Vie Latine de l’empire Ottoman: Les Latins d'Orient 9781463233419

An extensive discussion of the Latin east and the Ottoman Levantines from the fall of Istanbul (ancient Constantinople)

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French Pages 163 [161] Year 2011

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Vie Latine de l’empire Ottoman: Les Latins d'Orient
 9781463233419

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Vie Latine de l'empire Ottoman

Analecta Isisiana: Ottoman and Turkish Studies

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A co-publication with The Isis Press, Istanbul, the series consists of collections of thematic essays focused on specific themes of Ottoman and Turkish studies. These scholarly volumes address important issues throughout Turkish history, offering in a single volume the accumulated insights of a single author over a career of research on the subject.

Vie Latine de l'empire Ottoman

Les Latins d'Orient

Livio Missir de Lusignan

The Isis Press, Istanbul

ptS* 2011

Gorgias Press IXC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright© 2011 by The Isis Press, Istanbul Originally published in 2004 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of The Isis Press, Istanbul. 2011

ISBN 978-1-61143-721-8

Reprinted from the 2004 Istanbul edition.

Printed in the United States of America

Bien qu'Italien, et catholique romain, Livio Missir de Lusignan, se dit et se veut le dernier des Ottomans. Né à Izmir, où se trouve toujours sa maison paternelle (sise à Buca, le village de Lord Byron), sa vie et sa carrière ont été, en effet, à l'image de l'un et de l'autre de ses ancêtres qui, dans un cadre impérial, ont marqué l'histoire des relations entre l'Europe et l'Asie Mineure. Si, avant et pendant le 29 mai 1453, Giovanni Longo Giustiniani se battait aux côtés du dernier basileus Constantin XI Dragasès (1403-1453), pendant et après cette date d'autres membres de la famille Giustiniani de Scio ("la plus grande famille d'argent de Chrétienté"), ancêtres directs de Livio Missir de Lusignan, négociaient avec Mehemet II (1432-1481) des accords qui auraient permis aux Italiens, et aux catholiques romains de l'Empire ottoman, de continuer à vivre jusqu'à nos jours en Turquie sans renoncer à leur millénaire identité. Licencié en droit de l'Université d'Ankara, docteur en droit de l'Université de Rome, chercheur à Utrecht, à Yale et en Sorbonne, Livio Missir de Lusignan fut d'abord membre du Secrétariat général du Parlement Européen à Luxembourg et à Strasbourg où ses connaissances linguistiques et historiques de la Turquie, de la Grèce moderne et de l'Europe continentale firent de lui le premier et le dernier des "drogmans" de la Communauté Economique Européenne. Appelé, plus tard, par la Commission européenne, à Bruxelles, il fut le premier témoin de l'application des accords d'association entre l'Europe d'une part, la Grèce et la Turquie d'autre part et, en même temps, de l'évolution lente et problématique des relations entre l'Europe et l'ancienne Yougoslavie. Dans les années 80, Livio Missir de Lusignan fut parmi ceux qui, au Secrétariat général de la Commission européenne elle-même, contribuèrènt à la préparation et à la mise en œuvre progressive de la politique européenne de la culture. Grand communicateur, c'est encore lui qui, au cours des dernières années précédant sa mise à la retraite, contribue au développement de la politique d'information de l'Union Européenne. Parallèlement à son activité professionnelle, Livio Missir de Lusignan a été enseignant universitaire à Florence et à Bruxelles, visiting professor à Minneapolis (USA) et continue d'être, actuellement, l'invité régulier de nombreuses manifestations culturelles à caractère international. Ecrivain et juriste, ses réflexions, accumulées pendant plus de cinquante ans de lecture et d'action, ont porté notamment sur les relations entre la Religion et l'Etat ; l'Etat et la Nation ; la Nation et l'Empire ; l'Empire et les Peuples ; les Peuples et l'Europe ; l'Europe et la Civilisation. Ces réflexions ont abouti à la publication d'un nombre considérable d'études et articles parus dans des journaux et des revues de plusieurs pays et en différentes langues. Parmi ses livres, citons : Le cimetière latin de Kemer (Smyrne) (18671967), 1972 ; Eglises et Etat en Turquie et au Proche-Orient, 1973 ; Souvenirs de famille : izmir, mon Père et l'historien Erneste Buomaiuti (en italien), 1974 ; Rome et les Eglises d'Orient vues par un Latin d'Orient, 1976 ; L'Europe avant l'Europe Voyages belges en Orient de ma bibliothèque (XIXe s.), 1979 ; Introduction aux Chénier - Notes généalogiques et bibliographiques, 1979 et 1980 ; Le status international d'une famille de Smyrne depuis Mehmed Ier (1730-1754) - Contribution à l'histoire du droit de la latinité orientale ottomane, 1981 ; Les Mémoires de Georges de Chirico ou la fin d'une Nation - Réflexions, livres et familles d'un passé ottoman, 1984 ; Epitaphier des grandes familles latines de Smyrne, 1985 ; Messa Vese - Traduction vers l'italien de 40 poèmes français de Thérèse de Vos, 2003. Plusieurs livres inédits, dont Histoire et généalogie de la famille latine ottomane des Timoni (ili.) ; Médecins latins d'Orient ; Statut des biens d'église catholiques étrangers dans l'Empire ottoman et en Turquie - Annexes - firmans institutifs, jurisprudence et doctrine (en italien).

TABLE DES MATIÈRES

Préface 1. La tradition chez les Latins d'Orient I - Introduction II - Définitions, paramètres, éléments 2. L'environnement sacral chez les Latins d'Orient en Islam actuel 3. La Weltanschauung du Latin d'Orient 4. L'Europe : un exil mythique chez les Orientaux (notamment latins) 5. La dimension du ciel chez les Latins d'Orient 6. L'éducation de l'enfant chez les Latins d'Orient à Smyrne au XIX e siècle 7. Archéologie et philologie chez les Latins d'Orient aux XVII e et XVIII e siècles 8. Introduction à l'histoire de la médecine chez les Latins d'Orient depuis 1453 9. La condition humaine chez les Latins d'Orient en 1991 10. L'autre, l'étranger chez les Latins d'Orient de l'Empire ottoman 11 La femme chez les Latins d'Orient 12. La fête chez les Latins d'Orient de Smyrne 13. Loisirs et détente chez les Latins d'Orient (notamment à Smyrne) 14. L'animal dans la vie, la langue et la pensée des Latins d'Orient 15. Les pierres tombales de l'église française Saint-Polycarpe des Pères Capucins de Smyrne (Izmir, Turquie). Contribution à l'histoire de la Latinité orientale

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PRÉFACE

Le secret d'une vie Dans l'un de ses livres, un journaliste turc parle de Livio Missir comme "d'un Turc d'Izmir". Ce même journaliste, lors d'une table ronde d'universitaires, hauts fonctionnaires, hommes politiques ou simples observateurs, paraissait ému en entendant Livio Missir rappeler un vers célèbre d'une grande poétesse française, de sang grec, chantant le ciel de Turquie, "le plus beau ciel du monde". 1 Et, lors d'un dîner diplomatique — n'est-ce pas inhabituel ? l'hôte, il y a quelques années, levait son verre en l'honneur de Livio en lui disant : "A ta santé, toi qui es le plus Ottoman de nous tous !". Et Livio, disons-le, ne manquait jamais de prétentions. N'étonnait-il pas le premier ambassadeur de Turquie, délégué permanent auprès des Communautés européennes, qui ¡'écoutait s'adresser à un des premiers groupes de visiteurs turcs de la Commission, en les appelant "Efendiler !" ? Et ce même ambassadeur daignait assister, en Flandre, au déjeuner nuptial de Livio, accompagné de l'ambassadrice, du Premier conseiller et de l'épouse de ce dernier. Témoignage de courtoisie et de grandeur ottomanes.2 Livio Missir est né à Îzmir dans une famille dont les circonstances firent de certains de ses représentants tantôt les intermédiaires discrets entre l'autorité locale et les représentations consulaires étrangères, tantôt des agents de la vie économique, tantôt des intellectuels ou écrivains fascinés par la langue turque, tantôt des hommes d'Eglise témoignant de la multiculturalité impériale, décorés par le Sultan. Ecole maternelle française, chez les Sœurs à Buca ("Yedikizlar"), le village de Byron, des Evliyazade, des Alp Arslan et des Balladur et des princes Borghèse. Ecole primaire italienne, chez les Salésiens d'Alsancak, le curieux et malmené quartier dit de la "Pointe" du golfe, créé au début du XIX e siècle par des petits navigateurs de l'Italie du Sud toujours restés amoureux de ce coin de Turquie. Un professeur de turc, à la fois respectueux des si jeunes élèves et sévère. La classe se levait à son arrivée et lui souhaitait d'une seule voix : Giinaydin Bay ogretmenim ! 'Anna de Noailles, née Brancovan Mavrocordato.

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Le journaliste est Mehmet Ali Birand ; l'ambassadeur était Oguz Gôkmen et le Premier conseiller, plus tard ambassadeur, Ismet Birsel.

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Ecole secondaire et lycée italien d'Etat à Istanbul de 1943 à 1950. Quels souvenirs entre un poète (Halit Fahri Ozansoy), un dramaturge et un homme du monde qui recevait à Biiyiikada ; un avocat, professeur d'histoire (le tarihçi Menduh bey), qui vantait, à chaque leçon, les vertus de la laïcité en la définissant "çok kuvvetli bir felsefe" et un homme de lettre, neveu de Ziya Gôkalp (Ali Niizhet Gôksel), qui écoutait presque religieusement les compositions de certains de ses élèves (...) dont il vantait la "kiiltiir jeneral" ... Années merveilleuses où les cours de littérature turque (partagée entre le "divan" et le "peuple"), entre le passé et le présent, révélaient le mysticisme d'un Celaleddin Rumî, la fougue d'un Yahya Kemal Beyatli (traduit, plus tard, en français par la baronne hongroise Elisabeth de Zagon de Szentkeresti), ou l'immensité d'un Abdiilhak Hamit Tarhan. Université Gemelli à Milan, Faculté de Sciences Politiques, de 1950 à 1952, où la dure réflexion sur l'histoire des doctrines politiques d'un futur maître de la seconde république italienne (Miglio) n'empêchait pas certains étudiants d'aller se rafraîchir aux cours d'historiens et; archéologues ayant travaillé en "Asie Mineure" 1953-1956, quatre années d'expérience "sur le terrain" entre commerce international (exportation de produits du sol de la région égéenne) et tourisme (premier lancement des trois centres archéologiques de Pergame-Bergama, d'Ephèse-Selçuk et de Priène-Milet-Didyme) ; entre premiers contacts avec écrivains et journaliste d'izmir (dont Halikarnas Bahkçisi et Asim Kiiltur) et début d'une activité culturelle italo-turque grâce à la traduction en turc de textes parlementaires (dont Gevçeme et Vtizuh, avec la collaboration de l'écrivain Mme Emine Ôzan) ou carrément littéraires (comédies de Goldoni). 1957-1959, trois années d'études universitaires, d'abord à la Faculté de Sciences Politiques d'Ankara (la fameuse Mùlkiye où les étudiants avaient la chance de suivre l'enseignement magistral d'Ahmet §ùkrii Esmer, historien de la politique dont l'accent turc était fortement teinté de l'autre langue voisine ..., et de Fadil Hakki Sir, éminent professeur de droit financier) et, ensuite à la Faculté de droit de la même ville, avec obtention de la licence. Inoubliable Hikmet Belbez, aristocrate et professeur de droit commercial ; magnifique Hicri Fi§ek, professeur de droit international privé et qui élevait en français ses enfants à la maison, et tout aussi admirables Burhan Kôni et Kudret Ayiter, respectivement professeurs de droit pénal et de droit romain, qui accordèrent la possibilité de passer leurs examens en italien ! Trois années qui virent Livio Missir publier en espagnol, dans la Revista de Estudios Politicos de Madrid — un article sur la Constitution turque de 1924 et, en français, ses premiers comptes-rendus de livres dans le dernier quotidien historique de langue française d'Istanbul (le Journal d'Orient).

PRÉFACE

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1960 et 1961 : deux années à la Faculté de droit de l'Université de Rome avec le titre de docteur en droit à partir d'une thèse sur le status des biens d'Eglise étrangers en Turquie sous les auspices du plus grand spécialiste de droit civil ecclésiastique de cette université, le prof. Arture Carle Jomole. 1961-1964 : deux ans et demi au Secrétariat général du Parlement européen (Luxembourg et Strasbourg) 1964-1996 : trente-deux ans de service public européen partagés entre vingt ans à la Direction générale des relations extérieures de la Commission (dossiers Grèce, Turquie et Yougoslavie ; négotiations d'adhésion de la Grèce ; négotiations du Protocole additionnel à l'Accord d'Ankara) ; six ans au Secrétariat général de la Commission (chef de division a.i. de la division "Problèmes du secteur culturel") ; six ans à la Direction générale de l'Information, de la Communication, de la Culture et de l'Audiovisuel (chef du Centre d'Information Robert Schuman) A partir du 1 e r mai 1996 M. Missir de Lusignan a fait valoir ses droits à la retraite et s'est retiré en Flandre, avec son épouse, tout en gardant un piedà-terre à Bruxelles et ses contacts, ininterrompus, avec sa parenté d'Îzmir (malgré le décès de son père en 1990 et de sa mère en 1996), où se trouve toujours la vieille maison paternelle.

La passion d'une vie Livio Missir dit souvent d'avoir été parmi ces hommes heureux qui, dans la vie professionnelle, ont eu la chance de satisfaire la passion intime de leur vie privée. Cette passion a été, pour lui, la Turquie dans son acception la plus globale depuis les monuments de l'Orkhon (Orhon Kitabeleri) jusqu'à la redécouverte, récente, des Républiques turques d'Asie Centrale (ex soviétiques) en passant par 1071 (date qu'il considère comme la plus importante du Second Millénaire), 1453 et 1922. N'est-ce pas entre ces dates, d'ailleurs, que se situe "l'aventure" de ce que Livio Missir appelle "Les Latins d'Orient", c'est-à-dire les catholiques, notamment, étrangers de l'Empire ottoman qui, depuis ses propres ancêtres génois Zaccaria Castello, Adorno et Giustiniani, ont marqué à Istanbul, à Chios, à Foça et à Izmir, les relations entre l'Europe, Byzance et la Turquie ? Etre édité à nouveau, après cinquante ans, à Istanbul, "la ville bien gardée de Dieu" (Mahrusa Konstantiniye), n'est-ce pas, pour Livio Missir, plus qu'une aventure, peut-être un "mystère" ?

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Son message, partagé par l'ancien secrétaire général de la Commission, M. Emile Noël (qui était né à Istanbul), avait été transmis aussi à Jean Rey, ancien président de la Commission, à Albert Coppé, ancien membre de la Commission avec qui M. Missir eut la chance de visiter izmir à l'occasion d'une de ses Foires internationales, et à d'autres personnalités sensibles à la Méditerranée orientale tel que le marquis Carlo Ripa di Meana, ancien commissaire européenm chargé de la culture ou le baron Henri Moreau de Melen, président de la Délégation du P.E. à la commission parlementaire mixte CEE-Turquie. Comment saisir, dans toute sa complexité et spécificité, le phénomène turc sans connaître la problématique ottomane et ses relations avec la Révolution Française d'une part, et avec l'Islam et la modernité en cours, d'autre part ? Approfondir l'idée de Nation par rapport à l'Etat, dans le jeu des alternances délicates entre "majorités" et "minorités" tellement faussées par Versailles et par les réactions violentes du XX e siècle ? Qu'il s'agisse de politique culturelle (nationale ou européenne), de politique ou de religion tout court, M. Missir a essayé d'aborder, dans tous ses écrits (dizaines sinon centaines d'articles, quelques livres et/ou plaquettes, correspondances, conférences ou interventions lors de congrès internationaux) des aspects historiques éclairés par l'expérience millénaire de la Turquie et de tous ceux qui ont vécu sur son immense territoire (suivant la vieille tripartition de la Turquie d'Europe, Turquie d'Asie et Turquie d'Afrique) quelle que soit la réalité actuelle et quelles que soient les implications de celle-ci dans la perspective de l'adhésion, suivant la phrase d'Atatiirk sculptée au pied du monument de l'artiste italien Canonica, à Îzmir, "ilk hedefiniz Akdenizdir!", cette mer Méditerranée pour laquelle, aussi, le prochain traité constitutionnel européen devrait être porteur, via la Turquie, de paix et de progrès.

LA TRADITION CHEZ LES LATINS D'ORIENT

I

Introduction 1 La tradition est une question éminemment politique car c'est d'elle que dépend, en définitive, le rattachement d'un groupement humain à l'une ou à l'autre des formes organisées (des structures juridiques) à l'intérieur de la Communauté internationale : qu'il s'agisse de «nations», de «minorités», de «colonies» ou d'autres types d'organisation humaine. La tradition emporte dans un mouvement régulier et continue comme les vagues de la mer auxquelles il est quasiment impossible de se soustraire : ce n'est pas que la langue (qu'on pourrait abandonner au profit d'une autre), ou la religion (qu'on pourrait trahir), ou le sang (qu'on pourrait oublier) ou la façon de vivre ou de penser (qu'on pourrait changer). C'est tout cela en même temps outre le souvenir qui pèse sur vous de tout son poids depuis des siècles. La tradition c'est aussi l'apposition, de tout ce qui précède, à d'autres langues, d'autres religions, d'autres sangs (?), d'autres façons de vivre ou de penser, à d'autres souvenirs qui pèsent, d'un poids analogue et peut-être même comparable sinon plus grand, depuis des siècles, sur d'autres groupements humains, quelle que soit leur localisation physique ou géographique, à l'intérieur d'une même terre ou sur des territoires lointains. La tradition définit l'homme, seul ou en groupe, et de son poids dépend la virulence de son rejet ou la générosité de l'acceptation d'autres traditions. Comment en parler sans risquer d'être jugé suivant des critères dits de «tolérance» ou de «intolérance» en ces temps de vrai (ou prétendu) multiculturalisme, donc de coexistence (imposée ou souhaitée) de plusieurs traditions différentes ?

' Rivinta di Studi Politici, p. 607-610.

Internazionali

(50121 Firenze, Lungato del Tempio, 40), 1997, n° 256,

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V I E L A T I N E DE L ' E M P I R E

OTTOMAN

Disons que la tradition crée la politique et que c'est à partir d'une réflexion sur ce rapport de filiation (réel ou potentiel) et sur ses conséquences que l'on peut essayer de tirer quelques conclusions sur l'importance de la tradition pour la survie de ses porteurs. Il y a une tradition latine d'Occident et une tradition latine d'Orient. J'ai dit qu'il «y a» (une tradition latine, etc.) ou bien devrais-je dire qu'il «y a eu» une tradition latine d'Occident alors qu'on peut encore, peut-être, s'interroger sur l'existence (la survivance) d'une tradition latine «d'Orient» ? D'abord on s'interroge sur le sens actuel du mot «latin» (par rapport à la tradition) et, en suite, on ne sait pas au juste ce que recouvre le mot «Occident». La seule fonction politique et religieuse pour laquelle le mot Occident est employé est celle du pape dont l'un des titres officiels est «Patriarche d'Occident» (sousentendu, sans doute, «latin»). Vu la sécularisation croissante de notre société occidentale, pourrait-on dire, pour conclure sur ce point, que la tradition latine d'Occident correspond à ce que nous pourrions désormais appeler la tradition européenne ? Peut-être, mais notre préoccupation est non pas de définir cette tradition européenne (ex tradition latine d'Occident), mais d'essayer de voir dans quelle mesure une telle tradition, «transplantée» (ou importée) en Orient depuis des siècles, peut encore, revendiquer une certaine identité à la fois politique et religieuse, tant par rapport à la tradition latine d'Occident que par rapport aux traditions non latines environnantes. En dehors de tout débat sur la sécularisabilité (ou laïcisabilité) de ce qu'on appelle l'Orient, par rapport à l'Occident européen ou américain, c'est encore un fait que l'Orient, ses États et ses populations notamment procheorientaux, sont encore éloignés de la laïcité dans le sens d'une privatisation du fait religieux et notamment de la définition du statut politique et juridique d'un individu (ou d'un groupement humain ou d'une «nation») indépendamment de son appartenance religieuse. Ce qu'on appelle en France, par exemple, la laïcité républicaine en tant que fondement de l'État français ne saurait être appliqué aux États proche-orientaux sur lesquels un tel principe aurait un impact dissolvant de l'unité religieuse islamique qui continue d'être perçue face à l'Occident malgré l'introduction contradictoire d'Etats-nation dont on cherche désespérément de justifier la diversité foncière par rapport à la communauté religieuse supranationale de l'Islam.

LA T R A D I T I O N C H E Z L E S L A T I N S D ' O R I E N T

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La tradition des États et des populations (ou nations) numériquement majoritaires du Proche-Orient est restée liée à la religion. Les catholiques romains d'origine européenne (donc «latins») — qui constituaient jusqu'à présent ce que j'appelle les Latins d'Orient (ou la nation latine de l'Empire ottoman) — comment pourront-ils conserver une tradition latine, malgré l'environnement pas encore sécularisé, alors que la tradition européenne qu'ils ont représentée pendant des siècles s'est sécularisée et que l'Église catholique romaine elle-même a entamé depuis Vatican II un processus de nationalisation en fonction des États européens (et occidentaux) pour chacun desquels des hiérarchies spéciales nouvelles (les «conférences épiscopales») ont été créées ? Comment représenter aujourd'hui, en Orient, l'Église (et l'Europe) latines alors que l'Église et l'Europe se délatinisent ? Que reste-il de latin, par exemple, dans un «patriarcat latin» de Jérusalem dont, d'abord, la liturgie (latine) a été, malgré son nom, arabisé et, en suite, le patriarche lui-même, latin et italien depuis sa première institution en 1847, a été choisi et nommé, pour la première fois, parmi les ecclésiastiques non européens ? Comment représenter aujourd'hui l'Église et la tradition latines en Grèce alors que, véritable contradictio in terminis et scandale historique, la liturgie latine (dont la présence historique a été attestée même sur le Mont Athos) a été «adaptée» à la langue grecque moderne (par la traduction de la Messe de Paul VI) (la Messe dite Bugnini) ? Comme partout dans l'espace grécophone du monde les sermons, les mandements des évêques et certaines prières étaient prononcés, publiés ou récités en grec (moderne ou savant d'après les circonstances) mais la messe, le saint sacrifice de la messe, était offert et célébré en latin, signe visible d'une cohésion spirituelle et matérielle que l'on s'efforce aujourd'hui de reconstituer désespérément sur le plan politique tout en l'ayant cassée politiquement et juridiquement en 1648 et religieusement en 1963 après la clôture de Vatican II. Sans nous préoccuper, pour l'instant, du sens de la tradition «grecque», quel est le sens — aujourd'hui — de la tradition «latine» sinon le synonyme (éventuel) de tradition «européenne», une tradition sur laquelle on s'interroge et on ne cesse de verser de l'encre dans l'espoir, toujours désespéré, de trouver une définition qui puisse satisfaire tout le monde (européen et non européen) ? Une Europe sans référence au christianisme (qui a créé sa civilisation) et au latin (qui a créé les catégories de sa pensée et son millénaire appel univoque à la divinité) ? Une Europe, une «latinité», donc, d'abord revendiquée de l'intérieur et rêvée de l'extérieur, aujourd'hui refusé de l'intérieur et honnie de l'extérieur !

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Que les choses soient claires : il n'y a pas, dans tout ce qui précède, la moindre confusion de notions (actuelles) bien précises telles que «Église» (ou Eglises), «Etat», culture, civilisation et autres, dans les tentatives d'aborder la problématique d'une tradition latine d'Orient représentée par des populations d'origine européenne («latine») ou européanisées («latinisées»), revendiquant leur appartenance religieuse à l'Église Catholique Romaine, mais habitant depuis des siècles au Proche-Orient. Il s'agit de rappeler comment une tradition latine a pu se maintenir dans cette partie du monde, malgré sa confrontation quotidienne et millénaire, avec d'autres traditions, quelles que soient les réalités acquises (ou en devenir) actuelles tant en ce qui concerne l'État-nation (opposé à l'État-empire) qu'en ce qui concerne les nouvelles formes (et structures) de l'Église chrétienne (non seulement nationalisatrice en Occident et, comme toujours, en Orient mais aussi, et contradictoirement, soucieuse de rapprocher, sinon de supprimer, à l'horizon de l'an 2000 de la naissance du Christ, les différences entre les deux Églises, dites «sœurs», d'Occident et d'Orient). Que deviennent, que deviendront les hommes dans tout cela ? Difficile question qui semble présupposer une réponse à la question : est-ce le Xme qui a été fait pour les hommes ou les hommes pour le Xme ? Une chose en tout cas est certaine : dans la conception chrétienne le rapport entre l'homme et Dieu est tellement étroit que l'existence de l'homme est presque indispensable pour que le mystère d'un Dieu qui s'est fait homme puisse continuer à être connu, vénéré et accepté. Certes, une telle connaissance, une telle vénération, une telle acceptation peut ne pas se faire nécessairement en latin (ou dans l'autres langues déterminées), mais la langue et la civilisation qui la véhicule font partie d'une tradition qui marque l'homme dans sa spécificité face aux autres hommes. Gentes et populi (et «nations») seraient-ils liés nécessairement à des États-nation assimilateurs et niveleurs des identités spécifiques notamment non majoritaires ? Certaines convergences dangereuse de l'Église et de l'État le laissent présager à l'expérience de ce qu'on appelle, avec des néologismes soporifiques et analgésiques, «inculturation» et «acculturation», ignorant volontairement, à l'intérieur d'un même territoire politique, l'existence de traditions différentes sinon totalement opposées.

LA

TRADITION

CHEZ

LES

LATINS

D'ORIENT

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Grecs et Latins (c'est-à-dire Orthodoxes et Catholiques Romains) ont pu vivre ensemble pendant des siècles en parlant souvent une même langue véhiculaire (et vernaculaire) tout en sauvegardant leur identité spécifique (occidentaux les Latins, bien que vivant en Orient et orientaux les Grecs). Existeront-ils encore au XXI e siècle ? Turcs et Latins (c'est-à-dire musulmans et catholiques romains) se sont côtoyés pendant des siècles en Orient en parlant des langues différentes et en ayant des modes de vie et de pensée différents. Comment pourront-ils, en Orient, continuer à se côtoyer en unifiant leurs langues (en adoptant c'est-à-dire la langue de la majorité), en harmonisant leurs modes de vie et de pensée tout en restant chrétiens les uns et non chrétiens les autres ? Une tradition non confessionnelle, sécularisée et laïque, caractéristique de l'État-nation parfait (État où le peuple a remplacé à la fois le souverain et la divinité), finira-t-elle par remplacer toute autre tradition contraire à la définition de l'État-nation où peuple, nation et État tendent à coïncider ? De la réponse à ces questions dépendra la solution des grands problèmes politiques et culturels — et religieux — de notre temps dont l'élément «tradition» ne pourra en tout cas pas être ignoré.

II

Définitions, paramètres, éléments1 L'éternel problème des définitions Une des difficultés majeures de la transmission d'un message est celle de la recherche d'une terminologie appropriée, c'est-à-dire répondant à la fois aux exigences des deux parties en cause : la partie qui parle (ou qui écrit) d'une part, et la partie qui écoute (ou qui lit) d'autre part. En d'autres mots, pour qu'un message puisse passer, il faut qu'il y ait coïncidence entre deux significations : la signification des mots utilisés par l'auteur du message et la signification des mots reçus par le destinataire du message.

' Acta Orientalia Bélgica, Bruxelles, Louvain, la Neuve, Leuven (Société Belge d'Études Orientales), XIII, 2000, p. 175-180.

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LATINE

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OTTOMAN

Comment donc appréhender le sens de l'expression "Latins d'Orient' alors que les termes latin et Orient n'ont pas de signification courante précise, ni séparément, ni globalement ? La référence à l'Empire ottoman n'est pas non plus d'une très grande utilité dans la mesure où l'identité d'un tel empire n'est pas acquise, auprès de l'opinion publique générale, d'une manière univoque. La confusion entretenue, depuis des siècles, entre Empire ottoman et Empire turc ou tout simplement "Turquie" n'est pas là pour faciliter la tâche. Et puis, qu'est-ce que les "Latins" (dits d'Orient ou d'Occident) ont à voir avec les "Turcs" ? N'a-t-on pas assisté, depuis la Révolution française, à une tentative généralisée de "démarquage" des peuples ex-ottomans par rapport à leurs anciens "suzerains", les Sultans "turcs et musulmans" de Constantinople ? Quels étaient ces "peuples" ? Peuples, nations ou "nationalités" ? Races ou ethnies ? La discussion est loin d'être close si tant est qu'il existe encore des groupements humains ayant géographiquement fait partie de l'Empire ottoman et se cherchant (jusqu'à quand ?) une identité politique et culturelle môme en ce début du troisième millénaire.

Paramètres et synthèse En réfléchissant (dans une étude parue en italien) aux Aspects ottomans de la Bibliothèque Vedovato, conservée dans les locaux du Conseil de l'Europe, à Strasbourg, j'ai affirmé que le second millénaire a été caractérisé géopolitiquement par trois éléments humains : l'élément latin, l'élément grec et l'élément turc 1 . Les deux premiers représentent l'Occident en ce qu'ils ont de chrétien, le troisième l'Orient en ce qu'il a de musulman. Et Huntington a repris l'essentiel de cette image en la répercutant, mutatis mutandis, sur le troisième millénaire.

1 Rivista di studi politici internazionali, Scrìtti in onore di Giuseppe Vedovato, Firenze, 1997, voi. I Testimonianze, p. 192.

LA T R A D I T I O N

CHEZ LES LATINS

D'ORIENT

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Mais la conquête du monde préconisée par l'Islam, dans sa version turque et ottomane, a empiété, ne fût-ce que partiellement, sur les deux premiers éléments en séparant les Latins suivant leurs résidences habituelles (d'Occident et d'Orient) et en opposant toujours davantage l'orientalité des Grecs à l'occidentalité latine dans la mesure où l'identité gréco-byzantine a été confortée par une politisation accrue au sein de l'Empire ottoman lui-même. Si, vue de Constantinople, l'immense étendue de l'Empire comportait deux nuances supplémentaires — la référence chrétienne de type arménien, échappant donc aux deux autres, la grecque et la latine, ainsi que la référence juive, échappant forcément tant à la référence chrétienne générale qu'à la référence musulmane —, le reste du monde était perçu comme un ensemble chrétien à l'intérieur duquel l'Empire ottoman était obligé de se frayer un chemin afin d'atteindre son but final : la victoire généralisée de l'Islam. Rien de plus naturel, donc, que les Latins, c'est-à-dire les Occidentaux se trouvant à vivre sur le territoire ottoman, essaient dans le courant des siècles, et en fonction des circonstances, de sauvegarder leur identité première en se prévalant des instruments juridiques et économiques offerts tant par l'Empire ottoman lui-même que par les Etats chrétiens d'Occident au gré de l'alternance des événements. L'évolution intervenue notamment à partir de la Révolution française — et ce qu'on a appelé les "Capitulations", c'est-à-dire une apparente (ou réelle) prise en main progressive de la "Turquie", homme malade de "l'Europe", par les États chrétiens d'Occident — ne doit pas faire oublier un scénario qui est resté pratiquement inchangé — quant à la tripartition susmentionnée, Latins, Grecs et Turcs — depuis 10711 jusqu'à 1923, date de la suppression de l'Empire ottoman. Les "Latins d'Orient" — quelle qu'ait été leur origine géographique première (Gênes, Venise ou autres) et leur foi chrétienne originaire (arménienne ou byzantine) — ont peut-être acquis, sur le territoire ottoman, des identités politiques variées mais, comme dans tous les groupements humains, leur élite a su se conserver par la fidélité à l'essentiel d'un enseignement. Pour les Latins d'Orient, cet enseignement a consisté à ne jamais perdre de vue l'explication chrétienne de la mort.

' Date de l'apparition des Turcs sur la scène européenne, suite à leur victoire sur l'empereur byzantin Romain Diogène à Mantzikert.

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Certes, par une affirmation aussi générale que celle-ci, ne risque-t-on pas de créer des syncrétismes dans la mesure où toutes les formes (ou sensibilités) du christianisme (d'Orient et d'Occident) se confondent face au phénomène de la mort ? Vatican II n'a-t-il pas ajouté à la confusion en prêchant d'une part l'œcuménisme et en poussant, d'autre part, à la création de nouvelles "Églises" nationales en raison de la multiplication ad infinitum des langues liturgiques, dont la "gréco-latine" opposée à la "gréco-orthodoxe" ? Comment se retrouver désormais dans un tel magma où même l'Église — organisation supraétatique et supranationale par définition et par volonté divine — a cru devoir se servir des divisions nationales pour atteindre l'unité '? En quoi, si ce n'est désormais dans l'Angélus dominical du Pape et dans la bénédiction Urbi et Orbi de Noël et de Pâques, les Latins d'Orient se reconnaîtront-ils dans leur identité séculaire ?

Les éléments d'une tradition Les Latins d'Orient ont-ils été dépouillés de leur tradition ? En quoi pouvaient-ils prétendre avoir une tradition qui, en les différenciant des musulmans, des juifs et des autres chrétiens, fondait leur identité première et assurait leur avenir ? Si la langue est, généralement, la marque la plus tangible de l'élément différenciateur, les Latins d'Orient — c'est-à-dire les catholiques de l'Empire ottoman — ne pouvaient pas prétendre en avoir une qui les différenciât de tout autre habitant de l'Empire. Pourtant, encore de nos jours, en ce début du troisième millénaire, il est courant d'entendre quelqu'un dire d'un autre : "Mais ce doit être un 'Levantin' (c'est-à-dire un 'Latin d'Orient')". Pourquoi ? Peut-être l'accent ? L'accent aussi, généralement plus chantant, quelle que soit la langue concernée. Mais c'est surtout le nombre des langues parlées, dont quatre fondamentales : l'italien, le français, le grec et, plus ou moins bien, le turc.

LA T R A D I T I O N

CHEZ LES LATINS

D'ORIENT

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Il n'y a généralement pas de mélange ; parfois des "calques" et, en principe, appropriation de chacune de ces quatre langues avec application simultanée des règles de chacune (articles, singulier, pluriel, etc.), comme si elles s'appartenaient l'une l'autre. En italien, on dira : ho letto U Monde, "j'ai lu le journal L a Monde", et si le plat qu'on appelle moussaka en grec est masculin ou neutre, il restera tel en français ou en italien et ne deviendra jamais, comme en Occident, "la" moussaka ! Il y a une souplesse de multilinguisme qui non seulement enrichit le langage, mais multiplie les images, élargit les horizons, exalte les louanges ou alourdit la calomnie. Comme si l'homme pouvait exister deux, trois, quatre fois, simultanément ou comme s'il pouvait, d'après les circonstances, choisir la plus généreuse manifestation du cœur ou la plus violente déprécation de l'esprit. Comme si la bénédiction exprimait le pouvoir d'une divinité multiforme et la malédiction de la volonté de plusieurs morts. Dans une succession de générations où se rencontreraient toutes les mères du monde dirigées par un père à la puissance inaltérable. Il n'y a pas, pour le Latin d'Orient, de langue simplifiée, comme la lingua franca du Bourgeois Gentilhomme, modeste patois italien limité à des infinitifs verbaux, adaptés aux règles de la consonance vocalique turque {Dora, dara, bastonara ... Ou ... se ti sabir, ti tazir !). Le substrat originaire demeure le grec byzantin et impérial dont l'accent reste dominant, quelle que soit la langue parlée, malgré le respect des règles grammaticales et syntaxique de chacune d'elles. Et le grec moderne lui-même s'articule autour des autres langues depuis que tout locuteur crétois (latin ou orthodoxe) sait, par exemple, que VErotokritos a été écrit par quelqu'un qui se présentait comme Vitsentsos in t'onomatou ap tin ikoghenià Kornaro "Vincenzo est son nom de la famille Cornaro..."

Et le prénom italien Livio sera grécisé en O Livios, tout diminutif ou augmentatif suivant le même modèle d'après les circonstances. Ce sont les mères et les ecclésiastiques latins qui ont, d'abord, transmis et maintenu la tradition dont la définition grecque — ta patroparàdotha éthima — a une résonance inouïe. Même si elle est détachée d'une Église d'Orient qui, elle, a été à l'origine d'une autre tradition, absolument différente, concurrentielle et que l'on dit "fanatique".

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VIE LATINE

DE L ' E M P I R E

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Il y a des mariages mixtes interchrétiens (peut-être d'autres aussi, mais inexistants puisqu'on les ignore, on les oublie, ils disparaissent jusqu'à la fin des siècles) ; mais alors la femme entre dans la famille de l'homme et soit elle l'assume, soit elle la transmet à ses descendants dans le silence, avec le secret message de ne jamais oublier ce qu'elle a été. Comme si une double identité devait se maintenir dans le respect des droits du sang et de la foi, car le sang et la foi ne sauraient jamais se diluer et même s'ils le devaient, ils ne sauraient jamais être bus (7b ema dhen ghinete nero, ke an ghinete dhen pinete). Comment départager ce qui ne saurait l'être ? Comme une lumière unique aux mille reflets dans une nuit dont on sait qu'elle connaîtra un jour l'aurore. C'est autour d'une table que la tradition se fait et se défait, de Noël en Noël, de Pâques en Pâques, à travers Carêmes et Quatre-Temps, sans que le riz fumant des uns dépareille jamais celui des autres, que les douceurs frappées, à l'aigle de Byzance rendent moins souveraines celles des autres, que l'agneau rôti au four amoindrisse l'arôme de celui du voisin. Mais autre est le rythme de la table du Latin, autre la blancheur de ses nappes, autre la succession et l'agencement de ses mets. Comme si, depuis Byzance, le petit peuple continuât d'exprimer son dépit face "aux longues et riches tables des Francs" (ton Frangone ta trapezia). Seule consolation pour ce petit peuple grec, le fait de savoir que celles-ci sont réservés aux ecclésiastiques ... Orea ta fardhomanika, alla ta foroun i papadhes ! C'est l'Église qui maintient la tradition par la présence ininterrompue de ses missionnaires — dominicains et franciscains notamment — et par ses structures qui se renouvellent en se répétant à la mort de chaque prélat, qui maintiennent leur rythme inchangé de baptême, de communion et de confirmation, de mariage, d'extrême-onction et d'absoutes finales. Sous l'œil vigilant de Rome où, à chaque génération, se trouve un membre de familles latines d'Orient, comme pour rappeler une unité indivisible, malgré les aléas et les contradictions de l'histoire. Comme si la vie et la mort étaient toujours liées dans l'union inséparable du corps et de l'esprit jusqu'à l'ouverture d'une tombe surmontée d'une Croix, garantie et rappel d'éternité.

LA T R A D I T I O N C H E Z L E S L A T I N S D ' O R I E N T

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Comme s'il n'y avait pas eu de séparation entre l'aspect civil et l'aspect religieux de la vie ; comme si l'homme n'avait jamais cessé de vivre et de se mouvoir en Dieu, le dieu des philosophes grecs de l'antiquité, le seul Dieu unique annoncé par saint Paul et ignoré des grands de l'Aréopage, le Dieu vécu de tous les jours depuis le début du second millénaire et dont nous guetterons les mystère au début de ce troisième.

Comme si la langue latine ne pouvait pas mourir.

Bibliographie

sommaire

Belin, Histoire de la Latinité' de Constantinople,

Paris, 1894.

Coles, The Ottoman Impact on Europe, Londres, Thames & Hudson, 1968; La lutte contre les Turcs, Paris, Flammarion, 1969. Argenti, The Religious

Minorities

of Chios, Londres, Cambridge Univ. Press,

1970. Missir, Liste de mes publications parues entre 1961 et 1971, Bruxelles, 1971. Kitsikis, Histoire de l'Empire ottoman (Que Sais-je ?, n° 2222), Paris, 1985. Cardini, Europa e Islam — Storia di un malinteso, Bari, Laterza, 1999.

L'ENVIRONNEMENT SACRAL D'ORIENT EN ISLAM ACTUEL 1

CHEZ

LES

LATINS

Lorsqu'on vit depuis mille ans en terre d'Islam, on ne peut — même si on appartient ou on se rattache à une civilisation non-islamique — ne pas avoir subi, directement ou indirectement, l'influence environnementale de l'Islam. Certes, il est difficile — si l'on remonte l'histoire des temps jusqu'à atteindre et même à dépasser l'origine des religions monothéistes au travers des millénaires — de distinguer avec précision ce qui caractérise la sacralité de chacune d'elles et en marque, par conséquent, l'environnement humain. Un fait est certain : l'Europe, ou tout ce qu'on appelle aujourd'hui "l'Occident", est caractérisé par ce qu'on appelle la "sécularisation" ou la "laïcisation", c'est-àdire par un environnement désacralisé, indifférent aux symboles, à la signification des choses, au métaphysique, alors que l'Orient — et en particulier l'Islam — sont restés sensibles à tout ce qui peut dépasser — d'une certaine manière — les choses tangibles et qui parvient à lier, ou à relier les hommes entre eux à la fois dans un mouvement horizontal destiné (consciemment ou inconsciemment) à s'étendre sur toute la planète et dans un mouvement vertical ascendant et descendant qui alimente à travers les siècles (auxquels on se réfère constamment et dont l'expérience est présente à chaque moment et dans chaque action de la vie) la réflexion profonde sur la raison d'être de la vie. Issus d'une tradition qui les relie d'une part à la Chrétienté orientale (byzantine, arménienne, syriaque, maronite ou copte), d'autre part à la Chrétienté occidentale indivise (donc antérieure aux aléas politiques qui ont créé, sous leurs différentes formes, le protestantisme, l'anglicanisme et la catholicité romaine transposant en son sein certaines structures temporelles caractéristiques des États de l'Occident), les Latins d'Orient qui se sont trouvés — et qui se trouvent encore — en terre d'Islam, vivent (consciemment ou inconsciemment) dans un environnement sacral qui — malgré leurs protestations d'européanité et leur conviction d'appartenir et de continuer d'appartenir depuis toujours à l'Occident — détermine leur attitude face à plusieurs sinon à toutes les manifestations de la vie. ^Plaquette de 12 pages publiée par l'auteur à Bruxelles en 1876.

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Devra-t-on, comme certains l'ont fait, appeler une telle attitude "superstition" ou, tout simplement "naïveté" et la caractériser de "primitive", de "typique" d'une société "non-industriaiisée", donc "sous-développée" dans toutes les acceptions de cette dernière définition ? Ce serait déjà préjuger de l'évaluation d'une situation avant même de l'avoir décrite et avant même d'avoir essayé d'en connaître les composantes. Une seule chose, peut-être, pourrait être admise d'entrée de jeu (sans que cela comporte de jugement de valeur) : la machinisation de l'homme (quel qu'en soit le niveau : depuis l'ouvrier robotisé des entreprises industrielles jusqu'à l'homme d'État robotisé par l'anxiété de la conquête ou du maintien du pouvoir) est un élément de désacralisation. * *

*

L e sacral, entendu comme la conscience de la présence de Dieu — d'un Dieu ou d'une force divine, d'une force métaphysique, d'une force inconnue mais se situant au-delà de l'habitat humain —, est présent dans toutes les manifestations de la vie du Latin d'Orient. Le contact journalier, depuis des siècles, avec d'autres peuples dont il parle les langues (notamment le grec moderne et le turc, parfois l'arabe, l'arménien, le syriaque ou le persan) dont il épouse parfois la fille chrétienne et dont il connaît les civilisations, les façons de vivre, de penser et de négocier, font de lui en particulier ce que Pierre Rondot a dit de tous les chrétiens d'Orient : "le seul universel". Car, de par ses origines (totales ou partielles, racialement vraies ou souhaitées, héritées ou assumées) un certain rationalisme, c'est-à-dire une certaine manière (d'origine européenne ??) de s'élever critiquement au-dessus de ce qui l'entoure et qui pèse sur lui depuis des siècles, caractérise le Latin d'Orient qui, tout en participant absolument au monde environnant, parvient à s'interroger à son sujet.

L e choix d'une maison est ou peut être le fruit d'un appel, d'une sensation d'appel, lors d'un déménagement. "N'aie pas peur ! Entre ! Achète-la cette maison. Ce sera pour toi une maison de bonheur". Et, quelles que soient les conditions dans lesquelles se trouve cette maison (délabrée, délaissée, crasseuse ou en ruine), elle sera restaurée, embellie, éclairée, agrandie et ceux qui y habiteront seront marqués par le bonheur et la joie. C'est dans cette maison que son propriétaire voudra vivre jusqu'aux derniers jours de sa vie ; dans cette maison il voudra être entouré par la présence (constante ou occasionnelle) de ses enfants. Il en sortira le matin en baisant le symbole de la foi (image ou croix) exposé au vestibule ; il y rentrera le soir en répétant ce

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geste sacré soit par l'apposition directe des lèvres sur le symbole, soit par un mouvement ondulatoire de la main qui, après avoir touché ou effleuré l'image, s'approchera des lèvres et se prolongera, sur la poitrine, dans le signe adoré de la Passion du Seigneur. Et, chemin faisant, de la maison au bureau, du bureau à la maison, il parviendra difficilement à dissimuler, par la retenue des lèvres, la récitation de la prière mariale. Par l'enfant, c'est la bénédiction biblique qui se répète à chaque génération. Comment ne pas être frappé par la contradiction entre cette idée de la bénédiction biblique dépassant et englobant l'homme dans un ensemble métaphysique d'une part, et ce que l'Occident appelle, d'autre part depuis un certain temps, "la paternité (ou maternité) consciente", comme si le fait d'avoir maîtrisé les éléments avait permis à l'homme de maîtriser leur créateur. Certes est modus in rébus : l'homme doit avoir le sens de la mesure (est-ce la même chose que la paternité ou la maternité consciente ?) et ce n'est que dans cette perspective que l'on peut comprendre l'admiration pour les familles latines d'Orient telle que la manifestait, dans une de ses lettres du siècle dernier, un voyageur en Orient, Mgr. de Forbin-Janson, lorsqu'il écrivait qu'il avait vu, autour d'une table, trente à quarante enfants et petits-enfants assis près de l'ancêtre commun, "comme aux premiers âges du monde"... C'est cette idée de la bénédiction, dont le pouvoir dérive de Dieu et se transmet par l'homme — Son fils — à travers toutes les générations jusqu'à la fin des siècles, qui est profondément ancrée dans l'âme de chaque père et à laquelle chaque fils aspire du plus profond de son être. "Prends la bénédiction de tes parents" dit le vieux proverbe grec moderne "et monte sur la montagne", "Efchi ghoniou aghorase ke sto vouno aneva". L'allusion à la simplification de toute difficulté, lorsqu'on a mérité la bénédiction de ses parents, est évidente. La bénédiction des parents aplanit la plus haute montagne. A l'inverse, la malédiction des parents peut créer des montagnes, peut être fatale et peut se répercuter sur plusieurs générations : "jusqu'à la septième génération". Des épisodes comme celui dont parle le biographe (sacrilège ?) d'un écrivain français du XIX e siècle, Maurice de Guérin (qui serait mort car frappé de la malédiction de son père pour ne pas avoir voulu suivre le chemin du sacerdoce auquel son père l'aurait destiné), peuvent être encore courants de nos jours en Orient. (Cf. Wanda Bannour, Eugénie de Guérin ou une chasteté ardente, Paris, Albin Michel, 1983). (Cf. également L. Missir, Appunti familiari, Luxembourg, Euro editor, 1974).

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Mais la bénédiction prime. Et souvent le père, la mère ou l'ancien de la famille invoquent — en guise de reconnaissance — la richesse matérielle sur les enfants ou descendants qui en ont mérité : "Chôma na pianis ke malama na gheni", "Puisses-tu transformer en or la terre que tu auras dans tes mains". Toujours à l'intérieur de la maison — cet endroit sacré réservé à la famille, ce temple dont le père est le prêtre et dont la mère est la gardienne à tout jamais — ce sera les rapports entre l'individu et la divinité qui marqueront non seulement les jours mais aussi les nuits. D'où l'importance des rêves dont l'interprétation, fixée au cours des siècles, se répète — suivant des normes précises — à chaque génération, les plus anciens répétant, aux plus jeunes qui s'apprêtent à leur en demander la signification — "kalo ke evloghimeno nane, panaghia mou !", "O Ste Vierge, fais que ce rêve" (dont j'entendrai la description) soit bon et béni "... D'où l'importance de la Croix qui est comme une garantie contre tout malheur chaque fois qu'on en entend parler (qu'il s'agisse d'une maladie, d'un accident, d'un événement triste ou regrettable) ; la Croix dont on se signe — presque avec ostentation ("kane to stavro sou" dira-t-on en grec si votre interlocuteur ne s'est pas signé en même temps que vous — ou qu'on fait avec la main droite sur la viande ou sur la pâte à gâteau avant de l'envoyer au four). Le sens du péché est vivant ; il est présent à chaque instant de la vie. même s'il s'accompagne de la plus compréhensible des condescendances. Spiritus quidern fortis est. caro autem infirma. N'est-ce pas le rappel de l'Évangile ? N'est-ce pas mieux, après tout, admettre le péché en le rachetant par la constatation de la faiblesse de la chair, plutôt que de l'ignorer et même de prétendre le détruire ? Enseignement partagé par l'Islam dont une fille, entrée par hasard dans une maison latine et frappée par la galanterie du fils de la maison (à peine rentré de la messe et ayant encore son paroissien sous le bras) s'exclame en turc : Kitabi birak, sonra giinaha gir ! Laisse d'abord le livre et après entre dans le péché... La sacralité ne s'exprime pas toujours d'une manière concrète. Elle peut consister tout aussi bien en un "dicere" qu'en un "non dicere" ; elle peut être un "facere" comme un "non facere" ; elle peut sous-entendre un "licet" ou un "non licet". En d'autres mots, certaines choses se disent ou se font ; certaines autres ne se disent ni ne se font. La sacralité dépasse-t-elle le rationnel ? Ou bien a-t-elle un rationnel qui lui est propre ? Le merveilleux respect du fils pour le père — ce fils qui se tait ou qui, quel que soit son âge,

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s'interdit de fumer devant son père — n'est-ce pas une manifestation sacrale ? La prière commune autour d'une table, avant ou après un repas, la bénédiction des mets par le pater familias, n'est-ce pas, aussi, une présence sacrale ? * *

*

11 y a mille autres détails qu'il serait utile de signaler pour mieux cerner la sacralité constante des actes de la vie, du pain qu'il ne faut jamais jeter (le pain reste un aliment sacré par excellence) et qu'il faut ramasser en le baisant si le malheur a voulu qu'il soit tombé par terre, au respect de son propre nom (sans doute un nom que Dieu lui même nous a destiné) et qu'il ne faut jamais jeter au panier sans l'avoir d'abord déchiré, s'il arrive qu'il soit écrit (comme cela arrive si souvent de nos jours) sur une enveloppe ou sur un pli postal... De même, s'il arrive que, sortis de la maison, des morceaux de bois ou de paille s'entrecroisent par hasard sur les routes de campagne en évoquant l'image de la Croix, on se baisse pour les disjoindre afin d'éviter qu'un pied sacrilège ne profane le symbole essentiel de la foi. Le commerce, les ventes et achats seraient-ils à l'abri du sacral ? Plus que partout ailleurs, peut-être, l'Islam semble avoir conditionné cet aspect de la vie. L'idée du "haram" ("l'interdit sacral") et du "helal" ("l'agréable à Dieu") y sont intimement liées, même si — comme chez les Latins d'Orient — on a adopté, dans la vie courante, la langue grecque moderne. La notion sacrale islamique du "haram olsun" (en turc, littéralement : "que cela (te) soit haram" (ou "helal"), c'est-à-dire "Puisse (ce que je t'ai donné) se transformer en un bien sacré (ou en un mal) pour toi") et du "helal olsun" est transposée en grec moderne d'Anatolie (et peut-être même de la Grèce moderne) sous les formes de "charami tou nane" ou de "chalali tou nane" pour exprimer respectivement la malédiction contre quelqu'un qui a vendu une mauvaise marchandise ou la bénédiction au profit de quelqu'un qui a, peut-être, fait payer cher, mais dont la marchandise valait et même dépassait le prix payé. * *

*

Le sens du sacral fait qu'on n'est jamais seul. Il libère de la solitude qu'on ne connaît pas, contrairement à un monde où, malgré la multiplication de ce qu'on appelle les "média audiovisuels" et les possibilités théoriques

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accrues d'inter-communication physique, la solitude la plus noire, la plus désespérante, semble être devenue la règle. Même si on est seul, on vit toujours avec quelqu'un, qu'il s'agisse du souvenir, de l'image, de l'enseignement : un souvenir qu'on bénit, une image qui est toujours présente — en couleurs, en mouvement, comme dans un film — devant les yeux, un enseignement qui dicte une norme à suivre dans chaque manifestation de la vie. C'est vrai qu'il subsiste des craintes, qui sont inexplicables à la raison, mais que le cœur ou l'instinct connaissent ou dont ils sentent l'influence. Elles imposent la règle du non dicere et le grec moderne invitera à la prudence celui dont il semble qu'il peut pécher par des écarts éventuels de langage : "Mi pis meghalo logho", littéralement "ne dis pas un grand mot", plus exactement "Reconnais avec humilité ta nullité et ne te prononce pas sur une question importante avec un jugement qui pourrait se retourner contre toi "... Mais on parle de ceux qui ont disparu comme s'ils étaient toujours là. Avec leurs qualités et leurs défauts ; leurs traits physiques ou moraux dont certains membres vivants de la famille ont hérité. On le voit à la beauté ou à la laideur du visage, à la grandeur ou à la petitesse de la taille, à la forme du nez, des doigts, du dos ou des jambes, à l'analogie de certaines souffrances, decertains goûts et même de certaines attitudes face aux choix alimentaires ou vestimentaires ou dans la qualification élogieuse, méprisante ou indifférente des fonctions vitales de l'organisme humain. Le sacral donne des résonances étranges à chaque geste, à chaque événement et même à chaque parole de la vie humaine. Il a un effet amplificateur comme une voix dont les échos rebondissent interminablement. Les vraies proportions de la vie seraient-elles finalement faussées par ces échos du sacral ? Ou bien l'absence du sacral est à l'origine de la banalisation de phénomènes pourtant éternellement troublants tels que celui de la disparition, de la destruction de la vie, donc de la mort ? Malgré l'espoir de la résurrection, malgré la foi inébranlable dans cette vérité des ancêtres et rappelée par l'enseignement inaltéré de la religion (dans un monde où religion, nation et civilisation se confondent inextricablement), le sens du sacral fait que la mort reste, suivant l'expression biblique "une heure triste et très amère" (hora tristis et amara valde) et que l'on parle d'elle, en grec, non pas comme de "sorella morte" (suivant l'exemple de Saint-François), mais, une fois de plus, de l'heure "noire" de la mort (i mavri ora tou thanatou) ...

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Et si quelqu'un rentre au pays, après une longue période d'exil, et y meurt (quel que soit son âge), c'est parce que "la terre (natale) l'attirait" (to ne travouse i ghi). Comme si la terre ajoutait à l'âme des ancêtres, et à la présence capillaire de Dieu, son âme propre. Au fond, le sacral est inséparable de la vie. Le sacral est comme une atmosphère qui enveloppe et dans laquelle on baigne entièrement presque sans s'en rendre compte ou, si on s'en rend compte, qu'on considère comme un air vivifiant oxygénant l'existence. Uinchallah arabe se transforme, avec la même fréquence et suivant les mêmes règles grammaticales ou syntaxiques qu'en cette langue, dans le "si Dieu veut' français, le "se Dio vuole" italien, le "si Dios quiere" du judéo-espagnol, "l'an theli o Theos" du grec moderne, et on pourra même entendre, à la télévision, un ambassadeur de Grèce, chargé des négociations d'adhésion de son pays avec la Communauté européenne, répondre aux journalistes désireux de s'enquérir sur l'avenir de ces négociations, "Echi o Theos", équivalent grec moderne de l'expression islamique "Allah bûyûk!", "Dieu est grand !"... N'est-ce pas contradictoire de voir, apparemment, dépérir cette "grandeur" de Dieu au fur et à mesure que l'homme atteint la "grandeur" technologique et se veut majeur par rapport à une époque (révolue ?) où Dieu seul pouvait assurer — dit-on — la guérison dans la maladie, la richesse dans la pauvreté, la force dans la faiblesse, la joie dans la tristesse, le bonheur dans le malheur ? Mais, (n'en déplaise à Nietzsche), Dieu et le sacral auront raison d'avoir disparu seulement le jour où l'homme, dans son ambition, ou dans le summum de l'abjection du péché, aura cru avoir détruit la mort.

LA WELTANSCHAUUNG

DU LATIN D'ORIENT1

Weltanschauung : conception du monde, de la vie, de la condition de l'homme, en fonction de Dieu. Le Latin d'Orient vit depuis mille ans, ou a vécu pendant mille ans, «en terre d'Islam», fidèle à sa catholicité romaine et latine (originaire ou acquise), fidèle à son «Europe», à son «européanité», charnelle ou fantastique, sans répondre aux mille séductions directes ou indirectes de l'Islam dont l'acceptation serait «sevap», c'est-à-dire un bien si agréable à Dieu, une «bonne action» ! Quelle est sa conception du monde ? L'Islam ayant sa propre conception du monde, une telle conception s'étant traduite dans la création d'un État théocratique concret et spécifique (auquel les Turcs Seldjoukides d'abord, les Turcs Ottomans ensuite, ont imprimé certains traits particuliers caractérisés par la coexistence possible, sur un même territoire étatique, d'une pluralité d'ordres juridiques en vertu d'une combinaison extraordinaire des deux principes de la territorialité et de la personnalité de la loi), les Latins d'Orient restés sur ce territoire, ou s'y étant établis au cours des siècles, ont eu, comme première préoccupation, celle de se définir par rapport à l'État théocratique islamique lui-même. Si une certaine religion a une certaine conception du monde et si, tout en habitant sur le territoire issu de cette religion, on appartient à une religion qui a une autre conception du monde, comment pourra-t-on se définir pendant des siècles sans renoncer ni au territoire islamique ni à la religion catholique romaine et latine ? Sans compter que sur ce même territoire islamique coexistent d'autres religions non-musulmanes (notamment la byzantine, l'arménienne et la juive) qui ont leurs propres conceptions du monde de la vie et peut-être même de l'homme, religions qui affirment toutes, d'une manière vigoureuse et constante, leur identité, leur différence et leur pérennité face à l'Islam, même si, parfois, elles sont turquisées dans la langue (qu'elles continuent d'écrire cependant avec des caractères grecs byzantins ou arméniens, un peu comme les Juifs séfarades qui écrivent leur espagnol en caractères hébraïques). 1

Rivista di Studi Politici 1988, p. 257-262.

Internazionali

(50121, Firenze, Lungarno del Tempio 40), no. 218,

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Avoir une conception du monde, de la vie et de l'homme en Islam peut aussi varier, relativement, en fonction de l'évolution des temps tout au moins en ce qui concerne cette première préoccupation de la définition du Latin d'Orient par rapport à l'État. Si, à certains départs, l'échange commercial a motivé sa présence paisible sur le territoire islamique, plus tard les Croisade l'ont poussé à contester l'État islamique, à le remplacer par un État à lui, l'État croisé, après la chute duquel il a composé avec les nouveaux maîtres politiques et militaires en s'assurant de nouvelles fonctions, notamment économiques, mais aussi politiques, à l'intérieur du nouvel État islamique, dans la mesure où, d'accord avec ce dernier, il s'est attribué, ou il s'est vu confier (surtout par le drogmanat) la fonction extraordinaire d'intermédiaire obligé, sur place, entre les deux grands ensembles politiques qui, depuis le début du second millénaire, et surtout depuis 1453, date de la chute de Constantinople, ont constitué les deux parties les plus importantes de l'humanité agissante : l'Europe ou la «Chrétienté» d'une part, l'Islam ou l'Empire ottoman d'autre part. Le Latin d'Orient a donc été, pendant des siècles, depuis la disparition des États croisés, l'expression vivante — presque in vitro aimerait-on dire aujourd'hui — (et ce, malgré sa semi-adaptation physique, linguistique, psychologique, alimentaire et parfois même vestimentaire, au milieu ambiant), d'une Europe indivise, d'une Chrétienté politiquement unie où les frontières entre États nationaux étaient encore floues, où, tout au moins en théorie, il y avait un seul pouvoir politique central et suprême, celui de l'Empereur opposé au pouvoir religieux central et suprême du Pape de Rome. Il s'est voulu tel. Il s'est senti tel. La création des États-nations modernes après le Traité de Westphalie et même après la Révolution française, auront sur lui un impact relativement limité, sa définition face à l'Islam, face à l'État musulman découlant non, pas de sa francité, de ses origines provençales, génoises, mitteleuropéennes, napolitaines, catalanes ou anglo-saxonnes, mais de son identité chrétienne, européenne indivise, à tel point que le protestantisme (quelles que soient ses différentes formes) ne sera reconnu en tant que tel par la Porte Ottomane que vers la moitié du siècle dernier. Le Latin d'Orient sera connu, auprès des musulmans, en tant que «Franc» («Frenk» en turc, «Frangos» en grec moderne) et, malgré de subtiles distinctions juridiques permettant de séparer, en droit international chrétien et même en droit international musulman, le «Franc» — sujet d'un des rares États représentés auprès de la Porte et bénéficiant donc d'une position particulière découlant de traités internationaux appelés «Capitulations» — du «Franc» — sujet du Sultan ottoman — ces

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deux «Francs» habitant les deux sur le territoire de l'Empire ottoman, finissent, sociologiquement, par se fondre et se confondre dans un ensemble d'hommes que j'appelle la nation latine d'Orient. Le Franc assumera lui-même, glorieusement, cette dénomination en même temps que celle de «Européen» ou de «Européen de Turquie». Cette nation latine, ou surtout son élite habitant les grandes villes ottomanes, a-t-elle participé, comme toutes les autres nations nonmusulmanes du Proche-Orient, de ce que l'écrivain et académicien de France Louis Bertrand (1866-1941) a appelé, dans un passage célèbre de son livre «Le Mirage oriental» (Paris, Perrin, 1909), «l'âme levantine» ? Dans un chapitre, tout aussi célèbre de son livre intitulé «Regards sur l'Europe intellectuelle» (Paris, Perrin, 1911), un écrivain latin d'Orient de Smyrne, Albert Reggio (1876-?), a répondu par la négative. Dans un monde nationalisé, lai'cisé, désacralisé comme le monde actuel, est-il possible de trouver les formes verbales appropriées pour décrire et faire comprendre la Weltanschauung des Latins d'Orient ? Dans la mesure où nos conceptions, nos valeurs, notre façon de parler et de nous exprimer sont la manifestation contingente de la civilisation telle qu'elle se présente à un certain moment précis de l'histoire et notamment de notre organisation politique, c'est-à-dire de la forme étatique pour laquelle nous avons momentanément opté (aujourd'hui ce qu'on appelle, chez certains, la «démocratie parlementaire pluraliste» et, chez d'autres, la «démocratie populaire socialiste», sans compter les nombreuses formes d'organisation étatique par lesquelles tant le monde occidental que les autres mondes sont passés en 87 ans, c'est-à-dire depuis le début du siècle...), il est difficile de parler de Dieu ou de l'homme, de la vie, du monde, de l'État et de l'Église, de la famille ou des valeurs sans courir le risque de regrettables malentendus. En commençant évidemment par Dieu, le Latin d'Orient est resté fidèle au Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob tel qu'il a été révélé, sur terre, par le Christ, seconde Personne de la Sainte Trinité, à travers la parole des Évangiles et, surtout, à la lumière de l'interprétation vigoureuse des Lettres de Saint Paul. Il est, contrairement à ses frères d'Occident, hanté par le phénomène de la mort, mais il sait, aussi par le témoignage vivant et ininterrompu de ses ancêtres, que la mort est le fruit du péché dont il a été rédimé par le scandale de la Croix. Ce qui fait qu'il continue de prier en disant : «Deus (...) Qui salutem humani generis in ligno Crucis constituisti : ut unde mors oriebatur, inde vita resurgeret» ; et il regrette profondément, s'il lui arrive par exemple de se

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trouver en Belgique, de constater qu'une publication récente des évêques de ce pays, intitulée «Le livre de la foi», ne soit pas construite clairement, fermement, indiscutablement et expressément sur le dogme essentiel de la divinité du Christ lui-même lorsqu'il dit «Ego sum via, veritas et vita. Qui crédit in me, etiam si mortuus fuerit, non morietur in aeternum». D'où sa profonde tristesse face à la nationalisation des formes d'expression de la foi chrétienne qui, quelles que soient les perspectives du troisième millénaire et des composantes humaines de ce dernier, a désormais aboli, pour une partie importante de l'humanité, certains signes tangibles de l'appartenance à une civilisation (la plus importante sinon la plus grande de l'histoire) issue de l'Empire romain d'Occident dont l'Église catholique romaine a été, pendant des siècles, l'héritière par la langue, par le droit, par son organisation. Face à l'État, même s'il continue d'habiter en terre l'Islam ou en terre ex-ottomane (par exemple la Grèce), le Latin d'Orient continuera d'avoir une attitude et une façon de vivre d'aristocrate supranational qui ne le conduiront pas à juger le monde d'une manière verticale, en différenciant le riche du pauvre (catégories nées surtout depuis l'apparition de phénomènes historiques récents tels que la révolution industrielle et exaspérées notament à partir de l'apparition des théories marxistes au cours du siècle dernier), mais plutôt: d'une manière horizontale en vertu de la séparation millénaire entre Islam et: non-Islam («mùslirn» et «gayri-miislim»), la tripartition fondamentale du monde entre «Latins» «Grecs» et «Turcs» (ou, si l'on veut, entre «Judéolatins», «Arméno-grecs» ou «Arméno-slavo-grecs» et «Musulmans»), continuant pratiquement de caractériser, mutatis mutandis, le monde qui lui est plus proche. Certes, le Latin d'Orient pourra même acquérir, maintenir ou faire valoir, en droit, ce qu'on appelle la «naturalisation», c'est-à-dire le lien juridique formel qui le lie au nouvel État ex-ottoman où il continue d'habiter et d'avoir son centre d'intérêt, ou même continuer à y faire valoir, sans pour autant être obligé à quitter un territoire où il habite depuis des siècles, une citoyenneté dite étrangère, c'est-à-dire le liant juridiquement à un État dont le territoire est ailleurs. Mais son identité profonde restera inchangée : il sera toujours, et avant tout, malgré sa sensibilité pour ce qu'on appelle l'Orient, un chrétien latin, un fils de l'Europe indivise, telle qu'un Pape slave, issu d'une nation catholique romaine et, lâchons le mot, «latinisée», d'Europe orientale, peut aujourd'hui la symboliser.

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Le Latin d'Orient, à la veille de l'anniversaire du second centenaire de la Révolution française qui a créé les États-nation modernes (et qui continue de les créer dans différents points du globe terrestre), sera, je crois, plutôt insensible face à cet événement car il sait, après tout, que l'un des siens, dans une célèbre ode politique «à Byzance» a non pas chanté pour l'éternité les beautés périssables d'une «Jeune Tarentine», mais plutôt dénoncé (les) cent nouvelles lois qu'une nuit a fait naître / De juges assassins un tribunal pervers alors que, dans un pays réputé barbare et sans loi, le Sultan, monarque absolu, était quand même limité, dans son pouvoir, par la loi divine. Ecoutons donc le poète : Tes mœurs et ton Coran sur ton sultan farouche / Veillent, le glaive nu, s'il croyait tout pouvoir ; / S'il osait tout braver, et dérober sa bouche / Au frein de l'antique pouvoir. / Voilà donc une digue où la toute-puissance / Voit briser le torrent de ses vastes progrès. / Liberté qui nous fuit, tu ne fuis point Byzance ; / Tu planes sur ses minarets. Arrivé à ce point, nous nous en voudrions de ne pas donner un exemple concret des réflexions que peut faire un Latin d'Orient confronté aux réalités courantes de l'organisation des partis politiques européens. Pour un Latin d'Orient, la dénomination elle-même de «démocratie chrétienne» lui paraît absurde ou tout ou moins inutile si non abusive ou superflue. Réservant en tout cas ses idées quant à ce qu'on appelle la «démocratie» (et surtout quant à la pratique de celle-ci, tellement différente d'un pays à un autre), il s'étonne que l'on puisse attribuer en exclusivité le nom de "chrétien" à un seul parti alors qu'en Europe, d'après sa vision du monde et son histoire nationale, tous les partis devraient être chrétiens... Quelle joie donc, pour le Latin d'Orient, d'avoir constaté, malgré les théories de Jacques Maritain, que les démocrateschrétiens réunis au sein du Parlement Européen se sont groupés, grâce notamment à des remarques des parlementaires grecs allant dans le sens qui précède, non pas sous le titre de «Groupe Démocrate-Chrétien», mais sous celui de «Groupe du PPE», c'est-à-dire du «Parti Populaire Européen». Autre réflexion : comment accepter la différence entre ce qu'on appelle en Belgique les «chrétiens» et ce qu'on appelle les «laïcs» ou les «librespenseurs» ? Si en Belgique une telle différence découle de péripéties internes de l'histoire du XIX e siècle d'un pays européen, pour un Latin d'Orient il ne saurait y avoir de divorce entre l'Église et l'État, chacune des deux Puissances étant souveraine dans le domaine de ses compétences en vertu de l'enseignement évangélique (Rendez à César ce qui est à César et ce qui est à Dieu à Dieu), le chrétien étant appelé non pas à combattre l'Église mais à

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essayer, avec une foi éclairée par la raison, à aider ses gouvernements laïcs et ecclésiastiques à faire la part des choses. Le Latin d'Orient pourrait se définir comme un chrétien inamovible sur les principes, mais souple dans la pratique de la vie courante, se permettant de lire avec esprit critique et modestie n'importe quel livre ou voir n'importe quelle émission télévisée, mais regrettant à jamais la disparition de l'Index librorum fseu teleoraseon) prohibitorum. Ceci quant à l'Église et à l'État, les deux paramètres fondamentaux de la vie publique dont découle, généralement, et dans les grandes lignes, la position que l'homme est appelé à prendre face aux problèmes du monde, aux problèmes de l'heure et aux problèmes de sa vie privée. On ne nous en voudra pas de ne pas poursuivre cette analyse, aussi intéressante soit-elle, et instructive, peut-être, pour notre monde que l'on veut, comme on dit, «pluraliste» et «pluriculturel», le «pluralisme» étant élevé à la dignité de dogme dans l'oubli le plus étonnant de la vieille maxime de la sagesse latine «tôt capita quot sententiae», au risque, donc, de tomber dans l'anarchie la plus totale. Les grands problèmes de l'heure n'appellent-ils pas une prise de position du Latin d'Orient, indépendamment de ce que nous avons déjà dit, ou laissé entendre, par rapport à ses conceptions de l'Église et de l'État ? Qu'il s'agisse des problèmes internes du chômage, du sida, du vieillissement de la population européenne, de la pollution du milieu, de la bioéthique et du droit de la famille, du développement du rôle des media et du défi culturel du XXI e siècle ou du grand problème de la sécurité et de la défense extérieure de l'Europe face à des idéologies non-chrétiennes (ou en tout cas subversives de 2000 ans d'histoire), de tradition, de droit et de formes de vie européens ? Ou, surtout, face à l'absence d'un vrai État européen qui, à partir de l'héritage commun de toutes les composantes humaines du continent européen (quelle que soit leur appellation : nations, ethnies, peuples, communautés culturelles, «minorités» par rapport à des «majorités» ambiantes) pourra seul nous permettre de survivre notamment lorsque, dans trente ans, les pays européens de la Méditerranée du Nord seront passés des 170 millions d'habitants actuels à 130 millions, alors que les pays de la Méditerranée du Sud seront passés, eux, des quelque 170 millions d'habitants actuels à plus d'un demi-milliard ? (Cf. René Lejeune, Robert Schuman, Une Âme pour l'Europe, Paris, Ed. St.-Paul, 1986, p. 187.

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Ce n'est pas un poète, mais un ministre latin d'Orient, M. Édouard Balladur, cette fois, exerçant depuis un peu plus d'un an de très hautes responsabilités dans un État membre de la Communauté européenne, qui nous donnera la réponse, ou tout au moins un début de réponse (cf. Le Monde du vendredi 15 mai 1987, p. 6 sous «Propos et débats») : «Il faut toujours se définir par rapport à soi-même et non par rapport à autrui». Le Latin d'Orient exprimera sa Weltansanchauung en fonction de son propre passé, en fonction de sa propre histoire.

L'EUROPE : UN EXIL MYTHIQUE CHEZ LES ORIENTAUX (NOTAMMENT LATINS) 1

On me permettra de ne pas définir l'Europe ; tout au moins pour l'instant, ne fût-ce que pour les besoins de la cause, c'est-à-dire pour les besoins du contenu que j'entends donner au titre que je viens de choisir. Par contre, j'essaierai de définir l'exil, le mythe et les "Orientaux" (en général, et notamment "latins"). Le Petit Larousse (éditions 1962 et 1977 en ma possession) donne de l'exil une définition qui, en tout cas, me paraît trop restrictive, sinon inadéquate, par rapport à ce que moi-même j'entends par ce mot : Expulsion de quelqu'un hors de sa patrie: Victor Hugo passa dix-huit ans en exil. Par ext. Obligation de vivre éloigné d'un lieu, d'une personne qu'on regrette. — Lieu où réside l'exilé. Exiler serait "bannir quelqu'un de sa patrie" et, par ext., "éloigner d'un lieu", tandis que l'exilé serait, naturellement, la "personne condamnée à l'exil, ou qui vit dans l'exil". Le dictionnaire italien Palazzi donne pratiquement la même définition : Esilio = allontanamento volontario o forzato dalla patria — condizione di esule, e luogo dell' esilio : Ovidio scrisse dal suo esilio elegie tristissime. — T. eccl. Il mondo, la vita terrena. Le terme allemand "Verbannung" va jusqu'à maintenir même phonétiquement l'idée du "bannissement" implicite dans les deux définitions (la française et l'italienne) précitées. Je m'en voudrais de continuer sur la même lancée étymologique ..., mais il me faut, au moins, s'agissant d'"Orient" (ou d'Orientaux), consulter un dictionnaire grec moderne, comme le bilingue grec-italien et italien-grec de Brighenti, où je trouve "esilio = èÇopia et (evireLa - soggiorno in paese straniero, estero".

1 Acta Orientalia Bélgica, Bruxelles, Louvain-la-Neuve, Leuven (Société Belge d'Etudes Orientales) XI, 1998, p. 72-75.

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Quant au mythe, je retiendrai la "chose fabuleuse ou rare" du Petit Larousse et "la cosa che si dice esistere ma che nessuno conosce" du dictionnaire italien Palazzi. Quant à la définition d'Orient et d'Oriental, il est bien difficile de trouver, dans les dictionnaires courants, des définitions autres que celles qui se réfèrent au lien existant entre la terre et le soleil qui se lève (sol oriens) derrière elle... d'une part, et les habitants de cette terre, d'autre part. Comment seraient-ils donc ces hommes, habitant une terre derrière laquelle se lève le soleil et qui se trouveraient contraints (volontairement ou de force) à vivre un éloignement mythique (imaginaire, sinon inexistant, faux ou inconnu)? Et un éloignement de quoi ?? J'ai dit "L'Europe : un exil mythique chez les Orientaux (notamment latins)". La longue série des "voyages en Orient" d'Européens qui, tout au moins depuis les Croisades, ont pris le chemin de l'Orient (européen ou euroméditerranéen), a produit une littérature sur laquelle vient de se greffer toute une polémique notamment par le "philosophe" chrétien palestinien, enseignant en Amérique, Edward Saïd, qui a cru pouvoir conclure (peut-être un peu trop hâtivement) que l'Orient (tel qu'il est actuellement connu en Occident) a été 'créé' par les Occidentaux. En d'autres mots, les voyageurs en Orient et leurs descriptions de l'Orient (méditerranéen et proche-oriental) auraient donné une image fausse de la réalité locale dans la mesure où elle aurait été le fruit d'idées et de façons de voir préconçues des voyageurs en question. Donc il aurait existé des Européens qui, sans être exilés, auraient appliqué, à l'Orient visité, une vision utopique (mythique) de la réalité orientale, la seule réalité 'réelle', si l'on peut dire, étant celle que le professeur Saïd serait (éventuellement) en mesure de décrire, même rétroactivement. Y aurait-il — et, dans ce cas, avec plus de vraisemblance — une "contre-utopie" consistant à faire des Orientaux (ou tout au moins de certains d'entre eux) des "exilés" d'une Europe mythique, soit qu'elle ait été la patrie de certains ancêtres d'il y a mille ans, soit qu'elle se présente, aux yeux et à l'esprit d'Orientaux européanisés, comme un mythe lointain et proche, réelle et irréelle à la fois, mais indispensable à atteindre afin d'assurer la réalisation d'un bonheur recherché comme tel depuis toujours, de génération en génération ?

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Devrais-je parler de la fascination de l'Europe, je ne dirais pas de ce continent, de ses peuples, de son peuple, de ses terres, de ses façons de vivre et d'être, d'agir et de penser, mais plutôt de ce mot qui recouvre une espèce de paradis terrestre, des libertés, de l'épanouissement de l'homme, de la rencontre sans arrière-pensées nécessaires de l'homme et de la femme, d'un bien-être généralisé depuis les neiges ou les brumes de la Scandinavie au soleil d'Espagne, de Portugal ou de Sicile ? Aurait-on oublié Y Ex Oriente Lux dont même les Orientaux (et surtout eux) sont conscients, quel que soit leur sentiment de déférence vers un Occident dont le développement économique (présent ou passé) a produit un "déphasement" par rapport à leur Orient dont les valeurs morales et de civilisation restent, pourtant, à leurs yeux, imbattables ? Il y a, naturellement (et voilà donc la raison de mon refus de procéder à une définition de l'Europe dès le début de ce texte), un lien entre l'Europe et sa "latinité", entendu dans le sens de fusion, dans le creuset unique du Christianisme, des deux traditions linguistiques et génétiques (et culturelles) des Celto-Germains (où j'insère les Anglo-Saxons) d'une part, et des Latins d'autre part. Le tout sous l'emprise d'un chef spirituel "primat" (le pape de Rome) et d'un chef politique "primat" (originaire) (l'empereur), opposés (les deux) à un chef spirituel chrétien (mais oriental) (le patriarche de Constantinople) et à un chef politique non-chrétien, le Sultan de Constantinople (et ses successeurs actuels). Il y a toute une question sous-jacente de "primautés" et de "originalités" qui conditionnent la vie de deux mondes, le monde européen (ou européanisé) et le monde non-européen (quelle que soit, peut-être, l'incidence que la terre peut avoir sur l'homme qui y vit). Il y a, aussi, le rôle agrandissant des distances, ce qui — uni à la persistance de l'histoire, je dirais mieux à la quotidienneté de l'histoire qui fait du passé le présent et du présent le passé — donne à toute vision, à tout événement, à toute expression de la vie, une dimension illimitée, une dimension inégale. Déjà pour l'Oriental non-musulman, l'Europe (chrétienne par définition), est un mythe, est une vision de refuge qui transforme la terre où il vit (depuis des millénaires) en une terre schizophrénique d'exil.

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Pour l'Oriental européanisé ou pour l'Européen orientalisé (récemment ou depuis des siècles), l'Europe (chrétienne) est encore plus une terre qu'on veut atteindre, un mythe qu'on voudrait toucher, comme un talisman qui vous transformerait en vous libérant de vos préoccupations humaines. Comme si l'Europe était un dieu. Les tragédies du XX e siècle européen seraient-elles l'explication de la crise de l'eurocentrisme chez les Européens d'Europe eux-mêmes, tragédies qui n'auraient en rien affecté la confiance des Européens orientaux et des Orientaux européanisés en l'éternité du (mythe ?) eurocentrique de cette "petite excroissance de l'Asie" ? Confiance d'hommes sachant que tout siècle a eu ses malheurs et ses malédictions et que toute civilisation porte une part de responsabilité dans ces malheurs et ces malédictions qu'elles qu'en soient les motivations profondes ? Un exil d'accord ; un exil de l'Europe d'accord. Mais rien de pire qu'un exil dont on sait, peut-être, qu'il se transmettra toujours aux générations futures dans la mesure où l'homme cherche (dirais-je dans l'aliénation, dans l'éloignement ou le dépaysement ?) à contrer ses difficultés inhérentes à sa nature humaine dans la trajectoire (peut-être inexplicable aux yeux de certains, mais pourtant réelle pour tous) de la malédiction biblique. Exil qui reste mythique puisque la raison nous apprend que tout pays peut être (ou devenir) l'Europe, ou s'approcher de celle-ci pourvu qu'on le veuille et qu'on s'y mette.

LA DIMENSION DU CIEL CHEZ LES LATINS D'ORIENT1

Je riais (dans ma barbe) en réfléchissant à ce titre, après l'avoir proposé, et vu accepter, par ceux qui ont organisé les Journées des Orientalistes belges de cette année. Est-ce que le ciel a une dimension et, si il l'a, n'est-elle pas infinie pour tous, Latins et non-Latins ? Pourtant l'infini est-ce la seule dimension possible des choses ? Ou bien, même si elle ne l'était pas, ne contiendrait-elle pas toutes les autres dimensions possibles, celle du temps, par exemple, ou celle des valeurs et, — pourquoi pas — celle des couleurs, ou des formes ? ... A moins que l'on veuille me rappeler à l'ordre en me disant qu'après tout il n'y a que trois dimensions : la hauteur, la largeur et la profondeur ! Mais est-ce que le ciel est susceptible de dimension ? D'où la nécessité de résoudre, d'abord, un problème de base : celui de la possibilité ou impossibilité de parler de dimension (quelle qu'elle soit) en matière de ciel. Eh bien, non. Si j'ai opté pour la possibilité de parler de dimension par rapport au ciel — notamment chez les Latins d'Orient (c'est-à-dire chez les catholiques romains ou les protestants d'origine européenne, ou européanisés, mais vivant depuis des siècles en Méditerranée orientale et notamment sur les bords de la mer Egée) — c'est que cette possibilité existe et qu'il est instructif et, peut-être même agréable, d'en parler. Amin Maalouf en aurait-il parlé dans ses Echelles du Levant à peine parues ou Pierre Demeuse dans ses précédentes Échelles ? Je n'en sais rien ; je n'ai pas encore eu le temps de le vérifier. Mais je parlerai de mon ciel et de mes Échelles en me bornant, probablement, comme paramètre invisible, au ciel de l'Ionie. Le ciel n'a de l'importance que dans la mesure où il s'insère dans la vie de l'homme. N'est-ce, pas, du reste, sur ces côtes de l'Ionie que s'exprima, pour la première fois, une des composantes premières de notre civilisation ' Acta Orientalia Belgica, Bruxelle, Louvain-la-Neuve, Leuven (Société Belge d'Etudes Orientales) XII, 1999, p. 105-109.

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occidentale et européenne faisant précisément de l'homme "la mesure de toutes les choses" (âvdpùJTTOç TÎOV navran> fiérpoi/), et même "le roi de toutes les choses" (âudpuTroç TÙJU TRÂVTA>i> (iamXevç) ? D'où l'impact, sur l'homme, de la création en vertu de laquelle "in principio creavit Deus coelum et terram" "Au commencement Dieu créa le ciel et la terre", création telle que la décrit l'auteur inspiré de la Bible dont le début est peut-être le plus bel hymne qui ait été composé et chanté à la gloire du créateur. Dixitque quoque Deus : Fiat firmamentum in medio aquarum ; et dividat aquas ab aquis. Et fecit Deus firmamentum divisitque aquas, quae erant sub firmamento, ab his quae erant super firmamentum. Et factum est ita. Vocavitque Deus firmamentum Caelum : et factum est vespere, et mane, die s secundus. "Dieu dit : Qu'il y ait une étendue entre les eaux et qu'elle sépare les eaux d'avec les eaux. Et Dieu fit l'étendue, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de l'étendue d'avec les eaux qui sont au dessus. Et cela fut ainsi. Dieu appela l'étendue Ciel. Et il y eut un soir et il y eut un matin ; ce fut le second jour".

On voit ainsi qu'un lien s'établit — à travers le ciel — entre l'homme et Dieu, ce Dieu qui a donné lui même au ciel son nom de 'ciel' (Vocavitque Deus firmamentum 'Caelum ') et cet homme qui couronne la création car c'est au sixième jour que Dieu le crée "à Son image et selon Sa ressemblance" (ad imaginem et similitudinem suam) et II lui impose, entre autres, de "présider aux oiseaux du ciel" (et praesit volatilibus caeli). N'y a-t-il pas là, déjà — c'est-à-dire en ce i i e n ' — cette dimension fondamentale, particulièrement ressentie par les Latins d'Orient vivant en Ionie, que j'ai appelée, il y a quelques années, le sens persistant du 'sacral' chez les Latins d'Orient, un sacral différent (et peut-être complémentaire) du sacré dans la mesure où le sacre' témoigne de la chose en soi et le sacral de la chose en nous ? Y aurait-il quelque mal à traverser les millénaires, depuis la création, pour rejoindre l'histoire disons 'récente', qui, vers la fin de l'Empire romain et au début de l'ère politique chrétienne, fit — encore une fois — du ciel le lieu de prédilection de l'annonce de la victoire de la foi en faisant apparaître, audessous du signe de la Croix, la fameuse promesse adressée à Constantin In hoc signo vinces "C'est au Nom de la Croix que tu vaincras" ? Quel rappel d'événements majeurs d'autant plus troublants que leur réalité semble escamotée sinon totalement oubliée aujourd'hui.

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Pourtant serait-il possible d'accuser d'oubli ceux qui, seuls ou en groupe, continuent tous les jours à s'adresser à Dieu en Le priant en tant qu'Etre transcendant habitant 'les cieux' (au pluriel) ? Cette prière (s'ajoutant à la Genèse que les Latins d'Orient ont chantée, ou entendu chanter en latin lors des 'prophéties' du samedi saint pendant des siècles, et s'ajoutant au Signe de la Croix tel que manifesté au premier empereur chrétien dont surtout la grécophonie a gardé toujours intact le souvenir), produit chez les Latins d'Orient une telle répercussion que seuls l'héritage et la possession simultanée de plusieurs langues, de plusieurs cultures et de plusieurs civilisations peuvent expliquer. Entre le "Pater noster qui es in coelis", le "Pater imon o en tis ouranis", le "Notre Père qui êtes au cieux", le "Padre nostro che sei nei cieli", et l'"Our Father who art in heaven", ou même le "Gôklerdeki pederimiz" (deux seuls mots, en une langue orientale, pour en exprimer six en langues occidentales), il n'y a pas, chez les suppliants Latins d'Orient, la sensation d'une alternance ou de superposition de langues, en somme d'une traduction, mais l'expression d'une seule et unique prière dont les différences linguistiques s'estompent totalement dans l'élan simultané de l'adresse à Celui qui reste Père (Pater en latin et en grec, Père en français, Padre en italien, Father en anglais et Peder en turc élégant) et qui nous écoute du haut des coeli et ourani (au pluriel) en latin et en grec, des 'cieux' et des 'cieli' (au pluriel en français et en italien), du 'heaven' (au singulier en anglais) et des 'gôkler' (pluriel en turc). La religion et la langue — les langues — seraient-elles les seuls éléments déterminants dans l'attitude des Latins d'Orient face au ciel ? Où est donc la géographie, où sont-ils la géographie et l'histoire, et l'art et la poésie, en un mot la vie telle que le ciel peut l'avoir conditionnée au cours des siècles, surtout lorsque, comme tous les Orientaux, et les Latins en particulier, on porte en soi le souvenir et on le vit quotidiennement ? Depuis Hérodote d'Halicarnasse, le ciel de l'Ionie est le plus beau du monde. Il n'aura pas fallu attendre jusqu'à ce XX e siècle pour qu'Anna de Noailles chante, en des termes inattendus, "La beauté du ciel turc, des cyprès, des murailles, (que) Nul ne peut (P)enfermer (Alors que) le bel univers se répand et tressaille Dans des regards pâmés"'.

1Les Eblouissements, Paris 1907, p. 35.

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VIE

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OTTOMAN

Ce ciel connaît rarement les nuages dont on ne craint pas l'apparition, tellement elle est passagère. Et si elle devait persister elle créerait une atmosphère de tristesse dont seule la langue grecque moderne sait définir l'ampleur et le poids : la synnephia (un ensemble de nuages se concentrant notamment sur les deux collines pointues, au sud du golfe de Smyrne, que l'on appelle "les deux frères"). Ce ciel est d'un bleu intense, mais transparent, pendant le jour qui se termine par des couleurs de soleil rouge-feu avant de briller la nuit avec une infinité d'étoiles argentées. Quelle triade merveilleuse que cet ensemble de ciel, du soleil et des étoiles d'Asie Mineure qu'un poète italien du siècle dernier, Giuseppe Regaldi, par exemple, évoquait dans ses Tramonti di Smirne où il voyait Homère vaguant dans sa ville natale en déclamant l'épopée troyenne : A quest' ora suprema de' carmi Ramingando ispiravasi Omero E agitava nel forte pensiero Della Grecia le antiche virtù' 1 .

Et quelle persistance de ciel, soleil et étoile, dans l'une des plus belles expressions de l'art poétique byzantin et grec moderne telles que les chansons que les vieux Latins de Smyrne connaissent encore en cette fin du XX e siècle, Samuel Baud-Bovy en a donné quelques exemples dans son gros volume consacré plus particulièrement à La chanson populaire grecque du 2 Dodécanèse . Naturellement qui dit chanson populaire dit aussi amour, dit aussi préoccupations matérielles et c'est ainsi que l'amoureux chante Os astra echi o ouranos ti nichta xaplomena Tose s voles s'anezito pouli mou tin imera "Autant il y a d'étoiles au ciel répandues pendant la nuit autant de fois j e te cherche, mon oiseau, pendant le jour"

'Barbicra, lpoeti italiani del secolo XIX, Milan 1916, p. 656. Paris 1936.

2

LA

DIMENSION

DU

CIEL

47

ou, aussi, Os astra echi o ouranos tos aspra to bunghi sou Tosa psila pokamisa na liosi to kormi sou "Autant il y a d'étoiles au ciel, qu'il y ait des livres d'or dans ta sacoche Autant de chemises fines puisse user ton corps"

(j'ai dû corriger la traduction française donnée dans ce dernier cas par l'éminent grécisant suisse). Chansons ou poésies : devrait-on parcourir cet admirable recueil de l'Europe des poètes que la si regrettée baronne Elisabeth de Zagon de Szentkeresty (f mars 1996) a publié à Paris, en 1980, grâce à l'initiative de la Fondation Européenne de la Culture (Amsterdam), pour revivre ce que les Latins d'Orient vivent avec Shelley (1792-1822), qui chante Heaven smiles, and faiths and empires Like wrecks of a dissolving dream

gleam,

"L'azur (qui) sourit ; brillent la foi et les empires, Derniers feux d'un soleil qui va s'évanouir"

ou avec Baudelaire (1821-1867) qui, dans ses Phares, évoque une vie (qui) afflue et s'agite sans cesse, comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer,

en passant par Victor Hugo (1802-1885) qui, "En plantant le chêne des ÉtatsUnis d'Europe", reparle des cieux et de l'océan car Il s'agit de construire un chêne aux bras sans nombre, Un grand chêne qui puisse avec son grand tronc noueux De la nuit dans la terre et qui force cette ombre A s'épanouir dans les cieux ! ... un chêne altier, auguste, et par tous conspiré, L'homme y mettant son souffle et l'océan sa rive, Et l'astre son rayon sacré !...

ou par Cavafy (dont je retraduis certains vers) Pourquoi avons-nous brisé leurs statues, Pourquoi les avons-nous chassés de leurs temples, Les dieux ne sont nullement morts pour cela.

48

V I E L A T I N E DE L ' E M P I R E

OTTOMAN

O terre d'Ionie c'est toi qu'ils chérissent encore et, lorsque sur toi se lève le matin des mois d'août un frisson de leur vie passe à travers ton ciel. Et parfois l'ombre éthérée d'un éphèbe, Indécise, rapide, Effleure tes collines.

Seraient-ce ces dieux qui se seraient vengés des péchés des hommes lorsqu'en septembre 1922 ils embrasèrent le ciel de Smyrne, comme si — pour réintroduire la vie — il fallait nécessairement passer par la mort ? Éternel avertissement de Lucrèce (98-55 av. J.-C.) pour qui Haud igitur poenitus pereunt quaecumque videntur Quando aliud ex alio reflcit natura, nec ullam Rem gigni patitur nisi morte adiuta aliéna. "Rien ne périt malgré les apparences puisque tout se transforme et que toute naissance en ce monde a besoin du secours de la mort"1.

Le dernier mot, un mot d'espérance, sortira — enfin et toujours — de la bouche du Christ, un mot qui (comme par nécessité) ne manquera pas (une fois de plus) d'évoquer le ciel, malgré le rappel (contre Lucrèce) de la fin du monde (bizarrement présent dans les trois premiers évangélistes et pas dans St. J e a n ) : Caelum

et terra transibunt,

verba autem mea non proeteribunt

ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas".

^ De rerum natura I 262-264.

"Le

L'ÉDUCATION DE L'ENFANT CHEZ LES D'ORIENT À SMYRNE AU XIXe SIÈCLE1

Rappel des données

LATINS

actuelles

D'après les statistiques d'Oriente Cattolico (Cité du Vatican, 1974) 2 , il existe actuellement à Smyrne (en turc «Îzmir», en flamand «Smyrna»), environ 3.000 catholiques romains dits «Latins» ou, plus précisément, «Latins d'Orient» 3 . Aux yeux du droit canon de l'Église catholique romaine ces Latins font partie de l'archidiocèse de Smyrne (Archidioecesis Smyrnensis) et, aux yeux du droit international public, ces Latins se répartissent en citoyens turcs (env. 30%), citoyens italiens (env. 30%), citoyens français (env. 10%) et en citoyens de diverses autres nationalités dont, notamment, l'anglaise, la néerlandaise, la grecque, l'autrichienne, la belge, etc. (soit 30% restants) 4 . ^L'enfant dans les civilisations orientales (Ed. Peeters, P.B. 41, B-3000 Leuven) 1980, p. 169184. Cf. mon compte rendu de cet ouvrage in Rome et les Eglises d'Orient vues par un Latin d'Orient (p. 151-154), que j'ai publié en 1976 à Paris auprès de La Pensée Universelle. 3 Sur l'expression «Latins d'Orient» (ou «Levantins stricto sensu») cf., outre mon livre cité à la note 2, ma communication au Premier Congrès International d'études sur la Turquie préottomane et ottomane, publiée dans les Actes de ce Congrès (Studi preottomani e ottomani stituto Orientale, Naples, 1976), et intitulée Una fonte ignorata della storia ottomana. la geneologia delle famiglie levantine e in particolare dragomannali. Il n'existe presque pas de source officielle (turque ou étrangère) permettant de chiffrer, avec exactitude, le nombre des Latins d'Orient résidant à Smyrne en 1978. Même le chiffre global mentionné par Oriente Cattolico en 1974 (2.850, cf. p. 460) pose des problèmes. En effet ce chiffre se réfère-t-il uniquement aux «catholiques» établis à Smyrne (donc aux Latins d'Orient proprement dits), ou bien comprend-il aussi les catholiques romains «de passage» à Smyrne, tels que, par exemple, les familles des catholiques américains de la Sixth Allied Tactical Airforce (NATO), stationnée à Smyrne ? Sur le témoignage de l'ancien archevêque latin de Smyrne, Mgr. Descuffi, je puis affirmer, en tout cas, que le nombre des Latins d'Orient de Smyrne s'est stabilisé, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, autour des 2000 unités. Les sources nationales étrangères (statistiques consulaires notamment) ne sont pas toujours accessibles. Les rapports annuels que le Consulat d'Italie adresse à son ministère des affaires étrangères (cf., entre autres, ma communication au Convegno internazionale di studi sulla vocazione europea della Turchia, Venise 1973, en cours de publication auprès de la Fondazione Cini) permettent d'affirmer que le nombre d'Italiens inscrits aux registres «des nationaux» du Consulat (donc, en grande partie, des Latins d'Orient de nationalité italienne) oscille, depuis quelques années, entre 700 et 1000 unités. Quant aux nationaux français, des déclarations récentes du Consul général de France à la presse turque de Smyrne (Yeni Asir, 4.3.1978) faisaient état de 200 unités. J'ignore, enfin, les statistiques des Consulats généraux de Grèce et de la République Fédérale d'Allemagne, du Consulat de Belgique, des Consulats (honoraires) d'Autriche, de Grande Bretagne et des Pays-Bas, de même que les statistiques (éventuelles) du Consulat général des États-Unis d'Amérique. Quant aux sources turques, d'après la publication n° 508 de l'Office Statistique de Turquie, intitulée Population Census ofTurkey: 24 October 1965, 1%, Sample Results, Ankara 1966, p. 77, il y avait à Smyrne, en 1965, 4.782 «catholiques» (dont les nationalités ne sont toutefois pas indiquées).

50

VIE

LATINE

DE

L'EMPIRE

OTTOMAN

Ces Latins constituent respectivement ce qu'on appelle aujourd'hui les «collectivités nationales» italienne, française, anglaise, néerlandaise, grecque, autrichienne, belge, etc. de la ville de Smyrne, ce qu'on appelait, il y a quelques années, les «colonies étrangères» de la ville de Smyrne et ce qu'on appela, sous l'Empire ottoman, d'une part la «nation latine ottomane» 1 de Smyrne et/ou de l'Empire (vulgairement les «catholiques latins rayas» ou «Latin rayasi») et, d'autre part, les «nations étrangères» de Smyrne et/ou de l'Empire. Plutôt en harmonie avec le droit canon unificateur de l'Église catholique romaine qu'avec le droit ségrégateur international public, les Latins de Smyrne ont un dénominateur commun non seulement religieux, mais aussi racial (une généalogie souvent commune), culturel (appartenance simultanée à plusieurs cultures qui leur sont communes, polyglossie et cosmopolitisme) et surtout historique, leurs familles ayant joué, au cours des siècles, ainsi que l'a relevé Toynbee, dans sa Study of History, un rôle analogue à celui des Phanariotes de Constanti nople 2 . Pour ce qui est de leur éducation primaire (cinq années outre le jardin d'enfants), les Latins de Smyrne, s'ils bénéficient d'une nationalité étrangère, n'ont le choix qu'entre la seule école étrangère disponible sur place, dite « Scuola Mista Elementare Italiana » (tenue par les Sœurs de l'Immaculée Conception d'Ivrée 3 , mais financée notamment par VAssociazione Nazionale Missionari Italiani, Rome) 4 , et l'école primaire de l'État turc, dite «llk Okul». En effet, si la législation de la République de Turquie n'apporte pas d'entraves à la fréquentation des écoles primaires turques par des étrangers (quelle que soit leur appartenance religieuse), elle subordonne le droit d'accès ' Il n'existe pas d'étude d'ensemble sur les «nations étrangères» établies sur le territoire ottoman. Il faut se référer, pour l'instant, aux Capitulations (ou aux études concernant les Capitulations) respectives. Il n'existe pas, non plus, d'étude d'ensemble sur la «nation latine ottomane» dont certains semblent contester l'existence en tant que telle en affirmant qu'il n'y a pas eu une seule nation latine ottomane, mais plusieurs (par ex. la nation latine ottomane de Scio, celle de Galata, etc.) en fonction des Capitulations (ou autres actes constitutifs) respectifs. Sans doute il y a eu pluralité d'actes constitutifs en fonction de la date de soumission de ces nations à l'autorité ottomane (par ex. 1453 pour Galata, 1566 pour Scio, etc.), mais les principes de droit islamique et/ou ottoman qui inspirèrent tous ces actes (au contenu plus ou moins similaire) permettent de parler d'une seule nation latine ottomane relevant du Pape de Rome (d'où son statut composite sinon hybride aux yeux de la législation ottomane), de la même façon qu'on parle de la «nation roum» (grecque ou plutôt orthodoxe en général) et de la «nation arménienne» (comprenant tous les chrétiens non-catholiques-romains et non-orthodoxes) ottomanes. 2 Cf. A. J. Toynbee (trad. it.), Le civiltà nella storia, Ed. Einaudi, Turin 1950, p. 180 à 191. 3 C f . Francesco da Scandiano, Le RR Suore dell'Immacolata Concezione d'Ivrea a Smirne (1887 1937), Parma, Ed. Fr. Francesco 1937. 4 A.N.M.I. (Associazione Nazionale per Soccorrere i Missionari Italiani), Numero unico. Luglio 1955, Roma, Via Cavour 256.

L ' É D U C A T I O N

DE

L ' E N F A N T

51

aux écoles primaires étrangères à la possession pacifique d'une citoyenneté étrangère, quelle qu'elle soit 1 . Pour ce qui est de leur éducation secondaire, les enfants des Latins de Smyrne, quelle que soit leur citoyenneté (étrangère ou turque) ont la faculté de choisir entre l'école moyenne turque («Orta Okul»), correspondant aux trois premières années d'humanités belges, la seule école moyenne française (pour garçons) disponible sur place (le « Collège français Saint-Joseph » dirigé par l'Institut des Frères des Écoles Chrétiennes) (trois ans) 2 et le Lycée américain (pour filles) (six ans) 3 . En effet, la législation turque, une fois assurée l'éducation nationale primaire turque des enfants de nationalité turque, laisse libre les familles (turques ou étrangères) d'inscrire leurs enfants aux écoles secondaires (moyennes et Lycées, «lise» en turc) et universitaires de leur choix. Pour leurs études dépassant le stade des trois premières années d'humanités, les Latins de Smyrne peuvent soit opter pour le Lycée turc, à Smyrne même, soit envoyer leurs enfants auprès d'un des nombreux Lycées étrangers existant encore à Istanbul, tels que les différents collèges français des Frères des Écoles Chrétiennes ou des Pères Lazaristes et des Filles de la Charité de Saint Vincent de Paul, le Lycée italien et les écoles moyennes tenus par les Sœurs d'Ivrée, les Lycées autrichiens pour filles et garçons tenus respectivement par les Lazaristes et les Filles de la Charité de Graz, la Deutsche Hochschule, les High Schools anglaises et l'American College for Girls 4 . Il n'existe pas d'université étrangère en Turquie, la seule institution de niveau universitaire ayant existé depuis la création de la République de Turquie (1923) — le Robert College américain d'Istanbul — ayant été nationalisée au 'Cf., entre autres, la loi sur les écoles privées (Ôzel Ogretim Kurumlari Kanunu) du 18 juin 1965 (J.O. turc n° 12.026), l'étude du prof. G. A. Ôkçiin sur La liberté d'enseignement des étrangers en Turquie in Revue de la Faculté des Sciences Politiques, T. XV, n° 2, Ankara 1959 ainsi que N. Polvan, Turkiyede Yabanci Ogretim (L'enseignement étranger en Turquie), Istanbul 1952). 2

Sur la fondation de cet Institut, cf. G. Rigault, Histoire générale de l'Institut des Frères des Ecoles Chrétiennes, Tome VI, Paris, Pion 1948. pcn

Swmur l*Yrh*n Tofgbout Tango Difiinanl

A P, M. BOURSE DE LA CONSTITUTION P fico. Distance 3800 mitres 1 Four cî»e*»93 ar*b«t Inscription L.T.13)8 1. M. Et. de Porta Ji**io*m 2. Si, A. Aliotil D«o4y S. M, B, Rrocaco Sutrsp 4. Toitttaefei Battra Ttbtfe Un train quittera

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1. Hosui Bey ï . Hasnì Bey M. Cb. Mkzan 4, Edotti) Sabii Bev 5. ûiner LttUS Effendi

iiatrtaih Ferhan Telra'k Torghosl K«rhsn

S P. M. COURSE OE CONSOLATION P. 1000. Distance 160g mètres Pour c!i«vanx hatlus, ImcripHoa L. T. ï 6.30 P- M. COURSE OC s AMATEURS P- &00, Distance joàô mèirts I. 3. a. 4. 5. (S.

M, ChvMirzsn Tâ Touîbschi G bu' YouzbaeW Hissarf Taliain SsgliM, E. KrœraeiCotizli M. Cb. U n u Te Irak Barsoi Bey Homuî 6 P. M. COURSE D'OBSTACLES P. 5oo. Distance Sooo mètres avec 7 obstacles.

1, Untai Bejr 3. Semsi Efendi 3. KS«ttJ>Souteymt« Efendi 4. M. A. ZiBieòpoute ItAS'I^S«»«» 5. M. P«r. Chriiloi» dé fa Pointe à Ê.1B F,

P A R I S M U T U E U 8 , : "1 ; -• • Il III

Ojmnir EânU Kaxll Laiif Sttetp Perciwti M,

M U S I Q U E *

Programme des Courses de chevaux de Paradisso (Çirinyer, Izmir), le dimanche 6 juin 1915. Parmi les familles latines d'Orient de Smyrne, on note les Aliotti, les Mirzan et les de Portu (toujours présentes à Smyrne) ; parmi celles d'Istanbul, les Lorando. Archives Missir, Bruxelles.

LOISIRS

ET

DÉTENTE

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Reproduction de deux cartes postales du début du XX e siècle représentant deux scènes de loisirs de Smyrne. «Le champ de courses» à Boudja (en turc Buca) et «Une partie de plaisir à Boudja» également. Coll. Missir, Bruxelles.

140

V I E L A T I N E DE L ' E M P I R E

OTTOMAN

Le quai et le Club à Cordélio (en turc Kargiyaka), faubourg de Smyrne (1903). Coll. Missir, Bruxelles.

Vue du Sporting-Club de Smyrne avant l'incendie de 1922. Coll. Missir, Bruxelles.

LOISIRS

ET

DÉTENTE

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Vue du Sporting-Club de Smyrne avant l'incendie de 1922. Coll. Missir, Bruxelles.

142

V I E L A T I N E DE L ' E M P I R E

OTTOMAN

Le Théâtre de Smyrne avant l'incendie de 1922. Coll. Missir, Bruxelles.

L'ANIMAL DANS LA VIE, LA LANGUE ET LA PENSÉE DES LATINS D'ORIENT1

Rappel

sémantique

Comme je l'ai écrit dans plusieurs ouvrages, j'entends par "Latins d'Orient" tous les catholiques de "rite latin" vivant en "Orient (notamment sur le territoire d'États actuels ayant succédé à l'Empire ottoman). C'est à ces sacral catholiques que j'ai consacré ma plaquette intitulée L'environnement chez les Latins d'Orient en Islam actuel, Bruxelles, 1986. Cette terminologie est reprise à des publications officielles de l'Église catholique romaine (entre autres Oriente cattolico, Rome, Congrégation orientale, plusieurs éditions) même, si depuis Vatican II, elle semble contestée (et rejetée) à l'intérieur même de cette Église ou de certains de ses représentants dont, par exemple, Annibale Bugnini qui, dans une note figurant à la page 437 de son livre La Chiesa in Iran (Rome, Edizioni Vicenziane, 1981) affirme : "La dizione dei Latini, comune a tutti gli Ordinari di rito romano nei paesi d'Oriente, vera in origine, è ora impropria. Latino si riferisce al rito che fino, al Concilio Vaticano II distingueva il rito romano dai riti orientali. Ma oggi che le lingue nazionali sono entrate nella liturgia latina, per distinguere questa da quelle orientali si dovrebbe dire rito romano. Questo termine ci riporterebbe più esattamente al vocabolo Rum con cui erano designati nel primo millenio i cristiani in Persia. Il termine franchi o franchisti cominciò solo a metà del secolo XIII" Nous laissons évidemment à cet auteur l'entière responsabilité scientifique et historique de ces affirmations. Pour nous, "Latins d'Orient" et "Latinité orientale" restent respectivement les personnes et la civilisation de tous ceux qui, indépendamment de la langue vernaculaire actuelle de leur liturgie, insistent sur leur appartenance à l'Église d'Occident (dont le Pape est — officiellement — le "patriarche"), différente de l'Église (ou des Églises) d'Orient. Les rapports entre les termes "latins", "romain" et "rum" (à prononcer roum), mériteraient des développements qui dépassent le cadre du présent exposé. ' Acta Orientalia Bélgica, Bruxelles, Louvain-la-Neuve, Leuven (Société Belge d'Etudes Orientales) XIV, 2001, p. 217-221.

144

VIE LATINE

DE L ' E M P I R E

OTTOMAN

L'animal chez les Latins d'Orient Le rapport entre l'homme et l'animal dépend de plusieurs facteurs dont la tradition, la religion et l'environnement constituent peut-être l'exemple le plus représentatif. C'est ainsi que dans la mesure où le Latin d'Orient se rattachera à des origines ethniquement latines, germaniques ou anglo-saxonnes ou autres, il trahira peut-être un rapport non totalement détaché des caractéristiques de chacune de ces origines ethniques, malgré l'influence déterminante de l'environnement (climatique ou religieux) ; de même, un Latin d'Orient latinisé (donc passé, généralement au cours des siècles, de l'Église d'Orient à l'Église d'Occident), trahira — parfois — un rapport spécial (souvent même imperceptible) avec son origine. Ce qui domine, chez le Latin d'Orient, par rapport à l'animal, est une certaine forme de mystère (en bien ou en mal) ou d'irrationnel que certains pourraient appeler superstition et d'autres "rôle symbolique" pouvant frôler le sacral ou le diabolique. Non que l'animal ait nécessairement des caractéristiques religieuses le partageant entre catégories pures et impures notamment face à l'usage comestible ou à la façon de l'abattre, mais plutôt quelque chose de prémonitoire ou de paradigmatique dérivée de l'une ou l'autre des différentes civilisations et traditions ambiantes (telles que les civilisations byzantine ou islamique) qui se sont ajoutées à la civilisation occidentale dont le Latin d'Orient est ou se veut porteur. Il en résulte, je crois, une civilisation latine d'Orient proprement dite, fruit d'une tradition où ces trois civilisations se sont fondues au cours des siècles depuis le début du deuxième millénaire et malgré les renationalisations culturelles introduites ou imposées, également en Orient ottoman, par les principes politiques de la Révolution française (création d'États-nation et élimination de toute tradition qui ne soit pas celle de l'Étatnation où habite désormais le Latin d'Orient). Le fait que le Latin d'Orient parle, ou ait parlé, plusieurs langues (notamment l'italienne, la française, la grecque moderne et la turque — ou l'arabe) donne à son rapport avec l'animal, à sa façon de le vivre et de le penser, autant de dimensions (différentes ou complémentaires) que les dimensions liées à la terminologie "animalière" de chacune de ces quatre langues.

L'ANIMAL

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Le porc étant, en principe, absent de la cuisine, du commerce et de l'environnement immédiat du Latin d'Orient, ce dernier se rabattra, dans la mesure du possible, sur le sanglier, tout en continuant de rêver d'un bon jambon (cru, cuit ou fumé), mais aura un sentiment immédiat et ferme de répulsion toutes les fois qu'il verra — lors de ses voyages "en Europe" — des cochons petits ou grands, de massepain ou autres, exposés sur les étalages des pâtisseries. Et Dieu sait si l'Oriental peut pécher par gourmandise ! N'est-ce pas symptomatique que Le Monde du 27 mai 1998 (p. 30) ait publié la nouvelle d'après laquelle La police a saisi, lundi 25 mai, les dix-sept petits cochons de porcelaine que Nancy Bennett, une habitante de Leicester en GrandeBretagne, avait rangés sur le rebord de sa fenêtre dans la rue de la grande mosquée : des fidèles musulmans s'étaient plaints. Une nouvelle qui conforte ce que, il y a douze ans, j'évoquais (directement ou indirectement) dans ma plaquette intitulée L'environnement sacral chez les Latins d'Orient en Islam actuel précitée. Mutatis mutandis doit-on citer le titre d'un livre (Vivre et penser comme des porcs) que Gilles Châtelet vient de publier chez l'éditeur Exils (Paris, 5 Avenue Constant Coquelin) pour dénoncer la nouvelle classe moyenne mondiale, avec son appétit de jouissance, ses émotions d'occasion, son égoïsme de tête d'épingle et sa fièvre de communication : ce qui s'appelle vivre et penser comme des porcs (cfr. Le Monde des livres du 2 mai 1998, p. 11). Le terme ghourouni (yovpoúvi), "cochon" en grec, sera attribué à n'importe quel malotru qui, après avoir été reçu dans une famille, comme on sait recevoir en Orient, aura omis ou oubliée de remercier suivant les règles de ce qu'on appelle encore le savoir-vivre ; le terme correspondant turc domuz (trop fort dans sa dimension impure) ne sera jamais employé, ni prononcé. On sourira, à la rigueur, si quelqu'un ose se référer, sans les réserves et les nuances qui s'imposent, à cochon et à porc ou à leurs correspondants italiens (porco et maiale). Mais la "viande de porc" se verra honorer, le cas échéant, en grec moderne, de chirino kreas (xoipLvÔKpéaç). Là où les siècles se rencontrent, c'est — horribile dictu — le chien, symbole — en politique et en religion ? — de la chose la plus méprisable (et peut-être même abjecte) tel que le skilofrangos — aKv\ôcf>payKoç —, "chien

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VIE LATINE DE L ' E M P I R E

OTTOMAN

d'Européen" dont les Latins d'Orient se savent affublés par leurs cohabitants grecs-orthodoxes. Serait-ce l'influence du turc qui voit aussi dans le chien la personnification de la cruauté (va y kopek !) ou l'influence du grec sur le turc ? ... Ou ce que j'appellerais le fruit d'une symbiose méditerranéenne qui a fait de l'expression un cane di cristiano, le symbole d'une cruauté qui pouvait être aussi, parfois, européenne et que les Vénitiens exprimaient si bien en opposant Chrétiens et "Turcs" dans la fameuse affirmation Li Turchi sono gentilomini, li Christiani puttane (cf. V. Preto, Venezia e i Turchi. Firenze, Sansoni, 1975). Et, encore, tout au moins dans le grec de Smyrne (commun aux Latins d'Orient et aux Grecs orthodoxes qui habitaient la ville jusqu'à l'incendie de 1922), l'expression insultante skylovromas {(JKvXofipùiiiàç), "tu sens mauvais, tu p... comme un chien" ; ou la critique qu'une mère prise par le désespoir, mais tout de même consciente de la nécessité d'éviter une trop sévère et ouverte réprimande irréparable, adresse à son fils, avec un très expressif et insistant balancement de tête, en le traitant de skyli mavro (aKvXi fiavpo), "chien noir". Une telle vision du chien s'est conservée, en Orient, probablement depuis l'antiquité puisqu'on la rencontre chez saint Paul (Lettre aux Philippiens 3,2), qui met sur le même pied les "chiens", les "mauvais ouvriers" et la circoncision (canes, malos operarios, circumcisionem), en grec: kynas, kakous erghatas, katatomin (KÛuaç, KŒKOÙÇ èpydTaç, KaTCtTOjJ.ljl'). Le plus récent biographe de l'Apôtre, Rinaldo Fabris, dans son livre intitulé Paolo, l'Apostolo delle genti (Milano, Paoline, 1997, p. 344), écrit : L'appellativo cani in genere era rivolto dai Giudei ai pagani in quanto vivono in una condizione di impurità rituale contaminante. Nel caso presente invece si tratta di missionari giudeo-cristiani, come lasciano capire il secondo e terzo attributo : cattivi operai, quelli che si fanno circoncidere. La présence d'animaux domestiques à l'intérieur des maisons (chiens ou chats notamment) n'est généralement pas acceptée ; en tout cas, le contrôle et la séparation les plus sévères sont appliqués en ce qui concerne l'usage des récipients destinés à la nourriture des animaux, dont la libre circulation dans les centres habités frappait jusqu'à récemment l'attention des visiteurs et touristes.

L'ANIMAL

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Pourtant quelle ambition et quel orgueil pour la possession d'un beau cheval que la tradition turque et ottomane a lié à la conquête et que les littératures grecque moderne et italienne (si familières aux Latins d'Orient) ont chanté comme porteur de messages. Le grec de Smyrne, comme pour insister sur cette mission du cheval, allongera le mot alogho (âXoyo) en aloghato (.dXoyaro), et l'italien parlera, de préférence, du cavallo alato. L'animal exprimera aussi des mouvements dont l'homme pourra donner l'exemple, pas toujours honorable, comme celui de la fuite, à laquelle il s'adonnera en courant comme une chèvre (to katsikepse, TÔ KaraÎKeipe, "il s'est échappé comme une chèvre", dira le grec moderne). Et si la tourterelle symbolise dix-huit fois le bonheur par ses dix-huit cris qui ont produit sa dénomination grecque moderne de dhekaochtoura (.ôeKaoxrovpa), le hibou restera l'oiseau de mauvais augure tant en grec moderne (i koukouvaghia, KovKovfidyia) qu'en turc (bayku§) et en italien ainsi que le rappelle le poète italien de Zante Ugo Foscolo dans ses Sepolcri, où il dit précisément que c'est dans les cimetières que l'on entend ulular, l'upupa, comme si — même dans la langue de Dante —, cette association ténébreuse de nom de l'oiseau et de la description du cri (ulular) traduisait phonétiquement l'idée du malheur que les trois langues expriment par un même radical initial augur, sous la ferme de cattivo augurio en italien, ghrousousia (ypovaov{LA) en grec moderne et ugursuzluk en turc ... L'immense réservoir des proverbes inspirés de l'animal pourrait, dans le monde de la latinité orientale, offrir une série inépuisable d'exemples où le grec moderne, l'italien et parfois le turc se font la concurrence afin de rendre, de la manière la plus pittoresque et adhérente à la réalité, tant d'expériences vécues au cours des siècles depuis le tôt capita quoi sententiae des Romains, que le grec moderne exprime par eki pou laloun polli petini arghi na ximerosi (éicei TToi' XaXovv rroXXol TT€T6LVOL âpyei i>à ^T\p.€pôuT]) "il fait jour assez tard là où il y a trop de coqs qui chantent", et l'italien par troppi polli sporcan la cucina, "trop de poulets salissent la cuisine", jusqu'au poisson "qui sent à partir de la tête" (apo to kefali vroma to psari, àTTO TO K€(/)dXi ^paipâ TO ipdpi en grec, et balik ba§tan kokar, en turc), ou au rappel de certaines connivences délictueuses exprimées en grec par la question: "est-ce que le corbeau arrache les yeux du corbeau ?" (korakas korakou meti vghazi ?, KÔpaKaç KopaKov pan ¡3yâ{ei ?)

Epilogue ? Des vandales ont brisé les ailes d'une petite chouette sculptée au XIII e siècle sur un contrefort de l'église Notre-Dame de Dijon, portebonheur que les caresses votives polissaient et repolissaient depuis près de huit cents ans. [Christian Colombani]

LES PIERRES TOMBALES DE L'ÉGLISE FRANÇAISE SAINT-POLYCARPE DES PÈRES CAPUCINS DE SMYRNE (iZMÎR, TURQUIE) CONTRIBUTION À L'HISTOIRE DE LA LATINITÉ ORIENTALE1

Introduction Avançant dans notre tentative de recueillir et de faire connaître tous les témoignages de la Latinité 2 de Smyrne qui ont survécu aux péripéties de l'histoire (guerres, incendies et tremblements de terre), nous avons établi une liste des pierres tombales situées à l'intérieur de l'église française SaintPolycarpe des Pères Capucins de Smyrne 3 . Il s'agit d'une centaine de pierres tombales en langues occidentales (français, et italien) et d'une dizaine de pierres tombales en langues orientales

^Vie et survie dans les civilisations orientales Ed. Peeters, P.B. 41, B-3000 Leuven, 1983 p 263-274. Nous entendons par «Latinité» l'ensemble des familles catholiques romaines ayant constitué, au sein de l'Empire ottoman, d'une part ce qu'on appelait, en droit ottoman, «la nation latine ottomane» («osmanli lâtin milleti»), d'autre part les «nations» ou «communautés» ou «colonies» étrangères des «Echelles du Levant». «Latinité» est synonyme de «levantinité» stricto sensu. Cf. notre communication au 1 e r «Convegno internazionale di studi sulla Turchia preottomana e ottomana. Naples, 1974», publiée dans les Actes de ce congrès, Éd. Istituto Orientale, Naples 1976. Il s'agit d'une des quatre paroisses de Smyrne-ville encore existantes de nos jours (la Basilique Cathédrale, les deux églises italiennes de Sainte-Marie-de-Chocolants — anciennement vénitienne et, ensuite, autrichienne —, et des Pères Dominicains de la Pointe et l'église française Saint-Polycarpe des Pères Capucins de la province de de Paris). Le relevé de ces pierres a été le fruit de plusieurs visites, longues et répétées, dans une église mal éclairée dont l'obscurité est rendue encore plus dense du fait que, suite à la reconstruction de la ville de Smyrne après l'incendie de 1922, son entrée est située aujourd'hui à plus d'un mètre au dessous du niveau de la rue. Je tiens à remercier, à cette occasion, les différents curés qui m'ont toujours facilité le travail, et notamment le Père Elie de Neuville, OFM Capp., ainsi que mon vieil ami et compagnon d'expéditions de toujours, M. Massimiliano Tius, qui a bien voulu mettre à ma disposition son temps et ses connaissances photographiques.

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(arménien et arabe) datant, la plupart, de la première moitié du siècle dernier 1 et gardant, entre autres, le souvenir de nombreuses personnalités catholiques françaises et étrangères qui se sont illustrées dans le Levant, soit dans le commerce, soit dans la carrière consulaire, soit au service de l'Église ou de la communauté latine de Smyrne. Avant de reproduire le texte intégral de ces pierres tombales, assorties de nos commentaires, nous croyons utile de dire deux mots d'abord sur leur état actuel, ensuite sur leur contenu en général.

DESCRIPTION DE L'ÉTAT ACTUEL DES PIERRES TOMBALES Elles sont en marbre blanc et, dans la presque totalité, à même le sol dans le narthex, la nef gauche et la nef droite de l'église. Quelques-unes sont encastrées dans les trois murs latéraux du narthex ou près du presbytère. Dans le presbytère lui-même il n'y a que les pierres tombales d'ecclésiastiques du clergé de Smyrne.

Cette date peut paraître récente, mais il ne faut pas oublier que — l'église St.-Polyearpe n'a été construite qu'au début du XVII e siècle ; — qu'à cette époque existaient déjà l'église Ste.-Marie-des-Chocolants ainsi que d'autres endroits où l'on ensevelissait les catholiques romains ; — que plusieurs pierres tombales de St.-Polycarpe, parmi les plus anciennes, sont aujourd'hui illisibles, ayant été usées par le fréquent passage des fidèles. Il n'existe pas d'études sur les pierres tombales de Sainte-Marie (qui se trouvaient, en très grande partie, sur le parvis de cette église et qui ont été détruites suite aux événements de 1922), ni sur les autres anciens cimetières de Smyrne, à l'exception de notre publication «Le cimetière catholique latin de Kemer (Smyrne) (1867-1967)» parue à Athènes en 1972 (Mikrasiatikà Chronikà, Tome XV, p. 25-122, ill.). Signalons, à toutes fins utiles, qu'il existe actuellement (1981) deux cimetières catholiques à Smyrne : celui dit de Karabaglar (sis sur la route Izmir-Ephèse, au sud de Smyrne) et celui de Karjiyaka, où ont été transférés les tombeaux de Kemer suivant les convenances des familles intéressées et où celles-ci peuvent encore ensevelir leurs morts. Des protestants et des orthodoxes sont également ensevelis dans ces deux cimetières, bien que la communauté anglicane de Smyrne dispose encore d'un cimetière (sur le point de disparaître) à Bournabat (en turc Bornova). Quelques tombeaux orthodoxes récents se trouvent, croyons-nous, dans l'enclos du cimetière turc-musulman d'Altindag, au-delà de Bournabat, alors que les protestants néerlandais ont toujours leur cimetière devant leur église nationale près de la Basilique Cathédrale catholique en plein centre de la ville. Il s'agit toutefois d'un cimetière historique (dont nous avons relevé les inscriptions à paraître bientôt), où il est interdit de procéder à des inhumations. Les trois cimetières protestants de Kemer (celui de la Deutsche Evangelische Gemeinde zu Smyrna, celui de la communauté néerlandaise et celui des Anglais) où l'on enterra les membres de ces communautés entre 1867 et 1935, ont disparu entièrement au début des années 1970. Nous nous proposons d'en publier les pierres tombales. Nous regrettons seulement de ne pas avoir pu relever les noms des morts anglais de la guerre de Crimée qui étaient gravés sur le monument élevé à leur mémoire dans le cimetière anglican. Il semble que ce monument (en forme de pyramide) aurait été sauvé par la Commune de Smyrne (Izmir Belediyesi), ce qui nous permettrait peut-être, un jour, de compléter les listes de nos pierres tombales.

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Enfin, quelques pierres tombales sont encastrées dans les murs extérieurs de l'église, face à l'ancien couvent des Pères Capucins (actuellement occupé par la garderie américaine des officiers de l'OTAN). Les plupart des inscriptions arméniennes — bien que parmi les plus anciennes — sont bien conservées car elles sont placées entre les colonnes de la nef gauche et de la nef droite, en des endroits moins accessibles au passages des fidèles. En plus leurs lettres sont généralement gravées plus en profondeur que les lettres des pierres tombales rédigées en langues occidentales. Quelques inscriptions sont partiellement, ou totalement, effacées. Elles sont donc malheureusement illisibles et seul un procédé photographique spécial permettant de mieux cerner les contours des lettres usées pourrait, peutêtre, en assurer le déchiffrement. Cela serait d'autant plus intéressant que, parmi les pierres les plus effacées, figurent des inscriptions du XVIII e siècle (et peut-être même du XVII e ) pour lesquels il n'existe plus de registres paroissiaux permettant des compléments de recherche 1 . La beauté des pierres est inégale : des caractères cursifs s'intercalent, parfois, dans des lettres majuscules dont la dimension varie suivant la surface de la pierre tombale et le nombre des lignes. Tantôt des armoiries (soit gravées, soit en relief) précèdent l'épitaphe (c'est le cas des familles Michel, Cousinéry, Gaspary, de Péleran, de Damas, Glavany, Castelli et quelques autres), tantôt l'épitaphe est entourée ou suivie de motifs ornementaux (géométriques ou floraux), ou couronnée du monogramme des personnes ou des familles concernées (cas, par exemple, de Jean-Baptiste Giraud dont l'épitaphe est précédée par le monogramme «JBG»), Les inscriptions peuvent être très brèves et ne comporter que le nom du défunt suivi de sa date de mort et, éventuellement, précédé de sa date de naissance (cas Murât et Carichiopoulo), ou même très longues (cas Giudici, Icard, Escalon, Missir, etc.) s'étendant sur les principaux événements de la vie des intéressés.

'Les plus anciens registres de catholicité de Saint-Polycarpe, conservés à ce jour dans la sacristie de l'église, datent de 1807 et, sauf quelques petites lacunes, sont complets jusqu'à présent. Le registre de 1807 portant le n' XII, il faut conclure qu'au moins dix registres ont été détruits (ou dispersés ?) lors de l'incendie de Smyrne en 1922 (ou avant). Après ceux de la paroisse latine de Bournabat (datant de 1797), ces registres sont les plus anciens de l'archidiocèse de Smyrne. Nous en avons rédigé les index (qui manquaient totalement pour la période 1807-1856) et en avons photographié les trois premiers. Nous en avons partiellement fait l'objet d'une communication au congrès international de généalogie de Sait Lake City (USA) (12-16 août 1980).

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Le style est, dans la plupart des cas, soigné. L'on trouve des phrases exprimant poétiquement des sentiments d'humanité profonde «Petrus Pavlaky ... spes et solatium jam senescentis patris» (Pierre Pavlaky ... espoir et consolation d'un père s'acheminant déjà vers la vieillesse) ;

témoignant de la solidarité des jeunes de toute une ville qui se cotisent afin d'ériger un monument «en mémoire des vertus et de la bonté du cœur» de Jules Fonton, mort à l'âge de 24 ans ;

revendiquant, par le simple rappel d'une île, d'ancienne origines génoises «Johannes Baptista

Giudicy

... genuensi stirpe in insula Chio natus» (Jean-Baptiste Giudicy né, en l'île de Chio, au sein d'une famille génoise) ;

ou encore, résumant, par une image biblique, la tragédie d'une famille frappée par la guerre ou par les insurrections : «Hic jacet Ursula Abraham mulieri Jobii

Missir...

comparando

(Ci-gît Ursule femme d'Abraham Missir... ... (dont les malheurs sont) comparables à ceux de la femme de Job).

Il faudrait du reste se féliciter de l'habileté des lapicides qui, quelle que soit la langue et quel que soit le style des caractères employés (arménien gothique ou latin cursif), écrivent presque toujours sans erreurs en suivant l'orthographe du temps («enfans» pour enfants, «embrassemens» pour embrassements, etc.).

CONTENU DES PIERRES TOMBALES

Avant d'analyser le contenu des pierres tombales sous les aspects de la nationalité, de la profession, de l'âge et des raisons du décès des intéressés, situons-les, plus en détail, dans le temps.

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Les dates La plus ancienne date figurant sur les inscriptions lisibles est celle de 1719, année de la mort d'une catholique française, Baptistine Barbier, épouse d'André van der Sanden, «quaestor», c'est-à-dire trésorier de la communauté néerlandaise de Smyrne. La plus récente est celle de 1866, année de la mort d'Esther Octavie Roboly. En effet, après cette date, on n'ensevelit plus dans les églises de Smyrne, mais dans un terrain sis à Kemer, en dehors de la ville, sur la route Îzmir-Buca (Smyrne-Boudja) (cf. note n° 3). Une quinzaine de pierres tombales (en langues occidentales) remontent au XVIII e siècle. Il s'agit notamment des pierres - Gaspary (1728), - de Péleran (1736 et 1747) -

Glavany (1740)

- Castelli (1740) - della Rosa (1744) -

Marangon (1780)

- Musmus (1785) - de Tokat (1796) -

Missir (1797)

- Majastre Cortazzi (1797) - Tricon (1799)

Au XVIII e siècle également remontent les pierres tombales, en langue arménienne, de la communauté catholique arménienne de Smyrne dont les familles furent par la suite absorbées et assimilées par la latinité ambiante (cf. témoignage du Père Qosian dans son livre sur l'histoire des Arméniens de Smyrne, publié à Vienne en langue arménienne, en 1899).

La

Nationalité

Venons-en, maintenant, à l'aspect «nationalité» des personnes mentionnées dans les pierres tombales de Saint-Polycarpe.

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S'agissant d'une église française 1 , il est évident que les pierres tombales concernent une majorité de noms de Français ou de «protégés français» 2 ou de personnes liées, d'une certaine manière (famille, religion, commerce, politique, etc.) à la France (C'est le cas, notamment, des membres de la communauté arménienne catholique à laquelle appartient le plus grand nombre de pierres tombales de Saint-Polycarpe, après celui des pierres tombales des sujets français).

a) Les

Français Le nombre des pierres tombales sur lesquelles on relève des noms

français est d'environ une soixantaine. Il s'agit des noms suivants : Amie Ayrolles Barbier Belhomme Blancart Bonnet Boulanger Bounin Boyer Brest Caporal Castellan Chabaud Cousinéry Couturier Dauphin Dejean Desbordes de Damas

Dubordieu Escalon Floquin Fonton Gaspary Giraud Gui roi Guys Icard Jubelin de La Fontaine de la Forêt Loir Laugier Ledoulx Gay (de Luxeuil ?) Majastre Michel Mihière

Montesquie... (?) de Nerciat Pagy Peiron de Péleran Racord Radice Remusat Roboly Routier Rossi de St.-André Salzani Sapet Schmaltz Tastavin Teisseire T ex tori s Tricon

On connaissait, sur le territoire ottoman (et l'on connaît encore sur le territoire de la République de Turquie), des églises nationales (française, italienne, etc.), soit que le SaintSiège les ait déclarées telles en leur attribuant une juridiction personnelle (et non pas territoriale), soit que le gouvernement ottoman (et aujourd'hui turc) les considère comme «institution nationale étrangère» (yabanci millî miiessese), soit que l'Etat étranger concerné les considère comme sa propriété nationale. 2 Sur le phénomène juridique de la «protection» étrangère en Turquie (sorte de semi-nationalité étrangère reconnue à la fois par l'Empire ottoman et par l'Etat protecteur), cessée avec l'abolition des Capitulations prévue par le Traité de Lausanne (1923), cf. P. Arminjon, Étrangers et protégés dans l'Empire ottoman, Paris 1903.

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La ville d'origine de ces familles n'est pas toujours indiquée ; parfois il est dit tout simplement «Gallus» ou «négociant français», et parfois même les familles probablement ou certainement d'origine non-française s'attribuent le qualificatif de «Français». La ville d'origine de plus citée est, en tout cas, Marseille dont se réclament au moins onze familles, à savoir : les les les les les les les les les les les

Castellan, Teisseire, Laugier, Chabaud, Jubelin, Dejean, Dauphin, Cousinéry, Couturier, Escalon, Belhomme.

Suivent Joyeuse (Ardèche) (dont sont originaires les Tastavin), Paris (où est né C. A. Parvy Desbordes), Toulon (où est née Sophie Textoris, femme du Dr. Racord, médecin de l'hôpital français de Smyrne) et SaintTropez (où est né le capitaine Jean-Antoine Radice), villes citées une fois chacune. Les pierres tombales de Français sont généralement écrites en français, sauf cas exceptionnels où l'emploi du latin semble avoir été préféré à cause de la fonction du personnage ou du lustre de la famille concernés. Ainsi, par exemple, c'est en latin qu'ont été gravées les pierres tombales du consul de France Gaspar de Péleran et de son fils Pierre, du drogman de France, baron Auguste André de Nerciat, des négociants Blancart («negotiator gallus, vir probus et timens Deum»), Salzani «ingenio, pietate ac dulcedine preditus»), Caporal («origine gallus, vir pius, benignus, placidus»), et Gaspary («Gallus, vir apprime in Deum ac Deiparam Pius, in Pauperes liberalis, in amicos et inimicos officiosus, in commercio aequus et probus»), et de certaines épouses telles que Ursula Dauphin, née Mattheysz, «subdita parentibus», que «juvenem adhuc sed virtute praeditam Mors abstulit», Baptistina Barbier, brillant «omnium virtutum genere», épouse du trésorier néerlandais van der Sanden, et Anne Catherine Bounin, aussi née Mattheysz, femme d'Honoré Bounin, «député de la nation française de Smyrne», «bona, sedula et pudorata».

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De par le nombre, le second groupe important de pierres tombales est, comme déjà dit, celui des membres de la communauté arménienne catholique.

b) Les Arméniens catholiques

(persans)

Il y a d'abord les quelque dix pierres tombales en langue arménienne. Ce sont les seules, parmi les pierres tombales de Saint-Polycarpe, qui aient été déjà publiées par le P. Qosian, mékhitariste de Vienne. Aux inscriptions en langue arménienne s'ajoutent une quinzaine d'autres sur lesquelles on relève des noms de familles qu'on sait (à la fois par la tradition conservée à l'intérieur de ces familles et par les indications fournies dans les registres de Saint-Polycarpe) d'origine «persane», c'est-à-dire arménocatholique, même si celle-ci n'est mentionnée expressément que deux seules fois, à savoir dans les épitaphes de Pierre Pavlaky et de Don Carlo Issaverdens que l'on dit être «E Persis Oriund(I)» («Originaires de Perse»), le rappel de l'origine géographique primant, chez ces Arméniens catholiques, l'appellation ethnique. Les familles concernées sont une douzaine que nous énumérons par ordre alphabétique : Alberti (forme italianisée des descendants du négociant persan du XVIII e siècle «Albertos di Minas») Apack (ou Apak) (dont l'ancêtre est né non pas en Perse mais à Ankara) Barry (forme anglicisée ou francisée des descendants du négociant persan du XVIII e siècle «Gaspar», connu aussi sous l'appellatif turc «Eskigaspar» ou «Gaspar l'Ancien») (cf. «Registre dei sudditi di S.M. Sarda in Smirne - 1842», Archivio di Stato, Turin) Copry Issaverdens Maggiar Mattheysz Mikirdiz (ou Micridis) (forme latinisée du prénom arménien «Mkrditch», c.à-d. Jean-Baptiste) Missir Murât (pron. Mouratte) Musmus (pron. Mousmous) Pavlaky et Pirgouly (deux noms de familles persanes dans lesquels on reconnaît l'influence de la langue grecque moderne ambiante : Pavlak «le petit Paul» et Pirgouly (celui qui est originaire ?) du petit château ou «pyrgos»)

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A ces familles devraient s'ajouter d'autres dont les inscriptions sont effacées ou indéchiffrables (probablement pierres tombales Balladur, Caraman, Mirzan, etc., toutes familles persanes mentionnées comme telles dans les registres paroissiaux de Saint-Polycarpe). La presque totalité des pierres tombales «persanes» sont en latin (cas des Alberti, Copri, Issaverdens, Mattheys, Mikirdiz, Missir, Musmus et Pavlaky), mais il y en a aussi en français et même en italien (cas des Apak et des Issaverdens). La plus ancienne date de 1797 (Missir) et la plus récente de 1862 (Murât). Toujours dans le contexte arménien, bien que dans un sens géographiquement plus élargi, doivent être mentionnées les épitaphes de Marie Tomaggian, originaire de la communauté arménienne catholique de Constantinople, et — peut-être — de Marie Sérapion (Sérapian ?), mère d'un supérieur des Pères Capucins de Smyrne.

c) Les Latins de Scio Après les pierres tombales françaises et arméniennes catholiques, celles qui paraissent constituer le troisième groupe le plus important sont les pierres tombales des Latins originaires de l'île de Scio (Chio). Il s'agit d'environ une dizaine concernant les familles suivantes : — Braggiottti — Castelli — Corsi — Galizzi — Giudicy (ou Giudici) — Glavani (ou Glavani) — Mille (anciennement Millio)

Les plus anciennes parmi ces pierres tombales (celles des Braggiotti, des Castelli Glavani et des Giudicy) sont en latin.

d) Autres (alepins, syriotes, etc.) Restent à placer, dans un quatrième groupe, les pierres tombales de personnes ou de familles autres que celles des trois groupes déjà énumérés.

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Il y a d'abord les épitaphes bilingues (français-arabe et italien-arabe) de la famille Saman, originaire d'Alep, arabophone et, probablement, grecquecatholique ; ensuite l'épitaphe, en langue italienne, d'une famille latine de l'Archipel grecque, les Carichiopulo et, enfin deux épitaphes, en latin, de deux ecclésiastiques originaires de l'île de Syra (Don Jean Brindesi et Don Emmanuel Marangon) auxquelles doit s'ajouter (bien que ne mentionnant pas explicitement cette île) l'épitaphe d'Ursule Missir, née Calavassy, également originaire de Syra. Une place à part méritent le docteur délia Rosa, probablement de récente origine génoise (et non pas d'ascendance latine de Scio), ainsi que «Madame Majastre née Cortazzi», femme d'un consul de France à «Satalie» (aujourd'hui Antalya, en Turquie), dont le père Luc Cortazzi, issu d'une famille crétoise d'origine byzantine, a été un des derniers consuls de Venise à Smyrne.

La profession a) Négociants Sous le profil de la profession, on remarquera que le gros des épitaphes lisibles garde le souvenir de personnes qui se sont illustrées dans le négoce. Smyrne étant une des principales villes commerçantes de l'Empire Ottoman, il est compréhensible qu'il en soit ainsi. Il s'agit, en général, de négociants français dont voici la liste : Gabriel Amie Jean-Joseph Belhomme Pierre Blancart François Caporal André Chabaud Vincent Dauphin Casimir Dejean Etienne Escalon

Matthieu Gaspary Jean-Baptiste Giraud David Firmin Guys Joseph Laugier Jean-Baptiste Loir Gabriel et Nicolas Pagy Jean-Baptiste Routier Auguste et Joseph Salzani

A ces négociants on peut assimiler deux négociants français originaires de Scio : François Corsi et Pierre Mille. Parmi les non-Français figurent, comme négociants, Pietro Apak, Pierre Pavlaky et Pierre de Tokat, tous arméniens catholiques.

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b) Consuls, drogmans, etc. La seconde liste, par ordre d'importance, est celle des diplomates, consuls ou assimilés, à savoir : Gaspar de Péleran, consul de France Julien Schmaltz, consul-général de France Auguste de Nerciat, drogman et consul de France le chevalier Dalmas d'Avenat, consul, vice-consul et «agent consulaire de huit Puissances» en l'île de Cos ; Anne Catherine Mattheysz, femme d'Honoré Bounin, «député de la nation française à Smyrne» ; Baptistine Barbier, femme de André von Sanden, «trésorier» de la «nation hollandaise à Smyrne» ; la comtesse de Damas, née de la Forest, femme du général Gustave de Damas qui organisa l'armée du Chah en 1840.

Vu son mauvais état de conservation, il nous est difficile de situer la pierre tombale, en langue latine, sur laquelle nous croyons pouvoir lire les mots «marquis... de Montesquieu...». Les spécialistes de la généalogie Montesquieu, interpellés à ce sujet, n'ont pas su nous donner une réponse satisfaisante.

e) Marins Smyrne étant aussi un port de mer, il n'est pas étonnant que l'on retrouve, parmi les professions, celle de marin. On note ainsi des enseignes de vaisseau et des commandants, à savoir : Joseph Ayrolles, enseigne de vaisseau à bord du «Triton», Eugène Dubaut, enseigne de vaisseau de la frégate «La Médée», Joseph Gay (de Luxeuil?), commandant de la corvette «La Chevrette», Jean-Antoine Radice, commandant le bric du commerce «Le Neptune»

d) Médecins Un quatrième groupe est celui des médecins, dont on trouve cinq noms, à savoir Antoine Guirol, chirurgien, de 3 e classe, Jacques Icard, de l'université de Pise, Antoine Floquin, Jean-Baptiste délia Rosa et le sieur Racord, «chirurgien de l r e classe, docteur en médecine de la faculté de Paris». Dans ce contexte on pourrait mentionner aussi Jean-Baptiste Bonnet, «économe» de l'hôpital français de Smyrne.

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Ecclésiastiques

Un cinquième groupe est celui de 4 ecclésiastiques : les deux cousins Carlo et Policarpo Issaverdens, Don Jean Brindesi et Don Emmanuel Marangon, tous prêtres séculiers. Il est étonnant qu'un seul capucin (le Père Polycarpe de Smyrne) figure mentionné dans les épitaphes. f) Enseignants g) Peintres Enfin un enseignant de langue française, Jean Tastavin, et un peintre d'histoire, Clément Boulanger.

h) Femmes ou foyer Devrait-on mentionner, parmi les professions, conformément aux critères actuellement en vogue, celle des femmes au foyer ? On trouverait alors Marie-Adélaïde et Hélène Maggiar, l'une arrachée «à ses plus tendres affections de fille, épouse et mère», l'autre «fille respectueuse, épouse et mère tendre»; Héloïse Racord, «tendre mère, épouse chaste et fidèle» ; Marie Mille «mère de famille tendre et dévouée» ; Thérèse Burnens «bonne épouse et bonne mère» ; Marie Sapet «fille soumise, épouse vertueuse, tendre et affectionnée mère» ; Anne Catherine Bounin «mulier bona, sedula, pudorata» (bonne épouse, diligente et chaste), Ursule Missir «multiplicem egregiamque enixa prolem» (qui a eu des enfants nombreux et illustres), la femme de Joannaki Mikirdiz, née Dominique Issaverdens (mulier) ... mansuetudine (et) virtutibus insignis», ou Régine Musmus «morum gravitate... conspicua» !

L'Age Une dernière remarque sous le profil de l'âge par rapport aux quelque quatre-vingts personnes qu'il a été possible de recenser. On constate qu'il y a autant de décès entre 2 et 50 ans, qu'il y en a entre 51 et 86. Toutefois la mortalité est plus grande entre 61 et 70 ans (une quinzaine de personnes) et entre 31 et 40 ans (une dizaine). La moyenne d'âge est d'environ 50 ans.

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La raison du décès La raison du décès est expressément mentionnée dans une quinzaine de cas. Il s'agit en général de maladies (le choléra-morbus de 1831, dont meurent le négociant Laugier et le couple Rossi, et de 1848, dont meurt le négociant Routier, et la «maladie de poitrine», dont meurt à 20 ans le fils du docteur Jacques Icard). On constate également une mort en couches (A.-C. Bounin). Dans d'autres cas la maladie n'est pas définie, mais elle est taxée de «cruelle» (Escalon et Gondran), de «longue et douloureuse» (Burnens), et peutêtre précédée de «chronicis doloribus» (van der Sanden et Mikirdiz). Dans certaines épitaphes latines le malade aura succombé à des infections non moins longues et cruelles («diuturno» ou «diro morbo correptus») (Blancart et Salzani).