Les tourbillons de la vie [Fayard ed.] 9782213701844

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LES TOURBILLONS

DE LA VIE UNE SIMPLE HISTOIRE DE NOS ORIGINES

LES TOURBILLONS DE LA VIE

Vincent Fleury

Les tourbillons de la vie Une simple histoire de nos origines

Fayard

Ce livre est édité sous la direction de Sylvain Bourmeau

Couvenure W. N. ISBN 978-2-213-70184-4 Dépôt légal : mai 20 17 © Librairie Arthème Fayard, 2017

Introduction

La question des origines passionne. Origine de l'univers, origine de la vie, ongme de l'homme, nous voudrions tout savoir. Cependant, les scientifiques se font un malin plaisir à repousser indéfiniment les réponses, sur le mode : «Chaque réponse apporte autant de questions » (sinon plus). La recherche serait cet interminable chemin que, tel Sisyphe, nous gravirions de génération en génération en une quête sans fin, qui serait à elle seule l'honneur du genre humain. Et, d'ailleurs, ce point de vue a pris de telles proportions qu'on ne peut plus se présenter avec des réponses sans passer pour arrogant. A contrario, nous vivons une époque où un sentiment de « fin de l'histoire >> se répand. L'accélération des techniques, l'immédiateté de la communication, l'éternel retour des mêmes problèmes donnent une impression d'épuisement des sociétés, d'essoufflement du projet humain, de course vers l'abîme. Ce livre a pour objet, sinon pour mission, d'apporter une bonne nouvelle, à la fois gaie et passionnante : l' ori-

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gine des animaux, et particulièrement de l'homme, est désormais connue, comprise - et, dirais-je même, pas uniquement dans ses grandes lignes. Aujourd'hui, les débats entre chercheurs touchent à des questions tout à fait secondaires. Cependant, il faut bien s'entendre sur l'expression « origine des animaux ))' a fortiori « origine de l'homme)), En effet, il convient de distinguer l'origine de la vie elle-même et l'origine des formes organisées. La vie est un fantastique ballet moléculaire, formant en premier lieu des cellules qui sont les briques de base de tous les organismes : plantes, animaux, voire zooïdes primitifs comme certaines masses de cellules ayant l'apparence d'individus sans en être (ce sont des colonies). Cette machine extraordinaire qu'est la cellule n'est pas encore parfaitement comprise. En particulier, la façon dont les premières cellules ont pu spontanément apparaître reste une question débattue. Si, demain, on trouvait des cellules vivantes sous la croûte de Mars, voire sur une comète quelconque, ce serait une forme de vie extra-terrestre, et les scientifiques du monde entier en pleureraient de joie. Mais il y a fort à parier que le grand public serait déçu devant l'observation de quelques microbes martiens, comme ce fut le cas à l'occasion de l'annonce prématurée de la découverte de micro-organismes sur Mars, à la fin des années 1990 : ces microscopiques rognures, qui se révélèrent être de simples cristallisations ayant pris des formes cylindriques, n'avaient rien pour susciter l'admiration.

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Pour le grand public, si la vie se résume à quelques tortillons submicroniques, ce n'est guère passionnant. Il voudrait voir, il attend, sinon de petits hommes verts, à tout le moins des sortes de plantes ou d'animaux extra-terrestres, façon Avatar. C'est quand même plus impressionnant que des bactéries ! Comme on le dit vulgairement : il ne faut pas lui en promettre. La grande rencontre, qui se produira sûrement un jour, puisqu'on en est à découvrir des planètes géologiquement semblables à la Terre, a déjà été largement scénarisée : il lui faut une dimension égale à celle de l'homme. La vie organisée en plantes ou en animaux doit donc certainement attendre, partout dans l'univers, que des cellules soient évoluées. En ce sens, l'origine des animaux se perd dans l'origine de la première cellule. Cependant, chacun comprendra sans peine que, jusqu'à un certain point, on peut décrire les formes animales ou végétales sans aller jusqu'à expliquer en détailla formation des toutes premières cellules. À l'échelle des organismes, il existe des sortes de constantes, d'universaux, qui semblent indépendants de la description microscopique de la matière vivante. Par exemple, la plupart des végétaux ont des tiges ou troncs cylindriques : il doit bien y avoir quelque chose de supérieur aux cellules, ou de plus profond, pour que le cylindre s'impose comme géométrie à tant de plantes en croissance. Il n'y a pas de « gène du cylindre». De ce point de vue, la raison pour laquelle les cellules, assemblées en masse, ont constitué des plantes

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ou des animaux aux formes observables est aujourd'hui comprise, dans les grandes lignes si l'on veut s'abriter derrière certaines précautions oratoires, mais en réalité dans un certain détail si l'on a le courage de dire la vérité. De nos jours, les débats entre chercheurs sur les formes animales, qui concernent en particulier l'origine de l'homme, touchent à des questions tout à fait secondaires. Le consensus sur les grandes lignes est acquis. Sur le fond, l'origine des animaux, donc notre origine, est connue sur la base des lois fondamentales de la nature. La cause même de notre existence, en tant que masse de cellules organisée, est éclaircie. Et, contre toute attente, elle est inscrite dans les lois de la physique. Ces découvertes (car l'origine des animaux procède de plusieurs phénomènes) annoncent un renouveau, un re-départ de l'embryologie, de la paléontologie et, au-delà, de la médecine régénérative, peut-être aussi de la philosophie. Une étape conceptuelle étant franchie, il ne fait aucun doute que, dans une perspective plus profonde, d'autres progrès adviendront, avec une dimension applicative. Or, bizarrement, ces faits tardent à parvenir au grand public. Il y a comme une résistance. D'un côté, on peut attribuer ce retard à la prudence, inévitable en la matière : méfions-nous des effets d'annonce prématurés. De l'autre, on peut l'attribuer au contenu même de la réponse : l'origine des animaux serait quelque chose d'un peu décevant. Les animaux se forment sans grande difficulté, suivant des patterns assez simples, qui ne recèlent ni chaos, ni complexité, et encore moins

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d'intervention divine. La chose qui faisait peur et impressionnait : l'origine, se révèle donc presque triviale. Il va falloir se faire à l'idée d'une banalité des êtres vivants. C'est ce «finalement, ce n'est que ça!» qui sera expliqué ici. Après tout, le rôle de la science n'est-il pas aussi de simplifier les problèmes ? L'origine de la vie elle-même reste toujours mystérieuse, même si plusieurs explications concurrentes sont actuellement à l'étude. L'élaboration des premières cellules vivantes fonctionnelles (probablement des bactéries) a pris beaucoup de temps, de l'ordre du milliard d'années. Mais la formation et l'évolution des animaux, une fois les cellules acquises, ont été nettement plus rapides dès lors que ces cellules ont été capables de s'assembler. L'apparition de formes organisées, à partir des cellules, n'a pris que quelques millions d'années. En réalité, une masse de cellules a nécessairement une forme, et l'apparition de structures organisées a suivi. Un événement particulier s'est produit, appelé « explosion du Cambrien », qui a vu apparaître tous les plans d'animaux en un temps très bref (à l'échelle de l'histoire de l'univers). Dès l'instant où des cellules sont restées attachées ensemble, elles ont formé des structures organisées. En vérité, une boule de cellules sans structure est pratiquement de l'ordre de l'inconcevable (de fait, ce sont des « pathologies»). Les résultats et découvertes présentés ici relèvent essentiellement de la physique, car le comportement

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collectif de cellules se ramène à des lois physiques simples, les lois de la « matière condensée » (physique du solide, physique des liquides, principes de symétrie). Cependant, cette physique est nourrie d'une masse impressionnante de travaux en embryologie et en biologie qui ont posé tous les jalons nécessaires pour arriver à cette nouvelle description des animaux. Si le résultat peut paraître simple (finalement, c'est assez facile de faire des animaux), l'objet humain et la somme de connaissances nécessaires pour le comprendre, qui est le reflet de son histoire, restent prodigieusement étonnants. Cette description inédite de la formation des animaux et des hommes se diffuse chez les adeptes de l'interdisciplinarité physique/biologie ; des congrès entiers sont désormais consacrés à la biomécanique du développement. La physique est un peu la « voiture balai)) des résultats : une fois que toutes les pièces du puzzle se sont trouvées sur la table, il a fallu des adeptes de l'ordre, de l'ordre naturel et de ses lois, pour reconstituer le puzzle. Le puzzle animal est composé de quelques milliers de pièces-cellules, mais, vus avec du recul, les phénomènes impliqués dans la construction des animaux sont au nombre de quatre (différenciation, tension, convection, pli). Ces quatre ingrédients physiques pour faire des animaux seront expliqués ici. Il est vrai que, depuis un siècle, les biologistes ont mis en avant les aspects aléatoires (mutations dans l'ADN, accidents géophysiques, chaos moléculaire, etc.) ; toutefois, un mouvement se dessine qui restitue aux tissus

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vivants leur cohérence, leur dynamique, leur profonde unité. De cette unité physique de la matière vivante, de cette « pâte >> de cellules, naissent l'ordre, et la fonctionnalité des animaux. Oui, les animaux sont extraordinairement bizarres. Si bizarres qu'on a souvent été tenté d'attribuer leurs traits à des martingales de l'évolution, à des coups de dés. Cependant, pour une très large part, cette bizarrerie ne procède pas du hasard, mais simplement de la façon dont ils sont faits ; ils ne pouvaient pas être constitués autrement. Du fait même des contraintes auxquelles ils doivent obéir, les animaux qui nous entourent ne pouvaient pas être autrement que des bêtes relativement allongées, munies de nageoires ou de pattes. Le regard humain est tellement singulier qu'il s'étonne et attribue au hasard toutes sortes de réalisations tout bonnement « naturelles » et procédant d'une organisation physique. Les lois de la physique autorisent et même impliquent un merveilleux foisonnement, tout en cadrant ce foisonnement dans des limites reconnaissables. Certes, il y a du hasard dans les molécules du vivant, mais ce n'est pas une raison pour que les formes animales ou végétales soient arbitraires. Il se trouve que les phénomènes physiques ne sont pas intuitifs et qu'il faut une longue initiation pour extraire et comprendre les lois générales de la morphogenèse, qui est un peu l'art de la physique. Or les lois de la physique sont aussi insolites que celles de l'esthétique. Ce livre propose donc une vision nouvelle de la formation des animaux. Cette vtston a le mérite de

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la simplicité, et a résisté depuis quelques années à des attaques assez brutales ; au moment même où j'écris ces lignes, un professeur de biologie fait circuler un désolant powerpoint contre ces idées, celui-ci n'ayant pas vu, ou voulu voir, leurs confirmations expérimentales. Rassurez-vous : ce livre n'est pas une défense contre ces attaques, mais le récit d'une curiosité insatiable qui naît et se développe lorsqu'on soulève timidement un coin du voile et qu'on a la surprise de constater que tout le drap vient avec, dénudant ainsi les secrets de l'origine des animaux.

CHAPITRE 1

La loi générale de formation des animaux

Puisque le principal objet de cet ouvrage est de présenter une avancée importante dans le domaine de la formation des animaux, le mieux est d'entrer in medias res, dans le vif du sujet, et d'expliquer, aussi simplement que possible, comment sont faits les vertébrés, c'est-à-dire tous ces animaux qui nous ressemblent. La discussion des conséquences épistémologiques, voire philosophiques ou politiques, s'ensuivra plus aisément. Les animaux dont il va être question, les vertébrés, nous ressemblent d'ailleurs tellement qu'il existe une discipline, appelée « anatomie comparée », qui permet de relier les parties des uns et des autres, malgré de petites déformations. Dans mon exposé, un chat, un cheval ou un homme sont à peu près « pareils », et l'on

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verra progressivement ce qui les distingue (de petites différences de degré, mais non de nature). Depuis longtemps, les physiciens s'intéressent aux formes et, depuis un peu moins longtemps, aux formes animales. Des modèles sont proposés pour expliquer ces formes, souvent par analogie avec la forme des flocons de neige, celle des gouttes d'eau ou encore celle de morceaux de caoutchouc que l'on plie ou tord. Cependant, une théorie mettant tout le monde d'accord, c'est-à-dire réalisant une sorte de synthèse de la physique, de la biologie et de la zoologie, ne peut pas considérer les animaux uniquement comme des formes. Les animaux présentent de toute évidence une structure interne, dans laquelle de grandes parties reconnaissables exécutent des fonctions différentes. Par exemple, le système nerveux est situé au milieu du dos, puis il y a les flancs et, dans les flancs, du côté ventral, une cavité (dite abdominale) dans laquelle on trouve les viscères. Passons pour l'instant sur d'autres détails, comme l'existence d'un placenta ou d'un sac amniotique pendant le développement. Il est assez clair que le système nerveux, les flancs, le tube digestif possèdent des propriétés matérielles différentes, qu'ils exécutent aussi des fonctions différentes, que leur seule forme n'explique pas, bien que la forme contribue à la spécificité de leurs fonctions. En outre, les diverses parties de l'anatomie animale semblent organisées d'une façon assez cohérente, respectueuse de leurs

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logements ou compartiments respectifs. Et toutes ces parties s'accroissent et se développent d'une manière tellement harmonieuse que certaines questions triviales ne sont même pas posées, par exemple : pourquoi le système nerveux est-il si bien ajusté à l'ensemble du corps si tout cela se construit au hasard de mutations ? Ainsi, nous ne sommes pas que des formes : notre forme se décline en parties enchâssées les unes dans les autres, dont les propriétés à la fois matérielles (c'est plus ou moins dur) et fonctionnelles (ici, le cerveau pense ; là, l'intestin digère) semblent manifestement différentes et merveilleusement bien organisées. Nous ne sommes pas uniquement des contours ou des ombres. La forme des animaux n'est précisément pas qu'une question de forme ; il semble alors illusoire de vouloir traiter uniquement l'aspect « formel » sans inclure dans la description un minimum de différenciation des tissus. De fait, les travaux récents confirment un lien profond entre la forme et les fonctions, telles qu'elles se trouvent réparties dans l'organisme. Il est tout à fait réjouissant que la beauté formelle, mathématisable, des animaux et des plantes n 'épuise pas le sujet, et que la fonction joue un rôle dans la morphogenèse. En quelque sorte, le fonctionnement des animaux est intrinsèquement relié à leur forme. Les animaux, et parmi eux les hommes, sont de magnifiques machines, et leur délicate physiologie interne est tout entière reliée à la forme qu'ils revêtent. Nous sommes une caverne pleine de tissus différenciés, et notre aspect extérieur est fondamentalement relié à notre contenu.

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Toutefois, la science physique a besoin de bien définir son objet pour le comprendre. La description que je viens de faire d'un animal, constitué de tissus différenciés formant des parties enchâssées les unes dans les autres, n'est pas assez précise pour se prêter à une science. Il faut avancer d'un pas de plus dans la simplification conceptuelle pour comprendre qu'un animal «de base >> est en fait un ensemble de cylindres emboîtés les uns dans les autres, comme des poupées russes, et que ces cylindres sont motiles (un animal est un tube qui se déplace - non pas un tube, mais des tubes). Quand je parle de cylindres ou de tubes, j'entends le tube nerveux (qui donne la colonne vertébrale et le cerveau chez les humains), le tube digestif (qui est d'ailleurs moins entortillé chez beaucoup d'animaux et chez les jeunes embryons), le tout enchâssé dans une sorte de grand cylindre qui forme le corps (ce qui est plus facile à admettre quand on imagine un serpent ou une anguille), un tout qui est, chez beaucoup d'animaux, enchâssé dans deux cylindres que sont le sac amniotique (ou poche des eaux) et le chorion. Les animaux, ce sont donc des tubes dans des tubes dans des tubes qui avancent et qui ont des fonctions différentes : ici ça pense, là ça digère, là-bas ça remue. Cependant, la relation entre la forme et la fonction s'établit « forcément » très tôt, puisque les animaux commencent à se mettre en forme dans les premiers jours, voire les premières heures, de leur développement. Au passage, tout ce que je décrirai, en jours,

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pour un poulet (qui est mon modèle animal fétiche de développement) se transpose à l'humain en semaines. Le modèle de développement qui se fait jour explique la formation des animaux par des événements ayant lieu très tôt, vers deux jours de développement chez des animaux de laboratoire comme les poulets, alors qu'ils sont à peine longs de 6 millimètres; un peu plus tard chez l'homme, mais les mécanismes sont les mêmes. Comme chacun sait, le développement commence par le stade «œuf» ou «ovocyte». À cette étape, l'embryon est bien rond ; même les vaches sont sphériques au stade de l'ovule fécondé, et la question est : comment passe-t-on d'une vache sphérique à une vache ordinaire ? Dit autrement : existe-t-il un phénomène physique simple permettant de fabriquer directement un petit animal reconnaissable à partir d'une masse informe, c'est-à-dire, le plus souvent, une masse ronde ? L'intérieur de l'animal ayant de surcroît automatiquement une structure en poupées russes séparant des fonctions différenciées ? La réponse, apportée par de récents travaux, est : oui, il existe un phénomène physique simple qui permet de fabriquer sans transition un animal bilatéral, orienté à partir d'une masse de cellules rondes. Et ce phénomène est à l'origine d'une lignée particulièrement importante, celle des vertébrés. Il ne s'agit pas seulement d'une découverte de principe : ce phénomène a été visualisé, filmé, mesuré, in vivo, lors du développement des embryons.

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Pour faire très simple : il existe un phénomène (bio-) physique qui transforme directement un rond fait d'anneaux concentriques en une succession de tubes emboîtés les uns dans les autres, et qui se déplacent (!).

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Digestion

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Corps. peau Cerveau, nerfs

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Sac amniotique

c:::J

Sac vitellin, placenta

Figure 1. Schéma de principe de la morphogenèse des embryons : un disque, formé d'anneaux emboîtés, se transforme en un animal formé « de tubes dans des tubes dans des tubes ».

Ce phénomène, comme beaucoup de phénomènes physiques, est très « dynamique >> et rapide, tellement rapide qu'on ne s'en est pas rendu compte pendant des décennies. Il requiert une description physique de ce qu'est un embryon au moment où sa morphogenèse a lieu. Cette description permet de comprendre la structure« en cible>>de l'embryon (anneaux concentriques), et pourquoi le résultat de la dynamique physique est un ensemble de tubes dans des tubes dans des tubes. Pour résumer : il existe un phénomène capable de transformer « des anneaux dans des anneaux dans des anneaux >>

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en « des tubes dans des tubes dans des tubes » qui se déplacent (!). Pour le comprendre, il faut entrer plus précisément dans le développement embryonnaire. Le développement d'un animal commence par l'accumulation de divisions cellulaires qui forment progressivement une sorte de grappe de cellules, ronde ou discoïdale. Pendant ce temps, l'œuf fécondé fait du « sur-place » : il est quasi immobile. Si l'on ne distinguait pas les parois cellulaires, on verrait simplement une petite boule (de l'ordre de 4 millimètres de diamètre).

Figure 2. « Embryon » de grenouille au stade de simple grappe de quelques cellules (stade dit morula, «framboise >> en latin).

Au début, l'embryon n'a rien à manger, en sorte que le nombre de cellules augmente, tandis que leur taille diminue. Sans rien changer à la taille absolue de l'œuf, la grappe de cellules devient une boule formée de cellulès de plus en plus petites, que l'on distingue de plus en plus mal. La boule semble devenir plus lisse, tandis qu'elle est de plus en plus encombrée de cellules. S'agissant du poulet, l'animal de laboratoire que j'utilise et qui va servir de support à mes explications, nous recevons les œufs alors qu'ils ont déjà passé un ou deux jours dans la poule.

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Vous pensez bien qu'un spermatozoïde, si courageux soit-il, ne peut pas traverser une coquille d'œuf; c'est pourquoi la poule fécondée doit faire sa coquille après la fécondation, dans une chambre spécialisée de son oviducte (sorte de tuyau sortant des ovaires et conduisant vers la sortie) qui cristallise des cristaux de carbonate de calcium autour de l'œuf« liquide ». Ces cristaux forment la coquille. Cette cristallisation prend quand même un ou deux jours, tandis que l'ovule fécondé a commencé à se diviser. L'ovule fécondé s'est déjà tant divisé à la ponte de l'œuf qu'on ne distingue plus du tout les cellules, sans de puissants microscopes. La première figure de notre cahier d'illustrations montre l'embryon, au premier jour de développement, vu à un faible grossissement (l'image fait 5 millimètres bord à bord). (L'embryon est sorti de l'œuf, évidemment.) Bien qu'on ne puisse percevoir les cellules individuelles, on distingue en revanche une structure « moyenne » en anneaux : il y a une sorte de bord, un anneau foncé et un disque central un peu plus opalescent, qu'on appelle blastoderme. L'anneau foncé se nomme zone pellucide et le grand anneau blanc extérieur est l'équivalent du placenta des mammifères. Chez le poulet, cela s' appelle le sac vitellin ou zone opaque. Ces noms techniques ne doivent pas occulter la simplicité de la chose : l'embryon se présente comme une cible, avec des anneaux concentriques visiblement différents. Il y a une sorte d'écorce, une sorte d'aubier (un anneau sous l'écorce), et même une sorte de duramen (la zone

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dure au cœur du bois), comme on dit pour les arbres. Personne ne conteste que les arbres sont faits d'anneaux concentriques (appelés cernes), et chacun perçoit que la cause première de ces cernes du bois est la rythmicité des saisons. De même, la rythmicité des divisions cellulaires est la cause de la structure emboîtée en anneaux des stades embryonnaires des animaux. Cette structure n'a rien pour surprendre : de même que pour les cernes des arbres, on comprend qu'en accumulant des divisions une structure en « peaux d' oignon » - ou, dit autrement, en anneaux concentriques s'établisse par le simple jeu de la poussée des cellules les unes contre les autres. Cependant, ces anneaux concentriques manifestent des différences entre cellules, associées notamment à leur taille. Ces différences sont directement visibles sur la photo (cahier, fig. 1, haut), par le simple fait que les cellules ne diffusent pas la lumière de la même façon («ça n'a pas la même couleur dans chaque anneau»). L'anneau le plus clair, sur le bord, est d'ailleurs l'anneau qui digère le jaune d'œuf; c'est pour cela qu'il est blanchâtre (les cellules sont gavées de jaune d'œuf). Chez les mammifères, comme l'homme, l'organe extra-embryonnaire, appelé placenta, ne sert pas à digérer du jaune d'œuf, mais à prélever des nutriments et des fluides à la mère. C'est un fait assez troublant que les poussins se forment en ne mangeant, par définition, que de l'œuf. On peut se demander si l'on pourrait former un embryon de mammifère, d'humain par exemple, en ne le nourrissant qu'avec de l'omelette (cela pour illustrer le genre de

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fantasmes qui traversent l'esprit des embryologistes - le nez sur son guidon, comment s'empêcher de penser?). Nous allons donc considérer cette rondelle sombre, avec des anneaux successifs apparents, comme la « configuration de référence », c'est-à-dire, au sens physique, comme la forme « informe ». Et nous cherchons désormais le mécanisme permettant de transformer cette rondelle informe en un animal. Enfin, si je dis : « nous cherchons », c'est pour les besoins de la rhétorique, car, en réalité, le mécanisme est maintenant compris. Voici comment ça se passe. Un point important à comprendre, car il va jouer un rôle essentiel dans la morphogenèse de l'embryon, est que les cellules, dans ces anneaux, ont en fait des tailles variables, qui grandissent du centre vers le bord. On peut le deviner« à l'œil nu», car elles diffusent la lumière de façon différente, un peu comme le blanc d'œuf ou la neige, qui sont blancs par diffusion de la lumière. Quand on regarde en détail le contenu des anneaux, on découvre avec une certaine surprise (j'y reviendrai) une succession de marches assez régulières, en sorte que les tailles de cellules sont organisées d'anneau en anneau suivant un ordre à peu près régulier : 5 microns, 10 microns, 15 microns, 20 microns. Ainsi, pour dire les choses de façon architecturale, un élément central des découvertes récentes est que l'embryon de poulet a une structure en « mastaba », ou en « tour de Hanoi », pour ceux qui connaissent ce jeu fondé sur une pile de disques de tailles différentes. Il y a donc des marches, ou gradins, associées à des cellules différentes,

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en particulier par leur taille. Ces marches sont très peu hautes, en sorte que ce mastaba est, en fait, très plat. Quand je reçois dans mon laboratoire les embryons de poulet immédiatement sortis de la poule et que je les regarde à la loupe dans une boîte de Petri, après avoir bien rincé tout le jaune et tout le blanc d'œuf, je vois immédiatement cette structure en anneaux concentriques. Comme les cellules ont beaucoup diminué de taille au fil des divisions successives, il faut un microscope pour pouvoir observer de près la structure. Ainsi, en zoomant dans le disque-embryon, on remarque que les anneaux sont reliés aux types de cellules. Celles-ci sont effectivement différentes dans les différents anneaux qu'on distingue à l'œil nu, et plus grosses au bord. Cette structure manifeste une différenciation cellulaire avec une sorte d'ordre, ou d'emboîtement, du centre vers le bord, avec des « poupées russes )) qui, à ce stade, ne sont que des anneaux. Vue «de dessus)), la configuration des cellules forme un disque présentant un « carrelage)) avec de plus petits carreaux dans un disque central, puis des carreaux moyens, puis de grands carreaux et, enfin, des carreaux géants (si l'on peut dire, pour des tailles maximales de 20 micromètres). Ainsi, un point particulièrement important de la description des animaux, au stade où ils forment de simples « patates ))' est qu'il existe une succession d'anneaux, du centre vers le bord, avec un ordre assez clair : les petites cellules sont au centre, les grandes au

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bord. Le disque observé est ainsi également plus épais au centre. En fait, cette structure préfigure l'organisation du corps : dans ce disque, le système nerveux central est, par définition, au centre, et sera composé de ces petites cellules. Les (futurs) flancs et le (futur) corps (comme on le voit de l'extérieur, l'« enveloppe » corporelle) sont dans l'anneau suivant, formé par les cellules moyennes, et tout ce qui constitue les organes externes de l'embryon se trouve dans les deux anneaux les plus périphériques. Les organes externes ou « annexes embryonnaires », tels le placenta, le sac amniotique, le sac vitellin, qui sont des poches utilisées par l'embryon pour se développer. C'est un fait peu connu du grand public que ces organes extra-embryonnaires sont fabriqués par l'embryon lui-même, et qu'il y consacre, au début, une majorité de sa masse. Dans les photos (cahier, fig. 1, haut), le rond central légèrement plus clair (blastoderme), formant finalement l'embryon, constitue environ 20 % de la surface totale du disque. Une autre conséquence, très connue, de cet ordre de choses est que les animaux sont, en général, plus denses au centre et plus mous sur les bords. L'exemple type : tous les poissons, comme les raies ou les soles, qui ont un axe charnu le long de l'axe médian, et des voiles mous sur les côtés. Les mammifères eux-mêmes, quand on y prend garde, sont visiblement plus denses le long de l'axe médian (colonne vertébrale) et plus mous sur leurs flancs - il n'y a qu'à penser à un râble de lapin.

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Cette différence entre le « centre )) et les « bords )) est déjà visible au stade où nous ne sommes que des rondelles de quelques millimètres. Tout l'art de l'embryogenèse (le phénomène de formation des embryons) est de transformer ces anneaux concentriques, plutôt durs au centre et mous au bord, en un être constitué de parties emboîtées les unes dans les autres comme des poupées russes, le tout enrobé dans un sac amniotique (pendant la grossesse). Et tout l'art de l'embryogenèse (la science qui étudie la formation des embryons) est de comprendre scientifiquement comment ça se passe : comment l'ordre de cellules en anneaux emboîtés les uns dans les autres, que je viens de décrire, devient un animal avec cette exquise structure que nous lui connaissons, et qui fait même penser à certains qu'elle n'a pu qu'être créée par un être supérieur, tant elle est complexe. (À ce propos, je n'ai pas d'avis tranché là-dessus. À l'instant où j'écris ces lignes, mon opinion serait plutôt que la formation du corps des animaux est un phénomène si délicatement parfait que cela n'a précisément pas pu être inventé par un esprit pensant, si supérieur soit-il : c'est trop subtil. On peut comprendre la formation des animaux a posteriori, sachant qu'elle est possible et a eu lieu, par l'observation et l'inquisition scientifique, mais on ne peut pas l'organiser en amont ; pour être clair, il me semble impossible qu'un Dieu « personnel )) ait conçu les lois générales de la physique, avec l'espoir ou l'idée même que cela aboutirait à des animaux

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batifolant dans un jardin terrestre.) Que ces phénomènes d'auto-organisation conduisent à la beauté du monde animal est un mystère profond qui me dépasse, mais que je peux seulement souligner, sans commentaire particulier. Les récentes techniques d'imagerie permettent de visualiser le devenir de ces anneaux au cours du développement. Une étude attentive, et dynamique (voir films sur mon site académique), permet de constater que les frontières entre cellules ne sont pas « brassées ». Certes, elles se déforment, mais d'une façon très « propre », déterministe, qui respecte l'existence d'un côté à petites cellules, mitoyen d'un côté à moyennes cellules, puis, plus loin, une deuxième frontière où l'on passe aux plus grandes cellules encore, etc. Imaginez que vous tourniez lentement de la crème fraîche sur du chocolat chaud ou du café : la frontière entre la crème et le café prendrait une forme voluptueuse. Certains gâteaux marbrés reposent sur ce principe. La même chose a lieu pendant la formation des embryons : la frontière entre petites et grosses cellules, qui délimitera le système nerveux et les flancs, se déforme lentement, sans être dispersée. Cette frontière produit peu à peu la forme de l'animal, par son mouvement d'enroulement puis de pli. Les frontières entre types cellulaires sont donc des lignes molles, comme est mou tout l'embryon. Ces lignes forment des contours qui se déforment, et le résultat final est l'animal.

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Voyons comment cette déformation progresse jusqu'à former cet animal. Comment fait-on un animal bien formé à partir d'une succession d'anneaux ? La formation de l'embryon a lieu en deux étapes. Dans une première étape que je détaillerai plus loin, la moitié de la plaque s'engouffre dans un trou qui sera le futur anus. J'en suis bien désolé, mais à partir d 'ici il sera beaucoup question d'anus et d'engouffrement dans cet orifice. C'est un peu singulier, mais c'est en gros notre anus qui nous fabrique et, comme disent les Anglais, « each one of us was at sorne point just an asshole ». Le trou, ou sillon, est visible dans la photo ci-dessous, alors que les cellules ont commencé à s'engouffrer dedans.

Figure 3 . Imagerie du mouvement cellulaire, obtenue en superposant Les clichés à différents temps. Les trajectoires des celLules apparaissent, révélant L'engouffrement des cellules vers un sillon, comme une sorte de tectonique des p laques qui finira par former L'anus.

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À ce stade, il n'y a donc pas d'animal à proprement parler, mais simplement une sorte de plaque avec un trou. Les cellules s'y engouffrent comme une plaque continentale faisant sa subduction au milieu du Pacifique. Il est curieux que le grand public soit beaucoup plus au fait de la tectonique des plaques au milieu du Pacifique que de la formation des embryons ; c'est pourquoi cette analogie avec la subduction continentale dans les fosses océaniques devrait être parlante, bien que les bases de temps et les dimensions soient considérablement éloignées. Or, c'est aussi la beauté de la physique que de traiter des phénomènes différents avec des formalismes communs, les propriétés particulières de chaque matière (viscosité, élasticité, etc.) venant fixer les dimensions et les bases de temps spécifiques. Cette subduction peut se vérifier quand on filme le mouvement : on distingue nettement une sorte d'enroulement du tissu qui forme de grandes traînées dévalant vers le trou, à la vitesse ... de 1 micron par minute (soit 1,5 millimètre par jour, à comparer à la tectonique des plaques qui avance plutôt à la vitesse de 1 centimètre par an), comme sur la figure ci-dessus prise in vivo (noter l'échelle : l'ensemble de l'image fait environ 1 millimètre). Je recommande d'aller voir les films de ce phénomène, qui sont très spectaculaires. C'est cette tectonique des plaques qui va être à l' origine de la « fabrication » de l'animal ; l'engloutissement des cellules dans l'anus fonctionne comme une « lave », qui va provoquer une déformation de la «plaque conti-

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nentale » formant alors une « chaîne de montagnes )) qui sera le corps de l'animal. Les sommets de ces chaînes portent d'ailleurs le doux nom de plis et crêtes neurales. Lorsqu'on regarde un embryon au stade où le trou, ou « faille », constituant l'anus est bien formé, et où les cellules s'engouffrent à l'intérieur, on voit que la structure en zones emboîtées, petites cellules au centre, grandes cellules au bord, est préservée. On peut délimiter des zones, les plus petites cellules étant voisines de l'orifice anal, les cellules moyennes formant une bande un peu plus loin, et les grandes cellules formant le contour de l'ensemble du tissu vivant issu de l'œuf initial (souvenons-nous que cet œuf initial produira l'embryon, mais aussi plusieurs organes extraembryonnaires, tel le placenta ; dans la figure 1 du cahier d'illustrations, l'embryon ne sera fait que des cellules petites et moyennes situées au centre). En entrant dans l'anus, visible précédemment (figure 2 du cahier d'illustrations) en haut à gauche, et pointé par la flèche, les cellules qui envahissent le disque par l'intérieur tirent dessus. Dans la figure ci-dessus, les cellules visibles dans la bande à petites cellules et la bande à cellules moyennes vont former l'embryon à la suite d'une traction par des cellules que vous ne voyez pas, et qui sont précisément celles qui sont tombées dans le trou (ou sillon) anal situé à gauche. Cette traction des cellules qui avancent produit des plis (les cellules tirant pour avancer, elles entraînent avec elles toute la plaque, qui fronce comme du

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beurre gratté avec un couteau). Il faut remarquer que l'embryon, à ce stade, a à peu près la consistance d'un blanc d'œuf: c'est dire s'il est mou et déformable. C'est d'ailleurs un des paramètres qui rend possible l'existence des animaux : certes, les cellules exercent des forces très faibles, mais elles le font sur un matériau extrêmement mou, environ mille fois plus mou que du caoutchouc, et des millions de fois plus mou qu'un arbre. De grandes déformations sont donc possibles, à l'échelle de quelques heures. J'ai dit que la vitesse de ces mouvements est partout de l'ordre du micromètre par minute; donc, pour former un animal d'environ un centimètre, il faut réorganiser les cellules constituant l'animal sur 10 000 micromètres, ce qui va prendre au minimum 10 000 minutes. À raison de 60 minutes par heure, il faudra quelque 150 heures, soit un peu moins d'une semaine. C'est effectivement le temps nécessaire pour former un petit embryon reconnaissable; cependant, l'étape cruciale prend une douzaine d'heures. Le public, plus habitué à des grossesses qui durent neuf mois, est en général très surpris de découvrir la rapidité de la morphogenèse. Un animal présentant des ébauches d'à peu près tous les organes se forme en moins d'un jour, entre le deuxième et le troisième jour de développement, pour un poulet. Accessoirement, on notera qu'un poulet complet, capable de marcher et de picorer tout seul, se forme en vingt et un jours - ce qui, à la réflexion, paraît très peu pour fabriquer quelque chose d'aussi «complexe».

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Mais revenons sur les forces de traction qui vont former l'embryon. Comme l'anus a la forme d'un trait (visible finalement par la petite cicatrice que nous avons au voisinage d'icelui), les cellules qui tirent sur la surface le font de manière bidirectionnelle, comme si elles écartelaient dans les directions tête-queue le mastaba mou initial ; la traction a donc lieu dans un sens et dans l'autre. On peut voir au microscope l'action de ces cellules entrées dans l'anus, et qui tirent sur la surface (figure ci-dessous) en retournant les embryons. C'est également une nouveauté : on peut prendre les embryons et les tourner dans tous les sens, de façon à suivre les mouvements de tissus dans des directions qu'on n'avait pas l'habitude d'explorer auparavant.

Figure 4. Trajectoires des cellules montrant un mouvement bidirectionnels 'éloignant du sillon central. Ce mouvement tire sur la surface. Cette traction déclenche les plis qui forment l'animal.

Les films, et les images qu'on en extrait, sont très parlants : en suivant les cellules à la trace, on forme des traits blancs dans la figure ci-dessus, qui montrent le mouvement des cellules entrées dans l'anus. L'image est obtenue en prenant un film et en superposant les

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planches du film, comme si on laissait ouvert l' obturateur de l'appareil photo. Les cellules qui sont visibles comme de petits points blancs, à chaque instant, laissent une traînée blanche dans l'image quand on superpose tous les plans du film. Comme ces cellules tirent sur la surface en avançant, on voit en fait a contrario la force de traction qui s'exerce sur l'autre face, où se formera l'animal. « Ça >> tire essentiellement dans les deux directions (directions correspondant à la future tête et à la future queue). Arrivé à ce point, on peut avoir le sentiment d'une grande complexité. En réalité, l'observation montre que ces mouvements s'enchaînent de façon très naturelle et quasi inéluctable, l'embryon étant de fait coincé dans un tout petit volume (diamètre 4 millimètres, épaisseur un dixième de millimètre !) . L'étape essentielle pour la formation de l'animal est simplement cette traction bidirectionnelle sur la rondelle molle, dont on voit la cause dans la photo ci-dessus. Bref, j'aurais pu vous faire grâce de tout ce que je viens d'expliquer, et me borner à dire : pour faire un animal, il suffit de tirer aux deux bouts sur une plaque molle, ou « feuillet », de matière vivante. Or chacun sait que, lorsque l'on tire sur un tissu très mou dans les deux sens, il se forme des plis. C'est exactement le phénomène à l'origine de la formation des animaux ; c'est aussi la cause de tous les drapés que l'on connaît : plis de rideaux, lits défaits, etc. Dans le vivant aussi, et d'autant plus qu'il est extrêmement mou, le

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tissu » qui subit ce phénomène de traction plie. Tout bêtement.

«

La traction commence

Les plis se propagent

la frontière entre cellules « accroche » les plis

les plis ségrègent les fonctions

Figure 5. Voici six heures de fa fonnation d'un embryon (de poulet), au moment exact où les plis se forment (vers un jour et demi de développement). On passe d'une Jonne plate à un ensemble de plis épousant les frontières entre cellules. Au bout de quelques heures, on distingue déjà Le cerveau, fa position des yeux, les premiers précurseurs vertébraux.

Cependant, le tissu vivant, qui certes est très mou, est constitué d'anneaux de cellules de tailles différentes, et je n'aurais pas pu faire l'économie de cette explication-là, car elle joue un rôle essentiel dans la compréhension de l'organisation des animaux.

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Les parties où les cellules sont petites et serrées sont naturellement moins souples que la partie où les cellules sont fines et plates. On le comprend aisément : quand les mailles sont plus petites, un tissu est plus fort, plus épais, plus rigide. Un phénomène analogue a lieu dans la matière vivante embryonnaire. Quand les cellules qui composent le tissu vivant sont plus petites, le tissu de soutènement qui forme des mailles serrées entre cellules est plus dense, donc plus rigide. On observe une telle gradation des cellules (et donc de la rigidité du tissu) dans la matière vivante, précisément dans la galette informe et molle qui s'apprête à former un animal. Il faut imaginer que la partie fine de l'embryon est un linge (tissu) fin, et la partie épaisse un linge (tissu) plus épais. La partie centrale est donc plus rigide et plie plus difficilement que la partie située sur les bords. J'ai appelé cela, dans certaines conférences, l'effet « manche de chemise » : quand on regarde une chemise sur le corps d'une personne, la plupart du temps il y a un pli au poignet. En effet, le poignet est fait d'un anneau amidonné ou cartonné, particulièrement rigide, tandis que la manche de la chemise est molle comme de la flanelle. La moindre compression ou tension fait plier la chemise à son poignet, exactement à la frontière entre le mou et le dur. Dans le tissu vivant, les mailles sont plus serrées dans le disque central, qui est le futur cerveau, que dans les futurs flancs qui constituent l'anneau suivant.

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Et elles sont encore plus serrées que dans le futur sac amniotique, qui formera, lui, une grande poche flasque enveloppant le bébé (la poche dite des « eaux»). Le début de la morphogenèse opère donc comme une plongée d'une partie du tissu dans l'anus; les cellules qui se sont glissées dessous tirent sur la surface et la font plier, se « chiffonner», mais d'une façon parfaitement reproductible, car les plis suivent exactement les frontières entre cellules « gravées » dans le tissu. C' esr le point important qui rend la morphogenèse si facile, si reproductible, et si efficace pour faire des animaux fonctionnels et bien organisés, des animaux « cohérents », dont les pièces semblent emboîtées comme dans un puzzle. Pour aller directement au plus simple, ces plis prennent la forme de l'animal, car, lorsqu'on tire aux deux bouts sur un tissu mou, la forme obtenue est celle d'un animal primitif. On peut illustrer ce phénomène en collant une étiquette de cahier d' écolier sur une feuille de caoutchouc. Lorsqu'on tire sur la feuille de caoutchouc, l'ensemble plie en suivant exactement le contour de l'étiquette, qui s'enroule sur elle-même et se referme en tube. Le reste du caoutchouc subit une lente déformation qui prépositionne les reliefs des futures pattes avant et arrière.

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Figure 6. La traction sur une feuille de caoutchouc reproduit le mécanisme de ségrégation des tissus. Une étiquette a été posée au centre de la feuille pour simuler la présence d'une zone plus rigide. Les plis dans le caoutchouc forment une gouttière (puis un cylindre) épousant exactement les bords de l'étiquette.

Ainsi, un phénomène global, relativement simple, explique la formation d'un animal organisé dans ses grandes lignes. Plus que simple, le phénomène est, selon notre jargon, robuste et générique. La preuve en est : je peux reproduire le phénomène en tirant sur du caoutchouc avec mes doigts. Cela signifie deux choses un peu différentes : d'une part, que le phénomène est peu sensible à la nature du matériau ; d'autre part, que le phénomène est peu sensible à la précision de la force qui tire. La forme est, comme on dit encore dans notre jargon avec un vocable évocateur, «accrochée » au contour présent dans le matériau. C'est aussi pourquoi

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la morphogenèse est si reproductible : elle est peu sensible au détail. Dans mon laboratoire, nous saisissons les embryons, au stade où ils sont plats, avec de petits râteaux, et nous les forçons à plier en poussant ou tirant dessus. Les embryons plient toujours au même endroit, même si les outils de micromécanique que nous utilisons ne sont pas parfaitement bien posés dessus. C'est un fait couramment admis que le vrai développement embryonnaire est très précis, très reproductible, ce qu'illustre un proverbe comme « Les chats ne font pas des chiens » : bien que cette expression ait souvent un contenu moral, elle émane d'un fait physique, à savoir que les animaux produisent systématiquement des rejetons qui leur sont extrêmement semblables. Le mécanisme de cette identité est, selon moi, dû pour une large parr à la robustesse de ces plis physiques. Er, d'ailleurs, cette robustesse perdure pendant la morphogenèse et contribue constamment à la réussite du développement. Par exemple, dans la photographie ci-dessus, on voit que les plis d'un caoutchouc se lèvent exactement à la frontière entre le dur et le mou. On dirait, en sciences, que le contraste d'élasticité à cet endroit sélectionne la forme du pli en petites déformations. Cependant, si l'on considère plutôt une situation en grandes déformations, c'est-à-dire si l'on tient dans sa main le caoutchouc dans une géométrie déjà très avancée, évoquant la fermeture du tube neural, on constate alors que, lorsqu'on tire dessus suivant l'axe du tube, l'effet de la force exercée est simplement de propager

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la fermeture et d'enrouler un peu plus le tube suivant la limite de la zone dure. Cela montre que le phénomène a une robustesse qui agit encore à un stade avancé où l'enroulement et le pli du tube se propagent comme une onde. La même physique intervient à des moments très différents. Cette première partie m'a permis de vous présenter un résumé succinct du mécanisme de formation d'un animal. Si vous avez adhéré à cette description, vous avez franchi un grand fossé, celui qui enjambe le vide conceptuel entre une masse « informe >> de cellules et un animal reconnaissable. Ce vide conceptuel est présent dans l'œuvre de Darwin, qui fait remonter les vertébrés à un ancêtre appelé « archétype >> sans que figure nulle part un mécanisme de formation de cet archétype (j'en reparlerai), et il est présent aussi en biologie du développement, pour laquelle les intermédiaires entre une blastula (la rondelle plate) et l'animal sont autant d'étapes arbitraires ne présentant pas une logique commune qui permettrait de décrire l'ensemble de la formation d 'un animal comme un phénomène unique. Pour réussir cette soudure entre le non-animal et l'animal, il a fallu tirer au clair ce qu'est un « nonanimal » et ce qu'est l'animal. Dans cette description, une rondelle plate avec des anneaux, même fonctionnels (un anneau digère, un autre contient des nerfs, un autre encore remue ... ), n'est pas réellement un animal. En revanche, un feuillet replié en tube creux, présentant un ordre en poupées russes emboîtées avec du nerf au

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centre du muscle autour et du tube digestif en dessous, est un animal et, selon cette description, l'animal est la « configuration déformée », comme on dit en physique, obtenue directement à partir de la « configuration de référence » en anneaux. De surcroît, cet animal se déplacera dans le sens du tube pour une raison géométrique : les cellules qui font la traction se développent en muscles organisés en anneaux autour des tubes ; elles propagent des contractions qui font avancer le tout suivant l'axe du tube, avec des mouvements d'ondulation, comme un ver ou une anguille nageant dans l'eau. Dit simplement, les forces qui transforment des anneaux en tube servent ensuite à faire bouger, se déplacer, les tubes. Je viens d'évoquer un « vide conceptuel » entre la masse informe de cellules et un animal organisé. Je suis prêt à parier que ce vide est également, si j'ose dire sans vouloir blesser personne, dans l'esprit de tous : si l'on demandait à chacun autour de soi de dire ce qu'est un animal, je suis certain qu'on recevrait autant de réponses différentes que sont vagues les idées sur cette question. Les manuels de biologie eux-mêmes font l'impasse sur le sujet, et les galeries des muséums d'histoire naturelle sont également silencieuses sur le mécanisme de formation des vertébrés qu'elles exposent (dans la grande galerie de l'évolution au Jardin des plantes à Paris, il y a tout juste un poster en haut à gauche qui indique quelques notions de génétique, c'est tout).

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Le point de vue de la physique (au moins celui de quelques physiciens) n'est pas très poétique : « Les animaux sont des tubes dans des tubes dans des tubes. » Je viens d'expliquer comment la géométrie en anneaux est la cause radicale de ce fait. Les gradins de rigidité localisent les plis successifs. Cependant, cette description était si cursive que j'ai mis sous le tapis un point important. Il ne suffit pas de comprendre la géométrie des zones dures ou molles, il faut aussi comprendre la distribution des forces qui agissent pour déformer les anneaux. J'ai décrit le début de la morphogenèse comme un engouffrement du tissu dans un trou qui sera finalement l'anus ; tout commence ainsi. C'est l'occasion de rappeler que les vertébrés sont des deutérostomes, c'est-à-dire des animaux qui « font la bouche en second », du grec stoma qui veut dire « bouche », comme dans « stomatologue » (le médecin qui répare les mâchoires et qu'on doit consulter pour se faire faire des implants, etc.). Je n'ai pas clairement décrit ce qui cause cet engouffrement. Je veux dire par là que, si l'engouffrement dans l'anus requiert une machinerie biologique très différente de la formation des plis de l'embryon, alors un problème intellectuel apparaît, qui suppose d'admettre qu'il faut deux phénomènes différents pour faire un animal : un engloutissement, suivi de plis. Alors, au cours de l'évolution, l'un aurait dû attendre l'autre pour finalement donner naissance à une forme animale fonctionnelle. À moins que les deux phénomènes n'en forment qu'un, l'un étant dans la continuité de l'autre.

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Lorsqu'on parle de mouvement, et particulièrement de ce mouvement d'enroulement et d'engouffrement dans l'anus, il convient de distinguer la cause du mouvement er la forme du mouvement. Un mouvement, tels des tourbillons ou des plis, peur être obtenu par des moyens différents. Chacun sait qu'on peur faire circuler du fluide dans un tube en le poussant d'un côté (comme la colle en tube) ou en l'aspirant de l'autre (comme le soda bu avec une paille). Pour le problème qui nous occupe, on verra que l'on peur distinguer la cause exacte de rous les mouvements d'embryogenèse, qui peur être variée et obtenue de nombreuses façons, er la forme de ces mouvements, qui est plus générale. Dit simplement : il y a beaucoup de façons de remuer un liquide ou une feuille molle, mais le type de mouvement obtenu est moins varié que les causes. Dans le cas particulier des animaux, leur développement limite considérablement la forme des mouvements, du fait même que les animaux sont constitués de cellules formées les unes à partir des autres, dans le sens de l'histoire du développement, er accumulées dans une structure en anneaux. La physique s'intéresse davantage aux lois generales de ces mouvements, et la biochimie s'intéresse davantage au mécanisme moléculaire exact qui permet de transmettre la force (encore que les équipes se recouvrent sur la frontière de l'interdisciplinarité). Allons droit au but : la cause du mouvement de morphogenèse des animaux tient dans le fait que toutes les

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cellules tirent les unes sur les autres avec toutes sortes de molécules (la traction exercée par les cellules n 'est pas produite par une force unique, elle est la résultante d'une activité globale de traction ; peut-être les premières cellules n'avaient-elles qu'un seul mécanisme de traction, mais les cellules des animaux usuels en ont plusieurs ; le mécanisme principal de traction utilise les mêmes molécules que la traction musculaire ordinaire). Cependant, la forme du mouvement (une grande rotation entraînée vers un trou anal, suivi de plis successifs sur les bords des anneaux) est une résultante globale de la distribution initiale des cellules ; elle n'est définie par aucune molécule particulière qui serait produite par l'animal, au stade où il est « tout plat » et informe, afin d'obtenir ce résultat. Les forces qui tirent sur la plaque molle pour la déformer sont organisées en anneaux, exactement pour la même raison que les cellules sont organisées en anneaux et que les gradins de rigidité sont organisés en anneaux. Tout suit le plan, et s'y réfère. Pensez à un rond de fumée : il n'existe aucune molécule, dans la fumée, qui soit directement responsable de la forme du rond de fumée ; le rond de fumée est le résultat global de la mécanique de la bouche qui lance la fumée et la fait partir « comme ça». Ensuite, le mouvement de ce rond de fumée dépend de la densité de l'air, de la viscosité de la fumée, etc., sans être directement un produit de ces paramètres physiques.

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Dans le cas de la formation des vertébrés, il est important de comprendre le mouvement initial, puis les mouvements successifs de plis, puisqu'ils sont la cause première de la formation des animaux. Il n'y a rien de plus important si l'on s'intéresse au « pourquoi )) de l'existence de ces animaux. Cependant, des analyses très compliquées effectuées par plusieurs équipes depuis quelques années se ramènent finalement à quelque chose d'extrêmement simple : les anneaux successifs se contractent pour former les tubes, avec des forces qui sont tout bêtement alignées sur les anneaux eux-mêmes. Ainsi, le premier mouvement d'engouffrement dans l'anus présente une forme assez spectaculaire, constituée de rouleaux ou tourbillons contrarotatifs, orientés vers le futur anus. Qe vous encourage à aller voir les films de ce mouvement, en particulier sur mon site académique, où l'on peut voir de près ces tourbillons.) La masse de cellules a l'air de se comporter comme une tasse de café tournée avec d'invisibles petites cuillères. Je mets « petites cuillères )) au pluriel, car on voit des tourbillons tournant en sens inverse, alors qu'avec une seule petite cuillère on ne peut tourner le café que dans un seul sens à la fois. Dans la plaque ronde initiale, les cellules tournent en convergeant vers un point (futur anus) et, en s'éloignant de ce point, dans la direction perpendiculaire. Donc, pourquoi les vertébrés (les amniotes, ceux qui sont les plus proches de l'homme) adoptent-ils cette

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forme particulière de « lancer » du mouvement en rouleaux contrarotatifs, qui entraîne la formation d'un anus, par où se fait la traction sur la galette ronde ?

Figure 7. Observation de mouvements en rouleaux à la suiface d'un jeune embryon. Aujourd'hui, ces mouvements sont reconnus comme des écoulements de fluide visco-élastique.

Cette forme en rouleaux, à vrai dire très banale pour ceux qui ont déjà observé des volutes de mousse dans leur baignoire, est due au fait que les cellules sont alignées le long des gradins du mastaba amplement décrit ci-dessus. Les alignements de cellules, en se contractant, génèrent des tourbillons de matière, qui finissent par plier. La cause profonde de ce phénomène tourbillonnaire contrarotatif est que les anneaux évoqués jusqu'ici sont légèrement asymétriques: ils sont un peu plus épais d'un côté que de l'autre. Les cellules qui tirent les unes sur les autres tirent donc plus sur les bords et plus à l'arrière. Le mouvement naturel obtenu quand les cellules ont cette configuration (de type « quadrupolaire », dirait-on en

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physique) et que « ça bouge lentement » est une double rotation vers un point de collision du mouvement de la moitié gauche et du mouvement de la moitié droite. La figure ci-dessous montre une cartographie de l'écoulement, et le carré à gauche un « zoom » sur la région qui formera l'anus, où l'on voit les écoulements arriver dans deux directions et repartir dans les deux directions perpendiculaires (on appelle ça un «point col »).

Figure 8. Champ de vitesse visualisé sur l'embryon de la figure 7, ci-dessus, par la méthode de « vélocimétrie de particules ». Cette méthode corniste à suivre par ordinateur et reconnaissance d'image les mouvements dans le «film ». On distingue nettement les tourbillom.

La galette de cellules, constituée de cellules petites au centre, moyennes autour, et grandes plus loin, est davantage déséquilibrée aux frontières entre anneaux successifs, et commence à s'enrouler « comme ça >> automatiquement, sans que ce mouvement soit nulle

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part écrit ou autrement « codé ». Cette description a longtemps échappé à la biologie car la biologie, cherche une cause unique, identifiable chimiquement, à la forme du mouvement; or, en réalité, il n'y a pas de cause directe, moléculaire, à la forme du mouvement. Il existe une cause à la capacité des cellules à tirer, et il existe une cause globale, holisre, à la forme du mouvement. Mais il n'y a pas de molécule spécifiquement responsable de la nature « en vortex» quadripolaire de l'écoulement. La distribution initiale de cellules étant celle-là, soit les cellules tirent, soit elles ne tirent pas ; mais, si elles tirent, le mouvement s'emballe comme ça, et les forces de traction sont les mêmes que celles qui serviront à faire plier l'embryon plus tard. Le cocktail de molécules pouvant former ce mouvement est infiniment varié, et c'est d'ailleurs pourquoi il y aura des animaux « de ce genre » sur toute planète où l'on trouvera une vie de type cellulaire et, bien évidemment, présente depuis assez longtemps (en tout cas, c'est mon avis). En revanche, la typologie du mouvement n'est pas infiniment variée : elle est limitée par la symétrie du problème. Celle-ci est des plus simples dans le cas des vertébrés : elle se résume à une succession d'anneaux, mais légèrement biaisés vers l'arrière. L'origine de la symétrie circulaire est dans la répétition des divisions de proche en proche, dans un ovule initialement rond. L'origine des différences entre anneaux est dans l'existence de plusieurs types cellulaires. L'origine du biais vers l'arrière n'est pas vraiment connue (sauf que les cellules y sont

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effectivement plus grosses), mais pourrait remonter simplement à l'existence d'un point spécial, point d'entrée du spermatozoïde (qui crée une asymétrie avant-arrière). Pourquoi ce mouvement crée-t-il automatiquement un animal ? Le mouvement démarre comme une sorte d'enroulement suivant les lignes de cellules ; or il a la particularité de très peu déformer ces lignes, de même que Jay Chou dans Le Frelon vert fait des fleurs de crème dans le café en maniant le pot à crème avec délicatesse. Le mouvement des embryons est suffisamment doux, lent, pour que ces lignes soient toujours présentes. Dans le jargon des physiciens, on appelle cela un écoulement à bas nombre de Reynolds : le nombre de Reynolds caractérise le brassage d'un petit volume de liquide et la transition vers un régime turbulent. Contrairement aux tourbillons que vous pouvez voir sur les cartes météo à la télé, les tourbillons dans les embryons ne sont pas turbulents, et tendent à se «régulariser)) tout seuls (même si ça part un peu de travers, ça se corrige automatiquement, de même qu'un ballon qu'on gonfle devient plus lisse). Pour être précis, les tourbillons dans les embryons tournent avec une vitesse de révolution de l'ordre d'un tour par jour, c'est-à-dire quelques micromètres à la minute. Imaginez que vous tourniez avec la pointe d'un cure-dent une galette de miel de 5 millimètres en faisant un tour par jour : ça vous donnera une idée de la stabilité du phénomène embryologique. On peut dire que la morphogenèse est très prudente !

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Cependant, si une vitesse de quelques micromètres par minute est très lente à l'échelle des phénomènes physiques, elle est en réalité très rapide à l'échelle de la vie d'un individu puisque, à cette vitesse-là, on réorganise complètement la rondelle de matière vivante en quelques jours, ce qui est à peu près le temps nécessaire pour fixer la forme d'un embryon. À l'échelle d'une vie, c'est rapide, et l'on comprend que, pour la plupart des animaux, il vaut mieux que l'embryogenèse soit rapide, l'environnement étant fréquemment visité par les prédateurs (n'oublions pas que nous sommes nés dans la mer, et que de très nombreux petits vertébrés constituent à l'état juvénile des proies faciles pour les plus gros ... ). Les lignes séparant les domaines cellulaires forment initialement des anneaux plats emboîtés en « poupées russes plates », et ces anneaux vont peu à peu prendre réellement la forme ... d'une poupée (l'embryon). Dans tous les cas, et pendant tout le mouvement, les déformations poussent à allonger le disque et à le transformer en une sorte de grande cacahuète, ou de « grand 8 », ou de guitare élancée (je reparlerai un peu plus loin de la forme en guitare ou contrebasse du corps de l'homme ... et de la femme). Le point très important, qui va sceller la nature véritablement biophysique des plis, est le suivant : la traction sur le disque constitué d'anneaux concentriques déclenche les plis exactement aux frontières entre types cellulaires. Ça plie « aux jointures » entre petites et moyennes cellules, et « aux jointures » entre moyennes et grosses cellules. C'est là

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toute la différence, la différence fondamentale avec les plis qu'on pourrait obtenir en passant son couteau sur du beurre, ou en froissant son t-shirt. Le drapé vivant plie non pas au hasard des plis induits par le phénomène physique, comme dans un tableau de Léonard de Vinci, mais suivant un tracé «préétabli )) qui est celui des frontières entre types différents de cellules. En résumé, et comme il est dit dans l'introduction, il faut quatre éléments pour faire un animal : Le premier est une structure en anneaux, avec de petites cellules au centre, et de plus grandes et plus plates au fur et à mesure qu'on s'éloigne du centre. Cette structure planifie, cartographie les différentes fonctions de l'animal : par exemple, l'anneau périphérique assure la digestion, le disque central la pensée. Le deuxième ingrédient est une traction sur cette rondelle molle et irrégulière qui possède cette structure emboîtée. La nature n'ayant sous la main que les cellules de la rondelle molle elle-même, la traction est exercée par les cellules réparties sur les anneaux. Et tout commence par une traction en anneau qui crée une tectonique anale (j'insiste sur ce point : les animaux, comme nous-mêmes, commencent par n'être qu'un trou anal, et la moitié de nous-mêmes entrée dans notre propre anus nous forme en nous tirant nous-mêmes de l'intérieur - c'est un peu salace, mais c'est la pure vérité).

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Le trotsteme ingrédient est un « pliage » en cascade qui a lieu exactement aux coutures entre types cellulaires (voir la figure 6 ci-dessus). Le dernier ingrédient est la propagation des plis, qui déferlent comme des chenilles de char et se referment les uns dans les autres. Les plis animaux ont donc quelque chose de spécial que n'ont pas, par exemple, les plis en papier : ils sont vivants et avancent, ils bougent une fois formés - nous y reviendrons. Ces événements sont associés à des mouvements d'ensemble continus de la matière vivante (flot de cellules) qui forment de larges enroulements, à tous les stades de ces phénomènes. Ces mouvements sont résumés dans le dessin ci-dessous.

0

+

f+ ~

lf\

L'anneau extérieur tire. Un point col existe à t'emplacementde l'anus .

Les cellules involuent par le sillon anaL L'involution forme un dipOie.

~L=es:c:el:lu:les:t:ire:nt:s:ur:la:::.---, se déforment. li existe un point surface, col à l'emplacement du nombril.

lers-zo_n_••_•_m_bo_ite·•_•- - - - - - - - - - - - . , Le tissu plie. Les plis centraux forment le système nerveux.

le pli intermédiaire forme les flancs. La zone non pliée forme les organes extra-embryonnaires.

Figure 9. Schéma résumant les déformations successives des anneaux concentriques qui prennent peu à peu la forme d 'un animal.

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Figure 1O. Forme d 'un embryon de vertébré au stade intermédiaire décrit par la dernière image de la planche précédente. L'embryon fait environ 5 millimètres de long. (Vues de profil et de trois quarts foce du même embryon.)

Cette description, pratiquement « opérationnelle », on dirait techniquement « algorithmique » (elle permet de faire des animaux, du moins par la pensée, et aussi par le calcul), révèle de fait une loi générale pour faire les animaux de ce type. Cette notion satisfait les physiciens, qui, précisément, sont à la recherche de lois générales. Le sens même de notre travail est de trouver les constantes, les lois, les mécanismes généraux. Pendant longtemps, on a cru que la formation des animaux échappait aux lois générales, que les animaux étaient contingents. En particulier, il paraissait inconcevable qu'un phénomène unique ait un impact sur l'ensemble de l'embryon. Je me souviens d'une audition CNRS après laquelle un membre du jury est intervenu pour dire que « ce n'était pas possible», que ce que je décrivais pouvait à la rigueur décrire le haut de l'embryon, mais pas le bas, que des phénomènes génétiques prenaient le relais. Oui, il est sans doute vrai que la génétique est

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différente ici ou là (gènes Hox, etc.), et que progressivement des nuances génétiques singularisent une épaule par rapport à une cuisse, un pied par rapport à une main. Cependant, le phénomène de traction et de pli qui produit l'ébauche représentée sur les photos ci-dessus est bien un phénomène global, qui concerne tout l'animal ; il commence bien par de grands tourbillons dus à la traction exercée par un anneau. Je me souviens d'un aréopage de biologistes m'expliquant que les mouvements dans les embryons ne pouvaient pas être décrits par des vitesses au sens physique, que ça n'avait pas de sens. On me demandait de démontrer que le mouvement de la matière en chaque point était décrit par une vitesse (!). Récemment, lors d'une réunion destinée à susciter des collaborations interdisciplinaires, un biologiste est intervenu, comble de l'ironie, pour dire que les cellules donnaient l'impression de s'écouler, mais que la matière vivante, « ça ne s'écoule pas )) ; qu'on avait l'impression qu'il y a des rotations, des tourbillons, mais que ce n'en étaient pas. Quand j'ai présenté ma candidature dans mon laboratoire actuel à l'occasion d'une conférence devant mes « pairs ))' le président de l'UFR s'est écrié devant l'assemblée : «Tu ne peux tout de même pas traiter un embryon comme un liquide ! )) Le jour où, courtoisement invité à l'Institut de mécanique céleste et de calcul des éphémérides, j'ai exposé mon travail, le directeur s'est publiquement levé pour s'exclamer : « Ces travaux sont créationnistes ! ))

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Aujourd'hui, des congrès entiers sont dédiés uniquement à la mécanique des mouvements dans les embryons, à la mécanique des tissus, à la mécanotransduction dans les cellules, à la visco-élasticité embryonnaire ; le traitement de la morphogenèse par les lois de la mécanique des fluides est devenu banal, sinon universel. À la fin d'une conférence faite à un congrès de pédiatrie, un auditeur s'est levé devant trois cents personnes pour dire : « Monsieur, ça fait vingt ans que j'enseigne ça, je ne l'avais jamais vu en vidéo, je vous remercie. » La plus grande revue de physique, la revue américaine Physical Review, a ouvert en janvier 2016 une nouvelle section de biologie physique dans laquelle les articles sur la physique des embryons et de l' évolution sont désormais acceptés. Et je me souviens d'un célèbre biochimiste, dont je tairai le nom par charité, expliquant sans rire dans une conférence que la nature avait inventé la biologie pour contourner les lois de la physique(!). Récemment, en février 2015, le journal Le Monde a titré un article d'une demi-page de son cahier «Sciences-Médecine>> : «L'embryon façonné par la mécanique des fluides », ce qui semble tout naturel aux jeunes étudiants, mais qui occulte en fait tout ce à travers quoi cette science a dû passer. Mon avis, au fond assez banal maintenant, est donc qu'il existe des lois générales, issues de la physique, et que les animaux observés sont des instanciations d'animaux appartenant à une famille d'animaux possibles,

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obtenus en modifiant les paramètres d'une loi générale, comme celle que je viens de décrire. Certes, il existe de nombreuses possibilités à l'intérieur de la loi générale, en particulier celle des vertébrés. Qui a dit que les lois physiques devaient produire des instances uniques ? La principale erreur des opposants à ce type de concept est d'imaginer que, dans ces théories, tous les animaux devraient être pareils. Chaque réalisation, chaque solution du problème dépend de « paramètres » (par exemple, la durée des phénomènes, la taille des cellules, le moment où le phénomène commence, la rigidité, la viscosité, etc.). Un exemple simple concerne la formation des phanères (poils, ongles, écailles). C'est un phénomène superficiel, mais, lorsqu'il touche à la bouche et forme un gros ongle à la place de la lèvre, l'impact sur la face est très important. Les oiseaux ont un visage proche de celui des humains ... jusqu'à la formation de leur bec, qui ne commence qu'à la fin de la première semaine de développement. Le développement du bec écrase toute leur face et modifie considérablement leur aspect extérieur. La formation de ce bec est aussi intimement reliée au fait qu'ils ont des plumes (d'où une corrélation entre l'aptitude au vol et le fait d'avoir une bouche pointue et dure). On peut évidemment mettre en avant le caractère aléatoire de la formation des ongles. Cependant, la formation de couches dures, avec des polymères, est un phénomène banal et, s'il fallait considérer la formation d'un bec comme un phénomène contingent, il indi-

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querait que les oiseaux sont davantage là par hasard que les humains, le bec et les plumes étant quelque chose « en plus » par rapport à l'embryon « normal ». C'est le propre de l'homme d'être un animal « sans rien de particulier ». Sans écailles, sans cornes, sans trompe, sans crêtes dorsales, sans carapace. L'homme brille par son inconsistance physique, par l'absence d'excès morphologiques. Seul son cerveau est remarquable ; tout le reste : ses yeux, ses oreilles, son nez, ses bras, sa peau, absolument tout est «bas de gamme», arrêté dans son évolution à un stade ancien, presque primitif (sauf peut-être pour la vision des couleurs). Le travail des généticiens et des biochimistes est de chercher, et de trouver, les briques moléculaires de ces édifices, et comment la nature circule dans l'espace des possibles en modifiant les propriétés chimiques des tissus. Le physicien ne peut pas rétro-prédire que les cellules allaient tirer un jour sur leur substrat à l'aide d'une molécule d'accrochage appelée intégrine et d'un couple moléculaire d'acto-myosine. Cependant, le physicien peut dire que soit les cellules tirent, soit elles ne tirent pas, mais que, si elles tirent, voilà ce que ça donnera. Une partie du travail des biochimistes et des généticiens étudie les interactions entre les expressions génétiques et les molécules ayant des actions les unes sur les autres. Toutefois, mon sentiment est que les rétroactions moléculaires des gènes les uns sur les autres (au travers de molécules de signalisation, facteurs de transcription, etc.) sont moins importantes que ce qu'on

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pense. Les propnetes mécaniques globales jouent un rôle crucial dans la morphogenèse ; elles agissent à un stade où l'animal est très petit, et induisent des conséquences à grande échelle. Pour une large part, les propriétés mécaniques et les contraintes géométriques expliquent que ces animaux soient là.

CHAPITREZ

Débat à propos du darwinisme

En introduction, j'ai évoqué ce sentiment de fin de l'histoire qui semble se répandre, quand, dans le même temps, des choses nouvelles apparaissent. Qui aurait cru il y a peu qu'un homme vivrait plusieurs mois avec un cœur artificiel autonome ? Qui aurait cru que des traitements immunologiques pourraient arrêter la progression d'un mélanome, ou que des inhibiteurs de tyrosines kinases pourraient faire disparaître des métastases cérébrales? Si mal qu'aille le monde, et malgré les actes démentiels de nihilistes détraqués, des progrès peuvent encore avoir lieu, ont lieu. En sciences, le sentiment de fin de l'histoire se répand lorsqu'un consensus s'établit qui donne l'impression de suspension de la pensée, d'arrêt du progrès, d'aboutissement. Ce sentiment est une illusion, un impardonnable orgueil : en réalité, tout peut basculer, se modifier, se compléter ou même se retourner.

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Les travaux que j'ai exposés dans le précédent chapitre -j'admets qu'il ait pu être un peu dur à avaler- aboutissent à une description très simple de la formation des vertébrés. Un tissu présentant des bandes plie au ras des coutures entre ces bandes, et le résultat s'appelle un animal. C'est tellement simple qu'on ne peut s' empêcher de se dire : est-il possible que ce soit aussi simple ? Évidemment, la complexité est cachée sous le tapis moléculaire, dans l'ensemble de molécules qui permet l'activité de la cellule individuelle. Cependant, une fois mises ensemble en masse, ces cellules donnent naturellement des animaux de cette sorte. Comme souvent quand la physique intervient dans des problèmes de biologie, une réaction quasi phobique a d'abord été observée contre ce genre d'idées. Mais elle est derrière nous, ou presque (il y a peu, mes travaux et moi étions encore qualifiés de « bizarres » par un évolutionniste bon teint - c'est quand même mieux que les noms d'oiseaux et d'orifices divers reçus auparavant : la diffusion de ces idées progresse). Toutefois, lorsque quelque chose de simple a été omis pendant longtemps, on ne peut guère s'étonner qu'a contrario le train de la connaissance ait foncé tout seul devant lui dans la mauvaise direction, tel un canard sans tête. Encore que le canard de l'évolution ait bien une tête, et une belle tête, puisqu'il s'appelle Darwin. Mais que dit Charles Darwin à propos des vertébrés ? Il dit que les vertébrés se déduisent les uns des autres par de simples allongements des parties, qui peuvent être arbitraires, et que tous les vertébrés doivent remonter

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à un « archétype », ancêtre idéal des vertébrés, pour lequel le mécanisme d'apparition est réputé inconnu. On remarquera que la biologie de l'évolution et la biologie du développement présentent la même tache aveugle, à savoir : comment apparaît l'animal fonctionnel, reconnaissable, le premier ? Une fois admis le mécanisme de formation de l'archétype d'animal, tel qu'expliqué dans le précédent chapitre, force est de constater qu'un certain nombre de faits philosophiques, ou épistémologiques, pour employer de gros mots, sautent aux yeux. Le principal est qu'il y a beaucoup moins de hasard que ce qu'on croit dans la formation des animaux. Certes, il est vrai que les paramètres du phénomène changent au hasard, et qu'il a fallu beaucoup de temps pour que cela se produise, mais le mécanisme de formation des animaux n 'est pas une succession de coups de sonde arbitraires extrudant peu à peu une forme, comme on emboutirait de la dinanderie à coups de marteau. Il existe un mécanisme physique, d'ailleurs et fort justement mécanique, qui permet la construction d'un animal, et même simultanément l'établissement d'un schéma corporel comportant des compartiments séparant les diverses fonctions. C'est effectivement si inattendu que cela suscite quelques contestations, lesquelles sont toujours les bienvenues. Comme disait Marguerite Yourcenar : « C 'est au moment où l'on rejette tous les principes qu'il convient de se munir de scrupules. »

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Où se manifeste le « peu » de hasard ? D'abord, le mouvement a une cohérence d'ensemble caractéristique des phénomènes physiques, obéissant à des lois qui s'appliquent dans toute l'étendue de cette matière. Les embryons sont très petits et très mous, quand ils se forment ; il suffit donc de tirer à un bout pour que l'effet mécanique se propage partout. Ainsi, le petit embryon circulaire n'est pas une juxtaposition de pièces indépendantes, évoluant au hasard, c'est-à-dire avec la possibilité d'échapper à leur nature (de type « fluide » propageant les pressions et les mouvements). On ne voit pas de rétroactions nombreuses, aléatoires, localisées, qui signeraient la présence de « cascades » aléatoires induisant des comportements ponctuels, comme si les cellules interprétaient de l'« information » et agissaient comme de petites personnes autonomes (tel est le genre de vocable souvent entendu). Il y a moins de « cybernétique )) que ce qu'on croit généralement dans le comportement des cellules, qui sont des entités sans projet, sans intellect, sans volonté ni libre arbitre. Ce point mérite un petit commentaire. La biologie du x:xe siècle est venue compléter la théorie de Darwin, en introduisant la génétique et le concept d'information, transmise de génération en génération, avec modifications. Ces travaux ont montré que les cellules pouvaient être le siège de réactions chimiques en réponse à des stimuli, ce qui, passé un certain degré de complexité, peut s'interpréter comme une « prise de décision ». Les cellules, dans cette vision, se libèrent de leurs contraintes environnementales en exerçant

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des forces, de l'intérieur, qui leur permettent d'agir de façon autonome, comme de petits bolides conduits par un chauffeur. À l'instar d'un pianiste interprétant Chopin, les cellules obéissent bien aux lois de la physique, et le pianiste, fût-il Chopin lui-même, ne peut évidemment pas faire autrement. Cependant, la trajectoire des mains du pianiste est manifestement libérée des forces qui les entourent, puisque les mains peuvent se lever ou descendre comme si la gravité n'existait pas, et s'envoler sur le clavier comme si l'air n'avait aucune consistance. Dans cette vision du phénomène, une information interne au pianiste génère des instructions biochimiques en sorte que les mains sont autonomes et ne suivent pas la trajectoire d'un phénomène physique connu (elles ne tombent pas selon les lois de la chute des corps, elles ne s'envolent pas comme un fétu dans l'air). En fait, le cerveau et les muscles du pianiste utilisent l'électrodynamique pour contrecarrer la gravité : une partition gravée dans le cerveau est relue électrochimiquement et transmise par le même moyen aux nerfs, puis aux muscles, qui vont utiliser des forces électrochimiques pour fléchir les membres. C'est également ainsi qu'était perçu le développement embryonnaire vers la fin du xxe siècle : comme une succession de décisions biochimiques de type stop and go répondant à une sorte de partition, des instructions analysées dans le secret de la cellule et générant assez d'énergie en interne pour former des mouvements « non physiques », libérés des contraintes matérielles environnantes. Ce que veulent dire les biologistes lors-

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qu'ils affirment que « les cellules ne s'écoulent pas » ou qu'elles « contournent les lois de la physique », c'est probablement que les cellules ne suivent pas des trajectoires d'un phénomène physique connu, extérieur à elles, mais des trajectoires inventées par la nature au gré de la sélection naturelle, et animées de l'intérieur de la cellule qui suit une partition. Ce point de vue a changé. La formation des embryons suit manifestement un mécanisme de plis en cascade, mais une cascade visqueuse et molle. Les trajectoires des cellules dans ce phénomène sont, pour une très large part, les trajectoires d'un phénomène physique, ce qu'on appelle des « lignes de courant». Par ailleurs, lorsqu'on suit les mouvements, on s'aperçoit que les grandes étapes ont lieu, en fait, à vitesse constante, sauf pour certains événements où des « discontinuités » suivies d '« accélérations » sont observées, mais qui s'expliquent presque totalement par la physique (j'en montrerai quelques exemples importants plus loin). Si la formation des animaux était un phénomène « complètement >> aléatoire, ayant hérité de 600 millions d'années de mutations, on comprendrait mal pourquoi tant d'étapes, longues (à l'échelle du développement, quelques heures, c'est long !) et cruciales pour le développement, sont à ce point « monotones >> et de vitesse constante. L'essentiel de la morphogenèse est assuré par une lente traction, absolument constante. Elle est même tellement constante que les biologistes utilisent l'allongement du dos (à vitesse constante également) comme « horloge >> pour dater les embryons.

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Cette lente traction a lieu à plusieurs reprises au fil de la cascade de plis, mais chacune de ces tractions est constante (ça frissonne un peu, mais ces frissons sont inhérents aux forces de contraction). L'existence de ces tractions présuppose qu'une force de traction constante ait bien été sélectionnée, mais alors c'est seulement la valeur de cette force qui est sélectionnée : le reste est paisible et dénué de tout aléa ; en particulier, les orientations de ces forces sont fixées par la géométrie du problème. Cependant, la physique explique qu'avec une force constante, exercée pendant assez longtemps, « on » puisse fabriquer des objets très compliqués. Imaginez un cordon d'anorak tiré et serré très fort : il va de soi que le bord de l'ourlet va froncer beaucoup, alors que la cause est uniforme. Cela traduit un fait mathématiquement simple, à savoir que les phénomènes donnent l'apparence de comportements compliqués, même si leurs causes sont élémentaires, voire simplissimes. Je proposerais d'ailleurs volontiers d'ériger ce fait en principe : quand deux phénomènes, l'un constant et l'autre très compliqué, sont reliés causalement, c'est toujours le phénomène simple et constant qui est la cause du phénomène compliqué et discontinu, et non l'inverse. Ainsi, en tirant sur un cordon d'anorak à vitesse constante, je fabrique des fronces très compliquées. L'inverse - un bord d'anorak que je froncerais de façon compliquée, en sorte qu'à l'autre bout il génère un mouvement continu du cordon - est improbable (encore que c'est ce que l'on fait quand le cordon est

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perdu dans la couture et que l'on essaie de faire ressortir un bout). Dans les embryons, des forces appliquées de façon continue et quasi constante engendrent des corps faits de plis compliqués, et non l'inverse. Le « peu de hasard >> se manifeste également dans un fait subtil, mais évident, qui n'aura pas échappé aux plus sagaces, du moins à ceux ou celles qui ont le sens de l'observation. Quand on regarde en détail l'embryogenèse, on s'aperçoit que les bandes qui préfigurent les différents compartiments du corps sont orientées, du centre vers le bord, avec une croissance des tailles très régulière : aux erreurs de mesure près, les cellules ont des tailles (diamètres) de 5, 10, 15, 20 micromètres. Pour les adversaires de l'évolution, les animaux sont tellement bien agencés qu'on peut se demander s'il n'y aurait pas un « créateur ». Pour la même raison que, si l'on trouve une horloge sur son chemin, on ne manquera pas de penser qu'elle a été construite par un horloger. Le mécanisme décrit précédemment montre que la morphogenèse des animaux se passe fort bien d'horloger. La formation d'un animal n'est pas un assemblage de parties usinées indépendamment. Point n'est besoin d'invoquer un objet aussi compliqué qu'une horloge pour lever les sourcils : si le hasard des mutations a provoqué des différenciations cellulaires orientant les cellules vers un type nerveux ici, un type musculaire là, un type digestif un peu plus loin, pour quelle raison ce hasard aurait-il simplement donné les chiffres 5, 10, 15, 20? J'avoue que les tirages (tailles de cellules)

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réels ne sont pas aussi nets que cela ; mais il n'en reste pas moins vrai que l'escalier de tailles de cellules ne fait qu'augmenter du centre vers le bord, et qu'ille fait de façon trop régulière pour que ce soit un «hasard». La régularité de cet escalier de cellules résonne avec la régularité de la traction qui fait plier les embryons : comment diable quelque chose qui a évolué au hasard pendant 600 millions d'années a-t-il pu produire quelque chose d'aussi régulier ? Évidemment, tirer «au hasard» quatre chiffres successifs dans un ordre régulier n'est guère vraisemblable, et l'on peut imaginer que la sélection naturelle ait choisi des animaux ayant une variation des tailles régulière au sein de tous les autres. Ainsi, la nature aurait pu produire des animaux avec des tailles de cellules dans les bandes variant n'importe comment, et une raison évolutive qui m'échappe aurait finalement sélectionné la variation 5, 10, 15, 20. C'est possible, mais c'est tellement tiré par les cheveux que cela ne paraît pas vraisemblable, d'autant qu'il faudrait expliquer l' avantage d'une telle variation. Ce qui oblige à construire des scénarios rocambolesques et le plus souvent indémontrables, les animaux non sélectionnés n'étant pas là pour témoigner que d'autres tirages sont tout de même sortis, avant d'être éliminés par la sélection. Ces propos pourraient donner à croire que je ne suis pas darwinien. On m'a souvent accusé d'être créationniste. Cette idée fixe s'est incrustée dans l'esprit de quelques détracteurs qui me la font payer

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suffisamment cher : en cherchant bien sur internet, on le constatera. Le principe absolu de liberté d' expression prend des proportions très bizarres sur la toile, et même à l'université : on peut laisser sans sourciller un enseignant en calomnier publiquement un autre au nom de la sacro-sainte liberté d'expression ; or il me semble qu'un professeur de mathématiques n'aurait pas le droit d'enseigner des théorèmes inexacts, et je m'inquiète de l'effet que cela produit sur les spectateurs extérieurs, otages de ces bisbilles grotesques. Un professeur de biologie ne devrait pas pouvoir enseigner que les mouvements de vortex dans les embryons n'existent pas, avec, pour couronner le tout, un support de cours où mes travaux figurent singulièrement en compagnie de Hitler et de Staline. N'écoutez pas les Savonatrolls du darwinisme qui maraudent sur internet : je suis bien darwinien. Dans le darwinisme, les animaux descendent les uns des autres, les modifications surviennent au hasard et elles sont sélectionnées (au travers de la plus grande survie de la progéniture). Des temps très longs et l'interaction avec le biotope achèvent de donner aux animaux la forme observée de nos jours. Je suis en accord avec cela. Mais c'est très vague. Il n'y a en fait aucun mécanisme de formation des animaux dans l'œuvre de Darwin, et la sélection a toujours lieu a posteriori. Je suis donc bien darwinien, mais je trouve le darwinisme« peu intéressant». Ce qui attise ma curiosité, ce sont les mécanismes de production d'animaux; or j'observe qu'ils relèvent- au moins certains d'entre eux, et probablement les principaux -

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de lois physiques qui ont une certaine généralité et produisent des formes souvent assez banales : boules, tuyaux, plis, cornes, etc. Par conséquent, bien que des aléas soient nécessaires pour produire des cellules, par exemple, et plus encore des cellules capables d'exercer des forces constantes et collectivement organisées, ce n'est pas pour autant que les animaux sont eux-mêmes aléatoires. L'évolution fait advenir des formes si générales qu'elles ne pouvaient qu'advenir; elles ne sont pas arbitraires. Je rejoins en cela une longue liste de scientifiques et d'artistes pour qui il existe des lois générales ou émergentes, qui dépassent les détails biologiques ou physiques. Par exemple, on comprend bien, en voyant une calotte crânienne, que celle-ci n'est pas un rétamage d'un morceau de viande informe, finissant par devenir rond sous l'effet conjugué de tous les coups, mais simplement le fruit d'une dilatation d'une vésicule céphalique (je vais y revenir) sous l'effet de pressions internes ; en faisant varier aléatoirement les paramètres de cette pression, les vésicules céphaliques seront plus ou moins grosses, et l'on pourra même observer des hydrocéphales ou des microcéphales, ce qui est physiquement logique et traduit l'existence d'une contrainte qui s'impose au phénomène entier. Le cerveau, c'est en fait une grosse cloque ou baudruche de matière nerveuse. Présenter d'abord et avant toute chose les animaux comme le résultat d'une évolution aléatoire canalisée trahit en réalité une méconnaissance du mécanisme

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de formation des animaux. En quelque sorte, le darwinisme a mis la charrue avant les bœufs, mais pour une raison simple : personne ne savait reconnaître ni la charrue ni les bœufs. Le cas d'une sphère qui se dilate (le crâne) est si familier qu'on l'accepte sans difficulté. Si l'on pose la question : « Pourquoi le crâne est-il rond ? », chacun répondra sans doute : « À cause de la pression dedans », et non : « C'est par hasard. » A contrario, la génération d'un animal allongé ayant un tube suivant l'axe médian et des gaufrages au niveau des pattes avant et arrière d'où sortent les membres est si peu intuitive qu'on ne perçoit pas d'emblée le caractère automatique et « universel » de ce patron. Il y a fort à parier que même la variation régulière de tailles de cellules 5-10-15-20 observée dans le jeune embryon avant qu'il ne plie soit simplement forcée par la physique du système, qu'il existe un mécanisme imposant cette variation globale, d'un bout à l'autre de l'embryon. Je vais en donner une explication au chapitre suivant, en repartant de la parabole de l'horloger.

C HAPITRE3

Les horloges molles de l'évolution

Le grand frère de tous les chercheurs français est sans conteste Voltaire. C'est lui qui, à partir des années 1730, introduisit en France la théorie de la gravitation de Newton. À l'époque, la science française était prisonnière du cartésianisme et d'un certain nombre d'impasses (la théorie des tourbillons, justement, par laquelle Descartes pensait expliquer les mouvements des planètes, théorie qu'on n'hésite pas à ressortir pour contester qu'il puisse y avoir des tourbillons dans des embryons). Avec Maupertuis, et Émilie du Châtelet (qui traduira les Principia), Voltaire fera une grande publicité aux théories de Newton. Il lance Newton en France en 1734 par l'entremise d'un libelle anonyme d'abord intitulé Lettres philosophiques, puis Lettres anglaises. Il est intéressant de noter que la première partie de ce libelle est consacrée au lien entre

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la liberté de l'homme et la théorie newtonienne de la gravitation. En quoi la gravitation de Newton faitelle jouer un rôle particulier à la liberté ? La liberté dont il s'agit est véritablement la liberté d'agir, voire celle de tuer : « Cette liberté serait un présent bien frivole si elle ne s'étendait qu'à cracher à droite ou à gauche, et à choisir pair ou impair. Ce qui importe, c'est que Cartouche et ShahNadir aient la liberté de ne pas répandre le sang humain. Il importe peu que Cartouche et Shah-Nadir soient libres d'avancer le pied gauche ou le pied droit. »

Cartouche est un célèbre brigand contemporain de Voltaire, et Shah-Nadir est un chef de bande et conquérant ayant installé par la guerre et le sang une dynastie éphémère sur le trône de Perse - ce qui n'est pas sans évoquer les djihadistes actuels, partisans d'un califat sanguinaire, qui font un usage aberrant de cette « liberté » de tuer l'ennemi désigné. Depuis la Renaissance, les « scientifiques » se posent la question de la place de Dieu (pour autant qu'il existe ... ) par rapport à l'homme, et réciproquement. Cette question est encore débattue (ou plutôt évacuée : l'État a décidé que nous n'aurions plus le droit d'en parler). Pour Voltaire lisant Newton, la théorie de la gravitation explique les mouvements des planètes. Elle constitue une loi à laquelle sont soumises les masses. Mais, dans cette loi, les mouvements sont libres, c'est-à-dire que Dieu n'est pas lui-même en

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train de pousser à chaque instant les planètes sur leurs orbites. De même, les hommes sont libres à l'intérieur des lois de l'univers, comme celle de la gravitation. C'est ainsi que la théorie de la gravitation permet de comprendre comment la liberté est compatible avec les desseins divins (pour ceux qui y croient) : Dieu a bricolé le monde comme il est, mais, dans ce monde-là, nous sommes libres. Aujourd'hui encore, on peut lire sous la plume d'un Stephen Hawking que Dieu, c'est la gravitation (!). Voltaire rejette les idées d'un Leibniz, pour qui la perfection divine implique une connaissance absolue du passé, du présent et de l'avenir, en sorte que les humains ne sont ou ne seraient pas vraiment libres : ils vivraient dans une illusion de liberté, Dieu ayant tout déterminé et prédit. Cependant, quoique les hommes bénéficient d'une sorte d'indépendance par rapport à Dieu, Voltaire est resté croyant. Il a souvent rappelé sa doctrine en la matière : « La liberté d'accorder la liberté de nos actions avec la prescience éternelle de Dieu n'arrêtait point Newton, parce qu'il ne s'engageait point dans ce labyrinthe ; la liberté une fois établie, ce n'est pas à nous de déterminer comment Dieu prévoit ce que nous ferons librement. »

Toutefois, Voltaire écrit aussi : «L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer Que cette horloge existe et n'ait point d'horloger.

»

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Le thème de l'horloge et de l'horloger revient fréquemment dans ces débats. Si, dans cette citation, l'horloge désigne l'univers dans son ensemble, des professions de foi similaires sont avancées lorsque, au lieu d'une horloge, on parle d'une chose ou d'un organe plus restreint, comme, par exemple, l'œil. Chacun sait que l'œil a été l'un des terrains de dispute entre partisans du darwinisme et adeptes du créationnisme. Dans le cas de l'œil, on sera émerveillé par la délicate mécanique de cet appareil photo (plutôt que de cette horloge) et d'âpres débats opposeront les partisans d'une intervention divine et ceux d'une progression incrémentale de l'évolution vers un organe de la vision très perfectionné. (Mon point de vue est différent : c'est très facile de faire un œil.) On pourrait croire que tout a été dit sur la métaphore de l'horloger. Cependant, les travaux récents en embryologie montrent qu'il existe dans les embryons une sorte d'horloge; mais il s'agit d'une horloge - ou d'une montre - molle, comme dans les tableaux de Salvador Dali. Je n'entends pas« horloge» au sens de système pour mesurer le temps, mais plutôt de système d'engrenages emboîtés. J'ai expliqué dans un précédent chapitre que la « base » pour former les embryons est un système d'anneaux emboîtés les uns dans les autres, qui ont la faculté de se contracter, ce qui engendre des rotations de ces anneaux les uns contre les autres, jusqu'à ce qu'ils plient. Voilà en quelque sorte la montre molle : des engrenages constitués d'anneaux, dont les dents

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des pignons sont les cellules et qui tournent les uns contre les autres sous l'effet de minuscules ressorts que sont les molécules de traction intracellulaires, alignées contre les anneaux (précisément le couple actinemyosine, également responsable des contractions musculaires). Avec Voltaire, nous devons nous poser la question : est-il possible que cette horloge molle existe et n'ait point d'horloger ? La présence d'anneaux réguliers saute aux yeux, et fait immédiatement songer à un dessein, un plan d'ingénieur, quelque chose de calculé qui échappe au hasard. Cependant, une étude plus fine de ce phénomène laisse à penser qu'une horloge molle peut, en effet, se former par simple auto-organisation physique. Il existe un atelier physique à horloges molles, qui se passe d'horloger. Comment ces horloges molles peuvent-elles donc se faire « toutes seules » ? Quel est le mystère de leur auto-organisation ? Il faut remonter aux premiers instants, aux premières divisions après la fécondation, pour comprendre comment s'établit l'engrenage mou de cellules. Les anneaux mous dont j'ai parlé héritent en réalité d'une structure en anneaux plus grossière, qui se met en place au cours des premières divisions. L'ovule fécondé se casse en morceaux, et ces morceaux sont spontanément divisés en anneaux. Il y a une explication simple à cette « loi d'échelle » qui crée ces anneaux mous. Quand on regarde de côté un œuf de grenouille, ou par en haut un œuf de poule, aux premiers stades de divisions, on

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voit clairement cette variation de tailles des cellules, déjà présente : on distingue une succession de cellules petites, moyennes, grandes, entre le centre et la périphérie, qui préfigure les anneaux embryonnaires.

moins

C6té plus

1ras

1ras

Côté

Figure JI. En haut : schéma de la structure des clivages dans une grenouille ; Les cellules se divisent plus vite du côté Le moins gras, ce qui forme des anneaux de petites cellules et de grosses celLules. En bas : structure des premiers clivages dans un très jeune embryon de poulet à deux stades séparés de quelques dizaines de minutes, pendant la formation de la structure « en cible >>. On distingue aussi une séquence de cellules variant régulièrement en taille entre la périphérie et Le centre. (Adapté de Lee et al., PLOS One 8 (11), e80631, 2013.)

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D'où vient cette variation ? Dans les ovules, et plus encore dans les œufs, les mamans déposent une certaine quantité de gras, qui occupe une partie plus ou moins grande de l'œuf, et forme une réserve. Chez les poulets, c'est bien simple : on appelle ça le jaune. Il y a dans les ovules fécondés une réserve de gras, et cette réserve de gras est spontanément démixée du reste de l'œuf, plus fluide. En tout cas, elle occupe un espace dissocié, elle est à un pôle de l'ovule, pour un ovule ordinaire ; elle occupe tout le tour de l'ovule pour un œuf qui a beaucoup de jaune, comme l'œuf de poule. La physico-chimie, dans les masses de cellules embryonnaires, est donc asymétrique : d'un côté il y a beaucoup de gras, de l'autre beaucoup moins. Pour les animaux qui se développent à partir d'une masse très ronde, la masse de gras est sous le futur embryon (cas des grenouilles) ; pour les oiseaux, la masse de gras est plutôt périphérique (cas du poulet). Cette nuance dans la géométrie a assez peu de conséquence : dans les deux cas, on observe des divisions successives qui tendent à être plus rapides du côté le moins gras. Les cellules situées le plus loin du gras se divisent plus vite, les cellules situées le plus près du gras se divisent plus lentement. Comme la situation initiale est un gros ovule unique, les clivages successifs créent des anneaux concentriques, comportant des cellules plus petites, là où l'œuf fécondé

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se divise plus vite, c'est-à-dire plutôt au centre (éloigné du gras). Sur les bords, les cellules se divisent moins : elles restent grosses. On peut se demander pourquoi la graisse ralentit les divisions, mais je ne sais pas si cela mérite un travail très poussé : nos camarades biologistes prétendent qu'il s'agit simplement d'un effet de viscosité dû au gras. Du côté gras, les processus métaboliques de la cellule sont physiquement ralentis (ça traîne) par la présence de gouttes de lipides qui flottent dans la cellule autour du noyau, etc. La division est ralentie par une sorte d'effet papier tue-mouches : ça colle les molécules, qui diffusent plus lentement. Dit plus crûment : d'un côté, les cellules pédalent dans la choucroute, ou plutôt dans la mayonnaise, s'agissant d'un jaune d'œuf; du côté plus aqueux, les divisions sont plus rapides. Or, lorsque vous partez d'un disque, ou d'une sphère, et que vous les coupez en séquence, avec une durée entre deux coupures qui est plus courte à un bout et plus longue à un autre, le résultat est une succession d'anneaux, chaque anneau étant constitué des cellules qui ont effectué le même nombre de divisions : un plus grand nombre au centre = des cellules plus petites, un moins grand nombre au bord = des cellules plus grosses. C'est ce qu'on voit dans la figure ci-dessus : sur les bords, les clivages sont plus larges, étant moins fréquents. Dans le détail, un escalier apparaît, avec des tailles successives formant des marches correspondant aux cellules ayant effectué le même nombre de divisions.

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Ainsi donc, il existe un mécanisme très simple qui fabrique une succession d'anneaux mous, emboîtés les uns dans les autres, avec des pignons plus petits au centre et plus grands au bord. Si j'osais, je dirais que les montres molles de Dali se construisent, en fait, toutes seules, ce qui aurait sans doute plu à cet artiste qui voyait ses montres molles comme une métaphore de la surprise, de l'inattendu. Ces anneaux serviront de plan initial pour la dynamique de l'embryogenèse. On le voit : discuter du couplage entre les lois physiques et le darwinisme oblige à revoir ses conceptions et à entrer dans des discussions techniques qui semblent à chaque pas se rapprocher un peu plus du cœur du sujet. Même des horloges peuvent se former spontanément par la physique : il existe des structures auto-organisées qui expliquent en profondeur la forme des animaux. Pourtant, à chaque fois que je suis intervenu, ou qu'on m'a forcé à intervenir sur ce sujet, c'était pour entrer dans des polémiques dérisoires et fondamentalement stériles du genre : « Pour ou contre Darwin ? », « Et Dieu dans tout ça?», «Non au créationnisme rampant!», etc. Je suis très à l'aise avec ces débats, quoique je les trouve moins passionnants que la vie de laboratoire : je préfère câbler un moteur pas à pas pour robotiser une expérience plutôt que d'épiloguer sur le créationnisme. Cependant, il faut se faire à l'idée que ces débats agitent le grand

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public ; on semble attendre des physiciens et des biologistes qu'ils nous révèlent le sens de la vie. Dans ces débats, pour moi, les choses sont claires. Un aspect du darwinisme (la dynamique de morphogenèse) est largement incomplet, et cette incomplétude a été remplie avec des idées fausses. Par conséquent, au sens large, « il y a >> des choses fausses dans le darwinisme tel qu'il est propagé, véhiculé aujourd'hui, et même enseigné. De ce fait, une mouvance spiritualiste opportuniste, qui ne rate pas une occasion de bondir sur son ennemi, et dont la sincérité n'est pas toujours le point fort, essaie coûte que coûte de démolir l'ensemble de l'édifice darwinien, afin de faire valoir l'idée de Dieu, voire d'imposer dans les programmes scolaires des enseignements créationnistes affligeants (encore qu'en France on n'ait pas vu grand-chose dans ce sens-là- et, à la suite des événements qui frappent la France depuis deux ans, ça ne risque pas d'arriver). Ces prosélytes s'affichent publiquement ; ils ont leurs réseaux, leurs officines. Contrairement à ce qu'on entend, les créationnistes sont rarement sournois : ils ont pignon sur rue et avancent avec leur foi en bannière. A-t-on jamais vu des activistes spiritualistes passer incognito ? Comme dit la plaisanterie : je ne sais pas s'il y en a, je ne les ai pas vus. En miroir de ces prosélytes, une mouvance hypermatérialiste, qui a aussi ses officines, ses maisons d' édition, ses auteurs fétiches, consacre beaucoup de temps et d'énergie à défendre le darwinisme. Tous les ans, sur les tables des librairies, un nouvel ouvrage attaque

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les creauonnistes, avec les mêmes arguments éculés, sous le louable prétexte de défendre la laïcité. À leur décharge, des ouvrages créationnistes fleurissent également. Les hypermatérialistes m'attirent aussi peu que les spiritualistes. J'évite à tout prix les fanatiques, ceux des deux bords. L'hypermatérialisme se caractérise par deux propriétés immédiatement reconnaissables : d'abord, un activisme contre le créationnisme souvent violent symboliquement (l'hypermatérialiste interdira ainsi des films ou des conférences ; il n'hésitera pas à mettre Hitler et Staline en couverture de son cours, sans aucun égard pour les personnes visées dans ledit cours : Hubert Reeves, Axel Kahn ou moimême, ce qui traduit platement un manque de respect, voire d'humanité) ; ensuite et surtout, la contestation même de l'idée de Dieu au nom de la science. Pour un grand darwinien comme Richard Dawkins - si j'ose dire, vu l'étroitesse de ses idées -, le darwinisme est pratiquement la preuve de l'inexistence de Dieu, le sentiment religieux étant lui-même un trait biologique sélectionné (comme si nous ne pouvions pas penser par nous-mêmes sur ces choses-là, nous serions simplement agis par nos gènes). La phrase fétiche de ces gens-là, le gri-gri qu'ils agitent en conférence et dans leurs livres, est : « Rien n'est compréhensible en biologie, hormis à la lumière de la théorie de l'évolution 1• » Bien qu'à l'origine cette phrase soit due à un défenseur d'une théorie théiste de l'évolution (Theodosius 1. Nothing in bio/ogy makes sense except in the light ofevolution.

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Dobzhansky), elle est le mantra des pourfendeurs du créationnisme. Mieux vaut en rire : cette phrase a remporté tellement de succès dans le monde anglo-saxon qu'elle a sa propre page Wikipédia ! Malheureusement, l'honnêteté oblige à dire qu'on ne parvient à rien avec le darwinisme. Donnez-moi Darwin, et je suis bien incapable de faire la moindre prédiction sur la forme d'un animal. En revanche, avec la physique ... Les êtres vivants n'ont de sens qu'à la lumière des premiers principes. Qu'on défende le darwinisme avec énergie contre l'obscurantisme, on peut le comprendre ; le problème commence lorsque les matérialistes refusent de voir les difficultés inhérentes au darwinisme et dénigrent les travaux de ceux qui essaient de l'amender. Je pense que, dans quelques années, on enseignera l' embryologie physique, comme on enseigne la chute des corps et le mouvement des planètes. Films à l'appui, les cours seront passionnants et les jeunes y prendront beaucoup de plaisir. Alors qu'aujourd'hui les cours de SVT sur ces questions sont peu fournis, voire très vagues. En aparté du cours, les enseignants diront quelques mots des débats qui ont agité la sphère médiatique« jusqu'au début du xxt siècle, à l'époque où l'on attribuait au hasard des réalisations dont les causes et les contraintes se sont révélées essentiellement physiques, mécaniques». Je rêve d'un «Grenelle du darwinisme», voire d'un Yalta, au cours duquel les scientifiques diraient clairement à quel endroit le darwinisme est mauvais et doit être remplacé par des théories plus précises, fondées sur

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les premiers principes (comme on dit en physique). Les spiritualistes comprendraient qu'au fond la physique, en éclairant les mécanismes de morphogenèse et en mettant en évidence les universaux quasi pythagoriciens qui sous-tendent la morphogenèse animale, n'a rien à dire sur l'existence de Dieu. Simplement, elle renvoie les croyances religieuses à l'origine de forces de la nature et à l'étincelle impensable qui a lancé le monde, je veux dire l'univers, dans cette course à la fois merveilleuse, inimaginable et absurde. La laïcité et la science sont par nature suffisamment fortes pour qu'on puisse débattre sans oukases des points faibles des théories passées. Si l'existence d'universaux comme les vertébrés satisfait le besoin de transcendance des personnes portées vers la spiritualité, qui s'en plaindra? Cela ne peut qu'apaiser les tensions. La laïcité, ce n'est pas l'athéisme, mais un accord entre les parties pour ne pas laisser ses convictions polluer le vivre-ensemble. Il est tout à fait étrange qu'un enseignant à l'Université Paris-Diderot ouvre un enseignement grand public, dont le powerpoint est mis en ligne, par ces mots : «Je reproche suffisamment aux créationnistes d'avancer masqués pour ne pas commencer cette conférence en me définissant non seulement par mon activité professionnelle d'évolutionniste, mais aussi comme matérialiste et athée », quand, dans la même université, des affiches placardées dans les couloirs rappellent de façon tonitruante qu'il est interdit aux enseignants de faire état de leurs convictions religieuses. Stricto sensu, se présenter publiquement comme

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matérialiste et athée )) constitue une faute professionnelle. Cependant, cette frange particulière des matérialistes est convaincue d'être elle-même dans le camp des « bons ))' et que tout autre point de vue est celui des « méchants )) ; elle n'hésite pas à se proclamer d'emblée matérialiste et athée, estimant que la non-croyance est nécessairement neutre par défaut, sans même percevoir le problème. La science se doit d'écarter ces considérations sans entrer dans leur méta-analyse ; et c'est d'ailleurs simplement la loi, qui s'impose à tous et à toutes. Il m'est arrivé une fois, en vingt-cinq ans de carrière, de participer un samedi matin à une rencontre avec des spiritualistes : il semblerait que je doive en supporter le reproche jusqu'à ma mort, et même au-delà, pmsque les archives d'internet paraissent éternelles. «

Un collègue biologiste Qean-Pierre Henry, pour ne pas le nommer) m'a fait remarquer que cette fâcheuse querelle entre créationnistes et hypermatérialistes est uniquement présente à propos du darwinisme. Ainsi, dans le domaine des neurosciences, les scientifiques cherchent les bases chimiques de la conscience, voire le siège de l'âme, sans que cela engendre de bagarres généralisées entre spiritualistes et matérialistes. La raison en est sans doute la fragilité du darwinisme : les hypermatérialistes ne doivent pas être bien certains de leurs propos pour être à ce point « à cran )). La propagation de l'influx nerveux et son caractère rétroactif, autoréflexif, sont tellement évidents que les neurosciences s'imposent comme des faits laissés sans polémique à l'étude des spécialistes.

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La situation est moins claire avec le darwinisme, qui ne s'impose pas comme un fait, puisqu'il consiste en une analyse rétrospective de la sélection, et non en une prévision a priori des événements morphogénétiques. Les hypermatérialistes qui veulent à tout prix utiliser la science pour briser les illusions religieuses et dessiller les croyants me font penser à ce sketch de Gad Elmaleh, à propos des juifs, des chrétiens et des musulmans, qui se termine par cette phrase sur les athées : « J'ai un ami athée intégriste ... Un athée intégriste, c'est quelqu'un qui ne croit en rien, mais comme un malade. »

C HAPITRE4

Un peu de cutstne

Dans le premier chapitre, j'ai présenté une théorie de la morphogenèse assez « mécaniste )), qui a le mérite de la simplicité et qui repose sur un ensemble d'observations directes, in vivo. À la question : « Comment sont faits les animaux ? )), voilà au moins une réponse qui n'y va pas par quatre chemins. Les films sont très parlants, le cinéma a une puissance de conviction extraordinaire : il provoque cette willing suspension of disbelief, la suspension volontaire de l'incrédulité, qui permet de convaincre le lecteur que quelque chose de crucial a échappé à Darwin et à ses successeurs. Cependant, il est vrai que les forces physiques ont été invoquées, de trois façons différentes, au cours de l'histoire récente, mais ces trois façons ont, en quelque sorte, systématiquement « tourné autour du pot)). Par exemple, le célèbre naturaliste D'Arcy Thompson a montré qu'on pouvait obtenir les animaux

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les uns à partir des autres, en imaginant des étirements relatifs des parties comme dans la figure suivante.

l> pour expliquer l'émergence des formes du vivant. Parmi eux le

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contestataire américain Stuart Newman et le chercheur « théiste>> Michael Denton. Ils sont la cible d'incessantes attaques, dues d'abord au fait que leur activité contestataire ne débouche pas sur un modèle alternatif de morphogenèse qui soit crédible. C'est une contestation de principe, mais qui ne fournit pas l'algorithme, la recette pour faire les animaux. Ce n'est pas tout à fait la même chose d'affirmer sur la base de ses convictions que des forces physiques universelles produisent des animaux, qui seraient des attracteurs de la dynamique, et de dire précisément quelle est la bonne dynamique, sur l'étagère de la physique, qui est à la racine de telle lignée animale, par exemple celle des vertébrés. Ainsi, les querelles incessantes entre partisans de l'intelligent design et darwiniens s'expliquent, d'une part, par leur fermeture d'esprit et leur méchanceté, et, d'autre part, par l'absence de consensus sur le mécanisme réel de formation d'animaux fonctionnels. En fait, pour les structuralistes, il existe des mécanismes de formation d'animaux, mais on ne sait pas trop lesquels ; pour les darwiniens et les néo-darwiniens, la notion même de mécanisme de formation d'animaux n'a pas de sens : les animaux seraient une succession d'étapes de construction obtenues par hasard. Leur morphogenèse ne relève pas d'un phénomène. Il y a quand même du vrai dans un des arguments « créationnistes ))' à savoir qu'on perçoit mal comment les animaux auraient pu apparaître par des coups de sonde au hasard, même sélectionnés, et même sur des temps longs. Mais ce n'est pas parce que je fais

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mien l'un des arguments créationnistes que j'en serais, notez-le bien, et je m 'empresse de le préciser par peur d'être immédiatement repris et mouché. Comme disait dans un autre contexte un homme politique français, ce n'est pas parce que les créationnistes diront qu'il fait jour à midi que je vais dire le contraire. On le perçoit mal quand on ne regarde pas dans la bonne boîte à outils, celle où l'évolution pioche au hasard des mécanismes de développement qui, euxmêmes, ne doivent rien au hasard. Cet argument est à rapprocher des arguments scientifiques qui ont été opposés à Darwin dès la sortie de son livre. À l'époque, le principal opposant de Darwin parmi les paléontologues bon teint, Richard Owen, invoquait une sorte de force organisatrice de la nature, générant d'elle-même des modèles animaux. Il pensait que ceux-ci évoluaient par l'effet de lois naturelles, sortes de forces créatrices faisant advenir les formes et les complexifiant « automatiquement», par une espèce de facétie créatrice de la nature. Une chose est particulièrement ironique dans cette querelle historique : c'est l'emploi conjoint du terme archétype par Owen et Darwin, les deux grands ennemis (Darwin a dit d'Owen : «C'est particulièrement désagréable d 'être à ce point détesté par quelqu'un»). Aussi bien pour Darwin que pour Owen, à la même époque (vers 1850), quelque chose manque pour expliquer la création d'un patron universel de vertébré, appelé archétype, à partir duquel les autres sont construits. Owen avait même, par déduction, conçu

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un dessin de cet archétype. Pour Owen, une force « organisatrice >> intrinsèque à la « nature >> a élaboré cet archétype. Les modèles actuels donnent raison aux deux frères ennemis, ce qui les rétablit dans leur dignité réciproque : la force créatrice, le mécanisme de cette organisation existe, mais ses paramètres sont tirés au hasard. Ce qui me vaut d'être attaqué sur ma gauche par les darwiniens et sur ma droite par les adversaires de Darwin - situation délicieuse, comme on l'imagine. Pas plus tard qu'hier, Jean-Loup Duband, généticien coauteur avec moi de deux articles sur le mécanisme de formation des vertébrés, me faisait part de la réputation de créationniste qui court à mon propos, quand, dans le même temps, le blog officiel de l'intelligent design publie un article incendiaire sur mes travaux. On comprend pourquoi ces travaux sont attaqués des deux côtés. Les partisans du « dessein intelligent >> ont besoin que la formation des embryons soit quelque chose de très compliqué, ayant requis une intervention divine pour ajuster tous les paramètres du problème ; si le phénomène morphogénétique est si général qu'il marche aussi bien avec du caoutchouc qu'avec de la matière vivante, l'intelligent design tombe à plat. Les darwiniens hypermatérialistes ont, eux, besoin que les animaux échappent aux attracteurs de la dynamique. On se console de ces attaques en se disant que c'est sûrement bon signe d'être attaqué sur les deux fronts.

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Figure 13. Archétype d'Owen (1 847). L'archétype est le prototype d'animal, inventé par la nature, à partir duquel/es autres se déduisent « simplement ». L'archétype est présent dam l'œuvre de Darwin comme dans celle de ses détracteurs. ..

Une sorte de preuve indirecte que ce mécanisme de création d'animaux, que ce phénomène existe, est que l'éditeur scientifique de la revue EPJ-E, recevant l'artide 1 où ce nouveau mécanisme était démontré, a eu ce mot : c'est de l' origami capillaire dans une feuille présentant des contrastes d'élasticité ! Le phénomène a donc même un nom : de l' origami capillaire. J'aurais plutôt dit de l'élasto-capillarité, ce qui est certes moins poétique, mais chacun sait que le choix d'un nom pour une théorie est d'une importance cruciale, la science n'échappant pas à des formes larvées de marketing. L' origami, c'est l'art de faire des plis, inventé dans la culture ou la tradition japonaise. Inspirés par les origamis, et leur bon fond de poètes, les physiciens ont 1. Vincent Fleury, Nicolas R. Chevalier, Fabien Furfaro et Jean-Loup Duband, Buckling along boundaries ofelastic contrast as a mechanism for early vertebrate morphogenesis, EPJE 38 (6) 2015.

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donné le doux nom d' origami capillaire à un phénomène physique étudié récemment par lequel des feuilles prédécoupées se mettent en forme toutes seules, du simple effet des forces de tension capillaire et de «mouillage>>. Par exemple, on peut préparer des feuilles qui se recourbent et font des emballages - sortes de paquets cadeaux - toutes seules, spontanément, comme sur la photo ci-après. Des chercheurs travaillant en France, tels Charlotte Py, José Bico et David Quéré, se sont particulièrement illustrés dans ce domaine.

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Figure 14. Exemples de pliages spontanés obtenus en posant une goutte à la surface d'une feuille. La feuille se replie sous l'effet des forces de tension capillaire et peut aller jusqu a emballer la goutte. (Avec l'aimable autorisation de Charlotte Py et josé Bico.)

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On prépare une goutte sur la feuille prédécoupée, et le pliage démarre sans qu'on fasse rien d'autre que regarder. Ces feuilles sont capables d'emballer proprement une goutte, car les propriétés physiques de contact entre le liquide et la surface de la feuille engendrent exactement les forces physiques nécessaires au repliement et à l'emballage de la goutte. Le mécanisme est spontané, une fois bien maîtrisées les conditions initiales qui vont le produire (essentiellement, la relation entre le liquide et la surface à plier). Dans les embryons, le phénomène est voisin, à ceci près que la feuille initiale contient des zones d'élasticité variable et que la feuille plie sous l'effet de forces de tension qui l'impliquent elle-même : la variation de ces propriétés physiques dans la feuille suffit à« engrener» (comme un engrenage) tout le phénomène. Techniquement, la feuille se mouille elle-même. Cependant, le mécanisme global saute aux yeux, une fois les paramètres mesurés (les contrastes d'élasticité) et le mécanisme filmé (ça plie exactement aux lignes de contraste d'élasticité). On peut s'interroger sur la coïncidence de découvertes sur les origamis physiques et d'une approche qui y ressemble en embryologie. En réalité, même les chercheurs sont agis en profondeur par des marées montantes qui font travailler leur inconscient. L'autoorganisation, la capillarité, le mouillage, le mouillage de surfaces très molles, sont des dimensions de la physique contemporaine qui ont pris une telle ampleur - notamment depuis les travaux fondateurs de PierreGilles de Gennes -, il y a déjà quarante ans, qu'elles

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nourrissent l'imaginaire inconsciemment (sans parler du fait qu'entre collègues il arrive qu'on s'invite pour des séminaires très inspirants). Il existe en outre des filiations scientifiques, Pierre-Gilles de Gennes ayant formé de talentueux chercheurs, actifs aujourd'hui, et formant eux-mêmes de nouveaux étudiants. Une troisième ligne de travaux sur le rôle des forces est plutôt complémentaire : elle touche à ce qu'on appelle dans le jargon la mécano-transduction, c'est-à-dire la façon dont les forces sont interprétées par le génome et traduites en actes divers et variés. Dans ce cas, les forces physiques apparaissent comme un intermédiaire de plus dans toutes les réactions, toutes les « instructions » que les cellules sont capables d'interpréter. Par exemple, Emmanuel Farge a réussi à provoquer des mouvements, voire des différenciations, simplement en appuyant sur des embryons de mouche. Moi-même, j'ai montré que les forces physiques jouaient un rôle essentiel dans la formation du système vasculaire et dans le développement du poumon. Cependant, dans un système comme un embryon, qui est très petit et très mou, les forces en présence sont davantage qu'une instruction de plus pour contribuer à préciser, singulariser, une partie d'un animal. Les forces globales, « holistes », agissant dans tout l'animal, façonnent son plan d'ensemble, avant même qu'on puisse parler de mécano-transduction. Les forces physiques sont la « catégorie a priori )) des phénomènes biologiques, une toile de fond tellement prégnante qu'on ne peut pas y échapper. Ce ne sont

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pas simplement des instructions de plus, dans un grand bastringue aléatoire biochimique, instructions qui auraient pu se produire ou auraient pu ne pas se produire. Il faut des forces, nécessairement, pour faire un animal, ces forces sont nécessairement organisées autour de singularités physiques (par exemple, des points de vitesse nulle où la pression est élevée), des anneaux concentriques, et les champs physiques suffisent à former un prototype d'animal fonctionnel, au moins dans certains cas et pour certains d'entre eux. Le gène, ou bien la molécule, qui va jouer le rôle précis de déclencheur ou d'intermédiaire des forces, est secondaire, et d'ailleurs, dans divers animaux de formes semblables, ces molécules ne sont pas les mêmes. Cela est dû au fait que la symétrie et la géométrie du problème s'imposent en fait à tous les champs, y compris les champs moléculaires. Cependant, s'il existe des barrières psychologiques que le progrès scientifique d'un domaine contribue à lever dans un autre (par exemple, on n'a plus aucune prévention aujourd'hui à parler de visco-élasticité ou de capillarité dans la morphogenèse des embryons), on peut attribuer les progrès actuels en embryologie, pour une très large part, à des progrès techniques. Et peut-être même à un progrès quasi unique: la caméra numérique et ce qui va autour : les ordinateurs de traitement d'image. Le traitement d'image a une longue histoire, dans laquelle je ne vous entraînerai pas, sauf pour rappeler que l'enregistrement photographique a de tout temps été utilisé pour accomplir des progrès scientifiques.

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Dans le même temps où progressaient la photo, puis le film, toutes les formes d'art, de loisirs ou de techniques se sont jetées dessus, ce qui a contribué à l'essor merveilleux des appareils photo et des caméras. Cette histoire a quatre étapes, qui en vérité s'enchaînent, chaque étape engageant logiquement la suivante, dans une sorte de déterminisme du progrès humain. À la fin du XIXe siècle, les inventeurs sont fascinés par l'idée, la possibilité de l'enregistrement : enregistrement des images, évidemment, mais aussi du son, voire du mouvement. Plusieurs systèmes d'enregistrement photographique voient le jour, tous fondés sur des réactions photochimiques, par lesquelles des grains de lumière (photons) sont convertis en grains cristallins le plus souvent foncés (noir pour l'argent) sur une feuille, après plusieurs étapes relevant de la chimie des solutions. Le principe consiste à provoquer une réaction de cristallisation limitée, comme la cristallisation d'un grain d'argent, sous l'effet déclencheur du passage d'un photon au voisinage des atomes du grain. Différentes techniques, comme le daguerréotype ou le procédé Eastman, vont permettre la production de photographies, constituées de très petits points posés sur une feuille ou une plaque, sous forme très dispersée (pas de régularité au niveau des grains, qui sont pris dans un gel). Ces techniques apporteront une révolution (la photo) équivalant au bouleversement actuel dû à internet. On remarquera qu'elles ont un impact dans la foulée sur l'art ; le premier domaine touché fut l'art du portrait, mais rapidement l'étude de la décomposition des images en

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grains déboucha sur le pointillisme. Cette mouvance picturale décomposait les couleurs en points, comme le fait la photographie couleur, qui éclate chaque point de l'image en plusieurs points de couleurs différentes situés très près, obtenus en prenant, en réalité, trois photographies derrière trois filtres, souvent un rouge, un vert et un bleu (à partir de ces trois couleurs fondamentales, toutes les autres sont reconstituées : la proximité des trois points de couleur « RVB » restitue la sensation d'un point de couleur unique obtenue par le mélange des trois). Vus d'assez loin, les points « RVB » ont une couleur quelconque, suivant le dosage de rouge, de vert et de bleu. Ainsi, la photographie noir et blanc a immédiatement donné des idées pour la photographie couleur, un progrès en amenant naturellement un autre. Cependant, dans le même temps où la photographie noir et blanc stimule les recherches sur la couleur, cette technique nouvelle inspire les passionnés du mouvement, qu'ils soient inventeurs, physiologistes ou artistes. Le cinéma n'est pas loin. Mais, alors que l'histoire attend encore les frères Lumière (mais plus pour très longtemps), un médecin et naturaliste français, Étienne-Jules Marey, et un entrepreneur américain, Eadweard Muybridge, vont entrer dans l'histoire avec les premiers enregistrements du mouvement animal et humain. Bien que le cinéma n'existe pas encore, on sait reproduire le mouvement à partir du défilement d'images animées, comme sur des tambours tournants qu'on peut voir dans certains musées. Des travaux sur la « persistance rétinienne », notamment ceux

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du physicien belge Joseph Plateau, inventeur du phénakistiscope, ont permis de trouver les cadences caractéristiques de défilement permettant de produire dans le couple œil-cerveau la sensation du mouvement. Le phénakistiscope est une petite machine tournante qui fait défiler des images figées devant les yeux et reproduit une impression cinématographique. Les premiers phénakistiscopes fonctionnaient avec des dessins animés. Cependant, les inventeurs de la fin du siècle dernier commençaient à enregistrer le mouvement par des techniques dites de chronophotographie qui sont les ancêtres de celles que nous utilisons aujourd'hui et qui sont en train de révolutionner notre domaine. Le mouvement est une succession de géométries, à des instants différents. Représenter le mouvement (et non le montrer) consiste à projeter sur une feuille unique la succession des géométries. Par exemple, ÉtienneJules Marey représente sur une photographie, en 1883, l'homme marchant (voir cahier d'illustrations, fig. 3). Ce type d'images remporta un franc succès, à tel point que les artistes s'en emparèrent pour produire une nouvelle forme d'art, tout simplement le cubisme (une dimension du cubisme, pour le moins). Dans son Nu descendant un escalier, de 1911, Marcel Duchamp essaie de représenter sur la même toile les différents stades du mouvement, capturés à intervalles de temps égaux. Cette œuvre a marqué l'histoire de l'art : elle est l'une des plus commentées du xxe siècle. Elle se situe à la croisée de l'abstraction et de la modernité scientifique ; elle tente de « géométriser » le temps.

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Cependant, Marcel Duchamp était directement inspiré par les travaux de Marey et de Muybridge, auteur de nombreuses chronophotographies, dont celle d'un nu descendant l'escalier :

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Figure 15. Femme descendant un escalier. Superposition des plans.

Par les techniques modernes, on peut superposer les images et obtenir effectivement des planches évocatrices du tableau de Marcel Duchamp. Le coup d'œil de Duchamp se trouve être assez bon. La chronophotographie a été, dès sa conception, utilisée à des fins scientifiques. Marey, par exemple, décomposait le mouvement de la marche, ou celui du vol des oiseaux, à des fins d'études physiologiques (voire militaires : un de ses premiers mémoires concerne la marche des armées allemandes). La chronophotographie qui rendit Muybridge célèbre est celle qui montrait que les quatre pattes des chevaux étaient bien toutes ert l'air pendant l'une des phases du galop. Ce type de recherches, on s'en doute, annonce le cinématographe. Les techniques modernes d'étude du mouvement reposent sur des principes analogues, couplés évidemment à des microscopes pourvus de forts grossissements. Elles permettent de filmer la totalité du développement

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embryonnaire, parfois même avec la résolution cellulaire. Cependant, les moyens modernes de l'électronique sont infiniment supérieurs, en ce qu'ils permettent des analyses et des corrections sur les films que les techniques anciennes fondées sur des films celluloïd ne permettaient pas. Ces possibilités modernes sont dues à un progrès immense : le capteur dit « CCD )) des caméras numériques. Il s'agit de plaques de matériau semi-conducteur sur lesquelles sont gravées les microstructures des « pixels ))' dans lesquels l'arrivée des grains de lumière (photons) est transformée (plus ou moins) directement en courants électriques et en tensions, dont les niveaux comptent directement le nombre de photons reçus. Ces niveaux de potentiel électrique sont transformés en niveaux de couleur (niveaux de gris) qui sont stockés rapidement dans des matrices de points (fichiers images). Ces images sont une représentation fidèle, point par point, des photons arrivés sur la plaque. Cette invention utilise l'effet photo-électrique et la technologie des semi-conducteurs. Elle a valu le prix Nobel à ses inventeurs. La supériorité par rapport à la photographie classique est telle que la photographie numérique s'est vite imposée. Résumons les avantages : les pixels de semiconducteurs sont beaucoup plus sensibles que les émulsions employées pour la photo argentique (de 5 à 10 fois plus sensibles). Il n'y a pas besoin de pellicule, pas de développement, et le cliché obtenu est un fichier utilisable directement dans n'importe quel logiciel de traitement de données. Une particularité utile des plaques de pixels est que les «grains)) de la photographie sont régulièrement espacés : ils forment une grille qui permet de repérer les

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points par leurs coordonnées (i, j) sur la grille (souvent 1 600 points par 1 200 points, dans mes propres films). C'est un énorme avantage pour les traitements mathématiques ou informatiques subséquents. Dans la photographie classique, les grains sur la pellicule, puis sur la feuille papier, sont disposés sur une «trame aléatoire)) de grains dispersés, alors que les images numériques sont formées à partir de« grains)) de silicium disposés sur des matrices de points espacés suivant des coordonnées i, j précises. Sur une photo argentique, on ne sait pas ce qu'on trouve aux coordonnées i, j, car les grains sont aléatoirement répartis; sur une photo numérique, on sait exactement ce qu'on trouve aux coordonnées i, j : un niveau de gris quantifié. Cela permet d'enchaîner des traitements matriciels automatisés s'apparentant aux techniques du « Big Data)).

11111111 11111111 11111111 11111111 11111111 11111111 11111111 Figure 16. À gauche, schéma de la surface d 'une plaque photographique argentique. À droite, schéma de la surface d'un capteur numérique. La trame aléatoire de gauche donnera un effet moyen de gris comme les niveaux de gris de la plaque de droite. Mais on ne peut pas foire de calculs automatisés sur la trame aléatoire.

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L'inconvénient initial de la photographie numérique, à savoir une résolution assez mauvaise (nombre de pixels par centimètre carré), a été progressivement résolu, avec des capteurs de plus en plus denses, et comportant aujourd'hui couramment jusqu'à 10 millions de pixels. Cependant, en toute rigueur, la production d'une photographie numérique requiert au final une impression papier équivalant à un tirage, ce qu'on regrette amèrement le jour où les fichiers sont perdus pour une raison ou une autre. À long terme, la photographie argentique a la fiabilité du papier (dizaines d'années, voire siècle), alors qu'à long terme les fichiers numériques tendent à l' autodisparition. Soit que le système de stockage soit détruit, volé ou effacé par un hébergeur en panne, soit qu'un changement de support rende illisibles les données anciennes. Moi-même, je me suis fait voler mes ordinateurs, il y a un an, et j'ai perdu un grand nombre de données, y compris le manuscrit de ce livre. Toutefois, comme je tenais un blog et un site académique, j'ai eu la chance de conserver certains de mes meilleurs films, les meilleurs étant souvent ceux qu'on montre au public avec les outils de diffusion internet. Ces techniques d'acquisition ont révolutionné le domaine, car on peut faire directement un certain nombre de traitements. L'exemple typique est la suppression automatique des vibrations des tables, du tremblement des opérateurs ou des dérives des embryons dans leur incubateur, sous l'œil du microscope. Un autre avantage est que les fichiers peuvent

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être retraités à grande vitesse, sans délai, sans attendre la révélation du négatif ni son développement, et même « en ligne » dans le cas de mes expériences. Grâce à quoi, il est possible de choisir l'embryon le mieux contrasté, le mieux préparé pour faire les mesures, sans attendre le retour de la pellicule du labo, comme dans ma jeunesse. (À ce propos, quand je faisais ma thèse, on disposait d'appareils photographiques pour prendre des clichés au microscope, ou même des photographies des écrans eux-mêmes, clichés qu'on dupliquait ensuite pour les introduire dans les articles. C'est une chose à ne pas dire aux jeunes qui s'amusent aujourd'hui avec des caméras numériques, souvent grande vitesse et haute définition, car cela achèverait tout à fait de nous faire passer pour des dinosaures.) Un exemple de traitement fait en quelques secondes, ou minutes dans le pire des cas, est l'extraction des vitesses de déplacement des cellules, dans tout le champ de l'embryon. Cette méthode s' appelle le tracking, ou vélocimétrie de particules. Elle consiste à positionner une grille de points virtuels à la surface d'un film vidéo numérique et à suivre au cours du temps l'évolution des petites croix virtuelles. Entendez bien : il n'existe aucune croix dans la réalité, on demande juste à l'ordinateur de reconnaître le voisinage de la croix, puis, par des algorithmes de corrélation proches de la reconnaissance des visages, de suivre la « gueule » du voisinage de la croix, de proche en proche dans le film. Cela permet de reconstituer le

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déplacement point par point, c'est-à-dire finalement de visualiser ce qu'on appelle le champ de vitesse, dans l'embryon. Jadis, nos camarades biologistes collaient de petits bouts de papier ou déposaient de l'encre de Chine pour pouvoir filmer les déplacements dans les embryons ... La planche suivante montre une photo d'un embryon au stade « blastula » décrit dans le premier chapitre, avec les croix posées à la souris (un petit programme à deux sous génère automatiquement la grille). Lorsqu'on suit le mouvement sur un film brut, on obtient souvent des trajectoires en forme de plats de spaghetti (à droite). Une étape intermédiaire est donc nécessaire, consistant à corriger les dérives et tremblements sous le microscope. C'est le genre de traitement d'image qu'on ne pouvait pas faire avec les films celluloïd. De surcroît, l'existence d'internet permet à des communautés de chercheurs d'améliorer les logiciels et de les mettre à la disposition de tous. Cette élimination des « tremblements)) de l'image étant effectuée (par ordinateur, cela prend quelques minutes), on extrait alors les «vecteurs vitesse )) montrant, dans ce cas précis, les mouvements dus à la traction du mésoderme (les cellules tombées en dessous), dans le sens antéropostérieur, comme amplement décrit au chapitre premier. J'ai encadré le « point col )) séparant les cellules ayant un mouvement vers l'arrière de celles ayant un mouvement vers l'avant par un carré noir.

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Figure 17. Détection des mouvements par la méthode de vélocimétrie de particules. Des particules fictives sont placées sur une grille (à gauche), puis suivies au cours du temps d'image en image. Les vibrations et les déplacements d'ensemble de lëchantillon sont soustraits. On trouve alors le vrai mouvement morphogénétique dans l'embryon (en bas à droite), représenté par de petits bâtons indiquant le déplacement local.

Toutes ces analyses seraient impossibles sans tous ces progrès quasi miraculeux. Ils remontent aux travaux d'Einstein, de Pierre Curie, et même de Becquerel, pionnier de l'effet photo-électrique, qui donna naissance à la théorie des quanta, ladite théorie impliquant la physique des semi-conducteurs et celle des transistors, qui amenèrent à la physique des microprocesseurs ; des capteurs numériques peut-elle ainsi la plaque être vue comme un énorme microprocesseur. Ainsi la biologie tout entière profite-t-elle aujourd'hui massivement des progrès en physique quantique, au

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point qu'on assiste à une accélération phénoménale des résultats dans ce domaine. C'est pourquoi une nouvelle initiation est nécessaire, comme au temps du cubisme, pour mieux appréhender les mouvements dans toute leur splendeur et leur délicate simplicité. Pour conclure, il faut insister sur les divers choix qui s'offrent aux scientifiques. J'ai été surpris un jour, au cours d'un dîner en ville, par une réflexion goguenarde d'un convive considérant que l'argent du contribuable était mal utilisé dans l'étude des grenouilles (il avait dû voir passer une info sur la biologie du développement de cet animal de laboratoire). Il est vrai que certains chercheurs étudient la grenouille (ou plutôt un crapaud appelé Xénope), d'autres le poisson (en général le poisson-zèbre ou vulgairement zebra), d'autres la mouche (drosophile), d'autres le poulet (Gallus), d'autres la souris, le chien, le lapin, le cochon, le singe et, enfin, l'homme. Il va de soi que toutes (la plupart de) ces recherches ont pour finalité la médecine humaine. Cependant, la difficulté du problème oblige à choisir un certain modèle animal, en fonction des questions, des moyens, des aptitudes de chacun, ce qui conduit à suivre une certaine pente, peut-être parfois celle de la facilité. Par exemple, si vous voulez tester des expériences de médecine, il vaut mieux pratiquer sur des chiens ou des cochons, qui sont assez proches anatomiquement de l'homme. Si vous vous intéressez à des questions de génétique très pointues, il vaut mieux utiliser la mouche, pour laquelle il existe des banques de mutants de tous

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les gènes possibles ; en outre, la mouche se développe rapidement, et ses cellules sont très grosses et visibles. Si vous travaillez sur le développement à 3D, il vaut mieux employer un animal relativement transparent au stade embryonnaire, comme le poisson ou la grenouille, et qui se développe à une échelle, à une vitesse et à une température rendant l'acquisition assez facile. Si vous vous intéressez à des syndromes familiaux, à des maladies génétiques humaines, il vaut mieux étudier la souris. En effet, c'est un mammifère pour lequel de nombreuses maladies génétiques voisines de celles de l'homme ont été isolées dans des lignées particulières que vous pouvez acheter et élever. Il n'existe pas de telles lignées pour les chiens, les cochons ou les poulets. Cependant, il vous faut une animalerie, dans un bâtiment protégé et filtrant les entrées avec des sas, etc. On peut donc se poser la question : pourquoi, au laboratoire Matière et Systèmes complexes, dans le 13e arrondissement de Paris sur les berges de la Seine, une petite équipe étudie-t-elle le poulet ? (Notons au passage que d'autres étudient un ver, le nématode, d'autres une méduse, d'autres des amibes, des fourmis, etc., mais toujours du point de vue d'un physicien.) Pourquoi tous ces films sur cet animal particulier? La raison principale est que nous étudions les bases physiques du développement. Pour ce faire, nous devons extraire les champs de vitesse, comme ci-dessus. Or ces champs de vitesse sont beaucoup plus faciles à interpréter à deux dimensions. Quand quelque chose bouge

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à 2D, les mesures et les calculs sont plus faciles, plus clairs. À trois dimensions, à la surface d'une sphère, tel un œuf de poisson ou de grenouille, les « variations fonctionnelles », c'est-à-dire l'expression mathématique des vitesses, des déformations, etc., sont beaucoup plus complexes, sans même parler du fait que, en raison des déformations par nature très courbées sur un objet 3D, elles sont plus difficiles à observer. C'est la raison principale pour laquelle nous étudions cet animal. Or, coup de chance monstrueux, cette bidimensionnalité est commune à l'homme et au poulet. À ce stade-là, même la souris est plus éloignée de l'homme que le poulet. Une autre raison, pratique celle-ci, est que les œufs arrivent fécondés et que nous n'avons pas à installer des poulaillers dans le laboratoire. Enfin, la dernière raison est moins facile à deviner, et peut-être vaudrait-il mieux ne pas l'évoquer : il existe en effet un vide juridique par lequel il est possible d'étudier des embryons de poulet dans des bâtiments ordinaires, sans autorisation spéciale, alors que les autres animaux requièrent des salles que l'on ne trouve généralement pas dans les bâtiments conçus pour les physiciens, qui sont le plus souvent bâtis sur d'autres principes (par exemple, dans les laboratoires de physique, on prévoit des planchers renforcés pouvant supporter une masse importante au mètre carré, avec ce préjugé que les physiciens vont installer toutes sortes de bricolages extrêmement lourds, ce qui est d'ailleurs souvent vrai).

CHAPITRE 5

Le sac à malices

«Jamais on n'expliquera la formation d'aucun corps organisé par les seules propriétés physiques de la matière. » P.L.M. de MAuPERTUIS, Essai sur la formation des corps organisés (Berlin, 1754).

L'admiration des parents pour leur enfant commence par ces images opalescentes d'embryons flottant dans leur sac amniotique (« poche des eaux »), que l'on peut voir dans les livres souvent offerts aux femmes enceintes. La merveilleuse symbiose de la mère avec son enfant pose une infinité de questions très profondes, qui nous touchent, voire nous bouleversent. Or le physicien dans son laboratoire se posera une question d'apparence plus simple : c'est quoi, ce sac? Comment la nature s'y prend-elle pour faire ce petit

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sac autour du bébé ? Juste un sac, qui le protège. Un sac génétique? Qu'est-ce qu'un «gène de sac>>? Est-ce que quelque chose comme un gène de sac existe? S'il n'existe pas un unique gène de sac, combien alors faut-il de gènes dans le sac ? Comment la nature passe-t-elle d'un sac incomplet à un sac complet? Rien de bien métaphysique : de simples questions portant sur un simple sac. Ces questions peuvent sembler bizarres au profane, et simples seulement au physicien. Malgré leur bizarrerie, elles questionnent quelque chose de rudimentaire : une poche. Il faudrait pouvoir répondre à ces questions qui portent sur une forme élémentaire, la plus élémentaire, avant d'attaquer des questions comme la forme d'un intestin ou d'une main. Poser des questions dans un sens allant du plus simple au plus complexe. On saisit bien l'intérêt du sac. Dans le darwinisme, les formes observées doivent présenter un intérêt pour se fixer au fil des générations. On comprend immédiatement combien un sac peut être utile pour le développement d'un bébé, bien à l'abri dans son sac : «C'est mieux. >> Mais on voit bien que, si ce sac n'est pas bien fermé, il n'a pas d'intérêt. Par conséquent, ce sac n'a d'intérêt qu'en tout ou rien : soit il faut le compléter d'un coup, soit il ne sert à rien, à l'image d'une bouée trouée. Par déformation professionnelle, un mathématicien perçoit aussitôt un problème topologique : corn-

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ment un bébé fait-il, avec sa propre matière, un sac qui l'englobe lui-même ? S'il est évident que le sac présente un intérêt, cela ne dit rien de la façon dont il s'est fait, de la façon dont ce problème de topologie a été résolu par la nature. Par ailleurs, on remarquera que les poulets se développent aussi dans un sac amniotique, alors qu'ils sont déjà dans un œuf dont la coquille est dure, qu'ils se développent sous une membrane (vitelline) et que, de surcroît, sous la coquille de l'œuf se trouve une autre coquille, très fragile et molle chez le poulet, mais beaucoup plus solide chez les reptiles. Pourquoi, alors, se fabriquer encore un autre sac ? Quant aux enfants, ils se développent dans un ventre; donc, en toute rigueur, on ne voit pas très bien en quoi le sac amniotique peut être utile. D'où vient ce sac ? L'existence de ce sac caractérise les amniotes, c'est-à-dire les reptiles, les oiseaux, les mammifères. Nous partageons avec eux cet «organe» qui apparaît au stade embryonnaire. Qui a vu se développer un oiseau au microscope convient que les oiseaux sont très proches des humains. Ainsi, les oiseaux se développent dans un tel sac, lui-même enfoui dans l'œuf. Un cordon ombilical traverse le sac, comme celui qui traverse la poche des eaux des humains, de sorte que l'oiseau peut digérer le jaune à travers le sac, comme le bébé humain se nourrit de sa mère en aspirant des nutriments au contact entre son placenta et l'utérus de celle-ci.

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Certains s'interdisent, intellectuellement, ne serait-ce que de songer à un sens de l'évolution; cependant, les amniotes apparaissent après les anamniotes. D'abord les animaux sans sac : les poissons et les grenouilles ; ensuite les amniotes, qui ont un sac : les reptiles et les mammifères. Et si cette succession obéissait à un ordre ? Un ordre physique, morphogénétique? D'ailleurs, comment se fait-il que l'évolution fasse d'abord des animaux, qui paraissent bien compliqués, puis un sac autour, dont la forme paraît plutôt simple ? Pour comprendre la formation de ce sac, il faut dans un premier temps le « débobiner » à l'envers, au cours de son développement. L'image suivante montre le sac lorsqu'il a la forme d'un grand pli ovale faisant le tour de l'embryon (le pli ovale est indiqué par la flèche ; l'embryon est en position couchée, tête à gauche dans l'arrière-plan). L'embryon, ici un poulet, est vu dans l'œuf, à travers la coquille (on découpe une fenêtre dans la coquille avec des ciseaux). La photo suivante le montre peu avant qu'il ne soit fermé. Remarquez que, dans l'image du bas, le poulet a déjà des pattes, alors qu'un jour avant il ne les a pas encore. Mais on distingue dans les deux images les précurseurs des vertèbres, tout le long du dos.

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amniotique

Figure 18. En haut, photographie du sac amniotique du poulet partiellement fermé : le bord du pli forme un grand ovale faisant le tour de l'embryon, qui est lui-même peu développé. En bas, le lendemain, le bord du pli se referme en un cercle de plus en plus petit, jusqu se fermer complètement, comme un cordon de portemonnaie qui se resserre.

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Ce grand pli ovale se ferme par un mécanisme de contraction du bord, comme on resserrerait un cordon de porte-monnaie. Au fil de la contraction, le diamètre du trou se ferme à vitesse constante. Dans l'image du bas, l'ovale est déjà partiellement contracté et ne forme plus qu'un grand rond; on devine la tête de l'embryon derrière, son œil et les vaisseaux du cerveau. Ce rond est un trou sur une fine peau, en train de se refermer comme un iris d'appareil photographique. Pour finir, il ne reste à la surface qu'une

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trace imperceptible. On peut filmer in vivo la fermeture du trou, et observer qu'il se referme simplement comme une cicatrice. Sur le plan physique, ce phénomène est d'une simplicité biblique, si j'ose dire. Et l'on comprend en particulier que, quelle que soit la vitesse de fermeture, le sac finit par se fermer, plus ou moins lentement, mais qu'il ne fera rien d'autre que ça. Alors, évidemment, si le sac provient de cet ovale qui se contracte, d'où vient cet ovale lui-même ? Pour le savoir, il faut rembobiner le film du développement, aller vers des stades où l'embryon de poulet est à peine développé, à peine reconnaissable, et où son dos forme un pli droit allant d'une future queue à une future tête encore informes. Si l'on rembobine un petit peu, on constate d'abord que l'ovale est formé d'une partie qui vient de la tête et d'une partie qui vient de la queue. De chaque côté, il s'agit initialement de simples plis formés par l' extension du dos, mais qui se produisent de façon déterminée, toujours au même endroit. Comme décrit au chapitre précédent, l'embryon présente une structure en anneaux concentriques, en sorte que les plis sur le bord du corps ont lieu toujours en un endroit précis correspondant à un anneau situé assez loin du (futur) corps. Quand le dos du poulet grandit et avance, il tire et pousse sur la surface. Ce qui déforme l'anneau périphérique et déclenche par réflexe sa tension. Cette tension plie la surface exactement sur le bord de l'anneau, qui se contracte alors comme une capuche d'anorak en

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enfermant la tête dans le haut du sac (à droite dans la figure suivante). (Les quatre photographies montrent quatre instants successifs de l' enfermement de la tête dans le sac, à une demi-heure d'intervalle - pourrait-on dire« ensachement » ?)

Figure 19. Image de la formation du sac amniotique, à l'avant (côté tête, à droite) et à l'arrière (côté queue, à gauche) d'un embryon de poulet. Les deux plis se rejoignent et coalescent pour former le sac complet.

Le pli formé, qui est l'ébauche de sac ammonque, est pratiquement le même à l'avant et à l'arrière, avec une nuance importante. À l'arrière, le bord de l'anneau est plus proche de la queue. Quand on filme le déclenchement du pli de l'anneau, on voit très clairement que c'est la queue qui, en poussant sur la surface près de l'anneau, déclenche la contraction et la fermeture du sac. L'embryon se comporte comme un fer à repasser qui viendrait causer un pli sur la surface. Ainsi, quand la tête (ou la queue) avance, elle engendre un pli devant, un pli derrière, mais ce sont des plis vivants qui se resserrent, s'étranglent sur eux-mêmes. Le pli avant

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et le pli arrière se rejoignent en un ovale qui devient un cercle, puis un petit trou qui se ferme complètementet voilà, il ne peut pas s'arrêter de rétrécir, jusqu'à avoir résolu le « problème » créé par le pli-trou. La résolution du problème « trou », c'est donc une contraction indéfinie, jusqu'à disparition du trou, comme une blessure qui guérit en se refermant (les cicatrices aussi se forment par contraction des lèvres de la plaie). Voilà la véritable explication de l'origine du sac autour d'un bébé (pour être honnête, c'est un peu différent chez les humains : le sac se produit d'emblée, avant la formation de la tête, à partir de l'anneau périphérique). Voilà comment se constitue un sac vivant. Pour faire ce sac, il suffit donc d'un anneau plan et d'une contraction indéfinie. La petite peau formant le pli finit par se refermer sur le dos de l' embryon, et l'embryon se retrouve enfermé dans un sac. La trace ultime du sac une fois bien fermé est une simple cicatrice, sorte de petit nombril correspondant à l'« implosion » sur lui-même du bord du trou. La cause profonde de la contraction est l'alignement de cellules en anneaux qui tirent « en rond », comme un cordon de porte-monnaie. On peut mesurer avec finesse la force nécessaire pour faire le sac amniotique : il s'agit d'un centième de gramme (en équivalent poids). Ainsi peut-on retenir que, pour fabriquer les différentes parties d'un jeune animal, il faut exercer, pendant une journée, une force d'un centième de gramme sur un disque de 5 millimètres qui a la consistance du blanc

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d'œuf. Dit à l'envers : un animal, c'est la contraction pendant une journée d'une rondelle molle comme du blanc d'œuf et exerçant sur elle-même une tension d'un centième de gramme. Si l'on excepte quelques petits tremblements, sortes de frissons, la contraction a lieu à vitesse absolument constante. Le premier anneau, le deuxième, le troisième, se contractent avec une force identique et constante. Ainsi, dans cet animal, qui a évolué pendant 600 millions d'années, la formation du sac se produit à une vitesse absolument constante, sans aucun cahot ni arrêt ; ce n'est qu'une fermeture progressive et très douce qui clôt le trou, comme un iris qui se ferme. On représente souvent les interactions génétiques nécessaires pour faire un organe par des sortes de tapisseries d'inductions génétiques dont les fibres, les liens, les nœuds symbolisent toutes les relations entre les réactions chimiques à l'œuvre dans l'embryon. Cette approche, celle de la biologie systémique, peut être pertinente d'un certain point de vue (celui des interactions moléculaires), mais nullement pour comprendre le sens de l'évolution. C'est une description empêtrée dans une autre logique. Le sens de l'évolution se déduit de l'organisation des mouvements des tissus, non des schémas génétiques nécessaires à la fabrication et au maintien d'un tissu, qui ne pointent aucune direction particulière dans l'espace de la morphogenèse. Je ne dis pas que ces schémas de réactions n'ont pas de

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conséquences, ils en ont, mais les sauts génétiques dans ces schémas (par mutation) n'occasionnent pas un sens particulier de l'évolution, à l'inverse de la structure des tissus. L'organisation des tissus se déduit des conditions aux limites du problème : il n'existe aucun moyen de deviner que le tissu du sac amniotique résulte d'un pli en arc à l'avant du dos qui avance et rejoint un pli à l'arrière du dos qui recule, à partir de la lecture des schémas de réactions proposés par la biologie systémique actuelle. Mais alors, pourquoi ai-je dit que les amniotes arrivaient après les anamniotes ? Comment le prouver ? (Notons au passage que les «démonstrations» en matière d'évolution sont, sinon impossibles, du moins délicates, puisqu'il s'agit de comprendre des événements ayant eu lieu il y a des centaines de millions d'années, dans des embryons extrêmement mous, dont il ne reste en général aucune trace dans les « archives » paléontologiques - c'est-à-dire l'ensemble des fossiles connus.) Les amniotes apparaissent bien après les anamniotes au fil de l'évolution, avec l'émergence des tortues. Cette observation, empirique dans les archives paléontologiques, n'a pas reçu d'explication. En réalité, elle ne souffre même pas de constat. L'idée qu'il puisse exister un sens de l'évolution est vécue par les paléontologues comme une illusion rétrospective. Il faut bien qu'une chose se produise pour que la suivante soit possible (par exemple : pour avoir des plumes sur les membres, il

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faut d'abord avoir des membres, puis des plumes ; cela ne signifie nullement que l'apparition des bras implique l'apparition de plumes) ; ce n'est pas parce que des organes ou morceaux d'organismes apparaissent les uns sur les autres ou les uns après les autres, comme on empilerait des assiettes, qu'il est permis de gloser sur un possible sens d'apparition de ces traits. De même, si l'on se force à placer certains phénomènes dans un certain ordre, on aura envie de leur chercher une explication, sûrement à tort. Par exemple, si, dans une classe, on range les enfants par ordre de taille, on obtiendra un profil de hauteur qui n'a aucune explication autre que le fait qu'on a ordonné les enfants comme ça. Au cours de la dernière campagne présidentielle, les candidats ont été classés par intentions de vote : on trouve une sorte de courbe de décroissance exponentielle qui n'a aucun sens. Les paléontologues (ou certains d'entre eux) s'interdisent de penser le sens de l'évolution, par dogmatisme - et les raisons en paraissent obscures à ceux qui ne partagent pas cette « conviction )), Le sens de l' évolution fait partie de ces espaces vierges, terres de liberté à conquérir. Je ne vois pas pourquoi cette question scientifiquement sérieuse serait laissée d'une part à des spiritualistes prosélytes et d'autre part à des chercheurs arc-boutés sur des idées anciennes, pour la plupart anglo-saxonnes, qui disent niet et pas autre chose. Il est grand temps que la culture se saisisse en toute laïcité de cette notion : elle se présente à nous comme un continent inexploré, bordé d'un no mans land où des

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balles hypermatérialistes sifflent aux oreilles dès qu'on veut s'approcher de la clôture. Vu depuis la physique, le refus de prendre en considération cette notion, de mettre simplement sur l'établi la question du sens de l'évolution, paraît curieux. La position du physicien, comme celle du laïc vis-à-vis des interdits religieux, est très simple : ces interdits vous concernent ; à mes yeux, ils sont complètement incompréhensibles ; faites comme bon vous semble, mais laissez-moi travailler tranquillement 1• L'apparition des amniotes après les anamniotes a une explication évidente. D'une part, il faut un anneau supplémentaire par rapport aux précédents pour faire un sac. Donc la succession des anneaux constitue une sorte de sens de l'évolution. D'autre part, le pli formé dans le tissu par l'avancée de la tête (et le recul de la queue) se situe évidemment devant la tête et derrière la queue lorsque celle-ci pousse. Ou bien elle pousse assez pour faire le pli, et vous verrez un sac autour 1. Je me permets ce commentaire un peu acerbe, à la suite de toutes les interventions violentes, bien concrètes et désagréables, dont j'ai récemment été victime, interventions allant des propos venimeux de la part de M. Picq, dans Lucy et l'obscurantisme, à toutes sortes de sites web infects, d'envois de mails collectifs à des listes de diffusion de chercheurs visant à me déconsidérer, d'attaques anonymes sur Wikipédia, ou bien de« points de vue» dans Le Monde, mal renseignés et diffamatoires, sans oublier des messages anonymes destinés à ma hiérarchie, des planches en pdf cherchant à déshonorer ma personne et mes travaux, le tout envoyé en copie aux membres de mon équipe, etc. Tou tes violences étrangères à l'éducation que j'ai reçue et qui ne font pas honneur au monde de la recherche.

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de l'embryon ; ou bien elle ne pousse pas assez, et vous verrez un animal avec une tête plutôt râblée, courtaude, et pas de sac autour (portrait-robot d'une grenouille). D'ailleurs, les amniotes ne sont pas d'office amniotes : il leur faut plusieurs jours pour le devenir, et rien n'empêche d'incuber un poulet en dehors de son sac amniotique, sinon de délicates et énervantes manipulations avec des pincettes et des scalpels, pendant un temps significatif. Par conséquent, le fait d'être amniote est une sorte de conquête de l'embryon, qui contraint à plier le bord éloigné de la masse de cellules issue de l'ovocyte initial. Chez tous les animaux, ce bord éloigné forme des organes extra-embryonnaires (l'embryon étant toujours lui-même issu du pli le plus central). De nombreuses mutations ayant des effets morphogénétiques avérés (sinon la plupart) sont des duplications de gènes. Il n'est donc pas surprenant que l'évolution soit l'affaire de progrès quantitatifs dus à l'augmentation de la « quantité de mouvement », se traduisant parfois par des sauts qualitatifs apparents. La physique des mouvements de tissus fonctionne par « bifurcations », c'est-à-dire par changements soudains du phénomène global, quand on varie continûment une quantité simple, comme la vitesse du mouvement. Par exemple, si je pousse doucement sur une chemise en la repassant, le fer glisse langoureusement; si je pousse au-delà d'un certain seuil, la chemise plie. De même, si la nature ajoute un anneau mou autour des anneaux existants, il y aura un nouvel organe, poche ou tube, associé à la contraction de cet anneau. Mais

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faire un anneau de plus, lorsque la nature en a déjà fait trois, est aussi une sorte de sens de l'évolution, associé à la croissance de la masse de cellules, telle l'apparition de nouveaux cernes des arbres à chaque nouvelle année. Lorsqu'on repasse sa chemise, les plis à venir se situent, de façon latente, devant le fer à repasser; de même, le sac amniotique est situé devant l'animal, dans le sens de son développement, et seulement un peu devant. Cette situation est différente, par exemple, d'une aile avec des plumes : on ne peut pas dire, en voyant un membre glabre, qu'il aura à coup sûr en plus, un jour, des plumes : rien ne le laisse présager. L'arrivée des plumes est contingente ; elle n'est pas située « devant )) l'apparition du membre. Dans le cas des animaux sans tête, le mouvement même qui crée ces animaux est de même nature que le mouvement qui leur confere ensuite une tête. Les animaux ont donc d'abord un dos, puis une tête, puis un dos, une tête et un sac autour. Il suffit que la nature amplifie la croissance, par le nombre d'anneaux successifs et l'augmentation de la force des cellules, pour qu'apparaissent, dans cet ordre, les amniotes après les grenouilles. Ou bien la nature va « jusqu'à)) faire le sac, ou bien elle ne va pas jusque-là. Le point crucial est que le sac qui entoure le bébé poulet est le résultat d'un mouvement dynamique qui « va chercher )) le sac, en poussant/tirant sur la surface, et ce mouvement ne dépend que d'un seul paramètre. La surface pliera encore mieux si elle est constituée d'anneaux comme des cernes d'arbres, ce qui vient

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aussi par les lois de la physique - physique des cellules qui se poussent du coude. Si la poussée est assez forte,« ça» plie, et« ça» (c'està-dire l'anneau commençant à plier) devient automatiquement un sac, par fermeture progressive, comme un cordon de porte-monnaie. Il existe de nombreuses façons d'accroître l'exercice de la force par le tissu, mais toutes ces façons aboutissent au même effet. Nous verrons plus loin comment les cellules s'y prennent pour pousser. Cette description du développement des amniotes a une portée explicative, et elle place les phénomènes sur une sorte de trajectoire dans le temps, extrêmement long, de l'évolution, que l'on ne parvient pratiquement pas à se représenter. Par ailleurs, cette description interroge l'intérêt que présente le sac pour l'embryon ; elle questionne les scénarios évolutifs. Évidemment, le spectacle de l'embryon dans le sac amniotique est fascinant, et nous, pauvres humains enclins à l'émerveillement, cherchons à expliquer cet état de fait par le caractère exceptionnel de la vie. De même, les théoriciens de l'évolution justifieront ces réalisations extraordinaires de la nature par une exploration très longue et « au hasard » de l'espace des possibles. À une observation quasi surnaturelle, on cherchera une explication quasi surnaturelle, puisque puisée dans une infinité de possibles aléatoires que la sélection naturelle aurait élagués. (Notons que la description de la biologie et de l' évolution par le hasard et la sélection naturelle introduit un élément surnaturel dans l'approche de la biologie,

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puisque l'essentiel est fait par le hasard, la sélection œuvrant a posteriori.) Or la réponse à cette question est en réalité beaucoup plus simple, et presque triviale : les animaux, quand ils se fabriquent, sont très mous ; c'est même pour cela qu'ils sont faisables (et rapidement faisables : un seul jour, pour certaines larves). Comme ils s'étendent dans le sens tête-queue (on a vu pourquoi au premier chapitre), il est normal qu'ils fassent plier la surface sur laquelle ils se forment ; ce pli apparaîtra devant la tête et derrière la queue, et, en se contractant, cela forme un sac, un peu comme deux capuches tête-bêche qui se rejoindraient. Ce dispositif n'a rien, absolument rien, d'extraordinaire, et, pour être franc, il n'est même pas nécessaire pour le développement : il y a tant d'animaux qui se développent sans cela ! Au cours de certaines expériences sur les poulets, on découpe même le sac pour mieux voir dedans. Ces animaux, les amniotes, sont simplement faits comme cela, parce que c'est ainsi qu'évoluent les anamniotes, par la force du processus de développement, qui est bloqué dans un pattern de mouvements qui va de lui-même chercher le sac où il se trouve, bien rangé devant la tête dans l'espace des formes possibles qui pourraient advenir, avec un peu d'effort (et l'effort, ici, c'est celui des cellules qui exercent des forces). Ce que l'observateur, ou même quiconque découvre le phénomène, a du mal à percevoir, c'est la grande, mais néanmoins facile, singularité des formes qu'il observe. Ces formes si bizarres, voire extraordinaires,

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sont très singulières (un bébé dans un sac !) ; c'est pourquoi on attribue leur existence au hasard, qui serait exubérant, créatif, facétieux. Mais la physique la plus banale est également facétieuse. Les physiciens des matériaux ont une grande habitude de cristaux farfelus, maclés en croix de Malte, en forme d'hippocampe ou en spirale, d'ondes pointues, enlacées ou déferlantes, de concrétions multifractales, de plis rocambolesques. Ces formes ne sont pas le résultat d'une exploration d'un univers aléatoire: ce sont les formes physiquement possibles, et rien d'autre, que la nature va chercher en continuant ses mouvements de morphogenèse, comme un chat qui s'étire. Ces formes nous apparaissent extraordinaires et farfelues, devant requérir des explications tarabiscotées, parce que notre esprit est ainsi fait - il n'est pas intuitif Nous ne sommes pas capables de nous projeter dans les formes possibles que prendrait une petite boule de gélatine d'un millimètre étirée doucement pendant douze heures. Nous ne le percevons tout simplement pas, de même que nous sommes incapables d'anticiper la forme d'une goutte d'eau s'écrasant contre une surface. De ce fait, on recherche des explications aux formes dans un atelier qui n'est pas le bon. L'atelier de la nature est celui de la physique, des formes gonflées, pliées, tordues. Pour terminer ce chapitre, observons que j'ai décrit des expériences sur les oiseaux (le poulet) dont le

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développement est comparable à celui des reptiles, lesquels suivent les amphibiens au cours de l' évolution. Chez les mammifères, la petite peau constituant le sac amniotique se décolle complètement et forme une cloque ou un dôme au-dessus de l'embryon, alors que, chez les reptiles et les oiseaux, la cloque fronce et fait deux plis en forme de capuche qui se rejoignent et coalescent pour produire un sac. De ce fait, chez ces animaux, la partie centrale ne « dôme » pas. Une partie de la peau du sac amniotique est donc intégrée au corps du reptile, dont elle recouvre toute la surface, alors qu'elle échappe aux mammifères en se décollant. Cela donne une explication simple au fait que les reptiles et les oiseaux ont une peau et des phanères plus épais que les mammifères (les reptiles ont une peau de plus), et au fait que les différences sont globales : toute la surface de l'animal est concernée ; le jour où un mammifère se distingue d'un reptile par le décollement de sa première peau, la différence est partout, et immédiatement visible sur son corps.

CHAPITRE6

Les poupées russes

« Le changement de grandeur et de figure coûte peu à concevoir au physicien et ne coûte pas plus à exécuter à la nature. »

P.L.M. de (1745).

MAuPERTUIS,

Vénus physique

Si j'ai intitulé ce chapitre «Les poupées russes», mis à part le fait que je suis d'origine russe (ukrainienne, plutôt), c'est que je me réfère à la structure en poupées russes des embryons au cours de leur développement. Je viens d'expliquer comment «on», c'est-à-dire la nature, s'y est pris pour faire un sac autour d'un embryon. Pour résumer, le sac est une capuche constituée par un pli en forme de sillage. En grandissant, cette capuche entoure l'animal. Ainsi, l'animal revêt sa capuche en créant lui-même le pli devant lui.

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Le sac, et l'embryon dedans : voilà nos deux premières poupées russes, nos matriochkas. J'ai ajouté que la formation de plis était l'une des méthodes préférées de la nature pour fabriquer des organes. Quand on regarde bien la photographie d'un jeune embryon comme celle de la figure 10, on distingue un pli, en vérité plus proche de l'axe central en train de s'étendre sous l'embryon. Lorsque l'axe du corps commence à s'étirer, il croise sur son chemin un premier pli, puis un second. Le second pli penche vers le haut et finit par enrober le bébé. Le premier pli, lui, est bien plus important ; il penche vers le bas, et c'est le bébé qui finira par l' enrober. Mais enrober quoi ? Le cœur, tout simplement. En effet, le pli situé devant l'axe du corps va délimiter la tête, mais son arête (le bord du pli) va principalement structurer le cœur. C'est-à-dire l'embryon de cœur, avant de devenir un cœur d'embryon. Le cœur fait partie de toutes ces choses qui nous sont à ce point familières que nous croyons les connaître. Cette évidence recèle en fait beaucoup d'inconnues. La biomécanique du développement cardiaque reste encore mystérieuse, même pour les scientifiques qui en explorent les secrets. En réalité, du point de vue de la morphogenèse, le cœur est la troisième matriochka, autre petite poupée nichée dans les deux autres. Chacun reconnaît un cœur, un cœur généralement gros, charnu, comme on peut en voir chez le boucher ou le tripier.

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Le cœur est une pompe composée de plusieurs gros tuyaux, collés les uns aux autres et où le sang circule en sens inverse, en faisant un circuit en U parallèle. Les spécialistes savent qu'il est constitué de tuyaux qui sont en quelque sone coincés dans un espace trop étroit pour eux, et qui, en se tonillant et en s'accolant les uns aux autres, forment une grosse boule charnue qu'on appelle cœur. Avant d'être un cœur, c'est donc une série de tubes, et la formation du cœur proprement dit, tel que vous le connaissez, s'appelle le looping cardiaque. Le cœur, en effectuant plusieurs déformations sur des tubes, devient une sorte de boule pointue. D'abord les tubes sont rapprochés et fléchis, ensuite ils sont tordus, puis ils sont pliés en forme de U (phénomène du looping). Au bout du compte, ce qui aurait pu rester deux tubes sagement parallèles, comme chez certains animaux, devient une boule pointue et charnue.

Figure 20. Schéma de la formation d'un cœur à partir d'une ébauche de cœur : des tuyaux soudés se tordent sur eux-mêmes, comme on essore un torchon, et la masse forme un cœur « adulte ». La double flèche noire dans l'image de gauche symbolise la force qui se contracte comme un cordon de porte-monnaie fronçant les deux moitiés du cœur.

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Comment un petit cœur devient un gros cœur est bien connu. En revanche, comment « rien » devient un cœur est méconnu. Par « rien », il faut entendre la surface plate de l'embryon dans lequel on ne distingue encore rien du cœur. Dans la figure 20, la structure située à gauche est déjà un cœur miniature. L'explication de la morphogenèse par un accroissement à partir d'une ébauche est une habitude héritée du préformationnisme (l'idée que des animaux semblables sont emboîtés sans fin les uns dans les autres). La véritable question qui se pose, celle qui est en rupture avec les descriptions usuelles, est : comment se forme une ébauche de forme tridimensionnelle à partir de quelque chose de plat ? La même question se pose pour un cœur, un œil, une jambe, etc. Il existe toujours un « instant » où la figure rétrécie de l'objet dont on parle s'évanouit par « récurrence vers le passé » dans une forme antécédente plate, ou ronde, qui est à l'origine de l'organe en question. Cet instant crucial est ce qu'on appelle en physique une « bifurcation », et ces bifurcations sont associées à l'apparition de « nouvelles )) formes. Mais, trève de généralités, que se passet-il dans le cas plus précis du cœur ? Ici encore, la chronophotographie va venir à notre secours. Et la physique avec elle. Le cœur, l'embryon de cœur, c'est, répétons-le, un pli, un simple pli qui apparaît quand la tête, avançant, forme un pli en arc qui penche vers le bas. C'est un pli un peu semblable au pli du pantalon entre les jambes quand on s'assied. L'avancée de la tête tire sur la surface, à la fois vers

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l'avant et sur le côté, et ce en raison de l'enroulement latéral des tissus. Le pli crânien passe au-dessus du plan de l'embryon en chiffonnant le plan, exactement comme un fer à repasser écrase un pli de linge devant lui. Une fois que ce pli s'est formé, la situation est celle d'un double pli sur le dos, tiré vers l'arrière par un pli ventral en arc, évoquant l'aspect d'une capuche. Le fond du pli forme une gouttière. Les tubes cardiaques, dont les précurseurs sont situés initialement à plat, le long de l'axe du corps, sont progressivement déformés par cette gouttière qui se contracte et plie à la façon dont on froncerait un cordon de porte-monnaie. Ainsi, le double pli sur le dos, c'est la future tête ; et le pli en arc au-dessous, c'est (pour partie) le futur cœur, ou du moins la cause dynamique du futur cœur. Tout cela est difficile à énoncer en deux mots, mais le phénomène observé est en réalité très simple, comme le montre la photo dans le cahier d'illustrations (figure 4 du cahier). Tout commence par un pli, certes petit, occasionné par le mouvement d'allongement du corps et de contraction des anneaux. Le corps est formé par les longs plis horizontaux pliant verticalement et visibles au centre de l'image de gauche. La situation observée sur les photos est celle du tout début de formation du dos, de la tête et du cœur - photos prises in vivo sur un embryon de poulet, le même embryon, vu par-dessus (à gauche) et par-dessous (à droite). Au-dessus, on distingue très bien les plis dorsaux qui, en avançant, sont passés par-dessus le pli cardiaque ;

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en dessous, le pli cardiaque constitué par cette avancée a une forme de capuche qui résiste à la traction de la tête vers l'avant. Le bord de la capuche s'éloigne en sens inverse en contractant son bord. Le pli «en forme de capuche >> qu'on voit sous le ventre est tout à fait semblable à celui produit de l'autre côté par le sac amniotique quand la tête avance un peu plus. Comme le pli du sac amniotique, le pli du cœur se contracte le long du bord. En se contractant, l'arc rétrécit et se fronce. La planche suivante montre un gros plan du tissu, à quelques stades de développement, entre un arc à peine visible et un cœur reconnaissable. Cette contraction (figure 5 du cahier) est exactement analogue à l'effet « cordon d'anorak >> : en tirant les deux bouts du cordon, l'ensemble se chiffonne en formant des plis. Quand la matière du vêtement est du tissu vivant, le résultat en est le cœur. Rien de plus simple. Cependant, on ne peut pas comprendre la logique de la construction si l'on ne suit pas, comme on le fait aujourd'hui, l'ensemble du phénomène en chronophotographie. Un cœur, c'est un fond de pli continûment contracté. Ainsi, le cœur est dans le corps en raison de l'ordre de succession des plis : l'embryon se contracte d'abord de gauche à droite, ce qui forme des plis allongés le long de l'axe du corps. Ces plis allongés dessinent l'axe du dos, ils sont orientés du bas vers le haut, et ils s'accroissent en poussant comme un fer à repasser. Cela forme en premier le pli en arc vers le bas, puis un second pli (le sac amniotique) vers le haut. De ce fait, le

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pli cardiaque, en se contractant, se ferme sur le ventre, tandis que le pli du sac amniotique, en se contractant, se ferme au-dessus de l'embryon. L'image (fig. 6 du cahier) montre la contraction du pli cardiaque au fil du temps, le passage d'un fond de gouttière incurvé à un cœur proprement dit ; les mesures indiquent que ce phénomène a lieu à vitesse constante. Cette description peut paraître un peu fastidieuse. Elle nous complique la vie, pour ainsi dire. Alors que c'est si simple ; en règle générale, les phénomènes physiques suivent leur cours, lequel est le plus simple dans le contexte qui est le leur (c'est un principe de minimum d'efforts, universel dans la nature). Il nous est difficile, sinon impossible, de nous mettre à la place de ces tissus, pour comprendre qu'ils ne font rien d'autre que ce qui est le plus simple pour eux. Pour résumer, disons qu'un bâton (le dos) qui pousse sur une galette de gelée ou de guimauve engendre deux plis devant lui. Si ces plis sont vivants, ils se développent d'eux-mêmes en se contractant, formant un cœur sous le ventre et un sac autour du dos, simplement en se contractant à vitesse constante. Le système cœur/embryon/sac amniotique constitue ainsi un ensemble de poupées russes emboîtées spontanément les unes dans les autres. Celles-ci émergent automatiquement d'une série de plis dont l'ordre est très clair : un pli droit et deux plis en arc devant, formant capuche. Le pli central = dos = embryon, le pli courbé devant vers le bas = cœur, le pli courbé vers le haut = sac amniotique. La vitesse de formation est

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strictement la même. Pour tout dire, un sac amniotique, ou un cœur, du point de vue du mécanisme et de la nature biologique, c'est, à mon avis, la même chose. Je dirais même : un dos, un sac amniotique ou un cœur, c'est pareil du point de vue de la physique de cette pâte. Cependant, l'écoulement lui-même positionne les tissus dans une situation de pli légèrement différente, du fait de l'existence d'un sens de l'écoulement inhérent à ces « collisions de pâte)). La principale différence, par exemple, entre le cœur et le sac amniotique, c'est que l'un se contracte d'un côté, et l'autre de l'autre, comme il est normal pour des plis qui sont par essence toujours formés d'une crête suivie d'un creux. Toutefois, l'histoire accumulée de ces plis, depuis l'instant où ils sont apparus, fera que l'un des plis devient un cœur, l'autre un sac. Ainsi, ces deux malheureux bouts de tissu presque informes ont connu une bifùrcation, comme on dit en physique, et la véritable cause de leur existence est cette bifurcation. La nature exacte de la force qui les a poussés est secondaire, de même qu'une canette de soda écrasée plie un peu toujours de la même façon, quelle que soit la cause de son écrasement (voiture qui roule dessus, ou piano qui tombe d'une fenêtre). Évidemment, ces plis peuvent se produire sur un milieu homogène comme une feuille de caoutchouc, mais ils se produiront spécifiquement aux frontières entre types cellulaires, quand le tissu est formé d'anneaux concentriques ayant des propriétés différentes.

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Ainsi, en suivant le sens de ces écoulements de pâte, la tête vient avec le cœur, un peu avant le sac amniotique. Et l'origine de tout cela, ce n'est qu'une feuille molle présentant des anneaux concentriques qui ont la consistance d'un blanc d' œu( Les plis forment des arcs qui, en se contractant uniformément, deviennent soit un cœur, soit un sac. Le mot« uniformément>> est important : la vitesse des phénomènes, mesurée avec précision, est pratiquement constante. L'ensemble du mouvement est une grande contraction, une sorte de crampe, d'une petite boule de gelée de 2 millimètres de diamètre. Il n'y a aucune discontinuité, tout coule «de source>>. Simplement, le manque d'initiation à ce type de phénomène nous empêche de voir, de ressentir, le caractère automatique de cet écoulement et la grande unité du phénomène que nous cherchons à décomposer en entités différentes, alors qu'il s'agit seulement d'un front de plis qui se propage en coulant, ou, si l'on préfère, d'un écoulement qui avance en fronçant. Une conséquence assez spectaculaire de cette physique apparaît dans des expériences au cours desquelles on incise légèrement l'arc qui se contracte. Dans ce cas, on peut observer que les territoires qui auraient dû faire le cœur restent séparés, et l'on aboutit souvent à deux ventricules complètement séparés, sortes de mini-pompes cardiaques, l'une côté gauche et l'autre côté droit, totalement disjointes et battant à des rythmes tout différents. La mécanique du pompage est certes inhérente à ces territoires, mais la forme est une

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conséquence de la contraction physique façon d'anorak».

«

cordon

Lorsqu'on regarde la représentation de l'arbre de l'évolution par les paléontologues eux-mêmes, on voit un embranchement séparant les reptiles des amphibiens et signant l'apparition des amniotes. Avant l'embranchement, pas de sac autour du bébé ; après l'embranchement, le bébé se développe dans un sac. Quand on découvre un tel embranchement : « d'abord animaux sans sac, puis animaux avec sac», il n'y a effectivement aucune raison de supposer que cela constitue un ordre, parce qu'il n'y a pas de raison physique ou biologique simple qui permette de le reconnaître. On penchera naturellement pour un rassurant : « Ça s'est fait par hasard. » Mais, finalement, un ordre existe, bien qu'il ne soit pas intuitif, et cet ordre est tout à fait normal, naturel - il n'est pas le fruit du hasard. Le paradoxe est que cet ordre paraît tout à coup lumineusement simple, une fois que l'on a compris l'origine du sac. Cependant, si l'on a été attentif à la description qui vient d'être faite, on a pu constater que la tête vient ensemble avec le cœur, peu après la formation du dos, par un mouvement de saute-mouton du pli-tête pardessus le pli-cœur. Par conséquent, les animaux ayant une tête ont dû être précédés par des animaux n'ayant pas de tête et ayant seulement un dos, et pour la même raison (ordre d'accumulations de plis). Cette idée peut sembler bizarre, comme paraît bizarre toute orga-

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nisation de la pensée qui ne vient pas de l'intérieur, mais qui est simplement imposée par le spectacle de la nature. Les champs magnétiques aussi paraissaient bizarres, mais il a bien fallu se résoudre à les «penser », puisqu'ils existent. Aujourd'hui, les aimants collés contre les réfrigérateurs n'étonnent plus personne, et l'on commande des appareils à distance avec des boîtiers pratiquement magiques quand on y réfléchit. S'agissant du sens de l'évolution, voire du bon sens, une nouveauté se dessine. L'ordre d'apparition des animaux est celui-ci : d'abord les animaux n'ayant qu'un dos (pli de droite à gauche), puis les animaux ayant un dos, une tête et un cœur (premier pli vers l'avant et l'arrière), puis les animaux ayant un dos, une tête, un cœur et un sac autour d'eux au cours du développement (second pli à l'avant et à l'arrière). Évidemment, on ne peut qu'être surpris par la nature même des phénomènes qui suivent l'ordre en question. Ce n'est pas un ordre aussi simple que : « animaux à une patte, puis animaux à deux pattes, puis animaux à trois pattes, et enfin animaux à quatre pattes ». L'ordre d'apparition des animaux n'est pas un ordre quantitatif, qu'on pourrait énumérer comme on énumère des entiers naturels, ou comme on voit passer des arbres sur une route. L'ordre des animaux est celui qui est associé à des discontinuités, comme la formation de plis successifs qui engendrent des formes qui nous étonnent, mais qui ont leur logique propre. Ces plis ont toujours lieu perpendiculairement au mouvement, et ils sont accrochés à la traversée d 'anneaux

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concentriques présents dans le disque embryonnaire. Il n'est pas très surprenant que les partisans les plus acharnés d'une forme totalitaire de darwinisme (qui n'est pas dans Darwin) aient raté ça. Lorsqu'on contemple la nature actuelle et les fossiles laissés par les époques passées, on constate bien que les animaux réputés « primitifs », en remontant la lignée des vertébrés, sont des animaux ... sans tête ni cœur. Il s'agit de petits poissons appelés céphalochordés, qui sont en forme de fuseau. Ils n'ont pas de tête, mais seulement une ouverture qui communique avec des tuyaux allongés qui traversent le corps et s'achèvent à l'anus, autre trou ouvrant sur l'extérieur. Ces animaux n'ont pas de cœur, mais de petits vaisseaux qui parcourent l'organisme en formant un lacis exempt de gros vaisseaux. Dans un précédent ouvrage, j'ai expliqué comment la circulation sanguine dans les tuyaux était nécessaire pour provoquer, progressivement, l'élargissement des capillaires et leur mûrissement en gros vaisseaux. On comprend bien que, en l'absence de cœur, la circulation est très faible, et que donc le mûrissement (grossissement) des petits vaisseaux en plus gros est rendu impossible. En aparté, cela montre aussi que la formation d'un système cardia-vasculaire est d'abord l'affaire de la formation des petits vaisseaux. De nombreux animaux, comme de nombreuses parties de notre corps, ne sont drainés que par de petits capillaires formant un réseau aux mailles serrées, et souvent cela peut suffire (surtout chez les petits animaux).

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Il me paraît tout à fait naturel que les animaux sans tête aient précédé les animaux avec tête. Mais cette observation, frappée au coin du bon sens, ne permet pas en elle-même de déduire que la tête est « latente », presque présente, prête à sortir, chez les animaux sans tête. Pour les biologistes, puisque l'apparition de la tête est associée à une mutation aléatoire, la formation des têtes est fortuite, contingente, le fruit du hasard. Or cette vision des choses souffre d'une erreur fondamentale : la contingence, ce n'est pas la probabilité d'une mutation causant, par exemple, l'apparition d'une tête, mais la probabilité qu'une tête apparaisse, sachant que nombreuses sont les mutations qui permettent l'apparition de la tête, sous une forme semblable, peut-être même exactement la même tête. Certes, la tête apparaîtra par définition au-dessus du cou, mais ce simple fait ne permet pas de conclure qu'elle a quelque chose d'évident, d'automatique, d'inhérent au phénomène du « développement animal ». C'est pourquoi l'on ne peut pas, sans d'autres éléments, se prononcer sur un possible sens de l' évolution, qui induirait « automatiquement » des animaux avec tête après les animaux sans tête. On pourrait dire : il faut bien qu'il y ait un corps sans tête pour lui faire une tête, mais peut-on prédire que la tête arrivera après les corps sans tête ? Pour comprendre l'origine des têtes, il faut donc regarder un peu plus précisément ce qu'est une tête. Et, une fois encore, c'est la chronophotographie qui va

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nous permettre de trancher : les animaux avec tête sont placés juste devant les animaux sans tête dans le sens de l'évolution. C'est l'objet du chapitre suivant.

CHAPITRE 7

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Lorsqu'on voit une tête, on ne peut pas deviner que son origine est un simple sillon au centre d'une feuille plate de tissu. Essentiellement, fondamentalement, les animaux de notre lignée se forment par l'étirement « haut-bas » suivi de la contraction« droite-gauche» d'une boule de matière. Cette contraction transforme rapidement la boule en une sorte de grain de café (en deux heures environ). Cette structure en grain de café est très visible chez les embryons d'animaux sans tête. Les animaux sans tête, du point de vue géométrique, topologique, sont analogues à ces grains de café, ou encore aux noyaux de datte. Ou encore aux gnocchi : je me demande parfois s'il n'y a pas un archétype mental de cette forme, hérité des coquillages, graines ou fruits secs qui présentent souvent cette forme. Du point de vue topologique, leur axe central est comparable à ces crêpes mexicaines appelées tacos. Le

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point crucial est que le poisson sans tête est formé d'une boule molle qui s'est repliée en laissant une échancrure au centre, parce qu'elle n'est pas allée au bout de sa collision droite-gauche, de même que le taco mexicain n'est pas replié comme une pizza calzone, une crêpe bretonne ou une empanada argentine. Chez les animaux avec tête, l'échancrure (voir le cahier d'illustrations, fig. 4) poursuit son mouvement, et l'aplatissement de la moitié droite sur la moitié gauche se traduit par une véritable collision des deux moitiés du corps qui forme une espèce d'ourlet qu'on appelle le dos. Qui dit collision dit accident, soudaineté, choc. On peut suivre par chronophotographie la collision des deux moitiés de notre corps, et observer que le mouvement est constant, uniforme, « doux », jusqu'au moment du choc, puis à nouveau uniforme, doux, et même constant, après le choc. Seulement, à l'instant du choc, la simple présence des deux moitiés en vis-à-vis change complètement l'écoulement. On comprend bien qu'un jet de fluide (une pâte assez visqueuse) qui n'a rien devant lui ira « tout droit» ; mais, si un jet se présente en face, les deux jets font une collision qui modifie leurs écoulements respectifs en les éjectant vers l'avant, un peu comme de la guimauve tombant sur l'évier du confiseur. La moitié du tissu qui aurait bien aimé continuer tout droit doit changer son mouvement, dès lors qu'elle se heurte à sa moitié d'« en face », de même que la guimauve s'étale au contact d'un plan.

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Lorsqu'on suit le mouvement en détail, on découvre un phénomène incroyable. Avant le mouvement, les deux plis se rapprochent en formant une échancrure identique à celle qu'on voit dans le grain de café. Mais, après le choc, le tissu effectue une sorte de sillage ou de recirculation vers l'arrière, et les plis forment ainsi une pioche qui est véritablement le début du commencement de la tête. Ainsi, la tête apparaît bien comme la continuation logique des dos sans tête. Un dos sans tête est constitué de plis échancrés ; la simple continuation du mouvement des plis forme le pli en « tête de marteau», qui est l'embryon d'une tête. On peut suivre ensuite le développement de ce pli, et observer qu'il devient, par dilatation, la tête telle qu'on la reconnaît. Ici encore, une initiation du regard est nécessaire. On ne peut pas avoir l'intuition que la tête provient d'une collision de plis en regardant, même dans les yeux, la tête finale, tant elle s'est dilatée, étirée, enroulée. En revanche, on peut avoir une intuition du phénomène « formation de plis » en regardant simplement la formation des plis au coude, quand on porte un tissu un peu mou, ou lâche, comme une manche de pull-over en laine ou de chemise. En fermant soi-même le coude, on produit ce type de pli très naturellement. La formation de la tête est un phénomène de drapé ayant lieu vers un jour de développement et se déroulant en une dizaine de minutes, ni plus ni moins. Alors, pourquoi ai-je dit que ce phénomène était incroyable ? Il n'est pas seulement incroyable par sa simplicité, mais par le fait que, lorsqu'on mesure finement les vitesses de développement, c'est-à-dire ici la

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vitesse à laquelle se produit la collision du tissu formant la tête, on découvre que tout a lieu à vitesse absolument constante. La seule et unique chose qui n'est pas constante, c'est la collision elle-même, le fait qu'à un moment donné le tissu gauche rencontre le tissu droit, et vice versa. La formation de l'ébauche de la tête ne requiert aucune autre discontinuité que la modification de géométrie induite par le contact. Fermeture des plis

Figure 21. À gauche, un embryon au stade« grain de café», juste avant l'apparition de l'embryon de tête. À droite, l'embryon de tête, formé par la collision des deux lèvres du «grain de café». Cette transformation prend quelques minutes ; elle a lieu au moment du contact entre les deux parties gauche et droite du corps (un peu comme un pli de manche au coude).

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Dans les concepts qui ont parfois cours, on s'attendrait à ce que l'évolution de la tête consiste en l'apparition soudaine d'un gène ou d'une nouvelle combinaison de produits chimiques agissant les uns sur les autres, provoquant, par la nature même de ces cascades chimiques, un événement singulier qui deviendra la tête. Pour dire les choses simplement : on s'attend au surgissement d'une tête, au premier de tous les coups de boule, d'une façon un tant soit peu discontinue, sur un dos sans tête. Or, ce n'est pas du tout cela que l'on observe, bien au contraire : il n'y a aucune discontinuité, à l'exception de celle causée par le contact des deux moitiés du corps. On peut filmer en chronophotographie les tissus, observer les vitesses et voir que, juste avant la collision, le tissu avance à vitesse constante vers l'axe médian (le milieu du futur dos), et que, juste après la collision, il s'écoule plutôt vers l'avant par l'effet naturel de la présence d'un obstacle constitué par l'autre moitié. En amont et en aval de la collision, tout est absolument constant, uniforme, lent (voir cahier, fig. 7). Il faut bien comprendre ici la subtilité : on nous présente les animaux comme le résultat d'une évolution pendant 600 millions d'années, au hasard des mécanismes de leur formation. Dans ces conditions, on s'attendrait à ce que l'émergence de la tête soit le résultat d'un empilement de phénomènes discontinus, répercutant dans l'espace de la forme ces discontinuités. Dit autrement, on s'attendrait à ce que la morphogenèse d'une tête soit quelque chose d'un peu granulaire, d'un

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peu grossier, avec des repentirs, des coups de boutoir ici, des coups de sonde là, des dilatations intempestives, etc. Absolument RIEN de cela n'est observé. Ce n'est qu'un pli mou qui s'aplatit sur lui-même en gonflant. Au cours du gonflement, il y a bien quelques nuances qui finissent par distinguer l'avant du milieu et de l'arrière, mais ce sont des nuances sur un processus uniforme, dont la seule discontinuité - et elle est énorme - se produit au moment de la collision droitegauche. Au moment de la collision, l'avant de la tête s'évase, comme de la pâte à modeler écrasée. C'est donc bien la « recirculation >> vers l'avant du tissu, au moment de la collision, qui est l'« origine » de la tête. Donc, l'origine de la tête est un phénomène physique, ou biophysique, qui s'obtient en faisant simplement avancer plus loin un mouvement naturel qui, s'il s'arrête plus tôt, ne produit qu'un pli échancré au milieu du dos, façon« grain de café» ou« gnocchi». Tout gène- et il y en a beaucoup - qui concourt à accélérer ou à ralentir la collision des tissus (typiquement, les gènes qui inhibent ou exaltent les forces exercées par les cellules) contribue à agrandir ou à limiter la taille de la tête, mais la forme (ou patron) du mouvement est fixée par la physique. Ainsi, les animaux avec tête ne sont que la continuation logique, dans toute la lenteur de cette logique, des animaux sans tête, dans le sens de l' écoulement naturel de la «guimauve» animale, lorsque les gènes sont modifiés aléatoirement en amont. Mais, bien entendu, il y a une génétique d'apparence causale.

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J'ai dit plus haut qu'une canette de soda plie un peu de la même façon, quelle que soit la manière dont elle est écrasée. Laissez une canette au milieu de la rue et demandez-vous si la canette « écrasée » va apparaître d'une façon déterminée ou aléatoire. Évidemment, une voiture passera - on ne sait laquelle, mais nous pouvons prédire à coup sûr que le résultat sera une canette écrasée. La cause de l'aplatissement est aléatoire, et de multiples causes auraient pu convenir, mais la forme qui en résulte est déterminée. Le raisonnement est le même pour l'évolution et l'apparition successive de formes dans un certain ordre, avec cette différence cruciale que, dans le cas de la matière vivante, la « voiture » qui écrase la canette est à l'intérieur de la canette. En d'autres termes : la peau d' embryon qui plie pour faire un corps d'embryon est la somme d'un très grand nombre de voitures microscopiques qui s'écrasent elles-mêmes de l'intérieur (les cellules). Certes, le pli en forme de sillage ou, dit autrement, en forme de tête de marteau (fig. 10 dans le cahier d'illustrations) n'évoque pas très clairement une tête pour qui n'y est pas familiarisé. Néanmoins, la poursuite de ces enroulements/dilatations conduit, en l'espace de quelques heures, à une tête reconnaissable à partir de ce pli en marteau. Les trois étapes à comprendre sont : échancrure > tête de marteau > évagination des yeux >enroulement/gonflement vers l'avant.

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Figure 22. Quelques étapes du «film » de la formation de la tête, expliquant comment on passe du simple pli à plat à la tête telle qu'on la connaît. La vue est « de face ».

Une autre observation, concomitante de la precedente, est que la collision exalte le mouvement vers l'avant. Quand on suit l'écoulement du tissu, on constate que, de par la nature même des écoulements de pâte, le mouvement, qui allait d'abord vers le milieu de façon nonchalante, est obligé de tourner en direction de la tête suivant le mouvement même de collision avec l'autre moitié, tel un jet d'eau frappant un mur. On me rétorque souvent : mais pourquoi est-il obligé? Avec une rétroaction génétique, bien dosée quelque part, il pourrait faire toute autre chose ! La réponse est évidente : à quoi sert d'inventer des rétroactions qui n'existent pas, pour le seul plaisir de contredire quelque chose de très simple et qui obéit aux lois

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les plus banales de la physique ? C'est aux partisans d'une histoire très compliquée du développement de démontrer que, dans cette situation, le virage de tissu a lieu sous l'action d'autre chose qu'une simple collision des moitiés droite et gauche. Cette collision propage le changement de direction des mouvements, dans tout l'embryon, en moins d'une minute. Quelle réaction génétique serait capable d'une telle performance ? L'écriture toute simple de la loi de collision entre les deux moitiés d'embryon colle très bien aux données. Personne ne peut démontrer que rien d'autre n'est possible, de même qu'on ne peut pas démontrer que la loi de la gravitation ne pouvait pas avoir une autre expression. La physique est la science des objets tels qu'on les observe, et la physique la plus simple est préférée aux autres (principe d'économie intellectuelle, appelé aussi «rasoir d'Occam»). Notez bien que le virage vers la tête renforce la poussée vers l'avant, ce qui concourt dans le même mouvement à former le cœur par en dessous. C'est ainsi que la formation - l'« apparition » - de la tête est associée à l'apparition du cœur. Initialement, on l'a vu, le cœur n'est qu'une sorte de pli au verso d'un autre pli qui est la tête. Au moment où ces plis se forment, le cœur est sous la tête, mais légèrement en avant. Cependant, ils s'éloignent en sens inverse et, progressivement, le souvenir que le cœur est juste devant la tête se perd. En réalité, au cours de la collision, ils se croisent. Le cœur est d'abord devant la tête, puis ils jouent à saute-mouton, la tête passant

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par-dessus et le cœur par-dessous, chacun continuant son petit bonhomme de chemin en sens inverse après s'être obligeamment évité, en consentant à plier un peu pour laisser passer l'autre (le moment exact du saute-mouton peut être filmé in vivo - ça n'a rien de ludique, pour être honnête, mais enfin le film est visible sur le site déjà cité). Du point de vue mathématique, on peut montrer que le mouvement d'approche des deux moitiés du corps constitue ce qu'on appelle en physique un dipôle. L'axe du dos se comporte comme un aimant qui tire sur les cellules, qui se comportent elles-mêmes comme de la limaille de fer. Comme le corps est composé de deux moitiés, tout se passe comme si deux aimants indépendants se faisaient face, tant que le sillon au milieu n'est pas fermé. Quand le sillon se referme, les deux aimants adoptent ce qu'on appelle un motif quadripolaire.

Plis avant la collision

Plis après la collision

Mouvement dipolaire

Collision de deux dipôles

Figure 23. Schéma du passage d'un écoulement dipolaire à un écoulement quadripolaire, lorsque deux plis entrent en collision. La formation de la tête est due à la collision dans la région de l'axe médian du corps, qui provoque un changement des lignes « de courant » et un évasement en forme de sillage du pli de la tête.

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Ce n'est pas une simple analogie, ou une métaphore, comme je l'ai parfois entendu. C'est assez curieux, cette tendance à considérer comme allégorique toute explication physique qui introduit un peu de déterminisme dans la morphogenèse biologique. Je demandais un jour à un biologiste très célèbre de me dessiner la morphogenèse d'un organe : il la représentait par de petites flèches symbolisant le mouvement de la matière. J'avais du mal à lui faire comprendre que ces petites flèches désignaient nécessairement un champ de déplacement physique, décrit par ce qu'on appelle la mécanique des milieux continus, et qu'il fallait poser le problème en termes de force, d'élasticité, etc. Les lois de la physique existent; elles s'incarnent en particulier dans ce qu'on appelle les lois de conservation de la matière. Or, lorsque des feuillets mous s'écoulent, ces lois s'appliquent et le mouvement doit les satisfaire. Au cours d'une présentation récente devant un parterre de biologistes, un maître de conférences à l'université est intervenu pour dire : « La matière vivante, ça ne s'écoule pas. » Ce genre de malentendu crée des embarras très pénibles. Mes collègues sont consternés de recevoir des mails diffamatoires visant à me discréditer ; ils lèvent les yeux au ciel dans les couloirs, en me priant de ne pas prendre trop à cœur ces expressions de dénigrement. Le public doit quand même savoir qu'il existe des zones de friction entre disciplines qui révèlent des comportements humains peu amènes, et qu'on se doit de supporter stoïquement des attaques d'une violence symbolique inouïe, souvent en public.

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Les lignes d'écoulement de la pâte vivante doivent obéir aux lois de la physique, comme l'eau qui coule du robinet, ou plutôt comme la pâte à crêpe qu'on étale au fond de la poêle. Dans le cas particulier d'une couche de liquide très fine s'étalant comme dans une poêle, le mouvement satisfait des équations identiques à celles du magnétisme ; cette propriété est un peu compliquée à démontrer, mais elle fait l'objet de quelques modules de cours d'hydrodynamique, vers la troisième année d'études de physique. Dans un cas, la loi de conservation est celle du fluide ; dans l'autre, celle des lignes de champ magnétique. Il ne s'agit pas de métaphores, mais d'une identité très profonde des formalismes physiques. Il convient de dire ici un mot de la « profondeur >> du formalisme. Le monde physique a des propriétés si profondes qu'elles constituent des catégories a priori, des racines invisibles, mais extrêmement robustes. Les propriétés particulières du monde qui nous entoure sont « ainsi faites >> - on ne les changera pas. Mais elles nous sont si familières que nous ne les percevons même plus. Bien entendu, la dynamique des champs magnétiques, par exemple, n'est pas complètement intuitive et l'on serait donc en droit de parler d'une simple « incompréhension >> de ces phénomènes, inaccessibles à l'entendement moyen. Or la situation de l'esprit vis-à-vis du monde physique est davantage paradoxale : nous sommes tellement habitués au mode de fonctionnement des événements physiques que nous ne percevons même plus qu'il y a quelque chose à comprendre dans leur nature même.

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Un exemple frappant dans notre contexte est le suivant : on a tendance, paradoxalement, à chercher des explications très sophistiquées, « biologiques », à des observations en réalité très naturelles. Les tourbillons de matière, comme du café dans une tasse, constituent le mouvement le plus naturel qu'on puisse imaginer pour un fluide qui se déplace (c'est juste un avatar du clinamen de Lucrèce, comme me l'a fait remarquer un physicien de Toulouse, directeur d'un laboratoire d'hydrodynamique). Les plis d'une surface constituent le mode le plus naturel de pli d'une surface que l'on déforme. Pourtant, nous sommes tellement habitués au monde qui nous entoure que nous ne sentons plus que ces phénomènes sont intrinsèques à la matière physique et qu'il n'y a rien de surnaturel à chercher. C'est pourquoi beaucoup font la « chasse aux gènes », comme me l'a fait observer un éditeur de l'European Physical journal, pour expliquer des phénomènes pour lesquels une description physique est parfois plus éclairante. Cette situation prend quelquefois une tournure surprenante. J'ai un jour été étonné de constater qu'un de mes articles était refusé dans une revue de biologie parce que, pour ses évaluateurs, le phénomène de tourbillons n'existait pas, ou bien relevait de la génétique, et qu'il était refusé également dans une revue de physique, où le rapporteur disait que le phénomène était absolument évident (obvious) et n'apportait rien de nouveau à la biophysique en tant que science. Ainsi, pour les uns, le tissu doit bien tourner en s'allongeant, et ça ne constitue pas un progrès en physique ; pour les

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. pas, et s1. ça extste, . ' , . autres, ça n ' extste c ' est genenque. On ne peut être davantage écartelé : la physique et la biologie sont arrivées à un point de rupture. Ainsi, des phénomènes absolument évidents et presque triviaux en physique relèvent encore de l'hérésie en biologie. La raison profonde est qu'un physicien considère un embryon comme un matériau, donc soumis aux lois les plus élémentaires de la visco-élasticité, alors que, pour un biologiste, le tissu embryonnaire est constitué d'une somme de cellules indépendantes pouvant avoir un mouvement autonome, avec des comportements quasi cybernétiques. Pour l'un, on ne peut pas tirer ici sans que ça tourne forcément là. Pour l'autre, les cellules tournent si je veux monsieur, et il faut expliquer au biologiste pourquoi la cellule aurait envie de tourner. La physique répond : qu'elle ait envie ou non, tu vas tourner ma p 'tite, car elle ne peut pas faire autrement (dura lex, sed lex). C'est l'un des maux actuels de nos disciplines. On pourrait dire : c'est une conséquence fâcheuse de l'hyperspécialisation. À mes yeux, c'est également la manifestation d'une forme sournoise d'idéologie : pour un physicien, toute forme de matière est matérielle ; pour un biologiste, la matière vivante a quelque chose de plus, de presque magique, qui implique un dialogue, une rencontre à un autre niveau, quasi anthropomorphique : je ne compte plus les séminaires où j'entends dire que la cellule choisit ceci, décide de faire cela, évolue en réponse à tel stress, s'adapte à son contexte, etc., comme si elle agissait à la première personne. Pour reprendre la métaphore du pianiste,

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le ballet cellulaire suivrait une sorte de partition dont les notes ont été écrites au hasard, au fil des millions d'années. Dans cette vision, les cellules déchiffrent les notes sur la partition en produisant un ballet cellulaire qui n'est pas un écoulement dans un champ physique : les mouvements des cellules ne sont pas des trajectoires. Il semblerait qu'il n'en soit pas ainsi : les cellules suivent bien les trajectoires de phénomènes physiques, et c'est pourquoi des patrons universaux, comme des tourbillons et des plis (mais aussi des tubes, des sphères, des spirales), émergent spontanément. Revenons à la formation de la tête : la notion de sillage de fer à repasser, que j'ai évoquée plusieurs fois, concourt ensuite à écarter les yeux et à les rabattre sur le côté (pour les animaux qui ont les yeux sur le côté). En avançant vers l'avant, la tête repousse ses yeux sur le côté - il suffit de filmer les embryons pour l'observer. Néanmoins, le gonflement progressif du cerveau tend au contraire à les repousser vers l'avant. Par conséquent, les animaux ont soit un gros cerveau et les yeux sur la face «à plat», soit un petit cerveau et les yeux sur les côtés (comme les poissons), avec toutefois quelques exceptions, tels certains poissons qui ont les yeux sur le devant - poissons qui feront autant de sujets passionnants de recherches en morphogenèse pour l'avenir, voire de controverses. En revanche, à ma connaissance, il n'y a pas de primate qui ait les yeux sur les côtés de la tête comme un poisson. Dans mon précédent livre, j'avais expliqué comment l'accroissement de la tête, en enroulant le visage vers l'avant, entraînait naturellement la diminution de la

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mâchoire - je n'y reviens pas. Excepté pour dire que, sur le plan des observations, je ne suis pas le découvreur de ce phénomène. Cette « corrélation » entre l'accroissement du cerveau et la diminution du prognathisme a été mise en lumière par Mme Dambricourt-Malassé, qui en a montré toute la portée paléontologique (inside story : il existe des contraintes internes au développement qui canalisent l'évolution des animaux). À ce propos, il est assez triste de voir les calomnies sans cesse déversées sur les partisans d'idées qui dérangent, mais dont le contenu est parfaitement scientifique, même s'il peut s'exposer à des critiques ou à des remises en cause. On a aussi le droit de se tromper, en sciences. Toutefois, il est tout à fait curieux qu'on ne puisse avancer une idée nouvelle sans qu'une foule de grincheux exigent immédiatement qu'elle soit intégralement vraie et universelle, ou bien alors la jettent aux orties. Par exemple, si je parle de l'existence de tourbillons dans les blastulas de poulet, la première réaction de certains interlocuteurs est : ça n'explique pas la formation des insectes. En général, je réponds : il y a vingt-quatre heures dans une journée, je ne peux pas, en plus, m'occuper des insectes. J'éprouve personnellement un sentiment d'injustice lorsque je constate que la plupart des livres de paléontologie en direction du grand public sont à pensée unique, à sens unique : les débats sont étouffés, ou bien affublés des oripeaux du créationnisme, si pratiques pour ceux qui peinent à penser par eux-mêmes et qui ne voient pas ce qu'il y a d'utile dans la contra-

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diction, dans la mise en avant d'idées nouvelles. Ainsi, des volumes entiers sur les dernières découvertes en paléontologie sont publiés sans aucune mention des travaux de Mme Dambricourt-Malassé, ce qui est à la fois médiocre et injuste. Injuste à double titre: d'abord vis-à-vis de chercheurs dont les points de vue sont respectables, d'autant plus qu'ils les étaient en travaillant; ensuite vis-à-vis du public, qui n'est tenu informé de l'état supposé des disciplines qu'à travers une pensée unique médiatique et largement obsolète, alors qu'il pourrait aussi bien se faire un avis sur de nouvelles hypothèses déjà très répandues dans la recherche de pointe et amplement corroborées par de belles expériences qui font sans cesse de nouveaux adeptes. Je suis assez surpris que des auteurs clament que « tout le monde est d'accord » sur le développement embryonnaire ou l'évolution, et haussent les épaules quand on évoque d'autres chercheurs moins d'accord, en les traitant de marginaux incompétents. On en est arrivé au point où beaucoup de chercheurs évitent tout simplement de piper mot sur ces questions, par crainte de représailles.

CHAPITRE 8

La mauvaise tête

J'ai expliqué dans le chapitre précédent le mécanisme général de formation d'une tête : une feuille plate se roule sur elle-même comme une crêpe. Cela crée un tube, qui s'évase au bout, ce qui crée les yeux ; les bords de la crêpe se dilatent, ce qui crée le cerveau. Néanmoins, une certaine variété est possible, en modifiant légèrement les « paramètres » du phénomène. Une description réduite à quelques mots : la tête est un tube qui s'évase et gonfle, pourrait laisser croire que tous les animaux devraient avoir la même tête, ce qui est évidemment contraire aux observations les plus courantes. Pour relier ces idées à des choses connues, faire de la culture avec de la science, je voudrais évoquer le cas des cyclopes. Le cyclope est d'abord ce monstre à un seul œil au milieu du visage, le fameux Polyphème que rencontrent Ulysse et ses hommes au cours de leur

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périple. Ils finissent par lui échapper, non sans avoir laissé quelques-uns de leurs camarades «sur le carreau». Avant de partir, ils crèvent l'œil de Polyphème. La cyclopie est parfaitement documentée, et pas seulement chez Homère ; cette anomalie de développement existe. Cependant, des adultes « normaux » cyclopes n'existent pas, car cette malformation s'accompagne de beaucoup d'autres, et notamment d'un rétrécissement de la partie avant du cerveau qui n'est pas scindée. Ce genre de malformation se répercute lourdement sur les capacités cognitives. Les enfants naissent mort-nés. Mais, d'un autre point de vue, la cyclopie est très courante dans le monde animal, puisque les animaux primitifs, comme les céphalochordés ou les myxines, c'est-à-dire des « sortes » de petits poissons primitifs, sont cyclopes. Ces animaux n'ont pas de tête, ils ont un tube central qui va d'une ouverture orale à une ouverture anale. Ils n'ont pas vraiment d'yeux comme les nôtres, ils n'ont pas de nez, pas d'oreilles, pas de cou, pas de mâchoire, pas de membres, etc. Leur représentant le plus commun est l'amphioxus, qui signifie « pointu des deux côtés ». C'est-à-dire que leur tête est semblable à une queue ; ils font un ou deux centimètres de long. Bien qu'ils n'aient pas d'yeux à proprement parler, ils ont néanmoins une tache sur le haut de la tête, appelée tache optique ou ocelle, qui leur permet nébuleusement de « voir », c'est-à-dire de distinguer vaguement la présence de lumière et de s'orienter en conséquence. Ces animaux, pour autant qu'on puisse qualifier d'œil leur

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tache optique, sont donc cyclopes. D'autres chordés, comme les tuniciers et les myxines, présentent également une tache optique centrale, positionnée sur l'axe médian du corps, en avant de rudiments de cerveau.

Œil

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Figure 24. Dans la taxonomie des animaux primitifs, on trouve des cousins, comme les céphalochordés {en haut), les tuniciers et les myxines (plus bas), qui ont un œil frontal une ocelle ou une simple tache optique sur le dos. Puis les vertébrés sans mâchoire (comme la lamproie en bas) et les vertébrés « à mâchoire >>, qui ont une paire d'yeux complexes.

Une façon de s'intéresser à la formation des yeux consiste à se demander pourquoi on a deux yeux, et non un seul. L'état normal, ancestral, est d'avoir un seul œil au milieu du front. Cette situation est fréquente dans la nature. Et, même si elle est monstrueuse chez les mammifères, elle est documentée. Par exemple,

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la photo (fig. 8 du cahier d'illustrations) représente un chaton cyclope, mort le lendemain de sa naissance. On trouvera sur internet plein d'images peu ragoûtantes d'embryons humains cyclopes. La cyclopie est facile à obtenir au laboratoire, soit avec des molécules comme la cyclopamine, soit tout simplement avec de l'alcool (en ajoutant directement l'alcool dans le milieu où l'embryon est incubé - mesdames, une raison de plus de ne pas boire d'alcool pendant la grossesse!). La cyclopamine a une histoire rigolote, qui fait partie de ces légendes que l'on se raconte dans les laboratoires. Un berger constata un jour que ses brebis mettaient bas des moutons cyclopes. Il en référa au curé du village, qui montra l'un des agneaux cyclopes au vétérinaire du village. Celui-ci envoya des photos à l'Académie des sciences, qui adressa les photos à un laboratoire de biologie du développement. Des biologistes descendirent dans la province où vivait ce berger et commencèrent à faire des prélèvements sur les brebis afin d'en analyser le caryotype génétique. Or, au bout de quelques jours, le berger, qui regardait goguenard les biologistes faire leurs prélèvements sur ses brebis, leur dit : « Vous faites ça pour savoir pourquoi les brebis font des agneaux cyclopes ? Moi, je sais pourquoi.» Les biologistes, interloqués, lui demandèrent : « Et pourquoi ? » Le berger leur montra une petite fleur dans la garrigue en leur disant : « C'est à chaque fois qu'elles mangent cette fleur. » En étudiant la fleur, les biologistes en ont extrait la cyclopamine, qui est un

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inhibiteur d'une importante molécule du développement embryonnaire. Chez les humains, la cyclopie en tant que telle est presque toujours létale. Elle est associée à des malformations de tous les organes situés le long de l'axe médian du visage : les cavités nasales sont absentes ou fermées, le palais est mal fait, le lobe frontal du cerveau n'est pas séparé en deux, etc. Pourtant, il est également vrai de dire que ces anomalies sont très fréquentes chez les humains. Oui, très fréquentes. Elles concernent environ une conception sur 200 ; mais, comme elles conduisent à l'avortement spontané de l'embryon, qui n'est généralement pas viable, nous sommes peu confrontés à ces anomalies du développement. Une fois sur 100, une naissance a lieu, et l'enfant est gravement anormal ; une fois sur 100 de une fois sur 200, donc environ une fois sur 20 000, il existe un spectre complet de déformations, de la cyclopie à de modestes anomalies d'écartement des yeux. Ces malformations sont regroupées sous le terme d'holoprosencéphalie. L'évolution entre les céphalochordés (qui n'ont qu'un «œil))) et les vertébrés (vision stéréo), tout comme l'origine de ces tristes malformations, s'explique clairement par le mécanisme de formation d'une tête. Au cours du développement, les animaux sont d'abord des galettes rondes. Cette galette s'étire le long de l'axe médian. En s'étirant, elle fronce le long de son axe médian en formant les plis de l'axe du dos. Ces plis continuent de s'étirer vers l'avant et, ce faisant, passent

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au-dessus du plan de la galette, en constituant une sorte de poche molle en dessous, qui sera le thorax, le cœur et les viscères (façon râble de lapin). Un film sur le site déjà cité montre le moment où la galette plie en formant les plis de la tête, en vue dorsale, pendant que du côté ventral se constitue une poche. À cause de la collision des deux côtés de l'embryon, décrite dans le précédent chapitre, la partie avant de l'embryon forme un tube, mais qui reste ouvert, comme un taco replié le long de son bord. C'est à peu près la forme de la tête des céphalochordés. C'est maintenant que va se décider la formation de un ou deux yeux. La partie ouverte en avant est tirée vers le bas par le râble, qui se contracte en descendant le long du corps, du côté du ventre. C'est parce qu'il se contracte qu'il tire sur la « tête» et descend sur la poitrine (c'est-à-dire, en fait, qu'il tire sur quelque chose de plié qui deviendra la tête à cause de cette traction, et qu'il descend sur la face ventrale de l'embryon en formant la poitrine). Ce n'est pas très clair, pensezvous ? Bien, reprenons autrement : la formation du thorax tire sur la tête ; cette traction implique que la tête bascule vers l'avant, parce que le cœur, le poumon et tout le reste se forment du côté ventral tandis que l'anneau qui se contracte et fronce le tout se resserre autour du nombril. On peut filmer in vivo 1' ensemble du phénomène, et observer que l'ouverture en T du tube se referme à l'avant sous l'effet de la traction. L'adhésion l'une

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contre l'autre des deux moitiés, à l'avant du tube, crée la petite pointe qui finira par former le nez.

Figure 25. Décomposition du mouvement de la partie avant du tube. La partie avant du tube se ferme en pointe, sous l'effet de la traction par en dessous du bord rond qui forme le cœur.

La photo ci-après montre le mécanisme, obtenu avec un tuyau en mousse. J'ai pris un tuyau en mousse qui sert à isoler de la plomberie pour l'hiver, dans les pièces froides . J'ai coupé le bord en forme de taco mexicain, puis j'ai appliqué une contraction sur la partie «ventrale>> (en réalité, je prends la photo; c'est le physicien Yves Couder qui me sert d'assistant de luxe). On observe le basculement vers l'avant du tube, la fermeture du bord du taco et l'écartement sur les côtés de deux gros coins. Ces deux gros coins vont devenir les yeux.

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Figure 26. Déformation d'un tube en mousse dont l'extrémité est coupée en forme de taco. On voit que les bords ourlés se referment l'un contre l'autre. C'est l'origine du nez.

Si l'on regarde maintenant plus finement le devenir du bord du taco, on remarque que, en se refermant sous l'effet de la traction, le bout du taco est devenu un peu pointu : c'est le nez. La partie légèrement en arrière, globuleuse, formant une masse ronde, est le futur œil, ou les futurs yeux. Maintenant, deux cas se présentent (on appelle cela une bifurcation). Ou bien le taco est refermé très doucement sans tirer beaucoup. Dans ce cas, le bord du taco, au-dessus du nez, forme une masse ronde, qui donnera un œil unique. Ou bien le bord du taco est refermé très fortement. Dans ce cas, le pli central, en se refermant brutalement, est poussé vers l'avant, puis il évase vers la gauche et la droite la masse ronde à l'avant qui, peu à peu, s'écarte en prenant une allure de sillage en forme de cacahuète. Finalement, ici, on aura deux yeux: un de chaque côté.

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Figure 27. Séquence montrant comment la masse oculaire s'écarte latéralement en s ëcrasant contre la partie nasale comme de la pâte à modeler.

Il suffit donc que, au cours du développement embryonnaire, la force des tissus dans la région de ce bord de taco roulé soit plus ou moins grande pour qu'on ait un œil ou deux. C'est tout. Un film sur le site montre le détail de la fermeture du taco, au moment exact où il finit de se fermer. On voit que, transitoirement, il y a une masse ronde appuyant sur une petite région pointue (la région pointue, c'est le nez ; la région ronde, c'est le futur «œil de cyclope))). Mais, rapidement, cette masse ronde unique s'évase sur le côté, se divise et, au lieu d'un seul œil, le mécanisme (physique) tend à faire deux yeux répartis sur la gauche et la droite de la tête. On le voit, le mécanisme est extrêmement simple, et confirmé à la fois par des expériences de chimie qui modifient la rigidité des tissus (comme avec l'alcool), et par des expériences de génétique où l'on obtient des animaux cyclopes en affectant génétiquement la force de la convergence des tissus qui entrent en collision. Évidemment, la biologie et la physique n'ont pas terminé leur travail lorsque la masse oculaire est divisée

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en deux parties : il faut encore transformer cette cacahuète en un vrai œil, celui que nous regardons dans la glace le matin. Je pourrais me contenter d'un joyeux : « La suite au prochain numéro », mais, pour ceux que le sujet intéresse, voici ce qui se passe après le stade « cacahuète ». La force qui crée le sillage de cette « cacahuète >> tend à pousser sur la peau, ou «ectoderme». En règle générale, les tissus n'aiment pas être mis en compression et ils réagissent en se contractant brutalement. Cela se produit dans la rondeur oculaire, ce qui cause un retournement, « comme une chaussette», de la partie évaginée. Ce retournement transforme une boule gonflée en une boule à double couche présentant un orifice arrondi dans la partie la plus saillante. C'est la chambre photographique de l'œil, ou plutôt des yeux. On aura remarqué que cette évagination qui forme les yeux n'est rien d'autre qu'un morceau de tissu, appelé pli neural, qui, partout ailleurs, contribue au cerveau. En réalité, les yeux sont un renflement, ou une sorte de pétale de matière cérébrale. Donc, il y a des nerfs à l'intérieur, qui tapissent le fond de la cavité. Sur le bord du trou laissé par l'invagination se forme le cristallin. Ici intervient une fine biochimie pour que le cristallin soit transparent - comme quoi la physique n'est pas seule en cause dans le « miracle >> de la formation d 'un œil. Accessoirement : une des principales causes de transparence du cristallin est l'absence de vaisseaux sanguins ; c'est pourquoi la découverte dans

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l'œil des inhibiteurs de (molécules qui empêchent) la formation des vaisseaux sanguins a permis quelques avancées dans le domaine du traitement du cancer ou de la DMLA (dégénérescence maculaire liée à l'âge), puisqu'on' expérimente aujourd'hui ces molécules dans des traitements visant à empêcher le cancer de fabriquer des vaisseaux sanguins (et, ainsi, tenter d'entraver sa progression). L'honnêteté oblige à dire que les résultats sont mitigés en matière de cancer ; en revanche, pour certaines formes de dégénérescence maculaire, ils sont très bons. Ces dégénérescences sont causées par un développement anarchique de vaisseaux capillaires qui détruisent la rétine ; les inhibiteurs d' angiogenèse permettent de stopper cette destruction. Pour finir, on comprend que si la poussée sur la masse unique suffit à provoquer l'invagination avant que le mouvement des tissus n'ait séparé la masse en deux, l'animal aura un œil unique, situé sur l'axe médian du visage. Une conséquence est que non seulement l'animal aura un œil unique, mais il aura en outre un gros œil, puisque la masse concernée aurait dû en réalité contribuer à la fabrication de deux yeux. Toute cette dynamique est indissociable de la formation du cerveau, du nez, de la bouche, et même du cœur, en dessous, qui est responsable de la traction sur la tête qui provoque la flexion vers l'avant du tube ; c'est 1. Je précise que ce « on>> concerne des collègues cancérologues, et non moi-même, qui ne suis que physicien du développement.

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pourquoi les enfants souffrant de ce type d'anomalie à des degrés divers (holoprosencéphalie, syndrome de Jacobsen, etc.) auront également des malformations cardiaques comme la tétralogie de Fallot.

CHAPITRE9

Les petits poissons ont-ils des jambes ?

Dans le chapitre précédent, j'ai évoqué un poisson avec les yeux sur le devant. Découvrez-le dans le cahier d'illustrations (fig. 11.) N'est-il pas ravissant, avec son regard un peu perdu, un peu étonné, son allure de grand dadais ? Quand je vois ce poisson, je ne peux m'empêcher de penser qu'il s'agit d'un mâle. Son regard stupide a quelque chose de masculin. Cependant, si j'en reparle ici, c'est pour ses« jambes ». Ce poisson possède en effet de petites pattes, avec lesquelles il prend appui au fond de l'eau. Il y en a d'autres dans cette catégorie. Étant intervenu, par mégarde, sur un forum internet pour dire que de nombreux poissons fouissaient le sol ou bien s'appuyaient sur le fond de l'eau avec leurs pattes (quand ils ne sortent pas tout bonnement

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de l'eau), je me suis fait reprendre par des internautes peu convaincus : « Des poissons avec des jambes, ça n'existe pas!» Néanmoins, des poissons avec de petites pattes existent bel et bien, et leur nombre s'accroît au fil de nouvelles découvertes. J'en ai vu moi-même un dans un aquarium à Baltimore (ville célèbre aux États-Unis pour son grand aquarium). En réalité, de très nombreux poissons ont des sortes de pattes et marchent avec, soit au fond de l'eau, soit même sur les berges. Et l'on n'arrête pas d'en découvrir. Il est en fait normal de trouver des poissons « à pattes » : d'abord parce que les pattes peuvent être utiles, même dans l'eau ; ensuite parce que les pattes sont nécessairement apparues avant de servir (cela dit, ces pattes-là ne sont pas les ancêtres de nos pattes à nous, ce qui montre qu'il existe un mécanisme fabriquant de façon récurrente des pattes) : la sélection naturelle n'œuvre qu'a posteriori, et il faut bien qu'un mécanisme fasse apparaître les pattes avant que celles-ci aient une chance d'être sélectionnées. Cependant, pour des raisons sans doute psychologiques, on n'a pas regardé les poissons marcher au fond de l'eau. Mais, en réalité, beaucoup de poissons adoptent des modes de locomotion de type « marche » sur les rochers ou le sable. Et, quand ils le font, leur démarche est semblable à celle des tétrapodes sur terre, comme on peut le voir avec certains requins qui se déplacent sur le sol de la mer en se dandinant comme le ferait un lézard (le requin « épaulette»). À l'instar de ces maris qui ne

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cessent de voir des femmes enceintes dans la rue dès que la leur l'est, dès qu'on admet l'existence de poissons marcheurs, ceux-ci deviennent tout à coup très banals. La question de l'origine et de la position des membres des vertébrés tétrapodes est très débattue. Pour la plupart des biologistes, les membres apparaissent sous l'impulsion d'une induction génétique, formant un signal qui contient de l'information pour faire une patte. Ici encore, il faut un élément de hasard justifiant la soudaineté et l'existence même des pattes. Cependant, une telle explication reste fort éloignée des principes fondamentaux de la physique, qui requièrent d'expliquer la croissance et le développement d'un morceau de matière par les forces physiques s'y exerçant. L'explication « ultime », par le hasard, de la survenue des pattes a quelque chose de surnaturel. De nouveau, nous tombons sur les subtilités des phénomènes cachés derrière le mot « explication ». Pour les physiciens, les lois de la nature sont en nombre très réduit, et tout doit s'expliquer par le récit que ces lois font du monde, depuis la nuit des temps. La physique comme écholalie de tout ce qui s'est passé, pour reprendre une expression de Pierre Bergounioux. Toutefois, lorsqu'on se penche sur les formes du vivant, on est tellement subjugué qu'on ressent une sorte de besoin de surnaturel. Le surnaturel, dans notre domaine, c'est le hasard. Ce hasard permet de faire entrer l'arbitraire dans les sciences, supposées être le temple des lois infrangibles.

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Le hasard, c'est le surnaturel tel qu'il convient aux scientifiques. Par exemple, Alan Turing, lorsqu'il cherche un moyen de résoudre les conflits logiques (apories) générés par le concept de machine universelle, ou par les paradoxes liés au théorème de Godel, propose de lever les conflits par le hasard (dans un système d'énoncés, quand il existe une ambiguïté radicale, on tirera à pile ou face pour savoir quel énoncé est vrai). En biologie, au fond du fond du fond, le hasard est essentiellement un hasard de mutations, c'est-à-dire un phénomène physico-chimique aléatoire, causé par des erreurs, des rayons cosmiques, des maladies, des phénomènes quantiques probabilistes se produisant pendant le déroulement de la division cellulaire, au moment où le génome est le plus exposé, donc le plus fragile, et étant transmis aux rejetons. Les formes observées échapperaient donc, pour une large part, à toute espèce de synthèse mathématique formelle, voire à tout calcul a priori, puisque, essentiellement, elles seraient programmées par des recettes qui sont elles-mêmes influencées par des phénomènes aléatoires. Ce qui est fascinant dans ces poissons à pattes, c'est qu'ils n'ont aucun rapport avec l'apparition de la patte chez les animaux qui ont vraiment des pattes. Les animaux à pattes, les tétrapodes, descendent d'un poisson de la famille du cœlacanthe, qui avait des nageoires assez charnues, avec de grosses arêtes dedans, ressemblant déjà au couple « tibia-péroné )) de nos jambes.

""En ham à gauche, un œuf. L'embryon esr déjà visible. À droire, l'embryon de pouler sorri de l'œuf, au premier jour de développemenr. L'embryon fair environ 4 millimèrres de diamèrre. Il esr consrirué d'un rond cemral, qui formera l'animal propremem dir, er d'anneaux amour qui formerom les organes digesrifs exrra-embryonnaires, qui permenem à l'embryon de se nourrir, équivalanr au placema chez l'homme. Dans les anneaux, les railles de cellules som de plus en plus grandes du cenere vers le bord. Le disque cemral esr consrirué des cellules les plus perires. Les railles de cellules som dans l'ordre 5, 10, 15,20 micromèrres environ.

2

""

Phorographie du champ de cellules dans le rissu, peu avam la formarion du corps de l'animal. Le rrou anal esr formé (flèche noire) ; une parrie des cellules glisse dans ce rrou. Dans le champ plus à gauche, on devine de peri res cellules, près de l'anus, des cellules plus grandes un peu plus loin. Le rom esr emouré par des anneaux de grandes cellules. La srrucrure en «poupées russes » esr donc préservée pendam les mouvemems. ZO = zone opaque.

3 ( Chronophotographie représentant un homme marchant.

..... À gauche, image d'un jeune embryon de poulet (un jour et demi de développement) au stade où il commence à plier (debout, future tête vers le haut). À droite, le même embryon vu de dessous. En haut, vue de profil. Les Rêches indiquent le sens de la poussée des tissus. Les pointillés relient la vue de dessous et celle de profil du pli créé par la tête en passant par-dessus le plan de la blastula. Les plis de la« tête , passent au-dessus des plis du cœur, qui constitue une simple cavité en forme de capuche. I.:arête de cette cavité, qui est une gourrière au fond d'un pli, guidera les gros tuyaux cardiaques.

Les tubes forment le cœur

5

.....

Imagerie in vivo de la contraction ~(comme un cordon de porte-monnaie)) du bord de l'arc formé sous la tête par le passage de la tête au-dessus du plan initial de l'embryon. Il est difficile de deviner que la forme tordue des tuyaux cardiaques provient de la contraction d'un arc formant« cordon"·

0'

40'

lh 20'

2h

2h 40'

3h 20'

........... ·-

-

( Passage d'un fond de pli incurvé, presque rond (comme l'était le trou du sac amniotique), à un cœur proprement dit. La contraction de la gouttière, qui plie comme un cordon d'anorak, engendre un beau cœur fonctionnel, automatiquement connecté au reste de l'animal. La vitesse de la contraction est absolument constante : c'est la vitesse indiquée par la flèche noire en bas ; elle est égale à 2 micromètres à la minute. Entre T = 0 et T = 3 h 20, quelques états du cœur: d'abord le pli en forme de capuche, puis le bord se contractant avec des vaisseaux naissant dans le fond du pli formant gouttière, puis un cœur qui commence à être reconnaissable (à ce stade, il bat et le sang circule, suivant le trajet représenté ; le looping cardiaque mentionné plus haut est en cours). Les films de ces mouvements sont visibles à http://www.msc.univ-paris-diderot. fr/ -vincent.

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?::J Plus tard

lJ

( Gros plan dans la région de la tête montrant le mouvement des plis juste avant et juste après la collision entre les moitiés droite et gauche du corps. On voit le bord des lèvres des deux moitiés d'embryon juste avant et juste après leur contact, avec l'indication des vitesses, point par point.

8 L------'--""'"-'---' ( Un chaton cyclope.

Exemples d'holoprosencéphalie. À ) gauche, insuffisance de l'écartement des yeux, avec réduction du nez. À droite, cyclopie.

9

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""

Séquence montrant comment la masse oculaire s'écarte latéralement pour former les yeux des deux côtés de la tête.

11 ( Poisson dont l'espèce a été découvene en 2008.

,..

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lmplanracion de cheveux en double spirale. O n voit très bien les deux spirales symétriques, et le poim sirué au sommet du crâne qui les sépare, formant un point hyperbolique où les cheveux partent en sens inverse.

Lignes de Blaschko sur ) des personnes à la peau > 1. Cité par Félix Leperchey, in L'Approche de l'embryon humain à travers l'histoire, L'Harmattan, coll. « Sciences & Société », Paris, 2010.

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J'ignore si elles sont malheureuses de leur état, mais cela ne semble pas être le cas ; elles ont même un petit ami. Il n'y a pas que des inconvénients à cette situation : lorsque Brittany eut une pneumonie, et fut trop faible pour prendre ses médicaments, c'est Abigaïl qui les prit pour elle, puisque leurs corps communiquent et partagent notamment la même circulation sanguine. Aucune recherche scientifique n'a jamais été entreprise sur ces deux sœurs, leurs médecins se contentant d'admirer cette merveille de la nature : chaque sœur contrôle un bras et une jambe, elles ont chacune un cœur et des poumons, une partie des organes de l'abdomen est commune, elles ont de la sensibilité chacune dans son corps, avec une zone de recouvrement où elles sont toutes les deux sensibles, située le long de l'axe de fusion des deux demi-corps. Bien qu'elles contrôlent indépendamment chacune un bras et une jambe, elles font du vélo, de la marche et de la course à pied sans aucun problème. Elles ne s'intéressent pas aux mêmes disciplines à l'école, elles n'aiment pas les mêmes plats, et je crois qu'elles jouent aussi du piano. On le voit, la gémellité peut prendre des formes variables. Nous-mêmes sommes déjà jumeaux au moins à trois titres : notre moitié droite est jumelle de la gauche, notre moitié haute est jumelle de la basse et, de façon plus cachée, notre génome est formé de l'association des gènes des deux parents, en sorte que, pour chaque gène, il existe deux copies : une copie provenant du père, une copie provenant de la mère. Ainsi, certaines personnes semblent être le mélange, la fusion chimérique du père

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et de la mère, d'une façon parfois troublante, comme ces montages photographiques où l'on mélange les visages de deux personnes. Ces photographies créent une sensation d'ambiguïté. Par exemple, le mélange de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, ou celui de François Hollande et de Barack Obama (voir cahier d'illustrations, fig. 17). Le cas de Chiara Mastroianni est très frappant : elle est la fille de Catherine Deneuve et de Marcello Mastroianni, et semble une fusion parfaite des deux. De même, bien que cela ne soit pas toujours apparent, nous sommes le résultat d'une fusion. Cependant, cette fusion est parfois apparente, la personne héritant un trait caractéristique de son père et un autre de sa mère. L'exemple le plus connu chez les animaux est celui des chattes. Chacun sait que les chattes ont souvent trois couleurs, à la différence des mâles. L'origine de ce phénomène est que la couleur des chats (pigment) est portée par le gène féminin X. Comme les femelles sont XX, et les hommes XY, les femelles ont deux gènes de pigment. Toutefois, chez les chats, un seul gène est exprimé. Il y en a bien deux, mais l'autre est toujours éteint, et ne fonctionne pour ainsi dire pas, les cellules allant chercher la recette pour fabriquer leur pigment sur un seul des gènes. Si ces deux gènes codent pour des pigments de couleurs différentes, la chatte aura deux couleurs principales sur son pelage par plaques larges qui traduisent simplement la répartition aléatoire sur le corps des morceaux où s'exprime l'un des gènes et pas l'autre, et vice versa. Plus le blanc, là où aucun des gènes ne s'exprime, ce qui est possible aussi : cela

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fait bien trois couleurs, et le blanc en est toujours la troisième. Ainsi, par plaques, la chatte exprime le gène de son père, ou le gène de sa mère, ou aucun des deux, mais jamais les deux ensemble. Des cas de chimérisme ou d'hybride lion-tigre, vache-bison, zèbre-cheval (zébrule), etc., sont parfois rapportés. Et il existe même des animaux qui sont moitié femelle, moitié mâle, le long de l'axe du corps, comme les homards bi. Pour continuer sur des cas extraordinaires de gémellité, nous pouvons dire un mot de la petite Lakshmi. Cette petite fille est née en Inde avec quatre jambes et quatre bras. Quand j'avais proposé ma théorie de la formation des bras et des jambes, certains m'avaient opposé des cas d'enfants ayant des membres en plus, et donc échappant au schéma «tétrapode». En réalité, lorsqu'on analyse ces cas en détail, on a tôt fait de découvrir qu'il s'agit toujours de cas de fœtus in fœtu, c'est-à-dire des enfants qui ont absorbé un autre enfant au cours du développement. La petite Lakshmi, qui était vénérée dans son village comme une réincarnation de Shiva, avait en fait absorbé son frère ou sa sœur, pendant le développement, dans le bas du corps. Encore que le second corps n'avait pas de tête, de telle sorte qu'il n'y aurait peut-être pas vraiment eu de second enfant, mais seulement une duplication d'une grande partie du corps à un moment très précoce du développement.

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Les radios de Lakshmi montraient qu'elle portait dans le bas du corps un jumeau organisé de façon têtebêche par rapport à son propre corps. En réalité, chacun d'entre nous est formé de deux moitiés tête-bêche, avec une symétrie autour du nombril. J'ai exposé plus haut des reptiles à symétrie haut/bas miroir, et nous avons aussi vu au chapitre « Les poupées russes » que le sac amniotique était constitué par deux plis situés symétriquement du côté tête et du côté queue. Je n'ai pas insisté alors sur le fait que les plis cardiaques présentent également une symétrie haut/bas, le ventre se fermant avec un pli venant du haut du corps, et un autre du bas du corps. En outre, lorsqu'on regarde un jeune embryon, on remarque que sa tête a une forme assez semblable à une queue, et que sous la forme de queue qui ressemble à une tête se produit un pli en arc très similaire au pli en arc du cœur.

Pli crânien Pli caudal Figure 33. Plis avant et a"ière du côté ventral, présentant une symétrie « miroir ». À ce stade, le ventre est formé d'un pli en forme de capuche, à l'avant, puis d'un autre, un peu plus tard, à l'a"ière. En se rejoignant, ses plis se ferment sur le nombril.

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Sans doute n'est-il pas bien pratique d'avoir une tête des deux côtés, en sorte que la nature a fait dévier la partie tête et la partie queue progressivement pour donner un « sens » aux animaux. Il est vrai que les reptiles bicéphales sont exceptionnels (on en trouve néanmoins de très nombreuses images sur internet, les propriétaires de ces animaux mettant immédiatement une photo sur leur page web) ; cependant, beaucoup de poissons ont un cœur situé dans la région de la queue. Au fond, la question du double ne se pose pas : les doubles identiques n'existent pas. C'est donc plus une question de degré, d'approximation dans l'étrangeté, puisque l'autre soi est impossible, physiquement et psychiquement. À ce sujet, j'ai vécu l'anecdote suivante. Je participais un jour à un film sur les empreintes digitales, et comptais illustrer le caractère individuel des empreintes digitales en montrant que même de vrais jumeaux ont des empreintes digitales différentes. Les empreintes des mains (les mêmes mains) de deux vrais jumeaux sont réputées à peu près aussi différentes que celles d'une main gauche et d'une main droite d'un même individu (moyennant, évidemment, le retournement dans un miroir). Le réalisateur avait donc contacté de vrais jumeaux et nous avions rendez-vous pour faire un petit sujet autour de, ou plutôt avec des « couples » de vrais jumeaux dont je devais commenter les empreintes digitales. À ma grande surprise, le réalisateur avait trouvé des jumeaux tels que, dans chacun des couples, l'un

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des jumeaux avait été atteint du syndrome du jumeau transfusé. Ce syndrome est le suivant : dans le chorion, lorsqu'il y a deux enfants, il arrive qu'ils soient inégalement irrigués, l'un des jumeaux étant irrigué en premier (et recevant du sang frais), le second récupérant le sang qui a déjà servi à son frère. De ce fait, l'un des jumeaux est « moins bien fait » que l'autre, et a souvent de petits problèmes moteurs. D'après le texte, je devais commenter «à quel point les jumeaux sont identiques», et « pourtant leurs empreintes digitales sont très différentes >>. Le malaise venait de ce que, quoique ces jumeaux fussent de vrais jumeaux sur le plan génétique, ils étaient en réalité très différents, le frère de l'un étant toujours un peu plus petit, chétif, voire boiteux, que l'autre dans le couple : en clair, ils n'étaient pas du tout pareils ! Cependant, en les regardant, on comprenait qu'ils auraient pu l'être. Une simple circonstance fortuite, dans le ventre de leur mère, avait favorisé l'un au détriment de l'autre, ce qui créait une bizarrerie à l'intérieur d'une bizarrerie. Une bizarrerie au carré, qui était très troublante. Ce qui m'avait frappé également, c'est que, des deux enfants, l'un était assez déséquilibré : en l'occurrence, celui qui était « bien fait », et l'autre gentil et plus équilibré : celui qui était« mal fait». Je suppose que l'image de soi que renvoie l'enfant « mal fait » à celui qui est « bien fait » a quelque chose de perturbant. Par ailleurs, le jumeau « bien fait » est censé s'être développé au détriment de son frère « mal fait», ce qui peut susciter un sentiment

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de culpabilité. J'ai remarqué aussi que les enfants qui souffrent sont souvent plus gentils que les autres. Ces jeunes gens pourraient me lire et se reconnaître; je ne veux pas leur porter tort, j'espère seulement qu'ils surmonteront cette situation, névrotique s'il en est, dont ils ne sont absolument pas responsables. La vie est ainsi faite : il n'y a ni à juger, ni à se détester, ni à avoir de regrets. Cependant, cette situation n'est pas fréquente. Ces cas médicaux montrent que le développement est très dépendant du contexte. On ne fait pas le même enfant, avec le même génome, à l'amont ou à l'aval de la circulation. Cela prouve de façon générale que le développement est en quelque sorte auto-organisé par l'environnement. Les expériences sur le poulet le confirment. Nous ne faisons pas, au laboratoire Matière et Systèmes complexes, de recherches sur les jumeaux. Mais il nous arrive fortuitement de tomber sur des embryons jumeaux, des œufs contenant deux embryons. Dans ce cas, par pure routine, nous prenons quelques clichés ; parfois, nous filmons un peu le développement. Je n'aime pas jeter des embryons sans rien en faire, et prends toujours au moins quelques photos pour donner une chance à ces embryons de servir à quelque chose. Longtemps après avoir pris la photo de la page suivante, à droite (à gauche, l'embryon normal), j'ai remarqué que les vaisseaux sanguins exhibés par ces jumeaux étaient parfaitement symétriques, sauf que les jumeaux se perfusent l'un l'autre.

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Figure 34. À gauche : embryon de poulet normal, et sa vasculature. Les flèches montrent le sens de circulation du sang, des artères ombilicales vers les veines caudale et crânienne. À droite : cas de deux jumeaux dans le même œuf et l'écoulement de vaisseaux sanguins associé. La circulation s'adapte spontanément à la présence d'un second embryon.

Ces observations permettent de voir les vaisseaux sanguins qui nappent la surface du jaune (là où le sang va chercher la nourriture), et comment ces vaisseaux rapportent la nourriture vers l'animal en développement. Si l'on regarde l'embryon normal, à gauche, on verra que les écoulements sanguins sortent par le nombril, vont vers le sac vitellin de l' oiseau (sorte de placenta) en faisant de grands trajets arrondis en « pattes de crabe ))' et reviennent par la tête et la queue. On ne voit pas la circulation, évidemment, sur une photographie, mais on distingue bien les petits tuyaux, qui apparaissent en noir, sur fond clair, de vaisseaux sanguins émanant du centre et revenant vers la tête et vers la queue, en formant des buissons arrondis. Le grand rond clair visible dans le

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fond, c'est le jaune d'un œuf, ce qui vous donne une idée de l'échelle. Quand on regarde les embryons jumeaux, à droite, on constate que les corps sont parfaitement alignés têtebêche, avec un coude au niveau de la tête. Les vaisseaux artériels qui sortent au nombril de l'un se jettent dans les veines entrant par la tête ou par la queue de l'autre. Cette situation est absolument symétrique et, dans ce cas, les deux oiseaux seront identiques, ils sont nourris identiquement. Au passage, on notera l'extraordinaire adaptabilité, la fameuse « plasticité » des vaisseaux sanguins. Nulle part n'est programmé le fait qu'il puisse y avoir deux oiseaux dans l'œuf. Simplement, les vaisseaux sanguins s'auto-organisent comme ça, du fait de la symétrie des positions des oiseaux dans l'œuf, et de rien d'autre. En réalité, on peut montrer que l'alignement des vaisseaux sanguins correspond à un écoulement (morphogenèse dynamique) de la matière, qui se stabilise sur ce qu'on appelle un quadripôle, dans le cas d'un embryon normal, et sur ce qu'on appelle un octupôle, dans le cas de deux embryons. La simple croissance des tissus fabrique automatiquement le motif des branches de tuyaux, qui sont parfaitement fonctionnelles. On peut même couper une des artères dans l'œuf et fabriquer artificiellement une vasculature dite dipolaire (figure ci-après, à droite), comme est capable de le faire le biologiste Ferdinand Le Noble.

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Figure 35. À gauche, embryon normal, avec sa circulation dans Le sac vitellin qui est Le «placenta » des oiseaux. À droite, embryon modifié artificiellement, dont la vasculature est transformée simplement en interrompant une artère en comprimant un point (avec une sorte de petit trombone). Le motif de Lignes de vaisseaux obtenu est chamboulé et devient un « dipôle ». Les Lignes des vaisseaux suivent des Lignes complexes dëcoulement, qui épousent formellement Les mêmes Lignes qu'un champ magnétique.

Ce que démontrent ces observations et cette expérience, c'est, une fois encore, que le contexte - ce qu'on appelle en physique les « conditions aux limites >> joue le rôle d'organisateur global. Les instructions génétiques, quand elles existent, sont toutes les mêmes dans les cellules qui ont, par essence, le même génome. Mais ces mêmes instructions ne fabriquent pas du tout un circuit toujours identique et immuable : c'est le

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paysage physique qui orchestre la morphogenèse : elle s'adapte au relief physique qui lui est proposé. Elle ne peut en disposer. Cependant, un autre cas possible est celui de deux embryons positionnés au hasard, et non parfaitement tête-bêche. Dans ce cas, il arrive que le nombre de vaisseaux s'auto-organise d'une façon qui nuit à l'un des embryons par rapport à l'autre. Les vaisseaux euxmêmes n'ont aucune notion de fonctionnalité, aucun projet préconçu, aucune intention. Les vaisseaux ne savent pas s'ils nourrissent l'un ou l'autre. Ils se forment automatiquement sans vision globale. Quand les embryons jumeaux sont situés bien symétriquement, comme dans la figure précédente, la symétrie de la situation garantit que les deux embryons sont perfusés correctement. Lorsque les embryons sont positionnés de façon quelconque, en particulier d'une façon très asymétrique, alors l'un des embryons reçoit plus de sang que l'autre, voire reçoit le sang qui a déjà circulé dans l'autre, ce qui provoque le syndrome du « jumeau transfusé », qui a des conséquences sur le développement d'un des jumeaux.

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Figure 36 Exemple de jumeaux situés aléatoirement. Le sang d'un des jumeaux (celui de droite) circule vers l'autre. La veine V ne dessert que l'embryon de gauche. Par conséquent, le cœur de l'embryon de droite pompe, en fait, pour pousser le sang vers l'embryon de gauche.

Au-delà de l'intérêt intellectuel pour les questions de morphogenèse, ces observations révèlent la difficulté de cenains problèmes. Les aléas de la vie utérine, la façon dont deux ovules se positionnent au premier jour vont avoir une énorme influence sur le devenir des enfants, car la moindre chiquenaude initiale amplifie ses effets au cours du temps (sorte d'effet papillon). En outre, l'étude de ces exemples est difficile. Je vous montre dans ces images des cas expérimentalement rarissimes, que l'on observe peut-être une fois sur mille dans nos laboratoires, et qu'en général nous négligeons, alors que, dans la vraie vie, ils sont la cause des principaux problèmes de santé publique. Ce qui est en jeu, en effet, c'est la santé, non pas évidemment celle des poulets, mais celle des humains. Les grossesses à problèmes, heureusement, sont les moins

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fréquentes, mais ce sont celles qu'il faut surveiller le plus, et celles pour lesquelles la recherche serait le plus nécessaire. Si nous voulions étudier systématiquement l'établissement de la vasculature de poulets jumeaux, il faudrait incuber des milliers d'œufs par jour, les faire tous ouvrir par une armée de sta_giaires, et ne conserver que ceux qui ont des jumeaux. Evidemment, les choses sont plus simples avec certains mammifères qui ont des portées de plusieurs petits. Cependant, le poulet permet une observation très aisée de la vasculature à travers la coquille, alors que, dans le cas des mammifères, il faut en général tuer la femelle, ce qui pose deux problèmes : cela interrompt le processus de développement chez les petits et présente un problème éthique. Comment aider les jumeaux mal perfusés? Peut-on rétablir une vasculature normale en effectuant de petites modifications locales des vaisseaux, comme le fait Ferdinand Le Noble sur le poulet? C'est peut-être, sans doute, possible. Pour le démontrer avec des poulets, il faudrait faire des expériences sur un très grand nombre d'œufs. Par exemple, dans la figure 36 ci-dessus, on aurait peut-être pu rétablir une grosse veine caudale à l'embryon de droite, qui est sous-perfusé, en allant exercer un point de compression entre les deux artères des deux embryons, de façon à forcer l'écoulement de l'embryon 2 (celui de droite) à retourner vers lui, et non à se jeter dans la grande veine caudale de l'embryon 1 (celui de gauche). Si vous vous êtes jamais demandé à quoi servaient les problèmes de plomberie, en voici un d'une difficulté inouïe. Si la plomberie est molle, et si je peux

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intervenir dessus, aurai-je quelques chances de succès en allant clamper ou cautériser quelques vaisseaux ici ou là - le succès consistant à rétablir un équilibre des circulations dans les deux embryons, en laissant faire la nature, mais en intervenant ponctuellement, exactement au bon endroit, au bon moment ? A contrario, puis-je, en regardant la vasculature à un stade très précoce, prédire qu'un des embryons aura un problème et qu'il faut intervenir rapidement sur sa plomberie avant qu'elle ne se déséquilibre ? Dans notre laboratoire, nous ne sommes pas équipés pour faire de telles recherches ; mais nous pouvons essayer de faire du virtuel, par les moyens de la simulation numérique. La médecine « augmentée » par l'ordinateur est en plein développement. On espère que des simulations permettront d'améliorer le diagnostic, la prise en charge du malade, l'opération elle-même. J'ai pu voir, lors d'un congrès, des films montrant des réseaux vasculaires d'enfants malades, intégralement scannés jusqu'à l'échelle de 500 micromètres. L'enfant auquel je pense avait une sténose d'un gros vaisseau de l'abdomen, malformation très rare à cet âge. Une fois intégralement scannée (les images 3D avaient été obtenues par artériographie, en injectant un produit de contraste dans la circulation), sa vasculature était reconstituée à 3D par ordinateur, et le traitement, consistant en un placement de greffon à un certain endroit, était entièrement simulé par ordinateur, en recalculant l'impact du rétablissement de la circulation après l'opération (virtuelle) dans tous les vaisseaux des organes en aval. Ce travail était mené

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dans une université américaine avec une équipe interdisciplinaire de radiologues, de médecins, de chirurgiens, de physiciens, de mathématiciens, soit un total de plusieurs dizaines, voire de centaines de personnes. Pour un seul enfant. Évidemment, cet enfant singulier qui a la chance de bénéficier de ces calculs d'avant-garde sert de modèle pour tous les futurs enfants qui pourront être soignés par ces techniques. Le travail avec les médecins, si l'on veut avoir des chances d'aboutir au niveau clinique, requiert des équipes très importantes. Nous faisons plus modestement des recherches fondamentales, qui peuvent aider nos collègues à se faire une idée plus profonde de la nature même des problèmes. Par exemple, sur le cas des jumeaux de poulet dans l'œuf, nous sommes capables, dans une certaine mesure, de simuler la croissance de l'ensemble de la vasculature en tenant compte de la position des poulets dans l'œuf, comme le montre la figure ci-dessous.

Figure 37 Exemples de calculs d'auto-organisation des vaisseaux sanguins en présence de jumeaux, par le flux hydrodynamique

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circulant dans les tuyaux. À gauche, deux jumeaux symétriques « en croix » ; à droite, deux jumeaux « en parallèle >>. On retrouve les vaisseaux principaux réellement observés. Et, surtout, on constate que peu de règles de morphogenèse, physiques, permettent de vasculariser convenablement toutes les situations qui se présentent. (Calcul Sylvie Lorthois, Institut de mécanique des fluides de Toulouse, et Annemiek Cornelissen, Laboratoire Matière et Systèmes complexes.}

Le calcul a été fait en collaboration avec Sylvie Lorthois, à l'Institut de mécanique des fluides de Toulouse, sur la base d'un modèle de morphogenèse «stochastique». Ce qui montre au passage que l'étude de la vasculature d'un embryon est un problème tout autant pour un mécanicien (des fluides) que pour un biologiste. Ce sont des modèles (simulations) appelés joliment, dans le jargon, « de Monte-Carlo ». Dans ceux-ci, on ne peut reproduire exactement la vasculature observée, mais on peut la reproduire « en moyenne ». Les calculs montrent que l'auto-organisation des vaisseaux est tellement contrainte par les lois physiques, en l'espèce les lois de la «plomberie molle», si j'ose dire, que certains gros vaisseaux apparaissent, au cours de la simulation, exactement là où ils sont dans la réalité. Au niveau des petits vaisseaux, en revanche, il y a beaucoup plus de variabilité des vasculatures. Lorsque je dis que nous allons tout comprendre, j'entends que probablement dans cinquante ans il sera possible de calculer intégralement et avec une très grande précision les vaisseaux sanguins d'un organisme pratiquement complet, puisque nous sommes presque capables

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de le faire, aujourd'hui, sur l'organisme le plus simple, en l'occurrence un disque (sans doute ne pourra-t-on traiter que les vaisseaux au-dessus de l'échelle capillaire, la longueur cumulée des capillaires étant d'environ 100 000 kilomètres). Pour clore ce chapitre sur le double, on peut dire un mot des doubles volontaires. Dans les précédents paragraphes, il n'était question que de gémellité fortuite, induite par les hasards du développement embryonnaire. Les jumeaux n'ont pas demandé à être jumeaux. Certains font tout pour se débarrasser de leur frère. Mais il existe aussi dans la nature des cas de gémellification, si j'ose dire, parfaitement volontaires. Tel ce petit animal adorable qu'est le diplozoon (l'« animal double)) en grec). En ces temps où la polygamie est très décriée, ayons une pensée pour le seul animal complètement monogame sur terre. Ce petit parasite de 0,7 centimètre de longueur a la particularité de se chercher un congénère avec qui il s'unit pour la vie. Leurs corps se soudent définitivement, formant un animal unique, double. Et, comme l'animal est androgyne, le sexe mâle de l'un s'accouple avec le sexe femelle de l'autre, et vice versa, en une figure très suggestive. Les deux animaux demeurent collés comme des siamois, mais de leur plein gré et par les parties génitales ; comme quoi, il y a quand même de l'imprévisible dans la nature! De surcroît, tout cela est rendu possible par l'échange réciproque d'une partie de leur système nerveux, afin que

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leur corps double ainsi formé puisse se déplacer et vivre en symbiose parfaite jusqu'à la mort (voir fig. 18 du cahier d'illustrations).

C HAPITRE 12

Le progrès scientifique par anticipation

Dans un livre récent, Pierre Bayard' décrit avec un savoureux sérieux les plagiats par anticipation, en littérature. Il étudie des textes qui sont d'une telle ressemblance que, « si l'on donne à lire ces passages à plusieurs lecteurs non informés, il y a les plus grandes chances qu'ils les attribuent sans hésiter au même écrivain )). Or les auteurs en question peuvent être aussi distants que Voltaire et Conan Doyle. Pierre Bayard ressent immédiatement un effet littéraire particulier, celui de l'étrangeté, mais, poursuit-il : « Au-delà du sentiment d'inquiétante étrangeté que provoque cette série étonnante de similitudes, en quoi est-on fondé à dire ici qu'il y a plagiat par anticipation ? )) 1. Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, Éditions de Minuit, Paris, 2009.

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Il énumère ensuite un certain nombre de critères permettant de caractériser les plagiats par anticipation, dont la dissimulation, le fait que les auteurs ont caché que leur texte est un plagiat du futur, sans que l'on comprenne bien comment (voir le livre). Parmi les auteurs convoqués pour sa théorie figure Georges Perec, ce qui est un peu amusant pour ce chapitre, puisque Georges Perec est l'auteur de pastiches célèbres de textes scientifiques ( Cantatrix Sopranica L.). Je voudrais en effet rebondir sur Pierre Bayard, sans lui faire de mal, pour importer cette notion dans le champ de la science dure. C'est en effet un sentiment extrêmement courant pour un scientifique que cette impression d'avoir été plagié par un malin collègue, qui a poussé le vice jusqu'à se dissimuler dans le passé, et de préférence dans un journal scientifique inaccessible, qu'un bon Samaritain a un jour la bonne idée de vous mettre sous les yeux. Ces épisodes sont tellement fréquents qu'on peut dire qu'ils sont la règle. Je ne crois pas connaître un seul sujet scientifique, une seule découverte, dont on n'ait pas in petto exhumé les plagiaires d'antan - et je parle sérieusement. Par exemple, quand j'ai commencé ma carrière, Benoît Mandelbrot accédait à la notoriété avec les fractales, et l'on eut tôt fait de montrer qu'il avait été abondamment plagié par anticipation. Mais je voudrais ici aborder, à titre d'exemple, les théories de tourbillons hyperboliques que je défends depuis quelques années, et qui, je le découvre, ont été honteusement plagiées dès le XIx• siècle, ce qui est un

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comble. Que les coupables se présentent, s'ils l'osent. C'est à travers un complice que j'ai été informé. En effet, peu après la parution d'un article décrivant des tourbillons analogues à des dipôles magnétiques pendant la morphogenèse des vertébrés, je reçois du zoo de Moscou un courrier du conservateur me faisant remarquer que mes théories semblent assez voisines de celles de Jeffries Wyman, éminent naturaliste et paléontologue, président de la Société d'histoire naturelle de Boston entre 1854 et 1870. Dieu sait que les paléontologues m'en veulent, jusqu'à me mettre en cause dans les colonnes du Monde.fr 1, mais de là à communiquer avec les morts ! Il faut noter que Wyman était éditeur de la revue de cette société, et que l'on n'hésitait pas, à l'époque, à publier soi-même ce que l'on avait à dire. Une gigantesque paranoïa s'est emparée du milieu scientifique, en sorte qu'on ne peut plus rien dire sans avoir été estampillé par toute une série de personnes plus ou moins anonymes qui aiment rarement ce que vous faites, et vont jusqu'à le claironner dans la presse du soir. On peut donc lire, dans On Symmetry and Homo/ogy in Limbs, environ cent cinquante ans avant que je n'avance cette idée originale, des phrases telles que : « Les anatomistes qui ont comparé les membres supé1. Jean-Baptiste André et Nicolas Bompard, « Darwin et Avatar. Une réponse à Thomas Heams et Jean Staune », Le Monde.fr, 27.01.2010. Voir ma réponse, « Darwin et Avatar. Une réponse à Jean Staune, Jean-Baptiste André et Nicolas Bompard », par Vincent Fleury, 29.01.2010.

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rieurs et inférieurs de l'homme et des animaux les ont presque toujours décrits comme des répétitions, exactement parallèles, un peu comme la succession des côtes le long d'un même côté du corps. Quelques-uns seulement les ont décrits comme des éléments symétriques, qui se répéteraient de façon inversée entre l'avant et l'arrière du corps, de même que les parties gauches et droites du corps sont inversées. » Je fais partie de ces quelques-uns. Il faut imaginer le torrent d'injures et de violences qui se déverse sur les partisans d'une théorie physique de l'évolution (dont votre serviteur), pour savourer le plaisir que nous avons aujourd'hui à être rejoints enfin par des collègues du passé, fussent-ils de simples plagiaires. Les collègues de l'avenir que j'ai moi-même plagiés viendront sûrement agrandir le cercle de moins en moins restreint des adeptes de cette théorie. Wyman remarque que cette symétrie n'est pas parfaite et qu'elle s'atténue au fil de la croissance, en sorte qu'elle devient de moins en moins visible, mais que « l'étude des embryons apporte d'autres preuves à l'appui de l'idée que les parties antérieures et postérieures du corps sont en fait symétriques. Comme je l'ai dit, plus tôt on remonte dans le développement de l'embryon et plus ce fait est visible >>. Quel plaisir encore de découvrir sous sa plume du « coupé-collé >> de mes articles, comme : « La croissance des embryons n'a pas lieu de l'avant vers l'arrière, mais à partir d'un point central, neutre, dans les deux directions, vers l'avant et vers l'arrière. C'est ainsi que la tête et la

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queue se dégagent, tandis que le point central du corps reste attaché à l'œuf. )) On retrouve donc exactement l'explication que j'ai fournie de l'origine du nombril, et de la façon dont le plan d'ensemble des embryons de vertébrés est bâti ; j'ai le sentiment d'avoir été bien lu, il y a cent cinquante ans. Wyman décrit en détailla rotation du bras embryonnaire. Cette rotation a lieu après l'établissement du schéma global et elle abîme un peu la symétrie entre les jambes et les bras; or, Wyman écrit : «Cette rotation du bras est la principale cause de perturbation de la symétrie des membres ; sans cette rotation, les pieds et les mains seraient exactement symétriques, les doigts de la main se projetant vers l'arrière, et les doigts des pieds vers l'avant. )) Wyman décrit encore en détail l'anatomie des os de l'avant-bras et de la jambe. Chacun sait qu'il y a deux os dans la jambe : le tibia et le péroné, et deux os dans le bras : le cubitus et le radius. Cependant, la paire d'os est droite dans la jambe, alors qu'elle est voilée, tordue, dans le bras. Si l'on détord par la pensée la torsion du bras, la main tourne pour venir ressembler davantage à un pied, comme dans le jeune embryon. C'est un peu pénible de se voir dépasser par un plagiaire, mais c'est toujours bon signe de se faire piquer ses idées, même par anticipation. Passons sur les descriptions anatomiques des bassins de chameau, d'ornithorynque ou d'ichtyosaure, qui confirment toutes que le bassin et les jambes sont l'image inversée des épaules et des bras.

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Figure 38. À gauche, description par WJman de la structure du jeune embryon de vertébré. À droite, description par WJman du fémur (cuisse} et de l'humérus {avant-bras) de l'alligator, révélant la symétrie entre le haut et le bas du corps, symétrie semblable à la symétrie entre la droite et la gauche du corps. Dit autrement : si votre bras droit est droit, alors votre jambe droite est gauche. Cette symétrie est héritée en cascade de la structure initiale.

Venons-en alors à l'explication donnée par Wyman. C'est là que le plagiat est manifeste. J'avais expliqué dans un précédent livre que le champ de déformation dans les embryons, quand ils sont plats (donc plutôt au début du développement), est mathématiquement identique à un champ magnétique. Cette analogie est très profonde et remonte aux lois les plus fondamentales de la physique, comme la loi de conservation : « Rien ne se perd, rien ne se crée. >> La conservation du liquide dans un cas, la conservation du flux magné-

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tique dans l'autre, font que le champ magnétique et la vitesse d'un liquide suivent des lois assez voisines, en particulier à deux dimensions, au point même qu'on peut considérer les cellules comme de petites aiguilles magnétiques, de la limaille s'organisant comme autant de micro-aimants mobiles. Les embryons sont à peu près plats, dans leur jeune âge (au cours des deux ou trois premiers jours de développement). Et l'on peut voir les mouvements de morphogenèse comme des écoulements magnétiques (d'où, d'ailleurs, les lignes de Blaschko) de l'ensemble des cellules. Or ce petit voyou de Jeffries Wyman me pique honteusement l'idée, et consacre plusieurs paragraphes à décrire l'axe des embryons comme un aimant, présentant des polarités tête-bêche qui expliqueraient la structure globale du corps.

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Figure 39. Description de champs magnétiques expliquant la polarité et l'origine de la forme des corps d'embryons de vertébré (1867 !).

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Au cours de ses études à Harvard, Wyman avait étudié l'électromagnétisme. De manière générale, il s'y connaissait en physique et avait même, sur la fin de sa vie, conçu un petit système pour mesurer la force produite par les cils des cellules épithéliales (en posant à la surface des tissus de minuscules godets métalliques lestés avec des masselotes). Il avait remarqué que, lorsque deux organes se forment de façon éloignée, comme les deux bras gauches de deux jumeaux, ils présentent des polarités identiques, mais que lorsqu'ils se forment de façon proche, comme nos deux bras à nous, ils ont des polarités inversées. Il en avait déduit un schéma de construction analogue à une distribution de champs magnétiques. Il faut comprendre la grande perspicacité de cette idée. À l'époque, on en est encore à débattre de l'acceptation de la théorie darwinienne de l'évolution (Darwin et Wyman entretenaient d'ailleurs une correspondance, et Wyman est cité par Darwin). Les camps s'opposent entre « pour ou contre >> la « force vitale )), « pour ou contre >> la génération spontanée, « pour ou contre >> la création d'espèces indépendantes. Mais personne ne propose de véritables mécanismes morphogénétiques, a fortiori de mécanisme physique. L'idée que les tissus suivent des lignes de mouvement formant des champs magnétiques est foudroyante, et anticipe d'un siècle les travaux contemporains. Pour me consoler, j'observe que les expérimentateurs contemporains qui essaient de reconstruire les trajets des cellules avec des outils modernes ont également été plagiés, dès le xx:e siècle. Par exemple, alors que nous nous escrimons

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à mettre en évidence les tourbillons dans les jeunes embryons, de petits malins s'inspirent de nos travaux pour prendre un siècle d'avance.

Figure 40. Plagiat par anticipation réalisé par Wetzel en 1924. Par discrétion sans doute, Wetzel trace ces trajectoires à l'encre de Chine. S'il les avait tracées au format ]PEG, cela aurait éveillé des soupçons.

Le sommet de ce plagiat par anticipation est atteint par le plagiat des commentateurs. En effet, aujourd'hui, on raille et couvre d 'opprobre ceux qui défendent l'idée que la formation des embryons passe par d'amples mouvements, circulaires, englobant tout l'embryon, et qui ont partiellement une symétrie autour d'un point neutre (futur nombril). Le plus drôle est que ces détracteurs ont eux-mêmes été plagiés par anticipation puisque Jeffries Wyman raconte comment Oken, qui avait observé que les parties antérieures et postérieures du système digestif présentaient des symétries évidentes, fut couvert de ridicule. La science, qui a chassé les épicycles du firmament, fonctionne finalement comme ces spirographes qui

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tracent des volutes formées d'avancées, suivies de retour en arrière. Au-delà de la plaisanterie, ces connivences aux temps inversés démontrent plusieurs choses. D'une part, qu'il y a des précurseurs sur tous les sujets, mais qu'il ne faut pas être trop en avance. D'autre part, que l'effet d' étrangeté est induit par une relecture rétrospective du texte, dans un rapport d'anticipation. Cependant, la relecture tend à appliquer sur le texte une grille de lecture qui n'était pas, ou peut-être pas, celle du premier auteur et de ses premiers lecteurs. En quelque sorte, le futur texte crée la nouvelle lecture du texte passé. Le sentiment de surprenante parenté n'est pas étonnant, comme l'écrit Paul Valéry dans sa préface à Lucien Leuwen, de Stendhal : « La vérité et la vie sont désordre : les filiations et les parentés qui ne sont pas surprenantes ne sont pas réelles. » La bonne surprise, finalement, c'est de n'être pas seul (dans le même esprit, Cioran aussi écrit : « Le devoir d'un homme seul est d'être encore plus seul )) ; comme on se fait un devoir de cette solitude, être rejoint dans le désert, à la façon de l'aviateur du Petit Prince, crée un sentiment d'étrangeté). Toutefois, à la différence du roman, la science pointe un objet certain, invariable, immanent. Par conséquent, il est normal que les chercheurs contemporains aient été plagiés par anticipation, le progrès n'étant pas linéaire, et les humains étant fragiles et faibles. Ainsi, l'existence même de ces plagiats par anticipation, plagiats dissimulés et donc inconnus du second auteur, démontre qu'il existe un chemin de la recherche, escarpé mais

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finalement assez tracé, préconçu sinon déterminé par la nature même des objets physiques. Les objets physiques ont leur logique et, par conséquent, il est normal qu'à des siècles d'intervalle les bons raisonnements suivent la même logique, en créant cette sensation d'intemporalité, de téléportation. C'est d'ailleurs l'une des plus grandes joies que procure ce projet humain, je l'ai évoqué en introduction : le plagiat par anticipation crée en réalité une complicité, une connivence, voire une amitié, entre des êtres humains éloignés dans le temps et dans l'espace : nous ne sommes jamais seuls et partageons le même projet. Cette amitié est revigorante, comme le sont parfois les commentaires enthousiastes des rapporteurs anonymes des articles scientifiques qui font, dans le secret de leur devoir, des remarques constructives dont ils n'auront pas le crédit. Mais, en renversant cette figure du plagiat par anticipation, ce que montre le livre de Pierre Bayard, finalement, c'est que le progrès en littérature aussi, quelque part, est une conquête sur un objet matériel, immanent, un objet dur qui a également ses préconceptions : le style des siècles prochains est déjà, quelque part, présent dans ce que nous lisons aujourd'hui.

CHAPITRE 13

La tortue de Vitruve « Chaque [élément propre à former le fœtus] extrait de la partie semblable à celle qu'il doit former conserve une espèce de souvenir de son ancienne situation & l'ira reprendre chaque fois qu'il le pourra pour former dans le fœtus la même partie. De-là l'ordre ordinaire, la conservation des espèces et la ressemblance aux parents. »

P.L.M. de MAuPERTUIS, Essai sur la Jonnatian des corps organisés (Berlin, 1754)

Au chapitre précédent, nous avons vu comment Jeffries Wyman nous rejoignait dans l'idée que le nombril se forme au centre du corps en raison de la symétrie ou, dit autrement, de la topologie ou, plus simplement, de la forme mathématique des mouvements embryonnaires.

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On le voit, la science de la morphogenèse est une branche des mathématiques et de la physique qui consiste à ramener les formes naturelles observées, fût-ce un nombril, aux mécanismes physico-mathématiques qui les produisent; elle peut même éclairer des observations de paléontologie. S'agissant d'une bulle de savon ou d'un cristal de quartz, des forces physiques intermoléculaires ou atomiques expliqueront la forme à travers un formalisme qui est celui de la science des cristaux ou de la science des surfactants. S'agissant des sujets biologiques, la morphogenèse les considérera comme des mélanges, certes subtils, de physique et de chimie ; néanmoins, il faut s'attendre à pouvoir ramener toute forme biologique à un enchaînement de poussées ou croissances d'un objet matériel, une matière molle, vivante, se mettant en forme par l'action de ses forces internes de croissance, lesquelles n'échappent pas aux lois physiques. Le dessin de l'homme de Vitruve par Léonard de Vinci est célèbre ; je l'ai déjà évoqué dans un de mes précédents livres. Il est même si célèbre qu'on peut penser que tout a été dit à son sujet. Il fait partie de ces poncifs qui donnent l'occasion aux joyeux drilles de nous amuser :

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Figure 41. L'homme de Vitruve par Gotlib.

Le dessin de Léonard de Vinci est un dessin « scientifique», plutôt qu'une «vue d'artiste», illustrant les proportions du corps humain telles que les avait dégagées l'architecte romain du 1er siècle, Vitruve. Il faut bien comprendre que, l'homme étant la mesure de toutes choses, les distances, les dimensions des temples ou toute autre longueur étaient le plus souvent mesurées en coudées, pas, brassées, pouces, etc. Par conséquent, les proportions du corps humain avaient une importance mathématique et étaient activement étudiées, empiriquement, en mesurant simplement sur des sujets la longueur des parties du corps. Au XIXe siècle, le premier statisticien du corps, le Belge Adolphe Quételet, va utiliser, au cours d'un voyage d'agrément, l'hypothèse que les mesures des temples de l'Antiquité grecque et égyptienne sont probablement des multiples entiers de « coudées », pour en déduire la valeur de la coudée. Adolphe Quételet est l'auteur d'un célèbre « essai de physique sociale » intitulé Sur l'homme, dans

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lequel il introduit ou développe ses idées sur les statistiques sociales, les courbes de croissance des enfants, la répartition des crimes selon les saisons, la gravité des condamnations pénales en fonction du revenu des accusés, etc., qui ont ouvert la voie à la statistique et à l'économétrie. Quételet est l'inventeur du fameux concept d'« homme moyen», comme on dit« Français moyen », et il écrit hardiment que les lois sociales sont à la société ce que la gravité est à la nature, et qu'en fait « l'homme est l'analogue du centre de gravité des corps ». Bien que cette idée soit discutable, elle procède du newtonisme social, suivant lequel il doit exister pour les humains des lois aussi contraignantes que la loi de Newton pour la physique. Toutes choses égales par ailleurs, l'idée que les lois physiques, comme la loi de Newton, s'appliquent au développement des embryons directement, sans le truchement d'une «information», relève du même esprit. Et du reste, si Voltaire invoque un horloger pour décrire le ballet intersidéral des astres, on peut en invoquer un autre, ou peut-être le même, pour décrire les horloges molles qui nous ont donné la forme que nous avons.

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SUR L'HOMME

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ESSAI DE PHYSIQUE SOCIALE;

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Le dessin de Léonard représente une tentative de canoniser les proportions du corps humain. Il est vrai également que les premiers cours de dessin anatomique commencent souvent par des questions de fractions : la base du nez au milieu du visage, la base des lèvres au milieu de la base du nez et du menton, la tête reportée quatre ou cinq fois dans le corps, etc. Nous allons voir dans ce chapitre comment les mathématiques les plus simples expliquent une propriété extraordinaire du dessin de l'homme de Vitruve, qui n'est pas évidente au premier regard. Ce dessin cache un véritable secret, que l'on ne saurait déceler sans avoir saisi le mécanisme de formation des humains, lié à la position du nombril, au centre du cercle; en outre, il cache un deuxième secret particulièrement saisissant : l'homme de Vitruve n'est pas seul dans ce dessin. Mais, pour comprendre tout

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cela, il faut faire un petit détour par Platon (et non pas par Jésus-Christ, comme dans le Da Vinci Code). La morphogenèse est une science assez ancienne, puisque, dès l'Antiquité, les formes prirent une place importante dans la culture. Cependant, dès cette époque lointaine, une sorte de tension s'établit entre deux conceptions diamétralement opposées, et souvent inconciliables. Ainsi, les mathématiciens invoquèrent des formes idéales, éthérées, définies par des propriétés intrinsèques, tels la sphère, le cube ou l'icosaèdre. Cinq polyèdres sont considérés comme « parfaits » : ils s'inscrivent dans la sphère, et leurs faces et sommets sont tous identiques.

Figure 42. Les cinq solides platoniciens, associés aux quatre « éléments » (l'eau, l'air, le feu, la terre), plus un : l'univers, représenté par le dodécaèdre (Kepler, Mysterium Cosmographicum, 1596). Les solides platoniciens sont au milieu à droite, représentés avec leur élément.

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On le voit, ces propnetes sont indépendantes de leur dynamique de formation, de la façon dont on les obtiendrait - sur laquelle, évidemment, rien n'est dit. Pour ces objets, il n'y a pas de morphogenèse, ils sont des flashs mentaux : je pense « cube», je pense « icosaèdre ». Au mieux, je les construis avec du carton ou en taillant de la pierre, mais ce ne sont pas des objets qui surgiraient dans une forêt, croissant sous la mousse ou dans un arbre. Ces volumes sont sans rapport direct avec le monde matériel qui nous entoure. Ils sont «idéaux». Mais, dès l'Antiquité, on a mis en relation ces solides parfaits avec les éléments, supposés être les principes constituant la matière. Ainsi, les formes idéales étaient mises en relation avec des principes matériels : le cube avec la terre, le tétraèdre avec le feu, etc. J'ignore l'origine de cette mise en relation (on me dit qu'elle figure déjà dans Platon, ce qui serait de sa part un peu autocontradictoire) ; néanmoins, elle incarne cette tension entre, d'une part, les objets idéaux, émanations de l'esprit, et, d'autre part, la matière contingente. Cette tension se décline sous différentes formes, si l'on peut dire : théorie-expérience, déterminisme-contingence, idéal-réel, Platon-Aristote, spirituel-matériel, morphogenèse-évolution, puretécorruption. On peut également invoquer les personnalités de Darwin et de D'Arcy Thompson, figures classiques du débat entre la contingence (Darwin, et la sélection naturelle de traits apparus au hasard) et le déterminisme (D'Arcy Thompson, et l'explication des

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formes par les contraintes physiques). La solution à cette dernière querelle, souvent montée en pugilat par les créationnistes et les darwiniens, est en réalité très simple : les formes contraintes par la physique surviennent au hasard. Dit plus « physiquement )) : par le jeu des mutations, la nature tire au hasard les paramètres d'une loi générale qui, elle, est physique. Notons qu'il existe un fameux mythe, dit « de la caverne )), suivant lequel nous sommes assignés à une caverne et voyons, impuissants, défiler des ombres sur les murs, ombres du monde idéal. Je comprends ce mythe ainsi : notre monde n'est pas idéal et, lorsque nous voyons un melon ou un ballon de foot, nous ne voyons jamais une «sphère )), mais une sorte d'avatar, d'instanciation, d'approximation de la sphère idéale, qui reste pour nous à jamais inaccessible, la sphère idéale flottant dans les limbes de la perfection immatérielle. Pour fabriquer un objet, il faut bien s'en remettre à de la matière réelle et, dans ce cas, les forces physicomathématiques, qui «aimeraient bien)) produire des objets idéaux, doivent composer avec toutes les hétérogénéités résultant du rassemblement de la matière pour faire une forme, ce qui dégrade un peu la forme. Par exemple : la matière réelle est granulaire (atomique), et la matière vivante est, de surcroît, un gel d'eau, de sucres et de graisses (en gros) ; aussi n'est-il pas évident de faire une sphère parfaite avec cette mélasse. Cependant, dans cet esprit, existe-t-il des têtes idéales, des pieds idéaux, des mains idéales, bref, des objets biologiques idéaux, dont les pattes de chat, de chien,

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d'homme, etc., seraient des avatars, des ombres au sens platonicien ? Existe-t-il un espace idéal dans lequel flotterait une tête idéale, les têtes animales formant des instanciations qui déclineraient divers avatars d'un objet ayant un en-soi mathématique ? Existe-t-il un placenta idéal ? Ces questions peuvent paraître oiseuses et très éloignées des préoccupations des biologistes, des médecins. Nous allons voir qu'elles prennent, dans les embryons, une forme diaboliquement subtile. Pour mathématiser les formes biologiques, il faut admettre que ces formes peuvent être ramenées, sous leur forme simplifiée, modélisée, à des équations. Ce sont des expressions mathématiques qui, par essence, réduisent les objets naturels à des systèmes symboliques qui projettent le monde réel sur le monde idéal.

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Figure 43. Extrait du De nive sexangula de Kepler (1 609}. La figure illustre l'apparition de la symétrie 6, dans les flocons de neige, par l'empilement régulier de gouttes d 'eau condensées et gelées.

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L'idée que l'on puisse adresser « physiquement ,, la question des formes a pris corps à partir du XVIIe siècle. C'est le grand Kepler qui, le premier, suggéra une cause mathématique à la symétrie 6 du flocon de neige. Dans le fameux De nive sexangula, il attribue la symétrie 6 du flocon de neige au contact tangentiel de sphérules d'eau solide, formant un empilement régulier, comme à l'étal d'un marchand de fruits et légumes. Dans cette idée, une caractéristique macroscopique, morphologique : la symétrie 6, parfaite, est attribuée à une cause mathématique agissant sur un objet matériel, microscopique. C'est assez bien vu, et nombre de questions de morph~genèse se traitent par de semblables concepts. A partir du XVIIIe siècle, le calcul des variations 1, inventé par Leibniz et Newton, permet de traiter les formes comme des solutions de fonctions mathématiques présentant un « minimum )), Par exemple, la chaînette, la forme prise par une chaîne suspendue sous son propre poids, est une illustration d 'une forme spontanée, obtenue par la résolution d'équations purement mathématiques. Leibniz résout ce problème à la demande, ou au défi, de Bernoulli2 • Là où Galilée avait échoué (il avait trouvé que la chaînette était une parabole, ce qui n'est pas le cas), Leibniz réussit en allant reconstruire la forme par la pure pensée. Ces équations, comme celle de la chaînette, s'obtiennent par un principe de minimum, souvent appelé « principe 1. On dirait aujourd'hui le « calcul différentiel ''· 2. Le Calcul différentiel de Leibniz appliqué à la chaînette, annoté par Marc Parmentier, Paris, Vrin, 1999.

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de Maupertuis». Ce principe de mm1mum prend en considération une énergie qui, une fois minimisée, donne l'équation implicite de la forme en question, comme forme minimale parmi toutes les formes possibles. La technique de Leibniz permet d'extraire la forme des possibles que l'on cherche, « par principe ». Cette technique de calcul a fait dire qu'il existait un« meilleur des mondes possibles », puisque le principe de minimum agit sur tous les possibles, afin d'extraire la forme réellement observée spontanément. En ce sens, le monde observé est le meilleur des mondes possibles, comme expliqué par Leibniz et raillé par Voltaire. En l'espèce, le meilleur signifie celui qui coûte le moins cher en énergie. On le sait, la biologie semble échapper à ce genre de principes. En réalité, une lecture attentive de l'Origine des espèces montre que Charles Darwin lui-même était influencé par ce type de concepts. Il évoque à plusieurs reprises un « principe d'économie naturelle », conduisant à la répartition et à la forme des animaux observés. Ce principe d'économie naturelle se déduirait de la compétition pour les ressources. Malheureusement, l'œuvre de Darwin contient très peu, sinon aucune explication mécaniste de la formation des animaux. Quand il parle des mécanismes de formation, il s'agit souvent de mécanismes physiques, tel l'exercice de « pressions réciproques » entre les parties des plantes qui pousseraient les unes contre les autres, donc de la physique de bon aloi. Aujourd'hui encore, certains biologistes emploient l'expression « pression de population »

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pour désigner le simple fait qu'en poussant les cellules poussent physiquement les unes sur les autres. Cependant, on notera en passant que le savant français Maupertuis, connu pour des travaux de physique mathématique exacts (associés au fameux principe de minimum), fut également l'auteur de traités de biologie et, plus spécifiquement, de traités d'embryologie au caractère «génétique» avant la lettre: il appelle «élément» la partie de la semence qui conserve le «souvenir», ou la « mémoire », d'une forme. Surtout, Maupertuis avait avancé l'idée que les progénitures héritaient de l'ordre parental un nouvel ordre obtenu en mélangeant une sorte d'élément de mémoire issu de chaque parent, et que peut-être les nouvelles espèces se formaient par des erreurs se produisant par accident. On se demandera donc si Darwin n'avait pas lu l'œuvre de Maupertuis, Essai sur la formation des corps organisés (Berlin, 1754). Et l'on se demandera même si la phrase suivante de Maupertuis n'anticipe pas purement et simplement la théorie de l'évolution (proposition XLIV de l'Essai sur la formation des corps organisés) : « N e pourrait-on pas expliquer par là comment, de deux seuls individus, la multiplication des espèces les plus dissemblables aurait pu s'ensuivre. Elles n'auraient dû leur première origine qu'à quelques productions fortuites dans lesquelles les éléments n'auraient pas retenu l'ordre qu'elles tenaient dans les animaux pères et mères : chaque degré d'erreur aurait fait une nouvelle espèce ; & à force d'écarts répétés serait venue la diversité infinie des animaux que nous voyons aujourd'hui. »

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Le paradoxe de Maupertuis réside dans le fait qu'il inventa le principe physique de minimum, qui figure au moins implicitement chez Darwin, alors que luimême refusa farouchement de l'appliquer au vivant et proposa un principe nouveau pour expliquer le vivant, principe qui contient une «mémoire>> (ou «élément de mémoire))) transmise de génération en génération. Pour ce grand savant, l'agencement spontané des atomes ne suffit pas à expliquer les formes, et un certain type d'intelligence et de mémoire de la matière vivante est nécessaire. L'idée que la nature suit malgré tout, ou bien par la force des choses, des principes d'optimisation est partout présente dans la culture. Ainsi Antoni Gaudi construit-il la Sagrada Familia d'une part sur un plan de chaînettes pour les dômes, d'autre part sur des colonnes inspirées de la forme des arbres pour les voûtes. Architecte écologiste avant la lettre, Gaudi était très sensible aux « trouvailles >> de la nature, et y cherchait les solutions aux problèmes de construction posés par sa cathédrale. Par exemple, la célèbre colonne Gaudi, formée de sections polygonales à douze côtés s'enroulant en spirale, est inspirée de certains arbres qui poussent ainsi, et l'ensemble des colonnes de la nef de la Sagrada Familia qui soutiennent les voûtes est censé reproduire une forêt. Notre problème, ici, est d'essayer d'expliquer la formation d'un patron comme celui de l'homme de

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Vitruve, et sa supposée perfection (notons que Leibniz utilise l'expression « courbe parfaite )) également pour la chaînette). Dans le cas des humains, il suffirait de dire que l'homme s'inscrit nécessairement dans un cercle. S'il est d'essence divine, et s'il est englobé par quelque chose, alors l'homme doit s'inscrire dans le cercle, ce dernier étant l'image de la perfection dans une partie de la culture. Évidemment, si l'homme devait être parfait, il vaudrait mieux qu'il s'inscrive dans un cercle, mais pourquoi diantre l'homme s'inscrirait-il dans un cercle plutôt que dans un bretzel ou une religieuse au chocolat (comme peut-être l'homme moderne de Vitruve dans l'affiche pour la Journée mondiale de l'obésité) ?

CHAPITRE 14

Le secret de Léonard

Revenons aux formes animales. Pourquoi les comprend-on si mal ? Peut-on dire qu'elles sont complexes ? Elles ne sont certainement pas chaotiques, car si cela était, elles ne seraient pas reproductibles. Contrairement à l'opinion répandue, j'ai le sentiment qu'il y a assez peu d'animaux. Par exemple, 5 000 mammifères, c'est peu, et encore faut-il compter 500 espèces de chauves-souris, 142 espèces de bovidés, 26 espèces de chats, etc. Si l'on considère que la durée de vie d'une espèce animale est de l'ordre du million d'années et que les animaux «commencent» par de petits poissons sans tête, il y a environ 600 millions d'années, on voit que le nombre d'itérations pour faire un humain est de l'ordre de 600, ce qui n'est pas faramineux. On pourrait sans doute morpher un vermisseau en humain, avec un film qui durerait de l'ordre de cinq minutes, à vitesse perceptible. En réalité, l'évolution est un phénomène extrêmement lent.

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Par ailleurs, les animaux se ressemblent beaucoup 1, ce qui faisait dire à Darwin qu'il n'y avait que quatre ou cinq animaux de basé, et que tous les animaux s'obtenaient par des aplatissements ou allongements de ces animaux de base. Et même, entre les plans d'animaux différents, voire entre animaux et plantes, il existe des convergences évolutives, sortes de martingales darwiniennes, qui conduisent des animaux à se ressembler énormément entre eux, voire des animaux à ressembler à des plantes. Le paradoxe de l'évolution, c'est qu'elle a besoin d'une part de relations étroites entre les animaux pour expliquer que les animaux descendent bien les uns des autres; mais, si ces relations sont trop fortes, par exemple s'il s'agit d'un simple allongement, l'excès de contrainte apparent entre ces formes laisse entendre l'existence d'un mécanisme sous-jacent général, une loi générale de formation. C'est ce qu'avait perçu D'Arcy Thompson3, en observant que des espèces de poissons, par exemple, pouvaient se déduire fréquemment les unes des autres par de simples étirements, c'est-à-dire par une transformation « affine ». Cela suppose l'existence d'archétypes, au 1. D'où l'existence d'une discipline comme l'anatomie comparée. 2. « Throughout whole classes various structures are formed on the same pattern, and at an embryonic age the species closely resemble each other ... I believe th at animais have descended from at most only four or five progenitors ... archetypes ... prototypes .. . » (Charles Darwin, On the Origin of Species.) 3. D'Arcy Wemworth Thompson, On Growth and Form, Cambridge University Press, nombreuses rééditions.

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sens du glossaire 1 de l'Origine des espèces, sur lesquels les mutations opèrent des transformations qui sont essentiellement des étirements ou parfois des enroulements. Dans le cas des humains, nous avons vu que le mouvement idéal « parfait » qui crée le vertébré est un allongement haut-bas et un aplatissement de gauche à droite qui plonge ou s'enroule vers les épaules et vers le bassin. L'animal présente une symétrie entre le haut et le bas du corps, avec un cintrage au centre. Le point central de cet étirement est le futur nombril. C'est le premier secret du dessin de Léonard. Ainsi, dans la légende de l'homme de Vitruve, il est écrit que le centre du cercle dans lequel s'inscrit l'homme est le nombril. En effet, quand le corps se forme par étirement-aplatissementenroulement, un point neutre existe. Par l'effet des forces physiques, ce point neutre est en haute pression, et une partie du tissu tombe en se retournant dans une sorte de trou situé exactement sur ce point. Le fait que ce point soit en haute pression est facile à comprendre. Pincez entre vos doigts une boule pour lui donner une forme de 1. La définition d'archétype dans le corps du texte de l' Origine des espèces et dans le glossaire est différente : dans le texte, l'archétype est l'ancêtre des animaux; dans le glossaire, c'est l'animal idéal à partir duquel on peut extrapoler les autres animaux : « forme idéale primitive d'après laquelle tous les êtres d'un groupe semblent être organisés». Remarquons que si, pour Darwin, tous les animaux d'un groupe descendent d'un ancêtre commun ayant une forme idéale primitive, alors l'arrêt à cet animal de la régression des descendances implique que cette forme est apparue en une seule génération.

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nœud papillon : on a bien l'intuition que le point le plus cintré est entre les doigts qui pincent. Sous la pression, grande, qui règne à cet endroit, une partie du tissu embryonnaire s'engouffre au-dessous de l'embryon et fait demi-tour par le trou. Or l'embryon, à ce stade, est rond. Par conséquent, ce qu'on observe au moment de la formation des embryons est le phénomène suivant : un rond s'aplatit pour faire ce qu'on reconnaîtra comme un embryon, et ce qui est tombé dans le trou repart dans l'autre sens ; la partie la plus coincée, située au centre, se « désaplatit >> donc ... et redevient spontanément ronde - c'est ce qu'on appelle le placenta. Par conséquent, lorsqu'on regarde un animal dans son œuf, on le voit en général entouré, ou à côté, d'un grand cercle qui est le placenta. Ce grand cercle n'est pas très visible sur les photos d'embryons qu'on voit dans les livres ou les reportages télé, car on cherche habituellement à mieux voir l'embryon, de sorte qu'on l'observe de profil, pour le mettre en lumière. Cependant, si l'on regarde un poulet de Vitruve, au lieu d'un homme de Vitruve, il est facile de constater que son placenta (en réalité, le sac vitellin, chez les oiseaux) forme un grand cercle qui l'entoure (voir les figures de vasculature au chapitre 11). J'ai amplement discuté, dans mes précédents livres, le fait que le nombril était en même temps le centre de la croissance et son point neutre. C'est la véritable raison, la raison mathématique, pour laquelle le nombril est le centre du dessin dans l'homme de Vitruve. L'homme est construit autour du nombril, le placenta aussi. La dynamique de formation de l'embryon autour

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du nombril s'inverse pour arrondir le tissu qui forme le placenta. En ce sens, le placenta est notre frère jumeau -encore un cas de gémellité-, mais un jumeau obtenu par inversion autour du nombril. Ainsi, le grand cercle, centré sur le nombril, de l'homme de Vitruve, le cercle « parfait », est en réalité le placenta de l'homme de Vitruve. Ce dernier est regardé à travers le ventre virtuel de sa mère, à travers son placenta, à travers son frère jumeau obtenu par inversion autour du nombril de la dynamique du développement. Tout cela peut se mettre en équations, mais je préfère ne pas vous les infliger.

Figure 44. Poulet de Vitruve : embryon de poulet reposant au centre de son sac vitellin superposé sur le dessin de l'homme de

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Vitruve. La superposition des images montre que ce grand cercle, dans le dessin de Léonard, est en fait le placenta/sac vitellin.

Sans doute, pour les naturalistes des temps anciens, quitte à l'inscrire dans quelque chose, était-il préférable que l'homme s'inscrivît dans un cercle. Un cercle devait représenter la perfection, à l'instar des solides platoniciens qui s'inscrivent dans un cercle. Le dessin de Léonard représente en quelque sorte l'homme parfait, l'homme idéal. Cependant, Léonard observe un fait matériel : on peut faire entrer l'homme dans un cercle. Ce fait matériel résonne avec ses convictions métaphysiques. Il reste que, pour un physicien, le monde réel n'est pas idéal, et Dieu n'est pas une hypothèse nécessaire ; par conséquent, le physicien se pose la question : comment la matière a-t-elle abouti à cette incarnation du monde idéal ? Pour Léonard, le véritable centre de l'homme est le nombril, et le cercle est tracé avec le nombril pour centre -, c'est ce qui est écrit dans la légende, sans véritable justification. Ce nombril est matériellement le centre hyperbolique autour duquel les tissus se ramassent dans une direction, et s'étirent dans l'autre. Le seul cercle anatomique, réel, centré sur le nombril, qu'on puisse scientifiquement placer autour de l'homme est en réalité le placenta, ou le sac vitellin des oiseaux, qui s'agrandit en s'éloignant du centre. Lorsqu'on voit l'homme de Vitruve, les bras en croix sur le cercle, il faut imaginer qu'on le regarde par transparence, à travers son placenta, et que le nombril figure

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l'axe du cordon ombilical pointant vers le centre du cercle. Ainsi, l'homme n'est pas «parfait)), au sens divin ou spirituel du terme, mais il est bien platonicien, au sens où il obéit à des équations de déformation mathématisables, qui prédisent bien l'inscription de l'homme dans un cercle, le cercle étant en quelque sorte l'inversion hyperbolique de l'homme par rapport au nombril : le placenta est notre frère jumeau, déplié, inversé. Cette perfection supposée est à nuancer du fait qu'elle est obtenue progressivement, au fil d'un accroissement. Pour Platon, les solides « parfaits )) sont invariants d'échelle, intemporels, incréés. Or les embryons sont nécessairement le résultat d'une histoire à une certaine échelle ; ils se développent. Par conséquent, ils échappent au platonisme, tout en convergeant vers un attracteur, point ultime de la dynamique qui, une fois mathématisé, retrouve son essence «idéale)). La « perfection )) n'est évidemment pas accessible, mais elle est un but, une approche. Cependant, pour approcher de cet idéal, l'embryon met en œuvre toute la mélasse de matière vivante engagée dans toute une série de convergences, retournements, extensions, etc. Tout cela est soit très prosaïque, soit très mystérieux, suivant le point de vue adopté, qui reflète, une fois encore, la tension décrite en introduction. Bien sûr, cette notion s'étend à tous les amniotes et, par exemple, on pourra observer fortuitement une tortue de Vitruve, tout aussi « parfaite )), de ce point de vue, que l'homme. Dans la figure du cahier

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d'illustrations (voir cahier, fig. 19), le cercle du jaune délimite le sac vitellin qui se trouve entre la tortue et le jaune. Il faut par la pensée dilater le cercle, centré sur le nombril, pour qu'il englobe la tortue. Je remarque souvent la surprise de mes interlocuteurs quand ils découvrent que les tortues ont un nombril, situé assez bas dans la carapace. Les tortues se développent sur un jaune, comme les oiseaux, qu'elles digèrent avec un sac vitellin. La surprise est grande également de découvrir que les serpents aussi ont un nombril, qui leur permet de digérer le jaune. Évidemment, cela va être un peu difficile de placer le serpent de Vitruve dans un cercle. En conclusion de ce chapitre, je voudrais essayer de faire éprouver un sentiment étrange qui est fréquemment le mien. Rien n'est donné à l'homme. Rien de rien. On aurait pu penser que tout serait très simple ; que l'homme, en parvenant à l'intelligence, aurait atteint l'outil ultime permettant de tout comprendre instantanément. Or, bizarrement, ce n'est pas le cas. Nous souffrons en permanence, et souvent au sens propre : nous serons malades avant d'avoir compris la plupart des maladies. Pourquoi la compréhension du monde a-t-elle cette viscosité- cette constante de temps, dirait-on en physique- qui est congruente avec la civilisation humaine ? Pourquoi la matière même de la connaissance est-elle ce roc que nous forons à l'échelle de siècles? Pourquoi le monde n'est-il ni parfaitement transparent, ni parfaitement opaque? La compréhension de ce qui nous entoure vient dans la douleur, lentement. Dans ses carnets, Marilyn

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Monroe écrit avec fulgurance : «foy cornes clothed with pain ))' la joie vient habillée de souffrance. Elle a raison. Chaque bonheur scientifique s'acquiert au prix de très vives souffrances, généralement intellectuelles, parfois physiques : des astronomes sont morts de congestion dans des observatoires de haute montagne. C'est un mystère, pour moi, que tout soit si impénétrable, si obscur, et pourtant lentement pénétrable. Pourquoi la grande quête de la connaissance doit-elle être sans fin, et le Graal inaccessible ? Pourquoi les choses ne sont-elles ni parfaitement incompréhensibles, ni parfaitement évidentes, mais quelque part entre les deux? Un auteur prétend que le monde est situé sur le bord du chaos : en dessous, tout est inerte ; au-dessus, rien n'est possible. À la frontière du chaos, les choses sont à la fois assez complexes pour l'emporter (par exemple, dans la lutte pour la survie), et assez simples pour être faisables. Peut-être que les mouvements quadripolaires ont été sélectionnés parce qu'ils se construisent avec un nombre restreint d'enroulements (de singularité, dirait-on en physique) ? Avec moins d'enroulements, on a des méduses ; avec davantage d'enroulements, on . pas : ça n 'existe . pas. ne salt En revanche, il est clair à mes yeux que, sur le strict plan des phénomènes, la nature ne met en branle que des choses extrêmement simples pour elle. Elle est la fluidité même. Du point de vue de la nature ellemême, le développement d'un tissu en quelques heures est la chose la plus simple qui soit. Plier un embryon, c'est pour elle aussi simple que de plier une feuille pour

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nous ; c'est évident. Or, pour nous, cela reste si difficile à comprendre. Il m'est arrivé de débattre avec des collègues physiciens, comme Étienne Klein ou Michel Spiro, du sens des lois physiques, de leur réalité même. Pour les physiciens théoriciens, les lois physiques disent quelque chose d'exact sur la nature. La mathématisation réincarne la nature et la rend opératoire. Cependant, lorsque nous voulons comprendre un phénomène, nous en posons les équations, puis nous les intégrons avec des ordinateurs, ou bien nous cherchons les solutions du problème avec une artillerie lourde, celle de l'intégration mathématique des équations ou de la diagonalisation des matrices, pour trouver les « modes propres » du système, etc. Pourtant, je n'ai jamais vu la nature intégrer une équation, je n'ai jamais vu la nature diagonaliser une matrice, alors que je vois tant de thésards ou de chercheurs seniors suer sang et eau pour calculer par l'algèbre une solution le plus souvent caricaturale d'un problème naturel, réel. Comment la nature s'y prendelle ? Pourquoi tout coule-t-il naturellement, sans aucun effort ? Cela reste pour moi un mystère, qui ne s'éclaircit que par l'intuition : nous avons une intuition lorsque nous laissons s'écouler en nous les données d'un problème physique, comme la nature laisserait le problème s'écouler, et nous voyons alors surgir dans notre esprit la solution, si compliquées en soient les prémisses. Pourtant, nous allons tout comprendre. Parce que l'énergie humaine est si brutale que nous parvenons à

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arracher de ce néant des éclairs d'intelligibilité, au forceps. Parce que nous sommes des forces de la nature. Nous sommes LA force de la nature. Quand ces éclairs se produisent, on reste foudroyé par le sentiment d'avoir arraché quelque chose à l'obscurité. L'énergie que mettent les chercheurs à dévoiler l'inconnu est légendaire ; il ne faut pas leur parler de retraite à soixante ans. Lors de la dernière alerte incendie des laboratoires où je passe mes journées, j'ai vu mes collègues débrancher méticuleusement leur disque dur et leur ordinateur, et tout bien empaqueter dans leur sacoche, avant de prendre la poudre d'escampette : nous préférerions mourir plutôt que de perdre nos données. Je me souviens de Benoît Mandelbrot (1924-2010) montrant la première sortie d'imprimante de l'ensemble « dont il porte le nom ))' comme il l'a dit ce jour-là avec modestie. Je pense qu'il a dû être foudroyé, comme Archimède sortant de sa baignoire. Et le malheureux Alan Turing (1912-1954), dépassé par les taches de léopard produites par son modèle et sorties pour la première fois de l'imprimante, foudroyé également, et se suicidant quelques semaines plus tard (à la suite des procès intentés contre lui pour homosexualité). Plus modestement, je regarde la forme des vaisseaux sanguins embryonnaires, les grands arcs dipolaires qui émanent du nombril, je regarde l'homme de Vitruve, et j'ai le sentiment qu'une petite lueur s'est allumée, peut-être pas encore foudroyante, mais quelque chose d'enfin clair.

CHAPITRE 15

Le point fixe

Comme je l'ai expliqué, les vertébrés tétrapodes sont construits à partir de plusieurs «points fixes )). Le premier point fixe est l'anus, le second est le nombril. Par ailleurs, j'ai dit que, en vertu du théorème du point fixe, l'existence de ces points était obligatoire, inévitable, consubstantielle de la structure même du monde. D'un point de vue mathématique, la cause est entendue : les animaux ont la forme qu'ils ont en raison des lois fondamentales de l'univers. Ce n'est nullement contradictoire avec le caractère aléatoire des mutations : le hasard procure à la nature le moyen d'explorer le paysage mathématique. Le problème est que ces lois fondamentales, mathématiques, sont tellement implicites (catégories a priori) que l'on ne les reconnaît pas dans les avatars qu'elles produisent. Ce n'est pas sans raison que les yeux sont ronds, que l'axe du dos est droit, que la tête du fémur tourne dans une cupule,

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que les côtes, les doigts, les arêtes de poisson sont des répétitions régulières, etc. La boîte à outils du vivant est mathématique, comme on l'admet sans détour pour les objets physiques, mais avec réticence pour les objets biologiques. Cependant, ce genre d'assertion ne satisfait ni les biologistes ni les paléontologues, qui veulent savoir plutôt comment sont chimiquement fixées la ou les formes, et comment ces produits chimiques fixant les formes se sont succédé. Le recours au théorème de Brouwer, dans ce cas, rappelle un peu la blague suivante : un homme en ballon commence sa descente ; arrivé au-dessus de la tête d'un mathématicien, il lui demande : «Monsieur, monsieur, s'il vous plaît, pouvez-vous me dire où je me trouve ? >> Et le mathématicien de répondre : « Vous êtes dans un ballon. » Cette blague est assortie de la morale suivante : les mathématiciens donnent des réponses toujours exactes, mais pratiquement inutiles. Oe me suis déjà fâché avec les paléontologues ; je ne suis pas certain qu'avoir raconté cette blague soit une bonne idée.) Il faut donc essayer de comprendre comment est stabilisé ce point fixe, dans chaque cas particulier : il est obligatoire qu'il y en ait, certes, mais il pourrait y en avoir plusieurs, ils pourraient avoir des topologies différentes, etc. Le théorème du point fixe laisse une grande latitude à la nature pour forger des animaux comme ceci ou comme cela. J'ai souvent dit que, selon moi, on trouvera des animaux comme des poissons ou des

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grenouilles, et peut-être même des humains, sur toutes les planètes qui abritent la vie. Les opposants à cette idée rétorquent qu'il suffit de voir comment les animaux se produisent vraiment, avec la variété et les contingences de leur apparition, pour être convaincu de l'impossibilité que les mêmes patrons se reproduisent ailleurs. Cette opinion est à courte vue : le nombre de plans d'animaux différents est très réduit, et la variété n'est importante qu'au niveau des espèces, à l'intérieur de grandes classes d'animaux. Le plan de vertébrés, qui se résume à un animal hyperbolique segmenté avec des tuyaux enchâssés dans des tuyaux comme des poupées russes, me paraît tellement simple et d 'essence mathématique (attracteur de la dynamique) qu'il existera forcément. Bien sûr, ces vertébrés seront sans doute un peu différents des nôtres, forgés avec des produits chimiques différents. Peut-être ailleurs l'évolution n'aura-t-elle pas agi suffisamment longtemps, et faudrat-il attendre encore quelques millions d'années pour se reconnaître. Néanmoins, si l'on imagine 50 000 vertébrés sur une planète, l'intersection des 50 000 vertébrés d'une autre planète avec les 50 000 vertébrés de la nôtre ne sera certainement pas nulle. C'est également ainsi qu'on pourra retourner l'argument souvent entendu : il y a des millions d'espèces sur Terre, il n'y a aucune chance de trouver des êtres vivants identiques ailleurs. La réponse est dans le million : il y aura aussi un million d'espèces sur l'autre planète, et il y aura sûrement un recouvrement. Évidemment, ces propos sont difficilement démontrables, et sont réservés plutôt

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aux discussions de fin de repas, ou de café du commerce. On m'a reproché d'affirmer qu'il y aura ailleurs des animaux ressemblant à ceux que nous connaissons (proposition indémontrable, donc peu sérieuse) ; cependant, j'observe qu'on finance largement des programmes astrophysiques visant à trouver des planètes ressemblant à la Terre, où l'eau et l'oxygène seraient présents. Dès qu'on s'éloigne du cercle des biologistes, l'idée que la vie existe sur une autre planète, qu'on découvrira sans doute dans les années à venir, paraît très naturelle à rous, aux scientifiques comme aux politiques, et bien sûr au grand public! Je me demande quelle sera l'attitude des darwiniens intégristes le jour où l'on aura trouvé des signes de vie, voire des organismes, sur d'autres planètes ou astéroïdes, peut-être sous la surface d'un satellite d'une planète inhabitable du système solaire ... Mais revenons à la brisure de symétrie hyperbolique des vertébrés, pour essayer de comprendre comment elle s'établir dans la réalité, si elle est nécessaire par principe. Nous allons recourir au «principe de Curie». C'est Pierre Curie qui avait, dans un article fameux 1, introduit le principe qui porte son nom, et selon lequel la symétrie des effets est à chercher dans la symétrie des 1. Pierre Curie : « Lorsque certaines causes produisent certains effets, les éléments de symétrie des causes doivent se retrouver dans les effets produits », in « Sur la symétrie dans les phénomènes physiques, symétrie d'un champ électrique et d'un champ magnétique>>,] Phys. Theor. Appl. 3, 1, p. 393-415 (1894).

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causes. Dans les cas les plus simples, la géométrie de la cause se retrouve de manière évidente dans ses effets. Par exemple, si un cristal transparent a une maille élémentaire rectangulaire, on s'attend à ce que la réfraction (la façon dont on voit à travers) soit différente suivant un axe et suivant un autre (en général, cela se traduit par une vision « double»). Ainsi, une brisure de symétrie microscopique induit une cause, une brisure de symétrie également sur la physique de la lumière qui passe à travers. C'est un exemple un peu compliqué, il y en a de plus simples : ainsi, si je plie une règle entre mes mains, elle fléchit largement vers le haut si j'exerce une force orientée un tout petit peu vers le haut, et elle fléchit vers le bas si j'exerce une force même inflnitésimalement orientée vers le bas. Revenons donc à nos moutons, ou plutôt à nos chats. Quand on regarde un chat ou un corps humain, on distingue nettement une structure à quatre cadrans. Si l'on en cherche la cause, mettons, dans l'enfance, ou dans la chatonce, on voit que, de l'enfance à l'âge adulte, le motif s'est simplement dilaté. Si l'on remonte plus loin, on constate que l'embryon exhibe ce pattern à tout moment, jusqu'à environ (en rembobinant le film) un jour et demi de développement. À ce stade, l' embryon n'est pas reconnaissable, à l'exception de la forme en enroulement du côté des fesses avec un point fixe autour du nombril qui en est la quintessence. Quelques heures avant, l'embryon est plat, n'a pratiquement plus aucune forme. Seul le sillon anal est visible à la surface.

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Pourtant, quelque chose a déjà une forme : le mouvement (voir le cahier d'illustrations, fig. 20). Mais la forme est encore visible, à condition d'observer non plus la forme, mais le mouvement. Le mouvement a la forme qu'aura la forme ensuite. Avant toute forme, donc, c'est le mouvement initial dans l'embryon qui possède cette brisure de symétrie, au sens de Pierre Curie, qui est passée ensuite à toutes les échelles. Admirons l'énorme dilatation : entre l'embryon plat, dont le diamètre est de 4 millimètres environ, et l'homme adulte (voire le dinosaure), cette brisure de symétrie est conservée. Cela s'explique par le fait qu'elle ne peut pas être défaite par l'embryon, car la morphogenèse est un écoulement. Une fois parti comme ça, l'écoulement continue sans pouvoir s'arrêter, et sans pouvoir s'arrêter d'être comme ça. Ainsi, quelle que soit la taille définitive de l'animal, il conserve ce « patron », car celui-ci est à la racine du phénomène. On m'a souvent dit : « Les cellules pourraient faire toute autre chose ; démontrez-nous que cela ne pourrait pas être autrement. » On atteint ici les limites du raisonnement déductif: ce qui est observé, c'est un écoulement qui s'enroule, depuis le moment où l'animal n'a pas de forme, jusqu'à l'adulte. Avant qu'il ait une forme, l'écoulement est déjà comme ça. C'est aux partisans d'approches différentes de démontrer qu'il pourrait en être autrement : le simple précède le complexe, et le principe d'Occam veut qu'on n'invente pas de complications quand des explications simples suffisent.

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Mais, pour comprendre l'origine du premier mouvement, avant même l'établissement de la forme, il faut aller chercher très tôt la cause initiale qui « lance>> ainsi l'écoulement de tissu. On saisira alors comment, voire pourquoi, cette brisure de symétrie se construit. La réponse n'est pas encore clairement établie, mais il semble bien que l'origine soit dans le patron de divisions cellulaires initiales. Et, pour comprendre ce phénomène, il faut encore remonter le fil du développement. La vie animale commence par un ovule fécondé, qui est à peu près rond. Peu après la fécondation, il se divise et forme une sorte de ballon de football facetté (qu'on appelle «petite framboise>> : morula). Les divisions continuent jusqu'à une taille de quelques milliers de cellules (50 000 pour les poulets) ; c'est alors que débutent ces mouvements. Étant donné que le mouvement prend un départ bizarre, qui s'étire en quadruple enroulement, il faut chercher l'origine de ce mouvement dans la boule qui n'a pas encore bougé. Or, lorsqu' on regarde finement les premières divisions de cette boule, on remarque qu'elles ont un motif assez déterminé. Les deux premières divisions créent une structure en croix, avec deux grandes cellules et deux petites. Les divisions successives doivent composer avec les précédentes. Chaque nouvelle division consiste à introduire en force de nouvelles parois de cellules molles dans des cavités gonflées qui sont les cellules déjà produites. On constate que l'introduction de ces parois successives

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(par vagues assez rythmées, les divisions cellulaires étant assez synchronisées) crée peu à peu un motif interne du dallage de cellules. Un motif en quelque sorte de carrelage avec cabochons, où chaque cellule formerait un polyèdre particulier. Ce motif a une propriété dite de « self-similarité ». Au bout de quelques divisions, on reconnaît une boule plus petite, entourée par un croissant, dans un motif de carrelage à la Juan Miro. Ces divisions se poursuivent, et le motif de division conserve grossièrement cette structure.

Figure 45. Premières étapes de division cellulaire. L'embryon na pas de forme, il est rond Mais il a une structure interne, héritée des divisiom successives qui créent un motifen cerceaux. Ce motifprépare le mouvement hyperbolique qui aura lieu ensuite.

Il faut imaginer que, peu à peu, les divisions cellulaires transforment les cellules en petites fourmis collées les unes aux autres, ou, mieux, en une sorte de grand essaim de cellules collées entre elles, mais qui ne demandent qu'à se mettre en branle. Au moment où démarre le mouvement, l'essaim est engagé sur des rails qui ne sont rien d'autre que les tracés de ces parois de cellules, gravées dans le « pavage » au fil des générations

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de divisions cellulaires. Imaginez alors une masse de fourmis commençant à marcher sur un carrelage présentant ces gravures: on voit bien que leur mouvement initial sera lancé d'une façon qui hérite de la forme de la gravure. C'est ce qu'on appelle une brisure de symétrie. L'écoulement des cellules suit ces gravures, car les cellules se tirent les unes sur les autres aux parois, justement (je schématise, mais la nature schématise aussi : les brisures de symétrie sont des propriétés globales, très grossières). Si l'on trace schématiquement la brisure de symétrie des embryons de vertébrés, on trouve que la masse de cellules présente une structure interne semblable à celle de la figure suivante. C'est un damier qui rappelle un peu ce jeu qui n'a jamais bien marché, dans lequel il s'agissait de jouer aux échecs sur un échiquier rond, en forme de disque, avec des cases tordues. Cela rappelle aussi un peu les jeux de fléchettes. À la différence près que le centre est décalé vers le bas, car les deux premières divisions sont asymétriques : chaque division crée une sorte de mère et une sorte de fille, la cellule fille étant plus petite que la cellule mère.

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Figure 46 Schéma de la brisure de symétrie de la masse de cellules, avant qu'elle ne se mette en mouvement. La masse hérite de toute l'histoire des divisions, d'une structure en « cible de fléchettes >> tracée à la surface d'un ballon. Cette structure en cible de fléchettes se décompose en deux sous-structures : un tracé de gravures radiales et un tracé d'anneaux. Les gravures en anneaux favorisent le mouvement gauche-droite, les gravures radiales favorisent le mouvement vers le futur anus. Le mouvement global est une composition de ces deux mouvements.

Jusqu'où peut-on, doit-on aller dans le détail dans un livre de vulgarisation scientifique ? Je vous propose un dernier effort, et d'aller jusqu'au bout de cette idée. Pour mieux comprendre complètement ce qu'est un animal, en particulier un vertébré, il faut revenir à la science des cristaux. L'idée que l'ordre cristallin présente quelques affinités avec l'ordre vivant est un topos assez récurrent de la morphogenèse. La raison probable en est que les formes cristallines sont des archétypes de corps parfaitement ordonnés à l'échelle macroscopique, dont l'ordre reflète une structure microscopique. Quand il

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s'est agi de penser le support de l'information genetique (l'ADN), Erwin Schrôdinger avait spontanément suggéré que le support de l'information devait être un cristal apériodique. D'une certaine façon, le support de l'information morphogénétique est aussi un cristal, mais un cristal asymétrique. Comment le cristal apériodique (ADN) code pour un cristal asymétrique (blastula) est le grand mystère de la génétique en cours d'élucidation.

Figure 47 Petits cristaux de cuivre facettés.

Mais pourquoi les vrais cristaux ont-ils la forme qu'ils ont ? Pourquoi les cristaux ont-ils en fait une forme, et ne sont-ils pas juste des boules d'atomes, comme des gouttes d'eau ? Parce que, dans un cristal, les mailles, ou « environnements atomiques », ne sont pas parfaitement isotropes, ne sont pas identiques dans toutes les directions. La maille atomique, ce n'est rien· d'autre que la résille d'atomes qui relie les grains entre eux. Ces mailles atomiques existent pour la simple raison que

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la matière des cristaux n'est pas continue, ce qui est une sorte de point commun avec la matière biologique, constituée quant à elle d'atomes-cellules. Je suppose que le lecteur en aura déjà au moins entendu parler ... Ces mailles qui relient les atomes présentent une anisotropie dans l'espace due à la présence, d'atome en atome, des atomes voisins. Il y a des atomes dans certaines directions, et moins dans d'autres. C'est le propre de ce qu'on appelle le « réseau cristallin ». Ce réseau cristallin brise la symétrie des quantités physiques qui permettent aux atomes de s'attacher les uns aux autres le long de la surface du cristal, comme la force d' attachement entre eux, qu'on appelle la « tension de surface». En résumé, la brisure de symétrie cristalline, à l'échelle du réseau infinitésimal (à l'échelle de l' angstrom), se propage à la grande échelle par la façon dont les atomes se positionnent un par un. Si je veux construire une boule cristalline, elle sera en fait facettée, car, de proche en proche, le cristal se construit en faisant surfer des atomes sur des surfaces qui ont une brisure de symétrie sous-jacente, et glissent vers des coins qui sont une sorte d'agrandissement des coins déjà présents dans la « maille» élémentaire du réseau cristallin. Est-ce que vous avez pu, de vous-même, faire le lien avec la formation d'un vertébré ? Je vous aide : une situation similaire prévaut dans l'embryon. Il existe un réseau, qui n'est pas un quadrillage régulier, mais une sorte de cible de fléchettes. Cette cible traduit le caractère « atomique », « granu-

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laire ))' de la matière vivante. Les atomes de vie, ce sont des cellules. La formation d'un embryon, c'est la mise en mouvement de la masse d'atomes-cellules, qui est obligée de suivre le damier arrondi en cible de fléchettes. En réalité, cette cible est un peu déformée vers ce qui sera l'arrière (l'anus) du vertébré. Quand les cellules se mettent en mouvement, le glissement sur cette cible de fléchettes déformée compose deux mouvements : un mouvement en direction du centre et un mouvement de gauche à droite. Voilà l'origine de la brisure de symétrie qui, ensuite, se propage à toutes les étapes de la morphogenèse pour construire un animal étiré qui présente des enroulements hyperboliques, etc. - la suite, vous la connaissez. Cette mise en perspective du développement respecte ce qu'on appelle les « premiers principes )) et, en particulier, le principe de Curie, que j'ai rappelé plus haut. Évidemment, il y a des trous dans ce gruyère logique, car les forces des cellules, la structure exacte du mou, , , . . vement, etc., n ont pas encore ete quantitativement mesurés, carrelés avec toute la précision requise, encore que tout le monde y travaille, et c'est pour demain - demain matin, je précise. Cependant, il faut bien comprendre que, en matière de changement d'échelle, une plus grande précision ne peut pas détruire les résultats obtenus aux échelles inférieures. Je m'explique. Les biologistes ont depuis toujours reconnu que l'embryon s'étire le long de l'axe tête-queue et se ramasse de droite à gauche. Sans faire aucune mesure des vitesses, ils ont abondamment commenté ce phénomène

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et lui ont donné le nom d'extension convergente. Les physiciens arrivent et mesurent finement les vitesses. Quelle que soit la finesse de ces mesures, elles ne pourront pas contredire l'observation « grossière » des biologistes. Les mesures que nous faisons aujourd'hui sont des précisions affinées qui permettent de modéliser les phénomènes sur la base des lois de la physique, mais qui expliquent ce que les biologistes ont observé, plus qu'elles ne le démolissent. De même, quelles que soient les mesures ultérieures, elles ne pourront pas contredire le fait que le nombril se connecte naturellement au point central du mouvement. Pour poursuivre sur ce chapitre, il faut souligner la relation profonde entre le comportement cellulaire individuel et la forme globale de l'organisme. Les biologistes attribuent les formes observées à des flux d'espèces chimiques se répandant à travers la masse de cellules embryonnaires, un peu comme le thé d'une infusion se répand dans l'eau chaude. Les cellules connaîtraient leur position, et le type de comportement qu'elles doivent adopter, en fonction des concentrations chimiques qui leur parviendraient ainsi. Il y a sans doute de cela dans certaines situations. Mais mon sentiment est que la relation entre le comportement des cellules et la forme des animaux est différente, plus simple et plus profonde à la fois. Ce qui établit l'« origine » de la forme animale, ce n'est pas un champ diffus de protéines, ce n'est pas non plus un « programme » qui contiendrait toutes les règles de construction de l'animal. En réalité, la forme est latente dans le mécanisme de division cellulaire.

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Ainsi, l'idée que les cellules recèlent le plan de fabrication d'un animal comme un vertébré est, selon moi, erronée. Le plan de fabrication d'un animal s'échafaude tout seul, par la façon dont la règle de division cellulaire doit composer avec les divisions ayant déjà eu lieu. Pour dire les choses autrement: le plan d'un animal, c'est le pavage irrégulier de cellules avant que le mouvement ne commence et ne transforme ce plan, « en vitesse », en un animal reconnaissable. Ce plan est, de la même manière, systématiquement irrégulier (même brisure de symétrie pour tous les vertébrés). Les détails qui distinguent un chat d'un chien se produisent plus tard. Or ce pavage se construit par divisions cellulaires, à partir d'une cellule unique, en insérant de nouvelles cellules par division au sein des cellules déjà existantes. Par conséquent, la cellule seule ne contient pas le plan de formation d'un animal. Il est impossible de savoir comment sera un animal en étudiant le génome d'une cellule isolée. Le plan de fabrication, c'est le mécanisme de répétition des divisions cellulaires qui produisent des disques formés, dans le cas des vertébrés, de petits pavés emboîtés en arcs de cercle. Ce phénomène a une composante «historique» : il faut reconstituer la succession des divisions pour comprendre la forme du futur animal. Cette succession de divisions, avec la forme qu'elle prend dans l'espace, n'est pas, en tant que telle, codée dans le génome. Ce qui est codé dans le génome, c'est la volonté des cellules de se diviser, mais ces divisions seront assujetties à la présence des précédentes. Non pas qu'elles y soient assujetties de façon génétiquement

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déterminée : elles y sont assujetties de façon contextuelle. De même que si j'empile des balles en mousse molle dans un bac, entre le fond de la boîte et le haut de la boîte, les boules auront une forme différente, simplement héritée de la succession de l'empilement, de la répartition des masses, etc. De même, des cellules ayant une règle élémentaire de division verront la même règle produire peu à peu un objet divisé étrange, ayant une structure interne, telle la « framboise» évoquée précédemment, même si, considérée individuellement, chacune des cellules apparaîtrait comme identique. Cet objet étrange, c'est le plan de l'animal, une collection d'êtres génétiquement identiques, formant un mélange structuré. Et les grandes asymétries de ce plan sont en réalité commandées par les premières divisions (la grande croix initiale des deux premières divisions formant les axes préférentiels de l'animal). La magie de la formation d'un animal, ce n'est pas un plan qui serait caché dans le génome (et qui n'existe tout bonnement pas), c'est le changement d'échelle progressif qui « passe » de quatre cellules à un animal complet - une brisure de symétrie simplissime. Ce changement d'échelle est très « mouvementé », si j'ose dire, puisque c'est la dynamique du mouvement qui le permet. Un animal déterminé, ce n'est pas un plan déterminé, c'est un mouvement tellement simple qu'il ne peut pas faire autre chose qu'aboutir à l'animal en question, une fois qu'il est lancé sur cette piste de danse bizarre qu'est la « framboise >> de quelques milliers de cellules. Bien sûr, on peut dire

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que la génétique détermine cette forme. Mais, en réalité, elle ne fait que mettre en scène, réaliser une des brisures de symétrie les plus simples que l'on puisse imaginer ; bref, ce n'est pas la génétique qui détermine la forme finale, mais la mathématique de ce type de mouvement. Un exemple très clair dans ce type de situation nous est donné par les macles. Les macles cristallines sont d'extraordinaires cristaux présentant des formes tout à fait saisissantes. Par exemple : ci-après, un pentagone, une croix latine. Or, ces macles sont composées d'atomes tous absolument identiques.

Figures 48. Exemples de cristaux maclés présentant des formes « déterminées " très construites. À gauche, une macle à symétrie pentagonale. À droite, une macle en > réduit de beaucoup l'information morphogénétique nécessaire, ou, pour employer un terme de génétique, le « code >> nécessaire pour exercer des forces. Cependant, on se souviendra aussi que l' embryon plie suivant des cercles concentriques qui forment des lignes (lignes de discontinuité des propriétés mécaniques), ce qui réduit aussi considérablement l'information pour le fabriquer. Toutes ces découvertes semblent montrer que la morphogenèse animale est plus simple qu'on ne croit, et l'information nécessaire pour fabriquer un animal fonctionnel bien moindre qu'il n'y paraît de prime abord. L'information est codée sur des lignes formant une sous-partie très réduite de l'animal, avant qu'il ne se mette en forme, et l'algorithme de « décryptage >> de ce « code >> est entièrement physique : une succession de tourbillons (enroulements dipolaires) et de plis, se produisant exactement aux« gradins>> où se trouvent les cellules qui tirent.

CHAPITRE 18

L'évolution sous nos yeux

Nous sommes immergés dans un monde qui, à chaque instant, nous dépasse. Échelle de temps, distances, complexité, tout paraît immense et inaccessible. Cependant, le cerveau utilise cette complexité pour classer, organiser, comprendre, le monde qui l'entoure. À sa façon, le cerveau est immense, lui aussi. L'évolution, et l' énormité des temps géologiques, rendent difficile l'intuition des phénomènes évolutifs. Pourtant, il y a des traces. Les galeries de paléontologie sont là pour nous montrer la proximité entre les animaux, leurs différences aussi, et le lent processus de métamorphose des uns dans les autres, apparent dans le registre fossile. Toutefois, ce spectacle pédagogique est difficile à intérioriser. Je voudrais, avant de clore ce livre, essayer de faire voir l' évolution dans notre propre corps, pour que chacun puisse comprendre et ressentir les vestiges de la dynamique embryologique, et peut-être même la trace ténue de ces

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evenements lointains, pratiquement impensables, qm ont eu lieu il y a 600 millions d'années. Repartons de la rondelle molle en anneaux. J'ai expliqué que cette rondelle est constituée de petites cellules au centre, puis moyennes, puis plus grosses, puis énormes. L'origine de cette « texture >> réside dans la vitesse des divisions cellulaires : les cellules se divisent davantage au centre, et moins sur le bord. Les divisions étant par définition un phénomène discontinu, les anneaux de cellules identiques correspondent à des cellules «dans le même tour>> (celles qui ont accompli le même nombre de divisions). J'ai montré que la rondelle plie aux frontières entre anneaux et que chaque pli va correspondre à un compartiment du corps. Cependant, j'ai assez peu évoqué la différenciation : les cellules changent de type. Elles sont « nerveuses >> au milieu de la rondelle, plutôt « tissulaires>> un peu plus loin, plutôt «digestives>> encore plus loin. Les cellules du centre font le système nerveux ; l'anneau d'après fait le corps ; l'anneau suivant est internalisé et forme les intestins. Le fait que les cellules se différencient en types différents arrive de façon concomitante avec le fait qu'elles ont une forme différente. Pour faire des fonctions différentes, la nature utilise des cellules différentes, cela va de soi, et cette différence commence par une différence géométrique « de taille ». Néanmoins, l'existence de ces anneaux révèle un phénomène qui est évident au premier regard : les cellules les plus grosses étant à la périphérie, cela signifie

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que les cellules les moins différenciées sont les plus extérieures ; plus on va vers le centre de la rondelle, plus les cellules sont différenciées. Au bord, le tissu le moins différencié est digestif; puis, en allant vers l'intérieur, « on a » du tissu qui fait le corps ; pour finir, on trouve au centre le tissu qui va faire le système nerveux. Ainsi, du centre vers le bord, la flèche initiale de taille de cellules est une flèche de différenciation du simple au complexe, du plus nécessaire (la digestion) au superflu (la pensée). Primum vivere, deinde philosophare, dit l'adage : d'abord on mange, ensuite on pense. C'est également ainsi qu'est construite la rondelle embryonnaire : d'abord elle digère, puis elle remue, puis elle pense. Cette flèche de différenciation est une flèche de taille avec une cascade régulière, car le nombre de cycles de division fixe la taille : un round de division correspond grosso modo à une division par deux du volume. C'est également la raison pour laquelle les différents anneaux vont avoir des propriétés mécaniques différentes : une mousse faite de petites bulles est plus rigide qu'une mousse faite de grosses bulles. Au cours des premières étapes de l'embryogenèse, les cellules se divisent en anneaux, et chaque nouvel anneau emporte ses cellules sur la voie d'une différenciation nouvelle, avec cette singularité que les nouveautés ont lieu (au début) en allant vers le centre et non en s'éloignant du centre, qu'elles sont liées au nombre de divisions et que la succession des divisions crée de nouvelles différenciations associées à des cellules plus petites. Pour compléter l'explication, il faut dire que

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la différenciation cellulaire intervient au moment des divisions cellulaires : en se divisant, une cellule peut produire deux cellules identiques « souches ))' ou bien une cellule « souche )) et une cellule différenciée. Ainsi, la cascade de divisions cellulaires correspond en fait à la cascade de différenciation, et cette cascade de différenciation correspond à l'apparition, à l'évolution de nouvelles fonctionnalités : la digestion en premier, le corps ensuite, la pensée plus tard. Lorsqu'on regarde la forme « en cible )) des embryons avant qu'ils plient, on voit en réalité le tableau de l'évolution, fait de ronds concentriques, souvenirs de l'évolution, qu'il faut lire du bord vers le centre. Et lorsque cette cible plie, le système nerveux entre dans le dos, le dos plie pour former le ventre, et les boyaux sont capturés par les plis ventraux. L'ordre de l'évolution est l'ordre inverse : d'abord le tissu digestif, puis la peau du ventre qui dérive du tissu digestif, puis la peau du dos qui dérive de la peau du ventre (on remarquera que la peau du ventre est toujours plus fine et moins décorée que la peau du dos), enfin le système nerveux qui dérive de la peau du dos. Ainsi, notre ventre est ancestral. Le corps autour, avec la cage thoracique, est la nouveauté suivante, composée dans l'ordre de l'évolution d'une peau fine et molle (celle du ventre, des aisselles, de l'aine ... ), suivie d'une peau plus épaisse et complexe (celle du dos), qui formaient deux anneaux distincts. Enfin, au milieu du dos, la zone épaisse contenant les vertèbres, et à travers elle le système nerveux, correspond à l'évolution la plus récente. Il existe donc des traces fossiles de l'évolution, que nous pouvons

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percevoir sur notre corps et qui sont liées au pavage de cellules dans le jeune embryon, quand il est rond. De même que la symétrie des cristaux révèle à grande échelle la structure cristalline ainsi que l'histoire de leur croissance, notre forme complète contient et révèle, à l'échelle macroscopique, les premières étapes du développement et, plus cachées, celles de l'évolution. Lorsqu'on fait par la pensée le tour de son corps, du milieu du ventre vers la colonne vertébrale, on parcourt l'évolution dans le sens où les tissus se sont complexifiés. Pour terminer ce chapitre, il faut noter que les cycles de divisions « clivent » à chaque fois les anneaux précédents en deux nouveaux anneaux. C'est ainsi qu'un anneau de peau superficielle (qu'on appelle ectoderme) se scinde en un anneau de peau ventrale et un anneau de peau dorsale. Le torse primitif est un cylindre de peau homogène ; le torse plus évolué est un cylindre composé de deux demi-cylindres, avec un bord. En raison des différences d'élasticité des deux demi-cylindres, une arête vive apparaît, qui se développe comme une lame, qu'on appelle nageoire chez les poissons, et qui donne les membres des tétrapodes. On voit que le clivage du tissu en deux tissus ventraux-dorsaux peut se produire ou non. S'il ne se produit pas, la peau fait un cylindre régulier, comme le sac tubulaire des anémones de mer et des hydres. Si la peau se subdivise en deux, elle fait un cylindre composé de deux moitiés aux propriétés différentes; au point de couture entre les deux pousse et s'étend une lame de tissu.

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On perçoit la généralité du phénomène et son caractère hiérarchique. En accumulant plus de clivages, « on » fait des animaux avec un détail plus fin, dans un feuilletage plus subtil. Ce phénomène rappelle le clivage des niveaux d'énergie en mécanique quantique, lorsqu'il y a des interactions entre spins (le moment magnétique, propre aux particules). En mécanique quantique, à un certain niveau de précision, on enregistre des niveaux d'énergie atomiques ou moléculaires, perceptibles, par exemple, par la couleur émise lors des excitations électroniques. Cependant, lorsqu'une interaction nouvelle apparaît, un peu plus faible, comme l'interaction entre champs magnétiques, le niveau d'énergie initial se sépare en deux niveaux voisins, déduits du niveau d'énergie de l'approximation précédente. On appelle cela la « levée de dégénérescence ». L'apparition de deux niveaux pour remplacer le niveau unique de la hiérarchie précédente s'appelle 1'« apparition d'une structure fine» . Dans le cas des animaux, on voit que l'évolution consiste à faire apparaître, à introduire, de nouvelles différenciations au cours de clivages en cascade de l'ovule initial. La nouvelle différenciation agit sur le stade précédent, en sorte que deux nouvelles bandes de fonctionnalités distinctes apparaissent au sein de ce qui était auparavant une bande unique. Les animaux suivants, dans l'ordre de l'évolution, auront une structure plus fine que les animaux précédents : des tubes en plus, des nageoires, des paupières, etc. De ce point de vue, les nageoires et les membres des vertébrés sont

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la structure fine du torse, comme les raies fines des niveaux d'énergie de l'hydrogène sont la structure fine de l'atome de Bohr.

Figure 58. Quand deux anneaux homogènes sont emboîtés, le disque central tend à former un cylindre (en haut à gauche). Quand le disque central se scinde en un anneau et un disque, il tend à former un cylindre ayant une arête entre les deux zones {en bas à gauche). Cette arête est le point de départ des nageoires, des pattes, etc. Elle constitue un raffinement du cylindre lisse, une nouveauté évolutive. Dans la réalité, le cylindre est déformé en forme de guitare par la traction de la tête et de la queue (à droite).

Cette analogie, certes un peu tirée par les cheveux, vise à montrer que l'évolution est prisonnière des conditions aux limites du problème, et que ces conditions aux limites se répercutent en un escalier de possibles organisés hiérarchiquement. Les symétries spatiales, comme les hiérarchies «en cascade», sont des catégories a priori qui s'imposent au phénomène évolutif, lequel hérite d'une sorte de hiérarchie ou fractalité du développement. Cette hiérarchie est très visible dans le développement des membres, avec leurs complexes jeux de muscles, ligaments, tendons,

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cartilages, qui se développent en cascade, chaque raffinement apparaissant comme une césure au sein du membre articulé de la hiérarchie supérieure. À chaque stade de la hiérarchie, un animal moins raffiné mais fonctionnel est possible. Cette cascade hiérarchique qui construit des chaînes d'animaux est fondamentalement reliée au fait que les cellules se divisent pour se multiplier. Cela est différent des atomes, qui existent tels quels dans la nature, et s'associent entre eux pour former, par exemple, un cristal. Les cristaux ne sont pas fractals, ils ne sont pas hiérarchiques. La construction des animaux obéit à des règles hiérarchiques, car les nouveautés apparaissent par division des cellules «précédentes». Ce fait, profond, implique une conservation hiérarchique des patterns.

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Figure 59. Illustration de la cascade hiérarchique pendant la formation des articulatiom de la patte de poulet. Au fil de la croissance, les blocs Jonnant les tissus, les os, les cartilages, les ligaments, les tmdom, se scindent en sous-blocs, Jonnant autant de pièces correctement articulées. (D'après Kardon, Development, 1998.)

Conclusion

Au moment de refermer ce manuscrit, la société française est traumatisée par une série d'attentats. Le doute est quasi général, la déception et le désarroi presque partout. L'humanité tout entière est comme sans projet, on ne sait plus quoi conseiller aux jeunes. Pourtant, je peux témoigner qu'il est des lieux, enviables sans doute, où l'émerveillement et la surprise sont pratiquement quotidiens, où l'enthousiasme est toujours présent, l'énergie de la jeunesse libérée et au travail. À tout moment, dans le bureau où je suis en train d'écrire ces lignes, une tête passe pour me dire en souriant : « Il faut que tu viennes voir ça », et je me lève pour découvrir un résultat, parfois attendu depuis des années, souvent inespéré. Dans ces oasis à protéger se prépare l'avenir. Depuis quelques années, le mariage de la biologie et de la physique a permis des avancées phénoménales en matière de compréhension des mécanismes du vivant. Sur mon téléphone portable, le week-end, des sonneries intempestives m'annoncent un cliché pris par un

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«post-doc» impatient qui vient de réussir seul à faire croître un intestin embryonnaire in vitro. Une première mondiale. Ailleurs, une équipe de chercheurs vient d'arrêter la diffusion des métastases cancéreuses ; on n'aurait jamais cru cela possible. Un ingénieur invente une prothèse de jambe active qui restitue aux amputés une marche ergonomique. Je reviens d'un atelier de l'Inserm, où j'ai appris que des essais récents d'injection de cellules souches ont rétabli la circulation dans des membres ischémiés d'humains adultes (diabétiques, etc.) ; ces gens remarchent normalement. J'ai aussi vu que des injections d'inhibiteurs d' angiogenèse ont restauré la vision de personnes atteintes de dégénérescence maculaire liée à l'âge, autrefois réputée irréversible et sans traitement. Une proche parente vit depuis quatre ans avec une maladie qui, hier, était mortelle à l'échéance de trois mois. Des études interdisciplinaires utilisant des techniques numériques modernes sophistiquées, les mêmes qui permettent ailleurs de jouer sur des consoles jusqu'à l'abrutissement, ou de diffuser de la propagande djihadiste par internet, permettent à des handicapés de contrôler des membres artificiels par la pensée ou à des embryologistes tenaces de suivre la morphogenèse embryonnaire, cellule par cellule, sur des organismes modèles de laboratoire. Jamais des rêves prométhéens tels que la médecine régénérative ou le contrôle de machines par la pensée n'ont paru aussi accessibles. Sans doute l'enthousiasme et l'énergie sont-ils nécessaires pour avancer dans la tristesse et le marasme

CONCLUSION

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actuels. Sans doute faudrait-il aussi un peu de recul, éthique ou politique, sur ces recherches. Des sociétés pharmaceutiques malfaisantes engraissent des actionnaires avec des médicaments hors de prix qu'on croyait conçus pour le bonheur de l'humanité. Cette recherche de simplicité et d'harmonie, cette euphorie scientiste que j'ai essayé de mettre en avant est peut-être une réaction au chaos ambiant, aux coups reçus ; un trompe-l' œil optimiste, une ivresse de buveur qui boit pour oublier. Une naïveté protégeant de l'écœurement, quand on voit les motivations de certains laboratoires, les salaires distribués aux grands patrons de l'industrie pharmaceutique (et de l'automobile). Chaque époque, il est vrai, a ses tendances et ses réactions. Au temps de Darwin, la compétition entre espèces paraissait un moteur naturel de l'évolution. Aujourd'hui, avec l'émergence des réseaux sociaux, de la solidarité non gouvernementale, du crowdfunding, des logiciels openware, de Wikipédia et autres projets collaboratifs, on voit poindre une nouvelle vision du darwinisme influencée par l'air du temps : la biosphère est davantage perçue comme un cadre collaboratif entre espèces vivantes, un ensemble de liens presque gagnants-gagnants, plutôt que comme un lieu de lutte acharnée et mortifère pour la survie. L'esprit du darwinisme intégriste se disloque de toutes parts. À moins de sombrer dans le nihilisme, il faut aujourd'hui, chacun à sa place, faire un effort pour sortir de cette mauvaise passe morale dans laquelle s'est

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engagée l'humanité (et particulièrement notre pauvre France). Un excès de bonne humeur n'est pas mal venu ; il faut aller la chercher avec les dents. Insister, comme je l'ai fait, sur l'extrême simplicité et la robustesse des mécanismes du vivant peut paraître abusif - une méthode « Coué » tolérable en cette période obscurantiste. L'optimisme n'a plus que la témérité comme recours pour échapper à ce marasme. Comme l'a dit le moine bouddhiste Matthieu Ricard : « Il est trop tard pour être pessimiste. >> Tels des électeurs déboussolés par notre époque se jetant dans les bras d'hommes et de femmes aux idées simplistes, les physiciens faisant de la biologie recourraient à des visions rapides du vivant, schématiques et caricaturales. Mais, a contrario, il est également possible que cette simplification progressive des phénomènes biologiques soit réelle. Peu à peu, du magma de connaissances amoncelées sortent des résultats simples, qui font sens, et ouvrent une perspective nouvelle, réjouissante. La biologie et la médecine ont pris énormément d'avance en accumulant un ensemble de techniques et de descriptions impressionnantes, foisonnantes. Mais, au sein de toutes ces données, de grands principes unificateurs commencent à apparaître, liés à l'utilisation directe, simple, par la nature, des propriétés visco-élastiques de la matière, et de phénomènes robustes et universels. La logique du vivant sort du brouillard. Attention, l'avenir est en train d'advenir.

Crédits photographiques

Figures in texte 1, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 2~ 2~ 28, 31, 3~ 33, 34, 35, 36, 44, 4~ 4~ 49, 50, 51, 5~ 58 : © Vincent Fleury/CNRS/ MSC. 2 : © CHU-PS (Université Paris 6) (DR). 11 : adaptée de H. C. Lee, H. J. Choi, T. S. Park, S. 1. Lee, Y. M. Kim, S. Rengaraj, H. Nagai, G. Sheng, J. M. Lim, J. Y Han, PLoS ONE 8 (11), e80631, (2013) (DR). 12, 13: ©D'Arcy Thompson, Cambridge University Press, 1917. 14 : avec l'aimable autorisation de Charlotte Py et José Bico, © American Physical Society (DR). 15 : ©Muybridge, 1904 (DR). 29 : avec l'aimable autorisation de Quentin Smolders (DR). 30 : planche de 160 1 (DR). 37 : avec l'aimable autorisation de Sylvie Lorthois et Annemiek Cornelissen. © CNES/IMFT/MSC. 38, 39: © Jeffries Wyman, 1867. 40: © Wetzel, 1924. 41 :©Gotlib, chez Dargaud (DR). 42, 43 : © Kepler. 45: (DR). 48 (droite), avec l'aimable autorisation de Roger Weiler© RW/Cochise Coliege (DR).

52 : © Bone Clones (DR). 53: (DR). 54 : avec l'aimable autorisation de Ken Jacobson (DR). Site de la revue http://jcb.rupress.org/ La référence de l'anicle : Separation ofPropulsive and Adhesive Traction Stresses in Locomoting Keratocytes, Tim Oliver, Micah Dembo, Ken Jacobson. DOl : 10.1083/jcb.145.3.589, mai 1999. 55 : avec l'aimable autorisation de Benoît Ladoux et Léa Tricher (DR). 56 : ©Julie Thériot (DR). 59 : avec l'aimable autorisation de Gabrielle Kardon (DR).

Cahier d'illustrations 1, 2, 4, 5, 6, 7, 9, 10, 20 ©Vincent Fleury/CNRS/MSC. 3: © Marey. 8 : © Tracy Allen (DR). 9 : photos © C. Dubourg et al., « Holoprosencéphalie », Annales de biologie clinique, vol. 61 (6) 2003 (DR). 11 : avec l'aimable autorisation de David Hall (DR). 12: avec l'aimable autorisation de Tom Roud (DR). 13 : avec l'aimable autorisation de Roman H. Khonsari (DR). 15 : © Jay Jacobi (DR). 14 : © Vincent Fleury. 16 : ©Lift magazine (DR). 17 : © Guillaume TC, CroisonsLes.com (DR). 18 : 19 (DR). 21 : avec l'aimable autorisation de H olger Gerhardt (DR).

Table des matières

Introduction................................................................

7

Chapitre 1 - La loi générale de formation des animaux......................................

15

Chapitre 2 - Débat à propos du darwinisme.............

59

Chapitre 3 - Les horloges molles de l'évolution ..... ...

71

Chapitre 4- Un peu de cuisine.................................

87

Chapitre 5 -Le sac à malices.....................................

111

Chapitre 6 - Les poupées russes ................................

129

Chapitre 7- Caput....................................................

143

Chapitre 8 -La mauvaise tête...................................

161

Chapitre 9- Les petits poissons ont-ils des jambes ? ........... .....................................

173

Chapitre 10- Les lignes de Blaschko ........................

185

Chapitre 11 -Le double............................................

193

Chapitre 12- Le progrès scientifique par anticipation ......................................................

21 7

Chapitre 13- La tortue de Vitruve...........................

229

Chapitre 14 - Le secret de Léonard...........................

243

Chapitre 15 - Le point fixe .......................................

255

Chapitre 16 - Le bassin.............................................

281

Chapitre 17 - La cellule Hercule...............................

299

Chapitre 18 - L'évolution sous nos yeux........ .......... .

311

Conclusion ................. ...... ....................... ...... ................. ..... ... .

319

Crédits photographiques...............................................

323

Composition et mise en pages Nord Compo à Villeneuve-d'Ascq

Fayard s'engage pour l'environnement en réduisant l'empreinte carbone de ses livres. Celle de cet exemplaire est de :

1,200 kg éq. (02 PAPIER À BASE DE FIBRES CERTIFIÉES

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50-0953-7/01 Dépôt légal : mai 20 17 Imprimé en Espagne par Industria Grâfica Cayfosa

Si l'apparition de la vie elle-même reste un mystère, il est désormais possible d'affirmer sereinement qu'on connaît l'origine des animaux, et, singulièrement, l'origine de l'homme. C'est cette bonne nouvelle que nous livre le physicien Vincent Fleury dans Les Tourbillons de la vie. La cause même de notre existence, en tant que masse de cellules organisées, est aujourd'hui éclaircie. Contre toute attente, elle est inscrite dans les lois de la physique. De récentes découvertes expliquent ce que sont vraiment les animaux et comment les lois fondamentales de la nature les ont fait advenir. Ces découvertes procèdent de plusieurs phénomènes physiques et annoncent un renouveau, un «re-départ» de l'embryologie, de la paléontologie, et, au-delà, de la médecine régénérative, voire peutêtre de la philosophie. Cette étape conceptuelle franchie, il ne fait aucun doute que d'autres progrès surviendront, avec une dimension applicative. Or, bizarrement, ces faits tordent à arriver jusqu'au grand public. On peut attribuer ce retard à la prudence inévitable en la matière: méfions-nous des effets d'annonce. Mais on peut également attribuer ces difficultés au contenu même de la réponse: finalement, l'origine des animaux est presque un peu décevante. Les animaux se forment sans grande difficulté, suivant des étapes assez simples qui ne recèlent ni chaos, ni complexité, et encore moins d'intervention divine. L:origine, le vrai mystère, se révèle donc presque triviale. Il va falloir se faire à l'idée de cette banalité de l'apparition des êtres vivants. C'est ce « finalement, ce n'est que ça ! » qui est expliqué ici, avec limpidité et appuyé par de nombreuses illustrations. Après tout, le rôle de la science n'est-il pas aussi de rendre simples les problèmes insolubles tout en conservant leur part de magie, par exemple voir un être vivant grandir et se former?