu, c’est-à-dire cette conception rationaliste de la foi que défendait l’école mu‘tazilite à son apogée au xe siècle, le fondamentalisme is­ lamique n’aurait été qu’un nuage passager44… telle est l’opinion courante. L’adop­ tion des enseignements ash‘arites et shāfi‘ites par Niẓām al-Mulk, un politicien laïc selon les normes occidentales que seul Machiavel pourrait dépasser sur ce point45, discrédite cette lecture conventionnelle de la pensée politique islamique. Les 41 Pour une comparaison systématique de la pensée d’al-Juwaynī et d’al-Ghazzālī sur le sultanat, voir A. Lambton, « Al-Juwaynī and al-Ghazālī : The Sultanate ». 42 Christopher Melchert relève lui aussi qu’al-Māwardī penche vers une position médiane, mais réserve la supririse de considérer également son raisonnement légal comme détaché de la politique dans « Al-Māwardī’s Legal Thinking », ‘Uṣūr al-Wustā’, 23 (2015), p. 68-86, à la p. 86. 43 S. Siddiqui, « Power vs. Authority », p. 199. 44 La littérature sur cette thèse malheureuse est inépuisable, voir J. Van Ess, The Flowering of Muslim Theology, Cambridge, 2009. 45 Une étude récente a montré que Machiavel était plus familier qu’on n’a voulu le reconnaître de la pensée islamique. Voir Machiavelli, Islam and the East : Reorienting the Foundations of Modern Political Thought, éd. L. Biasiori et G. Marcocci, New York, 2018.

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insuffisances de cette opinion courante sont également soulignées par la diversité des positions adoptées par les sommités de la pensée ash‘arite du xie siècle.

On trouve chez les ash‘arites modérés du xie siècle l’expression d’une critique fondée sur l’Islam comme abstraction ou personne artificielle de l’État. Ce dis­ cours critique est répercuté par toute une série d’élites islamiques, indépendantes des cours royales, qui envisageaient la préservation de l’État et son corollaire, la défense du bien commun, comme la finalité du gouvernement. Partir en quête d’une politique religieuse – une doctrine officielle dirait Massimo Campanini – conçue à la cour des Seldjoukides pour appuyer leur domination est une entre­ prise vouée à l’échec car s’il avait existé une politique religieuse au xie siècle, c’est dans les débats intellectuels qui animaient diverses strates d’élites musulmanes qu’elle aurait été élaborée et mise au point. Il est tout aussi improductif de faire correspondre les opinions politiques et les affiliations communautaires, ne serait-ce qu’en raison des différences très prononcées entre la vision religieuse des sultans seldjoukides et celle de leur illustre vizir46. Résolument ash‘arite et shāfi‘ite, Niẓām al-Mulk doit avoir souhaité devant Dieu la conversion des derniers ḥana­ fites vivants, mais ce souhait ne s’est jamais traduit par une politique religieuse. Ce que les penseurs du xie siècle appelaient « le bon Islam » n’était pas celui qu’inspire un point de vue libéral, mais celui qui défendait une souveraineté autochtone face à des courants sociaux et politiques centrifuges, et face aux difficultés qu’on rencontre forcément à vouloir maintenir un empire centralisé dans le vaste paysage varié du Moyen Orient, avec tous ses peuples divers. En fin de compte, cet Islam protéiforme et polyvalent est le fruit de la politique, pas de la piété. Cette étape médiévale est essentielle à l’articulation de la pensée politique islamique contemporaine, et il est grand temps que les intellectuels s’affranchissent de tout l’échafaudage conceptuel stérile qu’ils ont eux-mêmes dressé. Que ce malheureux échafaudage bancal soit passé des intellectuels occi­ dentaux au monde islamique est une motivation supplémentaire pour œuvrer à son démantèlement immédiat47.

46 M. Campanini, « In Defence of Sunnism », surtout p. 230-237. 47 Des exemples dans l’introduction de M. Abbès, De l’éthique du prince et du gouvernement de l’État, p. 15-26. Contre la conception orientaliste, Muḥammad ‘Ābid al-Jābirī (m. 2010), un intellectuel arabe contemporain, a constaté que la croyance erronée en une indépassable permanence de la dualité entre le pouvoir califal et le pouvoir sultanique est l’un des principaux problèmes de la pensée politique arabe et islamique : « Dans le domaine de la pratique poli­ tique, la pensée islamique n’a connu que la mythologie de l’imamat et l’idéologie du sultanat. Si les sunnites ont entrepris de contester la première dans le but de consacrer le statu quo, personne ne s’est par la suite efforcé de contester le dernier, que ce soit dans sa forme ancienne ou contemporaine. La critique de la compréhension arabe de la politique doit commencer par une critique de la mythologie et du statu quo », où la mythologie désigne l’imamat et le statu quo le sultanat, M. ‘Ābid al-Jābirī, Takwīn al-‘aql al-‘arabi, Beyrouth, 1992, p. 362, cité par M. Campanini, « In Defence of Sunnism », p. 237.

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Quand l’abbé de Skévra nie la royauté du roi d’Arménie Orientations religieuses et contestation politique dans l’Orient chrétien à la fin du xiiie siècle Le royaume arméno-cilicien est fondé et reconnu en 1198, à la demande du prince Lewon. Sa famille, les Roupéniens, a établi progressivement un siècle durant sa domination sur la province cilicienne, où une importante immigration arménienne se concentre depuis le début du xiie siècle. Lewon parvient à s’affran­ chir du contrôle byzantin, au point que l’empereur byzantin et l’empereur occi­ dental lui accordent, de manière concourante mais concurrente, une couronne et un titre royal, reconnu par la suite par la papauté. Cette dernière reconnaissance prend place dans le contexte de la forte diminution territoriale du royaume de Jérusalem et de la fondation d’un royaume de Chypre sous domination latine. Un siècle plus tard, dans les années 1290, le royaume arméno-cilicien se trouve dans une situation de péril imminent et d’isolement face à la menace des Mamelouks et à l’arrêt de l’expansion mongole – les Mongols ayant été pour les Arméniens des alliés efficaces durant quelques décennies du xiiie siècle. Les sources font état d’une angoisse par rapport à cette situation, sans que leur interprétation soit apo­ calyptique : elles multiplient cependant les références à la captivité d’Israël, ce qui n’est pas anodin dans la perspective d’une critique portée par un abbé-prophète contre un roi. La dégradation de la position arménienne rend nécessaire une alliance occidentale pour rompre l’isolement, mais celle-ci ne peut être acquise que par un renoncement à l’orthodoxie. C’est là le point d’achoppement princi­ pal : l’Église arménienne, sous l’autorité de son catholicos, est autocéphale et non chalcédonienne.

Benjamin Bourgeois • Université Paul Valéry Montpellier3, CEMM EA 4583 Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 377-390. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131538

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Les protagonistes Héthoum II

Héthoum est le fils aîné des quinze enfants du roi Lewon II (1269-1289). Mentionné dans un colophon dès 12681, alors qu’il est vraisemblablement âgé de deux ans2, il est qualifié de « baron » comme son père, pendant que son grand-père Héthoum Ier est roi. Héthoum II apparaît dès lors avec une certaine régularité : il est cité avec ses frères en 12713 et 12744, avec des titres à partir de 1277, « baron prince des princes »5, « notre baron » en 12836 et « seigneur de Cilicie »7 en 1284. À partir de 1288, il est plus souvent mentionné que son père, laissant supposer une association, ou du moins une diminution de la potestas de Lewon qui se traduit par un pouvoir croissant de son fils aîné : des colophons utilisent la formule de datation de la « royauté des Arméniens »8 d’Héthoum, alors qu’il n’a pas de titre en propre. Encore en 12899, il est néanmoins qualifié de « baron des Arméniens » selon une formulation déjà employée pour son père en 126610. En 1289 enfin, Héthoum est « couronné par le Christ »11. Il a donc été conduit à la royauté au terme d’un processus en diverses étapes, sans contestation et avec une assurance acquise dès sa jeune enfance. Préparé à devenir roi, son instruction semble avoir fait l’objet de l’attention de deux savants reconnus de ce temps, Vahram d’Édesse et Georges de Skévra. Le règne même d’Héthoum II est complexe à aborder du fait de versions assez différentes données par les sources contemporaines. Un schéma événementiel est couramment retenu : quoiqu’héritier, Héthoum refuse d’être couronné, se convertit à la vie religieuse sans doute vers 1292, peut-être sous l’habit franciscain, en prenant le nom de Hovhannes ( Jean). Il confie alors le pouvoir à son cadet Thoros. Puis Héthoum II reprend brièvement la couronne, avant de la céder à nouveau, vraisemblablement pour se rendre auprès des Mongols. Il en revient une deuxième fois et reprend le pouvoir. En 1296, il décide de partir pour Constantinople avec son frère Thoros et confie alors les rênes du gouvernement au troisième héritier de Lewon II, Smbat. Ce dernier ne se contente pas d’un exercice temporaire de la royauté et se fait sacrer. Quand les deux premiers

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Ar. Matevosyan, Colophons de manuscrits arméniens du xiiie siècle, Erevan, 1984, no 293 a et b. Son père a lui été mentionné à partir de ses trois ans en 1239. Ibid. no 168. Ibid., no 328. Ibid., no 353. Ibid., no 385. Ibid., no 440. Ibid., no 462. Ibid., no 490, 492, 506, 507 et 515. Ibid., no 519. Ibid., no 282-287. Ibid., no 515.

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frères reviennent, Smbat les emprisonne, tue Thoros, fait aveugler Héthoum. Le quatrième frère, Kostandin, intervient, prend le pouvoir, chasse Smbat et libère Héthoum. Celui-ci le chasse à son tour, reprend le pouvoir et fait roi son neveu, fils de Thoros, Lewon. Tous deux sont, par ailleurs, assassinés en 1307, la royauté passant alors à Ochin et Arinak, les jumeaux, cinquième et sixième frères. On ne s’étonnera alors pas que le jugement de l’historiographie à propos d’Héthoum II, roi incapable, rex inutilis, soit négatif12. Dès le xive siècle, et aujourd’hui encore, la présence d’Héthoum dans la liste des rois arméniens fait débat. Cependant, le récit des événements pourrait être envisagé avec plus de nuances. Il semble que les sources contemporaines aient construit leur récit en retenant l’exceptionnel et le romanesque, soit la conversion du roi à la vie régulière, puis sa faiblesse et la violence à l’intérieur de sa famille. Georges de Skévra

Le monastère de Skévra, considéré comme le deuxième plus important mo­ nastère arménien de l’époque, se situe près de la forteresse de Lambron. Il comporte un important scriptorium, célèbre pour sa production d’enluminures et un atelier d’orfèvrerie. Ce que l’on peut savoir de ce monastère concerne plus ces productions que son organisation et son histoire13. À propos de Georges, outre quelques colophons, nous sommes renseignés par trois biographies éditées et traduites par Vincent Mistrih14. La première est le panégyrique attribué à Moïse Erzenkatsi, disciple de Georges de Skévra mort en 1323. Des deux autres biographies anonymes, la première a été écrite entre 1309 et 1317 peut-être par le copiste Étienne de Kamrik, en tout cas par un contemporain qui connaît bien Georges de Skévra et le panégyrique de Moïse15, la dernière est une abréviation plus tardive du même panégyrique. Ces trois documents, dont le deuxième est lar­ gement plus développé, ne présentent pas de divergences majeures et constituent des adaptations au contexte du même fond hagiographique. Né vers 1245 à la forteresse de Lambron, Georges est le neveu de l’abbé de Skévra Grégoire, qui l’accueille dans l’abbaye avant de devenir évêque de Skévra. Le jeune Georges bénéficie alors des enseignements d’un vardapet reconnu en la personne de Mekhitar de Skévra. Une fois diacre, il voyage, acquiert une

12 Voir notamment D. Bundy, « Religion and Politics in the reign of Hetʻum II », in Armenian Perspectives, 10th Anniversary Conference of the Association Internationale des Études arméniennes, éd. N. Awde, Londres, 1997, p. 83-94 ; A. D. Steward, The Armenian Kingdom and the Mamluks : war and diplomacy during the reign of Hethoum II (1289-1307), Boston, 2001. 13 Cl. Mutafian, L’Arménie du Levant, Paris, 2012, t. 1, p. 620-623. 14 V. Mistrih, « Trois biographies de Georges de Skevra, présentation, texte et traduction », Studia Orientalia Christiana Collectanea, 14 (1970-1971), p. 51-113. 15 V. Mistrih, « Trois biographies », p. 51 pour l’identité de l’auteur, p. 54 pour la connaissance du panégyrique. Cette biographie, dite « anonyme d’Erevan » du nom de son manuscrit est pour nous la Vie B, éd. et trad. V. Mistrih, p. 57-103.

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solide connaissance dans divers domaines dont les sciences profanes (Aristote, Pythagore, Platon) puis commence une longue période d’enseignement à Skévra dont il est le supérieur. Son rapport à l’abbatiat est complexe et les auteurs sont discrets à ce propos, le présentant à la fois totalement ermite et agissant dans le gouvernement royal ou encore ayant une place éminente dans son monastère et dans l’Église arménienne. Nous connaissons l’identité d’un certain nombre de ses disciples, qui ne manquent pas d’indiquer la qualité de son enseignement. Durant cette période, Georges écrit une vingtaine d’ouvrages tant exégétiques que liturgiques, théologiques et grammaticales, dont seule une faible part nous est parvenue ; il est également un copiste reconnu. Bien sûr les biographies hagio­ graphiques de Georges ne manquent pas de signaler son rayonnement au-delà des sphères arméniennes, mais aussi de nombreux miracles, notamment thauma­ turgiques et de conversions. Ces sources indiquent également qu’il a refusé le catholicossat en 1286 et font état de ses relations avec les pouvoirs laïcs.

Crise religieuse et crise politique Le roi et ses conseillers : une tension dramatique du récit hagiographique

Georges de Skévra formule à l’encontre d’Héthoum II de nombreux re­ proches. L’exposé détaillé de ses critiques figure principalement dans la biogra­ phie anonyme des années 1310. La critique, formulée par le saint abbé, est aussi celle qui est créée par l’organisation même du récit, qui présente un renversement de situation : le héros, d’abord proche du roi, est trahi par lui. Après avoir présenté à quel point l’Église est florissante grâce à Georges, l’auteur commence par indiquer divers aspects de la relation de confiance établie entre le roi Lewon et saint Georges de Skévra. Lewon II a du respect pour le maître et lui confie d’une certaine manière son héritier : Voyant tout cela [c’est-à-dire les vertus resplendissantes de Georges], le roi Lewon II se réjouissait et plein de bonheur, brûlait dans son esprit d’amour pour notre saint. Ayant sept fils, il donna Lambron au fils aîné Héthoum, qui à son tour aimait notre saint et l’écoutait avec plaisir 16… Héthoum commença à manifester un peu ses idées hétérodoxes, mais saint Georges le fit retraiter par des admonitions inspirées. Il écoutait notre saint avec grande soumission et acceptait humblement sa parole, comme s’il était son propre père17. À voir le colophon du Lectionnaire du prince Héthoum18, il semble que Georges, à défaut de réellement jouer le rôle de précepteur du jeune prince, ait pu participer

16 Vie B § 62, p. 78. 17 Vie B § 63. 18 Matenadaran manuscrit no 979.

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à son éducation. L’influence de Georges sur Héthoum peut permettre par excep­ tion à ce moine qui refuse continûment de se mêler du pouvoir, d’obtenir des grâces : Aussi Héthoum le gouverneur du pays, bien volontiers et de bon gré se soumettait humblement à notre saint, et même les affaires du gouvernement, apparemment impossibles, devenaient possibles par son intercession. En effet, par sa médiation, la vie de plusieurs fut sauvée du supplice imminent, et pour d’autres la remise de dettes fut accordée19. Il s’agit pour l’auteur, tant de mettre en valeur la polyvalence et l’efficacité de Georges de Skévra, que de commencer à critiquer le gouverneur et son absence de modération. Cette grande proximité et cette confiance des gouvernants envers Georges lui permettent surtout de jouer auprès d’eux le rôle de rempart de l’orthodoxie. L’auteur de la biographie anonyme file une classique métaphore médicale quand Georges voit qu’Héthoum aime la controverse et la dispute religieuse au-delà du raisonnable, et essaie de l’apaiser : « [Héthoum] connaissait aussi l’Écriture et essayait toujours de démontrer qu’il avait raison… Mais il craignait notre saint, bien qu’ayant pour lui une sorte de mépris, il le combattait comme s’il avait été un étranger. Alors notre saint soignait ce cœur troublé par des paroles humbles et sincères20 ». Par ailleurs, la faute de leur désaccord ne revient pas, au premier abord du moins, au roi lui-même. La biographie avance le motif des mauvais conseillers, dont deux sont nommément désignés : le premier, Vahram d’Édesse est le concur­ rent de Georges dans l’éloquence, l’enseignement et la proximité avec le roi. Vahram, qui a écrit une homélie pour le sacre de Lewon II, est choisi par le roi pour être le précepteur d’Héthoum II. L’anonyme hagiographe le présente ainsi : Le roi lui [à Héthoum] confia comme instituteur Vahram, qui était un érudit et un orateur intrépide, audacieux et éloquent à la fois. Bien qu’il ait professé l’hérésie chalcédonienne, il craignait d’en faire l’apologie ouvertement car le roi, les princes et les autres savants étaient orthodoxes. Cependant il réussit à corrompre et à entamer Héthoum, le chef de Lambron. Quoique quelquesuns aient alimenté des doctrines détestables, ils avaient peur de les manifester pendant que le roi Lewon était en vie car notre saint était redoutable lorsqu’il s’agissait de brider la bouche de tels hommes. Le roi estimait seulement vraie la parole du saint et l’Église qui était sous ses ordres21. L’accusation lancée contre Vahram est grave dans l’Église arménienne : adhé­ rer à Chalcédoine est le signe d’une collusion avec l’Empire byzantin et d’une manière générale d’un abandon des traditions nationales. Le deuxième opposant 19 Vie B § 88, p. 88-89. 20 Vie B § 63, p. 79. 21 Vie B § 62, p. 78-79.

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à Georges, présenté aussitôt après Vahram, est Grégoire ; évêque d’Anavarze au moment du récit, il devint catholicos de 1293 à 1307. Grégoire est un latinophile convaincu22, ce que le biographe de Georges ne met pas d’abord en avant. Il insiste en revanche sur l’influence néfaste que l’évêque exerce sur le roi : En ce temps-là Grégoire, évêque d’Anavarze, se rendit chez Héthoum. Tous deux constatèrent avoir les mêmes idées [c’est-à-dire l’adhésion à Chalcédoine.] Comme Grégoire était grand savant, homme formé et parfait, ils convinrent que Grégoire devînt leur porte-parole. Par ses assertions et celles de Héthoum, Grégoire soulevait des troubles et répandait des ténèbres dans l’Église23. Et plus loin, après s’être félicité des grâce que Georges pouvait obtenir d’Hé­ thoum (supra), l’hagiographe ajoute : « Mais dans la compagnie d’Héthoum se trouvait toujours le susdit évêque Grégoire, qui manœuvrait pour enlever et dérober ce que le roi avait encore de soin dans son comportement. Il montrait son mépris pour la législation qui régissait les Arméniens et la tournait en dérision. Il sut le gagner à la cause de l’hérésie, trop heureux du prix de ses manœuvres24 ». C’est cette opposition entre deux partis influents, donc entre deux confessions chrétiennes, qui structure alors le récit : Georges est le défenseur de la tradition nationale donc de l’Église arménienne, tandis que le roi et ses conseillers en sont les ennemis. Donc, si la description des controverses est avant tout religieuse, une dimension nationale est toujours présente dans cette orthodoxie, qui va jusqu’à toucher directement aux orientations diplomatiques comme nous le verrons. Liturgie et hérésie

Sous l’influence de ces mauvais conseiller, le biographe de Georges montre que le roi commet des fautes liturgiques, du fait d’un alignement sur les Églises grecques et romaines. La première faute est l’absence de report de la célébration de l’Assomption en 1290, qui tombait un mercredi, jour de jeûne. L’auteur décrit avec horreur le festin du roi et de Grégoire, alors même qu’ils se trouvent au monastère de Skévra. À cette occasion, pendant que Georges reste silencieux, le roi nomme abbé un moine qui s’est montré favorable aux évolutions religieuses25. Georges de Skévra réagit en se rendant sans y avoir été invité auprès du roi et de la cour à l’occasion de la fête de l’Épiphanie suivante, pour sermonner l’assemblée26. L’hagiographe rapporte que Georges prêche sur Isaïe 65, 1 : « Je me

22 Voir par exemple St. Orbelian, Histoire de la Siounie, éd. et trad. M.-F. Brosset, SaintPétersbourg, 1864, p. 248-249. 23 Vie B § 64, p. 79. 24 Vie B § 89, p. 89. 25 « Un moine qui avait mangé avec eux fut nommé immédiatement après abbé et quelques années plus tard évêque. », Vie B § 93, p. 90. 26 Vie B § 95, p. 91.

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suis laissé rechercher par ceux qui ne me cherchent pas. Je me présente à ceux qui ne veulent pas me voir ». Ce verset se trouve à la fin du livre d’Isaïe, lorsque Dieu harangue le peuple rebelle qui ne suit plus les traditions. Isaïe tient un rôle important dans le contexte des menaces assyriennes contre le royaume de Juda, et il est celui qui intercède pour la guérison du roi Ézéchias. Ce sont des similitudes bienvenues pour exalter la position de prophète de Georges, d’autant plus que celui-ci est l’auteur d’un Recueil des commentaires sur le prophète Isaïe rédigé en 129927. Georges se laisser aller à la plus grande liberté de parole devant le roi. Ce qui était une interprétation liturgique étant correctement analysé comme une décision théologique, Georges met en cause l’orthodoxie du parti royal et réfute ses positions sur la base d’arguments scripturaires : Et se mettant à parler ouvertement, il le leur reprocha âprement [de ne pas vouloir le voir], les confondit et dénonça, déclarant leur comportement sans fondement et l’œuvre de Satan. Ils furent bouleversés car leur maison était construite sur le sable [cf. Matth. 7, 27-27]. Comme témoins, il cita les prophètes, les patriarches et le Seigneur lui-même, de façon qu’ils furent immédiatement confondus. Mais le trouble se raviva davantage à cause des expressions que le saint avait proférées. Toutefois, il dit avec l’autorité d’un magistrat : « Moi, je n’admets pas vos avis mais ceux des Anciens, dont les œuvres sont manifestement dans la vérité28 ».

La rupture se fait nette en 1292, lors de la célébration de Pâques « quant au comput duquel les Grecs sont dans l’erreur ». Or le roi et ses conseillers se réfèrent au comput grec fautif :

Après des chicaneries subtiles et bien des recherches et des intrigues, ils observèrent cette date et célébrèrent la Liturgie comme les Grecs, profanant et violant ainsi le Carême que les saints pères avaient prescrits par des lois canoniques selon l’ordre des Apôtres. Au service de leurs ventres, ils se séparèrent de Dieu et s’attirèrent les anathèmes qu’ils avaient invoqués lorsqu’ils prononcèrent leur vœu mensonger devant le saint [cf. infra le serment des hérétiques]. Ils passèrent les jours de pénitence dans les odeurs de la graisse, d’huile et de poissons, dans l’ivresse du vin et au son de la musique29.

27 V. Mistrih, « Commentaire du Prophète Isaïe, de Georges de Skévra, à la recherche des sources », Studia Orientalia Christiana Collectanea 34 (2001), p. 6-147 et commentaire infra. La première citation d’Isaïe commentée dans ce recueil est celle du chapitre 65 : « Isaïe ose dire : Je me suis trouvé avec des gens qui ne me cherchaient pas. », Commentaire § 5, p. 41. Soit il s’agit vraiment d’un passage central dans la prédication de Georges, soit l’hagiographe a lu le Commentaire et s’en inspire ; les deux hypothèses sont compatibles. 28 Vie B § 95, p. 91. 29 Vie B § 100, p. 93.

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On peine à imaginer Héthoum, tout juste converti à la vie religieuse, dans de telles agapes pascales. Diverses actions sont mises en œuvre contre Georges de Skévra. L’hagio­ graphe parle d’abord de médisances contre le saint. « Grégoire – qui avait la réputation d’être un homme savant – se mit à diffamer notre saint, racontant à son sujet des calomnies au verbiage hétérodoxe et hérétique30 ». Devant l’inefficacité de la démarche vient une tentative de séduction ou conversion hypocrite, sur la base d’une foi consensuelle : Alors, ils eurent recours à un autre expédient : par le moyen d’un décret royal, ils convoquèrent notre saint pour lui tendre hypocritement un piège en le flattant et en parlant seulement d’amour et de rectitude. Ils faisaient surtout des efforts pour l’attirer de leur côté car, à travers lui, il leur serait facile de capturer les autres. Mais le saint, mettant à l’œuvre sa parole de sagesse, signalait et dénonçait tous les points de la controverse en disant : « Ici, je crains de ne point pouvoir partager vos avis, car vos tentatives ne montrent que votre désir de vous séparer des structures arméniennes pour accepter les hérétiques dans la foi31 ».

Bien sûr, Georges se défend avec finesse et obtient de ses adversaires un ser­ ment de conserver la foi arménienne, l’auteur en fait ainsi des parjures (§ 91-92). Leur stratégie s’avérant inefficace, à cause de la supériorité de l’enseignement du saint, ses adversaires décident d’employer la contrainte en frappant Georges à l’endroit même de sa supériorité, la parole. Ils provoquent précisément le déchaînement de la parole du saint : C’est alors que les adversaires secrets du saint engagèrent ouvertement la lutte et le combat. Ils produisirent un document royal lui interdisant d’enseigner à qui que ce soit. Mais lui, ardent comme une flamme céleste, continuait à proclamer la parole, malgré les efforts que ces méchants s’étaient donnés pour l’en empêcher. Il ne montrait désormais plus de crainte, mais il communiquait à ses amis la lumière céleste. Ceux-ci, buvant le vin immatériel à la source de feu, brûlaient comme des broussailles les tortures par lesquelles on les menaçaient32. L’interdiction d’enseignement s’accompagne d’une tentative d’exécution de Georges et de ses disciples (§ 101-102), meurtre auquel Georges échappe miracu­ leusement. Georges sait bien que le roi veut le tuer (§ 106, p. 95) ; le roi l’aurait aussi fait torturer (§ 105, p. 95) ; l’hagiographe le décrit comme un « grand martyr » (§ 98, p. 92). Dernier moyen pour combattre le saint homme, aussi inflexible qu’intouchable, la corruption :

30 Vie B § 90, p. 89. 31 Vie B § 91, p. 89-90. 32 Vie B § 101, p. 93.

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On essaya ensuite d’autres intrigues croyant abattre le saint par les vices de l’orgueil et de l’avarice. Le seigneur du pays, Héthoum, le fit venir poliment et lui mit dans la main trente mille deniers afin de les distribuer aux indigents ou aux fugitifs, poursuivis à cause des impôts. Mais le saint n’accepta pas. Le prince lui dit alors : « Si tu fais ce que je te demande, je te promets de faire pénitence pour tout ce que j’ai fait contre le pays et l’Église ; j’y renoncerai pour retourner à la vérité ». Après cette déclaration, le saint accepta l’offrande et la dispensa avec sagesse. Mais Satan ne toléra pas que le prince se repentît comme il l’avait promis, il était en effet un menteur et il avait proféré des mensonges33. Le débat s’étend alors à l’Église arménienne en proie au schisme34.

Le moine-prophète et le roi-intercesseur, deux idéaux incompatibles ? Le moine comme prophète : Georges de Skévra et Isaïe

Ce récit hagiographique écrit après la mort d’Héthoum II exprime clairement les reproches formulés contre le roi. Il ne constitue pas un document impartial sur la crise et le règne d’Héthoum II. Il convient avant tout de remarquer que le récit est silencieux sur les vicissitudes familiales, la faiblesse et surtout la conversion d’Héthoum II à la vie régulière. La négation de la royauté même d’Héthoum est aussi notable. L’hagiographe anonyme évite systématiquement de lui donner un titre royal et parle du « seigneur de Lambron35 », « seigneur du pays36 », « prince37 », ou encore aucun titre38, tandis que son père et son frère reçoivent des titres royaux39. Une analyse des titulatures d’Héthoum II dans les colophons contemporains de son règne prouve pourtant qu’une majorité le considère comme roi légitime, sans particularité ; trois font même état d’un couronnement. Nous avons donc analysé l’origine des onze colophons (28% de l’ensemble) qui n’attribuent pas une titulature royale à Héthoum : huit d’entre eux sont écrits au monastère de Skévra ou par quelqu’un qui en est proche par sa

Vie B § 104-105, p. 94. Vie B § 116. Vie B § 63, p. 79 : ce titre est donné alors que Lewon II vient de mourir. Vie B § 92, p. 90 et 104, p. 94 (Mistrih traduit par « chef de l’État »). Vie B § 93, p. 90 et 112, p. 98. Vie B § 64, p. 79 ; selon la cohérence chronologique de la Vie, l’action est encore située avant la mort de Lewon II. 39 Vie B § 64, p. 80 : « roi Lewon » et 118, p. 100 : « le nouveau roi Oshin [d’Arménie, 1308-1320] ». Le fait est d’autant plus notable qu’Oshin est décrit comme un hérétique, un « tyran » encore vivant au moment où l’hagiographe travaille. 33 34 35 36 37 38

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formation40. Le monastère de Skévra est donc le lieu où la royauté d’Héthoum est niée et ce de manière contemporaine, à partir de 1290 et du développement d’un désaccord entre Georges et le roi. Cette originalité dans la titulature ne se retrouve pour aucun autre roi arménien. Deux autres éléments tendent à montrer qu’elle participe d’une véritable contestation politique. D’une part, ceux des colophons qui se réfèrent à Smbat, frère et persécuteur d’Héthoum, en 1296-1297 sont composés au monastère de Skévra. Il n’y a alors pas d’ambiguïté de titulature ou de circonvolutions : Smbat est roi. Ce rappro­ chement entre Skévra et Smbat est indirectement confirmé par la Chronique de l’Anonyme de Sébaste, qui signale l’opposition entre Smbat et le catholicos Gré­ goire41. De plus, le départ pour Constantinople d’Héthoum et Thoros est parfois décrit comme un pèlerinage42, donc une preuve supplémentaire d’une coupable hellénophilie. Au-delà de l’opposition passive, il y a vraisemblablement soutien ou participation de Skévra à l’éviction d’Héthoum au profit de son troisième frère Smbat. D’autre part, un reliquaire de l’atelier d’orfèvrerie de Skévra représente Héthoum et met en scène une vision pénitentielle de sa royauté. Le reliquaire pré­ sente verticalement une série de trois couples : Jean-Baptiste et Étienne, Gabriel et la Vierge, David et Héthoum. Le roi est dans la position de l’orant ou du pénitent, mis en parallèle avec un David âgé et savant, psalmiste. Le choix de cette représentation me semble devoir être mis en lien avec l’orientation particulière choisie par Georges de Skévra pour la composition de son Commentaire sur le Prophète Isaïe43, écrit en 1299. Il en existe au moins quatre copies du vivant de l’auteur44. L’ouvrage est une chaîne de commentaires antérieurs. La collection comprend des allusions plus ou moins directes à la situation contemporaine. Georges de Skévra affirme l’avoir écrit sur ordre d’Héthoum45. La volonté de l’auteur est double. Georges de Skévra veut d’abord qu’on l’assimile à Isaïe, ce prophète qui « se montre très compatissant avec sa nation et son peuple46 ». C’est en effet en raison de leur profonde compassion que tous les prophètes, si innocents soient-ils, ont été poussés à exprimer des menaces pour que le peuple pécheur se reprenne : « car ils se souciaient non pas d’euxmêmes mais du profit commun… Isaïe aussi montre un tel souci : il menaçait de sanctions imminentes, réprimandait les pécheurs, tout en suppliant le bon Dieu

40 Notamment Stepanos Goynéritsants. Voir Mutafian, L’Arménie du Levant, p. 700-701. 41 « La Chronique de l’Anonyme de Sébaste », éd. V. Hakopian, Petites Chroniques, Erevan, 1951, t. 1, p. 50. 42 Ar. Matevosyan, Colophons, no 628. 43 V. Mistrih, « Commentaire du prophète Isaïe ». Le texte du premier chapitre seulement est donné en édition bilingue p. 39-121. 44 V. Mistrih « Commentaire du Prophète Isaïe », p. 9. 45 « Bref recueil de commentaires du saint prophète Isaïe, d’après des commentateurs illustres : notre père Éphrem le Syrien, Jean Chrysostome et Cyrille d’Alexandrie, par ordre du roi des Arméniens Héthoum. Par le vardapet Georges. », Commentaire du prophète Isaïe § 1, p. 39. 46 Georges de Skévra, Commentaire du prophète Isaïe, éd. et trad. V. Mistrih, § 6, p. 41-42.

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pour eux47 ». Son objectif est de guérir les pécheurs et notamment le roi, mais le prophète échoue et malgré ses avertissements, le roi entraîne le peuple vers le péché et l’idolâtrie48. C’est là le plus grave affirme Georges : « car contracter une maladie n’est pas aussi dangereux qu’être réfractaire aux soins49 ». Ce pourrait être le deuxième objectif : Georges expliquerait et illustrerait sans le nommer le tort d’Héthoum. Il affirme en effet qu’existe un parallèle entre le livre d’Isaïe et la situation contemporaine, « cela ne constitue pas un reproche seulement des péchés des juifs d’alors, mais aussi de nos fautes actuelles50 ». Héthoum pourrait être ce roi accusé de jouer un rôle religieux indu, qui amène le peuple à s’éloigner de la Loi, « car Ozias, malgré sa piété, comme il est raconté dans le quatrième Livre des Rois et le second des Chroniques, osa toutefois offrir l’encens à la table du Seigneur et devint lépreux et impur jusqu’à sa mort51 ». On pourrait avec précaution y voir une allusion à la conversion religieuse du roi en plus de ses décisions liturgique pro-occidentales : la piété n’interdit pas l’erreur, ni l’hérésie des pratiques grecques. Le commentaire cite les lamentations de Jérémie (Thren. 5, 16) pour illustrer la compassion du prophète, mais d’une façon assez menaçante, qui promet la punition : « Malheur à une nation pécheresse. Après leur avoir reproché leur folie, il [Isaïe] commence à compatir d’après la coutume des Prophètes, comme Jérémie qui disait : Malheur, malheur, car nous avons péché et la couronne est tombée de notre tête52 ». Une fois identifiées les causes de l’opposition et quelques-unes de ses formes, il convient d’en évaluer l’efficacité. Cette négation de la royauté d’Héthoum dans les colophons de manuscrits préparés au monastère de Skévra, notamment par des élèves de Georges, n’a en soi que peu d’écho. Certes lesdits manuscrits sont amenés à circuler, mais nous n’avons aucune indication sur leurs parcours. Quand bien même les destinataires en seraient nombreux, comment interpréter la forme de cette opposition ? Il existe deux niveaux d’atteinte de la royauté. La première est la mémoire, l’inscription sur des livres sacrés – des Évangiles pour la plupart – dans le cadre de textes régulièrement employés pour l’écriture de l’histoire. Ces documents ne se répandent pas en accusations, en rumeurs, n’occultent pas Héthoum, ce­ pendant il n’y est pas considéré comme roi. D’autre part, dans une perspective plus immédiate, plus contemporaine, cette négation de la royauté d’Héthoum permet de le priver d’une part de légitimité. Il est alors confiné à un rôle de détenteur d’une potestas privé de toute auctoritas conférée par le sacre royal. Dans le contexte arménien où ces termes latins ne se retrouvent pas directement mais

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Commentaire du prophète Isaïe § 9-10, p. 44. Commentaire du prophète Isaïe § 43 et 44, p. 63-64. Commentaire du prophète Isaïe § 47, p. 66. Commentaire du prophète Isaïe § 30, p. 56. Commentaire du prophète Isaïe § 24, p. 52. Commentaire du prophète Isaïe § 39, p. 61. La première partie du commentaire vient de Cyrille d’Alexandrie, le parallèle avec Jérémie est dû à Georges.

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où leurs définitions et les concepts qu’ils recouvrent ont des équivalents directs, cela revient à priver Héthoum de toute possibilité de participer au gouvernement de l’Église : le choix du catholicos, d’un abbé ou encore la réunion d’un concile relèvent du roi, intermédiaire direct avec le divin. En son absence il est possible par exemple de choisir un catholicos mais cela n’a pas la même légitimité53. L’em­ ploi des comparaisons vétérotestamentaires, au-delà de leur valeur de menaces pour le roi et le royaume, est un moyen de justifier la critique par le moine de la conduite du pouvoir royal et notamment la dangerosité historique de voir celui-ci se préoccuper de trop près du domaine religieux. Le roi-intercesseur : Héthoum II roi pénitent et nouveau David

Héthoum II a décidé de se justifier lui-même dans le très long colophon, sous forme de poème, d’un manuscrit de la Bible composé en 129554. Le texte se divise en trois parties, occasions de justifications contre les accusations : certes, les adversaires de Skévra ne sont pas cités, mais les thèmes, le lexique et quelques al­ lusions donnent l’impression d’une réponse directe. Le prologue de trente-quatre vers, après les classiques plaintes et apitoiements, annonce les objectifs mémoriels et salutaires du texte. Le roi assume toutes les facettes de la personne du roi David, auteur des psaumes qui glorifient Dieu et pénitent : Mon but a été par là de glorifier Dieu Et de me réjouir avec David ; De laisser à la postérité Un souvenir de moi et de tous les miens. (vs. 23-26) La titulature qu’Héthoum revendique dans cette première partie est program­ matique ; c’est celle d’un pécheur qui est néanmoins un roi ; on en donne ici la traduction très littérale : Héthoum déclarant le nom de roi Qui est en-dessous, pauvre et débiteur Parce que je suis appelé prince des Arméniens. (vs. 9-11) L’éditeur a donné une version française lissée : Moi, Héthoum, roi de nom seulement, Au fond pauvre et chargé de dettes Je commande aux Arméniens en vertu de mon titre, Et à mon tour j’obéis à mes passions (vs. 9-12)

53 La chronique attribuée au connétable Smbat, éd. G. Dédéyan, Paris, 1980, p. 95. 54 « Poème de Héthoum II, roi d’Arménie », éd. Éd. Dulaurier, Recueil des Historiens des croisades. Documents arméniens, t. I, Paris, 1869-1906, p. 550-555. La date est donnée vs. 29-32, p. 551.

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L’auteur veut dire que, tout en portant extérieurement le nom de roi, il reste lui-même intérieurement « esclave » de ses passions, selon l’incipit du poème : Moi qui suis l’esclave de mille et mille passions Enchaîné par de coupables liens Dominé par le péché, etc. (vs. 1-3) Héthoum propose ensuite une histoire sainte de la domination arménienne en Cilicie, centrée sur la dynastie des Roupéniens. Les comparaisons bibliques sont très nombreuses dans cette partie : Lewon II, dévoué à sa patrie, est « emmené captif / Honoré comme Israël / Il revint d’Égypte par la volonté du Seigneur » (vs. 66-68). Outre l’imitation de l’histoire sainte, le thème dominant pourrait être celui du sacrifice ou de l’intercession rôle d’intercesseur : le royaume est sauvé par la médiation de saint Grégoire l’Illuminateur (vs. 104-106). Enfin, soixante-dix vers sont consacrés à la justification des dates des fêtes liturgiques, et notamment du calcul de la date de Pâques, car « quelques-uns tombèrent dans l’insubordina­ tion » (vs. 143). Ces opposants sont qualifiés de « nestoriens » (vs. 146), qui s’opposèrent en effet et à l’orthodoxie et à la confession de Chalcédoine que le roi est accusé de partager. La démonstration est alors précise, s’appuyant sur divers arguments, les témoignages, la tradition, la Bible. Cette réponse prouve que le fond aussi bien que la forme des attaques de Georges de Skévra tels qu’identifiés ci-dessus, sont connus d’Héthoum II et suffisamment diffusés ou menaçants pour nécessiter une justification savante. En outre, le programme iconographique du manuscrit où figure ce long colophon retient l’attention55 : les seules représentations figurées sont des bustes des prophètes en marge des livres correspondant, à partir du livre d’Isaïe. La réponse du roi aux accusations des moines de Skévra n’est pas une affirmation de la royauté, avec l’exaltation des rois vétérotestamentaires, mais une réappropriation des prophètes qui trouve un écho dans le texte du colophon. L’auteur présente des rapprochements avec la captivité d’Israël à Babylone ou celle de Joseph en Égypte, mais aussi avec le choix audacieux de la conversion à la vie régulière. Héthoum II la justifie au nom de sa nécessaire intercession, dont il revendique l’efficacité : il est clair qu’au-delà des questions liturgiques, ce statut de roi-moine a pu susciter la contestation d’une partie du clergé. Deux conceptions de la royauté s’affrontent alors en plus de deux traditions liturgiques et l’opposition de Georges de Skévra peut sans doute être perçue d’une manière bien plus politique que ses hagiographes ne le laissent penser.

55 S. Der Nersessian, Miniature Painting in the Armenian Kingdom of Cilicia form the Twelfth to the Fourteenth Century, Washington, 1993, t. 1, p. 122-123.

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La critique de l’alfaqui au roi ou la prépondérance du sabio selon un exemplum en aljamiado

Dans son étude sur la péninsule Ibérique du Moyen Âge central, Thomas Glick écrit, au moment d’aborder la place et le rôle des fuqahāʾ 1 :

While [they] disdained a certain kind of political power (the direct seizure of or participation in state control), [the fuqahāʾ] still exerted enormous influence over certain policy matters (those directly touched by the concerns of Islamic law) and over the tonality of public life in general 2.

Le jeûne de soixante jours qu’imposa Yaḥyā b. Yaḥyā (m. 848) à l’émir ʿAbd al-Raḥmān II (r. 822-852)3, présenté un peu plus loin dans le même chapitre4, illustre l’influence de ces lettrés sur le pouvoir. Cependant, contrairement à ce que pourrait laisser penser la référence à cet illustre faqīh de l’époque émirale, il ne s’agira pas ici d’envisager les influences des hommes de religion sur le pouvoir en Occident islamique médiéval. Quoique l’importance de ces hommes de loi et de foi et le jeu complexe de leurs interrelations avec les autorités soient dignes d’un intérêt déjà ancien parmi les chercheurs5, la question qui motive l’inclusion de

1 Ar. sg. faqīh, « juriste, spécialiste du droit musulman » ; voir D. B. MacDo­ nald, « Faḳīh », dans Encyclopédie de l’Islam, Leiden, 2010, en ligne, DOI : 10.1163/9789004206106_eifo_SIM_2248. 2 Th. Glick, Islamic and Christian Spain in the early Middle Ages, éd. révisée, Leiden, 2005, p. 170-171. 3 Ce jeûne était une pénitence réparatoire pour fornication en journée pendant le mois de ramadan : M. Fierro, « El alfaquí beréber Yaḥyà b. Yaḥyà al-Laytī (m. 234/848), ‘el inteligente de al-Andalus’ », in Biografías y género biográfico en el Occidente islámico, éd. M. L. Ávila Navarro, Madrid, 1997, p. 269-344, à la p. 314. 4 Th. Glick, Islamic and Christian Spain, p. 179. 5 Parmi une bibliographie prolixe, voir notamment H. Monés, « Le rôle des hommes de religion dans l’histoire de l’Espagne musulmane : jusqu’à la fin du Califat », Studia Islamica, 20 (1964), Olivier Brisville-Fertin • École normale supérieure de Lyon, CIHAM UMR 5648 Liberté de parole, éd. par Makram ABBÈS et Marie-Céline ISaïa, Turnhout, Brepols, 2022 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 23), p. 391-410. 10.1484/M.BHCMA-EB.5.131539

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ce cas d’étude à cet ouvrage est celle, moins fréquente, de l’évolution du motif et de la fonction du franc-parler, la liberté de dire le vrai ou parrhèsia, et de son rôle régulateur au sein des groupes musulmans après la « Reconquête » : les Mudéjars et leurs descendants morisques. Plus particulièrement, la présente étude se concentrera sur les populations musulmanes de l’ancienne Marche supérieure andalousienne – al-ṯaġr al-aʿlā –, celles du royaume d’Aragon, pour s’intéresser à la fonction du sabio, le sage et le savant, dans des groupes devenus numériquement et politiquement minoritaires. Bien après l’implosion du califat omeyyade de Cordoue, les redditions négo­ ciées des peuplements musulmans, processus d’expansion constant au cours des avancées militaires des royaumes chrétiens ibériques vers le sud6, prévoyaient la possibilité pour les populations vaincues de demeurer sur place. Malgré la perte de leur pouvoir politique et l’acceptation de la domination chrétienne, ces musulmans passaient sous la juridiction et la protection royales et, selon les termes des capitulations, pouvaient conserver leurs biens, leur foi et leur loi dans une relative autonomie7 : c’est ce qui devint le statut du maurus pacis, le moro de paz ou Mudéjar8, comparable en certains points au ḏimmī dans le Dār al-Islām9. Davantage qu’une conquête chrétienne synonyme de rupture cataclysmique généralisée, ce statut permit l’aménagement d’une certaine continuité pour les populations conquises10. Il découragea d’une part un vide démographique,

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p. 47-88 ; P. Chalmeta, « Le poids des intellectuels hispano-arabes dans l’évolution politique d’Al‑Andalus », Cahiers de la Méditerranée, 37 (1988), p. 107-129 ; J.-P. Van Staëvel, « Institu­ tion judiciaire et production de la norme en al-Andalus aux ixe et xe siècles », dans Regards sur al-Andalus (viiie-xve siècle), éd. Fr. Géal, Madrid, 2006, p. 47-80, passim. On renverra surtout aux travaux et aux projets de recherche de Maribel Fierro : voir sa page institutionnelle . Dans le présent volume, voir aussi le chapitre de V. Van Renterghem. Les termes de la reddition de Grenade, pourtant contemporains du décret d’expulsion des juifs des royaumes hispaniques, suivaient le même schéma que les capitulations médiévales : M. García-Arenal, Los moriscos, Madrid, 1975, p. 19-28. Voir par exemple M. T. Ferrer i Mallol, « La capitulación de Borja en 1122 », Aragón en la Edad Media, 10-11 (1993), p. 269-279. Pour l’étude lexicale de ce terme, voir E. Lapiedra, « Sobre ahl ad-daŷn y mudaŷŷan en el discurso histórico literario », Sharq al-Andalus, 16-17 (1999-2002), p. 23-43. Voir Cl. Cahen, « Ḏh̲imma », dans Encyclopédie de l’Islam, Leiden, 2010, en ligne, DOI : 10.1163/9789004206106_eifo_SIM_1823 ; The legal status of Ḏimmī-s in the Islamic West (se­ cond/eighth-ninth/fifteenth centuries), éd. M. Fierro et J. Tolan, Turnhout, 2013 ; A. Echevarría, « ¿Protegidos o tolerados? Las minorías a ambos lados de la frontera », in El Islam : presente de un pasado medieval. XXVIII Semana de Estudios Medievales, éd. Est. López Ojeda, Logroño, 2018, p. 251-285. Br. Catlos, The victors and the vanquished : Christians and Muslims of Catalonia and Aragon, 1050-1300, Cambridge, 2004, chap. 2, p. 394-395.

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malgré l’obligation théorique islamique d’émigrer11, et en prévint surtout les conséquences sur les activités économiques et agropastorales, ce que redoutaient les souverains chrétiens. D’autre part, le changement de régime n’impliqua pas outre mesure de bouleversements structurels à l’échelle locale, mais entraîna au contraire des adaptations et des évolutions sociojuridiques et institutionnelles pour ces groupes12 : en dépit de l’exode de l’ancienne ḫāṣṣa, ils se réorganisèrent autour de nouvelles élites socioéconomiques13 et se configurèrent localement en communautés dont les structures reconnues par les autorités chrétiennes, les aljamas14, permirent le maintien des cadres islamiques du quotidien. Notamment par le rôle d’interface entre pratiques et conceptions islamiques et chrétiennes des aljamas, les Mudéjars en vinrent à former une minorité religieuse15, voire une minorité ethnique16, certes dominée et en théorie ségréguée17, mais aussi intégrée aux systèmes économique, juridique et social de l’Aragon médiéval18.

11 Voir M. Fierro, « La emigración en el Islam : conceptos antiguos, nuevos problemas », Awrāq, 12 (1991), p. 11-41 ; Ab. Cheddadi, « Émigrer ou rester ? Le dilemme des morisques entre les fatwas et les contraintes du vécu », Cahiers de la Méditerranée, 79 (2009), p. 31-50. 12 Notamment par l’adaptation des charges traditionnelles islamiques au contexte chrétien : voir, comme exemple illustratif, l’évolution de la charge de qāḍī en Castille dans A. Echevarría, « De cadí a alcalde mayor. La élite judicial mudéjar en el siglo xv », al-Qanṭara, 24 (2003), p. 139-168 et p. 273-289. 13 Br. Catlos, « Sketching a pre-modern colonial elite : muslim communities and their rulers in medieval Aragon », Mélanges de l’École française de Rome–Moyen Âge, 124 (2012), p. 495-509. 14 De l’arabe al-ǧamāʿa, « réunion, assemblée » et, par extension, « communauté », voir L. Gardet et J. Berque, « Ḏj̲amāʿa », dans Encyclopédie de l’Islam, Leiden, 2010, en ligne, DOI : 10.1163/9789004206106_eifo_SIM_1960. Le terme « aljama » renvoie au cours du Moyen Âge à la population musulmane d’une localité qui était organisée socialement, fiscale­ ment et juridiquement en un collectif comparable au concejo (du latin concilium, réunion, assemblée) chrétien : « las funciones de la aljama se equiparan en muchos casos a las ejercidas por el concejo cristiano », M. L. Ledesma, « La población mudéjar en la Vega baja del Jalón », in Miscelánea ofrecida al Ilmo. Sr. Dr. José María Lacarra y de Miguel, Zaragoza, 1968, p. 335-351, à la p. 347. Dans la documentation, le terme en est un homologue synonymique : sur la structure et les charges de l’aljama, voir J. Hinojosa, Los mudéjares. La voz del islam en la España cristiana. I. Estudio, Teruel, 2002, p. 103-113 ; A. Echevarría, La minoría islámica de los reinos cristianos medievales : moros, sarracenos, mudéjares, Madrid, 2004, p. 61-76. 15 On n’entendra pas tant le terme de minorité dans un sens numérique ou démographique que se­ lon une acception politique et sociale : voir I. Rivoal, « Minorité religieuse », dans Dictionnaire des faits religieux, éd. R. Azria et D. Hervieu-Léger, Paris, 2010, p. 718-725 ; Fr. Brizay, « Identité religieuse et minorités. Introduction », dans Identité religieuse et minorités. De l’Antiquité au xviiie siècle, éd. Fr. Brizay, Rennes, 2018, p. 7-19. 16 Br. Catlos, The victors and the vanquished, p. 390-407. 17 M. T. Ferrer i Mallol, Els sarraïns de la corona catalano-aragonesa en el segle xiv : segregació i discriminació, Barcelona, 1987 ; Jews and Muslims under the fourth Lateran Council. Papers commemorating the octocentenary of the fourth Lateran Council (1215), éd. M.-Th. Champagne et I. M. Resnick, Turnhout, 2018, sect. 2. 18 M. S. Carrasco Urgoiti, El problema morisco en Aragón al comienzo del reinado de Felipe II : estudio y apéndices documentales, édition facsimile, Teruel, 2010, p. 8 ; Es. Sarasa, Sociedad y conflictos

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Or cette domination, ces contacts constants et l’acculturation qu’ils nourrirent étaient source d’inquiétude, non seulement pour les savants du Dār al-Islām, mais aussi pour les élites culturelles et religieuses que constituaient les plus érudits, les alfaquis19. Redoutant les dérives et les entorses à l’orthodoxie et à l’orthopraxie impliquées par la condition et les restrictions de minoritaires, mais devant faire face à des situations inédites qui obligeaient à des adaptations, les alfaquis mudé­ jars, loin d’être les innovateurs éhontés décriés par les oulémas d’al-Andalus et du Maghreb20, semblent s’être efforcés de garder leurs congrégations dans le droit chemin de la licéité en s’évertuant à ordonner le convenable et à proscrire le blâmable21. C’est l’évolution de cette capacité de guidance comme « gardiens de l’Islam », pour reprendre le titre de Miller, qu’ici nous chercherons à questionner. Bien que la connaissance de l’histoire interne des aljamas ait continué de progresser ces dernières décennies, deux constats semblent cependant encore s’imposer : d’une part, étant donné les sources conservées majoritairement chrétiennes, l’intérieur des communautés reste difficilement accessible ; les mi­ norités mudéjares « demeurent presque entièrement muettes » dans leur étude historique22. D’autre part, la méfiance des pieux pour les charges publiques, héritée d’al-Andalus, mais accrue sous la domination chrétienne, ainsi que leur évitement de ces fonctions entachées de suspicion par la subordination aux

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sociales en Aragón : siglos xiii-xv. Estructuras de poder y conflictos de clases, Madrid, 1981, p. 205, 208, 210, 215 ; Br. Catlos, The victors and the vanquished ; A. Echevarría, La minoría islámica, p. 39 et passim. Davantage qu’un jurisconsulte spécialiste du fiqh – voir supra note 1 –, l’évolution de la fonction et de la condition de l’alfaqui est représentative de celle de l’aljama mudéjare : en tant que charge nommée par les autorités, l’alfaqui avaient des fonctions comparables au notaire chrétien ; en tant qu’érudit lettré, il est un guide spirituel de la communauté, voire en vient à en jouer le rôle de porte-parole, rejoignant ainsi la fonction et l’étymologie d’imām. Significativement, dans le texte dont est extrait l’exemplum, on lit : « su adelantado [de las aljamaʿaes] entre las gentes el más sabīo por alimém i por alfaquí », Saragosse (Espagne), Colegio de las Escuelas Pías [dorénavant CEP], 11 olim 26 olim D, fo 333ro ; voir l’extrait infra note 59. Sauf mention explicite, toutes les citations renvoient au même codex. La forme « alfaqui » attestée en français a ici été préférée. K. A. Miller, Guardians of Islam. Religious authority and Muslim communities of late medie­ val Spain, New York, 2008, chap. 1, 5 ; sur les avis des oulémas sur les Mudéjars, voir Kh. Abou El Fadl, « Islamic law and Muslim minorities : the juristic discourse on Muslim minorities from the second/eighth to the eleventh/seventeenth centuries », Islamic Law and Society, 1 (1994), p. 141-187 ; P. Sj. Van Koningsveld et G. A. Wiegers, « The Islamic statute of the Mudejars in the light of a new source », al-Qanṭara, 17 (1996), p. 19-58 ; K. A. Miller, « Muslim minorities and the obligation to emigrate to Islamic territory : two fatwās from fifteenth-century Granada », Islamic Law and Society, 7 (2000), p. 256-288. K. A. Miller, Guardians of Islam, p. 176-181. « From the historical perspective, the Islamic minority remains almost entirely mute. Mudéjar voices emerge only occasionally in Christian records […]. Even with this, however, mudéjar experience can only be apprehended almost exclusively through ‘Christian’ sources », Br. Catlos, Muslims of medieval Latin Christendom, c. 1050-1614, Cambridge, 2014, p. 165.

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autorités extérieures font que les alfaquis n’apparaissent dans ces sources presque seulement en « silhouette »23. Or, malgré la réticence de certains historiens ou leurs réserves légitimes sur l’interprétation de la production interne des Mudéjars et des Morisques24, les textes conservés de ces communautés et leur mise en dialogues avec les études historiques25, peuvent être éclairants pour l’approche de ces groupes lettrés et de leurs actions. Miller voyait trois « fronts » sur lesquels les alfaquis devaient lutter et se positionner pour établir et exercer leur autorité : face aux savants du Dār al-Islām ; avec les structures de pouvoir des autorités chré­ tiennes ; enfin, face à leurs propres coreligionnaires mudéjars, leurs « ouailles » (flocks)26. Ce sera ce dernier niveau que nous permettra d’envisager un extrait alja­ miado27 inédit, que nous avons intitulé « Le roi et l’alfaqui vertueux »28. Ce court récit de l’affrontement entre un souverain musulman et un alfaqui offre un témoin islamique intéressant du motif de parrhèsia, où un homme de savoir,

23 K. A. Miller, Guardians of Islam, p. 8, 55, 92. 24 Gr. Colás, « Los moriscos aragoneses : estado de la cuestión », in Actas del VII SIM, Teruel, 1999, p. 215-260, aux p. 253-254 ; Gr. Colás, « Treinta años de historiografía morisca », in Actas del X SIM, Teruel, 2007, p. 643-693, à la p. 680 ; S. de Tapia, « Los moriscos de Castilla la Vieja, ¿una identidad en proceso de disolución ? », Sharq al-Andalus, 12 (1995), p. 179-195, à la p. 180. 25 Voir l’opinion de G. A. Wiegers, « Los manuscritos aljamiados como fuentes históricas para el siglo xvi : el Ms. aljamiado 5252 de la BNE », in Actas del III SIEM, Zaghouan, 1989, p. 181-188. 26 K. A. Miller, Guardians of Islam, p. 125-126. 27 Dans le cas présent, l’aljamiado – de l’arabisme espagnol aljamía (