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French Pages [568] Year 2002
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La pensee critique de Diderot , Materi ansme, science et po6sie /
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a I'Age de UncyclopMie 1742-1782
HONORE CHAMPION PARS
LES DIX-HUITIEMES SIECLES Collection dirigee par Raymond Trousson et Antony McKenna 62
LA PENSEE CRITIQUE DE DIDEROT
Dans la meme collection 1 . QUERO, Dominique, Momus philosophe. Recherches sur une figure litteraire du XVIII` siecle . 2 . TROUSSON, Raymond, Defenseurs et adversaires de J.-J. Rousseau . D'Isabelle de Charriere a Charles Maurras .
3 . DABBAH EL-JAMAL, Choukri, Le Vocabulaire du sentiment dans le theatre de Marivaux . 4. HAECHLER, Jean, L'Encyclopedie de Diderot et de . . . Jaucourt. Essai biographique sur le chevalier Louis de Jaucourt.
5. ROUSSEAU, Nicolas, Diderot : l'ecriture romanesque a l'epreuve du sensible . 6. CROGIEZ, Michele, Rousseau et le paradoxe.
7. MARCHAL, Roger, Fontenelle a l'aube des Lumieres. 8 . CAZENOBE, Colette, Crebillon fils on la politique dans le boudoir . 9. VAN CRUGTEN-ANDRE, Valerie, Le roman du libertinage, 1782-1815 . Redecouverte et rehabilitation .
10. JOURDAN, Annie, Les Monuments de la Revolution 1770-1804 . Une histoire de representation . 11 . ADAMY FERNANDEZ, Paule, Les Corps de Jean-Jacques Rousseau . 12. TROUSSON, Raymond, Images de Diderot en France 1784-1913 . 13 . TARIN, Rene, Le Thedtre de la Constituante ou l'ecole du peuple .
14. HARTMANN, Pierre, Le Contrat et la seduction : essai sur la subjectivite amoureuse dans le roman des Lumieres.
15 . CUSSET, Catherine, Les Romanciers du plaisir . 16. PULCINI, Elena, Amourpassion et amour conjugal . Rousseau et 1'origine d'un conflit modern . 17. LAPLACE, Roselyne, Monvel. Un aventurier du theatre au siecle des Lumieres .
18 . ROBISCO, Nathalie-Barbara, Jean-Jacques Rousseau et la Revolution francaise . Une esthetique de la politique (1792-1799) .
19 . PORSET, Charles et REVAUGER, Cecile, Franc-maconnerie et religions dans l'Europe des Lumieres . 20. ROSSI, Henri, Memoires aristocratiques feminins (1789-1848) . 21 . COZ, Michel, La Cene et l'autre Scene: desir et profession de foi chez Jean-Jacques Rousseau . 22. STEFANOVSKA, Malina, Saint-Simon, un historien dans les marges . 23 . BEAUREPAIRE, Pierre-Yves, L'Autre et le Frere . L'etranger et la Franc-magonnerie au XVIII` siecle .
24. PORSET, Charles, Hiram Sans-Culotte? Franc-maconnerie, Lumieres et Revolution. Trente ans d'etudes et de recherches.
25. DESGRAVES, Louis, Chronologie critique de la vie et des ouvrages de Montesquieu . 26. TROUSSON, Raymond et EIGELDINGER, Frederic S., Jean-Jacques Rousseau au jour le jour. 27. LUNA, Marie-Francoise, Casanova memorialiste .
28. GYALOKAY, Monique Anne, Rousseau, Northrop Frye et la Bible . Essai de mythocritique. 29. DANGEVILLE, Sylvie, Le Thedtre change et represente. Lecture critique des oeuvres dramatiques du marquis de Sade .
30. DOUSSOT, Jodlle, Musique et societe a Dijon au siecle des Lumieres . 31 . LABOULAIS-LESAGE, Isabelle, Lectures et pratiques de l'espace: l'itineraire de Coquebert de Montbret, savant et grand commis d'Etat (1755-1831) .
32. SOUBRENIE, Elisabeth, Presence de la solitude . La Poesie anglaise entre neoclassicisme et preromantisme .
33 . BOILLEAU, Anne-Marie, Liaison et liaisons dans les lettres de Diderot a Sophie Volland. 34 . GROULT, Martine, D'Alembert et la mecanique de la verite dans l'Encyclopedie. 35 . SOSSO, Paola, Jean-Jacques Rousseau . Imagination, illusions, chimeres. (Suite en fin de volume)
Paolo QUINTILI
LA PENSEE CRITIQUE DE DIDEROT Materialisme, science et poesie a 1'age de 1'Encyclopedie 1742-1782
PARIS HONORS CHAMPION EDITEUR 7, QUAI MALAQUAIS (VI`)
2001
w ww.honorechampion.co m
I
Diffusion hors France: Editions Slatkine, Geneve www.slatkine .com
© 2001 . Editions Champion, Paris . Reproduction et traduction, meme partielles, interdites . Tous droits rdservds pour tous les pays . ISSN : 1259-4482 ISBN : 2-7453-0423-2
à Norie Kajiwara et à Anne Marie Chouillet
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REMERCIEMENTS
Ce travail est l'issue d'une recherche doctorale menée à l'Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne pendant les années universitaires 19921998. Le titre original de la thèse, soutenue en janvier 1999, était: «La pensée critique de Diderot et l'Encyclopédie. Science, poésie, idéologie. 1742-1782» (3 vol.). Au moment de mettre un point final à ce travail sous forme de livre, mes remerciements s'adressent tout particulièrement à M. le Professeur Olivier R. Bloch, mon directeur de thèse. C’est grâce à son soutien constant et amical et aux discussions collectives du Groupe de recherche sur l'histoire du matérialisme qu'il animait à l'Université de Paris I, que ce travail a pu être mené à bien. O. Bloch et MM. les Professeurs Jean Deprun et André Tosel, membres du jury, m'ont aidé, avec leurs critiques, à approfondir certains aspects de la pensée de Diderot et à améliorer la présentation, la structure générale et des détails théoriques non négligeables de mon livre. Le paragraphe 8.2, notamment, et la présentation du chapitre 8 en général ont été conçus à la suite des remarques proposées par A. Tosel et O. Bloch. Les entretiens avec mon ami et maître, M. le Professeur Jacques D'Hondt, sur Hegel, Diderot et le matérialisme ont été précieux pour l'acquisition méthodologique des instruments conceptuels de recherche. À mes chères amies Nicole Hafid-Martin et Ann Thomson, et à Mlle Judith Revel, je suis redevable d'une lecture très attentive de la première partie et du chapitre 5, aussi bien que des améliorations stylistiques que j'y ai apporté. Les cours sur l'esthétique et l'épistémologie de Diderot que j'ai donnés à l'Université de L'Aquila pendant les années 1997-2000, invité par mon ami le Professeur Massimo Modica, ont joué un rôle important dans la mise au point du chapitre 7. M. Le professeur Carlo Borghero, coordinateur du Groupe de recherche italien sur «cartésianisme et scepticisme aux XVIIe et XVIIIe siècles», et Mme Marta Cristiani, Directeur du Département de Recherches Philosophiques de l'Université de Rome «Tor Vergata», m'ont permis de passer plusieurs semaines de recherche dans les bibliothèques parisiennes. Un dernier mot de remerciement, but not least, s'adresse à M. le Professeur R. Trousson, diderotiste éminent qui a bien voulu accueillir ce volume dans sa Collection et a eu la patience de suivre les différents avatars du texte. Ce travail, finalement, n'aurait pu être réalisé sans l'aide affectueuse des deux dédicataires et de nombreux amis et collègues: Eliane Martin-Haag
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(chap. 5), Francesco Ferretti (chap. 4.1), Giovanni I. Giannoli (chap. 8.3), Monique Tascherio (chap. 2.2-3, 8.1), Erica Joy Mannucci (chap. 7.3), Hansmichael Hohenegger (chap. 2.4), Fabio Stella, Roger Taradel, Tiziana Zalla, Giacomo Francini et tant d'autres qu'il serait trop long d'énumérer. Qu'ils soient ici tous remerciés.
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ABRÉVIATIONS Revues RDE : Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie (Langres-Paris) DHS : Dix-Huitième Siècle (Paris) DS : Diderot Studies (Genève) SVEC : Studies on Voltaire and the Eighteenth Century (Oxford)
Ouvrages de Diderot Enc. (suivi d'un numéro romain): Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, 28 vol., Paris, Le Breton-Briasson-David-Durand, 1751-1772 (Stuttgart-Bad Cannstatt, 1967). FMR : Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné, 18 vol., éd. A. Calzolari et alii, Milano, F.-M. Ricci, 1970-80. CORR : Correspondance, 15 vol., éd. G. Roth- J. Varloot, Paris, Minuit, 1955-70. DPV : Œuvres Complètes, 33 vol., édition critique par Dieckmann-Proust-Varloot et al., Paris, Hermann, 1975-90ss, en cours de publication. LW : Œuvres Complètes, 15 vol., édition chronologique établie par R. Lewinter, Paris, Le Club français du livre, 1969-75 AT : Œuvres Complètes, 20 vol., éd. J. Assézat- M. Tourneaux, Paris, Garnier Frères, 1875-80. OB : Œuvres, éd. A. Billy, Paris, Gallimard, 1951. OPV : Œuvres Politiques, éd. P. Vernière, Paris, Garnier Frères, 1963. OE : Œuvres Esthétiques, éd. P. Vernière, Paris, Garnier, 1987. OP : Œuvres Philosophiques, éd. P. Vernière, Paris, Garnier, 1990. OD : Œuvres de Diderot, 5 vol., éd. L. Versini, Paris, R. Laffont, 1994-97.
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INTRODUCTION
L'important débat entre théorie et pratique est né, d'une part, du caractère incomplet de la théorie, car c'est bien à la nature toute entière que le praticien a affaire, d'autre part du fait que les praticiens ont manqué de réflexion et de perspicacité. Novalis, Encyclopédie
1. LA LECTURE DE L'HISTOIRE DU MATERIALISME FRANÇAIS PAR F.-A. LANGE Le tableau historique du matérialisme occidental, dessiné dans la Geschichte des Materialismus und Kritik seiner Bedeutung in der Gegenwart (1861) par Friedrich-Albert Lange, a mis en évidence le lien théorique étroit — celui d'un combat et d'une continuité impossible — entre les matérialismes du XVIIIe siècle et la philosophie critique de Kant. Ce combat s’est poursuivi bien au-delà des limites chronologiques de l’âge des Lumières. L’œuvre de Lange est un point de repère important dans les études sur la confrontation entre les «amis des Formes» et les «fils de la Terre» (Platon), les idéalistes et les matérialistes1. Ce philosophe allemand analysait les doctrines des matérialistes français pour en critiquer les issues contemporaines positivistes, du point de vue d’un kantisme qui serait, d'après lui, le dernier résultat et le plus mûr de toute la philosophie du siècle des Lumières2. Le substantiel essai qui ouvre le deuxième tome a pour titre «Kant et le matérialisme» et c'est l'un des travaux — peu nombreux, il faut le remarquer, encore aujourd'hui — qui aient abordé ce sujet de manière systématique. Lange souligne la place de tout premier rang qu'occupe la pensée de Diderot parmi les autres matérialistes, ainsi que la relative autonomie théorique que le courant du matérialisme biologique tient à l'égard du sensualisme lockien-condillacien. Il s'agissait là, rappelons-le, de la filiation historique reconnue par Marx et Engels (Sainte Famille), dans le 1 2
Cf. O. Bloch, Le matérialisme, 2de édition, Paris, 1995, p. 6-9. Cf. F. A. Lange, Geschichte des Materialismus und Kritik seiner Bedeutung in der Gegenwart, 2 vol., Iserlohn, 1866; trad. fr. Histoire du matérialisme, Paris, 1877-1879.
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célèbre tableau: «Bataille critique contre le matérialisme français», tiré du Manuel de philosophie de Ch. Renouvier3: du sensualisme de LockeCondillac «l’on passe» au matérialisme. Par le biais des matérialistes et à côté des positivistes, la cible polémique de Lange sont les hégéliens de son temps — Zeller, Fischer, Hettner, Rosenkranz4 — qui proposent dans leurs ouvrages cette lignée historique: Locke-sensualime-matérialisme. La Mettrie est considéré comme une «suite» de Condillac et un «disciple de d'Holbach». Lange s'est insurgé contre cette chronologie spéculative: Avant tout, rétablissons l'ordre chronologique! La méthode introduite par Hegel dans l'histoire de la philosophie nous a légué d'innombrables fantaisies (...). Ses disciples ont suivi ses errements, et mêmes des hommes qui ne reconnaissent plus le droit de violenter ainsi l'histoire, subissent pourtant encore la funeste influence de Hegel (...). De 1707 à 1717 naquirent successivement et à des petits intervalles Buffon, de la Mettrie, Rousseau, Diderot, Helvétius, Condillac et D'Alembert; d'Holbach seulement en 1723. Lorsque ce dernier réunissait dans sa demeure hospitalière ce cercle de libres-penseurs, pleins d'esprit, que l'on appelle la «société d'Holbach», de la Mettrie était mort depuis longtemps. Comme écrivain, surtout pour les questions qui nous occupent, de la Mettrie se trouve aussi en tête de toute la série (...). Si l'enchaînement réel des faits a pu être si longtemps dénaturé, il faut l'imputer à l'influence de Hegel et de son école, et surtout au 5 scandale provoqué par les attaques de la Mettrie contre la morale chrétienne .
Finalement Lange reconnaît que le matérialisme de la «coterie d’Holbach» se démarque de la ligne sensualiste et qu’au lieu d’être une «conséquence spéculative» de Condillac, elle la précède et doit plutôt être ramenée à ses vraies sources, c'est-à-dire aux grands courants de l’empirisme et du rationalisme mécaniste du XVIIe siècle, à Bacon, à Descartes et ses «suites», aux corporalistes (Hobbes) et aux atomistes (Gassendi). Cependant, tout en ayant frayé la route aux études contemporaines, Lange ne s'affranchit pas de la hantise de montrer l'«inconséquence» et l'asystématicité d’un matérialisme qui devrait sa pleine floraison, au XVIIIe siècle, à des raisons d'ordre non pas théoricophilosophique mais, suivant sa lecture, social et idéologique. Des «influences pratiques», notamment l'état pré-révolutionnaire de la France 3
Cf. K. Marx-F. Engels, Die heilige Familie, oder Kritik der kritischen Kritik. Gegen Bruno Bauer und Konsorten, dans MEGA, Bd. 2, Berlin, Dietz Verlag, 1980, p. 131-41: «Kritische Schlacht gegen den französische Materialismus»; voir aussi O. Bloch, «Marx, Renouvier et l'histoire du matérialisme», dans Matière à histoire, Paris, 1997 [La Pensée, n°191, p. 3-42]. 4 Lange mentionne la Geschichte der deutschen Philosophie seit Leibniz (1873) de Zeller; le Franz Baco de Verulam (1856) de Fischer; la Litteraturgeschichte des XVIII Jahrhundert (1865) de Hettner etc. 5 Lange, op. cit., éd. fr. vol. I, p. 335-37.
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et la crise de la société européenne au milieu du siècle, auraient provoqué de nouveau la «régression au matérialisme» (après Hobbes et Condillac). Tandis que les événements de cette période ne seraient que des «obstacles» posés sur le chemin du développement théorique «direct» de la libre pensée vers le criticisme de Kant. En définitive, la lecture de Lange arrive à coïncider avec le tableau même des hégéliens, à la fois décentré et renversé: Quand le développement théorique s'opère sans obstacles, l'empirisme (par exemple Bacon), mène directement au matérialisme (Hobbes), celui-ci au sensualisme (Locke), qui donne naissance à l'idéalisme (Berkeley) et au scepticisme ou criticisme (Hume et Kant). Cette vérité s'appliquera encore plus nettement à l'avenir, les naturalistes eux-mêmes s'étant habitués à penser que les sens ne nous donnent qu'une «représentation du monde». Toutefois cette série peut à chaque instant être troublée par l'influence pratique précitée et, dans les grandes révolutions, dont les causes intérieures profondément cachées dans «l'inconscient», ne nous sont encore guère connues que par le côté économique, le matérialisme luimême finit par ne plus être aussi populaire et aussi victorieux, et l'on voit s'élever 6 mythe contre mythe, croyance contre croyance .
Or le schématisme de ce tableau et l'absence des matérialistes français dans un cadre de développement «direct» de la pensée (non «troublé» par ces «influences extérieures») constituent les limites idéologiques de la recherche de Lange. Celles-ci paraissent évidentes aujourd'hui après les nombreuses études ultérieures qui ont démontré l’importance des positions matérialistes dans les débats philosophiques de l’âge moderne sur le problème de la connaissance, de Descartes à Kant7. Il est donc important de soulever la question du rapport entre les matérialismes du XVIIIe siècle — notamment la position spécifique que Diderot y occupe — et la philosophie de Kant, dans un autre contexte; car les mêmes questions méthodologiques au cœur de la Geschichte des Materialismus rendent possible leur rapprochement sur d’autres bases, avec de plus féconds résultats. Quel rapport historique y a-t-il entre la position d’une pensée matérialiste qui revendique l’ autonomie du sujet pensant par rapport aux idées reçues et à l’autorité de la tradition théologico-métaphysique dans des domaines différents (morale, politique, philosophie de la nature) et la philosophie critique qui, peu après, met en cause la notion d’autonomie de la raison pure, en soumettant à un procès intellectuel, devenu célèbre, précisément la raison métaphysique, à la barre du «tribunal de la critique»? Quelle évaluation peut-on faire des jugements 6 7
Ibidem, p. 509-10. Cf. Bloch, Le matérialisme cit., et Matière à histoires, Paris, 1997; A. Negri, Pensiero materialista e filosofia del lavoro. Hobbes, Descartes, d’Holbach, Milan, 1992.
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que ces deux courants de pensée prononcent, chacun de son côté, sur l’ensemble du passé spéculatif de la métaphysique? Ils convergent, en quelque sorte, dans l’affirmation «arrogante», «égocentrique», «dénigrante» de Kant qui soutient «qu'il n'y avait pas encore de philosophie avant l’avènement de la philosophie critique… il faut en venir à la question de savoir s'il peut y avoir plus d'une philosophie»8. Les origines de cette convergence méritent d’être illustrées sous un double point de vue, historique et théorique.
2. LA GENESE D’UNE PENSEE CRITIQUE e e AUX XVII ET XVIII SIECLES. LE ROLE DU MATERIALISME A propos de la tendance dominante dans la science et la philosophie du Grand Siècle, J. Roger a observé: «Le dix-septième siècle avait été le siècle du regard. Regard du géomètre qui analyse les figures, du mécanicien qui dispose les engrenages. Regard qui saisit pleinement une nature où tout n'est que formes et mouvements. Entre le regard du corps et celui de l'esprit, il y avait parfaite coïncidence, et le monde était transparent. La lumière était un phénomène simple, dont les lois étaient géométriques. Image et instrument de la souveraineté intellectuelle de l'homme, le regard analysait et reconstruisait l'univers»9. Ici, le trajet épistémologique de ce regard géomètre de la raison s'achève, à la fin du Grand Siècle, avec «deux livres» qui «mirent terme à cette illusion»: les Principia de Newton (1687) et l'Essai philosophique concernant l'entendement humain de Locke (1688). Pour leur «grande instauration» (Bacon), les nouvelles théories de la connaissance issues de la révolution scientifique doivent chercher leurs fondements dans des sources plus solides, qui aient toujours un rapport avec le sens de la vue, mais qui puissent en même temps garantir, en les légitimant, la fiabilité des données propres de ce premier regard géomètre. La vue, même celle de l’entendement, peut nous tromper. La mécanique rationnelle de Newton et la dynamique leibnizienne introduisent sur le terrain des sciences de la nature les concepts théoriques de «force» et d'«énergie», en leur donnant une signification épistémologique qui détermine dès lors une emendatio oculis radicale et préliminaire pour le 8 9
I. Kant, La métaphysique des mœurs et le conflit des facultés, dans Œuvres philosophiques,
vol. III, éd. F. Alquié, Paris, 1986, p. 451. Introduction à G.L.L. Buffon, «Du sens de la vue», dans Un autre Buffon, éd. J.-L. Binet et J. Roger, Paris, 1977, p. 119-21.
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sujet expérimentateur. Les forces cinétiques, la force de gravitation et celle d'inertie ne sont pas visibles; les énergies de position et de mouvement font intervenir dans l'analyse une faculté d'évaluation des données physiques qui n'est plus réductible au seul regard. A ce moment-là, les questions gnoséologies concernant les phénomènes de la vision intéressent de plus en plus intimement les philosophes, à partir de Kepler, en passant par Hobbes, Descartes, Gassendi, jusqu'à Berkeley, pour leur travail de construction de nouveaux systèmes de pensée qu’ils s'efforcent d’instituer en partant, pour ainsi dire, d’une propédeutique de l'apparence phénoménale. Le développement de nouveaux instruments de mesure a un rôle essentiel dans ce processus. L'expérience visuelle elle-même doit pouvoir corriger objectivement — ou nier cette possibilité d'une perspective psychologique, comme le fera Berkeley — les erreurs incontournables de la vue, à l'aide de l'observation réfléchie et de la méthode expérimentale (Hobbes, Gassendi). C'est Locke qui repère précisément le rôle que joue le jugement dans les idées que la vue fournit à l'entendement, en distinguant la simple sensation d'une perception «dense» de théorie. Ce jugement jouit d'un pouvoir cognitif inattendu d'élaboration et de transformation de la donnée sensible. Mais il doit pouvoir se corriger critiquement (krinein: juger) de lui-même pour atteindre la certitude et l'universalité. Au XVIIIe siècle, après la leçon de Locke, les théories des naturalistes (Buffon et La Mettrie) s’acheminent dans cette direction autocorrective du jugement et représentent un tournant important dans le débat qui marque la première spécificité d'une approche matérialiste du problème de la connaissance. Or, presque tous les auteurs qui abordent la question d'une nature de la vision sont confrontés à un problème spécial: le problème de l'aveugle (P1, chap. 3: «Le spectacle invisible, conquête de pureté conceptuelle»). Dans ce cadre théorique très complexe il faut situer la réflexion de Diderot à l'époque où il élabore sa pensée matérialiste comme une philosophie de la vie et de la praxis (P1, 3.3-4). Et c'est là aussi qu'on distingue le noyau de ce que j’appellerai sa pensée critique. La Lettre sur les aveugles (1749) met au cœur de la question un argument qui avait été traité par beaucoup d’autres philosophes, mais comme un cas limite. Buffon et Diderot considèrent l'aveugle comme l'exemple modèle de la genèse évolutive des capacités cognitives liées à la vision, dans une perspective développementale que les autres auteurs n'avaient pas considérée. Le sens de la vue, avec tout ce qui s'y rattache sur le plan génétique, vient de quelque chose d'autre, d'une source plus essentielle et plus originaire. Si le regard premier de la vue, comme Locke l'enseignait, est déjà une forme de jugement, qui peut être juste ou faux, ce n'est plus la
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vue, à elle seule, qui peut garantir le processus de correction des illusions possibles dans son rapport à l'entendement. Le Rêve de D’Alembert l’expliquera (P2, 6.3.4: «La structure polycentrique du Rêve. Matérialisme biologique, théorie du jugement et émergence du moi»). Un toucher, d'abord «sourd et obtus», puis son mouvement de plus en plus subtil, devient une action sensible de l’organisme, action qui se rationalise au fur et à mesure qu'elle avance dans le temps de l'expérience. Elle fixe ensuite ses formes, du sentir et de l’agir, dans les structures matérielles de l'esprit-cerveau en conquérant leur langage. L'expérience de l'aveugle témoigne, selon Diderot, que ce sont là des fondements biologiques et pratiques qui, par des procédures intéressant l'espèce humaine entière, permettent l'assurance gnoséologique de ces données, si instables, de la représentation visuelle (P1, 4.1). Une fois qu'elles sont «mises en place» dans l'esprit par le premier regard géomètre, ces données seront reconnues universellement par une procédure cinesthésique qui engage le sujet dans son uni-totalité de sensation, d’action et de pensée. L'aveugle-né, retrouvant la vue, peut reconnaître et nommer les objets, cube et globe, dont il avait eu une expérience tactile (Molyneux’s Question) grâce à ces structures matérielles communes liées à la complexité du processus qui les a engendrées par la suite dans l’histoire de la nature. Elles deviennent des catégories discursives fondées sur ces bases matérielles de l'esprit, communes à tous les êtres humains comme des produits de l'histoire naturelle, et elles constituent le sensorium. Avec cet argument, Diderot peut réfuter biologiquement la thèse immatérialiste de Berkeley qui, «à la honte de la raison humaine, est logiquement irréfutable». Sur ce point, la position matérialiste critique du problème de la connaissance est analogue, dans le fond, à celle de l’idéaliste transcendantal de la Critique de la raison pure («Réfutation de l’idéalisme», P1, 4.1.4-6)10. Plus tard, dans le Rêve de D'Alembert (1769) et dans les Éléments de physiologie (1778-81), Diderot, suivant La Mettrie, situera ces catégories du jugement dans les «parties matérielles» ou fonctions du cerveau (P2, 6.3). Mais à cette époque (1749), l'argument évolutif qui vient de Buffon et, plus loin, de Lucrèce (P2, 6.2), fonde une doctrine matérialiste de la connaissance-action (primat du tact) et de la vie (praxis) qui investit et transforme les termes de la question posée par la tradition métaphysique. Le premier regard — le jugement de la vue — est revu (rejugé) par ce que j’appellerai un «regard second» — le fait de la praxis-perception — qui, tout en manifestant son homologie avec le premier, en est la condition avec pour origine non pas une représentation simple mais un processus 10
Cf. Th. Ziehen, «Über eine Parallelstelle bei Kant und Diderot», dans Kant Studien, n° 20, 1915, p. 127.
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d'action complexe. Celui-ci se spécifie se rationalisant progressivement par la fixation de ses formes dans les structures matérielles de l'esprit, rejouées dans l'expérience actuelle d’un sujet sensible. Ce «regard second» se produit à la fin d'un processus de rationalisation du sensible tendant à l'universalité au niveau biologique. De là naît l’intérêt de Diderot pour la chimie et la physique de la matière qui servent comme des instruments d’analyse et de compréhension des faits s'engendrant dans le domaine de la connaissance-action. La description d’un tel processus deviendra le noyau de la gnoséologie critique de Diderot, avec son extension jusque dans les champs de l'esthétique picturale, théâtrale et de l’économie (P2: «De la jouissance critique — Le jugement de goût et l'économie politique», 7.1-4, 8.1-3). La pensée critique diderotienne se présente ainsi, en tant que réflexion sur et dans la complexité de l’expérience en général, comme fondatrice d’une nouvelle figure historique de la philosophie. C’est le sujet pensant-agissant-sentant, l’individualité naturelle (P2, 8.3.4) complexe (un néologisme), en tant que produit de son «histoire naturelle» qui est à la fois reconstructeur du monde de la nature et juge de soi-même. Ce personnage, philosophique et littéraire, monte sur la scène de la modernité comme la substance première de cette pensée critique. 3. LA POSITION DE LA PENSEE DE DIDEROT On le voit, il ne saurait s'agir seulement de démentir le schéma de la Geschichte des Materialismus pour bien interpréter le rôle du matérialisme de Diderot dans le développement d'un idéal critique de connaissance — ce que je ferai, en reprenant certaines suggestions de ce Hegel11 «fantaisiste» trop décrié, et de l'un de ses meilleurs disciples, K. Rosenkranz. Pour montrer les raisons théoriques qui placent sa philosophie — et le matérialisme français — dans l'histoire de la pensée, il faut repérer un territoire historico-problématique qui définit, suivant une ligne directe, l'unité et la structure d'intention de la pensée de Diderot à part entière, par deçà le caractère éclaté et dispersé de son œuvre. Premièrement, l'œuvre s’articule autour d'un dialogue serré avec la tradition des débats philosophiques du XVIIe siècle (rationalisme versus empirisme, le cas de l’aveugle) et, d'autre part, elle se déploie avec originalité dans le contexte de l’encyclopédisme français (confrontation avec D’Alembert, Buffon, D’Holbach, Helvétius). Mon analyse se développe donc à partir d'une étude des problèmes épistémologiques qui 11
Cf. J.-C. Bourdin, Hegel et les matérialistes français, Paris, 1992, p. 198-201: «Le silence sur Diderot». Le matérialisme du XVIIIe siècle, sous l'éclairage hégélien, «a su incarner le principe moderne de la liberté subjective s'illustrant dans la conquête de son royaume du fini».
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rattachent la pensée de Diderot à la genèse européenne d'une philosophie critique au sens large (P1, Section I: «Évanouissement du regard. Le jugement historique»). C’est avant tout la question du type de cette philosophie critique: elle est — voire, elle devient — encyclopédique, à savoir polycentrique. Comment cette espèce de nouvelle attitude encyclopédique face à la réflexion se forme-t-elle? Nous verrons que ce qui lie avec cohérence les différents centres d’intérêt de la pensée de Diderot, c'est l’idéal d’un «système» des savoirs, non déclaré, visant à saisir ce qu’il y a d’essentiel pour l’expérience humaine en général dans chaque question abordée. La visée est celle d'écrire, de raconter ce qu’il y a de commun — en tant que condition de sens — à plusieurs domaines de connaissance (et d'action) mis en jeu dans l'expérience réfléchie dans la pensée. L'écriture joue ici le rôle plus important d'instrument de construction du double regard de la raison critique en lui donnant une consistance littéraire. M. Modica a su cerner le sens de ce caractère critique de la philosophie de Diderot dans le domaine de l’esthétique12: «Lorsque sa réflexion est sollicitée par des problèmes, parfois même très concrets et ponctuels, elle paraît s’intéresser à une recherche, presque constante, des relations entre ces problèmes et les cadres culturels les plus divers, intellectuels et artistiques, au-delà de toute spécialisation prétendue, en vue de questions essentielles pour le faire et le connaître de l’homme»13. Il s'agit de voir cet esprit à l'œuvre dans toute la production, littéraire et philosophique, de Diderot. Le vieux problème de la duplicité du philosophe (matérialiste ou préromantique?) que Lange et d’autres lui ont reproché devient le reflet d'un double mouvement réel de sa pensée, du particulier à l'universel, «particularisé» toujours à nouveau dans une expérience déterminée, à qui l’on demande le statut du sens à travers l'écriture. C'est le premier aspect de la pensée critique de Diderot: la systématicité secrète, dynamique et ouverte, qui prends corps dans l'œuvre littéraire14. Deuxièmement, je suivrai ce dynamisme du style de Diderot à travers sa biographie intellectuelle, sans en isoler l'écriture polycentrique par rapport au tout historique qui l’englobe. Un milieu intellectuel 12
Cf. M. Modica, L'estetica di Diderot. Teorie delle arti e del linguaggio nell'età dell'Encyclopédie, Rome, 1997, p. 16. Pour ce qui concerne les tenants et les aboutissants de cette notion de «pensée critique», voir E. Garroni, Estetica ed epistemologia. Riflessioni sulla «Critica del Giudizio», Rome, 1976; Senso e paradosso. L'estetica, filosofia non speciale, Rome-Bari, 1986; Estetica. Uno sguardoattraverso, Milan, 1992. 13 Ibidem, p. 15. 14 Cf. F. Pruner, L'unité secrète de Jacques le Fataliste, Paris, 1980; et P. Tort, L'origine du Paradoxe sur le comédien. La partition intérieure, 2de éd., Paris, 1970, en ce qui concerne le Paradoxe.
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commun fait de la France, entre 1742 (date des premières traductions de Diderot) et 1782 (deuxième et dernière édition de l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron) le pays-guide des Lumières européennes. La culture française se présentera par la suite comme l’école des jeunes «élèves» de Berlin, Königsberg, Strasbourg, Tübingen. A ce propos, les études de R. Mortier (1954, 1963) donnent leurs points de repère à cette recherche, notamment pour la réception de Diderot encyclopédiste en Allemagne (P2, 7,1). Cette période de l'histoire européenne se caractérise aussi, du point de vue théorique, par la tendance que Kant lui-même a relevé rétrospectivement comme étant «le siècle de la critique»15. Voilà une définition courante, rejouée plus tard par différents interprètes16. Reste une question ouverte: que désigne-t-on à cette époque (1742-1782) par la notion de «pensée critique», dans un sens plus large et plus général que dans la signification précisément kantienne? Et que signifie cette systématicité de la pensée qui prétend soumettre à la critique rationnelle l’ensemble de la réalité présente, à savoir la culture de la période de diffusion du modèle encyclopédique en Europe? La contribution esthétique de Diderot à l’Encyclopédie et le débat sur le système des beaux-arts vers la moitié du siècle — observe encore M. Modica — rend évident l'esprit de cette philosophie: «comme quelque chose qui ne va pas dans une direction contraire aux caractères plus authentiques de ce nouveau courant de pensée», précisément «un mode ‘critique’ de pensée qui n’est rien d’autre qu’une nouvelle façon dont la philosophie elle-même se présente — bref: une enquête qui s’occupe, certes, du ‘beau’ et du ‘sublime’, mais envisage d'arriver à comprendre comment le ‘beau’ et le ‘sublime’ s’enracinent dans notre organisation sensible et intellectuelle, affective et cognitive, et de quelle manière ils doivent être ramenés à la nature humaine en général»17. Cette approche «critique» de Diderot, propre à la philosophie elle-même au tournant des Lumières — un questionnement sur ce qu’il y a d’essentiel dans l’expérience humaine en général, comme étant une condition de sa possibilité en tant que système, pour qu’elle ait et produise du sens dans le présent historique —, c’est un aspect typique de toute la pensée de 15
I. Kant, Critique de la raison pure (1781), éd. Barni-Delamarre-Marty, dans Œuvres Complètes, vol. I, Paris, 1980, p. 727: «Notre siècle est le siècle propre de la critique, à laquelle tout doit se soumettre. La religion, par sa sainteté, et la législation, par sa majesté, veulent ordinairement s’y soustraire. Mais alors elles excitent contre elles un juste soupçon, et ne peuvent prétendre à ce respect sincère que la raison accorde seulement à ce qui a pu soutenir son libre et public examen». Cf. aussi Kant, Leçons de métaphysique, éd. M. Castillo, Paris, 1993, p. 129. 16 Cf. K. Rosenkranz, Diderots Leben und Werke, Bd. I-II, N Leipzig, 1866 [Aalen, 1964], E. Cassirer, La philosophie des Lumières (1933), Paris, 1966; P. Hasard, La crise de la conscience européenne. 1680-1715, Paris, 1935. 17 Modica, op. cit., p. 15.
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Diderot. C’est là, sur ce terrain d'interrogation essentielle, qu'il faut chercher le critère interne de son unité philosophique.
4. LE «REGARD SECOND» DE LA CRITIQUE. UN TRANSCENDANTAL MATERIALISTE Le philosophe italien P. Carabellese (1877-1948), il y a plus d'un demi-siècle, a vu chez Kant le penseur d'une révolution idéale qui aurait posé «le problème interne de la philosophie contemporaine», celui de la condition de l'être-là de la philosophie comme un savoir qui demande sa légitimation propre, en tant que construction humaine d'un universel dans le temps. Cet universel, d’après Carabellese, est le produit d’une conquête, d’un processus «qui doit aller, et qui va, s'il est une vraie philosophie, dans la profondeur de cette présentation historique de l'esprit humain: c'est-àdire qu'il est la spiritualité immanente à l'histoire»18, la processualité ouverte et susceptible de développement. Or, par delà le langage de la philosophie italienne du début de notre siècle, on peut retenir le propos du philosophe italien qui se confronte, en historien, à Kant dont «le mérite est celui d'avoir porté le pensant, en tant que tel, dans le même champ enquêté par la pensée». La philosophie de Diderot — en tant que première, en tant que matérialiste, avant Kant — a été cette enquête de la pensée sur et dans la pensée elle-même, où le sujet biologique pensant est impliqué comme l’élément fondateur du processus cognitif. Ce sujet-démiurge construit le processus d’universalisation de son expérience à travers l’action de son double regard, il cherche ses conditions empiriques d'action, du faire, du savoir, du sentir, sur leur terrain d'unification possible dans l’expérience elle-même. C'est là, sur ce terrain aperceptif, que surgissent les nouvelles notions problématiques de «système» et d'«individualité», pour une philosophie matérialiste à la recherche d'elle-même19. Le pensant (agissant, sentant), chez Diderot, cherche et donne une légitimation de soi dans (et par) le connaître dans le monde du fini empirique, reconnu en tant que tel, dans son ensemble, comme un fini déterminé par les lois de la nature et de la matière. En tant qu'individu concret, ce «pensant» est dans la finitude expériencielle de la nature, il doit s'y confronter sans hésitations théorétiques (P1, 3.2.2). Mais il est, en même temps, «infini», ouvert et indéterminable en tant que sujet biologique universel, en tant qu'«espèce». Ce dernier aspect connote la position matérialiste de la pensée critique de Diderot (P1., 1.4-5; 2.1-4) au sens épistémologique. 18
P. Carabellese, Il problema della filosofia in Kant. Guida allo studio dei Prolegomeni, Verone, 1938, p. 10-11. 19 E. E. Schmitt, Diderot, ou la philosophie de la séduction, Paris, 1997, p. 14.
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Je définis cette position comme un «transcendantalisme biologique» (P2, 6.1-3), pour ce qui concerne sa philosophie de la vie, et un «pragmatisme transcendantal», pour sa philosophie morale et politique (P1, 1.2-5; 2.2-5). Et il faut lire le terme de «transcendantal» dans un sens plus étendu que dans la signification kantienne, au sens matérialiste: c’est ce qui conditionne et limite notre expérience suivant des lois matérielles et biologico-historiques à l’intérieur de l’expérience elle-même. Autrement dit: c'est un domaine de représentations, de structures d’action, de modes de la sensation déterminés par «Dame Nature» (en ce sens, des structures «a priori»), qui appartiennent à l’expérience de l’homme en général, en tant qu’espèce , espèce sociale et historique avant tout. Il s'agit d'étendre à la biologie de l’individu complexe, historique et naturel, objet de la pensée de Diderot, la définition de transcendantal que Deleuze rapporte a Kant: «Transcendantal qualifie le principe d’une soumission nécessaire des données de l’expérience à nos représentations a priori, et corrélativement d’une application nécessaire des représentations a priori à l’expérience»20. Quid Juris? Le domaine du transcendantal. Dans ce concept matérialiste de transcendantal l'accent doit porter sur les processus objectifs et réels de constitution de «subjectivité»; j'utilise cette notion comme un interprétant, un principe herméneutique utile à pénétrer l'esprit de la philosophie de Diderot, même si le philosophe, certes, n'as jamais employé lui-même ce mot. La philosophie de Diderot se présentera ainsi comme une récognition sur l'acte même du penser dans le penser, de l’agir dans l’agir, jugement de jugement qui met en cause les facultés naturelles de celui qui fait (et façonne) son expérience finie. Et ce «sujet fini» est lui-même façonné par l'opération, l'interprétation de «Dame Nature». Le matérialisme diderotien constitue, dans ma perspective de lecture, la première philosophie matérialiste du fini de l’âge contemporain21. Le mot «regard second» qualifiera ce double mouvement de la pensée critique, en train d’enquêter sur les conditions de production gnoséologiques de son savoir, de son «faire», de son «sentir», dans les limites mêmes de sa finitude naturelle et historique22. Diderot «philosophe de la complexité» (P2) nous confronte ainsi à une tâche nouvelle de la pensée à l'aube de 20
G. Deleuze, La philosophie critique de Kant, Paris, 1963, p. 22. Pour une autre utilisation de ce concept matérialiste de «transcendantal», voir M. Hardt-A. Negri, Il lavoro di Dioniso, Rome, 1995, p. 12, à propos de la multitudo spinozienne comme d'un «schema trascendentale in senso forte: esso non è formale ma ontologico, non teleologico ma pragmatico». 21 Cf. M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, éd. fr. par A. de Waelhens et W. Biemel, Paris, 1953. Mais il s'agit ici d'une «ontologie fondamentale» de la finitude matérielle de l'homme, dans ses aspects biologiques et historiques à la fois. 22 Cf. Deleuze, op. cit., p. 16-17 et 97-107.
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l’âge contemporain: questionner l'expérience humaine historique dans son ensemble, sur un plan de co-appartenance immanente, originaire et réciproque, de gnoséologie, éthique et esthétique. Ces domaines deviennent les champs de fondation et de légitimation constructive de ce sujet naturel pensant, agissant et sentant qui s’interroge sur lui-même de manière «encyclopédique» en essayant d'établir des «systèmes poiètiques» de constitution du soi (P2, Section I). Dès lors «le problème de la métaphysique» (Heidegger) et du «sujet fini» devient tout autre. Comme le dit Diderot, de manière métaphorique, par la bouche du Neveu de Rameau : «le vrai, le bon et le beau ont leurs droits. On les conteste, mais on finit par admirer (...). Baillez donc, messieurs, baillez à votre aise. Ne vous gênez pas. L'empire de la nature et de ma trinité, contre laquelle les portes de l'enfer ne prévaudront jamais...» (P1, 1.1.4; P2, 7.3). Par-delà la raillerie du platonisme des êtres moraux de Shaftesbury (P1, 1.2-3), ce qui intéresse Diderot moraliste et esthéticien de l’expérience (il est les deux à la fois: encyclopédiste), est de cerner les contours de cette nouvelle «trinité» laïque «qui se place humblement sur l'autel, à côté de l'idole du pays; peu à peu, il s'y affermit; un beau jour il pousse du coude son camarade; et patatras, voilà l'ancien idole en bas». Diderot cerne ce nouveau territoire de la libre pensée critique dans ses possibilités productives, théoriques et pratiques, dans l'expérience en général mais jamais «au-delà» d'elle, tout en demeurant sur le même terrain de la tradition métaphysique. Il parlera de cette expérience à partir d'une position de la pensée qui connaît les acquisitions épistémologiques de la science newtonienne (P1, 2.1; P2, 6.1), de la biologie maupertuisienne (P2. 6.2) de la science appliquée des ingénieurs (P2, 5.1-6; 8.1), de l'économie politique de Galiani et des physiocrates (P2, 8.3): disciplines qui ont révolutionné la Weltanschauung de l'homme des Lumières. Son propos systématique touche à la philosophie et à l'épistémologie dans leur unité problématique qui se déploie à travers la pluralité de ces domaines, et investit là le penseur dans sa pratique d’écrivain. Diderot doit inventer, pour elle, un nouveau langage de la philosophie (P2, 6.3.1). J’analyserai cette «trinité» dans la dynamis littéraire qui l'articule, sans la partager en «morceaux choisis». Pour dégager les implications théoriques et les théorisations implicites dans les textes moins connus sous cet aspect (P1, Section I, 2.26), mon hypothèse de lecture de la pensée critico-littéraire de Diderot suit le fil conducteur d'un noyau systématique unitaire. Dans la production romanesque, qu'est ce qui connote une «pensée critique»? Le matérialisme fut là, avant tout, son premier ressort en tant qu’essai de construction d’un nouvel art et/ou théorie du jugement de connaissance — un jugement de jugement, regard second dans le réel — aux prises avec la complexité du monde façonné par l’homme dans le moment même où il en fait l'expérience, et qui «se fait» praxis transformatrice (P1, I, 2.2-3). C’est le
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même monde proto-industriel (P2, 5.1-6) que des sciences nouvelles — histoire/philologie (Vico), biologie, mécanique rationnelle, science des ingénieurs, économie politique — vont dévoiler et légitimer d'un point de vue critique23. La construction d’une épistémologie critique matérialiste fournit donc une image unitaire du réel, mais elle est différente par rapport aux grands systèmes déductifs du XVIIe siècle. Déjà D’Alembert, dans le Discours préliminaire (1751), oppose l’«esprit de système» propre au Grand Siècle et devenu dangereux pour la philosophie, à un «esprit systématique» qui doit établir les nouvelles frontières de la connaissance à l’intérieur même de son travail in fieri. Désormais la critique ne se laisse plus épuiser par un schème métaphysique preconstitué. Diderot, sur la même ligne, s'intéresse à la mise en scène de ce qui conditionne l’expérience, par exemple, de ses sujets dramatiques (P2, 8.3.7), de ce qui en établit les contours de sens de façon «naturelle», à l'intérieur même d'une écriture à sens ouvert, réversible et mobile comme l’est l'univers de la nature en perpétuelle transformation et modifiée par l'homme de l’industrie — technique narrative de la digression, dialogue heuristique, heuristique de la vision (P2, 7.1-4). L'effort de catégorisation du naturel transformable atteint chez Diderot — pour le dire avec Vico — un universel de type «fantastique», encore rêvé, «enchanté»24 (P2, Section I: «Les systèmes poiètiques»). La pensée philosophique de Diderot est donc critique parce qu'elle articule une enquête sur et dans la complexité ontologique du réel, mettant en cause d'abord elle-même, le premier regard de la raison pour atteindre un regard plus profond. En tant que recherche infinie, régie par sa systématicité ouverte, elle a un modèle et une source: l'Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (P2, 5.1-6). Diderot penseur critique est l'encyclopédiste. A bien des égards, c'est l'image que donnent les études diderotistes des dernières trente années25. «Science et poésie», ces deux domaines qui sous-tendent l’édifice critique «trinitaire» d’une Encyclopédie laïque des savoirs en formation, se trouvent rejoués en couplet avec un troisième terme qui les relie, comme étant leur condition: le matérialisme. Un matérialisme de la morale et de la connaissance qui est le fil conducteur de l'œuvre entière. Diderot est conscient que le discours moral de la métaphysique, réfléchi dans l'homme de la société bourgeoise proto-industrielle (P2, 7.3.3-4), déborde les limites de la «loi» kantienne vers le faux, la mystification, la tromperie ou,
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Cf. H. Nakagawa , «Universalité de Diderot», dans RDE, n° 2, 1987, p. 7. E. de Fontenay, Diderot ou le matérialisme enchanté, Paris, 1981. 25 Je me permet de renvoyer à mon étude: «Gli studi critici diderottiani in Francia dal '62 ad oggi», dans Cultura e Scuola, n°125, 1993, p.185-206.
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dans le meilleur des cas, l'invention menée à bonne fin (P2, 7.3.5-7)26. S'affirme là l'empire d'un matérialisme poétique qui auréole la production littéraire de Diderot, comme le pouvoir formateur de l'idée d'un beauperception-de-rapports au cœur de son système polycentrique. Dès lors, on peut dégager certains modes d’énonciation caractéristiques pour chaque domaine discursif: le dialogue et l'entretien, pour le «Bon»; l'essai en aphorismes, pour le «Vrai»; les deux, pour le «Beau» qui, en dernier lieu, en poussant loin cette métaphore, constitue le «Saint-Esprit». La critique de l'éthique sociale que Diderot mène dans ses romans clandestins (Neveu de Rameau, la Religieuse, Jacques le fataliste) va déboucher ensuite sur une critique révolutionnaire de la société féodale (P2 7.3, 8.3.6). La pensée critique se juge apte à rejouer totalement, esthétiquement comme système, les valeurs et les principes d'ordre constitués auparavant, dans les passés féodaux de la philosophie spéculative et du réel. Cet aspect révolutionnaire est le ton dominant de la critique diderotienne que j'essaierai de relever dans le dernier chapitre. Il y est question des trois domaines à la fois, «Critique politique, droit et économie. La communauté du désir» (P2, 8.1-3). C'est là que l’on repère le trait culturel qui rapproche le mouvement encyclopédique (et pas seulement chez Diderot) de la philosophie classique allemande, de Kant (deutsche Lehre der Französische Revolution, «doctrine allemande de la Révolution française», d'après Marx) et de Hegel en tant que philosophies de la Révolution. Dans les domaines de la morale et de la politique (P1, 1.1-5; P2; 7.1-5), Diderot pose donc en matérialiste révolutionnaire les problèmes sur les conditions et les limites de nos capacités de connaissance, d’action et d’opération dans l'expérience. Il soulignera le fait qu’elles sont des facultés naturelles, biologiques (P2, 6.3) et historiques à la fois (P2, 5.1; 8.3). Sa philosophie-écriture soutient l'action critique destructrice mais elle doit tout inventer sur le plan du langage, par exemple lorsqu’il s’agit de parler de l’«organe de l’âme», le cerveau, et d’expliquer sa genèse évolutive (Rêve de D’Alembert). Les instruments de lecture sont tout à fait nouveaux, on le verra (P2, 6.3.1), mais l’issue n'est pas théoriquement «incomplète» (Lange) vis à vis de la plupart des instances générales de la philosophie des lumières européennes et, de plus loin, des philosophies kantienne et hégélienne. Le matérialisme biologique constitue l'élément d'actualité profonde de Diderot (P2, 6.3.7), par rapport aux positions aporétiques de Kant dans ces mêmes domaines (anthropologie, psychologie). Je mettrai en lumière la valeur productive, la Wirkungsgeschichte des réponses de Diderot à certaines questions centrales, dans les domaines de l’épistémologie, de la psychologie, de l'anthropologie et de l’esthétique (P2, 6.2-3; 7.1-4). 26
Cf. J. Catrysse, Diderot et la mystification, Paris, 1970.
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Résumons l’ensemble de ces questions critiques: 1°/ le rôle du sujet constructeur dans la connaissance de la nature et celui du génie dans l'art27 (P1, 2.1; P2, 5.1-6; 6.1-3); 2°/ le primat de la «vertu» (capacité de se rendre heureux en communauté), pour la constitution d'une éthique de la laïcité, et le conflit qu'elle vit avec le bonheur individuel lorsqu'elle devient mystification, et que la société ne jouit pas d'une bonne législation (P2, 7.3; 8.3.3-5); 3°/ l’exercice de la rationalité hors d’un cadre de légitimation métaphysico-ontologique. La métaphysique est dès lors conçue (et réformée) comme un art de juger qui vise aux «principes» (naturels et/ou transcendantaux28) du faire et du connaître (P1, 3.1-2; 4.1-2; P2, 8.3.1); 4°/ La découverte, à travers La Mettrie, Bordeu et les médecins de Montpellier, de l’importance du cerveau comme «organe de l’âme» et machine à penser, en tout ce qui concerne les activités liées à cet art matérialiste de juger, substance de la rationalité non-métaphysique, en esthétique, éthique, politique (P2, 6.1-3); 5°/ la préliminarité de la question de l'homme-sujet par rapport à la définition de la «trinité» laïque du vrai, du bon et du beau (P2, 7-8).
5. LANGE ET LA LEGENDE DU «SATYRE FUMANT» F.-A. Lange a tenu une double attitude devant ce Diderot philosophe de la subjectivité complexe, de la nature et de la faculté de (les) juger. Cela a augmenté l'épaisseur de la légende sur ses «deux âmes»: matérialiste et idéaliste, «incohérentes» dans les deux cas. Selon Lange, ce matérialisme d'empreinte newtonienne-buffonienne risquait de rester inaccompli et aurait freiné l'essor du critique d'art et du romancier s'il n'y avait pas eu l'apport simultané d'un «génie spiritualiste», idéalisant, celuilà même qu'anime d'une excentricité déjà romantique l'horizon littéraire des problèmes. Matérialiste et vitaliste dans les écrits de philosophie de la nature, spiritualiste et préromantique dans ses travaux littéraires: suivant cette légende, qui a eu libre cours au XIXe siècle, Diderot aurait laissé cohabiter en lui ces deux âmes inconciliables. Pour saisir la portée de cette lecture29 et ses effets historiques sur différents interprètes contemporains (Mornet, Fabre)30, il suffit de lire l’exposé que Lange fait de la série des matérialistes français, après La Mettrie. Voici la «place» de Diderot : 27
Cf. S. S. Bryson, «Diderot and Kant, or The Construction of “Truth”», dans Papers on Language and Literature, n° 21, 1985, p. 370-82. 28 Cf. supra, § 4, note 20. 29 Cf. J. Proust (éd.), Interpréter Diderot aujourd'hui, Paris, 1984. 30 J. Fabre, «Introduction» à Le neveu de Rameau, Genève, 1977, p. VII-XCV, 73 et 81; D. Mornet, Diderot, Paris, 1966 (19521), p. 5-10.
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Nous rencontrons d'abord Diderot, cet homme plein d'esprit et de feu, que l'on nomme si souvent le chef et le général des matérialistes, tandis qu'il eut besoin d'un développement lent et progressif pour arriver à une conception vraiment matérialiste; bien plus, son esprit resta jusqu'au dernier instant dans un état de fermentation, qui ne lui permit ni de compléter ni d'élucider ses idées. Cette noble nature, qui recelait toutes les vertus et tous les défauts de l'idéaliste, en premier lieu le zèle pour le bonheur de l'humanité, une amitié dévouée et une foi inébranlable au bien, au beau, au vrai, à la perfectibilité du monde, fut entraîné, comme nous l'avons vu, en quelque sorte contre son gré, par le courant de l'époque vers le 31 matérialisme... .
Il y a là toutes les marques distinctives d’un Diderot «philosophe bouillonnant... pataud, brillant... laborieux contremaître… Satyre fumant d'un matérialisme enivré... » qu'un réactionnaire génial tel que Barbey d'Aurevilly ne fera qu'achever en négatif, à l'époque des fureurs contrerévolutionnaires suivant les années de la Commune (1871-80)32. Au fondement de cette lecture — en négatif — qui construit l'image, à plusieurs égards déplaisante, d'un Diderot «tête allemande» (dont la genèse a été expliquée par R. Mortier), dans les cas de Lange et d’Aurevilly l'on trouve un obstacle intellectuel qui est aussi bien épistémologique qu'idéologique. Les ennemis de Diderot touchent à un problème réel: celui des prétendues «vertus idéalistes» dont l’écrivain aurait été doué et qu'ils prétendaient «infectées» (Aurevilly) par son matérialisme. Ces auteurs évitaient ainsi de rendre compte de son matérialisme en termes de genèse, soit en termes philosophiques. F. Engels, dans l’opuscule Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deutschen Philosophie, publié en 1886, a su expliquer les racines culturelles de la mentalité bourgeoise capable d’exalter les «vertus idéalistes» des penseurs athées, au nom d’un concept hypocrite et conformiste de la morale, propre au Philister allemand, comme l’avaient montré Goethe, Heine et tout le mouvement romantique33. Engels, à propos de Feuerbach et de l’opposition matérialisme/idéalisme, s’en prend à l’un de ces Philistern de son temps, C. N. Starke, et conclut sur l’exemple de Diderot:
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Lange, op. cit., éd. fr. vol. I, p. 375. J. Barbey D’Aurevilly, Goethe et Diderot, Paris, 1880, p. 181 sq. et R. Trousson, «Barbey d'Aurevilly et le “satyre fumant”», dans A.-M. Chouillet (éd.), Les ennemis de Diderot, Paris, 1993, p. 201-20. 33 Le «philistin», suivant les romantiques, représente le type de l’esprit mesquin, clos et hypocrite, incapable de regarder au delà de ses intérêts, bornés à sa vie quotidienne. C’est l’esprit propre du petit bourgeois. Marx et Engels utilisent souvent ce mot (et le concept correspondant) dans l’Idéologie allemande et dans la Sainte famille. 32
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Premièrement, ici l’on appelle idéalisme ce qui n’est rien d’autre qu’un effort pour atteindre des objectifs idéaux (…). Le préjugé que l’idéalisme philosophique trouve son point pivot dans la foi en des idéaux moraux, c’est-à-dire sociaux, est né indépendamment de la philosophie, chez le philistin allemand qui apprend par cœur, dans les poèmes de Schiller, ces miettes d’éducation philosophique qui lui est nécessaire (…). Deuxièmement, cependant, l’on ne peut pas éviter que tout ce qui meut un homme ne passe à travers son cerveau (…). Les effets du monde extérieur sur l’homme s’expriment dans son cerveau, s’y réfléchissent en tant que sensations, pensées, impulsions, volitions, bref, en tant que «courants idéaux» (…). Troisièmement, la conviction que l’humanité dans son ensemble, du moins en cet instant, meut dans une direction de progrès, n’a rien affaire avec l’opposition du matérialisme et de l’idéalisme. Les matérialistes français nourrissaient cette conviction de manière presque fanatique, non moins que les déistes Voltaire et Rousseau, et au nom d’elle ils affrontèrent assez souvent les plus grands sacrifices personnels. S’il y a eu quelqu’un qui ait consacré sa vie entière à «l’enthousiasme pour la vérité et le droit» — en prenant cette phrase dans le bon sens — celui-ci a été, par exemple, Diderot. Lorsque Starcke appelle donc idéalisme tout cela, ce prouve seulement que le mot matérialisme et l’opposition 34 pleine des deux courants ici a perdu toute signification pour lui .
F. A. Lange ressent aussi cette incompréhension pointée par Engels, bien qu'il ait pourtant étudié en termes de genèse le problème du caractère de la morale diderotienne. D'une part, ses jugements font ressortir la conquête que les matérialistes ont atteint: «l'ordre et le désordre n'existent pas dans la nature mais dans notre entendement»35. D'autre part, en Philister, il s'efforce de montrer l'«insuffisance» du matérialisme (de Diderot et de d'Holbach) à l’égard des affirmations kantiennes analogues. Car Diderot n’aurait pas donné une «appréciation exacte de la vie intellectuelle» qui crée et utilise, dans la morale comme dans l'art, ces «idées factices» d'ordre et de désordre, appliquées aussi bien à la nature qu’aux productions humaines. Lange interprète la conquête d'une perspective critique et matérialiste, chez Diderot — qu’il arrive pourtant à reconnaître — comme viciée par une dévaluation des «conceptions purement humaines qui y jouent un rôle légitime», et il ajoute: L'esprit critique refusant leur prétendue objectivité aux idées de théologie, d'intelligence dans la nature, d'ordre et de désordre, etc. il s'ensuit souvent que l'on déprécie trop la valeur de ces idées pour l'homme, et qu'on va même jusqu'à les 36 rejeter comme des noix creuses .
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F. Engels, Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deutschen Philosophie (1886), dans MEGA, Bd. 21, Berlin, 1981, p. 281-82 (c'est moi qui traduit). 35 Lange, op. cit., éd. fr. vol. I, p. 386. 36 Ibidem, p. 390.
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Lange interprète le mot «factice» au sens de «faux», c’est-à-dire dépourvu de validité objective, en tant qu'attribut des idées humaines d’ordre, d’harmonie, de symétrie etc., que Diderot formule dans son article BEAU (avec ses implications non-esthétiques). Cette erreur d'interprétation a été soulignée par les interprètes contemporains les plus avisés37. L'idée «factice» du beau signifie, selon Diderot, qu’elle est construite, produite par l'homme dans l’entendement à travers l'expérience historico-naturelle du faire, elle n’est donc ni fausse ni dépourvue de valeur. Si l’on abandonne cette qualification de «faux» à l’égard des idées produites par l’entendement, et si l'on entend la notion d’«idées factices» au sens de conditions matérielles et opérationnelles de toute expérience humaine en général, on s’achemine sur la route interprétative que j’ai suivi. Saisir la portée de la pensée matérialiste critique de Diderot dans les domaines de sa «trinité» vrai, bon beau cela signifie rendre compte de la genèse de cette construction d'un sujet libre, autonome et pluriel, qui «façonne» son existence matérielle à tous ses niveaux de sens, objectifs et subjectifs (P1, 2.1-5; 3.1-2)38.
6. ROSENKRANZ ET LA SYSTEMATIQUE CRITIQUE DU MATERIALISTE
Le plus fier adversaire de Lange, Karl Rosenkranz, a entrevu le premier la positivité de cette union de perspectives. Rosenkranz se distingue par rapport aux autres historiens hégéliens pour la précision philologique de son analyse et pour la richesse historico-philosophique de sa synthèse. Le Diderot's Leben und Werke (2 vol., 1861) soutient une thèse à l’apparence paradoxale: Diderot, avant Kant, a été le philosophe qui jette les bases de la perspective systématique du criticisme, d'une manière implicite mais déjà mûre, tout au long de son œuvre d’écrivain. Diderot aurait accompli, en écrivain libre penseur, ce que Kant aurait théorisé en philosophe professeur: la conquête de l’autonomie de la raison jugeante par rapport à la métaphysique, dans tous les domaines du savoir. Lisons ces quelques lignes d'un discours que j’essaierai de développer en détail, à travers une critique de ses présupposés métaphysiques. Rosenkranz, dans son Schluß, affirme: 37
Cf. Y. Belaval, L'esthétique sans paradoxe de Diderot, Paris, 1950; J. Chouillet, La formation des idées esthétiques de Diderot, 1745-1763, Paris, 1974, p. 227. 38 Dans cette perspective, voir encore M. Modica, Il sistema delle arti: Batteux e Diderot, Palerme, 1987; (éd.), L'estetica dell'Encyclopédie. Guida alla lettura, Rome, 1988; L'estetica di Diderot cit., Introduzione.
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J’ai souvent mentionné le fait qu’il n’y a pas de philosophie qui aurait satisfait Diderot à un tel degré, comme la philosophie kantienne, car celle-ci pose au-dessus de tout l’intérêt moral, élimine Dieu de la nature et de l’histoire avec dignité scientifique et, ensuite, laisse ouvert un lieu pour la religion des mystères de l'âme (Gemüths) sous le contrôle de la législation morale, dans la conscience de l'incontestable caractère limité du connaître humain. Diderot est passé deux fois à Königsberg, avec sa chaise de poste. S’il avait su quelque chose de Kant, qui vivait l’expérience du passage du dogmatisme wolfien au scepticisme humien, dans le silence de son point de tournant, alors, comment ne se serait-il pas empressé d'aller chez lui! Diderot a fixé sa considération, à côté de la nature, sur la triade du vrai, du beau et du bon, mais seulement de manière empirique, tandis que Kant a cherché le fondement de cette idée et l'a transformée dans la triade, plus haute, de la raison, de la nature et de l’esprit (…). Kant a réunifié le rationalisme avec le naturalisme et le spiritualisme sous un système dans lequel ils sont en rapport de médiation réciproque (…). Kant réunifie, donc, dans une systématique accomplie, avec une perspicacité plus profonde et une conscience réalisée (Gewissenhaftigkeit), avec une persévérance (Ausdauer) admirable aussi, ce que les principaux représentants des Lumières, chez les français, Voltaire, Rousseau, 39 Diderot, n'expriment que dans mille détours dispersés .
Par delà ses jugements de valeur sur la dignité plus haute de l'idéalisme ou sur le caractère «seulement empirique» du matérialisme — en cela, le «philistin» l’emporte — Rosenkranz a élaboré la première lecture organique de la pensée de Diderot dans un cadre interprétatif unitaire. Il a su reconnaître, ensuite, l'unité d'intentions qui rapproche Diderot de ses contemporains allemands, de même que l’homogénéité théorique de sa philosophie par rapport à ce milieu culturel européen où elle se situe: L'époque de Diderot (...) fait de la raison la règle générale pour soumettre les conditions de la société à la pensée critique. La critique, qui avait commencé avec la Réforme, atteint à cette époque son auto-compréhension. Luther, un enseignant allemand de philosophie, avait porté le mouvement réformateur à son point de rupture (hatte die reformatorische Bewegung zum Ausbruch gebracht). Leibniz, un juriste allemand, avait essayé de concilier pacifiquement les différences entre les diverses confessions ecclésiastiques (kirchlichen Bekenntnisse), à travers la philosophie. Kant, un professeur de philosophie, fit de la critique même le principe de la philosophie et clôt son siècle avec le concept de la religion dans les 40 limites de la simple raison .
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Rosenkranz, op. cit., vol. II, p. 423-24 (mes italiques). Ibidem, vol. I, p. 1.
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Diderot représente, d’après Rosenkranz, la figure de penseur qui, parmi ses contemporains, a appris dans la vie, avant de l'enseigner en philosophie, «l'indépendance de jugement» (Unabhängigkeit des Urtheils) et, en universeller Polyhistor, la liberté à l’égard du «pédantisme de la forme scolastique de la philosophie», pour s'approcher du «sérieux» de la recherche idéelle, c'est-à-dire, d'après sa belle expression, d'«une vraie poésie platonique de la représentation» matérialiste. Pour conclure, l'interprète allemand ne voit plus de contradictions ni de «paradoxes» entre le matérialiste et l'idéaliste, entre le spectacle des contraires et le principe unitaire, dans le contexte de l’histoire ininterrompue d’une pensée critique moderne: Il était, d'après sa propre confession, matérialiste et athée, mais il ne cessait pas néanmoins d'être un homme enthousiaste jusqu'à l'extase pour un idéalisme du Bon, du Vrai et du Beau. Aussi, en le comparant avec d'autres contemporains qui vécurent avec lui, dans la même atmosphère, dans les mêmes tendances, remarque-t-on là aussitôt sa nette prépondérance (Übergewicht) sur eux. Ces contemporains étaient souvent supérieurs à lui, chacun de son côté, mais se confrontant à la puissance d'une telle culture universelle, à sa plénitude créative de pensée (schöpferischen Gedankenfülle), à sa multilatéralité (Vielseitigkeit) et légèreté de forme, à son énergie individuelle, ils ne peuvent, certes, que lui être subordonnés. Tous ces hommes: Duclos, Helvétius, D'Alembert, Marmontel, Morellet, Sedaine, Holbach et d'autres, seuls, ne peuvent prétendre à rien; 41 Montesquieu et Voltaire, Rousseau et Buffon en peuvent être coordonnés .
Le chemin ouvert par cette ligne herméneutique de Rosenkranz indique le trajet que j'ai suivi dans la Deuxième Partie. Une analyse des noyaux conceptuels des écrits diderotiens rattache les différents visages de ce philosophe «multilatéral» — et avec lui d'autres penseurs, D'Alembert, Buffon, Deleyre (P2, 8.1.2-7) — à une philosophie encyclopédique plus vaste. Celle-ci mûrit, lentement chez Diderot, dans les domaines de la biologie, de l’esthétique et de l’économie. J’observe la formation de cet idéal d’une systématique ouverte du savoir qui a comme but la réponse à la question centrale: «qu’est-ce qu’est l’homme» tel qu’il est devenu? Autrement dit: quelle est l’épaisseur de sens de son expérience, dans son intégralité dynamique? (P2, 6.1-3, 7.1-4; 8.1-3). Mon analyse vise à nuancer ici le jugement de Rosenkranz à propos de la «trinité» laïque, en montrant que le développement de ce système et l’unité qui le régit, ne sont pas liés seulement à une prise de conscience de la crise de la métaphysique spéculative, mais aussi à une projectualité pratique révolutionnaire qui déborde les limites de la pure gnoséologie. 41
Ibidem, p. 6-7.
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7. LECTURES ACTUELLES. L’UNITE MULTIPLE DE LA PENSEE DIDEROTIENNE
Après les études pionnières de R. Mortier sur Diderot en Allemagne (1954) qui ont conçu toute l’importance théorique de cette filiation entre le vrai Diderot et sa «tête allemande», c'est à J. Chouillet que revient le mérite d'avoir mis en évidence l'effort de Diderot pour conquérir, dans la formation de ses idées esthétiques, une perspective critique où «le spectacle des contraires n'est pas une objection fondamentale contre le principe d'unité». Chouillet affirme «que Diderot est» pour cela «d'abord un philosophe et demande à être pris au sérieux comme tel»42. Et il définit, finalement, son esthétique à part entière comme «le seul essai qui ait été fait avant Kant pour légitimer les droits complémentaires du sujet et de l'objet, en les subordonnant à un principe unificateur»43. J. Proust a analysé, sous plusieurs perspectives, le lieu intellectuel où Diderot conquiert l’unité de sa pensée, agorà moderne dont il a été le Périclès: l’Encyclopédie. «Il était là comme l’épeire au centre de sa toile, attentif à toutes les vibrations des fils immatériels tendus à travers le pays, sensible à chaque souffle de vent, pressentant la moindre capture. Nul écrivain français, sauf peut-être Balzac, n’a eu comme Diderot la chance de rester si longtemps au contact intime des éléments les plus actifs de la société de son temps»44. La lecture de Proust fait ressortir l’importance que joue l’entreprise en qualité de «descripteur» des arts et métiers, dans la conception d’un «sujet technique», constructeur de sa propre existence (P2, 5.1-6). Cet idéal est bien proche, sur le plan historique et culturel, de la conception d’un sujet transcendantal collectif (un «nous») capable, par sa connaissance-action, d’imposer ses propres lois au monde de la nature (P2, 8.1.5: «Scepticisme et ‘tribunal de la raison’ expérimental. Deleyre, Diderot, Kant et le sujet technique»). P. Vernière aussi, sur la même ligne, trace l'image d'un Diderot «néospinoziste», qu'il ne conçoit pas comme aussi éloigné des intérêts qui se trouvent au cœur de la dialectique (aporétique) de Kant. Quel est le sens de la multiplicité de visages de ce personnage philosophique? «Faut-il même, comme le voulait Caro, n'accorder qu'une ‘sincérité momentanée’ à ce virtuose, à ce mime douteux qui se complaît dans ses attitudes successives et suit l'humeur passagère? Faut-il au contraire voir en Diderot 42
J. Chouillet, La formation cit., p. 5. Ibidem, p. 32. 44 J. Proust, Diderot et l’Encyclopédie, Paris, 19953, p. 504-5. 43
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un véritable philosophe, plus épris de vérité que de cohérence artificielle, et dans son désir de ne pas mutiler la réalité, sensible aux antinomies essentielles que Kant lui-même ne réussira pas à dénouer? Diderot s'est voulu, au contraire des cartésiens, philosophe de la nature et non philosophe de la raison; dans la mesure où la nature ruse avec l'homme, le philosophe a le droit de ruser»45. Vernière, au bout de son analyse, ne voit pas d’opposition irrésolue entre le philosophe de la nature et le rationaliste cohérent. Les recherches d'A. Becq, par delà le même domaine de l’esthétique, ont donné une appréciation précise de la place de Diderot dans la dynamis historique qui procède «de la raison classique à l'imagination créatrice». La genèse de l'idée (et de l'idéologie) d'un sujet créateur qui donne lui-même les règles à son art, ne déroge pas pour autant à la première exigence rationnelle de la pensée critique, à savoir: le souci des conditions et des limites de son activité gnoséologique et pratique dans l'expérience. Mon propos a trouvé dans les pages d'A. Becq une invitation à approfondir cette recherche, du côté de l’esthétique (P2, 7.1-4): «Les tentatives de Diderot pour rendre compte du goût, dans une perspective matérialiste qui prenne en considération l'expérience pratique et l'histoire, peuvent être lues comme un effort pour rationaliser le sensible et (...) leur portée se mesure peut-être mieux du point de vue fourni par les accomplissements théoriques kantiens...» (P2, 7.1.4)46. Ainsi, dans le sillage de ces lectures, j’essaie d’analyser l’opposition illusoire, vue plus haut: «idéaliste et/ou matérialiste?». La clé d'interprétation est double: biographie et développement du concept de la philosophie diderotienne (Hegel). Les premières expériences de traducteur mettent Diderot devant les possibilités d’actualisation de la pensée de ses premiers maîtres (P1: «Le jeune philosophe»). Les écrivains libertins, les savants et les moralistes anglais (Stanyan, Shaftesbury, Pope, Toland) sont lus en même temps avec une attitude bayléenne; scepticisme et critique textuelle dominent (P1, 1.1-5; 2.1-3). La Promenade du sceptique (1747, P1, 2.4-5) et la Lettre sur les aveugles (1749. P1. 4.1) marquent le tournant vers le matérialisme qui est aussi une première position du problème critique. Si les sens, les organes eux-mêmes, ne sont pas fiables, quelle est la source de légitimation de nos connaissances qui procèdent toujours de l’expérience sensible? où cette source se situe-t-elle? Quel rôle joue le point de vue du sujet-individu, ses croyances, ses convictions, son 45 46
P. Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, 1954, p. 556-57. A. Becq, Genèse de l'esthétique française moderne. De la Raison classique à l'Imagination créatrice. 1680-1814, Pise, 1984 [Paris, 19942], p. 679; et Lumières et modernité. De Malebranche à Baudelaire, Orléans, 1994, p. 63-71: «Fonctions de Diderot dans la genèse de l'esthétique française moderne».
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«organisation»? Voilà ce domaine du sensible déjà organisé, qui doit être porté au niveau de la «raison», laquelle d’ailleurs ne cesse d’être enracinée génétiquement dans le sensible empirique. Le raccord entre les deux domaines sera le faire, l’activité formatrice de l’homme, sujet technique (P2,5.1-6), reconnue par Diderot comme le fondement à la fois du sentir et du connaître (P2, 6.1). Le tournant qui explique les premières ambiguïtés apparentes sera, donc, l'approche critique des problèmes techniques que Diderot met à l’œuvre dans la grande Description des arts de l’Encyclopédie (1747-51). Avec ses enquêtes relatives à «l'histoire de la nature factice» — l'expression est de A. Deleyre (P2, 8.1) —, Diderot ouvre sa «ligne de l’opérativité»47. Le mécanisme industriel, les organisations productives du travail manufacturier, suivant la vision encyclopédique, prolongent l'activité de la nature dans le domaine de la pratique transformatrice de l'homme-démiurge, nouveau sujet constructeur de sa propre nature, sujet collectif et pluriel (P2, Section I: «Les systèmes poiètiques — Le second regard critique et le vivant», 5.1-6; Section II: «De la jouissance critique — Le jugement de goût et l'économie politique», 7.1-5). Cette nouvelle technique de la nature humaine, dans Diderot philosophe des arts et de la praxis, se dégage d'une analyse visant à éclaircir la notion d'«art» (P2, 5.2.4) utilisée en couplet avec celle d'«industrie» (P2, 5.5), à travers les nombreuses nuances que le philosophe attribue aux deux termes, jusqu’en littérature (P2, 7.3.3-4). Le sens de la philosophie des techniques s'éclaire à l'aide de la réponse kantienne à la question; «Qu'est-ce que les Lumières?». Diderot aussi propose l'image d’un sujet nouveau, moralement démiurge, qui s’affranchit de ses rêves imposteurs grâce à un travail conscient de soi, sur soi-même. Nous le paraphrasons: «Les lumières encyclopédistes se définissent comme la sortie de l'homme- travailleur et producteur de sa propre existence, hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir de son opérer sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d'un manque de volonté d'opérer, mais d'un manque de résolution et de courage pour s'en servir sans être dirigé par un autre. Operari aude ! aie le courage de te servir de ton propre savoir-faire! voilà la devise de ces lumières encyclopédistes!» (P2. 6.1.6). Par l’intention systématique qui l’anime — unir le sentir, le faireagir et le savoir, dans une expérience humaine restituée à l'épaisseur immanente de son sens —, Diderot, après l’Encyclopédie, élabore des nouveaux modèles méthodiques de recherche dans les champs des sciences naturelles et des techniques (Interprétation de la nature, 6.1). Il procède, ensuite, à la construction de modes d'interprétation pour la lecture des 47
Modica, L'estetica di Diderot cit., p. 12 et 16.
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phénomènes de la «nature seconde», nature historique, humaine, fondée encore sur la téchne: beaux-arts, théâtre, économie (P2, Section II: «De la jouissance critique», 5.1-3; 6; 7). Ces modèles lui permettent de passer, sans rupture, de l'enquête matérialiste sur la «nature première», à la littérature et au théâtre bourgeois, «nature seconde». Transcendantal naturaliste, transcendantal pratique se font jour dans la structure des Contes, des Lettres, par les propos de l'écrivain-philosophe lorsqu’il questionne le roman dans le roman même, le sujet dans son acte subjectif de donner sens à son expérience, en les assimilant dans le même ordre critico-constructif (P2, 8.3.5-7) 48. La forme d’un dialogue heuristique (R. Mortier), propre au roman diderotien, restera marquée par sa tension forte vers la conquête d’un «transcendantal» toujours historicisé et historicisable49.
8. LA CONFRONTATION AVEC KANT A propos de la question controversée d'un «transcendantal matérialiste» et du rapprochement de D. avec Kant, une précision s'impose. L'idée de ce livre vient d'un projet de thèse d'État qui avait pour titre: «Les aventures de la pensée critique entre Diderot et Kant. Machinisme et technique de la nature. 1742-1802». Le texte que je publie ici représente la première partie de ce vaste projet qui prévoit une seconde étape concernant «Kant et les encyclopédistes. Systèmes du jugement et philosophie de la liberté». Le but de mon travail est de montrer, ici, d'une part, jusqu'à quel point la philosophie de Diderot et de l'Encyclopédie est philosophiquement originale, selon plusieurs points de vue, face aux principaux problèmes culturels scientifiques, politiques et littéraires à la fois de son temps, en s'orientant vers les mêmes questions qu'entendra articuler la philosophique critique kantienne; d'autre part, de montrer l'importance de son modèle théorique et de l'inspiration matérialiste qui le caractérise comme une référence centrale telle qu'elle etait devenue au niveau européen, en Allemagne vers la fin du XVIIIe siècle et notamment chez le même Kant. Sur ces points, le rapprochement avec les allemands passe par la présentation des sources moins connues ou inconnues de la philosophie transcendantale, surtout à propos du problème de la subjectivité et de sa liberté50. Par exemple, l’édition des Vorlesungen über die Anthropologie (2 48
Cf. M. Baschera, Das dramatische Denken. Studien zur Beziehung von Theorie und Theater anhand von I. Kants «Kritik der reinen Vernunft» und D. Diderots «Paradoxe sur le comédien», Heidelberg, 1989. 49 Pour la signification de ce «transcendantal», cf. supra, § 4. 50 Cf. J. Ferrari, Les sources françaises de la philosophie de Kant, Paris, 1979, Deuxième Partie, chap. I-II. L'auteur repère les différentes racines de la philosophie transcendantale,
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vol. éd. R. Brandt, Berlin, 1997) et la prochaine publication d’autres matériaux du Nachlass kantien (certains sont disponibles, sous forme électronique, dans le site Internet de l'Université de Marburg51), imposent une relecture de cette partie sur laquelle je travaille actuellement. La pensée critique de Diderot aboutira ainsi à un deuxième livre sur Kant et les encyclopédistes, une grand part duquel est en chantier et qui touchera à ces questions dont je ne donne ici que l'esquisse. La confrontation avec Kant et l'idéalisme allemand est le fil rouge qui parcourt ce livre en fonction de ce projet, même s'il ne donne jamais lieu ici à une explication directe avec le transcendantalisme. Cette explication est vraiment nécessaire dans la mesure où la philosophie diderotienne, en effet, ne se développe pas dans une perspective transcendantale à la Kant, puisqu'elle enracine, comme on l'a dit, dans la vie et dans le faire poiètique et pragmatique les instances théoriques de l'idéalisme de Königsberg et de Lipse. L’unité de la pensée de Diderot se montrera finalement à la lumière de ce problème critique de la subjectivité conçue comme individualité naturelle complexe, avec ses limites et ses fonctions, et non plus comme substance (P2, 7.3.6). Ses tendances principales aboutiront à ce problème, où l’on repère le tournant de cette systématicité ouverte, déjà évoquée dans toutes ses connotations problématiques. L'aventure de la pensée critique diderotienne nous fera assister ainsi à la «naissance du problème interne de la philosophie moderne» (Carabellese) tandis qu’il se présente, à son niveau originaire, sous la forme d’une doctrine matérialiste de la subjectivité libre.
concernant l'anthropologie et la psychologie empirique, dans la pensée française des XVIIe et XVIIIe siècles. Diderot et l'Encyclopédie représentent un chapitre encore peu exploré de l'histoire de ces racines. Mon projet voudrait apporter quelques éléments de débat et indiquer les parcours possibles pour les recherches à venir. 51 http://www.uni-marburg.de/kant/webseitn/archiv.htm.
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PREMIERE PARTIE
LE JEUNE PHILOSOPHE (1741-1751)
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PREMIÈRE SECTION
ÉVANOUISSEMENT DU REGARD LE JUGEMENT HISTORIQUE
Un monde de rosée, Ce n'est qu'un monde de rosée Qui s'évanouit... Kobayashi Issa
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CHAPITRE I
LA DÉCOUVERTE ESTHÉTICO-POLITIQUE DU DÉISME DIDEROT TRADUCTEUR Qu'ils songent que ce n'est ni par l'or ni même par la multitude des bras, qu'un État se soutient, mais par les mœurs. Essai sur les règnes de Claude et de Néron
1.1. L' HISTOIRE DE GRECE DE STANYAN. TEMPS ET THEATRE 1.1.1. L'histoire monumentale et l'unité politique du peuple grec Les premières traductions de Diderot — l'Histoire de Grèce (174243) de Temple Stanyan et l'Essai sur le mérite et la vertu (1745) d'Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury — furent un travail de gagne-pain érudit pour les besoins d'une famille qui s'était formée au milieu d'innombrables difficultés1. Une entreprise utile, avec ses cent écus d'honoraire, et qui «remit un peu d'aisance dans la maison» selon l'expression de Mme de Vandeul, fille du philosophe2. Le même destin pèse sur le projet de traduction du Dictionnaire de Médecine (1744) de Robert James3. Ce furent toutefois, grâce à la poussée du besoin, les endroits conceptuels où Diderot a pu soumettre son style et sa méthode critique à la première épreuve de la transformation du message — la traduction pour le public français4. Que voulait-il faire ressortir dans ses
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Cf. A. M. Wilson, Diderot. Sa vie, son Œuvre, éd. fr. G. Chahine, A. Lorenceau, A. Villelaur, Paris, 1985, chap. 3: «Mariage clandestin», p. 34 sq. 2 Cf. Mémoires pour servir à l' histoire de la vie et des ouvrages de M. Diderot, DPV, I, p. 18. 3 Cf. ibidem, p. 19. Wilson, op. cit., chap. 4: «Premiers fruits» p. 42 sq. et 45. Cf. DPV, I, p. 153: Dictionnaire universel de Médecine, Étude par J. Roger. 4 Cf. DPV, I, p. 280, Introduction, par P. Casini et J. S. Spink.
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premières «interprétations traductrices»5 de la Grecian History (1707) et de l'Inquiry concerning Virtue, or Merit (1711)? Relevons d'abord quelques autres éléments biographiques. L'éditeur de la toute première œuvre littéraire de Diderot est celui de la future Encyclopédie. Briasson fut aussi le libraire de l'Essai sur le mérite et du Dictionnaire de Médecine. Dès le début, il connaissait fort bien son ouvrier philosophe, lui demandant de faire un travail de boutique à caractère littéraire. A l'époque, le marché du livre manifestait un intérêt de plus en plus vif pour l'histoire ancienne; ce sont les années où Briasson commande la traduction de l'Histoire de Grèce de Temple Stanyan à Diderot (1742) et qui coïncident avec la diffusion du «modèle anglais» en France6. Les ouvrages d'histoire — qui sont les plus recherchés — viennent pour la plupart, d'Angleterre7 et la somme offerte au jeune homme de lettres, pour sa traduction, n'était pas négligeable (si l'on considère le prix moyen des rétributions en matière de travaux d'édition) puisqu'il reçoit 300 livres témoignant concrètement de l'intérêt du commanditaire pour ce genre de marchandise. Ainsi le propos du libraire se rattache-t-il à celui qui caractérisera l'entreprise encyclopédique de Le Breton et David8. Le domaine grec présente à Diderot l'exemple le plus pertinent d'une problématique qui va l'occuper longtemps, jusqu'aux derniers ouvrages, concernant le processus de formation de l'unité politique d'un peuple déchiré par des conflits intérieurs et cependant conçu comme une unité vivante, supérieure et opposée à celle des autres peuples9. Unité et pluralité politiques des Grecs, toutes deux envisagées dans leur trajet historique de formation. Le caractère original de l'ouvrage de Stanyan, par rapport à ses devanciers, se manifeste dans l'approche du sujet. Il s'agit d'une tentative d'explication des événements historiques par les pratiques sociales des groupements politiques, en s'appuyant sur une documentation rigoureuse et faisant émerger les interprétations de l'historien à partir de faits documentés, sans l'intervention des dieux ni d'événements surnaturels 5
J'emprunte cette expression à E. Betti, Teoria Generale dell’Interpretazione, Milan, 1990, vol. II, p. 660. 6 Cf. DPV, I, p. XXIII sq. Cf. Ch. Dedeyan, Diderot et la pensée anglaise, Florence, 1987, sur la traduction de Stanyan, p. 17-27. 7 Ibidem, p. 46, 49 et Wilson, op. cit, p. 42. 8 Cf. DPV, I, p. 47, comme l'a remarqué R. Desné. 9 Cf. Entretiens avec Catherine II (1773-74), dans OPV, p. 268 sq.: «Sur l'esprit de la nation russe» et «De la commission et des avantages de sa permanence». Diderot plaide pour la constitution d'une représentation nationale stable, qui donne son expression d'unité à la différence des désirs politiques face au souverain. Il s'interroge — en se référant au «souverain éclairé» — sur les conditions à partir desquelles on peut déterminer et construire cette unité; cf. Principes de Politique, in AT, II, p. 475; infra 8.1-3: «La communauté du désir».
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ou extérieurs. A cet égard, et tout en gardant un caractère foncièrement moraliste, l'œuvre est néanmoins à l'avant-garde des recherches dans le domaine des études helléniques au XVIIIe siècle. Une histoire historisante (L. Febvre) ou monumentale (F. Nietzsche), qui conçoit de présenter ses figures avec le propos d'édifier le lecteur plutôt que de lui faire saisir les dimensions réelles d' une histoire déterminante (Febvre). Récit, certes, qui ne se construit pas à partir des petits écarts de la longue durée. L'événement éclate à l'instant même où il se déploie sous les yeux du lecteur, ne cessant d'être un fait toujours troublant . Prenons un exemple de ces irruptions historiques: Ainsi nous finirons à Erixias cette espèce de gouvernement qui a duré soixante-quatre ans. Tous ces changements préparaient une révolution plus considérable (way was made for that more thorough change). Elle arriva. Le peuple s'empara de la puissance et du gouvernement: au lieu d'un seul archonte dont les pouvoirs duraient dix ans, il en créa neuf dont l'autorité fut annuelle; ce temps expiré, si l'on était satisfait de leur gestion, on les envoyait le reste de leur vie dans l'aréopage (DPV, I, p. 115).
Cependant, la perspective morale invite le lecteur à philosopher sur les faits, de manière à être poussé vers la recherche d'une sorte de métaphysique immanente aux événements, susceptible de lui fournir les instruments pour saisir de lui-même le processus, concret ou imaginaire, de l'histoire qui les engendre. Stanyan affirme à propos de son sujet: Malgré l'esprit romanesque qui domine dans toute l'Histoire des Grecs je crois qu'on peut leur appliquer ce que M. Saint Evremont a dit des Romains; sans avoir recours à des Fables pour fixer notre admiration, ils avaient assez de leur grandeur réelle, car il y ait eu des hommes tels que les Hercules, les Thésées et tant d'autres dont les noms sont parvenus jusqu'à nous et qu'ils aient fait la plupart des actions qu'on leur attribue, il n'est permis d'en douter qu'à ceux qui ne se sentent pas capables de les imiter: nous mesurerons volontiers les autres sur nous-mêmes, et nous sommes enclins à traiter de chimères tout ce que nous jugeons au-dessus de 10 nos forces (Ibidem, Introduction, p. 65) .
La recherche des conditions de possibilité d'un fait historique: voilà d'emblée la leçon que Diderot saisit à travers sa lecture de l'Histoire de Stanyan.11. Les Grecs ont rarement connu dans leur histoire une telle condition d'union et de paix (Stanyan le souligne à plusieurs reprises), mais ce sont ces moments là, rares et précieux aux yeux de l'historien, qui sollicitent l'attention du traducteur. 10 11
Cf. aussi p. 68-69. Cf. DPV, I, p. 52, comme R. Desné l'a bien mis en évidence.
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Les Grecs avaient à faire à la plupart des peuples connus; ils étaient partagés en différentes républiques, entièrement indépendantes les unes des autres; toutes jalouses de la supériorité et par conséquent divisées par intérêt, tant que le besoin ne les réunissait pas contre un ennemi commun; ainsi ce que Florus dit des Romains n'est pas moins vrai des Grecs, que leur histoire est celle du genre humain. La liberté était un but qu'elles avaient toutes en vue; mais chacune y tendait et s'y conservait à sa façon: de là cette variété d'événements, cette confusion d'affaires difficiles à manier, et qu'il faudrait pourtant assujettir à l'ordre des temps et des lieux pour en composer un corps d'histoire bien lié dans toutes ses 12 parties (Ibidem, p. 72) .
Diderot met en relief la question des conditions de formation de cette unité, à laquelle les Grecs ont donné une réalité effective au travers de l'institution de la Polis13. L'unité politique des parties de la société civile qui composent la cité grecque, cela imposait également au traducteur de se poser la question même du tout qui en est l’issue, société civile (societas) et État à la fois.
1.1.2. Le théâtre vivant des lecteurs contemporains En ce qui concerne les Grecs de Stanyan, le texte ne fait pas de distinction entre les deux éléments du «peuple» (société civile) et les «Institutions» (État) qu'il se donne. Comment cette composition de deux éléments hétérogènes — aux yeux de Diderot et de Stanyan — s'opère-telle et, en premier lieu, comment devient-elle possible? Quelle est sa condition de formation? Est-elle une simple composition ou le devenir vivant et donc conflictuel d'un corps politique unitaire ? La liberté dont Thésée avait jeté les fondements avait encore bien des progrès à faire, avant que d'être entière et solide. Le peuple à chaque révolution avait acquis quelque avantage, et l'autorité des magistrats se trouvait trop faible pour captiver ces esprits factieux et légers; pour les conduire et les protéger dans les fonctions de leur charge, ils avaient besoin du secours des lois, et la Grèce n'en avait point encore d'écrites: l'avis des archontes était la seule règle d'Etat: de là naissaient des disputes éternelles : on ne s'entendait ni sur la religion, ni sur le gouvernement civil; la moindre innovation devenait un sujet d'alarmes aux ignorants et de révolte aux ambitieux (...). Tel fut le sort des Athéniens, jusqu'à ce qu'instruits par leurs malheurs, que la vraie liberté consiste dans la soumission à la 12
Cf. aussi p. 80 sq. Sur la question des fêtes religieuses et des jeux olympiques, cf. p. 11314. 13 Cf. ibidem, p. 115 sq. Cf. Observations sur l'instruction de S.M.I. aux députés pour la confection des lois, dans Diderot, Textes politiques, éd. A. Soboul, Paris, 1964, Art. 22 et 23, p. 79 sq. la question va se poser en termes de choix d'un dépôt institutionnel des lois: le code civil, document publique, contrôlable et sujet à examen.
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raison et à l'équité, et qu'ils avaient besoin d'un législateur qui les réduisît sous cet empire, ils jetèrent les yeux sur Dracon (...), c'était un homme vertueux et éclairé; mais presque inhumain à force d'être sévère (Ibidem, p. 116-17, mes italiques).
Voilà les interrogations qui agitaient l'auteur (infra, 8.1-3)14. En Grande Bretagne, la question de l'union politique des peuples se révélait plus sensible qu'elle ne l’était auprès des lecteurs français. Mais ceux-ci — et Diderot partage cette conscience — voient dans l'histoire de la Grèce une métaphore vivante de la condition politique de l'Europe entière au XVIIIe siècle. Composée de gens du monde souscripteurs ou commanditaires des œuvres d'histoire qui la concevaient comme une unité cosmopolite potentielle, cette Europe des Lumières se donne à voir dans ses nouveaux contours géo-culturels, grâce à ses efforts de conciliation des affrontements d'intérêt au nom d'une communauté d'histoire et de culture. A travers cela, la conscience communautaire d'un nouveau contexte d'intérêts réels qui allait se construire, celui du premier capitalisme industriel, arrive à se légitimer ouvertement. La République des Lettres se déclare comme étant une seule nation15. En outre, les guerres de religion ne sont pas un souvenir lointain et c'est une mémoire négative à l'époque où Diderot entreprit son travail de traducteur, à tel point que les années quarante annoncent, pour les sociétés civiles du continent, un besoin de conciliation, tout d'abord économique puis politique, dont la philosophie et les études dans le domaine de l'histoire devinrent bientôt le porte-parole (DPV, I, p. 52-53)16. La traduction de Stanyan se situe dans ce contexte culturel tout à fait nouveau17. Voyons maintenant de quelle nature sont les solutions ou les erreurs de traduction de Diderot, vis-à-vis de cette tâche littéraire-politique que ses lecteurs lui imposent, silencieusement.
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Cf. Entretiens avec Catherine II , dans Diderot, Textes politiques cit., p. 235-36. Cf. G.Gusdorf, Les sciences humaines et la conscience occidentale, vol 6: L'avénement des sciences humaines au siècle des Lumières, Paris, 1973, 3e partie, chap. 3, p. 247: «La philologie comparée et l'unité culturelle de l'humanité». 16 Cf. Wilson, Diderot cit., p. 58 sq. Les études philosophiques vont aussitôt se recentrer autour de l'axe conceptuel : homme extérieur (“animal social”) —> homme intérieur (“animal sensible”), portant sur les analyses de leurs rapports. Une nouvelle science naît: l'anthropologie et l'“histoire naturelle” de l'homme. Le rôle du récit et de l'œuvre d'histoire “monumentale” est celui d'ouvrir les portes à la nouvelle conscience de l'être humain en toute sa complexité de structure plurifonctionnelle de besoins matériels et idéels. Cf. G. Gusdorf, op. cit., vol. 7: Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières, Paris, 1976, chap. III: «Une nouvelle anthropologie», §2: «Sensorialité, sensibilité, sensualité», p. 150. 17 Cf. J. Carpentier-F. Lebrun, Histoire de la France, Paris, 1987, chap. 18: «Le siècle des Lumières», p. 217 sq. et «L'essor des échanges cmmerciaux», p. 221-22. 15
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1.1.3. La théâtralisation du récit historique: méthode critique de lecture Le philosophe a commis plusieurs anglicismes et parfois des fautes de vocabulaire, dus vraisemblablement à la nécessité de traduire vite (DPV, I, p. 56-57). Les aspects positifs de la traduction de Diderot concernent le besoin d'expliciter le texte et de rendre ses concepts et les significations philosophiques des événements, aussi clairs et concrets que possible pour des lecteurs français. Voici quelques exemples, cités par Desné : The first kingdom we find mentioned in Greece, is that of Sycion (I, 13): «Le royaume de Sycione est le premier dont les anciens historiens aient parlé». Diderot procède ici par «modulation»: il renverse l'ordre des éléments de la phrase, plaçant en tête le nom du pays. La pensée de l'original n'est pas modifiée mais exprimée plus nettement. Le traducteur précise tout de suite de quoi il s'agit (Sycione). Il supprime «we find», qui n'ajoute rien à «mentioned». «That» devient un pronom superflu et disparaît. Cependant Diderot ajoute «les anciens historiens», qui est une «explicitation» légitime. La concision du traducteur lui permet d'introduire cette explicitation aux moindres frais: son texte n'a qu'un mot de plus que l'original, malgré le caractère plus analytique du français (...). On le voit, Diderot veut rendre plus concrète la pensée de Stanyan (...). Diderot réalise donc une économie remarquable pour un traducteur qui passe d'une langue aussi synthétique que l'anglais à une langue aussi analytique que le français. (...). Pour l'essentiel (...) la méthode de Diderot se caractérise par l'emploi de «la modulation aboutissant à la concentration de la forme avec explicitation de la pensée» (...). Le plus souvent Diderot concilie la brièveté de l'expression avec le respect de la pensée. Il se comporte en traducteur qui va à l'essentiel et qui sait adapter l'expression à la mentalité de son lecteur. Diderot pouvait donc produire une version française sensiblement moins étendue que la version originelle (Ibidem, p. 57-58).
D'autres exemples pourraient être extraits de l'ouvrage (Ibidem, p. 87 et 90-91). Ce qui nous intéresse, c'est de montrer comment Diderottraducteur commence à mettre au point une méthode critique d'exposition de la pensée de l'auteur, qui consiste à prendre en compte, dans la traduction, la position même de celui qui lit l'ouvrage actuellement, en tant qu'il est un produit d'histoire. Un spectateur déterminé se pose devant l'œuvre, avec le propos de comprendre à sa façon, en la faisant sienne, l'histoire d'un lecteur présent. En ce sens, le philosophe tente de rester fidèle à la pensée de l'original, tout en répondant aux besoins de ceux qui le lisent. Il ne s'agit pas que de la question de goût du lecteur, là où le langage de la traduction démontre qu'il y a une prise en charge, voire une introduction du lecteur même dans la narration de l'histoire. Diderot théâtralise déjà le récit de Stanyan, en dynamisant l'action par une force
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d'adjonction expressive, absente dans l'original, dans l'intention de captiver la vue du spectateur. Les événements deviennent des faits présents qui se passent comme sous les yeux de quelqu'un. Diderot, en traduisant le langage «plat et diffusé» de Stanyan, fait voir ce qui se passe sous le regard des contemporains, auxquels il restitue l'esprit et la philosophie d'une histoire ancienne. Histoire de gestes, évidement: historia rerum gestarum. On perçoit déjà quelque chose de l'accent jaillissant des Salons18. Le traducteur vise à restituer l'essence de la narration et la met en relief avec le brillant littéraire de sa langue dialoguée. C'est, on l'a dit, un travail de théâtralisation de l'écriture, tirée ici de son modèle par un grand effort de «réduction» et marqué par toutes les limites d'un premier coup d'essai. Voyons un passage plus intéressant, qui traduit la description de la personne d'Homère. Stanyan: As for those, who place him below the Beginning of the Olympias, it is not easily to be presum'd, that he, who took all imaginable Care to embellish his Poems with Descriptions, should omit so Ornamental a Part as the Olympik Games, if he had been alive at the Celebration of them. To consider him in his Person and Fortune, he is represented as a blind, indigent Bard, strowling up and down the Country like a Ballad-finger. But the Image of his Mind gives us a noble Prospect of him : 'Tis there we view him in his full Proportion, with all the Advantages of Art and Nature, and reverence him as The Prince, and Father of the 19 Grecian poets .
Diderot traduit: Il y en a qui le font [Homère] postérieur aux Olympiades; mais est-il à présumer qu'un poète qui a pris tous les soins imaginables pour embellir ses poèmes, eût omis la description des jeux Olympiques, si on les eût célébrés de son temps ? Quant à sa personne et à sa fortune, on nous le représente aveugle; du reste aussi gueux que nos chanteurs et courant le pays comme eux: si cet état l 'avilit à nos yeux, ses ouvrages nous en donnent une idée bien noble; c'est là qu'on voit ce grand homme dans toutes ses proportions; c'est là qu'il paraît avec tous les avantages de l'art et de la nature, qu'il force notre imagination, et qu'il enlève le 20 titre de prince et de père de la poésie grecque (DPV, I, p. 111) .
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Cf. A. Seznec, Essais sur Diderot et l'Antiquité, Oxford, 1957, chap. VI: «Le génie du paganisme», p. 97 sq. 19 The Grecian History, London, 1707, vol. I, p. 136-37. 20 Diderot ajoute des liaisons dynamiques dans la langue, qui font mieux ressortir la figure humaine du poète, qui manquent à l'original. Il élimine le superflu et sa narration devient théâtrale, vivante. Peu avant, c'est le thème de l'éducation des filles et la description des libertés sexuelles, accordées aux citoyens de Lacédémone, dans la législation de Lycurgue, DPV, I, p. 105-6; Grecian History cit., p. 71-72.
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Diderot va à nouveau expérimenter cette méthode théâtralisante ou actualisante dans la traduction-commentaire de l'Essay on merit de Shaftesbury et dans les Observations marginales sur la traduction de An essay on man d'Alexander Pope21. Il importe de noter que ces deux motifs, celui de la réactualisation du problème de l'unité politique des Grecs propre à l'original et celui de la référence linguistique au théâtre vivant de ses lecteurs, ne forment qu'un seul discours critique dans l'Histoire, visant à refaire l'œuvre en impliquant dans ses contenus mêlés les perspectives de ceux qui en jouissent. Cette tendance s'accentue par la suite. Diderot soumet à l'épreuve de l'écriture traductrice une méthode de réflexion très personnelle, vertu d'un caractère humain qui ne changera plus jusqu'à ses derniers ouvrages. A. M. Wilson a relevé ce visage transformiste dans la traduction de l'Essai de Shaftesbury qui témoignerait d'un manque de conviction chez le jeune écrivain22. Mais il s'agira d'une vraie méthode de travail critique, plutôt que des «défauts de courage». En ce qui concerne l'interprétation de la formation philosophique diderotienne, il faut souligner le rôle que joue la traduction de Stanyan dans la mise en place d'une telle méthode. Il y a l'histoire des Grecs, dont l'érudit anglais fournit un excellent tableau rationnel. Il y a une Europe, au début du XVIIIe siècle, déchirée par ses conflits comme l'étaient les Polis grecques. Il y a ensuite les lecteurs de la noblesse éclairée, des lecteurs cultivés, curieux à l'égard de la culture étrangère (anglaise et politiquement ennemie), qui s'ouvrent à un ancien-nouveau domaine du savoir: l'histoire grecque. Le traducteur mêle ces trois centres de force en essayant de les faire réagir l'un sur l'autre. 1.1.4. La chronologie mécanique newtonienne et la continuité de la vie historique L'histoire de Stanyan forme un parcours circulaire, comme si elle suivait l'activité interne d'une machine complexe, composée de plusieurs ressorts et sur trois dimensions d'espace-temps qui s'enchevêtrent les unes aux autres de façon quasiment inexplicable. Le philosophe-traducteur veut trouver la loi du tout et la fonction mécanique des parties, ce fil conducteur logique, moment creux du temps, par lequel, à travers son fonctionnement, la machine lui fait apercevoir d'elle-même son effet: «comme tout d'un coup»23, par une secousse imprévue et décisive. L'événement éclate, produisant de l'histoire nouvelle. C'est là que réside la valeur propédeutique et méthodique de l'histoire «historisante» de Stanyan 21
DPV, I, p. 167 sq. et p. 269 sq.; infra, note 78. Cf. Wilson, op. cit., p. 44. 23 Cf. Enc., I, p. 716b, article ART: les remarques de Diderot au sujet de la compréhension du fonctionnement d'une machine; infra, 4.1-2 et 5.4.2.
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dans la formation du jeune Diderot. Le récit de l'historien, une fois traduit, peut se composer suivant le modèle des assemblages en parties d'une machine, et le schéma d'une composition automatique passe dans ses pages par contiguïté fragmentaire et frottements, d'un bout à l'autre du temps, en marquant comme des pauses en relation mécanique dans un développement infini. En ce sens, dans l'échafaudage méthodique de l'œuvre, la nouvelle chronologie newtonienne, qui était dressée suivant l'étude mathématique des mouvements des astres, trouve sa place. Mécanique céleste, symétrie et équilibre de la dynamis naturelle: ce sont des caractéristiques de la machine cosmique, ressortissant du calcul appliqué à la temporalité humaine chez les Grecs. Stanyan se réclame proprement de cette rigueur scientifique, lorsqu'il veut se passer des fables et du mythe, en faisant de l'histoire un mécanisme, selon le modèle de Newton et de son système du monde: En revenant sur les premiers siècles de la Grèce je me suis beaucoup aidé de la Chronologie des anciens Royaumes réformée, ouvrage posthume de M. Newton, dans lequel il a pris des peines infinies à marquer le temps de leurs fondations, et la succession de leurs règnes, et où il n'a rien épargné pour fixer les dates de la guerre de Troye, du retour des Héraclides et les autres remarquables époques de l'Antiquité; mais ce savant et modeste Auteur ne se flatte pas d'avoir réussi; il convient nettement qu'il est très difficile de déduire avec exactitude les généalogies et la chronologie des temps fabuleux de la Grèce, et renvoie cette matière à un plus profond examen. Il faut pourtant avouer qu'il a approché de la solution de ces difficultés plus qu'aucun autre écrivain, et que ses conjectures seront toujours d'un grand poids, et serviront beaucoup à dissiper les ténèbres de 24 ces Ages (DPV, I, p. 73) .
Cette histoire divise en fragments chronologiques plus ou moins longs, juxtaposés l'un à l'autre, la continuité de la vie historique25. La façon de saisir le sens des faits serait, ici, de les exposer logiquement suivant l'analogie de la machine: comme des mouvements coordonnés, régis par une loi d'équilibre. Ce que l'auteur démontre, ou vise enfin à démontrer, c'est la richesse et la complexité humaines qui forment peu à peu, et 24
Cf. aussi p. 83 sq. et Enc., III, p. 390b sq., article CHRONOLOGIE, où Diderot rend compte de l'ouvrage de Newton et des raisons pour la préférer aux autres. Sur la valeur criticopoétique de cette préférence, voir les Pensées détachées sur la peinture, in OE, p. 777: « Je ne dispute guère contre les actions héroïques, j'aime à croire qu'elles se sont faites. J'adopte volontiers les systèmes qui embellissent les objets. Je préfère la chronologie de Newton à celle des autres historiographes, parce que, si Newton a bien calculé, Enée et Didon seront contemporains». 25 Cf. DPV, I, p. 85-86. La Table des matières est le signe manifeste de la tendance à mécaniser l'histoire. C'est une division de parties du temps historique, morcelé en périodes correspondant à la vie d'une cité ou d'un personnage célèbre.
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pourtant inexplicablement, la beauté d'un tout historique — le peuple grec soumis à sa loi ou système de lois communes — , qui, elle, s'impose au public présent, à sa sensibilité, à travers la simple relation de juxtaposition de ses actes. Mais la mécanisation du temps de l'histoire se heurte à la production de sens dans la continuité de la vie historique. Voilà que se pose le problème des conditions historiques de la vie morale, dont la solution est nécessaire pour sortir de l'impasse contemporaine. Les événements concrets, objets de description, demeurent dans leur sens des paradoxes qui ne peuvent que témoigner de la négativité de leur rapport avec la loi du tout historique26.
1.2. L' ESSAI SUR LE MERITE ET LA VERTU. MORALE ET DEVENIR 1.2.1. Les «principes» de la morale et l'actualité historique D'une telle tension contradictoire entre la loi de la vie historique en tant que tout et la particularité individuelle du temps chronologique de l'histoire, relevant de la position d'un problème politique irrésolu, se nourrit la construction de l'Essai sur le mérite et la vertu. La lecture de Shaftesbury, datée 1743-45, est une véritable construction traductrice dont la structure double, en texte/commentaire, relève de ce problème du rapport entre la morale de la vertu et le devenir historique. Mais les données biographiques aussi laissent peu de doutes: l'Inquiry poursuit la ligne des travaux du jeune Diderot, qui trouve dans son activité de traducteur la source principale de ses revenus. La famille Diderot ne vit, en fait, que de ces maigres honoraires27. Le lien, apparemment extérieur, entre la traduction de Stanyan et celle de Shaftesbury se fonde sur la continuité d'un besoin, qui est celui de s'adresser aux lecteurs de façon la plus convaincante pour le présent, à la recherche de son statut de sens, en faisant ressortir les aspects d'une actualité et d'une originalité de pensée qui n'étaient encore ni celle de l'auteur traduit ni celle du philosophe. Le traducteur joue le rôle d'intermédiaire créateur de sa propre pensée, il agit actuellement sur l'œuvre de ses modèles. Shaftesbury, plus que Stanyan (sur lequel le travail n'est que de style), est l'occasion philosophique de la mise à l'épreuve de cette réflexion; il est la référence la plus riche de suggestions ouvertes à des développements ultérieurs qui permettent 26
Cf. au sujet des effets de la lecture de Stanyan sur la philosophie mûre de Diderot, l'article GRECS (philosophie des), dans Enc., VII, p. 904b sq. 27 Cf. Wilson, op. cit., p. 43 sq. et Mémoires de Mme de Vandeul cit., p. 20, on y fait mention de «cinquante louis».
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d'ajouter aisément une autre signature conceptuelle, sous les idées du moraliste28. C'est le cas, en premier lieu, du titre: l'Inquiry concerning Virtue, or Merit devient les «Principes de la Philosophie Morale, ou Essai de M. S*** sur le Mérite et la Vertu. Avec Réflexions». Diderot remplace le vers d'Horace Amoto quaeramus seria ludo (Satyre I) du frontispice («Écartons le badinage et traitons sérieusement notre sujet») avec deux vers du même auteur (Épitre I), de caractère semblable, mais significativement différents: Ludica pono. Quid verum atque decens, curo et rogo, et omnis in hoc sum (« je laisse là les jeux futiles. Je m'occupe et m'interroge de ce qu'est le vrai, qu'est le bien moral, et j'y suis tout entier»)29. L’opération du traducteur est significative, car ce type d'approche caractérise le comportement philosophique devant l'œuvre du moraliste anglais. Sauver le sens, les concepts et le fond même du discours, en élargissant les frontières de la réflexion. «Être fidèle, littéral, sans être servile», a-t-on dit à propos de la Grecian History. Cela implique de changer les termes des valeurs conceptuelles, en restituant la pensée cachée de l'auteur, qui est précisément celle, en formation, du Diderot-philosophe. Les «Réflexions» en bas de page ne visent pas à la simple restitution de la philosophie de l'auteur, aux endroits où le traducteur ne la juge pas assez claire. La plupart des notes sont des références ciblées sur les problèmes du présent historique qui tombent à propos là où le texte montre quelques éléments d'intérêt pour le discours concernant les aspects politiques de la vie religieuse d'une nation, et ceux de la sociabilité humaine qu'ils impliquent. Quelle est la figure morale de l'homme dit «vertueux», telle qu’elle émerge dans l'œuvre d'un moraliste qui se pose face à son temps historique? Est-ce une figure d'homme envisagée par rapport à lui, isolée et intemporelle, ou est-elle saisie dans le cadre d'une société historique? C'est autour d'un tel problème que le traducteur remplace parfois un concept, un mot, une phrase entière ou en ajoute d'autres, absentes dans l'original. Erreurs ou intentions ? Il est difficile de préciser, en tout cas avec certitude, le degré d'intention enregistré dans les changements ou dans les fautes de lecture; au moins y voit-t-on transparaître une intention forte. Dans le Discours préliminaire, Diderot est explicite à propos d'une méthode de lecture qui serait productive et reproductrice:
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Celle de la polémique politique: voir la thèse de G. B. Walthers, The significance of Diderot's Essai sur le mérite et la vertu, Chapel Hill, 1971; et E. Barba, Agli albori della riflessione etica diderotiana: l’«Essai sur le mérite et la vertu», Naples, 1989. Cf. A.A.C. Shaftesbury, Characteristicks of men, manners, opinions, times […], volume II: An Inquiry concerning Virtue, or Merit (16991), 3e éd., s.l., 1723, je citerai de cette édition.
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Il ne me reste qu'un mot à dire sur la manière dont j'ai traité M. S... Je l'ai lu et relu: je me suis rempli de son esprit, et j'ai, pour ainsi dire, fermé son livre, lorsque j'ai pris la plume. On n'a jamais usé du bien d'autrui avec tant de liberté. J'ai resserré ce qui m'a paru trop diffus; étendu ce qui m'a paru trop serré; rectifié ce qui n'était pensé qu'avec hardiesse; et les réflexions qui accompagnent cette espèce de texte, sont si fréquentes, que l'Essai de M. S... qui n'était proprement qu'une démonstration métaphysique, s'est converti en éléments de morale assez considérables. La seule chose que j'aie scrupuleusement respectée, c'est l'ordre qu'il était impossible de simplifier: aussi cet ouvrage demande-t-il encore de la contention d'esprit. Quiconque n'a pas la force ou le courage de suivre un raisonnement étendu peut se dispenser d'en commencer la lecture, c'est pour d'autres que j'ai travaillé (DPV, I, p. 300, mes italiques).
Un pareil propos, qui cherche clairement à transformer le texte anglais en quelque chose d'autre, dans un exposé systématique des éléments de morale capable de «rendre un lecteur vertueux par principes» (Ibidem, p. 293), suit pour l'essentiel deux lignes de modification.
1.2.2. Les plaisirs sensibles et les affections sociales Quelques exemples de la première transformation, la plus remarquable: Les plaisirs des sens, ainsi que les plaisirs de l'esprit dépendent donc des affections sociales (depend on natural affection): où manquent ces inclinations, ils sont sans vigueur et sans force, et quelquefois même ils excitent l'impatience et le dégoût (without natural affection the sensations which should naturally afford contentment and delight produce rather discontent and sourness) (Ibidem, p. 398).
Encore, peu après: Nous allons remettre pour la dernière fois le penchant social (social and natural affections) dans la balance et peser en gros les avantages de l'intégrité et les suites fâcheuses du défaut de poids dans cette affection (Ibidem, p. 399).
Les plaisirs sensibles sont ramenés, dans leur forme supérieure, au domaine du social. L'«honnête homme», l'homme sociable, jouit avec plus de force que le méchant des ressorts de la sensibilité. Chez Diderottraducteur, le clivage entre ces deux types de personnalité se situe sur le plan des «affections sociales». Lisons un passage essentiel: Sans en croire le sentiment intérieur [Diderot ajoute l'expression: «sentiment intérieur»], la supériorité des plaisirs qui naissent des affections sociales (social pleasures) sur ceux qui viennent des sensations, se reconnaît encore à des signes extérieurs, et se manifeste au dehors par des symptômes merveilleux. On la
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lit sur les visages: elle s'y peint en des caractères indicatifs d'une joie plus vive, plus complète, plus abondante, que celle qui accompagne le soulagement de la faim, de la soif, et des plus pressants appétits. Mais l'ascendant actuel de cette espèce d'affection sur les autres ne permet pas de douter de leur énergie. Lorsque les affections sociales (when it presents itself) [«affections sociales» manque dans l'original] se font entendre, leur voix suspend tout autre sentiment, et le reste des penchants garde le silence. L'enchantement des sens n'a rien de comparable: quiconque éprouvera successivement l'une et l'autre volupté, donnera sans balancer la préférence à la première. Mais pour prononcer avec équité, il faut les avoir éprouvées dans toute leur intensité. L'honnête homme peut connaître toute la vivacité des plaisirs sensuels: l'usage modéré qu'il en fait répond de la sensibilité de ses organes et de la délicatesse de son goût; mais le méchant, étranger par son état aux affections sociales (the affections), est absolument incapable de juger des plaisirs qu'elles causent (Ibidem).
La substitution de «naturel» par «social» devient de plus en plus systématique: Objecter que ces affections ne déterminent pas toujours la créature qui les possède, c'est ne rien dire. Car si la créature ne les ressent pas dans leur énergie naturelle c'est comme si elle en était actuellement privée, et qu'elle l'eût toujours été. Mais en attendant la démonstration de cette proposition [Diderot ajoute cette phrase entière], nous remarquerons que moins une créature aura d'affection sociale (the affections), plus il sera surprenant qu'elle prédomine: toutefois ce prodige n'est pas inouï. Or si l'affection sociale (the affection), telle quelle, a pu dans une occasion surmonter la scélératesse, il reste incontestable que fortifiée par un exercice assidu, elle aurait toujours prévalu. Telle est la puissance et le charme de l'affection sociale (kind affection), qu'elle arrache la créature à tout autre plaisir. Lorsqu'il est question des intérêts du sang et dans cent autres occasions, cette passion maîtrise souverainement, et sa présence triomphe presque sans effort des tentations les plus séduisantes (Ibidem, p. 380-81).
Le motif conducteur de la sociabilité, source première des plaisirs sensibles, s'étend jusqu'à l'inclusion des produits de l'intelligence dans le domaine de la condition sociale: Les satisfactions intellectuelles qui naissent des affections sociales (natural affections), sont donc supérieures aux plaisirs corporels. Mais ce n'est pas tout; elles sont encore indépendantes de la santé, de l'aisance; de la gaieté et de tous les avantages de la fortune et de la prospérité. Si dans les périls, les craintes, les chagrins, les pertes et les infirmités, on conserve les affections sociales, le bonheur est en sûreté (Ibidem, p. 383).
La première intention dominante consiste clairement à identifier le naturel et le social. Dans toute la traduction les échanges entre ces deux
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termes sont continus. Les natural affections de Shaftesbury deviennent ponctuellement les «affections sociales» chez Diderot: D'où l'on voit quelle est la force de l'affection sociale (natural affection); à quelle profondeur elle est enracinée dans notre nature; par combien de branches elle est entrelacée avec les autres. Il est donc vrai que le grand et principal moyen d'être bien avec soi, c'est d'avoir les affections sociales (natural and good affections) et que de manquer de ces penchants, c'est être misérable, ce que j'avais à démontrer (Ibidem, p. 406).
1.2.3. Les affections «privées» et la mesure des limites du moi. Le «bien de l'espèce». De cette façon, les affections sociales (à savoir: affections qui sont aussi «naturelles», suivant Diderot) sont opposées aux «affections privées». Cette expression ne rend que la pensée diderotienne, qui traduit en politique le discours moral de Shaftesbury à propos des self-passions, littéralement les passions égoïstes, les affections du Je: Nous avons maintenant à prouver que la violence des affections privées (self-passions) rend la créature malheureuse (...), toutes les passions relatives à l'intérêt particulier et à l'économie privée de la créature, se réduisent à celles-ci. L'amour de la vie. Le ressentiment des injures. L'amour des femmes et des autres plaisirs des sens. Le désir des commodités de la vie. L'émulation ou l'amour de la gloire et des applaudissements. L'indolence ou l'amour des aises et du repos. C'est dans ces penchants relatifs au système individuel que consistent l'intérêt et l'amourpropre(ibidem).
Le choix de traduire self-passions par «affections privées» est constant. Shaftesbury précise même, par la suite, qu'il s'agit d'un problème de critique des passions de l'ego, non pas d'une dénégation morale de l'égoïsme. Quelles sont les limites intensives dans l'exercice nécessaire des «affections privées» ? Ces affections modérées et retenues dans de certaines bornes, ne sont par elles-mêmes ni injurieuses à la société, ni contraires à la vertu morale. C'est leur excès qui les rend vicieuses. Estimer la vie plus qu'elle ne vaut, c'est être lâche. Ressentir trop vivement une injure, c'est être vindicatif (...). Voilà le point où les passions privées (self-passions) deviennent nuisibles au bien général; et c'est aussi dans ce degré d'intensité qu'elles sont pernicieuses à la créature elle-même (ibidem).
Il est bien question de mesure, d'intensité, de bornes, autrement dit de critères quantificateurs de l'action concrète de l'homme par rapport à
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son fondement, ou principe naturel, qui repose — Diderot le remarque bien — sur la constitution sociale de l'espèce. Le philosophe-traducteur fait ressortir l'aspect politique de la pensée du moraliste, en soulignant la double équivalence: naturel-social versus privé-individuel (ou artificiel). Le naturel, ensuite, correspond aussi bien au général: Or, laissant à part les autres accidents que l'excès des affections privées (self-passions) doit occasionner, si leur but est d'anéantir les affections générales (natural affections); il est évident qu'elles tendent à nous priver de la source de nos plaisirs et à nous inspirer les penchants monstrueux et dénaturés qui mettraient le sceau à notre misère (Ibidem, p. 419).
J. Spink et P. Casini notent — et pour cause— que Diderot ne fait que «bien interpréter» ou «rendre parfaitement» la pensée du texte original et la philosophie de Shaftesbury30. Le traducteur souligne toujours avec force les dites oppositions, presque sans exception31, par un choix de lecture systématique, avec l'intention de valoriser cette portée politique de l'action morale de l'individu. Cela implique, certes, une prise de conscience: Diderot (ou bien la pensée traductrice du jeune philosophe) affirme que le naturel est déjà en soi le social opposé au dénaturé, ou le non-naturel de l'isolement égotique. La fonction de limite jouée par les passions sociales à l'égard des self-passions rend possible la constitution d'une conscience morale. Voici un autre ajout significatif: D'une ou d'autre façon, toute créature qui pense est nécessitée par sa nature à souffrir la vue d'elle-même et à avoir à chaque instant sous ses yeux les images errantes de ses actions, de sa conduite et de son caractère. Ces objets qui lui sont individuellement attachés, qui la suivent partout, doivent passer et repasser sans cesse dans son esprit: or, si rien n'est plus importun, plus fatigant et plus fâcheux que leur présence à celui qui manque d'affections sociales (natural affections), rien n'est plus satisfaisant, plus agréable et plus doux pour celui qui les a soigneusement conservées. Deux choses qui doivent horriblement tourmenter toute créature raisonnable; c'est le sentiment intérieur (reflection in his mind) [Diderot ajoute en marge: «conscience»] d'une action injuste, ou d'une conduite odieuse à ses semblables; ou le souvenir d'une action extravagante, ou d'une conduite préjudiciable à ses intérêts et à son bonheur (Ibidem, p. 391).
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Ibidem, p. 360 et 419. Cf. la brillante analyse de J. S. Spink, «La vertu politique selon Diderot ou le paradoxe du bon citoyen», dans Revue des Sciences Humaines, n°112, 1963, p. 471-83. Shaftesbury n'utilise que rarement l'expression «social affection», préférant parler plutôt de «social pleasures» ou bien de «kind affections» ou d'«affections» tout court.
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L'isolement de l’ego produit ensuite un dernier genre de passions, qui ne se réfère ni au moi ni au social. Diderot semble vouloir les assimiler quand même aux self-passions: Il nous reste à examiner ces passions qui ne tendent ni au bien général, ni à l'intérêt particulier, et qui ne sont ni avantageuses à la société ni à la créature. Nous avons marqué leur opposition aux affections sociales et naturelles (natural affections), en les nommant penchant superflus et dénaturés [«superflus» manque dans l'original] (Ibidem, p. 419).
Ce sont toutes les passions absolument immorales: prendre plaisir à voir des exécutions, des tourments, des désastres, des calamités, le sang, le massacre et les destructions. Ça été la passion dominante de plusieurs tyrans et de quelques nations barbares (Ibidem, p. 420).
Les passions mêmes du moi et l'amour propre ne sont pas simplement estompés ou étouffés, mais plutôt rendus positifs par le moyen des affections naturelles-sociales. Shaftesbury résume, à plusieurs réprises, son tableau des équilibres moraux. Voici la traduction de Diderot: Je viens à ce qui constitue la malice d'une manière plus évidente et plus avouée, et je réduis la chose à trois cas: I. Ou les affections sociales (publick Affections ) sont faibles et défectueuses. II. Ou les affections privées (selfaffections) sont trop fortes. III. Ou les affections ne tendent ni au bien particulier de la créature ni à l'intérêt général de son espèce (nor in any degree tending to the support either of the public or private system) (Ibidem).
Shaftesbury présente le même tableau, d'une manière plus simple, en ce qui concerne les affections propres de «l'animal en général». Le choix du traducteur au sujet des natural affections change alors significativement. Les affections «sociales», par rapport au «bien public», transforment ce dernier en «bien général de l'espèce»: Les affections qui déterminent l'animal dans ses actions sont de l'une ou de l'autre de ces trois espèces: Ou des affections naturelles et dirigées au bien général de son espèce (The natural Affections, which lead to the Good of THE PUBLICK ). Ou des affections naturelles et dirigées à son intérêt particulier (Or the Selfaffections, which lead only to the Good of THE PRIVATE). Ou des affections qui ne tendent ni au bien général de son espèce, ni à ses intérêts particuliers, qui même sont opposées à son bien privé et que par cette raison nous appellerons affections dénaturées (unnatural Affections): selon l'espèce et le degré de ces affections, la créature qu'elles dirigent, est bien ou mal constituée, bonne ou mauvaise (Ibidem, p. 367).
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Lorsqu'il s'agit de l'animal-homme, les natural affections et les self-passions deviennent, toutes les deux, «affections naturelles» (expression qui ne paraît pas souvent dans la traduction) et le Good of the publick devient ainsi le «bien général de l'espèce». Par ailleurs, là où il est question des passions humaines, les catégories logico-linguistiques changent, donnant lieu à l'opposition social-privé, remarquée ci-dessus.
1.2.4. Critique des sentiments mystiques et lutte politique des Lumières L'insistance sur la valeur morale nécessaire, en tant que «naturelle», de l'affection sociale chez l'homme, en tant qu'animal politique, prend ensuite toute sa substance d'argument critique dans les Réflexions sous forme de notes. Un second fil conducteur se découvre dans la critique des sentiments mystiques, lorsque Diderot tourne en dérision l'«esprit de pénitence» des anachorètes avec des accents d'une subtile ironie. Comme dans le domaine du social, Diderot ajoute sa signature de traducteur à l'intérieur du texte de Shaftesbury : L'homme insociable, ou celui qui s'exile volontairement du monde et qui rompant tout commerce avec la société en abjure entièrement les devoirs, doit être sombre, triste, chagrin et mal constitué (Ibidem, p. 403).
Au mot «volontairement» Diderot ajoute la note, pleine de sarcasme: Il n'est point question de ces pieux solitaires que l'esprit de pénitence, la crainte des dangers du monde, ou quelque autre motif autorisé par les conseils de Jésus-Christ et par les vues des sages de son Église, ont confinés dans des déserts. On considère dans tout le cours de cet ouvrage (...) l'homme dans son état naturel 32 et non sous la loi de la grâce (Ibidem) .
On voit bien que les affections sociales jouent la fonction de limites des autres tendances morales (self-passions et denatured passions), y compris l'esprit d'isolement mystique, en constituant ainsi le fondement de la critique politique des coutumes religieuses de la société féodale, qui contraignent certains hommes et certaines femmes à des choix contraires à leur nature sociable33. Le travestissement tombe alors pour faire place à
32 33
D'autres passages sont sur le même ton, ibidem, p. 317 et 329. Ce sujet deviendra la thèse centrale du deuxième roman de Diderot, La Religieuse; infra, 2.2: «Les Bijoux indiscrets: un théâtre de la praxis».
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une polémique ouverte. C'est l'accent méprisant du libertin, l'épicurien s'insurge contre le «divin anachorète». Shaftesbury demande: Mais si l'on venait à découvrir à la longue quelque système dans la nature dont on pût considérer ce vivant automate [la «créature parfaitement isolée»], comme faisant partie, il perdrait incontinent le titre de bon dont nous l'avions décoré. Car comment conviendrait-il à un individu qui par sa solitude et son inaction tendrait aussi directement à la ruine de son espèce?
Diderot répond, de tout son style: Divin anachorète, suspendez un moment la profondeur de vos méditations, et daignez détromper un pauvre mondain et qui fait gloire de l'être. J'ai des passions et je serais bien fâché d'en manquer: c'est très passionnément que j'aime mon Dieu, mon roi, mon pays, mes parents, mes amis, ma maîtresse et moi-même. Je fais un grand cas des richesses; j'en ai beaucoup et j'en désire encore; un homme bienfaisant en a-t-il jamais assez? Qu'il me serait doux de pouvoir animer ce talent qui languit sous mes yeux, unir ces amants que l'indigence retient dans le célibat, venger par mes largesses ce laborieux commerçant des revers de la fortune ! je ne fais chaque jour qu'un ingrat; que ne puis-je en faire un cent ! C'est à mon aisance, religieux fanatique, que vous devez le pain que votre quêteur vous apporte. J'aime les plaisirs honnêtes; je les quitte le moins que je peux; je les conduis d'une table moins somptueuse que délicate à des yeux plus amusants qu'intéressés que j'interromps pour pleurer les malheurs d'Andromaque ou rire des boutades du Misanthrope; je me garderais bien de les exiler par de noires réflexions. Que l'épouvante et le trouble poursuivent sans cesse le crime ! l'espoir et la tranquillité, compagnes inséparables de la justice, me conduiront par la main jusqu'au bord du précipice que le sage auteur de mes jours m'a dérobé par les fleurs dont il l'a couvert; et malgré les soins avec lesquels vous vous préparez à un instant que je laisse venir, je doute que votre fin soit plus douce et plus heureuse que la mienne. En tout cas, si la conscience reproche à l'un de nous deux d'avoir été inutile à sa patrie, à sa famille et à ses amis, je ne crains point que ce soit à moi (Ibidem, p. 311).
Soulignons que l'Inquiry ne présente pas un seul passage de critique explicite contre l'ascétisme ou contre l'esprit d'isolement des religieux. La critique de la religion appartient entièrement à Diderot, en parcourant de manière souterraine les marginalia : «avoir été inutile à sa patrie, à sa famille, et à ses amis», ne peut-on voir là une critique des mœurs de son temps?34 L'aveu politique, plus ou moins caché, vise à faire comprendre au lecteur quels sont les fondements de tout caractère humain «sombre et malheureux». C'est aussi une invitation à saisir les bornes de l'inclination apparente à la vertu, qui engendre dans son secret le fruit de 34
Cf. supra note 28. Je partage la thèse de Walthers, op. cit. : la traduction de l'Essai est parcourue par une polémique assez transparente contre le despotisme monarchique.
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l'action absolument immorale, le «plaisir de voir le sang, le massacre et la destruction», ces événements si proches, liés aux guerres de religion, qui ne furent qu'une seule guerre contre l'homme dans «l'état de nature», à savoir l'homme qui communique et s'organise librement en société (DPV, I, p. 420 sq.). Cependant, n'est-ce là qu'un souvenir de ces guerres associé au désir d'en réfuter les préalables idéologiques? L'envergure de la critique politico-religieuse va prendre dans les ouvrages postérieurs une dimension exceptionnelle, mais elle trouve son origine dans le travail de transformation conceptuelle des notions-clés de l'Essai sur la question du naturel-social, rediscutées du point de vue de la philosophia naturalis de Newton. Ces thèmes jettent les bases de la considération critique des phénomènes et des principes du monde moral, envisagés par le Diderot des Pensées philosophiques (1746) et, plus tard, dans l'Encyclopédie et dans les écrits d'économie politique (infra, 8.1-3). A propos de la limite intensive des passions, le philosophe anglais semble reprendre l'argument aristotélicien de la mesòthes: l'usage modéré des ressorts de la sensibilité, c'est-à-dire la pratique d'une vie et d'une expérience particulières déjà déterminées et conditionnées par ellesmêmes, fait le prix des plaisirs sensibles, en établissant la valeur intensive d'une passion. Les affections naturelles ou liées à l’ego sont ainsi, chez Shaftesbury, en elles-mêmes moralement neutres. Diderot partage cette opinion mais, en plus, s'interroge sur les rapports entre les phénomènes et les principes avant toute expérience du sensible moral donné. Et ces principes sont de nature sociale. L'enquête préalable, en marge des transformations textuelles, définit le fondement et les conditions propres de l'accomplissement de l'acte moral, pour définir, en second lieu, une mesure intensive des passions. Il n'est pas suffisant d'établir une distinction entre naturals and social affections d'une part, et d'autre part les selfpassions, en affirmant que le primat des premières et l'usage modéré des secondes font ensemble le bonheur de l'homme. Il s'agit de renverser la question: à partir de quelles conditions les affections sociales se produisent-elles dans l'esprit de l'homme en tant que sociales-naturelles? dans un esprit qui est, d'une certaine manière, organiquement déterminé (amour-propre, intérêt etc.), suivant quelles modalités les natural affections s'y établissent-elles, par conséquent, avec une fonction de limite active dans leur rapport aux self-passions ?
1.2.5. La question du fait et celle du droit: le devenir de la morale Selon Shaftesbury, l'homme bon et l'homme méchant sont donnés en tant qu'existant et agissant en soi, sans que ce fait constitue un problème. Ce sont deux figures déterminées de l'expérience morale.
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D'après Diderot, il faudrait au contraire se poser la question du droit: «comment se fait-il qu'il est bon? Comment se fait-il qu'il est mechant?». La paraphrase du dernier drame35 nous ramène au problème de la nature de l'enquête philosophique de Shaftesbury et de son rapport aux intentions déguisées de la traduction. La question du fait de la morale est, chez l' auteur anglais, dominante. Seuls les faits soumis à l'expérience témoignent de la nature des hommes: ils sont bons et/ou mechants. Shaftesbury cherche la raison d'être, le pourquoi de ces faits, avant de les soumettre à l'analyse. Le trajet de l'enquête demeure à l'intérieur du champ de ses données empiriques particulières. Le résultat ne pourra être qu'une morale de la maxime, et d'ailleurs Diderot lui-même relève cet aspect dans son Discours préliminaire: Nous ne manquons pas de longs traités de morale; mais on n'a point encore pensé à nous en donner des éléments; car je ne peux pas appeler de ce nom ni ces conclusions futiles qu'on nous dicte la hâte des écoles, et qu'heureusement on n'a pas le temps d'expliquer; ni ces recueils de maximes sans liaison et sans ordre, où l'on a pris à tâche de déprimer l'homme, sans s'occuper beaucoup de le corriger. Ce n'est pas qu'il n'y ait quelque différence à faire entre ces deux sortes d'ouvrages (...) mais il faut convenir aussi qu'ils sont les uns et les autres incapables de rendre un lecteur vertueux par principes (Ibidem, p. 293) .
Mais il faudrait aussi avouer — et Diderot nous le laisse entrevoir — que l'Inquiry n'était pas encore assez systématique, comme la présentait son traducteur36. Pour argumenter ses analyses, Shaftesbury ne fait que donner des exemples: «ce qu'on lit sur les visages» des hommes heureux, qu'ils sont tels parce que doués des natural affections à un degré majeur à l'égard des autres; ou bien: ce que fait tel ou tel homme heureux, une fois qu'il est pourvu de la juste mesure d'affections privées ou sociales (DPV, I, p. 380-81). Diderot s'interroge sur ce qu'il y a avant tout phénomène individuel. Les instances d'un premier matérialisme naturaliste de matrice classique (stoïcienne), qui affirme l'unité constitutive des êtres naturels et moraux, se conjuguent avec le besoin politique de donner un fondement de principe aux actions des hommes accomplies originairement dans la société37. Le centre et le sens de cette réflexion s'appuient sur la notion de «principe moral», pour indiquer le domaine, naturel et social à la fois, de ce qui se trouve en deçà de tous les faits présentés par Shaftesbury. Une telle notion se relie conceptuellement à celle de «fonction» qui va être 35
Cf. DPV, XXIII, p. 385 sq. « Est-il bon ? Est-il méchant? Ou l'officieux persifleur ou celui qui les sert tous et qui n'en contente aucun»; infra, 7.3.7. 36 D'où le jeu des transformations conceptuelles; Ibidem, Discours préliminaire, p. 50. 37 Cf. mon étude: «La réception des matérialistes anciens chez Diderot», dans M. Benitez-A. McKenna-G. Paganini-J. Salem (éd.), Materia actuosa. Antiquité, âge classique, Lumières. Mélanges en l'honneur d'Olivier Bloch, Genève, 2000.
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appliquée, dans d'autres domaines, à d'autres objets de recherche (infra, 5.3 et 7.1). On se pose enfin la question du droit: quid juris? De quel droit un homme devient-il bon ou méchant? mais surtout: devenir bon ou méchant dans et pour le jugement des autres hommes. Le moralisme du philosophe anglais retient l'attention de Diderot qui dirige son analyse vers la formation des jugements sociaux de valeur et d'une morale en tant que vie des mœurs qui sera développée sous plusieurs aspects dans les formulations kantienne et hégélienne de la Sittlichkeit38. Comment un homme devient-il (soulignons ce devenir) bon ou méchant dans et pour la société dans laquelle il vit? Quels sont les valeurs qui s'expriment par ses appartenances sociales et sa conformité à une loi commune? et surtout quels hommes peuvent juger de telle conformité un tel autre de leurs semblables? Le penchant théâtral, la passion du récit et du dialogue en société, déjà manifestes dans le style de la traduction, ont cette origine critique. On ne doit, on ne peut expliciter ce qu'il y a d'abord de conditionnant, avant même qu'un homme puisse être jugé bon ou méchant par ses semblables, que sur la scène de la vie sociale. Cela ne peut arriver que dans les conflits des différences humaines, qui sont irréductibles39. Le sens de l'interrogation ultime de Diderot: «Est-il bon? Est-il méchant?» (1781) s'éclaire ainsi, dès les premiers ouvrages, à la lumière de cette tendance à rechercher les conditions qui constituent la vie morale active d'un homme en tant qu'elle appartient originairement au tout social. Et ce sont ces principes conditionnants qui font devenir l'individu tel ou tel par rapport à ce tout, en suivant le jugement de ses semblables40. On comprend ici le sens de l'évaluation du contexte social comme étant le 38
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Cf. DPV, I, p. 293, Discours Préliminaire: «La science des mœurs faisait la partie principale de la philosophie des Anciens; en cela, ce me semble, beaucoup plus sages que nous. On croirait à la façon dont nous la traitons, ou qu'il est moins essentiel maintenant de connaître ses devoirs, ou qu'il est plus aisé de s'en acquitter». A' confronter avec le propos pédagogique de I. Kant, Annonce de M. Emmanuel Kant sur le programme de ses leçons pour le semestre d’hiver 1765-1766, dans Œuvres philosophiques cit., I, p. 521: «Les essais de Shaftesbury, Hutcheson et Hume, qui malgré leur inachèvement et leur imperfection, sont allés néanmoins le plus loin possible dans la recherche des principes de toute moralité, recevront la précision et les compléments qui leur manquent» et de G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit (1821), Paris, 1987, § 141, sur le passage de la moralité (Moralität) à la vie éthique (Sittlichkeit). Cf. DPV, X, Entretiens sur le fils naturel , p. 143-44: «Les petites différences qui se remarquent dans les caractères des hommes ne peuvent être maniées aussi heureusement que les caractères tranchés. - Je le pense. Mais savez-vous ce qui s'en suit de là ?... Que ce ne sont plus à proprement parler, les caractères qu'il faut mettre sur la scène mais les conditions (...). C'est la condition, ses devoirs, ses avantages, ses embarras qui doivent servir de base à l'ouvrage». Cf. DPV, XII, p. 543 sq. «Madame de la Carlière, ou Sur l'inconséquence du jugement public de nos actions particulières»; infra, 8.2.3; 8.3.7.
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conditionnant du moral, et ce caractère critique de l'enquête sur la nature humaine s'explique suivant la position d'une équivalence logique et linguistique entre le naturel et le social, propre des affections. Le social, avec toutes ses valeurs, est le naturel puisqu'il constitue la condition qui détermine l'être humain en tant qu'espèce et individu dans leur devenir moraux. C'est une condition morale et naturelle à la fois. «L'homme isolé n'est rien par soi-même, hors du corps politique auquel il appartient», dira le dernier Diderot dans sa Contribution à l'Histoire des deux Indes de l'abbé Raynal41. L'image du grand tout mécanique émerge avec insistance dans la suite des réflexions sur la nature des natural affections. Voyons quelles sont les implications théoriques de cette équivalence posée entre le naturel, le social et le mécanique.
1.3. LA GRANDE MACHINE POLITIQUE CHEZ SHAFTESBURY 1.3.1. Les caractères mécaniques du tout social organisé A l'époque de sa formation (1745), les métaphores que Diderot utilise pour rendre compte des caractères de ce tout social sont entièrement tirées du vocabulaire mécanique. C'est une machine parfaite, une immense horloge qui fonde le modèle idéal de société où chaque ressort occupe une place qui lui est propre et qui lui est assignée par le fonctionnement interne de la structure mécanique. L'automate, représentation de la société politique accomplie où chaque partie s'enchevêtre avec sa voisine, montre son but au politique: réduire l'excès des frottements. Le néant de l'individu contient en soi les forces internes qui mettent en marche la machine du tout social; c'est elle qui forme les contenus de son action. Les Bijoux indiscrets reprendront ce sujet, en termes différents, sous forme d'une parodie de la cour de Louis XV. Les parties sexuelles des courtisanes, par l'enchantement du mage Cucufa, commencent à parler seules, mécaniquement. Leurs aventures seront décrites par d'autres, sous forme d’«essais» automatiques, contre l'avis de leurs propriétaires. Dans la société, rêve de Mangogoul, les titulaires des parties-objets doivent avoir des bijoux de forme géométrique correspondante pour se conjoindre, l'une devant être le miroir de l'autre. Les expériences érotiques en témoignent: sans affinité, ou bien sans correspondance géométrique du mâle face à la femelle, pas d'union possible; nul mariage ne sera célébré par les pontifes, machinistes de la Rêverie: la Société Parfaite Insulaire. Faute à l'égard des lois de la Grande Machine? Pas d'ordre ni de félicité sans mécanisme. 41
Cf. D. Diderot-G.T.F. Raynal, Histoire philosophique et politique des deux Indes, éd. Y. Benot, Paris, 1981, p. 357.
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Garder «le bonheur et la raison», c'est-à-dire «bien assortir les époux» et «n'avoir pas de cocus», c'est ainsi que la société insulaire doit atteindre son but par un seul moyen: «suivre à la lettre les lois écrites de la Géométrie»(DPV, III, p. 267). Le système politique des Bijoux est une fonction du mécanisme le mieux réglé : La propagation de l'espèce est un objet sur lequel la politique et la religion fixent ici leur attention, et la manière dont on s'en occupe ne sera pas indigne de la vôtre (...). Quoi! depuis quinze jours que vous habitez parmi nous, vous ignorez encore que les bijoux mâles et les bijoux féminins sont ici de différentes figures? A quoi donc avez-vous employé votre temps? Ces bijoux sont de toute éternité destinés à s'agencer les uns avec les autres. Un bijou féminin en écrou est prédestiné à un bijou mâle fait en vis; entendez-vous? (DPV, I, p. 267-68, infra, 2.2).
Diderot romancier donne la valeur d'un principe régulateur de justice et de morale à la question de la situation judicieuse des parties humaines dans la géométrie sociale. Ce sera le sujet de La Religieuse, femme violée socialement sous la contrainte de la place qu'elle occupe dans la machine, et qui n'est pas la sienne. D'autres ont choisi sa place pour elle. La machine craque d'elle- même ou écrase ses ressorts. Les Réflexions en marge de l'Essai ont saisi ces termes de la problématique, qui connaît son essor dans les œuvres romanesques. Le point de départ en est l'affection sociale et ses fins. Shaftesbury observe: Nous avons démontré que les affections d'une créature quelconque avaient un rapport constant et déterminé avec l'intérêt général de son espèce. C'est une vérité que nous avons fait toucher au doigt, quant aux inclinations sociales (natural affections) telles que la tendresse paternelle, le penchant à la propagation, l'éducation des enfants, l'amour de la compagnie, la reconnaissance, la compassion, la conspiration mutuelle dans les dangers, et leurs semblables. De sorte qu'il faut convenir qu'il est aussi naturel à la créature de travailler au bien général de son espèce, qu'à une plante de porter son fruit, et à un organe ou à quelque autre partie de notre corps de prendre l'étendue et la conformation qui conviennent à la machine entière.
Diderot note: On pourrait ajouter à cela, que nous sommes, chacun dans la société, ce qu'est une partie relativement à un tout organisé. La mesure du temps est la propriété essentielle d'une montre: le bonheur des particuliers est la fin principale de la société. Ces effets ou ne se produiront point, ou ne se produiront qu'imparfaitement, sans une conspiration mutuelle des parties dans la montre et des membres dans la société. Si quelque roue se dérange, la mesure du temps sera suspendue, ou troublée. Si quelque particulier occupe une place qui n'était point
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faite pour lui, le bien général en souffrira ou même s'anéantira; et la société ne sera plus que l'image d'une montre détraquée (Ibidem, p. 361).
La machine de Diderot — à la différence de Hobbes, l'un des premiers à employer cette métaphore en politique — est déjà, en soi, un «tout organisé». Il insiste sur le motif de la correspondance entre constitution sociale et assemblage fonctionnel des parties, formant le tout d'un appareil mécanique qui accomplit son travail, des actes productifs déterminés par un but de manière organique. Ces actes sont le fruit d'une conspiration de chaque partie aux fins du tout, c'est-à-dire au développement du travail de ce tout lui-même. Voilà l'origine de l'affinité du fonctionnement de la machine avec la conduite morale des honnêtes hommes dans la société. La condition de possibilité de la bonne conduite de l'individu est la libre appartenance originaire à son fondement social, tout comme la partie précise de la montre tient au mécanisme entier: ce qui est la nature spécifique de l'homme. La critique de Diderot, dans les notes, interroge les principes propres d'une telle appartenance, au sens biologique, en se réclamant des philosophes classiques: L'homme est intègre ou vertueux, lorsque, sans aucun motif bas et servile, tel que l'espoir d'une récompense ou la crainte d'un châtiment il contraint toutes ses passions à conspirer au bien général de son espèce: effort héroïque, et qui toutefois n'est jamais contraire à ses intérêts particuliers. Honestum id intelligimus, quod tale est, ut, detracta omni utilitate, sine ullis proemiis, fructibusve, per seipsum possit jure laudari. Quod, quale sit, non tam definitione qua sum usus intelligi potest, quanquam aliquantum potest, quam communi omnium judicio et optimi cujusque studiis atque factis, qui per multa ob eam unam causam faciunt, quia decet, quia rectum, quia honestum est, etsi nullum consecuturum emolumentum 42 vident (Ibidem, p. 296) .
Les mots de Cicéron montrent que Diderot est conscient que le thème du rapport partie-tout dans un système moral et naturel en général n'est pas une invention de la philosophie moderne. Les articles STOÏCISME et EPICURISME de l'Encyclopédie, quelques années plus tard, feront ressortir ces sources anciennes de la conception diderotienne politique et naturaliste de la machine universelle (Enc., XV, p. 525b sq. et V, p. 779b sq.).
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La citation est tirée de Cicéron, De finibus, liv. II, ch. 45 (note de Spink-Casini).
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1.3.2. La biologisation de la machine universelle. Conséquences politiques La particularité qui connote la nouvelle perspective de Diderot est donc l'accent mis sur les vertus biologiques du mécanisme. En outre, la représentation de la machine que Cicéron ne connaît pas est celle de la première société industrielle, société du calcul et de la symbolique économique, qui se présente avec sa force de rupture par rapport aux paradigmes animistes de la philosophie et du monde antiques. Même ici, le traducteur change les termes de son interlocuteur, à l'aide de Cicéron. Ce type de mécanisme se démarque par rapport à sa source. Shaftesbury affirme: Les mouches servent encore à la subsistance des poissons et des oiseaux. Les poissons et les oiseaux à la subsistance d'une autre espèce. C'est ainsi qu'une multitude de systèmes différents se réunissent [«système» manque dans l'original] et se fondent pour ainsi dire les uns dans les autres pour ne former qu'un seul ordre des choses (as being Parts of a certain System, and included in one and the same Order of Being). Tous les animaux composent un système, et ce système est soumis à des lois mécaniques selon lesquelles tout ce qui y entre est calculé (an Animal-Order or Oeconomy, according to which the animal Affairs are regulated and disposed) [les «lois mécaniques» et le «calcul» manquent]. Or, si le système des animaux se réunit au système des végétables [sic] et celui-ci au système des autres êtres qui couvrent la surface de notre globe, pour constituer ensemble le système terrestre. Si la terre elle-même a des relations connues avec le soleil et les planètes, il faudra dire que tous ces systèmes ne sont que des parties d'un système plus étendu. Enfin si la nature entière n'est qu'un seul et vaste système que tous les autres êtres composent; il n'y aura aucun de ces êtres qui ne soit mauvais ou bon par rapport à ce grand tout, dont il est une partie*; car si cet être est superflu ou déplacé, c'est une imperfection et conséquemment un mal absolu dans le système général (Ibidem, p. 312-13).
S'opposant aux causes finales de Shaftesbury, Diderot souligne en note (*) le caractère spinoziste et stoïcien de la substance unitaire en se référant une fois encore à Cicéron: Dans l'univers tout est uni. Cette vérité fut un des premiers pas de la philosophie, et ce fut un pas de géant. Ac mihi quidem veteres illi majus quiddam animo complexi, multo plus etiam vidisse videntur, quam quantum nostrorum acies intueri potest; qui omnia haec quae supra et subter, unum esse et una vi, atque una consensione naturae constricta esse dixerunt. Nullum est enim genus rerum, quod aut avulsum a caeteris per seipsum constare, aut quo caetera si careant, vim suam atque aeternitatem conservare possint. Cic. Lib. III, De Orat. Toutes les découvertes des philosophes modernes se réunissent pour constater la même proposition. Tous les auteurs de système, sans en excepter Épicure la supposaient, lorsqu'ils ont considéré le monde comme une machine dont ils avaient
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à expliquer la formation et à développer les ressorts secrets. Plus on voit loin dans la nature et plus on y voit d'union. Il ne nous manque qu'une intelligence et des expériences proportionnées à la multitude des parties et à la grandeur du tout, pour parvenir à la démonstration. Mais si le tout est immense, si le nombre des parties est infini, devons-nous être surpris que cette union nous échappe souvent? (Ibidem, p. 313).
Et Diderot ajoute aussitôt, sous forme d'interrogation, une précision biologique à propos du statut de cette unité secrète: Quelle raison a-t-on de conclure qu'elle ne subsiste pas? je ne vois pas comment ce phénomène fatal à cette espèce est, par une suite de l'ordre universel des choses, avantageux à une autre espèce, donc l'ordre universel est une chimère. Voilà le raisonnement de ceux qui attaquent la nature. Voici maintenant la réponse et le raisonnement de ceux qui la défendent: je suis en état de démontrer que ce qui fait en mille occasions le mal d'un système, se tourne, par une suite merveilleuse de l'ordre universel, à l'avantage d'un autre; donc lorsque je n'ai pas la même évidence par rapport à d'autres phénomènes semblables, ce n'est point altération dans l'ordre, mais insuffisance dans mes lumières; donc l'ordre universel des choses n'est pas moins réel et parfait. Entre la présomption raisonnable de ceux-ci et l'ignorante témérité de leurs antagonistes, il n'est pas difficile de prendre parti (Ibidem, p. 31314).
La machine est à la fois l'image d'un ordre universel et d'un organisme entier. Diderot se borne à souligner cet aspect machiniste du système naturel au sens biologique, absent chez les classiques, et met surtout en valeur les conséquences politiques de l'ancienne vérité («dans l'univers tout est uni»), comme sa valeur pour la société humaine actuelle. La représentation de l'univers physique sous forme de machine, certes, n'est pas une nouveauté à l'époque où Diderot traduit Shaftesbury43. Les théories de Descartes sur l'homme et les animaux-machines, qui conçoivent la structure des êtres physiques comme la res extensa (matière organisée par les seules lois de la géométrie et de la mécanique44) et qui inaugurent l'utilisation de l'imagerie horlogère, furent reprises et combattue par deux illustres adversaires, bien connus de Diderot, Isaac Newton45 et Bernard Le Bovyer de Fontenelle46. Cf. J. Ehrard, L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, vol.1, Chambéry, 1963, chap. II: «Le mécanisme universel», § 2: «Un Dieu Horloger?», p. 72 sq.; P. Casini, L'universo-macchina. Origini della filosofia newtoniana, Bari, 1969. 44 Cf. R. Descartes, Discours de la méthode (1637), dans Œuvres et Lettres, éd. A. Bridoux, Paris, 1953, parle d'«horloges» à propos de la nature des animaux, p. 166. Cf. aussi Descartes, Traité de l'homme (1664), dans Œuvres et Lettres cit., p. 807, 814 et 873. 45 Cf. I. Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, éd. fr. de la marquise du Châtelet, Paris, 1761 (réimpression, Paris, 1966), Scholie Général, p. 174 sq.; Cf. Casini, op. cit.: Samuel Clarcke (p. 147), William Derham (p. 165), George 43
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La spécificité diderotienne, dans ce cadre polémique interne au mécanisme à l'âge classique, consiste dans l'extension des préalables du machinisme aux domaines social et biologique, en premier lieu dans la recherche critique des limites fonctionnelles propres de cette machine singulière de la société humaine, et à la définition des limites propres de l'homme-social qui la forme en tant qu'individu-partie. Tout en gardant la perspective naturaliste et mécaniste des philosophes anciens, avec les ajustements apportés par Descartes, Newton et Fontenelle, Diderot applique sa réflexion autour des principes organiques, empruntés au modèle de la cosmologie contemporaine — ces «lumières établies de l'ordre universel», souvenir stoïcien et newtonien à la fois47 — qui fondent historiquement les ensembles politiques humains, en les constituant actuellement en société. Ces principes biologiques ou organiques, suivant les lois de fonction du mécanisme (lois de rapport), sont d'origine intersubjective. L'idée de rapport formant la structure des parties de la machine (κ〉σµοω), prises par elles-mêmes, est implicitement relevée dans le discours politique de Diderot qui interroge Shaftesbury. Ce dernier dit: Nous nous garderons donc de prononcer qu'un être est absolument mauvais, à moins que nous ne soyons en état de démontrer qu'il n'est bon dans aucun système.
Diderot élargit ce discours: Que deviennent donc les manichéens avec la nécessité prétendue de leurs principes? Où aboutissent les reproches que les athées font à la nature ? On dirait à les entendre dogmatiser, qu'ils sont initiés dans tous ses desseins, qu'ils ont une connaissance parfaite de ses ouvrages, et qu'ils seraient en état de se mettre au gouvernail et de manœuvrer à sa place. Et ils ne veulent pas s'apercevoir qu'ils sont, par rapport à l'univers, dans un cas plus désavantageux qu'un de ces Mexicains qui ne connaissant ni la navigation, ni la nature de la mer, ni les propriétés des vents et des eaux, s'éveillerait au milieu d'un vaisseau, arrêté en plein océan par un calme profond; Que penserait-il en considérant cette pesante machine, suspendue sur un élément sans consistance? Et que penserait-on de lui s'il venait à traiter de poids incommodes et superflus les ancres, les voiles, les mâts, les échelles, les vergues et tout cet attirail de cordages dont il ignorerait l'utilité ? En attendant qu'il fût mieux instruit (dût-il ne l'être jamais parfaitement), ne lui siérait-il pas mieux de juger, sur les proportions qu'il remarque dans le petit
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Cheyne (p. 181) avaient déjà employé, d'après Newton, avec des nuances diverses, la métaphore de la montre. Cf. B. L. B. de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, éd. A. Calame, Paris, 1991, «Premier soir», p. 17-20. Cf. I. Newton, Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, the third edition with variant readings. Assembled and edited by A. Koyre and I. B. Cohen with the assistance of A. Whitman, Harvard University Press, 1987, vol. 2, p. 759-60.
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nombre de parties qui sont à sa portée, plus avantageusement de l'ouvrier et du 48 tout? (Ibidem, p. 315) .
La critique des dogmatismes concernant le système social, le vaisseau qui est ici encore identifié à l'homme, dans l'univers (κ〉σµοω), cherche à faire voir la perfection symbolique, la nécessité véritable de ses principes moraux, selon le modèle de représentation de l'objet fonctionnel. L'œuvre de la machine décomposée en plusieurs fonctions liées entre elles (voiles, mâts, échelles, vergues, etc.), son type de travail (i. e, la forme du rapport actif entre ses parties: proportions «de l'ouvrier et du tout») non pas simplement son image ou sa figure, deviendront l'objet d'une analyse qui veut en saisir: 1°/ les conditions d'usage; 2°/ les limites opérationnelles. L'étude de ces deux principes-éléments, qui sont des conditions et des limites de l’agir individuel, met en forme le noyau de ce que j'appelle la première critique politique diderotienne des dogmatismes théologiques en morale. Critique machiniste.
1.3.3. Intérêt et amour propre, le devenir moral de la société Prenons la notion d'intérêt, suivant laquelle les mobiles humains sont envisagés. Elle devient une forme particulière de l'attribut d'utilité qu'on donne d'ordinaire à toute machine: est-elle adaptée à ses buts productifs, est-elle, donc, utile? Diderot se pose la question, encore à propos de la machine humaine: est-elle bien intéressée à son but principal, le bonheur de soi et du genre? Toute considération moralisante de l'action est éliminée, à la lumière de ce fonctionnalisme éthique. Diderot affirme: Tous les livres de morale sont pleins de déclamations vagues contre l'intérêt. On s'épuise en détails, en divisions et en subdivisions pour en venir à cette conclusion énigmatique, que quel que soit le désintéressement spécieux, quelle que soit la générosité apparente dont nous nous parions; au fond l'intérêt et l'amourpropre sont les seuls principes de nos actions. Si au lieu de courir après l'esprit et d'arranger des phrases, ces auteurs, partant de définitions exactes, avaient commencé par nous apprendre ce que c'est intérêt; ce qu'ils entendent par amourpropre; leurs ouvrages avec cette clef pourraient servir à quelque chose. Car nous sommes tous d'accord que la créature peut s'aimer, peut tendre à ses intérêts, et poursuivre son bonheur temporel, sans cesser d'être vertueuse. La question n'est donc pas de savoir si nous avons agi par amour-propre ou par intérêt; mais de déterminer quand ces deux sentiments concouraient au but que tout homme se propose, c'est-à-dire à son bonheur. Le dernier effort de la prudence humaine, c'est 48
Sur le dogmatisme des manichéens: P. Bayle, Dictionnaire historique et critique (1697), Genève (Reprints), 1969, tome X, p. 191-202.
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de s'aimer, c'est d'entendre ses intérêts, c'est de connaître son bonheur comme il faut (Ibidem, p. 316-17, mes italiques).
La question du droit, quid juris? («Déterminer quand ces deux sentiments», intérêt et amour propre, à savoir ces deux faits moraux, «concouraient au but que tout homme se propose») consiste à définir les conditions suivant lesquelles l'intérêt et l'amour-propre deviennent des caractères finaux, des raisons positives de l'action. Shaftesbury, par contre, avait posé la question déjà en termes de fait, quid facti ? Ainsi toute inclination qui portera la créature à son bien particulier, pour être vicieuse, doit être nuisible à l'intérêt public. C'est ce défaut qui caractérise l'homme intéressé, défaut contre lequel on se récrie si haut (Ibidem, p. 316, mes italiques).
La note de Diderot, on le voit bien, est la véritable correction critique (au sens kantien) d'une assertion dogmatique. Pas de commentaire, à la rigueur pas d'explication. Le philosophe anglais est lui-même la cible de ces remarques critiques, adressées aux moralistes tels que La Rochefoucauld et La Bruyère, dans le Discours préliminaire49. Il y a, chez le traducteur, un passage imperceptible, une sorte de dérapage fécond du point de vue logique, de la perspective naturaliste qui envisage le tout universel (le «Grand Tout») vers la dimension politico-morale, le «petit tout» pour ainsi dire, de la société humaine contingente. Remarquons d'abord les écarts historico-conceptuels intervenus, dans la conception machiniste de la morale chez Diderot, par rapport aux sources : Descartes = animal-montre; Newton et Fontenelle = univers-montre; Diderot (et avant lui Hobbes) = société-organisme-montre. Le même ordre de problèmes (critique du mécanisme) s'étend, ensuite, aux analyses concernant la place de l'homme dans le tout social. Il faut, à ce moment, poser la question négative: pourquoi les sentiments mystico-religieux ne sont-ils ni utiles, ni bons aux fins du grand tout (nature)? (Diderot l'appelle encore ainsi). Ils ne le sont pas, parce qu'ils empêchent le bon fonctionnement de la machine ou, pour être plus précis, ils dépassent les limites imposées à ses parties par le travail et le fonctionnement de la machine elle-même. La machine, il faut encore le souligner, est — voici le dérapage — un ensemble social, un petit tout organique. Son but est de favoriser la cohésion de ses membres, ainsi que la concordance mutuelle des parties au bien général. Les sentiments mystiques vont donc en direction contraire, 49
Cf. Discours cit., p. 317, Appendice, note 60: c'est le texte de Shaftesbury (Sensus e Communis. An Essay on the Freedom of Wit and Humour, III partie; Char. I, 10-121), auquel Diderot se réfère.
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en prêchant les vertus de l'isolement et le «mépris de ce monde». Un autre but fonctionnel de la machine (nature) est celui de propager et d'élever les espèces naturelles: la religion impose à ses prêtres, par rapport au toutsociété, le devoir contre nature de la chasteté etc.50. Les arguments critiques — déjà connus — portent à nouveau l'implicite prise en charge dans le jugement du motif des limites que le tout, sans attributs, impose à l'action de chaque individu. L'acte individuel se dirige vers la réalisation des fins universelles de la totalité naturelle-sociale, en bien comme en mal. Les catégories de valeur, par contre — le bien et le mal — ne sont utilisables que dans le contexte de la société, dans le jugement des hommes (le «vaisseau» qui juge ses parties), car du point de vue du grand tout (la nature «Grande Dame»), observe Diderot en stoïcien, il ne peut y avoir ni bien ni mal51. Le traducteur partage avec Shaftesbury l'opinion que dans l'univers physico-moral il n'existe pas un mal en soi, ou mal absolu. Il n’est pas de péché originel qui pèse sur l'homme, comme une hypothèque métaphysique sur sa conduite. Les catégories de valeur et la valeur même des rapports de pouvoir implicite dans les pratiques intersubjectives sont créées ou anéanties par la société humaine, tout au long du parcours historique de sa formation. La critique de Diderot ne vise pas que la croyance religieuse mais aussi, en premier lieu, Hobbes, point de repère critique mais pas nommé. L'homo homini lupus, jugement qui se réfère à un état pré-social de l'individu, jamais connu d’ailleurs dans l’expérience, ne se renverse en homo homini deus qu’à travers le pacte de la société autoritaire, par la remise des pouvoirs individuels au monarque. Cette analyse cependant fait économie de l'évolution naturelle-sociale de l'homme, comme étant le phénomène co-originaire de toute existence humaine en général.
1.3.4. La communauté socio-biologique et la méthode de la synthèse: contra Hobbes De nouveau l'homme n'est homme que dans une société de libres individus qui est devenue telle dans certaines conditions historiques. La notion de contrat, qui implique la simple transposition ou le passage des pouvoirs de l'une à l'autre des composantes-parties, rendrait impossible de trouver, concrètement, l'élément de formation qui fait fonctionner les établissements politiques. La communauté des hommes: voilà la condition 50 51
Cf. Ibidem, les notes des p. 317, 328-29 et surtout la note des p. 343-44. Cf. G. Stenger, Nature et liberté chez Diderot, après l'Encyclopédie, Paris 1994, p. 134 sq.
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préalable de toute définition de pouvoir52. C’est Hobbes, précisément, qui avait été l'un des premiers à utiliser, à l'époque moderne, la représentation machiniste pour la définition du corps social53. Dans De Cive il s'exprime de la façon suivante au sujet de sa méthode d'enquête: Il me falloit commencer par la matière des sociétés civiles, puis traiter de leur forme et de la façon qu'elles se sont engendrées, et venir ensuite à la première origine de la justice. Il me semble en effet qu'on ne sauroit mieux connoître une chose, qu'en bien considérant celles qui la composent. Car, de même qu'en une horloge, ou en quelqu' autre machine automate, dont les ressorts sont un peu difficiles à discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie, ni quel est l'office de chaque roue si on ne la démonte, et si l'on ne considère à part la matière, la figure et le mouvement de chaque pièce. Ainsi en la recherche du droit de l'état, et du devoir des sujets, bien qu'il ne faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant considérer comme si elle était dissoute, c'est-à-dire, il faut bien entendre quel est le naturel des hommes, qu'est-ce qui les rend propres ou incapables de former des cités, et comment c'est que doivent être disposés ceux qui 54 veulent s'assembler en un corps de république .
La méthode de Hobbes est analogue à celle de Diderot, mais procède en direction inverse, du conditionné à la condition, à savoir: de la forme des parties au fonctionnement du tout. Pour Hobbes il faut d'abord une société dissoute, écartelée dans ses parties et ses membres pour qu'on puisse comprendre son statut politique en entier. La démarche de Diderot, au contraire, part de la condition pour remonter au conditionné, à savoir: de la forme du tout, de sa constitution complexe, de son fonctionnement global, on arrive à représenter la structure et la place de chaque partie55. L'Encyclopédie est le lieu où Diderot met à jour ce concept, d'un point de vue technique, à l'article ART («Différence singulière entre les machines»): L'effet d'une horloge est de diviser le temps en parties égales, à l'aide d'une aiguille qui se meut uniformément et très lentement sur un plan ponctué. Si donc je montre une horloge à quelqu'un à qui cette machine était inconnue, je 52
Cf. Enc., I, p. 898a, article AUTORITE POLITIQUE, l'incipit célèbre: «Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel et chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison» (mes italiques). Cf. infra, 6.1: chez le dernier Diderot ce «ciel» correspondra à l'évolution biologique de l'espèce; infra, 8.3. 53 Cf. aussi Ch. S. de Montesquieu, De l’esprit des lois (1748), 2 vol., éd .V. Goldschmidt, Paris, 1979, l'«Avertissement au lecteur» dans l'éd. 1757, au sujet des formes de gouvernement, p. 111. 54 Th. Hobbes, De Cive, ou les Fondements de la politique (1642), éd. fr. S. Sorbière, Paris, 1981, p. 63-64. 55 Cf. la représentation mécaniste de J.-J. Rousseau, Du Contrat social, ou Principes du droit politique (1762), éd. H. Guillemin, Paris, 1963, p. 101-102.
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l'instruirai d'abord de son effet, et je viendrai ensuite au méchanisme (Enc., I, p. 715b).
Le but de la machine sociale, comme celle d'une montre, est de produire son effet politique, c’est-à-dire qu'elle fait fonctionner ses parties au gré du mécanisme entier, la société créant justement des hommes56. Hors de cette société politique, l'homme n'est plus tel. La méthode descriptive de Hobbes est analytique, celle de Diderot synthétique. En plus, le principe de départ est opposé. Hobbes énonce ses prémisses comme des vérités d'expérience : Suivant donc cette méthode, je mets d'abord pour un premier principe que l'expérience fait connoître à chacun, et que personne ne nie, que les esprits des hommes sont de cette nature, que s'ils ne sont retenus par la crainte de quelque commune puissance, ils se craindront les uns les autres, ils vivront entr'eux en une continuelle défiance, et comme chacun aura le droit d'employer ses propres forces 57 en la poursuite de ses intérêts, il en aura aussi nécessairement la volonté .
A partir de ses réflexions sur Hobbes, la critique diderotienne des sentiments religieux, souterraine ou explicite, portera sur le thème de l'inhumanité, du point de vue politico-naturel et des conséquences du fanatisme dans la société58. L'homme isolé, l'anachorète qui abandonne le monde est tel grâce à ce monde qu'il quitte pour l'au-delà. Son action est le fruit de la crainte et de la «continuelle défiance» envers les autres, que Hobbes considère comme la caractéristique de l'état pré-social. Mais cette crainte naît, observe Diderot, parce qu'une société politique humaine est organisée et existe actuellement en tant que communauté d'intérêts, définie par des traits historiques particuliers59. L'anachorète n'est proprement rien sans elle, comme les individus pré-sociaux de Hobbes ne sont rien du point de vue de l'humanité60. Les articles AUTORITE POLITIQUE et 56
Cf. Rousseau, op. cit., p. 121. Hobbes, op. cit., p. 64. Il est douteux que Diderot ait déjà lu Hobbes à cette époque; cf. F. Venturi, La jeunesse de Diderot, Paris, 1939, p. 350. 58 Cf. Walthers, op. cit., p. 35. 59 Cf. art. HOBBISME, dans DPV, VII, p. 392: «Les lois de la société sont donc la seule mesure commune du bien et du mal, des vices et des vertus. On n'est vraiment bon ou méchant que dans sa ville». Cf. des positions analogues chez I. Kant, Sur le lieu commun: il se peut que ce soit juste en théorie, mais, en pratique, ne vaut point (1793), dans Œuvres Complètes cit., chap. II, p. 269: «Du rapport de la théorie à la pratique dans le droit politique (contre Hobbes)»; infra, 8.2-3. 60 Cf. DPV, I, p. 290, la lettre «à mon frère», Introduction de l'Essai: «mais rappelez-vous l'histoire de nos troubles civils, et vous verrez la moitié de la nation, se baigner par pitié dans le sang de l'autre moitié, et violer, pour soutenir la cause de Dieu, les premiers sentiments de l'humanité; comme s'il fallait cesser d'être homme pour se montrer religieux !». 57
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DROIT NATUREL donneront suite à ces réflexions (Enc., VIII, p. 232a sq.; infra, 8.1-3). Il suffira de noter ici la charge politique de la première critique diderotienne de la religion, qui est le motif principal de l'adhésion au déisme de Shaftesbury, puis de Tindal et de Toland. Mais la prise de parti de Diderot révèle aussitôt son accent particulier, qui démarque les formes de sa critique par rapport aux devanciers, en la reliant à l'acte du jugement sur la vie des mœurs et à une esthétisation du sens et du regard qui s'arrête sur les phénomènes ponctuels et individuels de la vie politique61.
1.4. LES IDEES ACTIVES DE L'ENTENDEMENT: UNE ESTHETIQUE DE LA POLITIQUE
1.4.1. Les yeux de l'entendement et l'acte intellectuel de description L’affirmation de Shaftesbury deviendra célèbre: «All beauty is thruth». Tout en demeurant la réflexion d’un moraliste, par rapport à ses contenus politiques la pensée de Shaftesbury prend la forme de discours normatif à partir d'un regard esthétique, spectaculaire, que l'entendement jette sur ses objets. Diderot ne manquera pas de le noter. Chez le moraliste le passage théorie-pratique se réalise par analogie, du visible à l'intelligible: Les sujets intellectuels et moraux agissent sur l'esprit à peu près de la même manière que les êtres organisés sur les sens. Les figures, les proportions, les mouvements et les couleurs de ceux-ci ne sont pas plutôt exposés à nos yeux, qu'il résulte de l'arrangement et de l'économie de leur parties, une beauté qui nous recrée, ou une difformité qui nous choque. Telle est aussi sur les esprits l'effet de la conduite et des actions humaines. La régularité et le désordre dans ces objets les affectent diversement, et le jugement qu'ils en portent n'est pas moins nécessité que celui des sens. L'entendement a ses yeux: les esprits entre eux se prêtent l'oreille; ils aperçoivent des proportions; ils sont sensibles à des accords; ils mesurent, pour ainsi dire, les sentiments et les pensées. En un mot, ils ont leur critique à qui rien n'échappe (DPV, I, p. 321, mes italiques).
Diderot accepte cette démarche mais renverse, en même temps, les termes du problème. Les idées de Beau, Grand, Bon etc., en tant que formes produites par un acte de l'entendement, ne se réfèrent pas à des qualités présentes «dans les choses», comme le veut Shaftesbury, mais 61
Cf. Enc., IV, 773b sq., article DEISTES. Le tournant du déisme au scepticisme s'accomplit déjà dans les Pensées philosophiques; infra, 2.1, note 4.
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reposent dans notre esprit, voire plus précisément dans son acte de description des choses elles-mêmes. Ce sont des fonctions idéelles qui fondent le sens d'une représentation foncièrement esthétique du monde moral. Toutefois, entre le sensible-visible et l’intelligible, on entrevoit déjà une coupure sceptique. Le premier monde, le sensible, n'est plus réductible à l'autre par une simple analogie. Le spectateur d'un ouvrage de la nature comme de l'«art» — notion douée d'une vaste envergure sémantique chez Diderot — reproduit des formes qu'il tire de soi-même, par son travail d'abstraction des caractères essentiels de la représentation, éléments susceptibles d'être décrits, par d'autres aussi au moyen du langage. Ils sont des moteurs idéels d'une seconde et nouvelle représentation, celle du critique (infra, 5.1-6 et 7.4). Le commentaire de Shaftesbury montre, sous tous ses aspects, le noyau de la future théorie du beau comme perception de rapports. Il faut souligner que cette théorie s'annonce sous forme d'une doctrine des idées actives de l'entendement, idées d'ordre, liaison, proportion, harmonie, qui se forment en vertu de l'expérience de l'histoire naturelle de l'homme en tant qu'espèce, mais qui fonctionnent, comme source d'intuitions, grâce à un acte intellectuel comme leur point d'arrivée (en réalité un prius logique). La beauté dépend d’une loi de l'esprit dont le résultat, dans l'art, peut n'avoir aucune relation de simple analogie (qui implique la notion d’imitation) avec les types réels des choses qu'on trouve devant soi, qu'on voit en nature. L'art se trouve déjà perçu comme transformation fonctionnelle de la matière donnée, fille de l'industrie humaine et nature seconde élaborée par l'homme à la fois constructeur et spectateur. Ainsi le Diderot encyclopédiste se découvre au travers de l'Essai, par un idéalisme objecto/subjectif qui n'est pas conscient de soi, ne s'appelant pas par ce nom, mais qui fait de ces idées actives la véritable matière première de la pratique du sujet jugeant, à la fois spectateur et acteur de la nature représentée. C'est une pratique esthétique (acte de reproduction de formes) et politique (acte de transformation et de communication du donné) de l'expérience qui se présente ici dans l’état de sa première formation . Les matériaux idéels que la critique façonne — ici l'entrecroisement de motifs idéalistes et matérialistes — ne sont ni innés ni entièrement acquis car ce sont des actes formels de l'entendement jugeant, rattachés de manière naturelle pure (biologiquement) à l'expérience et à la sensibilité. Celle-ci est la matière seconde avec laquelle l'esprit du peintre, par exemple, construit ses rapports d'ordre, proportion, harmonie etc. purement imaginaires, non réels. Réels, ce sont précisément les rapports qu'un lecteur potentiel établit sur sa toile d'idées. La position pragmatique de cet idéalisme engendre une première conséquence importante: il est possible de transformer n'importe quoi en objet de représentation artistique
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et aussi bien, par conséquence, d'en faire l'objet d'une construction politique et/ou morale nouvelles. Le pinceau du peintre produit toutes sortes de figures inexistantes, mais non moins réelles pour l'esprit: «la sirène, l'hippogriffe, le faune, etc. » et pour la morale cela entraîne l'engagement dans la vie active du temps historique, dans les questions des lois et du droit, même non existants mais néanmoins réels en puissance, car publiquement reconnus par un esprit jugeant rationnel. La page du Commentaire prend ainsi une valeur tout à fait remarquable. C'est un tournant dans le développement de la philosophie de Diderot, au sens d'un matérialisme de la praxis. Shaftesbury se penche sur une question de morale et d'esthétique à la fois, avec l'affirmation de l'idéalité objective des êtres moraux et des objets corporels: Les sens (...) distinguent dans les caractères douceur et dureté; ils y démêlent l'agréable et le dégoûtant, le dissonant et l'harmonieux; en un mot, ils y discernent et laideur et beauté; laideur qui va jusqu'à exciter leur mépris et leur aversion; beauté qui les transporte quelquefois d'admiration et les tient en extase. Devant tout homme qui pèse mûrement les choses, ce serait une affectation puérile que de nier qu'il y ait dans les êtres moraux, ainsi que dans les objets corporels, un vrai beau, un beau essentiel, un sublime réel* (Ibidem).
Diderot semble vouloir expliciter le sens de cette réflexion, mais il arrive jusqu'à en intervertir la ligne directrice. Son attention est attirée par l'expression «dans les objets corporels», que Shaftesbury emploie à propos des attributs des êtres dans le poème de Lucrèce. Avec une ironie socratique, le philosophe s'interroge sur la question de l'idéalisme ontologique platonicien, par opposition à la philosophie matérialiste et à la poésie de Lucrèce. Sa stratégie de lecture vise à montrer la supériorité de celle-ci sur la première, pour mettre en valeur ensuite ces connotations matérialistes implicites qui expliqueraient cette beauté et qui découlent de l'analyse technique de ses effets sur le spectateur: *S'il n'y a ni beau, ni grand, ni sublime dans les choses, que deviennent l'amour, la gloire, l'ambition, la valeur ? A quoi bon admirer un poème ou un tableau, un palais ou un jardin, une belle taille ou un beau visage ? Dans ce système flegmatique l'héroïsme est une extravagance (...). Mais cette philosophie meurtrière [le matérialisme] se dément à chaque moment; et ce poète qui a employé tous les charmes de son art pour décrier ceux de la nature, s'abandonne plus que personne aux transports, aux ravissements et à l'enthousiasme; et à en juger par la vivacité de ses descriptions, qui que ce soit ne fut plus sensible que lui aux beautés de l'univers. On pourrait dire que sa poésie fait plus de tort à l'hypothèse des atomes que tous ses raisonnements ne lui donnnent de vraisemblance. Écoutons-le chanter un moment: Alma Venus, cœli subter labentia signa / Quæ mare navigerum, quæ terras frugiferentes / Concelebras (...).
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Je conviens que ces vers sont d'une grande beauté, dira-t-on. Il y a donc quelque chose de beau? Sans doute, mais ce n'est pas dans la chose décrite, c'est dans la description : il n'est point de monstre odieux qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux; quelque difforme que soit un être (si toutefois il y a difformité réelle), il plaira, pourvu qu'il soit bien représenté. Mais cette représentation qui me ravit, ne suppose aucune beauté dans la chose; ce que j'admire, c'est la conformité de l'objet et de la peinture . La peinture est belle, mais l'objet n'est ni beau ni laid (Ibidem, p. 322-23, mes italiques).
Diderot poursuit son analyse du caractère idéel de la beauté dans l'art de Lucrèce, en formulant à pleines lettres sa théorie des rapports, de manière même plus riche, d'un point de vue théorique, que dans l'article BEAU, anticipant des thèses qui se présenteront toutes formées dans la Lettre sur les sourds et muets (1751; infra, 4.2.). Il rejette d'abord l'objection d'inconséquence qu'il y aurait entre la philosophie matérialiste et la poésie qui chante l'idéalité des êtres. La poésie exhibe leur beauté dans le langage verbal, chez Lucrèce, et Diderot le montre à travers le rapprochement (comme dans la Lettre) avec un autre langage, celui de la peinture; puis il conclut, en s'opposant au reproche d'inconséquence: Pour satisfaire à cette objection, je demanderai ce qu'on entend par un monstre. Si l'on désigne par ce terme un composé de parties rassemblées au hasard, sans liaison, sans ordre, sans harmonie, sans proportion, j'ose assurer que la représentation de cet être ne sera pas moins choquante que l'être lui-même. (...) Qu'entendez-vous donc par un monstre ? Un être qui ressemble à quelque chose, tel que la sirène, l'hippogriffe, le faune, le sphinx, la chimère, et les dragons ailés. Mais n'apercevez-vous pas que ces enfants de l'imagination des peintres et des poètes n'ont rien d'absurde dans leur conformation; que, quoiqu'ils n'existent pas dans la nature, ils n'ont rien de contradictoire aux idées de liaison, d'harmonie, d'ordre et de proportion? Il y a plus, n'est-il pas constant qu'aussitôt que ces figures pécheront contre ces idées, elles cesseront d'être belles? Cependant puisque ces êtres n'existent point dans la nature, qui est-ce qui a déterminé la longueur de la queue de sirène, l'étendue des ailes du dragon, la position des yeux du sphinx et la grosseur de la cuisse velue et du pied fourchu des sylvains ? Car ces choses ne sont pas arbitraires (Ibidem, p. 323-24, mes italiques).
Le problème de la représentation dans l'art, donc, signifie davantage que la dynamique d'une analogie entre chose et idée; il a des relations avec une énigme plus profonde que le problème de l'imitation juste de la «belle nature». C'est pourtant un sujet de débat que Diderot ailleurs tient pour central. Son problème, dans l’Essai, est de nature philosophique et connaît d'illustres antécédents.
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1.4.2. Descartes dans l'Essai: l'idéalité concrète des formes dans l'art Dans la longue remarque citée plus haut, Diderot rediscute une question ancienne soulevée par Descartes qui avait reconnu ce caractère d'idéalité concrète propre des produits de l'art, même dans les compositions fantastiques des peintres62. Descartes remarquait que la vérité et l'universalité qui se rattachent au jugement esthétique que nous formulons sur des choses, lorsqu'elles sont objets de représentation dans l'art, dépend du caractère actif et pragmatique — «factice», dit Descartes — des idées et des formes intellectuelles, non arbitraires, qui construisent ces objets dans l'imagination du spectateur. Celui-ci est un sujet pour lequel, selon Diderot, «les devoirs à remplir déterminent l'organisation» des choses vues ou visibles. Le traducteur poursuit son commentaire, en expliquant ainsi son propos : On peut répondre que pour appeler beaux ces êtres possibles, nous avons désiré, sans fondement, que la peinture observât en eux les mêmes rapports que ceux que nous avons trouvés établis dans les êtres existants, et que c'est encore ici la ressemblance qui produit notre admiration. La question se réduit donc enfin à savoir si c'est raison ou caprice qui nous a fait exiger l'observation de la loi des êtres réels dans la peinture des êtres imaginaires : question décidée si l'on remarque que dans un tableau, le sphynx, l'hippogriffe et le sylvain sont en action ou sont superflus; s'ils agissent, les voilà placés sur la toile, de même que l'homme, la femme, le cheval, et les autres animaux sont placés dans l'univers: or dans l'univers les devoirs à remplir déterminent l'organisation; l'organisation est plus ou moins parfaite selon le plus ou le moins de facilité que l'automate en reçoit pour vaquer à ses fonctions. Car qu'est-ce qu'un bel homme, si ce n'est celui dont les membres bien proportionnés conspirent de la façon la plus avantageuse à l'accomplissement des fonctions animales? Mais cet avantage de conformation n'est point imaginaire: les formes qui le produisent ne sont pas arbitraires, ni par conséquent la beauté qui est une suite de ces formes. Tout cela est évident pour quiconque connaît un peu les proportions géométriques que doivent observer les parties du corps entre elles pour constituer l'économie animale (Ibidem, p. 322-24, mes italiques).
Dans le sillage de Descartes, Diderot ne se borne pas à jeter les bases d'une esthétique non-imitative de la nature, prélude d'une sensibilité pré-romantique ou d'une forme de représentation expressive encore à venir, visant à l'établissement d'un nouveau système des beaux arts63. Cette 62
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Cf. R. Descartes, Méditations métaphysiques I, II et VI (1647), dans Œuvres de Descartes, éd. Adam- Tannery, vol. V, Paris, 1973, p. 15. Cf. D. Mornet, Le romantisme en France au XVIII e siècle, Paris, 1912, chap. III, p. 67 sq. et p. 84: «Les ‘grands ébranlements de l'âme’»; et J. Fabre, Lumières et Romantisme,
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opinion relève encore, à peu de choses près, des besoins interprétatifs de la légende diderotienne64. Le texte nous indique une trace différente, riche d'implications hors du domaine de l'esthétique. En voici les quatre centres de force: 1°/ le passage du plan de l'idée objective à l'idée subjecto-active, concrète (la description); 2°/ le dépassement de l'opposition abstraite sujetobjet, dans l'acte de la production représentative: «la conformité de l'objet et de la peinture»; 3°/ le dépassement de l'opposition, encore abstraite, de l'auteur et du spectateur d'un ouvrage d'art, pris maintenant dans le même ordre du jugement critique. L'intervention de ce jugement critique distingue et articule à la fois, dans l'acte intellectuel, «les idées d'harmonie, de symétrie, de proportion», comme les seules choses réelles de la peinture et de l'art en général. Les êtres imaginaires, comme les êtres moraux, sont beaux ou laids «suivant qu'ils agissent» de telle ou telle manière dans la toile; autrement dit: selon leurs formes d'action en nous, spectateurs, qui les jugeons. 4°/ Conclusion d'ordre pragmatique et politique, on revient à la question de Shaftesbury: «dans l'univers les devoirs à remplir déterminent l'organisation; l'organisation est plus ou moins parfaite selon le plus ou le moins de facilité que l'automate en reçoit pour vaquer à ses fonctions». Cette idée, que la fonction détermine l'organe et que la finalisation pratique de la représentation est une tâche propre du sujet constructeur, sera reprise, vingt ans plus tard, dans le Salon de 1767 (DPV, XIV, p. 65 sq.; infra, 7.4) et, sur le terrain des sciences biologiques, dans les Éléments de physiologie (1774-80; infra, 6.1-3).
1.4.3. Art, politique et jugement: un triangle problématique C'est là, dans cette énonciation qui conjugue le machinisme de la nature et l'organicisme du jugement, que le cœur de l'esthétique et de la politique du jeune Diderot s'exprime pour la première fois dans son originalité. Et l'on entend l'écho de cette conception organico-mécaniste de la nature-expérience dans l'un des ajouts les plus longs au texte de Shaftesbury, qui ne se trouve pas dans l'original: Or la distinction d'injustice et d'équité nous est originelle: apercevoir dans les êtres intellectuels et moraux, laideur et beauté, c'est une opération aussi naturelle et peut-être antérieure dans notre esprit à l'opération semblable sur les êtres organisés (Ibidem, p. 335, mes italiques).
Paris, 1980, p. 72, par ailleurs l'auteur donne une analyse efficace de «l'extravagance diderotienne», p. 83. Pour une critique de ces positions cf. M. Modica, L'estetica di Diderot cit., p. 132. 64 Cf. G. Daniel, Le style de Diderot: légende et structure, Genève,1986, p. 21 sq.
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Diderot gardera cette doctrine esthético-politique presque sans variantes significatives jusqu'aux ouvrages de la maturité. Tout ce qui est du domaine de l'art, n'importe quelle figure de cette imagination productive de l’homme, peut devenir objet d'une représentation, esthétique ou politique, suivant les formes possibles de jugement qui tombent en accord avec les lois de l'«économie animale» — les «devoirs à remplir», lois, en dernière instance, de l'esprit — et avec son organisation subjective. Voulant trouver pour cette philosophie une définition provisoire et conventionnelle, je l'appellerai un pragmatisme transcendantal naturel des fonctions. La beauté générale d'un tout (tableau, société, homme etc., objets non d'un simple regard mais d'une action réciproque du sujet et de l'objet de la représentation), relève d'un plein accomplissement des fonctions organiques des membres qui les forment et de son développement dans le temps de la critique, en les mettant justement en action en nous, sujets qui les jugeons (politique). Le lien étroit entre l'esthétique et la politique chez le Diderot mécanicien a cette origine critique idéale. La machine est construite pour agir et pour produire. Le concept-clé sur la base duquel s'articule ce commentaire, jusqu'au renversement du discours de Shaftesbury, est celui de fonction, et le jargon machiniste de Diderot y est explicite. Les «avantages de conformation de l'automate» ne sont jamais arbitraires; ils relèvent d'un projet, d'une intention et d'une finalité de l'économie animale, de telle ou telle machine, mais que l'homme seul y peut introduire. Dans le cas du tableau, il s'agit de l'économie de l'acte critique de lecture. Et dans le cas de l'homme vertueux, qu'arrive-t-il ? La morale devient question de projet et fonction de la finalité pratique que nous plaçons «dans les choses», à savoir de l'intention politique que les hommes placent dans la machine sociale. L'art de construire un objet «beau» universellement, la politique qui met le(s) sujet(s) en condition de le reconnaître comme tel et la faculté humaine de juger qui opère cette synthèse du particulier et de l'universel forment un triangle problématique que Diderot dessine, en le superposant à la trame originale de l'Essai. Le reste du commentaire de la seconde partie de l'Essai envisage alors les questions d'organisation sociale et les finalités que prennent les institutions en matière de droit: formes d'action et de réaction des parties mécaniques, certaines parties, sur le tout, machine sociale, et vice versa. On revient, un peu plus loin, sur la question politique de la formation des lieux communs dans l'opinion publique. L'interrogation sur les idées actives du beau et du bon se traduit, chez Diderot, par une interrogation sur la matière de la justice. Le chemin est court. Shaftesbury écrit : L'erreur de fait ne touchant point aux affections, ne produit point le vice; mais l'erreur de droit influe dans toute créature raisonnable et conséquente, sur ses
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affections naturelles, et ne peut manquer de la rendre vicieuse. Mais il y a beaucoup d'occasions où les matières de droit sont d'une discussion trop épineuse, même pour les personnes les plus éclairées*.
Diderot commente: *Les erreurs particulières engendrent les erreurs populaires, et alternativement: on aime à persuader aux autres ce que l'on croit, et l'on résiste difficilement à ce dont on voit les autres persuadés. Il est presque impossible de rejeter les opinions qui nous viennent de loin et comme de main en main; le moyen de donner un démenti à tant d'honnêtes gens qui nous ont précedés! Les temps écartent d'ailleurs une infinité de circonstances qui nous enhardiraient. "Ceux qui se sont abreuvés successivement de ces étrangetés, dit Montaigne, ont senti par les oppositions qu'on leur a faites, où logeait la difficulté de la persuasion, et ils ont calfeutré ces endroits de pièces nouvelles; ils n'ont point craint d'ajouter de leur invention autant qu'ils le croyaient nécessaire pour suppléer à la résistance et au défaut qu'ils pensaient être en la conception d'autrui". Histoire fidèle et naïve de l'origine et du progès des erreurs populaires (Ibidem, p. 328).
Sur le mot de Montaigne, pour l'instant, Diderot laisse amortir l'élan de sa première critique des mœurs. La route qu'il va suivre, celle d'une recherche des principes à la fois transcendantaux-naturels (qui conditionnent l’expérience particulière au sens biologique) et pragmatiques de l'activité humaine, productrice de sens et de valeurs en général, qu'il appelle «art», est bien frayée. Activité critique, avant tout, qui cherche à saisir les limites et les conditions de possibilité de la connaissance, pas dans la simple théorie mais dans l'acte du jugement et à travers sa propre action de sujet, en fonction de ses résultats. Le télos de cette critique est la transformation matérielle, c'est-à-dire politique, artistique, industrielle du κ〉σµοω et de l'homme. 1.4.4. L'esthétique rationnelle de la cosmologie. Une philosophie révolutionnaire Le cas du κοσµοω, l'univers grand-tout en ce qui concerne son origine, son projet externe, à l'égard de la question politique interne, devient une affaire plus simple. Question de façade. Le fait que ce projet implique, comme on l'a vu, l'idée d'une action et d'un auteur et que dans l'univers tout soit l'ouvrage d'un art d'organisation, signale alors la présence de dieu comme une conséquence, elle aussi mécanique, qui découle du simple contexte du problème déiste. Il n'y aura qu'un seul argument possible pour admettre l'hypothèse d'un dieu et pour y trouver, grâce à cette reconnaissance, un lien avec la conduite «vertueuse» ou le
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mérite de l'homme dans la société. C'est l'argument que Voltaire résume dans l'un de ses derniers écrits: Acceptez à la fin votre brevet d'athée ! - Ah ! vous êtes trop bon: je sens au fond du cœur Tout le prix qu'on doit mettre à cet excès d'honneur. Il est vrai, j'ai raillé Saint-Médard et la bulle; Mais j'ai sur la nature encore quelque scrupule. L'univers m'embarrasse et je ne puis songer 65 Que cette horloge existe et n'ait point d'horloger .
En ce sens, esthétiquement, Diderot adhère au déisme du modèle littéraire de sa jeunesse. La beauté visible de l'Univers, le fait que tout y est uni, doit induire la conséquence que l'homme, en vertu de cette connaissance naturelle, participe déjà à une sorte d’existence cachée du κ〉σµοω, à un ordre universel et mécanique que le machiniste raisonneur dévoile, dans les limites de la seule raison. Il envisage et il est en condition d'envisager la reproduction symbolique de ce κ〉σµοω au niveau de l'ordre social. Mais cet ordre est actif, dynamique; il évolue et en même temps doit avoir un Auteur, maître ingénieur, car il est conçu comme une œuvre de l'art. Ce produit de perfection mécanique dont on admire, en spectateur critique/acteur, les ressorts infinis est conditionné. Le philosophe remplit les fonctions de celui qui met en marche, derrière les coulisses de la raison observante, les roues et les leviers de l'appareil naturel-social qu'il vient de reconstruire. Le monde est spectacle, divisé en Auteur-poète (dieu), Parterre (humanité), Œuvre d'art (univers) et Coulisses (philosophemachiniste). Il ne faut pas s'interroger sur sa cause mais admirer son beau fonctionnement. C'est ici que Diderot élabore l’idée de ce qu'il appellera, plus tard, «l'empire de ma trinité», celle du Neveu de Rameau . Comme dans le frontispice de l'Essai, le mot d'Horace était transformé: Quid verum atque decens, curo et rogo, et omnis in hoc sum, sans la troisième ressource de la beauté visible du spectacle du monde, unie au vrai et au bon, qui tient ensemble le système, il ne pourrait y avoir ni raison, ni bonheur dans la société. Le cri que le Neveu-Diderot lance contre la clique antiphilosophique des Palissot et des Chaumeix s'élève, du fond de ce Commentaire en haut, à l'adresse de son frère Didier, le chanoine. Rameau le fou raille affectueusement le théologien, sur son terrain:
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F.M.A.Voltaire, Les Cabales (1772), dans Œuvres Complètes, éd. Moland, vol. X, Paris, 1878, p. 182. Des arguments analogues se trouvent déjà dans les Éléments de la philosophie de Newton (1738), ibid., vol. XX, p. 405-6.
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Le vrai, le bon, le beau ont leur droits. On les conteste, mais on finit par admirer. Ce qui n'est pas marqué à ce coin, on l'admire un temps; mais on finit par bâiller. Bâillez donc, messieurs; bâillez à votre aise. Ne vous gênez pas. L'empire de la nature, et de ma trinité, contre laquelle les portes de l'enfer ne prévaudront jamais; le vrai qui est le père, et qui engendre le bon qui est le fils; d'où procède le beau qui est le saint esprit, s'établit tout doucement. Le dieu étranger se place humblement sur l'autel à côté de l'idole du pays; peu à peu, il s'y affermit; un beau jour, il pousse du coude son camarade; et patatras, voilà l'idole en bas. C'est comme cela qu'on dit que les jesuites ont planté le christianisme à la Chine et aux Indes. Et ces jansénistes ont beau dire, cette méthode politique qui marche à son but, sans bruit, sans effusion de sang, sans martyr, sans un toupet de cheveux arraché, me semble la meilleure (DPV, XII, p. 163-64, mes italiques).
Hegel cite ce passage du Neveu dans sa Phénoménologie au moment où la «diffusion de la pure intellection» (Die Verbreitung der reinen Einsicht) a envahi le monde de la foi, mais avant que celle-là devienne une opposition directe et consciente (Entgegensetzung) contre l'essence elle-même de la croyance (Glauben). L’intellection de Hegel est précisément cette essence négative-active des Lumières critiques (Aufklärung) dont se réclame Diderot dans l'Essai, devant les êtres moraux de Shaftesbury. L'intellection pure du κ〉σµοω devient, pas à pas, une intention politique transformatrice, une philosophie de la révolution. C’est un tissage silencieux et continu de l'esprit, affirme Hegel, qui se voile à lui-même son opération66. Les ressources d'une telle méthode politique qui affirme en cachette son droit à un dieu de la vie éthique et à son miroir, une société tolérante, Diderot les avait bien connues. Mais ce n'est pas seulement à travers l'enseignement de Shaftesbury et les leçons reçues au collège jésuite de Langres que ce «nouveau serpent» changera sa peau67. Ce sera aussi par le biais du vieil oncle Voltaire, avec ses Éléments de la philosophie de Newton (1738), et de son poète chéri, Alexander Pope, que Diderot conquiert consciemment cette nouvelle vision critique du mécanisme universel68.
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Cf. G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit (1807), 2 vol., éd. fr. J. Hyppolite, Paris, 1941, to. II, p. 98-99. 67 Cf. Wilson, op. cit., p. 14 sq.; P. Casini, Diderot «philosophe», Bari, 1962, p. 13-18. 68 La lecture de l'Essai sur l'homme (1736) d'Alexander Pope est pour Diderot à la fois une école de formation de sa méthode critique et un modèle pour l'emploi de la métaphore dans les sciences. C'est Pope qui apprend à Diderot les secrets du signe analogique, en lui fournissant les instruments d'un nouveau langage de la science de la nature. Je renvois à mon étude: Diderot lecteur d'Alexander Pope, dans RDE, n°16, 1994, p. 7196.
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CHAPITRE II LE DOUBLE SPECTACLE DU MONDE. LA FOI ET LE CONCEPT E gli uomini in universali iudicano più agli occhi che alle mani; perché tocca a vedere a ognuno a sentire a pochi N. Machiavelli Mihi enim, qui nihil agit, esse omnino non videtur Cicéron Rien n'existe qu'avec la connaissance J. Brunet1
2.1.LA FOI ET LE CONCEPT DANS LES PENSEES PHILOSOPHIQUES. TOTALITE MECANIQUE ET DIVISIBLE
2.1.1.
Dialogue, maièusis, réactualisation du texte: les trois modalités de la critique
L'issue des lectures «traductrices» des années 1736-1749 aboutit à la mise en place de certains critères de lecture et d'approche des questions philosophiques que j'ai réunis sous la définition de «méthode critique» diderotienne. Il s'agit, premièrement, d'une pratique politique d'écriture (et de réflexion), comme le philosophe l'a lui-même appelée; elle réfléchit le contenu de ses premiers écrits, à partir de 17462. Dès lors, on aura affaire à: 1
2
Cité dans J. Deprun, «Diderot devant l'idéalisme», dans Revue Internationale de Philosophie, n° 148-149, fasc. 1-2, 1984, p. 69. Je dois plusieurs suggestions à cette analyse; cf. infra, 2.5, note 220. La forme de l'œuvre réfléchit et détermine le fond. C'est un aspect sur lequel certains interprètes ont beaucoup insisté: cf. R. Lewinter, Diderot ou les mots de l'absence essai sur la forme de l'œuvre, Paris, 1976, p. 16 et G. Daniel, op. cit., p. 441. Je tâche ici de rattacher plus intimement ces aspects formels, le «style», aux contextes et aux instances du problème critique qui en constituent la co-genèse.
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1. quelques interlocuteurs déterminés: soit un ouvrage littéraire soit une personne fictive, qui donne corps à un dialogue idéel. Cœur de l'invention dramatique, il y a l'acte de reproduction libre d'un fond conceptuel, des problèmes philosophiques communs à plusieurs sujets qui s'acheminent vers l'échange avec d'autres champs d'écriture et d'intérêts problématiques. La critique sociale de Diderot se forme dans l'espace d'un dialogue polyphonique. 2. La maieusis littéraire, qui tire la vérité de la bouche des interlocuteurs dans l'espace de médiation qui les relie; c'est l'épreuve même de la traduction, son enseignement sceptique. Ce sera encore le cas de l'Apologie de Socrate, traduite de mémoire pendant la période d'emprisonnement à Vincennes, en 1749 (DPV, IV, p. 237 sq.). La maieusis qui interroge et la critique de la vérité «monophonique» préparent, dans le dialogue, le travail de la critique historique. 3. La clé de l'entreprise de traducteur se trouve ici, dans le troisième aspect de la critique diderotienne: la réactualisation du fond d'un ouvrage (d'autrui), qui coïncide avec le moment même de la prise en charge de l'interlocuteur du discours critique, du point de vue d'un «moi», ce que Diderot appellera plus tard «un personnage qui fasse à peu près le rôle du lecteur»3. Sur ce plan, il faut entendre la critique au sens premier, étymologique et technique, d'un jugement premier sur l'œuvre, sur le texte, qui le transforme par rapport à «lui» (interlocuteur), lui donnant un autre statut de sens. Cette œuvre parallèle, du point de vue du philologue observateur, stratifie le texte original en plusieurs champs de lecture possibles de ses valeurs historiques et conceptuelles. Cet aspect rattache l'œuvre de Diderot à la tradition de l'encyclopédisme et du libertinage érudit du XVIIe siècle, en premier lieu à Pierre Bayle et à Spinoza (infra, 2.5; 3.1). Pour Diderot, ce type d'approche des textes, qui implique dans l'acte d'énonciation un «qui» sujet de lecture/écriture auquel le message est adressé explicitement, représente une nouveauté4. Or, la méthode politique dirige puissamment la philosophie vers le récit et le conte. La pensée y retrouve sa forme grecque de la «Lettre sur / à...», en forme d'entretien. Le résultat, sur le plan formel, est un dialogue d'empreinte socratique et de structure plus ou moins ouverte. Cette forme est typique de plusieurs Pensées de 1746. Qu'il y ait quelqu'un — 3
Cf. DPV, XII, Ceci n'est pas un conte (1771-72), p. 521. En 1771 Diderot aura pleinement intégré le lecteur philosophique — lector in fabula avant la lettre — au sein de la structure narrative du récit. «Pas un conte», mais une tromperie littéraire intentionnelle qui contribue à la découverte d'un ordre de problèmes humains politiques; infra 7.2-3; 8.3.7. 4 DPV, II, p. 17, cf. l'épitaphe latine en tête : « Quis leget haec? Pers. Sat. I » .
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locuteur et interlocuteur dans le texte devenant finalement l'objet même du récit littéraire — est un événement textuel qui relève du fait que la matière du discours demeure foncièrement politique. Critique des mœurs; analyse des arguments des apologistes; utilité/inutilité sociale de la religion; défense de la foi théiste/déiste, les formes les plus aptes à gouverner les rapports sociaux, etc. : on parle, en tout cas, du présent et des questions qui intéressent tous les interlocuteurs possibles avec lesquels le philosophe — «nouveau Socrate»5 — partage consciemment l'appartenance à une époque de l'histoire.
2.1.2. L'altérité et l'universalité concrète dans l'écriture des Pensées Il faut que l'écriture laisse de la place à tous ces personnages possibles du dialogue concernés par leurs questions communes. La philosophie, comme à l' «âge de la fraîche jeunesse de la vie de l'esprit» (Hegel), parle la langue de tous les jours et de tous les hommes. Elle réévalue l'essence pleine, toute positive, du monde et du discours qu'il tient. Discours qui est, en lui-même, dispersé dans la multitude des opinions que l'écrivain prend en compte6. La forme littéraire se fragmente. Des aphorismes plus ou moins longs, dont le caractère est de devoir être prolongés vers d'autres contextes, s'enchaînent sans lien apparent afin que le lecteur puisse les continuer seul. En retraçant l'enchaînement caché, il doit établir, à sa manière, un sens de l'expérience historique commune. L'expérience du Diderot critique — sa signature inscrite en marge d'autres textes — apprend au Diderot écrivain la pratique de la réécriture. Le texte philosophique met le lecteur en condition de se l'approprier au cours d'un processus de compréhension qui fait comme si c'était lui, ce lecteur virtuel caché dans l'œuvre, qui avait pu l'écrire. Ce processus d'extranéation du langage (Hegel) confère effectivité au discours des Lumières diderotiennes. L'analyse de cet aspect de l'écriture, à l'aide de la Phénoménologie de l'esprit, éclaircit un tel penchant, à la fois formel et théorique. C'est un
5 6
Suivant l'heureuse expression des commentateurs, dans DPV, IV. Cf. Hegel, Phénoménologie cit., vol. II, VI , l'Esprit, B. — L'esprit devenu étranger à soimême; la culture; II (Le langage comme l'effectivité de l'extranéation ou de la culture), p. 70: «L'esprit acquiert ici cette effectivité parce que les extrêmes, dont il est l'unité, ont aussi immédiatement la détermination d'être, chacun pour soi, des effectivités propres. Leur unité surgit donc comme un moyen terme qui est distinct et exclu de l'effectivité séparée des côtés, elle a par conséquent elle-même une objectivité effective distincte de ses côtés, et est pour eux (...) l'esprit entre dans l'être-là comme spiritualité. Il est ainsi le moyen terme qui présuppose ces extrêmes et qui est produit par leur être-là».
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caractère de l'œuvre de l'encyclopédiste à venir: ce texte a été écrit du côté de l'Autre, de l'universel concret7. Les Pensées philosophiques, en ce sens, n'ont jamais eu d'auteur. Elles témoignent du discours de l'altérité culturelle, en appartenant à plein titre, comme l'ont relevé P. Vernière8 et O. Bloch9, à l'offensive antireligieuse menée dans la littérature clandestine de la première moitié du siècle par tant de philosophes non-auteurs, simples écrivains-lecteurs et/ou penseurs libertins. La structure anonyme de l'ouvrage n'est donc pas seulement due à des précautions contre la censure. Les Pensées parurent semi-clandestinement. Le XVIIIe siècle, surtout dans ses premières cinquante années, ne connaît pas la propriété privée des idées et les libraires décident de la pluie et du beau temps avec leurs jeunes hommes de lettres. Diderot est du nombre. Cela se traduit par un acquis théorique précieux: la réussite du travail consiste à avoir façonné un message philosophique potentiellement pluriel. Parmi une pensée et l'autre, comme auparavant parmi les vers de Pope, il y a place pour des développements sous-entendus, pour des renvois cachés, pour des marques voilées: celles des lecteurs avec qui un écrivain dialogue, celles de ses sources, celles de ses contemporains et de «la postérité»10. La forme de l'entretien est un choix de méthode obligé, car cette forme de critique, suivant les modalités vues ci-dessus, impose l'entretien, c'est-à-dire un ton et une tournure de style inséparables des thèmes mis en jeu dans le texte et l'ensemble contextuel. Dans les Pensées, c'est la critique des mœurs qui passe en premier plan mais on trouve une constellation d'arguments qui étendent la discussion vers l'extérieur. Cet ensemble de questions est le patrimoine collectif de la République des Lettres clandestines. Plusieurs personnages y font leur apparition dans une opposition vivante entre eux. Ce sont des figures abstraites: le sceptique, l'athée, le déiste, le dévot, le superstitieux. Mais l'opposition n'est jamais nette. L'Autre, en parlant et en définissant le tout de son côté, l'emporte face à un Diderot rédacteur de lui-même, âme d'encyclopédiste qui ramasse les pensées de ses collaborateurs. Encore s'agit-il d'une traduction qui interprète ces pensées étrangères pour une philosophie à venir, pour un livre où les 7
Cf. ibidem, p. 69-70: «Le Moi qui s'exprime est appris, est une contagion au cours de laquelle il est immédiatement passé dans l'unité avec ceux pour lesquels il est là, et est conscience de soi universelle. — Qu'il soit appris, dans ce devenir son être-là lui même expire immédiatement (…). Cette disparition est donc elle-même immédiatement sa permanence; elle est son propre savoir de Soi, comme d'un Soi qui est passé dans un autre Soi, qui a été appris et est universel». 8 Cf. Introduction, dans OP, p. 4 sq. 9 Cf. O. Bloch (éd.), Le matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine, Paris, 1982, Avant-Propos, p. 8-9. 10 Cf. DPV, XV: «Correspondance avec Falconet sur la postérité»; infra, 8.2.
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lecteurs ont vu la non-homogénéité ou bien l'équilibre des formes les plus inconciliables11. A la lumière de la Phénoménologie (VI, § a) on retrouve ce que Y. Belaval et R. Niklaus ont déjà observé: quelle est finalement la méthodologie de synthèse dans les Pensées? C'est l'approche plurielle de l'écriture philosophique12. Un traducteur qui se traduit lui-même problématise les questions de son temps, en assumant une méthode politique d'écriture. Le lecteur entre dans la page du texte, ou précisément plusieurs lecteurs/personnages contemporains. Le texte s'actualise comme s'il avait été écrit hier pour eux, par eux.
2.1.3. La conscience dédoublée du déiste, entre la foi et le concept En ce qui concerne la puissance dialectique de l'écriture l'«étrangement» formel du langage ne fait qu'un avec la volonté de faire ressortir, à travers l'enchaînement des idées/personnages, l'aspect critique — du point de vue du fond — de l'opposition contre toute espèce de despotisme spirituel et contre ses reflets sociaux. Un conflit se dessine ici comme le vit Hegel, entre la foi et le concept, en tant que double définition du monde actuel qui cohabite dans une même conscience de soi, celle du déiste13. La Phénoménologie donne cette définition épinglée du déisme des Pensées, «un monde double», en expliquant la tendance interne de cette philosophie encyclopédique et présentant la coexistence d'éléments hétérogènes du fidéisme et du conceptualisme positif en une seule appréhension formelle du monde, l'appréhension d'une conscience déchirée14. La lecture hégélienne de ce dédoublement est bien centrée autour des thèmes déistes de la connaissance de l'univers humain, à la fois moral et physique, que Diderot s'approprie dans les Pensées15. On y poursuit la 11
Cf. Casini, Diderot cit., p. 59-60; R. Étiemble, «Diderotesques», dans Le Disque vert, n° 2, mai-juin 1953, p. 47: les deux interprètes ont bien souligné ce sens «pluriel» de la philosophie ou l'esprit multiple de la réflexion diderotienne; cf. DPV, II, p. 5. 12 Cf. DPV, II, Introduction, p. 5-6: «L'originalité essentielle de Diderot est pour une grande partie dans la variété même des influences qui se sont exercées sur lui et l'effort de synthèse qu'il entreprend». 13 Cf. Hegel, op. cit., p. 54: «Le monde de cet esprit se brise en un monde double; le premier est le monde de l'effectivité (Wirklichkeit) ou celui de l'extranéation de l'esprit; mais l'autre est le monde que l'esprit, s'élevant au-dessus du premier, se construit dans l'éther de la pure conscience. Ce monde opposé à cette extranéation pour cette raison même n'en est pas libre; il n'est plutôt que l'autre forme de l'extranéation, forme qui consiste précisément à avoir la conscience en deux mondes divers et qui les comprend tous les deux». 14 Cf. ibidem, VI , § a: « Le monde de l'esprit devenu étranger à soi»; «Le langage du déchirement», p. 76 sq.; infra, 7.2. 15 Cf. R. Mortier, Diderot en Allemagne. 1750-1850, Paris, 1954, p. 254 sq. Hegel lit la traduction du Neveu de Rameau (Rameau's Neffe) par W. Goethe, parue en 1805.
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recherche des «principes», au centre de la réflexion sur l'Essai de Shaftesbury et des Observations sur Pope et il faut souligner que la première conception des thèmes du Neveu de Rameau remonte à cette période des lectures traductrices des Pensées; la Satire seconde est riche en références autobiographiques à ces années de la jeunesse de Diderot16. Traduction et fragmentation du langage, aussi bien que le déchirement de la conscience, font donc partie d'une seule expérience critique par laquelle l'écrivain, l'homme prend acte de ses limites et de ses possibilités d'action aussi bien que de sa position historique en tant que sujet libre de son vouloir. Une double conscience du monde — la physique du concept, c'est-à-dire la science newtonienne de la nature et la morale de la foi (Shaftesbury-Pope), celle-ci s'articulant en foi dans l'au-delà et dans l'en-deçà — réalise la même individualité critique du monde présent qui se fraye un chemin à travers la multiplicité dialogique de ces Pensées17. Cependant, la dialectique du κ〉σµοω conceptuel et de la foi morale semble bien impliquer des valeurs ultérieures, à l'égard desquels les deux pôles de conscience dont parle l'idéaliste allemand se multiplient. Les oppositions sont plus nombreuses et nuancées dans leurs dynamiques concrètes et réelles qui émergent à la surface du texte. L'ouvrage s'ouvre sur une profession de foi déiste qui n'est, au fond, qu'un appel aux lecteurs. On ne semble pas prétendre à l'universalité, on la dénie même: J'écris de Dieu; je compte sur peu de lecteurs, et n'aspire qu'à quelques suffrages. Si ces pensées ne plaisent à personne, elles pourront n'être que mauvaises; mais je les tiens pour détestables, si elles plaisent à tout le monde 18 (DPV, II, p. 17, mes italiques) .
Le dieu du philosophe n'est pas l'affaire de tout le monde. Rares sont ceux à entrer, dit Diderot, dans la page du texte. Toutefois, c'est un dieu de l'ici-bas et on fait appel au plaisir que l'écrivain compte produire sur ces quelques personnes, à qui l'auteur fera connaître ses pensées. L'objet d'intérêt, source d'un tel plaisir, reste dieu, objet qui concerne, et même doit concerner par définition, tout le monde. Tous y sont impliqués. On commence à déceler l'enjeu politique du discours:
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Cf. Y. Belaval, L'esthétique sans paradoxe cit., p. 27 sq. Cf. Hegel, op. cit., p. 53. 18 Voltaire note: «Pourquoi? Il fallait dire "si elles ne révoltent personne"».
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a) La réévaluation de la volupté du connaître, produit de la lecture du problème-dieu: un plaisir borné nécessairement au particulier, comme une philosophie mondaine; b) le maintien de l'élément transcendant à saisir dans la connaissance, qui dépasse ces bornes mêmes: dieu. Diderot est encore idéaliste, sur le modèle néoplatonicien de Shaftesbury: 1) l'idée du divin et du Souverain Bien s'incarne dans le concept de l'«affection sociale» (Essai sur le mérite); elle concerne en principe tous les lecteurs et tous y peuvent adhérer par la seule raison. Toutefois, l'homme politique, appartenant à la société dont toutes les consciences font partie, est sourd à l'appel de cette connaissance, ou lumière naturelle. Ce monde est soumis à d'autres valeurs. 2) La conscience du philosophe partage l'appartenance à un tel monde et à son histoire; c'est la chute de l'état de nature, d'où la condamnation idéaliste du mal19 comme dénégation du plaisir des social affections. C'est un argument que Diderot tire non seulement de Shaftesbury, mais qui s'inspire de plusieurs ouvrages mineurs comme par exemple le Dialogue sur la volupté (1736) de Rémond le Grec et les Nouveaux Dialogues (1711) de Rémond de Saint Mard. Dans ces textes, on souligne maintes fois la contradiction au sein des sentiments mystiques à l'égard de l'idée de la loi morale, le «Souverain Bien», que la religion et la nature demandent à l'homme, en général, de respecter. L'universalité nécessaire de cette loi, en l'état actuel de la société politique, contredit l'action possible des particuliers dans leur essence sociale: Croirai-je qu'il était réservé à quelques-uns de pratiquer des actes de perfection que la nature et la religion doivent ordonner indifféremment à tous? Encore moins. Car d'où leur viendrait ce privilège exclusif? Si Pacôme a bien fait de rompre avec le genre humain pour s'enterrer dans une solitude; il ne m'est pas défendu de l'imiter: en l'imitant, je serais tout aussi vertueux que lui et je ne devine pas pourquoi cent autres n'auraient pas le même droit que moi. Cependant il ferait beau voir une province entière effrayée des dangers de la société, se disperser dans les forêts; ses habitants vivre en bêtes farouches pour se sanctifier; mille colonnes élevées sur les ruines de toutes affections sociales; un nouveau peuple de stylites se dépouiller par religion des sentiments de la nature, cesser d'être hommes et faire les statues pour être vrais chrétiens (pensée VI, mes italiques). 19
Cf. supra, 1.2-3; c'est l'idéalisme objectif et pragmatique de l'Essai sur le mérite: les «sentiments mystiques» ne fonctionnent pas aux fins du travail de la machine sociale. Le «mal» est la contradiction avec l'idée de rapport et avec sa fonction organisatrice. Dans les Pensées ce «mal» est bien encore l'isolement; infra 2.2.
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Rémond le Grec donne à Diderot l'exemple d'une telle contradiction entre l'amour de dieu, naturel-sociable, et la superstition dénaturée, en personnifiant celle-ci à travers la figure des envahis bachiques. Le premier, l'amour divin, figure dans l'idéal du personnage d'Agathon, «le Souverain Bien», et de sa volupté: Agathon arriva, plus beau que le jour, et fait de manière à donner de l'amour aux plus insensibles. Il était suivi d'un grand nombre de personnes, qui toutes me parurent touchées de sa beauté; ce qu'il était aisé de juger à leur air. Les uns ne parlaient point et demeuraient comme immobiles, mais avec des regards si passionnez, que l'on voyait bien qu'ils ressentaient quelque chose de plus encore que les autres, qui étaient outrez dans leurs gestes et dans toutes leurs actions. J'ai bien vu des Corybantes, j'ai vu des Prêtres de Bacchus; mais quelle différence de ces espèces de fureur à celle que l'amour inspire! Ceux-là ont l'œil farouche, la voix terrible, les cheveux hérissez; mais le Dieu qui fait aimer ne rend que plus aimable. Il donne aux yeux comme au cœur, de la vivacité et de la tendresse; le son de la voix, quand il le règle, devient touchant; et les sentiments de l'âme répandent sur toutes les actions une grâce et une douceur que toute autre Divinité ne saurait inspirer. Tous les yeux 20 étaient sur ce jeune homme... .
L'aspect qui différencie le Dialogue de Rémond par rapport à son modèle, le Banquet platonique, est l'accent mis sur l'amabilité de la personne — à la lettre un «caractère de l'âme» du jeune — symbole de volupté sociale: «tous les yeux étaient sur lui», souvenir de cet entendement visuel de Shaftesbury qui a des yeux critiques; ce caractère aimable se montre toutefois à côté de la laideur des «Prêtres de Bacchus». Marque contradictoire, absente chez Platon, dont Diderot fera un motif conducteur de sa réflexion, en étendant l'envergure de la distinction entre l'amour social et la haine superstitieuse. La conscience du philosophe habite ces deux mondes: «l'éther de la pure conscience», ou monde de dieu, qui coïncide aussi bien avec l'abstraction des natural affections («affections sociales») de Shaftesbury; et il est dans ce monde-ci, actuel, parcouru des «gémissements des pénitentes» (pensée VII). «Là-haut» il affirme la foi en un dieu différent. Mais celle-ci est aussi une «fuite du royaume de la présence», dans la double direction de la foi en dieu (Souverain Bien) et du concept. La science, les découvertes biologiques, le monde-horloge, en dernière instance le spectacle du monde sont censés combler ce vide. La science doit montrer pour l'entendement humain à quoi cette «fuite du monde effectif» correspond et c'est, en effet, la même direction de vérité de la foi. La philosophie montre là l'existence de dieu même quand le philosophe fait appel à d'autres 20
Cf. Remond le grec, Agathon. Dialogue sur la volupté, dans Recueil de divers écrits, Bruxelles, 1736, p. 28-30.
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arguments, de type moral, pour la nier, voire pour effacer l'image d'un dieu faux, d'un «dieu méchant». La réflexion oscille être ces deux pôles, du moral-visuel (négation) et du physico-intelligible (affirmation), entre la foi et le concept: Le Dieu qu'ils ont offensé ... Quel est donc ce Dieu? Un Dieu plein de bonté (...) les larmes? les frayeurs ne feraient-elles pas injurie à sa clémence? Si des criminels avaient à calmer les fureurs d'un tyran, que feraient -ils de plus? (pensée VII).
La conscience philosophique est ainsi dédoublée: 1) foi morale dans l'au-delà — un «Dieu de bonté» (Pope) — et 2) foi, encore morale, dans l'icibas à la lumière du concept de la science, mais où l'on trouve une effectivité de la foi (la superstition) contraire à l'idée et à l'universalité absolue du «principe» qui s'affirmait en premier. Diderot n'a pas d'arguments forts, proprement moraux et politiques, pour déterminer sa foi en l'ici-bas, la «main du métaphysicien est impuissante» (pensée XVIII). Il se lance dans le «royaume du concept».
2.1.4. La nature spectacle et ses contradictions: Newton, Pope, Fontenelle La science newtonienne et ses découvertes, notamment la loi de gravitation universelle qui engendre la Chaine of Love chez Pope, attestent la présence de dieu dans la nature, mais pas dans la société humaine. La nature connaît la force d'attraction qui, de ce fait, tient ensemble les êtres de l'univers en un composé unique. La totalité mécanique et divisible du monde ne se fait admirer que comme un ouvrage de l'art et de l'amour. Le Grand Architecte est sauvegardé sur le plan du concept et de l'entendement visuel, non pas sur le plan de la foi morale-rationnelle et du sentir. Et le devoir-être, l'amour en société, vont demeurer une dérivation analogique de la vérité du concept : Ce n'est pas de la main du métaphysicien que sont partis les grands coups que l'athéisme a reçus. Les méditations sublimes de Malebranche et de Descartes étaient moins propres à ébranler le matérialisme, qu'une observation de Malpighi. Si cette dangereuse hypothèse chancelle de nos jours, c'est à la physique expérimentale que l'honneur en est dû. Ce n'est que dans les ouvrages de Newton, de Muschenbroek, d'Hartzoecker, et de Nieeuwentit, qu'on a trouvé des preuves satisfaisantes de l'existence d'un Être souverainement intelligent. Grâce aux travaux de ces grands hommes le monde n'est plus un Dieu : c'est une machine qui a ses roues, ses cordes, ses poulies, ses ressorts et ses poids (pensée XVIII).
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Diderot tente d'opérer une synthèse entre le mécanisme cartésien de Fontenelle et la découverte newtonienne de la loi de gravitation, avec ses issues chimiques et biologiques. Ce sont deux éléments alors visiblement en conflit, qui étaient aussi contradictoires que la double conscience du philosophe. Le dieu du déiste n'est déjà plus qu'une ombre de la loi physique; et, en dernière instance, il ne s'agira que d'un produit de la force formatrice de la métaphore, réminiscence du poème de Pope, l'élément qui permet à Diderot de garder l'apparence déiste d'une foi dans l'au-delà, parmi les personnages qui incarnent son opinion. Ainsi s'explique le souci, qui semble tomber hors propos, de nier le Deus sive Natura: «le monde n'est plus un Dieu». Quel danger, découlant de l'adhésion à l'idée d'un univers purement et absolument mécanique, était plus proche? La machine parfaite fonctionne toute seule, dira le rédacteur de l'article BAS (métier à; Enc. II, 98a; infra, 5.5). Un univers totalement mécanique, s'ordonnant grâce à la seule action de la force de gravitation, en tant qu'il est conçu comme un composé substantiel, n'a pas besoin d'un dieu pour fonctionner, il est dieu. Diderot pense encore à l'application de la métaphore de l'universmachine, tout ordonné dans ses équilibres, «ses ressorts et ses poids», à la société humaine, aveu qu'il formule dans ses réflexions sur Shaftesbury (supra, 1.2). Il n'est pas seulement question, à cette époque, de connaissance plus ou moins «sérieuse» du développement des sciences de la vie21, mais c'est surtout la nécessité morale de résoudre l'aporie de la double conscience de la foi , en l'au-delà et en l'ici-bas (monde du concept), ce qui conduit le philosophe à mettre au premier plan les exigences du concept afin de résoudre les apories morales, résultat de ses lectures néoplatoniciennes. Les difficultés implicites à l'intérieur de celles-ci se reflètent sur celles-là: sauver les raisons politiques, les raisons de la science devant valoir même pour et dans la société humaine comme exigences du meilleur mécanisme. La grande machine politique, rappelons-le, lie toutes les choses. Voilà l'idée qui connote en profondeur la vision diderotienne de l'univers physico-moral de Newton, jusqu'aux travaux de l'Encyclopédie; l'univers est gouverné, devantêtre Unum, par la loi d'attraction universelle, et cela doit valoir dans la vie politique des hommes. L'opposition interne des deux paradigmes du κ〉σµοω, cartésien et newtonien, est intenable sur le plan théorique. La difficulté de satisfaire l'exigence politique par la métaphorisation du double concept de machine cosmique et machine sociale emmènera Diderot, dès la Promenade du sceptique (1747), hors de la foi déiste. La figure de l'athée, mécanicien et rationaliste, adversaire du déiste dans les Pensées, n'est pas la cible ouverte, saisissable, d'une critique qui s'adresse à lui seulement. Le philosophe tâche 21
Cf. P. Vernière, Introduction, dans OP, p. 18.
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plutôt de mesurer la force argumentative de ses raisons par rapport à celles des autres interlocuteurs, grâce à la structure dialogique. Cependant, il n'a pas sa raison propre. La critique politique et son aspect formel rejoignent l'enquête gnoséologique par le truchement du type d'écriture dialoguée, avec les trois valeurs analysées ci-dessus.
2.1.5. La recherche des limites pragmatiques des doctrines Le philosophe énonce des opinions mais ne correspond pas forcément à la figure du déiste; il se trouve même dans la scission entre la foi et le concept. Un écrivain cherche, par tentatives successives, une définition des limites des opinions d'autrui et de celles de chaque interlocuteur; il cherche surtout les raisons des comportements sociaux qui y sont impliqués (domaine de la condition), l'un par rapport à l'autre. Critique signifie, pour cet écrivain, chercher à rendre compte des conditions de possibilité d'une position ontologique et historique de soi-même, en tant que conscience unitaire et différenciée à la fois. Un exemple, parmi d'autres: l'athée parle la langue de Jean Meslier; arguments irréfutables sur le plan moral pour le déiste Diderot: Si les merveilles qui brillent dans l'ordre physique décèlent quelque intelligence, les désordres qui règnent dans l'ordre moral, anéantissent toute Providence. Je vous dis que, si tout est l'ouvrage d'un Dieu, tout doit être le mieux qu'il est possible: car si tout n'est pas le mieux qu'il est possible, c'est en Dieu impuissance ou mauvaise volonté. C'est donc pour le mieux que je ne suis pas plus éclairé sur son existence: cela posé, qu'ai-je à faire de vos lumières ? (...) Permettre des vices, pour relever l'éclat des vertus, c'est un 22 bien frivole avantage pour un inconvénient si réel (pensée XV) .
Le déiste ne répond pas. Il ne semble avoir aucun argument et laisse intervenir un autre personnage, un «déclamateur» qui condamne sans appel l'impiété de l'athée. Le locuteur, qui est spectateur du dialogue, ne prend pas parti entre les deux. Cependant, il veut mettre l'athée à l'abri du comportement fanatique du religieux; ce dernier a, pour sa part, la raison de la foi, mais il se trompe en manquant «d'urbanité et de charité» envers l'autre. Des raisons chrétiennes se font valoir contre le déclamateur luimême. Finalement le jugement se renverse: «Entre deux controversistes, il y a cent à parier contre un que celui qui aura tort se fâchera». Et l'aphorisme se termine sur cette apparente contradiction. La proposition suivante éclaircit le sens de la controverse :
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Cf. J. Meslier, Testament, éd. R. Charles, Amsterdam, 1864, to. III, p. 5 sq.
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On demandait un jour à quelqu'un s'il y avait de vrais athées. Croyez-vous, répondit-il, qu'il y ait de vrais chrétiens ? (pensée XVI).
La question n'est pas de savoir qui, entre les deux, «a raison ou tort» sur le plan du concept, mais de savoir qui garde un comportement adéquat pour les règles d'une constitution civile-naturelle sur le plan de la foi. Un dérapage se produit ici du plan conceptuel au jugement sur le plan de la foi morale, qui tourne à l'athéisme manifeste. L'athée, la présence sociale de son opinion et surtout le sceptique qui les regarde, remplissent la fonction de limitation pragmatique des doctrines: limites de la foi chrétienne comme de toutes les autres fois. D'autant plus que, sur le plan du concept, l'athée l'emporte souvent sur les autres interlocuteurs, ce qui est dit d'une manière non pas simplement déguisée. Les pensées XX et XXI montrent l'impuissance des raisons dogmatiques. Diderot vise les apologistes et les Écoles, contre les objections de l'incrédule. La machine du κ〉σµοω (pensée XVIII) et le mécanisme biologique de formation du vivant sont les seules preuves possibles, l'une cosmologique, l'autre physique, de l'existence d'un Être suprême. Diderot conçoit l'univers comme ouvrage de l'art, encore du point de vue de l'analogie visible/intelligible. De ce qu'on voit, qu'on écoute, qu'on sent, etc., l'on peut induire l'existence intelligible, des «traces distinctes d'une intelligence», d'une Cause première. Mais il n'y a rien encore de concrètement intelligible et universel qui appartienne en même temps au domaine du concept et à celui de la foi et du sentir. Chez le sujet d'énonciation, il faut le glissement du premier plan au second. L'athée déclare: « Quand vous m'aurez démontré que l'homme en qui j'aperçois le plus d'esprit n'est peut-être qu'un automate, en serais-je mieux disposé à reconnaître une intelligence dans la nature ?... » C'est mon affaire, repris-je: convenez cependant qu'il y aurait de la folie à refuser à vos semblables la faculté de penser: « Sans doute, mais que s'ensuit-il de là ? ...» Il s'ensuit que si l'univers, que dis-je l'univers, si l'aile d'un papillon m'offre des traces mille fois plus distinctes d'une intelligence, que vous n'avez d'indices que votre semblable est doué de la faculté de penser, il serait mille fois plus fou de nier qu'il existe un Dieu, que de nier que votre semblable pense. Or que cela soit ainsi; c'est à vos lumières, c'est à votre conscience que j'en appelle: avez-vous jamais remarqué dans les raisonnements, les actions, et la conduite de quelque homme que ce soit, plus d'intelligence, d'ordre, de sagacité, de conséquence que dans le mécanisme d'un insecte? La Divinité n'est-elle pas aussi clairement empreinte dans l'œil d'un ciron, que la faculté de penser dans les ouvrages du grand Newton? Quoi ! le monde formé prouve moins une 23 intelligence, que le monde expliqué? ... Quelle assertion ! (pensée XX) . 23
Cf. F. M. A. Voltaire, Éléments de la philosophie de Newton mis à la portée de tout le monde (1738), dans Œuvres Complètes cit., p. 406 sq.; supra, 1.4.4, notes 78-82.
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La victoire du déiste est faible. L'aphorisme suivant, contre «un professeur célèbre», donne raison à l'athée et à son argumentation portant sur «les lois de l'analyse des sorts». Le calcul des probabilités rend vraisemblable l'hypothèse qu'un monde puisse s'être formé grâce au hasard et au jeu fortuit des combinaisons d'atomes, tour à tour fini puis infini, la quantité infinie des jets compensant la difficulté de l'épreuve. L'hypothèse épicurienne l'emporte: le mouvement, intrinsèque et essentiel à la matière, explique tout (infra, 6.2). Les mêmes arguments seront repris dans les Principes philosophiques sur la matière et le mouvement de 177024. L'athée ne reçoit pas de réfutation. La voix de l'interlocuteur et celle du sceptique n'insinuent qu'un doute final dans la structure de l'argumentation: Vous voulez bien convenir avec moi, continuerait-il, que la matière existe de toute éternité, et que le mouvement lui est essentiel (...) Il ne s'ensuit autre chose sinon que la possibilité d'engendrer fortuitement l'univers est très petite, mais que la quantité des jets est infinie, c'est-à-dire que la difficulté de l'événement est plus que suffisamment compensée par la multitude des jets. Donc si quelque chose doit répugner à la raison, c'est la supposition que la matière s'étant mue de toute éternité, et qu'y ayant peut-être dans la somme infinie des combinaisons possibles, un nombre infini d'arrangements admirables, il ne se soit rencontré aucun de ces arrangements admirables dans la multitude infinie de ceux qu'elle a pris successivement. Donc l'esprit doit être plus étonné de la durée hypothétique du chaos, que de la naissance réelle de l'univers (pensée XXI).
La force des raisons sceptiques est dans le refus de décider pour une foi contre une autre, en donnant le primat au seul concept: «la nature intérieure du monde nous est cachée». A ce «pyrrhonisme sincère» correspond, du point de vue gnoséologique, ce qu'on peut appeler le premier matérialisme des Pensées25. Mais, sur le plan politique, on veut bien mesurer toutes les fois et les religions, à partir de leurs effets sociaux sur les hommes: Les esprits bouillants, les imaginations ardentes ne s'accommodent pas de l'indolence du sceptique. Ils aiment mieux hasarder un choix que d'en faire aucun; (...) sujets à des lueurs qui les décident, si par hasard ils rencontrent la vérité; ce n'est point à tâtons, c'est brusquement et comme par révélation. Ils sont entre les dogmatiques, ce qu'on appelle les illuminés chez le peuple dévot. J'ai vu des individus de cette espèce inquiète qui ne concevaient pas 24
Cf. DPV, XVIII, p. 15 sq. «La force qui agit sur la molécule, s'épuise. La force intime de la molécule ne s'épuise point. Elle est immuable, éternelle». Cf. l'article EPICURISME, dans Enc., V, p. 781a . 25 Cf. P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, to. III, éd. Bohm, Rotterdam, 1722, p. 2306 sq., art. PYRRHON.
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comment on pouvait allier la tranquillité d'esprit avec l'indécision. " Le moyen de vivre heureux, sans savoir qui l'on est, d'où l'on vient, où l'on va, pourquoi 26 l'on est venu !" . Je me pique d'ignorer tout cela, sans en être plus malheureux, répondait froidement le sceptique: ce n'est point ma faute, si j'ai trouvé ma raison muette, quand je l'ai questionnée sur mon état (pensée 27 XXVIII) .
C'est à travers la position de ce problème, celui de l'établissement de la borne active de la croyance, que le sujet d'énonciation tombe en état d'indécision sur la vérité de concept à l'égard des doctrines religieuses. Du point de vue de la raison, le dévot est trop occupé à connaître ce qu'il ne peut pas connaître; le spectateur qui énonce le dialogue dans lequel il se présente donnera alors un poids critique majeur aux raisons négatives, celles du sceptique, comme arrive dans la lutte d'opinions: C'est en cherchant des preuves, que j'ai trouvé des difficultés. Les livres qui contiennent les motifs de ma croyance, m'offrent en même temps les raisons de l'incrédulité; ce sont des arsenaux communs. Là j'ai vu le déiste s'armer contre l'athée; le déiste et l'athée lutter contre le juif; l'athée, le déiste et le juif se liguer contre le chrétien; le chrétien, le juif, le déiste et l'athée se mettre aux prises avec le musulman; l'athée, le déiste, le juif, le musulman, et la multitude des sectes du christianisme fondre sur le chrétien, et le sceptique seul contre tous. J'étais juge des coups. Je tenais la balance entre les combattants; ses bras s'élevaient ou s'abaissaient en raison des poids dont ils étaient chargés. Après de longues oscillations, elle pencha du côté du chrétien, mais avec le seul excès de sa pesanteur, sur la résistance du côté opposé (pensée LXI).
L'écrivain-spectateur, en juge critique28, ne veut prendre parti que pour le côté qui se montre le plus modéré sur le plan moral de la dispute et qui permet l'existence d'un jeu de déterminations plurielles et réciproques de limites, sur le plan du concept. 2.1.6. Le scepticisme méthodique du locuteur, par rapport à l'Examen de la religion C'est le sceptique qui joue ce rôle liminaire et ses raisons sont marquées explicitement comme des raisons critiques. Diderot l'avoue à la fin 26
Diderot critique les arguments des Apologistes. Cf. l'abbé Ilharat de la Chambre, Traité de la véritable religion, Paris, 1737, p. 1-2: «Il est de la dernière importance pour l'homme, de savoir ce qu'il est, d'où il vient et ce qu'il deviendra après cette vie: s'il n'est que matière, s'il est l'ouvrage du hasard, ou d'une nature aveugle. Si tout périt avec lui, qu'il cherche son bonheur sur la terre et qu'il profite du présent (...). Une personne sensée doit désirer de connaître quelle est sa fin et ce qu'il faut pour y arriver». 27 Cf. aussi pensées XXII- XXIII , 28 Cf. la fin de la pensée LXI: « Je me suis témoin à moi-même de mon équité. Il n'a pas tenu à moi que cet excès ne m'ait paru fort grand. j'atteste Dieu de ma sincérité».
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de la pensée LX, au sujet de la question de la force probatoire des Écritures, quand celles-ci relatent leurs «faits» miraculeux, face à la lourde réalité de l'incroyance. Le problème d'établissement du texte — nous l'avons examiné ci-dessus au point 3 (supra, notes 4-5) — est le point de départ de l'activité de connaissance critique. L'incrédule affirme: Qui vous a dirigé dans le choix que vous avez fait entre tant de copies différentes, qui sont de preuves évidentes que ces sacrés auteurs ne vous ont pas été transmis dans leur pureté originale et première? Mais si l'ignorance des copistes ou la malice des hérétiques les a corrompus, comme il faut que vous en conveniez, vous voilà forcés de les restituer dans leur état naturel, avant que d'en prouver la divinité (...). Or qui chargerez-vous de cette réforme? l'Église. Mais je ne peux convenir de l'infaillibilité de l'Église, que la divinité des Écritures ne me soit prouvée. Me voilà donc dans un scepticisme 29 nécessité (pensée LX) .
Le sceptique, qui se superpose au déiste-critique, objecte: On ne répond pas à cette difficulté, qu'en avouant que les premiers fondements de la foi sont purement humains; que le choix entre les manuscrits, que la restitution des passages, enfin que la collection s'est faite par des règles de critique; et je ne refuse point d'ajouter à la divinité des Livres sacrés, un degré de foi proportionné à la certitude de ces règles (pensée 30 LX) .
Diderot se masque derrière la négation: «je ne refuse point ... ». C'est la question du statut politique des vrais chrétiens et de leurs textes qui est mise en cause, non pas la vérité ou la fausseté des opinions athées31. Diderot rejoint, il est évident, la critique de Bayle32 et le Spinoza du Tractatus 29
Diderot s'approprie les thèses d'un autre ouvrage de la littérature anti-apologétique: N. Fréret ou J. Levèsqe de Burigny, Examen critique des apologistes de la religion chrétienne, s.l., 1767 (17331), chap. XII, p. 197: «Mais comment un homme peu instruit pourra-t-il se convaincre que ces livres ne sont pas l'ouvrage de l'imposture, tandis qu'il est certain que le genre humain est partagé en différentes sectes qui produisent toutes, en faveur de leurs opinions, des livres qu'elles prétendent également inspirés ? Ce n'est que par un très grand travail qu'on peut discerner le différent mérite de ces ouvrages; il est contre l'expérience et contre la raison, d'imaginer que tous les hommes puissent faire toutes les recherches nécessaires pour parvenir à ce discernement. Le salut dépendra donc de la science et d'une question de critique». 30 Cf. aussi la pensée XLV. L'Addition aux Pensées philosophiques (1762) dans DPV, IX, p. 359 sq. n. 58 donnera plus d'envergure à l'argument de la critique textuelle; cf. aussi les pensées XXVII-XXVIII, XXXIV et XXXVIII; infra, 8.3. 31 Cf. pensée XLIII, l'éloge de l'empereur Julien, païen, qui n'est pas un apostate mais un «philosophe». Diderot y met en évidence sa force de jugement. 32 Cf. P. Bayle, Pensées diverses sur la comète (1701), éd. A. Prat, Paris, 1984, to. I, § 5: «De l'autorité des historiens», p. 29 sq.; § 7: «De l'autorité de la Tradition», p. 35 sq.; et § 47: «Quelle est la véritable cause de l'autorité d'une opinion», p. 133-140. Diderot utilise
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theologico-politicus33. Mais une autre source agit avec vigueur, et sa réception est décisive pour le jugement futur, dans l'Addition aux Pensées philosophiques (1762) sur «l'inutilité de la religion pour la société», c'est l'Examen de la religion, dont on cherche l'éclaircissement de bonne foi, maître-ouvrage de la littérature clandestine de la première moitié du siècle34. Le chapitre X de ce manuscrit: «Que la Religion Chrétienne n'est pas nécessaire pour la société civile, qu'elle tend à la détruire, qu'elle retient dans de légitimes bornes moins de personnes qu'on ne pense», en plusieurs endroits, fait penser à des thèses analogues qu'on trouve énoncées aux pensées XV-XVI. Même ailleurs, Diderot reprend ces thèmes qui appartiennent à l'Examen et à une longue tradition d'écriture35. Les lieux des Pensées où la figure de l'athée parle à côté du sceptique, se réclament de ces arguments du traité clandestin de nature ouvertement politique36. C'est le thème des «bornes légitimes» des individus dans la communauté civile et leurs produits moraux: l'«utilité», l'«humanité», la «félicité mutuelle»37. L'Examen énonce: l'argument de l'athée vertueux déjà dans le commentaire sur l'Essai de Shaftesbury, dans DPV, I, p. 354. 33 Cf. B. Spinoza, Tractatus theologico-politicus (1670), dans Œuvres Complètes, éd. Caillois-Francès-Misrahi, Paris, 1988, chap. VII: «De l'interprétation de l'Écriture», p. 711 sq. notamment p. 720: «Je vais donc exposer brièvement comment, dans des cas semblables, on arrive à connaître la pensée des prophètes par l'étude critique de l'Écriture», c'est la «vraie méthode d'interprétation de l'écriture» que Spinoza va poursuivre dans le chap. VIII «Thème: le Pentateuque et les livres de Josué, des Juges, de Ruth, de Samuel et des Rois ne sont pas authentiques», aboutissant à une conclusion antithéologique. 34 Cf. I. O. Wade, The clandestine organisation and diffusion of philosophic ideas in France from 1700 to 1750, Princeton University Press, 1938, chap. III, p. 141-63. La paternité de l'Examen est douteuse. L'hypothèse la plus vraisemblable l'attribue à Dumarsais: cf. G. Mori, «Per l’attribuzione a Du Marsais dell’ “Examen de la religion”», dans Atti e Memorie dell’Accademia Toscana di Scienze e Lettere, vol. 94, 1993, p. 257-333 et son édition critique de l'Examen (Paris-Oxford, 1999). 35 Cf. A.Thomson-F.Weil, «Manuscrits et éditions de l'Examen de la réligion», dans O. Bloch (éd.), Le matérialisme du XVIIIe siècle cit., p. 177 sq.; voir aussi Wade, op. cit., p. 155 sq. La réception de l'Examen est manifeste dans l'Addition aux Pensées philosophiques qui s'inspire à son tour d'un autre ouvrage clandestin, les Objections diverses contre les récits de différents théologiens découvert par F. Venturi dans le Fonds de Leningrad. 36 Sur la lecture de la littérature clandestine et la participation de Diderot à la lutte politique des Lumières, cf. J. S. Spink, «Diderot devant la religion et la libre pensée», dans Europe, n°405-406, 1963, p. 89-94. Au sujet des Pensées cf. F. Venturi, La jeunesse cit. et Giovinezza di Diderot (1713-1753), Palerme, 1988. J'utilise ici l'édition imprimée de l'Anonyme (1767), La Vraie religion démontrée par l'Ecriture-Sainte (Examen de la religion, dont on cherche l'éclaircissement de bonne foi, attribuée à Mr. de St. Evremond), à Londres, MDCCLXVII. 37 Cf. P. Vernière, Introduction, dans OP, p. 53-55. C'est le thème de la «morale humaine» qui ressortira de la plume de Diderot à travers la lecture de l'Examen, comme dans les Additions 12 et 13. Cf. au sujet de «l'épreuve» non-critique des faits des théologiens: pensées XVIII-XIX et l'Examen, début du chap. X.
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La Religion Chrétienne nous détache trop de la félicité présente: Elle veut que nous rapportions tout à une félicité à venir que nous ne connaissons pas. Or, pour l'utilité de la société civile il faut se rendre heureux en ce monde, parce qu'il paraît à la conduite de l'auteur de la nature qu'il a en vue la félicité des hommes en général, plutôt que celle de quelque particulier. Nous devons tous entrer dans ce dessein et nous étudier à nous rendre mutuellement 38 heureux .
Les cinq premiers aphorismes des Pensées se trouvent placés sous le thème de l'utilité des passions, où l'on trouve également de manière évidente la réception de Rémond le Grec39. Dans l'Examen, ce lieu correspond à la fin du paragraphe X, qui précède la conclusion positive déiste (au chap. XI) où le motif de «l'honnête homme» de filiation montaignéenne, sur lequel le rédacteur insiste, se présente comme la clé de lecture de l'ouvrage40. La religion chrétienne, d'après l'Examen, n'est pas en mesure de créer des hommes socialement honnêtes parce qu'elle leur impose le mensonge, face au caractère non naturel ou contre-nature de ses principes de perfection morale qui nient la valeur positive des passions. L'imposture devient ainsi l'une des armes nécessaires de la philosophie elle-même41. Diderot se réfère à des arguments classiques de la littérature clandestine et libertine lorsqu'il
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Examen de la religion cit., p. 132-33. Cf. DPV, II, p. 17-19; et Remond le grec, op. cit., p. 35: «Avant le commencement du monde (...) les éléments étaient mêlés et la matière n'était que ce que les anciens Poètes ont appelé chaos. Alors la volupté ou l'amour y mit une chaleur qui n'est jamais sans mouvement; et du mouvement, disait-il, vint l'ordre et l'arrangement de l'Univers. Chaque partie de la matière s'unissant à celle qui lui convenait et demeurant dans l'équilibre selon la grandeur de son volume, car j'en ai retenu les termes, l'homme qui devait être le plus accompli des animaux, eut aussi plus de part à ce feu universel, qui dans chaque corps en particulier, comme dans toute la masse de la matière, est le principe de la vie et du mouvement. Entre les hommes celui qui en eut davantage fut traité plus favorablement par la nature et reçut avec le feu plus d'inclination à la volupté». D'où découle l'importance des passions dans l'établissement des liens sociaux: ibidem, p. 38 sq.; infra, 8.2. 40 Cf. M. de Montaigne, Essais (1580), dans Œuvres complètes, Paris, 1962., Livre II, chap. XII, p. 415 sq.: «Apologie de Raimond Sebond»; Livre III, chap. I, p. 767 sq.: «De l'utile et de l'honnête»; et Rémond le grec, op. cit., p. 37-38: «Il est vrai, me répondit-elle, que cette inclination pour le plaisir a besoin de la philosophie pour être réglée; et c'est à quoi l'on connaît les honnêtes gens, qui ont une attention exacte sur toutes leurs actions et savent toujours ce qu'ils font». 41 Cf. Examen cit., p. 133: «En un mot pour être parfait Chrétien, il faut être ignorant, croire aveuglément, renoncer à tous les plaisirs, aux hommes, aux richesses, vivre seul dans un désert, abandonner ses parents, ses amis, garder sa virginité, faire enfin tout ce qui est contraire à la nature, donner toutes ses richesses aux gens d'Église; après cela, vous êtes sûr, à ce qu'ils vous promettent, d'aller tout droit au ciel»; cf. Addition cit., pensées LXIX et LXX; infra, 8.1-3. 39
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fait monter sur scène l'acteur sceptique42. C'est lui qui va fonder l'équilibre des contraires, en déployant le champ du discours à l'intérieur duquel le mensonge d'une croyance est balancée et démasquée par la critique de ses prétentions, formulée par d'autres croyances. Dans ce contexte, le sceptique lutte «seul contre tous». Mais le philosophe-juge, de son côté, sort avec lui secrètement vainqueur de la dispute43. Deux aphorismes déclarent sans voile cette position de force du critique: Qu'est-ce qu'un sceptique ? C'est un philosophe qui a douté de tout ce qu'il croit, et qui croit ce qu'un usage légitime de sa raison et de ses sens lui a démontré vrai: voulez-vous quelque chose de plus précis? Rendez sincère le pyrrhonien, et vous aurez le sceptique (pensée XXX).
Et ensuite: On risque autant à croire trop, qu'à croire trop peu. Il n'y a ni plus ni moins de danger à être polythéiste qu'athée; or le scepticisme peut seul garantir également, en tout temps et en tout lieu, de ces deux excès opposés (pensée XXXIII).
L'option sceptique du locuteur est évidente. Il faut en mesurer la portée dans la direction d'une prise de conscience de la position critique de cette méthode pour la philosophie morale de Diderot.
2.1.7. Pyrrhonisme et matérialisme, bases de la compréhension critique du vrai A l'époque de Diderot, la définition de «pyrrhonien» a pour la conscience commune un sens gnoséologique correspondant à celui de
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Cf. par ex. N. Fréret, op. cit., chap. X: «Les hommes sont-ils plus parfaits depuis l'avènement de Jésus-Christ?», p. 150-65 sq.: «Si l'on voulait approfondir la corruption des Chrétiens, il faudrait presque faire l'histoire de l'Église; on y verrait l'ambition, la cruauté, le dérèglement dans les mœurs, portés aux plus grands excès». Diderot suit cette trace dans l'Addition 31 et sq.; cf. ibidem, dans les pensées LV-LVII, cf. Examen cit., p. 3-4. 43 Cf. pensée LXI: « Je me suis témoin à moi-même de mon équité. Il n'a pas tenu à moi que cet excès ne m'ait paru fort grand. J'atteste Dieu de ma sincérité» (p. 51).
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«matérialiste»44 et, au sens moral, équivaut à celui de trompeur (même à bonne fin) . En ce dernier sens, pyrrhonien est celui qui feint de croire à la vérité de certaines épreuves visibles, pour en dénier ou rabattre la valeur probatoire sur un autre plan caché, tout en croyant le contraire. Il s'approprie la politique du travestissement-dévoilement45. En épurant, au sens du critique, la figure de celui qui dissimule ses intentions secondes et qui exprime son doute sur la vérité des choses vues par l'aide de la seule raison46, on aura le «vrai sceptique» ou le «pyrrhonien sincère», acteur des pensées XXXIII et LX (infra, 2.4.2)47. Un tel personnage correspond à l'honnête homme de Montaigne, sur le mot duquel se termine l'Examen de la Religion48: Un honnête homme ne doit pas donner son consentement aux discours dont il ne conçoit pas le sens; il faut aussi qu'il prenne bien garde si ce qu'on dit s'accorde à la droite lumière de la raison; car lorsqu'il conçoit que cela ne s'y accorde pas, il est impossible qu'il se rende, et qu'il puisse consentir à ce qui 49 répugne à cette lumière .
Diderot met en valeur cet idéal de l'analyse préalable du sens d'un fait ou d'un discours, par le moyen de la seule raison, en y repérant le commencement de toute activité de compréhension critique du vrai: 44
Cf. J. S. Spink, «“Pyrrhonien” et “Sceptique” synonymes de “Matérialiste” dans la littérature clandestine», dans O. Bloch (éd.), Le matérialisme du XVIIIesiècle cit., p. 14553. 45 Cf. P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, to. III, éd. Bohm cit., p. 2306 sq. dans son article PYRRHON insiste, par ailleurs, sur l'aspect de la suspension de jugement découlant du fait «que la nature absolue et intérieure des objets nous est cachée, et que l'on ne peut être assuré que de ce qu'ils nous paraissent à certains regards». Le Pyrrhon de Bayle est le philosophe qui «trouvait partout et des raisons d'affirmer et des raisons de nier: et c'est pour cela qu'il retenait son consentement après avoir bien examiné le pour et le contre, et qu'il réduisait tous ses arrêts à un non liquet, soit plus amplement enquis. Il cherchait donc toute sa vie la vérité; mais il se ménageait toujours des ressources pour ne tomber pas d'accord qu'il l'eût trouvée»; cf. Hegel, op. cit., éd. J.-P. Lefebvre, II, «Le Travestissement» (Verstellung), p. 408-17. 46 Cf. pensée L. L'article DEISTES, in Enc. IV, 774a exploitera les arguments de l'apologiste Ilharat de la Chambre (Traité de la véritable religion): «Ils [les déistes] soutiennent qu'on ne doit admettre ou croire que ce que la raison conçoit clairement (...). On nomme Déistes, dit cet auteur, tous ceux qui admettent l'existence d'un être suprême auteur et principe de tous les êtres qui composent le monde, sans vouloir reconnaître autre chose en fait de religion, que ce que la raison laissée à elle-même peut découvrir» (l'abbé Mallet). 47 Dans les Additions 54 et 55, l'épithète de «pyrrhoniens outrés» sera lancé contre les chrétiens eux-mêmes; cf. les articles PYRRHONIENNE ou SCEPTIQUE PHILOSOPHIE, Enc., XIII, p. 608a-614a et SCEPTICISME et SCEPTIQUES, Enc., XIV, p. 756b-757b. 48 Cf. S. Bertelli, «La crisi dello scetticismo e il rapporto erudizione-scienza agli inizi del secolo XVIII», dans Società, n° 11, 1955, p. 435-56. 49 Examen, chap. XI, p. 137: «Qu'il y a un Être suprême et la conduite qu'un honnête homme doit garder dans sa vie».
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Ce qu'on n'a jamais mis en question n'a point été prouvé. Ce qu'on n'a point examiné sans prévention, n'a jamais été examiné. Le scepticisme est donc le premier pas vers la vérité. Il doit être général, car il en est la pierre de touche. Si pour s'assurer de l'existence de Dieu, le philosophe commence par en douter, y a-t-il quelque proposition qui puisse se soustraire à cette épreuve? (pensée XXXI).
Voilà le dieu du sceptique, pas du déiste, qui se présente voilé; mais c'est encore un argument moral qui va remplacer l'idole chrétienne. La nouvelle idole est apparemment sceptique elle aussi, car elle doit soutenir la balance du bien et du mal. Contre les excès de la foi, la mésotes est l'argument que le philosophe utilise à propos des termes finaux de la justice. Elle témoigne de la bonté divine d'une façon humaine, à savoir qu'elle a des bornes qu'il nous faut saisir par l'imagination et la raison, signe du lien indissoluble entre le Bon et le Beau visibles : Il ne faut imaginer Dieu ni trop bon ni trop méchant. La justice est entre l'excès de la clémence et la cruauté; ainsi que les peines finies sont entre l'impunité et les peines éternelles (pensée X).
Et il n'y aura qu'une divinité habitant parmi les hommes, instance passée sous silence qui opère en secret, «dans le silence des passions» (Enc., V, p. 116a; infra, 8.3), reliant les individus les uns aux autres pendant leurs activités communes. En un mot, un dieu de la présence sociale. Le déiste, il faut le souligner, prend le ton de son contraire, il est le déclamateur grandprêtre de la nouvelle trinité, du Bon surtout: On nous parle trop tôt de Dieu: autre défaut, on n'insiste pas assez sur sa présence. Les hommes ont banni la Divinité d'entre eux; ils l'ont reléguée dans un sanctuaire; les murs d'un temple bornent sa vue; elle n'existe point au delà. Insensé que vous êtes, détruisez ces enceintes qui rétrécissent vos idées, élargissez Dieu: voyez-le partout où il est, ou dites qu'il n'est point. Si j'avais un enfant à dresser, moi je lui ferais de la Divinité une compagnie si réelle, qu'il lui en coûterait peut-être moins pour devenir athée que pour s'en distraire. Au lieu de lui citer l'exemple d'un autre homme qu'il connaît quelquefois pour plus méchant que lui; je lui dirais brusquement, Dieu t'entend, et tu mens. Les jeunes gens veulent être pris par les sens : je multiplierais donc autour de lui les signes indicatifs de la présence divine. S'il se faisait, par exemple, un cercle chez moi, j'y marquerais une place à Dieu; et j'accoutumerais mon élève à dire, «Nous étions quatre, Dieu, mon ami, mon gouverneur, et moi» (pensée XXVI).
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L'art du critique, c'est l'art de la faculté de juger les signes de l'expérience commune, positivement et politiquement valables50. Quelle est la force de ces contraires? Diderot reconnaît cette équivalence dieucommunauté parmi beaucoup de déguisements, en passant par l'opinion de ses adversaires de Port-Royal, par Saint Augustin et Platon, selon la méthode des libertins. Ses arguments seront tournés, dans la pensée LIII, contre les dévots eux-mêmes: Il faut avouer, dit le logicien de Port-Royal, que saint Augustin a eu raison de soutenir avec Platon que le jugement de la vérité et la règle pour discerner n'appartiennent pas aux sens; mais à l'esprit: non est veritatis judicium in sensibus. Et même que cette certitude que l'on peut tirer des sens ne s'étend pas bien loin et qu'il y a plusieurs choses que l'on croit savoir par leur entremise, et dont on n'a point une pleine assurance. Lors donc que le témoignage des sens contredit, ou ne contrebalance point l'autorité de la raison; il n'y a pas à opter: en bonne logique, c'est à la raison qu'il faut s'en tenir (pensée LII).
Comment peut-on trouver la mesure de ce rapport, le «poids de vérité» entre des opinions différentes ou contraires, en fait de religion? Où ce fondement de l'accord entre particulier et universel, entre l'individu et la communauté, repose-t-il pendant la lutte des opinions? Est-ce en dieu même, ou ailleurs? Est-ce le doute, seul, qui nous éclaire à ce sujet? Voilà les questions qui se situent au cœur des Pensées. Diderot ne trouve encore qu'une réponse provisoire, «au passage». Montaigne donc, encore plus que Spinoza avec l'auteur de l'Examen, apprennent au soi-disant déiste un tel genre de suspension, l'attente du passage ultérieur vers la conception d'un matérialisme critique mûr dans la Lettre sur les aveugles (infra, 4.1).
2.1.8. La démarche secrète du sceptique dans l'argumentation jugeante Pas de vrai, pour les Pensées, mais seulement du vraisemblable dans l'ordre moral. Ni infaillibilité, ni témérité dans l'acte de la réponse. L'interrogation trouve son repos dans une autre interrogation, ainsi que la 50
Cf. la pensée suivante, XXVII: «L'ignorance et l'incuriosité sont deux oreillers fort doux; mais pour les trouver tels, il faut avoir la tête aussi bien faite que Montaigne», il précède la description de l'état d'esprit du sage (pensée XXVIII): le vrai sceptique a sa méthode de suspension du jugement. Sur l'image de l'oreiller cf. Montaigne, Essais cit., «Apologie de Raymond Sebond».
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vérité humaine (opinion ou foi) trouve sa limite de vraisemblance dans son rapport (vérité de concept) avec les autres opinions qui s'opposent. C'est la formule dubitative, en somme, qui l'emporte sur d'autres marques conceptuelles. Diderot place au milieu du développement de sa réflexion la pensée où le principe critico-sceptique s'explicite dans toute sa positivité. Le début d'une séquence de dix pensées (XXIV-XXXIV) a comme argument l'essence du scepticisme: Le scepticisme ne convient pas à tout le monde. Il suppose un examen profond et désintéressé: celui qui doute, parce qu'il ne connaît pas les raisons de crédibilité, n'est qu'un ignorant. Le vrai sceptique a compté et pesé les raisons. Mais ce n'est pas une petite affaire que de peser des raisonnements. Qui de nous en connaît exactement la valeur ? Qu'on apporte cent preuves de la même vérité, aucune ne manquera de partisans . Chaque esprit a son télescope. C'est un colosse à mes yeux que cette objection qui disparaît aux vôtres : vous trouvez légère une raison qui m'écrase. Si nous sommes divisés sur la valeur intrinsèque, comment nous accorderons-nous sur le poids relatif ? Dites-moi, combien faut-il de preuves morales pour contrebalancer une conclusion métaphysique ? Sont-ce mes lunettes qui pèchent ou les vôtres ? Si donc il est si difficile de peser des raisons, et s'il n'est point de question qui n'en aient pour et contre, et presque toujours à égale mesure, pourquoi tranchons-nous si vite? D'où nous vient ce ton si décidé ? N'avons-nous pas éprouvé cent fois que la suffisance dogmatique révolte? «On me fait haïr les choses vraisemblables, dit l'auteur des Essais, quand on me les plante pour infaillibles. J'aime ces mots qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions, à l'aventure, aucunement, quelquefois, on dit, je pense, et autres semblables: et si j'eusse eu à dresser des enfants, je leur eusse tant mis en la bouche cette façon de répondre enquêtante et non résolutive, qu'est-ce à dire, je ne l'entends pas, il pourrait être, est-il vrai, qu'ils eussent plutôt gardé la forme d'apprentis à soixante ans, que de représenter les docteurs à l'âge de 51 quinze» (pensée XXIV) .
La distance entre un dieu sceptique, mis en présence des enfants (propos pédagogique) comme entité cachée dans leurs rapports (pensée XXVI), et le scepticisme lui-même comme acte cognitif, d'instance critique, est courte. Le sceptique des Pensées fait, en ce sens, le premier pas vers une vérité de la «raison pure» libérée, par la sképsis, des fers du dogmatisme. Cette période de la formation de Diderot conduit à la mise en place d'une philosophie critique qui trouve dans la suspension du jugement sa forme d'analyse préalable des positions problématiques. On a montré où s'opère la rencontre des deux lignes directrices, de style et de pensée à l'aide de la Phénoménologie. Aussi est-ce la conscience dédoublée d'un jeune penseur qui se réclame du déisme anglais mais se trouve, de fait, avec tous ses 51
DPV, II, p. 31. Diderot cite librement Montaigne, Essais cit, liv. III, ch. XI.
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penchants caractéristiques du côté du scepticisme et du concept positif, qui regarde le monde moral et le monde dévoilé par la science, comme un seul domaine de son activité jugeante. Résumons: soit un esprit devenu «aliéné de soi» intégré dans le monde actuel; il parle le discours ambiant52 et juge tout cela de la position du concept, en proférant son jugement dans «l'éther de la pure conscience de soi», d'une foi déiste en l'au-delà (dieu) et en l'icibas (monde moral). Le philosophe, tout en étant dans une telle scission, ne peut prendre parti pour aucun de ces pôles. Ainsi la conscience déchirée impose le dialogue, l'interlocuteur pluriel. C'est là qu'émerge la constellation des personnages qui ressortent de l'éther fidéiste et se disputent sur l' γορ politique un mérite de vérité du côté du concept, en n'atteignant que des épreuves de vraisemblance morale du côté de la foi ou en suivant leurs allures dans la vie sociale. La structure formelle des Pensées donne la preuve de l'acheminement vers un criticisme pragmatiste de marque sceptique et empiriste. Voici le parcours que le texte de Diderot suit, selon la procédure sceptique: 1. Les cinq premières pensées commencent avec l'apologie des passions; 2. de la pensée VI jusqu'à la pensée XXIII, font leur apparition les figures du superstitieux et de l'athée, avec les concepts correspondants; les deux sont pesés et jugés du point de vue déiste, qui opère subtilement la réévaluation des motifs de l'athée contre ceux du superstitieux, plus ou moins explicitement53; 3. de la pensée XXIV, citée ci-dessus, jusqu'à la pensée XXXIV, on expose les arguments critiques du sceptique, qui se confronte avec les autres en mesurant les limites de leurs doctrines. Paradoxalement, le ton du locuteur ou du philosophe juge, ressemble à celui de l'homme de foi, disparu de la scène, et parfois à celui du superstitieux lui-même54; 4. A partir de la pensée XXXV jusqu'à la pensée XLV réapparaissent sur scène le superstitieux et le dévot; contre eux le sujet d'énonciation oppose des réfutations d'ordre sceptique, et par simples concepts, sans que les personnages correspondants y parlent directement. L'apologie de l'empereur Julien (pensées XLIII-XLIV), philosophe, rationaliste et sceptique, jette un pont vers la reprise de la discussion, portant sur les objets des doctrines, c'est-à-dire les textes sacrés et les faits qui 52
Cf. pensée LVIII: «Je suis né dans l'Église catholique, apostolique et romaine, et je me soumets de toute ma force à ses décisions. Je veux mourir dans la religion de mes pères». 53 Cf. DPV, II, p. 21, pensée XII: «Oui je le soutiens: la superstition est plus injurieuse à Dieu que l'athéisme». La pensée XXII donne ensuite une triple catégorisation de l'athéisme. Cf. P. Bayle, Pensées diverses cit., I, § 132: «Que les Idolâtres ont surpassé les Athées dans le crime de lèse-Majesté Divine», p. 344 sq. et II, § 133: «L'Athéisme ne conduit pas nécessairement à la corruption des mœurs», p. 5-8. 54 Cf. pensées XXV-XXVI et XLVIII .
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attesteraient la vérité de la religion. On est au cœur de l'argumentation critique des Pensées: Les prophètes, les apôtres et les évangélistes ont écrit, comme ils y entendaient. S'il nous était permis de regarder l'histoire du peuple hébreu comme une simple production de l'esprit humain, Moïse et ses continuateurs ne l'emporteraient pas sur Tite-Live, Salluste, César et Joseph, tous gens qu'on 55 ne soupçonne pas assurément d'avoir écrit par inspiration . Ne préfère-t-on 56 pas même le jésuite Berruyer à Moïse ? (...). Les prophètes se sont piqués de dire vrai et non pas de bien dire. Les apôtres sont-ils morts pour autre chose que pour la vérité de ce qu'ils ont dit ou écrit? Or pour en revenir au point que je traite, de quelle conséquence n'était-il pas de conserver des auteurs 57 profanes qui ne pouvaient manquer de s'accorder avec les auteurs sacrés, au moins sur l'existence et les miracles de Jésus-Christ, sur les qualités et le caractère de Ponce Pilate, et sur les actions et le martyr des premiers chrétiens 58 (pensée XLV) .
5. De la pensée XLV à la pensée LX, le statut de l'épreuve d'une croyance est mis en cause, à travers l'analyse de ces «faits»59. Diderot oppose à l'échafaudage mythologique des histoires sacrées les armes bayléennes
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Contre les apologistes: cf. l'abbé C.-F. Houtteville, La Religion chrétienne prouvée par les faits, Paris 1722, on y trouve la référence aux «auteurs profanes» cités par Diderot, par ex. l'historien juif Flavius Joseph, p. 65-66. Diderot répond aux arguments de Houtteville, même au sujet des autres auteurs, par ex. Julien (pensée XLIII), cf. ibidem, p. XCIX, CI, CVII et 68; Lactance (XLVII), ibidem, p. LXII, LXIII et LXXIV; et le témoignage de Saint Augustin (XLVII, LI et LVI) sur l'explication des miracles, ibidem, p. CXIII, CXX et 27. 56 Un autre apologiste, cf. J. I. Berruyer, Histoire du peuple de Dieu, 8 vol., Paris, 1728. 57 Cf. l'éd. anonyme: Analyse de la religion, attribuée à Dumarsais, dans Œuvres de D., to. VII, Paris, 1797, p. 14 sq.. L'auteur de l'Examen réfute l'affirmation d'Houtteville au sujet du témoignage — d'après lui interpolé — de l'historien Joseph, p. 15, des prophéties et des martyrs des chrétiens, p. 43 et 51 sq. Diderot suit ces traces dans son argumentation critique. 58 Cf. la pensée suivante (XLVI). Diderot répond à la prétendue valeur probatoire des «faits» de foi. Cf. Houtteville, La Religion chrétienne cit., p. 3: «Demandez-vous quelle est cette espèce de preuve si victorieuse des révoltes de l'esprit ? Ce sont les faits. C'est à dire ce qu'il y a de plus palpable, de plus tranchant et de plus persuasif (...). J'entreprends de faire voir aux Déistes que si les faits de l'Évangile sont incontestables, ce moyen simple finit seul tous nos combats; que si les miracles de Jésus-Christ sont avérez, sa Religion a des preuves plus que suffisantes; et que sans s'embarrasser en controverses interminables sur les dogmes, ce point unique abrège tout et emporte une décision générale». 59 Cf. Houtteville, La Religion chrétienne cit., p. 4: «Mais avant tout, je crois nécessaire d'approfondir la nature et la force des preuves de fait. Comme je ne veux employer qu'elles, il importe que j'en fasse connaître l'autorité». L'apologiste définit un ordre hiérarchique de preuves de six espèces (p. 4-5 sq.) que Diderot critique mot à mot dans les pensées sceptiques XLV-LV.
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de la critique textuelle60. On n'ajoute un degré de foi aux doctrines religieuses qu'en proportion «de la certitude des règles de critique» (pensée LX)61; 6. c'est la conclusion des Pensées, dont les deux aphorismes finaux, LXI, cité auparavant, et LXII, ne feront que spécifier le sens par rapport à la position du déiste. Mais, par ce dernier mot, Diderot essaiera de redresser un masque compromis, en attribuant au déisme des instances problématiques qui ne sont pas siennes. La religion naturelle est reprise au sein d'une réflexion positive, par des arguments étrangers d'empreinte stoïque. Comment se fait-il que la religion, dans les limites de la lumière naturelle62, soit néanmoins à préférer au scepticisme ou à l'athéisme tout court? Cicéron répond à la place de Diderot, et le jeune penseur plaque son masque dédoublé sur la parole de l'orateur et de l'homme politique. La source politique l'emporte sur les raisons de la foi: Cette diversité d'opinions
dit Diderot a fait imaginer aux déistes un raisonnement plus singulier peut-être que solide. Cicéron ayant à prouver que les Romains étaient les peuples les plus belliqueux de la terre, tire adroitement cet aveu de la bouche de leurs rivaux. Gaulois à qui le cédez-vous en courage, si vous le cédez à quelqu'un ? aux Romains. Parthes, après vous, quels sont les hommes les plus courageux? les Romains. Africains, qui redouteriez-vous, si vous aviez à redouter quelqu'un ? les Romains. Interrogeons à son exemple le reste des religionnaires, vous disent les déistes. Chinois, quelle religion serait la meilleure, si ce n'était la vôtre? La religion naturelle. Musulmans, quel culte embrasseriez-vous, si vous abjuriez Mahomet ? Le naturalisme. Chrétiens, quelle est la vraie religion, si ce n'est la chrétienne ? La religion des juifs. Mais vous juifs, quelle est la vraie religion, si le judaïsme est faux ? Le naturalisme. Or ceux, continue Cicéron, à qui l'on accorde la seconde place d'un consentement unanime, et qui ne cèdent la première à personne, méritent incontestablement celle-ci (pensée LXII).
60
Cf. Bayle, Pensées diverses cit.. Diderot s'inspire, dans ses réfutations, de la première partie de cet ouvrage. Cf. pensées LIII-LIV et LIX-LX et les arguments positifs de. Houtteville, La Religion chrétienne cit., p. 5-6 sq. 61 Diderot vise vraisemblablement encore Houtteville, op. cit., p. 26 sq. et à la «Première Question. De la certitude d'une Providence», p. 47 sq. 62 Cf. DPV, II, p. 186, De la suffisance de la religion naturelle, § 9 sq. et I. Kant, Recherche sur l’évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale (1763), dans e Œuvres Complètes cit., I, p. 215-49, IV considération, § 2: «Les premiers principes de la morale d'après leur état actuel, ne sont pas encore susceptibles de toute l'évidence requise», p. 245 sq. Kant est, lui aussi, déjà sceptique en 1763.
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Raisonnement «plus singulier que solide». Diderot est prêt à entreprendre la Promenade du sceptique. Mais il fallait d'abord que tous les personnages qui se sont disputés le prix de la raison politique, ici, du côté de la foi, soient replacés sur une autre scène où ils ne parleraient, au même sujet, que le langage du concept. Ils seront, comme dans les Pensées, les comédiens d'un théâtre de la conscience, celui qui va résoudre les apories de son dédoublement à l'intérieur du cercle des oppositions, s'opérant dans le domaine de l'expérience «licencieuse».
2.1.9. L'enquête historique sur soi et sur son temps, par-delà la dispersion sceptique. Vers Les Bijoux indiscrets Après les Pensées, Diderot va tourner en ridicule ses propres incertitudes et le doute sceptique lui-même, en faisant parler le concept, la vérité du développement critique des opinions, par la bouche des courtisans de Banza, serviteurs du souverain Mangogul dans le royaume imaginaire du Congo. Diderot s'affranchit de ses indécisions en se moquant de soi, de la même manière que des newtoniens, des cartésiens, des sceptiques. Les Bijoux indiscrets parleront à haute voix ce «langage du déchirement» de la pensée critique. Hegel fait monter sur scène, dans le monde de «la culture et son royaume de l'effectivité», le Neveu. Mais Diderot représente son double dans ce premier récit libertin, avec la présence d'esprit du génie Cucufa qui crée contre l'ennui «culturel» du roi Mangogul-Diderot un nouvel enchantement. Les cercles des «trente Essais de l'anneau» déclameront les histoires des vies cachées des laquais et des courtisanes identifiées par leurs parties sexuelles, qui expérimentent l'ivresse de leur extranéation. Au fond de la conscience «perverse» (ou moqueuse) du souverain, tous les Bijoux récitent le langage de tous, en vue d'un but politique: l'affirmation de l'esprit pour-soi dans «un jeu de dissolution de soi», mise en scène créée pour l'expérimentateur-écouteur. Démasquer ce but politique et le reconnaître du point de vue d'un nouveau regard, qui n'est à la fois que vrai dans sa totalité et ridicule dans chaque partie isolée pour la conscience critique. Ainsi se poursuit la ligne de recherche des Pensées, sous forme de conte libertin63. 63
Voir l'importante analyse de Hegel, op. cit., vol. II, V - § b : «Le langage du déchirement», p. 76-80: «Ici est donc présent l'esprit de ce monde réel de la culture, esprit qui est conscient de soi dans sa vérité et qui est conscient de son propre concept. Il est cette absolue et universelle perversion (Verkehrung) et extranéation de l'effectivité de la pensée: la pure culture. Ce qu'on expérimente dans ce monde, c'est que ni les essences effectives du pouvoir et de la richesse, ni leurs concepts déterminés Bien et Mal ou la conscience du bien et la conscience du mal, la conscience noble et la conscience vile n'ont de vérité; mais tous ces moments se pervertissent plutôt l'un dans l'autre, et chacun est le contraire de soi-même (...). Son être-là [de l'esprit] est la parole universelle et le
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Une note de Jean Hyppolite à la page hégélienne où l'on décrit la pratique de ce déchirement a saisi l'allusion aux salonniers, «à l'esprit et à la conversation en France au XVIIIe siècle. L'unité de tous les moments séparés s'exprime dans ces jugements scintillants d'esprit. L'ordre social subsiste encore en apparence, mais il a perdu toute signification; il n'est plus là que pour être décrit dans sa perversion»64. Il n'y a pas d'ouvrage qui s'inscrive mieux que les Bijoux indiscrets à l'intérieur de ce cadre historique, lequel éclaircit et spécifie la lecture d'Hyppolite. Les personnages du récit licencieux se font dire ce qu'ils sont en vérité par leurs «bijoux». Les aspects innommables de leurs vies ne leur appartiennent pas; cette vie même est dite, mécaniquement, par d'autres. Les «dessous» indiscrets des femmes de Mangogul, séparés de leurs corps, sont les premiers acteurs de ce théâtre. L'érotisme «pétillant d'esprit» fait en sorte que Diderot s'affranchisse de ses contradictions apparentes, en se dirigeant vers une philosophie cohérente de l'expérimentation et de la praxis. Hors des liens du mécanisme (le rêve sceptique de Mangogul) qui écartèle l'unité des contraires, de l'une à l'autre position: déiste, sceptique, stoïque... pour ne fluctuer que dans l'éther de la pure conscience de soi, celle-ci va finalement se dissoudre d'elle-même à travers la «parlerie» des Bijoux. Ce processus fait éclore un nouveau sujet philosophique. Pas de «fantaisie et d'extravagance» licencieuses, produites au hasard65. L'esprit énonce ses récits, les histoires des courtisanes brisent l'écorce de la «pure culture» et le sujet de tout le mouvement spéculatif, le Roi simplement observateur, deviendra la raison (Mirzoza) qui fonde une praxis critique unitaire, engagée dans le présent. La critique du monde contemporain, pour le Diderot écrivain, est donc cette enquête historique à travers les événements qui l'ont amené à se constituer et à se reconnaître
jugement qui met tout en pièces, à la lumière duquel se dissolvent tous ces moments qui doivent valoir comme essences et membres effectifs du tout; un tel jugement joue aussi bien avec soi-même ce jeu de dissolution de soi. Ce jugement et cette parole sont donc le vrai, l'incoercible, tandis qu'ils soumettent tout à eux; ils sont ce à quoi seulement on a vraiment affaire dans ce monde réel. Chaque moment de ce monde parvient donc à ce résultat : que son esprit soit exprimé ou qu'il soit parlé de lui avec esprit, et dit de lui ce qu'il est (...). La conscience déchirée (...) est la conscience de la perversion, et proprement de la perversion absolue. Le concept est ce qui en elle domine, le concept qui rassemble les pensées qui sont à grande distance les unes des autres pour la conscience honnête; et son langage est par conséquent scintillant d'esprit»; infra, 2.3, 6.1, 7.3. 64 Ibidem, cet esprit «est le prétexte des brillantes conversations qui dévoilent le sens caché sous le sens apparent. Ces conversations elles-mêmes s'élèvent à la conscience de leur propre vanité. — C'est là la description d'une culture pré-révolutionnaire. N'est-ce que cela?» (Hyppolite). Pour un approfondissement de cette lecture voir aussi de J. D'Hondt, Hegel, le philosophe du débat et du combat, Paris, 1984 et «L'homme de Diderot», dans Diderot, Lisbonne, p. 124-137. 65 Cf. DPV, III, p. 3: Introduction aux Bijoux indiscrets, par A. Vartanian.
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comme agent libre de ce qu'il fait, pense, sent, dit66. Chez l'historien, l'expérience des possibilités d'action aptes à pénétrer cette réalité se donne à voir là où se réalise la compréhension de ce que le monde de la vie offre à l'homme, en juge sceptique. C'est ce qui le soumet aussi à l'épreuve chancelante d'un nouveau jugement sur ce «jugement qui met tout en pièces», autrement dit vers l'unité de la science.
2.2. LES BIJOUX INDISCRETS: UN THEATRE DE LA PRAXIS
2.2.1. L'autre Encyclopédie. La raison critique de la chair A l'époque de son premier roman (1747), grâce à Shaftesbury, à Pope, à la littérature clandestine et aux Jésuites, Diderot fait siennes les nouvelles instances théoriques d'un «idéalisme» platonicien déiste et, en même temps, il pratique un expérimentalisme sceptique tout à fait original. Ces positions ne pouvaient pas coexister longtemps et les Bijoux achèvent une scission théorique paisible. Mais la définition des termes propres d'une philosophie matérialiste qui va se bâtir, peu après, dès la Lettre sur les Aveugles (1749), passe à travers l'épreuve de la scission des opinions, mêlées sur la scène dialogique des Pensées (1746). Entre l'empirisme de marque sceptique et l'idéalisme des êtres moraux du premier ouvrage emprunté à Shaftesbury, la scission correspond à un acquis de cohérence, d'unité de pensée et de profondeur de style. L'évolution historique de la philosophie de Diderot pose des problèmes sur le plan de l'usage de ces concepts, qui vont bien au-delà de la terminologie usuelle et rend difficile la schématisation en «ismes» qu'on peut en tirer. Il est certain que Diderot, après 1747, abandonne sa foi déiste. Shaftesbury présente pour Diderot le mérite des formes d'un idéalisme objectif des sujets moraux, mais qu'il n'a pas manqué de soumettre à sa critique (supra 1.2.1). Diderot renverse la doctrine morale néoplatonicienne, comme l'on a vu, en un idéalisme de type nouveau. Son interprétation nouvelle découvre les fonctions de l'entendement qui entrent dans l'acte du jugement de goût. Les idées de Beau, Bon, Juste, etc., sources de nos jugements face aux objets sensibles, ne se trouvent pas «dans les choses» mais dans la description que nous en donnons. Celles-ci peuvent être réduites ultérieurement aux principes de l'acte intellectuel de description: «ordre, symétrie, harmonie, etc». Voilà que les seules choses réelles, de l'art de peindre comme de la morale, sont nos actes intellectuels (infra, 2.4-5).
66
Cf. M. Foucault, «Qu'est ce que les Lumières?», dans Magazine littéraire, n° 309, 1993, p. 62-73.
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A la même époque, Diderot écrit la Promenade du sceptique (1747). Il s'y montre soucieux, encore une fois, d'expérimenter — comme dans les Pensées: mise à l'épreuve des doctrines qu'il rencontre tout au long de ses «embuscades» conceptuelles, suivant l'unité de mesure de leur fonctionnement social (définition des limites et conditions d'action) — et d'idéaliser: il se veut fidèle aux principes du pur regard et de la pure conscience de soi. C'est là d'abord, dans ce milieu sceptique, hybride, que parleront Les Bijoux, l'autre Encyclopédie avec la raison de la chair, de l'imagination libérée, de la critique politique. Apparemment, c'est une coupure dans la direction imprimée par les Pensées et par le biais d'un scandale. Pourquoi un roman libertin? Les faits sont connus: il s'agirait d'un défi lancé par une jeune aventurière de la République des Lettres, Mme de Puisieux, «folle gageure» pleine de malice67. On soutient, dans le beau monde, que M. le philosophe, à la renommée sérieuse, ne serait pas capable de composer un récit léger, selon la mode des temps. Pourtant les modèles ne manquent pas: Duclos, Crébillon fils, Latouche. Le choix des Bijoux relève d'un jugement de sérieux que Diderot subit au moment où vient de commencer sa fréquentation des Salons parisiens68. Il en sort l'un des ouvrages les plus brillants de sa production romanesque69, qui témoigne de son état d'esprit à l'égard des acquis sceptiques et idéalistes récents. Les Bijoux achèvent positivement la scission de la double conscience du déiste, marquée dans les Pensées. La foi morale dans l'au-delà et dans l'en-deçà (l'idée morale), se transforme justement en acte critique de description du monde de l'en-deçà, mesuré à partir de ses représentations actives, produites par l'entendement en alliance avec la sensibilité et la chair. La critique que Diderot met à l'œuvre investit en même temps la sensibilité (charnelle) et la conceptualité (désincarnée), aveugles si elles sont séparées l'une de l'autre. Activités et productions du concept, science de la nature newtonienne et biologie maupertuisienne sont appliqués, sous forme de parodie, aux personnages des histoires, pour montrer leur inconsistance singulière. Aussi Les Bijoux sont-ils une réfutation par essais, sous l'alibi de la badinerie, de certaines vérités apparemment inébranlables du jeune philosophe. Un Jugement sur le jugement — sur celui du déiste — emmène le sceptique vers la première affirmation cohérente de son matérialisme. L'âme jamais éteinte du déiste moraliste en reste embarrassée pendant toute sa vie. Un «petit essai de libertinage d'esprit» aurait été «la
67
Cf. Wilson, op. cit., p. 73 sq. Cf. DPV, III, p. 6 Diderot s'excusera publiquement mais, en bon libertin, il va ajouter dans les années suivantes trois chapitres, les plus remarquablement osés des Bijoux, cf. DPV, III, p. 261 sq. 69 Cf. Wilson, op. cit., p. 86; et A. Freer, «Ricerche sulla fortuna dei Bijoux indiscrets in Francia», dans Saggi e ricerche sulla letteratura francese, to. 9, 1972, p. 89-131. 68
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grande sottise»qui le gênait devant les gens de lettres70. Tâchons de voir quelles sont les raisons de cet embarras.
2.2.2. L'évanouissement du premier regard de la connaissance L'expérience pervertie de sujets aliénés à eux-mêmes, l'érotisme des descriptions actives qui les concerne, quelquefois caché mais en certains endroits fleurant la pornographie, s'allie avec la rêverie libertine qui fait place nette de tout objet de science universelle. Diderot nie la valeur de l'objet même de la métaphysique (théorein) et de n'importe quel élément d'«épreuve» (les «essais») saisi dans le processus de la connaissance indépendamment de la loi du sensible. Ce premier spectacle présent dans les contes, par rapport à son résultat, est un terme de négation finale de la valeur scientifique théorique (visuelle) et de ce qu'il montre ainsi que du moyen de sa connaissance. La pure observation, un rêve mécanique de possession de l'expérience-en-soi, absolue et complète, et le plaisir qui l'accompagne par le simple regard de l'entendement (rêve fragmenté qui constitue l'axe de mouvement du texte), fait évanouir la conscience de soi du déiste. Les objets d'expérience, les vraies vies des Bijoux, ne se laisseront guère saisir par cet œil simplement curieux de leurs aventures. Outre cela, la critique pratique du narrateur aura besoin de quelque chose d'autre. Paradoxe remarquable, si l'on songe aux professions de foi empiristes qui mettent en évidence la figure du sceptique dans les Pensées71: la négation de l'efficacité qu'a l'expérience seule de saisir le sens des phénomènes vus relève encore de l'idéalisme pragmatique du Commentaire de Shaftesbury. Il y a, tout d'abord, l'intention politique claire de structurer le récit par la fragmentation parodiée des scènes de cour, comme des traits de pinceau qui dépeignent les mœurs des «grands» contemporains. C'est une double parodie: 1°/ des mœurs sous Louis XV et 2°/ des disputes scientifiques à la mode dans le milieu des Salons, berceau du scepticisme et du dogmatisme dont Diderot va bientôt s'affranchir72. Les personnages évoquent les ombres orientalisantes des courtisans, pour lesquels le philosophe n'a jamais caché son hostilité73. Ils vont représenter les sujets du récit expérimental dans les trente épreuves circulaires74 et les incarnations des repères théoriques du philosophe, dans un univers 70
Cf. DPV, III, p. 5-6. Les accusations de Palissot et le témoignage vivant de Naigeon. Cf. Pensées philosophiques, XVIII-XX; supra 2.1. 72 Cf. DPV, II, pensée XXVI. Le déiste prend souvent le ton du déclamateur ou du «dévot»; supra 2.1.7. 73 Cf. DPV, III, introduction, p. 7. 74 Les «trente essais de l'anneau» s'achèvent, comme Le Neveu, en retournant à leur point de départ: la restitution de la bague enchantée au mage Cucufa, cf. DPV, III, p. 255. 71
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d'expériences contradictoires. Mme de Puisieux, la maîtresse, courtisane instigatrice, va jouer le rôle du personnage-clé, le Raisonneur de toutes les expériences de Mangogoul, en tant que jugement critique des trente essais de l'anneau: c'est le rôle de Mirzoza, «la Favorite»75 . Voici la trace narrative. Mangogul (Louis XV) est sur le trône du Congo (France) depuis la mort de son père. Il entame une vaste série d'entreprises visant à changer les mœurs politiques et administratives de son royaume. Souverain éclairé, il va accomplir les premiers travaux d'utilité publique: Mangogul acquit en moins de dix années la réputation de grand homme. Il gagna des batailles, força des villes, agrandit son empire, pacifia ses provinces, répara le désordre de ses finances, fit refleurir les sciences et les arts, éleva des édifices, s'immortalisa par d'utiles établissements, raffermit et corrigea la législation, institua même des académies, et, ce que son université ne put jamais comprendre, il acheva tout cela sans savoir un seul mot de latin (DPV, III, p. 39).
Le souverain aime les plaisirs de l'esprit, plus que ceux du corps. De nombreuses femmes aspirent à devenir un jour la Favorite de son harem, mais il existe déjà une première dame: Mirzoza (Mme de Puisieux, ou la Pompadour). Diderot plonge la trame temporelle dans un futur conjectural et pourtant déterminé de façon numérique: Ce fut donc l'an du monde 150000003200001, de l'empire du Congo le 39000007003, que commença le règne de Mangogul, le 1234500 de sa race, en ligne directe (Ibidem).
Le règne de Mangogul marque une cassure dans cette continuité énigmatique d'un futur toujours égal à lui-même. Signe d'une époque nouvelle de l'histoire, le bon sultan «renfermait dans sa tête plus d'esprit qu'il n'y en avait eu dans celles de tous ses prédécesseurs ensemble». Nouveauté inouïe que celle de l'esprit, telle qu' «on juge bien qu'avec un si rare mérite, beaucoup de femmes aspirèrent à sa conquête». Le caractère saillant de l'esprit souverain est la curiosité qui l'anime. Il aime à se promener avec son regard au-delà des apparences, regard qui est sa seule véritable luxure dans la vie monotone de la Cour. Les actions et les représentations directes des courtisanes, montrées à sa sensibilité assoupie, bientôt ne suffisent plus à le rendre heureux. L'ennui s'assoit sur le trône à sa place et face à la force performative de l'esprit, les ressorts de la sensibilité sont trop fragiles. Chez Mangogul, le caractère noble de l'imagination marque un décalage entre sa possibilité visuelle, celle de l'esprit même, et les données concrètes que 75
Le dialogue entre l'Observateur-expérimentateur (Mangogul) et le Juge de ses expériences de vision (Mirzoza) est continu, par ex. ibidem, p. 176: et 198.
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l'expérience lui offre. On est encore dans le domaine du premier regard de l'entendement analytique de Shaftesbury. Sa réponse consiste à libérer l'énergie de tous les mécanismes de la pensée: intuition, mémoire, imagination, sans aucun lien direct avec l'expérience particulière du sujet Mangogul. Le sujet-souverain de Banza deviendra un spectateur invisible, un pur esprit. C'est le moteur du récit licencieux: voir le spectacle sans être vu; entendre et n'être pas entendu. C'est faire de (et comprendre) la possession érotique vécue (comme) un fait automatique qui n'est là que pour être observé et décrit (la pornographie). Le mécanisme s'accomplit grâce à l'enchantement du mage Cucufa (chap. IV). Celui-ci fait cadeau au souverain d'une bague mystérieuse: Vous voyez bien cet anneau, dit-il au sultan. Mettez-le à votre doigt, mon fils. Toutes les femmes sur lesquelles vous en tournerez le chaton, raconterons leurs intrigues à voix haute, claire et intelligible. Mais n'allez pas croire au moins que c'est par la bouche qu'elles parleront. - Et par où donc, ventre-saintgris ! s'écria Mangogul, parleront-elles donc ? Par la partie la plus franche qui soit en elles et la mieux instruite des choses que vous désirez savoir (Ibidem, p. 43).
La continuité de la vie et l'ordre des expériences qui pourraient donner sens à l'acte amoureux, argument du récit, sont brisés par la parole involontaire des bijoux. Ils racontent ce que leurs possesseurs ont été et ont fait en vérité. Le récit isole le fait pour le raconter et le décrire séparément de la vie, de l'être des corps entiers qui l'ont vécu. Et deux formes humaines, deux figures géométriques de bijoux se détachent de ces corps, s'enchevêtrent entre eux: Le bijou féminin carré et le bijou masculin parallélépipède furent examinés avec la même rigueur, éprouvés avec la même précision, mais le grand prêtre attentif à la progression des liqueurs ayant reconnu quelques degrés de moins dans le garçon que dans la fille, selon le rapport marqué par le rituel (car il y avait des limites), monte en chaire et déclara les parties inhabiles à se conjoindre; défense à elles de s'unir, sous les peines portées par les lois ecclésiastiques et civiles contre les incestueux. (...) Il y avait aussi un véritable péché contre nature, c'était l'approche de deux bijoux de différents sexes dont les figures ne pouvaient s'insérer ou se circonscrire (Ibidem, p. 269, mes 76 italiques) .
Les mariages célébrés dans l'Ile du rêve sont le miroir d'une perfection géométrique. Le «thermomètre sacré» se moque de la sanction 76
Il s'agit d'une des trois additions posthumes, le chap. «Des voyageurs».
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divine, par la liturgie de la téchne et le profil de Descartes se dessine dans la parodie des disputes scientifiques. Instruments de mesure, jauges, manomètres décident mieux que les prêtres sur les questions concernant la vie des hommes et des femmes. Diderot rêve du renversement parfait des mœurs de la civilisation chrétienne, avec leurs apparats mythologiques de faits sacrés et de miracles (supra, 2.1.8). Ce paradoxe est au cœur de sa philosophie pratique qui se bâtit à travers la raillerie des Bijoux Une autonomie absolue de l'objet fonctionnel, de l'œuvre humaine sociale, est revendiquée par rapport au sujet aliéné qui prétend la diriger.
2.2.3. Le calcul des rapports entre le visible et l'intelligible: le clavecin oculaire Les deux parties sexuelles et mécaniques doivent fonctionner toutes seules et les amants sont par là réduits à leur essence génitale. Ils ne sont qu'un assemblage aux yeux du Spectateur invisible, n'étant là que pour lui, pour la jouissance du mécanisme sensible. Mangogul contemple, dit Diderot, les limites de leur fonctionnement77. Puis un acte de la raison observatrice, la Favorite-raison, raconte ces histoires et rend à l'esprit souverain les moyens idéaux aptes à accomplir ses essais, pour saisir les bornes actives de ces objets sexuels. Les analogies de l'entendement analytique — à tout élément concret de l'expérience correspond un élément formel interprétant, d'ordre mécanique — qui introduisent les instruments d'observation au cœur des expériences vécues, constituent les catégories de la jouissance mécanique. C'est le plaisir de connaître les formes en-deçà des choses et de l'expérience même dans le domaine du pur regard. Dans l'Île des rêves, tout ce qui est y est à sa place comme il doit y être: Les insulaires n'étaient point faits comme ailleurs. Chacun avait apporté en naissant des signes de sa vocation; aussi en général on y était ce qu'on devait être. Ceux que la nature avait destinés à la géométrie avaient les doigts allongés en compas: mon hôte était de ce nombre; un sujet propre à l'astronomie avait les yeux en colimaçon; à la géographie, la tête en globe; à la musique ou acoustique, les oreilles en cornet; à l'arpentage les jambes en jalon 78 (Ibidem, p. 275) .
La société parfaite, vue de la perspective de ce transcendantal pratique, évoque l'image d'une fabrique où la division du travail est la mieux aménagée (infra, 5.1-6). L'homme est mesuré en fonction de la machinerie 77 78
Un thème qui revient dans la parodie de plusieurs récits; cf. DPV, III, p. 238, 275, 277. «De la figure des insulaires et de la toilette des femmes» (Additions); infra, 8.2-3.
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particulière dont il est doué, et de sa capacité à en faire usage. Les «hommes universels (...) destinés à tout et bons à rien» y jouent un rôle marginal. Et ce sont eux, les vrais automates objets du rire, qui ne représentent pas l'humanité-insulaire-en-soi: Quand ils marchent, on dirait qu'ils arpentent; quand ils gesticulent, ils ont l'air de décrire des figures; quand ils chantent, ils déclament avec emphase (Ibidem, p. 276).
Or, la merveille touchant à la vie des femmes de cette Île, conjointes des hommes-parties, est elle aussi une machinerie extraordinaire. Un appareil singulier doit soigner un aspect essentiel de leur personne, la toilette. Le clavecin oculaire, souvenir du célèbre instrument du père Castel, suivant les analogies de l'entendement analytique, fait de l'apparence visible — l'habit, la coiffure, le maquillage, l'allure même — le résultat d'un calcul des «harmoniques convenables» à tel ou tel sujet, dans l'ordre des rapports abstraits que la personne entretient avec son essence cachée. L'instrument calcule la mesure de correspondance active entre le visible et l'intelligible79. L'apparence est ramenée, à travers cette opération mécanique, à l'essence du sujet, de ce qu'il fait, pense, dit. Pour les femmes de l'Île-de-rêve, il suffit de pousser une touche de l' instrument, celle qui leur convient, pour déterminer les justes couleurs de leurs aspects extérieurs. Et il est bien aisé d'imaginer pourquoi une telle occupation est la plus importante et s'étale sur la plupart de la journée. Le talent des joueuses réside dans l'écoute intérieure des rapports, alliée à la connaissance la plus approfondie des lois de l'harmonie et du contrepoint, lois naturelles, voire éternelles, d'après la leçon de l'oncle Jean-Philippe Rameau. Il ne fait aucun doute que les erreurs de composition, les règles de montage des pièces, sauteront à l'évidence aux yeux des spectateurs. Le pur regard critique de la machine transforme les sons en couleurs, l'écoute de l'idée en vision à exécuter . Comment? le voici. Une pièce de notre ajustement étant donné il ne s'agit que de frapper un certain nombre de touches du clavecin pour trouver les harmoniques de cette pièce et déterminer les couleurs différentes des autres (...) Je crois même qu'il y a dans cette espèce de musique des dissonances à préparer et à sauver. - Vous l'avez dit. - Je crois en conséquence que le talent d'une femme de chambre suppose autant de génie et d'expérience, autant de profondeur et d'études que dans un maître de chapelle (...) - [Madame la maîtresse du cabinet] - Je vous ai donné les meilleurs maîtres, et il semble que vous n'ayez pas encore les premiers principes de l'harmonie. Je veux aujourd'hui que ma fontange soit verte et or; trouvez-moi le reste... la plus jeune pressa les touches et fit sortir un rayon blanc, un jaune, un cramoisi, un 79
Cf. A.M. Chouillet, «Le clavecin oculaire du père Castel», dans DHS, n°8, 1976, p.141-66.
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vert d'une main, et de l'autre un bleu et un violet. Ce n'est pas cela, dit la maîtresse d'un ton impatient, adoucissez-moi ces nuances... La femme de chambre toucha de nouveau blanc, citron, bleu turc, ponceau, couleur de rose aurore et noir. Encore pis ! dit la maîtresse. Cela est à excéder. Faites le dessus (...). Ensuite la dame passa dans un arrière-cabinet pour s'habiller dans cette modulation. Cependant l'aînée de ses filles priait la suivante de lui jouer un ajustement de fantaisie, ajoutant: Je suis priée d'un bal et je me voudrais leste, singulière et brillante. Je suis lasse des couleurs pleines ... Rien n'est plus aisé, dit la suivante; et elle toucha gris-de-perle avec un clair-obscur qui ne ressemblait à rien, et dit: Voyez mademoiselle comme cela fera bien avec votre coiffure de la Chine, votre mantelet de plumes de paon (...) Tu veux trop, ma chère, répliqua la jeune fille. Viens toi-même exécuter tes idées ... (Ibidem, p. 277-79, mes italiques).
Afin de comprendre le choix des parties à se conjoindre, la RaisonMirzoza donnera son Jugement sur le jugement des joueuses qui s'exprime à travers la parole indiscrète des bijoux. L'existence de ce second regard de la raison pure, affranchi du lien avec son origine (l'œil secret du prince), est l'élément déterminant par rapport aux expériences vues. 2.2.4. Les effets révolutionnaires du clavecin sur la vie politique Ce qui se passe «dans la bouche» des bijoux, hors de l'ordre de continuité du concept et de la vie, est un fait qui écrase le présent, le trouble et donc le modifie. La fin de l'épisode, «La Figure des Insulaires et de la Toilette des femmes», prévoit une application des ressorts du clavecin aux affaires politiques du royaume. Et là commencent les dangers lorsque le roi veut utiliser l'instrument pour décider des questions embrouillées de la vie sociale: Mirzoza lui coupant la parole ajouta : Je vous dispense du reste; pour cette fois, sultan, vous avez raison, que ce soit, je vous prie, sans tirer à conséquence. Si vous avisez de devenir raisonnable tout est perdu. Il est sûr que nous paraîtrions aussi bizarres à ces insulaires qu'ils nous paraissent, et qu'en fait de modes ce sont les fous qui donnent la loi aux sages, les courtisanes qui la donnent aux honnêtes femmes, et qu'on n'a rien de mieux à faire que de la suivre. (...) J'ai donc eu une fois en ma vie le sens commun. Je vous le pardonne mais n'y retournez pas (Ibidem, p. 281).
La machine risque de provoquer une révolution : avec toute votre sagacité, l'harmonie, la mélodie et le clavecin oculaire ... Arrêtez, je vais continuer: "Donnèrent lieu à un schisme qui divisa les hommes, les femmes et tous les citoyens. Il y eut une insurrection ... (Ibidem)
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Le souverain déchire les cahier des voyageurs qui ont relaté cette histoire, en se débarrassant «d'un ouvrage inutile». Mirzoza est encore sur ses talons. La page suivante clôt les Additions posthumes aux Bijoux indiscrets : Inutile pour moi peut-être, mais pour vous? - Tout ce qui n'ajoute rien à votre bonheur m'est indifférent. - Je vous suis donc chère ? Voilà une question à détacher de toutes les femmes. Non, elles ne sentent rien; elles croient que tout leur est dû, quoi qu'on fasse pour elles, on n'en a jamais fait assez; un moment de contrariété efface une année de services. Je m'en vais. - Non vous restez: allons, approchez-vous et baisez-moi. - Le sultan l'embrassa et dit: N'est-il pas vrai que nous ne sommes que des marionettes ? - Oui, quelquefois (Ibidem, mes italiques).
La critique de la conscience «en elle-même pervertie», comme une «question à détacher» de son objet, se traduit en acte transcendantal de position de soi, de l'ordre du rêve pragmatique, objet du récit. Tel qu'il est, ce regard second renverse le réel dans son statut de sens. C'est la «franche vérité» de la machine. Pour Mangogul, les aventures observées maintiennent leur caractère propre qui est celui de la fragmentation en vue (praxis) de l'action transformatrice. Déchirement linguistique aussi, c'est l'issue du travail de traducteur dans la trame de la rêverie. 2.2.5. La dynamique d'aliénation et de réappropriation du sujet. La puissance représentative des Bijoux Diderot fait retentir la symphonie des langues étrangères, pour donner des exemples de la passivité de ces sujets mécaniques, en enveloppant le sens du récit grivois de ses suggestions sonores. «Le bijou voyageur» (chap. XIV) parle trois idiomes aliénés lors de trois aventures galantes qui se déroulent, en même temps, en Angleterre, en Autriche, à Rome (en latin) et à Florence (en italien). Une autre page pétillante d'esprit qui s'inspire vraisemblablement, à travers Eidous, dans sa version italienne, des Écrits de l'Arétin: A Wealthy Lord, travelling though France, dragg'd me to London. Ay, that was a man indeed ! He water'd me six times a day, and as often o'nights. His prick like a comet's tail shot flaming darts: j never felt such quick and thriling thrusts. It was not possible for mortal prowess to hold out long, at this rate; so he droopled by degrees, and j received his soul distilled through his Tarse (...). Duxit me Viannam in Austriâ patriam suam, ubi venereâ voluptate, quantâ maximâ poteram, ingurgitatus sum, per menses tres integros ejus splendidè nimis epulatus hospes. Illi, rugosi et contracti Lotharingo more colei, et eo usqué longa, crassaque mentula, ut dimidiam nondùm acciperem, quamvis iterato coïtu fractus, rictus mihi miserè potest (...). Quella città è il tempio di Venere, ed il soggiorno delle delizie. Tuttavia mi dispiaceva, che le natiche
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leggiadre fossero là encora più festeggiate delle più belle potte; quello che provai il terzo giorno del mio arrivo in quel paese. Una cortigiana illustre si offerisce à farmi guadagnare mila scudi, s'io voleva passar la sera con esso lei in una vigna. Accettai l'invito... Ogn'uno chiavò la sua. Il trastullo poi si prese a quadrille, dopo per farsi guattare in bocca, poscia nelle tette; alla perfine uno dei chiavatori impadronissi del mio rivale, mentre l'altro mi lavorava. L'istesso fu fatto alla conduttrice mia…(Ibidem, p. 219, mes italiques).
Les trente essais sont structurés de la manière suivante: 1°/ une expérience vécue et secrète; 2°/ deux premiers regards secrets, celui du sujet qui l'a vécue et la redécouvre, et celui du spectateur qui assiste au dévoilement verbal de l'anneau: il juge et «met tout en pièces»; 3°/ le regard second de la Raison-Mirzoza que je qualifie de transcendantal, car il conditionne les expériences mêmes dans leur forme, posant la vérité du sujet, qui juge de nouveau la totalité du processus et poursuit le chemin de l'expérience en allant au-delà, vers la connaissance du neuf. Le «feu d'artifice pornographique», ce bijou voyageur qui parle des langues étrangères n'explose pas «par exception» (DPV, III, p. 287, Appendice). C'est le point culminant du chemin qui conduit cette structure narrative et historique au sommet de l'impuissance propre au regard premier, jusqu'au dernier essai que Mangogul fait sur la Favorite elle-même. L'éclat du langage aliéné flétrit, par son brillant, le sens du récit libertin. De toute l'histoire, il n'en reste que la parole qui dit, et dit comment le bijou est dit par d'autres, les maîtres de son expérience (supra, 2.1.2). La présence des verbes passifs est obsédante: dragg'd me, water'd me, ingurgitatus sum, epulatus sum, farsi guattare, mi lavorava… et l'acte de regarder révèle le sens de sa passivité. Après avoir fait place nette, à travers le jugement premier, des valeurs du bien et du mal, de la «conscience noble» et de la «conscience vile», perverties l'une dans l'autre, Mangogul revient à «la fidélité de l'amour et de la gloire» auprès de sa Favorite, la Raison80. Toutefois, l'activité interne du sujet expérimentateur-experimenté s'interrompt, au cours des essais, juste au moment où elle dévoile son sens, en étant elle-même dévoilée. Coïtus fractus, c'est une autre mesure pour dire la qualité de l'observation simple, d'abord déiste, puis sceptique, mais toujours manquante chez le pornographe. L'acte se réitère; l'on passe aussitôt, à la fin de l'expérience révélée, à l'événement suivant. Quand Mangogul a-t-il connu l'aventure avec une femme? C'est bien quand il détourne son premier regard et s'ouvre au second spectacle de la raison critique, qui sent la valeur de cette vision totale et la met en scène de son côté. On passe au-delà, vers un autre récit. La convoitise se reproduit toute
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Cf. DPV, III, p. 258: «Le Trentième et dernier essai de l'anneau».
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seule, lorsque le mécanisme a démarré81. Aussi le scénario des Bijoux se faitil très simple. Pas d'intrigues, ni de complications de structure dans l'enchaînement des histoires. Il n'y a qu'une mise en scène de ce qui fait être les sujets tels qu'ils apparaissent. 2.2.6. Théâtre des conditions et praxis de l'esprit critique S'arrêtant dans sa Dramaturgie de Hambourg (1767) sur l'un des chapitres les plus remarquables l'«Entretien sur les lettres» (Second Volume, chap. V) G. E. Lessing est le premier qui ait pris au sérieux ces discours des Bijoux. Il met en évidence le double aspect de la démarche descriptive diderotienne et y valorise les idées théâtrales volontairement exposées comme une badinerie. Lessing souligne surtout l'aspect réaliste des personnages et le souci de rendre la vérité des conditions d'expérience dans la représentation, et non pas la simple définition abstraite des caractères: «et vous entendrez la pure nature s'exprimer par leur bouche», ce que, d'après Lessing, les ouvrages de critique postérieurs de Diderot, les Entretiens sur le Fils naturel et le même Discours de la poésie dramatique, présenteraient d'une manière didactique, «sur un ton trop ambitieux et trop pompeux». Les Bijoux donnent la parole à ces idées qui font tout le prix du jeune romancier, comme le souligne Lessing: Il a exprimé son opinion dans un livre où l'on ne cherche pas, à vrai dire, de pareilles idées; dans un livre où le ton du persiflage règne à tel point, que la plupart des lecteurs n'y voient que bouffonnerie et sarcasme, même quand la saine raison y prend la parole. Sans doute Diderot avait ses raisons pour produire ses opinions secrètes dans un pareil livre plutôt que dans tout autre: un homme prudent dit souvent en riant d'abord ce qu'il veut redire après sérieusement. Ce livre s'appelle les Bijoux indiscrets, et aujourd'hui Diderot le 82 renie .
La perspective du second regard critique, qui saisit les conditions de vie des personnages, le sens de leur passivité par rapport au contexte social, la domination de l'idée de système de rapports, c'est encore une fois Mirzoza, raison critique, qui va l'établir. Lessing cite et commente: De par Brama, s'écria le sultan en bâillant, Madame a fait une dissertation académique. - Je n'entends point les règles, continua la favorite; et moins encore les mots savants dans lesquels on les a conçues. Mais je sais qu'il n'y a 81
Cf. ibidem, p. 230. C'est «l'appareillage mécanique» de la narration, employé pour jeter un pont d'un essai à l'autre; cf. aussi ibidem, p. 221, 246, 248. 82 Cf. G. E. Lessing, Dramaturgie de Hambourg (1769), éd. fr. Ed. de Suckau, Paris, 1869, p. 390 sq.
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que le vrai qui plaise et qui touche. Je sais encore que la perfection d'un spectacle consiste dans l'imitation si exacte d'une action, que le spectateur trompé sans interruption, s'imagine assister à l'action même. Or, y a-t-il quelque chose qui ressemble à cela dans ces tragédies que vous nous vantez ? En admirez-vous la conduite? Elle est ordinairement si compliquée, que ce serait un miracle qu'il se fût passé tant de choses en si peu de temps (...). Messieurs, au lieu de donner à tout propos de l'esprit à vos personnages, placez-les dans des circonstances qui leur en donnent (...). Je vous avoue, dit Selim, que cette supposition me frappe; mais ne pourrait-on pas vous observer qu'on se rend au spectacle avec la persuasion que c'est l'imitation d'un événement, et non l'événement même qu'on y verra? — Et cette persuasion, reprit Mirzoza, doit-elle empêcher qu'on n'y représente l'événement de la 83 manière la plus naturelle? .
Soin des conditions de l'expérience décrite et imagination active de l'œil observant, second regard où la raison du drame et la sensibilité réceptive du spectateur fusionnent. Ainsi se définit une esthétique de l'extranéation que Diderot a appréciée chez les classiques, tel que Térence84. Mais sa pratique littéraire permet au philosophe de se rendre compte — Lessing l'a indiqué — des machineries et des artifices qui font la réussite de l'action théâtrale, celle que Mangogul a sous ses yeux continuellement: le Rêve trompeur. Pendant le dernier épisode cité, le roi s'en va, sortant de la scène visible. L'illusion de vérité grâce à la tromperie réussie met en place le rapport particulier d'un spectateur avec l'ouvrage qu'il a devant soi, produisant quelque chose d'autre, au-delà de lui-même. La critique de l'aliénation morale et surtout de la politique contemporaines s'allient à l'intention de réforme du genre dramatique (infra, 7.3.5). C'est tout d'abord le premier regard d'un songe bien camouflé sous les apparences de la vraisemblance, au point qu'on «s'imagine assister à l'action même». Suivant cette expression, la magie du continuum sur la scène fait perdre au sujet qui la regarde la conscience d'être, lui, un amoncellement d'instants ininterrompus, une suite d'essais sans fin, tel qu'est le souverain Mangogul. Ce second regard de Mirzoza réinstaure l'équilibre nouveau de la pensée, de l'action et du sentir, en s'intégrant au sein de l'expérience du spectacle. L'issue présente, où ce double spectateur se retourne sur lui-même et revient à la vie après l'instant de la «magie», ne pourra pas restituer l'être, le même
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Ibidem, p. 393-95. Lessing conclut: «Quelle clarté, quel bon sens dans ce Diderot ! Mais toutes ces vérités étaient alors jetées au vent. Elles ne firent aucun effet sur le public français: il fallut qu'elles fussent répétées avec toute la gravité du langage didactique et accompagnées d'essais dramaturgiques où l'auteur s'était efforcé d'éviter quelques-uns des défauts signalés par lui et de mieux entrer dans la voie de la nature et de l'illusion»; cf. aussi DPV, III, p. 163 sq.; supra, 1.2 , notes 45-46. 84 Cf. Éloge de Térence, dans DPV, XIII, p. 451-64.
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sujet qu'auparavant. L'univers fragmentaire et dynamique des Bijoux va ensuite affirmer ses règles. Le dire que la vérité de la représentation des conditions a produit, le dire du critique qui observe le rêve de Mangogul85, comme un public de théâtre devant un autre public de théâtre86, change irrévocablement la personne du sujet engagée dans la tâche descriptive. La diction représentative renverse, tout d'un coup, les rôles et le sujet de vision est aussitôt auteur et personnage-objet, mais aussi lecteur à son tour. L'esthétique théâtrale de Diderot, avec l'engagement descriptif des Bijoux, rappelle le «théâtre didactique» révolutionnaire de Bertolt Brecht qui, pour cela, comparait son ami Karl Sternheim — écrivain expressionniste de la Belle Époque, auteur de satires farouches contre la société bourgeoise — à «un squelette décharné de Diderot». Voilà que la tromperie touche à son but87. La finalité de l'œuvre, doublement vue, est devenue la praxis même de l'esprit critique qui agit, comme son fantôme décharné, dans le réel88.
2.3. ONIROCRITIQUE ET PRINCIPES DE L'ESPRIT: LE REVE DE MANGOGUL 2.3.1. La critique de l'épistémologie des écoles Outre l'aspect proprement didactique et pratique, à propos de la critique des mœurs et des multiples formes d'assujettissement des sujets, le théâtre des Bijoux présente des questions de théorie de la connaissance en contrepoint aux motifs de la satire. Elles sont sa substance philosophique cachée, surtout dans les Additions posthumes. C'est là que la critique de l'aliénation rejoint l'épistémologie expérimentale. La continuité de la vie, pour les femmes de Mangogul dont on a violé le secret, correspond entièrement à la contiguïté des essais qui les regardent, sur l'espace de la scène. Dans un processus de fragmentation de la connaissance où les «bijoux» ne doivent être que des occasions d'épreuve, l'histoire de leurs propriétaires ne s'arrête pas avec elles89. On se trouve dans l'ambiance de la Promenade du sceptique. L'«Allée des marronniers» montrera au philosophe 85
Cf. DPV, III, p. 165 c'est là la supposition de la Favorite sur le «nouveau débarqué d'Angot», utile pour juger la valeur des œuvres. 86 Cf. G. Forestier, Le théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVIIe siècle, Genève, 1996; infra, 2.3. 87 Cf. J. Catrysse, Diderot et la mystification cit., p. 123 sq. 88 Cf. Th. Buck, Brecht und Diderot. Über Schwierigkeiten der Rationalität in Deutschland, Tübingen, 1971; infra, 7.2-3. 89 Cf. DPV, III, p. 220, après la symphonie: «Le bijou de Cypria continue son histoire, sur un ton moitié congeois et moitié espagnol ... ».
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le défilé de la foule des sectes et des systèmes. Ici, ce sont les dessous des courtisanes qui remplissent cette fonction. L'objectivité de l'acte accompli par le bijou bavard, ce qui le relie au corps entier, a peu d'importance pour l'expérience elle-même, comme les disputes des académiciens qui tâchent d'expliquer ce phénomène, ont elles aussi peu d'importance. L'un des chapitres le plus célèbres, l'«État de l'académie des sciences de Banza», prend au sérieux la question du caquet des bijoux. Diderot y tourne en ridicule ses anciennes convictions en matière de sciences (chap. IV): comment peut-on expliquer le fait qu'une partie de corps ait sa propre vie active indépendamment de la volonté du tout? C'est la première position d'un problème de la biologie maupertuisienne où apparaît l'image de «l'essaim d'abeilles»; cette fois-ci l'image ne se réfère pas au groupe d'unités organiques mais à l'ensemble des philosophes spéculatifs qui, au contraire, n'arrivent jamais à se réunir pour former quelque chose de vivant (infra, 6.1-3): Cet essaim d'abeilles infatigables travaillait sans relâche à la recherche de la vérité, et chaque année le public recueillait dans un volume rempli de découvertes, les fruits de leurs travaux. Elle était alors divisée en deux factions, l'une composée des vorticoses et l'autre des attractionnaires. Olibri, habile géomètre et grand physicien, fonda la secte des vorticoses. Circino, habile physicien et grand géomètre, fut le premier attractionnaire; Olibri et Circino se proposèrent l'un et l'autre d'expliquer la nature. (...) les tourbillons d'Olibri sont à la portée de tous les esprits. Les forces centrales de Circino ne sont faites que pour les algébristes du premier ordre. Il y aura donc toujours cent vorticoses contre un attractionnaire; et un attractionnaire vaudra toujours cent vorticoses (...). Ce phénomène [les bijoux parlants] donnait peu de prise; il échappait à l'attraction; la matière subtile n'y venait guère. Le directeur avait beau sommer ceux qui avaient quelques idées, de les communiquer; un silence profond régnait dans l'assemblée (...). A la suite d'une lacune de deux pages ou environ, on lit: le raisonnement de Réciproco [attractionnaire] parut démonstratif, et l'on convint que sur les essais qu'on avait de sa dialectique, qu'il parviendrait un jour à déduire que les femmes doivent parler aujourd'hui par le bijou, de ce qu'elles ont entendu de tout temps par l'oreille. Le docteur Orcotome, de la tribu des anatomistes, dit ensuite: (...) j'ai examiné, étudié, réfléchi. J'ai vu des bijoux dans le paroxysme, et je suis parvenu à l'aide de la connaissance des parties et de l'expérience, à m'assurer que celle que nous appelons en grec le delphus, a toutes les propriétés de la trachée, et qu'il y a des sujets qui peuvent parler aussi bien par le bijou que par la bouche (DPV, III, p. 5790 58) .
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Cf. Voltaire, Lettres philosophiques par M. de V., Amsterdam, 1734, à propos des disputes académiques sur le newtonisme en Angleterre.
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L'ironie contre les cartésiens et les newtoniens est cinglante. On se moque de la connaissance seulement verbale, de la recherche de la vérité en dépit de l'expérience du regard transcendantal de soi, de l'acte criticoexpérimental de l'esprit. Un écho obscène de la dispute se trouve dans l'une des Additions, «le Rêve de Mangogul», signe d'une antipathie persistante de Diderot à l'égard des sectes et des écoles: Ces deux interlocuteurs, ajouta le sultan, se mirent alors à se moquer l'un de l'autre: ah, ah, ah, il a deux trous au cul !... - ah, ah, ah, c'est l'étui de tes deux nez ! - puis se tournant gravement vers l'assemblée, il dit: - Et vous pontifes, et vous ministres des autels, vous riez aussi ! et quoi de plus commun que de se croire deux nez au visage et de se moquer de celui qui se croit deux trous au cul ? puis (...) il leur demanda ce qu'ils pensaient de sa vision. - Par Brama, répondirent-ils, c'est une des plus profondes que le Ciel ait départies à aucun prophète. - Y comprenez-vous quelque chose ? Non seigneur. - Que pensezvous de ces deux interlocuteurs ? - Que ce sont deux fous. - Et s'il leur venait en fantaisie de se faire chefs de parti; et que la secte des deux trous au cul, se mît à persécuter la secte aux deux nez ? - Le pontife et les prêtres baissèrent la vue, et Mangogul dit: «Je veux que mes sujets vivent et meurent à leur mode. Je veux que le pénum leur soit appliqué ou sur la bouche ou au derrière, comme il plaira à chacun d'eux; et qu'on ne me fatigue plus de ces impertinences... (Ibidem, p. 266).
La question politique, implicite dans la valeur dérisoire de la querelle, marque la conclusion: la paix d'une institution doit se méfier de l'oisiveté suspecte de telles controverses, du point de vue d'une seconde vision. Le bon gouvernement doit négliger ces impertinents, bannir les persécutions des deux nez au nom de la loi du regard critique. C'est le sens du Rêve: la révision critique de la vision. Une suite sérieuse de cette parodie se trouve dans le voyage de Mangogul dans la «Région des hypothèses», en compagnie de Platon. Ce premier Rêve de Mangogul (l'autre sera une seconde addition posthume), au chapitre XXIX des Bijoux éclaire les intérêts «idéalistes» particuliers du jeune Diderot. Ces petits excursus théoriques à mi-chemin entre la rêverie et la raillerie côtoient les expériences des sujets. Ils vont signifier la prise en compte d'une forme de connaissance nouvelle qui s'instaure avant de passer à l'essai, ou à une séquence d'essais, qui en découle. Après avoir assisté à l'une de ces séances philosophiques de l'Académie, un grand mal à la tête saisit Mangogul, qui s'assoupit en rêvant d'un voyage dans les Cieux des Théories. Là-haut il croise un vaste bâtiment dans un endroit aérien qui «ne portait sur rien». Il est fréquenté par une multitude de gens bizarres: C'étaient des vieillards ou bouffis ou fluets; sans embonpoint et sans force, et presque tous contrefaits. L'un avait la tête trop petite; l'autre les bras trop courts. Celui-ci péchait par le corps, celui-là manquait par les jambes. La
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plupart n'avaient point de pieds, et n'allient qu'avec des béquilles. (...) Malgré tous ces défauts, ils plaisaient au premier coup d'oeil. Ils avaient dans la physionomie je ne sais quoi d'intéressant et de hardi. Ils étaient presque nus, car tout leur vêtement consistait en un petit lambeau d'étoffe qui ne couvrait pas la centième partie de leur corps (Ibidem, p. 131).
L'occupation principale de ces vieillards à demi-nus était celle de tremper, dans une coupe pleine d'un fluide subtil, un chalumeau et souffler des bulles à une foule de spectateurs qui les environnaient et qui travaillaient à les porter jusqu'aux nues. En chancelant, hors de cet édifice, Mangogul rencontre Platon, le moins déshabillé de tous: «il allait et venait dans la foule, s'embarrassant fort peu de ce qui s'y passait». La figure de l'idéaliste est à la fois interne et externe au contexte de la vision. Les systématiques et les «hypothéticiens» ne le touchent pas véritablement. Il a «l'air affable, la bouche riante, la démarche noble, le regard doux». Platon explique au voyageur comment cet édifice de gueux philosophiques a pu être bâti et quelle est la place de l'idéaliste dans la région des hypothèses91: Mais par quel hasard, lui répliquai-je, le divin Platon se trouve-t-il ici et que fait-il parmi ces insensés ?... - Des recrues, me dit-il. J'ai loin de ce portique un petit sanctuaire, où je conduis ceux qui reviennent des systèmes. - Et à quoi les occupez-vous ? A connaître l'homme, à pratiquer la vertu et à sacrifier aux Grâces. - Ces occupations sont belles; mais que signifient tous ces petits lambeaux d'étoffe par lesquels vous ressemblez mieux à des gueux qu'à des philosophes ? - Que me demandez-vous là, me dit-il en soupirant, et quel souvenir me rappelez-vous ? Ce temple fut autrefois celui de la philosophie. Hélas ! Que ces lieux sont changés ! La chaire de Socrate était dans cet endroit ... — Quoi donc! lui dis-je en l'interrompant, Socrate avait-il un chalumeau, et soufflait-il aussi des bulles? ... — Non, non, me répondit Platon, ce n'est pas ainsi qu'il mérita des dieux le nom du plus sage des hommes. C'est à faire des têtes, c'est à former des cœurs, qu'il s'occupa tant qu'il vécut. Le secret s'en perdit à sa mort. Socrate mourut et les beaux jours de la philosophie passèrent. Ces pièces d'étoffe que ces systématiques mêmes se font honneur de porter, sont des lambeaux de son habit. Il avait à peine les yeux fermés, que ceux qui aspiraient au titre de philosophes, se jetèrent sur sa robe et la déchirèrent. — J'entends, repris-je, et ces pièces leur ont servi d'étiquette à eux et à leur longue postérité... - Qui rassemblera ces morceaux, continua Platon, et nous restituera la robe de Socrate (Ibidem, p. 132-33, mes italiques).
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Cf. E.-B. Condillac, Traité des systèmes, où l’on en démêle les inconvénients et les avantages, La Haye, 1749, c'est le premier interlocuteur des Bijoux, aux chap. XII: «Des Hypothèses», p. 356-91, et chap. XIII: «Du génie de ceux, qui dans le dessein de remonter à la nature des choses font des systèmes abstraits, ou des hypothèses gratuites», p. 392-403, où l'on donne un autre jugement sur Platon.
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La réponse à la «question pathétique» de Platon ne tardera pas à se présenter. L'enfant-géant de l'Expérience s'approche du palais des nues et grandit à mesure qu'il s'avance vers la région des hypothèses. Pendant ce processus de croissance progressive, il prend mille formes diverses et apparences nouvelles, pour faire écrouler le portique de l'édifice hypothétique, qui en signale l'entrée: Fuyons, me dit encore Platon fuyons: cet édifice n'a plus qu'un moment à durer. A ces mots, il part, je le suis. Le colosse arrive, frappe le portique, il s'écroule avec un bruit effroyable, et je me réveille (Ibidem, p. 133-34).
L'Expérience ne fait que détruire et laisser fuire les «abeilles» spéculatives. Mais l'histoire du rêve ne s'arrête pas sur cet épisode de simple destruction et l'action critique doit se déplacer dans un autre scénario. 2.3.2. Les principes pratiques et biologiques de l'esprit, de Platon et Socrate à Buffon et Haller Diderot-Mangogul suit Platon dans une fuite commune du royaume des hypothèses. Le roi se réveille et maintenant la Favorite Mirzoza, lecteur de son rêve, devant la déception du roi-spectateur à son brusque réveil, remarque qu'elle «serait bien fâchée que vous ne l'eussiez point eu»: elle voudrait bien continuer le spectacle onirique, sans arrêter la dynamique expérimentale. Le rêve interrompu, comme les autres essais de l'anneau, laisse présumer que l'idéaliste aurait conduit le voyageur sceptique dans son petit sanctuaire, après la chute du portique vers une autre entrée, là où s'érigeait autrefois le vrai «Temple de la philosophie». Leur travail commun est de retisser et restituer intacte la robe de Socrate92. Avant la mort du vertueux infortuné, les activités du dialéghein étaient: «connaître l'homme (le Vrai), pratiquer la vertu, faire des têtes (le Bon), former des cœurs (le Beau)». Ces sont les idéaux pratiques et politiques que Platon élève au rang des êtres moraux et que Shaftesbury commenté par Diderot avait remis en valeur au sens «zététique»93. Diderot les accueille comme des principes pratiques de la philosophie et de son théâtre actif, avant que l'avènement
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Ibidem, chap. VII, p. 174: «Rêve de Mirzoza», on définit Platon en termes élogieux: «Celui qui paraît soutenu par les Grâces, qu'on a sculpté sur les faces de son piédestal? ... Celuilà même... - C'est le disciple et l'héritier de l'esprit et des maximes du vertueux infortuné dont je vous ai parlé». 93 Une intention analogue anime l'œuvre pédagogique d'I. Kant, Annonce de M. Emmanuel Kant sur le programme de ses leçons pour le semestre d’hiver 1765-1766, dans Œuvres Complètes cit., I, p. 514; infra, 2.4.2-3, note 142.
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nouveau de l'Expérience s'affirme94. Il va les ramener sur le terrain, dira-t-il, des «êtres sensibles et matériels» mais encore dans la pureté des principes pratiques de l'esprit, en les biologisant95. Plus tard, dans la Réfutation d'Helvétius (1774), Diderot pose explicitement la question du fondement de l'organisme moral humain, qu'il enracine, suivant Buffon, Maupertuis et von Haller, dans la constitution biologique de l'espèce: Il est possible de trouver dans nos besoins naturels, dans notre vie, dans notre existence, dans notre organisation et notre sensibilité qui nous exposent à la douleur, une base éternelle du juste et de l'injuste, dont l'intérêt général et particulier fait ensuite varier la notion en cent mille manières différentes. C'est, à la vérité, l'intérêt général et particulier qui métamorphose l'idée de 96 juste et d'injuste; mais son essence en est indépendante .
Ces sont de telles idées de juste et d'injuste, de social et de privé dans leur essence naturelle et comme des formes d'action relatives à la pratique du dialéghein socratique, qui seront biologisées dynamiquement dans les écrits de la maturité. Ici, elles rendent possible l'avènement de l'Expérience, en présentant au «colosse» les lieux à éclairer par son flambeau, l'édifice à détruire et les ruines mêmes qu'il doit balayer. «Qui pourra recomposer la robe de Socrate?»: c'est bien le processus d'accroissement progressif de l'expérience. Mais tout d'abord il y a déjà le lieu philosophique privilégié, celui dont Platon se réclame et qui est devenu un rêve pragmatique: «la robe de Socrate». Les principes du Vrai, du Beau et du Bon, qui deviendront parties de la «trinité» du Neveu, avec leurs fonctions dérivées, actes purs de la philosophie pratique, prennent la forme d'idées actives de l'entendement qui précèdent et conditionnent biologiquement l'établissement de l'expérience (infra, 6.3-8.3)97. C'est à 94
Cf. E.-B. Condillac, Essai sur l’origine des connoissances humaines, Amsterdam, 1746, tome II, Section II: «De la méthode», chap. I, § 7, p. 230-31. Diderot se range partiellement du côté de la critique linguistique de Condillac. L'origine des doctrines systématiques est à chercher dans un emploi vide des mots et des «nouvelles expressions». Ces «bulles d'air liquide» trempées dans la coupe du langage sont sans rapport expérimental avec les choses. Cf. aussi Condillac, Traité des systèmes cit., chap. II: «De l'inutilité des systèmes abstraits» et chap. III: «Des abus des systèmes abstraits», p. 10-26. Diderot accepte la notion de «principe» — rejetée par Condillac comme abstraite, car elle est pertinente à l'ordre du général et de l'incontrôlable par rapport aux sens (critique de l'innéisme) — mais il l'emploie ici dans l'ordre pratique des règles essentielles de l'esprit, domaine de la condition biologique; cf. infra, 4.2. 95 Cf. Réfutation suivie de l'ouvrage d'Helvétius intitulé De l'Homme, dans AT, II, p. 265 sq. Diderot utilise aussi le terme «entendement», à côté d'«esprit», pour définir chez l'homme la base ou la source de la production de ses idées, pratiques et théoriques. 96 Réfutation cit., p. 270 (mes italiques). 97 Une de ces idées actives est celle de «volonté générale (...) un acte pur de l'entendement». Cf. l'article DROIT NATUREL, dans Enc., V, p. 116b.
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nous, sujets libres et déterminés par la nature- expérience, que revient le travail de mettre «dans les choses» les matériaux idéels aptes à conduire cet enfant-géant vers la destruction du portique des hypothèses. Une philosophie qui imprime son signe sur le réel ne saurait être élaborée hors du domaine conditionnant de cette métaphysique matérialiste et critique de l'expérience.
2.3.3. L'onirocritique de la psychologie cartésienne Mangogul se réveille donc avec son fidèle mal de tête. Il dit à Mirzoza qui symbolise son jugement et ne l'a pas suivi sur cette route: Si j'avais été le maître de mon voyage, il y a toute apparence que, n'espérant point vous trouver dans la région des hypothèses j'aurais tourné mes pas ailleurs. Je n'aurais point actuellement le mal de tête qui m'afflige, ou du moins j'aurais lieu de m'en consoler (DPV, III, p. 134).
Or, le rêve ne dépend pas de lui, mais Mangogul en subit les conséquences; il lui fait du mal parce que lui, le Roi, continue d'appartenir à ceux qui peuplent la région des hypothèses. Au lieu de Platon et du retour vers le sanctuaire de la Grâce, le roi retrouve, dans la réalité, sa Favorite. Mirzoza l'invite à poursuivre ses essais. Peu de temps après, c'est elle, la raison jugeante, qui fait l'expérience de ce qu'est une interprétation de ces rêves car il y en a de plusieurs sortes parmi les récits voyageurs des Bijoux98. Mirzoza se soumet à un examen préalable et confie la tâche herméneutique à un personnage étrange, de l'ordre des êtres métaphysiques, Bloculocus, l'onirocritique99: «Il m'est passé la nuit dernière par la tête une foule d'extravagances. C'est un songe; mais Dieu sait quel songe! et l'on m'a assuré que vous étiez le premier homme du Congo pour déchiffrer les songes. Dites-moi donc vite ce que signifie celui-ci». Et tout de suite elle lui conta le sien. «Madame, lui répondit Bloculocus, je suis assez onéirocritique... — Ah! sauvez-moi, s'il vous plaît, les termes d'art, s'écria la favorite: laissez là la science, et parlez-moi raison. — Madame, lui dit Bloculocus, vous allez être satisfaite: j'ai sur les songes quelques idées singulières; c'est à cela seul que je dois peut-être l'honneur de vous entretenir, et l'épithète de songe-creux (...). Bloculocus m'expliquera-t-il ce phénomène? — Je n'en désespère pas, répondit Bloculocus, pourvu que 98
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Le rêve, instrument métaphysique qui prépare le second regard, est utilisé dans plusieurs passages des ouvrages postérieurs: évidemment dans le Rêve de D'Alembert, mais surtout dans les Salons. La critique d'art emploie l'artifice de Platon et le dialogue. Cf. l'interprétation du tableau de Fragonard «Corésus et Callirhoé», dans le Salon de 1765, dans DPV, XVII, p. 253 sq.: «L'antre de Platon»; infra, 7.2.7. L'étymologie n'est pas sans intérêt. Un mélange de «oculos», «cul» et «blocus», pour indiquer l'action du circumsidere, le fait d'encercler, d'envelopper.
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Votre Hautesse convienne avec moi d'un principe fort simple. C'est que tous les êtres ont une infinité de rapports les uns avec les autres par les qualités qui leur sont communes; et que c'est un certain assemblage de qualités qui les caractérise et qui les distingue (...). Si l'on n'est pas suffisamment instruit des qualités dont l'assemblage caractérise telle ou telle espèce, ou si l'on juge précipitamment que cet assemblage convient ou ne convient pas à tel ou tel individu, on s'expose à prendre du cuivre pour de l'or, un strass pour un brillant, un calculateur pour un géomètre, un phrasier pour un bel esprit, Criton pour un honnête homme, et Phédime pour une jolie femme (Ibidem, p. 100 183-84) .
Diderot peut avoir emprunté cette figure de l'onirocritique à un ancien traité grec du IIe siècle après J.C.., l'Onirokritikon d'Artémidore d'Éphèse (ou de Daldi), œuvre en cinq livres101 qui eut un grand succès dès la Renaissance grâce à son style atticiste et à son contenu «pratique». Il s'agit d'une analyse des rêves de plaisir dans leurs rapports à la vie quotidienne et aux actions conscientes des hommes, hors de toute prescription morale ou de toute censure théologique. L'auteur est un écrivain stoïcien, originaire de Daldi, en Thessalie. Il organise une encyclopédie des formes oniriques, divisées par classes et types de sujets rêvants102. Diderot semble avoir réemployé la même technique socio-pragmatique d'étude des actions corporelles qui sous-tendent la production d'images mentales, pour critiquer les doctrines psychologiques des écoles, en particulier les cartésiens. Le jargon mécaniste fait son apparition ici, dans un contexte relatif à la définition des principes de fonctionnement de l'esprit, pendant le rêve103. C'est l'acte d'assemblage des qualités caractérisant les êtres imaginés. La forme du rêve — et l'onirocritique en repère des genres différents, suivant les rapports de chaque vision avec les êtres concernés — exprime la bonne ou la mauvaise réussite de l'assemblage et, par conséquent, la vérité ou l'erreur de jugement. Le mécanisme de cette réflexion prend une tournure ironique; le premier regard de l'assemblage semble insuffisant. Mirzoza, second regard de Mangogul, cause avec l'onirocritique: Eh bien madame, savez-vous ce que l'on pourrait dire, reprit Bloculocus, de ceux qui portent ces jugements ? - Qu'ils rêvent tout éveillés, répondit Mirzoza. - Fort bien madame, continua Bloculocus; et rien n'est plus philosophique ni plus exact en mille rencontres, que cette expression 100
Second volume, chap. IX: «Les Songes». Il s'agit d'une raillerie de la théorie cartésienne des songes, cf. R. Descartes, Traité de l’homme cit., p. 853 sq. 101 Cf. Artémidore de Daldi, La clef des songes. Onirocriticon, éd. fr. A. J. Festugière, Paris, 1975. 102 Cf. M. Foucault, Le souci de soi, Paris, 1984 (chap. I: «Rêver de ses plaisirs», p. 15-50); et «Rêver de ses plaisirs. Sur l'“Onirocritique” d'Artémidore», dans Dits et Écrits, vol. IV, Paris, 1994, p. 464. 103 Cf. Descartes, Traité de l’homme cit., p. 855 sq.
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familière, je crois que vous rêvez; car rien n'est plus commun que des hommes qui s'imaginent raisonner, et qui ne font que rêver les yeux ouverts. - C'est bien là, interrompit la favorite, qu'on peut dire à la lettre que toute la vie n'est qu'un songe - Je ne peux trop m'étonner, madame, reprit Bloculocus, de la facilité avec laquelle vous saisissez des notions assez abstraites . Nos rêves ne sont que des jugements précipités qui se succèdent avec une rapidité incroyable et qui, rapprochant des objets qui ne se tiennent que par des qualités fort éloignées, en composent un tout bizarre. - Oh ! que je vous entends bien, dit Mirzoza; et c'est un ouvrage en marqueterie, dont les pièces rapportées sont plus ou moins nombreuses, plus ou moins régulièrement placées, selon qu'on a l'esprit plus vif, l'imagination plus rapide, et la mémoire plus fidèle. Ne serait-ce pas même en cela que consisterait la folie ? (...) Vous y êtes Madame; oui; si l'on examine bien les fous, dit Bloculocus, on sera convaincu que leur état n'est qu'un rêve continu (Ibidem, p. 184, mes italiques).
La métaphysique du jugement simple (premier regard), c'est-à-dire la recherche de ses conditions qu'entreprend l'onirocritique, révèle la supposition erronée de Mirzoza qu'à la base de nos actes il y a une substance indépendante de la matière active de nos corps, image toujours rêvée. C'est «l'âme raisonnable» des cartésiens, qui a son siège dans une partie du cerveau, notamment dans la célèbre glande pinéale104. Elle habite le corps et détermine les hommes à faire ceci ou cela. Mais où est-elle, précisément, sinon dans le cerveau? «Dans quelle partie du corps l'âme réside-t-elle?», se demande l'idéaliste Mangogul105. Est-il possible qu'une métaphysique du jugement premier arrive à échapper aux pièges des rêves qui ne se trouvent que «dans la tête»? s'exclame la Favorite. Le roi de Banza commence à s'en douter: Tous convenaient assez généralement qu'elle réside dans la tête: et cette opinion m'a paru vraisemblable. C'est la tête qui pense, imagine, réfléchit, juge, dispose, ordonne; et l'on dit tous les jours d'un homme qui ne pense pas, 106 qu'il n'a point de cervelle, ou qu'il manque de tête (Ibidem, p. 119) .
Le jugement onirocritique — second regard de Bloculocus — reproche au souverain d'avoir employé «l'on dit» du vulgaire à propos d'un problème aussi élevé. L'âme, souligne Bloculocus, se déplace dans le corps suivant les besoins d'action des hommes auxquels elle appartient. Tout
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Cf. Ibidem, p. 811-13. L'abbé Yvon reprend sérieusement la question à l'article AME, Enc., I, p. 340b sq. 106 Chap. XXVI: «Métaphysique de Mirzoza. Les âmes». La cible est encore Descartes, Méditation Sixième (1647), éd. Bridoux cit., p. 324, 331 et 69.
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d'abord elle est «en-bas», dans les pieds107 et commence ensuite à marcher «vers le haut» du corps, les genoux, les jambes, la glande pinéale108, etc. pour résider en permanence «dans la tête». Mais à celle-ci, elle ne parvient que chez les hommes pourvus de jugement. Chez les autres, elle s'arrête plus bas. Voilà la parodie du dualisme des substances, qui cache une arrièrepensée sérieuse en voie de développement. Si l'on postule un «domicile» corporel de l'âme distincte du corps pourquoi ne pas le voir aussi dans d'autres parties que la tête? Compte tenu des différences d'inclination, de caractère, de goût, etc. chez les hommes, il faut reconnaître à l'âme la faculté de se mouvoir et une faculté d'action, dans le corps et indépendamment de lui: Et toujours cette tête où l'on ne voit goutte, répliqua la sultane. Laissez là votre lanterne sourde, dans laquelle vous supposez une lumière qui n'apparaît qu'à celui qui la porte, écoutez mon expérience, et convenez de la vérité de mon hypothèse. Il est si constant que l'âme commence par les pieds son progrès dans le corps, qu'il y a des hommes et des femmes en qui elle n'a jamais remonté plus haut (...). Aussi ne prétends-je pas, réplique Mirzoza que l'âme se fixe toujours dans les pieds: elle s'avance, elle voyage, elle quitte une partie, elle y revient pour la quitter encore; mais je soutiens que les autres membres sont toujours subordonnés à celui qu'elle habite. Cela varie selon l'âge, le tempérament, les conjonctures; et de là naissent la différence des goûts, la diversité des inclinations, et celle des caractères (...). Laissons là vos sages et leurs grands mots, répondit Mirzoza, et quant à la nature, ne la considérons qu'avec les yeux de l'expérience, et nous en apprendrons qu'elle a placé l'âme dans le corps de l'homme, comme dans un vaste palais, dont elle n'occupe pas toujours le même appartement. La tête et le coeur lui sont principalement destinés, comme le centre des vertus et le séjour de la vérité: mais le plus souvent elle s'arrête en chemin, et préfère un galetas, un lieu suspect, une misérable auberge, où elle s'endort dans une ivresse perpétuelle (Ibidem, p. 123-24).
La raillerie des opinions cartésiennes garde ce fond sérieux. Ce qu'on appelle âme, ou substance immatérielle de la vie intelligente, correspond aux formes d'action du corps dans la vie pratique, intériorisées en schèmes intellectuels propres à tous les hommes, donc à l'espèce humaine109. Il n'y a plus de localisation possible, ni physique ni 107
Le choix des «pieds» n'est pas dû au hasard, cf. Descartes, Méditation Sixième cit., p. 333: «Car s'il y a quelque cause qui excite, non dans le pied, mais en quelqu'une des parties du nerf qui est tendu depuis le pied jusqu'au cerveau, ou même dans le cerveau, le même mouvement qui se fait ordinairement quand le pied est mal disposé, on sentira de la douleur comme si elle était dans le pied, et le sens sera naturellement trompé». 108 Cf. Descartes, Traité de l’homme cit., p. 813-15 sq. 109 Cf. DPV, III, p. 123: «N'admirez-vous pas la fécondité de mon principe? Et la multitude des phénomènes auxquels il s'étend, ne prouve-t-elle pas sa certitude?». Cf. l'article, ÂME,
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intellectuelle, ni de dualisme entre l'âme et le corps; c'est la façade où se déploie la mise en scène du dialogue Mirzoza-Bloculocus. On trouve une rigoureuse division fonctionnelle des catégories actives de l'âme, comme étant le «tout un» de la vie animale110, dans et suivant son rapport pratique au monde111. Mirzoza va l'affirmer dès le début; il s'agit bien d'une «métaphysique expérimentale» et l'expression semble être un paradoxe: Je vous disais donc que l'âme fait sa première résidence dans les pieds; que c'est là qu'elle commence à exister, et que c'est par les pieds qu'elle s'avance dans le corps. C'est à l'expérience que j'en appellerai de ce fait, et je vais peutêtre jeter les premiers fondements d'une métaphysique expérimentale (Ibidem, p. 120).
O. Fellows a analysé les influences anglaises sur cette doctrine de l'«âme mobile». La source serait le poème Alma: or, the progress of the mind (1718), satire des systèmes métaphysiques post-cartésiens de l'essaiste et diplomate anglais, sectateur de Montaigne, admiré par Voltaire, Matthew Prior (1664-1721)112. Mirzoza réitère vers la fin de son Essai qu'il s'agit d'une métaphysique sérieuse qui s'affirme ici, au sens transcendantalpratique, et relève du second regard onirocritique. Cette métaphysique circonscrit le domaine d'action où se déploie le regard second de la raison113. Celui-ci n'est pas externe à l'expérience sensible, il la conditionne de l'intérieur. L'action du second regard, tout en définissant les buts propres de la nouvelle philosophie — une forme de pragmatisme fondé sur les formes Enc., I, p. 342b: «Il a beau faire, l'expérience ne lui laisse aucun doute sur la connexion des fonctions de l'âme, avec l'état et l'organisation du corps». Cf. infra, 6.2: «La découverte des sciences de la vie». 110 Cf. Éléments de physiologie, dans DPV, XVII, p. 330-336; infra, 6.1-3. 111 Cf. l'approche de cette problématique chez Kant, À propos de l’ouvrage de Sommering sur l’organe de l’âme (1794), dans Œuvres Complètes cit., III, p. 388, texte remarquable d'un idéaliste non métaphysicien, qui trace les contours d'une région pré-matérialiste de sa pensée; supra, Introduction, 4. 112 Cf. O. Fellows, «Metaphysics and the Bijoux indiscrets: Diderot's debt to Prior», dans SVEC, vol. 56, 1967, p. 509-540; cf. aussi Condillac, Essai sur l’origine des connoissances humaine cit., Introduction, p. v: le partage entre deux types de métaphysique, abstraite et concrète, celle-ci liée à l'analyse des idées de l'expérience. 113 Cf. Kant, À propos de l’ouvrage de Sommering cit., p. 388, essaie d'expliquer en quoi consisterait l'erreur de la localisation: «Car, bien que la plupart des hommes croient ressentir la pensée dans leur tête, il ne s'agit cependant que d'une faute de subreption, consistant à prendre le jugement sur la cause de la sensation en un certain lieu (du cerveau) pour la sensation de la cause en ce lieu, et à lier par la suite, selon les lois de l'association, les traces cérébrales qui sont laissées dans le cerveau par les impressions, aux pensées qu'on désigne alors sous l'expression d'idées matérielles (Descartes)» (mes italiques). Kant attribue faussement à Descartes l'expression idea materialis, que l'on retrouve chez Ch. Wolff, Psychologia Rationalis, Francofurti, 1734, § 112, et A. G. Baumgarten, Metaphysica, Halle, 1739, § 560; infra, 2.5; cf. Descartes, Traité de l’homme cit., p. 851-52, sur l'origine des idées et de la mémoire.
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d'action possible du corps entier — peut modifier l'«âme» de l'homme (fonctions supérieures du cerveau) doublement regardée: Ah! s'il m'était donné seulement pour vingt-quatre heures d'arranger le monde à ma fantaisie, je vous divertirais par un spectacle bien étrange: en un moment j'ôterais à chaque âme les parties de sa demeure qui lui sont superflues, et vous verriez chaque personne caractérisée par celle qui lui resterait. Ainsi les danseurs seraient réduits à deux pieds ou à deux jambes tout au plus; les chanteurs à un gosier; la plupart des femmes à un bijou; les héros et les spadassins à une main armée; certains savants à un crâne sans 114 cervelle (Ibidem, p. 124-25) .
L'expression qu'utilise l'onirocritique «j'ôterais à chaque âme les parties de sa demeure qui lui sont superflues» laisse entendre que ce principe de mouvement ou ce processus115, s'accomplissent a priori «partout» dans le corps; autrement, il serait absurde de dire qu'on peut lui «ôter quelque partie de sa demeure», il est absurde précisément du seul point de vue dualiste des cartésiens. Tous les hommes sont doués du même édifice corporel, que l'âme habite de façons plus ou moins diverses dans tel ou tel individu. La forme possible de ses actes, forme matérielle de l'esprit en entier, autre mot pour dire l'âme chez le Diderot de la maturité116, reste néanmoins la même dans toute l'espèce humaine117.
2.3.4. La métaphysique de Mirzoza comme méthode zététique de la philosophie C'est cette métaphysique expérimentale qui décrète, du point de vue de l'onirocritique, quelles sont les choses à chercher, quels problèmes sont pertinents ou non, pour la connaissance et qui décide ensuite à quel genre de loi naturelle de l'esprit l'on doit parvenir. Un tel but demande cette méthode 114
La thèse formulée ici sera reprise au sérieux dans la Lettre sur les aveugles (1749) et la Lettre sur les sourds et muets (1751) où l'on parlera «d'une espèce d'anatomie métaphysique»; infra, 4.2. 115 Kant, en idéaliste, donne une explication «matérialiste» in hypothesis, dans À propos de l’ouvrage de Sommering cit., p. 391: «On pourrait dire que cette eau [qui forme le noyau physiologique de la «conscience»], est un continuel processus d'organisation, sans jamais pourtant être organisée: par où l'on parviendrait à rendre malgré tout compréhensible ce qu'on cherchait à expliquer avec l'organisation stable, à savoir l'unité collective de toutes les représentations sensibles en un organe commun (sensorium commune), mais seulement d'après sa décomposition chimique». 116 Cf. Réfutation suivie de l'ouvrage d'Helvétius intitulé L'Homme, dans AT, II, p. 298 et p. 333-34. Diderot y reprend l'exemple des pieds; infra, 6.3. 117 Cf. Éléments de physiologie, p. 335: c'est «le soi, la conscience, à l'aide de la mémoire»; infra, 4.3 et 6.3.6-7.
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critique, zététique, d'enquête préalable, qu'on a appelé «second regard» avec l'instrument des idées actives de l'esprit. La vue seconde est ainsi une fonction première de la nouvelle métaphysique expérimentale . Elle utilise le rêve pragmatique comme un instrument de lecture et de critique des rêves métaphysiques. Cette critique connaîtra son plein essor, du point de vue de la mise au point de la méthode et de la terminologie, dans le Rêve de D'Alembert (1769). L'œil du médecin Bordeu lit la vision onirique du mathématicien. Il entre dans la toile de la rêverie métaphysique, comme Bloculocus dans le rêve de la Favorite-Raison et comme le critique d'art dans les tableaux des Salons. Il transforme les images conceptuellement neutres, les «je vois», «j'entends» du premier regard, en signes positivement interprétants d'un second regard critique. Ce discours du double regard appelle l'intervention de l'interlocuteur, d'une tierce conscience enquêtante, celle de Mlle de Lespinasse, qui permette l'instauration pragmatique et socratique de la vérité dans le dialogue. Les thèses qu'on y formule sont analogues à celles des Bijoux (infra, 6.3). Nous retrouvons chez le dernier Diderot cette structure narrative à partir de trois axes sémantiques: 1°/ premier regard visionnaire; 2°/ interlocuteur spectateur questionnant (tierce conscience); 3°/ œil du lecteur onirocritique118. Ce qui fait la richesse des ouvrages romanesques et des autres écrits dialogués, après les Bijoux, c'est la disposition de l'écrivain à l'égard de ses personnages, qui vont correspondre dynamiquement à ces trois points d'appui de la narration critique. Diderot intervertit les rôles à l'improviste. Et les voilà, soudain, l'un, lecteur de vision autant qu'il est visionnaire; l'autre, interlocuteur qui devient aussitôt onirocritique. L'œuvre garde ainsi ce caractère polyphonique et provocant d'un théâtre didactique de la conscience qui échappe à la définition d'un seul regard gnoséologique. C'est l'effet «pétillant d'esprit» d'un spectacle dans le spectacle; comme on l'a dit, le ressort de la praxis critique met en scène un public devant un autre public au théâtre119; d'où il découle cette apparence de duplicité,
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Cf. I. Kant, Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques (1767), éd. fr. B. Lortholary, dans Œuvres Complètes cit., I, p. 564 sq. Kant aussi opposera aux «visions d'esprits» de Swedenborg les arguments de l'onirocritique, du côté transcendantal d'un regard second: «Jadis je considérais l'entendement humain en général uniquement du point de vue du mien; aujourd'hui je me met à la place d'une raison étrangère et extérieure à moi, et j'observe mes jugements ainsi que leurs plus secrets motifs du point de vue d'autrui» (mes italiques). 119 Cf. G. Forestier, Le théâtre dans le théâtre cit., sur la forme narrative, chap. III: «L'illusion», 1. La dramaturgie du dédoublement (p. 227); 3. Le dédoublement du personnage prolonge celui de l'action (p. 253); b) «Le spectateur et son double» (p. 25861).
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d'équivoque, de paradoxe120 que les détracteurs, jadis comme aujourd'hui121, ont reproché à Diderot122. On peut reconnaître maintenant l'enjeu théorique du philosophe, après les Pensées philosophiques (1746): Diderot interrompt la Promenade du sceptique (1747) pour laisser parler les Bijoux (1747-48). Penser l'unité matérielle profonde du système des lois de la nature, premièrement de la nature humaine, politique et théâtrale, en intégrant ses premières références idéalistes-pragmatistes (Stanyan, Shaftesbury, Pope, les stoïciens et Socrate123) au cœur même d'un matérialisme pratique en formation, dans les essais de l'anneau124. Ce matérialisme s'achemine vers une forme de philosophie de la praxis, dont je définis la matrice théorique en termes d'un pragmatisme transcendantal des conditions de possibilité et des limites naturelles de l'action libre des sujets. La démarche de Diderot, dans la construction de ces essais, témoigne du caractère politique de cette évolution. Les femmes comédiennes et leurs parties parlantes se confondent, en s'échangeant les unes avec les autres, pour l'œil du spectateur. C'est proprement la femme-sujet maîtresse de Mangogul qui a eu l'expérience, mais c'est le bijou qui la dit et la connaît, voire en réalité, la subit, comme Mangogul lui-même subit ses rêves. Il n'y a plus là — et c'est le chemin pratique de cette philosophie — aucune distinction entre le sujet qui mène l'expérience et l'objet qui la subit. Mangogul, dans le feu pornographique du bijou voyageur, est violé luimême par ses actrices (chap. XIV). Les bijoux sont à la fois sujets d'expérience et objets d'une épreuve épuisante qui ne peut qu'emmener l'objet/sujet au-delà de lui-même. Les rapprochements avec Sade (Les cent vingt journées) sont nombreux sur ce point, à propos du désassujettissement des sujets mis en scène dans la violence des rapports sociaux, spectacle 120
Cf. V. Mylne-J. Osborne, «Diderot's early fiction: Les Bijoux indiscrets and L'Oiseau blanc», dans DS, vol. 13, 1971, p. 143. Les distinctions entre «auteur» et «lecteur», entre «source» et «narration» n'ont plus de sens dans une structure récitative autoréférentielle, c'est-à-dire critique. 121 Cf. Barbey d'Aurevilly, Goethe et Diderot cit.: «Diderot, le haut bavardage incontinent (...) philosophe confus et bouillonnant...». Sainte-Beuve l'appellera «un vitaliste confus»: cf. A.-M. Chouillet (éd.), Les ennemis de Diderot cit., aujourd'hui: Mornet, Diderot cit., p. 5: «Homo duplex (...). Il a voulu être un penseur, un "philosophe"; et un écrivain, un artiste»; et V. Topazio, «Diderot's Limitation as an Art Critique», dans The French Review, vol. 37, n°1, 1963, p. 3-11. 122 Cf. G. Benrekassa, «Sur les conditions d'élaboration de la critique du matérialisme de Diderot dans la première moitié du XIXe siècle», dans O. R. Bloch (éd.), Images au XIXe siècle du matérialisme du XVIIIe siècle, Paris, 1979, p. 134-146. 123 Cf. DPV, IV, p. 237-281: «Apologie de Socrate traduite de mémoire au Château de Vincennes». 124 Cf. DPV, III, d'autres références: chap. XXII: «Essai de morale de Mangogul», p. 97-101; chap. XXVI: «Essai de métaphysique, ou les âmes». Second volume, chap. IX: «Les Songes», où parle «l'onirocritique»; chap. XX: «L'amour platonique».
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secret pour un simple œil jouisseur. Cette expérience transforme le sujet identitaire en quelque chose d'autre. Les bornes d'un essai, représentant une expérience objet de simple regard, sont placés au commencement d'un essai ultérieur; mais elles ne coïncident qu'avec l'acte de ce commencement, grâce à l'intervention de la vue seconde, qui transforme le sujet de l'expérience précédente en acteur critique.
2.3.5. Expérience, raison et mesure du sujet sensible, sur le théâtre des Bijoux L'expérience l'activité inépuisable de dépassement des limites visibles est d'abord une valeur absolue pour le spectateur Mangogul125. L'acte critique de Mirzoza, regardant ce regard contemplatif, consiste à imposer un double mouvement, vers la sortie du cercle de l'anneau, pour lui trouver ses vraies limites. En saisissant les formes du rapport que le sujet établit avec ses objets spectaculaires, la vue seconde est l'imposition d'une clôture à l'expérience de l'observation simple, et c'est elle qui rend possible l'action de l'esprit sur et dans l'expérience. Mangogul est métamorphosé au moment où il subit les effets des expériences et de leurs sens particuliers, à travers la parole de Mirzoza. Cela arrive en vertu de l'acte critique de celleci dans la mesure où cet acte est déterminant et transcendantalement conditionnant. Le sujet diderotien se forme en tant que substrat transcendantal, en tant que fonction insaisissable posant des limites d'un processus d'expérience in fieri. On a parlé d'une métaphysique expérimentale qui mène au delà de soi, dans l'expérience. Le passage que le spectateur franchit à travers l'essai d'un objet, vers la transformation de celui-ci en un sujet qui le maîtrise et vice versa, est un chemin circulaire; ce mouvement se pratique sur lui. Aussi Mangogul découvre-t-il ensuite la beauté du spectacle, le sens qu'il acquiert dans son expérience à part entière et, finalement, vit-il la richesse naturelle des formes de ce monde de l'expérience. Le but moral du pornographe vertueux est de faire valoir la finalité eudémoniste des rapports mécaniques qui peuvent s'établir parmi les êtres de la nature, ceux de la nature humaine en premier lieu, dans les rapports des genres. Ils appartiennent à l'ordre de l'idée, des rêves, de l'imagination poétique qui laïcise la transcendance des lois morales. Avec ces lunettes du libertin vertueux, le regard second se fige sur ces formes transcendantales de l'esprit agissant (principes, idées, fonctions de l'âme) et arrive à transformer l'ordre de ces rapports mécaniques. Il le fait à travers un acte pur et pratique 125
Cf. D. J. Adams, «Experiment and experience in Les Bijoux indiscrets», dans SVEC, n° 182, 1979, p. 305-320.
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de détachement du visuel qui l'affranchit du lien avec l'expérience simplement regardée, en instituant des rapports libres, vécus et voulus à la première personne126. La morale de Mangogul se réduit de telle sorte à la mesure instrumentale de la «chaleur» humaine qui lie ou éloigne les êtres. Sans métaphore il trouve le type de rapport qui relie les sujets avec leurs bijoux jumeaux sur le plan de la sensibilité rationnelle. Ceux-ci deviennent ensuite les objets d'un travail à la fois automatique et libre, parce que l'opération préliminaire a donné la vraie mesure du sujet sensible, avec l'analyse rationnelle de ses expériences possibles. Cette opération correspond à la description des formes de la mesure, en termes de fonctions mécaniques127: attraction, répulsion, affinité; le sexe résulte une chimie des sentiments et des relations humaines. On trouve là les principes de la nouvelle biologie mécaniste, d'empreinte newtonienne, introduite en France par Maupertuis que Diderot a beaucoup lu et admiré (infra, 6.1-2). Ces principes se font valoir dans le domaine de la morale érotique et seront utilisés, un demi-siècle plus tard, par W. Goethe, dans la conception de ses Wahlvervandtschaften, ses «affinités électives»128. On peut percevoir des échos, plus ou moins directs, de cette doctrine matérialiste de la morale jusque dans la pensée de F. Nietzsche129. 2.3.5. Connaître et faire connaître A la même époque, Diderot ne se lasse pas de railler les thèses idéalistes de Berkeley et de ses partenaires. L'idéalisme psychologique et l'immatérialisme alliés entraînent les conséquences égotistes bien connues. Il n'y a plus de place pour le rapport direct, mécanique des êtres, là où la jouissance du regard est exilée dans le simple premier spectacle de l'Ego. Après les Pensées de 1746, la sképsis s'applique à toute doctrine si ce n'est aux produits sensibles de l'expérience; et une critique pleinement négative se
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Il en sort un nouveau développement, dans les réflexions politiques. Cf. art. DROIT NATUREL (Morale) et AUTORITE POLITIQUE, Enc., I, p. 898a sq.; infra, 6.1, 8.3. Cf. DPV, III, chap. XXII: «Essai de Morale de Mangogul», p. 100 sq. et Additions, «Des Voyageurs», p. 267 sq. et p. 271, c'est une anticipation des thèmes de la Religieuse: «Pour illustrer mon pontificat, j'ai publié un diplôme qui fixe le temps, l'âge et le nombre de fois qu'une fille sera thermométrisée avant que de prononcer ses vœux, et notamment la veille et le jour marqué pour sa profession ». Cf. H. Dieckmann, «Goethe und Diderot», dans Deutsche Vierteljahresschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, Heft 3, 1932, p. 480-512, p. 480 et G. Vasco, Diderot and Goethe. A study in science and humanism, Genève, 1978, p. 4. Cf. Humain, trop humain (1878), «En mémoire de Voltaire pour le centième anniversaire de sa mort, le 30 mai 1778», p. 31 sq. , «I. Des principes et des fins»; aph. 1: «Chimie des idées et sentiments»; aph. 5: «Le rêve malentendu»; aph. 9: «Monde métaphysique»; aph. 12: «Rêve et civilisation» et 13: «Logique du rêve». Ce sont des références qui vaudraient la peine d'être approfondies dans les détails.
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déploie contre ces raisonneurs orgueilleux: «ils sont des gens dont chacun soutient qu'il est seul au monde»130. Ce serait la position même de Mangogul, spectateur absolu, sans la ressource du second regard critique de Mirzoza. Elle reconstruit, dans ses rêves mêmes, un nouvel univers de rapports signifiants, agissant du côté transcendantal sur les premières données d'observation des bijoux. A cause de cela aussi, le souverain peut agir sur ses rêves. Mais ce monde idéelpratique des Bijoux n'est pas un amas de monades isolées dans l'enceinte de la rêverie: il est un univers d'idées d'action qui s'ordonne, seul, sous des rapports de plus en plus variés, dont l'ordre fonctionnel est soumis aux principes pratiques de l'esprit. Et si ces bijoux sont indiscrets, c'est parce qu'ils veulent montrer leur puissance organisatrice dans le domaine du politique c'est l'Eros des matérialistes antiques, qui unifie les êtres hétérogènes dans un κοσµοω éthique (infra, 8.2) , agissant indépendamment du vouloir conscient des objets/sujets qui y sont impliqués. Jouissance du mécanisme, disait-on. Les limites de la «lumière naturelle» et les développements des formes de la nature reposent dans l'esprit qui la transforme, suivant les lois de sa fécondité. Connaître, pour le Diderot des Bijoux, c'est faire connaître131.
2.4. SCEPTICISME ET DIALECTIQUE TRANSCENDANTALE. THEATRES DE LA CONNAISSANCE CRITIQUE 2.4.1. La métaphore de la promenade sceptique ∋Εγ⊕⊕ σκϒπτοµαι, «Je regarde de côté, autour de moi, dans la direction de quelque chose»132. Au jardin du Palais Royal, l'allée des marronniers me présente, en file, ses deux rangées d'arbres. Elles sont bien taillées; je me promène dans l'espace au milieu, les observe. Les plantes semblent s'embrasser l'une l'autre et causer ensemble; passent derrière moi et d'autres prennent leur place... Je continue mon chemin, en tournant les yeux à droite et à gauche. Mes pas vont vers l'avant. Le vers d'Horace retentit, à nouveau: Huc propius me, dum doceo insanire omnes, vos ordine adite, «Venez, venez ici, plus près de moi en file, pendant que je démontre que 130
DPV, II, p. 118: La Promenade du sceptique, «L'allée des marronniers»; infra 2.5. Cet idéal esthético-pédagogique rapproche Diderot de Goethe, Schiller et Kant; cf. mon étude: «Gli studi critici diderottiani in Francia dal '62 ad oggi» cit., p.185. 132 Par abstraction: J'examine, médite, considère, réfléchis; cf. Enc., XIV, p. 756b, article SCEPTICISME: «Le mot sceptique, qui est grec dans son origine, signifie proprement contemplatif, c'est-à-dire un homme qui balance les raisons de part et d'autre, sans décider pour aucun côté; c'est un mot formé du verbe sceptomai, je considère, j'examine, je délibère». 131
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tous les hommes sont insensés» (DPV, II, p. 114). Ces arbres symbolisent les doctrines des systématiques. On est encore dans la région des sectes et des hypothèses; elles s'avancent avec la présomption de leur différence multiple. Dans l'univers du monde réel, chacune se veut Autre par rapport à l'autre, c'est-à-dire la regarde et la juge à son tour, la «déconstruit» activement... elles sont en guerre133. C'est là que le mouvement sceptique prend toute sa force, avant qu'il se métamorphose dans l'acte du second regard, celui d'un œil critique. Ce qui reste, après la suspension du mouvement (et du jugement), c'est ce regard transcendantal qui juge tout genre de rêves jugeants. Il veut mettre fin aux «disputes des deux nez» et arriver ainsi à «la suppression de toutes les erreurs qui avaient jusqu'ici, divisé la raison d'avec elle-même dans l'emploi non lié à l'expérience»134. Ces bases praticotranscendantales, fondant l'édifice critique de la philosophie diderotienne, seront posées dès la Lettre sur les aveugles (1749). Tout commence avec l'acte de l'⁄γ⊕ σκϒπτοµαι: c'est La Promenade du sceptique (1747). D'où Diderot pouvait-il se procurer les briques idéels de la nouvelle construction, sur le chemin d'ombres métaphysiques qui peuplaient les Pensées de 1746? Chez Montaigne, on l'a vu, il a découvert la suspension et l'oscillation du jugement, le «pyrrhonisme sincère». Diderot cherche à rendre ces matériaux plus solides dans la longue durée. La littérature clandestine et les moralistes anglais lui donnent les éléments aptes à nourrir le feu de la critique négative la plus innocente. Il fallait trouver quelque chose d'autre pour s'acheminer sur un terrain philosophique en ascension. Diderot modifie donc les «doux oreillers» de Montaigne — doute et suspension — en armes positives dans sa lutte anti-métaphysique.
2.4.2. Une première personne absente: le déguisement de la critique sceptique La Promenade joue ce rôle d'une revue militaire des doctrines à combattre, qui étaient encore simplement connues, analysées, assimilées; des doctrines qui s'affrontent tout au long d'un chemin spéculatif inaccompli. Diderot, sujet d'énonciation des dialogues, les intériorise (supra, 2.1.1) mais ne coïncide guère avec l'un ou l'autre des personnages dans l'espace du débat. Il n'est pas tellement utile de tenter une identification exacte des théories qui font l'objet de la dispute. Les changements de ton ou de marche, 133
Cf. I. Kant, Critique de la raison pure, éd. Barni-Delamarre-Marty, dans Œuvres Complètes cit., I, p. 1345, Théorie transcendantale de la méthode: «Les hypothèses ne sont donc permises dans le champ de la raison pure que comme armes de guerre; elles ne servent pas à y fonder un droit, mais seulement à le défendre. Mais c'est toujours en nous-mêmes que nous devons chercher ici l'adversaire». 134 Ibidem, p. 728.
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dans les discours des promeneurs, sont fréquents (DPV, II, p. 123, 128, 137). Et la philosophie de Diderot se travestit en critique que chacun fait, l'un contre l'autre, dans ce balancement contradictoire qui cristallise la raison autour de certains thèmes-guide, utiles pour mener la réflexion. Le cheminement de la recherche et la suspension de tout jugement définitif est ce qui prend valeur de philosophie. Le sceptique domine donc; il n'apparaît pas sous la forme d'un personnage visible et prend la relève de l'auteur sousentendu, invisible, du dialogue. On remarque ici la première différence structurelle, par rapport aux Pensées philosophiques. La Promenade professe le scepticisme comme une présupposition commune à tous les dialogues qui n'est pas dite et ne trouve pas parole dans la bouche de l'un ou l'autre des interlocuteurs135. C'est le scepticisme lui-même, en tant que méthode zététique d'enquête136, le fait de dire les différences entre ces doctrines, d'en peser les passages, de virer sur les points communs, ce qui fait la philosophie à la Montaigne, «en mouvement», du jeune Diderot. A cette doctrine d'enquête préalable, Kant fournira le statut de proposition critique in nuce et propédeutique de la philosophie transcendantale: Mais autant ce scepticisme est nuisible — dit Kant — autant est utile et opportune, la méthode sceptique, si l'on entend seulement par là la façon de traiter quelque chose comme incertain et de le conduire au plus haut degré de l'incertitude dans l'espoir de trouver sur ce chemin la trace de la vérité. Cette méthode est donc à proprement parler une simple suspension du jugement. Elle est fort utile au procédé critique, par quoi il faut entendre cette méthode de philosophie qui consiste à remonter aux sources des affirmations et objections, et aux fondements sur lesquels elles reposent, méthode qui permet 137 d'espérer atteindre à la certitude .
D'une telle position sceptique, qui enlève le sens de chaque doctrine pour remonter aux conditions de leur productivité théorique, Kant vit se profiler son système de la raison pure138. Diderot, de son côté, incarne 135
DPV, II, p. 129 sq. Les personnages sceptiques, Diphile et Nérestor, ne prennent jamais directement la parole. 136 Cf. l'article SCEPTICISME cit., p. 756b: «Enfin on les nommois Zethétiques, gens qui cherchent, parce qu'ils n'alloient jamais au-delà de la recherche de la vérité»; cf. Kant, Annonce sur le programme de ses leçons cit., p. 514: «Le professeur (...) ne doit pas apprendre des pensées, mais apprendre à penser; on ne doit pas porter l'élève, mais le guider, si l'on veut qu'à l'avenir il soit capable de marcher de lui-même (...). La méthode spécifique de l'enseignement en philosophie est zététique, comme l'ont nommé quelques Anciens (de zetéin) c'est-à-dire qu'elle est une méthode de recherche». 137 I. Kant, Logique (1800), éd. fr. L. Guillermit, Paris, 1989, p. 94 (mes italiques); cf. sur la valeur d'anticipation sceptique du procédé critique, aussi p. 83 sq. 138 Cf. I. Kant, Réflexion n° 5037 sur la métaphysique (1776-1778), dans Kant Gesammelte Schriften (KGS) XVIII, Berlin, 1921, p. 69: «Je vis d'abord le système comme dans un
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précisément cette apparente absence d'opinion chez le sujet d'énonciation139. Un «déiste militant» parle à la première personne et constitue la source de l'acte dialogique total, issu d'un second regard critique adressé au regard premier qui est dans la lutte des doctrines (supra, Introduction, 2-4). A partir d'une perspective transcendantale et matérialiste, Diderot cherche à décrire par cette distanciation vertigineuse la première vision, le scandale de la raison en conflit avec elle-même.
2.4.3. Géographe ou philosophe de la raison? La pantomime de la «frivolité» conceptuelle Une vérité «en marche». Chez le sceptique lui-même, en tant que personnage du dialogue, ce spectacle semble ridicule, une comédie, un objet de raillerie140. Pantomime de la frivolité conceptuelle, c'est rendre grandes (ou difficiles) les choses petites (ou faciles) et petites les grandes, par une vérité en marche ! L'Encyclopédie l'affirme141, Kant le répétera, en adressant l'accusation de «frivolité» aux Français eux-mêmes142. Et c'est ce que font les uns contre les autres ces soldats de l'armée philosophique. Les théories ont leur raison et leurs torts à la fois, ceux de l'aveugle, du spinoziste, de l'athée, du déiste, etc.; chacune marche de son côté et rend «grand» ce que l'autre rapetisse. Où la vérité habite-t-elle? voilà la question, qui reste passée sous silence. Au moment où le peloton prend sa route dans crépuscule. Je recherchais de la façon la plus sérieuse à démontrer certaines propositions et leurs contraires; non point pour établir une doctrine sceptique, mais, puisque je soupçonnais une contradiction de la raison, pour découvrir en quoi elle consistait. L'année 1769 me donna une grande lumière»; cf. Lettre à Garve du 21 septembre 1798, dans KGS, XII, p. 257: «Ce n'est pas l'étude de l'existence de Dieu, de l'immortalité de l'âme, etc. qui fut mon point de départ, mais l'antinomie de la raison pure...» (cité dans J. Ferrari, Les sources françaises de la philosophie de Kant cit., p. 96). 139 Cf. DPV, II, p. 130: «Je ne suis qu'un historien…». 140 Cf. Kant, Critique de la raison pure cit., p. 1320: «Il n'y a pas proprement d'antithétique de la raison pure. Car la seule arène pour elle devrait être cherchée dans le champ de la théologie et de la psychologie pures; mais ce terrain ne peut porter aucun champion bardé de toute son armure et muni d'armes qu'on doive craindre. Il ne peut s'y avancer qu'avec des railleries ou des fanfaronnades dont on peut se moquer comme d'un jeu d'enfants». 141 Cf. Enc., VII, p. 311b: «FRIVOLITÉ (Morale).... Les objets sont frivoles, quand ils n'ont pas nécessairement rapport au bonheur et à la perfection de notre être. Les hommes sont frivoles, quand ils s'occupent sérieusement des objets frivoles, ou quand ils traitent légèrement les objets sérieux»; cf. Kant, KGS, vol. XV, p. 96 et 880 (notes de l'Adickes, p. 772). Kant reprend la définition encyclopédique (De Jaucourt), qu'on retrouve aussi dans J.-B.-R. Robinet (éd.), Dictionnaire Universel des Sciences, vol. XX, Londres, 1777-83 p. 142, art. FRIVOLITE. 142 Cf. I. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique(1798), dans Œuvres Complètes cit., III, p. 939-1144; et Vorlesungen über die Anthropologie (1772-1795), 2 vol. (KGS), éd. R. Brandt, Berlin, 1997.
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«l'Allée des marronniers», le second regard l'observe. Voici la scène plaisante et vivace de la pantomime des gueux philosophiques organisant leur parade: Dans ce conflit d'opinions, un de nous proposa de former un détachement de deux hommes par compagnie, de l'envoyer en avant dans l'allée, et de statuer, sur des découvertes ultérieures, quelle serait désormais la colonnelle, et quels étendards il faudrait suivre. L'avis parut sage et fut suivi (...). On se disposait à l'élection dans la sixième [bande] ( les Fanfarons); et tous ses membres se mettaient également sur les rangs, lorsque nous protestâmes tous qu'on n'admettrait point parmi les piquets de l'armée des gens décriés par leurs mœurs, leur inconstance, leur ignorance et d'une fidélité suspecte... Ils obéirent en murmurant. Nous prîmes pour mot de guet la vérité, et nous partîmes (DPV, II, p. 129).
Diderot, avant Kant, donne corps, au sens littéral, donne mot, dialogue, figures visibles et observables, à l'acte originaire d'une raison pure critique, sur le théâtre de la connaissance143. Le «pur» indique le caractère de cet acte de détachement du regard gnoséologique premier, en deçà de la donnée empirique déterminée, qui reste néanmoins dans l'expérience, sans la dépasser, pour en établir le sens immanent. Le connaître se donne du sens s'il peut mesurer l'action du philosopher lui-même comme un mouvement multiple d'observation (comme celui du faire connaître), en ses conditions et ses limites. Limites, soulignons-le, internes à l'agir dans la connaissance. On observe l'acte d'observer: Je me propose une fin plus noble [du simple calcul, propre des mathématiques], une utilité plus prochaine. C'est d'éclairer, de perfectionner la raison humaine par le récit d'une simple promenade (...) tout ce qui nous environne est un sujet d'observation. Les objets qui nous sont le plus familiers, peuvent être pour nous des merveilles; tout dépend du coup d'œil. S'il est distrait, il nous trompe, s'il est perçant et réfléchi, il nous approche de la vérité. 2. Tu connais ce bas monde: décide sous quel méridien est placé le petit canton que je vais te décrire, et que j'ai depuis peu examiné en philosophe, après avoir perdu mon temps à le parcourir en géographe. Je te laisse le soin de donner aux différents peuples qui l'habitent des noms convenables aux mœurs et aux caractères que je t'en tracerai. Que tu seras étonné de vivre au milieu d'eux ! Mais comme cette nation singulière compose différentes classes, tu ignores peut-être à laquelle tu appartiens, et je ris d'avance, ou de l'embarras qui t'attend si tu ne sais qui tu es, ou de la honte que tu ressentiras si tu te trouves confondu dans la foule des idiots(Ibidem, p. 86, mes italiques).
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Cf. Baschera, Das dramatische Denken cit., p. 75-81.
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Diderot revendique le droit d'examiner, d'«éclairer» le territoire de la raison — car c'est de lui qu'il s'agit dans le «petit canton» de la Promenade — et du monde de la nature «en philosophe» (regard second); il veut se démarquer du simple «géographe» (premier regard), qui ne fait que le «parcourir», en perdant son temps, sans s'approprier gnoséologiquement ce territoire. C'est ce philosophe de la raison qui trace les délimitations de sens nécessaires pour que la «rhapsodie» d'opinions (promenade) se traduise en un ensemble cohérent et pluriel de savoirs (encyclopédie), ouvert à l'acquisition du neuf144. Il est douteux que Diderot ait réussi à atteindre son but. La théorie critique que la Promenade met en scène recouvre le fondement d'un télos secret, insaisissable, qui la dirige, ce qui légitime, avec droit, un «système figuré des connaissances humaines» (Encyclopédie), pardelà la dispersion sceptique. J'ai employé, pour cette intention spéculative, l'expression «pragmatisme transcendantal» (supra, 1.4, 2.2-3). C'est une définition problématique dans la mesure où elle doit indiquer à la fois l'intention de raison pratique qui est à la base d'une pensée «en marche», à la recherche de son lieu théorique d'élection (le matérialisme), et l'expression d'un besoin plus profond de la philosophie diderotienne. A partir de la Promenade, il s'agit de concevoir la connaissance métaphysique en tant que regard ou réflexion sur «les raisons des choses» et de la nature (Enc., X, p. 440a) en unité organique avec l'action, à l'intérieur de ce monde même de l'expérience (pratique dans le monde de la nature humanisée), comme un système de connaissance-action pour laquelle le scepticisme constitue le premier pas méthodique indispensable.
2.4.4. La concrétisation politique du scepticisme dans le second regard. La tromperie universelle Et un propos de ce genre ne tard pas à se manifester, au cours de la Promenade. C'est le premier et dernier leitmotiv qui s'exprime par la bouche du militaire-déiste. Son scepticisme secret en tant que critique politique s'articule sur un ton qui va dorénavant demeurer exemplaire, pour unir le discours sur la métaphysique à celui sur le gouvernement, les seuls qui soient essentiels:
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Cf. Kant, Logique cit., VI, p. 42-54; et Critique de la raison pure cit., p. 1384-98: «Architectonique de la raison pure».
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Quant à moi, Cléobule, lui répondis-je, j'ai beau considérer les objets qui m'environnent, je n'en aperçois que deux qui méritent mon attention et ce sont précisément les seuls dont vous me défendez de parler. Imposez-moi le silence sur la religion et le gouvernement, et je n'aurais plus rien à dire. En effet, que m'importe que l'académicien..... ait fait un insipide roman; que le père...... ait prononcé en chaire un discours académique; que le chevalier de..... nous inonde de misérables brochures; que la duchesse..... mendie les faveurs de ses pages; que le fils du duc..... soit à son père ou à un autre; que D......... [Diderot lui-même?] compose ou fasse composer ses ouvrages ? Tous ces ridicules sont sans conséquence. Ces sottises ne touchent ni à votre bonheur ni au mien. La mauvaise histoire de...... serait par impossible quatre fois plus mauvaise encore, que l'État n'en serait ni mieux ni plus mal réglé. Ah mon cher Cléobule, cherchez-nous, s'il vous plaît, des sujets plus intéressants, ou souffrez que nous nous reposions (Ibidem, Discours préliminaire, p. 81, mes italiques).
La mise en scène dialoguée doit inclure les oppositions doctrinales pour les réfuter précisément dans leur valeur socialisée. Le théâtre de la Promenade en ce sens est une incarnation politico-dialogique de la Dialectique transcendantale de Kant145. Thèses et antithèses se confrontent sur-le-champ, le second regard montrant que toutes les premières vues des phénomènes «sont insensées». Seuls les fanfarons, remarque Diderot, des gens «sans constance dans la marche», ne se présentant pas à l'appel, sont exclus des rangs. La vérité se fait «mot de guet», trace, passage vers l'Autre146. La condition de mouvement du peloton philosophique vers le devenir en quelque chose d'autre à partir de chaque position vers la vérité dans son ensemble est un processus d'expansion gnoséologique, ce processus rationnel qui étudie la logique des apparences que Kant nomme transzendentale Dialektik. Diderot, en écrivain matérialiste, donne un corps sensible, politique, à ces apparences produites par l'esprit humain. A la fin de la Promenade, il n'y aura pas un vainqueur du pari. Le hasard, voire le caractère purement arbitraire des apparences, semble fonder l'acte de chaque premier regard. Mais le philosophe décèle les raisons de cette tromperie universelle et la forme de représentation de ce second regard ne se trouve encore que sous forme de renvoi consécutif à l'autre doctrine, mesurant le regard premier, vers une troisième doctrine etc. Ainsi, se promenant tout au long des différentes Allées — régions ontologiques où 145
Cf. Kant, Critique de la raison pure cit., p. 1133, la Dialectique bâtit elle-même un théâtre didactique de la théorie: «Cinquième section. Représentation sceptique des questions cosmologiques, à travers les quatre idées transcendantales». Kant y souligne encore l'avantage et l'utilité qu'on tire de cette méthode sceptique. 146 Cf. R. Mortier, «Diderot et le problème de l'expressivité: de la pensée au dialogue heuristique», dans Le Cœur et la Raison. Recueil d'études sur le dix-huitième siècle, Préface de R. Pomeau, Oxford-Bruxelles-Paris, 1990, p. 258.
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s'exhibent plusieurs premiers regards — on s'arrête, certes, sur des thèmes communs du discours, qui constituent la matière première, le substrat de la dialectique sceptique que nous allons maintenant examiner.
2.5. LA MACHINE PANTHEISTE. SPINOZA ET WOLFF DANS LA PROMENADE DU SCEPTIQUE 2.5.1. La réfutation critique du déisme: le monde visible et le monde intelligible La question de la machine du monde refait son apparition en plusieurs endroits de la Promenade. Sous une lumière différente que dans les Pensées philosophiques, il y est bien question d'une première et d'une deuxième vue sur elle. Athéos affirme: Nous avons devant nous une machine inconnue sur laquelle on a fait des observations qui prouvent la régularité de ses mouvements, selon les uns, et son désordre aux sentiments des autres. Des ignorants qui n'en ont examiné qu'une roue, dont ils connaissent à peine quelques dents, forment des conjectures sur leur engrainure dans cent mille autres roues dont ils ignorent le jeu et le ressort, et pour finir comme les artisans, ils mettent sur l'ouvrage le nom de son auteur (DPV, II, p. 131).
Le déiste réitère son opinion, en insistant sur la forme de l'analogie intellectuelle, du visible à l'intelligible: Mais, répondis-je, suivons la comparaison: une pendule à équation, une montre à répétition ne décèlent-elles pas l'intelligence de l'horloger qui les a construites, et oseriez-vous assurer qu'elles sont des effets du hasard? (Ibidem)
L'athée stigmatise cette argumentation car elle conclut subrepticement à l'existence particulière de l'ordre mécanique horlogier, ici, sous des conditions déterminées par notre observation qui n' est qu'un regard d'un point de l'univers — soumis aux lois de la sensibilité — à l'existence, dans l'idée, de la totalité de l'ordre, «condition de la totalité absolue de la série phénoménale», dans le κ〉σµοω. Même si Diderot n'a pas la conscience théorique de la distinction catégorielle entre le visible et l'intelligible, l'emploi qu'il fait de la notion d'infini temporel, comme issue d'un acte de jugement ou de coordination des données visibles (l'Anschauung, chez Kant), schéma de l'esprit dans l'idée (supra, 2.4.1), opposée à la notion spatiale d'ouvrage et de point de l'espace visuel, témoigne de facto d'une
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position de la pensée non lointaine de la position critique du problème de la connaissance147. C'est l'idée même de monde, comme «unité inconditionnée des conditions objectives de la possibilité des objets en général» qui est prise pour cible implicite de la critique de Diderot: cette unité n'est, à son tour, qu'un conditionné du jugement, un regard premier. L'aveugle Saunderson s'appuiera sur l'hypothèse de l'irréductibilité des principes du monde intelligible à ceux du visible, assertion plus ou moins explicite dans la Lettre de 1749, pour affirmer sa conception transformiste du κ〉σµοω148. Cependant, le transformisme relève, en première instance, de la position ante litteram, sous-entendue, du problème de Kant: Prenez garde, reprit-il, les choses ne sont pas égales. Vous comparez un ouvrage fini, dont l'origine et l'ouvrier sont connus, à un composé infini, dont les commencements, l'état présent et la fin sont ignorés, et sur l'auteur duquel 149 vous n'avez que des conjectures . - "Eh qu'importe? répliquais-je, quand il a commencé, ni par qui il a été construit? Ne vois-je pas quel il est? et sa structure n'annonce-t-elle pas un auteur ?" - Non, reprit Athéos, vous ne voyez point quel il est. Qui vous a dit que cet ordre que vous admirez ici ne se dément nulle part? Vous est-il permis de conclure d'un point de l'espace à l'espace infini? On remplit un vaste terrain de terres et de décombres jetés au hasard, mais entre lesquels le ver et la fourmi trouvent des habitations fort commodes. Que penseriez-vous de ces insectes, si, raisonnant à votre mode, ils s'extasiaient sur l'intelligence du jardinier qui a disposé tous ces matériaux 150 pour eux? (Ibidem) . 147
Certes, Diderot ne postule pas, en termes théoriques, l'idéalité transcendantale des formes pures de l'intuition. Il décrit néanmoins les effets paradoxaux des opinions déiste et théologico-rationnelle, en mettant en scène les contradictions pratiques que la non distinction entre les principes du sensible et de l'intelligible engendre sur le théâtre de la praxis. 148 Cf. DPV, IV, p. 51-52; infra, 4.1-2. C'est l'hypothèse que Diderot oppose au déiste Voltaire, en reprenant l'argument final d'Oribaze, le spinoziste: «"Mais, lui répliqueriez vous, et ces rapports infinis que je découvre dans les choses; et cet ordre merveilleux qui se montre de tous côtés, qu'en penserai-je?"— Que ce sont des êtres métaphysiques qui n'existent que dans votre esprit, vous repondroit-il» (mes italiques). 149 Cf. Kant, Critique de la raison pure cit., «Dialectique transcendantale», «Cinquième section», p. 1136: «Quatrièmement: Si vous admettez un être absolument nécessaire (soit le monde même, ou quelque chose dans le monde, ou la cause du monde), vous le placez dans un temps infiniment éloigné de tout instant donné, puisque autrement il dépendrait d'une autre existence plus ancienne; mais alors cette existence est inaccessible à votre concept empirique, et elle est trop grande pour que vous puissiez jamais y arriver par quelque régression continue» (mes italiques). 150 A' noter les passages subreptices des termes, soulignés en italiques, qui indiquent des intuitions sensibles sous la condition de l'espace («point», «terrain»), aux schémas temporels des intelligibles, («commencement», «fin» etc.). La métaphore du jardinier est éloquente, et rappelle de près le sophisme de l'éphémère: «La rose de Fontenelle qui disait que de mémoire de rose on n'avait vu mourir un jardinier» (Rêve de D'Alembert, DPV, XVII, p. 132). La modification y est intéressante: il s'agit ici de «l'intelligence», non pas
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Cela équivaudrait, remarque Athéos, en admettant l'existence d'un Être nécessaire, à tenir une vision possible uniquement sous les conditions de l'espace et du temps de l'intuition sensible, pour une conception valable suivant les conditions intellectuelles — «harmonie», «ordre», «unité» — de la pensée et de l'idée, actes de l'esprit. Cela est marqué aussi par le décalage logique entre la question de la finitude ou infinitude de l'univers et le problème de l'ordre de celui-ci: deux plans de discours qui se superposent silencieusement, subrepticement, dans le raisonnement du déiste. Et l'objection de Diderot rappelle, en figuration théâtrale, l'un des arguments que Kant développe d'abord dans la Dissertation de 1770151, puis dans la quatrième antinomie de la Raison pure, avec la réfutation de la preuve cosmologique de l'existence d'un être nécessaire. Kant remarque sur ce point: Pour prouver l'existence d'un être nécessaire, je ne dois me servir ici que de l'argument cosmologique, qui s'élève du conditionné dans le phénomène à l'inconditionné dans le concept, en regardant cet inconditionné comme la condition nécessaire de la totalité absolue de la série. Il appartient à un autre principe de la raison de chercher la preuve dans la seule idée d'un être suprême entre tous les êtres en général, et cette preuve devra être présentée à 152 part .
La preuve cosmologique, pour affirmer sa position, se réclame de l'argument ontologique, pour s'appuyer ensuite sur le passage de la série des contingences phénoménales à la série purement intelligible de la catégorie de jugement correspondante, «dont l'intégralité reposait sur l'existence d'une cause absolument nécessaire»153, n'étant ainsi plus liée à aucune condition sensible. Tout est prêt pour l'entrée sur scène des personnages métaphysiques qui domineront le champ de la promenade.
de «l'existence» du jardinier, échangée avec la «vision» de son ouvrage. Cf. B. L. B. Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, éd. A. Calame, Paris, 1991, p. 111. 151 Cf. I. Kant, Dissertatio de mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis (1770), éd. fr. P. Mouy, Paris, 1985, «Section II. De la différence entre le sensible et l'intelligible en général», §§ 3-6 sur la distinction entre l'usage logique et l'usage réel de l'entendement, et le § 10, p. 47; le § 13, p. 52, rend compte de la raison du lien universel de toute chose. C'est la conclusion d'Athéos: «Non, vous ne voyez point quel il est », mais vous connaissez comment il vous apparaît. Voilà le sens théorique de la métaphore du jardinier de Fontenelle interprétée par Diderot. 152 Kant, Critique de la raison pure cit., p. 1110: «Remarque sur la quatrième antinomie». 153 Ibidem, p. 1112-14.
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2.5.2. Égotistes, idéalistes, sensualistes, une seule famille d'erreurs métaphysiques Diderot aurait pu mettre dans la bouche de l'athée l'accusation d'idéalisme à la Berkeley contre le déiste, mais le mot passe et, tout d'un coup, c'est Oribaze, le spinoziste, qui parle. C'est lui qui réfute les deux interlocuteurs, dans la perspective du «grand orbe lumineux, qui ne tardera pas à paraître». On démontre que cet orbe (la substance) n'est que «l'œil de notre prince; que ces autres points radieux sont ou des diamants de sa couronne, ou des boutons de son habit». Le spinoziste même n'aura pas le dernier mot. La parole passe ensuite au déiste, puis aux sceptiques qui concluent sans rien dire «par un vedremo (DPV, II, p. 132) Il s'agit, ici comme ailleurs, d'un échange de regards, l'acte même de l'observation ne se terminant pas sur l'un ou sur l'autre154. D'autres personnages, avant le déiste, ont été eux aussi la cible de l'accusation d'idéalisme. Ils concluent pour la seule existence de l'universel intelligible dans l'idée, à partir du particulier sensible, en intervertissant le processus: on nie jusqu'à l'existence même de la source de leurs jugements: la multiplicité empirique du sensible. Il n'y a plus qu'un seul être au monde: celui qui (le ou se) pense, le Moi-Même. Les Égotistes montent sur scène (DPV, II, p. 118 et 157). La parenté avec les déistes est significative. Les «champions encore plus singuliers» (des déistes et des spinozistes) marchent dans les rangs «sans règle et sans ordre». L'argument de l'ordre extérieur du κ〉σµοω se renverse parfaitement lorsqu'il est projeté dans l'ordre interne des seules idées. L'un des interlocuteurs, par exemple, m'assura qu'il était Virgile. «que vous êtes heureux, lui répondis-je, de vous être immortalisé par la divine Énéide ! (...) Quel feu ! quelle harmonie ! quel style ! quelles descriptions ! quel ordre ! - Que parlez-vous d'ordre ? interrompit-il; il n'y en a pas l'ombre dans l'ouvrage en question: c'est un tissu d'idées qui ne portent sur rien, et si j'avais à m'applaudir des onze ans que j'ai employés à coudre ensemble dix mille vers, ce serait de m'être fait en passant à moi-même quelques compliments assez bons sur mon habileté à assujettir
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On peut repérer tour à tour, dans les passages du dialogue, la position d'autres antinomies de la raison pure, dans la bouche des personnages. La Promenade se révèle une bonne clé de lecture pour éclaircir et alléger les lieux plus épineux du texte kantien. Cf. la deuxième antinomie: «Toute substance composée dans le monde est faite de parties simples...» «Aucune chose composée, dans le monde, n'est faite de parties simples....», dans DPV, II, p. 132-33, c'est l'entretien polémique entre Oribaze (spinoziste) et Philoxène (déiste), aidé par les pyrrhoniens; dialogue repris vers la fin de l'Allée des marronniers, cf. ibidem, p. 137-38. On trouve des échos de la troisième Antinomie: «La causalité suivant les lois de la nature n'est pas la seule d'où puissent être dérivés les phénomènes...» - «Il n'y a pas de liberté, mais tout dans le monde arrive suivant les lois de la nature», dans la conversation de l'Aveugle avec l'Athée de l'Allée des épines, cf. ibidem, p. 121-28.
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mes concitoyens par des proscriptions, et à m'honorer des noms de père et de défenseur de la patrie après en avoir été le tyran» (DPV, II, p. 118).
L'empirisme idéaliste, l' «égotisme» du nouveau Virgile se passe aisément du motif de l'ordre. L'idée que le sujet se fait du monde, maintenant, n'a plus aucune relation active avec les choses. Les idées du moi précisément ne portent sur rien , sur rien d'autre que sur elles-mêmes. Il est impossible d'en faire description de «style» et d'«harmonie», même idéelles. Celles-ci sont, en fait, des notions qui exprimèrent, dans l'Essai sur le mérite de Shaftesbury, le rapport pragmatique de l'observateur avec les objets sur lesquels porte son regard, en vue de l'action descriptive. Il n'est pas possible par conséquence, faute de cette relation, que les égotistes aient aucune communication inter-subjective, nul échange sinon insensé: «je vais vous démontrer», dit ce nouveau Virgile, «que peut-être je suis vous-même, et que vous n'êtes rien». Ce n'est pas au hasard si Diderot met dans la bouche de l'égotiste, pour conclure son galimatias, une phrase tirée de l'Essai sur l'origine des connaissances de Condillac: Soit que je m'élève dans les nues, soit que je descende dans les abîmes, je ne sors point de moi-même, et ce n'est jamais que ma propre pensée que j'aperçois (Ibidem, p. 118-19).
Dans l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron (1778), Diderot citera cette phrase, en ne l'attribuant pas à son auteur mais à Berkeley. Lapsus révélateur: on tend à assimiler l'idéalisme de l'évêque de Cloyne à l'empirisme sensualiste de Condillac, les deux n'expliquant pas le problème de la liaison entre sensation et idée sinon par l'établissement d'un moyen mental hors du rapport opérationnel avec le monde des choses. Idéalisme ou empirisme, il y a là une erreur commune: c'est l'absence d'une analyse du rapport pratique de l'idée que l'esprit produit avec les moyens corporels qui l'ont engendrée, qui ne sont ni tout à fait externes ni tout à fait internes au sujet. Il s'agit à la fois d'une compréhension de notre corps, du système de ses besoins échangés avec d'autres sujets corporels organisés, et de la matière qui les satisfait, le monde des êtres sensibles (infra, 5.6). Diderot s'exclame: A la honte de la raison humaine ce qu'on ne conçoit point du tout, c'est comment ces sophistes n'ont jamais été solidement réfutés. L'évêque de Cloyne a dit : Soit que je monte au haut des montagnes, soit que je descende dans les vallées, ce n'est jamais que moi que j'aperçois; donc il est possible qu'il n'existe que moi ... Et Berkeley attend encore une réponse. Lier
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l'existence réelle de son propre corps avec la sensation n'est point une chose 155 facile (DPV, XXV, p. 290-91) .
Berkeley ne devait pas attendre longtemps. Diderot invoque, en 1778, cette «réfutation solide» que Kant présentera trois ans après, dans le Livre II de la Dialectique transcendantale. C'est la «Critique du quatrième paralogisme de la psychologie transcendantale», concernant «l'idéalité du rapport extérieur». Chez le Kant de la Critique de la raison pure, le rapport entre la chose et le concept (ou l'idée) n'est évidemment pas pratique, ni opérationnel, mais gnoséologico-transcendantal. Toutefois, le philosophe allemand définit bien ce qu' est un idéalisme empirique (Berkeley) et l'assimile à un réalisme transcendantal (Condillac) qui sont accusés par Kant, avec le premier, d'être réductibles à un idéalisme dogmatique tout court (encore Berkeley). C'est l'argument relevé auparavant: l'idéalisme de Berkeley, ainsi que l'empirisme condillacien, débouchent sur des solipsismes. En admettant un seul être (sensible-intelligible), l'on soutient que le moi (ou Dieu) est l'origine de tout ce qui est (aut moi aut les objets possédons de l'être), et finalement, en pleine cohérence, le sujet se «croit seul au monde». Kant affirme que le dogmatique idéaliste, Berkeley, ne nie pas l'existence réelle des objets extérieurs, mais n'admet pas qu'elle soit connue par une perception immédiate et qui en conclut que nous ne pouvons jamais devenir entièrement certains de la réalité de ces objets par aucune expérience possible. (…) après avoir faussement supposé que, pour être des objets extérieurs, les objets des sens devraient avoir aussi leur existence en eux-mêmes, et indépendamment des sens il trouve, à ce point de vue, toutes les représentations des nos sens insuffisantes 156 à en rendre certaine la réalité .
L'empiriste «réaliste transcendantal» Condillac, qui joue le même rôle de «l'idéaliste empirique» (Berkeley), considère le temps et l'espace comme quelque chose de donné en soi (indépendamment de notre sensibilité). Le réaliste transcendantal se représente donc les phénomènes extérieurs (si l'on admet leur réalité) comme des choses en soi, qui existent indépendamment de nous et de notre sensibilité, et qui, par conséquent, seraient aussi en dehors de nous, d'après des purs concepts de l'entendement.
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Essai sur les regnes de Claude et de Néron ; cf. aussi Éléments de physiologie, dans DPV, XVII, Partie III, p. 462: «Phénomènes du cerveau», chap. I: «Sensation» et chap. II «Entendement», la doctrine du jugement passe à travers l'analyse de la «sensation composée»; infra, 4.1.8, 6.1, 6.3. 156 Kant, Critique de la raison pure cit., p. 1443-44; cf. DPV, II, p. 118: « Que parlez-vous d'ordre (...) c'est un tissu d'idées qui ne portent sur rien...» (mes italiques).
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C'est justement ce réaliste transcendantal qui, par la suite, joue l'idéaliste 157 empirique .
A noter l'expression «d'après des purs concepts de l'entendement». Qui est ce réaliste qui se travestit et s'intervertit en idéaliste empirique, auquel Kant pense et duquel il veut se distinguer? Il peut bien s'agir de Condillac critiqué par Diderot lorsqu'il utilise implicitement ces transcendantaux réels (espace et temps), et qu'il parle de connaissance sensible par rapport à un sujet pluriel, marqué par le pronom «nous», à l'intérieur duquel l'aperception «demeure», selon Kant, sans pouvoir «s'en sortir»158. Hors de la paraphrase diderotienne, voici Condillac : Soit que nous nous élevions, pour parler métaphoriquement, jusque dans les cieux; soit que nous descendions dans les abîmes nous ne sortons point de nous-mêmes; et ce n'est jamais que notre propre pensée que nous apercevons. Quelles que soient nos connaissances; si nous voulons remonter à leur origine, nous arriverons enfin à une première pensée simple (...). Ainsi, selon que les objets extérieurs agissent sur nous, nous recevons différentes idées par les 159 sens .
Diderot cite une troisième fois cette phrase, encore modifiée, dans la Lettre sur les aveugles (DPV, IV, p. 44-45), en assimilant là la position de Condillac à l'idéalisme ou immatérialisme de Berkeley, et implicitement, on le verra, à Malebranche (infra, 4.2). Or, la même coïncidence de la position réaliste-idéaliste de Condillac160 avec celle dogmatique de Berkeley est relevée, de manière claire, par Kant dans l'Analytique transcendantale, la «Réfutation de l'idéalisme»: 157
Ibidem, p. 1444. Ibidem, «Sixième section. L'idéalisme transcendantal comme clef pour la solution de la dialectique cosmologique», p. 1137 sq. Un peu plus haut, dans la critique du quatrième paralogisme, Kant se réfère aux expressions «hors de nous» et «en nous», utilisées à la manière de Condillac, pour les critiquer, ibidem, p. 1446 sq.; cf. Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines cit., § 2, le «réaliste transcendantal» — tout à l'opposé de l'idéaliste transcendantal — regarde comme inconnaissable non pas la nature des choses en soi, mais celle de nos pensées: «Il seroit inutile de demander quelle est la nature de nos pensées. La première réflexion sur soi-même peut convaincre que nous n'avons aucun moyen pour faire cette recherche. Nous sentons notre pensée». 159 Condillac, Essai cit., to. I , chap. I, § 1, p. 1-2. 160 Cf. Ibidem, p. 15-19, le caractère «réaliste» de la conception condillacienne du temps et de l'espace s'explicite au chap. II, p. 17: «Des sensations». L'étendue constitue une qualité qui est dans les corps extérieurs. Chez Condillac, «les idées» que nous avons des objets extérieurs sont «les sensations» elles-mêmes, qui proviennent des objets. D'où s'ensuit le rejet des idées innées et la conséquente réduction de l'espace et du temps à des propriétés inhérentes aux objets de la sensation: ce qui peut être fort bien défini un «réalisme transcendantal» (ibidem, §§ 9 et 10).
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L'idéalisme dogmatique de Berkeley, qui tient l'espace, avec toutes les choses aux quelles il est attaché, comme condition inséparable, pour quelque chose d'impossible en soi, et tient de ce fait aussi les choses dans l'espace pour des simples fictions. L'idéalisme dogmatique est inévitable, si l'on regarde l'espace comme une propriété qui doit revenir aux choses en soi; car alors il est, avec tout ce dont il est la condition, un non-être (ein Unding). Mais nous avons supprimé le principe de cet idéalisme dans l'esthétique 161 transcendantale .
Il est douteux que Kant ait jamais lu la Promenade du sceptique. Moins douteuse, mais non confirmée, est sa lecture de la Lettre sur les aveugles et de l'Essai de Condillac par l'entremise de Maupertuis162. Cependant, l'analyse historique et conceptuelle du texte montre un fait saillant, c'est-à-dire que les objections adressées contre les égotistesidéalistes-sensualistes (Berkeley-Condillac), du point de vue des questions épistémologiques qui y sont impliquées et des solutions données, se situent sur un même plan de discours, proche de l'analyse théâtralisante du jeune Diderot. 2.5.3. Diderot et Kant devant la Psychologia Rationalis La critique kantienne du quatrième paralogisme de la psychologie rationnelle développe la «solide réfutation» que Diderot invoque dans l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Absente dans la première édition de la Critique de la raison pure (1781) elle ne paraît que dans celle de 1787 comme réponse aux accusations d'«idéalisme» de la part de Ch. Garve et de J.G. Feder adressées à Kant dans un compte rendu célèbre de la première Critique, paru dans «Göttingschen Anzeigen» (1782). L'idéalisme dogmatique de Berkeley (qui n'est qu'un idéalisme empirique, note Kant), tout aussi bien que le réalisme transcendantal de Condillac, sont, à deux voix, la «honte de la raison humaine»: L'idéaliste transcendantal, [le philosophe critique] au contraire, peut être un réaliste empirique et, par conséquent, comme on l'appelle, un dualiste, c'est-àdire accorder l'existence de la matière, sans sortir de la simple conscience de soi-même, ni admettre quelque chose de plus que la certitude des représentations en moi (...). Notre théorie fait donc tomber toute difficulté à admettre l'existence de la matière sur le simple témoignage de notre simple conscience de nous-mêmes et à la tenir pour tout aussi bien prouvée par là 163 que l'existence de moi-même comme être pensant . 161
Kant, Critique de la raison pure cit., p. 954 (mes italiques). Cf. J. Ferrari, Les sources françaises cit., p. 116-118 et Th. Ziehen, «Über eine Parallelstelle bei Kant und Diderot» cit., p. 127; infra, 3.3.8. 163 Critique de la raison pure cit., p. 1444-45; infra, 4.1.8.
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Suit une longue démonstration. Kant ne veut pas «sortir de la conscience simple de soi» pour soutenir l'existence matérielle des corps; il lui faut ce «dualisme, comme on l'appelle», entre le moi et la matière. Il est encore vraisemblable que Diderot, sur une position analogue au sujet des égoïstes ou égotistes, s'inspire d'une formulation du problème qu'on trouve dans la Psychologia rationalis (1734) de Ch. Wolff, source commune, comme l'a signalé J. Deprun (1984). Quand la Critique de la raison pure fait mention d'un «dualiste empirique» (qui serait Kant lui-même), en ajoutant «comme on l'appelle», Kant a présent à l'esprit la partition scolastique des doctrines qu'établit la Psychologia aux paragraphes 32-43. Tout système philosophique, d'après Wolff, est ou bien sceptique ou bien dogmatique. S'il est dogmatique, il peut être ou moniste ou dualiste; s'il est moniste, il peut être ou matérialiste ou idéaliste. Cette dernière classe se spécifie dans une espèce à part, apex de l'idéalisme: ce sont, encore une fois, les Égoïstes164. Wolff observe: § 33. Materialistae dicuntur philosophi, qui tantummodo entia materialia, sive corpora existere affirmant. Materialista fuit Hobbesius, philosophus Anglus, qui plures ibidem asseclas hodienum habet. Eos inter eminent Tolandus et Cowardui . (...) § 34. Quoniam Materialistae nonnisi corporum existentiam admittunt, immo nonnisi eadem possibilia esse contendunt (§. 33); nonnisi unum substantiarum genus existere affirmant, adeoque Monistae sunt (§. 32). § 35. Materialistae igitur animam pro ente materiali habent . Qui adeo demonstrat animam esse ens immateriale, Materialismus evertit (...) ii quoque immaterialitatem animae negant et cogitationem per motum materiae cujusdam subtilis explicare conantur: id quod inferius accuratius examinatur, ubi de materialibus rerum ideis in cerebro agitur.
Ceux-ci s'opposent à une autre classe de monistes: § 36 . Idealistae dicuntur, qui nonnisi idealem corporum in animabus nostris existentia concedunt: adeoque realem mundi et corporum existentiam negant. Inter idealistas nomen suum recentius professus est Georgius Berckely Collegii Trinitatis, quod Dublini in Hibernia es, Socius, in tribus Dialogis, qui idiomate Anglicano de immaterialitate animae, immediata providentia Numinis et realitate et perfectione cognitionis humanae conscripti Londini A. 1713. in 8. prodiere. § 37 . Quoniam Idealistae nonnisi animae existentiam admittunt, corpus vero omne nonnisi in numerum idearum eius referunt (§ 36); Idealistae Monistae sunt (§ 32) et Animam pro ente immateriali habent (Wolfii Psych. Ration.) Quatenus Monistae sunt, cum Materialistis conveniunt (§ 34). 164
Cf. Wolff, Psychologia Rationalis cit., p. 24-29, § 32-41.
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Les Égoïstes («égotistes» suivant la lecture de Diderot) se différencient par rapport à ces deux classes, car ils restreignent l'existence de tout corps sensible à celle purement idéelle d'un seul ego, celui du pensant qui crée en-soi les choses qu'il pense. Ce sont, comme les idéalistes et les dualistes, des philosophes dogmatiques, non sceptiques165. Les Égoïstes réduisent le «nous» de Condillac au «moi» du nouveau Virgile de la Promenade. Contre un «monisme» de cette sorte s'insurgent Diderot et Kant. Wolff les décrit ainsi: § 38. Idealistarum quaedam species sunt Egoistae, qui nonnisi sui, quatenus nempe anima sunt, existentiam realem admittunt adeoque entia cetera, de quibus cogitant, nonnisi pro ideis suis habent. In eo conveniunt Egoistae cum Idealistis, quod realem mundi existentiam negent, nec corporibus nisi in ideis suis existentiam concedant (§ 36), adeoque prô Idealistis habendi sunt (§. 349 Log.) In hoc autem ab iisdem differunt, quod hypothesin Idealistarum ad corporum existentiam restrictam etiam ad animas extendant, et entia immaterialia quaecunque alia.
Il faut souligner que ni Kant, ni Diderot, ni Wolff ne nomment Berkeley dans leurs textes comme l'un des sectaires Égoïstes. Encore, dans l'Essai de 1778, Diderot appelle-t-il Berkeley idéaliste. Cependant, un autre élément textuel peut confirmer la lecture diderotienne de la Psychologia rationalis. La Lettre sur les aveugles assimile l'idéalisme solipsiste de la Promenade à une forme d'immatérialisme166. Or, c'est dans le même paragraphe sur les Égoïstes que Wolff nomme, comme étant le représentant professus de cette secte non pas Berkeley mais un philosophe français, dont Diderot a pu entendre parler : Fuit paucis abhinc annis assecla quidam Melebranchii Parisiis, qui Egoismum professus (quod mirum videri poterat) asseclas et ipse nactus est. Malebranchius enim cum in dialogis metaphysicis sermone patrio editis Dial. 5. p. m. 195. demonstrationem existentiae realis corporum impossibilem judicasset; ipsis ab Idealismo non abhoruisse visus est.
L'idéalisme-égoïsme, d'après la Lettre sur les aveugles (et d'après Wolff), est une doctrine qui peut être réduite à l'assertion générale de l'inexistence des corps réels in se hors de la perception du moi ou hors de dieu , que Wolff attribue à ce «disciple» de Malebranche, le seul moyen de s'assurer de la vérité de la connaissance étant la production en-soi au 165 166
Ibidem, p. 28, § 42. Cf. DPV , IV, p. 45: « Selon l'un et l'autre [Condillac et Berkeley], et selon la raison, les termes essence, matière, substance, suppôt, etc. ne portent guère par eux-mêmes de lumières dans notre esprit...».
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dedans de soi des idées que nous voyons exister en dieu. Le rapport au monde est coupé et demeure active la seule réflexion de ces idées en dieu qui nous les communique de «soi en soi», ce qu'on pourra appeler un «égothéisme»167.
2.5.4. Malebranche et le spinozisme «visionnaire» suivant Wolff Dans des philosophies mineures du dix-huitième siècle, certains développements de cet argument présentent des transformations lexicales intéressantes de l'égoïsme suivant Wolff, et parmi elles l'on trouve précisément la lecture «égothéiste»168. Wolff identifie la thèse égothéiste qui implique la négation de l'existence des corps extérieurs relevée implicitement par Diderot dans la Lettre sur les aveugles , avec la position théorique du malebranchisme. F. A. Lange, dans son Histoire du matérialisme, en faisant mention des Égoïstes, voit l'idéalisme cartésien à l'origine de leurs erreurs et cite aussi la source de la référence à cette secte philosophique chez Diderot: Dans les Mémoires pour l'histoire des sciences et des beaux-arts, Trévoux et Paris, 1713, p. 922, on mentionne, sans citer le nom, un «malebranchiste», vivant à Paris, qui regardait comme très vraisemblable que lui-même était le 169 seul être créé .
Ce personnage connu par les Jésuites et, vraisemblablement, par Diderot est le publiciste Jean Brunet, disciple «hérétique» de Malebranche comme l'as bien expliqué J. Deprun170 et il a inspiré plus que quelques traits de la figure des «égothéistes». Je remarque, en revanche, que la Promenade tend à rapprocher, dans sa marche conceptuelle, les Égoïstes aux Spinozistes. En plusieurs endroits, Oribaze parle du monde comme de «l'œil d'un seul grand prince» et sa position exprime, d'après la lecture diderotienne, une opinion analogue à celle du malebranchiste de la Promenade: «Il n'y a qu'un seul être au monde» qui pense et existe à la 167
Cf. J. Deprun, «Diderot devant l'idéalisme» cit., p. 70, note 8, la position égothéiste: «Brunet écrivait en effet (…): "… Il a fallu supposer un Etre souverain pour ordonnateur et pour moteur des créatures qui composent le monde dont nous nous sentons partie et qu'il est bienséant de croire extérieur. Mais comme on ne conçoit que soi en soi, chacun doit chercher dans son fond la raison et la cause du monde imaginaire où il préside seul». 168 Cf. J.-R. Armogathe, Une secte fantôme au XVIIIe siècle: les Egoïstes, Paris-Sorbonne, 1970 (Mémoire D.E.A.) et le riche commentaire sur la Promenade, par J. Deprun, dans DPV, IV, p. 164-67. 169 Lange, Histoire du matérialisme cit., p. 220-21 et 476. 170 Cf. J. Deprun, «Diderot devant l'idéalisme» cit., p. 70-74.
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fois171, ou encore: «tout ce qui existe est partie d'une Substance unique, immense, universelle; elle seule est: le reste n'en est que des modes» (DPV, II, p. 132)172. Le monde spinozien, vu par Diderot à travers la loupe de la Psychologia, serait un monde «égoïste» au sens de Wolff et du Malebranche «visionnaire» de Brunet. Voici un exemple où Spinoza lui-même est «le chef des visionnaires»! Ce passage précède l'entrée sur scène des Égoïstes: Une quatrième bande te dira que l'allée est pratiquée sur le dos de notre monarque, imagination plus absurde que l'Atlas des anciens poètes. Celui-ci soutenait le ciel sur ses épaules, et la fiction embellissait une erreur. Ici on se joue de la raison et de quelques expressions équivoques pour insinuer que le prince fait partie du monde visible, que l'univers et lui ne sont qu'un, et que nous sommes nous-mêmes des parties de son vaste corps. Le chef de ces visionnaires fut une espèce de partisan qui fit de fréquentes incursions, et jeta souvent l'alarme dans l'allée des épines (Ibidem, p. 117-18).
La raison du jugement, apparemment négatif, sur les spinozistes (qui d'ailleurs oscille, tout au long de la Promenade), est à chercher dans la réduction de l'existence du «prince» à son «œil» solitaire, qu'opère Diderot sous la suggestion de la lecture wolffienne. Le monde-dieu de Spinoza n'agit pas, il n'est pas actif mais seulement contemplatif, il ne fait que regarder soimême, et (se) réfléchir (dans) son propre ouvrage. Un Spinoza visionnaire et malebranchiste, auquel les déistes doivent ensuite être assimilés. La métaphore qui parle d'un «grand prince», chez Diderot, rappelle le visionnaire Mangogul des Bijoux; c'est le grand tout (κ〉σµοω) ou «Grand Esprit» du spinoziste Oribaze, qui trouve son reflet réel dans le prince des «militaires déistes», le Grand Architecte. Diderot se moque ici de lui-même et de certaines Pensées de 1746. Le personnage qui conte cette histoire est un officier de l'armée royale à la retraite. Il a fait sa profession de foi déiste au début du dialogue avec Cléobule. Son mot, au demeurant, est passé à d'autres: C'est qu'ils [les déistes] n'ont point de bandeau; qu'ils soutiennent que deux bons yeux suffisent pour se bien conduire, et qu'ils demandent à être convaincus par des solides raisons, que le code militaire est vraiment l'ouvrage du prince, parce qu'ils y remarquent des traits incompatibles avec les idées qu'on a de sa sagesse et de sa bonté (Ibidem, p. 117, § 6; et aussi p. 86-87).
171
D'où la distinction entre «l'être corporel» et «l'être intelligent», qui est le contraire de l'opinion spinozienne, DPV, II, p. 138, § 52: «il s'ensuit donc de son aveu et de mon raisonnement que ces deux substances composent l'univers, et que l'univers est Dieu». 172 L'on trouve des assertions pareilles à d'autres endroits: ibidem, p. 105, 136-37.
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Une fois établi qu'un seul genre de regard au monde est suffisant (et nécessaire) pour étayer la foi déiste, il devient impossible d'ouvrir à la pluralité des vues dans lesquelles consiste essentiellement, à cette époque, la philosophie critique que Diderot expérimente, dans le mouvement sceptique et dans le double regard de la Promenade. Ce regard second doit anticiper la praxis critico-politique. Par la lecture wolffienne peuvent s'expliquer aussi les changements d'attitude à l'égard de Spinoza lui-même et la «rigidité presque scolastique» des arguments mis dans la bouche d'Alcméon et Oribaze qu'on a souvent relevés173. L'idée panthéiste du Grand Tout, ainsi que le premier regard de l'ordre du déiste, dans leurs implications théoriques, produisent les mêmes effets pratiques du Grand Moi de l'égotiste, si l'on borne la question, comme remarquait Kant, à la simple Anschauung. De ce côté, Wolff inspire à Kant un jugement analogue à l'égard de Spinoza, lorsque dans la Dissertation de 1770 il rend compte du pluralisme des substances en tant que conditionnés de l'expérience. La matière, au sens transcendantal, ce sont les déterminations ou parties du monde. Et ces parties mêmes sont des substances. Comment peut-on fondre ensemble, demande Kant, ces multiples substances en un tout (quipote plures substantiae possint coalescere in unum)? un tout qui ne soit plus une partie d'un autre? Ici il oppose, à côté de la formulation philosophique, la notion ordinaire du mot monde, par laquelle l'on ne conçoit pas que ses attributs (pour Kant les substances) puissent être en même temps des parties. Mais ils doivent être tout de même des «déterminations» de ce monde. C'est sur ce point que Kant critique ce qu'il appelle l'«égoïsme» spinoziste. Une unique substance simple, avec ses attributs qui ne soient pas des parties du monde, ne déterminerait qu'un rêve métaphysique. Spinoza serait ainsi un visionnaire, tout comme le chef de la bande panthéiste qui se promène dans l'Allée des marronniers. Kant remarque: Accidentia, tanquam partes, accenset Mundo sed, tanquam determinationes, statui. Hinc Mundus sic dictus Egoisticus, qui absolvitur unica substantia simplici, cum sui accidentibus, parum apposite vocatur Mundus, nisi forte imaginarius. Eandem ob causam ad totum mundanum non licet seriem successivorum (nempe statuum) tanquam partem referre; modificationes enim 174 non sunt partes subjecti, sed rationata .
En 1770, encore imprégné de Wolff, Kant considère le panthéisme spinozien comme de l'«idéalisme égotique» qui produit un monde purement imaginaire. Il modifie, sur ce point, le jugement de Wolff (Psychologia, § 38), lequel n'inclut que le seul disciple de Malebranche dans cette catégorie 173 174
Cf. DPV, II, Introduction par J. Deprun, p. 164 sq. Kant, Dissertatio cit., p. 26.
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de dogmatiques. Du point de vue de la Psychologia, Kant est déjà un idéaliste pluraliste (ou dualiste critique), comme il le déclarera dans sa réfutation du quatrième paralogisme, cité plus haut. Les modifications du substrat (série des successifs), c'est-à-dire les états du monde, ne sont pas des modes d'un substrat-substance mais des conditionnés (non sunt partes subjecti sed rationata), dont la constitution ontologique dépend de l'esprit qui les conçoit. «On ne décide pas ici» (hic non vocavi) si ces rationata sont contingentes ou nécessaires, mais l'on reconnaît néanmoins une certaine contingence dans la nature des substances conditionnées. Les Leçons de métaphysique rediscutent la question de l'égoïsme, entre 1775-1781, années décisives pour l'évolution de la pensée kantienne. Au chapitre de la Cosmologie intitulé «Des parties de l'univers», Kant reconnaît la difficulté interne d'une réfutation de l'égoïsme: Je ne peux donc pas savoir ici non plus ce qui est au fondement du phénomène. - Celui qui prétend alors qu'il n'existe pas d'êtres en dehors de lui est un égoïste. On ne peut pas contredire un égoïste par la démonstration, pour cette bonne raison que des mêmes effets on ne peut conclure à la cause. Ces phénomènes peuvent parfaitement avoir pour fondement beaucoup d'autres causes qui produisent exactement de tels effets. (...) Nous ne savons des choses rien de plus que la manière dont nous sommes affectés par elles, mais nous ne savons pas ce qui est dans les choses (...). L'égoïsme et l'idéalisme peuvent s'entendre de deux façons en philosophie, d'une façon problématique [Descartes et Malebranche] et d'une façon dogmatique [Platon 175 et Spinoza] .
Kant se montre encore d'un autre avis que Wolff au sujet de la valeur méthodique de ces doctrines, en distinguant deux classes: égoïstes et idéalistes, lesquels d'après Wolff ne sont que des dogmatiques et peuvent être aussi des philosophes sceptiques. L'égoïsme d'un malebranchiste tel que Brunet serait alors «problématique» et celui de Spinoza «dogmatique» mais, ce qui plus importe, les deux ont un effet sceptique: La manière problématique n'est qu'une tentative sceptique pour éprouver la force de la certitude, et telle est bien, en effet, celle de l'égoïsme au sujet de l'existence d'autres êtres, et celle de l'idéalisme au sujet de l'existence d'êtres corporels en dehors de nous (...). L'égoïsme et l'idéalisme sont donc une tentative sceptique qui ne consiste pas à nier les objets, mais à retirer aux sens leur fiabilité. Le fait que les sens ne peuvent fournir de preuve (ce qui est une très bonne chose en philosophie) sert à différencier les recherches. 176 L'entendement peut, en effet, ajouter quelque chose à la fiabilité des sens .
175 176
Cf. I. Kant, Leçons de Métaphysique, éd. fr. M. Castillo, Paris, 1993, p. 212-13. Ibidem, p. 213-14.
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On pourrait ajouter: fiabilité du sens de la vue. La distinction entre sensible et intelligible ne met pas en cause la fiabilité de l'Anschauung sensible. Kant connaît l'expérience de l'aveugle de Chelseden, et conclut à propos de Spinoza: «Ainsi l'égoïsme et l'idéalisme demeurent problématiques en philosophie. Mais l'égoïsme dogmatique est un spinozisme masqué. Spinoza dit qu'il n'existe qu'un Êêtre unique et que tout le reste consiste en des modifications de l'Être unique». Kant semble proposer une lecture dualiste du spinozisme qui est analogue à celle de l'Oribaze de Diderot, avec quelques spécifications différentes. Dans la Promenade, toutefois, cette lecture wolffienne de Spinoza subit, sur la question de la «contingence» des modes, un tournant imprévu mais radical en direction d'un matérialisme mécaniste incarné par un personnage jusqu'ici plus discret, Athéos.
2.5.5. La possibilité de transformation mécanique des conditionnés. Le mot d'Athéos La critique du spinozisme malebranchien par Diderot et Kant, passé à travers l'interprétation de Wolff, se meut dans une direction identique. Le second regard critique, à l'aide de machines physiques, pénètre dans les parties du monde, découvrant leur nature d'êtres composés et conditionnés. Par là, précisément par l'intervention de la machine, Athéos-Diderot met en question le monde métaphysique de la Promenade. La perspective de sa contingence et de sa possibilité de transformation mécanique est l'un des résultats critiques de la «marche» sceptique. Le microscope est l'appareil merveilleux ouvrant une porte qui n'est pas seulement visuelle sur le monde de la contingence, le monde de l'«industrie» humaine. C'est l'un des motifs qui prend son premier élan ici, caché derrière les coulisses, dans le «spectacle» ordinaire; le militaire déiste et sa spéculation se taisent. On parle maintenant de «l'industrie des abeilles»; Athéos se réfère implicitement à l'industrie de l'homme qui regarde constructivement ce monde des conditionnés. Encore, comme dans le Rêve de D'Alembert, un «essaim d'abeilles» forme-t-il un seul et unique organisme: On entendait des essaims d'abeilles bourdonner dans le creux de quelques vieux chênes. Ces insectes travaillaient sans relâche, et nous les contemplions avec attention, lorsque Philoxène en prit occasion pour demander à Athéos s'il pensait que ces industrieux animaux fussent des automates. - "Quand je vous soutiendrais, dit Athéos, que ce sont des petits enchanteurs enveloppés les uns dans les anneaux d'une chenille, les autres dans le corps d'une mouche, ainsi que l'entreprit il y a quelques temps un de nos amis, vous m'écouteriez, je pense, sinon avec plaisir, du moins sans indignation, et me traiteriez plus favorablement qu'il ne le fut dans l'allée des épines". (...) mais à ne prendre
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ces insectes que pour des machines, celui qui sait les fabriquer avec tant d'art.... "Je vois où vous en voulez venir interrompit Athéos; c'est votre prince ? Belle occupation pour ce grand monarque, d'avoir exercé son savoir-faire sur les pieds d'une chenille et sur l'aile d'une mouche (DPV, II, p. 135).
«et non pas sur le monde politico-moral de l'homme», aurait ajouté Jean Meslier. Puis une machine observe une autre machine, les corps organisés au travail démontrent l'inexistence d'un «dessein» du monde déjà écrit: Oh ! Toujours du dessein ! reprit Athéos, on n'y peut plus tenir. Ces messieurs sont les confidents du grand ouvrier; mais c'est, ajouta Damis [Pyrrhonien], comme les érudits le sont, des auteurs qu'ils commentent, pour leur faire dire ce à quoi ils n'ont jamais pensé". - Pas tout à fait, continua Philoxène [déiste]: depuis qu'à l'aide du microscope on a découvert dans le ver à soie un cerveau, un cœur, des intestins, des poumons; qu'on connaît le mécanisme et l'usage de ces parties; qu'on a étudié les mouvements et les filtrations des liqueurs qui y circulent, et qu'on a examiné le travail de ces insectes, en parle-t-on au hasard à votre avis ? Mais laissant là l'industrie des abeilles, je pense que la structure seule de leur trompe et de leur aiguillon présente à tout esprit sensé des merveilles qu'il ne tiendra jamais pour des productions de je ne sais quel mouvement fortuit de la matière (Ibidem, p. 136).
Après avoir stigmatisé les opinions spinozistes-malebranchistes sur «le partage d'un rayon de Divinité» chez les abeilles, le narrateur souligne l'autodétermination de la matière à accomplir son travail constructif: Prétentions absurdes. Revenons à celles de Philoxène. Si des observations judicieuses sur quelques insectes concluent pour l'existence de notre prince, quel avantage ne tirerait-il pas de l'anatomie du corps humain et de la connaissance des autres phénomènes de la nature ! «Rien autre chose, répondit constamment Athéos, sinon que la matière est organisée» (Ibidem).
Un des amis d'Athéos a déjà exposé cette dernière opinion contre la doctrine pascalienne de l'aveugle. Le pari sur l'existence de dieu introduit subrepticement, en tant que condition du jeu (ce dieu même), ce que ce jeu doit démontrer d'être le meilleur choix (la croyance en dieu). Le «marronnier» ne reconnaît finalement de valeur qu'au travail interne de la matière et à une âme humaine qui en est le produit médiat, sans présuppositions ontologiques subreptices: Si la matière est éternelle, si le mouvement l'a disposée et lui a primitivement imprimé toutes les formes que nous voyons qu'il lui conserve, qu'ai -je besoin de votre prince ? - Il n'y a point de rendez-vous [avec Dieu], si
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ce que vous appelez âme n'est qu'un effet de l'organisation. Or tant que l'économie des organes dure, nous pensons; nous déraisonnons quand elle s'altère. Lorsqu'elle s'anéantit, que devient l'âme ? (...) Mais passons à vos règlements fondés sur des conventions arbitraires, c'est l'ouvrage de vos premiers guides et non celui de la raison, qui, étant commune à tous les hommes, leur eût en tout temps et partout indiqué la même route, prescrit les mêmes devoirs et interdit les mêmes actions. Car pourquoi les aurait-elle traités plus favorablement pour la connaissance de certaines vérités spéculatives que pour celle des vérités morales? (Ibidem, p. 123-24).
La fêlure entre le sentir-action (de l'âme) et la vision conceptuelle était aussi un argument de Meslier. Pour répondre à l'aporie, il ne faudrait pas «laisser là» l'industrie des abeilles et sa forme naturelle commune d'action, par rapport à l'homme ou à l'âme qui la conçoit, comme le prétend le déiste. De même que l'industrie de l'homme, l'activité animale présente l'exemple d'une forme d'exercice pratique commun organisé suivant ses propres lois internes. La raison opérationnelle, celle qui deviendra l'une des facultés du Système encyclopédique des connaissances (infra , 5.1), n'est déréglée que par des «conventions arbitraires» d'«aveugles moraux»: les dévots. Son libre exercice permettrait l'accord final de la vision et du concept, problème central des Pensées177. 2.5.6. L'autre Spinoza et le devenir de la machine panthéiste Après le regard au microscope, le spinoziste, tout d'un coup, vient au secours d'Athéos, en démontrant que la matière est active et éternelle, que l'être matériel et l'être intelligent sont deux substances différenciées, mais qui composent l'univers, et que donc l'univers «est Dieu». Comment explique-t-on ce glissement de ton chez Oribaze et l'attitude nouvelle à l'égard de .Spinoza? Celui-ci devient subitement athée et matérialiste, moniste problématique, suivant l'expression de Kant et Wolff. Le Rêve de D'Alembert réaffirme indirectement l'opinion d'Oribaze dans le contexte de la discussion sur la biologie, par la bouche de D'Alembert: Un être dont je n'ai pas la moindre idée, un être d'une nature aussi contradictoire est difficile à admettre (...) enfin cette sensibilité que vous lui substituez, si c'est une qualité générale et essentielle de la matière, il faut que la pierre sente (DPV, XVII, p. 89-90).
Le mathématicien spécifie son argument, par rapport à Spinoza, dans une lettre à Voltaire du 29 août 1769: 177
La synthèse du Videre et du Cogitare baconiens, qui se réalise dans l'Operari des arts mécaniques; infra, 5.2.
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à l'égard de Spinoza, ou toute sa philosophie ne signifie rien, ou elle signifie que la matière est la seule chose existante, et que c'est dans elle qu'il faut chercher la raison de tout (Ibidem, p. 208, Appendice).
Témoignage de l'unité d'intention qui anime les deux directeurs du Dictionnaire, Diderot laisse le dernier mot de la Promenade à Spinoza, qui unifie les deux substances sous la notion de sensibilité universelle, unique, de la matière. Mot qui est le sien, celui de son matérialisme, à l'article SPINOSISTES: Il ne faut pas confondre les Spinosistes anciens avec les Spinosistes modernes. Le principe général de ceux-ci, c'est que la matière est sensible, ce qu'ils démontrent par le développement de l'œuf, corps inerte, qui par le seul instrument de la chaleur graduée passe à l'état d'être sentant et vivant, et par l'accroissement de tout animal qui dans son principe n'est qu'un point, et qui par l'assimilation nutritive des plantes, en un mot, de toutes les substances qui servent à la nutrition, devient un grand corps sentant et vivant dans un grand 178 espace . De-là ils concluent qu'il n'y a que de la matière, et qu'elle suffit pour tout expliquer; du reste ils suivent l'ancien spinosisme dans toutes ses conséquences (Enc., XV, p. 474a).
Je crois voir, dans le changement brusque de l'exposition de la pensée de Spinoza, un effet de l'intervention de la machine physique, celle de l'animal vivant ainsi que de l'appareil mécanique d'observation, qui impose à Oribaze de prendre en compte les raisons d'un autre œil, tourné dans une direction différente par rapport à celui du Prince (Mangogul, ici le déiste voyeur). Ce regard nouveau est projeté sur la matière sensible et active à la fois, en perpétuelle transformation, de l'inerte au vivant et, ensuite, au pensant179. Regardant le monde de ce Prince avec la perspective du microscope, le sujet se métamorphose, sans faute, en substrat d'un processus de fusion objet-sujet; sujet multiple, en devenir lui aussi, qui doit agir dans le monde qu'il observe à l'aide d'une machine180. Le nouvel Oribaze 178
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C'est l'argument de Diderot dans le Rêve de D'Alembert, qui montre au mathématicien le processus de développement de la vie consciente, à travers la sensibilité inerte de la matière (la statue de Falconnet) vers la sensibilité active et pensante (l'homme D'Alembert); cf. DPV, II, p. 93-96; infra, 6.1-3. Cf. Lettre sur les aveugles, dans DPV, IV, p. 20 sq. L'aveugle Saunderson considère l'instrument sensible, sa main ou le miroir, comme une machine; infra, 4.1-2; cf. aussi la lecture de P. Vernière, Spinoza et la pensée française cit., to. II, p. 595 sq.: «Le neospinozisme de Diderot». Cf. Ch. Wolff, Logique, ou réflexions sur les forces de l’entendement humain et sur leur legitime usage dans la connoissance de la vérité, éd. fr. Jean de Champs, Berlin, 1736, p. 65-66. L'ouvrage contient des remarques sur l'usage des microscopes et d'autres machines, ainsi que la définition opérationnelle de «l'essence des choses», qui peuvent bien avoir
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conçoit l'objet, la chose vue, la machine panthéiste, d'une façon subjective, pratique et active. La machine transforme la matière de la simple vue en quelque chose d'autre. Elle ne montre pas un simple «dessein» logique ou divin, mais fait voir les intentions humaines qui s'y impriment181. P. Vernière remarque: «Non seulement Spinoza concilie le déterminisme et l'omniprésence divine, mais il donne une explication logique [aussi: logicoactive ou logico-politique] de l'univers qui saisit par sa majestueuse ordonnance»182. Diderot oppose au déiste une argumentation serrée : Si Philoxène a l'avantage, c'est la faute d'Athéos, reprit vivement Oribaze; il n'avait qu'à faire un pas de plus pour balancer au moins la victoire. Il ne s'ensuit autre chose du discours de Philoxène, a-t-il dit, sinon que la matière est organisée; mais si l'on peut démontrer que la matière, et peut-être même son arrangement sont éternels, que devient la déclamation de Philoxène ? pouvait- il ajouter. - "S'il n'y avait jamais eu d'être, il n'y en aurait jamais, continua gravement Oribaze, car pour se donner l'existence il faut agir, et pour agir il faut être. - S'il n'y avait jamais eu que des êtres matériels, il n'y aurait jamais eu d'êtres intelligents; car, ou les êtres intelligents se seraient donné l'existence, ou ils l'auraient reçue des êtres matériels; s'ils s'étaient donné l'existence, ils auraient agi avant que d'exister; s'ils l'avaient reçue de la matière, ils en seraient des effets, et dès lors je les verrais réduits à la qualité des modes, ce qui n'est point du tout le compte de Philoxène (DPV, II, p. 137).
Le mot d'Oribaze se fait plus radicalement impie que celui d'Athéos: S'il n'y avait jamais eu que des êtres intelligents, il n'y aurait jamais eu d'êtres matériels, car toutes le facultés d'un esprit se réduisent à penser et à vouloir. Or ne concevant nullement que la pensée puisse agir sur les êtres crées, et moins encore sur le néant, je puis supposer qu'il n'en est rien, du moins jusqu'à ce que Philoxène m'ait démontré le contraire (Ibidem, mes 183 italiques) .
inspiré Diderot, à côté de la Psichologia rationalis. Au sujet des «idées distinctes», argument de la description d'un horloge, p. 58 sq. On y expose un raisonnement semblable à celui d'Athéos, contre la preuve cosmologique, cf. supra, notes 149-150. 181 Cf. ibidem, p. 66. Sur les microscopes, cf. ibidem, p. 34; sur les combinaisons de machines, simples et complexes, p. 61; sur le «Théâtre des Machines», leurs descriptions, p. 191; sur l'invention des machines par rapport à la connaissance de la nature et aux forces de l'entendement, p. 176 sq.; infra, 5.6.1. 182 Vernière, Spinoza et la pensée française cit., to. II, p. 570-71. 183 Ici Diderot met dans la bouche d'Oribaze sa propre pensée, comme en témoigne sa correspondance; cf. la lettre à Voltaire, du 11 juin 1749, dans CORR, I, p. 76-77. Diderot, «n'auroit pas manqué de prêter à l'aveugle Saunderson» les mêmes raisonnements d'Oribaze, desquels «il s'ensuit donc (...) que l'être corporel n'est moins indépendant de
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Une demonstratio per absurdum. Qu'est-ce que le tout observé dont se réclame l'argumentation du spinoziste converti au matérialisme? La matière elle-même agit. Le tout, l'idée rationnelle du tout, exprime la forme d'interaction de la matière sensible inerte avec celle qui est active, en ces modes: la pensée, l'homme. La matière vivante nous représente ensuite dans le monde des êtres intelligents, sous les formes possibles de rapport de la nature avec ce monde de l'industrie humaine, l'«histoire de la nature factice»184. Le second regard ramasse l'ensemble de ces formes, en vue de l'acte humain, dans elle et sur elle. Diderot ouvre ici une voie vers le monde de l'imaginaire, de la sensibilité intelligente libérée, comme le conte et le récit. La nuit sceptique scelle la fin du dialogue dans l'Allée des marronniers. 2.5.7. L'«Allée des fleurs»: l'industrie du plaisir devant l'industrie des arts Le passage à la dernière partie de la Promenade marque un dérapage de la question spéculative vers la question pratique. Diderot rediscute le problème de la polis, posée au commencement du dialogue, mais sous une nouvelle perspective théâtrale. Les citoyens de l'Allée des fleurs sont ceux qui poursuivent le chemin de ces «disputes insensées». Aux fantômes des philosophes, les gens du grand monde — travailleurs du rêve dans leurs «cabinets destinés à divers usages» — n'opposent que le plaisir des sens, la mécanique de la sensibilité libérée mais aveugle et aliénée, comme dans les Bijoux. Ce sont des figures de l'action humaine détachée de l'humanité en général et dépourvue de sens, sous les yeux de Mangogul et de Mirzoza, action trop humaine: C'est ici que la galanterie a fixé son empire. L'amour y lorgne et la coquetterie y minaude. Le plaisir se montre partout; mais l'ennui cruel est partout caché derrière le plaisir (Ibidem, p. 140).
L'Allée met en scène un épisode mi-philosophique, mi-érotique, comme un dernier écho ou contrepoint sérieux des Bijoux. Diderot répète les
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l'être spirituel, que l'être spirituel de l'être corporel; qu'ils composent ensemble l'univers, et que l'univers est Dieu». A. Deleyre, Analyse de la philosophie du Chancelier François Bacon, avec sa vie, 2de édition Leyde, 1778, to. I, p. 343; infra, 8.1.2. Chez Diderot, la «réforme» dualiste du spinozisme (mais d'un dualisme purement fonctionnel), peut relever de la position de son problème critique, pratiquement critique: c'est la distinction entre les sensibles naturels, phénoménaux, et les intelligibles humaines, «industriels», qui opèrent sur les premiers, en interagissant avec eux.
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gestes ainsi que les allures de l'ouvrage libertin, signe de la même condition d'esprit sceptique, de son attention aux conséquences pratiques de la métaphysique expérimentale. Le lecteur a connu ce monde de la conscience licencieuse, son double spectacle et ses significations, dans le «Rêve de Mangogul», les onirocritiques de Mirzoza et Bloculocus (supra, 2.2-3). La Promenade propose un dénouement alternatif, mais analogue. Voici le nouveau mot de la «pure culture»: Je te l'ai déjà dit, le coup d'œil en est séduisant; tout y présente un caractère d'enchantement; c'est le séjour de l'affabilité, de l'enjouement et de la politesse. On en prendrait presque tous les habitants pour des gens d'honneur et de probité. Il n'y a que l'expérience qui détrompe, et l'expérience vient quelquefois bien tard. Te l'avouerais-je ami; j'ai cent fois été dupe de ce monde, avant que de le connaître, et que de me méfier; et ce n'a été qu'après une infinité de fourberies, de noirceurs, d'ingratitudes et de trahisons, que je suis revenus de la sottise si ordinaire aux honnêtes gens, de juger des autres par soi-même. Comme je te crois fort honnête homme, et qu'un jour tu pourrais être tenté d'être aussi sot que moi, je vais t'esquisser quelques aventures qui t'instruirons sans doute et qui t'amuseront peut-être: écoute donc et juge de ta maîtresse, de tes amis, et de tes connaissances (Ibidem, p. 14344).
L'exhortation «écoute et juge» (second regard) est réitérée trois fois, avant le récit de chaque aventure critique. L'industrie du plaisir, monde factice de la culture, va laisser bientôt la place sensible au monde de l'industrie concrète, celle des arts et des métiers, de la nature factice. C'est la conscience concrète du Dictionnaire raisonné et du Rêve de D'Alembert: «...et fiat homo secundum artem» (DPV, XIV, p. 232; supra, 6.3.1-2). Oribaze-Spinoza, holiste converti en critique (pratique), peut conclure la dispute, en opposant un nouvel argument contre le déiste, celui qui avait été jusque là son meilleur allié185 : Que Philoxène reprenne ce ton méprisant, qui ne convient à personne, et moins encore à des philosophes, et s'écrie tant qu'il voudra: "Mais vous divinisez les papillons, les insectes, les mouches, les gouttes d'eau et toutes les molécules de la matière". Je ne divinise rien, lui répondrai-je. Si vous m'entendez un peu, vous verrez, au contraire, que je travaille à bannir du monde la présomption, le mensonge et les dieux (Ibidem, p. 138, mes italiques).
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Cf. DPV, II, p. 138: «Philoxène avait triomphé jusqu'alors, et l'on était pas fâché de le voir embarrassé, et cela par un ennemi qu'il avait traité assez cavalièrement».
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La Promenade se termine précisément là où elle avait commencé dans l'Allée des marronniers, par le langage déchiré du monde politique. Le déiste n'a pas de réplique, car A peine eut-il commencé que le ciel s'obscurcit; un nuage épais nous déroba le spectacle de la nature et nous nous trouvâmes dans une nuit profonde (Ibidem).
Tout est prêt pour entrer dans l'univers du spectacle invisible et pratique, gnoséologiquement tactile186, de l'aveugle Saunderson. Un κ〉σµοω de pureté pratico-conceptuelle se fraye son chemin parmi les éclairs de la nuit sceptique. Le dernier regard, celui qui marque une réécoute du récit de voyage, met le promeneur en condition de se connaître, encore une fois, comme le tenant-aboutissant lui-même de tout son parcours (DPV, II, p. 138). Le récit va être répété, à rebours, pour les oreilles d'un penseur ébloui. Celui-ci se figure — mémoire visuelle ultime — les couleurs d'un vieux monde disparu. Ce monde s'est envolé avec lui. Il ne représente déjà plus là qu'une aventure nouvelle de la liberté de l'esprit: l'Oiseau blanc, conte bleu.
2.6. DU REVE A L'IMAGINAIRE SCIENTIFIQUE. L'OISEAU BLANC, CONTE BLEU 2.6.1. Le lieu du récit dans le développement de la pensée de Diderot Les trois axes conceptuels de la pensée de Diderot vers 1748-49 sont désormais bien définis: 1°/ interprétation traductrice et critique historique (sources: Stanyan, Pope, littérature clandestine, déistes anglais, Bayle, Spinoza,); 2°/ roman et dramaturgie des conditions (Crébillon, Voltaire, Térence, auteurs classiques); 3°/ philosophia naturalis et politique (Lucrèce, Newton, Condillac, Wolff, Spinoza, Shaftesbury, Montaigne). L'intérêt pour les problèmes du matérialisme biologique, dès les Pensées de 1746, se greffe sur ce triple tronc philosophique. Il indique aussi la direction d'enquête pour les recherches postérieures en philosophie de la nature, dans les années de la maturité. La Lettre sur les aveugles et l'emprisonnement à Vincennes marqueront le début d'un travail de travestissement semi-clandestin des apparences de l'œuvre. La littérature joue déjà ce rôle de déguisement stylistique intentionnel que la philosophie critique fait de ses propos, en vue de la définition du problème politique qui en est au coeur: penser les fondements d'une société politique juste où le bonheur et la destination 186
Cf. N. Machiavel, Le prince (1513), dans Œuvres complètes, éd. fr. E. Barincou, Paris, 1952, chap. XVIII, p. 343: «Les hommes, en général, jugent plutôt aux yeux qu'aux mains, car chacun peut voir facilement, mais sentir bien peu » (mes italiques).
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pratique de l'homme en tant qu'individu n'est pas entravé par le bonheur et la destination de l'homme en tant que «tout», c'est-à-dire en tant qu'espèce biologique. Âgé de 36 ans, Diderot avait su patiemment construire cette philosophie pratique et critique, qui se déguise sous le langage du récit, à travers sa jeunesse orageuse187. Et ce fut moins une philosophie de la nature tout court qu'une philosophie de la nature humaine active dans le monde des «objets sensibles et matériels», en transformation continue suivant les lois que l'homme même découvre et lui impose. Le sujet constructeur, pris dans ce mouvement d'interaction, réussit à modifier ces lois, suivant les impératifs d'un second regard pratico-critique. Règles d'une «nature seconde» aussi, qui sont celles de l'industrie, des arts, du travail. A la veille de l'Encyclopédie, Diderot est conscient d'être, pour ainsi dire, débarqué sur ce «continent histoire» (Althusser) qu'il a au moins contribué à découvrir (infra, 6.1). C'est un acquis important pour la géographie gnoséologique des Lumières. Et ce sera l'aboutissement théorique de la philosophie diderotienne: l'enquête historico-politique sur les problèmes des organisations sociales et gouvernementales (Contribution à l'Histoire des deux Indes, Essai sur les règnes de Claude et de Néron) accompagnée d'un sérieux projet de critique économique avec l'édition des Dialogues sur le commerce des blés, l'Apologie de Galiani, attesté dans Correspondance aussi (infra, 8.1). La littérature des années 1747-49 occupe une place importante dans ce trajet. Les contes en style oriental, avec la symbolique narrative du dialogue entre le Prince et sa Favorite, sont le pont que la littérature jette vers les intérêts naturalistes et de là vers la politique. 2.6.2. La raison qui écoute: l'esprit aérien du prince et sa fécondité L'Oiseau blanc, conte bleu, ouvrage peu lu et mal connu, a été longtemps considéré comme un appendice des Bijoux, une autre promenade libertine dans le royaume de la fable188. Mêmes personnages, mêmes situations, toutefois certaines intentions de l'écrivain ont changé et, surtout, le rôle de la Sultane-raison est renversé. Maintenant, c'est elle qui doit écouter des histoires. On observe encore les effets que produisent les vols d'un «oiseau blanc» — le prince Génistan, fils de l'empereur du Japon 187
Cf. D. Diderot, Écrits inconnus de jeunesse (1737-1744), identifiés et présentés par J. Thomas de Booy, dans SVEC, n° 119, 1974; et Écrits inconnus de jeunesse (1745), éd. Th. de Booy, dans SVEC n°178, 1979. On perd les traces du philosophe dans les années 1737-1745. De Booy affirme avoir retrouvé de nombreux écrits «perdus». Ces textes ont un intérêt indéniable: presque tous les fragments recueillis mettent en évidence l'aspect pratique et politique de la recherche de Diderot, en tant que philosophe de la nature. 188 Cf. D. Diderot, Œuvres, éd. J. -A. Naigeon, Paris, 1798, to. X, p. 417-519; cf. R. Lewinter, Introduction à L'Oiseau Blanc, dans LW, I, p. 404-5.
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transformé par magie en pigeon pour mieux assouvir ses désirs amoureux — sur les vierges servantes d'un «couvent chinois». Le lieu d'action imaginaire, plutôt indéterminé, se déplace souvent et l'oiseau est comme un nouveau bijou mobile, qui entretient les femmes de ce cloître et les féconde par esprit: Un feu divin, une ardeur sacrée s'allument dans leur cœur; je ne sais quels épanchements lumineux et subtils passent dans leur esprit, y fermentent et de deux idiotes qu'elles étaient, en font les filles les plus spirituelles et les plus éveillées qu'il y eût à la Chine: elles combinent leurs idées, les comparent, se les communiquent et y mettent insensiblement de la force et de la justesse (DPV, III, p. 410, mes italiques)..
La bizarrerie que les Bijoux n'ont pas connu est dans le comportement des filles, devant l'œil (l'oreille) de la Raison. Elles sont comme possédées. De cet emportement amoureux sort un événement remarquable: Ce qu'il en arriva? Un prodige, un des plus étonnants prodiges dont il soit fait mention dans les annales du monde. La Sultane. Premier émir, continuez. Le premier émir. Il en naquit nombre de petits esprits, sans que la virginité de ces filles en souffrît (Ibidem, p. 411).
L'allégorie-blasphème de l'immaculata conceptio déplace l'image de la fécondation de la vierge, pour marquer ici le début du processus de symbolisation de l'acte cognitif, comme d'un véritable acte de reproduction d'êtres vivants, sans le concours de la matière. Les esprits ne naissent que du vol et du chant entendus par les servantes de la Favorite-Raison, sans le concours de la sensibilité. Il s'agit là, dans la parodie des philosophes purement rationnels, d'une cérémonie religieuse, d'une liturgie qui veut représenter, en réalité, le processus expérimental de découverte et de répétition d'un prodige impossible: Aussitôt les tambourins et les clochettes annoncent au peuple la cérémonie. Les portes du temple sont ouvertes, les parfums allumés, les victimes offertes, mais la cause du sacrifice ignoré (Ibidem, p. 412).
La difficulté de saisir l'objet, en fait, est liée à l'impossibilité de persuader aux fidèles que l'oiseau était père des petits esprits. La sultane. Je vois, émir, que vous ne savez pas encore combien les peuples sont bêtes (Ibidem).
Il n'est pas facile de prouver que les produits de l'esprit sont entièrement et seulement à lui. Quel est le travail de l'oiseau (et de ses enfants-esprits), par rapport aux filles-servantes? Ce serait d'observer et de juger les spectacles secrets du cloître (premier regard), qu'elles jouent devant
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la Favorite, la princesse, pour y intervenir et les reproduire, «en esprit», comme au théâtre, au gré du prince et de la princesse. Mais cet Oiseau fait davantage: il les pénètre et les féconde. Le personnage de Mangogul, époux de la Favorite-Raison, est encore hors de la scène. Entre-temps, les coups de l'oiseau blessent les vierges et, à la suite du scandale, les prêtres et la supérieure décident de laisser choisir à leur idole, la «grande guenon». Le chant du premier émir sert d'oracle : Que loin d'ici le galant emplumé / Aille chanter et chercher une cage. / Vierges, contre ce coup armez-vous de courage; / Vous resterez encore vierges, ou peu s'en faut: / Vos cœurs, aux doux accents de son tendre ramage, / Ne s'ouvriront pas davantage; / Telle est la volonté d'en haut (Ibidem, p. 414).
L'oiseau chassé du couvent, une cible guidera le mouvement de cet animal de cour métamorphosé dans ses opérations amoureuses; elle est dite par le même oracle, contre les intentions de la servante Agariste, prochaine fille fécondée: L'oiseau blanc a pour toi suffisamment chanté. / Agariste, il est temps qu'il cherche Vérité,/ Q'uil echappe au pouvoir du mensonge, et qu'il mue (Ibidem).
Par la parole de la guenon commencent les interprétations de la Vérité, faites par l'esprit seul, le bavardage culturel du couvent, miroir de la «parlerie» des Bijoux. Tous ont un mot pour ce que l'oiseau a dit, après avoir fécondé les filles. Et Après qu'on eut achevé de brouiller l'oracle à force de l'éclaircir, la prêtresse ordonna, par provision, que l'oiseau libertin serait renfermé, de crainte qu'il ne perfectionnât ce qu'il avait si heureusement commencé, et qu'il ne multipliât son espèce à l'infini (Ibidem, p. 413).
Au cours de la seconde soirée, l'oiseau s'est envolé auprès de la fille de l'empereur des Indes, Kikinka, fiancée avec lui, l'homme, le vrai prince Génistan, pour réaliser les voeux de son père; mais le libertin, déguisé en pigeon, les réalise bien avant l'heure: Quel teint! Quels yeux!... Le second émir. Lively portait des jupons courts, et l'oiseau blanc pouvait aisément apercevoir les beautés dont il faisait l'éloge du haut du turban sur lequel il était perché. La sultane. Je gage qu'il eut à peine achevé ce monologue qu'il abandonna le lieu d'où il faisait ses judicieuses observations, pour se placer sur le sein de la princesse. Le second émir. Sultane, il est vrai (Ibidem, p. 416).
La trame des références conceptuelles, ironiques dans leurs significations profondes, n'est pas simple à cerner. On se trouve devant un
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texte dont la technique narrative est nouvelle pour Diderot, un roman emboîté, encore sur le modèle de Crébillon et des Mille et Une Nuit, dont la forme sera réaménagée et perfectionnée dans Jacques le fataliste. La digression et la circularité du récit reflètent la complexité de l'imaginaire qui se confronte à un réel difficilement classifiable suivant les premières visions de l'esprit.
2.6.3. Critères de vérité et sources de jugement. De la théorie à la praxis L'Oiseau ne serait-il donc qu'une adjonction parallèle à la rêverie du premier roman? La difficulté qu'ont les personnages à s'incarner dans des figures concrètes — hommes et femmes semblent plutôt des ombres ou des symboles narratifs — est justifiée par la référence philosophique au problème des critères de la vérité et de la source d'erreur dans ces jugements des hommes fondés sur le pur esprit. Les spectateurs du conte regardent les histoires de l'oiseau et sont à leur tour jugés par d'autres sujets dans le récit. La perspective critique — définition des limites propres du jugement premier et de ses conditions de transformation — investit la structure du conte, en lui donnant ce caractère à la fois léger et riche d'interrogations, laissant le lecteur dans une attente qui ne donne pas de réponse aux énigmes projetées, encore une fois, comme sur l'écran d'un rêve. On a du mal à montrer le travail de l'oiseau dans ses significations ultimes. Il change et se transforme sans cesse. L'histoire de l'Oiseau blanc garde ainsi, comme les Bijoux, la structure d'un récit dans le récit, un conte qui est bleu pas seulement à cause de sa clandestinité — il ne s'agit pas d'un récit obscène — plutôt parce qu'il n'ôte pas le voile du mystère de la fécondation gnoséologique par la voie des purs esprits. L'allégorie de la connaissance philosophique vide prend la forme d'une mise en scène devant une autre mise en scène, d'un jugement sur un autre jugement. Les femmes de la Favorite Mirzoza, qui ne sont plus celles de Mangogul, en compagnie de deux émirs, lui racontent des histoires en Sept soirées, afin qu'elles puissent à chaque fois «hâter le moment de son sommeil». L'esprit observe l'histoire de «ces vierges que les Chinois renferment dans les cloîtres» et «voilà donc l'oiseau blanc dans le temple de la grande guenon couleur de feu» qui leur emmène les enfants d'esprits, fruit de leurs fécondations. L'accent est ironique, certes, et la présence de l'allégorie ainsi que les gestes symboliques qui parsèment les événements dans le couvent chinois n'acquièrent pas une épaisseur narrative stable. Ils sont des sortes de conventions mécaniques. Ce spectacle de fête libertine est dirigé vers d'autres fins, en vue d'une confirmation des convictions méthodiques du philosophe en matière de théorie de la connaissance. Le procédé du savoir
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scientifique (voir, comprendre, reproduire les résultats de la compréhension), exhibe un modèle théorique utile pour l'action humaine qui cependant ne s'y conforme jamais; elle y échappe, par un glissement physique, un vol fuyant irremplaçable, vers l'erreur et la faute. Les Faiblesses humaines, dit la fée (aimée secrètement par le pigeon), ne font qu'un avec le désir de liberté et de vérité de l'oiseau-prince, de l'homme-animal. Le sujet du Conte bleu est simple. La forme de production de la vérité scientifique (l'unité de l'esprit et de son objet dans l'expérience), se donne une figure concrète et poétique dans ce vol interminable de l'esprit à la recherche de son union finale, jamais atteinte, avec la «fée Vérité». Cette exigence théorique de Diderot s'élève jusqu'au plan politique, jusqu'à chercher des principes de justice et de vertu humaines dans les actions — comme étant quelque chose qui ne soit pas rêvé, pas imaginé, mais bien réel. S'affranchissant des liens du mécanisme rêvant, la Favorite-raison devrait s'approcher du geste de l'oiseau, au-delà de son chant, jusqu'à son vol, à son élan pratique cette fois-ci vers la «terre justice». Observer, féconder et reproduire les figures que l'oiseau projette, comme un éclair éblouissant, sur l'écran de la rêverie: c'est l'acte imaginaire vu par la sultane. L'oiseau même y est saisi dans une position passive. Dans sa réalité (l'espace de l'écoute), le spectacle de l'observation réapparaît; c'est le second regard critique de Mirzoza qui avait bien opéré dans les Bijoux, et il se fige maintenant sur le prince, dans la mesure où il est sur un autre plan narratif. L'imagination du sujet (la Favorite), qui regarde ce spectacle, est l'allégorie de l'imaginaire scientifique dont l'oiseau se réclame à plusieurs reprises — avec cette terre de la «fée Vérité» comme destination ultime — face aux folies des acteurs de la cour. La vérité paraît là un jeu impossible. L'oiseau communique ainsi aux personnages décrits une nouvelle lumière, un signe de cette destination, avant même que la sultane n'en écoute quelque chose de vrai. Elle sombre dans la nuit du sommeil. R. Lewinter observe à propos de l'œuvre: elle est un jeu de symboles qui, détachés de leurs réseaux associatifs naturels, ont perdu leur signification profonde, symbolique; et dans leur pétrification rationnelle, ils ne renvoient plus qu'à eux-mêmes, simples signes et non plus images (LW, I, p. 415).
Le propos critique de Diderot consiste à comparer l'acte du premier regard — celui des comédiens qui agissent, regardent et racontent, sur la scène, leurs images — avec l'œil second qui les juge et les décrit, en les «fécondant» par de purs signes. La vérité de ce qu'on voit se laisse comprendre à travers le processus méthodique de mise en forme d'un jugement second qui demande l'emploi de purs signes, ne renvoyant qu'à eux-mêmes, au lieu de figures, images rêvées, signes qui auraient leur pleine
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autonomie. Ce sont les gestes de l'oiseau; ils essaient d'achever le désenchantement de la pure observation spirituelle sans expérience, dans la «Troisième soirée», quand le pigeon se métamorphose de nouveau et devient finalement Un prince élevé sous les yeux de la Vérité ! Émir, êtes vous bien sûr de ce que vous dites là ? Cela n'est pas assez absurde pour faire rire, et cela l'est trop pour être cru (DPV, III, p. 316).
La pétrification rationnelle n'est plus telle. A l'inverse de l'oiseau, par la métamorphose en prince émerge une contradiction aperçue sensiblement qui s'élève au-dessus de la tête de la Favorite. La raison doit décider entre le sommeil et la réalité, entre l'oiseau mobile et le prince réel, fixe, dans une veille secouée par les effets de la rêverie, regardée critiquement (DPV, III, p. 310). Elle n'a pas les moyens de décider sur place et passe la parole à l'émir, premier narrateur. Le récit lui montre encore le mouvement agité de l'animal: L'oiseau blanc allait sans cesse. Son dessein était de gagner le pays de la fée Vérité, mais qui lui montrera la route? Qui lui servira de guide? On y arrive par une infinité de chemins, mais tous sont difficiles à tenir et ceux même qui en ont fait plusieurs fois le voyage n'en connaissent parfaitement aucun. Il lui fallait donc attendre du hasard des éclaircissements, et il n'aurait pas été en cela plus malheureux que le reste des voyageurs, si son désenchantement n'eût pas dépendu de la rencontre de la fée, rencontre difficile qu'on doit plus communément à une sorte d'instinct dont peu d'êtres sont doués qu'aux plus profondes méditations (Ibidem, p. 313).
La parenté avec la forme et l'intention des Bijoux est indéniable, sur le thème conducteur de l'expérimentation, alliée à l'imagination. La praxis doit l'emporter sur la pure théorie. La Favorite intervient pour continuer d'elle-même le tissage du récit. Elle interrompt et poursuit le chemin narratif des vierges, pour aider à trouver la route pratique du prince-oiseau (Ibidem, p. 311 sq.).
2.6.4. Le vol de l'esprit-oiseau, entre gnoséologie et politique Jusqu'à ce que l'oiseau reste dans la cour, amoureux de la princesse Lively, alter ego de Mirzoza, avec son entourage de fous189, il doit attendre «du hasard, des éclaircissements». En cela, il n'est pas différent des autres voyageurs qui l'entourent. Aussitôt la route vers la vérité est montrée, par 189
Cf. DPV, III, p. 322: «Les courtisans, presque tous amis du génie Rousch (dans la langue du pays Menteur) furent fâchés de revoir le prince, mais aucun n'osa se montrer mécontent, et tout se passa bien».
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métonymie, à travers l'image de deux jeunes paysans qui marchent. L'oiseau se penche sur la cabane d'un berger qui conduisait aux champs son troupeau, en jouant sur son chalumeau des airs simples et champêtres qu'il n'interrompait que pour tenir à une jeune paysanne, qui l'accompagnait en filant son lin, quelques propos tendres et naïfs où la nature et la passion se montraient toutes nues (...) La Sultane. L'oiseau n'est pas loin du pays de Vérité. On y touche partout où la corruption n'a pas encore donné aux sentiments du cœur un langage maniéré (Ibidem, p. 314).
Aussi le décalage entre la question gnoséologique et la question politique est-il encore récurrent, ce qui fait de l'ouvrage un long dialogue sur l'impossibilité, voire sur l'impuissance qui caractérise les gens au pouvoir, policés, corrompus, à atteindre une vérité quelconque, d'ordre philosophique ou moral. D'ailleurs, la simplicité des bergers, tableau conventionnel de bonnes mœurs, montre qui sont «les meilleurs amis de la fée», mais non pas où est son lieu, ni «les moyens de la trouver» (Ibidem, p. 315). C'est l'aporie qui agite le Diderot des derniers ouvrages politiques. Avant de trouver une hypothèse de réponse dans les Descriptions encyclopédiques, le philosophe esquisse encore une satire des mœurs royales. L'acte de l'oiseau-prince qui s'enfuit à la recherche d'une méthode pour mieux se conduire sous l'aile de la fée qu'il aime, accompagné par le regard second de la Favorite-raison critique, se nuance des couleurs d'une ironie modérée, voluptueuse parfois, mais rarement grivoise. La sultane s'exclame: Un prince qui persiste dans son goût pour la vérité ! en voilà bien d'une autre. Peu s'en faut que je ne vous impose le silence; cependant continuez (Ibidem, p. 317).
Sous l'aile du paradoxe, moteur ironique des commentaires, le second regard de la Favorite ne cesse pas d'intervenir, en modifiant le parcours narratif de l'Oiseau. En aucun cas il n'interrompt son vol. Le prince s'enfuit loin du trône où l'empereur, son père, l'a destiné; mais sa recherche se fait de plus en plus désespérée. La métamorphose qui le concerne s'accomplit après la dernière conversation. Réapparaît là, très fort, le motif satirique de la contradiction entre la recherche de la vérité, loin de la cour, des académies, des puissants, et, côte à côte, un geste politique faux, qui demeure «en esprit» dans ces lieux : Après cette conversation qui n'avait pas laissé de durer, comme la sultane l'a sensément remarqué, le prince se retira dans son ancien appartement. Il passa quelques jours encore avec la fée qui lui donna de bons avis dont il lui promit de se souvenir dans l'occasion et qu'il n'avait presque pas écoutés. Ensuite il redevint pigeon à son grand regret. La fée le prit sur le poing et l'élança dans les airs sans
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cérémonie. Il partit à tire-d'aile pour le Japon où il arriva en fort peu de temps, quoiqu'il y eût assez loin. La Sultane. Il n'en coûte pas autant pour s'éloigner de Vérité que pour la rencontrer (Ibidem, p. 320).
Une différence saute aux yeux, par rapport aux trente essais des Bijoux. La Favorite-Raison joue un rôle actif dans la narration; elle prend part aux événements, marque de nouvelles directions, parle d'une voix annonciatrice. Sans avoir recours à l'œil de l'onirocritique, qui l'avait aidée à débrouiller son rêve, la Sultane ici dit elle-même ce qui va bientôt arriver et comment cela arrivera. La position du spectateur devient l'activité plus mûre du metteur en scène suivant de près le sens de ce développement théâtral, à travers sa position énonciatrice. L'observation-description s'approche donc du moment rationnel, reproductif. La Sultane, pour pouvoir s'endormir, change l'histoire à son gré, transpose d'elle-même les personnages, figuressignes, dans sa propre expérience190. On écoute l'histoire du prince, mais elle ne peut plus «hâter son sommeil» sans prendre part à l'histoire. Peu à peu, l'événement de l'histoire, le fait de voir les choses de manière simple, se change en forme de compréhension des désirs de la fée Vérité, en jugement pratique et en action rêvée. 2.6.5. Compromis et autocensures de la raison: le libertinage de l' Oiseau Le conte oscille autour des pivots de ce double schéma. Images conceptuelles et métaphores sont les signes d'une forme de vérité dont on n'a pas encore les moyens de saisir pleinement l'envergure ni de la juger. Il s'agit encore d'un rêve pragmatique déguisé sous l'habit d'une fable. La satire intentionnée (I et II), avec des personnages en chair et en os, dans Le Neveu comme dans Les mots de caractères, se masque ici en allégorie, en raillerie qui divise et censure les centres du désir (conatus). Le fils de l'empereur ne convoite que sa fée mais il est contraint d'épouser, au nom de son père, une femme paresseuse et ennuyeuse: la princesse Lirila, ce qui signifie dans la langue du pays l'Indolente ou l'Assoupie, vous m'en voulûtes assez mal à propos de ce que ne trouvant pas Lirila digne de vous, je la pris pour moi (Ibidem, p. 323).
Le résultat de l'ambassade que le prince envoie à la cour exprime tout le contraire sa propre intention. Il repart sans l'Assoupie, sans voir cherché à la conquérir, ni à l'emmener chez son père, le Roi. Le prince, après avoir pris cette femme à sa cour, demande au père une récompense: l'exil. 190
Cf. ibidem, p. 321-26: c'est le récit du prince-oiseau Génistan redevenu homme.
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C'est là, dans ce dernier vol vers l'extranéation de soi, qu'il retrouve la force de son vouloir et l'envie de rejoindre «l'amie de ses premières années». Il rejoint, avec cet artifice, une nouvelle cour. Le prince-oiseau: Il me prit envie de renouer connaissance avec Vérité chez laquelle j'avais passé mes premières années. Je partis dans le dessein de la trouver, et comme je n'étais occupé d'aucune passion qui m'éloignât de son séjour, je n'eus presque aucune peine à la rencontrer. Je voyageai cette fois dans des dispositions d'âme plus favorables que la première. Les femmes de votre cour, seigneur, et la princesse Lirila ne me donnèrent pas les mêmes distractions que les jeunes vierges de la guenon couleur de feu. La Sultane. Je crois en effet que l'image d'une jolie femme est mauvaise compagnie pour qui cherche Vérité (Ibidem, p. 329).
La Sultane spectatrice brode son commentaire. Elle donne une signification morale aux gestes sur la scène. Le compromis entre le désir de vérité et le devoir-destin de fidélité au trône est mis en lumière par Mirzoza elle-même. Et maintenant, avec l'acte de son jugement onirocritique, la pièce a changé. Les jeunes vierges du temple introduisent le Prince devant la nouvelle Favorite, la fée vérité pour qui sa beauté, dans son apparence même, ne fait qu'un avec le Vrai et le Bon. La fée est pour sa Cour ce qu'elle y fait et y apparaît à la fois. La critique des grandes mœurs rejoint finalement le libertinage des Bijoux: J'avais entièrement oublié les usages de la cour de cette fée lorsque j'y arrivai, et je fus tout étonné de n'y voir que des gens presque nus (...). Lorsque on m'introduisit, la fée était vêtue d'une gaze légère qu'elle prenait toujours pour les nouveaux venus, mais qu'elle quittait à mesure qu'on se familiarisait avec elle. La chaise longue sur laquelle elle reposait n'aurait pas été assez bonne pour la bourgeoisie la plus raisonnable (...). Je fus surpris de ce peu de parure. On me dit que la fée n'en prenait presque jamais davantage, à moins qu'elle n'assistât à quelque cérémonie publique, ou qu'un grand intérêt ne la contraignît de se déguiser, comme lorsqu'il fallait paraître devant les Grands. Toutes ces occasions lui déplaisaient, parce qu'elle ne manquait guère d'y perdre sa beauté (Ibidem, p. 329-30).
Les aventures du prince Génistan, dans la cinquième et la sixième soirée, poursuivent la découverte critique du sens vrai derrière le sens apparent des événements, un sens que chaque personnage incarne en allégorie. Les êtres moraux de Shaftesbury — le Candeur, la Ruse, le Mensonge, la Vérité etc. — deviennent les courtisans d'un nouveau royaume conceptuel. Mais le problème qu'évoque ce deuxième conte surgit là où l'on s'interroge sur qui soutient les expériences de la découverte. La description des figures se déploie dans un cadre de références multiples, avec plusieurs lecteurs à la fois.
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2.6.6. La structure narrative polycentrique de l' Oiseau Le chef d'œuvre de la maturité, Jacques le fataliste (et la technique des récits enchâssés) trouve ici son premier banc d'essai. Une «unité secrète»191 se réfléchit dans le cours narratif de l'Oiseau blanc et guide la superposition des regards critiques du conteur. On repère précisément trois niveaux d'énonciation du conte et trois je, sujets d'action, qui se rejoignent et se reflètent l'un dans l'autre: 1. Le niveau du premier narrateur, une «première» et une «seconde femme» qui regardent la scène dans laquelle des Émirs, hors cadre, bavardent entre eux devant la Sultane, en essayant de la faire dormir. Ce récit est une sorte de somnifère. 2. Le niveau des conteurs d'histoires, les filles et les deux Émirs qui ne sont que le miroir du Prince qui agit, en tant qu'acteur sur scène, avec le commentaire en marge de la Sultane. Elle les écoute avant de se coucher. 3. Le niveau du prince Génistan, premier acteur du récit somnifère. Il parle de lui-même dans les contes des Émirs, à la première personne. C'est le «je» du sujet-comédien à la recherche de la fée Vérité, celui qui construit et régit la structure du récit premier. Cet œil premier du Prince, c'est bien l'allégorie de l'observation directe des faits apparents. L'Expérience-objet du Conte bleu dans son ensemble, ainsi que son sujet élargi sur ces trois niveaux narratifs et complémentaires, visent à la définition et à la modélisation d'une métaphore constitutive de l'expérimentation scientifique. La méthode des sciences newtoniennes de la nature est mise en œuvre dans la structure du conte littéraire, juste à travers cet usage multiple de la métaphore. La synthèse de l'imagination, de l'allégorie et de la métaphore dans l'expérimentation scientifique, se rattache à une pratique critique du jugement. Le processus de la découverte littéraire est issue de 1°/ l'observation (premier narrateur); 2°/ la réflexion (conteurs), 3° /la reproduction (premier acteur). Le rêve poétique du conte devient ainsi un instrument des «lumières», d'une meilleure compréhension du monde objet des récits. Un premier regard donne cours à la pratique critique des jugements qui se suivent, en une séquence de focalisation et de réajustements successifs. Les commentaires de la princesse, deuxième phase d'un processus de découverte littéraire192 — la fée Vérité et son entourage étant le but de la description — trouvent les lieux, la situation et la forme qui sont propres à leurs objets en tant que 191 192
Cf. Pruner, L'unité secrète de Jacques le Fataliste cit., p. 12 sq. Cf. J. Ozdoba, Heuristik der Fiktion: künstlerische und philosophische Interpretionen der Wirklichkeit in Diderots «Contes» (1748-1772), Frankfurt a. M., 1980. L'auteur développe une analyse de la filiation déterminée entre la pratique littéraire, les contes et l'épistémologie diderotiens.
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données expérimentales vues. Les jugements du second regard, chez la Sultane, formalisent en critique la suite des événements, en repérant leur lien productif de sens. Ils s'ouvrent, ensuite, à la possibilité de reproduire ces faits, de les répéter dans d'autres expériences possibles qu'on peut «réciter», c'est-à-dire changer leur forme. C'est là précisément le sens épistémologique de la technique d'enchâssement narratif. Le personnage A du récit R1 est revu dans le récit R2 par un autre œil, comme étant un A2 qui agit en R2, et ainsi de suite. Chaque élément revu est par là même changé, devient source d'autres connaissances. C'est un processus allégorique d'universalisation, de A vers A1, A2, etc., jusqu'à un «modèle idéal» valable pour tous les cas, et ainsi «racontable». Un moyen formel d'universalisation linguistique accomplit donc la tâche critique de ce second regard. On met le narrateur premier, source d'énonciation, en condition de reproduire dans son expérience particulière les formes des événements passés et observés. Mais cela n'est possible qu'après l'acte critique de réflexion-action d'un second regard. Cette méthode synthétique d'expérimentation, par laquelle Diderot s'affranchit des liens du mécanisme rêvant (Les Bijoux), marque la spécificité de ce deuxième Conte bleu. On est conduit, par la structure conceptuelle du récit enchâssé, au cœur de la méthode expérimentale. L'imagerie littéraire, sur le schéma d'un roman orientalisant, produit la synthèse qui déploie l'ensemble de l'objetexpérience, avec ses faces mêmes contradictoires, à travers les trois moments dynamiques de la découverte scientifique du sujet.
2.6.7. Les transformations du sujet récitant. Conditions et limites du processus épistémologico-narratif Science newtonienne et science ou art de la parole conspirent à la formation de ce dialogue récitant qui est l'une des définitions possibles de la forme propre d'une philosophie critique à la recherche de soi-même. Le sujet A (dans R1) devient A2 (dans R2), qui parle de soi avec B, qui est à la fois récité, comme étant B2, par C, etc. L'ensemble de ces regards spectaculaires est répété et coordonné par l'expérimentateur. La loi ordonnatrice des événements — et il s'agit d'une loi éthique et logique à la fois — est le résultat de ce processus de construction d'un sujet multiple qui: 1°/ observe; 2°/ réfléchit sur l'observation et la formalise dans une autre image; 3°/ agit et reproduit la forme des phénomènes vus, dans des conditions données. Ce sont précisément ces conditions qui sont problématiques. Le second regard, celui de la Sultane, ne fait que réfléchir et formaliser; il ouvre, en marge du Conte, un nouveau théâtre de la praxis dans lequel les personnages récitants sont saisis par une autre action dramatique. Les conditions d'observation
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deviennent aussi conditions de transformation des événements vus et racontés. La méthode des Bijoux, théâtre pratiqué dans le théâtre, trouve sa suite dans la conclusion des Sixième et Septième soirées de l'Oiseau Blanc. Le conte s'achève par un changement de scène. Dans la soirée précédente, la cinquième, Mangogul, ancien sujet de la narration, le roi «réel» des Bijoux, assiste en secret aux récits des deux Émirs. Lorsqu'il se montre et révèle sa présence, la Sultane lui demande pourquoi l'on interrompt le récit et l'on s'en va de si bonne heure: C'est (...) que j'en ai assez de leur métaphysique, et que je serais bien aise de traiter avec vous de choses un peu plus substantielles. - Ah ! ah! vous êtes là ! - Oui madame. - Y a-t-il longtemps ? - Ah! très longtemps... (Ibidem, p. 351).
Dénouement final, sur la route de ce dévoilement concret, le prince va se marier, sous la contrainte paternelle et sous le yeux de Mangogul, avec la fille que la fée Vérité lui a conseillée. La future princesse Polychresta, déesse de campagne, est douée de plusieurs vertus, elle est Toute bonne ou Bonne à tout. Mais le prince-oiseau continue d'aimer les coquetteries de Lively, Gentillesse ou Vivacité, qui lui rappellent les deux meilleures qualités de sa fée: Et voilà justement, reprit le prince, pourquoi je les veux toutes deux: Lively m'amusera dans mon printemps et Polychresta me consolera dans ma vieillesse (Ibidem, p. 320).
Comme dernier coup d'essai et dénouement circulaire, les 52 enfants engendrés en Chine auprès du temple de la guenon couleur de feu, au début du drame, se présentent à cour guidés par un député. Et le prince, devenu roi, «ajouta aux soins de l'empire et aux devoirs d'époux ceux de père». Mais ces plaisirs sensibles sont l'activité dont le nouveau Roi, assis sur le trône du Japon, ne peut se passer. C'est bien la phase de la reproduction qui ramène les enfants auprès du roi comme les produits de ses aventures amoureuses. Les trois moments de l'expérience érotique du prince — trois symboles: l'épouse, l'amant, les enfants — suivent de près les trois axes de lecture du conte analysés ci-dessus. Théâtre dans le théâtre, disait-on; le regard caché du narrateur et la maîtresse du prince-philosophe rappellent au souverain comme sur un autre niveau narratif la Favorite rappelle à Mangogul le but de cette expérience: Elle [Lively] se livrait au plaisir avec emportement; elle avait les passions violentes. Elle imaginait et prétendait que tout se prêtât a ses imaginations. Il fallait presque toujours la deviner. Elle disait un jour que les dieux auraient pu se dispenser
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de donner aux hommes les organes de la parole, s'ils avaient eu un peu de pénétration et beaucoup d'amour, qu'on se serait compris à merveille sans mot dire, au lieu qu'on parle quelquefois des heures entières sans s'entendre; qu'il n'y eût que le langage des actions qui est rarement équivoque; qu'on eût jugé du caractère par les procédés et des procédés par le caractère, de manière que personne n'eût raisonné mal à propos. Quand ses idées étaient justes, elles étaient admirables, parce qu'elles réunissaient au mérite de la justesse celui de la singularité (Ibidem, p. 361, mes italiques).
Par-delà l'hommage à Condillac et à son langage d'action, ce sera le modèle de l'épistémologie du Diderot philosophe: un «gai savoir» matérialiste reliant l'emportement de la passion imaginative (sensibilité) aux mérites d'un jugement d'action (raison pratique), évaluable en fonction des ses produits synthétiques («singularité») et de ses théories («justesse»), mais susceptibles d'une transformation ultérieure, expérimentale, au cours de ses essais. Un tel jeu multiple de regards, où le dernier demeure celui de la praxis, à partir d'un sujet qui agit et transforme la donnée: c'est le modèle à la fois poétique et épistémologique sur lequel se forment les premières productions littéraires de Diderot. Le jeu «scintillant d'esprit» de la critique leur confère ce ton polyphonique irremplaçable, celui des Lettres et du Rêve de D'Alembert.
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DEUXIEME SECTION
ÉVANOUISSEMENT DU REGARD LE JUGEMENT EXPERIMENTAL
L'enfant voulait entre ses doigts saisir des gouttes de rosée, Kobayashi Issa
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CHAPITRE III UNE CONQUÊTE DE PURETÉ CONCEPTUELLE. LA SUFFISANCE DE LA RELIGION NATURELLE ET LES MÉMOIRES SUR LES MATHÉMATIQUES
«L'âme a-t-elle ces connaissances sans s'en apercevoir, à peu près comme elle estime la grandeur et la distance des objets, sans la moindre notion de géométrie, quoiqu'une espèce de trigonométrie naturelle et secrète paraisse entrer pour beaucoup dans le jugement qu'elle porte?» Mémoires sur différents sujets de mathématiques
3.1. L'EFFONDREMENT DU DEISME 3.1.1. La Suffisance de la religion naturelle. «Paradoxes» de la libre pensée Il est douteux que Diderot ait déjà connu Spinoza à l'époque des Pensées philosophiques, ou durant son travail sur Shaftesbury. La présence discrète du Tractatus théologico-politicus semble être attestée par quelques attaques contre l'anthropomorphisme divin, les témoignages des faits bibliques et les miracles dans les pensées XV, XXVI, XLII-XLIII, mais ce sont là des arguments communs à plusieurs auteurs, que Diderot connaissait fort bien, de Bayle aux anonymes de la littérature clandestine (Examen de la religion, supra, 2.1.6). L'œuvre dans laquelle la réception de Spinoza — de l'Éthique avant tout — est manifeste et montre ses effets dans le tournant matérialiste est la Promenade du sceptique. Parmi les personnages du dialogue, le spinoziste Oribaze y a le dernier mot en ouvrant la discussion
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sur les thèmes de la Lettre sur les aveugles (1749): l'être intelligent est un mode de l'être corporel, «ces deux substances composent l'univers et l'univers est Dieu». Ce mot clôt la discussion et les interlocuteurs s'abîment dans «une nuit profonde» qui leur «dérobe le spectacle de la nature»: le monde de l'aveugle Saunderson (supra, 2.5; infra, 4.1)1. Les réflexions De la suffisance de la religion naturelle (1747) jouent un rôle secondaire et pourtant non négligeable dans la conquête de ce nouvel ordre cognitif du matérialisme, celui d'un spectacle invisible et purement intelligible des rapports qui s'instaurent parmi les êtres de la nature, en fonction de l'agir d'un sujet constructeur. Cet ouvrage se démarque des Pensées de 1746, poursuivant, d'une part, la recherche d'une religion à mesure d'homme (pensée LX) que Diderot mène depuis l'Essai sur le mérite (1745) et dont les aspects n'ont pas été définis sinon à travers des déterminations négatives (pensée LXI). D'autre part, Diderot attaque les présupposés philosophiques de la religion chrétienne sous le drapeau mystificateur d'une forme de «naturalisme religieux» dans lequel semblent s'exprimer les premiers «paradoxes» théoriques du jeune philosophe. En effet, dans les Pensées, Diderot ne parle jamais explicitement d'une «religion naturelle» et cette expression n'apparaît qu'une fois (pensée LXII). L'analyse porte sur «l'idée de Dieu» qu'ont les déistes, les dévots, les sceptiques etc., vraie ou fausse suivant les différentes attitudes sociales de chacun envers les hommes en général; cela pour mieux argumenter, ensuite, une critique radicale de la mythologie chrétienne, des miracles et des prétendus témoignages de foi. Cependant, le déisme de matrice anglaise dont Diderot se réclame en 1746 n'entre jamais en conflit fort contre le Christianisme en tant que tel, ni contre les religions révélées2. Dans la Suffisance, le conflit est ouvert. Ces pages décousues, d'un style sobre, scolastique, s'efforcent de démontrer l'incompatibilité de vues et l'opposition profonde entre religion naturelle et religions révélées, et plus généralement entre raison et foi. Le Christianisme est la cible d'attaques ouvertes qui étonnent le lecteur des Pensées par leur violence3. C'est bien le ton qu'on entend quelques années plus tard dans l'Addition aux pensées philosophiques (1762). La Suffisance: Soit par exemple cette proposition révélée. Les enfants d'Adam ont tous été coupables, en naissant, de la faute de ce premier père. Une preuve que les idées attachées aux termes et leur liaison m'échappent dans cette proposition, c'est que si je 1
Cf. Vernière, Spinoza et la pensée française cit., p. 556 sq. Cf. R. L. Cru, Diderot as a disciple of English thought, New York, 1913. 3 Soulignons la fréquentation que Diderot fait de l'œuvre de J. Meslier et du manuscrit de La religion chrétienne analysée dont il fait lui-même une copie, conservée à la bibliothèque de Fécamp. Sur le rapprochement entre le Diderot de la Suffisance et Meslier, cf. Wade, The clandestine organisation cit., p. 69-92. 2
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substitue au nom d'Adam, celui de Pierre ou de Paul, et que je dise, les enfants de Paul ont tous été coupables, en naissant de la faute de leur père, la proposition devient d'une absurdité convenue de tout le monde. D'où il s'ensuit, et de ce qui précède, que la religion révélée ne nous a rien appris sur la morale et que ce que nous tenons d'elle sur le dogme se réduit à cinq ou six propositions inintelligibles, et qui, par conséquent, ne peuvent passer pour des vérités par rapport à nous (DPV, II, p. 184).
La religion chrétienne se présente enfin sous la marque de la déraison, encore comme dans les Additions: S'il y avait quelque raison de préférer la religion chrétienne à la religion naturelle, c'est que celle-là nous offrirait sur la nature de Dieu et de l'homme des lumières qui nous manqueraient dans celle-ci: or il n'en est rien; car le christianisme, au lieu d'éclaircir, donne lieu à une multitude infinie de ténèbres et de difficultés. Si l'on demande au naturaliste: pourquoi l'homme souffre-t-il dans ce monde? Il répondra: Je n'en sais rien. Si l'on fait au chrétien la même question, il répondra par une énigme ou par une absurdité (Ibidem, p. 191).
Diderot attaque — suivant la vieille ligne critique de Spinoza, Bayle et surtout celle plus récente de Matthew Tindal4 — toutes les adjonctions mythologiques apportées par les religions révélées, qui sont inutiles à ce qu'il appelle ici autrement «naturalisme», un terme utilisé dans le même sens que «religion naturelle». 3.1.2. Le «naturalisme» et le «fait» de la raison critique Cette expression nouvelle fait son apparition dans la dernière pensée philosophique (LXII). Mais, dans la Suffisance, elle n'est pas nettement différenciée de l'autre bien plus fréquente de «religion naturelle». Il faut remarquer le sens double que le terme garde, chez les encyclopédistes: NATURALISTE, s. m. se dit d'une personne qui a étudié la nature, et qui est versée dans la connaissance des choses naturelles, particulièrement de ce qui concerne les métaux, les minéraux, les pierres, les végétaux et les animaux (...). On donne encore le nom de naturalistes à ceux qui n'admettent point de Dieu, mais qui croient qu'il n'y a qu'une substance matérielle, revêtue de diverses qualités qui lui sont aussi essentielles que la longueur, la largeur, la profondeur, et en conséquence desquelles tout s'exécute nécessairement dans la nature comme nous le voyons; naturaliste en ce sens est synonyme à athée, spinoziste, matérialiste, etc.(Enc., XI, 39b). 4
DPV, II, p. 181; cf. M. Tindal, Christianity as old as the Creation or the Gospel a republication of the religion of nature, Londres, 1730; cf. Dedeyan, Diderot et la pensée anglaise cit., p. 39.
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Naturalisme, au sens religieux, est donc synonyme aussi de «spinozisme» comme philosophie moniste, matérialiste et athée vers laquelle Diderot s'est déjà acheminé bien avant la Lettre sur les aveugles. Une autre clé de lecture, parallèle à celle-ci, se trouve à l'article FAIT de l'Encyclopédie, rédigé en 1756. Qu'est-ce que le «naturalisme», appliqué au domaine de la vie religieuse? On considérerait encore les faits sous deux points de vue très généraux: ou les faits sont naturels ou ils sont surnaturels; ou nous en avons été les témoins oculaires, ou ils nous ont été transmis par la tradition, par l'histoire et tous ses monuments. Lorsqu'un fait s'est passé sous nos yeux, et que nous avons pris toutes les précautions possibles pour ne pas nous tromper nous-mêmes et pour n'être point trompés par les autres, nous avons toute la certitude que la nature du fait peut comporter (DPV, VII, p. 298-99).
Ce «naturalisme» est lié à l'acte de la vision, certes, mais selon Diderot celle-ci doit être arrêtée à son tour, dans sa valeur gnoséologique, par le regard second de la raison. C'est précisément au niveau gnoséologique que s'accomplit l'acte critique du jugement des «faits» naturels (et surnaturels)5. Diderot arrive ainsi à nier la valeur des «faits» de la religion révélée par l'observation du spectacle invisible des rapports rationnels que constituent les faits en tant que tels, au-delà des simples visions. Ce sont donc les rapports entre les idées de la raison qui constituent ces «faits», suivant un principe d'intelligibilité: La loi révélée ne nous a apporté aucune vérité nouvelle; car qu'est-ce qu'une vérité, sinon une proposition relative à un objet, conçue dans des termes qui me présentent des idées claires et dont je conçois la liaison? Or la religion révélée ne nous a apporté aucune de ces propositions. Ce qu'elle a ajouté à la loi naturelle consiste en cinq ou six propositions qui ne sont pas plus intelligibles pour moi que si elles étaient exprimées en ancien carthaginois; puisque les idées représentées par les termes et la liaison de ces idées entre elles m'échappent entièrement. Les idées représentées par les termes et leur liaison m'échappent, car sans ces deux conditions les propositions révélées, ou cesseraient d'être des mystères, ou seraient évidemment absurdes (DPV, II, p. 184).
L'intelligibilité propre de la liaison entre les idées, fondement de la nouvelle critique des faits — qui sera recherchée dans l'Addition aux pensées philosophiques — implique la disparition de l'ordre visible et déiste de l'univers. La rupture entre le Diderot des Pensées et celui de la Suffisance ne sera développée de façon systématique qu'après la Lettre sur les 5
Ibidem, p. 298: «On peut distribuer les faits en trois classes: les actes de la divinité, les phénomènes de la nature, et les actions des hommes».
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aveugles. Pourquoi ne peut-on plus dégager la création de l'univers en dieu et sa vérité à partir de l'ordre du «spectacle du monde»? (Pope-Shaftesbury) Pourquoi la beauté, symétrie et harmonie de l'univers visible ne sont plus une «preuve»? C'est que Diderot désormais envisage «les actes de la divinité» au même titre que «les phénomènes de la nature et les actions des hommes», et considère surtout qu'ils sont «tous également sujets à la critique» sous un autre point de vue, celui que l'esprit jugeant porte sur luimême (Ibidem, p. 298)6. 3.1.3. Le spinozisme radical de Diderot devant l'insuffisance des religions révélées La présence d'un «dieu» ici n'est au fond que la métaphore mystifiante de la même vérité de nature que l'esprit définit — «la religion ou la loi naturelle», dit Diderot au § 7 —, dont l'on peut saisir les limites intelligibles et dont la seule critique peut déterminer les «faits»7. Ce concept de «suffisance» d'une religion de la nature qui revendique son primat par rapport aux religions historiques est mise en cause, étant conçue dans la perspective spinoziste comme l'issue de la perfection-plénitude ontologique de la substance divine. Ainsi, s'éclaircit le sens du mot «naturalisme» que Diderot utilise, avec d'autres écrivains, comme un synonyme d'athéisme ou de «spinozisme» (selon l'article homonyme de l'Encyclopédie) et non de déisme, tel qu'on le trouve dans les ouvrages latins des théologiens du XVIIe siècle (DPV, II, p. 186). Le même discours doit être fait pour les «naturalistes» (Ibidem, p. 188) qui s'occupent des choses de religion au XVIIIe siècle. C'est la permanence globale de la nature, «l'égalité constante» de ce dieu naturel, qui permet de comprendre les actes propres de la «divinité» comme étant indépendants (libres) mais aussi bien corrélatifs des phénomènes contingents de l'esprit (interprétations humaines) et des faits de la nature subsistante, sujette au devenir. Cette «suffisance» est à concevoir par analogie avec la loi de nature qui d'ailleurs, se rétablissant toujours dans un nouvel ordre, est observée par l'homme mais peut se passer aisément de la référence à l'ordre du visible (et du «vu»). En cela, Diderot se montre plus «spinoziste» que Spinoza et plus qu'il ne l'est dans les ouvrages précédents : Cette religion est préférable qui est la plus analogue à la nature de Dieu; or la loi naturelle est la plus analogue à la nature de Dieu. Il est de la nature de Dieu d'être incorruptible; or l'incorruptibilité convient mieux à la loi naturelle qu'à aucune 6 7
Cf. J. Proust, Diderot et l'Encyclopédie cit., p. 275. Cf. L. G. Crocker , «John Toland et le matérialisme de Diderot», dans Revue d'Histoire Littéraire de la France, n°4, Juillet-septembre 1953, p. 289-95.
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autre; car les préceptes des autres lois sont écrits dans des livres sujets à tous les événements des choses humaines, à l'abolition, à la mésinterprétation, à l'obscurité etc. Mais la religion naturelle écrite dans le cœur y est à l'abri de toutes les vicissitudes (...). Il faut rejeter un système qui répand des doutes sur la bienveillance universelle et l'égalité constante de Dieu. Or le système qui traite la religion naturelle d'insuffisante jette des doutes sur la bienveillance universelle et l'égalité constante de Dieu (DPV, II, p. 191, mes italiques).
Sur la base de l'unité spinoziste entre la nature, dieu et l'histoire de l'homme, conçue au niveau de la critique des faits qui les concernent, Diderot peut fonder son discours philosophique «à haute voix» contre «la religion et le gouvernement»8. C'est le thème critique du «jugement de Dieu» qui est aussi central à côté de celui des hommes, établissant ainsi le critère de la «naturalité» (et donc de la supériorité) d'une religion de la pure nature: Cette religion est la meilleure, qui s'accorde le mieux avec la justice de Dieu; or la religion ou la loi naturelle, de toutes les religions, est celle qui s'accorde le mieux avec la justice. Les hommes présentés au tribunal de Dieu seront jugés par quelque loi; or si Dieu juge les hommes par la loi naturelle, il ne fera injustice à aucun d'eux, puisqu'ils sont nés tous avec elle. Mais par quelque autre loi qu'il les juge, cette loi n'étant point universellement connue comme la loi naturelle, il y en aura parmi les hommes à qui il fera injustice. D'où il s'ensuit ou qu'il jugera chaque homme selon la loi qu'il aura sincèrement admise, ou que, s'il les juge tous par la même loi, ce ne peut être que par la loi naturelle qui également connue de tous, les a 9 tous également obligés (Ibidem, p. 185, § 7) .
Ce tribunal de dieu — on le voit bien — est déjà celui de la raison qui critique les «faits naturels» d'un point de vue immanent et positiviste. Et l'«ordre» du déisme, une fois terminée la Promenade, ne pourra pas «imposer silence» à cette réflexion critique, ayant encore «beaucoup à dire» (DPV, II, p. 81), au-delà de la religion, dans les domaines des sciences expérimentales et de l'esthétique.
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Arguments de la Promenade du sceptique, dans DPV, II, p. 81; supra, 2.4-5. La question du jugement rationnel en tant que critique, est réitérée en plusieurs endroits: §§ 9 et 10. Le même sujet est repris aux §§ 15, 22, 26 et 27.
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3.2. DE L'ANALOGIE DU TRANSCENDANT A L'ANALOGIE DE L'IMMANENT. LA DIALECTIQUE VUE-TACT-OUÏE-ACTION, DANS LES MEMOIRES SUR LES MATHEMATIQUES 3.2.1. La méthode de l'analogie dans les écrits scientifiques «Cette religion est préférable qui est la plus analogue à la nature de Dieu; or la loi naturelle est la plus analogue à la nature de Dieu» (DPV, II, 191), lisait-on dans la Suffisance de la religion naturelle. Il y avait aussi un corollaire implicite, non dit: dieu est l'analogue de la loi naturelle et vice versa. Voici alors la fin logique de ce syllogisme, par lequel Diderot s'amuse à tourner en ridicule la méthode scolastique de ses maîtres jésuites: la religion naturelle étant la plus analogue à la nature elle-même, est donc préférable à dieu et suffisante. Dans l'aphorisme XX de la Suffisance, la stratégie d'écriture est claire: faire semblant de défendre la religion naturelle, comme étant la plus conforme à la nature de dieu, pour ne traiter que de la vraie analogie dieunature-loi naturelle. Celle-ci se justifie en son exactitude, précisément par analogie avec la perfection et l'imperturbabilité immanentes de la substance divine. Mais cette «nature» dont le philosophe découvre les lois, semble encore se référer à un substrat ontologique immuable qui transcende ces lois mêmes. Elle ne peut donc être assimilée à la substance spinoziste que d'une manière forcée. Le spinozisme du jeune Diderot demeure hybride et même paradoxal du point de vue métaphysique, si on le compare à la philosophie de Spinoza10. Les recherches de mathématique des années 1747-48 mènent à terme l’effort d’une résolution des «paradoxes» d’un jeune penseur qui, jusque là, recueillait, traduisait et élaborait la pensée d'autrui. Ce travail va achever enfin le déplacement de la problématique sur la «nature», du plan de la référence gnoséologique à la transcendance de la loi naturelle, par rapport à l'esprit humain, au plan de son immanence absolue. Les études (ou plutôt les exercices) scientifiques du jeune Diderot, enseignant de mathématiques «sans en savoir un mot» (Le Neveu de Rameau, dans DPV, XII, p. 101), donnent corps à une méthode de recherche que l'on pourrait définir comme une analogie de l'immanence pour mettre l'accent sur cet aspect, à la fois scientifique et poétique, de la démarche qui caractérise la pensée diderotienne à l'époque où elle se dirige vers une philosophie matérialiste de la vie et de la praxis.
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Ce que Vernière, Spinoza et la pensée française cit., p. 544 appelle «le néospinozisme» de Diderot; infra, 6.2.4.
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L'approche quantificatrice des phénomènes physiques amène cette philosophie in fieri à la pratique d'un jugement qui ne doit plus aucune référence à des «lois naturelles» immuables, comme si elles appartenaient à un degré ontologique de réalité supérieur à celui de la nature elle-même ou supérieur à ses actes particuliers. Encore le fait de rendre la loi immanente et la caractérisation désormais phénoméniste des recherches mathématiques après la Suffisance, vont-elles de pair avec la méthode de l'analogie, instrument poétique et littéraire qui reste dominant11. Dans ses Mémoires sur différents sujets de mathématiques, Diderot opère de grands rapprochements conceptuels, des similitudes, des comparaisons entre plusieurs phénomènes, entre une loi de la physique et une autre et entre celle-ci et une loi de la morale, en repérant l'homogénéité de sens ainsi que les «paradoxes» qui semblent se produire dans l'expérience du sujet observateur, à travers le passage d'un champ à l'autre12. La démarche constructive des concepts théoriques est guidée par la discursivité typique du Diderot-poète, lecteur de Pope — effet le plus nuisible à l'esprit de la pure recherche mathématique13. Plus tard, nous retrouvons manifestement ce propos dans le commentaire Sur deux mémoires de D’Alembert (1761), qui énonce un projet, dirons-nous, de vulgarisation: M. D'Alembert vient de publier ses opuscules mathématiques. Il y a, dans ce recueil deux mémoires qu’il n’est pas impossible de réduire à la langue ordinaire de la raison (DPV, II, p. 341).
Quel est le vocabulaire de cette «langue de la raison» que Diderot situe comme à l'opposé de la région spéculative des «géomètres»? Qu'y a-til en deçà de cette «espèce de métaphysique générale où les corps sont dépouillés de leurs qualités individuelles»? Que peut-on dire, avec certitude, des objets de la physique, pour l'Interprétation de la nature hors de ce «monde intellectuel, où ce que l'on prend pour des vérités rigoureuses perd absolument cet avantage quand on l'apporte sur notre terre?» (DPV, IX, p. 28-29). 3.2.2. La science physico-mathématique de la vie. Finitude de l'expérience et différences individuelles
11
Cf. l'étude systématique de Ch. J. Betts, «The function of analogy in Diderot's Rêve de d'Alembert», dans SVEC, n° 185, Oxford, 1980. 12 Cf. Rosenkranz, Diderots Leben und Werke cit., vol. II, p. 381. 13 Cf. J. Mayer, Diderot homme de science, Rennes, 1959, p. 65: «Le mirage mathématique» et p. 74: «Les mathématiques de Diderot».
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Diderot indique quelques lignes plus bas que cette «langue ordinaire de la raison» est la langue du récit poétique, en donnant une définition propre de l’objet du mémoire, le calcul des probabilités: «ce calcul dont l’application a tant d’importance et d’étendue: c’est proprement la science physico-mathématique de la vie» (DPV, II, p. 341). Définition poétique, surprenante pour un mathématicien. L'analyse que Diderot appelle «physico-mathématique» doit trouver sa valeur proprement scientifique dans l’acte d’expression des conditions multiples liées à «la vie individuelle» des phénomènes qu'on soumet à l'analyse, vie qui leur est immanente. Il va sans dire que cette méthode de la réduction à la langue poétique de la raison, fondée sur l’analogie, se lie étroitement à l’intérêt de Diderot vers l'aspect applicatif de la recherche, comme ce Commentaire aux mémoires de D’Alembert achève de le montrer. D'une part, il s'agit du calcul de la «prévision vitale», c'est-à-dire l'application de l'analyse des sorts aux cas concrets, individualisés de la vie et, d'autre part, dans le deuxième mémoire, c'est la question de connaître les avantages ou désavantages de l’inoculation de la petite vérole. Dans le premier cas, il y aurait deux manières possibles de concevoir l’analyse des probabilités: Ou comme une science abstraite ou comme une science physicomathématique. Sous le premier aspect les problèmes se résolvent dans la tête du géomètre, comme s'ils se recoudraient dans l'entendement divin. Une durée qui n'a point de fin tend à chaque instant à donner une valeur infinie aux quantités finies les plus petites. Les résultats ne doivent jamais étonner. Comme la combinaison s'exécute sans cesse, il n'y a rien qu'elle ne puisse amener. Le temps équivaut à tout (Ibidem, p. 351).
Diderot exploite les ressources du langage métaphorique pour expliquer et concrétiser l’abstraction qu'opère le mathématicien avec la notion de possibilité numérique. Son propos est de marquer l’individualité de l’acte que la loi mathématique semble exemplifier mais pas épuiser dans tous ses contenus de sens formalisables. La finitude de l’expérience humaine y est mise en cause. La science mathématique que Diderot appelle «abstraite», dans le cas de l'analyse des sorts, fait place nette des différences d'ordre temporel et individuel, qui pourtant y sont toujours impliquées : Supposez à un atome de matière une dureté absolue; placez cet atome sur un bloc de marbre gros comme cet univers; animez-le du degré de pesanteur le plus petit; avec ce faible effort et le temps, il parviendra au centre du globe. Avec le temps, tout ce qui est possible dans la nature, est. Si l'éternité multiplie le moindre degré de vraisemblance, le produit égalera la plus énorme vraisemblance multipliée par l'instant qui fuit (ibidem).
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A cette utilisation «abstraite» d'une méthode stochastique, Diderot oppose les figures conceptuelles tirées du concret empirique et du fini temporel de la physique, ce qui constituerait, d'après lui, la représentation proprement «physico-mathématique de la vie». Ce qu'il faut remarquer, c'est qu'une telle définition est donnée du point de vue de la praxis possible d’un individu quelconque, dans des conditions données, et c'est pourquoi cette analyse des sorts est une science non exacte, voire faillible: Sous le second aspect c’est une science restreinte à des petits moyens, à une expérience d'un moment, à un être qui passe comme l'éclair et qui rapporte tout à sa durée. (...). Lorsque vous dites: A et B jouent, vous instituez A et B jouant pendant toute l'éternité: c'est un état permanent. Votre solution est éternelle, et quand vous dites: Pierre et Jacques jouent, vous la restreignez à un instant. L'expression jouent est indéfinie dans le premier cas; dans le second, au contraire, elle est déterminée (Ibidem, p. 351-52).
On voit bien que l'intérêt de Diderot, en deçà du problème de l'action des joueurs, concerne la question des conditions concrètes du jeu dans la vie des hommes, qui sont des êtres finis; et c'est là que s'explique le sens de sa «réduction» des problèmes mathématiques à la «langue de la raison» et la raison à la faillibilité dynamique de la science (ibidem, 351). La suite du Commentaire développe des observations intéressantes sur ce sujet, dans l'étude qu'on y fait des conditions rationnelles préalables qui conduisent le «jeu de dés» de la vie et de la possibilité d'en juger avec discernement. L'analyse de la probabilité se change en analyse des conditions de probabilité, en dialogue encore avec D'Alembert: La question était physico-mathématique, et votre solution est abstraite; la question supposait des êtres infinis, et votre solution s'applique à des êtres finis, d'où il s'en suivit qu'on a fait entrer en calcul une multitude de jets qui ne pouvaient être, un avantage imaginaire, une durée chimérique. Des hommes, et un jeu sans interruption et une vie sans fin. Pour demeurer dans la physico-mathématique et accorder la demande avec la réponse, voici comment il fallait proposer le problème. Pierre et Jacques (deux hommes) s'engagent à jouer toute leur vie, à tel jeu et sous telles conditions; quelles doivent être leurs mises? Alors il faut trouver l'expression moyenne de la durée d'un coup. Jeune, on joue plus vite que vieux, le matin plus vite que sur la fin du jour. Ceci est un travail: on ne peut guère jouer que le temps qu'on travaillerait (Ibidem, p. 352).
Les différences individuelles que Diderot veut expliquer doivent, elles aussi, rentrer dans les facteurs du calcul pour que la science de la nature — «physico-mathématique» — puisse remplir sa tâche principale, celle de donner une description cohérente des phénomènes en ce qu'ils ont de propre, de particulier, de spécifiquement réel pour le sujet expérimentateur.
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3.2.3. Un paradoxe sur le mathématicien: principes et contextes conditionnels de l'expérience. Borelli et D'Alembert La méthode de l'analogie et la «réduction à la langue de la raison» sont bien maîtrisée ici mais elles avaient été déjà appliquées auparavant dans l’argumentation du troisième Mémoire sur différents sujets de mathématiques (1748), ouvrage très court (deux pages) mais qui a un long titre: «Examen d'un paradoxe de mécanique sur la tension des cordes: ou manière de déterminer par le son si une corde attachée par une de ses extrémités à un point fixe et tirée de l'autre par un poids n'est ni plus ni moins tendue que si l'on substituait au point fixe un poids égal à celui qui la tend déjà» (DPV, II, p. 234, 304 sq., mes italiques). Dans l'édition de 1772 (Amsterdam), le mot «paradoxe» sera remplacé par le terme «principe». Ce dérapage linguistique signale la tendance de Diderot à détourner le contenu d'un problème mathématique, soulevé un siècle auparavant par le physicien italien G.A. Borelli14, vers un autre ordre de questions par lesquelles le «paradoxe» peut devenir un «principe». Après avoir relaté, à la lettre, le texte des articles CORDES et TENSION de D'Alembert15, Diderot examine le principe de Borelli, en en proposant une «vérification» expérimentale16. Il s'agit de prouver ce principe de mécanique statique, qui requiert l'usage de la faculté de l'imagination visuelle, l'intuition ou construction pure de concepts, et le sens du toucher — la tension de cordes — dans le domaine d'un autre ordre d'expérience qui met en jeu des facultés diverses, telles que l'imagination et la mémoire acoustique, où l'on utilise un autre sens aussi: l'ouïe. Changer, donc, le contexte d'application empirique du principe et construire une sorte d'instrument musical doublé pour le mettre à l'épreuve. Une corde attachée à un point fixe B est tendue par un poids A à l'autre extrémité, au dessus d'un chevalet: elle produit un son; à côté, il y a un clavecin qui permet de confronter par l'ouie les sons produits par les 14
Cf. G.-A. Borelli, De motionibus naturalibus a gravitate pendentibus, Lugduni Batavorum, 1686 (Regio Iulio, 16701), p. 50 sq.: le discours sur les poids suspendus par des cordes provient du chap. IV, contre Aristote: «Positivam levitatem in rerum natura non dari». Borelli y prend parti pour les thèses atomistes de Démocrite. 15 Cf. Enc., IV, p. 209b: «CORDES, (Méchan.)», De la tension des cordes (...). Mais voici une question qui a jusqu'ici fort embarrassé les Méchaniciens. On demande si une corde AB, attachée fixement en B et tendue par une puissance quelconque A, est tendue de la même manière qu'elle le seroit, si au lieu du point fixe B, on substituoit une puissance égale et contraire à la puissance A. Plusieurs auteurs ont écrit sur cette question que Borelli a le premier proposée». 16 Cf. DPV, II, p. 305: «Une corde AB fixe en B est tendue par une puissance A appliquée à l'autre extrémité comme elle le serait si, au lieu du point B, on substituait une puissance égale et contraire à la puissance A». Cf. Borelli, op. cit., p. 66-68.
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deux instruments, qui doivent être égaux. Or, si l'on met au lieu du point fixe B du chevalet un poids C équivalent à la puissance contraire A, cela entraînerait, selon Diderot, ce qu'on peut appeler un «paradoxe sur le mathématicien»: entendre un effet sonore différent par rapport à celui qu'il faut s'attendre en abstrait, d'après les calculs. Ici, Diderot se pose la question des conditions d'application concrète des concepts par lesquelles la loi physique de Borelli peut trouver son développement dans l'expérience; et il s'intéresse au moyen direct pour accéder à la compréhension (et donc au jugement sur les effets) de ces présupposés logico-concrets. Qu'est-ce qui fait que l'effet attendu n'est pas le même? C'est là l'enquête philosophique qui questionne l'ordre de l'expérience elle-même. Avec quel ordre du sensible a-t-on à faire dans ce «principe» de mécanique? Lisons la description de l'expérience Si l'on veut s'assurer par expérience de la vérité de ce principe, il faut attacher une corde de laiton à un point fixe, suspendre à son autre extrémité un poids quelconque et faire glisser un chevalet sous sa longueur, jusqu'à ce qu'elle soit à l'unisson avec une des touches d'un clavecin. Cela fait, on laissera le chevalet où il est, et l'on substituera au point fixe un poids égal au premier. Il arrivera de deux choses l'une: ou que la corde continuera d'être à l'unisson avec la touche du clavecin, ou qu'elle rendra un son plus aigu, la tension est plus grande avec deux poids égaux et agissant en sens contraires qu'avec un seul poids et un point fixe. Le rapport des deux sons donnera même la différence des tensions (DPV, II, p. 305).
Diderot se passe bien d'une analyse mathématique précise pour privilégier l'aspect pratique et l'application de la recherche sous base de «principes». Les bons résultats de cette démarche ne manquent pas dans d'autres domaines plus féconds que celui des mathématiques, bientôt abandonné au gré du travail de l'Encyclopédie et de la critique d'art17. Il faut souligner que la signification de ces recherches physico-mathématiques sous-entend ce problème de philosophie: dans l'évaluation des problèmes de physique, comment peut-on faire valoir le principe de l'application technique? Autrement dit: comment y jouer une forme de dialectique des sens entre la vue, le tact et l'ouïe qui soit liée à l'action de l'homme expérimentateur, à son «point de vue» incontournable? Ce sujet touche des phénomènes qui sont objets de perceptions individuelles; il doit prouver les lois de rapport qui relient ceux-ci précisément par des effets percevables en tant que réels pour lui. Car ce sont les seuls effets qui puissent être de quelque intérêt pour le jugement que le sujet en tirera. Le calcul vient après, pour ajuster le regard et rectifier les erreurs d'évaluation faits dans l'ordre du sensible. 17
Cf. Wilson, Diderot cit., p. 50-61, 157-67.
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En outre, c'est l'expérimentateur lui-même qui construit cette réalité, douée de son épaisseur individuelle, de ce degré intensif qui permet de compléter ou de «vérifier» la loi géométrique de Borelli. Diderot veut démontrer qu'elle est une loi «purement géométrique», c'est-à-dire pas entièrement vraie si elle n'est pas soumise à l'épreuve de l'individuation des conditions logico-concrètes où l'on puisse l'expérimenter avec efficacité. Ainsi s'explique la formulation paradoxale d'un «principe» de mécanique qui est accueilli comme vrai, dans la première partie du mémoire, suivant l'exposé de D'Alembert, et à la fois «vérifié» comme faux dans l'épreuve du clavecin: le son de la corde tendue sur le chevalet et celui du clavecin, calculés comme égaux suivant la loi, seront différents à l'oreille de l'auditeur. La perception du sujet peut ajouter à la considération abstraite du principe — n'étant méthodologiquement fondée que sur l'intuition a priori de l'espace et du temps — cet effet d'individualisation dans un autre ordre d'expérience, pas moins valable du point de vue cognitif pour ce sujet jugeant. C'est là un ordre qui fait appel non pas au toucher et à la vue seulement, mais, dialectiquement, au sens de l'ouïe et à l'acoustique pour apprécier une valeur de tension physique individuelle. Sur ce point, Diderot dégage un principe de complexité du phénomène physique qui fait pressentir la notion esthétique de «hiéroglyphe» formulée trois ans plus tard dans la Lettre sur les sourds et muets.
3.2.4. La grandeur intensive des phénomènes: la réalité de la «chose» selon Diderot et Kant Dans cet ordre empirique nouveau, le même phénomène de la tension des cordes acquiert un degré intensif de réalité tout à fait différent par rapport à la quantité extensive du même, dont on peut juger dans l'ordre des intuitions pures et des calculs géométriques déterminés par D'AlembertBorelli18. Il n'y a pas exclusion d'un ordre de réalité au profit de l'autre, mais plutôt une relation de co-appartenance dialectique des différentes apparences de l'empirique. Cette dialectique, s'exerçant au niveau du jugement, doit pouvoir unifier les éléments signifiants que l'expérimentateur a acquis de façon différenciée sur chaque niveau du sensible. Diderot, rappelons-le, fait ce travail critique d'analyse des principes grâce à la méthode de l'analogie que lui fournit le modèle des machines, mise à profit également dans tous ses Mémoires: Un des avantages de cette expérience, c'est qu'elle fournit un moyen d'apprécier les tensions des cordes selon les poids qu'elles soutiennent; ce 18
Cf. Enc., IV, p. 209b, sur la question de Borelli, D'Alembert donne sa résolution à l'article CORDES.
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que l'on aurait peut-être bien de la peine à obtenir par une autre voie. J'envoyais, dans un des mémoires précédents, au thermomètre et au baromètre pour avoir un son fixe, et j'envoie maintenant au clavecin pour avoir le tension des cordes et la vérification d'un principe de mécanique (Ibidem, p. 305).
La «vérification», que Diderot ne peut voir que comme un «paradoxe», a le sens plutôt d'une extension d'application de la faculté de juger sur ce phénomène physique, réglementé par la loi géométrique, hors des limites des constructions a priori des mathématiciens. Le noyau de la polémique future avec D'Alembert est déjà contenu dans les pages de 1748. Mais le sens d'un tel «paradoxe sur le mathématicien» contient, in nuce, un développement ultérieur; c'est un «principe» qui apparaît dans la formule brève du mémoire, et qu'il renferme méthodologiquement. Tout phénomène observable du point de vue de l'imagination géométrique, et la loi de la cinématique qui peut le décrire, en le localisant dans le cadre abstrait de l'espace et du temps indépendamment des propriétés intrinsèques des objets physiques qui y sont impliqués (de leur masse, de la structure de la matière etc.), doivent être rapportés à un deuxième ordre d'expérience où l'objet réel de la sensation — de différente nature, auditive tactile etc., dans laquelle ne se trouve ni l'intuition de l'espace ni celle du temps — a une grandeur intensive individuelle, c'est-à-dire un degré. L'analytique des principes de la Critique de la raison pure de Kant donne le nom d'«anticipations de la perception» à cette opération de détermination a priori du degré de réalité des objets de l'expérience, avec leur épaisseur de sens à la fois individuelle et universelle19. Ce «principe fondamental» (Grundsatz) permet d'étendre l'usage de l'entendement jugeant au-delà de sa fonction purement formelle et analytique — qui agit dans le tissu spatio-temporel de la donnée —, jusqu'à l'expérience de la chose proprement dite20, avec sa grandeur intensive21. Kant, hostile en général à l'explication par images22 porte sur ce point un (rare) exemple de cette grandeur; et le contexte problématique est analogue à celui qu'on a lu dans les Mémoires diderotiens. Après avoir signalé la 19
Cf. Kant, Critique de la raison pure cit., p. 906. Le principe qui anticipe toutes les perceptions comme telles: «Dans tous les phénomènes, la sensation et le réel qui leur correspond dans l'objet (realitas phænomenon) ont une grandeur intensive, c'est-à-dire un degré». Ce principe n'est qu'une «règle de l'usage objectif des catégories». 20 Cf. ibidem, p. 907: «Il faut attribuer à tous les objets de la perception, en tant qu'elle contient une sensation, une grandeur intensive, c'est à dire un degré d'influence sur les sens». 21 Cf. L. Scaravelli, Scritti Kantiani, éd. M. Corsi, Florence, 1968, p. 87 sq. et L’analitica Trascendentale. Scritti inediti su Kant, éd. M. Corsi, Florence, 1980, qui assimile les positions épistémologiques de Kant aux acquisitions actuelles de la physique quantique. 22 Cf. Kant, Critique de la raison pure cit., p. 882: «Les exemples sont les roulettes pour enfant de la faculté de juger».
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présence d'une «supposition métaphysique» subreptice dans le raisonnement de ces physiciens, «usant pour la plupart de mathématique et de mécanique»23, qui conçoivent que «le réel dans l'espace (...) est partout d'une seule espèce, et qu'il ne peut différer que par la grandeur extensive, c'est-à-dire par le nombre», Kant remarque, à propos de la résistance des corps et de la chaleur: Tout réel de même qualité a néanmoins son degré (de résistance ou de poids), qui sans diminution de la grandeur extensive ou du nombre peut devenir plus petit à l'infini, avant que cette qualité passe dans le vide et disparaisse. Ainsi une dilatation qui remplit un espace, par exemple la chaleur, et de la même façon toute autre réalité (dans le phénomène) [le son aussi] peut, sans laisser le moins du monde vide la plus petite partie de cet espace, décroître à l'infini en ses degrés, et néanmoins remplir aussi bien l'espace avec des degrés plus petits, qu'un autre phénomène avec des plus 24 grands .
Le reproche que Kant adresse ici à certains physiciens, comme dans toute l'analytique des principes, concerne l'application valide des concepts de l'entendement à l'expérience. C'est le «second objet» de la doctrine transcendantale de la faculté de juger: Kant se réclame de ces «jugements synthétiques qui découlent a priori sous ces conditions des concepts purs de l'entendement, et servent de fondement à toutes les autres connaissances a priori»25. Le principe «qui anticipe toutes les perceptions comme telles», c'est-à-dire l'individuabilité d'un degré intensif du réel qui est l'objet d'une expérience sensible (établi par la notion, pure, antérieure à toute expérience déterminée, de «rapport») s'il n'est pas saisi auparavant, dans un jugement préalable (une «synthèse») sur cette expérience, engendre le «paradoxe» exemplifié par la vérification de Diderot: il y a un principe universel de mécanique déterminée avec exactitude par Borelli-D'Alembert qui, par-delà le raisonnement mathématique, devient un «paradoxe» et n'a plus de validité dans l'ordre sensoriel de l'ouïe et du toucher, qui sont pourtant deux domaines de l'empirique où la physique doit jouir de ses pleins pouvoirs explicatifs. Les remarques et les théâtralisations mécaniques que Diderot cherche (parfois maladroitement) à avancer comme compléments des théories des grands auteurs — c'est un propos commun aux cinq Mémoires sur les mathématiques — concernent plus précisément ce domaine d'application de la faculté de juger transcendantale à l'expérience sensible individuelle, par l'aide de modèles mécaniques et constructions de 23
Ibidem, p. 911-12. Ibidem. 25 Ibidem, p. 883.
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machines. Ce qu'on aborde ici dans le domaine de la physique, c'est un problème que Diderot a rencontré dans sa traduction de l'Essai sur le mérite de Shaftesbury et, comme il le confesse, constitue un autre dénominateur commun de ces Mémoires. Le jeune traducteur (1745) reconnaît que l'idéalité des formes perçues, les notions d'ordre, harmonie, symétrie etc. , du point de vue jugeant subjectif d'un être constructeur de sa propre expérience sensible, sont l'un des effets caractéristiques du travail des artistes dans la production de leurs œuvres, aussi bien que des critiques dans les jugements qu'il prononcent, et des «hommes vertueux» qui agissent moralement, suivant les buts de la communauté. Ce sujet est actif dans son imagination, mettant en forme les objets mêmes qui la composent, établissant les rapports entre les idées et les êtres sensibles. Shaftesbury est dépassé précisément sur cette dernière connotation de la subjectivité active du jugement (supra, 1.4). Trois ans après (1748), cette position théorique (qu'on trouve à l'œuvre aussi dans Les Bijoux indiscrets et dans la Promenade du sceptique) se représente dans le contexte de la réflexion sur les mathématiques. Diderot y élabore la même théorie des rapports, en la rattachant à l'analyse d'expériences d'acoustique. Il n'est pas question de prendre parti pour Diderot compétent ou «analphabète des mathématiques»26. L'acquis de ces travaux de 1748 est méthodologique. Le philosophe fait valoir une exigence de rationalité critique, visant à l'éclaircissement de la conditionnalité que sous-tend la praxis épistémologique, à l'égard des mêmes recherches «sérieuses» des mathématiciens de profession, en les critiquant du point de vue de sa philosophie de la praxis cognitive (infra, 6.3). 3.2.5. Les Principes d'acoustique et la théorie esthétique des rapports Diderot ne veut pas détacher l'analyse physico-mathématique et les problèmes d'acoustique d'une considération esthétique et musicale. Aussi, l'applicabilité des solutions à l'expérience subjective et constructive du son devient-il le point central. Diderot procède sur cette route d'une analyse du concret, dans son premier Mémoire, consacré aux «Principes généraux de la science du son, avec une méthode singulière de fixer le son, de manière qu'on puisse jouer, en quelque temps et en quelque lieu que ce soit, un morceau de musique exactement sur le même ton». Il poursuit sa recherche conditionnelle dans le quatrième mémoire: «Projet d'un nouvel orgue» où il tente d'appliquer les connaissances de principe à la pratique artistique de la lutherie.
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Wilson, Diderot cit., p. 75-77, l'auteur relate les différentes positions du débat historiographique.
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Ces deux mémoires reprennent la question des idées actives de l'entendement, selon Shaftesbury (Essai), encore pour développer une étude des liens qui subsistent (doivent subsister pour l'expérimentateur) entre les principes et les conditions d'une juste application à l'expérience, suivant la faculté qu'a le sujet de juger la «pureté» d'un son entendu par les effets qu'il produit sur lui. Pour étendre l'usage de la raison à la sensibilité et ainsi augmenter les possibilités ultérieures de connaissance aussi bien que le pouvoir d'action du sujet, la perspective critique de Diderot joint le pragmatique à l'intérêt pratique. Étendre la connaissance, dans le domaine de l'acoustique, équivaut à développer la capacité de construire des modèles, des machines qui donnent corps à un savoir nécessiteux d'une concrétisation sensible. L'étude des théories de Jean-Philippe Rameau, appliquées à la pratique musicale de la lutherie, révèle la rôle central de la catégorie de relation pour la science. Diderot procède, en même temps, à la mise en forme du concept de rapport dans le champ esthétique. La perception des rapports — ou mieux, les rapports percevables avant que toute expérience sensible déterminée prenne forme — donne la règle formelle pour la définition de nos jugements sur le beau. Mais, en outre, le jugement de principe, à savoir que tout phénomène acoustique est pourvu, en soi, d'un degré intensif qui en spécifie la réalité d'objet individuel de l'expérience, c'est une loi qui guide aussi la recherche théorique, lorsqu'on étudie les rapports des sons entre eux qu'on peut expérimenter. Au sujet de la vibration des cordes, Diderot présente une description du phénomène qui vise à en considérer précisément cet aspect, celui de la quantité intensive. Celle-ci constitue l'objet-son dans sa pleine réalité ontologique: Les excursions d'une corde au-delà de la ligne de repos peuvent être plus ou moins grandes sans augmenter ni diminuer en nombre dans un temps donné; c'est là ce qui rend le son plus ou moins fort, sans changer son rapport à un autre son plus ou moins grave. Il y a donc trois choses à considérer dans les vibrations: leur étendue, qui fait l'intensité ou la véhémence du son; leur nombre, qui le rend plus ou moins aigu; et leur isochronisme, d'où dépend son uniformité (DPV, II, p. 255).
A la différence d'Euler, Diderot ajoute le paramètre de l'intensité qui enrichit, pour le jugement, la réalité du phénomène sonore et lui donne son individualité propre de «son pur». Comme on a remarqué à propos du titre de ce mémoire, l'intérêt de Diderot est de montrer l'extension de l'application possible des principes d'acoustique à la construction d'un instrument à son fixe ou invariable. Ce résultat peut être obtenu méthodiquement — et Diderot se réfère aux expériences de Sauveur et de
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Fontenelle27 aussi — grâce à une analyse préalable des conditions de toute perception acoustique possible, dans sa réalité d'objet des sens, comme perception de sons purs: J'entends par un son uniforme celui qui est pendant toute sa durée également grave ou aigu. Si l'on veut qu'un son soit uniforme, ou garde en s'éteignant le même rapport à un son donné que celui qu'il avait en commençant, il faut que les vibrations qui fixent son degré soient isochrones; et pour cet effet, la corde doit être suffisamment tendue, et le coup dont elle est frappée, modéré. Sans ces deux conditions, elle s'écartera sensiblement de la ligne de repos; ses premières vibrations seront plus promptes que les suivantes; aussitôt le son ne sera plus uniforme, et l'oreille se révoltera (Ibidem).
On trouve dans ces lignes une prémisse de la crise du sensualisme lockien-condillacien, marquée par la Lettre sur les aveugles qui fera suite à ces Mémoires. Mais on y entend aussi une anticipation du problème praticocritique. La simple sensation ne suffit pas à rendre compte de l'ordre et de l'épaisseur de réalité propre à notre expérience, sans la considération de ce «principe» rationnel de la perception des rapports, conçu comme une anticipation de nature qualitative-intensive du phénomène. Le vrai phénomène de la perception doit se passer au niveau du jugement. Et, chose encore plus importante, sans la considération préliminaire de cette forme de jugement, il n'est pas possible de construire un bon instrument à son fixe. La règle méthodique est aussi une loi d'applicabilité des connaissances dans la pratique. La machine devient à la fois le modèle régulateur et le but de l'expérience. Diderot arrive à expliquer le sens scientifique de sa théorie des rapports, après en avoir formulé le sens esthétique à la suite des observations qu'on vient de citer. Le manque d'analyse de tous ces paramètres objectifs qui constituent, du point de vue même du sujet biologique percevant la réalité complexe du son, ne permettrait pas de saisir ce phénomène d'expérience. Qu'est-ce qu'un «son fixe»? Diderot se demande d'abord qu'est-ce qu'un son laid, pas fixe, du point de vue d'un écouteur possible: Le chagrin de l'organe naît de ce que le défaut d'isochronisme dans les vibrations, rendant le rapport d'un son variable, il ne sait en quelle raison ce son qui le frappe est à celui qui le précède, l'accompagne ou le suit. Ce qui démontre que le plaisir musical consiste dans la perception des rapports des sons (Ibidem, p. 25556). 27
Cf. DPV, II, p. 278: «Hist. de l'Acad., année 1700, p. 137». Il est curieux que Joseph Sauveur (1653-1716), malgré sa surdité, fut avec Rameau l'un des fondateurs de l'acoustique musicale moderne; témoignage supplémentaire de l'aspect rationaliste propre du «principe» de la perception des rapports sonores, qui anticipe l'expérience perceptive sensible.
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Il en suit une considération qui est aussi esthétique: Mais cette origine n'est pas particulière au plaisir musical. Le plaisir en général consiste dans la perception des rapports: ce principe a lieu en poésie, en peinture, en architecture, en morale, dans tous les arts et dans toutes les sciences (...). La perception des rapports est l'unique fondement de notre admiration et de nos plaisirs; et c'est de là qu'il faut partir pour expliquer les phénomènes les plus délicats qui nous sont offerts par les sciences et les arts. Les choses qui nous paraissent les plus arbitraires ont été suggérées par les rapports (Ibidem).
Le caractère arbitraire du beau dans l'ordre des phénomènes esthétiques relève cependant d'une «loi éternelle» de l'esprit et de la matière qui laissent fonctionner, après, notre conscience des rapports perçus. 3.2.6. La «trigonométrie naturelle et secrète» de l'esprit jugeant, «art caché du schématisme» matérialiste Par son analyse de ce principe du jugement de toutes nos perceptions d'objets qui nous paraissent beaux, mais aussi de «tous les phénomènes des sciences et des arts» qui défient notre capacité de juger — des «phénomènes les plus délicats» — Diderot arrive à s'interroger sur son statut de sens et sur l'origine de cette loi de l'esprit qui l'établit. Il le fait, comme d'ordinaire, sous la forme d'une objection dialogique. Cette loi de l'esprit, qui établit le sens de la perception (jugement) dans notre expérience en général, porte sur des bases matérielles naturelles: Objection. Mais comment se peut-il faire, dira-t-on, que le plaisir des accords consiste dans la perception des rapports des sons? La connaissance de ces rapports accompagne-t-elle donc toujours la sensation? C'est ce qu'il paraît difficile d'admettre; car combien de gens, dont l'oreille est très délicate, ignorent quel est le rapport des vibrations qui forment la quinte ou l'octave à celles qui donnent le son fondamental? L'âme a-t-elle ces connaissances sans s'en apercevoir, à peu près comme elle estime la grandeur et la distance des objets, sans la moindre notion de géométrie, quoiqu'une espèce de trigonométrie naturelle et secrète paraisse entrer pour beaucoup dans le jugement qu'elle porte? (Ibidem, p. 257-58).
Diderot réussit à constater la présence, dans l'acte apparemment spontané de la perception sensible, d'un schéma transcendantal matériel, «une trigonométrie naturelle et secrète» de l'esprit qui fonctionne comme le schématisme logique de l'activité pure de la faculté de juger, qui prépare aussi l'application de la catégorie de la relation à l'expérience. Sur la base de cette structure biologique peuvent se produire les idées esthétiques dans l'art, comme les jugements synthétiques dans les sciences. L'«art caché du
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schématisme» dont Kant affirme les caractéristiques dans son Analytique des principes, c'est l'une des deux manières d'action de la faculté de juger, «talent particulier, qui ne peut pas du tout être appris, mais seulement exercé»28, l'autre manière étant l'application des principes de l'entendement pur, tels que les anticipations de la perception dont on a déjà parlé. Diderot donne une version matérialiste de cette découverte d'un schéma objectosubjectif de l'esprit, avec les limites de vocabulaire liées à la nouveauté et au manque de connaissance sur l'argument à l' époque. Diderot ne propose donc pas de solution tranchée au problème du lien (transcendantal ou non) entre sensation et perception des rapports dans les jugements et décide de s'en tenir à la seule expérience qui nous fait connaître les effets de telle application du schéma: Nous ne déciderons rien là-dessus; nous nous contenterons d'observer qu'il est d'expérience que les accords les plus parfaits sont formés par les sons qui ont entre eux les rapports les plus simples; que ces rapports peuvent affecter notre âme de deux manières, par sentiment ou par perception, et qu'ils n'affectent peut-être la plupart des hommes que de la première manière (Ibidem, p. 258).
Diderot parle ensuite d'un «choix» à faire, pour l'esprit, parmi la succession indistincte des sons afin de les unir en accords. Et il reconnaît à ce but la nécessité de «principes» qui nous mettent en condition de bien juger des effets des sons, avant même de les percevoir: Dans toutes les conjonctures où nos sens sont intéressés, il faut avoir égard à l'objet, à l'état du sens, à l'image ou à l'impression transmise à l'esprit, à la condition de l'esprit dans le moment qu'il la reçoit et au jugement qu'il en porte. L'état de l'objet est quelquefois indépendant de moi, mais je connaîtrai toujours si cet état est bon ou mauvais par l'usage auquel l'objet est destiné. L'organe peut être pur ou vicié. L'image ou l'impression suit la condition de l'organe. L'esprit est sujet à des révolutions; et de là naît une foule de jugements divers. Qui prendrai-je pour guide? A qui m'en rapporterai-je? Est-ce à vous? Estce à moi? C'est à celui qui, bien instruit de la destination de l'objet, ne risque pas de se tromper sur sa condition, qui a l'organe pur, qui jouit d'un esprit sain, et en qui les images des objets ne sont point défigurées par les sens (Ibidem, p. 236).
Le principe du rapport préalable des objets phénoménaux, anticipé dans la perception (intuition pure) pour les juger, peut s'appliquer à la science des sons aussi bien qu'à l'esthétique. Et le modèle, pour le jugement esthétique aussi, doit être celui d'un «organe pur», qui puisse saisir les formes des objets (leurs «figures») sans les «vicier» ou «défigurer par les sens». Diderot, soulignons-le, naturalise la considération kantienne du rapport transcendantal entre sensation et jugement. Sa «trigonométrie 28
Kant, Critique de la raison pure cit., p. 881 et 887.
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secrète» de l'esprit est une combinatoire naturelle de rapports psychophysiologiques que la conscience individuelle peut cerner au niveau du jugement d'action (second regard), mais qui se fonde sur la structure biologique des organes du sujet jugeant, donc elle est indépendante du sujet conscient lui-même. Aussi ce principe n'est-il pas conçu comme une «loi innée, permanente de l'esprit»29, dont l'unité a une origine obscure, mais, on le verra (infra, 6.1-3), au sens matérialiste comme le produit de l'évolution et de l'histoire naturelle de l'homme. L'aveugle Saunderson incarnera bientôt, en un dernier «paradoxe», cette figure d'esprit jugeant «pur».
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Kant, Dissertatio de mundi sensibilis atque intelligibilis cit., p. 658 sq., à l'égard des concepts d'espace et de temps; cf. aussi l'article BEAU, infra, 7.1.3.
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CHAPITRE 4 LE SPECTACLE INVISIBLE. LES LETTRES SCIENTIFIQUES «Une machine... qui met les choses en relief loin d'elles-mêmes, si elles se trouvent placées convenablement par rapport à elle. C'est comme ma main, qu'il ne faut pas que je pose à côté d'un objet pour le sentir» Lettre sur les aveugles
4. 1. LE NOUVEAU THEATRE DE LA CONNAISSANCE. LA LETTRE SUR LES AVEUGLES, A L'USAGE DE CEUX QUI VOIENT 4.1.1. Le problème des conditions biologiques de la vision. La Molyneux's Question La Lettre sur les aveugles marque un virage essentiel vers une philosophie de la praxis critico-cognitive (supra, 1.4). Le renversement de la perspective gnoséologique déiste est maintenant présent à l'esprit de Diderot. Dans cet ouvrage, la notion d'«ordre» et celle, parallèle, de «beau» (de la nature comme de l'art) se détachent consciemment du concept déiste de «spectacle» du monde, pour devenir des concepts opérationnels, des abstractions de l'expérience sensible qui s'acheminent vers la cognition d'un nouvel ordre, fait de purs rapports. Le chemin est frayé par l'étude de la perception visuelle et de la connaissance (pratique) de l'«utile» qui s'y rattache, devenues des actes biologiquement «purs» dans l'esprit de l'homme, à travers son histoire naturelle (infra, 6.1). Derrière les thèmes de l'utile et de l'ordre pratique des rapports, en quel sens cette philosophie critique connote-t-elle à la fois une pensée de la praxis et une réflexion sur ses formes cognitives pures et quelles sont ses conditions productives? L'évanouissement du premier regard est le destin de la connaissance purement sensible ou purement rationnelle, depuis les Bijoux.
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Un évanouissement qui se présente ici, en chair et en os, dans la personne de l'aveugle Saunderson. La pratique d'un univers de rapports tactiles démontre que l'on a affaire à un autre «œil», permettant de s'approprier le monde d'une façon également complète, qui n'est plus ni celui des déistes ni celui des sensualistes, tant du point de vue du connaître que de celui du faire. «Possunt nec posse videntur», Diderot, en épigraphe, souligne le propos de son œuvre: analyser le problème des conditions biologiques de possibilité de la vision1. L'expérience de Saunderson, la Molyneux's question relatée par Locke et d'autres2, ne met pas en crise l'empirisme lockien-condillacien. Le sensualisme trouve une réponse à la difficulté principale, celle de la nouvelle orientation pratique que le sujet voyant se donne en retrouvant la vue: l'aveugle doit exercer son organe et, par la suite, appliquer son jugement de perception sur les nouvelles données sensibles reçues pour passer d'un ordre cognitif (tactile) à celui (visuel) de l'expérience3. La Lettre sur les aveugles ne pose plus la question en ces termes. Diderot ne s'occupe ni de la source ni de l'origine de nos connaissances. Il s'agit du problème des formes et des conditions pratico-biologiques préalables de la connaissance visuelle, fondée sur les capacités à la fois de l'organe de la vue et du cerveau interreliés, comme des capacités de produire des représentations exactes et des jugements seconds, universels et nécessaires, sur le monde des phénomènes. Cela, soulignons-le, non pas au niveau de la sensation mais à celui de l'opération mentale (option rationaliste) et de son élaboration pratique (option matérialiste). La tâche de la philosophie devient celle de fonder une connaissance critiquement juste pour bien agir dans ce monde. Diderot choisit le problème de Locke — d'un sujet dépourvu du sens plus important pour la connaissance, et qui le retrouve — à fin de détourner le discours de la question abstraite de l'origine vers des questions à la fois d'ordre moral-pratique et biologique, dans le sillage d'Épicure et de Lucrèce dont la présence dans la Lettre est 1
«Ils peuvent et il leur semble de ne pas pouvoir»: l'épigraphe de la Lettre est une paraphrase de Virgile, Enéide, v. 231: Possunt quia posse videntur: «ils peuvent parce qu'il leur semble pouvoir». L'accent est mis sur la possibilité qu'ont les aveugles de voir comme les autres, et surtout d'agir, même si l'apparence trompe les sensualistes. Diderot s'inspire peut-être de F. Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs (1605), éd. fr. Le Dœuff, Paris, 1991, p. 89, qui cite également Virgile. 2 Cf. M. J. Morgan, Molyneux's Question, Cambridge, 1977 et G. Traversa (éd.), La natura della visione, Rome, 1997. 3 Cf. J. Locke, Essai philosophique concernant l’Entendement humain, éd. fr. P. Coste, Amsterdam-Leipzig, 1755, Liv. II chap. IX, § 8, p. 99-100: comme le jugement opère (et interfère) aussi au niveau de la perception sensible, l'aveugle-né ne verra rien, c'est-à-dire il n'a pas les données cognitives préalables pour savoir «que ce qui affecte son attouchement de telle ou de telle manière, doive frapper ses yeux de telle ou de telle manière, ni que l'angle avancé d'un Cube qui presse sa main d'une manière inégale, doive paroître à ses yeux tel qu'il paroît dans le Cube».
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centrale. Ce déplacement de l'empirisme-sensualisme au rationalisme matérialiste et pratico-critique est radical. Avant d'entrer en matière je passerai en revue les doctrines des devanciers de Diderot qui ont abordé ce problème de la vision et de l'ordre des connaissances sensibles, pour saisir l'ampleur de l'écart qu'il accomplit. Quelles étaient les théories classiques du «premier regard»? Sur ce plan, on peut évaluer la critique diderotienne de la connaissance-représentation du point de vue de son matérialisme biologique en formation.
4.1.2. Kepler et Descartes. Aux origines des théories modernes de la vision Dans ses Paralipomènes à Vitellion (1604), J. Kepler jette les fondements de l'optique moderne, en définissant aussi la base de confrontation pour les théories de la vision et de la perception — dans le contexte gnoséologique: les théories sur l'origine sensible de la connaissance et sur les types de jugement qui en sont le débouché —, héritage pour les penseurs des XVIIe et XVIIIe siècles. Kepler soutient que le monde visible est le produit de l'action de la lumière sur l'organe de la vue et met en évidence la fonction que joue l'image rétinienne dans notre cerveau, pour former des représentations sensibles susceptibles de constituer l'objet d'une connaissance vraie du monde. Cependant, après avoir donné une «Anatomie de l'œil», Kepler opère une distinction, essentielle, entre l'imago — ce qui est perçu par l'action de l'«esprit», grâce à ce qu'on pourrait appeler une procédure cognitive visuelle — et la pictura, la véritable image rétinienne de l'objet qui se projette comme sur un écran dans l'œil. Par là, Kepler a été conduit à séparer le monde visible, constitué d'imagines ou «phantasmes» psychiques des choses, par rapport au monde visuel constitué des figures réelles des objets d'où les picturæ procèdent mécaniquement. Son but était de reconduire le premier «monde» au second, à travers l'analyse des critères dont l'esprit se sert pour analyser le stimulus rétinien, et d'éliminer ainsi les sources possibles d'erreur de jugement — il le fait, notamment, par rapport au champ des observations astronomiques et des instruments qu'on y utilise4. Le monde visuel est la représentation du monde visible dans lequel notre corps entier — pas simplement le cerveau ou l'œil — se maintient, agit, opère etc. et il faut distinguer soigneusement 4
Cf. J. Kepler, Paralipomènes à Vitellion (1604), éd. fr. C. Chevalley, Paris, 1980, chap. V: «De la manière dont se fait la vision», p. 317-19 et 352: «Définition. Alors que jusqu'à maintenant l'Image était un Être de raison, appelons désormais peintures les figures des objets qui apparaissent réellement sur un papier ou sur un autre écran».
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ce qui tient à la vision purement «picturale», par rapport à ce qui tient aux modes de l'expérience vécue du sujet biologique percevant, ce que Kepler appelle la «réception des espèces des objets dans l'œil»5. A ce propos, insiste-t-il, il ne faut pas tomber dans les erreurs nombreuses des anatomistes6. Kepler veut, même par son intention pratique de recherche, se borner à l'analyse mécanique de la génération des picturæ, pour ainsi nier la valeur de toute spéculation autour des phénomènes concernant les «esprits» visibles, hors d'une étude rigoureuse de la dioptrique. Dans le sillage de Kepler naît le problème de savoir en quoi consiste cette «représentation» (rapræsentatio) du monde visible fournie par l'esprit-cerveau. La dioptrique cartésienne descend directement de cette préoccupation théorique. Un autre problème va bientôt surgir: quel est le statut cognitif de cette représentation qui donne figure (pictura), dans un esprit déjà conscient des erreurs possibles de nos sens, au monde visible, préparant, en quelque sorte, la matière de notre vraie connaissance du monde? En résumé: la «représentation», pour Kepler, se révèle être une fonction du rapport entre le monde visible, les imagines de l'esprit, «êtres de raison», et le monde visuel des picturæ, auquel le premier doit être réduit pour éviter ces jugements qui résultent d'un trompe œil, mais qui en réalité, eux, trompent l'œil de l'esprit. Dans cette même direction, après les Paralipomena, les philosophes modernes pourront se poser la question du statut précisément cognitif de l'image visuelle, comme étant l'issue naturelle des recherches sur la dioptrique. En fait, les premières théories mécanistes de la connaissance se confrontent avec un type de problèmes sur la vision imposé par les penseurs de la révolution scientifique, comme le fera, plus tard, Newton7. C'est le cas de Descartes et de Hobbes. La Dioptrique (1637), jointe au Discours de la méthode comme le premier Essai de la nouvelle procédure géométrique d'enquête, montre un souvenir clair de la distinction keplérienne entre imago et pictura8. Descartes souligne qu'il faut prendre garde à ne pas supposer que, pour sentir, l'âme ait besoin de contempler quelques images qui soient envoyées par les objets jusques au cerveau, ainsi que font communément nos philosophes; ou, du moins, il faut 5
Ibidem, p. 374. Cf. ibidem, § 4: «Examen de ce qu'ont dit les Opticiens et les Anatomistes sur la manière dont se fait la vision», p. 365-77 et surtout p. 374. Il faut rappeler le titre entier de l'ouvrage: «L'on trouve dans ce livre, Lecteur, parmi bien d'autres nouveautés, un important exposé sur la manière dont se fait la vision et sur l'usage des humeurs de l'œil, contre les Opticiens et les Anatomistes». 7 Je n'analyse pas, ici, la théorie newtonienne de la vision, mais je renvoie à l'étude de A. I. Sabra, Theories of Light from Descartes to Newton, London, 1967. 8 Cf. Kepler, op. cit., «Appendice. Kepler et Descartes», p. 41-45: «Kepler a été mon premier maître en optique» (Descartes, lettre à Mersenne du 31 mars 1638).
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concevoir la nature des ces images tout autrement qu'ils le font. Car, d'autant qu'ils ne considèrent en elles autre chose, sinon qu'elles doivent avoir de la ressemblance avec les objets qu'elles représentent, il leur est impossible de nous montrer comment elles peuvent être formées par ces objets, et reçues par les organes de sens extérieurs, et transmises par les nerfs jusques au cerveau.
Il relève enfin le fait que les «images» de notre principal organe de sens souvent, pour être plus parfaites en qualité d'images, et représenter mieux 9 un objet, elles doivent ne lui pas ressembler .
Et Descartes arrive à cette constatation, dans la même page, à travers l'examen exemplaire des «machineries» qui d'ordinaire permettent aux artistes la reproduction de la nature. Descartes comprend bien que pour qu'il y ait de la distinction, au niveau cognitif, entre la représentation et la chose représentée, il faut que le moyen de transmission de l'information cognitive, de l'œil au cerveau, fonctionne comme une machine, et utilise des schèmes intellectuels purement mécaniques. Et, avec l'exemple de l'aveugle, il ajoute: Or il faut que nous pensions tout le même des images qui se forment en notre cerveau, et que nous remarquions qu'il est seulement question de savoir comment elles peuvent donner moyen à l'âme de sentir toutes les diverses qualités des objets auxquels elles se rapportent, et non point comme elles ont en soi leur ressemblance. Comme, lorsque l'aveugle, dont nous avons parlé ci-dessus, touche quelques corps de son bâton, il est certain que ces corps n'envoient autre chose jusques à lui, sinon que, faisant mouvoir diversement son bâton selon les diverses qualités qui sont en eux, ils meuvent par même moyen les nerfs de sa main, et ensuite les endroits de son cerveau d'où viennent ces nerfs; ce qui donne occasion à son âme de sentir tout autant de diverses qualités en ces corps, qu'il se trouve de variétés dans les 10 mouvements qui sont causés par eux en son cerveau .
L'exemple de l'aveugle est récurrent dans la Dioptrique et il devient de plus en plus important dans l'économie de l'argumentation. Il apparaît dans le quatrième Discours, «Des sens en général». Dans le Discours suivant, le cinquième, «Des images qui se forment sur le fond de l'œil», Descartes décrit en détail, de la perspective de son matérialisme «sectoriel»
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R. Descartes. Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences (1637), dans Œuvres et Lettres cit., p. 203-4. 10 Ibidem.
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ou «régional»11, l'action de la lumière sur la rétine pour la formation de ce qu'il appelle aussi des peintures ou figures, c'est-à-dire les images rétiniennes qui s'impriment «sur le fond de l'œil». Celles-ci nous montrent que, «pour sentir, l'âme n'a pas besoin de contempler aucunes images qui soient semblables aux choses qu'elle sent; mais cela n'empêche pas qu'il ne soit vrai que les objets que nous regardons, en impriment d'assez parfaites dans le fond de nos yeux», et qui correspondent précisément aux picturæ keplériennes12. Dans le sixième Discours, «De la vision», l'exemple de l'aveugle revient pour spécifier cette fois comment ce n'est pas que par le moyen des images rétiniennes — la «peinture» physique des objets dans l'œil — et de leur «ressemblance, qu'elle [la pictura] fasse que nous les sentons, comme s'il y avait derechef d'autres yeux en notre cerveau, avec lesquels nous la puissions apercevoir; mais plutôt, que ce sont les mouvements par lesquels elle est composée, qui, agissant immédiatement contre notre âme, d'autant qu'elle est unie à notre corps, sont institués de la Nature pour lui faire avoir de tels sentiments»13. L'homme de Descartes sent dans les lieux où ses organes sont frappés; l'aveugle n'a pas de pictura des choses du monde physique, il lui faut donc une imago mentale complexe. En effet, ajoute Descartes, en ce qui concerne la situation, c'est-à-dire le côté vers lequel est posée chaque partie de l'objet au respect de notre corps, nous ne l'apercevons pas autrement par l'entremise de nos yeux que par celle de nos mains; et sa connaissance ne dépend d'aucune image, ni d'aucune action qui vienne de l'objet, mais seulement de la situation des petites parties du cerveau d'où les nerfs prennent leur origine (...). Comme, lorsque l'aveugle, dont nous avons déjà tant parlé ci-dessus, tourne sa main A vers E, ou C aussi vers E, les nerfs insérés en cette main causent un certain changement en son cerveau, qui donne moyen à son âme de connaître, non seulement le lieu A ou C, mais aussi tous les autres qui sont en la ligne droite AE ou CE, en sorte qu'elle peut porter son attention jusques aux objets B et D, et déterminer les lieux où ils sont, sans connaître pour cela ni penser aucunement à ceux où sont ses 14 deux mains .
L'analyse très fine que Descartes fait de ce processus mécanique de mouvement des «parties du cerveau» en fonction de la vision démontre comment l'aveugle peut arriver à avoir, lui aussi, une connaissance spatiale du monde. Dans ce but, pour l'ordonnancement de ces mouvements des parties du cerveau, il devra également avoir recours — ceci est le plus important — à «l'imagination» sensitive, l'imago keplérienne, tactile dans 11
Cf. O. R. Bloch, Le matérialisme cit., p. 61. Cf. Descartes, Discours cit., p. 205 et 207 sq. 13 Ibidem, p. 217. 14 Ibidem, p. 220. 12
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ce cas, dont Descartes donne plusieurs exemples. C'est une imago complexe, qui met l'aveugle en condition de s'orienter de mieux en mieux dans son rapport pratique, concret, au monde des objets physiques. L'imago-imagination de l'aveugle est synthétique — elle est précisément la synthèse des données qui sont le produit de plusieurs ordres sensoriels à la fois — et semble se présenter comme un stock ou «réservoir» d'expériences de la conscience du sujet agissant dans le monde, un réservoir fait aussi de «connaissances» et «d'opinions», dont nous disposons déjà autour des objets, qui semblent appartenir à l'ordre du temporel. Il faut souligner ce caractère de la temporalité, de «ce que nous sommes accoutumés de juger», et le rôle du «sens commun» dans l'acte propre de l'imagination visuelle cartésienne, laquelle dépend de l'action du cerveau, telle qu'elle émerge dans la partie finale du Discours15. Cet aspect de l'analyse cartésienne des imagines de l'esprit qui deviennent plus tard la matière de perceptions complexes, à distinguer soigneusement des simples sensations des mouvements provenant des choses extérieures16, chez Diderot va être développé en direction d'un approfondissement et d'une radicalisation de ce «matérialisme régional» de la Dioptrique.
4.1.3. Hobbes et le problème des «fantômes» mentaux des choses Dans le De Homine (1658), Hobbes tente de rendre compte des phénomènes de la représentation visuelle — avec grande cohérence, d'un point de vue matérialiste — en termes purement mécanistes. Aussi, dans le sillage du modèle képlerien cartésien, est-il conduit à compter au nombre des «phantasmes» tout phénomène de la représentation de l'ordre des pures imagines, c'est-à-dire du plan physico-mental. Finalement, Hobbes réussit à fournir un habile protocole d'observation des phénomènes, apte à transformer les «phantasmes des sens» en source de connaissance exacte. Corriger les erreurs des sens à travers l'action et la pratique des sens euxmêmes: nous revenons ici dans l'ordre de la pictura keplérienne et dans son ordonnancement par les règles de la dioptrique17. L'image mentale, selon les penseurs mécanistes et matérialistes (Hobbes et Gassendi aussi) est construite; elle est le produit d'une action à la fois mentale et pratique sur le monde du sensible. La sensation qui en est à la source doit donc devenir aussi mémoire, «une espèce de mémoire» dit Hobbes, qui autorise par ses protocoles légitimes la construction d'un monde gnoséologiquement vrai. 15
Ibidem, p. 224-29. Cf. Descartes, Les passions de l’âme (1649), dans Œuvres et Lettres cit., I, art. 23, p. 706-7. 17 Cf. Th. Hobbes, De Homine. Traité de l’homme (1658), éd. fr. V. Ronchi, Paris, 1974, chap. II: «De la ligne de vision et de la perception du mouvement», p. 43-50, jusqu'au chap. IX: «des dioptres doubles, ou des télescopes et des microscopes», p. 131-38.
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Dans le chapitre IV du De Homine, Hobbes n'établit aucune correspondance entre la figure du tableau visuel (la pictura) et le «rayon visuel» qui répond aussi à la mémoire de la sensation, dans sa constitution dynamique. On pourrait expliquer le rôle de cette mémoire, chez Hobbes — en termes phénoménologiques — en disant que l'image (imago) répond aux inflexions de l'intentionnalité perceptive de la matière mentale18. L'imagination, en tant qu'expérience pratique de la mémoire cognitive, dispose d'une force performative à l'égard de tout ce qui concerne les phénomènes de représentation visuelle sensible. Chez Hobbes, on assiste à l'effort typique d'une bonne partie des penseurs post-cartésiens pour réduire la représentation à un mécanisme purement physiologique, par lequel tous les états mentaux doivent pouvoir être interprétés comme produits de la matière en mouvement. Cependant, à cause des apories sur lesquelles il débouche, cet effort peut se compter au nombre des explications encore d'ordre rationaliste19. La présence de l'objet ne se transforme en «représentation», dans un deuxième temps, qu'en vertu des «mouvements» du corps entier. Mais Hobbes, sans le vouloir, rencontre là un psychologisme sui generis qui doit régler ses comptes avec la réalité du mental dans l'expérience pratique de la temporalité, avec l'effet concret qu'a la durée de l'image (imago) sur la continuité de l'expérience en général et sur sa constitution de sens20. Bien entendu, on parle du sens de la vue; mais le même discours pourrait valoir à propos des autres ordres sensoriels, l'ouïe, le toucher, l'odorat, etc. On peut avoir imagines et picturæ auditives, tactiles, olfactives, etc. Ainsi, les penseurs de l'âge classique découvrent-ils, dans le sillage de Hobbes, le problème du statut cognitif de la représentation mentale et celui de la traductibilité organique d'une «image» en une autre, à partir du moment où il devient possible (d'un point de vue moniste et matérialiste) de concevoir le cerveau — et Kepler ne l'a pas encore fait — comme l'organe unitaire de la sensation et des fonctions supérieures de la pensée. A partir du moment où le cerveau, de manière plus ou moins consciente et déclarée, devient le siège du sensorium commune, au fur et à mesure du développement des études sur sa physiologie (infra, 6.3), les recherches d'optique se coloreront de ce caractère gnoséologique qui intéresse la théorie de la connaissance en tant que doctrine du jugement comme faculté de synthèse des imagines de l'esprit (dans plusieurs 18
Cf. ibidem, chap. IV: «De la représentation de l'objet en perspective», § 10 et 11, p. 78-80. Il vaut la peine de rappeler que la définition de l'«optique» au sens hobbesien est encore la même que donne, un siècle après, l'Encyclopédie, XI, p. 517b-518a, d'après Chambers: «la science de la vision directe, c'est-à-dire, de la vision des objets par des rayons qui viennent directement et immédiatement de ces objets à nos yeux sans être ni rompus, ni réfléchis par quelque corps (O)». 20 Cf. Hobbes, De Homine cit., p. 48, des exemples divers sont dans le chap. II.
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domaines: esthétique, épistémologie, morale). La pensée critique du XVIIIe siècle reçoit cet héritage qui intéresse, d'une part, l'entreprise sensualiste, après et dans le sillage de Locke-Condillac et, d'autre part, l'option forte du monisme matérialiste de Buffon, La Mettrie, Bordeu jusqu'au Diderot de la Lettre sur les aveugles.
4.1.4. Gassendi et Berkeley: deux théories opposées de la psychologie visuelle Avant la proposition de Diderot, sur deux versants différents, Gassendi et Berkeley arrivent à s'occuper de la dimension psychologique de la vision que Hobbes avait tenté d'évacuer d'une stricte considération analytique — l'un avec une approche mécaniste corpusculaire, l'autre idéaliste. La vision, comme un acte essentiellement jugeant de mise en rapport d'idées images, comme des effets subjectifs de la perception visuelle de l'objet. Point en commun: la simple géométrie optique ne saurait suffire à expliquer les phénomènes d'ordre supérieur qui sont pourtant rattachés à la vision (jugement, raisonnement etc.). Ces effets subjectifs sont liés, donc, à une capacité de représentation spécifique de l'esprit humain, que Hobbes et Descartes n'ont pas pu éviter de reconnaître et que la philosophie du «doux prêtre» soumet à une nouvelle analyse21. Gassendi est très attentif aux débats contemporains sur la nature de la vision et les problèmes annexes: la physiologie et l'anatomie de l'œil, le mécanisme optique de la sensation visuelle — qu'il tient pour le problème premier de sa gnoséologie empiriste et de la philosophie de la connaissance en général, dont la difficulté témoignerait, par ailleurs, de l'impuissance humaine à pénétrer au fond des choses (scepticisme méthodologique)22. Il aborde le problème de la vision sous l'angle de son matérialisme atomiste renouvelé. Rejetant la théorie scolastique des «espèces intentionnelles», identiques pour tous les voyants, et la même doctrine des «simulacres» lucréciens (De natura rerum, IV), qui passent comme des empreintes atomiques de l'objet à l'œil, Gassendi réinterprète la théorie épicurienne à la lumière des nouvelles exigences mécanistes, que Kepler et Descartes ont soulevé, et de leurs apories, retenues par Hobbes. Il s'agit d'abord de 21
Cf. P. Gassendi, Disquisitio metaphysica: Recherches Métaphysiques, ou doutes et instances contre la métaphysique de R. Descartes et ses réponses (1644), éd. B. Rochot, Paris, 1962, «Contre la sixième méditation», art. 2: «Il n'y a pas d'intellection sans une image corporelle. Une difficulté esquivée. Même Dieu, l'Ange et l'Esprit se conçoivent sous quelque espèce corporelle», p. 528-531, contre la possibilité d'une intuition intellectuelle des choses. 22 Cf. O. R. Bloch, La philosophie de Gassendi. Nominalisme, Matérialisme et Métaphysique, La Haye, 1971, chap. I: «Le problème de la vision», p. 6-29.
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vaincre un obstacle d'ordre méthodique: la permanente «contradiction entre l'objet et le sujet» (O. Bloch), tout en n'abandonnant pas un plan d'explication matérialiste (d'un matérialisme éthique, à la manière d'Épicure) qui assure l'homme, sans mystères, de la certitude de ses connaissances, et d'examiner les processus effectifs, qui se passent, en nature, dans le sujet biologique percevant. Aussi Gassendi s'intéresse-t-il à la dimension proprement psychophysiologique de la vision qui l'amène «à reporter sur le plan d'une théorie de la perception, au sens strict du terme, la part de subjectivité que manifestent par exemple les illusions visuelles»23. Les atomes de la lumière formée de corpuscules pénètrent par la vue dans l'organe de sens et sont reçus par la rétine; ils y forment, sur le fond, des images des choses. Mais ces atomes ne sont pas seulement cause objective de nos sensations; selon Gassendi, ils sont aussi doués de leur sensibilité propre, d'un mouvement et d'une action qui donnent lieu aux qualités sensibles et font en sorte que l'«âme végétative» et «sensitive», présente dans tous les êtres, soit constituée par elle-même de représentations atomiques cognitivement autonomes. L'analyse des phénomènes astronomiques de trompe l'œil, les succès de la microscopie, et la structure corpusculaire de la matière qu'ils révèlent, semblent encourager cette considération, qui procède, sur une ligne d'enquête continue, vers une théorie de l'apparence phénoménale, visant à analyser critiquement les fondements objectifs des opérations jugeantes de la subjectivité, au niveau du visuel. Cette théorie tend déjà à attribuer au sujet ce double regard sur le monde, le second regard critique qui est la spécificité d'une théorie matérialiste de la connaissance s'affranchissant des simplifications objectivistes des classiques, intenables sur le plan des faits, pour se rattacher à l'enquête scientifique de type phénoméniste, menée dans le champ de l'expérience et à la première personne. A propos des recherches de Gassendi dans le De Apparente Magnitudine (1636-41), pour ce qui concerne l'illusion optique de l'observateur sur la dimension du soleil à l'horizon par rapport à sa grandeur réelle, O. Bloch remarque que cette réalité de la grandeur de l'astre, selon le philosophe, n'est jamais absolue mais se définit par un processus critique, progressif, de position des limites intelligibles et visuelles du phénomène. Les explications de Gassendi, qui ne sont pas connotées par une grande originalité, ont le mérite, selon Bloch, de «faire ressortir la subjectivité de la vision, tout en donnant à cette subjectivité un fondement et une signification objective»24. Relevant la valeur du «point le plus original sans doute de la «théorie» de la vision et peut-être le plus suggestif», Bloch reconnaît, et pour cause, qu'il «parle le langage kantien». La rencontre de 23 24
Ibidem, p. 15. Ibidem, p. 16. Sur une théorie analogue du «phénomène central» ou «intermédiaire» chez Diderot, infra, 6.2.
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Gassendi avec Kant, sur d'autres questions aussi, «n'est sans doute pas occasionnelle»25. Cependant, pour ce matérialiste critique de Descartes et des atomistes26, d'un autre côté le mécanisme corpusculaire, bien que valable pour tous les êtres, paraît se suspendre chez l'homme, étant pourvu d'une âme incorporelle et libre (anima rationalis ou intellectus). L'homme semble constituer une exception au principe épicurien qui veut que toutes les causes sont matérielles. L'explication psychologique rend compte jusqu'à un certain point du sens exact des mouvements, figure, grandeur, arrangement, disposition, proportion etc. des corpuscules sur le fond de l'œil et des effets de la psychophysiologie de la perception, pour laisser ensuite ouverte la considération sur le libre jeu de l'«âme rationnelle» qui opère avec ses représentations et les organise suivant ses finalités pratiques, par la recherche de ses «signes», d'un ordre non-mécanique27. Les apories liées à ce dualisme fonctionnel de la vision donnent cours à d'autres spéculations, concernant précisément ce qu'on pourrait définir comme le problème du langage de l'âme rationnelle voyante. C'est Berkeley, dans son Essay toward a new Theory of Vision (1709) publié un an avant le Treatise exposant sa doctrine immatérialiste, qui procède dans cette direction spéculative, à travers une critique radicale de l'optique géométrique cartésienne. D'une part, l'Essay prépare le terrain à la pénétration du nouveau credo idéaliste, à l'intérieur d'une culture philosophique déjà imprégnée de «matérialisme»28. D'autre part, l'évêque de Cloyne se risque à une brillante analyse de la psychologie de la perception visuelle, d'un point de vue descriptif très avisé, qui ne manque pas de susciter, paradoxalement, l'attention d'un adversaire de cette même métaphysique idéaliste: Voltaire29. D'après Berkeley, ni la connaissance de la géométrie, ni celle des mécanismes physiologiques de l'œil ne peuvent rien ajouter à la compréhension de la nature de ce qui est l'événement mental de la vision. Il faut d'abord éclaircir la signification que nous 25
Ibidem, p. 95-96 et 121: «Cette rencontre (...) s'insère dans la parenté plus générale qui lie indirectement Kant, héritier partiel de la tradition empiriste, critique et anti-métaphysique e du 18 siècle, à Gassendi, qui a, au moins par l'intermédiaire de Locke, apporté à celle-ci une bonne part de son patrimoine, assurant quant à lui la filiation du nominalisme médiéval à l'empirisme de l'âge classique». 26 Cf. O. R. Bloch, «Gassendi critique de Descartes», dans Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, n°156, 1966, p. 217-236. 27 Cf. Bloch, La philosophie de Gassendi cit., p. 17-29, sur les rapports de la théorie de Gassendi avec la tradition aristotélicienne, les Nominales et la métaphysique de Descartes. Dans le Syntagma, Gassendi ne semble pas se référer à la distinction keplerienne entre pictura et imago, ni, comme le fait Descartes, à l'hypothèse de l'aveugle aux prises avec des problèmes d'orientation cognitive. 28 Cf. G. Berkeley, Editor's Introduction à An Essay toward a New Theory of Vision, vol. I, p. 150 sq. 29 Cf. P. Casini, «Voltaire, la geometria della visione e la metafisica», dans Rivista di Filosofia, vol. 87, n° 1, 1996, p. 83-94.
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attribuons à certaines idées qu'y sont impliquées ontologiquement: objet, grandeur, distance etc. La tactique argumentative dans les deux premières parties de l'Essay est de relever quels sont les éléments qui relient le toucher et la vue et qui ne sont pas géometrisables dans l'acte de la vision. Le jugement de la distance, par exemple, et la perception de la grandeur des objets ne sont pas liés à la procédure visuelle mais relèvent de l'expérience du toucher qui fait accéder le sujet à la dimension perceptive de l'espace et de la profondeur spatiale. L'esprit ne perçoit pas la distance par le moyen des angles et des lignes de la géométrie optique, mais grâce à la traduction que l'âme opère de certains signes d'idées tactiles dans des signes d'idées propres de la vue (§ 47). Dans la troisième et quatrième parties de l'Essay, Berkeley s'efforce de démontrer que ces deux véritables langages de la perception sont ontologiquement différents et incommunicables. Stratégie de longue haleine: les sensations visuelles et tactiles appartiennent à deux univers logiques et ontologiques scindés. Ces données sensibles se trouvent dans un rapport de désigné et désignant et la forme de ce rapport ne pourra qu'être arbitraire, comme dans n'importe quel langage où le signifiant ne doit pas montrer d'homologies structurelles particulières avec son signifié, pour fonctionner comme signe. La relation entre ce que nous voyons (image) et ce que nous touchons (objet), pourtant indéniable dans l'expérience, et les signes qui véhiculent les données des deux ordres sensoriels, conclut Berkeley, n'impliquent aucun fondement de contenu matériel commun. Les prémisses de l'immatérialisme sont jetées sur le terrain même de son adversaire. Ce qui permet à l'homme d'organiser d'une façon cohérente son expérience sensible est une sorte de tromperie utile pour la vie, dont nous ne pouvons nous dispenser mais que la philosophie démasque, si elle met de côté l'ensemble des habitudes du sens commun acquises avec le temps. Le piège que Berkeley tend à ses ennemis est insidieux et Voltaire y tombe sans s'en apercevoir, car les préalables de ces considérations psychologiques reposent sur les mêmes fondements méthodiques que les Éléments de la philosophie de Newton, à savoir sur le terrain d'une doctrine purement phénoménale de l'expérience que Berkeley renverse — avec élégance et sagacité — en un immatérialisme nominaliste, sceptique à l'égard de la position lockienne. Ce qu'on nomme «objet», «nombre», «figure» n'est que ce qui se manifeste et apparaît sensiblement dans une perception donnée, ce qui implique, donc, du jugement. Or, là, nous n'avons aucun droit de parler de quelque chose qui demeure identique, d'un contenu matériel réel du flux variable et double des sensations, car il s'agit d'un pur langage visuel30. Berkeley s'efforce de montrer comment les noms de 30
Cf. le titre de l'éd. 1733: The Theory of vision, or Visual Language, shewing the immediate presence and providence of a deity vindicated and explained by the author of «Alciphron».
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«forme», «extension», «unité» employés pour décrire les phénomènes visuels, ne peuvent pas s'appliquer de la même manière aux choses, dans les deux univers phénoménaux31. Sur ce point, l'argument de l'aveugle joue un rôle essentiel. Il apparaît dans trois passages de l'Essay. Premièrement, aux §§ 40-43, l'aveugle apparaît lorsque Berkeley soulève le problème de Barrow-Molyneux concernant l'évaluation du locus objecti par rapport au locus apparens. Berkeley nie que l'aveugle retrouvant la vue puisse avoir une vision de la distance au premier regard, n'ayant aucune idée des signes (visuels) indispensables à la traduction-tromperie empirique de l'un à l'autre ordre. Deuxièmement, aux §§ 92-100, Berkeley note qu'il faudra un long entraînement de type cinésthésique pour que l'aveugle comble son vide de langage. Pour cela, les objets, à première vue, seront tous «comme dans ses yeux» (§ 41) et ses jugements sur leur position seront limités à ces objets qu'il peut encore percevoir avec le toucher (§ 94). Ce sujet perçoit maintenant un nouveau monde qui n'a rien en commun, du point de vue ontologique, avec l'ancien univers tactile. Berkeley réintroduit la distinction keplerienne entre pictura et imago. La première indique la représentation directe de l'objet, voire l'objet propre de la vision; la seconde se réfère à la représentation de la peinture, qui se donne dans le cerveau comme l'effet de la projection de l'objet sur la rétine: il n'y a pas d'homologie possible entre les choses tangibles et les idées de la vue, entre pictura et imago32. Troisièmement, aux §§ 132-142, Berkeley souligne la prétendue «erreur» d'évaluation commise par Locke-Molyneux à l'égard de la position du problème. Il ne s'agit pas de se demander quels objets l'aveugle arriverait à distinguer par la vue, mais plutôt quel genre d'idées il utiliserait dans son jugement: Or, si une surface carrée perçue par le toucher était de la même sorte qu'une surface carrée perçue par la vue, il est certain que l'aveugle mentionné ici pourrait reconnaître une surface carrée aussitôt qu'il la verrait: il ne s'agit de rien de plus que d'introduire dans son esprit, par une 33 nouvelle voie, une idée qu'il connaissait déjà bien .
L'idéaliste tire la même conclusion négative que Locke-Molyneux contre cette hypothèse, mais par une voie différente. Il prouve 31
Cf. G. Berkeley, Un essai pour une nouvelle théorie de la vision (1709), éd. fr. L. Déchery, dans Œuvres, éd. G. Brykman, Paris, 1985, vol. I, § 127, p. 226: «L'étendue, les figures et les mouvements perçus par la vue sont spécifiquement distincts des idées du toucher appelées par les mêmes noms, — et il n'y a aucune chose, telle qu'une idée ou un genre d'idée, qui soit commune aux deux sens». 32 Ibidem, §§ 116-117 sur l'interprétation du renversement rétinien; et G. Berkeley, Explication et apologie de la théorie de la vision, Londres, 1733, § 51. 33 Berkeley, Un essai cit., p. 269-70.
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l'impossibilité qu'a l'aveugle de reconnaître le langage d'idées sous-jacent à la nouvelle perception du globe et de la sphère: ces espèces idéelles qu'il utilise et dont il est doué appartiennent à un autre ordre, absolument séparé, par rapport à l'expérience, c'est-à-dire à une forme de connaissance linguistico-ontologique qui témoigne de l'hétérogénéité irréductible des ordres tactile et visuel. Voilà la position moderne du problème de l'idéalisme: «rien n'existe qu'avec la connaissance», dit le publiciste Jean Brunet, qu'on a cité à propos de la Promenade du sceptique (supra, 2.4-5). Berkeley donne une formulation exemplaire de ce problème, au § 135: Nous avons montré qu'il est évident qu'un homme, aveugle depuis sa naissance, ne désignerait pas, à son premier regard, les choses qu'il verrait par les noms qu'il avait l'habitude d'appliquer aux idées du toucher (voir section 106). Cube, sphère, table sont des mots qu'il savait s'appliquer aux choses tangibles, mais dont il n'avait jamais su qu'ils s'appliquaient aux choses parfaitement intangibles (...). Bref, les idées perçues par la vue sont des toutes nouvelles perceptions auxquelles, dans son esprit, n'est joint aucun nom; il ne peut donc pas comprendre ce qu'on lui dit à leur sujet. Et lui avoir demandé à propos des deux corps qu'il voyait placés sur la table lequel était la sphère et lequel était le cube, c'était pour lui une question parfaitement risible et inintelligible; car rien de ce qu'il voyait n'était capable de suggérer à ses pensées l'idée d'un corps, d'une distance, ni, en général, 34 d'aucune chose qu'il connût déjà .
Le phénomène successif d'appréhension de connaissances visuelles se réalisera non pas à travers la reconnaissance de l'identité des objets au dessous de la différence de leurs modes d'apparition, mais par un processus d'association d'idées tactiles et visuelles, arbitraire quant à la référence à l'objet — qui transmet à l'aveugle l'habitude utile d'opérer certaines successions régulières de représentations, où n'a pas lieu une véritable appréhension de ce qu'est l'objet. L'aveugle, ce nouveau sujet mi-voyant, ne connaît autre chose que la règle pour appeler avec le même nom des objets contigus, ontologiquement différents. Il consent, par là, à une sorte d'impropriété lexicale que tout le monde reconnaît, en vertu de son utilité universelle pour la vie. L'argumentation élégante de Berkeley fait désespérer Diderot: «à la honte de l'esprit humain et de la philosophie», l'idéalisme psychologique est logiquement irréfutable. Mais cette structure logique montre néanmoins des points faibles. Berkeley est forcé d'admettre que ce sujet nouveau voyant, tout en se trompant, comme nous, du point de vue gnoséologique, peut appréhender, avec le temps, la différence des objets; il peut même apprendre à appréhender ce que tous les sujets sensibles voient et jugent. Comme peut-il le faire? Sur quel fondement peut-il apprendre à utiliser la règle qui lui indique ce qu'il doit recueillir et 34
Ibidem, p. 270-71.
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segmenter dans les phénomènes de la vue, pour y reconnaître, compter, énumérer des unités signifiantes? Quelles sont les conditions critiques de possibilité de sa vision? La désignation d'un nom, à elle seule, est impuissante à l'égard de l'appréhension de la fonctionnalité visuelle et de sa règle. Cette possibilité d'appliquer la règle ne se fonde pas sur rien, mais au contraire sur la présence, dans l'expérience perceptive, d'analogies structurelles et matérielles profondes entre le toucher et la vue qui les relient à l'objet. Berkeley l'avoue à mots couverts au § 142: «Réponse: qu'un carré visible est plus propre qu'un cercle visible à représenter un carré tangible»35. En deçà des noms et des idées, l’esprit de l’aveugle, comme celui de tous les hommes, est doué de catégories matérielles de la perceptio, inscrites dans les fonctions de ses organes (sens et cerveau). Ces catégories lui permettent de «passer» critiquement de l’idée du carré et du globe visibles aux idées des mêmes objets tangibles; ensuite, par ce processus d’élaboration cognitive sur la base d’un substrat matériel commun, il sera en mesure de juger la forme (abstraite) du cube et du globe réels. Je me suis arrêté longuement sur l'Essay puisque la recherche de cette homogénéité entre les représentations des différents ordres de l'expérience et leurs rapports aux objets, cette possibilité même, reconnue par Berkeley lorsqu'il se tait autour de son fondement, est la première préoccupation de Diderot dans sa Lettre. De même, Kant ne considère que le problème de cette «homogénéité» (Gleichartigkeit) en tant qu'argument qui différencie son idéalisme critique de celui de Berkeley, dans la «réfutation de l'idéalisme psychologique» ajoutée à la seconde édition de la Critique de la raison pure (1787). Th. Ziehen remarque qu'«il est bien vraisemblable que Kant ait connu le texte de Diderot», car les propos théoriques contre Berkeley et l'«idéalisme psychologique» sont identiques, et même les expressions critiques utilisées sont analogues. Kant: L'idéalisme peut bien être tenu à l'égard des fins essentielles de la métaphysique pour aussi inoffensif que l'on veut (ce qu'il n'est pas en fait), cela reste toujours pourtant un scandale de la philosophie et de la raison humaine en général de devoir admettre seulement à titre de croyance l'existence des choses hors de nous (dont pourtant nous recevons toute la 36 matière pour nos connaissances, même pour notre sens interne .
Voici le «lieu parallèle» de Diderot, dont Kant, selon Ziehen, semble avoir donné une paraphrase:
35 36
Ibidem, p. 273-74. Kant, Critique de la raison pure cit., p. 753, il s’agit d’un passage de la Préface à la deuxième édition (1787).
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On appelle idéalistes ces philosophes, qui, n'ayant conscience que de leur existence et des sensations qui se succèdent au-dedans d'eux-mêmes, n'admettent pas autre chose: système extravagant qui ne pouvait, ce me semble, devoir sa naissance qu'à des aveugles; système qui, à la honte de l'esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoique 37 le plus absurde de tous .
Ziehen met en évidence les mots qui s'accordent à la lettre tout en ciblant le point litigieux que je vais approfondir. La convergence des deux critiques se justifie par l'attaque commune qu'ils lancent contre une doctrine purement phénoméniste de l'expérience et contre une conception de l'esprit humain (Menschenvernunft) laquelle — sous les noms d'«empirisme» ou de «sensualisme» — est la base des paralogismes de Berkeley et de ses disciples. A l'intérieur de cet horizon empiriste-sensualiste, les analyses des deux anti-immatérialistes, Diderot et Kant, arrivant, on le verra, à débloquer le verrou psychologique de Berkeley, sont précédées par les enquêtes des naturalistes qui leur sont contemporains. Ce sont eux qui frayeront le nouveau chemin vers une doctrine organiciste critique de la connaissanceaction (et de la connaissance tout court), fondée sur les capacités transcendantales matérielles propres du sujet sensible.
4.1.5. Buffon, La Mettrie et la biologisation de la vision Tout au long du XVIIIe siècle, à l'encontre du propos de Berkeley et avec l'exception remarquable de Voltaire, les enquêtes des naturalistes et des médecins matérialistes visent à réduire la vision, comme chez Gassendi et Hobbes, à un pur phénomène physiologique, considéré toutefois dans une perspective encore rationaliste. Ces enquêtes connaissent, par ailleurs, un glissement important vers l'élaboration de théories organicistes et vitalistes de la connaissance, pour ce qui concerne les mêmes phénomènes visuels, en prenant en charge les aspects liés à l'«histoire» de l'être vivant et à son développement dans le temps des «époques de la nature». Ainsi Buffon, dans son Histoire naturelle de l'homme (1749) — tout comme Berkeley mais avec un but contraire —, attribue à l'expérience pratique et à l'action tactile, co-présentes dans l'acte visuel, une fonction cognitive; mais il les intègre différemment à travers la considération dynamique du rôle de la communauté des sens38. Berkeley niait la possibilité qu'il puisse y avoir une véritable homogénéité structurelle entre les sens du toucher et de la vue, les données de l'un n'étant que des signes pour l'opération de l'autre. Buffon 37
Th. Ziehen, «Über eine Parallelstelle bei Kant und Diderot» cit., p. 127. Je n’ai pas trouvé d'autres communications de Ziehen sur le même sujet dans les Kant Studien. 38 Cf. G.L.L. Buffon, «Du sens de la vue», dans Un autre Buffon cit., p. 121-36.
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essaie d'articuler organiquement les langages des deux ordres sensoriels sur leurs bases matérielles biologiques et en devenir: Les premières idées de la comparaison de grandeur entre les objets nous sont venues en mesurant, soit avec la main, soit avec le corps, en marchant, la distance de ces objets relativement à nous et entre eux; toutes ces expériences par lesquelles nous avons rectifié les idées de grandeur que nous en donnait le sens de la vue, ayant été faites horizontalement, nous n'avons pu acquérir la même habitude de juger de la grandeur des objets élevés ou abaissés audessous de nous, parce que ce n'est pas dans cette direction que nous les avons mesurés par le toucher.
Pour expliquer ensuite la manière dont se produit la vision des images (imagines) dans notre cerveau, Buffon propose l'exemple cartésien de l'aveugle. Il s'agit du même aveugle de Chelseden qui retrouve la vue. Il remarque: Nous ne pouvons avoir par le sens de la vue aucune idée des distances; sans le toucher, tous les objets nous paraîtraient être dans nos yeux, parce que les images de ces objets y sont en effet; et un enfant qui n'a encore rien touché doit être affecté comme si tous ces objets étaient en lui-même; il les voit seulement plus gros ou plus petits, selon qu'ils s'approchent ou qu'ils 39 s'éloignent de ses yeux .
De même l'aveugle: Lorsqu'il vit pour la première fois, il était si éloigné de pouvoir juger en aucune façon des distances qu'il croyait que tous les objets indifféremment touchaient ses yeux (ce fut l'expression dont il se servit), comme les choses 40 qu'il palpait touchaient sa peau .
Jusqu'ici, Buffon ne s'éloigne pas des thèses de Berkeley. C'est bien à travers l'expérience, l'exercice de l'organe et, surtout, l'aide mutuelle des divers ordres sensoriels, que l'aveugle nouveau voyant retrouve, peu à peu la vision des choses. Toutefois, il ne saisit pas seulement les picturæ, mais élabore une nouvelle forme de jugement, une orientation cognitive dans le monde des objets physiques qui est guidée aussi par la fonction fondamentale, corrective et régulatrice, du toucher. Il traduira les informations et les impulsions tactiles de l'expérience sensitive, déjà accumulée, grâce au sensorium matériel, dans des nouvelles impulsions 39 40
Ibidem, p. 124-25. Buffon, Histoire naturelle de l’homme et des animaux, Paris, 1989, p. 118-21; cf. aussi Buffon, De l’homme: histoire naturelle, éd. M. Duchet, Paris, 1971, p. 154-55 et Du sens de la vue cit., p. 127sq.
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visuelles et vice versa intégrera les nouvelles données dans sa mémoire cognitive, d'où il lui viendra «une nouvelle façon de voir». Il «voyait» déjà les objets, à sa façon; il ne s'agissait pas des picturæ mais d'un mélange de stimula nerveux et d'imagines de la mémoire régulatrice tactile, cette foisci, à la différence de Berkeley, organisés matériellement par le sensorium commune41. Buffon demeure toutefois ambigu au sujet de l'endroit physique qui serait le siège du sensorium: pour lui, comme pour d'autres naturalistes de l'époque, le cerveau n'est qu'un organe de sécrétion. La Mettrie (et de même Bordeu, avec les médecins de Montpellier: infra, 6.3), fournit des arguments analogues mais plus décidés sur ce dernier point, dans son Traité de l'âme (1745). Ses thèses étayaient les observations de Buffon. La difficulté qu'a l'aveugle durant sa première vision est celle d'une «juste position» des parties de l'œil et d'un «arrangement» des données sensibles qui arrivent jusqu'aux organes guéris. A la suite de ce processus physiologique, l'aide mutuelle des sens, organisés par le travail du sensorium matériel (le cerveau) devient le facteur fondamental de l'élaboration des «idées de l'âme». C'est l'information cognitive déjà acquise qui, avec le temps, favorise la mise au point du nouvel ordre intellectuel et psychologique du sujet sensible42. Le cerveau devient l'unique siège de la pensée et de la sensation43. Ce qu'il faut souligner, chez Buffon et La Mettrie44, c'est la fonction de cet ordre de la communauté sensorielle matérielle qui définit organiquement, dans le temps de l'expérience, la structure propre de la représentation visuelle, par son lien avec les objets et l'esprit-cerveau.
4.1.6. La réponse rationaliste et matérialiste critique de Diderot 41
Ibidem, p. 122, il faut rappeler que selon Buffon ce sont les méninges — pas le cerveau qui lui serait un organe de nourriture du système nerveux — le siège du sensorium. 42 Cf. J. O. de La Mettrie, Le Traité de l’âme de La Mettrie, éd. Theo Verbeek, Utrecht, 1988, chap. XV, Hist. III: «De l'aveugle de Chelseden», p. 119. La Mettrie avance ensuite une accusation pareille à celle que Diderot adresse contre Réaumur : «ou on n’as pas donné le temps à l'organe dioptrique ébranlé, de se remettre dans son assiette naturelle; ou à force de tourmenter le nouveau voyant, on lui a fait dire ce qu'on était bien aise qu'il dit». 43 Cf. les brillantes études de A. Thomson, Materialism and Society in the mid-eighteenth Century: La Mettrie's Discours Préliminaire, Genève, 1981 ; «La Mettrie, ou la machine infernale», dans Corpus, n° 5/6, 1987, p. 15-26 ; «L'Homme-machine, mythe ou métaphore?», dans DHS, n° 20, 1988, p. 367-76. 44 Cf. A. Thomson, «L'unité matérielle de l'homme chez La Mettrie et Diderot», dans A.-M. Chouillet (éd.), Colloque International Diderot (1713-1784), Paris, 1985, p. 64-67, sur le primat du cerveau, siège du sensorium, les points de contact de La Mettrie avec Diderot sont nombreux.
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A travers Descartes, Buffon et les théories médicales de La Mettrie, en suivant le trajet qu'on a reconstitué, en confrontation avec Locke, Diderot discute la question de Molyneux, en soulignant dès le début le «scandale» de la thèse de Berkeley. La Lettre résume la question en ces termes: On suppose un aveugle de naissance qui soit devenu homme fait, et à qui on ait appris à distinguer, par l'attouchement, un cube et un globe de même métal et à peu près de même grandeur, en sorte que quand il touche l'un et l'autre, il puisse dire quel est le cube et quel est le globe. On suppose que, le cube et le globe étant posés sur une table, cet aveugle vienne à jouir de la vue; et l'on demande si en les voyant sans les toucher il pourra les discerner et dire quel est le cube et quel est le globe (OP, p. 128).
L'hypothèse diderotienne tente d'abord de trouver un accord parmi les positions théoriques analysées ci-dessus, qui oscillent du côté du phénoménisme (Berkeley-Locke) à celui du rationalisme-matérialisme (Descartes-Hobbes-Buffon-La Mettrie). Diderot reprend et rectifie les arguments de La Mettrie et Buffon. L'aveugle vit dans un monde spécial, ce qui sert d'emblée comme preuve, la plus évidente, en faveur d'une réfutation de la prétendue universalité des vérités métaphysiques (première partie de la Lettre)45. Cependant, ce sujet se comporte cognitivement comme tous les autres. Seule différence: il échange, il intervertit les moyens par lequel le sensorium commune organise ses données sensibles. L'aveugle ordonne ses propres données suivant un code linguistique concret, un langage d'action (Condillac) dont les signes tendent à spatialiser jusqu'aux opérations les plus abstraites. Le calcul algébrique et mathématique, qui dans les sujets normaux dépend des conditions du sens interne, à savoir le temps, est accompli par Saunderson précisément à travers un acte spatial, à l'aide de tablettes arithmétiques d'épingles utilisées pour les opérations géométriques et algébriques les plus complexes (deuxième partie de la Lettre)46. Diderot présente ce sujet spécial, un «aveugle-philosophe» riche en expériences et en connaissances, avec une mémoire cognitive étendue, doué de facultés de juger supérieures, qui donne preuve de ses habiletés pratiques, retrouve la vue, et ensuite affronte l'expérience de Molyneux. Il ne sera pas tout de suite en mesure de distinguer le cube et le globe, pour des raisons d'adaptation physiologique de l'organe aux nouveaux signaux nerveux (La Mettrie). Peu à peu, grâce à l'entraide du sensorium commune matériel, il arrivera à les reconnaître, c'est-à-dire à reconnaître la 45 46
C'est la visite chez l'aveugle de Puiseaux (OP, p. 81-100). C'est la pratique-théorique du mathématicien Saunderson, l'«aveugle de génie», professeur de mathématiques à l'Université de Cambridge, de 1711 à 1739; et le récit de sa mort (OP, p. 100-28).
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fonctionnalité de la règle de nomination que Berkeley n'expliquait pas, et cela sans avoir recours au toucher (troisième partie de la Lettre)47. Le compte-rendu que donne D'Alembert à l'article AVEUGLE de l'Encyclopédie fournit une interprétation de l'expérience décrite qui met en évidence l'aspect épistémologique rationaliste et critique caché derrière la présentation littéraire de l'entretien: L'auteur de la lettre sur les aveugles, fondé sur l'expérience de Chelseden, croit avec raison que l'aveugle né verra d'abord tout confusément, et que bien loin de distinguer d'abord le globe du cube, il ne verra pas même distinctement deux figures différentes: il croit pourtant qu'à la longue, et sans le secours du toucher, il parviendra à voir les deux figures: la raison qu'il en apporte et à laquelle il nous paraît difficile de répondre, c'est que l'aveugle, n'ayant pas besoin de toucher pour distinguer les couleurs les unes des autres, les limites des couleurs lui suffiront à la longue pour discerner la figure ou le contour des objets. Il verra donc un globe et un cube, ou si l'on veut un cercle et un carré: mais le sens du toucher n'ayant aucun rapport à celui de la vue, il ne devinera point que l'un de ces deux corps est celui qu'il appelle globe et l'autre celui qu'il appelle cube; et la vision ne lui rappellera en aucune manière la sensation qu'il a reçue par le toucher. Supposons présentement qu'on lui dise que l'un de ces deux corps est celui qu'il sentait globe par le toucher et l'autre celui qu'il sentait cube: saura-t-il les distinguer? (Enc., I, 873a; DPV, IV, p. 66-67).
Diderot, lu par D'Alembert, avance une réponse subtile: l'aveugle ne reconnaît pas une simple figure mentale (pictura) mais l'imago catégorielle qui interagit avec elle, issue de sa mémoire cognitive nécessaire pour voir la pictura elle-même. Il réussit à la reconnaître grâce a l'utilisation de la catégorie intellectuelle-matérielle correspondante, à savoir grâce à l'action d'une forme matérielle active de l'entendement. Voir non pas «le globe» ou «le cube», la pictura des choses comme si elles étaient des figures dans la tête qui ne peuvent avoir, pour l'aveugle, aucune autonomie représentationnelle. A travers ces catégories discursives de la qualité et de la relation, l'aveugle verra un «cercle» et un «carré», et il arrivera ensuite à «leur donner les noms qui leur conviennent»(OP, 141). Cet argument du passage de la forme catégorielle-matérielle à la forme réelle revient à étayer une lecture à la fois matérialiste et transcendantaliste — d'un transcendantal de type pragmatique — de la Lettre. Réalité, négation, limitation de l'objet perçu dans une image complexe; inhérence et subsistance (substanzia et accidens) des éléments qui forment la structure de la donnée subjective; causalité et dépendance (cause et effet) entre la série organisée des informations sensibles; 47
C'est le débat autour de la question de Molyneux et l'expérience de Chelseden (OP, p. 10028).
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communauté spatio-temporelle du sujet et de l'objet (action réciproque entre l'agent et le patient), ces concepts purs de l'entendement matériel, avec les catégories de la qualité et de la relation, doivent régler (forcément a priori chez un aveugle) les rapports de l'entendement percevant avec la chose, l'objet-cube et l'objet-sphère. Ces formes opèrent, selon Diderot interprété à la lumière de D'Alembert, la traduction organique des données, de l'ordre des rapports perceptifs tactiles à celui des rapports visuels. L'unification des données, agissant grâce à une structure organique et intellectuelle déjà prête, se réalise au niveau non pas de la sensation visuelle mais des fonctions intellectuelles-pratiques du jugement perceptif qui fait accéder l'aveugle, par l'emploi de ces catégories matérielles, à la distinction linguistique entre le mot «cube» et le mot «globe». Saunderson peut les nommer ainsi dans un discours «géométrique secret» relevant d'une logique transcendantale sous-jacente à la vision et d'ordre naturel: M'assurât-on qu'un aveugle-né n'a rien distingué pendant deux mois, je n'en serai point étonné. J'en conclurai seulement la nécessité de l'expérience de l'organe; mais nullement la nécessité de l'attouchement pour l'expérimenter.(...). Si nous substituons un géomètre au métaphysicien, Saunderson à Locke, il dira comme lui que, s'il en croit ses yeux, des deux figures qu'il voit, c'est celle-là qu'il appelait carré, et celle-ci qu'il appelait cercle: «car je m'aperçois, ajouterait-il, qu'il n'y a que la première où je puisse arranger les fils et placer les épingles à grosse tête, qui marquaient les points angulaires du carré: et qu'il n'y a que la seconde à laquelle je puisse inscrire ou circonscrire les fils qui m'étaient nécessaires pour démontrer les propriétés du cercle. Voilà donc un cercle! voilà donc un carré!
L'aveugle, finalement, qui entraîne son nouvel organe par l'action du sensorium et par la fonction logique de sa capacité perceptive de juger, traduit temporellement l'information cognitive de l'un à l'autre ordre sensoriel. Non seulement l'œil s'expérimente sur le plan des picturæ mais le cerveau aussi, dans l'ordre des imagines, travaillant sur la base de ses fonctions organiques originaires du jugement: Mais aurait-il continué avec Locke? peut-être que, quand j'appliquerai mes mains sur ces figures, elles se transformeront l'une en l'autre, de manière que la même figure pourrait me servir à démontrer aux aveugles les propriétés du cercle, et à ceux qui voient, les propriétés du carré. Peut-être que je verrais un carré, et qu'en même temps je sentirais un cercle. Non, aurait-il repris; je me trompe. Ceux à qui je démontrais les propriétés du cercle et du carré n'avaient pas les mains sur mon abaque, et ne touchaient pas les fils que j'avais tendus et qui limitaient mes figures; cependant ils me comprenaient. Ils ne voyaient donc pas un carré, quand je sentais un cercle; sans quoi nous ne nous fussions jamais entendus; je leur eusse tracé une figure, et démontré les propriétés d'une autre; je leur eusse donné une ligne droite pour un arc de
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cercle, et un arc de cercle pour une ligne droite. Mais puisqu'ils m'entendaient tous, tous les hommes voient donc les uns comme les autres: je vois donc carré ce qu'ils voyaient carré, et circulaire ce qu'ils voyaient circulaire. Ainsi voilà ce que j'ai toujours nommé carré, et voilà ce que j'ai toujours nommé cercle (DPV, IV, p. 68-69.).
Le sensualisme de Condillac se révèle une hypothèse insuffisante pour expliquer la formation des imagines qu'a l'aveugle, puisque le problème de la philosophie, à cet égard, consiste à expliquer ce monde cognitif dans ses «origines» ou conditions sans avoir recours aux sensations (qui sont les données) comme causes. Car cela signifierait considérer les sensations comme cause des sensations elles-mêmes, ce qui est absurde. Il faut avoir recours à la catégorie matérielle, discursive-active de l'entendement, pour rendre compte du droit jugement de l'aveugle. 4.1.7. Pictura et imago dans le contexte de la Lettre, premier et second regard critique L'image (imago) mentale de l'aveugle de Diderot demeure «métavisuelle», pour ainsi dire, mais pas autonome du point de vue représentationnel. L'homme, qu'il soit ou non aveugle, ne peut avoir affaire qu'à l'expérience sensible pour se construire une connaissance juste du réel48; mais il ne peut pas avoir d'Anschauung, l'intuition intellectuelle dont Gassendi et Kant niaient la légitimité gnoséologique, s'agissant d'une dimension cognitive impossible à un intellect fini, à un instrument discursif (ektypus) et pas intuitif (archetypus)49. Dans la Lettre, on peut bien distinguer ces deux ordres cognitifs de la représentation. L'imago appartient à l'ordre des éléments de la mémoire cognitive qui devient structure a priori matérielle, fondant aussi une pratique critique de regard second sur la réalité. La pictura est le phénomène mécanique, passif et indispensable, soumis à l'action de l'expérience sensible, comme simple regard premier qui fixe les objets sur un écran matériel. Ces deux formes et conditions de la connaissance-action ne sont pas réductibles l'une à l'autre; mais surtout, l'une n'est pas compréhensible en dehors d'une analyse de l'action de l'autre sur elle. La mise en scène diderotienne rend évident le fait que dans ce monde d'imagines de l'aveugle qui interagissent avec les nouvelles picturæ venant à la vue, la plupart de l'information cognitive est donnée par l'expérience passée, par l'histoire et par la mémoire cognitive active du sujet biologique. Diderot arrive à reconnaître cet aspect temporel de l'opération 48
La formule étrange qu'utilise Diderot à propos des réponses données à la question de Molyneux par ses devanciers, laisse transparaître que sa critique ne s'adresse ni contre la perspective empiriste, ni pour les rationalistes à la Leibniz. DPV, IV, p. 59. 49 Cf. I. Kant, Critique de la faculté de juger cit., Seconde Partie, § 77.
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cognitive comme étant la conscience pratique du sujet percevant et jugeant. Buffon a appris ce type de nouveau regard au philosophe emprisonné a Vincennes (infra, 6.1.1). La «mémoire des actions» qui, dans le Rêve de D'Alembert, définit le passage de l'être sentant à l'être pensant (OP, p. 270; infra, 4.2) est la même Mémoire de l'Entendement figurée dans le Système de l'Encyclopédie, où les arts et métiers, c'est-à-dire les activités pratiquespoiètiques, occupent la place centrale, constituant le lieu de passage au domaine cognitif de la raison et de la philosophie (infra, 5.1-2). La réévaluation de la catégorie de l'utile comme le mode principal que l'aveugle a de se référer aux objets et de les juger — «bons» ou «mauvais», «beaux» ou «laids» etc. — est aussi l'une des sources de la notion esthétique et épistémologique de rapport. Diderot, on l'a vu, vient de l'élaborer dans le contexte de sa réflexion sur les mathématiques, et c'est une notion essentielle pour la pratique du jugement scientifique. Il est vrai que les picturæ trouvent une production mécanique causée par l'action des organes qui les manipulent comme des figures du monde réel visuel suivant des procédés déterminés par la nature. Mais il est vrai aussi que les imagines mentales — qui en sont issues — constituent le produit de l'interaction circulaire, renouvelée, avec les picturæ que le cerveau forme mécaniquement avec le concours de la mémoire cognitive et de la structure logico-fonctionnelle du jugement «déjà prête» à travailler, chez l'aveugle. Diderot parle donc de la vision du point de vue d'une théorie matérialiste de la connaissance et de l'esprit agissant, où l'ordre spatial des données gnoséologiques en tant que picturæ et imagines s'articule de concert, et non pas séparément, avec l'ordre de la temporalité empirique. Ce genre d'expérience temporelle est décisive et met en cause tout ce qui n'est pas hic et nunc, «devant les yeux». L'histoire perceptive d'un sujet considéré en tant que «conscience de ses actions», est la totalité vivante des relations cognitives établies parmi les différents ordres ou «sources» de sa connaissance du monde. Ainsi, le matérialisme de la représentation cognitive fondé sur les fonctions logiques du jugement propres au cerveau (infra, 6.3), s'allie à un type nouveau de rationalisme pratique qui se réclame du problème de la synthèse et de l'ordre de la perception sensible que le sujet biologique doit pouvoir construire. A le voir de plus près, ce problème se situe dans le cadre de la nouvelle perspective organiciste et vitaliste, de matrice atomiste-stoïcienne que Diderot reçoit des philosophes antiques (Lucrèce et Sénèque), en y soulignant le rôle joué par la communauté des sens et les lois physiques du jugement (Buffon, La Mettrie). Pour une connaissance juste du réel, en vue de l'action, le statut de la représentation visuelle ne peut pas se borner à l'analyse du simple phénomène mécanique de la pictura. Les informations reçues par l'œil, l'oreille, la main, le corps entier, et élaborées par le
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cerveau, ne sont pas là grâce à une simple «représentation» catégorielle, qui chez Kant, par exemple, est une nouvelle entité métaphysique donnée a priori, et pourtant dérivée des formes des jugements logiques. Ces catégories, chez Diderot, sont déjà là, prêtes comme règles matérielles d'une action, d'une opération pratique, d'une fonction active du corps entier, construites par l'histoire naturelle de l'espèce humaine. Et cela se passe, en termes actuels, de manière ontogénétique. De Kepler jusqu'à Buffon (mais, à certains égards, à l'exception de ce dernier) le problème de la simple connaissance certaine du monde a évolué. Pour Diderot il s'agit de la question pragmatique sur la façon d'opérer et de s'orienter dans le monde, à partir d'un mode de représentation ou d'un autre (par le toucher, la vue, le goût etc.), suivant les formes a priori du jugement à travers l'expérience sensible, qui sont naturellement déterminées. Cette position (que j'ai définie comme «pragmatisme transcendantal»), n'est rien d'autre que ce naturalisme de la praxis fondé sur la nouvelle perspective organiciste ouverte par les sciences de la vie, et que Diderot étudie passionnément à l'époque de la Lettre (1749-1751; infra, 6.2.4). 4.1.8. La productivité théorique et critique de la Lettre En conclusion, on ne saurait expliquer le comportement rationnel de l'être pensant par un simple système de représentations suivant lequel les organismes peuvent examiner, juger, «critiquer» les conséquences de leurs actions par les moyens que la nature leur fournit. Cela se réduirait (Berkeley en est un exemple) à fixer les termes d'un simple langage de la représentation, une «tromperie» utile pour la vie. La représentation visuelle, tactile, auditive etc. selon Diderot, fonctionne comme ce qui est pour, qui tient lieu de quelque chose d'autre, d'une pré-vision, d'un pré-jugé, d'un besoin ou acte physique etc. enfin, la représentation tient lieu d'une présence qu'elle, précisément, représente. Or, il s'agit d'expliquer le comportement rationnel sur la base d'une action, d'une opération, d'une présentation active plus originaire qui l'a engendrée, dont le sujet peut se former une représentation seconde (OP, p. 142). Un événement représentationnel sert à désigner mais ne saurait jamais déterminer le comportement, ni les actions complexes des organismes. Pour cela, il faudra des représentations secondes, actives, qui régissent le mouvement de la praxis. La pictura est le conditionné, et non pas la condition, du comportement rationnel50. L'expérience de Saunderson témoigne (ce sur quoi Diderot insiste beaucoup), du caractère conditionné et dérivé de toute pictura humaine. 50
Cf. Éléments de physiologie, à propos de la nature des représentations abstraites, dans OD, I, p. 1262.
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La constatation de l'existence d'un système représentationnel universel dans l'homme (et dans les organismes), ce langage critique de la pensée qui règle mais ne détermine pas son comportement, doit conduire à la présence d'une constitution transcendantale biologique de l'esprit, au sens matérialiste, comme base du rapport entre l'organisme en général et le monde où il agit. Ce milieu dans lequel il est actif est le lieu où il peut se représenter le monde par le moyen critique du langage, de n'importe quel langage (son, gestes, formes visuelles, tactiles, olfactives etc.). La dimension de la conscience que la représentation véhicule est de l'ordre de la praxis et de l'interaction vitale. Le philosophe recherche ces formes naturelles pures de l'action qui engendrent les typologies et les ordres différents de la représentation mentale. Ce sera le chemin de la philosophie diderotienne après la Lettre. La productivité théorique et critique de ce texte, cachée derrière sa démarche théâtrale, consiste en ceci: l'analyse génétique des facultés de connaître supérieures (jugement) implique la recherche d'une possible et silencieuse «table des catégories», l'axiomatisation de cette «géométrie secrète» et naturelle de l'esprit, sousjacente à la praxis organique du sujet, en tant que condition de toute représentation mentale première que celui-ci peut produire. Dans le domaine de son épistémologie expérimentale, Diderot marchera en direction d'une «critique du phénomène pur», dont le sens sera précisé dans les Pensées sur l'interprétation de la nature (1753-54), ce tribunal rationnel sous le jugement duquel la recherche empirique va être préalablement soumise. 4.2. L'ORDRE PUR DES RAPPORTS ET L'ANATOMIE METAPHYSIQUE DU JUGEMENT. LA LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS, A L'USAGE DE CEUX QUI ENTENDENT ET QUI PARLENT 4.2.1. La théorie de l'unité de l'esprit: l'ordre du spectacle invisible C'est aux études de J. Chouillet que l'on doit la première analyse systématique de la pensée de Diderot qui ait reconnu l'importance du lien entre les intérêts épistémologiques et esthétiques, et qui en ait repéré exactement le fil conducteur dans le jeu des emprunts textuels dont l'œuvre est parsemée à l'époque de la rédaction de la Lettre sur les sourds et muets, à l'usage de ceux qui entendent et qui parlent (1751). La «grande théorie de l'unité de l'esprit»51, naturalisée en termes matérialistes comme étant une théorie de l'unité des états de conscience dans les différents ordres sensoriels de l'expérience, est rendue possible par des principes matériels de 51
J. Chouillet, Introduction à la Lettre sur les sourds et muets, dans DPV, IV, p. 112-115.
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synthèse des perceptions (que Diderot, bien sûr, n'appelle pas de ce nom) qui siègent dans l'esprit même. Cela constitue l'apport originel que l'on peut dégager dans les deux Lettres de 1749-1751, au-delà des dettes, bien évidentes, à l'égard des grands auteurs (Shaftesbury, Locke, Condillac). Une riche problématique sur les arts et les techniques qui accompagne l'œuvre diderotienne de la maturité découle de cet intérêt épistémologique. A la suite de l'analyse subtile que J. Chouillet fait de ces arguments52, mon propos est de mettre en lumière certaines implications théoriques qui marquent l'actualité profonde de la philosophie de la nature de Diderot pour les thèmes centraux de cette recherche: théorie et praxis d'une pensée critique; une théorie naturaliste du jugement de connaissance et une doctrine matérialiste de la subjectivité, transcendantalement et naturellement libre. La Lettre sur les sourds et muets reprend, dès son titre, le sujet de la Lettre sur les aveugles; mais son attitude méthodologique est mise en cause: de même qu’il ne s'agissait pas seulement d'une question théorique, cherchant à montrer quelle orientation pratico-cognitive du monde avait l'aveugle, c'est-à-dire quel jugement il pouvait s'en faire en vue de l'action, dépourvu du «spectacle de l'univers»; de même dans la seconde Lettre, Diderot s'attache aux problèmes musicaux pratiques (le clavecin du père Castel) et à l'expérience des sourds et des muets, avec une constance qui intègre, sur le motif conducteur de l'unité de l'esprit, le caractère «explosif et spontané» (Chouillet), quelque peu décousu, de l'exposé du dialogue. Il s'agit d'abord de la question épistémologique: quel ordre de vérité — à la fois d'expérience pratique et de raison — ce sujet dépourvu d'ouïe et de parole qui ne jouit pas du spectacle invisible des sons, peut-il atteindre dans la connaissance? Diderot prend aussitôt ses distances par rapport à Locke et s'approprie les thèses de Condillac, sur l'analyse du langage-action, que l'abbé considère comme la langue originaire et universelle de l'homme. Condillac toutefois soutient qu'un sourd et muet ne pourra parvenir ni à une juste connaissance du monde, puisqu'il lui manque le moyen principal pour formuler des jugements universels sensés, ni à une vie pratique autonome. La même théorie du langage-action permet à Condillac de démontrer comment ce sujet spécial ne possède pas l’instrument nécessaire pour établir finalement un lien sensible entre le sujet et l'objet, langage verbal qui agit dans la communication intersubjective. Diderot, en pionnier des recherches sur les langages non-verbaux, relate une série d'expériences visant à démontrer que le sourd et muet de naissance dispose d'un instrument naturel bien plus puissant que la langue 52
Cf. J. Chouillet, La formation des idées esthétiques de Diderot, 1745-1763 cit., Première Partie: «La période métaphysique», IV: «L'unité de l'esprit», p. 193-257; et Seconde Partie: «La découverte des techniques», I, p. 347-52 : «l'Encyclopédie et le problème des Beaux Arts».
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ou «langage d'institution» — la pensée et l'esprit-cerveau qui la «sécrète» (infra, 6.3.5-7) — lequel travaille à l'élaboration d'une stratégie sémiologique de remplacement de ce qui lui manque, au niveau de la communication, par un jeu systématique de signes analogiques de la pensée sensible, par des échanges entre des signes de la vue, du tact (gestes) et de l'ouïe. Plus important, le sourd et muet dispose déjà de la règle qui conduit ce jeu et qui existe de même chez tous les hommes. Aussi peut-il être compris et communiquer universellement sa pensée: Je jouais un jour aux échecs, et le muet me regardait jouer: mon adversaire me réduisit dans une position embarrassante; le muet s'en aperçut à merveille, et croyant la partie perdue, il ferma les yeux, inclina la tête, et laissa tomber ses bras, signes par lesquels il m'annonçait qu'il me tenait pour mat ou mort. Remarquez en passant combien la langue des gestes est métaphorique (DPV, IV, p. 144).
Le geste met en marche un processus de communication et d'interprétation interlinguistique, deux opérations qui font naturellement référence à un substrat expressif commun, soumis à un principe de jugement reposant en nous, sujets actifs: Son exemple invita les autres spectateurs à parler sur le coup; on l'examina, et à force d'essayer de mauvais expédients, on en découvrit un bon. Je ne manquai pas de m'en servir et de faire entendre au muet qu'il s'était trompé, et que je sortirais d'embarras malgré son avis. Mais lui, me montrant du doigt tous les spectateurs les uns après les autres, et faisant en même temps un petit mouvement des lèvres qu'il accompagna d'un grand mouvement de ses deux bras qui allaient et venaient dans la direction de la porte et des tables, me répondit qu'il y avait peu de mérite à être sorti du mauvais pas où j'étais, avec les conseils du tiers, du quart et des passants; ce que ses gestes signifiaient si clairement, que personne ne s'y trompa, et que l'expression populaire, consulter le tiers, le quart et les passants, vint à plusieurs en même temps; ainsi bonne ou mauvaise, notre muet rencontra cette expression en gestes (Ibidem, p. 145).
Diderot analyse cette expérience pour arriver, par analogie, à définir les procédures essentielles qui fondent l'activité jugeante, chez l'homme, indépendamment, voire antérieurement par rapport à l'expérience sensible. On peut évaluer la capacité de jugement chez les êtres sensibles — ce que j'appelle le second regard de la pensée critique— grâce à une «anatomie métaphysique» qui décompose la totalité du sujet sensible en plusieurs parties. Une fragmentation du sens et du regard qui constitue aussi les parties de la «nature», telle qu'elle est soumise à l'ordre perceptif du premier regard, celui de chaque sens particulier, isolé par rapport aux autres.
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4.2.2. L'expérience du muet de convention: l'anatomie métaphysique Diderot explique en deux circonstances la signification de cette analogie gnoséologique, dit-il, par un exercice pratique: la première fois en s'adressant directement à Ch. Batteux, auteur des Beaux Arts réduits à un même principe (1746), à propos du sujet apparent de la Lettre. L'ordre le plus «naturel» de la phrase peut être bien signifié par la réponse (ou traduction) que pourraient en donner des sujets qui ne connaissent pas l'expérience des conventions propres des langues «d'institution», si nous les interrogeons sur l'expression qu'ils assigneraient aux mêmes idées qu'on utilise dans l'expérience verbale ordinaire. Ces «muets de convention», après l'exercice, nous illustreraient l'ordre propre de leur jugement, c'est-àdire «la préférence qu'ils auraient donnée dans l'ordre de leurs gestes, à telle ou telle idée». A partir de là, Diderot procède à une opération ultérieure, pour repérer ce principe unitaire qui préside aussi à la création dans les beaux-arts, c'est l'anatomie métaphysique de ce jugement: Mon idée serait donc de décomposer pour ainsi dire un homme, et de considérer ce qu'il tient de chacun des sens qu'il possède. Je me souviens d'avoir été quelquefois occupé de cette espèce d'anatomie métaphysique, et je trouvais que de tous les sens l'œil était le plus superficiel, l'oreille le plus orgueilleux, l'odorat le plus voluptueux, le goût le plus superstitieux et le plus inconstant, le toucher le plus profond et le plus philosophe. Ce serait, à mon avis, une société plaisante, que celle de cinq personnes dont chacune n'aurait qu'un sens; il n'y a pas de doute que ces gens-là ne se traitassent tous d'insensés, et je vous laisse à penser avec quel fondement. C'est là pourtant une image de ce qui arrive à tout moment dans le monde: on n'a qu'un sens et l'on juge de tout (Ibidem, p. 140).
L'exemple célèbre que Diderot tire de Condillac53 est interprété avec une toute autre intention, en vue non seulement du problème de l'origine des connaissances, mais d'une enquête sur les conditions préalables du jugement de connaissance de la part d'un sujet entier, qui ne sont saisissables que par un regard second s'interrogeant sur le principe commun qui préside à l'œuvre de chaque partie sensible de l'homme divisé. Ce n'est qu'en réduisant en miettes l'action de la sensibilité qu'on peut mesurer la force qui la soutient, du fond de son action, et sur laquelle s'étaye la forme des jugements. Le tact, la vue, l'ouïe opèrent ensemble — doivent opérer ensemble, pour ne pas se traiter «tous d'insensés» — sur un
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Cf. Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines cit., Partie I, Sect. 2, chap. 1, § 3 et aussi Traité des sensations, 2 vol., Londres-Paris, 1754.
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fondement de type géométrique. Diderot le remarque à plusieurs reprises, toujours dans ce contexte d'anatomie: Au reste, il y a une observation singulière à faire sur cette société de cinq personnes dont chacune ne jouirait que d'un sens; c'est que par la faculté qu'elles auraient d'abstraire, elles pourraient toutes être géomètres, s'entendre à merveille, et ne s'entendre qu'en géométrie (Ibidem).
La question de la «géométrie de l'âme», ce substrat commun qui conditionne la compréhensibilité de chaque sens l'un par rapport à l'autre, se précise dans un deuxième exercice métaphysique, plus bas, dans la Lettre à Mademoiselle***. Rien n'est plus éloigné du propos de Diderot que de répéter l'exposé sensualiste de Condillac (DPV, IV, p. 192-93)54. L'exemple de l'anatomie, métaphoriquement, sert à montrer que les sens ne sont en état de produire des jugements sensés qu'à la condition d'être originairement unis, en quelque «endroit» de l'esprit qui n'est pas, à son tour, sensible. Le résultat de leur désunion aurait un équivalent métaphorique dans la division politique de la société en «sectes» (Ibidem, p. 196). Suit un primat reconnu de l'option matérialiste et rationaliste. C'est la continuité des états de conscience qu’il faut reconsidérer du point de vue critique du second regard de la perception du soi matériel, le seul valable comme vrai, selon une perspective qui en fait l'idéal unificateur de la connaissance, jamais atteint de façon complète (Ibidem, p. 197-98). Diderot métaphorise cet idéal, de nouveau, par l'image de l'homme «dicéphale», machine qui doit être observée par un sujet plus-que-machine: Il m'a semblé qu'il faudrait être tout à la fois au-dedans et hors de soi, et faire en même temps le rôle de l'observateur et de celui de la machine observée. Mais il en est de l'esprit comme de l'œil; il ne se voit pas. Il n'y a que Dieu qui sache comment le syllogisme s'exécute en nous (...). Un monstre à deux têtes emmanchées sur un même cou nous apprendrait peut-être quelque nouvelle. Il faut donc attendre que la nature qui combine tout, et qui amène avec les siècles les phénomènes les plus extraordinaires, nous donne un dicéphale qui se contemple lui-même, et dont une des têtes fasse des observations sur l'autre (Ibidem, p. 198).
Nouveau «paradoxe», dans l'attente que les progrès de l'évolution suivent leur cours, l'homme ne peut que se borner à l'utilisation de la géométrie commune pour activer sa subjectivité en entier. Il faut en faire une juste application pour le jugement sur le réel, pour qu'il y ait accord entre les «sectes» sensibles qui le constituent. Ce moi transcendantalmatériel, dira Kant, lui échappera toujours (infra, 8.1-3).
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«L'auteur de la Lettre précédente à M. B... son Libraire» et «Avis à plusieurs hommes».
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4.2.3. La géométrie du sensible: des schèmes matériels pensants Chaque sens devra s'entraîner sur ces notions «géométriques» communes, dans chaque ordre d'expérience particulière (DPV, IV, p. 195), ce qui rend compte de la possibilité qu'a un muet ou un aveugle de connaître le monde des êtres sensibles avec la même richesse individuelle que tout autre sujet: L'odorat devenu géomètre, et regardant la fleur comme un centre, trouvera la loi selon laquelle l'odeur s'affaiblit en s'en éloignant; et il n'y en a pas un des autre qui ne puisse s'élever , sinon au calcul, du moins à la notion des intensités et des rémissions. On pourrait former une table assez curieuse des qualités sensibles, et des notions abstraites, communes et particulières à chacun des sens (Ibidem, p. 196).
D'une part, cette géométrie en tant qu'élément commun du sensible, atteste le fait que le jugement anatomisé peut opérer à ce niveau du sensible seulement grâce à des schèmes pensants, à la condition que les sens soient «distribués en autant d'êtres pensants» (Ibidem, p. 160) et unifiés par le cerveau. D'autre part, la «science abstraite», dont Diderot se réclame comme d'un connecteur intellectuel des opérations sensibles, n'est qu'une autre expression pour signifier l'action de cette «trigonométrie secrète» de l'âme, qu'on avait considérée en acoustique, dans la perception naturelle des rapports sonores, comme sujet du premier Mémoire sur les mathématiques (supra, 3.2). L'attention constante que Diderot porte aux questions musicales, dans la Lettre, se lie ainsi à cette idée de l'unité synthétique de l'esprit, qui se manifeste au plus haut degré dans la compréhension de l'écoute musicale lorsqu'on met en acte ses significations dans les choix de l'artiste et du critique. Diderot ne semble pas détacher la condition de jugement de l'auteur de celle du spectateur de l'œuvre et c'est une position méthodique qu'il maintiendra jusqu'au cœur du dialogue fondateur de la critique d'art moderne, le Salon (infra, 7.1-4). L'ordre pur des rapports percevables en musique comme étant l'élément essentiel du plaisir de ce qu'on juge beau conditionne la perception séparée des sens, et c'est là le tissu cognitif secret qui permettrait aux sourds et muets de jouir du même plaisir des sons, s'ils pouvaient s'aider par une machine qui transformât l'ordre de relations sonores dans l'ordre du visuel. Le célèbre «clavecin oculaire» du père Castel — qu'on a rencontré, de manière moins sérieuse, dans le Rêve de Mangogul (supra, 2.2-3) — fait plus que rapporter une expérience analogique, utile aux muets pour saisir la signification de la musique en tant que moyen d'expression de la pensée. Le sujet muet arrive à interpréter la symphonie colorée du clavecin comme une forme de communication en soi, un vrai langage qui a un but expressif, en-deçà de l'effet esthétique de la perception. Et
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l'instrument de Castel devient, aux yeux de ce sujet infirme, une aide, vraisemblablement inventée par un sourd muet, pour converser avec les autres, qui au contraire ne le sont pas: Il crut tout d'un coup qu'il avait saisi ce que c'était que la musique et tous les instruments de la musique. Il crut que la musique était une façon particulière de communiquer la pensée, et que les instruments, les vielles, les violons, les trompettes étaient entre nos mains d'autres organes de la parole (Ibidem, p. 146).
Avant que l'effet sensible de l'instrument produise de la signification, se révèle, en termes paradoxaux, la complexité interlinguistique de la référence au signifié55, de la production de sens que l'expression de gestes visibles véhicule: Lorsque ce sourd se rappelle l'attention que nous donnons à la musique, et à ceux qui jouent d'un instrument; les signes de joie ou de tristesse qui se peignent sur nos visages et dans nos gestes, quand nous sommes frappés d'une belle harmonie; et qu'il compare ces effets avec ceux du discours et des autres objets extérieurs, comment peut-il imaginer qu'il n'y a pas de bon sens dans les sons, quelque chose que ce puisse être, et que ni les voix ni les instruments ne réveillent en nous aucune perception distincte? N'est-ce pas là, Monsieur, une fidèle image de nos pensées, de nos raisonnements, de nos systèmes? (Ibidem, p. 147).
La fonction cognitive de la loi de rapport se fait jour ici, dans un sujet dont le jugement n'est pas seulement cohérent ou digne de foi, mais en qui «les images des objets ne sont point défigurées par les sens» et qui jouit d'un «organe pur», d'un «esprit sain» (DPV, II, p. 236. Mémoires sur différents sujets de mathématiques, I; supra, 3.2). C'est dans cette référence paradoxale à la musique d'un sourd que s'entrelace aussi le contexte d'une métaphore célèbre: le «clavecin qui se pince lui-même» (infra, 6.1-3), l'entendement humain a le pouvoir de mettre en jeu son système organique de facultés en entier, mémoire et raison, avec l'imagination, pour ordonner à sa manière l'expérience du sujet, suivant une règle commune à tous les sens56. Par une sorte d'entraide organique, ces facultés du «clavecinphilosophe», dans leur travail commun, engendrent les processus divers de création de leurs mondes respectifs de connaissance, jusqu'à la mise en forme des produits artistiques et scientifiques, au sommet de la hiérarchie de l’esprit. Diderot propose, de multiples façons et métaphoriquement dans la Lettre, cette thématique qui sera au cœur du Rêve de D'Alembert. Elle est ici en stricte relation avec le contexte musical et les modes de jugement d'un sujet sourd et muet. 55 56
Cf. E. Garroni, Senso e paradosso. L'estetica, filosofia non speciale cit., p. 63. Cf. Rêve de D'Alembert, dans OP, p. 274; infra, 6.3.
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4.2.4. In nuce, une théorie du produit sémiologique: l'objet absent de la musique De même que, deux siècles plus tard, R. Jakobson utilisera des cas d'aphasie de façon systématique comme une matière privilégiée pour ses recherches linguistiques, afin d'atteindre une description des phénomènes de formation de la langue, aussi bien que la une définition des lois universelles de la parole, de même Diderot fait ses expériences sur des sourds et muets pour tenter une typologie méthodique du jugement (également esthétique), en dressant une théorie linguistique du «produit sémiologique», capable de «reconnaître dans le texte verbal lui-même l'entrecroisement de plusieurs niveaux de sens, tels qu'ils en définissent son hétérogénéité essentielle»57. Admettons donc la centralité de la musique. Cet art «qui a le pouvoir de frapper plus directement nos sens», qui «parle le plus fortement à l’âme» (DPV, IV, p. 207) en imposant la réflexion de rapports, s'occupe d'un objet absent. Qu'en est-il alors, pour un sourd, de la chose à communiquer dans la relation sémiotique avec l'œuvre d'art musicale? Autrement dit: où réside, dans l'art des sons, la fonction de la signification? Par les métaphores et les images habituelles, Diderot donne une réponse assez claire: cette fonction est dans la pure forme de l'expression, forcément vague, non distincte, des rapports «à quelque chose» qu'on ne peut pas signifier, ce «quelque chose» qui est non linguistique et pourtant doué du sens le plus profond pour l'expérience du sujet: Car après tout, si on ne parle pas aussi distinctement avec un instrument qu'avec la bouche, et si les sons ne peignent pas aussi nettement la pensée que le discours, encore disent-ils quelque chose. L'aveugle dont il est question dans la Lettre à l'usage de ceux qui voient, marqua assurément de la pénétration, dans le jugement qu'il porta au télescope et des lunettes; sa définition du miroir est surprenante. Mais je trouve plus de profondeur et de vérité dans ce que mon sourd imagina du clavecin oculaire du père Castel, de nos instruments et de notre musique. S'il ne rencontra pas exactement ce que c'était, il rencontra presque ce que ce devrait être (Ibidem, p. 147).
Ce nouveau sujet «pur» saisit la rationalité interne de la loi «géométrique» et matérielle qui préside à tous les jugements esthétiques possibles. A travers cette dernière considération, la Lettre sur les sourds et muets marque un virage important à l'égard de la Lettre précédente. En fixant la règle de construction de cet objet absent, dans la référence musicale, le philosophe peut employer la métaphore du clavecin oculaire
57
Cf. R. Mecchia, Le teorie linguistiche e l'estetica di Diderot, Rome, 1980, p. 61.
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pour éclaircir les «amphibologies» du jugement critique, comme une méthode pour une emendatio critique de l'entendement en général: Cette sagacité [de jugement] vous surprendra moins peut-être, si vous considérez que celui qui se promène dans une galerie de peintures fait sans y penser, le rôle d'un sourd qui s'amuserait à examiner des muets qui s'entretiennent sur des sujets qui lui sont connus. Ce point de vue est un de ceux sous lesquels j'ai toujours regardé les tableaux qui m'ont été présentés; et j'ai trouvé que c'était un moyen sûr d'en connaître les actions amphibologiques et les mouvements équivoques; d'être promptement affecté de la froideur ou du tumulte d'un fait mal ordonné ou d'une conversation mal instituée; et de saisir dans une scène mise en couleurs, tous les vices d'un jeu languissant ou forcé (Ibidem, p. 147-48).
Diderot critique littéraire a appris cette leçon au théâtre: il ferme ses oreilles pour n'entendre que les gestes, et voir se dégager silencieusement, sur le fond de la mise en scène, indépendamment des autres ordres sensibles de la représentation, l'ordre des rapports expressifs. La dialectique organique vue-tact-ouïe recèle ici, dans l'usage interprétatif qu'en fait Diderot, la coordination des opérations de l'esprit-cerveau jouant avec ses idées, suscitées par la représentation de l'objet esthétique. Le beau produit par la perception des rapports est d'abord un beau idéal et actif à la fois, car la perception de l'esprit ordonne d'elle-même une hiérarchie des idées esthétiques qu'il peut représenter; il les met en action: Sur quelque étude du langage par gestes, il m'a donc paru que la bonne construction exigeait qu'on présentât d'abord l'idée principale, parce que cette idée manifestée répandait du jour sur les autres, en indiquant à quoi les gestes devaient être rapportés (...). En général, plus une phrase renfermera d'idées et plus il y aura d'arrangements possibles de gestes ou d'autres signes: plus il y aura de danger de tomber dans des contresens, dans des amphibologies, et dans les autres vices de construction (Ibidem, p. 149-50).
Une loi subjective de l'esprit — répétons-le: dans la perspective moniste et matérialiste du Diderot mûr, c'est l'esprit-cerveau — devient le critère esthétique de jugement de l'objet, qui dépend à son tour d'un facteur quantitatif-objectif: le rapport. A partir de cet acquis théorique, Diderot pourra rejeter la légitimité de la dispute sur la notion d'inversion linguistique, héritage de la Grammaire de Port Royal, sur la question de «l'ordre naturel» de la phrase. Il procédera, sur ces bases, à l'élaboration d'une théorie esthétique qui met en second plan le problème de l'imitation de la nature pour viser à l'interrogation technique sur les formes de l'expression de ses rapports internes. 4.2.5. Les hiéroglyphes poétiques et la peinture de la pensée
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Comme l'a souligné M. Modica dans ses études sur les hiéroglyphes poétiques de Diderot, c'est la simultanéité des niveaux perceptif, linguistique, cognitif et émotionnel, qui rend oisive la question de la mesure du «naturel» dans les langues, sur le plan grammatical58. Ce que Diderot appelle «hiéroglyphe», signe de l'objet de l'art et de la complexité des pensées qui y sont contenues, met à l'œuvre, simultanément, toutes les facultés de l'entendement: Mémoire, Raison, Imagination. Mais l'analyse du niveau cognitif seul révèle ce caractère complexe à la fois de l'opération de l'esprit et de la signification de l'objet esthétique. Une machine, comme le clavecin oculaire, pourrait représenter ce que l'âme exécute en-dessous du langage; mais ce que cherche Diderot, c'est de «découvrir la loi» d'unité dans l'âme, régissant la succession des perceptions qui se suivent dans le discours: La sensation n'a point dans l'âme ce développement successif du discours; et si elle pouvait commander à vingt bouches, chaque bouche disant son mot, toutes les idées précédentes seraient rendues à la fois; c'est ce qu'elle exécuterait à merveille sur un clavecin oculaire, si le système de mon muet était institué et que chaque couleur fût l'élément d'un mot. Aucune langue n'approcherait de la rapidité de celle-ci (Ibidem, p. 158).
La concentration de la quantité propre des sensations que l'âme éprouve «en même temps» engendre, dans la langue, le phénomène qualitatif de l'expressivité gestuelle et émotionnelle dont les mots sont souvent chargés. La quantité relationnelle (rapport à l'objet) et la qualité expressive (rapport au sujet), dans l'œuvre d'art, deviennent indiscernables. Et c'est là précisément le lieu où les côtés objectif et subjectif de l'expérience esthétique s'unifient et se distinguent à la fois, sous le signe de cette «loi secrète» (DPV, IV, 158-59) de l'esprit dont Diderot a parlé dans ses Mémoires sur les mathématiques. Trois ans après il affirme: Au défaut de plusieurs bouches voici ce qu'on a fait: on a attaché plusieurs idées à une seule expression; si ces expressions énergiques étaient plus fréquentes, au lieu que la langue se traîne sans cesse après l'esprit, la quantité d'idées rendues à la fois pourrait être telle que la langue allant plus vite que l'esprit, il serait forcé de courir après elle. Que deviendrait alors l'inversion qui suppose décomposition des mouvements simultanés de l'âme et multitude d'expressions? (Ibidem).
Pour éclaircir le fonctionnement de la machine expressive, Diderot donne le vieil exemple de l'homme horloge, tiré de Descartes, Shaftesbury 58
Cf. M. Modica, «I geroglifici poetici di Diderot», dans P. Montani (éd.), Senso e storia dell'estetica, Parme, 1995, p. 361-88 et plus en détail L'estetica di Diderot cit., p. 16465, 227 sq.
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et Condillac, où l'âme serait une petite «figure» à l'oreille penchée sur ses subtiles «cordons» sensibles, qui écoute le son des sensations produites du timbre contenu dans la tête de la machine — «comme un musicien qui écouterait si son instrument est bien accordé». Cependant, par un propos explicite, la symbolique mécanique est poussée plus loin, en direction d'un point d'analyse qui puisse faire valoir la complexité organique du phénomène du jugement, décelable dans les phrases et les expressions des langues naturelles. Aussi, la chaîne des «consonances» perceptives (sensation-mémoire), que produit le même clavecin-homme qui entend et parle, entraîne-t-elle en soi le libre jeu des analogies intellectuelles (consonance-dissonance-résolution: synthèse), au niveau cognitif, dont sont capables tous les hommes, et qui sont, en réalité, le prius de l'opération linguistique (DPV, IV, 162-63). Le lexique de Diderot et l'imagerie mécanique qu'il emploie sont empruntés à la langue musicale en raison de son degré de polyvalence sémantique; il se réclame en même temps de l'organicité de l'instrument-entendement59, plus que d'une machine: Il ne tiendrait qu'à moi de suivre ma comparaison plus loin, et d'ajouter que les sons rendus par le timbre ne s'éteignent pas sur-le-champ; qu'ils ont de la durée; qu'ils forment des accords avec ceux qui les suivent; que la petite figure attentive les compare et les juge consonants ou dissonants; que la mémoire actuelle, celle dont nous avons besoin pour juger et pour discourir, consiste dans la résonance du timbre; le jugement dans la formation des accords, et le discours dans leur succession; que ce n'est pas sans raison qu'on dit de certains cerveaux qu'ils sont mal timbrés (Ibidem).
Sans métaphores, le discours suivi contre les théories de l'inversion, pour lequel «il faut des raisons et non des comparaisons», trouve son achèvement original dans ce qui est la grande découverte de cette Lettre car elle renferme le principe par lequel opèrent l'esprit et sa loi secrète d’unité: la notion de «hiéroglyphe». L'emblème de la langue poétique, au sens baconien60 qui, dans la phrase de l'artiste, rend sensibles les choses 59
Cf. DPV, IV, p. 206: «En musique, le plaisir de la sensation dépend d'une disposition particulière non seulement de l'oreille, mais de tout le système des nerfs». 60 Cf. F. Bacon, Le progrez et avancement aux sciences diuines et humaines, éd. fr. A. Maugars, Paris, 1624, p. 395-97: «Ces notes de pensées sont de deux sortes: l'une quand la marque a quelque similitude ou congruité avec la notion: l'autre ad placitum, ayant seulement de la force par contract et acceptation. Les Hieroglyphes et les gestes sont de la première sorte: quant aux Hieroglyphes (...) ils ne sont que comme emblèmes et deuises continuez et les gestes sont comme les Hieroglyphes passagers, et sont aux Hieroglyphes, comme les mots recitez sont aux mots escrits, en ce qu'ils ne s'arrestent pas, mais ils ont toujours aussi bien que les autres, une affinité avec les choses signifiées». Cette doctrine d'un signe naturel de la pensée opposé à une catégorie de signes arbitraires, est la source plus directe de la théorie de Diderot; cf. aussi Modica, L’estetica di Diderot cit., p. 199 sq.
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intellectuelles, est formé par un «tissu» de ces signes sémantiquement multiples qui «peignent la pensée», c'est-à-dire exhibent la chose dans sa totalité, dans la plénitude de ses significations pour l'esprit, manifestes et implicites, actuelles et historiques, en les unissant. C'est dans la langue des arts que Diderot trouve la clé d'explication d'un phénomène qui concerne le fonctionnement de l'esprit-cerveau, la connaissance du monde et l'expérience humaine en général. Une vingtaine d'années plus tard, Diderot s'exprime en ces termes devant le tableau du Saltimbanque de G. Dou, admiré à la Galerie de Dresde: Ce n'est point une imitation, c'est la chose, mais avec une vérité dont on n'a pas d'idée, avec un goût infini. Il y a dans ses figures des traits si fins, qu'on les chercherait inutilement dans un genre plus élevé. Je n'ai jamais vu la vie plus fortement rendue (...). La chose pure, sans la moindre altération. L'art n'y est plus 61 (OE, p. 826 et 882, mes italiques) .
Et le noyau des critiques qu'il adressera à la peinture de Boucher, dans le Salon de 1765, porte sur cet argument: le maniérisme, la fidélité passive aux règles, témoignent de l'incapacité qu'a Boucher de restituer cette «vie» aux choses, c'est-à-dire de renouer les liens essentiels avec l'expérience du sujet, liens visibles et invisibles dans la représentation: Croyez-vous qu'il ait jamais eu dans sa tête quelque chose de cette image honnête et charmante de Pétrarque: E'l riso, e'l canto, e'l parlar dolce umano. Ces analogies fines et déliées qui appellent sur la toile les objets les uns à côté des autres et qui les lient par des fils secrets et imperceptibles, — sur mon Dieu, il ne sait ce que c'est (DPV, XIV, p. 155).
Le rire, le chant, et les doux mots bienveillants... parole signifiante et son expressif, le hiéroglyphe poétique que Diderot façonne sur le modèle du signe musical donne beaucoup à penser et doit «quelquefois dérouter l'oreille pour surprendre et contenter l'imagination». C'est sa caractérisation comme symbole de rapport par laquelle l'expression de la vie et la signification conceptuelle semblent mystérieusement coïncider62. Voilà le fil cognitif qui relie l'esprit pensant et l'imagination artistique, dans le genre poétique le plus élevé: Il passe alors dans le discours du poète un esprit qui en meut et en vivifie toutes les syllabes. Qu'est-ce que cet esprit? j'en ai quelquefois senti la présence; mais tout ce que j'en sais, c'est que c'est lui qui fait que les choses sont dites et 61
Pensées détachées sur la peinture. Ce fragment n'appartient pas à la série d'élaborations de l'œuvre de von Hagedorn; infra, 7.2.3. 62 Cf. Modica, L’estetica di Diderot cit., p. 233.
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représentées tout à la fois; que dans le même temps que l'entendement les saisit, l'âme en est émue, l'imagination les voit, et l'oreille les entend (DPV, IV, p. 169, mes italiques).
Ce hiéroglyphe musical se fait porteur du sens caché, non-dit, de ce que l'œuvre représente. Il ne répond plus à l'imitation de la nature — ni, d'un point de vue linguistique, ne pas permet d'instituer un débat légitime sur l'inversion ou sur «l'ordre naturel de la phrase» — mais il exprime les rapports internes que la pensée et l'imagination, unies, peuvent saisir du côté du spectateur et produire du côté de l'artiste. Le processus de la création artistique et l'acte propre de la jouissance critique se rejoignent. Et le jugement critique doit unifier ces deux côtés, dépassant ainsi la théorie imitative des arts pour arriver à la synthèse du sujet et de l'objet dans l'expérience esthétique63. Milieu et moyen de la pensée à la fois, le jugement critique est ici une auto-réflexion de l'œuvre, dans ses principes subjecto-objectifs, pour qu'elle «fonctionne» dans l'expérience vitale du spectateur64.
4.2.6. La productivité théorique de la Lettre: les idées esthétiques de Kant Mettre en parallèle — à propos du lien entre la pensée et l'imagination dans l'acte du jugement critique — cette théorie des rapports avec la doctrine des idées esthétiques que Kant présente dans la Critique de la faculté de juger sert à l'interprétation philosophique des théories de Diderot comme à l'histoire de leurs effets qui occupent une place centrale entre XVIIIe et XIXe siècles, dans le domaine de la nouvelle discipline esthétique, en particulier pour l'appréciation de sa portée actuelle dans le domaine de la critique d'art (infra, 7.4.4). L'exemple de la stratification des niveaux sémantiques dans la manifestation de l'«emblème poétique», impossible à exprimer entièrement dans une seule représentation, procède en direction du principe de ce que Kant appelle une «idée esthétique»; c'est une représentation de l'imagination associée à un concept donné, qui est liée à une telle diversité de représentations partielles dans le libre usage de celles-ci qu'on ne peut trouver pour elle aucune expression qualifiant un concept déterminé; qui donc permet d'ajouter à la pensée d'un concept la 63
Cf. DPV, IV, p. 204-8. Diderot reste apparemment redevable à la théorie imitative des arts, mais sur la prééminence de la musique, dans le travail expressif de la langue, il la dépasse sûrement. 64 Les récits des Salons peuvent être lus dans cette perspective, à la fois pragmatique et transcendantale; infra, 7.2.2-8, 7.4.
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pensée d'une bonne part d'indicible, dont le sentiment vivifie les facultés de 65 connaissance, alliant l'esprit (Geist) à la langue prise comme simple lettre .
L'indicible lié à l'esprit (Geist), ce même «esprit» dont parle Diderot à propos de la poésie dramatique, qui «vivifie toutes les syllabes» (pour le matérialiste il s'agit, avant tout, de la chose: «les syllabes») et puis met en action les facultés du sujet (cela fait que «dans le même temps que l'entendement les saisit, l'âme en est émue, l'imagination les voit, et l'oreille les entend»), passant dans le discours du poète, est remis en cause par le même Kant, quelque lignes plus haut, dans la Critique de la faculté de juger, en ces termes: L'imagination (en tant que faculté de connaître productive) dispose d'une grande puissance pour créer en quelque sorte une autre nature à partir de la matière que la nature réelle lui fournit. Nous nous distrayons avec l'imagination lorsque l'expérience nous apparaît trop quotidienne; nous transformons même cette expérience, toujours, bien entendu, d'après des lois analogiques, mais aussi selon des principes dont le siège supérieur est la raison (et qui sont pour nous tout aussi naturels que ceux d'après lesquels l'entendement saisit la nature empirique); c'est alors que nous ressentons notre liberté par rapport à la loi de l'association (qui dépend de l'usage empirique de cette faculté), de sorte que, conformément à cette loi, nous empruntons certes à la nature un matériau, mais nous pouvons le travailler pour en faire quelque chose d'autre, c'est-à-dire quelque chose qui dépasse la 66 nature .
La notion technique de «hiéroglyphe» synthétise, à la manière imagée de Diderot, cet acquis conceptuel fécond sur le plan de l'interprétation des œuvres, que Kant formule avec clarté, d'un point de vue idéaliste: les objets de l’art (comme ceux de la langue), peuvent être vus dans la perspective de produits technico-sémiotiques infiniment ouverts face à l'opération déterminante du lecteur spectateur, lequel tend à devenir une partie active et interne de l'existence de son œuvre en tant qu'œuvre-expérience (infra, 7.24). Un trait distinctif qui, cependant, éloigne l'approche pragmatique de l'œuvre d'art chez Diderot de la conception de Kant est précisément l'attention que le premier prête aux techniques, ces techniques utilitaires que le «chinois de Königsberg» (Nietzsche) ignorait et qui constituent le côté productif le plus originel, de l'analyse esthétique du philosophe. A cette époque, avec la Lettre sur les sourds et muets et l'article BEAU (1751), Diderot recueille, dans le champ des beaux arts, les fruits de l'expérience de
65 66
Kant, Critique de la faculté de juger cit., p. 1100. Ibidem, p. 1097-98.
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la Description des arts et métiers (1747-1751) 67, qui vient de trouver un relief public et central dans les premiers tomes de la Grande Œuvre. Grâce à cette double expérience de critique et de descripteur des arts les pages de l'Encyclopédie peuvent présenter au monde une image qui aura un grand avenir: l'ouvrier-philosophe sera désormais der Enzyklopädist, bien connu à l'étranger pour sa capacité de s'élever lui-même aux plus hauts niveaux de la spéculation métaphysique et de descendre, tout à la fois, dans les détails de la mécanique la plus minutieuse. Le bien-fondé et les aspects obscurs de ce travail descriptif se retrouvent donc dans les ateliers moins explorés de la «manufacture encyclopédique».
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Cf. R. Desné, «Diderot critique d'art», dans Diderot, Les Salons. 1759-1781 (textes choisis), Paris, 1955, p. 13: «Ainsi, contemporains, l'article Beau et la Lettre sur les sourd et muets se complètent (…) les techniques mises en œuvre dans les créations les plus hautes étaient filles des techniques les plus utilitaires»; infra, 5.1-6.
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DEUXIÈME PARTIE LE PHILOSOPHE DE LA COMPLEXITE (1751-1782)
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PREMIÈRE SECTION LE SECOND REGARD CRITIQUE ET LE VIVANT LES SYSTEMES POIETIQUES
Il n'y a qu'un seul grand individu, c'est le tout. Dans ce tout, comme dans une machine, dans un animal quelconque, il y a une partie que vous appellerez telle ou telle ... Rêve de D'Alembert
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CHAPITRE V LE PUR ET L'APPLIQUÉ. L' ENCYCLOPÉDIE, OU DE LA DESCRIPTION DES ARTS
Puisse-tu jouir de ton travail plus que de la vision des cerisiers en fleur de Yoshino ou de la lune de Sarashina! Kobayashi Issa
5.1. DIDEROT CRITIQUE DES SCIENCES, DES ARTS ET DES METIERS
5.1.1. L'Encyclopédie en Italie et la condamnation idéaliste Le destin de l'Encyclopédie en Italie aux XVIIIe et XIXe siècles témoigne mieux que d'autres exemples de l'oubli qui frappe le côté révolutionnaire de l'entreprise et qui s'exprimait pourtant dans sa vision humaniste du travail et des activités techniques, au cœur de la Description des arts et métiers. De 1782, date de publication du dernier volume des Tables, œuvre de l'abbé P. Mouchon, jusqu'au milieu du vingtième siècle, on ne trouve que deux traductions italiennes de l'Encyclopédie: précisément deux recueils d'articles de littérature et de rhétorique tirés de l'Encyclopédie Méthodique (1782-1832) et publiés sous le titre de Dizionario di Belle Lettere, composto dalli signori D’Alembert, Diderot Marmontel ed altri letterati di Francia per l'Enciclopedia Metodica. Tradotto e regolato ad uso d'Italia (Padova, 1795-Palermo, 1847/51). Il s'agit, dans tous les cas, non pas de simples traductions mais d'extraits revus et corrigés de l'ouvrage de Ch. Panckoucke1. L'Encyclopédie Méthodique, ou par ordre de matières (1784-1812) est un ouvrage qui, à 1
Cf. R. Darnton, L'aventure de l'Encyclopédie. Un best-seller au siècle des lumières (17751800), Paris, 1992, p. 35 sq.
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l'époque, eut la réputation d'être l'héritière directe du Dictionnaire de Diderot; mais ce fut, en réalité, une entreprise éditoriale et commerciale très différente par rapport au modèle anti-systématique créé par Diderot2. La première différence spécifique consiste dans le choix d'un ordre d'exposition «par matières», au lieu de l'ordre alphabétique, qui fut considéré trop «arbitraire» par le nouvel éditeur. Pas de traductions, donc, du Dictionnaire Raisonné mais nous avons un recueil traduit de certaines «matières» de l'Encyclopédie méthodique. Je souligne ici l'absence de traductions italiennes, alors qu'il existe des réimpressions de l'Encyclopédie en langue française parues en Italie, à Lucques (1779) éditée par L. Diodati, et à Livourne (1792). Ces deux ouvrages prirent en fait la place des traductions qui avaient été déjà tentées, à plusieurs reprises, au cours du XVIIIe siècle, mais sous forme d'ouvrages anonymes ou clandestins, comme dans le cas du Discours préliminaire, traduit par Agostino Lomellini — diplomate et homme de lettre génois, futur doge de la République — publié à Florence en 1753 dans un recueil de mélanges littéraires; et de l'article JESUITE de Diderot, publié à Venise, à coté d'autres articles de l'Encyclopédie, dans la revue «Il Corriere letterario», entre 1765 et 17683. L'impact culturel plus fort de la traduction fut assez contenu, à cause de la présence de ces deux réimpressions en langue originelle. Le XIXe siècle par la suite oubliera même l'existence de l'Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné. Nous avons ainsi un témoignage de la pauvreté de lectures et de commentaires aussi bien que de l'ostracisme politique qui a restreint la diffusion de l'œuvre au milieu académique et érudit. Quelle est l'origine du rejet intellectuel qui tombe sur l'Encyclopédie pendant plus d'un siècle et demi? Ce n'est qu'à notre époque que paraît la première édition italienne du Discours préliminaire (1954) et un recueil de «textes choisis», préparé par P. Casini en 1964, suivi par la traduction du recueil de A. Soboul (1958), pour la maison d'édition Editori Riuniti (Rome, 1968). La recherche bibliographique prouve un premier fait: l'intérêt pour l'aspect novateur et critique de l'œuvre, ou tout au moins celui que les philosophes eux-mêmes considéraient comme tel, à savoir les enquêtes autours du monde du travail, la Description des arts et métiers conçue 2
Cf. Wilson, Diderot cit., p. 231 et R. Mousnier, Progrès technique et scientifique au XVIIIesiècle, Paris, 1958 p. 295. Ce fut le jeune éditeur Panckoucke qui lança le projet de la nouvelle Encyclopédie Méthodique, en proposant au vieux directeur du Dictionnaire raisonné d'y adhérer. Diderot, dès 1769, refuse même de rédiger le Supplément de son Encyclopédie; J. Proust, L'Encyclopédie, Paris, 1965, p. 188-89. 3 Cf. A. Calzolari, «Cronologia, Edizioni e riedizioni, indici delle Planches e dei testi dell'Encyclopédie», dans FMR, vol. 18, p. 477-532; F. Venturi, «Echi italiani dell'Encyclopédie», dans FMR, vol. 18, p. 315; Proust, L'Encyclopédie cit., p. 224: L'Italie du XVIIIe siècle «fut une terre assez fertile pour la semence encyclopédique».
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comme un problème philosophique ou de compétence des philosophes — c'est l'affaire des interprètes d'aujourd'hui. Ce n'est que depuis peu que l'on commence à lire ces articles de l'Encyclopédie qui ont subi ce destin historique de désintérêt et d'oubli4. On pourrait aisément reconnaître, dans ce phénomène courant au XIXe siècle5 un deuxième fait, qui confirme les observations de P. Casini sur la diffusion italienne du Dictionnaire raisonné a pesé l'effet de la «condamnation idéaliste», au tournant du XVIIIe siècle, une condamnation dont était responsable la génération du Sturm und Drang et les triomphes, en Europe, de la philosophie de Hegel6. Son influence a été en Italie — et l'est encore aujourd'hui — très forte. La mention que fait Goethe de l'Encyclopédie, dans son autobiographie Dichtung und Wahrheit qui remonte aux années d'«apprentissage philosophique» à Strasbourg vers 1770, est également célèbre7. Mais il faut nuancer le sens des observations négatives de Goethe et de la condamnation idéaliste ellemême. La prétendue «condamnation» ne s'adresse pas à Diderot en tant que philosophe et écrivain, parce que Goethe le reconnaît comme «un parent assez proche» (Diderot war nahe genug mit uns Verwandt). Elle s'adressait plutôt à la charge critique et analytico-séditieuse de l'Encyclopédie en tant qu'entreprise culturelle, et au type de recherches menées par les encyclopédistes. C'est le manque de religiosité, comme l'a relevé R. Mortier, et surtout l'absence d'esprit «panique»8 — le sentiment du tout que l'ouvrage terrible (ungeheures Werk) risquait d'affaiblir sur le «Parnasse allemand» — qui fut la cible des reproches idéalistes les plus résolus. 5.1.2. L'esprit analytique, unité de l'en-kyklios-paidéia 4
Cf. B. Gille, «L'“Encyclopédie”, dictionnaire technique», dans H. Berr (éd.), L'Encyclopédie et le progrès des sciences et des techniques, Paris, 1952, p. 187. Le matériau littéraire sur les sciences et les techniques attend encore d'être analysé d'une manière approfondie, sur le versant philosophique; infra, Bibliographie. A. Les sources, 2. Dictionnaires, ouvrages collectifs. 5 Cf. Proust, L'Encyclopédie cit., p. 204-11. Non seulement en Italie l'Encyclopédie a connu un ostracisme philosophique persistant mais en Allemagne et en Espagne, la situation, au cours du XIXe siècle, est pire encore. 6 Cf. P. Casini, Diderot «philosophe» cit. et Scienza, utopia, progresso. Profilo dell'Illuminismo, Rome-Bari, 1994. 7 W. Goethe, Ses Mémoires et sa vie. Vérité et poésie, éd. fr. H. Richelot, Paris, 1979, to. II, p. 262. 8 Cf. R. Mortier, Diderot en Allemagne cit., 4, chap. III: «Diderot encyclopédiste et 'penseur éclairé'», p. 139-181; en part. le § 2: «Diderot, 'der Enziklopädist'». Je souligne le fait, relevé par Mortier, que ces deux genres de critiques adressées à l'Encyclopédie, l'une contre l'ordre systématique interne, considéré comme «arbitraire», l'autre contre le caractère politique subversif, ont souvent conspiré pour le rejet de l'œuvre de Diderot.
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A travers la confrontation avec son adversaire historique, le premier Sturm und Drang, l'Encyclopédie montre les points de force originels de son programme et l'aspect polémique des accusations qui lui ont été adressées. D'emblée Goethe se borne à marquer ses distances avec Diderot, sans prononcer aucune condamnation explicite: sein Standpunkt war schon zu hoch, sein Gesichtkreis zu weit als daß uns hätten zu ihm stellen9 — en repérant à son tour une caractéristique de l'œuvre typiquement française: l'éclectisme dialectique, à savoir la volonté de connaître et de s'occuper philosophiquement de tout, ou bien de connaître analytiquement le tout. Qu'il s'agisse d'un système d'organisation du travail, de la structure d'une machine ou du sens d'une doctrine religieuse ou politique, peu importe. La fidélité à cette thèse anti-systématique que les encyclopédistes faisaient découler de l'étymologie grecque de «encyclopédie», enkyklios-paidèia, constitue l'une des innovations du Dictionnaire par rapport aux prédécesseurs10. L'institution (paidéia) de la connaissance à travers le cercle (kyklios) des savoirs, ce fut l'idéal régulateur qui a nourri la culture spéculative des encyclopédistes, Diderot le premier11. Les «incursions» philosophiques — en paraphrasant l'image de Goethe — ont été paradoxalement le produit de la thèse unitaire, ùn k›klioj paideàa signifie laisser cohabiter, dans la même page, dans un seul ordre de discours, les éléments dispersés du savoir humain déjà historicisé. C'est l'exigence d'un nouvel ordre à l'intérieur de la stratification des savoirs (pluriels) au moment historique où la connaissance elle-même tend à se transformer, dirions-nous aujourd'hui, en spécialité, fragment de compétence. La philosophie, les arts, les sciences, le travail, la théologie etc. doivent s'apparenter sur le plan discursif de l'«enchaînement» ou «concaténation raisonnée» (Enc., V, p. 635a-648b). Diderot et avec lui ses collaborateurs sont demeurés fidèles à cet engagement unitaire par rapport à la question de l'ordre du discours encyclopédique. Aussi mettent-ils hors jeu l'ancien «esprit de système», 9
Cf. W. Goethe, Dichtung und Wahrheit, dans Werke, Bd. V, Frankfurt a. M., 1981, p. 440: «Son point de vue était trop élevé, son horizon trop vaste pour que nous puissions nous ranger auprès de lui». Le jugement positif de Goethe sur Diderot écrivain revient dans plusieurs passages de ses œuvres: cf. Entretiens avec Eckermann, Paris, 1990, p. 181, 406-407 et 443. Les motifs d'admiration inconditionnée pour Goethe sont la «rare éloquence» et la «dialectique». 10 Cf. F. Kafker, Notables encyclopedias of the seventeenth and eighteenth centuries: nine predecessors of the Encyclopédie, Oxford, 1981), en part. p. 223-39: «The Encyclopédie in relation to the nine predecessors». A l'exception de la Cyclopædia de Ephraïm Chambers, l'Encyclopédie est le seul ouvrage qui porte ce nom et qui réfléchit sur sa propre signification. 11 Cf. Prospectus, dans DPV, V, p. 85; cf. F. Bacon, Œuvres, éd. fr. F. Riaux, Paris, 1843, vol. I, p. 97; infra, 5.2.
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esprit dans une certaine mesure cartésien, qui renferme dans des domaines distincts les ramifications de l'Arbre unitaire de la connaissance12. Le premier Prospectus défend avec vigueur le choix moniste de l'ordre alphabétique contre la division par «ordre de matières». Et les motifs de ce choix sont de nature non seulement méthodique mais surtout philosophique: Si nous eussions traité toutes les sciences séparément, en faisant de chacune un dictionnaire particulier, non seulement le prétendu désordre de la succession alphabétique aurait eu lieu dans ce nouvel arrangement; mais une telle méthode aurait été sujette à des inconvénients considérables par le grand nombre de mots communs à différentes sciences, et qu'il aurait fallu répéter plusieurs fois, ou placer au hasard. (...); l'ordre encyclopédique des sciences et des arts y eût peu gagné, et l'ordre encyclopédique des mots, ou plutôt des objets par lesquels les sciences se communiquent et se touchent, y aurait infiniment perdu. Au contraire, rien de plus facile dans le plan que nous avons suivi que de satisfaire à l'un et à l'autre (DPV, V, p. 93).
Le choix de traiter chaque discipline séparément aurait eu comme résultat la suppression des passages discursifs, immédiats, d'une science à l'autre. Les «méthodes» particulières, isolées, constituaient précisément l'image de la «spéculation oisive», cible polémique du programme du Dictionnaire13. Du point de vue des idées, l'ordre alphabétique était, certes, arbitraire et il ne constituait pas une nouveauté14. Ce qui était nouveau, c'était l'enchaînement raisonné (présent également chez Chambers, mais de manière moins visible et moins efficace). En quoi consistait-il? La suite mécanique des mots avait permis l'insertion textuelle de points de repère communs afin de faire discuter entre eux des sciences éloignées. Ce résultat est obtenu par ce que Diderot appelle la «communauté de mots». L'Encyclopédie expose des termes dont l'usage est commun à plusieurs disciplines; cet usage est confronté par le lecteur même dans la page du texte grâce au système des renvois15. Ainsi sont assurés les passages internes au Système des connaissances humaines16. Le dialogue entre ces disciplines représente le point de force du Système.
12
Cf. J. Starobinski, «L'albero del sapere e le sue metamorfosi nell'Encyclopédie», dans FMR , vol. 18, Milan, 1980, p. 291-308. 13 Cf. D'Alembert, Discours préliminaire (1751), dans Enc. I, p. vi. 14 Cf. A. Becq, (éd.), «Continu et discontinu dans l'écriture de l'Encyclopédie: le choix de l'ordre alphabétique», dans L'Encyclopédie et ses lectures, Caen, 1987, p. 17-18. 15 Cf. mon étude: «Ordine argomentativo, ordine concettuale. L'unità dei saperi nell'Enciclopedia francese», dans Il Cannocchiale, n° 1-2, 1996, p. 187-94: «La promenade polifonica dei rinvii». 16 Cf. Proust, L'Encyclopédie cit., p.159 sq.
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5.1.3. Hegel et la philosophie de l'utile Les arts mécaniques, la philosophie et toutes les sciences — la Mécanique étant la partie principale et la plus importante de la «vraie philosophie» — cohabitent dans un ordre discursif unique de la connaissance. Celle-ci est vue essentiellement sous l'angle de la connaissance-action. Voilà les thèses qui sont à la base des choix méthodiques du Prospectus17. Un demi-siècle plus tard, Hegel fera honneur aux encyclopédistes en leur donnant une place parmi les figures du Geist, dans sa Phénoménologie. Et il est le véritable auteur, si jamais il y en eut un, de la «condamnation idéaliste». La «vérité des Lumières», c'est une philosophie de l'utile: L'une et l'autre façon de considérer les choses, celle de la relation positive comme celle de la relation négative du fini à l'En soi, sont pourtant également nécessaires, et tout donc est autant en soi que pour autre chose (alles ist also so sehr an sich, als es für ein anderes ist); ou, encore, tout est utile. Tout s'abandonne à d'autres choses, se laisse utiliser par d'autres et est pour ces autres. Et puis voilà, comme on dit, tout se redresse sur ses ergots, se raidit face à l'autre chose, est pour soi et se met à son tour à utiliser l'autre de son côté. — Pour l'homme, en tant qu'il est la chose consciente de cette relation (dieser Beziehung 18 bewusste Ding), c'est de là que ressort son essence et sa position .
En relevant cet aspect problématique de l'approche des questions du travail chez les encyclopédistes, Hegel dessine en même temps un tableau positif aussi bien que négatif de la signification phénoménologique de l'œuvre de Diderot, en tant que philosophie de l'utile. Mais le contenu de la proposition critique de l'Encyclopédie consistait, au début, en quelque chose de plus simple, peut-être, que ce qu'Hegel croyait; et de moins aventureux que les expériences du Geist. Le défi se laisse résumer par une phrase de Diderot: il s'agit de «mettre main, nous-mêmes à l'œuvre» de la mécanique19. Un retour à l'épreuve sensible et à l'expérimentation appliquée aux arts mécaniques, d'après la leçon de Bacon, Newton et Locke, les points de repère du discours diderotien20, 17
Cf. F. Bacon, Novum Organum cit., aph. IV; A. Deleyre, Analyse de la philosophie du Chancelier Bacon, Amsterdam-Paris, 1755, p. 87. 18 Hegel, La phénoménologie de l'esprit (1807) cit., p. 377. VI: «L'Esprit», b) «Les Lumières», 2.b) Les propositions positives des Lumières; 2c) L'utilité comme concept fondamental des Lumières, p. 376-77; supra, 1.4.4. 19 Cf. Prospectus, dans DPV, V, p. 100: «Il a donc fallu plusieurs fois se procurer les machines, les construire, mettre la main à l'œuvre, se rendre pour ainsi dire, apprenti». 20 Ce modèle de méthodologie remonte jusqu'à la tradition de la dernière Renaissance et de la science baconienne; mais aussi à Leibniz, que Diderot cite dans le Prospectus comme l'un de ses prédécesseurs pour l'idée d'une «Encyclopédie universelle» encore à
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tout en mettant de côté livres et traités afin d'en écrire de meilleurs21. Le philosophe descend pour la première fois dans l'histoire à l'intérieur des ateliers et à l'école de l'artisan22. 5.2. LA DESCENTE DANS LES ATELIERS. UNE PHILOSOPHIE «DU TECHNIQUE» 5.2.1. L'homme concret, la matière et le socratisme encyclopédique La nouveauté révolutionnaire de l'approche du monde des artisans avec des intentions cognitives émerge à la conscience de l'historien si l'on s'arrête sur un deuxième ordre de raisons, proprement philosophiques qui justifient le choix d'approfondir les recherches du côté des techniques, à l'intérieur de ce discours sur la critique des arts de l'Encyclopédie. Il s'agit de la valeur du «problème interne de la philosophie contemporaine» (Carabellese), celui de la condition de la connaissance en tant qu'opération d'un sujet constructeur mise en cause par la pensée, dans la pensée. Ici, ce problème est abordé du point de vue matérialiste. Le point de vue que Diderot appelle «du technique» fonde cette même connaissance critique de l'action productive (to technikôn). Le statut politique du travail industriel, en outre, nous conduit à attribuer une place privilégiée à la Description des arts, accomplie par des philosophes qui s'interrogent sur les conditions internes de ce «faire» réfléchi en tant qu'événement historique parallèle et indissociable du premier événement de ce siècle, et qui concerne, du côté idéaliste, la simple connaissance de soi et du monde abstrait de la mécanique, de ses lois, de ses conditions. Dans l'Encyclopédie, il s'agit d'une description non seulement des «arts et métiers» en tant que procédures productives ou disciplines spéciales, mais aussi du type d'homme qui y est engagé et de la forme d'expérience du réel qu'il y fait23. Ce dont il est question, ce n'est pas un homme de type idéal, venir. Sur le baconisme de Diderot et son incidence sur le travail d'organisation de la matière encyclopédique, presque tous les interprètes se sont arrêtés. Cf. F Venturi, Le origini dell'Enciclopedia, Turin, 1963, chap. «Bacone: scienze ed arti», p. 109-20; P. Casini, Diderot "philosophe" cit., p. 212-15. 21 Cf. Prospectus cit., p. 100: «et faire soi-même de mauvais ouvrages pour apprendre aux autres comment on en fait de bons». 22 Cf. J. Ehrard, «La main du travailleur, la plume du philosophe», dans Milieux, n°19-20, 1984, p. 53: «Dans l'histoire des idées un débat peut en cacher un autre, et le plus discret n'est pas toujours le moins important. L'Encyclopédie revendique avec force pour le travail productif, contre toutes les formes d'oisiveté, une nouvelle dignité sociale». 23 Cf. A. Pons, «Introduction» à Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné, choix d’articles, Paris, 1986, vol. 1, p. 18: Mais que l'originalité de l'Encyclopédie ne résidait pas dans les articles philosophiques, l'avouait Diderot ; Proust, L'Encyclopédie cit., p. 153-54.
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l'homme de la métaphysique cartésienne ou malebranchiste. Ce n'est pas non plus l'homme littéraire, autre idéal façonné par l'Académie de l'Arcadie, une figure à l'égard de laquelle Diderot est foncièrement hostile. Ni même l'homme dans «l'état de nature», source de la célèbre dispute avec Rousseau. Diderot, avec ses collaborateurs techniciens, vise un homme concret — au sens étymologique: cumcrescior, «croître ensemble», «se développer» — figure qui agit dans la vie sociale et qui est vue concrètement à l'œuvre dans la première société industrielle du milieu du XVIIIe siècle. Son expérience du monde historique est bornée au cercle de la production et aux activités «du technique». Un discours sur la condition du «faire» de cet homme travailleur, sur les typologies de production et les rapports aux artifices créés par son industrie24. Les encyclopédistes sont conscients de l'importance du travail et du développement de la technique pour la philosophie elle-même. Ils allèrent à l'école des artisans et, réciproquement, leur apprirent à «savoir» leur métier. D'une part, le travail silencieux de la matière, d'autre part, une tâche socratique commune: le scio me nihil scire du philosophe correspond inversement au «j'ignore savoir œuvrer» de l'ouvrier-artiste. Comment donner parole à un monde inconscient de gestes et d'actes formateurs? Diderot confie à l'homme de lettre cette tâche, proprement socratique, afin de faire savoir aux artisans la «métaphysique» de leur art, le sens d'un monde qui leur appartient: La plupart de ceux qui exercent les arts mécaniques, ne les ont embrassés que par nécessité, et n'opèrent que par instinct. A peine entre mille en trouve-t-on une douzaine en état de s'exprimer avec quelque clarté sur les instruments qu'ils emploient et sur les ouvrages qu'ils fabriquent. Nous avons vu des ouvriers qui travaillaient depuis quarante années, sans rien connaître à leurs machines. Il nous a fallu exercer avec eux la fonction dont se glorifiait Socrate, la fonction pénible et délicate de faire accoucher les esprits, obstetrix animorum (...). Dans un atelier, 25 c'est le moment qui parle, et non l'artiste (DPV, V, p.100) .
Ce monde des mécaniciens était resté muet jusque là, et les images des planches commentées le firent parler. Les encyclopédistes 24
Cf. A. Tilgher, Le travail dans les mœurs et dans les doctrines, Paris, 1931. Pour un cadre général des théories des Lumières sur le travail humain cf. A. Negri, Filosofia del lavoro, vol. 3, t. 1: Dall'Illuminismo al socialismo scientifico, Milan, Marzorati, 1981, p. 41-83; sur l'Encyclopédie et Diderot, p. 193-203; cf. A. de Palma, Le macchine e l'industria da Smith a Marx, Turin, 1971, p. 24 sq. 25 Cf. Enc., I, Prospectus. Diderot met en jeu une stratégie de description des arts qui s'appuie sur l'acte et sur la gestuelle en fonction du mot, pour faire parvenir les artisans à s'exprimer sur leur travail. Il leur en découvre ainsi la valeur de vérité; cf. R. Schwab, «Inventory of Diderot's Encyclopédie», vol. VII, dans SVEC, Oxford, 1984, p. 3.
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dessinèrent le premier récit figuré des événements de l'industrie humaine qui demeure, au-delà des mots, le témoignage littéraire le plus éloquent de la charge novatrice de cette figure particulière du monde productif d'ancien régime: l'artisan-ouvrier26. Il faut remarquer que Diderot ne distingue pas une «qualité artistique» ou «esthétique», propre à l'œuvre d'art, par opposition à l'ouvrage de l'artisan-ouvrier. A l'article ART, il définit, du côté du sujet, les conditions opérationnelles (fusion de théorie et praxis) par lesquelles l'homo faber en général peut obtenir des ouvrages bien réussis, en tant qu'«artisan», travailleur conscient, ou en tant qu'«artiste», maître excellent. Du côté de l'objet, ensuite, Diderot repère différentes catégories de travailleurs de l'art, artistes et/ou artisansouvriers, qu'il peut distinguer sur la base du produit, suivant la partition établie à l'article ARTISAN. Le sens de la philosophie encyclopédiste des techniques s'éclaire à l'aide de la célèbre question kantienne Qu'est-ce que les Lumières?, avec une paraphrase: «Les lumières encyclopédistes se définissent comme la sortie de l'homme-travailleur et producteur de sa propre existence, hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir de son opérer sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d'un manque de volonté d'opérer, mais d'un manque de résolution et de courage pour s'en servir sans être dirigé par un autre. Operari aude! Aie le courage de te servir de ton propre savoir-faire ! voilà la devise des lumières encyclopédiques». La contribution des philosophes à la définition du concept de technique au sens moderne a été remarquable. Par le mot «technique» Diderot, utilisant toujours la forme substantivée de l'adjectif27, définit les 26
Cf. Enc., VIII, 694a, article INDUSTRIE; infra, 5.3-5. Sur la question de l'«humanisme» technique voir J. D'Hondt, «L'homme de Diderot», dans Diderot, Lisbonne, 1987, p. 53-61. 27 Cf. Enc., XVI, p. 2a: «TECHNIQUE, (Belles lettres) quelque chose qui a rapport à l'art. Voyez ART. Ce mot est formé du grec teknikòs, artificiel, ou tekné, art. C'est dans ce sens-là que l'on dit: des mots techniques, vers technique, etc. et que le docteur Harris a intitulé son dictionnaire des arts et des sciences Lexicon technique (...) les mots techniques sont ce que nous appelons autrement termes de l'art». «Technique» était à l'époque un néologisme. Les principaux Dictionnaires de la fin du XVIIe siècle: F. Richelet, Dictionnaire François, contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise... avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, 1680; A. Furetiere, Dictionnaire Universel / Contenant generalement tous les/ mots françois / tant vieux que modernes, et les Termes de toutes les / sciences et des Arts, Préfacé par P. Bayle, La Haye-Rotterdam, 1690; Le Dictionnaire des arts et des sciences. Par M. D. C. de l'Académie Françoise (1694), Dictionnaire de l'Académie Françoise (1694); Dictionnaire des arts et des sciences de l'Académie Françoise (1732), n'empruntent pas ce mot. «Technique» fait d'abord son apparition, dans la langue courante, seulement en fonction d'adjectif. Le Dictionnaire
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aspects d'une activité de production (n'importe laquelle: de la construction de carrosses jusqu'aux objets des Beaux-arts) étroitement liés à: 1°/ des connaissances théoriques et 2°/des habiletés particulières d'un genre déjà spécialisé, dans le domaine de la transformation d' «objets naturels et matériels» en d'autres objets d'une «nature seconde», à savoir: artificiels28. A la fin de l'article ÉPINGLE — rédigé par Alexandre Deleyre, philosophe
de l'Académie, 6e éd. (1823) cite encore la signification purement adjectivale, avec la valeur d'un neutre: «adj. des deux genres. Propre à un art. Il se dit principalement des mots affectés aux arts». Il paraît à côté d'autres néologismes: «Technologie, s. f., traité des arts en général»; et «Technologique, adj. des deux genres, qui a rapport aux arts en général». H.A. Hatzfeld-A. Darmesteter-A. Thomas, Dictionnaire général de la langue française du commencement du XVIIe siècle jusqu'à nos jours, Paris, 1964 et W. Wartburg, Französische Etymologisches Wörterbuch. Eine Darstellung des galloromanischen Sprachsatzes, Band 13/1 Teil, Basel, 1966, p. 149, ramènent le premier emploi du terme à Pierre Bayle (1684): grammairien technique, «celui qui enseigne les principes de la grammaire»; au Dictionnaire de Trévoux (1721): vers techniques, «vers faits pour aider la mémoire en y rappelant en peu de mots beaucoup de faits, de principes etc.»; et au Dictionnaire de l'Académie (éd. 1762): technique, «qui est propre à un métier, à un art». A' Diderot est attribuée l'expression originelle: «caractère de ce qui est technique». L'emploi du substantif féminin, pour indiquer «l'ensemble des procédés qu'on doit méthodiquement employer pour un art, pour une recherche dans un métier» ne s'affirme qu'autour de la moitié du XIXe siècle; première référence: E. Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, 1846, p. 2159. Le même Dictionnaire de Littré (éd. 1863) mentionne le passage à l'utilisation actuelle — la technique, sub. fem.: «l'ensemble des procédés méthodiques d'un art ou d'un métier» — en gardant mémoire de l'ancienne. Pour la substantivation au masculin de l'adjectif, il n'est cité qu'une source, Diderot: «TECHNIQUE, adj.// 1° Propre à un art, qui appartient à un art. Les procédés techniques. Termes techniques, termes particulier à telle ou telle science, à tel ou tel art (...). // 2° S.m. Le technique, la partie matérielle d'un art. 'Le jugement du moral appartient à tous les hommes de goût, celui du technique n'appartient qu'aux artistes', DIDER. Pensées sur la peint. 'Ce peintre (Latour) n'a jamais rien produit de verve, il a le génie du technique; c'est une machine merveilleuse', ID. Salon de 1767, Oeuv. t. XIV, p. 268, dans POUGENS. // 3° S.f. L'ensemble des procédés d'un art, d'une fabrication. Le technique des métaux incrustés. Le charme de la couleur, la technique habile qui distingue nos peintres naturalistes, CH. CLEMENT, Journ. des Déb. 26 déc. 1869. // Fig. La technique de la nature, LEVEQUE, Science du Beau, t.II, p.513. // 4° S'est dit quelquefois pour science. La technique des langues. - ETYM. Teknikos, de tékne, art, que l'on rattache au sanscrit tvaksh, charpentier. Les Grecs avaient to teknikon, le technique». Le même Diderot semble avoir joué un rôle d'intermédiaire dans l'affirmation du néologisme la technique, en introduisant la valeur substantivée et l'utilisant à la manière grecque, comme un neutre: to teknikon est, en général, «le faire» d'un artiste ou d'un travailleur. On peut le considérer comme l'un des premiers emplois de la substantivation neutre, aujourd'hui fréquente: le technique comme l'on dit «le politique», «le social», «le poétique», «l'économique» etc. avec une valeur neutre, pour indiquer le domaine universel de signification du terme adjectival. Domaine d’intérêt de la philosophie. 28 Cf. Pensées sur l'interprétation de la Nature, dans OP, p. 211-14; pensées XXIV, XXXXXXI, p. 193-98, et XXXVII-XXXVIII; cf. aussi le mot ART, dans Enc., I, p. 714a.
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baconien ami de Diderot (infra, 8.1) — nous lisons ces quelques lignes d'éloge, de la main de l'éditeur: Cet article est de M. DELAIRE, qui décrivait la fabrication de l'épingle dans les ateliers mêmes des ouvriers, sur nos desseins, tandis qu'il fasoit imprimer à Paris son analyse de la philosophie sublime et profonde du chancelier Bacon; ouvrage qui joint à la description précédente, prouvera qu'un bon esprit peut quelques fois, avec le même succès, et s'élever aux contemplations les plus hautes de la Philosophie, et descendre aux détails de la méchanique la plus minutieuse. Au reste ceux qui connoîtront un peu les vûes que le philosophe anglois avoit en composant ses ouvrages ne seront pas étonnés de voir son disciple passer sans dédain de la recherche des lois générales de la nature, à l'emploi le moins important de ses productions (Enc., V, p. 807b).
L'ouvrage dont Diderot fait mention est l'Analyse de la philosophie du Chancelier Bacon qui paraît en même temps que les premiers volumes du Dictionnaire. Deleyre y soutient la thèse de l'union des sciences «pures» pour former les arts appliqués, thèse exemplaire, en ce qui concerne l'esprit expérimental des encyclopédistes, et qui pose la centralité de la mécanique dans l'édifice de la nouvelle philosophie. Dans ces pages, on trouve la même base fondamentale de l'Interprétation de la nature: Ainsi la Physique et les Mathématiques combinées ensemble, forment les Arts pratiques. Une erreur qui a gâté les esprits et perdu les Arts, (celle de s'attacher à la superficie et à l'universalité, plutôt qu'au fond et au détail des choses) a donné cours à l'étude des Mathématiques.
L'auteur, en se référant aux mathématiques pures, conclut: Tel est donc le sort de son inquiète activité, que dès qu'il ne se sent pas capable du solide et de l'utile, il s'épuise et se perd dans les matières vagues et superflues. L'art n'est point si différent de la nature, c'est elle même sous les dehors que lui prête l'industrie des hommes et des animaux. L'art n'est pas toujours un simple ornement, il fait plus qu'ajouter à la perfection de la nature (...) il va quelquefois jusqu'à renverser l'ordre de ses opérations, et jusqu'à changer entièrement les lois de sa constitution. Telle est la puissance de la Méchanique, 29 qu'on peut appeler l'histoire de la nature factice .
29
Deleyre, Analyse de la philosophie du Chancelier Bacon cit., to. I, p. 123-26 (mes italiques). Cf. aussi P. Vernière, Introduction à Pensées sur l'Interprétation de la nature, dans OP, p. 167-73 et A. Calzolari et al., «Il mondo dell’Encyclopédie», dans FMR, vol.18, Milan, 1980, p. 371; infra, 8.1.
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L'attestation d'estime de Diderot, à l'article EPINGLE, n'est pas simplement une louange de l'esprit universel de Deleyre mais nous fait entrevoir quelque chose de l'originalité d'approche de la problématique concernant les arts et les métiers. 5.2.2. La critique philosophique des arts mécaniques En premier lieu, c'est le motif du lien étroit entre théorie et praxis, le passage de la spéculation philosophique à la description des faits, des «détails de la mécanique la plus minutieuse». L'idée du passage de la théorie à la praxis revient maintes fois à l'article ART, et il faut examiner les modalités d'énonciation et les implications méthodologiques de cette thèse, dans la mesure où elles vont au-delà du champ des arts et métiers. Diderot s'enorgueillit souvent d'avoir été le premier philosophe à «descendre dans les ateliers» (Enc. I, p. 717a), à interroger les artisans sur les instruments et les procédures employés dans leur travail, jusqu'à essayer lui-même de reproduire les machines à petite échelle pour en comprendre mieux le fonctionnement30. A ce propos, en ce qui concernait l'observation directe des faits de la mécanique, la Cyclopædia (1728) de E. Chambers avait été reconnue comme profondément insuffisante. Grâce au travail de traduction-révision — il avait fallu adjoindre d'autres matériaux, soigner le classement des machines à l'aide des planches et soumettre à une critique radicale le contenu des articles — puis l'Encyclopédie prit, peu à peu, sa forme définitive31. A une majeure clarté d'exposition, et en rendant compte de l'Operari des métiers — il faut voir, dit Diderot, comment fonctionne le travail d'un art mécanique pour le comprendre d'une manière adéquate —, s'y joint une nouvelle nécessité critique: celle de l'épreuve. C'est l'expérimentation, menée suivant la méthode inductive de Galilée et de Newton32, qui vise à reproduire les opérations et les gestes de l'artisan en vue d'un résultat cette fois non-opératoire mais encyclopédique, à savoir d'exposition et de description «publiques» (Enc., V, p. 647b). Les philosophes appliquent aux arts et aux métiers les mêmes procédures 30
Cf. Proust, Diderot et l’Encyclopédie cit., qui a dû rabattre, contre l'opinion de Naigeon, l'orgueil diderotien, chap. V et VI: «La ‘Description des arts’», p. 194 sq.; cf. Enc. I, Prospectus, dans DPV, V, p. 99-100. 31 Cf. Prospectus, dans DPV, V, p. 89-90. Le jugement négatif à l'égard de la Cyclopædia pousse les éditeurs à s'engager dans un travail bien plus complexe par rapport à l'idée d'origine de Le Breton, celle de donner une simple traduction; cf. Venturi, Le origini dell’Enciclopedia cit., p. 21 sq. 32 Cf. Enc., X, art. METHODE, p.443-44 ; Enc.,VI, p.298-99, art. EXPERIMENTAL; Enc.XI, p. 122-125, art. NEWTONIANISME et les Pensées sur l'interprétation de la nature, dans OP, pensées XII et XXX, p. 186-188 et 196-197.
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méthodiques de recherche propres aux sciences exactes physicomathématiques de leur temps33. Comme le dit Diderot, dans une pensée sur l'interprétation de la nature de la même époque: Nous avons trois moyens principaux: l'observation de la nature, la réflexion et l'expérience. L'observation recueille les faits, la réflexion les combines, l'expérience vérifie le résultat de la combinaison. Il faut que l'observation de la nature soit assidue, que la réflexion soit profonde, et que l'expérience soit exacte. On voit rarement ces moyens réunis. Aussi les génies 34 créateurs ne sont-ils pas communs (OP, p. 189) .
Ce processus s'articule donc en trois phases: 1°/ observation; 2°/ description théorique (formalisation); et 3°/ répétition expérimentale, dans des conditions données, des phénomènes observés et formalisés35. La méthode de Diderot, qu'il propose dans le Prospectus et applique aux arts mécaniques, suit une démarche tout à fait analogue36. Voici en détail le procédé: l'encyclopédiste observe l'ouvrier pendant les différentes phases de son travail; puis il l'interroge, il dialogue avec lui sur les opérations et les appareils utilisés, il note ses actes et ses gestes, avec la collaboration d'un dessinateur; ensuite, il «devient apprenti» lui-même, afin de réussir à reproduire l'ouvrage dans la praxis — un «mauvais ouvrage» dit Diderot (DPV, V, p. 100) — pour le répéter, cette fois-ci adéquatement, dans le langage à travers le discours descriptif. C'est la seule méthode — reconnaît-il finalement — qui nous permette de résoudre le problème d'une formalisation linguistique des gestes et, surtout, des passages dynamiques d'un acte à l'autre de la production, 33
Cf. J. Proust, L’Encyclopédie cit., p. 171. Ce dernier motif du génie qui réunit en soi-même les trois modalités ou facultés de connaissance, jouera un rôle décisif dans le développement de la réflexion sur les arts; cf. Paradoxe sur le comédien, dans OE, p. 306-13 et 342-43; cf. Prospectus cit., p. 100-1. Diderot expose les contenus de sa méthode dans les Salons aussi; infra, 7.1-4. 35 Cf. G. Vasco, Diderot and Goethe. A study in science and humanism, Genève, 1978, chap. III: «Scientific Method: Diderot», 1. The three-Phased Cycle of Scientific Investigation: Observation, Thought, Experimentation, p. 59-60. 36 Cf. Prospectus cit., p. 101: «On a traité: 1° de la matière, des lieux où elle se trouve, de la manière dont on la prépare, de ses bonnes et mauvaises qualités (..). 2° des principaux ouvrages qu'on en fait et de la manière de les faire [Partie de l'observation]; 3° on a donné le nom, la description et la figure des outils et des machines, par pièces détachées et par pièces assemblées la coupe des moules (...) etc. [Partie théoricodescriptive]; 4° on a expliqué et représenté la main d'œuvre et les principales opérations dans une ou plusieurs planches, où l'on voit tantôt les mains seules de l'artiste, tantôt l'artiste entier en action et travaillant à l'ouvrage (...) 5° on a recueilli et défini le plus exactement qu'il a été possible les termes propres de l'art [Partie reproductive, ou théorico-expérimentale]». Ces deux dernières phases tendent à fusionner, dans un processus unitaire de «description dynamique» des phénomènes, comme l'a relevé J. Proust, L’Encyclopédie cit., p. 171.
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passage que le lecteur doit pouvoir juger. La parole devient l'ombre de l'acte, la résonance du phénomène et de la chose37. En tout cela, l'image de la planche devait aider l'acte du jugement (Ibidem, p. 101). L'ensemble du processus matériel de mise en forme des objets d'art sera plus tard appelé par Diderot «le technique». 5.2.3. La critique de la spéculation et des préjugés anti-mécanistes
Dans ce projet de description des arts et métiers, le deuxième point à relever est l'accent que les encyclopédistes mettent sur les techniques en tant que procédés mécaniques faisant objet d'une description. C'est un thème qui trouve son origine dans la réévaluation d'une caractéristique qui avait jadis constitué un motif de rejet à leur égard, à savoir le mécanisme des arts mécaniques, c'est-à-dire le contact direct avec leur matière. Ce thème est annoncé dans l'article ART: Donner une application constante et suivie à des expériences et à des objets particuliers, sensibles et matériels, c'etoit déroger à la dignité de l'esprit humain; et (que) de pratiquer, ou même d'étudier les arts méchaniques, c'était s'abaisser à des choses dont la recherche est laborieuse, la méditation ignoble, l'exposition difficile, le commerce déshonorant, le nombre inépuisable, et la valeur minutielle. Minui majestatem mentis humanae, si in experimentis et rebus particularibus, etc. Bac. nov. org. Préjugé qui tendait à remplir les villes d'orgueilleux raisonneurs, et de contemplateurs inutiles, et les campagnes de petits tyrans ignorants, oisifs et dédaigneux. Ce n'est pas ainsi qu'ont pensé Bacon, un des premiers génies d'Angleterre; Colbert, un des plus grands ministres de la France; enfin les bons esprits et les hommes sages de tous les temps (Enc., I, 38 714a) .
La critique de la «spéculation oisive» et des «contemplateurs inutiles» est l'un de motifs conducteurs du projet encyclopédique. Se référant à Colbert, Diderot essaie de renverser le jugement du sens commun féodal, les idées reçues et sanctionnées par la distinction hiérarchique entre arts libéraux et arts mécaniques, les uns censés donner accès au genre de connaissance le plus noble et le plus élevé, les autres dérogeant à la dignité de l'esprit et impliquant le contact direct avec la matière. Les arts mécaniques, au contraire, permettent, à travers leurs descriptions, l'accomplissement de la synthèse méthodique entre la théorie et la praxis souhaitée dans le Prospectus, ou encore, la réconciliation de la raison (Cogitare) et de la sensibilité opérationnelle (Videre), déjà tracée 37
Cf. ART, dans Enc., I, p. 716b: «De la langue des Arts», Diderot y propose une «Grammaire des Arts» et des «tables» linguistiques de correspondances. 38 Cf. F. Bacon, Novum Organum, dans The Works cit., p. 289-90.
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sur le plan méthodique par l'usage du processus inductif39. La différence ne consiste que dans le type d'expériences à faire, tirées non pas du domaine des sciences physiques mais de celui des arts industriels. La machine est une forme de «nature seconde»— comme Deleyre l'a relevé — un produit de l' «histoire de la nature factice»40. La narration de cette histoire est confiée au Système des connaissances humaines dans son ensemble: l'Encyclopédie vise à en devenir le miroir le plus fidèle. Ainsi, l'attention que les encyclopédistes prêtèrent aux phénomènes du monde du travail au niveau de sa description théorique, est un cas quasiment unique dans l'histoire de la philosophie41. Plusieurs philosophes prirent soin, à titre personnel, de la description d'ateliers d'artisans (les planches d'ÉPINGLIER), de petites manufactures (articles ÉPINGLE et MANUFACTURE), ou de l'organisation intérieure des premiers établissements industriels (articles ART et GROSSES FORGES). Cela répond à l'intention méthodique de présenter un modèle d'interprétation des phénomènes productifs, en décrivant l'Operari des arts mécaniques42, conforme à l'idéal de l'enkyklios paidéia43 qui établisse une nouvelle synthèse entre la réflexion et l'opération, suivant le dicton de Bacon: Quod in operando utilissimum, id in sciendo verissimum44. Cette étude formelle et systématique des arts en tant que techniques utilitaires est précisément ce qui peut réaliser la connexion méthodique du Videre et du Cogitare, de la théorie et de la praxis, et la réaliser opérationnellement par la description de la manière dont l'industrie humaine s'applique, de façon organique, aux objets sensibles et 39
Cf. J. Chouillet, Diderot, Paris, 1977, p. 85-98 au sujet de la «théorie de l'épreuve»; et p. 101-19 sur le travail de «l'Esprit encyclopédique». 40 Cf. Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs (1605), éd. fr. Le Dœuff, Paris, 1991, Liv. II, p. 92-93: «Historia mechanica [Histoire de la technique]. Pour ce qui est de l'histoire de la nature façonnée ou travaillée (mechanical), je trouve quelques recueils concernant l'agriculture et les arts manuels; mais régulièrement ces recueils excluent les expériences courantes et banales. Descendre jusqu'à des recherches et des réflexions concernant les sujets techniques (mechanical) est considéré comme une espèce de déshonneur pour le savoir, sauf si ces sujets peuvent être tenus pour des secrets, des choses rares, ou des tours particulièrement habiles». 41 Cf. J. Proust, Diderot et l’Encyclopédie cit., chap. V: «Les encyclopédistes devant le déveIoppement des forces productives et l'évolution de la technique», p. 163 sq.; chap. VI: «La Description des arts», p. 189 sq.; et Proust, «La documentation technique de Diderot dans l'Encyclopédie», dans Revue d'Histoire Littéraire de la France, n° 3, 1957, p. 335-52. 42 Cf. J. Chouillet, L'esthétique des Lumières, Paris, 1974, p. 64-125, les pages consacrées à la «Promotion du technique». 43 Cf. sur les programmes et les ambitions de l'encyclopédisme, la note de Diderot au titre du Prospectus (1750), sur l'étymologie, dans DPV, V, p. 85; supra, 5.1. 44 F. Bacon, Novum Organum, dans Œuvres cit., vol. II, p. 94,: «ce qu'il y a de plus utile dans la pratique est aussi ce qu'il y a de plus vrai dans la théorie».
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matériels de la nature. Il s'agit là, aux yeux de Diderot, d'achever l'œuvre instauratrice de Bacon. Les Cogitata qui n'ont pas de correspondance ni de vérification expérimentale dans les Visa, sont des représentations conceptuelles aveugles, des conceptions mentales dépourvues de sens. Les Visa non conduites par l'expérience du Cogito sont des représentations sensibles vides. Or, sur ce point, l'établissement méthodique de l'Encyclopédie et les premiers écrits diderotiens suivent l'orientation de l'empirisme baconien45. La vraie science, conçue en termes d'interprétation correcte de la nature, s'instaure là où ces deux moments de l'expérience font un, lorsque Videre et Cogitare fusionnent dans l'Operari sur la nature des arts mécaniques46. En décrivant ce processus de rattachement méthodique de la théorie et de la praxis l'encyclopédiste semble se demander: comment la raison et la sensibilité arrivent-elles à collaborer dans l'acte du poièin? Et surtout: suivant quelles formes et quelles modalités? La réponse à cette question peut légitimer le bien-fondé du projet critique adressé contre les préjugés métaphysiques anti-mécanistes: Rendons enfin aux Artistes la justice qui leur est dûe. Les Arts libéraux se sont assez chantés eux-mêmes; ils pourroient employer maintenant ce qu'ils ont de voix à célébrer les Arts méchaniques. C'est aux Arts libéraux à tirer les Arts méchaniques de l'avilissement où le préjugé les a tenus si long-temps (Enc., I, p. 717a).
Un double problème philosophique la critique des préjugés spéculatifs47 et la description exacte des faits de la mécanique dans le sillage de Bacon se présente à Diderot à l'époque de la rédaction des premières volumes de l'Encyclopédie, vers la fin des années 40, lorsqu'il est engagé dans l'entreprise de la Description, entre la composition des Pensées philosophiques (1746) et celle de l'Interprétation de la nature (1753-54). A cette époque, Diderot rédige ses grands articles techniques (ART, BAS (métier à), BONNETERIE, DAMAS, MANUFACTURE, SOIE etc.)48 et élabore en même temps sa doctrine esthétique du beau comme 45
Cf. AT, II, p. 3. J. Assezat le premier, dans la Notice de son édition des Pensées sur l'interprétation de la nature, a mis en évidence le lien entre cet ouvrage et le travail encyclopédique, à côté de la lecture de Bacon, notamment le Cogitata et visa de interpretatione naturæ (1607); cf. Proust, Diderot et l’Encyclopédie cit., p. 197 sq. 46 Cf. Bacon, Novum Organum cit., p. 257; cf. ART, Enc., I, p.714b. 47 Cf. W. Schneiders, Aufklärung und Vorurteilskritik. Studien zur Geschichte der Vorurteilstheorie, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1983, p. 156: un tableau général de la «Critique gnoséologique du préjugé»; sur la réception de la Idolenlehre dans l'Encyclopédie et ses effets historiques, p. 31, 56 sq., 203 sq., 255 sq.. 48 Cf. mon édition italienne: Arti scienze e lavoro cit., Partie II: «Il lavoro ‘industriale’», p. 331-456.
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perception des rapports, sollicité par la lecture des philosophes anglais. Même si l'influence de cette école est bien évidente et reconnue49, dans l'article BEAU on trouve d'autres éléments théoriques qui présentent une originalité indéniable. Par la suite, ce texte accompagnera le début de l'activité propre du Diderot philosophe critique et esthéticien de l'expérience50. Voyons comment la question du technique est étroitement liée (et représente une sorte de relais idéal) à la formation des concepts sur lesquels porte la pensée critique du jeune Diderot — dans les domaines non séparés de la philosophie du travail et des Beaux-arts — et de son matérialisme. 5.3. CRITIQUE ET RAISON DES ARTS 5.3.1. Définition des bornes opérationnelles des arts dans le système des connaissances Dans les ouvrages des années 1746-53, mais surtout dans les Pensées sur l'interprétation de la nature (1754), Diderot assimile la notion de sensibilité de la matière à celle, plus générale, d'énergie et de force51. La force énergétique, qui sera plus tard (1770) le mouvement de translation ou le nisus52, est le propre de la matière dans sa totalité, que Diderot définit, dans l'Interprétation, comme étant «hétérogène» dans ses éléments mais essentiellement «homogène» dans le résultat général de ses combinaisons en système: la nature53. Or, on tente d'abattre les délimitations entre les termes du mort et du vivant. La matière est une et sensible dans sa totalité54. Quinze ans après, le Rêve de D'Alembert expliquera comment s'accomplit le passage d'une sensibilité inerte à une sensibilité active de la matière, qui est aussi celle de l'homme: à travers l'assimilation alimentaire et la transformation chimico-organique. C'est l'exemple condillacien de la statue, changé pour montrer la transformation possible de la matière inerte en matière vivante. Une sculpture en marbre de Falconet est réduite en poudre et ces restes matériels alimentent la 49
Cf. P. Casini, Diderot « philosophe » cit, p. 32 sq. Cf. M. Modica, L’estetica di Diderot cit., Partie II: «Verso un'estetica filosofica», Section II : «La voce Beau». 51 Cf. Pensées philosophiques, dans OP, I, p. 10-11; cf. ibidem, pensées XIX, p. 18-19, et XXI, p. 21-23; cf. Interprétation, pensée XXXVI, p. 207. Cf. J. Chouillet, Diderot poète de l’énergie, Paris, 1984, p. 63: «Energie liberée, énergie domptée: telles sont les deux versions, l'une poétique, l'autre encyclopédique, d'une seule et même philosophie de la matière»; et du même: La formation des idées esthétiques de Diderot cit., par rapport au problème des origines pragmatiques de l'esthétique diderotienne, p. 11-14. 52 Cf. Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, dans OP, p. 393 sq. 53 Cf. Pensées sur l'interprétation de la nature, dans OP, p. 239, pensée LVIII. 54 Cf. ibidem, p. 242. Sur les effets historiques de cette thèse, plus tard, chez J.-B.-R. Robinet, cf. mon étude : «Politica e scienze della vita in Jean-Baptiste Robinet», dans Idee, IX, n°26-27, 1994, p.171-212. 50
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croissance d'une plante. Cette plante, à son tour nourrit l'animal, l'homme etc., par la chaîne alimentaire et une série de transformations chimiques, la statue devient, enfin, matière vivante55. Exemple bien «peu convaincant»56, certes, pour le physiologiste et le médecin. Mais le but de l'Entretien est philosophique: déduire, suivant un processus unitaire, le passage ultérieur de l'être sentant à l'être pensant et rationnel, à l'intérieur du cadre généalogico-naturel du système de la nature. Ce même passage est abordé pour la première fois à l'époque de la rédaction de l'article ART et de l'Interprétation (1750-54). Tout comme le Rêve de D'Alembert, l'Encyclopédie nous dit aussi quelle est la faculté de l'être sentant qui donne accès à la synthèse de la pensée, à savoir l'union des séries de sensations et d'actions à partir desquelles pourront se produire les combinaisons, les comparaison, la réflexion logique, c'est-à-dire l'activité rationnelle en général. C'est une faculté humaine: la mémoire57. L'intervention de la mémoire explique le développement de toute forme de vie consciente de soi; elle est à l'origine de la philosophie elle-même58. La Mémoire est l'une des trois facultés qui forment le Système des connaissances humaines, subsumée sous l'Entendement à côté de la Raison et de l'Imagination. C'est le point de départ du Système, qu'il faut lire, comme le voulaient les encyclopédistes, de manière circulaire. L'origine de la connaissance est dans la sensation (Locke-Condillac); l'enchaînement des données sensibles, par l'œuvre de la mémoire donne origine à l'Histoire, sacrée, civile et naturelle. De celleci — et voici l'écart décisif — l'on passe à la Raison et à la Philosophie, avec ses divisions internes, en Science de la nature, Science de l'homme, Métaphysique générale etc. On arrive finalement à la Poésie, produit de l'Imagination et point de convergence des deux moments précédents. Ici s'accomplit le retour à la sensibilité, par un cheminement médiat; et le «cercle» prend un nouveau mouvement : èn-kyklios-paidèia. Fixons notre attention sur le premier passage — le même que celui du Rêve de D'Alembert —, de la Mémoire à la Raison. L'arbre du 55
Cf. Entretien entre D'Alembert et Diderot, dans OP, p. 260-64, et les Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, ibidem , p. 394 sq. 56 A. Thomson, «L'unité matérielle de l'homme chez La Mettrie et Diderot» cit., p. 66. 57 Cf. Le Rêve de D'Alembert, dans OP, p. 269. Il faut remarquer qu'il s'agit ici non d'une pure mémoire des sensations ou des impressions, qui est commun aux autres animaux, mais d'une mémoire des activités. Cette faculté délicate de «mettre en vibration» les cordes de notre «clavecin» intellectuel et de les faire retentir selon un enchaînement raisonné, par «chaînes de raisonnements» autour des phénomènes du monde naturel, découle d'une fonction opératoire originaire de la sensibilité humaine, celle d'employer ses actions en vue de la transformation, terme nouveau qui complète celui d'interprétation, de ce monde; ibidem, p. 271-74. 58 Cf. Pensées sur l'interprétation de la nature, dans OP, p. 240: «Philosophique» est la capacité ou faculté de former l'idée dynamique d'un «tout»; cf. ibidem, XI, p.186.
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Système figuré nous montre que ce sont les arts mécaniques, le monde du travail et des «usages de la nature» qui constituent le terme de médiation entre l'activité purement sensible, mnémonique de l'Entendement, et l'activité complètement rationnelle. Parmi les différentes articulations de la Mémoire, il y a la branche de l'Histoire naturelle; nous y trouvons les sous-espèces: «Uniformités de la nature», «Écarts de la nature» et enfin «Usages de la nature. Arts, Métiers, Manufactures». Ces derniers, les arts et métiers, comme la «mémoire des actions» du Rêve, sont les objets de connaissance les plus proches du domaine limitrophe de la Raison, et fonctionnent au niveau du système des facultés humaines comme une sorte de pont logique vers l'étude des sciences de la nature qui en définissent les bornes opérationnelles59. Les arts, «l'historique de la raison humaine, doivent être la matière première du Philosophe», dit Diderot dans l'«Explication détaillée du Système des connaissances»60. Il faut ajouter, ensuite, que la position des arts mécaniques, dans le cadre global du Système, représente la véritable nouveauté par rapport à l'arbre généalogique des savoirs de l'Instauratio Magna (voir l'arbre du Système)61. Diderot y intervertit l'ordre des facultés humaines, que Bacon établit en Memoria → Phantasia → Ratio, place l'Imagination après la Raison, met celle-ci au centre du Système et l'instaure médiatrice par l'adjonction d'un domaine voisin, absent chez Bacon: la branche des «usages de la nature», les arts et métiers en tant que propédeutique de la philosophia naturalis62. La même thèse va s'affirmer dans l'Interprétation (infra, 6.2). Le philosophe peut repousser sur la base de ce fait les accusations de plagiat à l'égard du Chancelier. 5.3.2. La raison organique, faculté transitive de l'Entendement Il est aisé de comprendre pourquoi le problème de la synthèse théorie-praxis trouve dans le mot ART et dans les enquêtes sur le monde du travail tout le relief qui lui convient et que les contemporains de Diderot lui avaient déjà reconnu. La connaissance des arts constitue la condition méthodique du passage de la pure sensibilité aveugle, passive des choses (l'«être sentant»), au domaine rationnel de l'«être pensant» actif et de la philosophie. C'est le pont naturel que l'Encyclopédie lance vers la 59
Cf. Prospectus, dans DPV, V, p. 125-30, «Observations sur la division des sciences du chancelier Bacon». 60 Cf. Enc., I, p. xlvii-xlviii; et Pensées sur l'interprétation de la nature, dans OP, p. 21116, pensée XXXVII. 61 Cf. Enc., I, «Système figuré des connoissances humaines» et F. Bacon, Novum Organum, dans Œuvres cit., «Partitio Universalis Doctrinæ Humanæ». 62 Cf. M. Malherbe, «Bacon, Diderot et l'ordre encyclopédique», dans Revue de Synthèse, n° 1-2, 1994, p. 13-37.
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raison. Celle-ci n'est plus envisagée, certes, comme un don divin, participant d'une Raison Divine, qui serait en soi bien formée et métaphysiquement garantie dans l'exactitude de ses connaissances (Malebranche). Elle n'est pas non plus une forme de l'Entendement, indépendante ou supérieure aux autres (Imagination et Mémoire), en tant qu'issue d'un processus qui mène de la mémoire, à travers la phantasia, vers l'activité proprement rationnelle (Bacon et Vico aussi). «Raison» devient plutôt une faculté médiatrice qui occupe la place centrale dans le Système en tant que capacité transitive de l'intellection humaine des choses en général, qui se met à l'œuvre dans les passages d'un domaine à l'autre de ce système global, à travers la collaboration entre ces trois moments circulaires de l'Entendement. Cette raison, donc, définit le plan de co-appartenance réciproque de gnoséologie (le Vrai), éthique (le Bon) et esthétique (le Beau), la future «trinité» laïque du Neveu de Rameau. C'est une puissance organisatrice du savoir — faculté de créer et de relier des concepts (juger) — qui s'auto-construit à travers l'activité de transformation matérielle du monde63. En tant que faculté de juger en général, la «raison» appartient à tous les domaines de l'activité intellectuelle de l'homme et tient le milieu du Système. D'Alembert, dans son Discours préliminaire souligne plusieurs fois cette communauté d'action des facultés qui lie étroitement la raison et l'imagination, par exemple dans les recherches du géomètre, pour légitimer le changement de configuration qu'il donne à l'arbre baconien: Si on examine les progrès de la raison dans ses opérations successives, on se convaincra encore qu'elle doit précéder l'imagination dans l'ordre de nos facultés, puisque la raison, par les dernières opérations qu'elle fait sur les objets, conduit en quelque sorte à l'imagination: car ces opérations ne consistent qu'à créer, pour ainsi dire, des êtres généraux, qui séparés de leur sujet par abstraction, ne sont plus du ressort immédiat de nos sens. Aussi la Métaphysique et la Géométrie sont, de toutes les sciences qui appartiennent à la raison, celles où l'imagination a le plus de part. Je demande pardon à nos beaux esprits détracteurs de la Géométrie; ils ne se croyoient pas sans doute si près d'elle, et il n'y a peutêtre que la Métaphysique qui les en sépare. L'imagination dans un Géomètre qui crée, n'agit pas moins que dans un Poète qui invente (...). De tous les grands hommes de l'antiquité, Archimède est peut-être celui qui mérite le plus d'être placé à côté d'Homère (Enc., I, p. xvj).
Par cette caractéristique transitive, la raison et l'imagination qui la suit semblent se rallier sur le terrain commun qui permet la mise en valeur de la méthode descriptive du Dictionnaire, comme la voie à travers (metà-odos) laquelle se réalise la systématicité dynamique de l'ordre des 63
Sur le statut de la rationalité encyclopédique: Introduction, 2-4 et Conclusion.
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savoirs, assurant ainsi le passage du sensible au rationnel et, ensuite, à l'imaginé-sensible-rationnel64. Ce sont enfin les «usages de la nature», au moyen des activités sensibles rationnelles de la mémoire, qui jettent les fondements des édifices de la philosophie et de la poésie65. Dans le mot ART on ne parle alors que des arts mécaniques, des inventions de l'industrie et des découvertes des premiers «artistes» de l'humanité. La critique de l'encyclopédiste sur les idées reçues en ce domaine doit saisir les bornes opérationnelles et les limites historiques des arts, pour procéder plus avant avec un objectif fondateur: la légitimation de leur rationalité par rapport aux sciences de la nature. En janvier 1751, une telle perspective est tout à fait nouvelle pour Diderot lui-même. Dans les Pensées philosophiques et dans la Lettre sur les aveugles, il n'avait pas encore posé en termes aussi nets le problème de l'origine pragmatique et de l'évolution de notre faculté supérieure, la raison66. Ce qui étonna certains — surtout ceux qui s'attendaient, dans l'article ART, à une dissertation savante sur les beaux-arts ou sur les Arts Libéraux —, ce fut la hardiesse et le radicalisme de la critique des arts tels que la tradition scolastique les concevait, avec le rétablissement de cette notion sur des bases nouvelles. Diderot conçoit l'«art» comme un tout unitaire, une «discipline» de l'expérience rationnelle-poiétique de l'homme qui n'est plus divisible dans les deux catégories classiques, l'art mécanique et l'art libéral. Cette discipline atteint l'ordre du général synthétique et naturel de l'esprit. L'«art» devient une forme typique de l'expérience humaine en général dont il faut comprendre les fondements rationnels, matériaux et historiques, enracinés dans le poièin. Elle se «joue» par la construction d'un monde qu'on appelle «technique» et devient typiquement humaine, par la suite, dans la dernière phase de l'histoire naturelle des animaux («histoire de la nature factice»), tracée par Buffon. Diderot réduit alors le problème d'une définition du concept d'«art» (to technikòn) à la difficulté pratique de saisir, en termes d'enkyklios-paidéia, le «But des arts en général» et de dresser un «Projet d'un traité général des arts mécaniques» aussi bien que des productions de l'industrie. Il y a là deux sources (bien connues): Bacon, Novum Organum, les Cogitata et Visa de interpretatione naturæ et le texte du mot ART de la Cyclopaedia de Ephraïm Chambers, source secondaire qui semble jouer cependant un certain rôle comme point de repère dans la structure de l'article67. 64
Cf. M. Modica, L’estetica di Diderot cit., p. 11-12. Cf. ibidem, p. 35-38 et 45, à propos de la multiple position de l'architecture — art libéral et mécanique à la fois — dans le Système figuré. 66 Cf. P. Vernière, Introduction à OP, p. XXI. 67 Cf. E. Chambers, Cyclopædia, or an universal Dictionary of Arts and Sciences, fifth edition, 2 vol., Dublin, 1742, vol. I, s.p. et mon édition, Arti, scienze e lavoro cit., p. 138 sq. 65
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5.3.3. Le concert des sources dans le mot ART: déguisement littéraire intentionnel A propos de la stratégie d'écriture, il faut en souligner un aspect important. En traduisant l'article ART et en confrontant les sources, on s'aperçoit que Diderot écrit comme s'il avait sous les yeux les livres de Bacon et Chambers. Il prend un fragment, le cite, le commente, parfois le paraphrase et ensuite il passe à l'aphorisme suivant. Le texte de Chambers a servi comme cadre conceptuel pour articuler, point par point, la paraphrase de Bacon. A partir de la première citation, tirée des paragraphes 82-83 du Premier Livre du Novum Organum, l'auteur lit à rebours la première partie des Aphorismi de Interpretatione Naturae — en y intercalant des fragments des Cogitata et Visa — pour arriver à la Distributio operis et à l'Avant-propos de l'Instauratio Magna. Vers la fin de l'article, il reprend la lecture des paragraphes centraux du Novum Organum, en procédant jusqu'à la fin du Livre Premier (par. 108-110129). Diderot semble faire expressément ce travail de paraphrase quasi littérale de l'œuvre baconienne. Une mention des événements qui accompagnent la rédaction de l'article peut expliquer la raison de cette structure. Lors de sa parution, en octobre 1750, le Prospectus publicitaire pour la souscription donne lieu à une dispute entre les philosophes et les pouvoirs religieux, les jésuites du «Journal de Trévoux», dirigé par le père Berthier, lié au milieu de la cour. Ils accusent Diderot de plagiat à l'égard de Bacon, (l'Arbre généalogique des connaissances), ainsi que d'avoir copié d'autres encyclopédies et ouvrages de référence. Il s'agit d'accusations fausses, pour la plupart, en ce qui concerne les sept premiers volumes de textes (1751-57), mais certaines, plus tard, se sont révélées légitimes en ce qui concerne les planches et les compilations de Jaucourt dans les dix derniers volumes (1765). Diderot les repoussa avec une série de lettres pleines d'ironie contre le souci d'authenticité des jésuites. Quelques mois plus tard, en janvier 1751, paraît l'article ART joint à la première des deux lettres au père Berthier, une fois encore sous forme d'opuscule publicitaire. Le Dictionnaire commence sa publication six mois plus tard, en juin 1751. La rédaction finale d'ART se situe entre octobre 1750 et janvier 175168. La façon dont se structure l'argumentation de l'article laisse deviner une ironie subtile contre les interlocuteurs religieux à travers le choix de composer une sorte de mosaïque littéraire, d'un paragraphe à l'autre, avec les fragments du Novum Organum et d'autres ouvrages appartenant à des «autorités» reconnues. Diderot semble 68
Cf. Venturi, Le origini dell’Enciclopedia cit., p. 35 sq.
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relier ces morceaux d'une manière systématique, comme s'il s’agissait d'exhumer un écrit posthume du «grand chancelier». L'hypothèse de la mascarade littéraire intentionnelle peut s'appuyer sur la plupart des notices dont nous disposons autour de la dispute avec les Jésuites69. Il est bien vraisemblable que l'éditeur de l'Encyclopédie répondit à ces fausses accusations de plagiat (la fausseté des accusations, en 1750, était évidente) en copiant réellement et volontairement, en prenant des extraits et en écrivant des paraphrases inspirées de l'œuvre des grands auteurs70. A la tournure en dérision du pédantisme jésuite correspond, sur la surface de l'écriture, le paradoxe, cher à Diderot, de la déférence, la mystification de l'hommage à l'autorité vraie, celle de Bacon. Le résultat en est une paraphrase continuelle de son texte. La vérité de la science, la seule reconnue, veut suggérer le philosophe, est celle de sa méthode synthético-descriptive. Elle garde — avec la liberté d'un regard second qui se rallie à la revendication d'une liberté du plagiat à des fins honorables, comme Horace l'enseignait71 — une valeur plus haute que l'originalité ou la source d'écriture. 5.4. L'ART COMME LIEU DE RATTACHEMENT METHODIQUE DE LA THEORIE ET DE LA PRATIQUE. LA COLLABORATION ENTRE LES FACULTES DE L'ENTENDEMENT 5.4.1. L'«art», discipline de l'expérience en général, entre science et industrie Dans le premier paragraphe de l'article, l'art est défini comme une «forme de discipline de l'expérience en général», qui trouve son origine dans l'industrie de l'homme, dit Diderot, «appliquée aux productions de la nature ou par ses besoins, ou par son luxe ou par son amusement, ou par sa curiosité etc. (...) et ces points de réunion de nos réflexions ont reçu les dénominations de Sciences et d'Arts, selon la nature de leurs objets formels» (Enc., I, 714b). Aussi bien la science que l'art sont étroitement apparentés à ce que nous appelons les techniques. Voilà un motif qui nous 69
Cf. DPV, V, p. 30; cf. Proust, Diderot et l’Encyclopédie cit., p. 62 sq. Le Novum Organum et les Cogitata ne sont pas la seule référence. D'autres sources: G. Galilei, Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nuove scienze attenenti alla mecanica e i movimenti locali… Con una appendice del centro di gravità di alcuni solidi, Leida, 1638, Livre I; et M de Montaigne, Essays, Bordeaux, 1580, Livre I , chap. XLVIII. 71 Cf. Enc., XII, p.679a-680b, articles PLAGIARISME, PLAGIAIRE, PLAGIARIUS (D J). De Jaucourt répond ouvertement aux Jésuites: «La nature de notre ouvrage autorise notre conduite, et la rend même indispensable. Seroit-il possible d'en remplir le plan sans cette liberté que le lecteur judicieux ne nous refusera pas, et que nous accordons à ceux qui écriront après nous? Hanc veniam petimusque damusque vicissim. Horat.».
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ramène au problème de la synthèse opérationnelle du Prospectus. La forme méthodique de l'observation et de la réflexion discipline l'expérience; la science, née au sein de l'industrie, s'exerce sensiblement sur les produits de la nature. «Art», «science» et «industrie» deviennent donc complémentaires dans l'exacte mesure où la théorie scientifique et la partie rationnelle de l'activité «industrieuse» trouvent un exercice sensible sur le terrain de l'utile, à savoir dans la production de genres naturels seconds — selon l'expression de Deleyre — comme des produits de l'«art»: On a commencé par faire des observations sur la nature, le service, l'emploi, les qualités des êtres et de leurs symboles; puis on a donné le nom de science ou art ou de discipline en général, au centre ou point de réunion auquel on a rapporté les observations qu'on avoit faites, pour en former un système ou de règles ou d'instruments, et de règles tendant à un même but (Enc., I, p. 713b714a).
Diderot met souvent l'accent sur l'alternative «ou», «Science ou Art», pour en souligner l'équivalence et la correspondance problématique. La raison, ou bien la partie rationnelle de l'activité de production («le processus de réunion des observations faites pour en former un système de règles ou d'instruments tendant à un même but»), et la sensibilité («les observations mêmes faites sur des objets déterminés»), se rattachent méthodiquement l'une à l'autre à travers la définition des procédés productifs des arts72. Ces deux facultés collaborent dans les opérations de l'artiste et dans la mise en forme de l'œuvre suivant le processus à trois étapes déjà mentionné: 1°/ voir; 2°/ réfléchir et formaliser; 3°/ œuvrer, opérer. Dans leur ensemble, ces trois éléments constituent «le faire», ou «le technique» de l'artiste73. Unité du «sentir» (Videre) et du «penser» (Cogitare), c'est le poièin (Operari) dirigé par un projet, une intention formatrice. L'«art» consiste, par conséquent, dans l'équilibre le plus savant «de la spéculation et de la pratique» (Enc., I, p.714a). Des connotations apparaissent ici 1°/ esthétiques 2°/ pragmaticotranscendantales (au sens naturaliste) de ce concept d'«art» dans le cas où l'on en considère les composantes objectives qui le constituent. Il y a un 72
C'est aussi l'argument du paragraphe «Projet d'un traité général des arts mécaniques». Diderot considérait le travail descriptif comme réalisé avec précision seulement à un troisième niveau, celui du «faire», c.-à-d. dans la reproduction à petite échelle des machines, des moyens et ensuite des gestes opératoires de l'artiste (planches); cf. Prospectus, dans DPV, V, p. 100-1. 73 Cf. ART, dans Enc., I, p. 715a: technique est l'élément commun aux sciences et aux arts. Chaque artiste doit donc «synthétiser» science et art dans son «faire», son teknikon, sujet du paragraphe «Spéculation et pratique d'un Art».
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acte dynamique d'application constante de l'industrie en tant que faculté subjective aux «objets particuliers, sensibles et matériels» de la nature et cet acte donne origine aux sciences en vue de la production d'autres objets organisés cette fois-ci par l'homme, suivant leurs rapports internes d'ordre74. Et il y a un objet qui est beau lorsque la synthèse est bien réussie. La connaissance de la matière et de ses emplois est la condition préalable à l'acte formateur qui produit l'œuvre. L'industrie est comme l'art : d'où la valeur que prend le problème du technique. Le matérialisme méthodique de cette activité productive du sujet qu’émerge dans l’analyse représente l'aspect commun à ce que l'on appelle «art» d’une part et «industrie» d’autre part. La référence et le renvoi réciproque de ces notions, de l'une à l'autre, devient continu dans le discours de Diderot. L'article INDUSTRIE de F. Quesnay, confirme les termes de cette proximité: l'industrie, prise dans un sens métaphysique est (...) une faculté de l'âme, dont l'objet roule sur les productions et les opérations mécaniques; qui sont le fruit de l'invention et non pas simplement de l'imitation, de l'adresse et de la routine, comme dans les ouvrages ordinaires des artisans (...). L'industrie doit être dirigée par la science des propriétés de la matière, des lois des mouvements simples et composés, des facilités et des difficultés que les corps agissant les uns sur les autres peuvent apporter dans la communication de ces mouvements (Enc., VIII, p.694a-695a).
L'«art» et l'«industrie» au sens défini auparavant sont réciproquement inséparables et sont avant tout inséparables du poièin de l'artiste, de sa manière personnelle de «mettre main à l'œuvre», de sa signature subjective. L'élément du technique, la capacité de fusionner la théorie et la praxis dans l'œuvre distingue donc l'«artiste» de l'«artisan ordinaire». Diderot souligne à maintes reprises cet aspect à travers une différenciation linguistique assez claire entre les deux termes. Aux articles ARTISAN et ARTISTE Diderot ne distingue pas une «qualité artistique» en soi propre à l'œuvre d'art, par rapport à l'«ouvrage ordinaire» de l'artisan. Il définit, d'une part, du côté du sujet, les conditions opérationnelles sur la base desquelles il devient possible d'obtenir des résultats satisfaisants, peu ordinaires du point de vue esthétique, aussi bien pour l'artisan que pour l'artiste. D'autre part, du côté de l'objet, il distingue les deux catégories des «travailleurs de l'art», l'artiste et l'artisan, sur la base du produit. Si, par exemple, le travailleur produit des bas ou des tapis il est défini plutôt comme un «artisan» (tout en demeurant «artiste»); si l'objet de son art est 74
Cf. l'article BEAU, dans Enc., II, p.175 sq. La doctrine du beau comme théorie de rapports n'exclut pas du champ de définitions possibles du beau artistique, l'artisanat, les machines et les objets utiles produits par elles.
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un tableau ou un poème, il est plutôt un «artiste» (tout en demeurant aussi «artisan»). Les deux sont «artistes» dans la perspective de la condition méthodique générale qui instaure leur acte de formation-production dans l'expérience (Enc., I, p. 745a). 5.4.2. Description, quantification et subjectifs: la médiation de la machine
principes
opérationnels
Dans la suite de l'article ART, on se trouve devant une approche descriptive de type pragmatique des productions des arts, qui se trouve déjà dans le Prospectus (DPV, V, p. 101). Cette description veut saisir les éléments quantifiables dans chaque activité qui concerne des instruments. Premièrement, Diderot arrive à une définition de l'«art en général», en décrivant comment fonctionnent et comment sont organisées ses productions, mais, surtout, il veut raconter quelle est leur histoire naturelle. Deuxièmement, ce pragmatisme se spécifiera au sens d'une théorie des ensembles industriels. Dans les paragraphes «But des arts en général» et «Projet d'un traité général des arts méchaniques», Diderot introduit cette nouvelle méthode et la soumet à l'épreuve de l'expérience: «Ordre qu'il faudroit suivre dans un pareil traité», «Différence singulière entre les machines» suivis du paragraphe le plus remarquable: «De la langue des arts». Se font jour des motifs baconiens auxquels s'ajoute l'argument matérialiste de la base naturelle des «fonctions de l'âme» impliquées dans l'acte formateur: Les instruments et les règles sont comme des muscles surajoutés aux bras, et des ressorts accessoires à ceux de l'esprit. Le but de tout art en général, ou de tout système d'instruments et de règles conspirant à une même fin, est d'imprimer certaines formes déterminées sur une base donnée par la nature; et cette base est, ou la matière, ou l'esprit, ou quelque fonction de l'âme, ou quelque production de la nature. Dans les arts méchaniques (...) le pouvoir de l'homme se réduit à rapprocher ou à éloigner les corps naturels. L'homme peut tout ou ne peut rien, selon que ce rapprochement ou cet éloignement est ou n'est pas possible 75 (Voyez nov.org.) (Enc., I, p.714b) .
La beauté «artistique» d'un ouvrage, c'est-à-dire sa réussite fonctionnelle par rapport à l'intention et à l'expérience disciplinée du sujet, répond à un critère quantitatif d'évaluation. L'objet est toujours le monde des machines et des ateliers dans lequel le penseur «descend» à la recherche des principes originaux qui ordonnent l'operari de l'artisan. Ce sera proprement la machine et la capacité à utiliser ces intermédiaires 75
Cf. Bacon, Novum organum, dans The Works cit., p. 257-59.
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mécaniques entre l'homme et la nature demandant l'emploi simultané de la sensibilité et de la réflexion, qui constitueront l'élément du passage de l'art au travail industriel. Diderot semble considérer ce dernier comme l'aboutissement de la synthèse méthodique de la raison et de la sensibilité, facultés de l'âme, et des actes correspondants: «penser» et «sentir». Cependant, il demeure à mi-chemin entre la description et la prescription. Le précepte parfois domine. Diderot propose des règles médiatrices qui mettent l'artiste en mesure de garder un rapport d'échange constant entre la connaissance théorique et la praxis. Connaissance de «chaque partie de la machine considérée par rapport au plus parfait méchanisme de cette partie», du «maximum ou du minimum de dimensions», de la relation entre la «Mathématique expérimentale et manouvrière», de la «Géométrie de l'Académie» (Enc., I, p. 715b-716a). L'«art» a la vertu de combiner et de concilier ces éléments à l'apparence dispersés dans la routine de la fabrique. 5.4.3. Le sujet collectif divisé: de la collaboration des facultés à l'art manufacturier L'argumentation de Diderot est concentrée autour de ces thèmes fondamentaux: rejet de la spéculation, projet de création d'un «traité général des arts mécaniques», éclaircissement des termes d'art par rapport à la langue courante et à l'expérience. Le bipolarisme raison-sensibilité qui fusionne dans le poièin va structurer ensuite la forme de l'article. ART est divisé en une première partie, métaphysique et spéculative (paragraphes I-IV) et une deuxième partie, méthodologique et descriptivoéconomique (paragraphes V-XII). A travers l'argumentation au long de ce double cheminement, se manifeste la perception que, pour décrire et connaître les arts, un homme seul difficilement arrive à garder l'équilibre entre les différentes facultés en jeu dans son travail, et lorsqu'il y réussit, c'est le grand homme, l'image même du génie qui se présente au lecteur76. Les arguments de discours contre les métaphysiciens (plutôt que contre la métaphysique tout court), pour la nécessité d'unir théorie et pratique d'un art, révèlent ici leur nature d'idéaux régulateurs purs de toute discipline formatrice en général; mais ils ne sont pas des réalités de fait. Les principes et les préceptes adressés à l'artiste particulier doivent être arrangés et adaptés à la réalité de la production lorsqu'il s'agit de les voir à l'œuvre concrètement, par exemple dans le travail d'une manufacture. On est devant un passage essentiel, de style et de contenu à la fois, dans la première partie de l'article (paragraphes I-IX) — où la nouvelle méthode impose justement un langage d'instaurateur, c'est l'impératif du devoir76
Cf. ART, paragraphe «Ordre qu'il faudroit suivre dans un pareil traité», dans Enc., I, p. 715a ; BEAU, dans Enc., II, p. 175a sq.
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être qui parle — vers la deuxième partie (paragraphe «De la langue des arts» et fin), avec son style parénétique de l'appel non moins résolu à la collaboration entre les artistes et les savants. La figure exceptionnelle de l'homme capable d'opérer la synthèse des facultés semble se présenter sous la lumière de l'individu d'exception, mais elle n'est pas l'image d'un «nouvel artiste» dont on attendait pourtant l'entrée sur scène. Pour l'individu, la synthèse théorie-praxis ne semble pas avoir d'effets au niveau de l'expérience particulière sinon en vue de quelque chose d'autre, d'une dimension plus étendue, collective et communautaire des activités de formation. A ce moment, se fait jour, éclairée de la même lumière qu'avait illustré le grand homme, le système de la manufacture, l'«industrie» au sens smithéen moderne du terme, dont le sujet n'est plus l'artiste particulier mais un artiste multiple, universel (infra, 5.5, 7.3.3-4): Qu'il sorte du sein des Académies quelqu'homme qui descende dans les ateliers, qui y recueille les phénomènes des Arts, et qui nous les expose dans un ouvrage qui détermine les Artistes à lire, les Philosophes à penser utilement, et les grands à faire enfin un usage utile de leur autorité et de leurs récompenses (...). Nous invitons les artistes à prendre de leur côté conseil des savants, et à ne pas laisser périr avec eux les découvertes qu'ils feront. (...) Qu'ils fassent des expériences; que dans ces expériences chacun y mette du sien; que l'Artiste y soit pour la main-d'œuvre; l'Académicien pour les lumières et les conseils, et l'homme opulent pour le prix des matières, des peines et du temps; et bientôt nos Arts et nos manufactures auront sur celles des étrangers toute la supériorité que nous désirons (Enc., I, p.717a-717b).
Diderot arrive à la conclusion — tout en laissant de côté la question du génie — que dans les activités ordinaires des arts mécaniques (les techniques), il faut régler ses comptes avec les nécessités de la division du travail et avec une division du Moi de ce sujet industriel collectif, dans lequel les facultés de l'entendement encyclopédique doivent collaborer entre elles (infra, 7.2-4). La synthèse opérationnelle trouve cette fois-ci son aboutissement non pas dans le cadre de l'activité de l'artiste particulier, même s'il est intelligent77, mais plutôt au niveau des ensembles de l'organisation du travail, parmi différentes compétences: 1°/ «artistes», 2°/ «savants», 3°/ «hommes opulents» ou «gouvernement». Les échanges qui mettent en rapport ces ensembles donnent vie, à l'intérieur de la macrostructure de l'établissement industriel, au même phénomène de
77
Cf. Enc., I, p. 714a: «D'où il s'ensuit qu'il n'y a guère qu'un Artiste sachant raisonner, qui puisse bien parler de son art». Tout caractère artistique est ramené à l'activité synthétique, comme à son idéal régulateur.
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collaboration entre les facultés de l'entendement qui est à l'œuvre dans une plus rare microstructure: l'esprit de l'homme de génie78. Voilà ce qu'on pourrait définir comme le «génie collectif de l'industrie», relevé par Diderot à travers les enquêtes encyclopédiques79. Il faut ajouter que cette division du travail trouve une application seconde à l'intérieur même de chaque niveau d'ensemble, surtout dans le premier, celui de la main-d'œuvre qui devient main-d'œuvre spécialisée, étant reliée aux autres ensembles d'objets et de matériaux qui constituent son domaine spécifique de compétence. Ce sont les autres encyclopédistes, notamment Alexandre Deleyre (mot EPINGLE) et l'ingénieur Jean-Rodolphe Perronet — auteur du texte qui accompagne les planches d'EPINGLIER — qui exploreront les ressources de la nouvelle organisation fonctionnelle du travail (infra, 8.1.8-10). 5.5. L’ŒUVRE D’ART DE LA MANUFACTURE ET LA METAPHYSIQUE DE L'INDUSTRIE 5.5.1. La dialectique des facultés de l'âme: industrie, goût et génie L'article INDUSTRIE, œuvre de Quesnay, représente, à côté d'ART, l'une des synthèses les mieux réussies parmi celles qui abordent la question de la téchne des arts mécaniques, du point de vue général de l'organisation du travail. L'article est divisé, comme le précédent, en une partie métaphysique qui met en évidence le sens du terme dans la perspective du concept et de ses significations rationnelles abstraites (raison); et en une partie «économico-politique et commerciale» dans laquelle ce concept trouve son exercice sensible dans le trajet des activités concrètes, en arrivant, chacune de façon différente à le spécifier en travail (sensibilité). Nous voyons que se représente ici le même bipolarisme de la structure d'argumentation que dans l'article ART. Le sens métaphysique de l'industrie renvoie à une catégorie psychologico-anthropologique, c'est une faculté de l'âme, dont l'objet roule sur les productions et les opérations mécaniques; qui sont le fruit de l'invention et non pas simplement de 78
Cf. l'article GENIE, dans Enc., VII, p. 582a-584b; «le génie» est la faculté de percevoir et d'établir, d'une façon créative, un nombre de plus en plus haut et riche de rapports entre les objets qui frappent les sens, et de les rendre fonctionnels à un tout, à savoir: faire jouer ensemble le «système des facultés humaines». Dans le travail industriel, les différentes phases de la production concentrées à l'intérieur de l'acte créateur unitaire de l'homme de génie — sont exercées par les ensembles de l'organisation du travail, suivant des modalités qu'on va analyser. 79 Cf. H. Damish, «De la manufacture comme œuvre d'art économique à l'œuvre d'art comme machine», dans Revue des Sciences Humaines, n° 186-187, to. 58, 1982, p. 313. L'auteur se réclame, ensuite — et pour cause — des écrits de W. Benjamin, L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique (1936).
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l'imitation, de l'adresse et de la routine, comme dans les ouvrages ordinaires des 80 artisans (Enc., VIII, p.694a) .
Cette faculté est ramenée non pas au mécanisme de la routine, œuvre de «l'artisan ordinaire», mais plutôt à l'ingenium; elle est une faculté de percevoir et de créer des rapports d'ordre dans les expériences des activités mécaniques et dans la construction des «machines utiles», suivant l'expression de Diderot. L'industrie a affaire avec la rationalité du geste formateur. Quesnay, de son côté, appelle «le fruit de l'invention» cette qualité propre de l'industrie. Des connotations à la fois rationalistes et matérialistes font de l'industrie l'un des termes de la tripartition des facultés de l'âme proposée par Quesnay, à côté des deux autres: le goût et le génie. La faculté «industrielle» requiert: L'imagination tranquille et étendue, la pénétration aisée, la conception prompte (...). Ceux qui sont fort industrieux, n'ont pas toujours un goût sûr, ni un génie élevé. Je dis plus, des génies ordinaires, des génies peu propres à rechercher, à découvrir, à saisir des idées abstraites, peuvent avoir beaucoup d'industrie (Ibidem).
Distinguant et reliant à la fois l'industrie au génie, par un rapport dialectique entre deux mesures purement quantitatives de différenciation, Quesnay définit néanmoins les qualités du génie en termes analogues à ceux de l'industrieux. C'est la «force» de conception, la «capacité» de cette conception et son «extension» qui délimite les deux facultés l'une par rapport à l'autre: Quoique l'industrie soit fille de l'invention, elle diffère du goût et du génie. Le sentiment exquis des beautés et des défauts dans les arts, constitue le
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Les interprètes attribuent cet article au chevalier de Jaucourt, rédacteur infatigable de plus de 17.000 mots; cf. A. Calzolari, «Cronologia, Edizioni e riedizioni, indici delle Planches e dei testi dell'Encyclopédie», dans FMR, vol. 18, p. 477-532; R. Schwab, «Inventory of Diderot’s Encyclopédie», with the collaboration of W. E. Rex. Essay and notes on the contributors by J. Lough, dans SVEC, vol. 80, 83, 86, 91, 93, Les DelicesGenève-Banbury, 1971-1972 et J. Haechler, L’Encyclopédie de Diderot et de Jaucourt, Paris, 1995. Pour cela, INDUSTRIE est considéré comme un article peu original, seulement l'une des nombreuses «feuilles de figuier», selon l'heureuse expression de Wilson, Diderot cit., p. 138, que le chevalier a fabriqué pour «couvrir» l'Encyclopédie et la protéger de la censure. Mais la notice sur laquelle s'ouvre l'article ne laisse aucun doute: «l'industrie, prise dans un sens métaphysique, est, suivant M. Quesnay, qui me fournira cet article...». Il s'agit, alors, de l’un des mots de compilation rédigés par de Jaucourt sur la base d'un mémoire ou d'un extrait de Quesnay, comme les contenus philosophiques — d'une certaine importance — le démontrent; cf. sur le problème des mots de compilation, A. Pons, «La storia dell’Encyclopédie» cit., p. 193.
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goût. La vivacité des sentiments, la grandeur et la force de l'imagination, l'activité de la conception, font le génie (Ibidem).
Ces trois facultés vont être différenciées par la suite, sur la base de l'objet sur lequel elles s'exercent sensiblement et des effets que celui-ci peut susciter. C'est, en dernière instance, la réalité d'un tel objet qui établit ces termes de distinction dans la structure psychologique de l'âme humaine, sur trois niveaux de complexité. Quesnay, dans son analyse de ce jeu dialectique des différences et des échanges qui s'y instaurent, met en évidence la connotation matérialiste-mécaniste comme la seule propre à l'industrie, spécifiant ainsi le champ de validité et d'usage du concept. Le physiocrate l'affirme, avant de passer en revue les applications sensibles de l'industrie dans le domaine du «Droit politique et du Commerce». Le «goût industriel» est caractérisé par un penchant net pour la mécanique, mais cela ne nous dit rien, en principe, sur la signification ou sur la valeur «mécanique» de la faculté qui lui est inhérente. En fait, la faculté de l'industrie s'expliquera, au contraire, de façon sensible, dans le domaine des activités politico-commerciales, par les inventions et les créations les plus hautes de l'esprit. L'industrie s'exprime à travers la recherche de l'innovation continue dans le monde des machines et par l'organisation, toujours renouvelée, des systèmes qui gèrent les activités productives d'une manufacture. Les Ensembles industriels sont déjà heurtés (et renversés, par rapport aux modèles féodaux) par la force de frappe de la machine ingénieuse, avec laquelle «l'homme opulent» et l'ouvrier ensemble doivent se mesurer, d'après Diderot chacun dans son champ de compétence. 5.5.2. Travail des mains et acte de l'esprit. La téchne industrielle
Le monde économique rural, à côté de celui de la manufacture, est une réalité qui demeure au premier plan dans le discours de la section «Droit politique et commerce» d'INDUSTRIE. Ces deux mondes sont profondément fusionnés et presque confondus l'un dans l'autre. Quesnay ne pose pas de distinction, ni de conflit entre l'«industrie rurale» et l'«industrie des machines», commerciale et manufacturière. Il ne remarque pas de différences d'ordre qualitatif entre les deux genres de «disposition au travail productif»81. La duplicité du concept est déclarée: 81
C'est la traduction la plus proche du sens de ce mot «industrie» selon les intentions de Quesnay: «travail productif» ou, mieux, «capacité de travail productif». Cf. une note intéressante de M. Dobb au texte de la traduction italienne de A. Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (1776), Milan, ISEDI, 1973, à propos de la traduction du terme anglais industry qui présente pour le traducteur les mêmes difficultés afin rendre un tel signifié polyvalent, comme il l'était pour Smith et
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Ce mot signifie deux choses, ou le simple travail des mains, ou les inventions de l'esprit en machines utiles, relativement aux arts et aux métiers; l'industrie renferme tantôt l'une, tantôt l'autre de ces deux choses, et souvent les réunit toutes les deux. Elle se porte à la culture des terres, aux manufactures et aux arts; elle fertilise tout et répand par-tout l'abondance et la vie (Enc., VIII, p.694b).
L'encyclopédiste arrive ensuite à démêler les premières contradictions, les signes des conflits sociaux implicites que la disparité des richesses engendre au sein de l'«industrie», entre producteurs, propriétaires et consommateurs de ses produits. Ce sont les premières dialectiques, assez évidentes, entre moyens et forces de production. Cependant, l'économiste philosophe demeure fidèle à son idéal baconien d'un progrès sans rupture (et sans bornes) de la connaissance technique. Sa foi dans l'application de la «vraie philosophie» à la recherche de l'utile universel est manifeste, le moyen étant ce technique neutre, spécialisé pour chaque art. Les issues historiques du processus seraient toujours positives et d'une positivité qui est donnée par les «machines de l'industrie» : M. Melon a dit très-bien, que faire avec un homme, par le secours des machines de l'industrie, ce qu'on ferait sans elles avec deux ou trois hommes, c'est doubler ou tripler le nombre des citoyens. Les occasions d'emploi pour les manufacturiers, ne connaissent pas des bornes que celles de la consommation; la consommation n'en reçoit que du prix du travail. Donc la nation qui possédera la main-d'œuvre au meilleur marché, et dont les négociants se contenteront du gain le plus modéré, fera le commerce le plus lucratif, toutes circonstances égales. Tel est 82 le pouvoir de l'industrie (Ibidem, p. 695a) .
L'Essai politique sur le commerce (1732) de Jean-François Melon, l'ancien intendant des finances de Louis XV à l'époque de J. Law et du Big Crash du XVIIIe siècle, dont Voltaire parle en termes assez élogieux, ne mentionne pas le «secours des machines de l'industrie»: c'est là l'adjonction de l'encyclopédiste83. L'union que Quesnay a vu se réaliser lorsque l'industrie conjugue le travail des mains avec celui de l'esprit «en machines ingénieuses» c'est-à-dire l'unité de l’art et des sciences grâce à la téchne, n'est rien d'autre que l'idée de la même synthèse méthodique Quesnay. Si l’on traduit simplement «industrie», le mot demeure inintelligible, en gardant un sens trop ambigu dans ses connotations, aujourd'hui fort différentes. 82 Dans l'article INDUSTRIE se réalise une conciliation singulière entre le machinismeindustrialisme de matrice colbertienne — promotion des commerces, des activités manufacturières et des inventions mécaniques — et la perspective physiocratique du primat du travail agricole, qui garantirait la richesse fondamentale d'une nation. 83 Cf. mon édition italienne: Arti, scienze e lavoro cit., p. 331-39: «Premessa» à l'article INDUSTRIA.
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qui structure l'argumentation de l'article ART; elle se concrétise dans cette «œuvre d'art économique» de la manufacture84. L'élargissement de la citoyenneté industrielle dont se réclame Quesnay avec son adjonction au texte dépend, consciemment, du destin de ces machines. 5.5.3. Artisans et artistes: la position du Dictionnaire devant la Révolution industrielle L'optimisme presque inconditionnel de l'économiste à l'égard de l'invention industrielle arrive au point d'apercevoir dans la seule introduction des machines à l'intérieur du système de production une sorte de puissance qui libérerait l'homme du pônos, l'«esclavage du travail» marxien. C'est une idée qui s'exprime à mots couverts, annoncée dans la phrase: «doubler ou tripler le nombre des citoyens» grâce à l'industrie, sous l'égide de l'autorité de J.-F. Melon. De même, l'usage de l'instrument et la présence de la machine veulent sanctionner la distinction entre «l'artiste» qui travaille avec intelligence, tout en gardant unies l'activité de la main et celle de l'entendement dans l'operari avec l'appareil, et le simple «artisan» qui ne semble pas faire le même usage de l'entendement, à côté d'autres compagnons sur les outils artisanaux. Là où l'industrie impose au philosophe de descendre dans les ateliers à l'école de l'artisan, en même temps elle oblige l'artisan à s'élever vers la théorie, vers les «enceintes» productives complexes de la fabrique moderne — selon l'expression du rédacteur de l'article MANUFACTURE (Diderot?). Cet artisan jouera dans ce texte un rôle plus modeste à sa «place de travail». Une fonction spécifique lui est attribuée par rapport à sa compétence sur la machine qu'il sait utiliser et à l'ensemble de l'organisation qui, pour ainsi dire, l'implique en soi. Cette dialectique entre l'artisan et l'artiste industriel n'est qu'esquissée dans les dernières lignes de l'article de Quesnay. Elle ne trouve pas l'articulation que l'on attendrait à partir des prémisses posées dans la première partie «métaphysique» de l'article ART. Le radicalisme synthétique du texte diderotien n'est donc pas atteint au même niveau que celui de l'économiste de l'article INDUSTRIE. Quesnay se borne à constater les phénomènes de la division du travail sans énoncer de jugements et, surtout, sans légiférer in philosophicis. L'article ÉPINGLE propose un deuxième modèle pragmatique d'organisation du travail tel qu'on le trouve dans une petite manufacture d'épingles dans la première moitié du siècle. Cet article — devenu célèbre grâce à Adam Smith qui le
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L'expression ökonomisches Kunstwert est de K. Marx, Le Capital, Livre Premier, dans Œuvres, vol. I, éd. fr. M. Rubel, Paris, 1963, Livre I, chap. V.
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cite dans sa Richesse des Nations (1776)85 — fut rédigé par A. Deleyre (infra, 8.1), qui prend comme modèle une fabrique de Laigle, en Haute Normandie, «à 30 lieues de Paris». Nous sommes devant un type d'organisation hybride, à mi-chemin entre l'industrie manufacturière moderne et l'atelier d'artisan. Les ouvriers travaillent côte à côte, dans un milieu recueilli, avec peu d'espace, mais ils ont tous une tâche spécifique à accomplir, chacune est bien différenciée par rapport à l'autre. Le philosophe énumère dix-huit opérations à travers lesquelles l'épingle doit passer avant d'entrer dans le commerce. Cette fragmentation des procédures et des fonctions requiert le maximum de coordination et le contrôle constant de chaque ouvrier sur son activité et sur celle de ses compagnons. Ainsi disparaît l'ancienne figure du maître des corporations qui, comme à l'article MANUFACTURE, aidait le compagnon dans son travail. Chaque ouvrier a affaire avec une machine-outil ou un appareil plus complexe et avec ses camarades, auxquels il remet la partie de travail achevée. L'homme a déjà une fonction ponctuelle et précise à accomplir. Le rédacteur du mémoire qui accompagne les Planches d'ÉPINGLIER — J.-R. Perronet — définit à maintes reprises par le terme «fonction» l'opération particulière confiée à un ouvrier spécialisé. On ne peut pas établir de façon exacte combien de travailleurs divisés sont présents dans cette fabrique, on ne sait pas si chacune des 18 fonctions est assignée à un ouvrier différent. Deleyre, à l'article ÉPINGLE, ne fait pas attention au nombre des ouvriers employés, il se penche sur les fonctions et non sur les personnes, les sujets. Il laisse entendre que certaines opérations peuvent être exécutées par la même personne, en des temps différents, et l'individu préposé à plusieurs fonctions est donc mobile, transmuable. Un passage de l'article expose l'observation la plus marquante: Deleyre relève que certains ouvriers travaillent pour plusieurs entrepreneurs, c’est-à-dire dans plus d'une entreprise à la fois. Habiles et rapides, ils peuvent remplir leur tâche particulière dans une manufacture, laisser leur part de travail finie aux autres compagnons et prendre leur place dans une deuxième manufacture. C'est le témoignage d'un nouveau type d'organisation «dispersée» du travail qui inspire justement à Smith l'exemple d'une industrie productrice de richesses en termes de quantité mais surtout — il faut ne pas oublier ce détail dans le texte — de qualité du produit fini, en vertu de l'organisation par activités spécialisées. C'est là qu'il faut repérer le caractère d'«œuvre d'art» synthétique de la manufacture (Marx). L'«industrie» va dès lors indiquer, d'après Smith et les encyclopédistes, ce 85
Cf. B. Gille, «L’Encyclopédie e le tecniche», dans FMR, vol.18, p. 160 sq.; R. Finzi, «La fisiocrazia nell’Encyclopédie», dans FMR cit., p.107; et A. Smith, La richesse des nations (1776), éd. fr. G. Mairet, Paris, 1976, p. 38-40.
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type de système organique de production dans lequel à tout point d'activité est attribué un rôle de fonction x-dépendant, à la fois mobile et interconnecté à tous les autres. Cette définition entraîne des conséquences remarquables, d'ordre historique et conceptuel, qui ont suscité des jugements différenciés chez les interprètes au sujet du «retard d'information» technologique de l'Encyclopédie par rapport au développement de l'industrie de son temps. Or, s'il a été possible pour A. Smith de prévoir le changement économique radical apporté par la division du travail, quinze ans après les articles de Deleyre et de Quesnay, cela l'a été grâce aussi à leurs analyses et au long séjour parisien de l'économiste entre 1764 et 1766-67, lors de la parution des derniers volumes de l'Encyclopédie (1765). Un retard véritable ne peut être constaté qu'au niveau de l'information strictement technique et non pas technologique. Le Dictionnaire manque de connaissances sur des nouveaux appareillages et sur des nouvelles machineries industrielles, ou encore il n'est pas au courant des procédures plus articulées de division du travail en fabrique. Cependant, au niveau de la conscience philosophique et technologique de la révolution «industrielle», de la nouveauté qu'elle signifie pour l'homme en général — cet emploi fonctionnel de la machine et l'organisation divisée du travail par tâches spécialisées — l'Encyclopédie a saisi les termes de ce tournant et l'a même favorisé. Elle en montre les aspects critiques vus, sans commentaire, dans leurs apories internes86. 5.6. LES PLANCHES ET L'APORIE DU SYSTEME DE LA MANUFACTURE
5.6.1. Pragmatique et matérialisme dans la représentation des planches: machines animalisées, industrie mécanisée Le sens d'une lecture pragmatique du système manufacturier — aussi bien que de l'Entendement encyclopédique dans lequel il se place: à chaque moment de son activité théorique correspond une fonction pratique — s'éclaircit en lisant, d'après le projet de Diderot, le texte des articles techniques à côté des planches. On traite des ensembles d'objets en relation entre eux, des ensembles d'hommes et, surtout, des lois de fonction qui les relient. Ce sont les «raisons» (pragmatiques) des actes opérationnels qui les regardent. Suivant la définition diderotienne de la métaphysique «science des raisons des choses», le Dictionnaire fonde la rationalité des pratiques productives sur la force des images. La raison et l'imagination collaborent alors pour définir un plan commun 86
Cf. Gille, «L'“Encyclopédie”, dictionnaire technique» cit., p. 192; Mousnier, Progrès technique et scientifique au XVIIIesiècle cit., p. 257; et Proust, Diderot et l’Encyclopédie cit., p. 163-64.
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d'opération critique sur et dans le réel. La Description rend compte de ces raisons imagées. Voilà la première donnée évidente qui saute aux yeux du lecteur87. Par quel aspect ces images se différencient-t-elles par rapport à celles des autres encyclopédies de la même époque ou d'époques précédentes? La structure bipartite est caractéristique, avec la division en haut de page et bas de page88. La partie haute de l'image est, le plus souvent, une vignette qui représente les hommes, les instruments, le milieu de travail au cours de l'activité productive; en bas, on trouve dessinés et décrits les mêmes appareils, les matériaux ou bien des parties du corps de l'ouvrier, par exemple les mains seules ou des machines, vues en coupe ou par sections détachées et assemblées. Chaque figure a un numéro, qu'il s'agisse d'objets, de matériaux ou d'instruments, ou bien d'hommes. La figure humaine, en haut de page, correspond à un objet ou à une ou plusieurs machines numérotées différemment en bas. Cette distinction est assez nette; parfois les objets sont marqués par des lettres en majuscule. L'expression forte de la thèse matérialiste et pragmatique du Dictionnaire89 tient à ce primat des choses et des fonctions, à la prééminence des relations qui s'instaurent entre ses éléments, sur les personæ ou plutôt sur l'individualité des sujets. L'homme en tant que sujet est fusionné avec les objets qu'il travaille, il est une «chose» parmi d'autres (infra, 7.2.2-8, sur la technique de la fusion sujet-objet dans les beaux-arts), en vertu de sa fonction de manipulateur et comme terme 87
Cf. R. Barthes, «Les planches de l'“Encyclopédie”», Nouveaux essais critiques, dans Le degré zéro de l'écriture, Paris, 1973, p. 89-105. 88 Cf. Ibidem, p. 91; et F. Moureau, Le roman vrai de l'Encyclopédie, Paris, 1990, p. 16-23. Les planches de N. Chomel, Dictionnaire Œconomique, 2 vol., Paris, 1718 ont une structure unitaire et unidimensionnelle: l'homme y est l'élément figuratif central, mais les images ne sont pas divisées, d'un côté en ensembles interreliés d'objets, d'instruments et matériaux et de l'autre en ensembles d'hommes; ils sont plutôt des diagrammes explicatifs de l'action humaine entière, saisie dans son instantanéité progressive. L'image n'est pas démontée et distribuée en séquence de vignettes, figures, coupes, marquées par lettres, numéros etc. Les planches de J. Agricola (Georg Bauer), De re metallica, Basileæ, 1556, dans Moureau, op. cit., p. 16-19, montrent d’abord l'évidence de la figure humaine à l'intérieur d'un paysage unitaire, peuplé de plusieurs substances simples, non détachées. Il y a des arbres, maisons, objets, des hommes qui vivent dans la simultanéité de la scène et de leurs gestes une seule histoire. La planche prend l'aspect d'un tableau de vie quotidienne. Les choses ne sont pas conçues dans la succession logique, atemporelle de l'analyse. Dans les deux ouvrages mentionnés le trait distintif des images de l'Encyclopédie manque, c’est-à-dire la séparation fonctionnelle nette entre machines, matériaux, milieu de travail et personnes. 89 Cf. Barthes, op. cit., 99: «L'Encyclopédie témoigne donc constamment d'une certaine épopée de la matière, mais cette épopée est aussi d'une certaine façon celle de l'esprit: le trajet de la matière n'est autre chose, pour l'encyclopédiste, que le cheminement de la raison: l'image a aussi une fonction logique. Diderot le dit expressément à propos de la machine à faire des bas».
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opérateur de médiation entre matière et produit90. Au moment où l'industrie humaine se mécanise au fur et à mesure que les instruments deviennent des prolongements détachés du corps travailleur, les machines à leur tour s'animalisent, tendent à acquérir une vie propre issue de leur autonomie fonctionnelle (infra, 8.2.3 et 7.3.3-4 à propos d'une «industrie organique» de l'homme). Terme médiateur second, entre la matière inerte du produit (sensibilité inerte) et l'instrument vivant (sensibilité active) qui devient cet homo faber, le sujet industriel n’exerce qu’une fonction dans l'ensemble manufacturier. Le machinisme encyclopédique rend visible cette cassure consciente entre l'homme et la machine. Les planches tentent de dessiner l'interstice de sens entre cette matière inerte (appareil qui s'animalise) et la matière vivante (homme qui se chosifie), où les deux font preuve d'une sorte de porosité réciproque. Les images de l'article ÉPINGLIER montrent bien cette fusion, pour ainsi dire circulaire, des deux genres de figures, et qui s'oppose par ailleurs à une distinction fonctionnelle très nette entre les ensembles d'objets et de personnes, à la cassure homme-machine. La planche est également belle du point de vue figuratif parce qu'elle «fait texte» par l'intention philosophique qui la connote: dire ce quelque chose en plus sur les rapports qui se succèdent entre ses personnages saisis dans l'analyse de l'acte de production. Rapports entre travailleurs et objets91. Dans la planche, ce sont les corrélations bien distinguées entre ces figures d'ensembles qui forment l'élément essentiel, non pas les «substances» des choses représentées. C'est le cas de la figure de l'ouvrier au cours de son activité. L'homo faber est pris dans la dynamique des passages d'une fonction à l'autre, dans la mesure où il est l'élément moteur de la représentation; il est, pour ainsi dire, assimilé aux passages eux-mêmes92. Il met en marche un appareil ou s'applique à une machine, il façonne un produit ou manipule des matières premières93. La figure humaine n'a pas une physionomie ou une série de traits individualisés — la planche est au degré zéro de la subjectivité. En même temps, la connotation individuelle forte, c'est-à-dire l'expression qui manque aux figures, est transposée au niveau de l'effet général du tout. La planche n'est belle (et signifiante) que dans son ensemble comme une composition de rapports. Quand on la considère comme une sorte d'ensemble mathématique ses qualités communicatives jaillissent dans un 90
Cf. Barthes, op. cit., p. 95, ce qui ne se traduit pas en déshumanisation du contexte. Cf. Ibidem, p. 99. 92 Cf. A. La Torre, Diderot: la teoria e la pratica dell'arte, Rome, 1976 et Diderot, nostro contemporaneo: la fondazione della critica materialistica e della sociologia dell'arte, Bologne, 1977; ouvrages qui mettent en lumière l'aspect sociologique et matérialistepragmatiste des enquêtes diderotiennes sur l'art. 93 Cf. Barthes, op. cit., p. 98-101.
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système d'information au sens étymologique: «qui met en forme des rapports signifiants». On peut distinguer des relations fonctionnelles précises parmi les trois ensembles d'éléments variables, en correspondance entre le haut et le bas de page: a) les hommes et leurs opérations (haut); b) les machines et les appareils (bas et haut); c) les matières premières et les produits (haut et bas). Chacun des éléments des trois ensembles peut entrer en relation avec un ou plusieurs éléments des deux autres, par des correspondances univoques ou biunivoques. L'Ensemble des ensembles qui recueille en unité la représentation est la constante de l'industrie, c'est-à-dire le travail global de la manufacture dont la planche constitue la synthèse, renvoyant en même temps à la synthèse descriptive du texte. Dans celle-ci est proprement contenue la loi f de fonction qui explique les procédés, les formes de production, l'emploi des matériaux, les produits et les rapports parmi toutes ces parties fonctionnelles; c'est la synthèse de la raison et de la sensibilité qui devient, à son tour, le fondement législateur de l'operari. 5.6.2. La conciliation de la physiocratie et du mercantilisme dans le système manufacturier Il convient de préciser la signification humaine de cette loi de fonction. Posons le symbole x, pour exprimer un élément de l'Ensemble humain H et sa position variable, selon la fonction f, pour une partie de travail accomplie, par rapport au complexe constant de l'Ensemble Industriel I et à ses parties variables, les Ensembles A (appareils) et M (matériaux), avec leurs variables (y, z, u, w... etc.). La personne préposée à la tâche y, déjà spécialisée — par exemple, dans la manufacture de l'épingle c'est le constructeur des têtes —, est pourtant une entité mobile, au sens qu'elle y trouve une valeur productive et un rôle qui varie — est fonctionnel — en tant qu'«argument» de la proposition complexe de l'Industrie (Ii) y=f(x), celle-ci assignant à x sa valeur. C'est là une valeur «fonctionnelle»94. L'ouvrier, «l'homme utile» dont Hegel parle dans sa Phénoménologie, «est pour quelque chose d'autre», il est (tient à) la place, déjà définie «en-soi» qu'il occupe à l'intérieur de l'expression complexe: x = f (y, z, w, u...n), l'organisation divisée du travail. Mais celle-ci, «pour-soi», peut changer. L'ouvrier n'est pas lié à son poste d'une façon définitive mais plutôt suivant cette loi de fonction — ou de bon fonctionnement — f, qui régit la susdite expression d'ensemble. C'est la manière de procéder des rapports industriels décrits par les encyclopédistes. La personne x fait un travail y,z,u, etc. (à l'instrument a, 94
Une proposition dont le sens est défini par la loi f de fonction. On pourrait exprimer la même proposition par la formule: x = f (y), en mettant en relief l'élément humain x par rapport à y des autres éléments industriels.
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à la matière m etc.), mais elle peut changer rôle alors que la «place» de travail, la fonction f(x), demeure. Ou bien, au contraire, les lois de fonction f peuvent changer ou les places y, les appareillages a, les tâches à remplir pour f(x) alors que les «variables humaines» (Xn) demeurent. Les ouvriers devront apprendre d'autres lois qui régissent d'autres expressions fonctionnelles. Il est évident qu'il n'est pas donné un «poste de travail» à l'homme utile, mais, plus exactement, la fonction que ce poste représente. Si un élément change à l'intérieur de l'expression industrielle (Ii) — par exemple grâce à l'invention d'une nouvelle procédure productive Ix, par une nouvelle machine m etc. — on change par conséquent le tout, à la fois l'organisation d'ensemble de la fabrique et les formes particulières de rapport entre ses parties95. Cela arrive, rappelons-le, au niveau des «fonctions» mais non pas au niveau des «substances» individuelles. Ce sont les rapports constants de l'organisation manufacturière, l'Ensemble-industrie Ii lequel, étant coordonné par la loi f, établit la fonction (qui peut changer) de toute partie variable. C'est la loi du tout, d'une totalité productive organisée, qui donne signification et vie à ses parties et vice versa. La «connaissance» de cette unité, chez Diderot, rassemble les «traits dispersés» (Hegel) des différentes compétences, et devrait préserver l'Industrie Ii d'un amoncellement effectif des «substances» individuelles dans la division du travail. Le même phénomène semble se passer, à ce sujet, dans le système de la fabrique, à l'article MANUFACTURE qui décrit deux genres d'établissements: les manufactures d’une part «réunies» et d’autre part «dispersées». La préférence du rédacteur va à ces dernières; c'est un physiocrate — l'attribution à Diderot est douteuse — qui voit dans la possibilité d'une force-travail «mobile», celle du paysan-ouvrier, la réponse aux contradictions du premier industrialisme. Le travailleur doit cultiver la terre comme son activité première (physiocratie) et durant les temps vides il s'applique au métier à drap ou il exerce une fonction à l'intérieur de la manufacture dispersée, chez lui, avec les autres membres de sa famille (colbertisme). La mobilité de la fonction-travail et l'organisation 95
C'est le cas de l'introduction de nouvelles machines dans le travail manufacturier, qui met en cause la compétence d'une variable x — par ex. un travailleur artisan qui ne connaît qu'un type d'opération ou un procédé non-mécanisé — en imposant l'engagement d'une autre variable x1, capable de remplir la nouvelle fonction, introduite par la machine. L'article EPINGLIER en fournit un exemple à la planche III: c'est l'image de l'appareil appelé «Entêtoir», pour la construction des têtes d'épingle, qui requiert des ouvriers spécialisés (six) uniquement préposés à cette fonction. Au sujet des rapports entre le concept de «substance» et le concept de «fonction» dans la science et la philosophie modernes cf. E. Cassirer, Substance et fonction, éléments pour une théorie du concept, éd. fr. P. Caussat, Paris, 1977.
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d'ensemble sont, pour l'encyclopédiste, la clé du problème économique et politique le plus urgent de l'époque: la conciliation de l'agriculture et de l'industrie manufacturière, de la liberté de commerce et de la tutelle des douanes, avec leurs intérêts locaux. En un mot, il faut intégrer l'un à l'autre, la physiocratie et le colbertisme96. Quesnay, dans l'article INDUSTRIE, n'avait pas dit autre chose. 5.6.3. La synthèse renversée de la raison et de la sensibilité. Les fonctions du travailleur Cependant, on voit apparaître tout au long des argumentations des rédacteurs, une prémisse passée sous silence qui est néanmoins présente partout comme quelque chose d'acquis. La connaissance (seule cette connaissance) de la totalité organisée (Ii) dont toute variable subjective est fonction peut affranchir le sujet producteur des liens d'étroitesse auxquels il est nécessairement soumis. EPINGLE, ART, MANUFACTURE sont pour cela les modèles d'un aménagement rationalisé des activités productives dont fait partie, dans l'intention des philosophes, cette même description. Le travailleur, connaissant l'ensemble, apprend sa valeur de fonction et le sens propre de l'être-partie dans le tout. Ainsi, assistonsnous au sein de la recherche encyclopédique, de l'article ART à l'article EPINGLE, à un aboutissement renversé, déplacé, de la synthèse telle qu'elle avait été conçue dans les propos du Prospectus. La connaissance devient finalement — bien qu'ayant été au début un moyen de description des procédés synthétiques, comme l'une des deux parties, la partie théorique, de l'activité de production97, et la raison qui la constitue étant une faculté transitive de l'entendement — elle devient la condition législative de la même synthèse. Celle-ci, nous le découvrons, s'accomplit dans la connaissance mais non pas dans l'acte formateur de chaque ouvrier. C’est uniquement celui qui connaît le tout, semble vouloir dire l'encyclopédiste, qui se trouve dans la condition (dispose du pouvoir conditionnel) de participer à Ii en tant que sujet de son operari. Les ouvriers des manufactures sont-ils, en ce sens, des «sujets»? Le premier souci de Diderot, dans le Prospectus, était précisément de faire en sorte que les artisans sachent «raisonner et bien parler de leur art» puisque la plupart d'entre eux n'était pas véritablement capable de le faire. L'Encyclopédie se charge de combler un vide qui n'est déjà plus qu'un vide de connaissance. Derrière le reproche de Diderot se déguise un 96
Cf. Wilson, Diderot cit., p. 384; sur les rapports mercantilisme-physiocratie cf. C. Perrotta, Produzione e lavoro produttivo nel Mercantilismo e nell'Illuminismo, Galatina, 1988, p. 261-62. 97 Cf. ART, Enc., I, p. 714b : «Projet d'un traité général des arts mécaniques», dont la connaissance théorique était un instrument de méthode.
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danger bien concret. L'homme-fonction x se spécialise, utilise des instruments et des objets, les manipule avec «art» et il est en même temps utilisé lui-même comme une variable f(x) du travail divisé. Hegel présente ainsi cette dialectique: Tout se redresse sur ses ergots, se raidit face à l'autre chose, est pour soi 98 et se met à son tour à utiliser l'autre de son côté .
Le phénomène est connu. Dans l'ensemble de la manufacture, l'ouvrier s'applique aux premiers appareillages mécanisés, il «exerce une fonction» — comme le dit Perronet99 —, se meut à l'intérieur du système de règles qu'organise le corps de la machine, mais lui-même n'en connaît pas la constitution interne, la complexité de son fonctionnement. Il n'a pas besoin de le savoir et ne sait pas non plus ce que sont en train de faire ses camarades préposés à d'autres fonctions. L'homme fonction se laisse utiliser comme un moyen en vue de la finalité autonome de la machine100. Le «reste» se déroule dans l'Ensemble Ii de l'industrie. 5.6.4. La dérive de l'x-homme. De l'économique à l'esthétique de l'expérience L'Encyclopédie propose comme réponse aux premières apories de la division du travail manufacturier le modèle synthétique des articles ART et MANUFACTURE. Mais elle a devant soi une figure historique du travailleur qui n'est pas encore l'ouvrier industriel, celui fortement divisé du XIXe siècle; il n'est pas l'artisan d'atelier, ni le paysan au dos voûté par le travail de la terre. L'homme de la première industrie moderne, homo nouvus, recueille comme un Faust renversé ses deux «âmes» productives (celle de l'artisan-paysan et du travailleur industriel), ambigu comme l'était à l'époque le concept même d'industrie (supra, 5.5), et il commence à «rouler à partir du centre» de l'ancienne subjectivité non divisée, propre aux collectivités pre-industrielles, «vers un inexprimable X»101. Le sens de ce X, rappelons-le, demeure par définition insoluble une fois pour 98
Hegel, Phénoménologie cit., p. 377; supra, 5.1-2. Cf. le texte des Planches d'ÉPINGLIER, dans Enc., XXV, s.p.; infra, 8.1.8-10. 100 Cf. Enc., II, p.98a ; article BAS (métier à); supra, 5.6.4. 101 F. Nietzsche, Fragments posthumes, automne 1885-automne 1887, trad. fr. par J. Hernier, Paris, 1979, p. 130, c'est moi qui ajoute «l'inexprimable» au caractère de x, dont Nietzsche parle à propos de l'homme copernicien et de son nihilisme: «2(127) (...). Les conséquences nihilistes de l'actuelle science de la nature», et l'on pourrait ajouter, de sa technologie, «(à côté de ses tentatives pour s'échapper dans l'au-delà). De son activité résulte finalement une auto-dissolution, une orientation contre soi, une anti-scientificité. — Depuis Copernic, l'homme roule du centre vers X». Cette figure de l'humain n'est-elle pas la même qu'on a essayé de relever, sous le terme d’hommefonction, dans l'industrie des encyclopédistes? 99
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toutes à l'intérieur de l'expression industrielle Ii et dans son acte spécialisé de production y=f(x). Xn peut signifier autre chose, c'est l'autre— comme le dit Hegel — auquel il correspond: le compagnon, le maître, la machine, la chose produite, les variables de l'industrie. Par son rapport avec l'Ensemble des ensembles In qu'est l'organisation (et la connaissance) proposée par Diderot, la variabilité arrive nécessairement à se projeter dans le monde personnel du travailleur, en constituant l'angoisse passée sous silence de l'x-homme, sa dérive hors du centre de sa subjectivité fonctionnelle. L'être de celui-ci équivaut à un ne pouvoirplus-être entier, une totalité conçue elle-même comme étant un Ensemble d'ensembles (infra, 7.1-4, domaine de l'esthétique). L'œuvre des encyclopédistes ne dit pas un mot de tout cela, il n'y a aucun commentaire. L'exposition des phénomènes critiques — tels que le travail enfantin, les ouvrières «bouteuses», qui vannent et boutent les épingles sans rien faire d'autre; les opérations répétitives avec les roues mécaniques (voir, par exemple, les planches de TOURNEUR) —, n'est suivie d'aucun jugement. La description de ces «faits de la mécanique appliquée» ne laisse d'espace qu'à un relief très discret102. La société du travail divisé mise en scène par le théâtre encyclopédique est certes loin d'apparaître comme le lieu d'isolement et d'aliénation dont parle Marcuse dans son Homme unidimensionnel (1966) ou que commentent Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la raison (1969). Cependant, lié au caractère intérieur de l'homme-fonction, demeure un statut problématique qui fait osciller cette figure entre les deux pôles d'une dialectique nouvelle et plus complexe 1°/ l'ancien besoin de totalité, 2°/ la nécessité de limitation au particulier. Cette dialectique dépasse toute tentative de «conciliation» finale et l'organisation fonctionnelle du travail se trouve encore devant la tâche de devoir l'affronter. Les termes de cette aporie que l'Encyclopédie a su reconnaître seront rejoués, chez Diderot, dans le cadre déplacé d'une autre forme d'expérience du sujet — non plus une simple connaissance de la totalité organique douée de sens — et de sa nouvelle méthode. Après les avatars encyclopédiques des premières années103, à partir de 1758-59104, l'ouvrierphilosophe se consacre à l'étude de la nature vivante et aux beaux-arts qui
102
Cf. Enc., V, p.806b: «On boute les épingles». C'est l'un des premiers témoignages du travail enfantin dans une manufacture. Perronet ajoute, à propos des «Bouteuses», son propre témoignage aussi, cf. Enc., XXV, mot ÉPINGLIER. 103 Cf. Proust, Diderot et l’Encyclopédie cit., p. 151. 104 Cf. ibidem, p.73 sq., à la suite du deuxième arrêt du roi et de la saisie du Dictionnaire; A. Pons, «La storia dell’Encyclopédie», dans FMR cit., p. 193-222. En 1759 un arrêt du roi, sous l'influence des Jésuites, ôte à l'Encyclopédie et à d'autres ouvrages jugés subversifs, le «privilège» de la publication.
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en reproduisent les «charmes» hors du lien aporétique de la fonctionnalité: une recherche de la vérité de l'expérience esthétique105.
105
Cf. Proust, Diderot et l’Encyclopédie cit., p. 149 sq. «Chronologie et groupement des articles de Diderot». L'intérêt de Diderot pour les beaux-arts fleurit et s'approfondit davantage après la fin des travaux autour de la Description des arts et la période d'engagement continu pour l'Encyclopédie. Ce fait émerge aussi de la chronologie et du contenu de ses œuvres. Avant 1758, le philosophe écrit peu ou rien sur les arts libéraux ou les beaux-arts, et lorsqu'il le fait c'est toujours dans un contexte ou par rapport à des problèmes gnoséologiques; cf. Mémoires sur différents sujets de mathématiques (1748), la Lettre sur les aveugles (1749) et la Lettre sur les sourds et muets (1751). En revanche, le jeune philosophe est un assidu spectateur de théâtre, au moins jusqu'en 1743; cf. Y. Belaval, L'esthétique sans paradoxe de Diderot, Paris, 1950, p. 26. Après 1758-59, on assiste à un véritable épanouissement du nouvel intérêt. Diderot écrit les deux pièces, le premier Salon, le discours De la poésie dramatique, l'Entretien sur le Fils naturel, une première rédaction du Neveu, une ébauche du Paradoxe sur le comédien.
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CHAPITRE 6 L'ORGANISME, SYNTHÈSE DES RAPPORTS
Est-ce que je puis être autre chose qu'une tendance?... non; je vais à un terme... Et la vie?... La vie, une suite d'actions et de réactions... vivant, j'agis et je réagis en masse... mort, j'agis et je réagis en molécules... Naître, vivre et passer, c'est changer de formes... Rêve de D'Alembert
6.1. SCIENCES DE LA VIE POLITIQUE ET HISTOIRE NATURELLE DANS L'ENCYCLOPEDIE 6.1.1. L'«innocence» technique du Dictionnaire: Buffon et l'unité des espèces Diderot lit l'Histoire naturelle, générale et particulière de Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon dans la prison de Vincennes. Après la Lettre sur les aveugles, c'est une découverte qui marque en profondeur le développement de sa pensée et de l'entreprise encyclopédique. Paru, comme la Lettre, en 1749 l'ouvrage va bientôt faire du bruit et susciter l'intérêt de l'infortuné éditeur. Les thèses des trois premiers tomes, concernant la naissance de la terre et la nature de l'homme, furent aussitôt condamnées par le Parlement de Paris. Le Breton et les autres libraires viennent de remplacer l'abbé Gua de Malves par Diderot, à la direction de l'Encyclopédie (1747-48). C'est en partie grâce à l'intervention de ses quatre libraires que le philosophe retrouve la liberté. Le travail de cet érudit, disent-ils, ne constitue guère de danger pour l'autorité politique . Il ne s'agit que d'un travail technique, celui du littérateur engagé dans une «Description» des arts et métiers, et ayant, en outre, « passé dix ans à l'étude des mathématiques et des belles-lettres, 1
1
Cf. Wilson, Diderot cit., p. 89-90.
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vivant entièrement ignoré et n'ayant aucun dessein d'être connu» (CORR, I, p. 85) . Le Dictionnaire, finalement, ne peut qu'ajouter à «la gloire de la France et [à] la honte de l'Angleterre» (Ibidem, p. 83). Diderot utilise l'élaboration de l'Encyclopédie en tant que dictionnaire technique comme un signe de son «repentir» après ses «intempérances d'esprit» (Ibidem, p. 89) . En ce sens Buffon — exemple de mesure intellectuelle — trouve là une place de premier rang. Mais l'importance qui lui est assignée est-elle aussi innocente qu'il y paraît? Durant les deux mois qu'il passe au donjon, Diderot commente minutieusement, sur des cahiers séparés, l'Histoire naturelle, notes dont il demandera la restitution au marquis de Châtelet, gouverneur de la forteresse (Ibidem, I, p. 96). Ces notes n'ont malheureusement pas été retrouvées . Perte considérable. On trouve des traces de cette lecture et des «améliorations» dont Diderot parle à Châtelet dans différents articles de l'Encyclopédie, mais surtout à l'article ANIMAL et dans les contributions du Diderot avant tout politique et «descripteur» des arts et métiers (articles HOMME, DROIT NATUREL, ART, BAS etc.) . D'abord, la présence de Buffon est manifeste à l'enchaînement des articles sur l'histoire et théorie de la terre, rédigés par plusieurs auteurs. Les grandes fresques cosmogoniques empruntées à l'Histoire naturelle dissimulent la question théorique la plus délicate, celle de l'origine et du développement des espèces animales actuellement existantes. Chez Buffon l'unité de l'espèce est un dogme apparemment inébranlable, un présupposé implicite de son projet scientifique, qui est la description de la nature vivante à travers ses «époques». La forme de chaque être vivant, le noyau qui le constitue philogénétiquement — dirions nous — en tant qu'espèce est donnée une fois pour toute, telle quelle, par dieu. Elle ne périt, ni ne se transforme. Comment cette thèse se concilie-t-elle avec le postulat des «molécules organiques» (sorte de cellules) qui suivent un processus épigénétique de croissance et de différenciation spécifique lié au temps de 2
3
4
5
2
Lettre au lieutenant Berryer (10 août 1749). Diderot ne fait mention que de ses travaux scientifiques. 3 Lettre au Chancelier Daguessau (10 Août 1749). 4 Cf. D. Diderot, Écrits inconnus de jeunesse (1737-1744), identifiés et présentés par J. Thomas de Booy, dans SVEC, Banbury, n° 119, 1974; Écrits inconnus de jeunesse (1745), ibidem, 1979. Hypothèse captivante que celle de Th. de Booy: elle laisse espérer la restitution de ces notes. 5 Cf. Wilson, Diderot cit., p. 109. Lors de la parution du Dictionnaire Buffon ne tarit pas d'éloges à l'adresse des directeurs: «Un personnage aussi considérable que Buffon écrivait en décembre 1750 que les auteurs lui avaient montré plusieurs articles et que l'ouvrage s'annonçait favorablement. En avril il remarque encore, à propos du vol. I: “Je l'ai parcouru, c'est un très bon ouvrage”». Buffon et Montesquieu ensuite se complimentent avec D'Alembert pour son effort philosophique: le Discours préliminaire».
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ces «époques»? A l'article ANIMAL Diderot emploie ses notes de prison pour composer un véritable contrepoint textuel sur ces thèses de Buffon, qui y sont soumises à une critique minutieuse. En revanche, l'article HISTOIRE NATURELLE (de Jaucourt) reproduit la même ambivalence que l'on trouve dans son modèle. Dans la pensée L de l'Interprétation de la nature Diderot avance un premier essai de réponse. Il s'en prend à la thèse du «docteur Baumann» (Maupertuis), auteur d'un Traité de la formation des êtres organisés (Berlin,1751) et feint de lui en reprocher les conséquences «spinozistes». Le développement des «particules animales», la plus petite forme d'organisation vitale postulée par Maupertuis, aboutit à une pensée moniste et matérialiste, lorsque ces particules sont assimilées aux «molécules organiques» de Buffon. C'est un univers sensible animé, un être vivant universel dont tous points de matière, modes de changement perpétuel, sont doués de sensibilité et de vie dans l'existence d'une substance unique, sive dieu. En taxant cette thèse de spinozisme, Diderot ne demande qu'à la pousser jusqu'à ses véritables conséquences, avec une intention bien particulière. 6.1.2. La critique de Linné du point de vue de la Description des arts
L'Histoire naturelle offre à Diderot la première occasion d'aborder le problème de l'essence du vivant (le «qu'est-ce que c'est?») en exposant la définition encyclopédique de l'homme et de l'animal, cela dans le cadre même de la «Description des arts et métiers». Buffon s'était arrêté à l'«art de la chimie», affirmant que c'est précisément là que se termine l'histoire de la nature. Diderot poursuit, en l'étendant, le discours de Buffon: il y a une histoire spécifique de «l'homme producteur», inscrite dans l'histoire de la nature. Nous y reviendrons. Point de départ du prolongement: l'Historie Générale des Animaux de 1749. Le propos de Buffon n'est pas exempt d'une certaine ambiguïté à l'égard de l'unité de l'espèce. Son Premier discours s'ouvre sur un parallèle qui éclaircit le sens du mot «histoire», dans ses rapports avec les questions de science naturelle: 6
Comme dans l'histoire civile, on consulte les titres, on recherche les médailles, on déchiffre les inscriptions antiques, pour déterminer les époques des révolutions humaines, et constater les dates des événements moraux; de même, dans l'histoire naturelle, il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monuments, recueillir leurs débris, et rassembler en un corps
6
Cf. G.L.L de Buffon, Histoire Naturelle, éd. J. Varloot, Paris, 1984, p. 336, note 142 de J. Varloot: «distinction anodine».
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de preuves tous les indices des changements physiques qui peuvent nous faire remonter aux différents âges de la nature7. Diderot, à l'article ANIMAL, n'oublie pas de critiquer la position
essentialiste, implicite dans la question: «Qu'est ce que l'animal?», vis à vis de cette reconnaissance du dynamisme interne de la nature. Buffon la posait en ce même cadre où l'on voyait l'histoire de la nature envisagée par analogie avec celle des révolutions humaines, «histoire des arts et métiers». Diderot conteste qu'on y puisse utiliser de «noms généraux» en vue d'un classement des espèces (critique de Linné) car, dans l'évolution inépuisable des formes, pour s'exprimer exactement, il faudrait presque autant de dénominations différentes qu'il y a d'individus; et c'est le besoin seul qui a inventé les noms généraux, puisque ces noms généraux sont plus ou moins étendus, ont du sens, selon qu'on fait plus ou moins de progrès dans l'étude de la nature (Enc., I, p. 468b).
Les deux notions, celle de «progrès» et celle de «révolution», puisées dans les domaines moral et physique, sont récurrentes chez Buffon . Elles ne servent pas qu'à rejeter les principes d'une science naturelle classificatrice, mais précisément à repérer la place que l'homme occupe parmi les êtres. Dans ce contexte Diderot explicite systématiquement, dans le propos de Buffon, les sous-entendus matérialistes qui découlent de son hypothèse des «molécules organiques» en transformation continue. Il commence par caractériser l'animal comme être sentant, ce qui est encore un modèle proposé par Buffon. Le «sentiment» distingue bien l'animal des végétaux et des minéraux. Mais, objecte Diderot, il peut exister des animaux qui ne sont pas sensibles. L'homme, notamment, «perd quelquefois le sentiment sans cesser de vivre ou d'être un animal». Ici le problème anthropologique est mis en rapport avec l'organisation du vivant en général: 8
Qu'est-ce alors que l'homme ? Si dans cet état [la perte de sentiment] il est toujours un animal, qui nous a dit qu'il n'y en a pas de cette espèce sur le passage du végétal le plus parfait, à l'animal le plus stupide ? Qui nous a dit que ce passage n'étAit pas rempli d'êtres plus ou moins léthargiques, plus ou moins profondément assoupis; en sorte que la seule différence qu'il y aurait entre cette classe et la classe des autres animaux, tels que nous, est qu'ils dorment et que nous
7 8
Ibidem, p. 20-21 (mes italiques). Ibidem, p. 245: «La nature s'est trouvée dans différents états; la surface de la terre a pris successivement des formes différentes; les cieux mêmes ont variés, et toutes les choses de l'Univers physique sont comme celles du monde moral, dans un mouvement continuel de variations successives».
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veillons; que nous sommes des animaux qui sentent, et qu'il sont des animaux qui ne sentent pas. Qu'est-ce donc que l'animal? (Ibidem).
C'est une séquence de questions auxquelles Diderot ne répondra que dix ans plus tard, dans le Rêve de D'Alembert. La «sensibilité», ainsi que le «mouvement progressif», ne suffisent pas à fonder toutes les classifications de l'Histoire. Ce qui différencie le vivant «animal» du vivant «non-animé» n'est pas une qualité essentielle de l'être, mais une faculté opérationnelle, une fonction double de l'organisme: «la faculté de se reproduire» et «le développement des parties» médiatement rattachée, chez l'homme, à la sensation ou au sentiment de ses actions: la mémoire. Diderot nie, avec Buffon, que la différence entre les animaux et les végétaux puisse être décidée sur le plan de l'essence. Il n'est question que de «figures» et de «formes». Mais, au-delà de lui, il pressent déjà la découverte essentielle, noyau de l'idée de l'évolution: pour l'animal, la fonction et même simplement le besoin crée l'organe (Éléments de physiologie). Diderot rectifie l'opinion du naturaliste à l'égard de l'ordre du rapport animal-minéral. Buffon refuse au minéral la fonction de la «sensibilité» . Pour Diderot il n'est pas possible de définir si nettement «les limites des règnes». Il laisse ouvert le passage, du minéral à l'animal — du mort au vivant — frontière qu'il franchira dans le Rêve . Quel est le telos qui guide la série des interrogations de Diderot? Une fois mis en doute le paradigme binaire vivant / non-vivant, il apparaît que les divisions entre les domaines ne peuvent plus être «l'ouvrage de la nature», qui ne connaît que des individus, mais des artifices de l'historien de la nature, qui 9
10
est contraint de l'embrasser par grandes masses et ces masses il les coupe dans les endroits de la chaîne où les nuances lui paraissent trancher le plus vivement (Ibidem, 471b).
Et pas seulement les familles, les genres et les espèces animales sont des purs artifices descriptifs. Par ailleurs, le Dictionnaire, à l'article 9
Enc., I, p. 471a: «L'animal n'a de commun avec le minéral que les qualités de la matière prise généralement; sa substance a les mêmes propriétés virtuelles; elle est étendue, pesante, impénétrable, comme tout le reste de la matière: mais son économie est toute différente. Le minéral n'est qu'une matière brute, insensible, n'agissant que par la contrainte des lois de la mécanique, n'obéissant qu'à la force généralement répandue dans l'univers, sans organisation, sans puissance, dénuée de toutes facultés, même de celle de se reproduire; substance informe, faite pour être foulée aux pieds par les hommes et les animaux, laquelle malgré le nom de métal précieux, n'en est pas moins méprisée par le sage, et ne peut avoir qu'une valeur arbitraire, toujours subordonnée à la volonté et toujours dépendante de la convention des hommes». 10 Cf. les dernières «questions» posées dans les Pensées sur l'interprétation de la nature, dans OP, p. 239-44.
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HISTOIRE NATURELLE, reste dans l'orthodoxie de Buffon: les règnes animal et minéral sont irréductibles l'un à l'autre, incommensurables. Le chimiste, cependant: ne voit les opérations de la nature que dans les procédés de l'art; il décompose toutes les productions naturelles; il les dissout, il les brise; il les soumet à l'action du feu pour déplacer jusqu'aux plus petites molécules dont elles sont composées, pour découvrir leurs éléments et leurs premiers principes». Et la chimie «commence au point où l'Histoire naturelle se termine (Enc., III, 228a) . 11
Diderot bouleverse la position de Buffon (de sa pensée manifeste) et celle de son Dictionnaire (de Jaucourt) à l'égard des règnes aussi. Il y a un parcours continu, menant le développement des «formes» et des «figures», des minéraux aux végétaux, vers la formation de certains êtres qui se métamorphosent l'un en l'autre, de l'inanimé à l'animal par degrés imperceptibles (art. ANIMAL). Cela implique de facto le rejet du principe de l'unité de l'espèce. Les adversaires les plus intelligents de l'Encyclopédie ne tardèrent pas à s'en apercevoir. La différence humaine n'est pas une question de «substance» mais de «fonction», de développement dans l'histoire naturelle et de praxis . Il faut souligner que seule l'intervention des «arts», à savoir des procédés ou artifices qui produisent la modification des «formes et figures» naturelles, délimite d'abord ce niveaux conceptuel où l'histoire naturelle se caractérise par 12
11 12
Cet article est d'Antoine Petit. Cf. A. Chaumeix, Préjugés légitimes et réfutation de l’Encyclopédie, vol. I, BruxellesParis, 1758, vol. I, p. 205, 211, 213, 216: «Quels sont donc les propriétés de l'homme? Quoi! dira le Lecteur, n'admettent-ils [les encyclopédistes] donc absolument aucune différence entre nous et les autres animaux? Veulent-ils égaler les différentes espèces de l'animal en général? Et l'homme ne sera-t-il en rien supérieur aux bêtes, puisqu'on leur accorde l'intelligence et la volonté ? Quel sera donc le point de la différence? Mais les Encyclopédistes ne nous viennent pas de dire ci-devant, que l'homme avoit des idées universelles, et que les bêtes ne l'ont pas? (...) Ils tâchent, comme on le voit, de détruire les raisons de différence que l'on apporte entre les animaux et les autres êtres (...). Toute la question, comme l'on voit, est de savoir si les pierres, la terre, enfin la matière inanimée a de la connaissance, ou n'en a point. La réponse est que nous devons d'abord penser, qu'elle en a infiniment moins que nous. Mais on trouve ensuite qu'en raisonnant par analogie on doit ne lui en point donner; parce que la raison s'y oppose, et que d'ailleurs cela est contraire à la Religion. On sent que l'Auteur rougit en quelque sorte de son propre système. Il ne le propose qu'en tremblant. Tout ce qu'il dit, ne se suit pas. C'est M. Debuffon qui parle, et qui n'ose en dire davantage: mais comme c'est le propre d'un Encyclopédiste de tout oser et de ne rougir de rien; M. Diderot n'a garde d'en rester là. Il convient sans doute au fond avec M. Debuffon, que cette opinion est contraire à la Religion: mais cela ne l'inquiète guères. Il va établir cette même opinion, et soutenir qu'elle ne répugne ni à la raison ni à la Révélation. Si cela se contredit, c'est que tel est son goût (...). Ainsi, suivant l'Encyclopédie, la faculté de penser réside dans tous les êtres».
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l'absence de sauts du minéral à l'animal, à l'homme. La «nature factice» (arts et métiers) devient une partie du cadre gnoséologique de l'Histoire, et en engendre une autre, celle de l'esprit, comme stade de développement ultérieur, stade de «l'industrie» propre de l'homme . 13
6.1.3. La position de l'homme dans la «grande chaîne». Le cerveau, principe d'unité «L'art de la chimie» — à savoir l'art «de décomposer toutes les productions naturelles» — est donc inclue dans le tableau des époques de l'Histoire . L'article ART voit l'histoire des Arts (mécaniques) et l'histoire de la nature comme deux branches, en relation d'interdépendance, de l'arbre de la science naturelle: 14
Quant à l'ordre qu'il faudrait suivre dans un pareil traité [des arts mécaniques], je crois que le plus avantageux serait de rappeler les Arts aux productions de la nature. Une énumération exacte de ces productions donnerait naissance à bien des Arts inconnus (Enc., I, p. 714b-715a) . 15
Diderot, ensuite, invite «les naturalistes à couronner leur travail sur les règnes des végétaux, des minéraux, des animaux etc. par les expériences des Arts mécaniques, dont la connaissance importe beaucoup plus à la vraie Philosophie». La radicalisation de ce spinozisme baconien de Diderot, qui est une critique de Maupertuis et de Buffon, est déterminée en dernière instance par la position active de l'homme dans la «grande chaîne de l'être». Buffon demeure ambigu à ce propos. Diderot avoue à Hemsterhuis, en 1773: «ici Buffon pose tous les principes des matérialistes; ailleurs il avance des propositions tout à fait contraires» (CORR, XIII, p. 26). L'homme est une créature «double» (Homo duplex), composé de deux principes, le «spirituel» et l'«animal» ou «matériel». Mais cette bivalence ne concerne que «l'homme intérieur», dit-il, laissant entendre que «l'homme extérieur» est d'une toute autre nature . Buffon parle avec circonspection du cerveau des animaux, dans le tome VII (1758), dans un chapitre secondaire traitant des «animaux carnassiers». Il nie que le cerveau soit le siège du sensorium commune, principe d'unité 16
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Rêve de D'Alembert, dans OP, p. 265: «Mangez, digérez, distillez in vasi licito: et fiat homo secundum artem»; supra, 5.5 et 6.3. 14 Cf. G.L.L. de Buffon, Histoire Naturelle, Générale et Particulière, 15 vol., Supplément, 6 vol., Paris, 1749-81: Histoire naturelle des minéraux. L'œuvre se termine sur ce chapitre, sans aborder la «composition» des éléments naturels, qui est une partie de l'art de l'industrie. 15 Diderot ajoute une nouvelle connotation chimique au baconisme, dans son exemple de conjecture autour de la naissance de l'art de la verrerie (ibidem, p. 714b). 16 Buffon, Histoire Naturelle cit., p. 133-34.
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du vivant . Diderot, dans les Éléments de physiologie va se démarquer de cette position: le cerveau est un «organe sécrétoire», mais qui fonctionne comme le principe d'unité de l'organisme vivant et pensant, et qui permet la communication consciente avec le milieu naturel et les autres organismes: 17
L'état des fibrilles blanches répandues dans sa substance, celui du sensorium commune, de la fibre nerveuse, de la fibrille et de la fibre organique varie selon la qualité de la sécrétion. Cette sécrétion est rare ou épaisse, pure ou impure, pauvre ou riche, et de là la prodigieuse diversité des esprits et des caractères (DPV, XVIII, p. 353).
Pas de localisation ni siège, dans le cerveau, de «l'âme» comme source du sentiment (et de connaissance), mais une fonction d'ordonnancement et de régulation physique de la sensibilité qui investit tout l'organe, jouée sur le bipolarisme cerveau-diaphragme . A ce propos, c'est Buffon lui-même qui attire l'attention de Diderot sur la dualité physique cerveau-diaphragme, mais il emploie, de sa part, la stratégie encyclopédiste du déguisement. Il n'élabore pas de discours spécifique pour le cerveau de l'homme. C'est en psychologue qu'il aborde la question de l'organe de la sensation (ou sentiment) dans le tome II («De la nature de l'homme», 1749), et en physiologiste, dans un passage relatif à tous les animaux, où il se trouve moins exposé, dans le tome VII. Le cerveau ne serait qu'un organe de «nutrition». On voit mal comment des «racines» qui nourrissent les nerfs, pourraient en même temps fonctionner comme instrument de régulation organique et de production de la pensée humaine, qui ensuite transforme le monde (modèle) naturel. Cette bivalence se concilie mal avec le point de vue unitaire à l'œuvre dans la représentation du grand tableau des «époques de la nature». Les «molécules organiques» engendrent, par «révolutions» ou par «un mouvement continuel de variations successives», toutes les formes et les 18
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Ibidem, p. 122: «Le cerveau est aux nerves ce que la terre est aux plantes; les dernières extrémités des nerfs sont les racines qui, dans tout végétal, sont plus tendres et plus molles que le tronc ou les branches. elles contiennent une matière ductile, propre à faire croître et à nourrir l'arbre des nerfs (...). Le cerveau, au lieu d'être le siège des sensations, le principe du sentiment, ne sera donc qu'un organe de sécrétion et de nutrition, mais un organe très essentiel, sans lequel les nerfs ne pourraient ni croître si s'entretenir». Cf. DPV, XVIII, p. 326 et 330-326: «l'animal est un tout un, et c'est peut-être cette unité qui constitue l'âme, le soi, la conscience à l'aide de la mémoire»; cf. Enc., I, p. 327a, art. ÂME; l'analyse de J. Deprun, «L'anthropologie de Diderot: monisme métaphysique et dualisme fonctionnel», dans A. Mango (éd.), Diderot. Il politico, il filosofo, lo scrittore, Milan, 1986, p. 115-22.
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figures de la vie animale, y compris l'homme. Dans ce cadre, celui de la cinquième époque, «l'homme apparaît, découvre et transforme la nature» . La septième époque s'interroge sur les questions de l'ordre naturel: «Lorsque la puissance de l'homme a secondé celle de la nature». Buffon laisse là entrevoir un aperçu de son anthropologie qu'il avait déguisé dans le tome II, en la renvoyant ici, au tableau diachronique des «ages», celui même que Diderot va intégrer au sein de son anthropologie matérialiste. Les «révolutions» organiques transforment l'aspect de la nature jusqu'à l'apparition de l'homme , produit capable de modifier, de lui-même, sa propre nature à l'aide des arts mécaniques . Le parallèle entre révolutions civiles et révolutions naturelles n'est ni naïf, ni fortuit aux yeux de Diderot. Plaidant le mélange des races, pour le perfectionnement de l'espèce — «on ennoblit les races en les croisant», dit Buffon — il vient à aborder la question politique, sur laquelle se termine son ouvrage. Diderot va s'engager dans cette trace et la prolonge dans son Dictionnaire. C'est le sens philosophico-politique de la téchne de la nature. Buffon: 19
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Tout ces exemples modernes et récents, prouvent que l'homme n'a connu que tard l'étendue de sa puissance, et que même il ne la connaît pas encore assez; elle dépend en entier de l'exercice de son intelligence (...) Et que ne pourrait-il pas sur lui-même, je veux dire sur sa propre espèce, si la volonté était toujours dirigée par l'intelligence ? Qui sait jusqu'à quel point l'homme pourrait perfectionner sa nature, soit au physique, soit au moral ? Y a-t-il une seule nation qui puisse se vanter d'être arrivée au meilleur gouvernement possible, qui serait de rendre tous les hommes, non pas également heureux, mais moins inégalement malheureux; en veillant à leur conservation, à l'épargne de leurs sueurs et de leur sang par la paix, par l'abondance des subsistances, par les aisances de la vie et les facilités pour leur propagation: voilà le but moral de toute société qui chercherait à s'améliorer . 22
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Buffon, Histoire Naturelle cit., p. 268. Le titre que Buffon donne à la cinquième époque est: «Lorsque les éléphants et les autres animaux du midi ont habité les terres du Nord». Il y est pourtant question du «dernier crée». 20 Cf. Ibidem, p. 246: «Combien de changements et de différents états ont dû se succéder depuis ces temps antiques (...) jusqu'aux âges de l'Histoire! Que de choses ensevelies! combien d'événements entièrement oubliés! que de révolutions antérieures à la mémoire des hommes! Il a fallu une très longue suite d'observations; il a fallu trente siècles de culture à l'esprit humain, seulement pour reconnaître l'état présent des choses». 21 Ibidem, p. 245: «L'état dans lequel nous voyons aujourd'hui la nature, est autant notre ouvrage que le sien; nous avons su la tempérer, la modifier, la plier à nos besoins, à nos désirs; nous avons fondé, cultivé, fécondé la terre: l'aspect sous lequel elle se présente est donc bien différent de celui des temps antérieurs à l'invention des arts». 22 Ibidem, p. 279.
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Ces pages ont eu une influence certaine sur la méthode de la Description des arts et métiers. Car les arts sont l'instrument princeps du processus d'amélioration, et ils dépendent de la faculté humaine de la Mémoire qui englobe en elle l'Histoire Naturelle (voir le Système figuré des connaissances). Diderot enlève son ambiguïté à l'anthropologie de Buffon. 6.1.4. De l'histoire naturelle à la politique. Mémoire et Raison
Le «perfectionnement» et l'«intelligence progressive» concernent à la fois le physique et le moral, deux articulations cogénétiques d'une tendance interne de la nature, elle-même issue des développements qui caractérisent ses époques. L'Entendement bâtit, par l'instrument de la Mémoire, des formes et des fonctions s'auto-modifiant, qui sont les modèles-artifices pour les ensembles actifs d'êtres vivants: les espèces en transformation. Les logiques des forces naturelles décrivent les formes d'actions que la nature déploie en elle-même, à travers le développement des organismes vivants. Elles font l'objet des modélisations ultérieures du Diderot politique. Pour fonder son œuvre de moraliste, l'encyclopédiste puise beaucoup de ses matériaux dans le domaine de l'Histoire naturelle. La sensibilité inerte du minéral, le comportement animal, et l'acte humain (art. HOMME) forment une seule articulation organique, issue des fonctions naturelles de la matière (Rêve de D'Alembert ) . Grâce au dialogue avec Buffon «le passage d'une science déiste à une science athée de la nature» (Roger) est finalement achevé. Mais cette conception motive aussi l'adhésion du Diderot politique et économiste aux perspectives des physiocrates. Les idées de Quesnay sont bien résumées dans le Dictionnaire à l'article HOMME (Politique): 23
Il n'y a de véritables richesses que l'homme et la terre. L'homme ne vaut rien sans la terre, et la terre ne vaut rien sans l'homme (Enc., VIII, p. 278b) . 24
23
Cf. DPV, XVII, p. 95 sq. et Enc., VIII, p. 257a: «On aurait pu multiplier à l'infini les différents coups d'œil sous lesquels l'homme se considérerait. Il se lie par sa curiosité, par ses travaux et par ses besoins, à toutes les parties de la nature. Il n'y a rien qu'on ne puisse lui rapporter; et c'est dont on peut s'assurer en parcourant les différents articles de cet ouvrage, où on le verra ou s'appliquant à connaître les êtres qui l'environnent, ou travaillant à les tourner à son usage». C'est une double relation homme-êtres naturels qui va ici s'affirmer: gnoséologique et opérationnelle. 24 Cf. aussi Enc., I, p. 184a, article AGRICULTURE où l'homme et la terre ne font qu'un avec les animaux. Le labourage était l'occupation des «hommes libres» dans un régime de «politique naturelle», le royaume agricole. Diderot rappelle Cicéron: «“De tout ce qui peut être entrepris ou recherché, rien au monde n'est meilleur, plus utile, plus doux, enfin plus digne de l'homme libre, que l'agriculture”. Mais cet éloge n'est pas encore de la force de celui de Xénophon. L'agriculture naquit avec les lois et la société; elle est contemporaine de la division des terres. Les fruits de la terre furent la première richesse (...) mais aussitôt que l'esprit de conquête eut agrandi les sociétés et enfanté le luxe, le
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La notion de «valeur» semble avoir ici une double connotation, physico-économique et politique (morale), que l'on retrouvera ailleurs . Le rattachement de l'Histoire Naturelle au problème politique devient évident dans la position méthodologique de l'Encyclopédie. L'Arbre généalogique des connaissances, emprunté au Novum Organum, place sur sa branche «Mémoire» (première faculté de l'Entendement) l'Histoire Naturelle et les «Usages de la nature: arts, métiers, manufactures». Cette dernière subdivision en représente la seule nouveauté par rapport à l'arbre baconien (supra, 5.3.1) . Diderot explique cette spécificité dans son Entretien avec M. D'Alembert. Ce n'est pas simplement l'action, mais la mémoire des sensations qui lui sont relatives, qui constitue le «qu'est ce que c'est» de l'animal humain, en tant qu'«être pensant». L'action formatrice ou transformatrice de la Mémoire, on l'a vu, est le pont logique que le Dictionnaire lance vers la Raison. Celle-ci est une deuxième faculté, transitive, qui opère la médiation entre les deux autres, la Mémoire et l' Imagination (supra, 5.2.2). Les métiers définissent ce domaine de connaissance qui est le plus proche de la philosophie (sur la branche Raison). Suivant l'idéal de l'ùn k›klioj paideàa, ils constituent «l'historique de la connaissance humaine», qui «doit être la matière première du philosophe» (Enc., I, p. xlviij, Explication détaillée; supra, 5.3). C'est cela qui distingue le passage de l'animal simplement «sentant» à l'homme, «animal pensant». La philosophie naturelle, les sciences mêmes, sont pour l'homme, du point de vue de l'historien, une élaboration de cette «matière première», construction propre aux artifices industrieux de l'espèce humaine. Elle a su inventer ces modèles dans la lignée de la nature. L'historien du monde naturel est ainsi un archéologue philosophe. Il travaille sur un matériau transformable — les êtres vivants — «pour placer un certain nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du temps». Aucune idée particulière donc, rappelle Diderot, ne peut constituer «l'essence de l'idée générale» de l'homme (art. ANIMAL). Il invente un expédient, celui de cette contradiction apparente, pour dire que les «idées générales», relatives à l'homme, ne servent que temporairement aux fins de l'historien, puisqu'elles sont de facto, au fur et à mesure supplantées par de nouvelles voies générales, issues du processus de «révolution» des formes et des fonctions. L'œuvre de la mémoire active de 25
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commerce et toutes les autres marques éclatantes de la grandeur et de la méchanceté des peuples, les métaux devinrent la représentation de la richesse, l'agriculture perdit de ses premiers honneurs; et les travaux de la campagne abandonnés à des hommes subalternes, ne conservèrent leur ancienne dignité que dans les chants des poètes». 25 Cf. Apologie de l'abbé Galiani, dans OPV, p. 97 sq.: «L'industrie a certainement un produit net, tout comme la terre ...». 26 Cf. Bacon, Novum Organum cit., Arbre généalogique des connaissances humaines.
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l'Entendement décrit les «révolutions» des formes naturelles, en y introduisant même les prolongements d'une nature seconde. L'expression «nature seconde» est due à Alexandre Deleyre. Cet encyclopédiste, peu connu, qui sera un des membre de la Constituante pendant la Révolution, a beaucoup inspiré le Diderot philosophe technicien des arts et métiers. Il est l'auteur d'une Analyse du Chancelier Bacon (Paris-Amsterdam, 1755) qu'il faudrait relire, pour rendre compte de l'originalité de la synthèse diderotienne (supra, 5.2; infra, 8.1.2-7) . Le principe de continuité du naturel à l'artificiel («mécanique») y est ainsi mis en évidence : 27
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L'art n'est point si différent de la nature, c'est elle-même sous les dehors que lui prête l'industrie des hommes et des animaux. L'art n'est pas toujours un simple ornement, il fait plus qu'ajouter à la perfection de la nature (...) il va quelquefois jusqu'à renverser l'ordre de ses opérations, et jusqu'à changer entièrement les lois de sa constitution. Telle est la puissance de la Mécanique, 29 qu'on peut appeler l'histoire de la nature factice .
L'art renverse l'ordre des opérations et les lois de la constitution naturelle, là où la nature renversait les formes et les fonctions. Le principe de la perfectibilité progressive que Diderot étend, émerge donc non pas explicitement, dans les articles politiques et de morale — les moins originaux — mais plutôt dans les contenus des articles techniques. La tendance interne du processus naturel, sa poursuite organique dans la formation des êtres-artifices, apparaît, du point de vue de l'historien, comme étant la réponse libre de l'homme à la détermination à laquelle il est soumis sur le plan physique. 6.1.5. Sociabilité, représentativité: les fondements naturels d'une éthique politico-économique L'article AUTORITE POLITIQUE affirme l'appartenance des sujets et des souverains au même «corps» de la nation, qui est «propriétaire» de
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Enc., XIV, p. 237b: «REVOLUTION, s.s. signifie en terme de politique, un changement considérable arrivé dans le gouvernement d'un état. Ce mot vient du latin revolvere, rouler. Il n'y a point d'états qui n'aient été sujets à plus ou moins de révolutions (...)». Après avoir rappelé la Glorious Revolution anglaise, l'enchaînement raisonné lie le terme de politique au terme de géométrie et d'histoire naturelle. 28 Cf. F. Venturi, «Un enciclopedista: Alexandre Deleyre», dans Rivista Storica Italiana, n°77, 1965, p.791-824. Deleyre fut Montagnard, proche des jacobins; à la Convention il vote contrairement à d'autres encyclopédistes, pour la mort de Louis XVI. Il devient plus tard membre de l'Institut de France et siège au Conseil des Anciens. 29 Deleyre, Analyse de la philosophie du Chancelier François Bacon cit., p. 124-26; infra, 8.1.2. Deleyre rédige les articles FANATISME et ÉPINGLE — ce dernier servira de modèle à Adam Smith comme exemple de division industrielle du travail.
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biens tels que «la couronne, le gouvernement et l'autorité publique» . Le principe de sociabilité chez l'homme en tant qu'être naturel (art. HOMME), conduit à la formation des corps politiques organisés. Ce principe sera réaffirmé par la doctrine de la «volonté générale de l'espèce», fondement naturel du droit (art. DROIT NATUREL), qui a inspiré le Rousseau encyclopédiste (art. ÉCONOMIE POLITIQUE) . Le souverain n'a d'autorité que dans la mesure où il se fait le représentant de la volonté générale . La représentativité, comme fondement du pouvoir des souverains (art. REPRESENTANTS et SOUVERAINS) est un concept fondateur du matérialisme naturaliste de Diderot. De même que dans la société politique, il ne peut y avoir de pouvoir légitime qui émane de forces isolées du corps social, et qui ne suive pas ses finalités vitales, «liberté» et «puissance réelle» (art. PUISSANCE); de même dans l'histoire naturelle on peut relever la présence de forces intrinsèques à la matière, qui la poussent vers l'organisation et la vie, sans faire appel à la Grande Cause pour l'expliquer. L'existence d'une matière vivante («sensibilité active») représente les possibilités intrinsèques de développement et d'organisation des éléments «morts» de la matière, qui la constituent en tant que vivante chez les êtres sensibles-actifs, à partir de l'état de sa «sensibilité inerte». Autrement dit, en termes politiques: la société civile ne peut pas accepter la domination de forces qui lui sont externes et qui prétendent l'organiser sans en devenir à leur tour des parties et des produits (art. POUVOIR). Grâce au «jeu» qu'elle ira représenter sur la scène de la vie sociale, avec ses caractères d'auto-transformation, l'altérité de la «nature seconde» sera démarquée de l'idée de «nature» telle qu'elle s'avance dans l'Histoire. L'industrie de Quesnay et des physiocrates résoudra les incohérences que présentent les réflexions politiques de Diderot (supra, 5.5) . Et seules les «industrieux» ont le pouvoir de réaliser le vœu de Buffon, rêvant du «meilleur gouvernement possible»: 30
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L'industrie (...) se porte à la culture des terres, aux manufactures et aux arts; fertilise tout et répand partout l'abondance et la vie: comme les nations 30
Enc., I, p.899a. Beaucoup d'interprètes ont discuté des ambiguïtés et des incohérences de cet article. L'incipit soutient une thèse anti-despotique contrairement à l'explicit «fataliste», cf. E.-M. Strenski, «The problem of inconsistency, illustrated in Diderot's social and political thought», dans DS, vol. 14, 1971, p. 197-216. 31 Enc., V, p. 116b, article DROIT NATUREL; infra, 8.3. 32 Ibidem. Le droit positif doit ensuite viser à la tutelle et à l'équilibre du corps politique. Diderot attribue donc une valeur identique - du point de vue politique - aux principes du droit écrit des peuples policés et aux actions sociales des peuples sauvages (Supplément au Voyage de Bougainville; infra, 8.2.3-4). 33 Cf. E.-M. Strenski, op. cit., p. 210. Émerge dans ses écrits à Catherine II le même point de vue d'ensemble, libertaire et populiste, déterministe et volontariste à la fois.
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destructrices sont des maux qui durent plus qu'elles, les nations industrieuses sont des biens qui ne finissent pas même avec elles. (...) M. Melon a dit très bien, que faire avec un homme, par le secours des machines de l'industrie, ce qu'on ferait sans elles avec deux ou trois hommes, c'est doubler, ou tripler le nombre des citoyens (Enc., VIII, p. 694b-695a, mes italiques).
Cet aveu politique parcourt la trame de nombreux articles sur les arts et métiers dus à la plume de Diderot (Description des Arts). L'histoire de la nature factice, histoire de l'esprit, est conçue avec des caractères et des points de rupture spécifiques à cette nouvelle époque. Principe de continuité et principe de sociabilité ne font qu'un dans la vision qu'a Diderot des arts, produits de l'industrie. L'article BAS (Métier à) en est un témoignage . Il est nouveau d'expliquer en parallèle le travail du «Faiseur du métier à bas», William Lee (1589) — avec les transformations apportées à l'appareil au cours d'un siècle — et le travail du «Faiseur de bas au métier». Inventeur et ouvrier collaborent dans la mise en forme d'un double ouvrage qui est le produit à la fois de l'esprit (Cogitare de l'inventeur), de la faculté observatrice (Videre des deux), de l'habileté manuelle, ou savoir-faire, du travailleur (Operari ). Continuité, donc, et non cassure entre «être sentant» (opérateur) et «être pensant» (ingénieur). Il y a toujours au moins deux hommes derrière la fabrication d'un produit de la téchne. Une double humanité technique, celle de qui pense l'ouvrage et de qui la réalise concrètement, celle de qui invente la machine et de qui fait l'œuvre. Un travail socialisé a priori. La forme de l'article BAS suit consciemment cette structuration organique et collective de l'œuvre industrielle, en en exaltant l'aspect révolutionnaire par rapport aux processus de production artisanale. L'analyse ne trouvera son aboutissement qu'en époque contemporaine, avec l'affirmation de la nécessité d'une aménagement «scientifique» de la division du travail industriel (Marx et Durkheim). 34
6.1.6. Les révolutions de la nature technique et 1789 On trouve souvent, dans le Dictionnaire, la mise en valeur de ce caractère «renversant» ou «étonnant» des produits ultimes de la nature, de la «nature seconde». La faculté qui les ordonne corresponde, pour l'homme, nature technique en devenir (évolution), à la capacité de bâtir
34
Mais des centaines de pages encyclopédiques longtemps considérées comme ne pouvant intéresser que les historiens des techniques - offrent un tableau de ce qui a été véritablement «l'entusiasmo illuministico per le magnifiche sorti e progressive dell'umanità» (G. Leopardi).
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lui-même sa place dans l'échelle des êtres, hiérarchie du vivant (art. ANIMAL et HOMME). Cependant, les instruments de ce travail, où l'historien de la nature et l'homme producteur de sa propre existence se mêlent dans une seule figure sont bien deux: la raison encyclopédiste — raison médiatrice et instrumentale — et l'éloquence politique, celle du Dictionnaire, issue d'une volonté d'être générale propre à la nature humaine. C'est l'Imagination, politique et rhétorique, la troisième faculté, qui achève, avec la Mémoire, le Système des connaissances humaines. Diderot ne manque pas de le souligner, tout comme le fera quelques décennies plus tard, l'un de ses «enfants» révolutionnaires, Maximilien Robespierre . Dissimulation prudente des intentions politiques, mais enthousiasme déclaré pour ce qui est le véritable moteur du progrès: la scientia operativa du Chancelier Bacon et sa méthode d'interprétation de la nature. Diderot oubliera encore cette prudence, à l'âge de soixante-dix ans, face à l'événement de la Révolution américaine . Même si l'on peut douter, à juste titre, d'un lien de causalité, ou même d'une filiation historique entre les Lumières (encyclopédistes) et la Révolution, on peut cependant en concevoir le rapport, certes, problématique, à travers la métaphore du «clavecin» de Diderot, pour dire cette «réalisation immanente de certaines valeurs philosophiques dans la praxis politique révolutionnaire» . Le «clavecin» des philosophes ne «pince que lui35
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Cf. G. Labica, Robespierre. Une politique de la philosophie, Paris, 1990, p. 22: «“La raison et l'éloquence: voilà les armes avec lesquelles il faut attaquer les préjugés; leur succès n'est point douteux dans un siècle tel que le nôtre” (...). “Les Arts et les Sciences sont le plus riche présent que le Ciel ait fait aux hommes; par quelle fatalité ont-ils donc trouvé tant d'obstacles pour s'établir sur la terre?”». Les opinions diderotiennes anticolonialistes et antiesclavagistes, exprimées dans la Contribution à l'Histoire des deux Indes de Raynal, et dans le Supplément au Voyage de Bougainville, ont inspiré, à l' époque révolutionnaire, les propos de la Société des Amis des Noirs dont Robespierre était membre - qui défendait les droits des colonisés, face aux intérêts des propriétaires bourgeois. Il manque, à l'heure actuelle, des enquêtes précises sur la réception de la philosophie de Diderot chez les penseurs et hommes politiques de la Révolution. 36 Cf. Aux Insurgents d'Amerique (1782), dans Essai sur le règnes de Claude et de Néron, liv. II, § 74, OD, I, p. 1197. Diderot réitère le vœux de Buffon: «Après des siècles d'une oppression générale, puisse la révolution qui vient de s'opérer au delà des mers, en offrant à tous les habitants de l'Europe un asile contre le fanatisme et la tyrannie, instruire ceux qui gouvernent les hommes sur le légitime usage de leur autorité! Puissent ces braves Américains qui ont mieux aimé voir leurs femmes outragés, leurs enfants égorgés, leurs habitations détruites (...) que de perdre la plus petite portion de leur liberté, prévenir l'accroissement énorme et l'inégale répartition de la richesse, le luxe, la mollesse, la corruption des mœurs, et pourvoir au maintien de leur liberté et à la durée de leur gouvernement !». 37 Cf. P. Casini, «Il metodo di Foucault e le origini della rivoluzione francese», dans Rivista di Filosofia, vol. 83, n°3, 1992, p. 411-25, la citation est de F. Furet. Le
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même». Il fait résonner ses propres cordes, dont chacune donne vie aux sons de l'autre. Parmi les instruments qui dans l'orchestre historique lui sont le plus proche, il en est un dont les cordes ont déjà résonné avec lui, à l'unisson: celui des «hommes industrieux». Leur harmonique «à la douzième et à la dix-septième»: 1789. 6.2. LA DECOUVERTE DES SCIENCES DE LA VIE. AUX SOURCES DE DIDEROT BIOLOGISTE 6.2.1. La nature organique: une et en transformation perpétuelle
Les Pensées sur l'interprétation de la nature sont un court essai par aphorismes sur la méthodologie de la science expérimentale que Diderot a écrit entre l'été et l'automne 1753, dans le calme qui suivit la tempête de l'arrêt du Roi (février 1752), qui interdit l'impression et la distribution des volumes I et II de l'Encyclopédie. Étant entièrement engagé dans les graves difficultés de l'entreprise, Diderot saisit l'occasion du voyage à Paris de P.-L. de Maupertuis, président de l'Académie royale des Sciences de Prusse, au printemps de 1753, pour se pencher sur des problèmes loin, apparemment, de la Description des arts. Une petite brochure latine du mathématicien malouin venait d'être publiée sous le pseudonyme du «Docteur Baumann»: Dissertatio de universali naturæ systemate, paru à Erlangen, en 1751, rééditée en français en 1754, Essai sur la formation des corps organisés. Dans cet ouvrage le scientifique se met à l'épreuve dans un genre de recherches tout à fait nouveau pour lui aussi. Homme de sciences et de lettres aux idées larges, Maupertuis avait déjà donné ses meilleures essais dans le champ de la physique mécanique, avec ses travaux sur la dynamique rationnelle des corps (c'est à lui qu'on doit le principe de moindre action38). Dans la Dissertatio, il s'efforce d'étendre le principe de l'actio in distans, pour expliquer rationnellement les mécanismes qui président aux phénomènes de la vie, en particulier à celui de la génération. L'attraction newtonienne, interne à la matière organique, peut rendre compte des processus d'agrégation cellulaire, aussi bien que des lois de l'imitation et de la distinction, de l'hérédité, du développement du fœtus etc., tout ce qui caractérise les actes de la nature
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Supplément au Voyage de Bougainville fut publié la première fois en 1796, dans un recueil critique (Opuscules philosophiques et littéraires, la plupart posthumes ou inédits) où l'abbé de Vauxcelles, qui en était l'éditeur, regarde Diderot comme «le vrai fondateur du parti sansculotte (...). Diderot a appris aux Chaumettes et aux Héberts à déclamer contre les trois maîtres du genre humain: le Grand Artisan, les magistrats et les prêtres»; infra, 8.2-3. «Dans tous les changements qui arrivent dans l'Univers, la somme des produits de chaque corps (masse), multipliée par l'espace qu'il parcourt et par la vitesse avec laquelle il le parcourt (ce qu'on définit sa quantité d'action) est toujours la moindre possible».
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vivante. Maupertuis, toutefois, s'empresse aussitôt de reconnaître l'insuffisance empirique d'un tel principe d'ordre général: Une attraction uniforme et aveugle répandue dans toutes les parties de la matière, ne saurait servir à expliquer comment ces parties s'arrangent pour former le corps dont l'organisation est la plus simple (...). Il faut avoir recours à quelque principe d'intelligence, à quelque chose de semblable à ce que nous appelons 39 désir, aversion, mémoire... .
Avec l'introduction d'un principe d'«intelligence» dans la matière, tout en demeurant dans une perspective d'explication mécaniste (mettant entre parenthèses ici les causes finales), Maupertuis, ouvre la voie non seulement à une approche de type moniste, épigénétique et non cartésien des phénomènes concernant la res cogitans qui étaient assimilés, ainsi, à l'ordre phénoménal de la res extensa, mais il s'achemine aussi vers une vision continuiste différente du k’smoj, qui met en cause le vieux concept stoïcien40, néoplatonicien et leibnizien de l'«échelle des êtres», en le modifiant dans sa signification intime. L'ordre ontologique de l'échelle n'implique plus l'impossibilité métaphysique d'une modification intrinsèque des formes vivantes, car il contient en soi le principe qui permet d'en expliquer les écarts, les déviations, les ruptures dans la totalité organique régie par un statut de contingence, effet de l'interaction du vivant qui se développe temporellement dans le monde naturel. Par le constat de cette contingence du vivant, la philosophie doit renoncer, selon la leçon de Newton, au schème systématique de la coordination substantielle des parties au gré de l'idée d'une simple combinaisoncorrélation élémentaire et dynamique entre elles. Le «Docteur d'Erlangen» affirme: Dans l'état de fluidité où était la matière, chaque élément aura été poussé à se placer de la manière convenable pour former ces corps, dans lesquels on ne reconnaît plus les vestiges de leur formation (...) c'est ainsi qu'un essaim d'abeilles, lorsqu'elles se sont assemblées et unies autour de la branche de quelque arbre, n'offre plus à nos yeux qu'un corps qui n'a aucune ressemblance avec les individus qui l'ont formé (...). Mais chaque élément, en déposant sa forme et s'accumulant au corps qu'il va former, déposerait-il aussi sa perception? Perdrait-il, affaiblirait-il le petit degré de sentiment qu'il avait, ou l'augmenterait-il par son union avec les 41 autres, pour le profit du tout? .
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P.-L. de Maupertuis, Essai sur la formation des corps organisés, Berlin, 1754, p. 13. Cf. mon étude: «La réception des matérialistes anciens chez Diderot» cit., p. 234. 41 Maupertuis, Essai sur la formation cit., p. 47-49; cf. la même image de l'essaim d'abeilles chez Diderot, Rêve de D'Alembert, dans OP, p. 291-93; et pensée L, p. 228.
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Devant la richesse de ces nouvelles perspectives Diderot se plonge dans la spéculation et, dans ses Pensées, en reformule les présupposés philosophiques essentiels. La matière est une et sensible; le dualisme des substances est impuissant à expliquer cette unité profonde des phénomènes de la vie; l'ordre de l'échelles ontologique n'est pas disposé sur la verticale qui mène des êtres physiques à l'homme, à dieu, mais c'est un flux horizontal et circulaire de phénomènes mécanicoorganiques reliés entre eux, qui donne origine à un système tout à fait unitaire dans son ensemble (la nature) mais contingent dans ses parties (les individus), en perpétuelle transformation42. Grâce à la Dissertatio de universali naturæ systemate et à la lecture, dans la prison de Vincennes, de l'Histoire Naturelle (1749) de Buffon, autre interlocuteur fondamental (supra, 6.1.1), Diderot conquiert une vision temporelle et dynamique de l'ordre du vivant, que l'on peut définir, avec le terme de «transformisme»43. Les parties élémentaires de la matière des corps, en corrélation, douées de «mémoire», de «désir», d'«aversion», que postulait Maupertuis, sont assimilées par Diderot aux «molécules organiques» qui auraient constitué, d'après Buffon, le noyau primordial et transformable de développement du monde naturel vivant. Le préformationnisme de Malpighi et Swammerdam, qui est pris tout de même en considération, voire mis à l'épreuve sous forme de conjecture à travers les hypothèses de Ch. Bonnet (pensée XXXII), est contredit — non sans quelques doutes sceptiques — par un épigénetisme matérialiste qui n'est ni celui de Maupertuis ni celui de Buffon, interprétés, tous deux, avec un regard attentif pour les générations spontanées du De rerum natura de Lucrèce. Diderot repère, dans le développement progressif de parties contiguëscontinues, ce noyau mécanique fondamental des processus vitaux. Ce mécanisme — l'épigenèse — reste le même à tous les niveaux de complexité. Résultat: un hylozoïsme matérialiste ou une animalité générale du k’smoj, qui rapproche le Système de Maupertuis du Deus sive natura de Spinoza et des thèses contemporaines de Dom Deschamps et J.-B.-R. Robinet (pensée L). En novembre 1753 paraît — en peu d'exemplaires (aujourd'hui rares) — une première édition, sous le titre: De 42
Cf. Ibidem, p. 51: «Chez nous il semble que de toutes les perceptions des éléments rassemblées, il en résulte une perception unique beaucoup plus forte, beaucoup plus parfaite qu'aucune des perceptions élémentaires, et qui est peut être à chacune de ces perceptions dans le même rapport que le corps organisé est à l'élément»; cf. Interprétation, dans OP, p. 228, pensée L. 43 Cf. F. Jacob, La logique du vivant. Une histoire de l'hérédité, Paris, 1970, p. 149-50, l'auteur s'oppose à l'utilisation de ce concept pour définir la biologie de Diderot, Maupertuis et Buffon: «Le transformisme constitue une théorie causale de l'apparition des espèces, de leur variété, de leur parenté. Or un tel ensemble n'est jamais réuni au XVIIIe siècle. Le temps propre aux êtres et celui de la terre s'ignorent mutuellement. Il ne leur arrive qu'exceptionnellement de se rencontrer et d'interférer».
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l'interprétation de la nature, suivie, en janvier 1754, d'une deuxième, avec des légères modifications textuelles et quelques adjonctions, sous son titre définitif: Pensées sur l'interprétation de la nature44. Il est hors de doute que l'œuvre se ressent du travail de réflexion en marge de l'Encyclopédie. Diderot est trop profondément occupé avec les problèmes concernant sa Grande Œuvre pour ne pas essayer de réemployer ici les moyens théoriques et les matériaux qui étaient là, prêts pour sa rédaction. En octobre 1753 vient de paraître le troisième volume, et Diderot s'acquitte de l'entreprise de la Description des arts, qui l'avait occupé de 1747 à 1751. «Encore tout plein de Bacon» (J. Assezat), Diderot lui emprunte, comme l'on sait, le titre même, sur le modèle des Cogitata et visa de interpretatione naturæ, sive de scientia operativa (1607) et du Novum Organum (1620) § 83 sq.: «Aphorismes sur l'interprétation de la nature et sur le règne de l'homme». H. Dieckmann, J. Proust, J. Varloot et P. Vernière se sont arrêtés dans les détails afin de relever la dette profonde de Diderot à l'égard de la scientia operativa de Bacon, et c'est là, sans doute, le principal fil conducteur: la valeur de la science de l'utile et de la téchne en fonction de la méthodologie de la recherche expérimentale45. Il y a eu aussi ceux qui, comme J. Luc, ont parlé d'un «Discours de la méthode du XVIIIe siècle»46. Les sources encyclopédiques connues, outre Bacon, sont l'abbé Nollet (trois articles sur l'ÉLECTRICITE), B. Franklin (Expériences et observations, Paris, 1752), L. Euler (De la force de percussion, Berlin, 1746), R. A. de Réaumur (L'Art de convertir le fer forgé en acier, Paris, 1722), et un grand nombre d'articles dans lesquels ces sources se sont fondues (CHIMIE, ACIER, AIMANT, ARCY ecc.)47. Ce serait une réduction trop forte de ne voir, dans les Pensées, qu'une «appendice philosophique à l'Encyclopédie et (...) un modeste essai de synthèse, à égale distance du Prospectus de 1750 et du fameux article Encyclopédie du tome V (1755)» (OP, p. 168)48. Il y a aussi des nouvelles intentions à 44
Cfr. DPV, IX, p. 4 sq. Diderot, par exemple, substitue le terme de rêveries par celui de conjectures, dans OP, p. 198-214, pensées XXXII-XXXVIII. 45 Cf. H. Dieckmann, «The influence of Francis Bacon on Diderot's Interprétation de la nature», dans The Romanic Review, to. 34, n°4, 1943, p. 303-30; J. Proust, Diderot et l'Encyclopédie cit., p. 196-201; J. Varloot, Introduction aux Pensées sur l'interprétation de la nature, dans DPV, IX, p. 3-23; P. Vernière, Introduction à De l'Interprétation de la nature, dans OP, p. 168. 46 J. Luc, Diderot, Paris, 1938, p. 107. Déjà Auguste Comte range l'Interprétation parmi les livres de sa «bibliothèque positiviste» (note de Vernière). 47 Cf. mes observations dans Arti, scienze e lavoro cit., Introduzione, p. 13-92. 48 Des motifs baconiens, selon Vernière, à l'origine de la plupart des réflexions de Diderot sur la méthode expérimentale, sont décelables dans les pensées XIV-XXIII, au sujet de l'alliance de l'expérience et de la raison; la vulgarisation nécessaire pour la science (XL), la stérilité des mathématiques pures (II-V).
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l'œuvre, à travers le contact avec les thèmes techniques du Dictionnaire et les perspectives biologiques récemment ouvertes. Il y a surtout des nouvelles sources qui s'ajoutent et donnent leur ton au premier ouvrage de la maturité philosophique de Diderot, le distançant même du modèle baconien49. 6.2.2. La nature sans merveilles et le spinozisme de Diderot Avant tout, les intentions. Diderot veut relier la critique du caractère abstrait des sciences mathématiques et de la philosophie purement rationnelle (définie comme «une espèce de métaphysique générale») — où l'on perçoit un écho des conflits qui parcourent l'entreprise encyclopédique, et l'opposent à D'Alembert — avec la méthodologie des sciences empiriques qui s'interrogent sur les phénomènes de formation de la vie. Bacon et sa scientia operativa servent à fixer les coordonnées du territoire méthodique, non-métaphysique, sur lequel on peut tracer les premiers pas, sans tomber sur les impasses de la pensée finaliste. Dans les Pensées philosophiques (1746), Diderot semblait accepter cette perspective gnoséologique (déisme) qui voit dans l'ordre, la symétrie, la beauté du k’smoj, la preuve de l'existence d'un être souverainement intelligent et sage, créateur de la nature, qui (pré)dispose les êtres vivants à suivre leur fin naturelle50. Sept ans après, grâce à l'expérience de la Description des arts, la perspective a radicalement changée. Devant le «spectacle de la nature» et la variété des formes vivantes, le déiste sait susciter chez le spectateur l'étonnement, sait même le rendre curieux , mais ensuite il est incapable de donner des explications satisfaisantes du comment des phénomènes — ce que les arts et métiers savent faire — en s'arrêtant sur la question irrésolue du pourquoi (pensée LVI). Il n'est pas question pour Diderot de ne pas reconnaître la valeur des recherches des philosophes déistes de la nature, comme Voltaire et Newton, qui ont dépassé dans leurs pratiques scientifiques l'imagerie idéologique du déisme moral. Dans l'Interprétation Diderot propose le problème à la fois de l'intelligibilité et de la transmission du savoir, que les études de Newton ne garantissent pas sur le plan proprement pédagogique (pensées IX-XI). La Description des arts, cette philosophie 51
49
Cf. F. Venturi, Giovinezza di Diderot (1713-1753) cit., p. 241. Cf. OP, p. 17, pensée XVIII. Diderot se réfère, non seulement à Newton et à Hartsoeker, mais aux hollandais B. Nieuwenrijdt, L’existence de Dieu démontrée par les merveilles de la nature, éd. fr. A. Noguet, Paris, 1725; et P. van Musschenbroeck, Essai de physique… Avec une Description de nouvelles sortes de machines pneumatiques... traduit du Hollandois par M. Pierre Massuet, Leyde, 1739. 51 Cf. l'œuvre célèbre de l'abbé J. Pluche, Le spectacle de la nature, ou Entretiens sur les particularités de l’Histoire naturelle qui ont paru les plus propres à rendre les jeunes gens curieux et à leur former l’esprit, 9 vol., Paris, 1732-50. 50
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des arts et métiers qui fait preuve de tant d'efficacité dans le contexte de l'exposition encyclopédique, avec ses procédures opérationnelles, fournit le modèle idéal de didactique des sciences empiriques (supra, 5.1-6). En deuxième lieu, les sources. Le rejet résolu de l'étonnement devant le spectacle déiste, hors du contexte de l'enseignement et de la recherche, ainsi que la critique des causes finales (pensée LVI), qui entament la perfection de la nature-dieu, a comme source — comme dans d'autres lieux aussi — l'Éthique de Spinoza. «Étonnement» est la traduction courante aux XVIIe-XVIIIe siècles, de l'admiratio spinozienne, qui fixe l'esprit sur un seul et unique point d'observation, en l'empêchant de voir l'ensemble52. Descartes aussi, dans son traité sur Les passions de l'âme (1649), compte l'étonnement au nombre des «six passions primitives», comme étant une dégénérescence de l'admiration, la passion la plus dangereuse, parce qu'incapable d'être utile: Ce qui fait que tout le corps demeure immobile comme une statue, et qu'on ne peut apercevoir de l'objet que la première face qui s'est présentée, ni par conséquent en acquérir une plus particulière connaissance. C'est cela qu'on appelle communément être étonné; et l'étonnement est un excès d'admiration qui ne peut 53 jamais être que mauvais .
Spinoza donne une connotation assez péjorative à l'étonnementadmiratio, pour présenter, ensuite, une définition dynamique de l'acte de l'esprit qui le produit54. Diderot se range, dans le sillage de Spinoza et de Descartes, sur les positions d'Alexandre Deleyre, l'ami baconien qui radicalise au sens matérialiste la vision spinoziste d'une nature sans 52
Cf. B. Spinoza, Ethica ordine geometrico demonstrata (1677), dans Œuvres Complètes, éd. Caillois-Francès-Misrahi, Paris, 1988, Partie III, p. 458: «PROPOSITION LII. Si nous avons vu antérieurement un objet (objectum) avec d'autres, ou si nous imaginons qu'il n'a rien qui ne soit commun à plusieurs autres, nous ne le considérons pas aussi longtemps que celui dont nous imaginons qu'il a qualque chose de singulier (...). Cette affection de l'esprit, autrement dit cette imagination d'une chose singulière, en tant qu'elle se trouve seule dans l'esprit, se nomme Admiration (Admiratio)»; cf. ibidem, p. 1435, la note de Caillois sur la signification de l'admiratio au XVIIe siècle comme synonyme d'étonnement. 53 R. Descartes, Les passions de l’âme (1649), dans Œuvres et Lettres cit., p. 729; cf. aussi p. 723-24, art. 53: «Il me semble que l'admiration est la première de toutes les passions; et elle n'a point de contraire, à cause que, si l'objet qui se présente n'a rien en soi qui nous surprenne, nous n'en sommes aucunement émus et nous le considérons sans passion». 54 Cf. Spinoza, Ethica cit., p. 470-71: «L'admiration est l'imagination d'une chose à laquelle l'esprit demeure attaché (defixa) parce que cette imagination singulière n'a aucune connexion avec les autres (...). Je ne compte pas l'admiration au nombre des sentiments, et je vois pas de raison pour le faire, puisque cette surprise de l'esprit (mentis distractio), ne provient d'aucune cause positive qui détourne (distrahat) l'esprit d'autres choses, mais seulement du manque de cause qui détermine l'esprit à passer de la considération d'une chose à la pensée d'autres choses».
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merveilles, sans résidus de sens métaphysique. C'est par ailleurs peut-être le même Diderot qui a inspiré certains de ces passages de l'Analyse de son ami, paru un an après (1755) l'Interprétation. Voici un exemple: Où puise-t-on, si ce n'est dans la contemplation de la nature, l'heureux secret de n'être ébloui de rien; et l'admiration, fille de l'ignorance, n'est-elle pas la source de nos travers? La nouveauté sur tout et l'éclat nous frappe et nous séduit; mais il n'y a qu'à lire l'histoire des temps et percer un peu le voile des choses humaines, bientôt ce qui paraissait extraordinaire ne l'est plus. On se laissera bien moins étonner de la pompe et du faste de la grandeur, quand on apercevra de loin dans l'immense étendue de l'univers les habitants de la terre, comme des insectes 55 presque imperceptibles, s'agiter et se rouler autour d'un léger amas de poussière .
Et c'est, de nouveau, le même Deleyre qui insiste sur le caractère, dit-il, «factice», à savoir construit et constructif (donc provisoire) des idées par lesquelles les philosophes cherchent à fixer la dynamique évolutive du système de la nature. Que l'acte critique d'interprétation ne puisse jamais épuiser la richesse de l'objet interprété, c'est Deleyre qui le souligne à l'unisson avec son ami et directeur. Le travail du naturaliste paraît contenir en soi, à première vue, quelque chose de paradoxal, lorsque la nature observée, jugée et transformée dans ses actes en quelque chose d'humain, est saisie à l'intérieur d'un réseau interprétatif (théorique) qui change ces actes en des produits de l'esprit expérimental. Un oxymoron épistémologique émerge, lorsqu'on essaie d'ôter, à cet objet d'amor intellectualis, son irréductible «transcendance immanente» (le Deus néospinozien) du point de vue critique des conditions subjectives d'expérimentabilité ultérieure, par rapport à toute interprétation particulière que l'on en peut donner. A l'époque de Diderot, et pour cette science proto-évolutionniste, le bonheur lié à un tel paradoxe s'exprime par une profession de foi laïque, critique, dans la potentia de la raison expérimentale, adressé à ses contemporains et, pourquoi pas?, à nous, à la postérité, comme le dira l'Essai sur les préjugés (1770): «Vous n'êtes pas les hommes de votre temps, vous êtes les hommes de l'avenir, les précurseurs de la raison future!». La dynamique logico-ontologique de l'Interprétation investit, dans ses principes, la praxis épistémologique du sujet qui prétend la décrire, au nom de cette «raison future», encore critique, qui s'efforce de connaître où sont ses limites. Spinoza, ou du moins le «spinozisme» (Enc., XV, p. 463a-474a) qui s'impose dans les recherches scientifiques du milieu du siècle56, est la référence la plus 55
A. Deleyre, Analyse de la philosophie du Chancelier François Bacon cit., éd. 1778, vol. I, p. 254-55; cf. Interprétation, dans OP, p. 182-84, pensée VI. 56 Cf. l'article SPINOSISTE, Enc., XV, p. 474a et O. R. Bloch (éd.), Spinoza au XVIIIe siècle, Paris, 1990.
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importante de cette attitude critico-méthodique de Diderot, si l'on confronte d'autres sources, moins connues. Une étude de G. Dioguardi a analysé le lien historique que l'on peut repérer entre l'Interprétation et l'article PHILOSOPHIE DES CHINOIS (1753-54), texte contemporain dont il faut bien souligner l'importance57. C’est par la lecture des Pensées dans le contexte de la première édition des Œuvres philosophiques et dramatiques de M. Diderot, paru à Amsterdam, en 1772 que Dioguardi approfondit les études sur les sources de l’Interprétation, sollicité par certaines suggestions qu'offre La jeunesse de Diderot de F. Venturi. Au tome trois de cette première édition, les titres rapprochent l’Interprétation de la Philosophie des chinois, ouvrage tiré à part de l’article homonyme de l’Encyclopédie (III, p. 341b-348a). Dioguardi a montré, grâce au choix de ce premier éditeur, les dettes de Diderot à l’égard de la pensée chinoise, pourtant décriée dans son article: «cette simultanéité a influencé certainement la pensée de Diderot». Les points de contacts sont nombreux: «Premièrement, le problème de l’existence d’un principe unique, unitaire, d’une matière première capable de donner naissance à toutes les choses». Deuxième principe, c’est la dialectique de l’être et du devenir universel: «l’existence des opposés, qui sont indiqués, dans ce lieu, comme yin et yang. La vie et le mouvement sont déterminés justement par le conflit parmi des éléments opposés, un conflit que la nature interprète dialectiquement de sorte que les opposés deviennent complémentaires, en s’entrecroisant, et sont capables donc de s’exprimer par une synthèse qui doit signifier la capacité de regarder les événements toujours en termes de totalité unitaire». Dioguardi a trouvé finalement que «l’enseignement tiré du discours des Chinois doit être reconnu dans la substance unitaire génératrice de toute chose, et dans la nécessité de régler par un concept unitaire les opposés qui se manifestent toujours en termes de complémentarité», comme le ying et le yang du Tao, pris dans leur corrélation dynamique indissoluble, mâle et femelle, soleil et lune, chaud sec et froid humide, qu'on peut mettre ultérieurement en relation avec la réception diderotienne des matérialistes antiques. On approfondit, de ce côté, les considérations de Vernière sur le néospinozisme de l’Interprétation, en proposant l’hypothèse d’une autre source littéraire, très intéressante. Un autre encyclopédiste, Pierre Bayle, un demi-siècle auparavant, à l’article SPINOZISME DES JAPONOIS de son Dictionnaire historique et critique, signale les points de jonction entre la pratique religieuse des moines shindo et la doctrine éthique de Spinoza. Il s’agit de textes — ceux de Bayle, des taoïstes, des confucianistes et shintoïstes (ces derniers souvent en termes critiques) dont Diderot parle dans ses articles d’histoire 57
Cf. G. Dioguardi, Dossier Diderot, Palerme, 1995, p. 218-26.
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des philosophies — et il est certain qu'ils n'auront pas échappé à l’insatiable curiosité d'un lecteur (même de seconde main), des œuvres les plus diverses en la matière: Brucker, Possevin, Kaempfer58. Grâce à l'étude de Dioguardi on peut aussi comprendre comment la «tactique» de lecture de Diderot, par rapport à ces textes, visant à souligner publiquement la prétendue supériorité de la culture occidentale, est toujours à distinguer de sa «stratégie» de longue haleine, qui le pousse à réemployer positivement et clandestinement, ces matériaux dans ses propres perspectives conceptuelles. Ces aspects originaux de l’Interprétation, Dioguardi l'a bien vu, vont dans la même direction que le «spinozisme» de la philosophie orientale relevé par Bayle, parce qu’ils sont les aspects actuels de son épistémologie, comme on peut le montrer, par exemple, avec le rapprochement de la thèse de F. Capra (The Tao of Physics). D'un point de vue méthodologique, on constate l’existence d’une harmonie fondamentale entre l’esprit de la sagesse asiatique — dans sa forme classique59 — les perspectives les plus récentes de la science contemporaine et le matérialisme biologique du XVIIIe siècle, sur la question de l’unité dynamique des forces de la nature60. 6.2.3. La science diderotienne: faillible et en devenir. La critique de la causalité mécanique Le rejet de l'étonnement et la reconnaissance du primat de l'idée de nature-substance sur toutes les théorisations conceptuelles que l'on en peut tirer, se rattache à une autre question méthodologique. La philosophie expérimentale éduque à la compréhension opérationnelle, «factice», c'est-à-dire menée par le sujet à la première personne, de ce monde de la nature, et met le chercheur en condition d'acquérir une vision critique de son travail, dans le contexte de la communauté scientifique. C'est l'issue immédiate des préalables spinozistes vus ci-dessus. L'épistémologie de Diderot conçoit l'expérimentation comme un travail cognitif inépuisable; jamais elle ne s'abandonne aux données obtenues mais est plutôt prête à les remettre constamment à l'épreuve. Sa vision de la science et d'une activité de recherche faillible et toujours sujette à la «conjecture» et aux avatars du hasard. A propos de cette liberté de l'expérience comme système de la nature, Diderot observe: 58
Cf. les brillantes analyses de H. Nakagawa, Des Lumières et du comparatisme. Un regard japonais sur le XVIIIe siècle, Paris, 1992, chap. 10, p. 237-67: «L'Encyclopédie et le Japon». 59 Cf. Nakagawa, op. cit., p. 223-26. 60 Cf. F. Capra, The Tao of Physics, New York, 1975, chap. 2: «Connaître et voir», les Upanishad semblent parler la même langue que ce Lucrèce diderotien: «Depuis les ténèbres fais-moi passer dans la lumière», en comprenant ce «passage» au sens immanent; infra, 6.2.4.
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Il faut laisser l'expérience à sa liberté; c'est la tenir captive que de n'en montrer que le côté qui prouve et que d'en voiler le côté qui contredit. C'est l'inconvénient qu'il y a non pas à avoir des idées, mais à s'en laisser aveugler, lorsqu'on tente une expérience. On n'est sévère dans son examen, que quand le résultat est contraire au système. Alors on n'oublie rien de ce qui peut faire changer de face au phénomène, ou de langage à la nature. Dans le cas opposé, l'observateur est indulgent; il glisse sur les circonstances; il ne songe guère à proposer des objections à la nature; il l'en croit sur son premier mot; il n'y soupçonne point d'équivoque et mériterait qu'on lui dît: «ton métier est d'interroger la nature, et tu la fais mentir, ou tu crains de la faire expliquer (OP, p. 61 222, pensée XLVII) .
L'application méthodique que Diderot fait des doctrines de Spinoza, celles du Descartes des Passions de l'âme, des religions orientales plus ou moins «spinozistes», dans le domaine épistémologique, tend à la définition d'un idéal de science en devenir — et en tant qu'expérimentale la science est précisément conçue dans sa structure progressive — comme en devenir perpétuel est la nature elle-même. Une science qui opère activement en direction de ce qu'un siècle après on définira comme le «désenchantement» (Entzauberung) du monde (M. Weber). En ce sens opère, au XVIIIe siècle, une autre science nouvelle, l'économie politique. La victoire sur la peur qui saisit l'homme devant la complexité du monde naturel, lorsqu'on n'arrive pas à l' éclairer par la théorie, est obtenue à travers la maîtrise de la nature au moyen de la technologie, ou science de l'utile, dont Diderot, dans ces pages, préconise l'avènement (OP, p. 182-83, pensée VI). Dans le même contexte de l'Encyclopédie nous voyons, en fait, le philosophe qui meut ses premiers pas en économiste et en «descripteur» des arts et métiers62. L'effet pratique et technique, de l'episteme physico-expérimental est lié au but de la connaissance des Lumières, qui est la lutte contre la peur de ce qui est incalculable, l'empire sur la nature, déesse tyrannique qu'on peut vaincre en ôtant le voile incantatoire — en termes épistémologiques, finaliste — tissé par les sciences de la Renaissance comme l'habit même de cette déesse63. On doit ramener l'idée de nature sur la terre humaine des expérimentateurs qui l'observent, l'interrogent, la connaissent et la 61
Confronter avec les propositions de K. R. Popper, Conjectures and Refutations: the Growth of scientific Knowledge, London, 1963, chap. 1, 3, 10. 62 Sur la question complexe des rapports entre épistémologie et économie, de l'Interprétation à l'Encyclopédie, cf. mon édition: Arti, scienze e lavoro cit., Introduzione, p. 44-70; supra, 5.2-6; infra, 8.1. 63 Cf. Interprétation, dans OP, p. 234-38, pensée LVI, la position spinoziste, contraire à l'idée des causes finales; toutefois, Diderot ne conteste la validité que de l'idée d'une finalité objective de la nature.
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transforment. Ceux-ci sont aux prises avec des problèmes d'organisation des compétences, de division du travail intellectuel, de perfectionnement des instruments de mesure64. Que fait l'interprète de la nature, de plus par rapport au simple observateur étonné, déiste ou dévot? Diderot le dit à la pensée LVI, à propos de la catégorie de la causalité. La notion de «cause» peut progresser, tout aussi bien comme celle d'«effet», à l'infini. L'interprète ne recule pas devant les conséquences du progrès infini des causes et des effets — contraire au dogme théologique de la création — il ne se soustrait non plus au devoir de mettre en question le même concept mécaniste et fixiste de «cause» au sens métaphysique. C'est une critique silencieuse de la métaphysique mécaniste, qui rapproche Diderot de Hume (et, dans une certaine mesure, de Kant). Les deux philosophes se connurent, dix ans plus tard, lors du long séjour de Hume à Paris, de 1763 à 1766. L'Interprétation: Supposez une molécule déplacée, elle ne s'est point déplacée d'ellemême; la cause de son déplacement a une autre cause; celle-ci, une autre, et ainsi de suite, sans qu'on puisse trouver de limites naturelles aux causes dans la durée qui a précédé. Supposez une molécule déplacée, ce déplacement aura un effet; cet effet, un autre effet, et ainsi de suite, sans qu'on puisse trouver de limites naturelles aux effets dans la durée qui suivra. L'esprit épouvanté de ces progrès à l'infini des causes les plus faibles et des effets les plus légers ne se refuse à cette supposition et à quelques autres de la même espèce que par le préjugé qu'il ne se passe rien au-delà de la portée de nos sens, et que tout cesse où nous ne voyons plus (OP, p. 234-35, pensée LVI).
Les limites des causes, que Diderot souligne comme étant «naturelles», c'est l'expérimentateur qui doit les fixer, c'est son esprit qui les découvre. Ces limites à déterminer, alors, sont «factices» comme les idées d'ordre, de symétrie, d'harmonie etc. qui entrent dans la notion du beau: elles sont internes à la subjectivité jugeante laquelle à son tour est sujette, déterminée du point de vue matérialiste par l'ontologie forte de l'objet-nature. Aussi, arrêter le mouvement de l'action expérimentale d'un sujet qui recherche des enchaînements de causes et d'effets toujours nouveaux, serait aussi insensé que de vouloir étouffer la fécondité créatrice de la nature. Voilà l'écart entre le déiste et l'interprète: ce dernier sait qu'on ne peut pas porter un «jugement absolu» sur la nature. On dispose d'un jugement qui est conditionné à la fois par des formes idéales («factices») liées à un acte interprétatif de l'esprit et par l'expérience sensible, liée aux moyens d'observation (les instruments, les machines).
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C'est l'un des leitmotivs de l'œuvre, qui s'exprime dans l'exergue et dans l'épilogue (pensées I et LVIII).
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Diderot est conscient de cette interaction objet-sujet, à propos de la détermination causale: Une des principales différences de l'observateur de la nature et de son interprète, c'est que celui-ci part du point où les sens et les instruments abandonnent l'autre; il conjecture, par ce qui est, ce qui doit être encore; il tire de l'ordre des choses des conclusions abstraites et générales, qui ont pour lui toute l'évidence des vérités sensibles et particulières; il s'élève à l'essence même de l'ordre; il voit que la coexistence pure et simple d'un être sensible et pensant, avec un enchaînement quelconque de causes et d'effets, ne lui suffit pas pour en porter un jugement absolu; il s'arrête là; s'il faisait un pas de plus, il sortirait de la nature (Ibidem, p. 235).
La science expérimentale, à travers la méthode de la conjecture (pensées XXXII-XXXVIII), est en quête de l'«ordre général», l'unité synthétique qui est sous-jacente aux phénomènes et préside à leur enchaînement en systèmes de faits, scientifiquement légalisés. Diderot parle de «s'élever à l'essence même de l'ordre» et le langage métaphorique peut nous tromper. L'«essence» en question, l'unité des phénomènes ne doit pas être entendue au sens platonicien, comme l'entité située au-dessus de l'expérience, dans le ciel des idées. L'image est néanmoins celle d'une montée vers le point de vue de l'«être pensant», face auquel le travail des sens, le sensualisme lockien-codillacien ne suffit plus. 6.2.4. L'esprit de Lucrèce contre les systèmes purement rationnels
Un signe de cette tendance rationaliste critique de l'Interprétation est donné par l'épigraphe lucrécien en tête de l'ouvrage. Elle est apparemment anodine: Quæ sunt in luce tuemur e tenebris, «Depuis les ténèbres nous pouvons voir ce qui est dans la lumière». Vernière et d'autres remarquent (pour cause) qu'il y a là un emploi de la métaphore courante des Lumières, qui dissipent les ténèbres de l'ignorance et de la peur, comme Lucrèce le préconise dans le célèbre éloge de la philosophie (De rerum natura, liv. II, vv. 59-61 et VI, vv. 35-42). Il reste toutefois un espace pour une interprétation adhérente au contexte littéral (métaphorique, aussi) du livre IV (et non pas le VI, indiqué par l'auteur) auquel pense Diderot. Le voici: Il est certain que les yeux se détournent d'un éclat trop vif et le fuient. Le soleil aveugle, si l'on veut le regarder en face, car outre que sa violence propre est grande, ses simulacres, projetés du haut du ciel à travers l'air pur, blessent nos yeux et en troublent les orages (...). D'un endroit obscur, nous apercevons ce qui est à la lumière (E tenebris autem quæ sunt in luce tuemur), parce que la colonne d'air obscur, plus voisine des yeux, s'introduisant la première et s'emparant des conduits restés ouverts, est aussitôt suivie de l'air embrasé et lumineux, qui nettoie
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pour ainsi dire nos regards et dissipe ces ombres, ayant plus de rapidité qu'elles, 65 plus de subtilité et de puissance .
Diderot, renvoyant à cette page, formule un éloge des Lumières, certes, mais relève aussi le caractère critique, dynamique et non dogmatique («faillibliste», disait-on) de la philosophie expérimentale: celle-ci procède de l'inconnu au connu, de l'incalculable au calculable, e tenebris ... in luce, essayant de saisir ses propres limites. Ces limites sont les côtés obscurs de la connaissance qui tendent vers la lumière mais sont progressivement extensibles au delà et, donc, sont placées, en partie, dans les «ténèbres» de l'inconnu ou du mal connu. La donnée, le positum où nous sommes, c'est l'opaque, l'obscur qui se déplace vers l'éclat de la découverte66. Diderot, dans le sillage de Lucrèce, manifeste partout son propos anti-métaphysique et, en ce sens, anti-cartésien. Le progrès de la connaissance, dans la praxis scientifique, et la méthode expérimentale n'ont rien à faire avec les «idées claires et distinctes». A propos de la scientia operativa, Diderot parle de maïeutique, d'un «esprit de divination par lequel on subodore des procédés inconnus, des expériences nouvelles, des résultats ignorés» (pensée XXX): c'est un talent poétique d'invention, propre à l'artisan-ouvrier aussi, à l'industrie des arts et métiers. Ces résonances socratiques (OP, p. 197, pensée XXX) de la méthode diderotienne auront une suite dans les «dialogues heuristiques» (R. Mortier), d'une fiction romanesque qui s'interrogera constamment sur les phénomènes de la nature vivante, dans les ouvrages de la maturité. La critique contre l'aberration des systèmes, en outre, se rattachant à ce thème sceptique et libertin de l'incertitude substantielle de la connaissance, s'inspire, certes, de Condillac (Traité des systèmes, 1749) — elle est reçue par Diderot dans ses propos généraux, en ce qui concerne les systèmes de la philosophie purement rationnelle. Mais ensuite, c'est le même Condillac qui est visé indirectement comme la cible critique sur la question de l'ordre du connaître. Il est vrai que l'origine des connaissances est incontestablement dans la seule expérience sensible et que le savoir même ne se réalise qu'à travers l'usage correct des organes de sens. Dans la médiation épistémique homme-monde, toutefois, c'est la pensée qui légifère activement autour de ce qui doit encore être, de ce que les sens nus ne voient pas encore, en établissant par la voie de conjectures les 65 66
Lucrèce, La nature, éd. fr. H. Clouard, Paris, 1964, p. 127. Cf. OP, p. 189, pensée XIV: «Je me représente la vaste enceinte des sciences, comme un grand terrain parsemé de places obscures et de places éclairées. Nos travaux doivent avoir pour but, ou d'étendre les limites des places éclairées, ou de multiplier sur le terrain les centres de lumière». Du côté de la praxis expérimentale, pensée X: «Celui qui confesse librement qu'il ne sait pas ce qu'il ignore me dispose à croire ce dont il entreprend de me rendre raison».
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conditions de possibilité de ce qui, pour le sujet observant, est visible et à découvrir. Il est difficile de plaquer l'étiquette de «sensualisme» ou de simple «empirisme» sur l'Interprétation. Cet ouvrage ouvre le débat épistémologique des Lumières sur un domaine d'enquête tout à fait nouveau. C'est une méthodique de recherche concernant les modes d'action de l'esprit scientifique (praxis expérimentale) qui pense la nature et organise dynamiquement son expérience infinie «des causes et des effets» naturels, certes, mais aussi de ce qui permet à l'expérimentateur lui-même de voir ces causes et ces effets qui ne sont pas encore là — grâce à ce que j'appelle un second regard critique67. Voir, donc, les conditions de possibilité de la vision (de ce que le sujet «a vu») et, ainsi, de la recherche de ces autres conditions de l'expérience en général. C'est un discours méthodique d'autant plus nécessaire lorsqu'on a affaire au monde de la contingence et de la multiplicité des lois empiriques qui concernent les êtres organiques. 6.2.5. L'hypothèse heuristique du «phénomène central» L'aspect qui parait le plus étonnant et laissa éblouis les lecteurs contemporains, c'est l'«obscurité», l'hardiesse expressive de l'Interprétation. «L'auteur est peut-être un grand génie, mais cet astre est toujours couvert des nuages d'une métaphysique impénétrable».Vernière remarque que «Diderot a conscience de faire œuvre de métaphysique»68. Il faut se demander: de quel genre de «métaphysique»? Sans doute, il s'agit d'une métaphysique de l'expérience, mais elle se caractérise aussi par l'attention qu'elle prête aux conditions et aux limites de production gnoséologique de ces phénomènes, en tant qu'ils deviennent les faits d'une théorie. Celle-ci va s'affirmer positivement contre d'autres théories, mais Diderot veut la saisir au moment dynamique où elle n'a pas encore atteint l'état d'une définition précise, nette dans ses contours, dans ses contenus explicatifs, par des principes «clairs et distincts». C'est là le moment où le philosophe expérimental a affaire à des phénomènes «purs», libres, qu'il faut ordonner et remplir de sens suivant des conjectures fondées de la manière la plus exacte et la plus rigoureuse, sur le plan des procédés méthodiques. Les conditions de cognoscibilité de l'expérience déterminent la théorie à la fois de façon empirique et au sens «pur», c'est-à-dire sans laisser prévaloir la «volonté de système» sur la liberté de l'expérience: «ayez un système, j'y consens; mais ne vous en laissez pas dominer» (OP, p. 19, pensée XXVII; p. 222, pensée XLVII). Que faut-il entendre par ces 67
Cf. OP, p. 197-98, pensée XXXI, sur l'aperception du moi observant qui procède vers les «lumières». 68 E. Fréron, Compte-rendu de l'Interprétation, dans «Année littéraire», Paris, 1754, dans OP, p. 216.
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qualifications d'«exacte»69 et «rigoureuse»70, référées par Diderot aux procédures d'expérience71? Premièrement, pour le matérialiste, c'est l'adhérence à la «chose» expérimentée, à la matière première de la connaissance. Les données sensibles vont être soumises à l'épreuve de la répétition, au contrôle rationnel et à la confrontation réitérée avec la chose (philosophie de l'objet). Deuxièmement — et le processus expérimental fait devenir ces deux moments un seul — c'est la production et la modification progressive de la donnée, par l'entremise de la conjecture (ou «rêverie»), acte de l'esprit qui façonne et transforme ces posita, les choses de l'empirique, en des phénomènes d'une théorie (philosophie du sujet). L'attention de Diderot est tournée vers la définition de cet ordre unifié et unificateur, dans l'expérience, de sujet et objet, d'esprit et chose, vers la construction méthodique de ce qu'il appelle un «phénomène central». Une définition possible du contenu de l'Interprétation, peu éloignée de celle de J. Luc qui a repéré la connotation méthodique de cette enquête, serait celle d'une «critique du phénomène pur», indiquant avec le mot «pur» le domaine d'étude des conditions de construction gnoséologique de la donnée d'une science, en tant qu'étude «non pas de choses, mais de notre mode de connaître [ici: d'expérimenter physiquement] des choses» (Kant), en les laissant devenir des phénomènes d'une théorie. Par son caractère constructiviste ou constructionniste, l'Interprétation de Diderot se différencie par rapport à celle de Bacon. L'interprète du Novum Organum lit le «livre ouvert de la nature» tout en en demeurant son fidèle et obéissant «ministre». Le philosophe expérimental de Diderot — malgré les déclarations programmatiques de l'article ART (supra, 5.3.3) — fait quelque chose de plus: il construit et modifie progressivement les «choses» naturelles, en les transformant en des phénomènes théoriques qui le rendent, pour le dire avec un autre Descartes, «le maître et possesseur de la nature» sur un plan gnoséologique. Cet aspect constructionniste de l'épistémologie de Diderot acquiert une importance particulière dans ces œuvres où il met en cause la science de l'utile:
69
OP, p. 189, pensée XV: «Il faut que l'expérience soit exacte». Ibidem, p. 211-13, pensée XXXVII: «Les productions de l'art seront communes (…) tant qu'on ne se proposera pas une imitation plus rigoureuse de la nature». 71 Une étude statistique sur l'Interprétation (éd. Vrin, 1983), fournit un tableau synoptique des occurrences, co-occurrences et fréquences terminologiques. D'une première analyse, il résulte que la triade d'occurences et co-occurrences: Phénomène(s)— Expérience(s)—Expérimental(e) sont les plus nombreuses et significatives (127), avec l'autre triade, Nature (87)— Matière (57)—Corps (49).
70
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L'utile circonscrit tout. Ce sera l'utile qui, dans quelques siècles, donnera des bornes à la physique expérimentale, comme il est sur le point d'en donner à la géométrie (OP, p. 184, pensée VI).
Le «tout» circonscrit par la téchne utile s'avère être «sans contredit, la base de nos véritables connaissances» (Ibidem). Diderot, alors, est en quête de cette hypothèse unifiante qui rejoint le regnum hominis de la scientia operativa à la fécondité créatrice de la nature, tout en n'étant pas oublieux du même dicton de Bacon: la nature ne peut être connue, et l'on n'en peut devenir maître qu'en lui obéissant. Il s'agit d'une tentative méthodique de synthèse (respect de la donnée et considération de l'importance de l'acte cognitif qui la construit) qui pressent, malgré les limites de vocabulaire, les conquêtes futures des épistémologies des XIXe et XXe siècles, mûries à travers la leçon de la philosophie critique de Kant. Les différentes tendances, forces, finalités de la nature vivante (physico-animale et humaine), peuvent être ramenées systématiquement à un principe unique et unifiant lié à la nature spécifique de nos facultés cognitives (infra, 6.3). Dans la praxis expérimentale, cette intention méthodique s'explicite, en conjecture, par la formule du «phénomène central» ou «intermédiaire», qui doit rapprocher les données hétérogènes du premier regard de la nature vers un point idéal commun où ils tendraient, théoriquement, à se réunir en un vrai système, fondé à partir de cette nouvelle métaphysique de l'expérience: Les expériences doivent être répétées pour le détail des circonstances et pour la connaissance des limites. Il faut les transporter à des objets différents, les compliquer, les combiner de toutes les manières possibles. Tant que les expériences sont éparses, isolées, sans liaison, irréductibles, il est démontré, par l'irréduction même, qu'il en reste encore à faire; alors il faut s'attacher uniquement à son objet et le tourmenter, pour ainsi dire, jusqu'à ce qu'on ait tellement enchaîné les phénomènes, qu'un d'eux étant donné tous les autres le soient: travaillons d'abord à la réduction des effets (OP, p. 219, pensée XLIV).
Ce propos de réduction phénoméniste se retrouvera dans les pages de Deleyre (infra, 8.1.2-6), quelques années plus tard, et sera suivi par l'autre question, de la synthèse méthodique du «sentir» et du «penser», opérée dans l'étude de l'histoire de la nature. La notion théorique de «phénomène central» sert à Diderot pour exprimer la tendance dominante de la science de son temps, qui est aussi celle de la «raison future» des expérimentateurs: Dans la nature, on reconnaîtra, lorsque la physique expérimentale sera plus avancée, que tous les phénomènes, ou de la pesanteur, ou de l'élasticité, ou de l'attraction, ou du magnétisme, ou de l'électricité, ne sont que des faces différentes de la même affection. Mais, entre les phénomènes connus que l'on rapporte à l'une
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de ces causes, combien y a-t-il de phénomènes intermédiaires à trouver pour former les liaisons, remplir les vides et démontrer l'identité? c'est ce qui ne peut se déterminer. Il y a peut-être un phénomène central qui jetterait des rayons, non seulement à ceux qu'on a, mais encore à tous ceux que le temps ferait découvrir, qui les unirait et qui en formerait un système. Mais au défaut de ce centre de correspondance commune, ils demeureront isolés; toutes les découvertes de la physique expérimentale ne feront que les rapprocher en s'interposant, sans jamais les réunir (OP, p. 220, pensée XLV). 6.2.6. L'avenir de l'Interprétation, entre humanisme et naturalisme
La conception du «phénomène central» trouve une résonance robuste, quarante ans plus tard, dans les Wissenchaftliche Schriften (1790) de W. Goethe, estimateur de Diderot dans le domaine de l'esthétique, qui se solidifie encore avec l'étude de la Bildende Natur. A propos de cette nature formatrice, Goethe ébauche une doctrine épistémologique (issue aussi de sa pratique expérimentale) du «phénomène pur» (reine Phänomen) sur le modèle de l'Interprétation et de l'Encyclopédie72. Et c'est le lien entre la méthodologie expérimentale et les sciences de la vie, les deux thèmes de l'Interprétation, qui instituent déjà chez Diderot ce domaine d'études. L'expérience rationalisée et la notion de «phénomène central» définissent les frontières d'un nouveau champ de recherche — la biologie moderne — où se légitime la prétention gnoséologique du sujet à saisir, par conjecture, la limite de ce mouvant et instable tissu de constitution des êtres organiques en transformation perpétuelle, en remplissant les vides, en formant les liens, en démontrant des identités. Il faut représenter cette nature vivante en devenir et l'homme avec elle, dans l'acte de penser scientifiquement les formes et les types, par une typologie dynamico-immanente mais non ontologico-métaphysique ou transcendante. Diderot en rend compte, de sa perspective biologique dans presque toute sa production intellectuelle73 et esquisse le trajet essentiel que suivra, dans la dernière aventure de la pensée critique du XVIIIe 72
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Cf. W. Goethe, Aufsätze, Fragmente, Studien zur Naturwissenchaft im allgemeinen (1798), dans Die Schriften zur Naturwissenschaft, éd. «Leopoldina», Bd. 11, Weimar, 1970, «Physique générale 1798. Le phénomène pur», p. 39-40: «Le phénomène pur est maintenant placé, en dernier, comme le résultat de toutes les expériences et de tous les essais (Versuchen). Il ne peut jamais être isolé mais se montre dans une série continue de phénomènes. Pour pouvoir l'exhiber (darzustellen) de manière déterminée, l'esprit humain qui erre dans l'empirique, élimine le casuel, cerne et sépare l'impur, formule ce qui est confus et découvre même l'inconnu». Sur cet argument et sur les thèmes de l'Urbild, Urtier Urpflanze, dérivés de l'idée buffonienne du prototype, par rapport à l'Interprétation, cf. Vasco, Diderot and Goethe cit., p. 127. Cf. F. Paitre, Diderot biologiste, Lyon, 1904 (Genève, 1971); E. Callot, La philosophie de la vie au XVIIIe siècle, étudiée chez Fontenelle, Montesquieu, Maupertuis, La Mettrie, Diderot, d'Holbach, Linné, Paris, 1965; J. Rostand, «Diderot, philosophe de la biologie», dans Biologie et humanisme, Paris, 1964.
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siècle, Kant, le «vieillard de Königsberg» (Goethe), avec la force d'esprit nécessaire pour lui imprimer un virage décisif dans la Critique de la faculté de juger (infra, 6.3.6-7). Goethe, d'autre part, lisant Diderot et la Critique de la faculté de juger, développe sa nouvelle méthode phénoméniste et conjecturale de recherche, dans le sillage de la «vénérable ombre» du philosophe français. C'est l'issue historique la plus importante de son œuvre, liée également aux études des naturalistes avec lesquels Diderot dialogue — Buffon, Maupertuis, La Mettrie, Bonnet, Deleyre74 — et la naissance d'une science nouvelle qui va prendre le nom de «morphologie transcendantale»: l'étude des formes externes, de la structure interne et des transformations possibles des natures organiques, partant d'une typologie régulatrice immanente, idéale et originaire. Comme on le verra plus haut, la productivité théorique de l'Interprétation s'exprime dans ce contexte qui la relie à la philosophie allemande de la vie, à la fin du XVIIIe siècle75. Voici, alors, la double articulation de recherche que Goethe met au fondement de sa méthode d'enquête : d'une part, il y a la richesse infinie des formes de la nature buffonienne, constructrice (bildende Natur); d'autre part (mais en elle) l'infini humain, leibnizienkantien, de la raison en tant que capacité réceptive-productive qui observe ce premier infini et «engage une joute» pour la connaissance (second regard), pour la fixer en des «images enchantées» (E. de Fontenay). Cette ambivalence méthodique, fusionnant en une unité, caractérise, après 1754, le destin spéculatif de Diderot. Les difficultés auxquelles il se heurte, pour concilier un matérialisme déterministe, foncièrement mécaniste mais valable, en tout cas, dans l'univers des êtres vivants, avec une doctrine naissante de l'évolution qui semble devoir entraîner quelques sorte de finalité, même obscure — constituent l'héritage problématique des naturalistes futurs, qui poursuivent les études morphologiques pionniers entamées par Goethe et d'autres savants, au tournant du XVIIIe siècle77. Le jugement des contemporains, qui définirent comme bizarre cette Interprétation, à cause des nouveautés qu'elle entraîna, n'étonne alors plus. Diderot, avant Goethe et Kant, a tenté de concevoir le travail expérimental et l'effort descriptif du naturaliste, non pas comme un simple 76
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Cf. A. Vartanian, «La Mettrie and Diderot Revisited: an Intertextual Encounter», dans DS, vol. 20, 1983, p. 155-97, et «Buffon et Diderot», dans Beaune J.-C. et al. (éd.), Buffon 88, Paris, 1992, p. 119-33; A. Thomson, «L'unité matérielle de l'homme chez La Mettrie et Diderot» cit., p. 61-68; J. Varloot, «Buffon et Diderot», dans S. Jüttner (éd.), Présence de Diderot, Paris, 1990, p. 298-315. 75 Cf. P. Casini, Scienza, utopia, progresso. Profilo dell'Illuminismo cit., p. 25-27. 76 Cf. W. Goethe, Aufsätze, Fragmente, Studien zur Naturwissenchaft im allgemeinen (1798) cit., Bd. 9, p. 5. 77 C'est le cas, par ex., de G. de Saint-Hilaire et, plus tard, de l'anatomiste et paléontologue anglais Richard Owen (1804-1892).
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problème technique ou de méthode pour classer les productions de Dame Nature (Linné) — même là où il s'agit, précisément, de téchne et de méthodes. L'étude du philosophe Naturforscher est déjà une autoéducation infinie de l'esprit (unendliche Ausbildung, pour Goethe; enkyklios-paidèia, selon l'encyclopédiste) qui apprend à adapter les formes de sa réceptivité et l'acquisition de connaissances aux formes, toujours renouvelées, du développement naturel. Répétons-le: concilier le naturalisme (science du vivant en devenir) et l'humanisme (science de l'utile, téchne)78, c'est en cela que réside le mérite culturel et l'actualité (ou peut-être l'«intempestivité»?) de la leçon épistémologique diderotienne. 6.3. CERVEAU ET PHILOSOPHIE ESTHETICO-POLITIQUE DE L'ORGANISME. LE REVE DE D'ALEMBERT 6.3.1. Un langage à la frontière des disciplines. «Art» et sciences expérimentales A côté d'un Diderot philologue, interprète subtil des philosophes antiques et contemporains — peu soucieux de la lettre de leurs doctrines, mais attentif à leur signification matérialiste — le Diderot encyclopédiste cultive une prédilection pour les néologismes. On a vu, à propos des articles industriels, qu'il a été l'un des premiers utilisateurs du terme de «technique» au sens moderne, en tant que substantif et non pas comme simple adjectif, passible d'applications dans les domaines les plus divers, de la description des arts mécaniques à la critiques des beaux-arts (supra, 5.2.1). Le mot «individualité» aussi fait son apparition, la première fois, dans Le Neveu de Rameau, pour dire l'excentricité du personnage, son caractère à la fois inimitable et imitateur de toutes le formes de personnalité, avec des implications biologiques profondes . En effet, une étude lexicale des écrits des années 1751-69 révèle ce qui n'était pas qu'un simple goût pour le renouvellement du vocabulaire, mais plutôt le besoin de faire parler une langue philosophique et technique plus complète, apte à exprimer le développement incessant de la connaissance. C'est un travail sans fin, comme Diderot l'avoue dans l'Interprétation : 79
78
Cf. aussi le motif du bonheur et du plaisir liés à une science de la nature qui jamais ne se repose sur les oreillers formés par des acquisitions théoriques permanentes: pensées VI, X, LVI, LVII et LVIII, 1-2; cf. Rostand, «Diderot, philosophe de la biologie» cit., p. 211233; J. Roger, Les sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle. La génération des animaux de Descartes à l'Encyclopédie, Paris, 1963, chap. III: «Diderot et l'Encyclopédie», p. 646 sq. 79 Cf. Y. Sumi, Le Neveu de Rameau. Caprices et logiques du jeu, Tokyo, 1975, chap. 3, p. 167-336, en part. § 2: «Le vitalisme organique», p. 217-34, et § 3: «La poétique du Tout», p. 226-71; cf. infra, 7.3.1-4.
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Combien ne faudrait-il pas de volumes pour renfermer les termes seuls par lesquels nous désignerions les collections distinctes de phénomènes, si les phénomènes étaient connus? Quand la langue philosophique sera-t-elle complète? Quand elle serait complète, qui, d'entre les hommes, pourrait la savoir? (OP, p. 183).
La critique de la «confusion des langues» dans l'histoire naturelle et l'impossibilité de décrire toutes les «collections» de phénomènes, s'achève avec un plaidoyer en faveur de l'utile, moyen de délimitation des domaines scientifiques et «base de nos véritables connaissances» (Ibidem, p. 184). Le langage de l'épistémologie diderotienne, tout en demeurant une nouvelle méthode pour la critique — ici: le «droit jugement» — des phénomènes physiques analysés dans le moment où ils sont en train de devenir des éléments d'une théorie, se développe à la frontière des différentes disciplines. En quête de cette délimitation méthodique de la science expérimentale et par sa critique de la philosophie purement rationnelle (non pas de toute philosophie rationnelle), Diderot utilise ainsi un langage hybride du point de vue épistémologique ou, si l'on veut, poétique, comme on l’a déjà qualifié . Métaphores et analogies ont leurs racines dans l'intention de souder la coupure scolastique entre la théorie et la pratique, les sciences et les techniques; celles-ci fournissent un riche échantillonnage d'exemples, aptes à rendre simples des concepts et des événements complexes. Sur un chemin théorique où l'idéal de l'utile et sa philosophie impose un lexique conceptuel original, dans la physique comme dans les arts, Diderot poursuit sa recherche de clarté criticométhodique. Un exemple, tiré encore une fois du technique industriel, concerne le mot de manœuvre. Ainsi dans l'Interprétation de la nature Diderot invente ce terme, au sens de «physicien pratique», pour indiquer un philosophe expérimental plus adroit dans les recherches empiriques de laboratoire que les théoriciens à la D'Alembert, avec qui, à cette époque, il polémique. Mais surtout, il s'agit d'un intellectuel qui peut vouloir se plier aux exigences de la collaboration suivant les thèses de l'article ART. Diderot utilise donc le terme de manœuvre pour indiquer non pas l'acte mais le sujet qui l'accomplit, celui qui «fait œuvre» avec ses mains, en l'opposant au spéculatif, qui ne travaille qu'avec sa tête, dont l'action semble ne pas avoir de «sujet». La nécessité de la collaboration entre les deux en découle tout naturellement: 80
L'intérêt de la vérité demanderait que ceux qui réfléchissent daignassent enfin s'associer à ceux qui se remuent, afin que le spéculatif fût dispensé de se 80
Cf. R. Mortier, Le cœur et la raison. Recueil d'études sur le dix-huitième siècle, Préface de R. Pomeau, Oxford-Bruxelles-Paris, 1990, p. 149-67: «Diderot au carrefour de la poésie et de la philosophie».
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donner du mouvement; que le manœuvre eût un but dans les mouvements infinis qu'il se donne; que tous nos efforts se trouvassent réunis et dirigés en même temps contre la résistance de la nature (OP, p. 178).
Enfin, l'exigence de division du travail intellectuel mène à la reconnaissance d'un primat de ce manœuvrier, dit aussi «manœuvre philosophe», proche de Socrate en vertu de sa capacité maïeutique de faire accoucher l'expérience de ses «enfants» les plus beaux. C'est grâce à sa méthode de la divination, la conjecture analogique, que le jugement du manœuvre sur la nature vivante se fait par une réflexion qui meut de la multiplicité organique particulière vers l'universel de la loi, à travers un sentiment divinatoire. Ce dernier acte subjectif, comme dans le cas de la volupté de Lucrèce, est le propre et de la juste théorie esthétique, qui rend compte, en terme d'universalité, du plaisir du sujet-spectateur, et de l'enquête biologique menée à bien. Observe Diderot: La grande habitude de faire des expériences donne aux manouvriers d'opérations les plus grossiers un pressentiment qui a le caractère de l'inspiration. Il ne tiendrait qu'a eux de s'y tromper comme Socrate, et de l'appeler un démon familier (...). Il jugeait les hommes comme les gens de goût jugent des ouvrages de l'esprit, par sentiment. Il en est de même, en physique expérimentale, de l'instinct de nos grands manouvriers. Ils ont vu si souvent et de si près la nature dans ses opérations, qu'ils devinent avec assez de précision le cours qu'elle pourra suivre dans le cas où il leur prend envie de la provoquer par les essais les plus bizarres (Ibidem, p. 197).
Diderot parle d'«instinct» et de «sentiment» pour signaler ce fondement propre de l'opération jugeante, chez le philosophe expérimental. Celui-ci recueille les faits, les délimite, il possède une sensibilité rationnelle pour l'individuel. Ainsi il devine, comme le fait un poète, la forme que l'expérience doit prendre lorsqu'elle s'épanouit dans le monde muable et en devenir des êtres organiques. En ce sens, le «manœuvre» applique dans le domaine des sciences de la vie les mêmes vues et perspectives du machinisme encyclopédique, ce lieu où Diderot décrit, à l'œuvre, l'art des grands mécaniciens fabricants d'épingles ou de métiers à bas et, dans le même contexte, regarde l'opération du sujet qui perçoit les rapports internes d'une chose jugée belle (supra, 5.2-3). La notion d'art, comme ce «centre ou point de réunion auquel on a rapporté les observations qu'on avait faites, pour en former un système ou de règles ou d'instruments, et de règles tendant à un même but» (Enc., I, p. 713b) circonscrit la signification de ce qu'est une «discipline en général», précisément comme système de règles opérationnelles. L'art a donc son langage, pour ainsi dire transversal, entre la science et la technique. Et c'est le cas de la science expérimentale, qui est considérée par Diderot
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comme un art, s'ordonnant méthodiquement sur le modèle de la description de ces mécaniques qui sont le point de départ de l'entreprise encyclopédique. De nombreux produits de la nature, dans l'Interprétation et dans le Rêve de D'Alembert, sont jugés, après l'Encyclopédie à travers ce critère méthodique d'analogie, en parallèle avec l'opération machiniste de construction et/ou d'observation-description d'un objet d'art. La référence n'est pas cachée dans les Premières conjectures: La môle ne serait-elle point un assemblage, ou de tous les éléments qui émanent de la femme dans la production de l'homme, ou de tous les éléments qui émanent de l'homme dans ses différentes approches de la femme? (...) Prenons le scalpel, ouvrons des môles et voyons (...). Voilà ce que l'on peut appeler l'art de procéder de ce qu'on ne connaît point à ce qu'on connaît moins encore (OP, p. 198-99, mes italiques).
La même notion d'art est donc apparentée à celle de système de parties coordonnées ou organisées, système de règles comme d'instruments. C'est là aussi l'un des sujets qui intéresse de près Diderot, dans la section sur les Conjectures de l'Interprétation. Les hypothèses qui y sont formulées rassemblent des observations éparses, sur la formation du noyau solide de la terre; le mécanisme de frémissement d'un corps élastique choqué; les procédures de fabrication d'un acier plus parfait, la «trempe en paquet»; les propriétés de l'aguille aimantée; les mérites de l'art expérimental de B. Franklin et des «manœuvres» de génie, à côté d'une critique des erreurs des «méthodistes», tel que Linné, classeurs des espèces naturelles fixes. Dans l'apparente désorganisation d'un tel recueil, semblable au Dictionnaire raisonné par son aspect dissonant et polyphonique, Diderot explique quel est le visage, voire l'esprit méthodiquement commun au travail de tous les philosophes expérimentaux, «interprètes» de la nature: C'est une facilité de supposer ou d'apercevoir des oppositions ou des analogies, qui a sa source dans une connaissance pratique des qualités physiques des êtres considérés solitairement, ou de leurs effets réciproques, quand on les considère en combinaison (Ibidem, p. 197).
Voilà une définition de ce substrat matériel ou condition de possibilité nécessaire à la mise en œuvre de systèmes (de règles ou d'instruments), que Diderot définit par le terme d'«art». Cette condition est commune (et nécessaire) pour l'œuvre de tous les arts, sans qualification, mécaniques ou libéraux. Et c'est un moyen de travail indispensable pour pouvoir comprendre et jouir des produits de leurs opérations, en tant qu'art (ou capacité) de juger. Diderot prétend avoir trouvé, avec ce
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concept, ce «centre de réunion» qui est typique des sciences, des arts et de toute «discipline en général», pour en former un système coordonné, de théorie (spéculation) et de pratique (application). 6.3.2. L'animal, la machine: modèles et complémentarité problématique Le dernier pas vers une utilisation de ces critères «artistiques» de la recherche expérimentale, récemment découverts (arts mécaniques), dans le domaine des sciences biologiques est réduit, après l'Interprétation. Comme pour une machine, l'animal en général est défini, dans le Rêve de D'Alembert, en termes analogues à ceux que Diderot utilise devant un beau tableau ou devant une belle composition pittoresque: Un système de différentes molécules organiques qui, par l'impulsion d'une sensation, semblable à un toucher obtus et sourd que celui qui a créé la matière en général leur a donné, se sont combinées jusqu'à ce que chacune ait rencontré la place la plus convenable à sa figure et à son repos (OP, p. 231) . 81
Diderot définit aussitôt, en ce sens, suivant Maupertuis et Buffon, ce quelque chose de plus qu'est la totalité d'un produit naturel — les corps organisées — par rapport à la simple somme de leur parties (Ibidem, p. 224-30, pensée L; supra, 6.2). Il avance sur cette voie, poussé par des exigences d'ordre méthodologiques et systématique, qui dépassent le champ limité des sciences de la nature (infra, 7.1-4). Le «tout» de l'animal, dans l'Interprétation, constitue une perception accrue et perfectionnée par rapport à celle de ses parties, c'est même une perception unique, proportionnée à la masse et à la disposition; et ce système de perceptions dans lequel chaque élément aura perdu la mémoire du soi et concourra à former la conscience du tout, sera l'âme de l'animal (OP, p. 228).
La combinaison éclectique de Maupertuis et Buffon, continue à opérer dans ce contexte (1754) et Diderot la développe dans ses ouvrages clandestines posthumes. C'est le pivot de son matérialisme épigénétique et continuiste. Mais le souvenir du modèle d'explication mécaniste et son langage transversal, n'est pas effacée pour autant. Dans le Rêve, qui marque le sommet de l'expérimentation linguistique et critique de Diderot, le «grand tout» du vivant est encore une machine composée, qui exclut l'idée d'une indépendance de ses parties, par rapport au mécanisme général. La métaphore de la machine renvoie à l'idée d'une complexité qui peut néanmoins se décomposer et réduire en «rouages» simples. Mais ce 81
Cf. aussi Enc., X, art. MACHINE (peinture).
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qu'on appelle individu, c'est-à-dire un être doué d'un noyau métaphysique identitaire constant, ou «âme» séparée de ses déterminations physiques n'est qu'une illusion du langage, d'après le Rêve: Que voulez-vous dire avec vos individus? Il n'y en a point, non, il n'y en a point... Il n'y a qu'un seul grand individu, c'est le tout. Dans ce tout, comme dans une machine, dans un animal quelconque, il y a une partie que vous appellerez telle ou telle; mais quand vous donnerez le nom d'individu à cette partie du tout, c'est par un concept aussi faux que si, dans un oiseau, vous donniez le nom d'individu à l'aile (...). Qu'est-ce qu'un être?... La somme d'un certain nombre de tendances... Est-ce que je puis être autre chose qu'une tendance?... non, je vais à un terme.... Et les espèces?... Les espèces ne sont que des tendances à un terme commun qui leur est propre… (Ibidem, p. 312; supra, 6.2.4) . 82
L'option matérialiste et transformiste, on le voit, n'est pas opposée au principe mécanique d'explication et l’est d’autant moins que le processus organique de développement du réseau est conçu sous la forme d'un assemblage de parties, progressif et complexe, s'opérant sur plusieurs niveaux. Et l'opération de l'attractio qui mène ce processus s'insère dans l'ordre géométrique des forces motrices qui travailleraient comme si — c'est la fonction d'analogie qui domine, encore — un dévidoir à pivot, machine composée, était en train de fabriquer des étoffes de tapisserie (Enc., IX, planche V, fig. 5): Il me semble qu'une machine aussi composée qu'un animal, une machine qui naît d'un point, d'un fluide agité, peut-être de deux fluides brouillés au hasard, car on ne sait guère alors ce qu'on fait; une machine qui s'avance à sa perfection par une infinité de développements successifs; une machine dont la formation régulière ou irrégulière dépend d'un paquet de fils minces, déliés et flexibles, d'une espèce d'écheveau où le moindre brin ne peut être cassé, rompu, déplacé, manquant, sans conséquence fâcheuse pour le tout, devrait se nouer, s'embarrasser encore plus souvent dans le lieu de sa formation que mes soies sur ma tournette (OP, p. 326).
Diderot est forcé d'admettre que cette machine n'est pas assez connue, et qu'«on ne dissèque pas assez, et les idées sur sa formation sontelles bien éloignées de la vérité». Un aspect commun aux trois sections du Rêve est cette oscillation entre d'une part la fidélité à la métaphore machiniste et la reconnaissance simultanée de ce qui manque dans les résultats qu'on a trouvé et; d'autre part, — on l'a remarqué à propos de l'Interprétation — ce matérialisme déterministe, toujours valable dans l'ordre du macro- et du microcosme, qui vient empiéter sur le champ de son ennemi, avec les conséquences que ces premiers principes 82
Cf. Lucrèce, La nature cit., II, vv. 1002 sq.
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évolutionnistes semblent devoir impliquer, jusqu'à se heurter à l'idée d'une finalité, au moins subjective, de l'ordre du jugement scientifique, nécessaire pour comprendre les sauts et les anomalies de l'ordre naturel, encore à expliquer en termes de mécanisme.
6.3.3. La finalité technico-pratique de la nature. Un transcendantal biologique Le rejet résolu des causes finales a comme contrepartie la nécessité de définir les premiers contours d'une science ou pré-science des productions monstrueuses de la nature83. Elle doit assimiler ces produits qui sont aussi nécessaires, dans l'ordre mécanique de l'évolution, en devenir perpétuel. Ce propos s'exprime, certes, en termes ambigus: MLLE DE L'ESPINASSE — Et d'où viennent ces sauts? BORDEU — Qui le sait? Pour faire un enfant on est deux, comme vous savez. Peut-être qu'un des agents répare le vice de l'autre, et que le réseau défectueux ne renaît que dans le moment où le descendant de la race monstrueuse prédomine et donne la loi à la formation du réseau. Le faisceau de fils constitue la différence originelle de toutes les espèces d'animaux. Les variétés du faisceau d'une espèce font toutes les variétés monstrueuses de cette espèce (OP, p. 327-28).
Mais la plasticité évolutive de la nature permet à l'homme même, comme son dernier produit, de finaliser techniquement les «écarts» possibles issus du devenir universel. L'hypothèse des «chèvre-pieds», des êtres intelligents hybrides fabriqués par le médecin à travers un artifice pervers et étonnant (le mélange des espèces), cette hypothèse si proche est formulée avec un but technico-pratique. Pourquoi accoupler des hommes et des chèvres? C'est que... c'est que nous en tirerions une race vigoureuse, intelligente, infatigable et véloce dont nous ferions d'excellents domestiques (...). C'est que nous ne dégraderions plus nos frères en les assujettissant à des fonctions indignes d'eux et de nous. —. Encore mieux. —. C'est que nous ne réduirions plus l'homme dans nos colonies à la condition de la bête de somme (Ibidem, p. 383).
La gageure de l'hybridation qui achève le Rêve fait crier Mlle de l'Espinasse au scandale, à l'abominable impiété. On parla aussi, à la même 83
Cf. E. Hill, «Materialism and monsters in Le Rêve de D'Alembert», dans DS, vol. 10, 1968, p.67-93; J. McGuire, «La représentation du corps hermaphrodite dans les planches de l'Encyclopédie», dans RDE, n°11, 1991, p. 109-29; et J.-L. Fischer, «L'Encyclopédie présente-t-elle une pré-science des monstres?», dans RDE, n°16, 1994, p. 133-52.
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époque, de naïveté scientifique (Goethe). Mais la provocation s'inscrit dans le projet général d'une éthique matérialiste du bonheur commun que Diderot propose dans les Éléments de physiologie s'alliant à une philosophie de la nature finalisée techniquement par l'homme, pour l'homme. La biologie décrit le vrai parcours que la nature devrait suivre dans son développement intelligent vers ce but, au delà des préjugés et du fanatisme: l'égalisation des espèces et des hommes, dans le bonheur fondé en ce dieu-nature . La «monstruosité» des théories que Mlle de l'Espinasse reproche à Bordeu ne dépend pas de lui, mais «de la nature ou de la société» telle qu'elle est devenue . Si la société se conformait aux lois de la nature pratico-technique la monstruosité disparaîtrait, et l'idée «abominable» des «chèvre-pieds» n'aurait plus raison d'être pensée. Ainsi, la nouvelle philosophie de la vie se greffe sur son tronc ancien, épicurienlucrétien. Diderot arrive à ce résultat en décrivant le processus de germination de la vie, de ses éléments simples jusqu'à la formation de la subjectivité humaine sociale. Les opérations du noyau matériel primitif — un «faisceau de fils» sensibles — déterminent le développement évolutif sur les trois niveaux complémentaires d'organisation: la fibre, l'organe, l'animal. La métaphore de l'araignée sert à décrire ce tissu spatio-temporel sur lequel se déploie la structure sensible commune à tout vivant: le système nerveux. Les différences ontologiques ne sont que des écarts quantitatifs, relevants de l'ordre de la temporalité. Le punctum saliens de matière originelle s'enrichit en fonctions, par ses potentialités d'action, comme un produit de la sensibilité, de la mémoire et enfin de la capacité d'instituer des rapports entre des représentations (consonances et dissonances, comme dans un «clavecin»), entre les données que la mémoire du réseau recueille au cours de sa croissance. Cette structure organisatrice de l'expérience propre du vivant qu'on appelait, dans les Écoles, l'«âme raisonnable», arrive à former une 84
85
84
Cf. OP, p. 383: «J'entends que la circulation des êtres est graduelle, que les assimilations des êtres veulent être préparées, et que, pour réussir dans ces sortes d'expériences, il faudrait s'y prendre de loin et travailler d'abord à rapprocher le animaux par un régime analogue». Diderot se réclame aussi des thèses de J.-B.-R. Robinet, Considérations philosophiques de la gradation naturelle des formes de l’être, Paris, 1766, dont il fait le compte rendu pour la Correspondance littéraire, dans DPV, XVIII, p. 308-13. 85 Cf. ibidem, p. 379-80: «Vous êtes monstrueux. BORDEU — Ce n'est pas moi, c'est ou la nature ou la société (...). Je vous demanderai donc, de deux actions également restreintes à la volupté, qui ne peuvent rendre que du plaisir sans utilité, mais dont l'une n'en rend qu'à celui qui la fait et l'autre le partage avec un être semblable mâle ou femelle, car le sexe ici, ni même l'emploi du sexe n'y fait rien, en faveur de laquelle le sens commun se prononcera-t-il? (...). Tout ce qui est ne peut être ni contre nature ni hors de nature, je n'en excepte pas même la chasteté et la continence volontaires qui seraient les premiers des crimes contre nature, si l'on pouvait pécher contre nature, et les premiers des crimes contre les lois sociales d'un pays où l'on pèserait les actions dans une autre balance que celle du fanatisme et du préjugé».
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condition biologique d'aperception des données, chez l'être de raison (l'homme), condition qui se développe progressivement avec le temps mais qui reste, néanmoins, relativement stable. Elle peut se perdre ou s'accroître. Une sorte de transcendantal biologique sujet au devenir est postulé, par Diderot, à la base de toute opération jugeante. Chaque être vivant est doué d’une telle capacité en tant qu'espèce indépendamment de son expérience individuelle, et par son jugement il doit créer des représentations du réel où il opère, pour ses fins de développement. C'est là une condition matérielle et universelle commune à toutes les «âmes raisonnables». Le réseau de fils, observe Bordeu, est «un être qui écoute, juge et prononce», même si «il n'a à son origine aucun sens qui lui soit propre: ne voit point, n'entend point, ne souffre point. Il est produit, nourri» (Ibidem, p. 330). Ce lieu matériel de l'esprit définit les limites critiques du moi physique, du point de vue de ce qui conditionne la sensibilité. Il définit son action précisément en deçà de la sensibilité: «ne voit point, n'entend point, ne souffre point». L'identité de l'esprit, son étendue réelle établie à travers la définition des limites de sa sensibilité, se construit temporellement par l'opération du réseau en tant qu'il est capable de juger, c'est-à-dire d'établir des rapports de plus en plus riches et doués de sens parmi ses représentations. Diderot explique ce processus avec l'exemple d'un homme qui tombe malade, dans un état de pré-mort; puis: BORDEU— Il guérit; et quand il fut guéri, il réfléchit, il pensa, il raisonna, il eut le même esprit le même bon sens, la même pénétration, avec une bonne portion de moins de sa cervelle. MLLE DE L'ESPINASSE— ce juge-là est un être bien extraordinaire. BORDEU — Il se trompe quelque fois lui-même; il est sujet à des préventions d'habitude: on sent du mal à un membre qu'on n'a plus (...). MLLE DE L'ESPINASSE — C'est qu'il est comme tous les juges du monde, et qu'il a besoin d'expérience, sans quoi il prendra la sensation de la glace pour celle du feu. BORDEU — Il fait bien autre chose: il donne un volume presque infini à l'individu, ou il le concentre presque dans un point.
Reste à voir dans les détails comment cette doctrine du «moi physique» se développe à travers les différents niveaux du parcours épigénétique, vers le «moi raisonnable».
6.3.4. La structure polycentrique du Rêve. Matérialisme biologique, théorie du jugement et émergence du moi Ces pages du Rêve sont d’une modernité surprenante et ont une grande importance pour la formation d'une théorie critique du jugement — d’action et de connaissance — et d’une anthropologie laïque liée au matérialisme biologique et à la philosophie de la nature en devenir de
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Diderot. L'argumentation suit le tracé suivant, autour de quatre centres d'analyse: 1°/ Reprise de la doctrine épicurienne et lucrécienne de l'éternité de la matière («les individus n'existent pas»); l'exemple des générations spontanées et le développement de la même doctrine, au sein d'un dialogue avec les contemporains (Buffon, von Haller, Maupertuis), se présente dans la forme d'une théorie des «trois vies»: de la fibre (ou particule), de l'organe et de l'animal; 2°/ A' travers la métaphore maupertuisienne de la «grappe d'abeilles» qui forme un seul organisme, voilà que Diderot repère le noyau originaire de l'évolution: le «réseau de fils» de matière sensible qui s'organise suivant un processus allant du simple vers le complexe. Par la critique conséquente des théories préformationnistes, Diderot dessine le parcours épigénétique de formation des organes de sens. Chaque organe a sa sensibilité et sa vie propres, mais le primat évolutif est celui du toucher; par là, suivent tous les autres sens. Cette partie de l'argumentation a été préparée, dans le premier Entretien entre M. D'Alembert et M. Diderot, rappelons-le, par la métaphore machiniste des «touches du clavecin [les sens] qui sont pincés par la nature qui nous environne, et qui se pincent souvent elles-mêmes». Or, dans le Rêve Diderot parle, à ce propos, d'une sensibilité pure, due à la spécification du faisceau de fibres originaire: Cette sensibilité pure et simple, ce toucher se diversifie par les organes émanés de chacun des brins; un brin formant une oreille, donne naissance à une espèce de toucher que nous appelons bruit ou son; un autre formant le palais, donne naissance à une seconde espèce de toucher que nous appelons saveur; un troisième formant le nez et le tapissant, donne naissance à une troisième espèce de toucher que nous appelons odeur; un quatrième formant un œil, donne naissance à une quatrième espèce de toucher que nous appelons couleur (Ibidem, p. 320-21).
3°/ Les avatars évolutifs produisent les différents niveaux des fonctions organiques et cognitives, jusqu'aux activités supérieures (ou «dernières»), de la mémoire et de la pensée. Mais elles sont toujours dépendantes de «l'origine du réseau», c'est-à-dire du système neural aboutissant au cerveau et à sa machinerie organique86. Or, le jugement en tant que capacité de synthèse des idées, qui est lié à ce processus d'expansion active et intelligente du réseau, comme son produit, détermine la conformation du moi de l'animal, issue de cette activité87. La 86 87
Cf. supra, p 308 et la métaphore du clavecin «auto-poiésique» (OP, p. 274). Cf. Réfutation d'Helvétius, dans OD, I, p. 793, 814 et 810-25: «Il y a cinq sens. Oui, voilà les cinq témoins; mais le juge ou le rapporteur? Il y a un organe particulier, le cerveau, auquel les cinq témoins font leur rapport. Cet organe méritait bien un examen particulier (...). Sans un correspondant et un juge commun de toutes les sensations,
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conformation dynamique elle-même semble rester hors de la sphère d'une mesure quantitative possible au niveau de la sensation et appartient au domaine de la condition matérielle de production des phénomènes sensibles à juger89. Diderot insistera beaucoup, dans la Réfutation suivie de l'ouvrage d'Helvétius intitulé L'Homme (1775), sur cette distinction entre la «cause» et la «condition» propre de l'être sensible. L'homme agit à condition d'avoir une sensibilité physique et non pas à cause d'elle. Se réclamant de l'action de cet organe qu'il «regarde comme le tribunal de l'affirmation et de la négation», opérant aux sources mêmes de la sensibilité, Diderot réfute la thèse d'Helvétius sur l'identité de la sensation et du jugement: 88
Sentir, c'est juger. Cette assertion, comme elle est énoncée, ne me paraît pas rigoureusement vraie. Le stupide sent, mais peut-être ne juge-t-il pas. L'être totalement privé de mémoire sent, mais il ne juge pas. Le jugement suppose la comparaison de deux idées. La difficulté consiste à savoir comment se fait cette comparaison; car elle suppose deux idées présentes (OD, I, p. 796). C'est le
cerveau qui assure la co-présence de plusieurs idées dans un espace matériel de la pensée, en tant que siège du sensorium; la machine cérébrale règle et organise ses idées, dynamiquement, par des procédés psychophysiques qui nous sont encore pour la plupart inconnus dans leur fonctionnement, car «il se peut qu'on ne l'ait pas encore assez étudié» (Ibidem, p. 824). 4°/ En dernier lieu, Diderot fait remarquer à son interlocutrice, par la bouche de Bordeu, que cette fonction«qui circonscrit votre étendue réelle, la vraie sphère de votre sensibilité», quand les organes se trouvent, eux aussi, dans un état de sommeil (une sorte de «rêve» physique), est de l'ordre du non-sensible, de l'intelligible-matériel. Il s'agit d'une structure biologico-dynamique qui s'étend progressivement, de l'origine du faisceau à toutes ses ramifications plus complexes liées à la sensibilité organique, vers le développement vivant de la perception de soi (ou aperception) et du jugement qu'y est attaché : 90
MLLE DE L'ESPINASSE — J'existe comme en un point; je cesse presque d'être matière, je ne sens que ma pensée; il n'y a plus ni lieu, ni mouvement, ni corps, ni
sans un organe commémoratif de tout ce qui nous arrive, l'instrument sensible et vivant de chaque sens aurait peut-être une conscience momentanée de son existence, mais il n'y aurait certainement aucune sorte de conscience de l'animal, ou de l'homme entier». 88 Cf. OP, p. 336; cf. aussi Réfutation d'Helvétius, dans OD, I, p. 815-17. 89 Cf. Réfutation d'Helvétius cit., p. 804 et 825. 90 Cf. OP, p. 307: «Ce quelque chose-là, ce n'est pas votre pied, ce n'est pas même votre main piquée; c'est elle qui souffre, mais c'est autre chose qui le sait et qui ne souffre pas».
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distance, ni espace pour moi: l'univers est anéanti pour moi, et je suis nulle pour lui. BORDEU — Voilà le dernier terme de la concentration de votre existence; mais sa dilatation idéale peut être sans borne. Lorsque la vraie limite de votre sensibilité est franchie, soit en vous rapprochant, en vous condensant en vous même, soit en vous étendant au dehors, on ne sait plus ce que cela peut devenir (OP, p. 333).
Le discours poétique de la troisième et dernière partie du Rêve, la Suite de l'Entretien, concernant l’hybridation des espèces et une morale sexuelle anticonformiste (légitimation de l’onanisme et de l’homosexualité), découle de cette enquête biologique sur les limites dynamico-actives du moi. Le dernier mot de notre citation, «on ne sait plus ce que cela peut devenir», est à souligner dans ce contexte. Vers la fin de l'Entretien, Diderot remarque que c'est «l'habitude» de l'organisme qui rapporte toutes ses sensations vers leur centre commun, et que ce centre est relié aux terminaisons nerveuses du corps par des «brins» combinés en faisceaux; ces faisceaux de brins s'organisent et se spécialisent dans leurs activités, grâce aux combinaisons progressives, œuvre de la mémoire, laquelle doit se localiser en un espace matériel de l’esprit-cerveau. C'est là, au niveau de l'esprit agissant en mémoire, qui se fixent les limites de la sensibilité corporelle, à l’intérieur de cette structure dynamique polyfonctionnelle; elle se forme et se fixe, donc, dans le temps de la mémoire (Ibidem, p. 268-71, 274, 320-22, 340-42). Les activités de la réflexion et de la pensée, où D’Alembert rêvant souvent s'abîme, peuvent servir, remarque Diderot, à faire oublier les sensations et, par exemple, à tromper la douleur d'un malade. Après, survient un état d'épuisement, à la suite de cette concentration du moi dans un endroit différent de la mémoire psychophysique. Le philosophe décrit ainsi l'architecture fonctionnelle de l'organe de l'âme: Que prouvent cet épuisement, cette lassitude? Que les brins du faisceau ne sont pas restés oisifs, et qu'il y avait dans tout le système une tension violente vers un centre commun (...). C'est qu'il n'en est pas du tic de l'origine comme du tic d'un des brins. La tête peut bien commander aux pieds, mais non pas le pied à la tête; l'origine à un des brins, non pas le brin à l'origine. MLLE DE L'ESPINASSE — Et la différence, s'il vous plaît? En effet, pourquoi ne pense-je pas partout? C'est une question qui aurait du me venir plutôt. BORDEU— C'est que la conscience n'est qu'en un endroit (...). C'est qu'elle ne peut être que dans un endroit, au centre commun de toutes les sensations, là où est la mémoire, là où se font les comparaisons. Chaque brin n'est susceptible que d'un certain nombre déterminé d'impressions, de sensations successives, isolées, sans mémoire. L'origine est susceptible de toutes, elle en est le registre, elle en garde la mémoire ou une sensation continue, et l'animal est entraîné dès sa formation première à s'y rapporter soi, à s'y fixer tout entier, à y exister. MLLE DE L'ESPINASSE — Et si mon doigt pouvait avoir de la mémoire?...
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BORDEU — Votre doigt penserait (Ibidem, p. 352-53).
Les activités supérieures du sujet jugeant sont le résultat de ce processus de fixation dynamique, jamais complètement achevé, des limites matérielles sensibles du moi psychophysique qui sont à l'origine du «réseau de fils» combinés en «faisceaux» et spécialisés, où siège la mémoire. 6.3.5. Cerveau et liberté politique rationnelle, de Bordeu à Diderot. Une psychologie et une anthropologie nouvelles Diderot reprend, ici, au sujet du fonctionnement du cerveau par rapport à la sensibilité physique dans la formation de la vie consciente, les opinions du vrai protagoniste du Rêve, l'«onirocritique» Théophile de Bordeu. Ce médecin et ses collègues de l'école de Montpellier ont mis en question l'approche cartésienne des problèmes médico-physiologiques. Le débat qu'ils soulevèrent sur le rôle du cerveau dans l'anatomie générale des corps organisés a des retombées théoriques importantes sur la doctrine diderotienne de la liberté politique rationnelle, fondée dans une perspective naturaliste et, ensuite, sur ses implications esthétiques (Suite de l'entretien précédent). A cheval entre la fin du XVIIe et la première moitié du XVIIIe siècles les querelles des écoles iatromécaniques sont centrées — au-delà de la question du mécanisme de la génération — autour d'un thème complémentaire et essentiel: la nature de la matière physique des êtres vivants. En réalité, il n'est pas indifférent de soutenir la thèse que le foetus, dans sa forme organique entière, est déjà formé par un acte créateur d'origine transcendante qui en détermine ab initio les développements successifs possibles (préformationnisme, doctrine de l'orthodoxie catholico-scholastique), ou bien qu'un tel embryon se développe d'un punctum saliens de matière sensible, à travers un processus de juxtaposition mécanique de parties inorganiques qui se coordonnent dans le temps, thèse de l'épigénétisme matérialiste, dont la première expression systématique est dans les ouvrages de Buffon et de Maupertuis. La position matérialiste entraîne la conséquence, déjà soulignée, que les formes vivantes de la matière ne comportent plus en elles-mêmes, l'impossibilité intrinsèque d'une modification mais sont ordonnées suivant un statut de contingence qui est précisément l'effet de l'action du vivant dans son milieu naturel Maupertuis, Buffon, Interprétation de la nature (supra, 6.1-2). Autour de l'hypothèse matérialiste qui introduit ce principe rationnel de contingence tout à l'intérieur de la structure mécanique rigidement déterministe du développement s'articulent les
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réflexions des encyclopédistes et des médecins-physiologistes sur la question de la liberté d'action de l'être vivant, sur ses degrés quantitatifs possibles, sur les niveaux d'organisation qui permettent l'émergence d'un comportement libre et, finalement, sur la détermination qui y est pourtant rattachée dans les modes de son rapport au monde physique. La réponse réductionniste de La Mettrie (Histoire naturelle de l'âme, 1745), d'Holbach (Système de la nature) et d'autres (A. Gaultier et auteurs de textes clandestins ) résout le problème en termes physiologistes. L'arrangement et la disposition organique des fonctions corporelles primaires et leur coordination physico-mécanique en des rapports de forces définis par le processus épigénétique, déterminent les fonctions supérieures de synthèse des représentations et, donc, régissent les actions possibles qui dérivent de tels rapports d'une façon causale. Bref: le cerveau, tout en étant pour La Mettrie l’unique siège du sensorium commune, est déterminé par l’ensemble des autres fonctions physiologiques sans rétroaction possible (sa position changera, plus tard, dans l'Homme-machine, 1748) . L'issue sur le plan éthico-politique est simple: le libre arbitre est une «chimère», les idées de bien et de mal, de culpabilité et de responsabilité morale sont une «imposture», une «invention des prêtres et des magistrats» visant uniquement à la maîtrise éthico-politique des consciences (La Mettrie, Sade). D'un autre point de vue, peu lointain dans ses conséquences politiques, Diderot suit le sillage de Bordeu, Fouquet et des médecins de l'école de Montpellier. Il admet l'interprétation du phénomène organique, saisi dans son devenir temporel, suivant une lecture vitaliste et matérialiste-biologiste qui postule la présence d'une sensibilité générale et diffusée dans la matière affectant tous les organes des corps. Mais la lecture de Diderot intègre aussi, sans les nier, les thèses cartésiennes du Traité de l'homme, à la fois dans la perspective du mécanisme des frottements — «Y a-t-il quelque chose de plus absurde que l'action d'un être [l'âme] sur un autre [le corps] sans contact?» (DPV, XVII, 332) — et, pour certains aspects, dans celle de ce vitalisme qui reconnaît le caractère complexe de l'«ordre» vital. D'une part, la forme vivante est un composé d'unités autonomes, mécaniques, comme le remarque le vrai Bordeu dans ses Recherches anatomiques (1751): 91
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Ainsi, la moindre partie peut être regardée comme faisant, pour ainsi dire, corps à part. Elle agit, il est vrai, au moyen de la circulation générale, mais elle 91
Cf. A. Gaultier, Parité de la vie et de la mort. La Réponse du médecin Gaultier, éd. O. Bloch, Paris, 1993; Anonyme, L’âme matérielle, éd. A. Niderst, Paris, 1973; J. O. de La Mettrie, Histoire naturelle de l’âme, La Haye, 1745; P.-H. Th. D'Holbach, Système de la nature (1770), Paris, 1978. 92 Cf. A. Thomson, «L'Homme-machine, mythe ou métaphore?» cit., p. 372-75.
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est aussi distincte que le système des vaisseaux sanguins l'est du système des vaisseaux chyleux et que la circulation du poumon et celle du foie le sont de celle qui se fait dans les gros vaisseaux ordinaires.
Le médecin donne un exemple que Diderot ne manquera pas de relever, à propos du primat évolutif du toucher: Les nerfs font venir le sang dans une glande, en dirigeant et en augmentant la circulation dans cet organe, qui, si on peut le dire, fait lorsqu'il agit corps à part, en quelque façon (...). La sécrétion se réduit donc à une espèce de sensation, si l'on peut s'exprimer ainsi; les parties propres à exciter telle sensation passeront et les autres seront rejetées; chaque glande, chaque orifice aura pour ainsi dire, son goût particulier (...). Enfin, chaque partie n'a-t-elle pas son tact ou sa disposition particulière? L'œil ne saurait souffrir l'huile que l'estomac retient à merveille, et celui ci rejette l'émétique, qui ne fait presque point d'impression sur l'œil. Pourquoi les glandes n'auraient-elles pas leur tact, ou leur goût particulier? Elles ont des nerfs en abondance; elles ont des ouvrages essentiels à faire; il faut qu'elles s'acquittent de leur devoir à la minute: pourquoi ne seraient-elles pas dirigées par l'action nerveuse qui suppose, pour agir, une espèce de sensation, ou d'action singulière de la part du corps qui excite les nerfs?
Pour illustrer ce point, à propos de la sensibilité singulière de chaque glande, Bordeu utilise, finalement, la métaphore célèbre de l'essaim d'abeilles qui arrivent à former, par contiguïté sensible, un seul organisme. L' insecte est, suivant Bordeu animal in animali; chaque partie est pour ainsi dire, non pas sans doute un animal mais une sorte de machine à part qui concourt, à sa façon, à la vie générale du corps.
Mais d'autre part cette forme mécanique vivante est comme «un tout collé à une branche d'arbre», indissoluble, dans lequel le cerveau joue le rôle actif coordonnant, d'une force synthétique en tant que centre de force qui intègre les énergies des différentes particules-machines. C'est là la considération la plus remarquable dans les Recherches de Bordeu, en dialogue avec les théoriciens de l' «irritabilité» de la fibre (Glisson, Haller, Venel). Cette irritabilité est une autre force physique, d'une autre nature, qui à elle seule ne suffit pas, d'après Bordeu, à expliquer les fonctions des organes qui sont reliés par les nerfs. Le nerf a «une autre tension pour agir ou pour exercer sa force; c'est la tension particulière, qui dépend en quelque sorte du cerveau». Bordeu se demande ensuite: Un organe a-t-il toujours besoin d'être irrité pour agir, ou bien n'a-t-il pas un action indépendante de l'irritation? Nous serions portés à croire que tout organe a une action qui lui vient du cerveau, qui est lui-même disposé de manière que ses
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différentes parties ont différents usages, et tendent plus ou moins les nerfs qui leur répondent; ainsi, tout ce qui se passe dans les organes n'est que l'effet et une image de ce qui se passe d'abord dans le cerveau (...). En un mot: nous croyons que les fonctions commencent d'abord dans le cerveau, qui est partagé en autant départements qu'il y a d'organes, et qui est disposé de façon qu'il excite tel ou tel organe, et telle ou telle fonction, par ce qui se passe à l'origine des nerfs de l'organe . 93
Cette théorie organiciste révolutionnaire de Bordeu, que Diderot reprend tout en gardant sa fidélité au modèle mécaniste, attribue un rôle central dans le développement libre de l'être vivant dans le monde naturel à l'organe chargé de la corrélation fonctionnelle des opérations physicomécaniques du corps, par le moyen de ses images, à savoir les représentations actives qu'il est capable de produire de lui-même, rétroagissant sur les autres organes. Le cerveau est la source des anticipations cognitives, dirions-nous aujourd'hui, de ce qui arrive en termes d'action physique dans les autres parties-machines du corps. La rationalité, ensuite, dans la seconde partie du Rêve, est considérée comme cette capacité naturelle de jugement, c'est-à-dire de synthèse de représentations, s'articulant sur plusieurs niveaux d'organisation, qui est la source de production des complexes expressifs culturels — dans l'art, les sciences et la philosophie — élaborés par le cerveau, propre à l'espèce humaine. Elle est ensuite susceptible, de développements ultérieurs, libres, dans l'histoire de la nature (proto-évolutionnisme; supra, 7.1.3, dans le domaine de l'esthétique). Cette raison juge de soi-même, «auguste compagne du sage» qui «détruit ses propres rêves imposteurs!», suivant les vers de É.-N. Méhul — ne sera-t-elle pas, secrètement, trente ans après et derrière les apparats idéologiques, la même Déesse de l'humanité libérée dans Paris révolutionnaire? (1793-94) — est pour Diderot le trait d'union qui opère comme relais entre l'acte prétendu libre du sujet politique (représentation, idéologie) et la détermination naturelle, psychophysique, qui le conditionne toujours. Dès lors, l'homme peut être d'autant plus libre qu'il devient plus rationnel, en tant qu'il est un sujet capable d'activer efficacement cette faculté naturelle de synthèse des représentations de l’esprit-cerveau 94
93
Th. de Bordeu, Recherches anatomiques sur la position des glandes et sur leurs actions (1751), dans Œuvres complètes, Paris, 1818, vol.I, p. 161-64, 187, 201. 94 l’Hymne à la Raison («Auguste compagne du sage,/ Détruis tes rêves imposteurs!/ d'un peuple libre obtiens l'hommage,/ Viens le gouverner par les mœurs...») fut composé par Étienne-Nicholas Méhul (1763-1817) à l’occasion de la Fête de la Raison (10 décembre 1793), culte civique auquel aussi Catel et Rouget de l’Isle apportent leur contribution, affirmant l’égalité des citoyens «devant cette puissance immortelle, bien avant même l’égalité devant la loi»: cf. B. Brévan, Les changements de la vie musicale parisienne de 1774 à 1799, Paris, 1980.
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(jugement), fondée sur l'ensemble des événements neurologiques (observés) qui le constituent en libre individu; et c'est une faculté propre du genre humain entier (Enc., V, p. 131b-134b, art. DROIT NATUREL, et infra, 8.3). Ce nouveau sujet peut faire même plus, à fin d'achever l'opération jugeante sur la route décidée par Dame Nature: il peut éduquer l'esprit (fonctions supérieures du cerveau), éduquer lui-même à se former des jugements de jugements, à regarder son propre regard rationnel, bâtissant des représentations du monde de second degré, dans les domaines des arts, des sciences, de la philosophie, et finalement, du droit et de la pédagogie biologiste (partie troisième: Suite de l'Entretien). La révolution matérialiste-biologiste de Diderot et Bordeu devient, potentiellement, une révolution politique qui met en cause à la fois une nouvelle doctrine du droit et une pédagogie qui considèrent dans la formation de l'homme citoyen— contre l'avis d'autres matérialistes tels que Helvétius— le double aspect de la détermination et de la plasticité organique de ses instruments cognitifs. Nature et culture, formation, sont en corrélation réciproque dans le processus éducatif: pour l'éducation de l'individu à une liberté politique rationnelle, fondée en termes naturalistes95. Les préalables épistémologiques de cette révolution sont partagés par d'autres médecins de l'École de Montpellier, qui donnèrent leurs contributions aux travaux de l'Encyclopédie96. Ces recherches sont préparées, en France, par l'œuvre des médecins cartésiens, notamment celle d'un physiologiste peu connu, Raymond Vieussens (1641-1717), mentionné dans l'Encyclopédie comme l'un des maîtres fondateurs de l'école médicale, ayant exercé sa profession pendant longtemps à l'hôpital Saint-Eloi, à Montpellier97. Dans son ouvrage principal, la Neurographia universalis, Vieussens postule l'existence de «fluides nerveux» (succi nervosi) dans l'organisme, différents par rapport aux esprits animaux, provenant (et produit) du cerveau à travers les nerfs, qui seraient capables de régler les opérations mécaniques des organes (par exemple les muscles et le cœur)98. Vieussens parle même d'un «réseau merveilleux» (de rete 95
Cf. Réfutation d'Helvétius, dans OD, I, p. 841-51, 884-88 et 918-23. Cf. les œuvres de H. Fouquet, Essai sur les pouls par rapport aux affections des principaux organes, Montpellier, 1767 et Quæstiones medicæ duodecim, Monspelii, 1776; les articles HOMME (Hist. Nat.), SENSIBILITE, SENTIMENT (Médecine), CERVEAU (Anatom.) des médecins Tarin, Bouillet, Venel. 97 Cf. Enc., X, p. 220a-222a, art. MECHANICIEN (Médecine). Sur l'ensemble de ces questions: J. Roger, Les sciences de la vie cit., p. 9-16 et 673-75, l'auteur ne mentionne pas Vieussens. 98 Cf. R. Vieussens, Neurographia universalis. Hoc est, omnium corporis humani nervorum, simul et cerebri, medullæque spinalis descriptio anatomica, Lugduni Batavorum, 1684, p. 96: «Demum succus nervosus, insensilibus nervorum meatibus diffusione sua levitatem conciliando, nimiam ipsorum astrictionem præcavet: adeoque 96
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mirabilis) à propos de ce système nerveux qui relie fonctionnellement le cerveau aux organes99. Cependant, selon Vieussens le cerveau reste encore un «glande» excrétoire qui communique ses «humeurs» physiques à tout le corps et l'alimente à travers les nerfs. C’est une hypothèse que Bordeu ne manque pas de critiquer. Les connaissances insuffisantes et l'ignorance avouée ouvertement par Diderot dans le Rêve sur le fonctionnement de «l'origine du faisceau» donnent cours aux spéculations des médecins vitalistes au début du XVIIIe siècle, notamment les «autocratiques» de l'école de G.-E. Stahl, inventeur de la théorie du phlogistique. A propos de la «cause première inconnue» de ce fluide, l’auteur de l’article MECANIQUE (Médecine) de l’Encyclopédie affirme: «ils ont prétendu qu'elle devait être attribué à une puissance intelligente, selon eux, la nature qui n'est pas différente de l'âme même, sans avoir égard à ce que le cœur séparé du corps est encore susceptible de mouvements contractiles, répétés» (Enc., X, p. 220b). Diderot était au courant de ces débats, au cœur de son entreprise, Les solutions cartésiennes orthodoxes, fondées sur l'analogie du corpshorloge sont insuffisantes à expliquer le mécanisme des transmissions nerveuses, et elles s'accordent mal avec les faits; malgré cela les causes physiques sont les seules qui peuvent sauver les phénomènes de ces rapports organiques dans leur dimension opérationnelle, du point de vue du médecin traitant, aux fins de ses diagnostics et de ses thérapies. Les interprétations métaphysiques de Stahl concernant précisément le rôle du cerveau, sont intenables, d’une perspective heuristique100. Diderot, ainsi, reste fidèle à l'option mécaniste, avec l'ajustement éclectique organiciste qu'en proposait Bordeu.
impedit, ne spiritui animali commeatus denegetur. Præterea ob proprium substantiæ modum, seu levem ob lentorem suum, spiritus animalis motum veluti dirigit»; cf. aussi R. Vieussens, Traité nouveau de la structure et des causes du mouvement naturel du cœur, Toulouse, 1715. 99 Cf. Ibidem, Liber Primus: «De Cerebro», p. 1-138; Liber Secundus: «De Medulla spinalis», p. 139-56; Liber Tertius: «De Nervis», p. 157-252. En ce qui concerne les fluides cérébraux: liv. I, § XV, p. 94-97; pour l'action de régulation musculaire: liv. I, § IV, p. 17-28 et liv. III, § IX, p. 243-52; pour le «réseau de fils», liv. I, § VII: «De rete mirabilis», p. 44-48. Il y a des traces de l'œuvre de Vieussens dans l'Encyclopédie, Planches d'ANATOMIE (vol. XVIII) et surtout à l'article ÂME (Enc.I, p.340b sq.). 100 Cf. Enc., X, p. 220a: c'est sur ces théories de A. von Haller, Elementa physiologiæ corporis humani, 8 vol., Lausanne, 1757-66, sur les problèmes de «l'irritabilité» de la fibre, que Diderot fonde ses dernières recherches dans les notes des Éléments de physiologie (1778-80); cf. Enc., Supplément, III (1777), p. 663a-665a, art. «IRRITABILITE» (von Haller).
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6.3.6. Le moi révolutionnaire de Cabanis et la productivité théorique du Rêve Les deux courants du matérialisme biologique — le courant réductionniste physiologiste (Vieussens, La Mettrie, d'Holbach) et le courant organiciste (Diderot, Bordeu, École de Montpellier) — déboucheront sur le grand fleuve culturel de la Révolution française qui, en en surmontant l'apparente contradiction, les accueillera dans sa pratique institutionnelle. Ce double modèle montre sa productivité théorique et historique dans la tentative de synthèse faite par le médecinphilosophe Georges Cabanis lorsqu'il propose ses nouveaux projets pédagogiques devant la Convention Nationale. Disciple des encyclopédistes, ami (et médecin personnel) de Mirabeau fils, Cabanis est l'un des fondateurs de l'École de Médecine (doyen de Clinique), titulaire de la chaire d'Hygiène à l'Institut; il fit partie, comme Deleyre, du Conseil des Anciens (1797) chargé de rédiger un projet de nouvelle Constitution. Il publie ses Rapports du physique et du moral de l'homme (1802) pendant son exile volontaire, en opposition silencieuse à la dictature napoléonienne. «Le moral», affirme-t-il, «n'est que le physique, considéré sous certains poins de vue particuliers» et «le cerveau, donc, produit la pensée comme l'estomac opère la digestion ou le foie sécrète la bile»101. Ces thèses célèbres, lues à la suite du Rêve et des Recherches anatomiques de Bordeu, relient Cabanis, les encyclopédistes, Diderot et les médecins de Montpellier dans cet ensemble historique cohérent, qu'on peut définir, conventionnellement, par le nom de «philosophie médicale» de la Révolution française. Les Rapports restent, en fait, la plus remarquable des conquêtes révolutionnaires de la médecine matérialiste dans le champ des études sur le cerveau, et témoignent encore des espaces de liberté imprévus (et imprévisibles), ouverts à l'homme par ces premières études médicales modernes, en vue de l'action consciente sur le monde et, surtout, sur soimême. Ce genre d'approche neurobiologique des recherches sur la morale, à partir d'une analyse fonctionnelle de l'«organe de l'âme»102 est la route qui permet au moi révolutionnaire de Cabanis, ensuite, en tant que maÎtre de soi (mentis compos: Diderot), de devenir capable de transformer consciemment la société, transformer la «culture» et la «nature» progressive de sa subjectivité. C'est une tentative dont la forme, comme celle du Rêve, se rapporte utilement à la réflexion contemporaine sur le statut réel de la liberté politique et sur les apories liées aux multiples 101
G. Cabanis, Rapports du physique et du moral de l’homme, 2de édition revue, Paris, 1802, Premier Mémoire, § III, p. 39-40; Deuxième Mémoire, § VII, p. 152-54. 102 Ibidem, p. 155-61; et G. Cabanis, Coup d’œil sur les révolutions et sur la réforme de la médecine, Paris, an XII (1804), chap. III, § XIII, p. 276-86; chap. V, § IV: «Méthodes philosophiques» et § V: «Philosophie morale», p. 418-425.
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représentations idéologiques auxquelles elle est soumise. En ce qui concerne la productivité théorique de cette approche médico-biologique, au-delà de l'école de Montpellier et de l'Encyclopédie, il faut ajouter que la représentation du vivant en termes de construction mécanico-organique régi par un dynamisme interne parfait, unitaire et autosuffisant, a à la fin du siècle des retentissements en philosophie dans la pensée d'un autre philosophe de la Révolution, Immanuel Kant. Selon la doctrine kantienne de l'organisme, reprise, plus tard, par Goethe (supra, 6.2.5-6), un être vivant se distingue par les caractéristiques dynamiques et polyfonctionnelles qui en font un être pluriel. Ses parties simples sont toujours et de manière réciproque un moyen (mécanique) et une fin (vie) pour soi103: elles sont ainsi compréhensibles comme un tout organisé de façon «technique», pour la raison observante, c’est-à-dire «à la manière de l'art» (künstlich) et sur le modèle d'une construction humaine104. Si les pures principes du mécanisme, remarque Kant, ne nous permettent même pas d'expliquer la formation d'un brin d'herbe105, la faculté de jugement (Urteilskraft) qui y réfléchit ne peut toutefois se passer de postuler des causes physico-mécaniques complexes, suivant une finalité subjective du tout, qui en construise une représentation rationnelle, opérationnellement satisfaisante et qui fait recours à l'imagination, au sentiment rationnel — oxymoron épistémologique, s'il en est un — du chercheur-observateur. La nouveauté du Rêve de D'Alembert, dans ce champ, consiste dans cette découverte: les moyens heuristiques de l'analogie, de la métaphore, de la poésie même, servent au philosophe pour arriver à concevoir le cerveau de l'homme (et, par extension, celui des animaux) comme une machine à penser, productrice de représentations, images, connaissances qui sont le propre de ce que la métaphysique appelait «âme raisonnable», ou bien «esprit» humain. Le cerveau n'est plus qu'un simple organe sécrétoire qui transmet ses «fluides» aux muscles et aux organes, comme l'avaient conçu les mêmes médecins de Montpellier, Vieussens et Buffon106 (avec l'exception remarquable de La Mettrie dans l'Homme-
103
Cf. I. Kant, Critique de la faculté de juger cit., § 64-65, p. 1160-67. Cf. I. Kant, Première introduction à la Critique de la faculté de juger, éd. fr. L. Guillermit, Paris, 1987, VII et X; Critique de la faculté de juger cit., § 78, p. 1209-16; éd. Philonenko, p. 223-28. 105 Cf. ibidem, § 75, p. 1194-98; éd. Philonenko, p. 212-15. 106 Cf. Vieussens, Neurographia universalis cit., liv. I, § XIV, p. 93-94; et Buffon, Histoire naturelle cit., p. 121: le cerveau est un organe de nutrition. Chez Vieussens et Cabanis domine encore la considération ancienne, qui regarde les nerfs comme «le siège particulier de la sensibilité. Ce sont eux qui la distribuent dans tous les organes, dont ils forment le lien général et alimentent la vie»: cf. Cabanis, Rapports cit., II, p. 567. 104
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machine ) mais c'est le vrai, unique siège de la pensée et de l'action. Par delà sa fonction proprement cognitive, Diderot arrive à représenter, de manière métaphorique, l'architecture dynamique matérielle de cette machine, dans ses rapports avec les sources organiques des sensations. Ce n'est pas un hasard si le physiologiste notre contemporain G. M. Edelmann cite le long fragment du Rêve qu'on a lu ci-dessus (p. 313), parlant du premier penseur qui ait formulé des «conjectures exceptionnelles», bien avant le XIXe siècle (lorsqu'on fera les premiers pas en neurologie), pour décrire la structure neuroanatomique en «cartes» propre au cortex, et les processus de transmission des informations chimiques jusqu'aux différentes couches de récepteurs sensibles du corps108. En ce qui concerne les études de J.-P. Changeux, qui se montre encore plus intéressé par le précédent de l'approche mécaniste «éclectique» de Diderot, on peut avancer un autre commentaire, plus approfondi. Changeux met en évidence la critique diderotienne de l'empirisme culturaliste d'Helvétius. Notre philosophe, dans le Rêve et dans la Réfutation, reconnaît des «droits égaux» aux acquisitions culturelles, dans l'organisation de la machine cérébrale (évolution, épigenèse) et aux empreintes biologiques imposées par la «Dame Nature» (déterminisme et hérédité génétique). Les chercheurs contemporains ont désigné l'auteur du Rêve comme l'un des précurseurs de ces sciences cognitives qui trouvent aujourd'hui un essor magnifique109. Le Rêve, cette fois-ci celui de Diderot, s'est institutionnellement réalisé au niveau pédagogico-scientifique, ou tout au moins son désir essentiel — une connaissance plus précise de «l'origine du faisceau» de brins — est 107
107
Cf. A. Thomson, Materialism and Society in the mid-eighteenth Century: La Mettrie's Discours Préliminaire cit. et «L'unité matérielle de l'homme chez La Mettrie et Diderot» cit., p. 63-64. 108 Cf. G. M. Edelmann, Biologie de la conscience, éd. fr. A. Gerschenfeld, Paris, 1992, p. 34-35: «Les cartes cérébrales sont reliées entre elles via des fibres qui sont plus nombreuses que tout autre type de fibres dans le cerveau. Ainsi par exemple, le corps calleux — le principal faisceau de fibres qui, à travers la ligne médiane du cerveau, relie des parties de l'hémisphère droit à des parties de l'hémisphère gauche — contient environ deux cents millions de fibres. Rien de tout cela n'était connu avant le XIXe siècle. Mais des hypothèses avaient déjà été formulées avant cette époque par des hommes remarquables, Denis Diderot, par exemple» (sur l'épigenèse, p. 35-38). 109 Cf. J.-P. Changeux, L'homme neuronal, Paris, 1983, p. 160: «L'encéphale de l'homme se présente à nous comme un gigantesque assemblage de dizaine de milliards de "toiles d'araignée" neuronales enchevêtrées les unes aux autres et dans lesquelles «crépitent» et se propagent des myriades d'impulsions électriques prises en relais ici et là par une riche palette de signaux chimiques. L'organisation anatomique et chimique de cette machine est d'une redoutable complexité, mais le simple fait que cette machine puisse se décomposer en "rouages-neurones" dont on puisse saisir les "mouvementspulsions", justifie l'engagement téméraire des mécanistes du XVIIIe siècle».
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légitimé dans les perspectives ouvertes à la recherche par les matérialismes de notre époque110. Il faut souligner que c'est grâce à ce voisinage avec les nouvelles sciences neurobiologiques que l'on peut voir comment l'explication par Diderot des phénomènes concernant la génération et le développement de la vie, à tous leurs degrés de complexité, se réalise avec succès dans une perspective qui concilie brillamment les exigences du mécanisme, issu de la leçon des Écoles médicales cartésiennes, et celles d'une philosophie biologique qui repère dans «l'organe de l'âme», machine à penser, le centre commun d'où partent et où s'achèvent pour ainsi dire les événements fondamentaux du cursus cosmique du vivant. La philosophie entière de Diderot est investie de l'intérieur par les conséquences de ces applications, sur le plan anthropologique et cosmologique. C'est comme un mouvement circulaire: le point de matière originaire, ce punctum saliens sensible qui marque le passage de la matière inerte au vivant, paraît contenir en soi le principe d'unité pour un développement intelligent de ses parties, d'où dépend, réciproquement, sa formation en entier; ce qui pourtant s'accomplit de manière foncièrement mécanique111. Et, ainsi, la vie consciente émerge, pour de causes physiques et de façon intelligible, dans la perspective de l'observateur «onirocritique». Diderot l'exprime par analogie: Dérangez l'origine du faisceau, vous changez l'animal; il semble qu'il soit là tout entier, tantôt dominant les ramifications, tantôt dominé par elles. MLLE DE L'ESPINASSE— Et l'animal est sous le despotisme ou sous l'anarchie. BORDEU— Sous le despotisme, fort bien dit. L'origine du faisceau commande, et 112 tout le reste obéit. L'animal est maître de soi, mentis compos (OP, p. 346) .
L'ordre de la vie consciente, donc, «maîtrisée» par l'origine du faisceau, contient en soi, virtuellement et matériellement, les arts et les autres activités liées à la productivité intelligente. Elles vont occuper le lieu final, dans le «cercle» encyclopédique du nouveau k’smoj matérialiste. 6.3.7. Le «maître» de l'organisme jugeant et les plaisirs de l'art 110
Cf. O. R. Bloch, Le matérialisme cit., p. 122-24. Cf. F. Jacob, La logique du vivant cit., p. 9, en exergue l'auteur cite un fragment célèbre du Rêve: «Voyez-vous cet œuf? C'est avec cela qu'on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre»; cf. aussi ibidem, p. 149, 154-56, 165, 192. 112 Cf. Changeux, l'homme neuronal cit., p. 125 sq. mentionne aussi, en épigraphe, ce passage. Le modèle diderotien du «réseau de fils» (connexions neuronales) est logiquement conditionné par la notion de «propriétés atomiques» qu'y sont attachées, et de celle, encore plus saillante, d'«atome psychique», concepts formulés in nuce par les matérialistes antiques dont Diderot était redevable. 111
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Dans les cas de maladie de l'animal, suivant une métaphore ancienne, Diderot montre clairement que le soi conscient et la dynamique propre de l'«origine du faisceau» sont le même «maître» de l'organisme entier: C'est l'image d'une administration faible, où chacun tire à soi l'autorité du maître. Je ne connais qu'un moyen de guérir; il est difficile, mais sûr; c'est que l'origine du réseau sensible, cette partie qui constitue le soi, puisse être affectée d'un motif violent de recouvrer son autorité (Ibidem, p. 347).
La mémoire est donc la propriété physique de l'origine du faisceau, comme la vue l'est de l'œil; et c'est la juste domination organique de ce «tronc» intelligent à l'intérieur du système entier, qui produit les autres degrés de complexité du vivant, «les bonnes penseurs, les philosophes, les sages» (Ibidem, p. 354). Diderot finalement l'avoue: J'en saurais davantage, si l'organisation de l'origine du réseau m'était aussi connue que celle de ses brins, si j'avais eu la même facilité de l'observer. Mais si je suis faible sur les phénomènes particuliers, en revanche, je triomphe sur les phénomènes généraux. MLLE DE L'ESPINASSE— Et ces phénomènes généraux sont? BORDEU— La raison, le jugement, l'imagination, la folie, l'imbécillité, la férocité, l'instinct. MLLE DE L'ESPINASSE — J'entends. Toutes ces qualités ne sont que des conséquences du rapport originel ou contracté par l'habitude de l'origine du faisceau à ses ramifications. BORDEU — A merveille (Ibidem).
C'est ici que nous touchons au cœur de la théorie diderotienne du jugement comme théorie de rapports entre représentations différentes, produits du cerveau, qui se prolonge, avec ses effets, dans le domaine de l'esthétique théâtrale et de la critique d'art. L'organisation du faisceau constitue le fondement ou condition naturelle de possibilité des phénomènes empiriques généraux de la raison, du jugement, de l'imagination etc. Dans les pages finales de l'Entretien, Diderot expose, en plusieurs exemples, les différentes combinaisons issues des mouvements des filets ou fibres à partir du faisceau, en analysant les rapports possibles qui s'instaurent entre ces brins et leur origine. Et c'est précisément dans ce contexte qu'il formule la théorie du grand comédien et de son Paradoxe. Froid, insensible, plein de jugement, l'acteur de génie prépare des représentations sublimes de l'art dramatique — et reproduit la vie sur scène — à l'aide du seul cerveau. Le travail critique de l'homme de génie (comment «se font les grands hommes?») consiste à
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se rendre maître de ses mouvements et à conserver à l'origine du faisceau tout son empire. Alors il se possédera au milieu des plus grands dangers, il jugera froidement mais sainement. Rien de ce qui peut servir à ses vues, concourir à son but, ne lui échappera...(Ibidem, p. 356-57).
Le discours sur la nature de la sensibilité physique, dont les excès sont dus au primat du diaphragme sur l'origine du faisceau113 — Diderot le reprend, à la même époque, dans le Paradoxe sur le comédien et, plus tard, dans la Réfutation d'Helvétius et dans les Éléments de physiologie, presque sans modification114 — , ce discours se clôt sur des remarques qui posent la question de la jouissance et du plaisir liés à la perception d'une belle représentation, dans l'art (supra, 5.2.1). Qui peut bien juger? quel est le rôle de la sensibilité organique? où est le siège de ce plaisir pur qui s'accompagne toujours d'un jugement bien fondé? et surtout, comment ce plaisir peut-il prétendre être universel et nécessaire, à savoir: être partagé par plusieurs sujets ? (infra, 7.8.3: «La communauté du désir»). Diderot cherche d'abord à nier la thèse que ce soit le seul «transport des âmes sensibles» qui puisse apprécier la belle représentation. Mlle de l'Espinasse objecte au médecin: Mais si je ne puis jouir ni de la musique sublime ni de la scène touchante qu'à cette condition? BORDEU— Erreur. Je sais jouir, je sais admirer, et je ne souffre jamais, si ce n'est de la colique. J'ai du plaisir pur; ma censure en est beaucoup plus sévère, mon éloge plus flatteur et plus réfléchi (... ). Ce n'est donc pas à l'être sensible comme vous, c'est à l'être tranquille et froid comme moi qu'il appartient de dire: Cela est vrai, cela est bon, cela est beau... fortifions l'origine du réseau, c'est tout ce que nous avons de mieux à faire. Savez vous qu'il y va de la vie?...
Oui, «de la vie», s'écrie une dernière fois l'interlocuteur de la «dame sensible»(OP, p. 359). Diderot ne veut pas se montrer le partisan d'un matérialisme que l'on appellerait aujourd'hui réductionniste, suivant la thèse de l'identité du mental et du cérébral. Les «phénomènes généraux» de l'esprit, sur lesquels la philosophie «triomphe» (raisonnement, jugement, imagination) ne sont pas la «même chose» que les phénomènes particuliers, physiologiquement dérivables des mouvements chimiques du réseau, qui se développent dans le cerveau (tel que le plaisir sensible). Il y a plusieurs degrés d'organisation et de complexité; ceux-là constituent des représentations mentales, des formes signifiantes de ceux-ci, exprimées au niveau symbolique, de la manière la 113
Cf. J. Deprun, «L'anthropologie de Diderot: monisme métaphysique et dualisme fonctionnel» cit., p. 118-19. 114 Cf. J. Mayer, Diderot homme de science, Rennes, 1959, p. 298-99 insiste sur la différence entre le sensualisme de Locke et le matérialisme rationaliste de Diderot.
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plus variée, par le langage naturel de l'homme. Ce sont des expressions, médiates, de ce qui a son origine dans la structure matérielle, conditionnante et universelle, de l'organe. J.-P. Changeux a relevé ce trait qui fait de Diderot un philosophe de la complexité: Diderot fait sien le discours de La Mettrie dans L'Homme-Machine ou l'Histoire naturelle de l'âme. Mais il sait s'opposer à son réductionnisme lorsqu'il devient excessif, tout comme il rejette le dualisme naïf et animiste d'un Jean-Paul Marat (...). D'où sa recommandation de «classer les êtres depuis la molécule inerte s'il en est, jusqu'à la molécule vivante, à l'animal plante, à l'animal microscopique, à l'animal, à l'homme». Car «l'organisation de chacun détermine ses fonctions, ses besoins». Il pressent déjà que dans le cas du cerveau, cette organisation est particulièrement riche et s'articule autour de plusieurs niveaux de complexité. «Il faut au cerveau pour penser des objets, comme il en faut à l'œil pour voir», et ceux-ci dérivent des «impressions qui affectent les organes des sens, puis, de proche en proche, le cerveau et ses parties» (...). La psychologie de Diderot a bien pour objet de relier les «facultés de l'âme» à une «qualité corporelle» (...). Son propos est d'enraciner «l'âme au corps» . 115
C'est une voie vers l'enquête sur les formes d'expression de ces phénomènes particuliers dans la langue figurée de l'esprit, qui intéressent les champs de la vie communicative et relationnelle en général, de la culture, de la vie de société, de la politique. Leur capacité est celle de produire du sens dans l'expérience humaine, sans la soumettre à la contrainte de fins prédéterminées. S'ouvre le champ du dialogue philosophique sur la liberté humaine et la détermination subjective naturelle, que Diderot poursuit constamment dans ses romans et son esthétique théâtrale (infra, 7.2; 7.3.4-7). Mais la question n'est pas de simple esthétique, comme s'il s'agissait de donner corps à une philosophie spéciale, renfermée dans le domaine des beaux-arts; et ce n'est pas non plus une critique de la représentation cognitive ordonnée selon des fins, du point de vue d'un savant néo-spinoziste, disciple des médecins postcartésiens. Diderot veut enraciner sa vision matérialiste du monde de la vie — avec son accomplissement général dans les produits du cerveauesprit qui l'ordonne — dans la pratique-théorie de la capacité de juger propre d'un sujet humain complexe, aux prises avec la praxis dans son intégralité, mais en le saisissant dans cet état avant qu'il ne se définisse (et s'accomplisse) en tant qu'individu social et/ou naturel, en le prenant dans sa structure de sujet critique conditionnel, fixé, alors, en images d'action toujours provisoires, nécessairement inachevées, «enchantées»116. Voilà 115
J.-P. Changeux, Raison et plaisir, Paris, 1994, p. 138-39: «De Diderot à Freud: une continuité de pensée». 116 Cf. E. de Fontenay, Diderot ou le matérialisme enchanté, Paris, 1981, l'auteur a montré le goût qu'a cette philosophie pour la musique des sens, dans toutes ses multiples
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l'horizon libre dans lequel l'homme attribue des signifiants et des signifiés à ce que sa subjectivité plurielle arrive à connaître, sur la base de ses conditions naturelles de compréhension (rapports organiques, cerveaudiaphragme, auto-réflexion, aperception etc.) — de ce qu'il lui peut naturellement arriver, comme homme connaisseur et juge de soi-même: en ce lieu, Diderot s'ouvre à une approche esthétique des phénomènes du vivant, déjà expérimentée au sein de l'usine encyclopédique (supra, 5.6.1) et construit une autre machine interprétative, par delà le monde de l'utile, dans l'univers second et incontournable de l'agréable117. Le monde historique des arts et de la fiction fait jaillir, comme par un nouvel enchantement — Diderot a soutenu, en épistémologue, la prééminence ontogénétique du tout et des espèces —, un «individu exceptionnel»: Le Neveu de Rameau. Nous entrons ainsi dans le domaine de l'esthétique matérialiste de l'encyclopédiste, à travers une nouvelle «Description des arts».
figures et, ainsi, l'irréductible tension révolutionnaire qui l'anime; cf. aussi E.-E. Schmitt, Diderot ou la philosophie de la séduction, Paris, 1997, p. 16. 117 Cf. OP, p. 375, Suite de l'entretien: «L'action agréable et utile doit occuper la première place dans l'ordre esthétique; nous ne pouvons refuser la seconde à l'utile; la troisième sera pour l'agréable; et nous reléguerons au rang infime celle qui ne rend ni plaisir ni profit».
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DEUXIEME SECTION DE LA JOUISSANCE CRITIQUE LE JUGEMENT DE GOUT ET L’ECONOMIE POLITIQUE Un superbe cerf-volant S'est envolé De la hutte du mendiant Kobayashi Issa
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§ CHAPITRE 7 LA CRITIQUE D'ART: LE JUGEMENT SYNTHÉTIQUE A FORTIORI
Je voudrais bien savoir où est l'école où l'on apprend à sentir Essais sur la peinture Mais où prendre la mesure invariable que je cherche et qui me manque?... Dans un homme idéal que je me formerai, auquel je présenterai les objets, qui prononcera, et dont je me bornerai a n'être que l'écho fidèle?... Mais cet homme sera mon ouvrage... Qu'importe, si je le crée d'après des éléments constants... De la poésie dramatique Ce n'est point une imitation, c'est la chose, mais avec une vérité dont on n'a pas d'idée, avec un goût infini (...) La chose pure, sans la moindre altération. L'art n'y est plus. Pensées détachées sur la peinture
7.1. BEAU UTILE, BEAU FONCTIONNEL. L’INTERET POUR L’OBJET 7.1.1. Les racines techniques de la critique d'art Le monde du travail et de l'industrie se présente, dans les articles techniques, comme la superbe machine à faire des bas que Diderot décrit en mouvement: mille rochers et broches qui se superposent dont l'Encyclopédie envisage de rendre intelligible l'invisible connexion, avec un regard attentif aux «métamachines» de la manufacture qui le mettent en
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place1. C'était l'impie résolution de substituer le dieu des ingénieurs, invoqué par Ch. Perrault à l'article BAS (Enc., II, p. 98b)2, au gré d'une connaissance des fonctions, qui explique comment faut-il produire un «morceau d'étoffe», mais qui est loin, finalement, de rendre raison de l'«habit qu'on porte sur le dos» (Goethe; supra, 5.1.1)3. Le terrain de formation pour une théorie des rapports, comme généalogie du sentiment du beau à partir des expériences du faire, est préparé. La totalité produite par la connaissance encyclopédique demeure une totalité de parties assemblées, construite et fonctionnelle. L'Ensemble des ensembles, certes, l'«industrie» mécanique positive, peut réorienter les rapports des parties, les précédant en vue du but de l'utile universel, selon la loi f de fonction qui régit l'activité de la machine comme celle de l'ouvrier, du manufacturier et des autres variables du travail socialisé. Mais l'Encyclopédie tient une considération ambiguë sur ce point. La nature d'utilité de la fin et la loi f de fonction se révèlent insaisissables pour ceux qui n'en ont pas la connaissance. Dans le travail industriel divisé les variables concrètes, du point de vue de l'X-homme, sont closes sur ellesmêmes, aliénées et détachées du contexte fonctionnel, comme on lit à l'article BAS, car on les exclut du seul accès possible à ce qu'elle produisent en tant qu'Ensemble. Cette connaissance fonctionnelle est encouragée par l'Encyclopédie. Les lecteurs, ne l'oublions pas, sont la communauté des Gens de Lettres. Une fois satisfaite la curiosité de savoir comment, de leur intérieur invisible, les choses fonctionnent, la tâche des philosophes est épuisée. La synthèse méthodique, enfin, résulte une affaire de connaissance et de bonnes mœurs philosophiques. Aussi, les plaidoiries de Diderot, les invitations à donner corps à une communauté collaborante de «savants, artistes et hommes opulents», sont-ils le témoignage d'une exigence des gens de lettres plutôt que de ces trois catégories de sujets en question. Diderot est conscient de cette aporie; les propos méthodiques du Prospectus, de ART et de l' Interprétation de la nature semblent échouer, en 1758-59, et son engagement pour le travail de rédaction va s'affaiblir. Les contributions philosophiques importantes de Diderot deviennent de plus en plus rares4. C'est à cette époque que les réflexions sur les beaux1
Cf. mon étude: «Machines et "métamachines". Le rêve de l'industrie mécanisée dans l'Encyclopédie», dans S. Albertan-Coppola-A.M. Chouillet (éd.), La Matière et l'Homme dans l'Encyclopédie, Paris, 1998, p. 247-274. 2 Cf. Ch. Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les arts et les sciences, vol. I, Paris, 1688, p. 76-77. 3 Cf. B. Jacomy, Une histoire des techniques, Paris, 1990, chap. 2, p. 227-37: «Un objet: le métier à bas». 4 Cf. J. Proust, Diderot et l'Encyclopédie cit., p. 151: D'Alembert en 1759 abandonna la direction de l'entreprise. Diderot reste seul à organiser un travail énorme d'édition et de
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arts — confiées à d'autres pour la rédaction de la grande œuvre — gagnent une place autonome dans les écrits de critique théâtrale, dans les essais et les dialogues sur la peinture et les deux pièces5. La forme de connaissance de l'art et les procédés de description expérimentale, ainsi que les méthodes de travail des artistes mécaniques, réalisent leurs potentialités dans le domaine des formes improductives de l'agréable, outre la limite définie par la science de l'utile. Diderot reconquiert l'idéal de totalité de l'œuvre synthétique, manquée dans la manufacture, et rend fécond le principe méthodique de la synthèse des facultés de l'entendement, à travers le discours littéraire et par le dialogue heuristique sur les beauxarts. Pour cette philosophie des beaux-arts l'activité critique réutilise le dialèghestai des essais de jeunesse; et la synthèse a fortiori des jugements particuliers, mis en jeu par ce sujet-fonction insaisissable sur scène, se fait matière d'un récit littéraire, telles que le seront les lettres compte-rendu des Salons. La description s'étend vers l'universalité et la vérité d'un concept sensible. Ce theatrum philosophicum, avec ses personnages spectateurs qui cherchent un accord commun sur la scène de la pensée critique, s’impose dans la recherche sur l'art en général, avec ses interrogations ultérieures. 7.1.2. La position du problème «esthétique» dans les écrits sur les techniques Des différents interprètes considèrent Diderot comme l'initiateur de la critique moderne d'art6. Les œuvres esthétiques libèrent l'écriture dans l'analyse des produits de chaque activité formatrice, de la littérature à la peinture en cire, à la musique. Les arts en général constituent le sujet de plus de la moitié de la production littéraire diderotienne, après l'Encyclopédie. En observant la chronologie des œuvres on s'aperçoit que presque tous les écrits d'esthétique, à l'exception des pièces, remontent à une période postérieure à 1759, année de tournant pour le Dictionnaire et son directeur (supra, 4.6.4). L'arrêt du Roi et le renoncement de D'Alembert, la révocation du privilège et la temporaire saisie de l'œuvre recueil de textes, dont la partie plus personnelle, l'écriture des articles, devait devenir moindre devant les nouveaux problèmes pratiques. 5 Cf. Ibidem, et Annexe II: «Liste des articles de l'Encyclopédie reproduits dans l'édition Assezat-Tourneaux des Œuvres de Diderot avec l'indication des auteurs identifiés», p. 530 sq. 6 Cf. V. Topazio, «Diderot's Limitation as an Art Critique», dans The French Review, vol. 37, n°1, 1963, p. 3-11; G. May, «In Defense of Diderot's Art Criticism», dans The French Review, vol. 37, n°1, 1963, p. 11-21; et May, «Relire et redécouvrir les Salons de Diderot», dans J. Proust (éd.), Interpréter Diderot aujourd'hui cit., p. 17-24; E.-M. Bukdahl, Diderot, critique d'art, vol.I: Théorie et pratique dans les Salons de Diderot; vol.II: Diderot, les salonniers et les esthéticiens de son temps, Copenhague, 1980-82, vol.I, p. 22 sq.; vol.II, p. 221.
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font qu' à ce moment la contribution de Diderot se réduit sensiblement. Ce sont les années des aventures théâtrales et, chose à souligner, 1759 coïncide avec le début des Salons7. Le philosophe, certes, n'a pas oublié la leçon d'«apprenti artisan», ni la méthode d'observation-réflexionopération, approfondie aussi à l'école de Voltaire, divulgateur en France de la physique newtonienne8. La science expérimentale de Bacon et sa méthode continuent à guider les intérêts esthético-littéraires; la pratique de «descripteur» des arts et métiers fournit, en plus, le novum organum dont la critique se sert pour mettre de l'ordre dans ses libres interprétations9. Diderot élabore, pour chaque genre d'art, des langages critico-littéraires différents, suivant la technique avec laquelle l'écriture se confronte. La fidélité à l'attitude de recherche mûrie à travers l'expérience d'encyclopédiste est persistante. Dans ce contexte, naît le premier intérêt de Diderot pour une théorie générale du beau formulée dans l'Encyclopédie, au moment où les recherches d'atelier de la Description des arts viennent d'être achevées (1751-52)10. L'art des artisans, en tant que «discipline de l'expérience en général», se rapporte à la science et à l'industrie au sens de «ruse du savoir faire», invention, esprit. J'observe, maintenant, les points de contact qui relient historiquement les remarques diderotiennes sur l'organisation de la téchne des arts mécaniques — mot ART — aux Recherches philosophiques sur l'origine et la nature du beau11. Il faut chercher ici un éclaircissement de 7
Cf. Y. Belaval, L'esthétique sans paradoxe cit., p. 24.; J. Proust, Diderot et l'Encyclopédie cit., p. 149: «Chronologie et groupement des articles de Diderot»; E.-M. Bukdahl, Diderot critique d'art cit., vol. I, p. 54 sq.; et J. Proust, «L'initiation artistique de Diderot», dans Gazette des Beaux-Arts, to. 55, 1960, p. 225-32, sur la préparation technique du philosophe avant 1758, à l'époque de la rédaction de BEAU: «L'initiation artistique de Diderot paraît donc avoir été assez tardive, puisqu'en 1759 il avait déjà quarante-six ans». D'opinion différente J. Chouillet, La formation des idées esthétiques cit., p. 260 sq. et M. Modica, L'estetica di Diderot cit., Parte Seconda. 8 Cf. Voltaire, Éléments de la philosophie de Newton mis à la portée de tout le monde (1738), dans Œuvres Complètes cit., p. 438-507, Seconde Partie: «Physique newtonienne», chap. VII (sur l'optique); cf. P. Vernière, Introduction à OP, p. VI-VIII. 9 Cf. E. Fubini, Gli enciclopedisti e la musica, Turin, 1990, p. 23 sq. sur la musique encyclopédique, p. 141 sq. Non seulement la peinture, mais la musique aussi et la théorie musicale furent l'objet d'un intérêt particulier, technico-scientifique. Les écrits d'acoustique, comme les Mémoires de 1748, (I) Principes généraux d'acoustique, dans DPV, II, p. 235-81. A l'exception d'un petit opuscule sur la Querelle des bouffons (DPV, XII, p. 11-32), ce sont des travaux didactiques et historiques: «Sur le systèmes de musique des anciens peuples», les Leçons de clavecin et principes d'harmonie, Sur le Leçon de clavecin et le Projet d'exercices de clavecin; dans DPV, XIX, p. 56-416. 10 L'article ART paraît dans le premier volume, en Juin 1751; le vol. II avec l'article BEAU est publié l'année suivante; cf. J. Lough, The Encyclopédie of Diderot and d'Alembert, Cambrigde, 1954, p. 463 sq.; J. Proust, Diderot et l'Encyclopédie cit., p. 163 sq. 11 Cf. AT, X, p. 5 sq., c'est le titre pertinent sous lequel l'article BEAU paraît dans l'édition J.A. Naigeon de 1798, pendant la Révolution.
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la signification «esthétique» de cette organisation avec l'intention la plus originelle qui l'accompagne et peut échapper à l'interprète. Premièrement: pourquoi ne traiter, dans un article ART, que des manufactures et de l'industrie? Une deuxième interrogation, liée à la première: quelles sont les conditions générales qui permettent à l'artiste spécifique à la manufacture, seul, de produire un ouvrage excellent?12 Selon ART la réponse est la suivante: il est nécessaire une fusion de théorie et praxis dans l'activité formatrice; ou, en termes baconiens, il faut achever la synthèse méthodique du Videre et du Cogitare, conçue comme critère régulateur de l'Operari même. Le beau que Diderot définit aperçu, répond, pour le sujet de la perception, aux mêmes qualités synthétiques requises dans la thèse baconienne: pour qu'une chose soit belle — jugée comme telle, c'est-à-dire que selon les règles de l' «art» soit bien produite — elle doit être: 1°/ perçue sensiblement dans un contexte signifiant; 2°/ observée et réfléchie dans la description (formalisée); 3°/ douée de rapports d'ordre, de proportion, de symétrie, régularité etc. pour l'entendement, lesquels mettent le sujet en condition de prononcer un jugement autour du produit, l'operatum. Dans le cas où l'objet perçu ne présente pas au cogito un pareil système de rapports, le jugement devient imprononçable ou négatif. Une troisième interrogation: où l'idée régulatrice de la synthèse trouve-t-elle une effective application pour les arts mécaniques ? Autrement dit: où est l'espace dans lequel l'Operari d'un artiste mécanique produit, en concret, des ouvrages synthétiques? Pour le Diderot de l'article ART ce lieu est la manufacture. L'organisation industrielle du travail n'entraîne pas la seule division des taches productives, mais aussi la collaboration entre les «facultés de l'entendement»13. L'atelier de l'artisan particulier y est englobé et c'est là qu'il faut repérer le lieu où s'achève un travail en même temps utile et agréable, qui doit occuper, comme le dira Diderot à la fin du Rêve de D'Alembert, «le premier rang dans l'ordre esthétique» (OP, p. 375; supra, 5.2.1 ; 6.3.6). Dans ce cas, le beau-objet, la chose bien faite, se produit dans l'organisation la plus simple et fonctionnelle des rapports techniques. On verra plus haut (7.1.3-4 et 7.24) comment cette nouvelle expérience de description technique, cernant un domaine de l'opérativité en général, a pu constituer une suite dans les écrits d'esthétique chronologiquement postérieurs.
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Selon les principes exposés dans l'article ART, il n'y a pas de différence de substance entre l'artiste «mécanique» et l'artiste «libéral», mais seulement une différence de fonction; cf. Enc., I, p.717a ; supra, 5.2-5. 13 Mémoire, Raison, Imagination; cf. Système figuré des connaissances humaines, dans Enc., I, p. lxii (supra, p. 242)
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7.1.3. La génétique historico-naturelle de la perception de rapports. Un transcendantal en devenir Dans les articles techniques de l'Encyclopédie le système des rapports industriels implique que chaque artiste apprenne une téchne, une manière du faire, une seule «partie» du travail, demeurant dans les limites de cette partie, pour atteindre au résultat d'une majeure quantité et une meilleure qualité produite. Les premières lignes de l'article BEAU, là où Diderot expose directement sa pensée, après un long ex cursus historique, permettent de repérer la présence d'idées communes au mot ART qui vont se préciser par la suite. Premièrement, c'est l'évaluation quantitative de la beauté, le concept de quantum des parties d'un tout et de coordination des rapports, d'hauteur, profondeur, grosseur, pesanteur etc. (Enc., I, 715b: «De la Géométrie des Arts»), les mêmes rapports élémentaires forment, du point de vue du sujet biologique percevant, la connaissance primitive des objets naturels et artificiels14. Comme l'on voit, il s'agit de notions empruntées aux méthodes des sciences physico-mathématiques, que Diderot emploie pour l'explication des phénomènes des arts mécaniques: Le beau qui résulte de la perception d'un seul rapport, est moindre ordinairement que celui qui résulte de la perception de plusieurs rapports. La vue d'un beau visage ou d'un beau tableau affecte plus que celle d'une seule couleur; un ciel étoilé, qu'un rideau d'azur; un paysage, qu'une campagne ouverte; un édifice, qu'un terrain uni; une pièce de musique qu'un son. Cependant il ne faut pas multiplier le nombre de rapports à l'infini; et la beauté ne suit pas cette progression: nous n'admettons des rapports dans les belles choses que ce qu'un bon esprit en peut saisir nettement et facilement. Mais qu'est-ce qu'un bon esprit? Où est ce point dans les ouvrages en deçà duquel, faute de rapports, ils sont trop unis, et au delà duquel ils en sont chargés par excès? Première source de diversité dans les jugements. Ici commencent les contestations (OE, p. 428-29, mes italiques).
Ce processus de quantification des éléments qui font partie, dans le jugement, de la nature de l'objet-beau et la recherche des limites qui sont relatives au sentiment du beau, suivent la ligne méthodique du Discours préliminaire et mènent le philosophe à ébaucher la généalogie de ce «sentiment du beau», par la modalité typiquement humaine de contact avec les objets sensibles de l'expérience. D'abord, c'est la nécessité de l'utile dans les premières connaissances de l'homme, qui est à l'origine de la construction de machines et d'outils aptes à exercer la fonction 14
Cf. OE, p.416: «Comme elles ont leur origine dans nos besoins et l'exercice de nos facultés, y eût-il sur la surface de la terre quelque peuple dans la langue duquel ces idées n'auraient point de nom, elles n'en existeraient pas moins dans les esprits d'une manière plus ou moins étendue».
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d'intermédiaires entre l'homme et la nature. Ce sont des objets intentionnés par une fin pratique, qui meuvent le sujet, en tant qu'espèce, à l'élaboration des outils abstraits nécessaires pour mieux s'orienter dans le monde. L'homme, d'emblée, à travers le travail d'esprit (ingenium) lié à l'emploi de ses instruments, prend l'habitude de percevoir des rapports à l'intérieur des objets en vue, dernièrement, de la simple idée d'une finalité inhérente à l'ordre de la mesure: proportions, hauteur, profondeur, grandeur, symétrie etc. En ôtant, pour ainsi dire, l'utilité de la fin, et relâchant le pur finalisme à son jeu de rapports, pour déployer de relations d'ordre construites cette fois-ci pour les facultés de l'entendement — jeu de 1°/ l'acte de perception (sensibilité passive); 2°/ l'observation formalisatrice; 3°/ la réflexion-répétition (sensibilité active) ou reproduction imaginative dans la mémoire: voici née l'idée du beau15. Il est important de souligner le passage de l'expérience de la machine à la sensibilité, dans l'homme, de la fin qui lui est inhérente et qui se rattache à lui de façon indirecte, au cours de l'histoire naturelle16. Un terme de médiation entre l'homme et la nature (la machine), à travers le contact sensible avec des objet «faits de matière», habitue et éduque à la perception de fins — le sujet apprend aussi à voir, dans l'arrangement des parties, une tendance à un tout, le mouvement d'une finalité interne sur laquelle devient possible réfléchir, et qui les précède et les ordonne. Diderot trace ainsi la généalogie historico-naturelle de la perception des rapports: Nous naissons avec la faculté de sentir et de penser; le premier pas de la faculté de penser, c'est d'examiner ses perceptions, de les unir, de les comparer, de les combiner, d'apercevoir entre elles des rapports de convenance et disconvenance, etc. Nous naissons avec des besoins qui nous contraignent de recourir à différentes expédients, entre lesquels nous avons souvent été convaincus par l'effet que nous en attendions, et par celui qu'ils produisaient, qu'il y en a de bons, de mauvais, de prompts, de courts, de complets, d'incomplets, etc. La plupart de ces expédients étaient un outil, une machine, ou quelque autre invention de ce genre; mais toute machine suppose combinaison, arrangement de parties tendantes à un même but, etc. (Ibidem, p. 415-16). 15
Cf. Enc., II, p. 90a; à quel point ces deux notions, celle de «fin» et celle de «rapport» à un tout, sont liées à l'expérience des machines, il y a témoignage dans d'autres articles techniques de Diderot, par ex. BAS (métier à), déjà cité. Le «beau» de l'art, un beau aperçu, découle d'un processus analogue à celui de la connaissance-opération d'une machine. L'appréciation de l'œuvre belle devient une sorte de description sentie des parties et des rapports fonctionnels qui les relient au tout. 16 A. Niderst, «Esthétique et matérialisme à la fin du dix-huitième siècle», dans DHS, n° 24, 1992, p. 189-90 donne une interprétation contraire de cette genèse de la beauté; cf. A. Becq, Genèse de l'esthétique française moderne. De la Raison classique à l'Imagination créatrice. 1680-1814 cit., p. 512 sq.: «Le Grand Beau»; infra, 7.2-3.
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La perspective génétique et naturaliste s'accompagne de la découverte de la dimension critique d'un pur rapporter les perceptions entre elle, qui est lié à l'expérience sensible de manière formelle, mais qui, en quelque sorte la conditionne aussi17. L'idée de rapport — et ses dérivations particulières: «ordre, symétrie, proportion, etc.» — est factice, c'est-à-dire qu'elle vient des sens, est «fabriquée» par l'homme, mais l'acte même qui pose les rapports, le «premier pas de la faculté de penser», est quelque chose d'a priori et appartient aux capacités naturelles propres de l'espèce humaine. Cette faculté est acquise, dans le devenir de l'espèce, comme un transcendantal historico-naturaliste, accompagnant et conditionnant à la fois l'expérience empirique du donner sens et celle du définir des rapports parmi les objets de la nature. L'article BEAU fonde ainsi une généalogie naturelle de la perception de rapports, en tant qu'elle devient une forme a priori de l'espèce: Voilà donc nos besoins, et l'exercice le plus immédiat de nos facultés qui conspirent aussitôt que nous naissons à nous donner des idées d'ordre, d'arrangement, de symétrie, de mécanisme, de proportion, d'unité; toutes ces idées viennent des sens et sont factices; et nous avons passé de la notion d'une multitude d'êtres artificiels et naturels, arrangés, proportionnés, combinés, symétrisés, à la notion positive et abstraite d'ordre, d'arrangement, de proportion, de combinaison, de rapports, de symétrie, et à la notion abstraite et négative de disproportion, de désordre et de chaos (Ibidem, p. 416).
Il est clair que les idées d'ordre, d'arrangement, de symétrie etc. sont là «aussitôt que nous naissons», car elles se manifestent activement au moment où l'homme, à sa naissance, met à l'œuvre ses facultés et exerce naturellement ses besoins. C'est pourquoi Diderot parle, à propos du «beau par rapport à moi», comme de quelque chose qui «se réveille» dans l'esprit et qui, bien évidement, est déjà là auparavant, avant tout expérience esthético-artistique déterminée. De ce point de départ historico-naturel, Diderot ébauche une analyse de ce qui conditionne l'expérience humaine en général, et que l'on appelle beau («hors de moi») ou sentiment du beau («par rapport à moi») liés à l'art. Ce qu'on nomme «beau» s'avère être une fonction relationnelle pure; cette condition naturelle à la fois de la sensibilité et de la cognoscibilité est ce qui permet à l'homme de donner un sens individuel, unique et universel — on dira: «esthétique» — à l'expérience dans son intégralité. Elle embrasse diachroniquement (devenir), en tant qu'esthétique, le champ entier de
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Cf. D. Diderot, Ricerche filosofiche sull'origine e la natura del bello, éd. it. M. Modica, Gaeta, 1996, p. 46-47.
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production de sens dans la vie de l'homme18. D'ici, dans les dialogues salonniers, Diderot formulera l'idée d'un «grand beau» qui met de l'unité dans la nature-expérience, qu'on cherche à reconstruire synchroniquement (être) dans les beaux-arts. Le «nous» qu'il utilise dans l'article BEAU est le pronom de l'espèce-homme, un «sujet» universel et naturel qui «se réveille» dans l'individuel toutes les fois que ce sujet emploie ses facultés, à partir des deux côtés, du «beau hors de moi» et «par rapport à moi»: Si il n'entre donc dans la notion de beau soit absolu, soit relatif, soit général, soit particulier, que le notion d'ordre, de rapports, de proportion, d'arrangement, de symétrie, de convenance, de disconvenance; ces notions ne découlant pas d'une autre source que de celles d'existence, de nombre, de longueur, largeur, profondeur, et une infinité d'autres sur lesquelles on ne conteste point, on peut, ce me semble, employer les premières dans une définition du beau (...). J'appelle donc beau hors de moi, tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l'idée de rapports; et beau par rapport à moi, tout ce qui 19 réveille cette idée (Ibidem, p. 417-18) .
L'«art» des artisan, du point de vue de l'histoire naturelle de l'homme, est l'élément qui précède génétiquement la définition de toute perception de rapports possibles douée de sens. Utilité et finalité esthétique des parties et du tout, plus tard, s'intègreront au sein d'une vision génétique concernant le regard second de la critique d'art. 7.1.4. Points de convergence entre le mot BEAU et les accomplissements théoriques kantiens Au premier coup d'œil, dans l'article BEAU, émerge plus qu'une analogie, non seulement à l'égard de l'article ART. Plusieurs motifs retentiront dans des propositions kantiennes de la Kritik der Urteilskraft (1790). Rien d'étonnant, si l'on songe à ce qui se passe en Allemagne, vers la moitié du siècle, d'après les notices dont on dispose sur la réception de l'œuvre de Diderot. Kant lui-même, en 1759, conseille à son disciple Hamann la lecture des pages de l'Encyclopédie comme Einführung, introduction aux problèmes de l'esthétique moderne20. L'intérêt des milieux philosophiques allemands, par ailleurs, n'est pas aussi attentif à l'œuvre de Diderot, la Prusse des écoles est éloignée du Paris de la 18
Cf. M. Modica, L'estetica di Diderot cit., p. 237-67, analyse brillamment l'article BEAU. Diderot souligne l'existence d'un lien étroit entre le développement des notions d'«ordre», de «rapport» et l'histoire de l'industrie; cf. J. Chouillet, La formation cit., p. 260 sq. 20 Cf. P. Vernière, Introduction aux Salons, dans OE, p. 398; R. Mortier, Diderot en Allemagne cit., p. 151. Il est significatif que Kant mentionne ART à côté de BEAU. Cependant, Hamann ne semble pas apprécier l'invitation de son maître. Hamann prononce le premier une «condamnation» idéaliste de l'Encyclopédie. 19
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«manufacture encyclopédique» et le restera longtemps. Königsberg, dans ce contexte, constitue une exception21. Certains éléments de la réflexion kantienne sur l'origine du «sentiment du beau», à côté des dettes évidentes à l'égard des essayistes anglais, sont clairement formulés dans les 12 pages in-folio de BEAU (Enc., II, p. 179a-181a)22. Hamann, après s'être prononcé, une première fois, avec une certaine sévérité à propos du Dictionnaire, plus tard s'écrie: «Les Observations sur le sentiment du beau et du sublime de Kant méritent d'être placés à coté de l'article BEAU, rédigé par Diderot dans l'Encyclopédie»23. C'est vrai que le même article de Diderot peut aspirer à occuper une place, à côté des meilleures paragraphes de la Critique de la faculté de juger. Plusieurs de ses motifs conducteurs sont là24: le problème de l'universalité du jugement esthétique; l'idée régulatrice de la finalité dans les choses de goût, seuil du quantitatif des rapports définissables par la réflexion, ouverte sur la qualité de la chose belle perçue; l'idée de grandeur qui entre dans la considération du beau et l'intentionnalité qui conduit les parties de l'œuvre à constituer un tout, pour le jugement qu'attribue du sens aux choses de l'expérience, représentées dans l'art; la fonction relationnelle pure de l'idée du beau25. On verra par la suite (7.2-4) quels sont les aspects qui font des Recherches de Diderot l'un des premiers essais d'une esthétique philosophique à l'époque où la nouvelle discipline («c'est la philosophie 21
Cf. R. Mortier, Diderot en Allemagne cit., p. 304: «Il ne semble donc pas, si l'on sort du cercle étroit de Königsberg (Kant, Hamann, Herder), que le traité du Beau ait connu un large retentissement». 22 Cf. I. Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), dans Œuvres cit., I, p. 451 sq. approche en «observateur», psychologue encyclopédique, les sources des différences dans les jugements sur le beau, fleurissant d'un terrain commun. 23 Cf. R. Mortier, Diderot cit., p. 151-52; et J. G. Hamann, Schriften, éd. F. H. Roth, Berlin, 1821, to. I, p. 431; et to. III, p. 269-70. Le jugement est énoncé dans le contexte d'un compte-rendu des Observations de Kant paru dans la «Gazette de Königsberg», le 30 avril 1764; cf. J. Chouillet, La formation cit., p. 258-59: «Signe d'une meilleure lecture? Nous dirions plutôt: signe de deux lectures différentes, l'une portant sur la partie critique, l'autre sur le contenu théorique de l'article Beau. Peut-être aussi l'influence du maître a-t-elle amené son disciple à rectifier son propre jugement». 24 G. May, «Diderot and Burke: a study in aesthetic affinity», dans Publications of the Modern Language Association of America, n° 75, 1960, p. 527-39, s'est déjà arrêté sur les affinités esthétiques que l'on peut relever entre la conception diderotienne du sublime et celle d’E. Burke, dont l'importance pour la formation de la pensée kantienne est bien connue. 25 Cf. E. Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful (1757, 17592), London, 1958, p. CXXI-CXXII; cf. aussi A. Becq, Genèse de l'esthétique française cit., p. 733-34 S. S. Bryson, «Diderot and Kant, or The Construction of “Truth”», dans Papers on Language and Literature, n° 21, 1985, p. 370-82, l'auteur arrive à mettre en évidence les relations directes entre les doctrines de Kant et de Diderot concernant le rôle du sujet constructeur et la fonction du génie dans l'art en général; infra, 7.2.3-7.
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des Beaux Arts, ou la science de déduire de la nature du goût la théorie générale, et les règles fondamentales des Beaux Arts»26), trouvant une place dans les pages du Supplément, vient de naître, avec son nom. La sensibilité de la fin, liée à l'acte pur de poser des rapports, cela signifie, chez Diderot, un synonyme de la Zweckmässigkeit la finalité subjective ou conformité à des fins kantienne, propre à la fois des objets de la nature et de l'art27. La «fin» de la machine est conçue par Diderot, en un deuxième temps, comme indépendante à l'égard de son but pratique; elle s'affranchit de la détermination d'un usage quelconque de l'objet, étant libre d'un «intérêt», dit Kant, qui empêche la pureté d'un jugement sur le beau. La fin même représente, pour les facultés de l'entendement qui en perçoit et en réfléchit les rapports de façon pure (ces rapports selon lesquels elles ordonnent l'objet dans le jugement), l'enjeu d'une «finalité» sans but, «sans la représentation de la fin», propre de la chose que nous (espèce-homme) disons «belle». Le fondement d'un sensus communis aestheticus (die Idee eines gemeinschaftlichen Sinnes), le problème kantien de la condition de possibilité de l'accord entre le particulier et l'universel, entre individu et Gemeinschaft dans le jugement (§ 40 de la Critique de la faculté de juger), repose sur les «trois maximes» de la volonté générale, des principes non dérivés de l'expérience, mais qui la conditionnent: 1. Penser par soi-même; 2. Penser en se mettant à la place de tout autre; 3. Toujours penser en accord avec soi-même. La première maxime est la maxime de la pensée sans préjugés, la seconde maxime est celle de la pensée élargie, la 28 troisième maxime est celle de la pensée conséquente .
Diderot formule ces maximes à sa manière29, mais il fait découler la perception de quantité, hauteur, profondeur, équilibre etc. communs à tous les hommes, de la généalogie naturelle et empirique de nos connaissances, par le fait que l'idée de rapport et l'ordonnancement interne 26
J.-B.-R. Robinet (éd.), Supplément de l'Encyclopédie, II, p. 872b, article ESTHETIQUE (Beaux-Arts ), tiré de J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie der schönen Künste in einzeln, nach alphabetischer Ordnung der Kunstwörter auf einander folgenden, Artikeln abgehandelt, 2 vol., Leipzig, 1771-74; cf. A. G. Baumgarten, Aesthetica, 2 vol., Francofurti s.O., 1750-58 (inachevée), I, § 1: «Aesthetica (theoria liberalium artium, gnoseologia inferior, ars pulcre cogitandi, ars analogi rationis) est scientia cognitionis sensitiva». 27 Je pense aussi à la liaison entre «art» et «mécanisme de la nature» et au rôle de la matière dans la «technique de la nature», au § 78 de la Critique de la faculté de juger: «De l'union du principe du mécanisme universel de la matière avec le principe téléologique dans la technique de la nature», sur lequel se termine la Seconde Partie. 28 I. Kant, Critique de la faculté de juger cit., éd. Philonenko, p. 127. 29 Voir la définition de l'éclectique: «le philosophe qui ose penser de lui-même…» (Enc., V, p. 270a) ; infra, Conclusion.
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de la chose belle, sont des produits abstraits d'expériences originaires de nos facultés de penser et de sentir en tant que membres d'une espèce. Ces notions deviennent un fondement naturel à priori qui se situe au niveau de l'accord et de l'approbation sensible (con-sentiment) autour de ce but pratico-naturel, inhérent aux usages et aux constructions des premiers objets utiles produits par l'homme dans son histoire. Le sensus communis de Diderot se fonde, alors, sur la compréhension universelle du sens d'utilité des «machines», des modes sociaux d'un user — ustensiles ou instruments complexes en général — et du besoin qui les précède. L'homme-espèce, depuis sa naissance, construit des objets pour l'utile universel de tous les membres de sa communauté naturelle, par conséquent tous en pourront apprendre la fonction, le but et les modes par lesquels ils servent aux besoins humains. S'esthéticise, pour ainsi dire, le contexte même où ces besoins se développent et vont être satisfaits: le monde de l'organisation du travail. Ce processus s'étend, se raffine jusqu'à l'appréciation de la «finalité pure» des rapports qui constituent ces objets, à travers l'expérience humaine qui en jouit, selon le processus d'abstraction décrit par Diderot. La finalité affranchie de l'utile, en tant que «sensibilité de la fin sans représentation de l'utile», apprise par l'exercice d'abstraction des êtres naturels et artificiels de leurs but d'utilité, et le degré quantitatif de réussite dans cet exercice, créent à la fois la communauté des artistes et de ceux qui jouissent de leurs œuvres. Encore, le fondement de l'accord universel, dans le jugement, sur les choses belles et laides, repose sur un processus de la nature technique. La pensée sans préjugée, élargie et conséquente ne peut naître qu'au sommet de ce processus. Ce sont donc l'universalité pragmatique de la fin, le but d'utilité et l'histoire naturelle de l'homme qui construit et emploie ces objets