Antoine de Montchrestien, dramaturge de transition. La Reine d’Escosse: Étude et édition critique avec introduction, variantes et glossaire 9783111556963, 9783111186597

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Antoine de Montchrestien, dramaturge de transition. La Reine d’Escosse: Étude et édition critique avec introduction, variantes et glossaire
 9783111556963, 9783111186597

Table of contents :
AVERTISSEMENT
INTRODUCTION
1. MONTCHRESTIEN : L'HOMME ET L'OEUVRE
2. EDITIONS
3. LA REINE D'ESCOSSE
CONCLUSION GENERALE
LA REINE D'ESCOSSE
ENTREPARLEVRS
ACTE I REINE D'ANGLETERRE-CONSEILLER
ACTE II CHOEUR DES ESTAIS-REINE D'ANGLETERRE
ACTE III-DAUISON-REINE D'ESCOSSE-CHOEVR
ACTE IIII. REINE D'ESCOSSE
ACTE V. MAISTRE-D'HOSTEL-CHOEUR-MESSAGER
APPENDICE
LES VARIANTES
GLOSSAIRE
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIÈRES

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LA REINE D'ESCOSSE

ANTOINE D E MONTCHRESTIEN DRAMATURGE

DE

TRANSITION

LA REINE D'ESCOSSE Etude et édition critique avec introduction, variantes et glossaire par

JOSEPH D. CRIVELLI

MOUTON • PARIS

LA HAYE

ISBN : 2-7193-0605-3 © 1975, Mouton Printed in France

AVERTISSEMENT

Cette édition critique est, pour l'essentiel, la thèse de doctorat que j'ai présentée en 1970 à l'Université du Kansas, Etats-Unis, avec tous droits d'auteur, et qui est toujours disponible sous forme de microfilm ou photocopie à Dissertation Abstracts de l'Université du Michigan (numéro de commande : 70-25, 321, 283 pages). Depuis, grâce à l'aide de quelques personnes, j'ai corrigé quelques erreurs dans l'introduction, remanié le texte qui fait autorité (le texte B), réduit le glossaire aux mots essentiels pour un lecteur français, rédigé toute l'introduction en français et traduit les citations anglaises. Je voudrais que MM. les professeurs N. Lacy, T. Johnson, Jr. et J.^P. Boon ainsi que J.-P. Collinet, R. Tobin et R. Lebègue trouvent ici l'expression de ma vive reconnaissance ; l'intérêt qu'ils m'ont manifesté, leur conseil et leur aide m'ont été très précieux. Enfin, que la Wayne State University, qui m'a aidé d'une subvention généreuse, trouve également ici l'expression de ma sincère gratitude. J.D.C.

INTRODUCTION

I MONTCHRESTIEN : L'HOMME ET L'ŒUVRE

Biographie Antoine de Mauchrestien (appelé plus tard Montchrestien), né en 1575, était le fils d'un apothicaire de Falaise, petite ville de Normandie.1 Orphelin de bonne heure, il devint le serviteur et l'ami des frères Tournebu (également connus sous le nom de Messieurs des Essarts) ; il les suivit au collège de Caen où il participa, dans une certaine mesure, à leur vie estudiantine. Vers vingt ans, Montchrestien se battit à l'épée contre un certain baron de Gouuille qui, grâce à l'aide d'un soldat et d'un beau-frère, le laissa pour mort sur le pavé. Le futur révolté protestant revint à la vie et se remit à merveille de ses blessures. C'est alors qu'il poursuivit le baron en justice et reçut 12 000 livres de dommages et intérêts, somme considérable pour l'époque, ce qui lui permit de commencer une vie nouvelle et relativement aisée. Encouragé par son succès devant les tribunaux, il plaida à nouveau et, pour cette deuxième affaire, obtint 1000 livres. Cette fois la plainte était dirigée contre son tuteur, payé par l'Etat, qui s'était jusqu'alors 1. La plus grande partie de ce que nous savons de la vie de Montchrestien se trouve dans Le Mercure françois, vol. VII, 1621, p. 162, 367, 814-817, et dans l'aperçu biographique que donne L. Petit de Julleville dans son introduction à Les tragédies de Montchrestien, Paris, 1891. Le Mercure est souvent défavorable à Montchrestien — ennemi politique et religieux — il convient donc de le lire avec prudence. Deux autres sources importantes de renseignements sur la vie de Montchrestien sont l'article d'Eugène et Emile Haag, «Antoine de Montchrestien», paru dans La France protestante, vol. VII, 1857, p. 462-468, et plus récemment les neuf pages de l'introduction de l'édition de David par Lançaster E. Dabney {Austin, Tex., 1963), où est repris et utilisé tout ce qui existe actuellement sur la biographie de Montchrestien.

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INTRODUCTION

très peu soucié de ses devoirs envers lui. A l'époque de cette querelle en justice, Montchrestien aida une femme à plaider avec succès contre son mari tombé en démence. Cette dame reconnaissante devait devenir par la suite Mme de Montchrestien à la mort de son mari plusieurs années plus tard. Grâce à l'argent accordé par les tribunaux, Montchrestien acheta des terres et le titre de «Sieur de Vasteville» et c'est sous ce nom que parurent en 1601 les Tragedies. Peu de temps après, Montchrestien quitta la France, pour échapper à la justice. Il avait tué le fils du sieur Grichy-Moinnes, probablement dans un duel déloyal. En 1602, Henri IV avait interdit les duels. Trois ans plus tard, Montchrestien subissait les graves conséquences de sa désobéissance envers le décret royal. Comme l'avait fait autrefois Marot, il composa des vers pour le Roi, implorant sa clémence ; mais ce fut en vain. Il voyagea en Angleterre et en Hollande et observa la vie de ces pays. Pendant son séjour en Angleterre, il présenta sa pièce L'Escossoise à Jacques I er ; le roi fut touché et, en 1611, obtint le pardon de Montchrestien ainsi qu'un sauf-conduit pour la France. Montchrestien l'aventureux n'était toutefois pas resté oisif en Angleterre et en Hollande. Non seulement il avait étudié la vie économique de ces pays, mais il avait aussi, dit-on, traduit les Psaumes, écrit de la poésie et même commencé une histoire de la Normandie ; de ces ouvrages, il ne nous reste aujourd'hui aucune trace. Quatre ans après son retour (en 1615), parut un ouvrage important et qui est le fruit de son séjour à l'étranger : le Traicté de l'œconomie politique, dedie au Roy et à la Reine-Mere, par Antoine de Montchrestien, sieur de Vateville. C'est dans cet ouvrage qu'apparaît pour la première fois le terme moderne d'«économie politique».2 A la même époque de sa vie très active, on voit Montchrestien devenir industriel, et produire des objets en fonte à Ousonne-sur-Loire et Châtillon-sur-Loire, près de la forêt d'Orléans. Il envoyait la production de sa fonderie à Paris. Ne se contentant pas de cette activité, il acheta un bateau, le Régent, et fit du commerce maritime et des échan2. Montchrestien a changé l'orthographe de «Vasteville» dans ses Tragedies, en éliminant le «s» mais sans le remplacer par un accent. L'ouvrage de P. Harsin, Les doctrines monétaires et financières en France du XVI" au XVIII' siècle (Paris, 1928, p. 75-76) et celui de A. Darmsteter et A. Hatzfeld, Le seizième siècle en France (Paris, 1886, p. 353), affirment que Montchrestien est à l'origine du terme «économie politique».

MONTCHRESTIEN : L'HOMME ET L'ŒUVRE

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ges avec les colonies.3 La plupart des activités de Montchrestien sont étroitement liées aux idées développées dans son Treticté, qui comprend des directives concernant la richesse, la politique coloniale, le travail, la concurrence, le libre-échange, et des mesures protectionnistes. Dans son ouvrage, il moralise aussi sur le luxe excessif, l'immoralité de la richesse et sur la vie laborieuse du peuple hollandais. On est frappé par la ressemblance étrange entre les activités d'exil de Montchrestien et celles de Voltaire un siècle plus tard. En 1619, la flamme de la dissension protestante renaquit à Loudun et, en 1621, ce fut l'embrasement avec l'insurrection de La Rochelle. Montchrestien fut de bonne heure un partisan de la cause huguenote et assura la charge de capitaine. Il se distingua à Sancerre, mais restitua la cité au prince de Condé et retourna en Normandie où il tenta de réunir une armée ayant pour devise : «Pour le Roy et pour Christ». Alors qu'ils dînaient dans une auberge à cinq lieues de Falaise (son pays natal), ses hommes et lui furent encerclés et écrasés sous le nombre des assaillants. Et c'est là que l'orphelin, fils d'apothicaire, devenu partisan, trouva la mort. En quarante-six ans, Montchrestien avait réussi à mettre en valeur un caractère d'une étonnante diversité, étant tour à tour duelliste, avocat amateur, poète, dramaturge, exilé, gouverneur, économiste, industriel et homme de guerre. De sa production littéraire, il ne nous est parvenu que six pièces, une pastorale intitulée La Bergerie, quelques Poésies diverses, un long poème, Susane ou la Chasteté, les épîtres dédicatoires d'usage, de courts poèmes sollicitant une faveur, et le Traicté.

Le successeur de Garnier Bien que l'on associe souvent le nom d'Antoine de Montchrestien à celui de son contemporain Robert Garnier, il serait peu justifié de comparer son génie poétique avec celui du maître reconnu de la tragédie de la Renaissance.4 Avant Montchrestien, Garnier avait déjà publié 3. tion tien 4.

Le Mercure prétend d'ailleurs qu'il était faux-monnayeur. Cette affirmane résiste pas à l'examen ; c'est un exemple de critique hostile à Montchres(cf. note 1). Garnier : 1544 ou 1545-1590 ; Montchrestien : 1575-1621.

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INTRODUCTION

des pièces à sujets bibliques, mythologiques ou historiques ;B la production littéraire de Montchrestien n'est donc pas novatrice sur ce point.6 Dans les pages qui suivent, nous nous efforcerons de montrer en quoi consiste l'originalité de Montchrestien. Au lieu de voir en lui un rival de Garnier, il faudrait plutôt le considérer comme son continuateur, son successeur :7 il est un lien entre Garnier et le théâtre de la Renaissance inspiré de Sénèque d'une part, et de l'autre, Alexandre Hardy et le théâtre du 17e siècle.8 De plus, si Garnier apparaît comme le plus grand poète dramatique de l'époque,9 son successeur est peut-être, selon les même critères, une «plus grande lumière» quant au choix du sujet et à la technique. L'étude du théâtre de Montchrestien permet donc de retracer et de comprendre l'histoire du théâtre de la Renaissance et d'apprécier la 5. Trois pièces ont un cadre mythologique (Hippolyte, La Troàde et Antigone), trois un cadre latin {Partie, Cornélie, Marc-Antoine) ; une pièce est d'inspiration biblique {Les Juives). Garnier a également écrit une tragi-comédie (la première), Bradamante, dont le sujet est tiré de l'Arioste. 6. Deux pièces sont d'inspiration biblique (David et Aman), une d'inspiration mythologique {Hector) ; trois pièces ont leur source dans l'histoire {Les Lacènes : histoire grecque, La Carthaginoise : histoire romaine, L'Escossoise : histoire contemporaine). 7. «Le plus illustre des imitateurs de Gamier est sans contredit Antoine de Montchrestien... en résumé, Antoine de Montchrestien, après Robert Garnier, est un anneau de la chaîne, qui diminue la distance séparant la tragédie du 16" siècle de la grande école classique» (Henri Chardon, Robert Garnier : sa vie, ses poésies inédites, Paris, 1905, p. 224-225). 8. Ross Homer Ingersoll, dans «An analysis of dramatic techniques in French tragedy from 1552 to 1691», Northwestern University Summaries of Doctoral Dissertations, Evanston (111.), 1941, vol. IX, p. 51-54, rapproche le théâtre de la Renaissance de celui de Sénèque dont les principes sont «qu'une tragédie devrait se composer de cinq actes, commencer in médias res et se terminer par une catastrophe. Excepté cela les poètes dramatiques n'avaient aucun guide précis» (p. 51). Lanson dans son Esquisse d'une histoire de la tragédie française (Paris, 1927) donne comme caractéristiques du théâtre de la Renaissance «l'absence de psychologie, de conflit dramatique et d'action (intrigue)», le respect des unités (l'unité de lieu étant à envisager dans la perspective du décor classique de Vitruve tel qu'il est présenté par Servio), et l'importance du chœur (5°, 6" et 7" leçons, p. 15-26). Il explique ensuite comment Hardy «transforme la tragédie» («réduction puis suppression des chœurs», «indifférence aux unités de lieu et de temps», «intérêt dramatique de la psychologie»...) et son passage à la tragi-oomédie et à la pastorale (9e et 10" leçons, p. 42-53). Après Hardy commence ila période de Corneille. 9. «Ce qui met Garnier au-dessus des autres dramaturges de son siècle, c'est qu'il est artiste autant que poète. Robert Garnier... le plus important des dramaturges du seizième siècle...» (M. Gras, Robert Garnier : son art et sa méthode, Genève, 1965, p. 138).

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création artistique d'un dramaturge de la Renaissance autre que Garnier. Notre propos n'est pas de surestimer la place qu'occupe Montchrestien dans le théâtre de la Renaissance ou la valeur littéraire de La Reine d'Escosse, en lui attribuant des mérites injustifiés. Nous souhaitons seulement montrer plus clairement qu'on ne l'a fait jusqu'ici la place particulière qu'occupe La Reine d'Escosse dans le théâtre du 16" siècle. De plus, considérant que le théâtre de la Renaissance a été le premier stade de l'évolution vers le théâtre classique du 17® siècle, et que des érudits aussi compétents que Faguet et Petit de Julleville ont comparé — avec un peu trop de ferveur peut-être — Montchrestien à Racine et à Corneille,10 considérant aussi que La Reine d'Escosse est la pièce la plus importante de Montchrestien, nous attirons l'attention dans cette étude, sur le caractère «pré-classique» de la pièce et nous en tirons les conclusions qui s'imposent.11 Cette étude voudrait contribuer à rendre la lecture de la pièce plus fructueuse pour l'historien de la littérature, le critique de la Renaissance et l'étudiant du théâtre français. Elle voudrait aussi, par sa partie linguistique, aider les étudiants intéressés par la langue de cette époque.

Montchrestien et la critique Depuis la «découverte» de la Renaissance au 19e siècle, beaucoup d'études érudites ont été consacrées à Antoine de Montchrestien. Après Sainte-Beuve,12 Faguet et Petit de Julleville, d'autres spécialistes du 10. Emile Faguet nomme Montchrestien, «Le Racine du 16e siècle» dans son ouvrage La tragédie française au XVI' siècle, Paris 1897, p. 333, L. Petit de Julleville dans Le théâtre en France, Paris, 1923, p. 96, affirme : «Son plus grand mérite est dans le style ; Montchrestien a semé ses moindres tragédies d'admirables vers, qui annoncent déjà Corneille par leur facture puissante». 11. Jacques More! dans La tragédie, Paris, 1964, p. 20-27, 55-61, montre que la période de transition entre la Renaissance et le théâtre classique comprend deux courants : le «baroque» et le «pré-classique» (ou «pré-cornélien»). Il exclut Montchrestien du «baroque» et le considère comme un dramaturge de la Renaissance ayant quelques caractéristiques «pré-olassiques» et proches de Malherbe. 12. Charles-Augustin Sainte-Beuve, Tableau historique et critique de la poésie et du théâtre français au XVI' siècle, Paris, 1843.

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INTRODUCTION

théâtre de la Renaissance, Rigal,13 Lanson,14 Morçay,15 ont publié des études critiques sur Montchrestien. Ainsi Petit de Julleville a écrit : «Une tragédie de Garnier, une tragédie de Montchrestien, c'est une succession de scènes, très peu liées entre elles, où, l'une après l'autre, des passions différentes viennent se raconter elles-mêmes éloquemment : plutôt que la mise en jeu et en lutte de ces passions entre elles, c'est l'étalage d'une situation pathétique, regardée de divers points de vue. Quand la situation a été suffisamment exposée et contemplée, on dénoue la pièce par une narration, qui raconte la catastrophe : on dédaigne de la mettre sous les yeux des spectateurs».16 Sa brève analyse de La Reine d'Escosse, dans laquelle il se réfère inévitablement à l'œuvre de Garnier, fait écho aux analyses proposées par d'autres critiques ; ainsi lorsqu'il écrit : «En somme, la tragédie de Montchrestien continue celle de Robert Garnier : elle ne marque pas un progrès sur ce qui l'avait précédée. Tous deux imitent Sénèque...».17 Au 20e siècle, l'attitude de la critique à l'égard de Montchrestien n'a pas beaucoup changé par rapport à ce qu'elle était au 19e siècle. Cependant, l'ouvrage du professeur Lebègue sur La Tragédie française de la Renaissance18 et en particulier son étude de l'influence de Malherbe sur le théâtre de Montchrestien, Malherbe correcteur de tragédie,19 sont des contributions nouvelles et importantes. Le professeur Lebègue compare le texte de la Sophonisbe de Montchrestien publié à Caen en 13. Eugène Rigal, outre sa collaboration avec Petit de Julleville, a écrit De Jodelle à Molière et «Le théâtre français avant la période classique», l'un et l'autre sont des ouvrages majeurs sur le théâtre de la Renaissance. 14. L'un des nombreux ouvrages de Gustave Lanson sur l'époque s'intitule Homme et livres (voir bibliographie). 15. Raoul Morçay, La Renaissance, Paris, J. de Gigord, 1935. 16. Les tragédies de Montchrestien, op. cit., p. XX. 17. Ibid., p. XIX. 18. Raymond Lebègue, La Tragédie française de la Renaissance, Bruxelles, 1944. 19. Ses trois articles «Malherbe correcteur de tragédie», R.H.L., XLI, 1934, p. 161-184 ; 344-361 et 481-496, sont très bien informés et fort convaincants. Dans son article, «Did Malherbe correct Montchrestien ?», P.M.L.A., LV, 1940, p. 968-978, G.O. Seiver a tenté, mais insuffisamment, de réfuter l'étude détaillée de R. Lebègue.

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1596, celui de La Carthaginoise, version remaniée de Sophonisbe publiée en 1601, et le texte de La Carthaginoise publié en 1604. Entre la première version et les suivantes, Montchrestien a presque complètement récrit sa pièce, et le professeur Lebègue montre qu'il s'agit là de l'influence de Malherbe. Le travail accompli par Montchrestien pour le texte de L'Escossoise publié en 1601 et celui de La Reine d'Escosse publié en 1604 est du même type, et peut lui aussi être lié à l'influence de Malherbe. Cette influence a déterminé un renouveau d'intérêt pour l'œuvre de Montchrestien. Au cours de ces dernières années, cinq éditions critiques des pièces de Montchrestien ont été publiées.20 Seule La Reine d'Escosse n'avait pas encore été rééditée.21 Notre édition complétera donc l'ensemble du théâtre de Montchrestien déjà accessible aux étudiants et aux critiques intéressés, et contribuera à faire connaître «un auteur très représentatif d'une période critique dans l'histoire de la littérature et de la langue françaises».22 De nos jours Montchrestien est encore le sujet de discussions littéraires. En 1967 Micheline Sakharoif a mis en évidence un nouvel aspect de son théâtre. Dans son étude intitulée Le héros, sa liberté et son efficacité de Garnier à Rotrou, elle a développé un point de vue nouveau et intéressant qui mérite d'être mentionné : elle met en relief le stoïcisme des personnages de Montchrestien. Leur résolution et leur lucidité constantes leur donnent un libre arbitre que selon elle, même les meilleurs personnages de Garnier ne possèdent pas. A propos de cette différence concernant les rôles de héros et de prisonniers chez les deux auteurs, Mlle Sakharoff affirme : «Sans doute tout comme Garnier, Montchrestien fait défiler dans son théâtre de nombreux prisonniers : Sophonisbe... Cléomène... Marie Stuart... Mais tandis que les captifs de Garnier n'avaient pour toute arme que les cris et les larmes, les personnages de Montchrestien se refusent aux gémissements et aux plaintes : ses captifs ne sont pas nécessairement des vaincus».23 20. Les éditions sont celles d'Aman, Les Lacènes, Hector, Sophonisbe, David, établies respectivement par Seiver, Calkins, Pascal, Fries et Dabney (voir bibliographie). 21. Pour un résumé complet des études sur cette pièce, v. le chap. «Editions». 22. G.O. Seiver, Aman. A Critical Edition, Philadelphia, 1939, p. 4. 23. Micheline Sakharoff, Le héros, sa liberté et son efficacité de Garnier à Rotrou, Paris, 1967.

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INTRODUCTION

Mlle Sakharoff conclut en montrant que le refus stoïque de ces prisonniers (les héros) n'est autre chose qu'une affirmation indiscutable de la liberté négative : «La liberté qu'ils affirment est toute négative puisqu'elle ne se révèle que dans le refus du monde extérieur, véritable renoncement qui séquestre l'homme et lui interdit toute action sur celui-ci. Leur efficacité se réduit à agir sur eux-mêmes et aboutit à une telle transformation de lla nature humaine qu'elle est négation même de l'homme. La mort alors, loin d'être une défaite devient un triomphe, véritable apothéose, point culminant de l'ataraxie fragile qu'ils ont maintenue pendant leur existence, elle est au seuil de la vraie vie qui dépasse et transcende la vie humaine».24 L'analyse de Mlle Sakharoff est juste en ce qui concerne La Reine d'Escosse. Sans aucun doute, Marie Stuart triomphe d'Elisabeth à la fin de la pièce : bien avant qu'on lui fasse part de la sentence, elle a chassé de son esprit la peur de la mort ; elle a déjà transformé psychologiquement la mort en salut.25 Dans son étude sur Garnier parue en juin 1969, Gillian Jondorf,26 oppose l'aspect politique du théâtre de Montchrestien à celui du théâtre de Garnier. Elle montre que le théâtre de Garnier a une orientation politique plus nette que celui de Montchrestien ; elle montre aussi que le style de celui-ci dans les descriptions, a un but différent de celui de Garnier : «...Garnier agit sur tous les sens : ses descriptions ne sont pas seulement visuelles, elles évoquent des odeurs, des sons, des sensations tactiles... Montchrestien fait appel à l'élément visuel seulement, pour produire son effet...».27 24. Ibid., p. 49. 25. L'Acte III est une longue tirade de Marie. Voir les textes A et B plus bas. 26. Gillian Jondorf, Robert Garnier and the Themes of Politicàl Tragedy in the Sixteenth Century, Cambridge, 1969. 27. D'après son article «La technique de la composition dans les tragédies de Corneille et de Racine. Avant Corneille», R.C.C., XLI-1™ série, 1940, p. 225236, 315-324, F.J. Tanquerey s'opposerait probablement au jugement global de Mme Jondorf qui refuse à Montchrestien le titre de poète sérieux. Sans doute Tanquerey répéterait-il ici le jugement donné à propos de La Carthaginoise (Sophonisbe) : «Montchrestien a voulu simplifier la donnée que lui fournissait l'histoire» (p. 229). D'après son étude, nous pensons pourtant qu'il serait d'accord avec l'explication de Mme Jondorf en ce qui concerne la préoccupation du dramaturge. En fin de compte, il ne s'agirait que d'une question d'accent.

MONTCHRESTIEN : L'HOMME ET L'ŒUVRE

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Plus loin, Mme Jondorf met l'accent sur la plus grande puissance de vision de Garnier, sans pourtant sous-estimer l'habileté de Montchrestien : «Garnier est un artiste qui s'engage, non pas jusqu'à prôner une doctrine ou une opinion partisane, mais dans la mesure où ses pièces doivent, selon lui, engendrer une réflexion sérieuse sur des problèmes sérieux. Montchrestien lui, n'a pas de préoccupation de ce genre : son seul souci est la langue qu'il manie avec habileté, produisant des effets de magnificence, de violence ou de beauté sereine. A tout moment, dans une pièce de Montchrestien, il y a une 'atmosphère' particulière : les personnages sont entourés d'une auréole de calme regret, de noble courage, d'amour sincère ou d'autres émotions facilement décelables».28 Le livre le plus récent publié sur Montchrestien, celui de Richard M. Griffiths,29 bien qu'il ne nous semble pas toujours exact sur certains points particuliers, souligne ce que nous voudrions appeler «la nouvelle vogue» de Montchrestien. Plus que 'le titre The Dramatic Technique of Antoine de Montchrestien, c'est le sous-titre du livre, «Rhetoric and Style in French Renaissance tragedy», qui définit le projet de R.M. Griffiths. On peut regretter d'autre part que l'ouvrage ne traite pas de toutes les pièces de Montchrestien et en particulier de La Reine d'Escosse. Quant à la question de l'influence de Malherbe, R.M. Griffiths analyse la thèse de R. Lebègue et s'y oppose. Le professeur Lebègue a répondu à M. Griffiths dans un article.30

28. G. Jondorf, op. cit., p. 135. 29. Richard M. Griffiths, The dramatic Technique of Antoine de Montchrestien : Rhetoric and Style in French Renaissance Tragedy, Oxford, 1970, 30. Dans un article intitulé «Encore Malherbe et Montchrestien», Humanisme et Renaissance, Genève, 1972, p. 257-267, R. Lebègue a précisé ce qu'a été l'influence de Malherbe sur Montchrestien.

II ÉDITIONS

Les éditions antérieures Il y a cinq éditions de la pièce traditionnellement connue sous les titres : L'Escossoise et La Reine d'Escosse. Parmi les cinq éditions, trois présentent de fortes ressemblances : ce sont les éditions de 1601, 1603, 1627. Celles de 1604 et 1606 sont également très proches l'une de l'autre. J'ai donc classé les pièces en deux versions : A et B. Ainsi le texte A (édition de 1601) a ses variantes : A' (édition de 1603) et A " (édition de 1627) ; et le texte B (édition de 1604) a une variante : B' (édition de 1606). Une discussion et une documentation particulières aux textes A et B se trouvent dans une autre partie de cette étude. Quatre des cinq éditions sont disponibles aux Etats-Unis, mais seule celle de l'Université de Princeton ne peut être reproduite. De plus, toutes les éditions peuvent se trouver facilement en Europe et être reproduites. Les renseignements ci-dessous peuvent être utiles aux futurs spécialistes de Montchrestien : A

édition de 1601 :

A

édition de 1603 :

à Princeton University, BN Yf. 2083-2084, BM 11735.bbb.5 ; à la Bibliothèque de l'Arsenal 9708 BL, BM 1073.d.7. (1.) j1

1. Cet exemplaire qui se trouve au British Muséum, est une réimpression de L'Escossoise de l'édition 1603 des Tragedies, refaite par le même imprimeur, Jean Petit, à Rouen. C'est l'exemplaire du texte A' dont nous nous sommes servi.

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INTRODUCTION

A"

édition de 1627 :

B

édition de 1604 :

B'

édition de 1606:

aux Universités de Minnesota, Minneapolis et Harvard, BN Rés. p. Yf. 91 ; à la Bibliothèque Newberry, BN Rés. p. Yf. 90, BM 240. a. 17 ; à l'Université de Pennsylvania, BN Yf. 2085, BM 240. a. 34.

Les trois éditions de la version A ont pour titre, L'Escossoise ou le desastre, alors que les deux versions B sont intitulées Tragedie de la Reine d'Escosse. Les pièces A ont la même pagination (pp. 1-53) et les pièces B sont paginées de 79 à 132. Cette différence s'explique par le fait que dans Les Tragedies d'Anthoine de Montchrestien,2 L'Escossoise est placée en tête du volume alors que dans le second, La Reine d'Escosse vient après Hector. En outre, les textes A sont précédés d'une page intitulée «Entreparleurs», qui est une liste des personnages selon l'ordre d'entrée en scène : Reine d'Angleterre, Conseiller, Chœur des Estats, Reine d'Escosse, Chœur de Damoiselles, Davison, Maistre d'Hostel et Messager. Assez curieusement, il n'est fait aucune mention du Page qui intervient à l'acte III. Les textes B ne contiennent aucune indication des dramatis personae. Jusqu'à présent, deux études sur La Reine d'Escosse et une édition de toutes les pièces de Montchrestien ont été publiées. Chacune a ses défauts, la qualité de l'érudition laisse à désirer et ces études ne peuvent prétendre être des «éditions critiques». Petit de Jullevi'lle publia en 1891 une édition des tragédies de Montchrestien d'après 'le texte de 1604.3 Elle contient une introduction sur la biographie de l'auteur, excellente par ses détails dans sa brièveté, des réflexions sur chaque pièce et un glossaire. Cet ouvrage cependant manque de méthode critique et on peut regretter qu'il ne comporte pas d'étude systématique et exhaustive des quatre autres éditions. De toute manière, il ne s'agissait pas à l'origine d'une édition critique mais sim2. Sur la page qui précède la pièce, l'orthographe du nom de l'auteur est Montchrestien et non pas Montarestien. Celle-là dans les éditions de 1604 et de 1606 et celle-ci dans les impressions de 1601, 1603 et 1627. Notons que le nom de l'auteur était à l'origine Mauchrestien. 3. Les tragédies de Montchrestien, op. cit.

L E S EDITIONS

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plement d'une anthologie des pièces de Montchrestien destinée à un large public. En tant que telle, cette édition quoique difficile à trouver est très utile. Deux ans plus tard, Cari Sporleder publia une thèse intitulée Über Montchrestiens L'Escossoise ; cet ouvrage se présente sous la forme d'une édition critique, comprenant des remarques sur le style, la composition, les sources, et une liste de variantes.4 Sporleder ne présente cependant pas de texte pour accompagner ses arguments. Après les recherches effectuées par Lanson sur les sources,6 un certain nombre de découvertes de Sporleder se sont avérées dépassées. En ce qui concerne le style et la composition, les études du professeur Lebègue6 ont ouvert de nouvelles perspectives sur l'influence exercée par Malherbe sur Montchrestien — fait que tous les spécialistes de Montchrestien doivent désormais admettre (voir infra, p. 14). La troisième étude, publiée en 1905, est une édition de La Reine d'Escosse à laquelle dix étudiants ont collaboré sous la direction de Gustave Michaut.7 Ces étudiants de l'Ecole Normale, MM. de Beauplan, Bru, Calvet, Faral, Grappin, Guil'lot, Préchac, Saint-Arroman, Séchan et Valois furent ainsi que nous l'apprend l'Avertissement, la dernière promotion (1904-1905) avant la création du programme menant au Diplôme d'Etudes Supérieures. Michaut explique à la page I de cet Avertissement : «Pour les exercer à l'étude des textes, à l'attention, à l'exactitude, à la minutie même, qu'en réclame l'établissement, je leur ai proposé une des œuvres que leurs camarades doivent cette année même expliquer aux examens d'agrégation : La Reine d'Escosse». Le texte donné ensuite est celui de 1604 avec des variantes des éditions de 1601, 1606, 1627. On ne fait pas la moindre mention de l'existence de la cinquième édition de la pièce, celle de 1603, et la seule conclusion que l'on puisse en tirer est qu'elle était ignorée des étudiants et du professeur Michaut. Il est fort possible que Michaut soit parti de 4. Über Montchrestien «Escossoise», Marburg, 1893. 5. «Les sources historiques de La Reine d'Escosse», R.U., 15 mai 1905, p. 395-408. 6. «Malherbe correcteur de tragédie», art. cit. 7. La Reine d'Escosse. Texte critique établi d'après les quatre éditions de 1601, 1604, 1606, 1627, Paris, Albert Fontemoing, 1905.

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INTRODUCTION

la bibliographie antérieure de Petit de Julleville qui ne fait pas mention de l'édition de 1603. L'étude de Michaut se limite à cette édition critique insuffisante qui, par endroits, est difficile à suivre et parfois inexacte dans ses références ; elle n'est accompagnée ni d'une bibliographie, ni d'une discussion ou analyse de la pièce ; il n'y a pas non plus d'explications, d'éclaircissements. Bref, c'est simplement un exercice académique qui «pourra être utile aux candidats d'agrégation» (p. II de l'Avertissement de Michaut). II y a, néanmoins, un point essentiel pour lequel Petit de Julleville et Michaut doivent être remerciés. Cela concerne l'établissement de l'édition définitive. Les deux critiques choisirent le texte de 1604 et, après avoir étudié l'édition qu'ils ne connaissaient pas, nous ne pouvons qu'approuver leur choix. Petit de Julleville écrit en effet à la page XLIII de sa bibliographie intitulée «Ouvrages de Montchrestien» : «l'édition de 1604, qui donne seule les six tragédies et présente le texte définitif auquel s'est arrêté l'auteur, devait être préférée par nous ; c'est celle que nous reproduisons...». Michaut de son côté écrit à la page II de son Avertissement : «Le texte de 1604 ... le dernier qu'ait corrigé l'auteur, doit évidemment faire autorité». En ce qui 'concerne cette édition critique, nous pensons que le raisonnement de Michaut est juste et que les textes présentés côte à côte, de même que nos explications, justifieront cette conclusion. Voici la liste des cinq éditions que nous avons étudiées et leurs références bibliographiques : A Les Tragedies d'Ant. de Montchrestien, Rouen, Jean Petit, 1601. A' Escossoise ou le desastre, Rouen, Jean Petit, 1603. A " Les Tragedies d'Ant. de Montchrestien, Rouen, Pierre de la Motte, 1627. B Les Tragedies d'Ant. de Montchrestien, Rouen, Jean Osmont, 1604. B' Les Tragedies d'Ant. de Montchrestien, Nyort, Jacques Vaultier, 1606.

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LES EDITIONS

La présente

édition

Nous avons choisi d'imprimer face à face les textes A et B. Un tel procédé permet d'examiner vers par vers la différence entre les deux versions. Lorsque dans une version l'auteur a choisi d'omettre un ou plusieurs vers, nous laissons un blanc pour montrer cette différence et pour garder la disposition vers à vers. Les variantes à l'intérieur de la même version (c'est-à-dire A' ou A " pour la version A, et B' pour la version B), sont données après les textes de la pièce, p. 193-200. Le long s (/) a été remplacé par le j moderne, pour faciliter l'impression, et le signe (B) est devenu ss. Le signe (&), que l'on trouve dans toutes les éditions est traduit par et puisque son utilisation était avant tout un dispositif d'imprimerie. Pour les mots nasalisés dont l'orthographe était simplifiée par un tilde (grâdeur), cette édition a inséré le n (grandeur). Souvent et au hasard dans le texte B, on trouve des guillemets placés autour d'un monologue ou d'une tirade. Nous les avons trouvés peu nécessaires et par conséquent les avons éliminés du texte B. Chaque réplique commence par l'indication du personnage qui parle. La ponctuation, les corrections grammaticales, l'orthographe et toute autre annotation personnelle du texte visant à faciliter la compréhension, ont été effectuées sur le texte B : le texte faisant autorité. Des altérations provoquées par une lettre ou un mot qui apparaît dans le texte obscurcissent parfois le sens d'un vers. La plupart du temps, la référence à l'une ou à l'autre des éditions a permis de rétablir le sens du vers. Des notes donnant le texte original se trouvent dans le chapitre «Variantes». Puisque l'usage de la virgule et du point-virgule était souvent confus au 16e siècle, comme l'explique Nina Catach dans L'Orthographe française,8 nous les avons conservés tels qu'ils apparaissent dans le texte A, des détails de ce genre ne devant pas présenter de difficulté de compréhension pour le lecteur. Le texte B étant celui qui fait autorité, nous avons pensé qu'il valait mieux régulariser l'emploi de la virgule et du point-virgule. Ainsi un étudiant du moyen français pourra utiliser le

8. L'orthographe française p. 297-298 et 305-308.

à l'époque

de

la Renaissance,

Genève,

1968,

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INTRODUCTION

texte A comme guide linguistique et se reporter au texte B comme version revue et annotée. Mais avant d'étudier les textes A et B, il convient de discuter de certains aspects particuliers de La Reine d'Escosse et ceci, afin de souligner l'importance de la pièce, à la fois comme tragédie du 16e siècle et comme pièce de transition.

Ili

LA REINE D'ESCOSSE

Le sujet historique La pièce de Montchrestien sur Marie Stuart est très intéressante à étudier pour plusieurs raisons que nous aimerions expliquer ici. Tout d'abord cette pièce est importante par le choix du sujet traité. Ce n'est pas seulement un drame historique ; c'est une pièce sur l'histoire contemporaine ce qui pour l'époque est assez exceptionnel.1 Les premières grandes pièces historiques du 16e siècle ont trait à l'histoire sacrée ou à l'histoire antique. Elles sont le fruit de cet intérêt humaniste pour l'Antiquité classique qui conduisit à l'imitation ou au remaniement des pièces grecques et latines et plus tard à des adaptations françaises dans les Collèges, adaptations écrites et jouées sous la direction d'hommes tels que Georges Buchanan2 et Marc-Antoine Muret.3

1. G. Lanson, dans son Esquisse d'une histoire de la tragédie française, op. cit., p. 21, cite une autre pièce à sujet contemporain, La Soltane de G. Bounyo, écrite en 1561 (l'événement dont il s'agit avait eu lieu en 1553). Darmsteter et Hatzfeld {Le seizième siècle en France, op. cit., p. 166) citent une pièce de Pierre Matthieu, Vasthi, ayant pour sujet l'assassinat de Guise et dont la date est 1589. On ne sait pas, malheureusement, si cette pièce fut jouée en public ou seulement par un théâtre scolaire. 2. Georges Buchanan a fait des adaptations de pièces latines vers 1540 au Collège de Guyenne. Montaigne cite Buchanan, Guerente et Muret (Essais, I, 25), et affirme même avoir joué leurs pièces. 3. Marc-Antoine Muret écrit vers 1545 la première tragédie en français traitant un sujet profane : Jules César. Sa pièce ne fut publiée qu'en 1553. Jacques Grévin fut son élève.

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INTRODUCTION

La Cléopâtre de Jodelle4 (1552), généralement reconnue comme la première tragédie française, s'inspire de l'histoire romaine. Outre Montchrestien, d'autres dramaturges ont écrit des pièces sur un argument latin : Grévin et sa Mort de César ; Garnier et Torde, Cornélie, Marc-Antoine. Ces mêmes auteurs ont adapté un plus grand nombre encore de pièces de l'histoire et de l'Antiquité grecque ; mais là n'est pas notre propos. Le répertoire des pièces ayant trait à l'histoire contemporaine est limité, et La Reine d'Escosse se détache nettement des pièces antérieures par l'originalité de son sujet. L'Escossoise, en tant qu'élaboration dramatique d'un événement contemporain eut un retentissement politique grave et inattendu en Angleterre comme en France. F.A. Yates a montré les conséquences d'une représentation de la pièce de Montchrestien donnée à Orléans en 1601.® Elle rapporte une lettre de Sir Ralph Winwood, ambassadeur d'Angleterre en France, qui s'élève avec fermeté contre la représentation de la pièce («une indiscrétion si ignoble») par la troupe de la Vallée et signale que les Français trouvèrent également le sujet de mauvais goût, pour des raisons diplomatiques. C'est pourquoi à ce momentlà la pièce cessa d'être jouée. Un autre document étudié par F.A. Yates est le récit que fait l'ambassadeur Parry de deux autres représentations données trois ans plus tard à Paris et qui eurent de plus graves conséquences : l'arrestation et l'emprisonnement de certains des acteurs. La pièce eut cependant une conséquence heureuse : elle plut tellement au roi Jacques I er , fils de Marie Stuart et alors roi d'Angleterre, qu'il intercéda auprès de Henri IV en faveur de Montchrestien et obtint pour le dramaturge la permission de retourner en France. F.A. Yates fait allusion à d'autres aspects politiques de la pièce, semblant y impliquer Henri IV lui-même, qui, ancien protestant, n'était pas très profondément favorable aux catholiques et qui trouva l'occasion d'attaquer la famille des Guise et la Ligue. Il autorisa en fait la pièce d'un certain R. J. Nérée : Le Triomphe de la Ligue. On en a fait 4. Jodelle, l'un des plus anciens membres de la Pléiade, mettait en pratique les doctrines exposées par Du Bellay dans la Deffence au sujet de la condition de la poésie dramatique, de sa matière et de son rapport au principe de l i m i t a tion». 5. Frances A. Yates, «Some new light on l'Ecossaise oî Antoine de Montchrestien», M.L.R., XXII, 1927, p. 285-297.

L A REINE D'ESCOSSE : LE SUJET HISTORIQUE

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le résumé et montré avec bonheur qu'elle devait être une réfutation de L'Escossoise.6 Le fait qu'Henri IV y soit mêlé, permet à F.A. Yates de conclure : «Si cette hypothèse est juste, la pièce prendrait donc une nouvelle importance en tant que réponse officielle à L'Escossoise, approuvée et peut-être commandée par Henri IV lui-même».7 On doit se rappeler que l'accession d'Henri au trône de France signifia en même temps une défaite totale pour la famille des Guise qui avait espéré auparavant, grâce à Marie (dont la mère était une Guise), prétendre à la couronne d'Ecosse, de France et d'Angleterre, et dont les efforts, avec l'aide de la Ligue (catholique et soutenue par l'Espagne) visaient à faire du duc de Guise, le roi de France. La référence faite à des «Ligues» dans la pièce de Montchrestien (A495, B484) a pu être interprétée comme la Ligue par Henri et ses proches et être ainsi tout à fait inacceptable. Quelle que soit la part de vérité de cette analyse, l'actualité particulière de la pièce offre de nombreuses possibilités en ce qui concerne ses prolongements politiques et même littéraires. Une troisième raison invoquée pour étudier cette pièce est que le sujet a une grande force dramatique. La meilleure preuve est qu'une foule d'adaptations s'en sont inspirées à travers les siècles et en plusieurs langues. Rien que dans le théâtre français du 17e siècle il y a, selon un article de C.J. Titmus,8 au moins trois remaniements directs de la pièce de Montchrestien. Ce sont : Marie Stuard de Regnault, Jeanne d'Angleterre de la Calprenède et Marie Stuard de Boursault. Dans son article, Titmus fait une remarque importante au sujet de la place occupée par la pièce dans l'histoire littéraire : «Si l'on considère l'absence de thèmes historiques européens récents 6. Ibid., p. 295. Voici la conclusion du résumé de F.A. Yates concernant l'intrigue du Triomphe de la Ligue : «lll est facile de voir comment l'argument de cette pièce réfute Montchrestien. En situant la mort de Marie dans son contexte historique, Nérée démontre que le Français qui sympathise avec cette reine douloureuse doit, s'il est raisonnable, toujours adhérer à la Ligue et en même temps être traître au roi, Henri IV. Les intrigues en Angleterre contre Elisabeth, dont Marie était le centre, avait la même origine espagnole que les complots en France contre les légitimes souverains français. Tout ceci est clairement montré et on a soigneusement souligné le fait que l'exécution de la Reine d'Ecosse était un coup porté à la fois aux Guise et à la Ligue». 7. Ibid., p. 297. 8. C.J. Titmus, «The influence of Montohrestien's Escossoise upon French olassical tragedies with subjects from French history», F.S., X, 1956, p. 224-230.

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dans la tragédie pré-classique et dans le théâtre classique, il est probable que si L'Escossoise n'avait pas été écrite, il n'y aurait pas eu de sujets modernes anglais dans la tragédie dassique et donc aucune approche de l'histoire européenne, contemporaine ou presque».9 Enfin, La Reine d'Escosse est importante parce que c'est la meilleure pièce de Montchrestien.10 Nous la considérons comme la pièce représentative de Montchrestien en tant que poète de transition. Œuvre de transition parce que tout en conservant les techniques du théâtre de la Renaissance (influence de Sénèque, longues tirades et monologues, personnages stylisés, références mythologiques) elle présente des qualités pré-classiques, en particulier le style, 1'«unification» d'action et l'accent mis sur la pureté de la langue. Nous étudierons plus précisément ces aspects par la suite.

Les sources Gustave Lanson11 a fait une étude claire et très érudite des sources de La Reine d'Escosse qui semble, avec le récent article de France« Yates,12 rendre inutile toute autre recherche dans ce domaine. Le premier a confirmé et commenté l'origine de chaque scène et de chaque personnage présenté par Montchrestien, à partir de 'documents officiels et d'écrits de l'époque. Son excellente étude est facilement accessible aux spécialistes de cette période et nous ne nous y attacherons pas longuement ici. Nous nous bornerons à citer sa conclusion sur les sources de Montchrestien ; et ensuite à donner un bref résumé de ses découvertes puis de celles de Frances A. Yates : «Je conclus donc que seuls le Summarium et la Mort de la reine sont les sources nécessaires, que le poète n'a pas pu ne pas employer ; il est d'ailleurs possible, sans être nécessaire, qu'il en ait connu d'autres, comme le Recueil. 9. Ibid., p. 230. 10. A. Danmsteter et A. Hatzfeld, Le seizième siècle en France, op. cit., p. 175 : «L'Escossoise est le ohefHd'œuvre de Montchrestien». Aussi E. Faguet, La tragédie..., op. cit., p. 340 : «C'est dans L'Ecossaise (Marie Stuart) que Montchrétien a marqué le plus pleinement la nature et la mesure de son talent dramatique». 11. G. Lanson, «Les sources...», art. cil. 12. F.A. Yates, «Some new lights...», art. cit.

LA REINE D'ESCOSSE : LES SOURCES

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Quant à la coïncidence que j'ai plusieurs fois indiquée avec l'Oraison funèbre, elle ne suppose pas nécessairement que Montchrestien eût cette pièce entre les mains. Il suffit que l'orateur et lui aient exploité les mêmes documents dans le même esprit ; et rien ne s'opposait en ce temps-là à ce qu'un poète tragique comprît le sujet de Marie Stuart de la même façon qu'un faiseur d'oraison funèbre».13 Lanson a divisé son étude selon les cinq actes de la pièce, les deux premiers présentant la position d'Elisabeth et les trois autres, celle de Marie. Actes I et II «Il faut tâcher d'expliquer la bizarre structure des deux premiers actes qui se répètent : un conseiller presse Elisabeth, qui hésite ; le chœur des Etats presse Elisabeth qui résiste, consent, et enfin demeure hésitante».14 1. Lanson mentionne que le nom Estais d'Angleterre qui représente le Parlement deviendra le Chœur des Etats du deuxième acte. 2. Il voit dans la répétition des deux actes un rappel des deux visites faites à Marie, «l'une, du 12 nov. 1586 par le chancelier et par Puckering, Huissier et rapporteur de la basse Chambre... la seconde, du 24 nov., faite par le Chancelier avec plus de 25 ou 26 seigneurs du Parlement : voilà l'origine du Chœur des Etats du second acte» (p.397). 3. Dans ces deux actes, il examine plusieurs arguments invoqués par Elisabeth dans la pièce et il ne trouve rien dans les documents qui puisse se référer à la question de l'infaillibilité royale (royauté de droit divin). II conclut que Montchrestien «par un heureux éclair de sens dramatique, a reculé cette adhésion à la fin de l'entretien avec le chœur des Etats, avant le monologue où la reine recule de nouveau».15 4. Il remarque que les deux premiers actes correspondent à un document historique soutenant la position du Parlement et d'Elisabeth, qu'on pourrait plus justement appeler, peut-être, la «cause protes13. G. Lanson, «Les sources...», art. cit., p. 408

14. Ibid., p. 397. 15. Ibid., p. 399.

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tante», tandis que les trois derniers actes correspondent à la position catholique. 5. Le terme «conseiller» prouve selon lui que les juges de la Reine étaient effectivement membres du conseil privé d'Elisabeth {«membres du Conseil» par conséquent «conseillers»). Acte 111

1. Davison, soutient Lanson, représente Robert Beale et Shrewsbury. Il explique plus loin comment ce personnage imaginé par Montchrestien est la réduction de plusieurs personnages historiquement liés à la scène en question. Lanson affirme que cette réduction s'explique «moins, par un instinct déjà classique qui l'aurait averti de réduire le nombre des personnages que pour se dispenser d'exposer un détail de faits assez compliqué, qui l'obligeait à une étude de psychologie dont il ne sentait pas l'intérêt».16 (Nous trouvons également intéressant le fait que Lanson discute un rapport — même inapproprié — entre un élément classique et Montchrestien.) 2. Dans la pièce, Marie dit qu'elle avait sept ans quand elle partit pour la France, alors qu'en réalité, elle n'en avait que six. 3. Le récit d'une tempête en mer fait par Marie, est une invention de l'auteur : «...il est fort possible que l'invention en procède simplement de la conception tragique du poète. Plus il retire à la volonté humaine pour donner à la fatalité, plus il accroît, selon sa manière de voir, la puissance tragique de son œuvre». 17 4. L'arrivée de Davison et son rôle comme messager annonçant l'arrestation de Marie et son exécution, sont un amalgame de deux événements distincts : l'arrestation de Marie le 4 décembre 1586 et le mandat d'exécution le 1 er février 1587. Dans cette même scène, Montchrestien transforme une altercation entre le comte de Kent et Marie en «une douce exhortation chrétienne» faite par Davison. 5. Au lieu de répondre avec sérénité (comme nous le voyons dans la pièce), Marie se défendit avec des arguments politiques. Lanson commente ainsi la technique du poète : «Le poète ne laisse passer que le sentiment chrétien» (p.401). 6. Selon l'histoire, après avoir reçu la nouvelle de sa condamnation, 16. Ibid., p. 400. 17. Ibid., p. 401.

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Marie réconforta plusieurs fois les membres de son entourage et envisagea sa mort comme un soulagement et le moyen de s'unir à Dieu. Dans la pièce, elle fait part de son désir d'être reçue au Paradis immédiatement après l'annonce faite par Davison. Montchrestien inverse l'ordre des événements dans un but dramatique. Acte IV

1. En ce qui concerne le monologue de Marie Stuart, Lanson montre qu'il correspond aux prières faites par Marie, la veille au soir de son exécution. Il donne ensuite une chronologie des événements qui se déroulent après l'arrestation et conclut : «Ainsi peut se préciser la durée des trois derniers actes : ils tiennent moins de 24 heures. Mais la durée des deux premiers, ou plutôt les intervalles qui les séparent entre eux et du 36 ne sont pas indiqués : selon l'histoire, il y aurait 12 jours du 1er au second, deux mois et demi du 2e au 3e. Le poète laisse la chose dans l'indétermination».18 2. En réalité, Marie ne passa pas tout son temps en prières comme le montre la pièce : elle passa beaucoup plus de temps à s'occuper de ses affaires personnelles et à 'les régler, à écrire des lettres (aux Guise) et à rédiger son testament. 3. Le monologue poétique, long et détaillé, qui traduit la méditation de la Reine d'Ecosse et qui occupe tout le quatrième acte, «n'est en aucune manière commandé ni dirigé par la réalité historique».19 Acte V

1. Un maistre d'hôtel assistait à l'exécution. Ni la pièce, ni l'histoire ne nous le montre accompagnant Marie à la chambre d'exécution. On sait cependant qu'une autre personne, Blackwood, accompagna Marie à travers la chambre et jusqu'à l'échafaud où elle se retourna et parla. 2. Le récit du messager contient un résumé des événements contemporains de l'exécution. 3. Le chœur des suivantes qui écoute le récit a pu être inspiré par les femmes qui se tenaient au pied de l'échafaud pendant l'exécution. 18. Ibid., p. 402. 19. Ibid.,

p. 403.

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4. L'histoire nous dit que la constance et la sérénité de la Reine furent remarquées pendant l'exécution. 5. Marie remercia Dieu (comme dans la pièce) de la laisser mourir pour sa religion. 6. C'est la veille au soir de l'exécution que Marie demanda l'assistance d'un prêtre ; cela lui fut refusé par les autorités anglaises. 7. Marie termina ses prières, agenouillée sur l'échafaud. 8. Pour exécuter Marie, le bourreau s'y reprit à deux ou trois fois, mais non quatre comme l'écrit Montchrestien. Les recherches de Lanson l'amènent à penser que Montchrestien utilisa deux sources seulement (cf. sa conclusion exposée plus haut), transposa les incidents les plus importants et élimina les détails familiers ou réalistes, des événements politiques et certains détails concernant les réactions de Marie. Il pense également que Montchrestien ne garda que les procédés oratoires et politiques couramment utilisés et en particulier le thème fondamental de toute tragédie : «Celui de l'inconstance de la fortune et de la fragilité des grandeurs royales, avec le thème spécial de la tragédie sacrée, le sentiment chrétien de la mort désirée et de l'espoir d'une autre vie. Il est visible qu'il s'éloigne de parti pris des documents : il n'en extrait que l'essence lyrique des affections et des événements».20 Les travaux de Frances Yates méritent aussi d'être résumés : elle a découvert d'intéressants documents qui laissent à penser que Montchrestien a utilisé une troisième source qui serait l'Histoire des derniers troubles de France de Pierre Matthieu (1597). A la fin du livre II de l'Histoire, on peut lire un dialogue entre un Français et un Anglais intitulé «Digression sur la mort de la Royne d'Escosse», où les personnages développent cette idée : «La France pleure la mort de la reine d'Ecosse alors que l'Angleterre s'en réjouit».21 Nous résumons brièvement l'argumentation de Frances Yates : 1. F.A. Yates divise la pièce en deux parties, la coupure s'effectuant à la fin du deuxième acte. 2. Le point de vue anglais est que «puisque Marie conspirait contre la sûreté du royaume, la raison d'Etat rendait sa mort nécessaire».22 20. Ibid., p. 407. 21. F.A. Yates, «Some new lights...», art. cit. 22. Ibid.

L A R E I N E D'ESCOSSE : LES SOURCES

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3. Matthieu décrit «l'hésitation d'Elisabeth avant de consentir à l'exécution et la pression exercée sur elle par ses conseillers et les 'Estais d'Angleterre'». 4. Les Etats d'Angleterre sont comparés au Chœur des Estats chez Montchrestien. 5. Le personnage du «Conseiller» dans la pièce de Montchrestien est le résultat de la fusion du «Procureur Général» Puckering en Angleterre et du «Chancelier» de Matthieu. 6. F.A. Yates trouve une correspondance entre le mot «désastre» utilisé par Matthieu et sa présence dans le titre de la pièce de Montchrestien. 7. Matthieu et Montchrestien signalent tous deux que le nombre des ennemis d'Elisabeth s'est accru à la suite de la mort de Marie. 8. Elisabeth a deux certitudes : que de toute évidence, Marie doit mourir, et qu'elle doit mourir même si sa mort risque de provoquer les représailles de ses alliés. F.A. Yates conclut ainsi ses recherches : «En résumé, je pense pouvoir affirmer que l'on peut retrouver chacun des arguments des deux premiers actes de La Reine d'Escosse dans ce passage de l'Histoire des derniers troubles» (p.292). 9. Dans l'Histoire, le Français défend la théorie de la royauté de droit divin et de l'infaillibilité, et pense que «Marie est l'innocente victime d'une sentence cruelle et injustifiée» (p.292). Nous retrouvons ici l'idée développée dans les trois derniers actes de La Reine d'Escosse. 10. F.A. Yates admet que le personnage de Davison n'est jamais mentionné dans l'Histoire, et rappelle que l'ouvrage de Matthieu était la «principale source de Montchrestien, mais non la seule» (p. 292, note 2).

Pour résumer la position de F.A. Yates, nous dirons qu'elle considère que le passage de l'Histoire de Matthieu «a dû suggérer le plan de L'Ecossaise de Montchrestien» (p. 292) ; que la division de la pièce correspond aux arguments anglais (protestants) et français (catholiques) en mettant l'accent sur «les arguments français (comme le fit Matthieu) sans jamais condamner complètement la position anglaise». Enfin elle s'interroge sur l'influence qu'a pu avoir la conclusion de Matthieu, conclusion qui semble annoncer le message de Montchrestien : la tragédie de Marie est une leçon philosophique sur «la nature éphémère de la gloire et de la beauté, sur la brièveté de la vie 2

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INTRODUCTION

humaine». Voici donc la constatation finale de la «Digression sur la mort de la Royne d'Eseosse» : «Voilà une vie bien tragique, et un vray tableau de la vanité des grandeurs du monde... Allez faire estât des delicitez du monde».23 Ces deux critiques, G. Lanson et F.A. Yates, présentent tout ce que nous savons des sources de La Reine d'Eseosse. La plupart de leurs découvertes sont précises et convaincantes. Pourtant, les analyses de F.A. Yates n'éclairant pas le personnage de Davison, on peut préférer celles de Lanson ; mais pourquoi n'accepterait-on pas les unes et les autres ? Pourquoi Montchrestien n'aurait-il pas pu voir les trois documents : le Summarium, La Mort de la Reine, et l'Histoire des derniers troubles de France. Qui peut dire qu'il n'avait pas d'autres sources, aujourd'hui impossibles à vérifier ? Pour le moment du moins, la question des sources de La Reine d'Eseosse reste en suspens malgré les importantes découvertes de Lanson et de F.A. Yates.

Le style Pour mieux apprécier le style de Montchrestien dans La Reine d'Eseosse, il est important de comprendre ce que le mot «style» signifiait pour un spectateur et un dramaturge du 16e siècle, mais aussi ce qu'il signifiait pour ceux du 17e siècle. Dans les deux cas, le public était formé d'une faible partie de la population comprenant des gens cultivés, ayant appris les humanités : le trivium et le quadrivium. C'est cette fraction «lettrée» de la société connaissant les thèmes de l'Antiquité classique, les tragédies de l'époque et les farces, que 'l'on retrouvait de château en château, de ville en ville, autour des Confrères, des Basoches et des Enfants Sans Souci.24 En 1600, le spectateur et le dramaturge ont une culture encore plus 23. lbid., p. 292.

24. Il faut rappeler qu'en 1548, la représentation de pièces rdigieuses était strictement interdite à Paris mais pas en province. Ce que nous affirmons des différentes classes de la société et de leur intelligence particulière du théâtre ne veut pas dire que les classes basses ne fréquentaient pas le théâtre ; tout au contraire. Mais les subtilités rhétoriques étaient au-dessus de leur compréhension et leur échappaient.

LA REINE D'ESCOSSE : LE STYLE

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raffinée que leurs prédécesseurs. Le développement de la littérature inspirée par les guerres d'Italie et les guerres de Religion, les nombreuses adaptations et traductions latines et grecques, le succès de la poésie française (à Lyon et à Paris), la popularité d'écrivains comme Rabelais et Montaigne, l'arrivée de la Commedia dell'arte avec ses improvisations, et aussi la multiplication des romans pastoraux, adaptations et manifestes—tout cela marqua d'une forte empreinte culturelle la nouvelle classe d'amateurs de théâtre. On pourrait trouver de nombreux exemples permettant d'affirmer que le dramaturge et le spectateur du 17e siècle étaient plus raffinés dans leur conception du théâtre. De plus, à partir de 1630-1640, le goût évolua : on commença, par exemple, à s'attacher au respect des unités.25 Et les racines de cette évolution se trouvaient dans 'les générations précédentes, surtout celle de Montchrestien. Ces remarques faites, le théâtre du 16e siècle peut être considéré dans sa perspective propre, celle de la déclamation. Le «style» pour un dramaturge de la Renaissance se réfère à une méthode rhétorique précise et Montchrestien ne fait pas exception : il adopte le «style» de son époque. Nous ne pouvons qu'approuver Richard Griffiths 26 qui montre la place de choix qu'occupe la rhétorique formelle au 16e siècle. Chaque discours dans L'Escossoise résulte de l'observation soignée, appliquée, de cette méthode. Les critiques postérieurs à la Renaissance condamnent vivement le théâtre du 16e siècle (y compris Montchrestien) pour une raison dont à l'époque ni le spectateur, ni l'acteur, ni 'le poète ne se souciaient : l'unité d'action dramatique. La déclamation, la présentation d'une scène particulière étaient appréciées pour elles-mêmes mais pas nécessairement en relation avec d'autres scènes ou actes. Une présentation réussie était celle qui gardait la forme propre à la rhétorique cicéronienne : inventio ou découverte des arguments, dispositio ou disposi-

25. Pour un aperçu général du goût du public de cette époque, voir G. Faigniez, «L'art dramatique et le goût public de la première moitié du XVII e siècle», Le Correspondant, II, 25 juillet 1913, p. 222-261, et aussi l'ouvrage de Jacques Scherer, La dramaturgie classique en France, Paris, 1962. 26. Richaird M. Griffiths, «The influence of formulary rhetoric upon French Renaissance tragedy», M.L.R., LIX, 1964, p. 201-208.

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INTRODUCTION

tion de ces arguments, elocutio ou style, memoria ou mémoire et pronuntiatio ou diction.27 Une pièce réussie devait, tout en conservant la forme rhétorique, suivre une ligne directrice ou comprehensio. Dans le cas de La Reine d'Escosse, il s'agissait de l'histoire tragique de la mort de Marie Stuart (ce fait était connu du spectateur). L'explication de Griffiths donne une idée claire de ce qu'était une bonne pièce ; en opposant le théâtre de la Renaissance à celui du 17e siècle, il nous permet de mieux comprendre le cadre dans lequel se situe l'œuvre de Montchrestien : «La conception de la tragédie comme étant la comprehensio du destin d'un héros dans l'adversité donne au dramaturge de la Renaissance beaucoup plus de liberté d'amplification et d'ornements stylistiques que n'en avait celui du XVIIe siècle. Racine semble se concentrer sur la peinture précise des nuances psychologiques ; chaque vers dans ses tragédies se rapporte à 'l'événement tragique qui va se produire ; il n'a pas le temps de l'embellir. Mais le dramaturge de la Renaissance, puisque l'événement tragique est déjà éclairci, s'attache à dépeindre les émotions qu'il a susoitées ; des émotions simples sans aucun de ces subtils changements de ton, de ces 'conflits intérieurs' typiques de la tragédie du XVIIo siècle. L'ultime but, c'est l'amplification rhétorique à l'intérieur de formes stylisées».28 La Reine d'Escosse est un très bon exemple de l'élaboration rhétorique telle qu'on la pratiquait au 16e siècle. Déclarer, comme le fait PJ. Yarrow,29 que les deux premiers actes se répètent, c'est faire un reproche injustifié au dramaturge de la Renaissance qu'était Montchrestien. Ici, l'étude de Lanson nous aide à replacer les deux discours d'Elisabeth dans leur optique, car ils diffèrent dans leur technique : Lanson a remarqué que chacune des deux scènes d'Elisabeth correspond à une situation historique différente. A première lecture, il pourrait sembler au lecteur d'aujourd'hui (qui cherche une continuité limpide, un «fil conducteur») que le second acte se contente de répéter le premier. Cependant, les sources et la rhétorique employées par Montchrestien 27. Ibid., p. 201. 28. Ibid., p. 203. 29. « Montchrestien : a sixteenth- or a seventeenth-century dramatist ?», Australian Journal of French Studies, IV, 1967, p. 143 Yarrow écrit : «Encore deux faiblesses de la pièce, ce sont que le deuxième acte est un double du périmer».

LA REINE D'ESCOSSE : LE STYLE

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montrent qu'il n'en est rien. R.M. Griffiths nous fournit un argument convaincant : «on a déjà beaucoup parlé dans le passé de la technique défectueuse des auteurs produisant de telles invraisemblances. Ne devrions-nous pas, plutôt que de blâmer leur insuffisance, chercher s'ils n'avaient pas un but autre que la vraisemblance» ?30 (Pour élucider ce problème, il faut considérer ce que cherchait le dramaturge et ce que réclamait le public.31 Dans un cas semblable, une prosopopèer32 bien menée, quelque peu émouvante ou lyrique, était le critère reconnu du talent d'un auteur. En vérité, les longs discours très travaillés d'Elisabeth et de Marie sont des exemples d'exercices «progymnastique», une interprétation stylisée «ayant trait à un moment et à un état d'âme».33 Dans le discours de Marie par exemple, la prosopopèe revêt la forme typique dont usaient les rhétoriciens : une structure tripartite dont le but était de montrer le développement d'une émotion faisant successivement appel au présent, au passé et au futur.34 A l'intérieur de cette forme, Montdhrestien développe alors l'émotion particulière qu'il veut décrire—dans le cas du premier discours de Marie dans l'acte III, il s'agit de sa douleur devant son infortune. Des figures de rhétorique variées soulignent chaque partie, lui donnant de la couleur, du relief, une nuance, une dimension ou un degré d'intensité particulier. Dans ce discours, nous remarquons une progression ou une amplification du malheur ; Marie subit une nouvelle infortune. Tel est son destin, dit30 R.M. Griffiths, «The influence...», art. cit. 31. Ibid., p. 205. Griffiths affirme: «Le but du dramaturge de la Renaissance... était l'élaboration (au moyen de toutes les inventions de la rhétorique stylistique) de certaines émotions et dispositions, dans le cadre des formes variées : le discours d'apparat stylisé (set piece), le monologue, la tirade, le récit ; le discours d'apparat — la forme sacrée si l'on peut dire — est fondé sur la pratique de Sénèque ; mais dans les discours un peu plus libres comme les monologues et les tirades, les dramaturges à la recherche des modèles coûte que coûte poursuivaient souvent et partout où cela était possible le plan précis de l'exercice progymnasmatique». 32. Ibid., p. 204. «La Prosopopèe, ou la personnification, était un exercice de la description d'une disposition. L'étudiant devait se mettre entièrement dans le rôle d'un personnage, et imaginer ce qu'il eût pu dire sous des circonstances données ; en d'autres termes, l'étudiant devait devenir quelqu'un d'autre pour la durée de l'exercice». 33. Ibid. 34. Ibid., p. 207. D'après Apthonius dans son ouvrage, Progymnasmata (1583), p. 167v : «Proque captibus, divides tribus ipsam temporibus : Praesenti, Praeterito et Futuro».

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INTRODUCTION

elle, depuis le berceau jusqu'à ce jour. La mort lui offrira un soulagement bienvenu. A la fin de son monologue, elle est prête à cette éventualité et conclut que le courage est la caractéristique de l'homme. «Nous n'auon rien d'humain plus grand que le courage»