Ulysse: De l'Orient à l'Occident (French Edition) 9782343156316, 234315631X

Avant d'être le souverain restauré sur son trône d'Ithaque, Ulysse a connu une existence très différente sous

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Ulysse: De l'Orient à l'Occident (French Edition)
 9782343156316, 234315631X

Table of contents :
Remerciements
INTRODUCTION
Chapitre 1 UNE PREMIÈRE FONCTION DÉDOUBLÉE
Chapitre 2 LA 2e FONCTION : HEUR ET MALHEUR DU GUERRIER
Chapitre 3 ULYSSE, l’un des deux
Chapitre 5 LE RETOUR À ITHAQUE ou « en queste d’Ulysse »
Chapitre 6 ULYSSE ET LES PRETENDANTS
Chapitre 7 PENELOPE ET LA ROYAUTE, ou « la souveraineté à l’épreuve de l’Iliade et de l’Odyssée »
Chapitre 8 DESTIN D’ULYSSE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIERES

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Diplômé des Hautes Études (IVe section) et ancien membre de l’École française de Rome, J.L. Desnier a publié Le passage du fleuve (1995) et La légitimité du Prince (1997). Cet ouvrage est une autre lecture du même thème.

ISBN : 978-2-343-15631-6

31 €

Jean-Luc Desnier

Avant d’être le souverain restauré sur son trône d’Ithaque, Ulysse a connu une existence très différente sous les murs de Troie. C’est celle-ci que l’on s’efforce de retrouver dans cet ouvrage en la confrontant à celle des autres héros guerriers de l’Iliade. Dans la continuité des travaux de B. Sergent qui ont exhumé les linéaments de l’idéologie tripartie indoeuropéenne dans nombre de textes grecs, il s’agit ici de prolonger quelques intuitions de Georges Dumézil relisant l’œuvre d’Homère. Ulysse devient alors un personnage beaucoup plus complexe que le marin narguant le balourd Polyphème ou courant de port en port les bonnes fortunes.

Jean-Luc Desnier

Ulysse De l’Orient à l’Occident Ulysse De l’Orient à l’Occident

Ulysse De l’Orient à l’Occident

Collection KUBABA S é r i e Antiquité

Ulysse De l’Orient à l’Occident

Cahiers Kubaba -Série Antiquité

Jean-Luc DESNIER

Ulysse De l’Orient à l’Occident

Président de l’Association : Michel MAZOYER Comité de rédaction Trésorier : Christian BANAKAS Secrétaire : Charles GUITTARD Comité scientifique : Sydney AUFRERE, Sébastien BARBARA, Marielle de BECHILLON, Nathalie BOSSON, Dominique BRIQUEL, Sylvain BROCQUET, Gérard CAPDEVILLE, Valérie FARANTON, Jacques FREU, Charles GUITTARD, Jean-Pierre LEVET, Michel MAZOYER, Paul MIRAULT, Dennis PARDEE, Eric PIRART, Jean-Michel RENAUD, Nicolas RICHER, Bernard SERGENT, Claude STERCKX, Patrick VOISIN Logo KUBABA : La déesse KUBABA, Vladimir TCHERNYCHEV Illustration : Tadorne de Belon, Marc GRIESHEIMER Ingénieur informatique Laurent DELBEKE ([email protected])

Ce volume a été conçu dans le cadre de l'Association Kubaba Association de l'Université de Paris 1.

© L’HARMATTAN, 2018 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-15631-6 EAN : 9782343156316

Collection Kubaba Série Antiquité Sydney H. AUFRERE Thot Hermès l’Égyptien. De l’infiniment grand à l’infiniment petit Régis BOYER Essai sur le héros germanique Jacques FREU Histoire politique d’Ugarit Histoire du Mitanni Régis BOYER Essai sur le héros germanique Dominique BRIQUEL Le Forum brûle Jacques FREU Histoire politique d’Ugarit Histoire du Mitanni Suppiliuliuma et la veuve du pharaon Anne-Marie LOYRETTE et Richard-Alain JEAN La Mère, l’enfant et le lait Éric PIRART L’Aphrodite iranienne L’éloge mazdéen de l’ivresse Guerriers d’Iran Georges Dumézil face aux héros iraniens Michel MAZOYER Télipinu, le dieu du marécage Bernard SERGENT L’Atlantide et la mythologie grecque Une antique migration amérindienne. Claude STERKX Les mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens. Le mythe indo-européen du guerrier impie. Les Hittites et leur histoire en quatre volumes : Vol. 1 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, en collaboration avec Isabelle KLOCK-FONTANILLE, Des origines à la fin de l’Ancien Royaume Hittite.

Vol. 2 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Les débuts du Nouvel Empire Hittite. Vol. 3 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, L’apogée du Nouvel Empire Hittite. Vol. 4 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Le déclin et la chute du Nouvel Empire Hittite. Hélène VIAL Incarnations littéraires d’une mère problématique Michel MAZOYER (éd.) Homère et l’Anatolie Valérie FARANTON et Michel MAZOYER (éds). Homère et l’Anatolie 2 Hélène NUTKOWICZ Destins de femmes à Éléphantine au Ve siècle avant notre ère Hélène NUTKOWICZ et Michel MAZOYER La disparition du dieu dans la Bible et dans la mythologie hittite

En hommage à la mémoire de Raymond Bloch (†) À ma mère, à Crine, à Juliette

Remerciements Issu d’une habilitation à diriger des recherches et d’un article préparatoire datant des années 2010/11, ce travail a été repris en partie ces dernières années pour donner un prolongement plus complet à la proposition de lecture de l’œuvre d’Homère, l’Odyssée. L’approfondissement et l’élargissement de l’analyse ont rendu nécessaires plusieurs remaniements dont le plus important est sans doute celui de considérer maintenant les deux épopées homériques comme un ensemble cohérent, à scruter de la même façon. Les encouragements de Dominique Briquel m’ont permis de mener à bien ce projet par-delà les années d’une activité professionnelle toute différente, et ses nombreux avis amicaux m’ont aidé à tenir mon cap. Qu’il trouve ici l’expression de ma reconnaissance, même si les propositions, et erreurs qui pourront être discutées et relevées, sont de ma seule responsabilité. Je ne saurais également oublier Marc Griesheimer dont la relecture avisée, exhaustive m’a évité maintes incorrections, après celle de Crine maintes fois sollicitée. Enfin ma gratitude va aux membres de ma famille qui m’ont laissé poursuivre ce projet : ma mère ainsi que Nicole Barbin qui m’ont fourni les possibilités matérielles pour ce faire, Crine pour m’avoir aussi offert son Homère, François qui m’a poussé à cultiver mon jardin, et ma Pénélope pour sa patience et son abnégation afin de me permettre de clore ce chapitre.

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INTRODUCTION Longtemps Georges Dumézil a estimé que la Grèce ne faisait pas pleinement partie de la scène indo-européenne qu’il a magistralement délimitée dans ses multiples travaux. Il pensait en effet ne pas y retrouver un schéma idéologique organisateur aussi clairement structuré que dans les autres provinces indiennes, iraniennes, latines, germaniques ou caucasiennes. La thèse de G. Germain établit ensuite que l’Odyssée pouvait trouver des racines 1 communes avec les épopées du sous-continent indien . Cependant, en 1968, tout en confirmant son appréciation du Jugement de Pâris, G. Dumézil restait 2 prudent quant aux potentialités du monde grec . Il n’en légua pas moins dans ses nombreuses Esquisses de mythologie maintes pistes consacrées à des fragments helléniques, y démontrant la persistance de traces structurelles se 3 référant à un corpus indo-européen peu visible de prime abord . Les études de chercheurs convaincus de l’intérêt de cette approche comparée tels que 4 Francis Vian, Atsuhiko Yoshida, Daniel Dubuisson confortèrent l’ambition

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G. Germain, 1954, p. 13-54 ; repris dans D. Page, 1973, p. 107ss. et notes ; et p. 6465 (sur l’origine de l’herbe magique « môlu » rapproché du sanscrit « mulam », racine) ; depuis, les travaux indianistes de D. Dubuisson, N. Allen, C. Rose, C. Vielle, B. Sergent ont largement poursuivi les recherches dans ce domaine. 2 G. Dumézil, 1968, p. 580-586, (confirmant « Les trois fonctions dans quelques traditions grecques, in : Éventail de l’histoire vivante (Hommages à Lucien Febvre), II, 1954, p. 25-32, p. 27-28) ; p. 580s. : « Les poèmes homériques, aussi bien les épreuves d’Ulysse que la colère d’Achille, échappent certainement au type d’interprétation dont M. Wikander a montré pour le Mahâbhârata non seulement la possibilité mais la nécessité. Les problèmes sont entièrement différents et les réflexions, les modèles qu’apporte le présent livre n’éclairent pas la genèse des plus célèbres épopées du monde. Cette originalité des faits grecs dans l’ensemble indoeuropéen n’est pas isolée » ; appréciation prolongée, voir G. Dumézil, 1982-2, p. 112113 : « jusqu’à présent le jeu des trois fonctions n’a pu être décelé avec vraisemblance que dans des passages bien délimités de la Colère d’Achille ou bien dans les préliminaires de la grande guerre … je ne pense pas qu’on puisse obtenir plus que de telles identifications épisodiques ou marginales : les aèdes avaient une connaissance trop nuancée de l’âme humaine pour réduire les conduites et les rapports de leurs personnages aux formules à la fois pauvres et rigides qu’impose le cadre trifonctionnel. L’Odyssée donne moins de prises encore que l’Iliade à une interprétation d’ensemble wikandérienne » ; travaux précédés par ceux de S. Wikander : 1950, p. 310-329 ; id., 1957, p. 66-96. 3 G. Dumézil, 1985b ; id., 1982b ; id., 1983a ; id., 1994 ; id., 1979. 4 F. Vian, 1960, p. 215-260 ; A. Yoshida, 1964a, p. 21-38 ; D. Dubuisson, 1991, p. 219-230 ; depuis, des hellénistes tels que G. Nagy, P. Sauzeau, N. Richer, F. Bader, des latinistes comme R. Schilling, D. Briquel, des celtisants comme C. Sterckx, des indianistes tels C. Vielle, C. Rose ou N. Allen se sont joints à cette courte liste pour

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de défricher ce domaine. Les analyses de G. Dumézil ont révélé ces bribes du passé indo-européen de la Grèce archaïque et classique, en s’appuyant sur l’identification des indices subsistant dans les textes homériques et apparentés. Plus récemment, Bernard Sergent a replacé l’ensemble du matériel prospecté dans une perspective plus générale, alliant analyse littéraire, épigraphique et résultats archéologiques identifiés même dans le 5 substrat mycénien . Ces résultats restent cependant souvent utilisés par les seuls comparatistes et pénètrent peu la recherche littéraire classique, voire historique. Et l’on garde en souvenir l’appréciation initiale de G. Dumézil selon laquelle le fondement de la littérature grecque, l’œuvre homérique, reste en marge de la comparaison indo-européenne. Cette réaction peut d’ailleurs se fonder sur le fait que cette épopée met en relief un conflit qui, par essence, promeut la seule catégorie sociale des guerriers, et ne semble pas faire jouer 6 les ressorts de l’idéologie trifonctionnelle . À l’appui de ceci, les premiers vers de l’Iliade « Chante, déesse, la colère d’Achille le Péléide, la colère maudite qui causa mille souffrances aux Achéens, chez Hadès précipita maintes âmes vaillantes de héros » déterminent traditionnellement le sujet de l’épopée, la 7 colère du guerrier paradigmatique qu’est Achille, le meilleur des Achéens . Deux études de B. Sergent, consacrées aux rapprochements entre Celtes et Grecs, ont toutefois contribué à la mise en lumière du fait qu’Achille dans toute sa carrière est un guerrier indo-européen largement comparable au héros irlandais Cu Chulainn mais aussi à des dieux tels que Lug et Apollon. Certes pour élaborer ce portrait, B. Sergent est allé puiser dans l’ensemble des 8 traditions évoquant Achille , mais l’Iliade – opus principal de la geste du héros - ne serait-elle qu’une simple biographie, au sein d’un corpus largement lacunaire dont les Chants cypriens laisseraient entendre un propos plus vaste,

compléter, corriger ou critiquer les propositions de G. Dumézil ; références multiples que l’on trouvera citées dans les notes suivantes. 5 B. Sergent, 1998, avec correction de quelques excès ; id., 2009a, p. 69-91 ; Chr. Vielle, 1996. 6 G. Dumézil, 1985b, § Homerus vindicatus, p. 18-19 : « C’est Troie, société normale et complète qui fournit cette triade humaine (Priam, Hector, Pâris). Les Grecs sont autre chose : une armée en campagne, non une société ; cette armée ne met donc en valeur, par le généralissime et par les guerriers, que les deux plus hautes fonctions, la troisième restant inemployée aussi bien dans ses formes « agriculture » et « richesse » que dans sa forme « plaisir », et n’est présente que dans le département « santé » (par les médecins Machaon et Podalire) ». 7 G. Nagy, 1994, étudie à partir de la formule les héros ; ainsi elle concerne également Diomède (Iliade, V, 103 et 414 ; 839), Ajax (VII, 289), voire Agamemnon (Iliade, I, 91 ; II, 82) ! en général, G. Nagy, 1994, p. 49-65, p. 57-64, § 9-17 (Ulysse). 8 B. Sergent, 1999b ; id., 2004a.

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celui d’une guerre destinée à soulager la Terre alourdie de trop d’hommes ? Sachant cela, on perçoit cependant quelques échos très affaiblis de ce thème 10 dans de rares passages de l’Iliade . Or les fondements de l’épopée indienne du Mahâbhârata reposent sur le même argument puisque le conflit opposant les Kaurava et les Pandava fut déclenché pour répondre à la plainte de Sri, la 11 Terre, submergée par la folie de trop d’hommes . Les dieux suscitèrent la naissance de Draupadi, princesse destinée à alimenter l’antagonisme meurtrier 12 de deux familles, et la destruction des kshatriya, la caste guerrière . Ce rapprochement a permis de conclure à une communauté de canevas dans des 9

Chants cypriens, (F 1 Bernabé) : « c’était au temps où mille tribus humaines errant sur la terre (écrasaient de leur poids) la surface du vaste sein terrestre. À cette vue, Zeus prit pitié, et, dans ses profonds desseins, il décida de soulager d’hommes la terre nourricière en suscitant la grande querelle de la guerre troyenne, pour alléger son fardeau par la mort ; et dans la Troade mouraient les héros ; la volonté de Zeus s’accomplissait » ; repris par Euripide, Hel., 36-41 : Par ailleurs, les desseins de Zeus sont venus s’ajouter à ces maux. Car il apporta la guerre à la terre hellénique et aux infortunés Phrygiens, pour soulager la Terre, notre mère, de la masse des mortels qui l’oppressaient et pour illustrer le plus vaillant des Grecs » ; Or., 1639-1642 ; cités in : F. Jouan, 2009, p. 41-43, discussion p. 41-54 ; voir aussi Chr. Vielle, 1998, p. 275288/290. 10 Iliade, XII, v. 13-23 : « Mais, du jour où, chez les Troyens, les plus braves étaient tombés, où, du côté des Argiens, si quelques-uns vivaient encore, beaucoup avaient péri déjà, où la ville de Priam, après dix ans, avait été détruite … boucliers et casques sans nombre étaient tombés dans la poussière, avec toute la race des mortels demidieux » ; Iliade, III, v. 48-50 : « C’est toi, … afin de nous ramener d’une terre lointaine une belle épouse, entrée déjà en jeune mariée dans une famille guerrière, pour le malheur de ton père, de ta cité, de tout ton peuple » ; les résultats de l’adultère commis au détriment d’un peuple de guerriers sont, dès l’Iliade, concordants avec le déterminisme évoqué dans les Chants cypriens et chez Euripide. 11 MBh., I, § 64 (éd. M. Biardeau, Le Mahâbhârata 1, 2002, commentaire p. 191 : les asura, ayant été vaincus par les deva et chassés du ciel, renaissent bientôt sur terre … Ils apparaissent d’abord dans des animaux sauvages, mais bientôt certains renaissent comme princes et se mettent à accabler les quatre varna. La Terre ne peut plus supporter ce fardeau et va demander de l’aide à Brahma qui réunit les dieux pour leur enjoindre de descendre sur terre et la soulager du poids qui l’accable »). 12 MBh., I, § 167 (Biardeau, 1, 2002, commentaire p. 276-277) : naissance d’un fils (Dhrstadyumna) au roi Pancala Drupada. « Les Pancala crient de joie au point que la Terre ne peut supporter leur poids. Comme d’habitude, une voix invisible se fait entendre : le prince est né pour la mort de Drona…. Mais juste après cela une jeune fille s’élève du centre de l’autel, Pancali, pleine de promesses, au teint sombre, aux yeux en pétales de lotus, aussi belle qu’une femme céleste, répandant un parfum de lotus bleu. Une voix immatérielle s’élève à nouveau : cette fille à la peau foncée (krsna) est supérieure à toutes les femmes, elle est faite pour la perte des ksatriya et accomplira l’œuvre des dieux, le temps venu. Les Kaurava la redouteront. De nouveau, les Pancala poussent des cris de joie que la Terre a du mal à supporter ».

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provinces indoeuropéennes aussi éloignées que l’Inde et la Grèce archaïque, d’autant plus que tant Draupadi qu’Hélène furent l’objet d’un concours entre leurs prétendants avant d’être l’élément déclencheur du conflit en 13 souveraineté . Depuis ces résultats, les travaux ont été multipliés pour tenter de vérifier si, dans la suite de ces épopées, des détails communs du plan et des acteurs permettent d’identifier la réelle communauté du thème ou s’il faut plutôt envisager des thèmes folkloriques, insérés dans des projets divers. Dès 1970, un chercheur américain, C. Scott Littleton, avait tenté d’intégrer les progrès réalisés dans un essai de synthèse s’efforçant de repérer des équivalents grecs 14 aux divers personnages de la grande épopée indienne, le Mahâbhârata . À la suite de G. Dumézil, la critique méthodologique qu’en a faite B. Sergent en 1998 met en évidence le caractère forcé de la thèse qui contribue à sa 15 fragilité . En effet il n’est guère envisageable de traiter Grecs et Troyens comme un tout dans lequel puiser indifféremment des représentants des trois fonctions pour reconstituer un système cohérent et homogène. Même si, au plan divin, Héra et Athéna peuvent s’opposer à Aphrodite dans le soutien aux adversaires de la guerre, on ne peut transférer cet antagonisme sur le plan humain pour élaborer une confrontation entre les Atrides – Achille et le Troyen Pâris. En effet, le monde des dieux reste indissociable alors que, chez les humains, l’affrontement entre deux peuples va jusqu’à l’extermination des Troyens, et leur éviction du paysage de l’Asie Mineure. Cependant les avancées ponctuelles ou plus générales ré-alimentent régulièrement la réflexion, jusqu’à un mémoire de G. Noulez dont le titre « Sur les traces d’une 13

Draupadi : MBh. I, § 168 ; § 183-188, 185 : « C’est Dhrstadyumna qui, tenant sa sœur par le bras au milieu de l’arène, présente l’épreuve à accomplir et sa sœur, assurant que le gagnant qui sera beau et de bonne naissance aura Krsna pour épouse. Puis il présente à sa sœur chacun des concurrents par leur nom » (Biardeau, I, p. 270) ; Hélène : Hésiode, Catalogue des femmes, fr. 197ss. (à noter que Castor et Pollux sont chargés de recevoir les cadeaux et semblent avoir le pouvoir d’accorder la main d’Hélène) ; Apollodore, Bibliothèque, III, 10, (132) (Ulysse a l’idée du serment) ; Euripide, Iphigénie à Aulis, 49-71 (idée du serment serait de Tyndare). 14 C. Scott Littleton, 1970, p. 229-246. 15 Déjà G. Dumézil, 1982b, « Homère et les trois fonctions », introduction, p. 112 : « il n’est pas satisfaisant, par exemple, - ce qui d’ailleurs manquerait à la clause d’homogénéité requise pour toute interprétation trifonctionnelle – de dire que l’armée grecque, avec le roi des rois Agamemnon et le bouillant Achille, représente les deux fonctions supérieures par opposition aux « trésors de Troie », au voluptueux Pâris, à l’opulent Priam et à sa sur-abondante famille : c’est oublier Hector, guerrier formidable et pieux » ; B. Sergent, 1998, p. 72-76 ; déjà F. Blaive, C. Sterckx, 1988, p. 31-39, p. 32 ; de même F.J. Gonzalez Garcia, 2009, p. 95-111, p. 96 (C. Scott Littleton a tenté de retrouver les 3 fonctions dans l’Iliade en agrégeant les Achéens et les Troyens).

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littérature épique indo-européenne : le Mahâbhârata, la geste royale de Rome, l’histoire de Cyrus selon Hérodote, l’Iliade » témoigne bien de cette ambition 16 de retrouver les lignes directrices d’un corpus de textes déjà bien caractérisés . L’analyse portant essentiellement dans l’œuvre homérique sur l’Iliade puisque tant les Chants cypriens que des auteurs tragiques postérieurs tel Euripide ont repris l’argument d’Hélène destinée à provoquer l’extermination des héros, on s’est efforcé de vérifier si le Poète avait exploité sciemment le thème. Dans cette optique, il nous a semblé être également décliné sur un mode mineur dans la deuxième épopée homérique. En Ithaque, les récriminations de la famille royale élargie qui se plaint de l’épuisement du royaume provoqué par l’irruption d’une centaine de prétendants à la main de la reine Pénélope peuvent être assimilées aux plaintes de Sri, la Terre croulant sous le poids et les exactions des asuras et des kshatriya. En attendant son choix d’un nouvel époux, ces envahisseurs vivent sur le patrimoine d’Ulysse 17 disparu . Les résultats obtenus, mais aussi les problèmes demeurés irrésolus ou mal compris, incitent à reprendre le décryptage pour le corriger, l’approfondir et le prolonger. C’est ainsi que s’est progressivement révélée la nécessité de traiter comme un seul ensemble les deux volets principaux de l’œuvre homérique pour s’assurer que, d’un livre à l’autre, alors que des héros apparaissent de manière récurrente, une même structure idéologique organise de manière homogène et cohérente le déroulé de leurs aventures. C’est à cette condition seulement, me semble-t-il, que l’on parviendra à surmonter la critique fondamentale de B. Sergent du principe retenu par C. Scott Littleton, soit un plaquage des critères indiens sur le contenu du poème homérique après 18 avoir affirmé le caractère indo-européen de l’Iliade . Le point de départ de la réflexion est qu’une grande partie du Mahâbhârata traite des exploits des kshatryia, caste guerrière, au sein de laquelle S. Wikander, G. Dumézil ont identifié des représentants des trois fonctions indo-européennes. Celles-ci qui organisent le panthéon, la pensée, voire la société, sont : - une fonction souveraine ancrée dans le droit et la religion, - une fonction principalement guerrière caractérisée par l’idée de 16

Les travaux de F. Bader, par exemple : 1978, p. 103-219, voir p. 166 en part.; làdessus, l’analyse critique de B. Sergent, 1998, p. 76-77 ; et nombre d’autres cités plus avant montrent la complexité et la diversité des pistes explorées pour étayer la recherche comparatiste ; je remercie B. Sergent de m’avoir signalé le mémoire de Germain Noulez, (mémoire de Master 2, dir. F. de Polignac, EPHE, 2014-2015), plus ambitieux que le présent travail et dont une partie des conclusions de détail diffère des miennes. 17 J.-L. Desnier, 2011, p. 79-114, p. 86-87 ; propositions qui sont remaniées en partie ici-même. 18 B. Sergent, 1998, p. 73 ; conclusion de F. Chamoux, 1992, p. 11-18, p. 15 (solidité et unité de composition vont à l’encontre d’une création purement orale) ; J. de Romilly, 1985, p. 39-54.

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force, de vigueur, voire de violence, - enfin une fonction polymorphe amalgamant les notions d’abondance, de prospérité, d’activités industrieuses ; elles sont respectivement représentées par le roi Yudhishtira, les guerriers Bhima et Arjuna, les serviteurs Nakula et Sahadeva, tous frères. Parallèlement l’Iliade est aussi la description des hauts-faits de guerriers grecs et apparentés. Comme on a signalé que les prémisses de la grande guerre du Mahâbhârata figurent implicitement dans l’Iliade, il est tout indiqué de vérifier si la description des hauts-faits de l’Iliade est aussi comparable à celle des exploits de l’épopée indienne. Par suite, il faut rechercher chez les combattants grecs les équivalents fonctionnels des Pandava, et de leurs adversaires les Kaurava. La multiplicité des figures héroïques dans l’Iliade oblige certes à élaborer des hypothèses de travail, mais on s’est efforcé de conforter et justifier les choix proposés par la collecte de détails de structure complémentaires et cohérents. Pour pallier la critique méthodologique de B. Sergent, on s’arc-boutera sur un principe dumézilien fondamental qui est l’analyse d’un passage de l’œuvre étudiée dans lequel une structure attestée dans la communauté indoeuropéenne est identifiable dans sa totalité, sans faire a priori appel à maints compléments tirés d’autres œuvres pour reconstruire la totalité du schéma recherché. Mais aussi sur la conclusion de son étude du jugement de Pâris. Traitant des trois déesses convoquées, G. Dumézil déclarait « Les noms ne sont que des noms : les trois figurantes s’appeleraient-elles Margot, Fanchon, Catin au lieu de Héra, Athéna, Aphrodite, rien ne serait changé, la structure du thème, l’articulation des rôles, la leçon morale et politique illustrée par le 19 choix subsisteraient » . Cette étude repose sur la prise en compte de deux passages de l’œuvre d’Homère qui nous semblent complémentaires. L’un est le passage de l’Iliade connu sous l’appellation de Teichoscopie, - soit l’identification des chefs achéens visibles dans la plaine de Troie par Hélène et Priam depuis leurs sièges installés sur les murailles de la ville assiégée -, l’autre de l’Odyssée dans lequel le Poète caractérise le destin de trois chefs grecs, de retour de la guerre de Troie. La Teichoscopie est le seul passage dans lequel les chefs achéens sont regroupés nettement de manière synthétique : Agamemnon, Ulysse, Ajax, Idoménée à défaut des Dioscures absents, alors que l’état-major grec voit ses 20 composantes fluctuer ou s’enrichir au gré des circonstances , ce qui rend peu

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G. Dumézil, 1968, p. 586, et id., 1961b, p. 524-529 ; même si les noms peuvent avoir été choisis pour refléter un caractère, s’adapter à une situation illustrative, ainsi les travaux de P. Wathelet, 1988 et ses autres études ; de G. Lambin, 1999, p. 158164 ; voire J-L. Desnier, 2011, p. 81-83. 20 Les chefs réunis régulièrement autour d’Agamemnon : Iliade II, v. 405 (Nestor, Idoménée, les Ajax, Diomède, Ulysse) ; VI, v. 435 ; duel avec Hector : Agamemnon,

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distincte une structure dirigeante analogue à celle qui est identifiée dans le Mahâbhârata. Quant aux tragiques Nostoi, les Retours individualisés dans l’Odyssée, leur regroupement a été repéré par G. Dumézil, et a été diversement discuté 21 pour lui faire intégrer le cadre des trois fonctions . Malgré les difficultés posées par ce passage, et les réserves qu’elles suscitent quant à l’opportunité d’y recourir dans une démonstration, il est utile de confronter ces deux passages car on y retrouve les mêmes protagonistes : Agamemnon, Ajax et Ulysse, que ceux de la Teichoscopie, moyennant quelques aménagements. Ceci dicte tout naturellement le plan de l’étude en ceci qu’Agamemnon est connu pour être un roi, Ajax pour être un guerrier et Ulysse un aventurier. Même si les interprétations divergent quant à la caractérisation fonctionnelle des destins funestes qui sont réservés à ces trois héros, c’est le cas d’Ulysse qui semble être le moins intelligible dans la mesure où sa personnalité 22 complexe offre prise à pluralité d’analyses . Très concrêtement cependant, Ulysse est le seul personnage à apparaître largement dans les deux épopées, doté d’une consistance humaine, physique et psychologique, indéniable. C’est donc ce héros qui nous est apparu déterminant pour l’analyse de l’œuvre homérique, d’où le titre de cet essai. Mais comme il est essentiel de progresser en se tenant au canevas programmatique dumézilien pour s’assurer de la pertinence du projet, c’est lui qui a dicté le plan de la première partie consacrée à l’Iliade. Dès le début de l’Iliade, Ulysse est qualifié « d’homme aux mille desseins » (chant I, v. 311 ; III, v. 268 ; IV, v. 329 etc.), nommé comme « Ulysse aux mille inventions » (chant VIII, v. 93), tandis qu’Hélène au chant III (v. 200-202) déclare qu’ « Ulysse est plein de ruses de toutes sortes et de pensers subtils ». On retrouve donc au début de l’Odyssée le qualificatif d’ « homme des mille détours ». Cette constance dans l’appréciation détermine M. Détienne et J.-P. Vernant dans leur étude sur le concept de Métis, à privilégier l’interprétation de polumétis comme « la ruse faite Diomède, les Ajax, Idoménée, Mérion, Eurypyle, Thoas, Ulysse (VII, v. 165) ; chant X : Agamemnon, Ulysse, Diomède, les Ajax, Idoménée, Nestor. 21 G. Dumézil, 1982b, p. 132-140 ; B. Sergent, 1998, p. 92-96, 103-104 ; discussion infra ; selon une tradition postérieure, les Retours tragiques des rois grecs auraient été le résultat prophétisé par Nauplios, père de Palamède, le héros assassiné par Ulysse et Diomède, voire à l’instigation des Atrides ; pour se venger, il aurait prié les dieux pour que les héros grecs fussent trahis par leurs épouses. 22 Par exemple le mémoire inédit de G. Noulez, Sur les traces d’une littérature épique indo-européenne, p. 121-127 propose d’identifier en Ulysse un personnage varunien ; quand P. Faure, 1980, p. 160-162 reconstituait un schéma trifonctionnel avec Idoménée (1e fonction), Ménélas (2e fonction) et Ulysse (3e fonction) ; P. Sauzeau, 2014, p. 135-144 l’érige quant à lui en héros marginal, explorateur de l’altérité, incarnation de cette quatrième fonction.

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homme » tandis que plus avant ils corrigent en caractérisant le qualificatif 24 usuel d’Ulysse comme « doté d’une intelligence avisée » . Il ne faudrait pas en effet méconnaître l’appréciation portée par Zeus lui-même lorsqu’il évoque le héros « cet Ulysse divin qui, sur tous les mortels, l’emporte et par l’esprit et par les sacrifices qu’il fit toujours aux dieux » (Od., chant I, v. 65-67), ou le commentaire d’Athéna sur son fidèle, le « sage Ulysse ». On trouve même dans l’Iliade « que sa pensée égale à Zeus » (Il. II, v. 407). Polumétis, Ulysse pourrait donc être comparé à Zeus qui avait avalé la déesse Métis pour capter son intelligence à son seul profit. Et même quand il donne l’apparence à ses interlocuteurs troyens d’être lent quant à ses facultés intellectuelles (Iliade, III, v. 216-224), il n’en est pas moins digne de Zeus qui tance Héra et lui dit qu’elle ne parviendra pas à deviner ses pensées (Iliade, I, v. 545-6). Rapproché de Zeus, époux de Métis et père d’Athéna, Ulysse sera donc tout naturellement un fidèle d’Athéna et l’un de ses obligés humains. Mais Ulysse est en quelque sorte desservi par ses aventures comme l’épisode de Polyphème, celui du cheval de Troie, etc. où sa ruse triomphe de la balourdise ou de l’aveuglement de ses adversaires, circonstances qui mettent l’accent sur son astuce. Mais faut-il les qualifier de ruse ou d’intelligence ? Dans le cas d’Achille « le meilleur des Achéens » et celui d’Ulysse « aux mille détours », il faut sans doute mettre l’accent sur l’art de 25 la formule oratoire . Celui-ci est incontestable, mais il ne faudrait pas qu’une telle formule l’emportât au détriment d’une autre se référant à l’intelligence du héros, moins ressassée, dans l’analyse contemporaine. Les deux appréciations relevées dans l’œuvre homérique reviennent à imposer la nécessaire prise en compte des deux variations pour se faire une idée équitable de la personnalité du héros. D’ailleurs, ne peut-on penser que le fait de recourir aux formules oratoires répond parfois aux nécessités métriques lors de 26 l’improvisation d’aèdes, procédure défendue par l’école de M. Parry ? De 23

M. Detienne, J.-P. Vernant, 1974, p. 30-31, 218-220 ; J.-P. Vernant établit que le mot mètis est une autre manière d’écrire le mot outis, choisi par Ulysse pour s’identifier trompeusement auprès de Polyphème ; c’est également l’appréciation de G. Nagy, 1994, 71ss (étude de l’ambassade adressée à Achille dans laquelle Ulysse prendrait subrepticement la 1ère place). 24 M. Détienne, J.-P. Vernant, 1974, p. 229-231 ; voir aussi G. Lambin, 1999, § « Le Trompeur », p. 148-152 ; P. Faure, 1980, p. 27-30, 32ss. 25 Travaux de Milman Parry, en part. Studies in the Epic Technique of Oral VerseMaking. II : The Homeric Language as the Language of an Oral Poetry, and Homeric Style, Harvard Studies in Classical Philology, 43, 1932, p. 1-50 ; mais F. Chamoux, 1992, p. 11-18, p. 14 insiste sur la nécessité de « distinguer la « composition orale » du « style oral » caractérisé par l’emploi fréquent de formules verbales et métriques ». 26 M. Parry, cité ; id., Les formules et la métrique d’Homère, Paris, 1928 ; F. Chamoux, cité ; les travaux sur l’oralité sont maintenant réappréciés par ceux de A. Heubeck, Archaeologia Homerica, III, fasc. X, Schrift, Göttingen, 1979 ; de B. B. Powell,

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surcroît, le phénomène de phases de repos mental qu’offrent ces formules toutes faites lors d’une récitation au long cours peut aussi être une cause déterminante dans la répétition de telle ou telle formule, dans les moments où le narrateur cherche ses mots ou la suite de son récit. Il ne s’agit pas de déprécier l’art oratoire d’Homère ou des guzlari serbes mais de pointer le recours éventuel à des « facilités », flattant également l’auditoire ou le lecteur qui dispose ainsi de points de repère aisément mémorisables. De ce fait, on ne nie pas l’aptitude, largement démontrée, d’Ulysse à échafauder des stratagèmes pour se sortir de circonstances difficiles, mais il convient de se demander si ce n’est que cela, ou bien l’application d’un trait de caractère plus profond que l’on pourrait qualifier tout simplement d’intelligence, dont sa 27 divinité préférée, Athéna, est la patronne hellénique . Revenons alors à la colère d’Achille qui est l’argument central de l’Iliade. S’il est constitutif de la tension qui court tout au long de l’épopée, on ne peut ignorer que le héros est absent du théâtre du conflit la majeure partie du poème, et que l’Iliade est à tout prendre l’équivalent du Kurukshetra, nom du champ de bataille du Mahâbhârata. La plaine située au pied des remparts d’Ilion accueille les combats de l’ensemble des coalisés des deux camps, Achéens comme Troyens. À ce titre un essai de comparaison du Mahâbhârata et de l’Iliade doit prendre en compte l’ensemble du poème et non se focaliser sur la seule personne du héros paradigmatique, Achille, en dépit de la beauté des passages qui mettent en valeur sa personnalité intense et sensible, mais éclipsent l’intérêt des autres héros. Le Mahâbhârata ne peut se réduire à son livre VIII traitant de la mort de Karna à l’issue de son combat avec Arjuna. Du fait des nombreux vestiges témoignant d’une évidente communauté d’inspiration entre le Mahâbhârata et l’Iliade, indices relevés par G. Dumézil et ses épigones, l’ambition de ce travail est d’examiner à nouveau l’œuvre homérique pour tâcher de découvrir si elle peut se confronter idéologiquement au Mahâbhârata et autres œuvres apparentées, en identifiant les ressorts structurels. Ou bien se résoudre à n’y voir qu’une simple variation littéraire sur le thème de la guerre et de ses suites, et abandonner l’espoir de reconnaître en elle une pièce maîtresse de l’ensemble idéologique indo-européen déjà reconstitué à travers les littératures et textes religieux. Les apparences incitent à reprendre le problème dans la mesure où le cadre général présente nombre de points communs : enlèvement d’un symbole de la Souveraineté, guerre entreprise pour le reconquérir sous la direction de héros paradigmatiques, mise à mort du fautif prédestiné, et anéantissement de l’ensemble du parti Homer and the origin of the Greek alphabet, Cambridge, 1991 ; id., Writing and the origins of Greek Literature, Cambridge, 2002 ; voir G. Nagy, 1994, p. 23-32 ; synthèse dans A. Schnapp-Gourbeillon, 2010, p. 262-296. 27 B. Sergent, 2008, p. 132 ss.

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entrainé dans son dévoiement. Certes, ce canevas narratif assez simple peut paraître trop convenu ou banal pour en faire l’argument déterminant d’une communauté idéologique et il serait impossible d’en rester là pour emporter l’adhésion. C’est cependant une remarque préalable qu’on aura à l’esprit pour justifier l’entreprise. Quant aux points de comparaison, on se rendra compte qu’ils sont suffisamment nombreux et précis, structurellement, pour que l’essai y trouve sa raison d’être.

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Chapitre 1 UNE PREMIÈRE FONCTION DÉDOUBLÉE « En Yudhisthira est le dharma » (MBh. II, § 73) S’attacher à identifier la première fonction indo-européenne dans l’Iliade semble être de prime abord chose aisée car il suffit de rappeler que la 28 coalition achéenne a élu pour chef Agamemnon . Toutefois cette évidence n’est pas toujours reçue favorablement puisque C. Vielle suggère d’affecter Agamemnon à la troisième fonction, nourricière, du fait de la caractérisation de l’Atride par le qualificatif de « ploutos » qui fait référence à sa richesse en 29 or, et de réserver à Ulysse la responsabilité de la première fonction . B. Sergent, quant à lui, fait d’Agamemnon une incarnation mitréenne, et de Ménélas le versant varunien de la première fonction en fondant sa démonstration sur des arguments philologiques : Aga-medmon s’interprétant comme « celui qui prend des mesures appropriées » tandis que Ménélas est un composé de laos, « le peuple en armes » et d’un premier élément qui peut être le verbe menô « tenir bon, attendre », ou le substantif « ménos » qui a 30 anciennement la valeur de « coeur, courage, ardeur » ! En dépit de 28

G. Dumézil, 1985b, p. 18-19 ; B. Sergent, 1998, p. 75ss. C. Vielle, 1996, p. 141 ( Agamemnon et Ménélas correspondraient contrastivement à la paire de jumeaux Nakula et Sahadeva) ; la richesse des Atrides leur vaut d’être choisis, Agamemnon en fait, pour commander l’expédition, voir Hésiode, Catalogue des Femmes, fragments, 203 : « L’Olympien a donné vaillance aux Eacides (2e f. représentée par Achille et Néoptolème), intelligence aux Amythaonides (1e f. représentée par des devins dont Melampous), richesse aux Atrides (3e f. qu’est le duo Agamemnon et Ménélas) » (Nicolas de Damas) ; richesse mentionnée par Hésiode dans le Catalogue, fgt 198 (5-6 : il savait que le blond Ménélas saurait vaincre, car c’était le plus riche en troupeaux dans la foule achéenne) ; fgt 204, 41-42 (Agamemnon, après Ménélas, portait les plus riches des présents ; / 86-87 : Ménélas, le fils d’Atrée, obtint la victoire, par sa richesse) ; Iliade II, v. 569-577 : Agamemnon roi de Mycènes et v. 581-587 : Ménélas roi de Lacédémone. 30 B. Sergent, 1998, p. 76 (Agamemnon a des traits de roi-prêtre tandis que Ménélas fait référence à la fonction guerrière) ; F. Bader, 1978, p. 167 ; P. Chantraine, 1999, s.v. μενω, p. 686 ; rapprochement ancien éventuel avec μηνισ, p. 696-7 dans le sens de « colère durable » ; la proposition pour Ménélas se fonde aussi sur B. Sergent, 1976, en part. p. 46, qui montre que la royauté spartiate en charge des opérations extérieures a attribué à ses représentants des noms à connotations guerrières (laos, stratos, doru, kratos) ; G. Dumézil, 1939, p. 79-81 (laos) ; G. Dumézil signalait déjà qu’un des fréquents qualificatifs de Ménélas était « aimé d’Arès », le dieu de la guerre ; M.J. Coquin, 2007, p. 459-465 ; G. Lambin, 1999, p. 153-158, p. 156 (Agamen-mon ? « celui qui résiste vigoureusement ») ; je n’exclurais pas, de la part d’Homère, le choix de noms dont la signification est partiellement démentie par les actes ou la personnalité. 29

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l’importance indéniable de l’analyse morphologique ou sémantique des mots et des noms, elle n’est pas toujours concluante. Plus récemment encore, un mémoire de G. Noulez entreprend de mener la comparaison en confrontant le modèle indien à des candidats gréco-iraniens, romains et homériques. Il avance la proposition d’une première fonction s’incarnant en Agamemnon et 31 Ulysse, représentant respectivement Mitra et Varuna . Le sujet reste donc un débat d’actualité, même si l’étude de Ph. Rousseau instaurait dès le début des années 1990 une répartition des rôles plus logique entre les Atrides et faisait d’Agamemnon le volet varunien, et de Ménélas le volet mitréen de cette 32 fonction régissant souveraineté, droit et religion . Il convient donc de reprendre l’analyse en s’attachant aux caractéristiques des différents protagonistes et en les confrontant au cadre indien qui sert de canevas aux études comparatistes.

A/ Mitra et Varuna en Asie Mineure Se placer dans cette perspective comparatiste trouve une justification dans la présence d’un panthéon indo-européen attesté sur le sol de l’Asie Mineure au sens large dès le XIVe siècle av. J.-C. Dans un traité passé entre le roi du Mitani KUR-ti-u-a(z)-za et le roi hittite Suppiluliuma I, l’un des protagonistes le mitanien KUR-ti-u-a(z)-za place l’accord sous l’égide de divinités locales ou babyloniennes, mais aussi de Mitravaruna, Indra et des Nasatya. G. Dumézil y a formellement reconnu les composantes du panthéon indien trifonctionnel regroupant Mitra et Varuna pour la première fonction, Indra pour la deuxième fonction, les Nasatya ou Açvin pour la troisième 33 fonction . On peut donc légitimement chercher à s’assurer de l’existence de la première fonction incarnée dans le duel Varuna-Mitra, à commencer par la plus ancienne épopée grecque qui a pour arrière-plan l’Asie Mineure et met en scène un personnage Pâris dont un autre nom est Alexandre, dénomination 31

G. Noulez, 2015, inédit ; p. 142 la théorie de Scott Littleton débouche sur un contresens : Agamemnon serait rapproché de Varuna pour des raisons fausses ; l’impuissance de type varunien est plus physique que morale. 32 Ph. Rousseau, 1990, p. 325-354 ; repris depuis dans une thèse soutenue en 1995 ; même si la référence est postérieure à Homère, Eschyle prenait déjà position en ce sens dans son « Agamemnon », v. 41-44 : « les rois Ménélas et Agamemnon, fils d’Atrée, couple puissant, honoré par Zeus d’un double trône et d’un double sceptre ». 33 Traité de Boghazköy du XIVe siècle av. J.-C., analysé in : G. Dumézil, 1977, p. 2429 ; à noter que dans son avant-propos, p. 23, G. Dumézil transcrivait le nom du roi du Mitani en KUR-ti-u-a(z)-za ou Sat-ti-u-a(z)-za, c’est-à-dire *sati-vaja « qui gagne du butin » (en se référant au védique vaja-sati), et celui du nom de son père Tu-ushrat-ta, soit en védique tvesa-ratha « au char impétueux » ; et assurait donc la présence de para-Indiens sur l’Euphrate et près de la Méditerranée au début du XIVe siècle av. n.è. (vers 1380).

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que l’on retrouve par pure coïncidence sur des tablettes du Mitanni, associé à un autre vocable Ahhiyawa en lequel les linguistes pensent retrouver le nom 34 des Achéens . Les études de E. Bergaigne, G. Dumézil, P. Moisson, etc., ont suffisamment mis en lumière les particularités de chacune des deux divinités pour que l’on résume rapidement leur profil. Tout en étant étroitement associés et complémentaires comme le signale le duel Mitravaruna, l’examen des personnalités de chacune des deux composantes met nettement en évidence le caractère prépondérant du souverain justicier, redoutable, cosmique et nocturne, magicien : Varuna, tandis que Mitra souverain est 35 plutôt pacifique, proche des hommes, promoteur du contrat, lumineux . Le terme avestique nommant ce dieu voudrait d’ailleurs dire « contrat, ami » tandis que le terme varuna signifierait « lieur », spécification que l’on pourrait retrouver dans l’idée de contrat : aspect bénéfique du lien négocié, distincte 36 de celle de serment : lien contraignant et sanctionnant le contrat . Au niveau humain, Varuna patronnerait la souveraineté agissante, se montrant proche de son bras exécutif, la caste des ksatriya, tandis que Mitra encadrerait les fonctions juridiques et religieuses de la souveraineté, dévolues à la caste des brahmanes tout en marquant sa faveur envers la fonction 37 productive .

B/ Agamemnon et Ménélas, les Atrides Dans le monde homérique, la transposition apparaît évidente dans la mesure où des Atrides, l’un, Ménélas, est un roi sinon pacifique du moins accessible à la négociation. Il accueillit le Troyen Pâris qui, au mépris de toutes les conventions d’hospitalité, séduit son épouse Hélène, l’enlève et escamote une large part de ses biens ; casus belli évident et pourtant, plutôt que de céder à un premier et naturel mouvement de colère, Ménélas accompagné d’Ulysse se serait rendu à Troie pour négocier avec Priam la

34 Alexandre est le nom le plus couramment employé (Iliade III, v. 30 ; etc.) mais Pâris apparaît également (III, v. 39, v. 437) ; sur les noms des tablettes et leur interprétation, opinion réservée de G. Lambin, 1999, p. 85ss. ; sur les relations Grecs / Asie Mineure et des états qui la dominaient, voir les deux mises au point de J. Freu, 2008, p. 77-99, et p. 107-140 ; ainsi que la synthèse des problèmes par J. Freu, 2015, p. 71-107. 35 Ménélas est blond : Il. XI, v. 130s. ; B. Sergent, 1999b, p. 136-137 ; Ph. Rousseau, 1990, p. 351-352 ; G. Dumézil, 1940, p. 152-162 ; id., 1977, p. 56-79 . 36 Sur mitra / contrat – amitié, voir A. Meillet, 1907, p. 143-159 ; E. Benveniste, 1, 1969, p. 98-99 (à propos de la rencontre entre Glaucos et Diomède) ; G. Dumézil, 1977, p. 81-85 ; id., 1968, p. 148, § B ; P. Moisson, 1993, p. 211-219 ; B. Sergent, 1995c, § 295, p. 341-343. 37 G. Dumézil, 1968, p. 148-149, § C-D.

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restitution de son épouse et de ses biens . L’autre, Agamemnon, est dépeint sous les traits d’un roi plutôt guerrier à la tête de la coalition chargée de faire respecter le serment de solidarité conclu par les différents aspirants à la main d’Hélène. Pour éviter toute dissension entre eux, Ulysse aurait en effet suggéré d’obtenir des prétendants un serment leur prescrivant de protéger les droits de 39 l’élu, Ménélas en dernier ressort . La solidarité des deux frères, Agamemnon et Ménélas, s’exprime tout d’abord par la dénomination commune : les Atrides, faisant référence à l’ascendance paternelle. En second lieu, elle se constate dans le fait que Ménélas, beaucoup plus effacé, semble l’ombre portée de son frère. Ph. Rousseau souligne à juste titre cette situation lorsqu’il rappelle le dialogue nocturne de Nestor et d’Agamemnon au chant X. Indigné de ne pas voir Ménélas se préoccuper de réunir le conseil pour faire face à la situation, Nestor s’entend répondre par Agamemnon : certes « trop souvent, il mollit et se dérobe à la besogne. Ce n’est point qu’il cède à la peur ni même à l’étourderie : c’est qu’il reste à me regarder et attend que je le pousse. Mais cette fois au contraire, c’est lui qui, réveillé longtemps avant moi, m’est venu 40 trouver » . Pour preuve, dans l’entrevue préalable entre les deux frères, leur dialogue s’était conclu sur cet échange : (Ménélas) « Comment dois-je entendre ce que tu m’enjoins et ordonnes ? Dois-je avec eux rester là à attendre ta venue ? ou courir après toi de nouveau, dès que je leur aurai communiqué ton ordre ? », (Agamemnon) « Reste là ; nous nous manquerions en chemin ; il est trop de routes à travers le camp. Mais élève la voix partout où tu iras, et invite les gens à rester éveillés … Va, que ton cœur ne montre pas de morgue. À nous de peiner au contraire puisque c’est Zeus sans doute qui, dès notre naissance, a mis sur nous ce fardeau de misères ». (X, v. 6171.). On a là une parfaite expression de solidarité fraternelle, combinée avec une judicieuse répartition des rôles. De prime abord, la distinction faite entre un Varuna « actif » et un Mitra « passif » se retrouve exactement ici avec un Agamemnon, « meneur des 41 Achéens » et un Ménélas attendant les décisions pour s’en faire, à l’instar des autres chefs achéens, l’exécutant. Et conceptuellement, on peut associer

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Iliade, III, v. 205-206 ; et 207-224 ; signalée aussi en XI, v. 139-140 ; détaillée par Dictys, L’Ephéméride de la guerre de Troie, Paris, 2004, I, § 3 (enlèvement d’Hélène) ; § 4 et 6 (première ambassade de Palamède, Ulysse et Ménélas) ; II, § 2023 (deuxième ambassade d’Ulysse, Diomède et Ménelas). 39 Catalogue des femmes, fragments (trad. Ph. Brunet), 1999, § 204 (tous les prétendants), p. 255 ; Dictys, L’Ephéméride, cité, I, § 12. 40 Iliade, v. 114-125, 120-125 ; Ph. Rousseau, 1990, p. 329-330 ; ce n’est toutefois qu’une question de degré, de proportion car on se trouve dans un monde guerrier, uniforme. 41 Agamemnon chef des Achéens : Iliade, III, v. 166 et 180 ; I, v. 70 et 270 ; IX, v. 70 ; XXIII, v. 156.

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Ménélas au pacte conclu en sa faveur, lors de ses noces, et Agamemnon à 42 l’exigence du respect de ce pacte, distinction reconnue entre Mitra et Varuna .

C/ Agamemnon, roi des rois achéens sous les murs de Troie De surcroît, dans la Teichoscopie, la prééminence varunienne transparaîtrait puisque Priam demande à Hélène de lui nommer le personnage qui s’impose d’emblée à sa vue : « Viens ici, mon enfant, assieds-toi devant moi, pour voir ton premier époux, tes alliés, tes amis. … Je veux que tu me dises au juste le nom de cet homme prodigieusement grand. Ce noble et grand Achéen, qui est-il ? En vérité il en est d’autres qui sont même plus grands de la tête ; mais mes yeux n’ont pas encore vu un homme qui eût une telle beauté et méritât tant le respect. Il a l’air d’un roi. » Ce à quoi répond Hélène : « celuilà, c’est le tout-puissant Agamemnon, fils d’Atrée, un noble roi, et tout autant un robuste guerrier » (III, v.150ss); on notera que dans l’énumération qui suit des autres principaux chefs achéens il n’est fait nulle mention de son premier époux, Ménélas. Symboliquement, alors que la guerre est menée pour faire valoir les droits de Ménélas, premier lésé par la trahison de Paris, c’est Agamemnon son frère qui est chef de guerre. Le rapport de « notoriété » favorable à Varuna au dépend de Mitra se révèle ici pleinement. Il est d’ailleurs spécifié dans l’Iliade qu’Agamemnon est détenteur du sceptre qui lui vient de Zeus (II, vers 100-108), ce qui le signale à l’attention comme le 43 « roi suprême » . Et Nestor souligne bien la différence qualifiante dont est honoré Agamemnon lorsqu’il s’adresse à Achille en ces termes : « Fils de Pélée, ne t’obstine donc pas à quereller un roi en face : l’honneur n’est pas égal, que possède un roi porte-sceptre, à qui Zeus a donné la gloire » (I, v. 277-279). Ph. Rousseau met cependant l’accent sur le fait que Ménélas est le seul à être qualifié d’ « archos Achaiôn », ce qui revalorise son statut au sein 44 de l’armée . 42

P. Moisson, 1993, p. 211-219 ; G. Dumézil, 1977, p. 59-61. Iliade, II, v. 101-107 : sceptre forgé par Hephaistos pour Zeus, qui le remit à Hermès qui le transmit à Pélops et de roi en roi jusqu’à Agamemnon ; Diomède reconnaît que le fils de Cronos lui a donné l’honneur d’un sceptre tout puissant (IX, 38), confirmé par Nestor (IX, v. 99) ; B. Sergent, 1995c, § 229, p. 273-274 ; G. Dumézil, 1977, p. 74 : « Mitra et Varuna sont fréquemment qualifiés « rois » comme les autres Aditya, comme aussi Indra, mais dans une perspective différente. Cependant le plus « roi » des deux est Varuna : rituellement, c’est Varuna, non Mitra ni Mitra-Varuna, qui est le patron et le modèle du roi dans la cérémonie de sa consécration, le rajasuya ». 44 Ph. Rousseau, 1992, p. 60-69 ; G. Dumézil, 1977, p. 74-76 : « Varuna est assimilé au ksatra … Varuna présente avec Indra une affinité à laquelle ne participe pas Mitra » ; mais le duo Mitra-Varuna s’incarne dans le Mahâbhârata en la personne du roi Yudhishtira qui participe aux combats contre les Kaurava. 43

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Par ailleurs, un essai de D. Hollard montre que l’équipement militaire d’Agamemnon correspond symboliquement à celui d’un roi indo-européen, 45 maîtrisant l’ensemble des trois fonctions (Il., XI, 25ss.) : sa cuirasse est composée de 42 bandes articulées, forgées en trois métaux différents (or, 46 étain, cyanos sombre, soit respectivement jaune/rouge, blanc et bleu ) et le bouclier reprend la même composition métallique, l’or étant remplacé par le bronze : « on y voit sur les bords dix cercles de bronze, et, au centre, vingt bossettes d’étain, toutes blanches, sauf une, au milieu, de smalt sombre » (Il. XI, v. 33-35). Enfin, dans un contexte guerrier omniprésent, même Achille le meilleur des Achéens reconnaît à Agamemnon une certaine prééminence. Lors des jeux funéraires organisés en l’honneur de Patrocle, à l’occasion de l’épreuve du lancer de javeline, Achille suspend l’épreuve, du moment qu’Agamemnon se met sur les rangs, et le déclare vainqueur : « Fils d’Atrée, nous savons combien tu les surpasses tous … » (XXIII, v. 890ss.) sans que s’élève la moindre protestation pour ce privilège.

D/ Les caractéristiques des souverains achéens Et pourtant, quoique Agamemnon soit un combattant valeureux dont l’aristie se manifeste au livre XI (vers 95 à 265) alors même qu’il est blessé, il apparaît quelque peu en retrait par rapport à un Ajax, un Diomède, un Achille. Parallèlement, il donne l’impression de reculer devant les difficultés de la conduite de la guerre (Iliade II, vers 50-135), et provoque de ce fait un mouvement de retraite chez les Achéens. Cependant c’est bien lui qui organise les débats, sacrifie aux dieux, donne les ordres, finit par reconnaître ses erreurs 47 et impose en définitive son autorité . Le fait qu’il apparaisse rarement au premier rang correspond sans doute à la pratique couramment observée aux D. Hollard, La cuirasse d’Agamemnon, roi des Achéens, 18pp., p. 11-18 (inédit), que je remercie de m’avoir communiqué ses résultats ; prolongeant son étude de 1995, p. 275-292 ; mais déjà G. Dumézil, 1985b, § 69 « Le costume de guerre du dernier Darius », p. 229-235 ; J. Grisward, 1984, p. 111-123 ; L. Gerschel, 1966, p. 608-631. 46 Iliade, XI, v. 24-25 : cette cuirasse compte dix bandes de smalt sombre, douze d’or et vingt d’étain (P. Mazon) ; l’Iliade, Librairie Garnier, Paris, 1932, p. 474, note 206 : E. Lasserre propose de traduire par fer bleui (par trempage), voire acier (L’Iliade, éd. La Différence, Paris, 1989, p. 349 (F. Mugler) ; A. Grand-Clément, 2011, p. 121-129 (nuances de kuaneos), p. 122s. (cuirasse). 47 Iliade, II, v. 402-410 ; III, v. 271-292 ; G. Dumézil, 1977, p. 68 : « Mitra a une affinité particulière pour la sraddha, la confiance tranquille, sorte de fides, que doit avoir l’homme envers toutes les composantes surnaturelles de sa religion, depuis la protection volontaire des dieux bien invoqués jusqu’à l’efficacité mécanique des rites bien accomplis » ; il y a donc des superpositions ou des échanges partiels dans les compétences ou attributions des deux Atrides. 45

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époques ultérieures qui voulait que le souverain indo-européen ne s’expose pratiquement pas, pour sauvegarder la souveraineté qu’il incarne 48 humainement . Et la remarque vaut de même pour Ménélas puisque Ph. Rousseau a souligné que les chefs Achéens s’inquiètent dès que Ménélas se trouve exposé et s’efforcent de le protéger du danger. Ménélas était le deuxième représentant de la souveraineté et était en quelque sorte le ciment 49 de la coalition . Deux exemples sont à cet égard des plus explicites. Lorsque Hector propose aux Achéens un combat judiciaire pour régler le sort de la guerre de Troie, duel dans lequel il affrontera le héros désigné, « tous demeurent silencieux, sans voix. L’honneur défend de refuser, et la crainte d’accepter. Ménélas enfin se lève pour parler. Il les prend à parti avec des injures … » et déclare : « Contre lui, c’est moi qui prendrai les armes » puis il revêtit ses belles armes et serait entré dans l’arène « si, sautant sur leurs pieds, les rois des Achéens ne t’avaient fait violence » (VII, 92-106) et si le tout-puissant Agamemnon n’avait dit : « C’est folie, Ménélas issu de Zeus ! et ce n’est pas à toi que sied telle folie. Résigne-toi, quoi qu’il t’en coûte, et renonce, pour relever un défi, à combattre plus fort que toi. Hector le Priamide fait peur à tous les autres… Va t’asseoir au milieu des tiens. Contre Hector, les Achéens sauront dresser un autre champion » (VII, v. 109-116). Au moment du tirage au sort, « chacun de répéter ces mots : « Zeus Père, fais qu’Ajax soit choisi, ou le fils de Tydée (Diomède), ou le roi même de Mycènes pleine d’or 50 (Agamemnon) » (v. 179-180) . Et ils sont soulagés de voir le sort se porter sur Ajax, fils de Télamon ! De même, lors de la préparation d’une mission d’espionnage dans les lignes troyennes. Nestor dit aux chefs Achéens réunis en Conseil: « Amis, n’est-il pas un guerrier qui s’assure assez en son cœur hardi pour aller, au milieu des Troyens magnanimes, voir s’il peut s’emparer de quelque ennemi sur leur ligne avancée, ou bien encore saisir quelque rumeur au milieu des Troyens sur ce qu’ils méditent en leur âme ? ». « Il dit, et tous demeurent silencieux, sans voix. Diomède alors prend la parole « Nestor, mon âme et mon cœur superbe me poussent à plonger dans les rangs de nos ennemis, de 48

Ph. Rousseau, 1990, p. 335s. ; même si, lors du tirage au sort pour combattre Hector, les Achéens se résoudraient à voir le destin désigner, au pis-aller, Agamemnon (p. 94) ; à cet égard, voir R. Nicolle, 2015, p. 209-215/216. 49 Ph. Rousseau, 1990, p. 326, 336-337 ; sur la position de retrait du souverain indoeuropéen, voir B. Sergent, 1995c, § 232, p. 277-278 ; R. Nicolle, 2015, p. 209-215 ; Iliade, IV, v. 155-172. 50 Ajax est à coup sûr un ressortissant de la 2e fonction (voir infra chap. 2 ; C. Vielle, 1996, p. 140-141), et pour ce qui est de Diomède, ses affinités avec la 2e fonction sont incontestables (voir infra chap. 3 ; A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 95-131) ; quant à Agamemnon, on a vu que son assimilation à Varuna le fait être proche d’Indra et des ksatriya.

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ces Troyens si proches. Mais je voudrais qu’un autre me suivît : j’en aurais plus de réconfort, j’en serais plus assuré. ». Plus d’un est prêt à suivre Diomède : les deux Ajax, Mérionès compagnon d’Idoménée, Thrasymédès fils de Nestor, Ménélas l’Atride et le patient Ulysse. Agamemnon prit aussi la parole : « Fils de Tydée, Diomède cher à mon coeur, tu peux pour camarade choisir qui tu veux, le plus brave de ceux qui s’offrent … Ne va donc pas, d’une âme trop courtoise, laisser là le meilleur, pour en prendre un moins bon, par pure courtoisie, en ne regardant qu’au lignage, quand même il s’agirait d’un roi plus roi qu’un autre ». Il a soudain eu peur pour le blond Ménélas ; mais Diomède au puissant cri de guerre lors reprend la parole : « Du moment que vous m’invitez à choisir, seul, mon camarade, puis-je ne pas songer au divin Ulysse, dont l’âme et le cœur superbe sont prêts avant tous autres pour tous les travaux, et qui est cher à Pallas Athéné ? ». Outre les qualités 51 d’Ulysse, leur commune protectrice, Athéna est un atout non négligeable . De fait, une fois encore, Ménélas est éloigné des dangers bien que la situation soit critique pour la coalition grecque oeuvrant pour le bénéfice du roi de Sparte. Seul le duel initial contre Pâris ne pouvait lui être épargné du fait qu’il 52 était le plaignant contre le suborneur de son épouse . En outre, même si Pâris figure au rang des guerriers troyens, sa réputation est malgré tout celle d’un archer, piètre adversaire dans le combat au corps à corps ; Ménélas avait donc toutes ses chances dans un tel affrontement. Si Agamemnon représente bien les aspects varuniens de la souveraineté, il est alors normal que, tout en se tenant sur une certaine réserve, il n’en participe pas moins aux combats puisqu’il est plus directement lié à la caste des guerriers, et qu’il soit plus actif proportionnellement que son frère Ménélas sur le terrain militaire. Le livre XI se fait l’écho de l’aristie d’Agamemnon alors que l’on ne voit pas Ménélas faire l’objet d’un passage développé consacré à la manifestation de son héroïsme. Ménélas n’est impliqué que dans des combats de second ordre ou intervient pour secourir un 53 compagnon .

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Iliade, X, v. 204-245 ; c’est pour cette raison que l’on ne peut retenir la proposition de G. Noulez dans son mémoire (Ulysse personnage de type Varuna), p. 121-128 car il est inconcevable que les chefs achéens aient été soulagés de voir Ulysse retenu pour participer à la « Dolonie » et s’exposer dangereusement ; B. Sergent, 1995c, § 231, p. 276-277 ; certes, tant Agamemnon que Yudhisthira participent aux combats et sont même blessés, mais les duels déterminants sont ceux des héros royaux, Achille voire Ajax, Arjuna et Bhima ; le rapprochement entre Agamemnon et Ulysse dans la Teichoscopie doit s’expliquer autrement, voir infra. 52 Iliade, III, v. 21-32 (Ménélas apercevant Pâris se précipite pour l’affronter, et celuici bat en retraite) ; v. 69-75, v. 86-102. 53 Iliade, XVII, v. 1-124 (aristie de Ménélas mais il n’affronte aucun guerrier illustre et dès qu’Hector se présente, Ménélas recule et demande l’aide d’Ajax pour

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C’est aussi son statut de souverain prééminent qui vaut à Agamemnon d’être qualifié de ploutos car il se doit d’être riche pour entretenir son entourage, lui offrir à profusion banquets et biens qui sont un témoignage de 54 sa prééminence . Ne pas souscrire à ces obligations reviendrait à se déconsidérer, et c’est bien par là qu’Agamemnon pêche. L’ambigüité du roi se manifeste à ce sujet puisque Achille, mais aussi Thersite, l’accusent d’accaparer les fruits de leurs conquêtes et faits d’armes, sans compter les 55 critiques d’autres héros . La morgue qu’il manifeste envers Achille, l’injustice dont il fait preuve à son égard en exigeant, contre le droit, de s’approprier le butin qui lui avait été attribué, et de réduire ainsi sa part d’honneur, témoignent d’un personnage parfois peu scrupuleux. De tels traits de caractère : violent, impitoyable voire injuste, ont été reconnus parfois chez Varuna et des divinités ou des héros ressortissants de ce type de souverain. Odinn chez les Scandinaves, Romulus à Rome attestent de cette tendance 56 inquiétante à plusieurs reprises . Tout aussi symptomatique est l’attitude d’Agamemnon dans certains assauts qu’il mène contre les Troyens. Au livre IV, le Troyen Adraste tombe de son char et voyant Ménélas s’approcher de lui lance levée, il lui saisit les genoux et le supplie : « Prends-moi vivant, fils d’Atrée, agrée une honnête rançon. Mon père est riche ; il a chez lui maints trésors en réserve, bronze et or et fer travaillé. Il en tirerait, pour te satisfaire, une immense rançon, s’il me savait en vie » Il dit et touche le cœur de Ménélas en sa poitrine. Déjà il s’apprête à le mettre aux mains de son écuyer, pour qu’il l’emmène, quand Agamemnon en courant vient à lui et d’un ton grondeur lui dit : « Ah ! pauvre ami ! ah ! Ménélas ! pourquoi tant d’égards pour ces hommes ? As-tu donc eu si fort à te louer des Troyens à ton foyer ? Non, qu’aucun d’eux n’échappe au sauvegarder le corps de Patrocle) ; XV, v. 540 (Ménélas assiste Mégès) ; Ph. Rousseau, 1990, p. 327-328. 54 B. Sergent, 1995c, p. 279s. ; Ph. Rousseau, 1990, p. 331 ; on en retrouve la même expression à l’autre extrémité du monde indo-européen, G. Hily, 2012, p. 333-337. 55 Iliade, I, v. 159-160, v. 166-167 (Achille) ; II, v. 225ss. (Thersite) ; IV, v. 350ss., XIV, v. 83ss. (Ulysse) ; Ph. Rousseau, 1990, p. 335, 339. 56 G. Dumézil, 1977, p. 61-67 ; P. Moisson, 1993, p. 289-290 ; 268-272 (Romulus), 272-284 (Odinn) ; B. Sergent, 1995-3, p. 342 ; Iliade, II, 73-75 et 139-141 : Agamemnon fait état d’un songe envoyé par Zeus pour le convaincre d’attaquer Troie, mais les neuf années écoulées, infructueuses, lui font conseiller aux Achéens de battre en retraite pour regagner leur patrie ; son intention secrète était que les autres rois le dissuadent et convainquent l’armée de poursuivre la guerre ; il y parvient avec l’aide d’Ulysse ; voir l’attitude d’Odinn désireux de se faire offrir le roi Vikarr en sacrifice et choisissant le héros Starkadr pour être le sacrificateur ; le sacrifice est présenté comme étant totalement symbolique, donc inoffensif pour le roi, mais les pouvoirs magiques d’Odinn lui font prendre une réalité effective, cité in : G. Dumézil, 1982a, p. 27-30 ; pour Romulus, voir la complexité de la figure chez D. Briquel, 1992, p. 26- 48.

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gouffre de la mort, à nos bras, pas même le garçon au ventre de sa mère, pas même le fuyard ! Que tous ceux d’Ilion ensemble disparaissent, sans laisser de deuil ni de trace ! » Ainsi dit le héros ; le cœur de son frère se laisse convaincre : l’avis est sage. De la main il repousse le héros Adraste. Le roi Agamemnon aussitôt le frappe au flanc : l’homme tombe à la renverse, et l’Atride lui met le pied sur la poitrine, pour tirer sa pique de frêne » (VI, vers 45-65). Ultérieurement, on voit pareille scène se renouveler. Les fils d’Antimachos, Troyen qui s’était opposé à la restitution d’Hélène à Ménélas, Peisandros et Hippolochos rencontrent Agamemnon sur le champ de bataille et, pris de panique, le supplient : « Prends-nous vivants, fils d’Atrée, agrée une honnête rançon » (XI, 131). Ils s’entendirent répondre : « Vous êtes donc les fils d’Antimaque le Brave, de celui qui jadis, à l’assemblée troyenne, le jour où Ménélas, y portait un message, avec Ulysse, était d’avis de les tuer sur place, au lieu de les laisser retourner vers les Achéens ? En ce cas, voici pour vous l’heure de payer l’outrage infâme d’un père ». De son char, il fait choir à terre Pisandre ; sa lance l’a frappé en pleine poitrine : l’homme s’en va à la renverse s’écraser contre le sol. Hippoloque fait un bond pour fuir : Agamemnon le tue, lui, à terre ; il lui coupe les mains, lui tranche le col, avec son épée, enfin l’envoie rouler, tout comme un billot, à travers la foule. » (XI, v. 138-147). Une telle vengeance dans le feu de l’action est sans doute normale, surtout que ce sentiment se fonde sur l’idée de sanctionner une violation du statut d’ambassadeurs qu’avaient Ménélas et Ulysse. Mais la réutilisation banale du formulaire employé dans l’épisode d’Adraste accentue l’impression de malaise découlant du caractère impitoyable du meurtre de suppliants. On a dans cet épisode une bonne illustration de ce que peut être respectivement le caractère varunien et le caractère mitréen. Par rapport à Agamemnon, Ménélas apparaît de ce fait presque falot. Quoiqu’il soit un combattant valeureux, Apollon le qualifie de porteur de pique « mou » ; il revendique son droit à affronter Pâris pour rétablir ses droits 57 sur Hélène et les biens qui lui ont été volés , mais on l’a vu constamment protégé par son frère et d’autres chefs pour éviter qu’il ne tombe sous les coups de Troyens plus aguerris, et surtout d’Hector ; cet accident briserait en effet le lien assurant la cohésion de la coalition achéenne et rendrait la guerre

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Iliade, III, v. 21-29 (Ménélas apercevant Alexandre se précipite sur lui, pareil à un lion qui vient de trouver une proie) ; A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 93s. ; Ph. Rousseau, 1990, p. 329 (son silence dans les réunions politiques) ; p. 336 (Iliade XVII, v. 588 : quelle que soit la traduction « porteur de pique mou », ou « combattant sans vigueur », ou « piètre combattant », la qualification est péjorative pour spécifier que le souverain n’est pas un professionnel de la guerre) ; p. 344 (Il., III, v. 97-110 et v. 351-354 ; affronter Pâris).

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inutile . Il n’en porte pas moins dans son nom l’indication de son appartenance au monde des guerriers ; c’est l’un des noms propres le plus constamment accosté de l’épithète « aimé d’Arès », et est fréquemment 59 associé à l’image du lion qui évoque le courage et la férocité . S’il n’est pas nommément désigné à Priam du haut des murs de Troie, c’est bien lui qui se présente face à Pâris pour l’épreuve de vérité. Dans ce monde où règne la guerre, il ne peut être autre chose qu’un guerrier. Mais il est indispensable de souligner que la guerre a été déclarée pour faire reconnaître ses droits violés, qu’il a précédemment mené une ambassade auprès des Troyens pour qu’on lui restitue pacifiquement ses biens et son épouse, qu’il propose un duel à Pâris pour que la guerre soit réglée au plus tôt et sans prolonger à l’excès les pertes humaines (Iliade, III, v. 97-110) ; qu’à plusieurs reprises, il évoque avec tristesse les souffrances que les Achéens éprouvent pour défendre sa cause. Sous différentes formes, il entend bien négocier et réaffirmer la valeur du 60 traité ou du contrat . D’ailleurs Ph. Rousseau met bien l’accent sur la spécificité guerrière de Ménélas qui semble être le duel, à connotation 61 judiciaire . Et pour rappel, c’est bien lui qui a reçu d’Héra, la déesse de la 62 souveraineté, la promesse de s’emparer de Troie et de rentrer . Il s’inscrit donc pleinement dans le cadre de la première fonction. Par ailleurs, nous l’avons vu accepter dans un premier temps d’épargner un adversaire malheureux ; c’est d’ailleurs le seul à envisager cela, et ceci permet d’évoquer Mitra qui, proche des humains, est sans doute l’ « ami » ! Régulièrement il se porte au secours de compagnons en difficulté, ou abattus 63 pour protéger leur dépouille . À terme, dans l’Odyssée, on constate que Ménélas a épargné Hélène même s’il a eu une intention meurtrière à son égard 64 lors de la prise de Troie . On peut y voir une simple attirance amoureuse 58

Ph. Rousseau, 1990, p. 326-327 ; p. 336-338. Ph. Rousseau, 1990, p. 325-326 ; A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p.69, 85, 93. 60 Ambassade : Iliade, III, v. 204-207 ; duel miséricordieux : III, v. 97-110 ; Ph. Rousseau, 1990, p. 345-349. 61 Ph. Rousseau, 1990, p. 347-348. 62 Iliade V, v. 714-716 ; Ph. Rousseau, 1990, p. 337-339 ; sur Héra, déesse chargée de la souveraineté, se reporter au jugement de Pâris, voir G. Dumézil, 1968, p. 581-586 ; id., 1985b, p. 16ss. ; voir aussi id., 1974, p. 303, 305-310. 63 Iliade, XIII, v. 593ss (blesse Hélénos), v. 614ss. (tue Pisandre) ; pour défendre le cadavre de Patrocle : XVII, v. 4ss., puis tue Euphorbe, v. 47s. ; v. 138-139 le défend avec Ajax ; v. 575ss. (protège le cadavre et tue Podès) ; Ph. Rousseau, 1990, p. 328, 339-341, 343-344 : Adrestos un temps épargné. 64 Odyssée, IV, v. 121ss. ; Iliade XIII, v. 766 mentionne « Hélène aux beaux cheveux » ; Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 165s : « pour aller à Troie à cause / des beaux cheveux d’Hélène » ; Euripide, Les Troyennes (Ménélas) « allons, serviteurs, pénétrez dans la maison ; amenez-la, en la trainant par sa chevelure scélérate », v. 880-882; Eurip., Hélène, v. 116 : (Teucros) « Ménélas la saisit aux cheveux, la traîne » ; Dictys, Ephéméride de la guerre de Troie, V, 13-14 (Ulysse fait 59

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réactivée adroitement par Hélène, mais ceci pourrait aussi bien correspondre à la personnalité de Mitra, ami des hommes. Confirmation d’ailleurs en est apportée dans l’Odyssée puisque, recevant Télémaque venu s’enquérir de son père, Ménélas déclare d’abord : « Plût au ciel que, n’ayant qu’un tiers de ces richesses, j’eusse vécu chez moi et qu’ils fussent en vie, tous les héros tombés dans la plaine de Troie… pour moi, c’est un chagrin qui jamais ne me quitte de le (Ulysse) savoir toujours absent et d’ignorer son salut ou sa mort » (Od. IV, v. 96-110) ; et poursuit : « Je m’étais bien promis, quand il (Ulysse) viendrait chez moi, que nul des Achéens n’aurait meilleur accueil … je voulais en Argos lui céder une ville, lui bâtir un manoir, le transplanter d’Ithaque avec ses biens, son fils, son peuple tout entier ; j’aurais vidé pour eux quelqu’une des cités qui, dans le voisinage, ont reconnu ma loi, et nous aurions ici fréquenté l’un chez l’autre, sans que rien vînt troubler notre accord et nos joies … » (Od. IV, v. 170-177). On peut certes l’interpréter comme une protestation d’amitié convenue envers un héros qui a permis à Ménélas de récupérer sa légitime épouse après la conquête de Troie, mais ceci correspond trop bien au rapprochement esquissé avec la personnalité de Mitra pour que ce soit une simple coïncidence. En outre, G. Dumézil avait bien souligné l’existence de rapports privilégiés entre la première fonction à coloration mitréenne et la troisième fonction à laquelle, 65 nous le verrons, appartient Ulysse .

E/ Mitra – Varuna / Yudhisthira / Agamemnon – Ménélas Le parallèle ayant été établi avec Mitra et Varuna, il faut s’intéresser maintenant à l’évolution qui a été signalée dans la grande épopée indienne du Mahâbhârata, pour vérifier si l’on y retrouve semblable portrait. Le panthéon inscrit dans le traité du Mitani, panthéon qui est celui du Rig Véda, connaît quelques modifications au stade des héros qui en sont issus dans le monde indien. De Kunti, épouse de Pandu empêché de procréer, naissent malgré tout trois fils, grâce à un privilège octroyé à Kunti par le brâhmane Durvasas en échange d’une jouissance antérieure. Kunti avait la possibilité d’évoquer n’importe quel dieu pour en obtenir une faveur, en

remettre Hélène à Ménélas) et Eur., Hélène, v. 872-875 (les Achéens chargent Ménélas de la tuer ou de l’emmener à Argos pour la condamner) ; D. Dubuisson, 1991, p. 227-228 (rapproche le cas de Sita : Valmiki, Ramayana III 49 17, 52 8 ; et celui de Draupadi dans le Mahâbhârata II, 67 29-30 ; commenté dans D. Dubuisson, 1986, p. 90-96) ; G. Lambin, 1995, p. 317-320 (le blond Ménélas associé à Hélène la Brillante) ; et A. Grand-Clément, 2011, p. 308. 65 G. Dumézil, 1968, p. 149, § D [177] ; voir infra.

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l’espèce un enfant, et de retrouver à chaque fois sa virginité . Devant le désespoir de Pandu de ne pouvoir avoir d’héritier, Kunti met en pratique cette 67 grâce . Sur la recommandation de Pandu, elle invoque en tout premier lieu le dieu Dharma, personnification de l’ordre divin et de la vertu. En naît Yudhisthira qui sera au long de son existence la parfaite illustration humaine de cette prééminence morale, d’où son autre appellation de Dharmaraja. Kunti donnera ensuite naissance à Bhima conçu avec l’assistance de Vayu, et à Arjuna avec celle d’Indra qui seront les expressions de la force et de la valeur guerrière. Yudhisthira est donc à lui seul l’incarnation de la première fonction, conjuguant en quelque sorte les caractéristiques des deux divinités Mitra et Varuna. Il est le souverain pieux par excellence, ce qui l’autorisera à pratiquer le rituel de l’asvamedha qui est la consécration d’un souverain parfait. De ce 68 fait, des frères Pandava, il sera le seul à atteindre le paradis du mont Meru . Appartenant cependant à la caste des ksatriya, il participe à maintes reprises aux combats menés contre les Kaurava qui ont voulu s’emparer de leur épouse Draupadi, l’ont humiliée, et les ont dépossédés temporairement de leur royauté. C’est sans doute la raison du nom même de Yudhisthira qui veut dire « qui tient bon dans le combat » puisque, en dépit de toutes les vicissitudes qu’il eut à endurer, il ne cèda jamais au découragement, puisant toujours sa 69 résolution dans le dharma . À l’évidence, on retrouve là une situation 70 largement comparable à celle de Ménélas d’une part , mais aussi à celle d’Agamemnon d’autre part qui préside aux sacrifices. Un relevé de 66

MBh. I, § 111 (M. Biardeau, Le Mahâbhârata, 1, p. 224) ; G. Dumézil, 1968, p. 53ss. 67 MBh. I, § 118 (Biardeau 1, p. 226-7) : lors d’une partie de chasse, Pandu tue une antilope qui était un rsi (ascète à pouvoirs supranormaux) qui avait pris cette forme pour s’accoupler avec son épouse ; Pandu pour ce fait est condamné à périr le jour où il s’unira avec une femme (ce qui surviendra lorsqu’il ne pourra s’empêcher de s’unir avec sa seconde épouse, Madri : MBh. I, § 125) ; MBh. I, § 122 (Biardeau 1, p. 227) : pour convaincre Pandu, Kunti rappelle l’exemple de Satyavati (Mbh. I, §105 = Biardeau, 1, p. 216-217). 68 MBh. XVIII, § 2-3 (Biardeau 2, p. 724-726). 69 M. Biardeau, Le Mahâbhârata, 2002, 2, p. 894 (Yudhisthira) ; V, § 8 : Salya fait l’éloge de Yudhisthira et lui dit qu’il ne doit pas s’irriter de ses malheurs ; même Indra en a eu (Biardeau, 1, p. 865) ; V, § 26-28 Yudhisthira fait comprendre qu’il est ksatriya et raisonne en ksatriya ; faire la guerre fait partie du dharma des ksatriya. C’est le premier point, dont découlent une bonne partie des devoirs religieux du ksatriya ; Yudhisthira avait la réputation de n’être pas favorable à la guerre. Mais il doit recourir à un second principe, celui d’apad-dharma (dharma pour temps de détresse : ici une menace à la vie du roi ou à sa royauté) ; après leur pénitence totalement accomplie, il est en droit de récupérer le royaume des mains de celui qui a usurpé le pouvoir et gouverne sans respect pour le dharma. 70 Sur ce point ceci peut rejoindre l’analyse du nom de Ménélas par B. Sergent, 1998, p. 76.

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coïncidences entre la situation et les actions des Atrides et celles des Pandava permet d’enrichir le tableau autrement que cette seule mention de l’enlèvement d’Hélène et de celui, symbolique, de Draupadi. Yudhisthira s’est retrouvé, avec ses frères et leur épouse commune, dans la position humiliante évoquée pour avoir cédé au démon du jeu. Son statut lui imposant d’accepter toutes les demandes, il n’a pu refuser la provocation de Shakuni, l’un de ses cousins Kaurava travaillant à sa perte. Malgré les conseils de ses oncles et frères, Yudhisthira joue donc contre Shakuni, tricheur professionnel, et perd successivement tous ses biens, puis se laisse aller jusqu’à parier sa propre liberté, celle de ses frères, enfin celle de 71 Draupadi . Celle-ci se révolte, soutenue par Bhima, mais Yudhisthira est totalement tétanisé par sa passion du jeu et se laisse déposséder. Ce n’est qu’après un long exil, et la sanglante victoire sur ses cousins Kaurava, qu’il récupère le trône. Au cours du jeu et par la suite, cette surprenante atonie lui 72 fut maintes fois reprochée par Draupadi et par Bhima . Yudhisthira ne se révolte pas et subit son destin. Plus tard, lorsque Draupadi est menacée de viol par Kiçaka à la cour de Virata, elle ne trouve aucun secours auprès de Yudhisthira, seulement des conseils de patience. Bhima intervient à nouveau pour la sauver, blâme derechef la passivité de son aîné et imagine un stratagème ne mettant pas à mal leur incognito obligé, tout en sauvegardant 73 l’honneur de leur épouse . Sans que ce soit transposable puisque les situations ne sont pas exactement les mêmes, on pourrait malgré tout y retrouver le trait de caractère attentiste, conciliant de Ménélas évoqué ci-dessus. Hélène a été enlevée par Pâris, et dans un premier temps Ménélas ira à Troie pour « négocier » sa restitution et celle de ses biens (Il., III, v. 205ss.) ! L’insuccès 71

B. Sergent, 1995c, chap. V-3, Les jeux, § 214, p. 254-258. MBh. II, § 67-68 : Bhima ne peut contenir sa colère ; ce sont d’abord des reproches à son frère aîné qu’il exhale. Bhima s’est contenu tant qu’il a vu Yudhisthira dilapider leurs richesses et les jouer eux-mêmes, puisqu’il est leur maître ; mais son frère a dépassé les bornes en jouant Draupadi ; MBh. III, § 27-30 : Draupadi accuse Yudhisthira de rechercher la délivrance et de tout abandonner pour cela, y compris les siens ; elle le blâme pour son exactitude rituelle, pour le jeu de dés où il a accepté de tout perdre, elle-même incluse ; § 33 : Bhima approuve entièrement Yajnaseni (Draupadi) et ne comprend pas son frère qui n’a que le mot dharma à la bouche mais aucun de ses frères, ni son épouse, ni son beau-frère Dhrstadyumna ne l’approuvent ; V, § 2 : Balarama rend Yudhisthira responsable de sa défaite aux dés. C’est lui qui a choisi Shakuni comme adversaire et s’est entêté ; § 3 Satyaki répond avec colère que c’est l’inverse qui s’est passé ; Yudhisthira a été provoqué au jeu de dés et n’a pas pu s’y dérober par égard au dharma des kshatriya ; V, § 5 : Virata et Yudhisthira préparent la guerre, au cas où Duryodhana n’accepterait pas un partage du royaume. 73 MBh. IV, § 16-22 (Biardeau, 1, p. 790-798) : sur la promesse d’une entrevue nocturne entre Draupadi et Kiçaka, Bhima déguisé attend Kiçaka et l’occit de telle sorte qu’il semble avoir été tué par les gandharva, créatures célestes revendiquées par Draupadi comme ses protecteurs. 72

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de l’entrevue provoquera in fine la guerre de Troie. Il se réfère ensuite aux décisions de son frère Agamemnon pour réunir le conseil et penser à la suite à donner aux derniers événements. Par ailleurs, au cours de la grande bataille opposant les Kaurava et les Pandava, Yudhisthira décide à un moment donné de se retirer pour se reposer 74 sous sa tente . Ayant été blessé par Duryodhana et Karna, la décision de Yudhisthira est sans doute judicieuse, mais elle prend effet en plein milieu de 75 la bataille alors que leurs ennemis, les Kaurava, accumulent les succès . Un peu plus tard, après avoir multiplié les exploits, son frère Arjuna le rejoint sous la tente ayant confié temporairement au champion Bhima la poursuite des opérations. Yudhisthira croit qu’Arjuna vient lui annoncer la victoire finale, - symboliquement la mort de Karna, leur adversaire le plus dangereux et Arjuna le détrompe. Yudhisthira entre alors dans une colère effroyable, accuse Arjuna de lâcheté et lui ordonne de remettre ses armes à un autre guerrier plus capable et plus fiable, méconnaissant de ce fait la lassitude de 76 son frère . Cette attitude injuste du souverain rappelle les sombres traits de caractère évoqués pour Agamemnon en regard de Varuna. Le plus notable est la décision d’Agamemnon de s’attribuer indûment Briséis, la part d’honneur d’Achille, alors que le héros vient de lui rappeler toutes les fatigues et les avantages matériels dont il lui est redevable ! En jouant contre Shakuni, Yudhisthira ne s’était pas soucié de l’honneur de sa propre famille, la reine 77 Draupadi et ses frères, tout comme Agamemnon s’entêtera dans sa volonté de rabaisser Achille, au détriment des intérêts de la coalition achéenne. Yudhisthira et Agamemnon agissent en quelque sorte de la même manière face à Arjuna et Achille. On verra que la réaction des deux héros guerriers sera exactement la même, - leur révolte instinctive et radicale contre cet excès de pouvoir - ce qui justifie le rapprochement présenté. Yudhisthira finira par reconnaître ses torts, ce qui fait qu’Arjuna reprendra le combat, tout comme Agamemnon vint à résipiscence pour qu’Achille oublie l’affront et regagne le champ de bataille. Les deux souverains grecs, les Atrides, illustrent donc conjointement la personnalité et l’attitude du seul Yudhisthira, lui-même incarnation plus ou 74

MBh. VIII, § 65 = Biardeau 2, p. 347. Il ne s’agit pas ici d’établir une comparaison contradictoire, mais on citera la situation décrite en Iliade, XIV, v. 364-387 : En l’absence de Zeus retenu par Héra, Poséidon vient en aide aux Achéens mis en difficulté par Hector ; v. 379-380 : « Les rois eux-mêmes s’occupent à les (guerriers) ranger, en dépit de leurs blessures, le fils de Tydée, et Ulysse, et l’Atride Agamemnon » (les trois rois ont été successivement blessés et ont dû se replier). 76 MBh. VIII, § 65-68 (Biardeau 2, p. 347-349). 77 Draupadi pose la question de savoir si Yudhisthira l’a jouée après avoir perdu sa propre liberté, auquel cas sa parole dans l’ultime partie est sans effet. MBh. II, § 6770 (Biardeau 1, p. 378-384). 75

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moins exacte du couple Mitra-Varuna . La comparaison présentée ici trouvera, à l’étude des héros de deuxième fonction, plus ample confirmation dans la mesure où les interlocuteurs essentiels de la première fonction se comptent d’abord et avant tout parmi les représentants de la fonction guerrière.

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Ph. Rousseau, 1992, p. 57-78, p. 76ss.

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Chapitre 2 LA 2e FONCTION : HEUR ET MALHEUR DU GUERRIER « En Arjuna est l’endurance, en Bhima la vaillance » (MBh. II, 73)

A - Les Ajax, une paire unique La fonction guerrière s’incarne quant à elle de multiples façons, et ceci d’autant plus que, dans l’Iliade, les Achéens constituent une armée en campagne où, de fait, les guerriers sont sur-représentés au détriment de la population « civile ». Le problème est donc d’identifier les candidats à la représentation de la fonction et d’en justifier le choix. Comme pour la première fonction, on assoiera la recherche en s’appuyant sur la présence du dieu indien Ind(a)ra cité dans un traité inscrit sur une tablette de Mitani, 79 retrouvée dans les archives de Boghazköy . Comme l’éventualité de relations e diplomatico-militaires à la fin du II millénaire av. J.C. entre le royaume hittite, ses vassaux et la zone côtière de l’Asie Mineure, et les ressortissants 80 de puissances extérieures (Achéens ?) n’est pas à écarter , il est tentant de rechercher dans l’œuvre homérique la persistance ou la retranscription de cette idéologie fonctionnelle parmi les guerriers qui s’affrontèrent sous les murailles de Troie. Côté Troyens, la situation est relativement simple dans la mesure où un héros envahit ce champ fonctionnel, Hector. Il n’en va pas de même chez les Achéens où Achille est sans doute la meilleure contrepartie mais, s’absentant pendant une bonne partie du poème, demande à être remplacé partiellement. Nombre de héros peuvent alors être candidats à la doublure, tels Ajax, Diomède, Idoménée, sinon Patrocle, etc. Répondre à ce problème revient à dresser le portrait des personnalités pour identifier les sujets appropriés. Le traité hittite ne fait référence qu’au dieu Indra, placé entre les dieux indiens de la première fonction magico-religieuse Varuna et Mitra, et ceux de la troisième fonction patronnant l’abondance, les Nasatya. L’analyse de ce personnel divin a conduit à caractériser Indra comme doté d’une personnalité incarnant la force ordonnée, collective. À côté de ce dieu, figure cependant fréquemment le dieu Vayu, combattant solitaire, plus brutal, à la personnalité 79

G. Dumézil, 1977, p. 24ss. ; p. 46 ; id., 1968, p. 49s. (trouvaille de 1907, plusieurs exemplaires) ; voir supra. 80 Voir une commode mise en perspective chez E.H. Cline, 2015, p. 50ss., 102ss. ; également les contributions synthétiques de C. Pavel, 2015, p. 9-55/70, p. 19ss. et de J. Freu, 2015, p. 71-107/118.

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plus sombre, souvent assimilé aux forces violentes du vent et de la tempête. Au plan épique, illustré dans le Mahâbhârata, ces deux variantes antagonistes et complémentaires se retrouvent dans les personnes d’Arjuna, héros surpuissant, équipé de multiples armes sophistiquées (arc, lance, disque), né d’Indra et de Kunti, et de Bhimasena, combattant gigantesque, aux méthodes guerrières plus rustiques (ses poings, sa massue, l’étouffement), né de Vayu et de Kunti, souvent représenté dans un cadre privilégiant des forces naturelles telles que forêts, rochers, animaux sauvages ou mastodontes. Toutefois, en règle générale, le roi des guerriers, Indra, ou son descendant Arjuna, est celui qui apparaît en pleine lumière ; en revanche, Vayu est parfois relégué à une place moindre, ainsi que sa progéniture, Bhima, le défenseur par excellence 81 de leur épouse Draupadi . Dans le monde germano-scandinave, le dieu Odinn incarne l’essentiel des fonctions d’Indra, mais il a également absorbé les aspects sombres, violents et inquiétants de Vayu. Il en va de même dans le monde historicisé des Romains où un héros tel qu’Horatius Coclès ou un roi tel que Tarquin le Superbe incarne cette fonction guerrière quelque peu ambivalente. Quant au monde grec, G. Dumézil à la suite de S. Wikander, a montré que la fonction guerrière se réalisait plus particulièrement en la personne des deux héros Héraklès et Achille, qui refléteraient respectivement le type Vayu (dieu), Bhima (héros), et le type Indra (dieu), Arjuna (héros). Fondamentalement toutefois, comme le montre la liste du Mitanni, Indra est seul et l’on peut le 82 vérifier dans l’Iliade où le héros est par excellence Achille . Dès lors qu’il revient sur le champ de bataille, tous les autres héros s’éclipsent en quelque sorte, même s’ils figurent toujours parmi le personnel de la fonction guerrière. Ayant passé la majeure partie du poème retiré sous sa tente, Achille a laissé le champ libre à d’autres guerriers susceptibles d’incarner la fonction guerrière. Il s’agit donc d’identifier celui ou ceux qui peuvent le remplacer à ce poste.

1 – Ajax, fils de Télamon On s’intéressera en premier lieu au héros distingué par Priam : « Quel est encore ce guerrier achéen, noble et grand, qui dépasse les Argiens de sa 81

G. Dumézil, 1961a, p. 265-298 ; id., 1968, p. 47-48 (Wikander, 1947), 50-51 (Dumézil, 1945 et 1947) ; id., 1968, p. 55-56 (Bhima et Arjuna), 58 (importance ancienne de Vayu) et p. 63-65 (caractérisation différenciée de Bhima et d’Arjuna). 82 G. Dumézil, 1985a, p. 72ss. ; id., 1982a, p. 129 ; B. Sergent, 1999b ; Iliade, II, v. (768-)769 : « (des hommes, le meilleur, de beaucoup, est Ajax, fils de Télamon) aussi longtemps que dure la colère d’Achille : Achille est en effet bien au dessus de lui » ; sur Ajax, la synthèse de M. Durand, 2011, p. 61-78 ; voir aussi D. Briquel, 1980, p. 267-346, en part. « Les guerres de Romulus », p. 320-344.

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tête et de ses larges épaules », et identifié par Hélène du haut des murailles de 83 Troie : « Celui-là est Ajax, le prodigieux Ajax, rempart des Achéens » . La caractérisation est brève, mais se complète de manière significative tout au long de l’Iliade. Dans le passage relatif aux forces navales amenées par chacun des chefs achéens, Ajax est tout d’abord reconnu pour sa valeur : « Des hommes, en revanche, le meilleur, de beaucoup, est Ajax, fils de Télamon » (II, v. 768) et il est qualifié d’ « Ajax au grand cœur » (IV, v. 479) régulièrement crédité d’exploits. Cela se vérifie lorsqu’il contraint Hector, vainqueur d’Amphimaque, à battre en retraite : « Ajax touche seulement le centre bombé de l’écu et repousse l’homme avec une irrésistible vigueur. Hector alors recule » (XIII, v. 192-194). Il est d’ailleurs quasiment le seul champion, mis à part Achille justement, capable de combattre Hector, le héros troyen, et de le vaincre : dans son duel avec Ajax, Hector « brandissant sa longue javeline, la lance et atteint le terrible écu d’Ajax, à sept peaux, dans sa dernière couche, la huitième, en bronze. Le bronze inflexible déchire et traverse ensuite six peaux ; la septième l’arrête. Sur quoi, à son tour, le divin Ajax lance sa longue javeline et atteint le Priamide à son bouclier bien rond. La robuste pique pénètre l’écu éclatant, et elle vient s’enfoncer dans la cuirasse ouvragée. Droit devant elle, le long du flanc, elle déchire la cotte. Mais Hector ploie le corps et, de la sorte, échappe au noir trépas. Tous deux alors, avec leurs mains, arrachent les longues piques et fondent l’un sur l’autre. (…) Le Priamide, de sa lance, touche en plein le bouclier ; mais, au lieu de le rompre, le bronze de la pointe brusquement se rebrousse. Ajax alors fait un bond et pique l’écu d’Hector. La lance passe à travers ; elle repousse le guerrier en plein élan ; elle lui touche et entaille le cou, d’où aussitôt suinte le sang noir ». « Mais ce n’est pas pour autant que s’arrête de combattre Hector au casque étincelant. Il recule ; de sa forte main, il saisit une pierre, qui se trouve là dans la plaine, noire, rugueuse, énorme. Il en frappe le terrible écu, à sept peaux, d’Ajax, sur son centre bombé, en plein milieu ; le bronze sonne tout autour. À son tour, Ajax saisit une pierre bien plus grande encore. Il la soulève, la fait tournoyer et la lance, en y ajoutant le poids de sa vigueur sans limites. Il atteint, il enfonce le bouclier sous ce roc lourd comme une meule, et il fait, de la sorte, trébucher les genoux d’Hector, qui s’étale à la renverse, tout meurtri par son propre écu. Mais, à l’instant même, Apollon l’a remis debout » (VII, v. 244-272). Les hérauts Talthybios et Idaïos interrompirent le combat et Hector s’adressa à Ajax en lui disant : « Ajax, puisque le ciel t’a octroyé la grandeur et la force, sans compter la sagesse, et qu’à la javeline tu es le premier de tous les Achéens, eh bien ! pour aujourd’hui arrêtons là le combat, le carnage » (VII, v. 288-291). Outre le fait que seule l’assistance 83

Iliade, III, v. 226-227 et 229 ; Euripide, Hélène, v. 99 : « j’ai entendu dire qu’il (Achille) fut autrefois un prétendant d’Hélène » ; de même Hésiode, Le catalogue des femmes, fr. 204 ; Apollodore, Bibl., III.10, (129-131) ; Hygin, Fab., LXXXI.

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divine sauve Hector à cette occasion, on constate que la pratique guerrière d’Ajax a recours aux éléments puisés dans la nature elle-même pour combattre. Certes Ajax n’est pas le seul héros à se servir de pierres pour 84 abattre des adversaires, - Diomède, Enée, Hector font de même -, mais Ajax réitère cette action à l’occasion d’une nouvelle rencontre, presque déterminante, avec Hector près des navires grecs : le Priamide le frappe sans succès, se replie, mais « le grand Ajax, le fils de Télamon, le frappa d’une pierre (…) Ajax en frappe Hector à la poitrine, près de la gorge, l’envoyant ainsi rouler comme une toupie. (…) la fougue d’Hector vite s’abat, dans la poussière » (…). Alors ses camarades, le levant dans leurs bras, l’emportent hors de l’action, (…). Ils l’emportent vers la ville ; il pousse, lui, de lourds sanglots. Quand ils ont atteint le gué du beau fleuve, du Xanthe tourbillonnant, ils le descendent de son char, le déposent à terre, lui jettent de l’eau. Il reprend haleine, rouvre les yeux, et se met à genoux, pour cracher du sang noir ; après quoi, il retombe sur le sol, en arrière, et la nuit noire enveloppe ses yeux : le 85 trait dompte toujours son cœur » . En l’occurrence, c’est le plus valeureux champion troyen qui est abattu par ce coup hors norme, et qui témoigne ainsi de l’exceptionnelle valeur physique et guerrière d’Ajax. Celui-ci seul a été 86 capable, avant Achille, de mettre en difficulté le héros troyen . Il est également instructif de rapprocher de ce type d’exploit l’évocation naturaliste filée par le poète après l’assistance portée à Ulysse blessé par le champion. « Ajax, fonçant sur les Troyens, triompha de Doryclos… On voit parfois un fleuve débordé dévaler vers la plaine, torrent descendu des montagnes, qu’accompagnent les pluies de Zeus. Il emporte à la mer des chênes desséchés, en masse, des pins en masse, du limon en masse … L’illustre Ajax presse et bouscule les Troyens par la plaine, massacrant hommes et chevaux » (XI, v. 489-497). Seul Diomède dont on verra qu’il a

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Ajax contre Epiclès : XII, v. 380-3 ; Diomède contre Enée : V, v. 302-4 « alors le fils de Tydée, dans sa main, prend une pierre. L’exploit est merveilleux : deux hommes, deux hommes d’aujourd’hui, ne la porteraient pas. Il la brandit, lui, seul, et sans effort » ; Enée contre Achille : XX, v. 285-289 ; mais aussi les pierres de jet, projectiles normaux : Hector (VIII, v. 321) ; ou Antiloque (V, v. 582) ; M. Durand, 2011, p. 44-45 ; à noter que dans le Mahâbhârata, tant les guerriers que les raksasas (démons) ont recours aux éléments naturels dans les combats, et que Bhima n’est pas le seul à manier rochers, arbres, au même titre que massue, épée ou lance. 85 Iliade XIV, v. 409-439 ; Ajax a recours à des pierres de calage des navires achéens ! seul le secours providentiel de Zeus parvient à sauver Hector qui « est la proie d’une suffocation atroce, a perdu connaissance, crache le sang » (Iliade XV, v. 10s). 86 Les traditions ultérieures mettent l’accent sur la parenté d’Achille et d’Ajax, petitsfils d’Eaque, ce qui légitime d’autant plus le relais entre les deux héros ; voir Quintus de Smyrne (livre I, v. 521) ; F. Vian, 1959, p. 23 ; P. Grimal, 1976, tableau 30, p. 346 et p. 24 (Ajax) et p. 439 (Télamon frère de Pélée)

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des accointances avec la deuxième fonction est comparé au même fleuve en 87 crue et offre pareil tableau des forces déchainées de la nature . Or, de ceci, il est possible de mettre en parallèle le cas du héros Bhimasena qui, dans le Mahâbhârata, est amené à lutter, lors de la fuite des Pandavas dans la forêt ou lors de la grande guerre, contre les démons raksasa et contre les Kauravas ; à ces occasions, il multiplie les exploits surhumains. En effet, il est expréssement dit qu’il est le fils du Vent, et est doté d’une force irrésistible (MBh. I, § 128). Dans sa jeunesse, son exceptionnelle résistance 88 physique lui permet d’échapper aux complots de son cousin Duryodhana . Mais l’exemple le plus spectaculaire est celui de la fuite des Pandavas au moment de l’incendie de la maison de laque, traquenard imaginé par Duryodhana. Pour s’échapper au plus vite, Bhima porte à bout de bras sa mère et ses frères, « s’ouvre un passage dans la forêt en pleine obscurité, brisant les arbres et rapide comme le vent » (MBh. I, § 148). Puis, pour établir la royauté de son frère aîné Yudhisthira, il doit affronter le roi Jarasandha. A cet effet, il se sert de la force dont l’a doté son père Vayu, le Vent. Après avoir soulevé en l’air Jarasandha, il fait tournoyer son adversaire cent fois avant de le 89 projeter et de l’écraser au sol . Cependant son arme favorite est la massue ou ce qui peut en tenir lieu, un tronc d’arbre. Deux exemples mettent en évidence cette arme emblématique. Lors du concours pour obtenir la main de la princesse Draupadi, Arjuna remporte l’épreuve du tir à l’arc. Furieux de voir un brâhmane (l’apparence adoptée par les frères Pandava) les surclasser, les princes kshatriya descendent dans l’arène pour affronter Arjuna. Bhima 87

Iliade, V, v. 87ss. ; à noter toutefois que la comparaison pour Diomède est orientée différemment puisque le fleuve en crue détruit des levées et des clôtures édifiées par les hommes ; quant à l’offensive d’Achille, elle est comparée à la flamme qui ravage les vallons d’un mont desséché (fin du livre XX), et les eaux du fleuve Scamandre le mettront en difficulté (début du livre XXI). 88 MBh. I, § 128-129 : lors d’un pique-nique, Duryodhana offre un mets empoisonné à Bhima qui l’endort ; puis Duryodhana tente de le noyer ; mais le venin de serpents qui le mordent au fond de la rivière agit comme un antidote et Bhima réémerge après avoir écrasé nombre de reptiles, ayant accru sa force qui le prémunit désormais d’autres tentatives du même ordre de Duryodhana ; à noter qu’Hercule étouffa dans son berceau deux dragons envoyés par Héra, épisode à l’origine de son nom héroïque (Diodore de Sicile, IV, 10, 1). 89 MBh. 1, § 24 ; il avait déjà recouru à la même tactique contre le raksasa Hidimba, MBh. I, § 154 ; de même lorsque les Trigarta assaillent le roi Virata et que leur chef Susarman se précipite sur Bhima pour le tuer ; celui-ci le soulève par les cheveux, le projette à terre, le frappe à la tête, lui assène des coups (IV, § 33) ; technique universelle puisque, à la lutte, Ajax et Ulysse pratiquent de même en tentant alternativement de se soulever (Iliade, XXIII, v. 723-731) ; il est également symptomatique de voir le poète comparer ces deux lutteurs à des charpentiers assemblant des chevrons au haut d’une maison pour la garder des violences du vent (XXIII, v. 712-713).

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rejoint son frère après avoir déraciné et effeuillé un arbre. À l’arc, Arjuna domine son adversaire Karna et Bhima affronte Salya dont il triomphe. Pour mettre fin au combat, il soulève Salya et le projette au loin (MBh.I, § 189190) De même, lorsque le roi des Matsya, Virata, voit ses possessions pillées par les Trigarta et les Kaurava, Yudhishtira et ses frères se portent incognito à son secours. Alors que Virata est capturé, Yudhisthira demande à Bhima de le délivrer en reconnaissance de l’aide qu’il leur a apportée en les hébergeant. « Bhima veut recourir à ses exploits habituels et veut devant Yudhisthira arracher un arbre et se battre avec l’arbre pour arme. Yudhisthira immédiatement l’en empêche pour qu’on ne le reconnaisse pas » (Mhb IV, § 30-33). Toutefois, le héros sauvage brandissant un arbre se dote en général de l’équivalent façonné qu’est une massue en fer. Lors de la grande bataille du Kurukshetra, au quatrième jour, Bhîmasena « tient en échec avec sa massue tous les rois (de l’armée de Duryodhana) qui sont lancés avec chars, chevaux et éléphants … grand vainqueur, le Pandava circule en écrasant des foules de chars, de chevaux, tel Kala à la fin du yuga. Sa massue est souillée de lambeaux de chair … Le terrain jonché de corps semble la demeure de la 90 Mort » . Mais parmi ses innombrables combats, deux méritent d’être évoqués du fait qu’ils concernent les ennemis que Bhima s’est réservés après l’humiliation qu’a subie son épouse Draupadi. Tout d’abord, lors de la dix-septième journée, à l’occasion de l’affrontement décisif de Bhîmasena avec son ennemi juré, le Kaurava Duhshâsana. « Après avoir reçu de lui quelques flèches, Bhima n’hésite pas à passer à la massue, l’arme que lui a enseignée le frère ainé de Krsna. Il la lance contre un trait que lui décoche Duhsasana et qu’il brise avant de frapper l’adversaire à la tête du même coup. Le Dhartarastra tombe de son char et le coup de massue le projette à dix portées d’arc plus loin. Ses chevaux sont tués 91 en même temps et le char est mis en miettes » . Puis un dernier combat voit le duel de Bhîmasena et du roi des Kaurava, Duryodhana, qui ont tous deux choisi leur arme de prédilection, la massue, pour vider leur différent. Après que Duryodhana ait lancé son défi, de sombres 90

Déjà MBh. VI, § 54 (tue à la massue le fils du roi des Kalinga ; § 62 (Bhima extermine à la massue la division d’éléphants du Magadha) ; § 63 ; VIII, § 51 (Bhima attaqué par Karna, prend alors une massue et se jette sur une armée d’éléphants … et sur tout ce que lui dépêche Sakuni. C’est avec sa massue qu’il fait le plus de dégâts) ; massue (arbre), arme favorite de Bhima (Mhb VIII, 12 : c’est généralement Bhima qui abat l’éléphant, souvent avec une massue, son arme de prédilection, symbole de sa force démesurée) ; VI, § 94 : « Duryodhana et Drauni se précipitent sur Bhimasena. Les voyant venir, tels la Mort, le Temps de la mort, il saute à bas de son char promptement avec une massue et se tient là immobile comme une montagne. Le voyant avec sa lourde massue en l’air comme le bâton de Yama (dieu de la mort) … ». 91 MBh., VIII, § 83 (Biardeau 2, p. 366).

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présages se manifestent : les éléments se déchaînent pour témoigner que ce combat est celui de toutes les forces naturelles témoignant contre un champion 92 qui n’a pas respecté le dharma . S’ensuit l’assaut au cours duquel Duryodhana parvient à mettre en difficulté Bhîmasena qui ne trouve pas la faille tout en accumulant les blessures. Seule une ruse ultime lui permet de tromper la vigilance de Duryodhana et, alors que ce dernier saute en l’air pour esquiver le coup porté, Bhimasena « lui lance à toute vitesse sa massue sur les deux cuisses. La massue ainsi jetée par le geste de Bhima avait une force égale à celle de la foudre et elle brise les deux cuisses de belle apparence de Duryodhana. Ce tigre des hommes tombe en faisant résonner la terre …, les vents soufflent en ouragan et une pluie de poussière se déverse, la terre tremble quand ce roi des rois tombe et un grand météore effrayant et brillant 93 s’abat à grand bruit » . Les éléments naturalistes convoqués rappellent directement la personnalité même de Vayu, père de Bhima, mais le déroulement du combat et les armes employées correspondent symboliquement aux pratiques guerrières d’Ajax, fils de Télamon. Le bloc lancé sur Hector et les blessures provoquées sont comparables aux effets de la 94 massue foudroyant Duryodhana . Des exemples évoqués, l’un d’eux mérite un traitement plus attentif en ce sens qu’il permet de rapprocher sur un autre point le héros indien du héros grec. Il s’agit de l’épisode de la « Maison de laque ». Construction de prestige, destinée aux réceptions royales, elle fut détournée de ce but pour servir au traquenard imaginé par Duryodhana pour éliminer ses cousins. Érigée à l’aide 92

MBh., IX, § 56 : des signes funestes se font entendre ou voir un peu partout autour d’eux. De forts ouragans soufflent mêlés d’orage, et une pluie de poussière tombe. L’espace s’assombrit, et il y a une éclipse de soleil. La terre tremble avec ses forêts. Des cailloux volent, chassés par les vents violents. Des sons émanent de tous les points sans origine visible. Mais il y a aussi des chacals effrayants. Ces signes funestes sont pour Duryodhana dont la naissance avait été accompagnée des mêmes sinistres symptômes (Biardeau 2, p. 434). 93 Mahâbhârata, IX, § 57-58 (Biardeau 2, p. 434-436). 94 D. Briquel, 1995a, p. 31-39, p. 36-37 ; M. Durand, 2011, p. 44s. ; G. Noulez, Sur les traces d’une littérature indo-européenne, 2014-2015, p. 129-130 met également en relief ces armes primitives ; il note qu’au chant VII, on assiste d’abord à la victoire de Pâris sur Ménesthios né d’Areïthoos, le Porte-massue (vers 9-10) puis à l’évocation de l’ancien exploit de Nestor vainqueur d’Ereuthalion, écuyer d’Areïthoos et héritier de son arme fétiche, une massue de fer lui servant à enfoncer les bataillons (VII, v. 136-155) ; ceci précisément avant le duel entre Ajax et Hector, et qu’il s’agit de la seule évocation de ce type d’arme dans l’Iliade ; ce passage serait une préfiguration de l’affrontement d’Hector et Ajax qui aurait été un digne « porte-massue » ; les effets de la pierre lancée par Ajax (Il. XIV, v. 409-410) sont comparés à ceux d’un foudroiement (Iliade, XIV, v. 414-417) ; il s’agit d’un bloc servant au calage des navires, donc un galet de grande taille.

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de matériaux particulièrement inflammables, elle devait servir de bûcher mortel aux Pandava pris au piège d’un brasier prémédité. Subrepticement informés, les Pandava mettent au point un plan pour échapper à ce projet. Après avoir fait creuser un souterrain en prévision d’une fuite, Bhima met luimême le feu au palais constitué « de chanvre, résine, revêtement de terre mélangée de beurre clarifié, d’huile et de laque, enfin de bois habilement réparti » hautement combustibles et ils s’échappent à temps du piège mortel, transportés par Bhima aussi rapide que le Vent ; portés disparus dans 95 l’incendie, ils trouvent refuge dans la forêt . Bhima prend ainsi la stature de protecteur par excellence des Pandava et de leur mère Kunti avant d’être aussi celui de leur épouse Draupadi. Le répit obtenu permet aux Pandava de prendre du repos, puis, déguisés, de se porter candidat(s) à la main de la princesse Draupadi, ce qui sera à la source du dernier conflit avec leurs cousins Kaurava. Quoique l’ordre de succession des événements de la guerre de Troie soit différent, une séquence comparable se retrouve dans l’Iliade à l’occasion des combats se déroulant à proximité du rempart de bois des Achéens, puis de l’incendie de leurs vaisseaux. Cet épisode est déterminant car il décide Achille à laisser Patrocle participer aux combats pour repousser les Troyens ce qui sera la cause de la mort de son compagnon. Avant ceci, pour faire face aux assauts répétés d’Hector contre le rempart de bois érigé par les Achéens autour de leurs baraquements, Ajax fils de Télamon se dépense sans compter exhortant les troupes à faire front. C’est au cours de ce combat qu’il blesse presque mortellement Hector du jet d’un galet ayant servi au calage des navires (Il. XIV, v. 409s.). Mais Zeus ayant décidé de donner temporairement l’avantage aux Troyens, Hector se remet sur pied et lance un nouvel assaut contre la palissade, avec succès cette fois-ci puisque le rempart est franchi. Les Achéens se replient vers leurs vaisseaux tirés au sec sur la grève, et Ajax 96 du haut de sa nef tente de résister au déferlement des Troyens . Cependant, assailli d’une grèle de coups, il faiblit, « sent se lasser son épaule gauche, à porter ainsi, continûment, sans trêve, son écu scintillant ; ceux qui l’entourent l’écrasent sous leurs traits, sans arriver à l’ébranler » (Il. XVI, v. 106-108). 95

MBh. I, § 144-148 ; opportunément les membres d’une caste inférieure (une mère et ses cinq fils) sont retrouvés dans les décombres (I § 150). 96 Iliade, XV, v. 674-688 : Ajax « se promène sur les gaillards des nefs, à larges enjambées, brandissant dans ses mains une gaffe d’abordage, énorme » … ; la comparaison qui est faite entre un cocher émérite qui mène quatre chevaux et « sans défaillance, sans répit, tour à tour, va sautant de l’un sur l’autre, tandis qu’ils volent de l’avant » et Ajax qui passe d’un gaillard à l’autre peut évoquer Bhima qui, véritable force de la nature, franchit les forêts tout en portant sa mère et ses frères avant de trouver un bateau pour traverser le Gange (MBh. I, § 148-149), ou parcourt le champ de bataille en moissonnant les troupes des Kaurava ; Iliade, XIV, v. 726-746 : « Tout Troyen s’approchant des nefs creuses, …, Ajax le guette et le blesse de sa longue javeline. Il en blesse ainsi douze à bout portant ».

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« Hector s’approche et, de sa grande épée, il frappe la lance en frêne d’Ajax, 97 à la hauteur de la douille en arrière de la pointe ». Ajax n’ayant plus en main qu’un tronçon inopérant, reconnaît alors la main des dieux et recule, loin des traits. Emmenés par Hector, les Troyens apportent « le feu infatigable » (XV, v. 731), le lancent alors sur la nef de Protésilaos, menaçant de s’étendre aux 98 autres navires . Supplié par Patrocle, Achille donne son accord pour que son compagnon à la tête des Myrmidons repousse le danger. Achille n’intervient pas encore personnellement, mais la contre-offensive permet aux Achéens de reprendre espoir, de rejeter l’adversaire du camp grec qu’il avait envahi. Même si la contribution des Myrmidons et de Patrocle est capitale dans ce renversement de situation, il n’en demeure pas moins vrai que l’action d’Ajax, héros surpuissant, a été déterminante pour retarder l’intrusion des Troyens et l’incendie du camp achéen C’est là la deuxième caractéristique du héros achéen, son attitude éminemment protectrice qui s’exprime de deux façons. D’une manière très concrète, c’est en braquant le projecteur sur le bouclier exceptionnel qu’Ajax porte, recouvert de sept peaux de bœuf et d’une huitième épaisseur de 99 bronze ; il est souvent comparé à une tour, sans doute parce qu’il couvre tout le corps, et il est un élément essentiel pour valoir au héros son traditionnel 100 qualificatif de « rempart des Achéens » ; ce bouclier est d’ailleurs tellement constitutif de la personnalité d’Ajax que son fils en porta le nom : Eurysacès, et qu’il sera la seule pièce d’armement qu’Ajax lui légua avant de se donner 101 la mort ! La métaphore se prolonge à loisir puisque, tout au long de ses interventions sur le champ de bataille, Ajax protège de son bouclier les combattants grecs, lorsqu’il se porte à leur secours. Hector tue Ménesthès et 97

Iliade XVI, v. 114-115 ; les caractéristiques de son arme offensive (longue de vingtdeux coudées, XV, v. 678) auraient pu en faire une digne concurrente de la pique du Pélion, l’arme d’Achille (B. Sergent, 1999b, p. 149s. (lance d’Achille), mais témoignent seulement des capacités athlétiques d’Ajax ; l’arme d’Ajax est fondamentalement son bouclier ! M. Durand, 2011, p. 40-42 ; et voir infra la discussion. 98 Iliade XVI, v. 293-4 (nef à moitié brûlée) mais la contre-attaque de Patrocle empêche l’extension de l’incendie (vers 301-2). 99 Iliade VII, v. 220, 245-246, 266-267 précisant cette structure ; D. Briquel, 1995a, p. 36 ; l’accent mis sur le chiffre 7 (seul retenu par Sophocle, Ajax, v. 576 « l’infrangible écu à sept peaux de bœuf ») est une indication de la qualité extra-ordinaire du détenteur, voir B. Sergent, 1999-2, p. 147s. ; M. Durand, 2011, p. 40-42. 100 Iliade, III, v. 230 (rempart) ; VI, v. 5 (rempart) ; VII, v. 219 (pareil à une tour) ; son importance matérielle est telle (taille, poids) que les compagnons d’Ajax fils de Télamon peuvent être amenés à lui porter quand le héros est fatigué (Il. XIII, v. 709711) ; F. Vian, 1968, p. 53-68, p. 65. 101 Sophocle, Ajax, v. 575 ; B. Sergent, 1995c, § 173, p. 208.

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Anchialos, et en les voyant tomber le grand Ajax pris de pitié vint se poster près d’eux pour qu’ils ne soient pas dépouillés (V, v. 609-611) ; de même, alors qu’Hector envisage de décapiter le cadavre de Patrocle et de le livrer aux chiens, « Ajax s’approche, portant son bouclier semblable à une tour » (XVII, v. 128) et « de son large écu couvre le fils de Ménoetios » (v. 132), ce qui provoque la retraite d’Hector. Quant à son demi-frère l’archer Teucros, il se poste sous son bouclier, en sort le temps de tirer avant de plonger à nouveau dans l’ombre d’Ajax comme un enfant revient à sa mère et Ajax de le cacher sous son bouclier brillant (VIII, v. 266-272) ; lorsque Teucros est blessé malgré tout par Hector, Ajax courut le protéger et son bouclier servit à le couvrir (VIII, v. 330-331). Plus tard, Ulysse est blessé à son tour et réclame assistance ; Ménélas fait appel à Ajax qui « s’approche, portant son bouclier pareil à une tour, et s’arrête à ses côtés. Les Troyens effrayés s’égaillent en tous sens » (XI, v. 485-486). Sous une forme similaire, lors de la percée troyenne en direction des navires achéens, on a vu Ajax parcourir les gaillards des nefs pour les défendre et, même s’il est obligé de reculer, il continue à protéger les nefs (XV, v. 674686). Il semble à lui seul couvrir le reflux des Achéens et s’opposer aux vagues d’assaut troyennes du haut de ce rempart de bois. Après avoir été comparé à un fleuve déchaîné, il est maintenant assimilé à une digue. Lors du retrait du cadavre de Patrocle du champ de bataille, les deux Ajax protègent les guerriers qui procèdent au transport. Quoique harcelés par les Troyens, « les Ajax tiennent bon. On croirait voir un éperon boisé, qui se trouve couper la plaine, et tient bon sous le choc de l’eau ; il arrête ainsi le cours désastreux des torrents farouches et de tous brusquement détourne l’élan vers la plaine, sans se laisser entamer par la force de leur courant. De même, sans répit, derrière le cadavre, les Ajax endiguent l’attaque des Troyens » (XVII, v. 746-753). Le héros fait véritablement corps avec son arme défensive emblématique ! Or là encore, Ajax est comparable à Bhîmasena qui défend les Pandavas contre les démons et autres adversaires. Lors de leur fuite dans la forêt, il se heurte au raksasa Hidimba, un démon qui veut tuer les fuyards. Bhima s’arme de toute la force du Vent, fait tournoyer le démon avant de l’écraser au sol (MBh. 1, § 152-154) ; puis sa mère Kunti le charge de se porter au secours de la famille d’un brahmane rançonné par un raksasa mangeur d’hommes, Baka (le Héron). Ils se battent à coup de troncs d’arbres, puis au corps à corps qui permet à Bhima d’écraser le monstre (1, § 157-164). Il est également l’auteur de la mort du raksasa Kirmira, frère de Baka qui s’était attaqué à la famille des Pandava (MBh. III, § 11). Lors de leur séjour à la cour du roi Virata, Draupadi leur épouse est convoitée par le chef de la garde, Kicaka. Draupadi demande à Bhima de la protéger de cette tentative de viol, et Bhima réduit l’assaillant à l’état de loque sanglante méconnaissable (MBh. IV, § 15-22). De

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même il vole au secours de son frère Sahadeva un temps mis en difficulté par 102 Sakuni et son fils Uluka, ses adversaires attitrés . Guerrier lourd, surpuissant, protecteur par excellence, Ajax représente ainsi l’une des composantes de la fonction guerrière et peut être érigé en 103 équivalent de l’indien Bhîmasena . Dans l’Iliade, il est essentiellement cela, et équilibre parfaitement le héros royal qu’est Achille comme nous le verrons. En l’état, il ne reflète pas toutefois l’intégralité de la personnalité de Bhima, descente sur terre du dieu Vayu, tempétueux et irritable. Aussi recherche-t-on habituellement cet aspect du caractère de Bhima chez le petit Ajax, fils d’Oilée, réputé pour son irascibilité. En revanche, P. Wathelet propose de résoudre cette dichotomie en ramenant les deux Ajax à un seul et même personnage, Ajax « fils de Télamon » étant une incompréhension du qualificatif qui serait non une indication de filiation mais une précision relative à la tenue du bouclier, par l’intermédiaire d’un baudrier soulageant le 104 poids de ce lourd apparat protecteur . La proposition est recevable, mais les deux personnages coexistant dans l’Iliade, avec des modes d’action très différents, il convient de vérifier si l’on ne peut étayer l’hypothèse d’Ajax fils de Télamon démarquant l’ensemble de la personnalité de Bhima, sans recourir au deuxième Ajax (fils d’Oïlée) pour résoudre ce problème. Certes absents de l’Iliade, d’autres aspects de la nature d’Ajax, fils de Télamon, sont cependant évoqués dans des traditions ultérieures. Elles permettent de compléter le rapprochement fait avec Bhîmasena. Il s’agit tout d’abord de la controverse qui aurait vu le jour après la mort d’Achille pour savoir à qui reviendrait les armes du héros. Naturellement, du fait de son exceptionnelle valeur, Ajax s’attendait à en hériter et son désappointement est immense quand les prisonniers troyens consultés déclarent que le héros qui 105 leur a le plus inspiré de terreurs est Ulysse . Or, dans l’Odyssée, Ulysse

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MBh. IX, § 28 (2, p. 405 ss.) ; MBh. III, § 157 (intervient contre Jatasura pour soulager Sahadeva) ; MBh. VI, § 74 (isolé par ses ennemis, Satyaki est recueilli par Bhima sur son char). 103 Chr. Vielle, 1996, p. 140-141 et note 225 ; M. Durand, 2011, p. 48s., 50-61. 104 Ajax porte deux baudriers signalés en Iliade XIV, v. 404-405 (l’un pour l’épée, l’autre pour le bouclier) ; P. Wathelet, 2010, p. 205-224, p. 220 ; P. Chantraine, 1999, p. 1100, s.v. τελαμων ; P. Courbin, 1968, p. 69-91, p. 79-80 et p. 88 et note 153 ; Iliade, XIII, v. 709-711 ; ultérieurement, à Athènes, le chef de l’armée (polémarque) tiendra l’aile droite de la ligne, chargée de l’offensive comme dans ce qui correspond dans l’Iliade à la position d’Achille dans le stationnement des vaisseaux, tandis que les navires d’Ajax occupent l’extrémité gauche et correspondent ainsi à la main gauche du guerrier tenant le bouclier, voir P. Vidal-Naquet, 1981, notes 51-52, p. 106 et p. 135-136. 105 Scholie v. 547 : les filles des Troyens et Pallas Athéna avaient été nos juges ; repris chez Ovide, Métamorphoses, XII, 157 ; XIII, 622ss. ; chez Dictys, Ephéméride de la

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rencontre l’âme d’Ajax, qui « me gardait rigueur de ma victoire au tribunal, près des vaisseaux, quand les armes d’Achille, offertes au vainqueur par son auguste mère me furent adjugées »… J’essaie, pour l’aborder, des plus douces paroles : « Ecoute, Ajax, ô fils du noble Télamon, quoi ! jusque dans la mort, tu me gardes rigueur de ces armes maudites ! C’est pour notre malheur qu’un dieu nous les offrit : quel rempart ont en toi perdu nos Achéens !... Approche donc, seigneur ; écoute mes paroles : oh ! réponds à ma voix ! apaise la fureur de ton cœur généreux ! ». Je dis, mais sans répondre un mot, l’ombre d’Ajax retournait dans l’Erèbe. » (Il., XI, v. 544-564.). L’Odyssée ne fait que cette allusion, mais de manière explicite la tragédie « Ajax » de Sophocle rapporte que les Achéens ont attribué la panoplie d’Achille au maître d’Ithaque. Ajax sombre alors dans la folie et, croyant s’en prendre aux Grecs et à leurs chefs : les Atrides et Ulysse, il massacre leurs troupeaux du fait de l’intervention illusionniste d’Athéna. Il n’épargne temporairement que deux ou trois bêtes qu’il traîne sous sa tente, attache au mât pour les martyriser à loisir, son esprit égaré y voyant les trois chefs honnis. Revenu à la raison et constatant les effets de sa folie, il se suicide en se jetant sur son épée pour échapper au 106 déshonneur . Même si le Poète ne fait pas état des circonstances du funeste destin d’Ajax, avoir celles-ci à l’esprit permet de mieux comprendre que, pardelà la mort, Ajax remâche sa colère et refuse d’y mettre fin lorsqu’il aperçoit Ulysse venu consulter le devin Tirésias aux Enfers. Certes, ceci prend en considération des textes postérieurs à Homère, mais on peut ainsi dresser un parallèle avec le destin de Bhima et certains de ses hauts-faits. Dans le Mahâbhârata, après la victoire finale sur les Kaurava et la restauration de la royauté de Yudhisthira, les cinq frères Pandava et leur épouse gravissent le mont Meru pour rejoindre le paradis. L’un après l’autre, ils s’écroulent et, à chaque chute, Bhima demande à Yudhisthira la raison de cette mort, faisant valoir les éminents mérites du défunt susceptibles de lui garantir l’immortalité. Lorsque Bhima tombe à son tour, loin du sommet, il a encore la force d’interroger le roi Yudhishthira sur le fait qu’il n’atteindra pas la résidence des dieux : « Ô roi, pourquoi est-ce que je meurs, moi, si cher à ton cœur » ? et s’entend répondre « tu te vantais trop de ta force, et tu péchais par 107 gloutonnerie » . Or Sophocle décrit l’attitude d’Ajax, avant son départ pour guerre de Troie, V, § 14-15, le suicide serait consécutif à la revendication du palladion enlevé à Troie ; voir M. Durand, 2011, p. 99-118. 106 Sophocle, Ajax, v. 654-660 (déclare vouloir se purifier et prémédite son suicide) ; V. 815-865 (suicide) dont v. 838ss (accusation portée contre les fils d’Atrée) ; dans l’iconographie, l’épisode est couramment représenté ; voir H. Gallet de Santerre, 1989, p. 231-245 (orgueil hybristique) ; B. Sergent, 1998, p. 269, Ajax est un violent dans les Posthomerica ; M. Durand, 2011, p. 137-197. 107 Mahâbhârata oral, p. 526-527 ; The Mahâbhârata of Krishna-Dwaipayana Vyasa, trad. K.M. Ganguli (1883-1896), livre 17, section 2 : « Then Bhima fell down. Having

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Troie, dans ces termes : « Avec l’aide d’un dieu, père, cette victoire, même un homme de rien la pourrait obtenir. C’est sans les dieux que, pour ma part, je suis bien sûr de ramener la gloire ». Il se vantait ainsi en paroles orgueilleuses. Puis, à la divine Athéna, qui l’excitait et lui commandait de porter une main terrible sur les ennemis, il répondit par cette parole superbe et impie : « Va assister, maîtresse, les autres Argiens, ce n’est pas où je suis que le front craquera ». C’est par ces paroles et en poussant son orgueil au-delà de la 108 destinée humaine qu’il a excité la colère implacable de la déesse .Il semble donc que l’Indien et le Grec aient pu être sanctionnés pour leur orgueil excessif découlant du sentiment exacerbé de leur propre puissance, et ne 109 puissent parvenir à l’empyrée ou à un équivalent terrestre, la patrie grecque . En outre le caractère emporté de Bhima est mentionné à maintes reprises, même si ces manifestations sont des réactions naturelles aux insultes ou aux 110 agressions dont sont victimes les Pandava . Les versions « tardives » du suicide d’Ajax révèlent encore d’autres points de comparaison avec le héros indien. On a cité le coup de folie d’Ajax massacrant les troupeaux en croyant anéantir les Atrides et Ulysse. Or, si Bhîmasena ne se suicide pas, il n’en commet pas moins des actes fortement répréhensibles en regard du dharma des kshatriya, et des règles codifiant les duels. Lors de la première partie de dés, Bhîmasena s’insurge de la mise que représente Draupadi ; mais après que Duhshasana ait traîné Draupadi par les cheveux pour l’emmener dans la sabha, puis ait tenté de la dénuder malgré son état d’impureté menstruelle, Bhima jure qu’il le tuera, l’éventrera et boira son sang. Il mit effectivement à exécution ce serment lors de la bataille finale : fallen down, Bhima addressed king Yudhishthira the just, saying « O king, behold, I who am thy darling have fallen down. For what reason have I dropped down ? Tell me if thou knowest it ». Yudhishthira said « Thou wert a great eater, and thou didst use to boast of thy strength. Thou never didst attend, O Bhima, to the wants of others while eating. It is for that, O Bhima, that thou hast fallen down » 108 Sophocle, Ajax, v. 767-769 et v. 774-775 ; voir M. Durand, 2011, p. 89-90 ; chez Sophocle, Ajax, Athéna donne un avertissement à Ulysse : « garde-toi bien à ton tour d’émettre à l’égard des dieux une parole insolente. Ne va pas non plus te gonfler d’orgueil, si tu tires quelque avantage ou de ta force ou d’un amas d’amples richesses. Un jour suffit pour faire monter ou descendre toutes les affaires humaines. Les dieux aiment les sages, ils ont les méchants en horreur » (v. 127-133) ; et ceci correspond bien à une autre version du Mahâbhârata, G. Dumézil, 1986a, p. 314 : « Enfin Bhim finit aussi sa vie dans les précipices pour avoir eu trop bonne opinion de lui-même » ; pour la deuxième partie de la condamnation, voir infra. 109 Voir aussi G. Dumézil, 1985a, p. 56 : mitradruh, traître à l’amitié, p. 44-47 : or Ajax veut tuer ses alliés, les Atrides, Ulysse (Sophocle, Ajax), ce qui correspond bien à l’un des péchés du guerrier selon l’expression consacrée par les travaux de G. Dumézil, 1985a, 2e partie, p. 72ss. ! 110 MBh II, § 42 ; IV, § 16, p. 791.

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après avoir abattu Duhshasana, et lui avoir arraché la main et le bras sacrilèges, Bhîmasena se penche, se remplit le creux des mains et porte aux lèvres, comme une boisson exquise, la liqueur rouge et chaude. Les guerriers des deux camps qui ont vu le geste de Bhîmasena s’enfuient épouvantés : « ce 111 n’est pas un être humain ! » crient-ils . Et lorsque les Pândava se rendent chez Gândhârî, mère de Duryodhâna, de Duhshâsana, et autres Kaurava, celle-ci maudit Bhîmasena pour avoir bu son sang sur le champ de bataille, « un geste 112 ignoble, indigne d’un guerrier » . Bhîmasena s’en excuse en arguant de l’insulte faite à Draupadi et que la non-exécution de son serment l’aurait fait considérer comme un menteur ! De même, chez Sophocle, les Achéens sont 113 effrayés par le geste fou d’Ajax ! Un deuxième exemple va dans le même sens. Bhîmasena avait également juré de tuer Duryodhana après l’outrage fait à Draupadi, et il parvient à ses fins lors de son duel à la masse où il brise les cuisses de Duryodhana, avant de frapper avec rage de son pied gauche la tête du vaincu 114 qui gît au sol . Mais ce faisant il se condamne lui-même, comme Balarama son maître d’armes le proclame : « Malheur à toi, Bhima, malheur à toi qui as frappé en dessous du nombril au détriment du dharma. L’enseignement des traités est qu’il ne faut pas frapper au-dessous du nombril. L’insensé qui ne 115 connaît pas les traités agit selon son bon plaisir » . On peut donc naturellement rapprocher ceci du fait qu’Ajax, frappé de démence dans la 111

Mahâbhârata oral, p. 413 ; MBh. VIII, § 83 (Biardeau, 2, p. 366-367) : Bhîma « après lui avoir coupé la tête, il lui fend la poitrine de son épée et boit le sang tiède, le goûtant longuement, déclarant : « Ce sang de mon ennemi est bien meilleur que le lait de ma mère, le miel ou le beurre clarifié », puis renouvelle son geste de boire le sang de la gorge de Duhsasana en rappelant toutes les insultes qu’avait dû subir Draupadi » ; les spectateurs épouvantés le traitent de « raksas » (créature néfaste) ; faisant référence à son serment initial, Mahâbhârata oral, p. 199 et MBh. II, § 68 (Biardeau, 1, p. 382 : serment d’éventrer Duhsasana, et acte, qu’il justifie ainsi : « si je ne le fais pas, je n’obtiendrai jamais le monde de mes ancêtres dans l’au-delà ») ainsi qu’en MBh. II, § 77 (Biardeau, 1, p. 388) ; sur l’attentat commis sur Draupadi, voir D. Dubuisson, 1991, p. 227-228. 112 Mahâbhârata oral, p. 465 ; MBh. XI, § 14-15 [Biardeau, 2, p. 501]. 113 Sophocle, Ajax, v. 43 : Athéna « il croyait qu’il trempait ses mains dans votre sang » ; v. 51-64 : Athéna intervient et le détourne sur les troupeaux qu’il massacre, croyant tuer les Atrides, Ulysse et leurs hommes. 114 MBh. IX, § 58-59 (Biardeau, 2, p. 435-438 ; serment énoncé en MBh. II, § 71 (Biardeau, 1, p. 384 : lui promet de lui briser la cuisse gauche, symbole de l’outrage commis par Duryodhana), et réitéré après la mort de Duhsasana : MBh. VIII, § 83 (Biardeau, 2, p. 368 : il lui écrasera la tête de son pied). 115 MBh. IX, § 60 (Biardeau, 2, p. 438s.) ; Mahâbhârata oral, p. 430-431 : « Honte à toi, Bhimasena. Dans une lutte entre nobles guerriers tu as frappé sous la ceinture. Jamais un tel coup ne s’est vu dans une rencontre avec masses d’armes. Pourquoi veux-tu déshonorer encore ton adversaire par ces coups du pied gauche dans la tête ? »

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tragédie de Sophocle, torture les animaux qu’il croit être les Atrides et Ulysse. Revenu à lui, Ajax réalise l’acte déshonorant commis. Mais une autre version du coup de folie amenant Ajax à se suicider explique celui-là par l’intention d’Ajax voulant tuer Hélène après la chute de Troie pour les malheurs qu’elle avait attirés sur les Grecs. Ulysse l’en aurait empêché en la remettant aux Atrides et ceux-ci se seraient entourés d’une garde rapprochée par crainte de la colère d’Ajax. Au matin, on aurait retrouvé 116 Ajax suicidé sur son épée ! Or D. Dubuisson a discerné dans le personnage d’Hélène aux beaux cheveux une figure proche de celle de Draupadi dans plusieurs traditions. À la chute de Troie, Ménélas retrouve Hélène et la traîne par la chevelure dans l’intention de la tuer, avant de manifestement se 117 raviser . En voulant tuer Hélène, Ajax n’aurait fait que reprendre à son compte l’intention de Ménélas et, n’y parvenant pas, aurait eu l’intention de 118 détourner sa colère sur Ménélas . Il aurait alors perpétré un attentat déshonorant contre le roi et, contrecarré dans son projet, ne sortit de l’impasse qu’en commettant un autre acte honteux, son suicide. Le parallélisme des situations, entre le Mahâbhârata et la suite de l’Iliade relative à la seule guerre de Troie, mise à part la polyandrie effective ou déguisée, incite alors à proposer leur similitude symbolique. Dans les deux cas, la résolution de la

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Dictys, Ephéméride V, 14 : (contestation à propos de l’attribution du palladion entre Ulysse et Ajax) « Ménélas et Agamemnon appuyaient Ulysse car celui-ci avait contribué à la sauvegarde d’Hélène. Après la prise d’Ilion, Ajax avait, le premier de tous, réclamé l’exécution de cette femme pour lui faire payer toutes ces années de souffrances … Ménélas avait gardé de l’affection pour son épouse … c’était finalement l’intervention d’Ulysse qui lui avait fait obtenir qu’Hélène lui fût remise saine et sauve » ; V, 15 : « Ajax, qui ne contient plus son dépit, crie haut et fort sa colère, déclarant devant tous que sa vengeance fera couler le sang de ceux qui se sont opposés à lui » ; observation de F. Jouan, 1987, p. 49s. « la loi d’évolution du genre cyclique est le renchérissement par rapport aux poèmes précédents ». 117 D. Dubuisson, 1991, p. 219-230, p. 227-228 et notes 23-26 (Hélène, Sita, Draupadi) ; Hésiode, Travaux et Jours, v. 165s. évoquera lui aussi Hélène aux beaux cheveux. 118 Rappelons que Bhîma est furieux de l’inaction de Yudhisthira devant le traitement infligé à Draupadi : MBh. II, § 68 (Biardeau 1, p. 381) : Bhîma ne peut contenir sa colère ; ce sont d’abord des reproches à son frère aîné (Yudhisthira) ; son frère a dépassé les bornes en jouant Draupadi ; elle a à souffrir à cause de Yudhisthira de ces Kaurava. C’est pour elle qu’il est maintenant en colère. Arjuna constate que Bhima ne se contient plus et que son dharma a été détruit par l’adversaire ; après l’outrage infligé par Duhsasana, Bhîma fait le serment de le tuer devant l’assistance qui frémit mais l’applaudit. Il n’attend que l’autorisation pour anéantir les Kaurava, mais Yudhisthira et Arjuna lui imposent de se calmer.

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crise par Bhima et Ajax se conclut par une certaine disqualification morale du 119 héros . DRAUPADI

HELENE

A pour légitimes époux : Yudhisthira, Bhîma, Arjuna, Nakula et Sahadeva Draupadi est fidèle à ses époux

A pour légitime époux : Ménélas, et aspirants officiels : Ajax, etc. Hélène trahit Ménélas et les Achéens Duryodhâna et Duhshâsana violentent Ménélas cocufié veut se venger Draupadi, Duhsasana la traînant par les d’Hélène et la traîne par les cheveux cheveux sanctifiés, après les deux parties après la prise de Troie de dés Bhîma venge Ajax veut se venger Draupadi en tuant ses d’Hélène en la tuant agresseurs (ou en tuant Ménélas) Mais de manière Mais de manière honteuse : en tuant honteuse : en atrocement Duhsasana « tuant » le roi / en se et Duryodhâna suicidant

Reste à expliquer la faute déjà signalée qui contribue à la chute finale de Bhîma mais dont on ne trouve pas de parallèle exact dans la carrière d’Ajax fils de Télamon, tant chez Homère que chez les Tragiques postérieurs. Yudhisthira reprocha à Bhima « d’avoir été trop gros mangeur, sans souci des autres » (MBh. XVII, § 2). Or c’est un grief qui apparaît peu tout au long de l’épopée, mis à part un passage relatant la controverse qui s’est élevée entre Yudhisthira et ses frères après la victoire finale. Le roi exprime ses regrets 119

Homère ne semble pas connaître le suicide d’Ajax sauf si la vision aux Enfers, farouche, peut laisser entendre ce type de mort ; Ajax risquait d’être voué à la voierie (Sophocle, Ajax, v. 1065 ; v. 1320) et fut finalement enterré (Soph., Ajax, v. 1415) ; chez Apollodore, Epitome, 5, 7, il est enterré, alors que chez Dictys, Ephéméride, V, 15, Néoptolème veille à sa crémation ; ultérieurement, les Athéniens attaquant Egine auraient consacré un sanctuaire à Ajax pour s’attirer les bonnes grâces du héros originaire de Salamine, voir Basanoff, 1947, p. 152 et 154 ; en choisissant ce mode de mort (se précipiter sur son épée plantée en terre, et en ayant maudit les Atrides), Ajax a reporté sur les chefs Achéens la faute de sa mort et appelé sur eux la vengeance des Erinyes, d’où la fuite d’Ulysse face à la colère des Achéens (Dictys, Ephéméride, V, 15) ; voir M. Delcourt, 1932, en part. p. 157-161 ; pour le cas comparable d’Haimon se suicidant sur son épée pour accompagner Antigone, et reporter la faute sur Kréon, voir M. Delcourt, 1932, p. 161-163 ; ainsi que J.-L. Voisin, 2017, p. 313, que je remercie pour m’avoir communiqué son analyse.

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d’un tel carnage et plus particulièrement de la mort de leur frère caché, Karna, et souhaite abandonner la royauté et la leur pour faire pénitence. Chacun des Pandava se disculpe en évoquant les souffrances qu’ils ont endurées pendant tant d’années et rétorque qu’il leur a promis de restaurer leur dignité. Ils attendent donc qu’il tienne sa promesse, et Yudhisthira répond à chacun en blâmant leur appétit des plaisirs. Pour Bhima, il lui fait la réponse suivante : « il préfère la richesse à tout le reste et le raille même pour son appétit glouton, lui faisant remarquer que chacun d’eux n’a qu’un estomac ». C’est ceci qui vaut sans doute à Bhima son appellation Vrkodara « Ventre-de-loup », quoiqu’elle s’explique par la règle naturelle établie par Kunti dès les origines, réservant à Bhima une part de nourriture supérieure à celle de tous ses frères 120 réunis pour lui permettre de déployer ses capacités athlétiques hors normes . En s’appuyant sur une interprétation de G. Nagy relative à la part d’honneur attribuée à Ajax après son duel exemplaire avec Hector, G. Noulez pense 121 pouvoir y dénoter un vestige fugace . À l’issue du combat dont Ajax s’est sorti avec grand mérite, Agamemnon immole un bœuf en action de grâce à Zeus. Puis « le banquet apprêté, on festoie … L’honneur de recevoir les filets allongés est réservé à Ajax par le héros, fils d’Atrée, le puissant prince Agamemnon » (Il. VII, v. 314-322). À cette traduction, G. Nagy préfère caractériser la part réservée, la part d’honneur, comme étant le dos entier du bœuf en se fondant sur la langue des lois sacrées où le mot employé dienekéessi signale une portion de viande qui n’est pas morcelée (dos entier ou cuisse entière). Et il met en parallèle la part réservée au champion, part signalée dans des textes issus des traditions celtiques, ce qui n’est pas incongru 122 au vu des parallèles étroits établis entre d’autres héros grecs et celtiques . Cependant la part d’honneur proportionnelle à l’exploit n’est pas en ellemême un témoignage de gloutonnerie ! Comme la faute reprochée à Bhima n’est pas totalement pertinente, l’hypothèse concernant l’appétit d’Ajax reste également à étayer. En regard du caractère approprié du reproche fait aux autres frères Pandava, l’orgueil excessif d’Ajax et de Bhima demeure en l’état la meilleure raison de leur décès prématuré.

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Dans l’attribution des portions de nourriture recueillie par aumône, une moitié était réservée à Bhima, l’autre moitié répartie entre les six autres membres de la famille (quatre frères, Kunti et Draupadi) (MBh. I, § 192) ; pour le blâme de Bhima par Yudhisthira, MBh. XII, § 17 [Biardeau, 2, p. 544]. 121 G. Noulez, 2015, inédit, p. 131 ; signale que c’est le seul héros pour lequel la part d’honneur est constituée de nourriture ! 122 G. Nagy, 1994, p. 168, et § 19 n. 4 ; pour les Celtes, Festin de Bricriu et Dit du porc de Macdatho ; voir aussi Odyssée XIV, v. 437-438 : Eumée « garda pour Ulysse les filets allongés du porc aux blanches dents, et cette part d’honneur emplit de joie le maître » ; voir surtout les travaux de B. Sergent, 1999b et de C. Sterckx, 2002 et 1994.

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2 – Ajax, fils d’Oïlée Ce tableau qui nous a quelque peu éloigné de l’Iliade offre malgré tout un portrait d’Ajax, fils de Télamon, plus complet et plus cohérent avec le parallèle indien qui alimente la réflexion sur la deuxième fonction indoeuropéenne. Toutefois en évoquant les composantes de cette personnalité épique, on ne peut négliger le problème soulevé par la proposition de P. Wathelet. Dans l’Iliade, Homère mentionne expressément deux Ajax qui pourraient fusionner du fait que le mot telamon peut être un nom commun : le baudrier, pas forcément le nom propre en lequel on voit couramment celui du 123 père d’Ajax . Mais on ne peut éclipser le fait que les Ajax qui se manifestent sur le champ de bataille diffèrent profondément l’un de l’autre. Au guerrier athlétique et hoplomaque, originaire de Salamine, est régulièrement associé un guerrier locrien, Ajax fils d’Oilée. Celui-ci est dépeint ainsi : « il n’a pas la taille du fils de Télamon ; il est moins grand que lui, beaucoup moins grand même. Mais en dépit de sa petite taille et de sa cuirasse de lin, pour lancer la javeline, il n’a pas de rival parmi les Panhellènes ou les Achéens » (Il., II, v. 527-530). Le contingent locrien qu’il a emmené en Troade corrobore l’impression de guerrier léger que donne son chef, lors de l’assaut lancé par Hector et les Troyens contre le rempart de bois des Grecs. Homère décrit leur manière de combattre comme suit : « Leur cœur ne tient pas, quand il faut lutter de pied ferme. Ils n’ont, eux, ni casques de bronze à crins de cheval, ni boucliers ronds, ni lances de frêne. Ils ont suivi Ajax à Ilion confiants dans leurs arcs et dans les tresses en laine de brebis, avec lesquels, sous des milliers de traits, ils tentent d’enfoncer les bataillons troyens (…) eux, de l’arrière, tirent sans être vus » (XIII, v. 713-722). Manifestement, les Locriens et leur chef sont des archers et des frondeurs, éventuellement équipés de javelines, 124 armes de jet beaucoup moins lourdes que les lances de frêne . Et leur rôle 123

Voir supra P. Wathelet, 2010, p. 220. D. Briquel, 1995a, p. 35 ; Iliade XIV, v. 443 (voir Iliade V, v. 568) : L. Bardollet (Iliade, XV, p. 201 coll. Bouquins) commente l’armement d’Ajax fils d’Oilée en traduisant « δουρι oξυοεντι » par « pique à hampe de hêtre » plutôt que par « pique aiguë », fondé sur P. Chantraine, 1999, s.v. οξυα / οξυοεισ, p. 806, ce qui correspondrait bien au statut du personnage, la densité du hêtre étant plus légère que celle du frêne (d’autant plus que Iliade, XIII, v. 715 : (les Locriens n’ont pas de lance ) μειλινα δουρα « de bois de frêne », voir P. Chantraine, 1999, p. 682 s.v. μελια) ; la forte lance de marine dont Ajax fils de Télamon s’arme pour défendre les nefs achéennes est curieusement signalée en XV, v. 742 comme constituée de hêtre, alors que le poète corrige en « lance en frêne » (XVI, v. 114) brisée dans l’assaut d’Hector ; P. Courbin, 1968, p. 69-91, p. 71-72 (lance d’estoc, javelines) ; et G.S. Kirk, 1968, p. 93-117, p. 110-111, 113 ; il s’agit de la catégorie des frondeurs, archers et acontistes, distincte de celle des hoplomaques équipés d’armes de poing, qui entrera dans la formation éphébique (Const. Ath., 42, 3). 124

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dans la bataille est de constituer une force balistique chargée soit de tenir à 125 distance les adversaires, ou de désorganiser leurs rangs , soit de harceler et poursuivre les troupes qui se replient comme y excelle leur chef : « Beaucoup sont la proie d’Ajax, le rapide fils d’Oilée, qui n’a pas son pareil pour suivre quelqu’un à la course, quand les hommes sont pris de panique et que Zeus parmi eux a fait se lever la déroute ». (XIV, v. 520-522). Ils se tiennent manifestement à l’arrière, derrière un rideau défensif constitué des guerriers lourds accompagnant Ajax fils de Télamon, et la position du petit Ajax est fréquemment de profiter de la protection qu’offre le bouclier tour d’Ajax de 126 Salamine . Le rôle de « voltigeur » d’Ajax, fils d’Oïlée, est naturel puisqu’il 127 est systématiquement qualifié de « rapide Ajax » ; cette qualité physique trouve sa parfaite illustration à l’occasion des jeux funèbres de Patrocle. Lors de l’épreuve de course à pied, Ajax fait la course en tête sur la majeure partie de la piste : « la borne une fois franchie, leur allure se précipite. Le fils d’Oïlée rapide file au but. Derrière lui, bondit le divin Ulysse. …court Ulysse, tout contre Ajax, et ses pieds viennent, par derrière, frapper juste les traces de l’autre, avant que la poussière ait pu les recouvrir … » (XXIII, v. 758-764). Si Ajax ne l’emporte pas c’est uniquement du fait de l’assistance maligne apportée par Athéna au roi d’Ithaque, le Locrien glissant malencontreusement sur une bouse de vache alors qu’il atteignait la ligne d’arrivée (XXIII, v. 774775). Cette vélocité « surnaturelle » en fait quasiment un émule du dieu indien 128 du vent, Vayu, qui est l’autre expression de la deuxième fonction . On a l’impression que Vayu, le dieu géniteur du seul Bhima en Inde, a dû composer 125

Iliade XIII, v. 721-722 (et les Troyens alors oublient leur ardeur guerrière), tant ces traits jettent de trouble parmi eux » ; même si le terme générique de χερμαδιον vaut pour toutes les pierres lancées à main nue ou par le biais d’une fronde (Iliade, XVI, v. 577-8, 586-7, 734-5 (πετροσ) et 739-740 ; 774), la pierre lancée par un héros est généralement caractérisée comme surdimensionnée (Iliade, XIV, v. 409ss. ; XX, v. 285-6) ; P. Courbin, 1968, p. 69-91, p. 73. 126 En cela il fait doublet avec le demi-frère d’Ajax fils de Télamon, l’archer Teucros. ; Iliade XIII, v. 701-702 : « Pour Ajax, le rapide fils d’Oïlée, jamais il ne s’éloigne, si peu que ce soit, d’Ajax, fils de Télamon » ; le bouclier protecteur d’Ajax : VIII, v. 267-272 ; 330-331 ; XI, v. 485-486 ; XVII, v. 132-133, 137 ; sous la forme des deux Ajax associés pour endiguer l’attaque troyenne : XVII, v. 747-752. 127 Iliade, II, v. 527-528 ; XIII, v. 66, 701 ; XIV, v. 422, 520 ; XVII, v. 256-257 ; XXIII, v. 473 et 488, 754 ; en XVII, v. 256-7 : « le rapide Ajax … vient le tout premier affronter l’ennemi, en courant à travers le carnage » ; il semble être un jeune ; voir dans la formation ultérieure des éphèbes, les plus jeunes qui passent deux ans dans les fortins des frontières (peripoloi), équipés légèrement, avant d’intégrer la troupe citoyenne, les hoplites équipés lourdement, P. Vidal-Naquet, 1981, p. 130, 140-141, 153-154 ; C. Vielle, 1996, p. 140, n. 225. 128 G. Dumézil, 1968, p. 47-55 ; id., 1985a, p. 141 ; D. Briquel, 1995a, p. 31-39, p. 3536 ; C. Vielle, 1996, p. 140, n. 225.

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avec la situation grecque archaïque. Guerriers lourds pré-hoplitiques et acontistes/voltigeurs ont été dédoublés, mais leur unicité originelle a été 129 préservée en recourant au duel pour qualifier les deux héros du même nom ; et ceci se complète de la comparaison de leur association militaire à un attelage de bœufs placés sous un même joug ! (XIII, v. 703-704). L’étrangeté de cet appariement hybride est toutefois à corriger si l’on s’intéresse à une autre composante du caractère du héros. On a vu que les aspects sombres, inquiétants, vindicatifs de la personnalité d’Ajax, fils de Télamon, se révélaient postérieurement à Homère, après la prise de Troie. Il en va autrement d’Ajax, fils d’Oïlée qui, dès l’Iliade, montre des traits de caractère assez négatifs. Certes un combattant est forcément inhumain et dans la fièvre de la mêlée ne peut se permettre de faire preuve de sentiment : « Ajax, fils d’Oïlée, bondit et prend vivant Cléoboulos, qui vient de trébucher, dans le tumulte ; mais il brise sa fougue sur l’heure, en le frappant au cou de son épée à la bonne poignée. L’épée devient toute chaude de sang, et dans les yeux de l’homme entrent en maîtres la mort rouge et l’impérieux destin » (XVI, v. 330-334) ; la mêlée aux alentours est également impitoyable, mais cet Ajax s’était déjà montré capable d’un excès de sauvagerie lors de l’assaut des Troyens contre le mur achéen. Teucros, fils de Télamon et demi-frère d’Ajax, tue Imbrios et s’élance pour le dépouiller de ses armes mais il est repoussé par Hector. Le combat fait rage et finalement les deux Ajax s’emparent du cadavre et, tenant l’homme en l’air, le dépouillent. Mais, « le fils d’Oïlée détache la tête du cou délicat, dans sa fureur de la mort d’Amphimachos, puis l’envoie, 130 comme une boule, rouler à travers la foule » (XIII, v. 202-204) . Ce traitement outrageux du corps d’Imbrios, consciemment mis en scène, dénote de la part du petit Ajax un manque certain d’humanité, voire une sauvagerie native. Son tempérament violent et irascible se révèle en outre lors des jeux funèbres donnés en l’honneur de Patrocle à l’occasion de la course de chars pendant laquelle, parmi les spectateurs, Ajax rabroue Idoménée qui pronostique la victoire de Diomède : « Idoménée, pourquoi tant de passion d’avance ? … Tu n’es pas si jeune parmi les Argiens ; et tes yeux, du haut de ta tête, n’ont pas le regard si aigu. Toujours, dans tes propos, même passion ! Il ne te sied pas d’être si passionné discoureur : il en est d’autres ici qui valent mieux que toi ». Ce à quoi Idoménée répond : « Ajax, maître en disputes ! 129

Démonstration de D. Briquel, 1995a, p. 34-35 ; plutôt que la proposition de P. Wathelet, 2010, p. 220 ; en outre le rapide Ajax représente ainsi le deuxième volet des capacités athlétiques d’Achille qualifié systématiquement de « aux pieds rapides » (Iliade, I, 58) ; sur ceci, voir V. Cuche, 2014, p. 28-36. 130 D. Briquel, 1995a, p. 36 (cruauté soulignée) ; à comparer toutefois à Pénéléos tuant Ilionée le Troyen, Iliade XIV, v. 496-499 ; C. Mauduit, 2006, p. 92s. même si Achille est le plus souvent pris en exemple.

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malavisé ! ici comme ailleurs, tu te montres le dernier des Argiens ; ton cœur est intraitable », propos suivi d’une mise au défi qui attire la réaction emportée d’Ajax : il se lève, « plein de colère, et tout prêt à répondre avec des mots brutaux » (XXIII, v. 474-490). Susceptibilité et aigreur se vérifient un peu plus tard, lors de la course à pied où, confronté à Ulysse et sur le point de gagner, Ajax glisse sur une bouse de vache et s’affale. Ajax constate amer « Ah ! comme elle a su faire trébucher mes pieds, la déesse qui, de tout temps, est là, comme une mère, à côté d’Ulysse, pour lui prêter secours ! » (Il. XXIII, v. 782-783). Effectivement Athéna a entendu la supplique d’Ulysse alors qu’Ajax n’a point pensé à invoquer les dieux, et l’a avantagé. Mais, devant le ridicule du héros maculé de bouse, la réaction des Achéens est 131 symptomatique : « tous se mirent à rire gaiement de lui » . Manifestement il ne leur était guère sympathique. Les dieux eux-mêmes ne lui étaient pas favorables du fait de son manque de piété. La preuve en est donnée lors du voyage de retour d’Ajax au cours duquel, drossé sur les grands rochers des Gyres, Poséïdon le sauve dans un premier temps de la mer. « Il s’en tirait, malgré la haine d’Athéna, s’il n’eût pas proféré une parole impie et fait un fol écart : c’est en dépit des dieux qu’il échappait, dit-il, au grand gouffre des mers ! Poséidon l’entendit, comme il criait si fort. Aussitôt, saisissant, de ses puissantes mains, son trident, il fendit l’une de ces Gyrées. Le bloc resta debout ; mais un pan dans la mer tomba, et c’était là qu’Ajax s’était assis pour lancer son blasphème : la vague, dans la mer immense, l’emporta » (Od., IV, v. 502-510). Ce défi sacrilège est une véritable préfiguration des propos outranciers qu’Ajax aurait adressés à son père Télamon avant de partir pour Troie, propos rapportés dans la tragédie de Sophocle et étudiés précédemment. Ce n’est pas le reproche implicite d’Ajax adressé à Athéna lors de la course à pied des jeux funéraires de Patrocle qui lui vaut la haine de la déesse, mais un événement postérieur rapporté par Arctinos de Milet dans « Le Sac de Troie ». Lors de l’assaut final, le Locrien aurait arraché la fille de Priam, la prophétesse Cassandre, du sanctuaire d’Athéna dans lequel elle s’était 132 réfugiée . La scène a été illustrée à plusieurs reprises, signe de sa fortune dans la culture grecque ; l’un des exemples des plus explicites est une coupe attique 131

À noter que les pistes se brouillent puisque Ajax, fils de Télamon, après son accès de folie dans la tragédie de Sophocle (I, v. 470-498), déclare : « il a fallu que la fille de Zeus au regard farouche, à l’instant où je levais le bras sur eux (les Atrides), m’ait fait trébucher en jetant dans mon cœur la rage furieuse à laquelle je dois d’avoir trempé mes mains dans le sang de ces bêtes, tandis qu’ils se rient, eux, maintenant de moi, parce qu’ils m’ont échappé – hélas ! bien malgré moi ; mais lorsqu’un dieu vous veut du mal, même le lâche échappe au plus vaillant » (vers 450-455) ; Ajax fils de Télamon se trouve confronté à peu près à la même situation qu’Ajax fils d’Oïlée ! 132 Arctinos, Ilioupersis, résumé par Proclos ; aussi Eur., Tr. 70 ; voir le commentaire d’A. Severyns, 1928, p. 361-364.

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à figures rouges du peintre Codros qui représente la jeune fille entourant de 133 ses bras le Palladion (la statue armée de la déesse), violentée par Ajax . Menacé par les Grecs scandalisés eux-mêmes par ce sacrilège, Ajax redoubla l’outrage en se réfugiant auprès de l’autel d’Athéna, tel le Don Juan du Festin de pierre de Molière. Rien d’étonnant alors que, rescapé d’un naufrage, cet Ajax ait nargué les dieux et en particulier celui-là même qui l’avait épargné, Poséïdon ! En cela, Ajax, fils d’Oïlée, est bien un représentant de la deuxième fonction dont le péché d’hybris, à forte connotation sacrilège, est l’une de ses 134 fautes caractéristiques . Mais on se rend également compte qu’Ajax, fils d’Oïlée, correspond assez bien au type Vayu, rapide, violent, colérique, escorté des Maruts, une escouade de guerriers tempétueux, et de son 135 descendant Bhima . Avec le duo des Ajax, Homère a donc parfaitement composé l’équivalent du schème indien, en prenant en compte la situation grecque archaïque. De surcroît, la destinée des deux Ajax les confrontant l’un à la rupture du pacte conclu avec les chefs Achéens, l’autre au viol du domaine sacré relevant de la déesse pourtant éminemment favorable aux Grecs, Athéna, laisse transparaître les vestiges de fautes propres au guerrier par excellence qu’est Achille et son équivalent l’indien Indra. Certes le glissement proposé peut paraître forcé ou artificieux, mais il ne faut pas oublier que l’aristeia des Ajax intervient en l’absence volontaire d’Achille, dont ils 136 prennent temporairement le relais ; ils conjoignent de ce fait les qualités, et les défauts, des représentants de la deuxième fonction, guerrière.

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Louvre G 458, vers 440-430 av. J.C. ; également un vase de Kleophrades, vers 480 av. J.-C., au Musée archéologique de Naples ; P. Vidal-Naquet, 1981, § Les esclaves immortelles d’Athéna Ilias, p. 249ss. 134 G. Dumézil, 1985a, p. 128-129, 56 ; la proposition de P. Wathelet de faire des deux Ajax un seul personnage permettrait de comprendre plus aisément que le même trait de caractère fût attribué aux deux, mais on a vu qu’Homère différencie trop par ailleurs les deux héros. 135 G. Dumézil, 1985a, p. 153-159 ; caractère prévédique de Marut (les Marutah) est prouvé par l’existence de Ma-ru-ut-ta-ash chez les para-Indiens cassites ; ils sont les alliés d’Indra mais leur forte coloration naturaliste les rapproche de Vayu. 136 G. Dumézil, 1985a, p. 90 : 10 - Quand en violation de la convention, Vrtra eut été tué par Sakra, alors, de celui-ci, accablé par le meurtre [commis], la force physique se défit ; 11 – Cette force physique, échappée du corps de Sakra, entra dans Maruta (autre nom du Vent, Vayu) qui pénètre tout, invisible, divinité suprême de la force physique ; or dans l’Iliade Ajax passe au premier plan lorsque Achille se retire de l’armée après son altercation avec Agamemnon, épisode sur lequel voir infra.

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B - Le meilleur des Achéens, Achille. Cette fonction guerrière étant identifiée par Hélène sous les murs de Troie, il n’en demeure pas moins vrai que le prétexte à l’Iliade est la colère d’Achille, c’est-à-dire celle du meilleur des Achéens. Le héros paradigmatique de la coalition achéenne est à ce titre le meilleur candidat à la représentation du dieu Ind(a)ra du traité mitanien, soit le dieu indien Indra, 137 voire son fils dans l’épopée du Mahâbhârata, Arjuna . Aussi, comme Achille revient sur le devant de la scène à la mort de son ami Patrocle, il est également important de confronter l’existence des deux héros grec et indien. Et ceci d’autant plus que les autres guerriers grecs s’effacent dès lors jusqu’aux jeux funéraires organisés en l’honneur de Patrocle. Théoriquement, Achille n’aurait pas dû figurer dans la coalition achéenne, du 138 fait de son jeune âge manifeste , puisqu’elle devait regrouper tous les aspirants à la main d’Hélène, conjurés autour de Ménélas qui avait été spolié de son épouse et de ses biens. Quoique tardive, et discutée, une tradition avance le fait que Thétis, sa mère divine, ait d’ailleurs voulu le protéger du destin funeste qui lui était alloué en dissimulant l’adolescent imberbe parmi 139 les jeunes filles du roi Lycomède de Skyros . Il n’aurait été amené à participer à l’expédition de reconquête que pour s’être trahi lors de l’ambassade d’Ulysse envoyée à Skyros car les chefs achéens avaient appris que la guerre contre Troie n’obtiendrait aucun succès tant qu’Achille n’aurait pas rejoint la coalition. Ulysse parvint à ses fins en forçant Achille à se faire connaître, soit en sonnant de la trompette, soit en offrant en présent une panoplie guerrière parmi d’autres « fanfreluches ». Bon sang ne sachant mentir, le héros révéla alors sa vraie nature et fut ainsi conduit à rallier 140 l’expédition achéenne . Tout cela fait qu’Achille ne devrait pas avoir sa place dans les événements déclenchés par la coalition des anciens prétendants à la main 137

G. Dumézil, 1977, p. 24-26 ; voir aussi B. Sergent, 1999b, 2e partie « Achille et Cu Chulainn » ; C. Vielle, 1996, en part. p. 56ss. 138 Par rapport à Ulysse, Diomède, Ménélas, etc. ; Euripide dans son Iphigénie à Aulis met d’ailleurs en scène le possible mariage d’Iphigénie, fille de Clytemnestre et d’Agamemnon, avec Achille ; pour l’ensemble de la tradition hellénique, voir M. Roussel, 1991, p. 198-210 ; B. Sergent, 1999b, p. 131s. ; C. Vielle, 1996, p. 57-58. 139 Hésiode, Fragments du Catalogue des femmes, § 204, v. 87-92 : « Chiron menait le Péléide / du Pélion boisé, le pieds-rapides, l’illustre, / encore enfant » ; F. Jouan, 2009, p. 204-218 ; B. Sergent, 1999b, p. 124s. ; discussion de C. Vielle, 1996, p. 59 et note 206. 140 F. Jouan, 2009, p. 205, 209s. (à partir de l’Achilléide de Stace, 819ss ; Ovide, Métam., XIII, 165ss.) ; épisode qui a connu la célébrité artistique à l’époque hellénistique et romaine (peinture de vases, mosaïques, etc.) ; B. Sergent, 1999b, p. 124ss. ; C. Vielle, 1996, p. 58-60.

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d’Hélène. Pour pallier ces incohérences, et justifier sa participation à l’Iliade, le Catalogue des femmes indiquait que, s’il avait été présent lors du concours destiné à la désignation de l’époux d’Hélène, Achille aurait été l’élu de la fille 141 de Tyndare . Parallèlement, dans le Mahâbhârata, Arjuna se mêla au concours organisé pour obtenir la main de Draupadi, étant déguisé en 142 brahmane ermite pour préserver son incognito . Comme il appartient à la caste des kshatriya, et qu’il épouse Draupadi, la reine par excellence, Arjuna est donc LE roi paradigmatique, et portera le nom de Kiritin, « le Couronné ». Ceci vaut même s’il doit partager son épouse avec ses quatre frères et cède le 143 pas à son frère aîné Yudhisthira . Manifestation héroïque d’Indra qui est le 144 souverain suprême, il est aussi celui qui fut préféré par Draupadi . Guerrier incomparable, capable de redresser les situations compromises face aux Kaurava, il est le seul kshatriya susceptible de vaincre Karna, son demi-frère 145 ignoré, qui avait eu le même maître d’armes . En cela il est comparable à Achille qui, après la mort de Patrocle, n’a qu’à se montrer sur le retranchement 146 achéen pour inspire l’épouvante aux guerriers troyens . L’avantage d’Arjuna

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Hésiode, Catalogue des femmes, fr. 204, v. 89-92 : Ni Ménélas, ami de la guerre,/ ne l’aurait vaincu, ni quelque autre des hommes qui meurent,/ dans sa quête d’Hélène, s’il l’eût trouvée jeune fille / en rentrant chez lui du Pélion, Achille rapide ! transformé par Euripide, Hélène, v. 99 (Hélène interrogée sur Achille) : « Oui … il fut, dit-on, parmi les prétendants d’Hélène ». 142 Recherchés par les espions de Duryodhana, après l’incendie de la maison de laque, les Pandava ont pris le déguisement de brahmanes mendiants : MBh, I, § 150-151 ; 168 ; 184-185 ; au concours, MBh. I, § 188 Arjuna Jisnu (« le Victorieux ») se présente dans l’arène. 143 MBh., I, § 191 : parole déterminante de Kunti accueillant ses fils de retour du concours « Partagez-la entre vous » ; N.J. Allen, 1999b, p. 403-418 met bien en évidence le fait que Arjuna a un statut a part, descendant en droite ligne d’Indra, souligné par son autre nom de Kiritin, « le Couronné » ; ce statut exceptionnel se lit peut-être sur le bouclier offert par Héphaistos et Thétis à Achille pour retourner au combat, voir A. Yoshida, 1964b, p. 5-15. 144 MBh., XVII, § 2 : « tandis qu’ils avancent vers le mont Meru, Yajnaseni (autre nom patronymique de Krsna Draupadi) tombe à terre ; Bhima demande pourquoi elle est tombée, cette princesse qui n’a jamais agi contre le dharma. Yudhisthira répond « qu’elle avait un penchant prononcé pour Dhananjaya (« Celui qui a gagné des richesses en combattant tous les peuples », un des dix noms d’Arjuna (MBh. IV, 44, 9) et qu’elle en recueille le fruit maintenant ». 145 Karna est le premier fils de Kunti, né clandestinement d’une union préalable avec Surya, le Soleil (MBh. I, § 111) et abandonné aux eaux d’une rivière ; MBh. I, § 130 : Drona, brâhmane versé dans l’art des armes. 146 Iliade, XVIII, v. 215 ss. ; XX, 42ss. : « Achille a reparu …. Et au contraire, une atroce terreur s’insinue dans les membres de tous les Troyens ; ils s’effraient à la vue du Péléide aux pieds rapides » ; MBh. I, § 190 : face à Arjuna soutenu par Bhima,

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réside dans le fait qu’il maîtrise et manie avec dextérité des armes 147 prodigieuses acquises des dieux lors de son voyage initiatique . La panoplie merveilleuse d’Achille, reconstituée par Héphaïstos à la demande de Thétis, est digne de l’équipement d’Arjuna (Iliade XVIII, v. 392-617). En outre, si Achille ne recourt pas à l’arc qui est l’arme par excellence d’Arjuna (arc Gandiva), il dispose d’une lance qu’il est seul capable de servir et qui s’assimile de fort près à la foudre comme le sont les traits décochés par 148 Arjuna . Indépendamment des excès qu’il commet dans ses combats, excès sur lesquels on reviendra, Achille comme tout héros multiplie les affrontements, et sème la destruction autour de lui, là encore à l’instar d’Arjuna. Achille est promis à une carrière brillante mais sait qu’elle sera brève, et est tué par traîtrise après avoir vaincu Hector. Certes, ce n’est pas le cas d’Arjuna, mais sur le chemin du mont Méru celui-ci meurt et, à la question de Bhîmasena demandant « Cet homme qui n’avait jamais dit le moindre mensonge, qu’estce qui a pu le faire tomber ? », son frère aîné Yudhisthira répond qu’ « il avait dit qu’il détruirait tous les ennemis en un jour et il ne l’a pas fait. C’est parce 149 qu’il se croyait un héros qu’il est tombé. » . Roi des guerriers, Arjuna est de fait un équivalent exemplaire du héros exceptionnel qu’est Achille, mais on peut estimer que le parallèle est trop simple, et partiel pour être pleinement 150 pertinent . Aussi a-t-il paru plus significatif de rapprocher Achille de différents héros dont les étapes de la carrière sont plus étroitement parallèles. C’est ainsi que B. Sergent a reconnu certaines caractéristiques communes avec le héros Karna puis les autres prétendants abandonnent le combat lors du concours pour la main de Draupadi ; F. Vian, 1968, p. 65-66. 147 MBh., III, § 36-37 : Arjuna reçoit de Yudhisthira la mission d’obtenir d’Indra, Rudra, Varuna, Kubera et Yama Dharmaraja la totalité des armes divines qui seront nécessaires pour lutter contre les Kaurava ; en outre il avait pris l’engagement d’exterminer tous les ennemis en une seule journée, engagement qu’il ne put tenir et fut cause de sa mort (MBh. XVII, § 2) ; c’est malgré tout un indice déterminant pour en faire le guerrier par excellence. 148 MBh. III, § 43 (le foudre reçu des mains mêmes d’Indra) ou le brahmastra, arme divine absolue (MBh. VIII, § 91) ; sur la lance du Pélion, exceptionnelle, que seuls Pélée et son fils Achille sont capables de servir : Iliade XVI, v. 143-4 ; XIX, v. 90-1 ; XX, v. 322-4 ; XXII, v. 134 et 275-7 ; B. Sergent, 1999b, p. 149s. ; C. Vielle, 1996, p. 50-51. 149 MBh. XVII, § 2, et de surcroît « il méprisait tous les archers » ; noter également que Yudhisthira avait reproché à Arjuna de n’avoir pas tué Karna aussi rapidement qu’il l’avait promis (MBh. VIII, § 68), reproches qu’Arjuna serait prêt à entendre de Bhima qui se bat, mais non de Yudhisthira qui est protégé par tous (MBh. VIII, § 70)! 150 Contrairement à Arjuna, Achille sait qu’il mourra jeune, voir Iliade I, v. 351s., 414418, 505s.; autres différenciations rappelées par C. Vielle, 1996, p. 198-200.

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irlandais Cu chulain, auteur de péchés caractéristiques de la fonction 151 guerrière . F. Blaive a renchéri en accentuant ce trait de caractère pour faire 152 d’Achille un modèle de guerrier impie , soit en créant une catégorie distincte de guerrier. Plutôt que de prolonger cet axe de réflexion, on gardera à l’esprit la remarque de G. Dumézil : « plus que tout autre, le héros, sinon le dieu de deuxième fonction, peut être entraîné à des actions coupables, à des faiblesses contraires à l’idée, au principe de sa fonction, soit par le destin, soit par un 153 dieu » . Il est de fait que les circonstances imposent souvent au guerrier de céder à la nature du combat qui est propice aux excès. Ayant ceci à l’esprit, la confrontation des « hauts-faits » d’Achille tels que décrits dans l’Iliade, avec ceux d’Indra, voire d’Héraklès, peut s’avérer constructive. Certes C. Vielle a opposé les deux types de héros, Achille et Héraklès, et a fait d’Ajax le pendant d’Héraklès, mais ceci tient plus aux méthodes de combat de ces deux derniers combattants qui sont très similaires comme on a pu s’en apercevoir avec le parallèle dressé entre Ajax et Bhima, que fondamentalement à la carrière elle154 même . On retiendra tout d’abord le fait souligné par G. Dumézil qu’Indra est avant tout un « héros » unique, seul et libre, pleinement autonome même s’il apparaît sous la forme nominale composée « indra marutah » qui l’associe à 155 une escorte de Maruts . De ceci on peut rapprocher le fait qu’Achille est à la tête d’un contingent de Myrmidons qui constitue un appui comparable ; toutefois, si on le voit rester l’arme au pied auprès d’Achille pendant sa bouderie, ou partir au combat soutenir Patrocle avec l’autorisation d’Achille, il est important de souligner que, du moment où Achille se lance dans la mêlée pour venger la mort de son ami, on n’entend plus guère parler des Myrmidons. Achille comme Indra est totalement libre de ses mouvements, ne s’embarrasse

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B. Sergent, 1999b, p. 101-200 ; C. Vielle, 1996, p. 56-57 ; également l’étude de F. Bader, 1980, p. 9-83, en part. p. 61-74. 152 F. Blaive, 1996a, p. 49-66 ; la démonstration n’est pas acceptable car Achille ne peut être comparé à Ravana, caractérisé dès l’origine comme ennemi de Rama et qui ne s’est jamais réconcilié avec Rama. 153 G. Dumézil, 1985a, p. 72, 127-129 ; le schéma est cependant plus largement répandu. 154 C. Vielle, 1996, p. 55-56 (les différences). 155 G. Dumézil, 1985a, p. 72s., p. 141 (seul) ; p. 73 (Maruts) ; appréciation contrastée d’Héraklès à Achille, de C. Vielle, 1996, p. 55 (Achille tôt intégré dans une structure militaire, n’agissant plus qu’au sein de celle-ci, guerrier-« soldat » lourdement cuirassé, doté d’un char aux chevaux divins, armé d’une lance merveilleuse ; etc.) ; dans le Mahâbhârata, Arjuna peut être soutenu par Bhima, mais en général il se lance seul dans la mêlée pour ses sanglantes moissons, lourdement équipé et armé, virevoltant dans son char guidé par Krsna ou Uttara.

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pas à diriger les manœuvres de ses troupes ! Il est seul contre tous les Troyens. Homère a mis en évidence la différence d’envergure relative d’un héros à l’autre, en consacrant env. 290 vers puis env. 435 vers (chants XX et XXI) au déchaînement guerrier d’Achille, alors qu’il consacrait moins de 100 vers à l’aristie d’Ajax (chants XI à XIII), et env. 330 vers à celle de Diomède (chant V). Ce bref estimatif est parlant.

1 – Contre la première fonction Or, dans sa liberté et pour accomplir sa vocation, Indra est amené à commettre trois péchés, un afférant à chacune des trois fonctions indoeuropéennes que G. Dumézil a identifiés dans le MarkandeyaPurana. « Jadis, quand il eut tué le fils de Tvastr (c.-à-d. le Tricéphale), ô brahmane, la majesté (tejah) d’Indra, accablée par ce brahmanicide, subit une diminution considérable. Elle entra dans le dieu Dharma, cette majesté de Sakra (= Indra), à cause de cette faute ; et Sakra se trouva privé de majesté (nistejah), quand sa 157 majesté s’en fut allée dans Dharma » . Au début de l’Iliade, lors de l’échange déterminant qui l’oppose à Agamemnon et provoque le retrait du héros et de son contingent de Myrmidons des forces grecques assiégeant Troie, Achille met bien en valeur le fait qu’il est le plus valeureux des Grecs assemblés et que, constamment, il a œuvré au profit du chef de la coalition Agamemnon. En cela, il montre qu’il a pleinement conscience de son statut de héros du souverain, qu’il incarne par 158 excellence la deuxième fonction guerrière . Mais il revendique aussi avec force d’être considéré comme tel et d’en recevoir les marques de considération. Aussi, lorsque Agamemnon veut par sa morgue le rabaisser à une position subalterne et le châtier en lui confisquant sa part d’honneur (Briséis), sa révolte est à la hauteur de l’atteinte portée à son honneur. Instinctivement, Achille s’apprête à tirer son épée, pour en frapper Agamemnon, mais son mouvement est contrecarré par Athéna. Désormais, il refuse de poursuivre le combat aux côtés des Grecs, estimant Agamemnon indigne de son rang, tout comme Héraklès avait refusé d’être soumis aux 159 ordres d’Eurysthée, roi qu’il considérait comme son inférieur ! De surcroît, Achille ira jusqu’à demander à sa mère Thétis d’intervenir auprès de Zeus 156

Iliade, XX, v. 353-363 est le seul cas où Achille véritablement encourage les troupes à le suivre. 157 G. Dumézil, 1985a, p. 89 in : 2e partie « les trois péchés du guerrier ». 158 Iliade I, v. 158-171. 159 Iliade, I, v. 190-210 ; Athéna lui conseille de se contenter de mots pour humilier Agamemnon ; en parallèle MBh. VIII, § 69-70, et M. Biardeau, 2, commentaire p. 356ss. ; sur ce passage, voir ci-dessous ; pour Héraklès, G. Dumézil, 1985a, p. 98101 ; id., 1982a, p. 118-121.

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pour que les Grecs soient vaincus par les Troyens jusqu’à ce qu’ils viennent à résipiscence (Il. I, v. 408-412). Exigence réitérée avec arrogance à l’occasion de l’ambassade qui lui sera envoyée par les Achéens pour le supplier de les assister après une succession de revers (Il. IX, v. 649-653). La rébellion contre les ordres du Destin avait valu à Héraklès de devenir fou et dans un accès de démence de tuer ses propres enfants qu’il avait eus de Mégara. Puis d’être 160 contraint d’exécuter alors les travaux imposés par Eurysthée . Du retrait d’Achille sous sa tente découle le reflux grec sous les assauts troyens, puis 161 l’entrée en lice de Patrocle , et sa mort sous les coups conjugués d’Apollon, 162 d’Euphorbos et d’Hector . C’est bien là le point de départ de l’Iliade et de l’enchaînement inéluctable des événements rapportés par Homère. Un parallèle tout aussi révélateur peut être dressé avec un épisode déterminant du Mahâbhârata. Au cours de la grande bataille contre les Kaurava, mis en difficulté, le roi Yudisthira se retire dans sa tente pour se reposer sur la couche de son épouse Draupadi (MBh. VIII, § 70). Il délègue aux deux guerriers Arjuna et Bhima, ses frères, le soin de poursuivre la lutte. Puis Arjuna rejoint à son tour la tente de Yudhisthira, laissant Bhima contenir les troupes adverses. En le voyant revenir, Yudhishtira croit qu’Arjuna a tenu son engagement de tuer Karna, demi-frère inconnu qui s’était rangé aux côtés des Kaurava et qui est leur adversaire le plus redoutable. Arjuna le détrompe, ce qui provoque la colère de Yudhisthira. Le roi accuse son frère de ne pas respecter sa parole, par crainte de Karna. Arjuna accepterait un tel reproche de la part de Bhima qui se bat au même moment, mais ne peut le tolérer de Yudhisthira qui s’est retiré pour se reposer. Aussi quand Yudhisthira lui ordonne de céder son arc Gandiva, arme suprême, à un guerrier plus courageux, Kesava (autre nom de Krsna), son cocher, Arjuna s’insurge violemment. Le héros s’était juré de ne jamais céder cette arme, et, face à l’affront qui lui est fait, Arjuna s’apprête à tirer son épée pour tuer Yudhisthira. Il en est empêché par Krsna qui lui explicite ce qu’est le dharma, l’interdiction de tuer un être qui n’est pas combattant (MBh. VIII, 69). Il est aisé de mettre en parallèle la première intention d’Achille de tuer sur le champ Agamemnon qui l’a offensé, et est retenu dans son intention homicide par 163 Athéna . Toutefois, pour laver son honneur, le dharma autorise Arjuna à pallier l’interdiction susdite en tuant « métaphoriquement » Yudhisthira, c’est-à-dire en le méprisant. Arjuna accuse alors Yudhisthira de céder à sa 160

G. Dumézil, 1985a, p. 100-101 (Diodore de Sicile, IV, 9). Iliade, XVI, v. 125-220 ; F. Bader, 1980, p. 14-15. 162 Iliade, XVI, v. 804-822 ; B. Sergent, 1999b, p. 197s. Cu Chulain et Achille ; F. Blaive, 1996a, p. 65 : chez Quintus de Smyrne, le seul Apollon châtiera Achille. 163 James T. Hooker, 1990, p. 21-32 (l’intervention d’Athéna est à interpréter littéralement et non symboliquement) ; G. Noulez, 2015, p. 135 a également relevé cette concordance entre les deux épisodes de l’Iliade et du Mahâbhârata. 161

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passion du jeu de dés, cause de tous leurs déboires . Ceci correspond exactement aux multiples griefs lancés par Achille à la face d’Agamemnon, de pleutrerie, de profiter grassement des succès de plus courageux que lui, avant d’annoncer son retrait du combat ; enfin, en signe de son mépris à l’égard d’Agamemnon, Achille proclame sa décision de ne pas s’opposer à la résolution du roi de s’emparer de sa part d’honneur, Briseis, pour que la bassesse d’Agamemnon se manifeste pleinement aux yeux de toute l’armée 165 grecque . Puis Arjuna se repent et envisage de se tuer, intention à laquelle s’oppose encore le Dharma. Yudhisthira prend conscience de sa faute, s’excuse auprès d’Arjuna qui repart au combat après avoir renouvelé sa promesse de tuer Karna. Transposé dans l’Iliade qui étire sur dix-sept chants la bouderie néfaste d’Achille, ceci équivaut à la négociation tentée par Ulysse, Ajax et Phénix pour ramener Achille au combat suite à l’engagement d’Agamemnon de dédommager Achille en cédant à toutes ses 166 revendications . Achille ne se résoudra à « oublier » ses griefs qu’à la suite de la mort de son ami Patrocle, délégué pour contenir les Troyens qui avaient pris l’avantage sur les Achéens. On peut alors estimer qu’Homère a transcrit l’intention d’Arjuna de se tuer en mettant en scène la mort de Patrocle, face à Hector, Patrocle étant l’alter ego d’Achille, un commode substitut. Indépendamment des cadeaux offerts par Agamemnon à Achille pour s’excuser, c’est cette mort qui provoque l’acceptation par Achille de l’exceptionnelle compensation offerte par le roi, et le retour d’Achille sur le champ de bataille dans la seule idée de tuer Hector pour venger son ami. En définitive, de l’opposition au représentant de la première fonction, Agamemnon, de l’intervention divine auprès du guerrier, jusqu’à l’aveuglement de Patrocle faisant fi des avertissements de Phoibos Apollon et des recommandations d’Achille, l’enchaînement tragique initial représente bien le péché contre la première fonction auquel cède traditionnellement le 167 guerrier . 164

MBh. VIII, § 69-70 ; M. Biardeau, Le Mahâbhârata, 2, 2002, p. 356-357. Iliade I, v. 225-244 ; v. 293-303 (« Pour la fille, mes bras ne se battront pas, ni contre toi ni contre un autre ») et v. 334-344 ; noter que la passion du jeu amena Yudhisthira à accepter que son épouse Draupadi devienne un enjeu de la partie, partie qu’il perdit ; or Agamemnon met en péril l’armée achéenne en s’emparant arbitrairement de Briséis ! 166 Iliade, IX, v. 225-655 ; mise à part la volonté d’Agamemnon qu’Achille reconnaisse malgré tout sa suprématie, en échange de tous ces dons et de la restitution de Briséis, exigence « oubliée » par les ambassadeurs (seule expression ambiguë : « quitte ton courroux douloureux, … renonce à ce courroux » IX, 260s.) ; parmi les enfants de Priam, Hector est le représentant pressenti de la première fonction. 167 G. Dumézil, 1985a, p. 58 ; voir aussi l’étude de F. Bader, 1985, p. 9-124, en part. p. 37ss. (§13 et ss.). 165

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2 – Contre la deuxième fonction Indra commet ensuite un deuxième péché, à l’encontre de son propre domaine d’excellence. « Alors, Tvastr, maître des créatures, apprenant que son fils avait été tué, dit « Qu’il la (ma force) voie, le brahmanicide aux mauvaises pensées » (= Indra). De son offrande, « surgit Vrtra, le grand asura… ennemi d’Indra, d’une essence non mesurable, fortifié par l’énergie de Tvastr, chaque jour il s’accrut d’une portée d’arc, lui, l’être à la grande force. Voyant que ce grand démon Vrtra était destiné à le tuer, Sakra, souhaitant la paix, malade de peur, lui envoya les Sept Sages, lesquels firent entre lui et Vrtra amitié et conventions. Quand, en violation de la convention, Vrtra eut été tué par Sakra, alors, de celui-ci, accablé par le meurtre, la force physique (balam) se défit. Cette force physique, échappée du corps de Sakra, entra dans Maruta (autre nom du Vent, Vayu) qui pénètre tout, invisible, 168 divinité suprême de la force physique » . Le retour au combat d’Achille est provoqué par la mort de son ami et second, Patrocle, qui avait voulu venir au secours des Achéens malmenés par les troupes troyennes emmenées par Hector. Dans ce dessein, Patrocle avait revêtu l’apparence d’Achille, c’est-à-dire son armement fameux, et repoussa les Troyens. Finalement, « par trois fois il tua neuf hommes mais lorsque, pour la quatrième fois il bondit », Patrocle rencontra son destin en la triple personne d’Apollon, d’Euphorbos et d’Hector (Il. XVI, v. 785s.). Rendu fou de douleur par cette mort, Achille obtint d’Héphaïstos par l’entremise de sa mère une nouvelle panoplie et se rua comme un furieux au combat, redressant la situation compromise de la coalition Achéenne. Dès lors, Achille ne se maîtrise plus et commet à plusieurs reprises de véritables actes contraires à l’éthique guerrière. Les massacres en eux-mêmes ne sont pas à prendre en compte si ce n’est quelques épisodes développés qui confèrent à Achille un 169 caractère abject . Après avoir échoué à affronter Hector du fait de l’intervention d’Apollon, Achille abat d’autres Troyens, « puis il eut Trôs, fils d’Alastor. Celui-ci vint se mettre devant ses genoux, ayant quelque espoir que, si Achille le prenait, il l’épargnerait bel et bien et le laisserait partir avec la vie » … Mais Achille « n’était point doux de cœur. Trôs de la main lui touchait les genoux, voulant le supplier. Mais l’autre de son épée le frappa au foie » (XX, v. 460ss.). Plus avant, Achille trouve sur sa route un guerrier, Lycaon, fils de Priam, épuisé et ayant déposé les armes pour reprendre des forces sur les bords du fleuve ; ce Lycaon avait été antérieurement capturé par Achille et relâché contre rançon. Rentré à Troie, Lycaon par malchance se retrouve 168

G. Dumézil, 1985a, p. 89-90 ; en l’occurrence, la puissance d’Achille se reverse sur Ajax ! 169 G. Dumézil, 1985a, p. 175ss., 186-189, 206-210 ; F. Blaive, 1996a, p. 50ss. ; C. Mauduit, 2006, p. 95-103.

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face à Achille qui s’en étonne et veut cette fois-ci se débarrasser de ce revenant. Dans un premier assaut, Achille assure mal son coup et Lycaon peut se jeter à ses pieds. D’une main il saisit les genoux d’Achille en le suppliant, disant : « Je suis à tes genoux, Achille. Et toi, que le respect t’arrête, et la pitié. Je suis pour toi l’égal d’un suppliant digne qu’on le respecte … Ne me tue pas : je ne suis pas sorti du même ventre qu’Hector … » (XXI, v. 80 ss.). Mais d’une voix implacable, Achille lui répondit : « Quel enfant tu fais ! … aujourd’hui, il n’en est pas un (Troyen) qui puisse échapper à la mort … Allons, mon ami, meurs, toi aussi. » (XXI, v. 120ss.) Impitoyable, Achille tire son glaive et exécute le jeune homme. Puis il jette le corps dans le fleuve en raillant : « Repose là maintenant avec les poissons. Ta mère ne te mettra pas sur le lit pour sangloter sur toi. Les tourbillons du Scamandre t’emporteront dans le large sein de la mer. Quelque poisson … bondira et mangera la graisse de Lycaon » (XXI, v. 130ss.), soit l’insulte suprême faite à un cadavre qui ne peut ainsi recevoir les honneurs funèbres lui assurant l’accès à l’au-delà. A lui seul ce haut fait pourrait être considéré comme un péché contre la deuxième fonction, mais Achille, entre la mort de Trôs et celle de Lycaon, avait déjà marqué sa résolution de s’abstraire de l’humanité en rassemblant « douze jeunes gens vivants pour le prix du sang de Patrocle, mort » (XXI, v. 30s.), en prévision du sacrifice humain monstrueux qu’il avait juré d’exécuter pour honorer son ami défunt (XVIII, v. 350ss.). Douze morts au combat sont un fait normal mais un sacrifice humain n’est-il pas une barbarie sacrilège, allant contre les lois de la guerre ? Poursuivant son œuvre de mort avec encore plus d’acharnement, Achille saute dans les eaux du Scamandre qui roulent déjà maints cadavres et s’emploie à en augmenter sans trêve leur nombre. Le fleuve se met alors en colère et se dresse contre lui (XXI, v. 235-330), appelant à son aide le Simoïs pour châtier Achille qui prend peur et doit prendre la fuite, pourchassé par un puissant mascaret. Malgré Athéna et Poséïdon qui soutiennent ses forces, Achille court un grand danger et c’est seulement le contre-feu d’Héphaïstos appelé en renfort par Héra qui permet à Achille de s’échapper du cours du fleuve, le Xanthe reconnaissant la supériorité divine des Olympiens. Dès lors Achille peut reprendre sa chasse à travers la plaine de Troie et rabattre les Troyens vers la ville. B. Sergent pense pouvoir reconnaître dans les trois fils de Priam : Polydoros, Lycaon et Hector tués successivement par Achille les membres 170 dissociés d’un adversaire triple , mais il faut remarquer que le dernier d’entre eux – Hector - est tué dans un épisode autrement signifiant, et ne peut faire partie du trio. Cette trilogie est d’ailleurs explicitement dénoncée par l’une de ses composantes (Lycaon) qui espère échapper à la mort en disant qu’il n’est 170

B. Sergent, 1999b, p. 166-167.

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pas issu de la même mère qu’Hector ! En outre, à aucun moment, Achille ne prend peur face à ces adversaires comme Indra a pu l’éprouver face à Vrtra. Il faut alors peut-être proposer que la structuration indienne ait été organisée différemment, et de manière inverse en Grèce homérique. En identifiant dans la peur éprouvée par Achille face aux fleuves divins coalisés contre lui, on peut avoir l’équivalent de celle d’Indra face à Vrtra grandissant démesurément. Dans l’intervention des dieux (et surtout d’Héra et d’Héphaïstos) auprès du fleuve, on aurait la réplique de la négociation des dieux avec le monstre ; enfin les manquements d’Achille à la morale guerrière déjà évoqués constitueraient la transgression des idéaux de la deuxième fonction dont Indra s’est rendu coupable en abattant Vrtra. G. Dumézil avait toutefois repéré dans la geste d’Héraklès un déroulement plus conforme au « modèle » indien. Après avoir dérobé des troupeaux du roi qui lui refusait sa fille, Heraklès quant à lui aurait attiré dans un traquenard le fils du roi, Iphitos, et s’en serait traîtreusement débarrassé. Zeus fit alors vendre Heraklès comme esclave pour manquement à la morale 171 guerrière . Le déroulement de l’Iliade, résolument conflictuel, n’offrait sans doute pas autant que la geste d’Héraklès de possibilités d’organiser de façon équivalente l’argumentaire, du fait que le Fleuve n’avait guère de raison de s’attaquer à Achille tant que celui-ci n’avait pas souillé, de manière sacrilège, ses eaux. De plus, dans cette hypothèse précise, le Fleuve d’essence divine est bien distinct des dieux Olympiens qui intercèdent en faveur du héros, et l’on y retrouve plus étroitement les correspondances du texte indien.

3 – Contre la troisième fonction Finalement, Indra commet une troisième faute qui met à mal la troisième fonction indo-européenne. « Et lorsque Sakra, ayant revêtu l’apparence (rupam) de Gautama [un sage], eut violé Ahalya [l’épouse de Gautama], alors, lui, l’Indra des dieux, fut dépouillé de sa beauté. La grâce de tous ses membres, qui charmait tant les âmes, quitta l’Indra des dieux, souillé, 172 et entra dans les deux Nasatya » . La beauté est donc bien un marqueur de la troisième fonction, d’autant que la mort de Nakula, un des deux Nasatya, sur 173 le chemin du mont Meru est due à sa satisfaction de son apparence . G. Dumézil a mis en parallèle l’épisode d’Héraklès époux de Déjanire, ce qui ne 171

G. Dumézil, 1985a, p. 101-102. G. Dumézil, 1985a, p. 90. 173 MBh., XVII, § 2 : le héros Nakula tombe à son tour. Bhima questionne à nouveau Yudhisthira : pourquoi ce Nakula qui n’avait jamais manqué à son dharma et qui était d’une beauté incomparable est-il tombé à terre ? Réponse : Nakula se disait qu’il n’y avait personne au monde qui l’égalait en beauté et qu’il leur était supérieur à tous. C’est pour cela qu’il est tombé. 172

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l’empêche pourtant pas de multiplier les aventures sexuelles, et le conduit à vouloir épouser sa nouvelle concubine Iolaos. Ce péché de troisième fonction pousse Déjanire à se venger en lui envoyant la tunique souhaitée par Héraklès, imprégnée préalablement du sang empoisonné du centaure Nessus. L’ayant revêtue, le contact provoque une altération douloureuse de l’enveloppe 174 corporelle du héros, qui le détermine à s’immoler par le feu . Pour sa part Achille poursuit de sa vindicte Hector, le défenseur de 175 Troie, et avec l’assistance déloyale d’Athéna parvient à l’abattre . Mourant, Hector le supplie alors de ne pas abandonner son cadavre aux chiens et de le rendre à ses parents pour des funérailles dignes de son statut. Achille inflexible l’outrage superlativement en lui annonçant qu’il va au contraire abandonner son corps aux chiens et aux oiseaux qui le dévoreront tout entier (Iliade, XXII, v. 338-354). Il ne s’agit pas d’une faute sexuelle mais là encore d’un sacrilège indigne d’un guerrier à l’encontre d’un mort et de ceux qui l’ont enfanté, 176 Priam et Hécube . Il mettra cette menace à exécution, en en aggravant le caractère infâmant puisque « à l’arrière des deux pieds, il lui perce les tendons entre cheville et talon ; il y passe des courroies, et il les attache à son char, en laissant la tête traîner. Puis il monte sur le char … d’un coup de fouet, il enlève ses chevaux … un nuage de poussière s’élève autour du corps ainsi traîné » (XXII, v. 396-401). Périodiquement Achille renouvelle ce traitement outrageant que les dieux eux-mêmes condamnent puisqu’ils protègent le cadavre afin que ces mauvais traitements ne défigurent pas le corps (Iliade, XXIV, v. 14-21). Achille rendra finalement à Priam le corps de son fils intact, mais ce n’est pas faute d’avoir essayé de le mutiler et de le défigurer. Et donc de détruire sa beauté, marqueur de la troisième fonction, en particulier chez 177 les Nasatya . Il est d’autant plus symptomatique qu’Hector prophétise alors

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G. Dumézil, 1985a, p. 102-104. On notera que le cocher de Karna, Salya, s’engage à l’assister ou à poursuivre son œuvre si Karna vient à être tué (MBh. VIII, § 87); or Salya secrètement approuve la cause d’Arjuna, et n’intervient pas dans ce combat, ne se manifestant qu’après la mort de Karna pour emmener le char (§ 91), voir commentaire de M. Biardeau, 2, p. 384385 ; on peut y voir un écho de l’action d’Athéna qui a pris l’apparence de Déiphobe pour persuader Hector d’engager le combat contre Achille, et disparaît lors de l’assaut final (Il. XXII, v. 226-305). Auparavant, Apollon a soutenu Hector avant que la balance du Destin ne penche inexorablement en défaveur du Troyen, tout comme, un long moment dans la bataille, Karna semble prendre l’avantage sur un Arjuna hésitant. 176 G. Dumézil, 1985a, p. 92-93 ; C. Mauduit, 2006, p. 104-106. 177 E. Pirart, 1995, p. 267 : RS. 1.120.6 « ô Asvin, vous êtes deux yeux dans ma maison, ô maîtres de la beauté » ; p. 266 : RS. 1.157.4 « ô Asvin, … effacez nos imperfections physiques » ; S. Wikander, 1957, p. 66-96, p. 70 (ressemblance avec les Açvins, notamment quant à la beauté) ; G. Dumézil, 1968, p. 65 ; noter en particulier que Nakula se vantait de sa beauté, faute qui lui vaudra de ne pas atteindre 175

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qu’Achille connaîtra bientôt une mort tout aussi honteuse ; ce sera celle que lui infligera le représentant par excellence de la troisième fonction, Pâris, à l’aide de son arme « déloyale », l’arc. En le blessant au seul endroit non immunisé par Thétis, le talon, la flèche tirée par Pâris provoqua la mort 178 d’Achille . L’enchaînement des causes et des effets est tout aussi inéluctable dans le cas d’Héraklès que dans celui d’Achille. Et donc le héros achéen s’inscrit parfaitement dans le cadre dumézilien du guerrier triplement 179 pécheur . Guerrier paradigmatique, Achille est également le chef d’un contingent, celui des Myrmidons, dont le nom « les fourmis » selon l’étymologie populaire évoque bien l’idée de corps innombrable, mais dont l’étymologie scientifique « la force » permet plutôt de les comparer aux éléments tempétueux (apanage de Vayu) indifférenciés à l’instar des Maruts, qui 180 escortent Indra . Ils sont comparables en cela aux Celeres romains voire aux corps des Harii germaniques ou des « devoti » celtes, apparentés au 181 Männerbund aryen . Indra/Vayu et Achille/Myrmidons prennent donc place aux côtés de Bhima/Ajaces pour représenter complètement la deuxième fonction guerrière tant en Inde que dans la plaine de Troie. Le portrait comparé d’Achille et Arjuna doit enfin s’intéresser à deux points particuliers, même s’il faut encore faire appel à des traditions non exploitées dans l’Iliade. L’une d’elles fait d’Achille l’époux d’Hélène dans un 182 Autre Monde, l’Ile Blanche . En le consacrant comme époux de la Reine pour le sommet du mont Meru (MBh. XVII, § 2) ; S. Wikander, 1957, p. 71-72 (le plus beau des héros), 73-74 ; G. Dumézil, 1968, p. 56, 65. 178 Iliade, XXII, v. 358-360 : « Prends garde seulement que je ne sois pour toi le sujet du courroux céleste, le jour où Pâris et Phoebos Apollon, tout brave que tu es, te donneront la mort devant les portes Scées » ; B. Sergent, 1998, p. 78-83 (f/ Rois de Troie); il est à remarquer que, après la mort de Karna, Kunti révèle aux Pandava qu’il était leur frère, ce qui afflige Yudhisthira et ses frères qui pratiquent alors les rites des trépassés en l’honneur de Karna, MBh. XI, § 26-27. 179 G. Dumézil, 1985a, p. 71s., -105 (pour le monde indien) ; B. Sergent, 1999b, p. 185ss. ; on notera aussi que Bhima meurt pour s’être vanté de sa force et qu’Arjuna décède pour s’être cru un héros et avoir méprisé les autres archers (MBh. XVII, § 2), l’hybris étant une faute traditionnelle des représentants de la deuxième fonction. 180 B. Sergent, 1998, p. 130-131 ; J. Pokorny, 1959, p. 749. 181 S. Wikander, 1938 ; G. Dumézil, 1985a, p. 153-155 ; différents des bersekir qui sont des ensauvagés individuels, G. Dumézil, 1985a, p. 205-215 ; B. Sergent, 1995c, p. 295, § 249. 182 Nicandre d’après Antoninus Liberalis, Mét., XXVII, 4 ; voir M. Roussel, 1991, p. 210-211 ; Proclus, Chrestomathie, 172 Severyns ; Pindare, Ném. IV, 49-50 ; Euripide, Andromaque, 1260-1262 ; Quintus de Smyrne, Suite d’Homère III, 770-777 (Poséidon promet une île divine dans la Pont Euxin pour Achille) ; E. Severyns, 1928, p. 322 (Ethiopide résumé par Proclos) ; discussion de C. Cousin, 2012, p. 145-146.

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l’éternité, alors même qu’il ne pouvait du fait de son jeune âge avoir concouru à sa main face à Ménélas, cette tradition l’érige véritablement en équivalent 183 d’Arjuna/Kiritin « le Couronné », le préféré de Draupadi . Et même si l’occasion est de tonalité différente puisque les jeux qu’il organise sont destinés à honorer son ami personnel Patrocle, on rappellera qu’Achille arbitre la victoire d’Agamemnon comme champion de la lance (Iliade, XXIII, v. 887897). Achille est naturellement le président du concours, mais il prend de ce fait le pas sur Agamemnon. Tout en étant le principal représentant de la deuxième fonction, guerrière, il n’en acquiert pas moins un statut légèrement différent de celui des autres guerriers. Ceci correspond peut-être aussi au fait que, de tous les héros qui auraient concouru à la main d’Hélène, il est le seul à jouir d’une ascendance divine par sa mère Thétis, tout comme Arjuna descend directement d’Indra, et non par le biais d’autres divinités représentant une partie d’Indra comme ses frères (Yudhisthira, Bhima, Nakula et 184 Sahadeva) . De cette situation, on peut sans doute rapprocher celle de Cu Chulainn, le fils du dieu Lug. En conclusion des points communs à Achille et Cu Chulainn, B. Sergent a bien signalé que, tout en vénérant le roi des Ulates, Conchobar, dont il est le champion, Cu Chulainn a pu être qualifié de roi des 185 guerriers d’Irlande .

4 – Mort de l’Adversaire Par ailleurs, il faut revenir sur la comparaison proposée entre Indra/Arjuna et Achille. G. Dumézil a bien mis en évidence les fautes d’Indra affectant les trois domaines fonctionnels, et l’on a proposé de les identifier dans l’action d’Achille au cours de l’épopée. Mais si l’on est capable de détecter chez Arjuna une faute contre la première fonction, le Mahâbhârata ne semble pas réellement charger Arjuna de fautes contre les deuxième et troisième fonctions idéologiques. Indépendamment des condamnations portées contre Bhima pour avoir transgressé la « loi du guerrier » contre Duhsasana et Duryodhana qui étaient ses ennemis mortels, Arjuna ne paraît pas avoir lui-même contrevenu à son idéal de guerrier. L’adversaire qui lui est dévolu est par excellence Karna et il s’est engagé à l’éliminer mais, dans le 183

MBh. XVII, § 2 (Yajnaseni/Draupadi avait un penchant prononcé pour Dhananjaya/Arjuna, justifiable par le fait que le héros l’avait conquise lors du concours organisé pour son mariage) ; N.J. Allen, 1999b, p. 403-418. 184 G. Dumézil, 1968, p. 55-56 ; N.J. Allen, 1999b. 185 B. Sergent, 1999b, p. 146 (Chr. Guyonvarc’h, La mort de Cu Chulainn, Ogam, 13, 1961, p. 507-520 (version B) et F. Le Roux, Aspects de la fonction guerrière chez les Celtes, Ogam, 17, 1965, p. 184-185 ; ainsi que note 64 référençant la primauté qui s’étend à la femme de Cu Chulainn : F. Le Roux, cité, p. 185 (Fled Brecrend, § 89).

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combat final, il semble incapable de prendre le dessus comme s’il était 186 paralysé intuitivement par le fait que c’est son demi-frère . En revanche Karna n’éprouve absolument aucune restriction psychologique, ce qui lui permet d’être à plusieurs reprises en mesure de l’emporter définitivement. Il faut à Arjuna les incitations continues de Krsna, de Bhîma, à se montrer digne de sa vocation et à respecter le serment fait à Yudhisthira pour le décider à 187 déployer toute sa valeur . Et quand la roue du char de Karna s’enfonce dans le sol, le déséquilibrant et le mettant en position d’infériorité, on pourrait considérer que le fait pour Arjuna d’en profiter pour submerger d’assauts répétés son adversaire diminué va à l’encontre de la morale guerrière ; c’est d’ailleurs ce que le guerrier Kaurava estime : Karna « voudrait qu’Arjuna renonce aux hostilités, que ne pratiqueraient d’ailleurs que les hommes de rien, pendant qu’il est en difficulté. Le fils de Kunti est réputé et ne saurait se conduire comme un homme de rien. Karna énonce tous les cas où un guerrier ne doit pas faire usage de ses armes … Et Arjuna connaît le dharma des combats. Il ne redoute rien de lui ni de Vasudeva en cette affaire. Qu’il 188 patiente seulement un instant » . Mais le Mahâbhârata insiste bien sur les fautes déterminantes de Karna qui le condamnent, précisément à cette occasion. Karna n’a aucun droit à une quelconque mansuétude de la part d’Arjuna comme Krsna Vasudeva le lui rappelle : « Quelle chance, Radheya (Karna), que tu te souviennes du dharma en ce cas. D’une façon générale, les hommes de peu blâment le dharma quand ils sombrent dans l’infortune, jamais leurs propres mauvaises actions. Quand toi-même, Duryodhana, Duhsasana et Sakuni fils de Subala avez fait venir Draupadi avec un seul vêtement dans la sabha, à ce moment-là le dharma ne t’est pas apparu. Quand l’expert aux dés Sakuni a vaincu Yudhisthira qui n’y connaissait rien dans la sabha, où donc était ton dharma ? Quand, au bout des treize ans d’exil dans la forêt, tu ne lui 189 as pas rendu sa royauté, où était donc ton dharma ? » . Parallèlement, dans l’Iliade, Achille se fait lui-même le porte-parole des griefs envers Hector : « il n’est pas possible que nous nous aimions, toi et moi. Souviens-toi de tout ce que tu as de valeur. Aujourd’hui, tu vas payer, tous à la fois, les chagrins que j’ai pour mes compagnons que tu as tués » (Iliade, XXII, v. 261-272). Contrairement au Mahâbhârata où la « vengeance » d’Arjuna tend à restaurer le dharma bafoué par les Kaurava, la vengeance d’Achille est ponctuellement provoquée par un malheur qui l’a personnellement atteint même s’il y agrège

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MBh., VIII, § 86 (Biardeau, 2, p. 369 : Dasarha/Krsna prépare Arjuna au combat contre Karna ; il n’est plus question de se dérober). 187 MBh., VIII, § 89-91 (Biardeau, 2, p. 372-373, 376-379 : Arjuna sermonné par Bhîma, par Krsna/Vasudeva). 188 MBh., VIII, § 90-91 ; M. Biardeau, 2, commentaire p. 384s. 189 MBh. VIII, § 91.

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la mort des autres Achéens , même s’il faut la replacer dans un contexte plus général où Hélène a été enlevée, Ménélas bafoué par l’ambassadeur Pâris, et Hélène non restituée après le duel perdu par Pâris ! Quant à Hector, il n’a pas désavoué son frère, laissant ainsi la guerre illégitime se prolonger. Karna est justement condamné et Arjuna n’encourt en rien le moindre blâme même s’il semble aller à l’encontre du dharma du guerrier en profitant de la faiblesse passagère de son adversaire. Il s’agit toutefois en l’occurrence d’une faute contre la deuxième fonction mise en œuvre et justifiée par le Divin luimême. Le destin de Karna était scellé et si, de colère, il lutte comme un désespéré, il en est bien conscient. Tout comme Hector le constate après que Déiphobe (Athéna) se soit éclipsée au moment où il perd sa javeline : « Ah ! je le vois bien, les dieux m’ont appelé à la mort. … Mon destin vient à ma rencontre. Mais vrai, je ne saurais périr sans glorieusement besogner » (Il. XXII, v. 297-303). D’Arjuna à Achille, la comparaison s’avère ainsi atténuée, biaisée, partielle même si elle prend place dans un cadre unique, le Poète étant souverain dans la sélection et l’agencement des parties de l’argument pour intégrer la dimension humaine dans l’épopée.

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On pourrait cependant mettre en parallèle la mort du fils d’Arjuna, Abhimanyu, sous les coups conjugués de plusieurs guerriers Kaurava (Karna, Drona, Dauhsasan, MBh. VII, § 48-49 (Biardeau, 2, p. 146-147 : § 49, v. 21-22 « il gît seul tué par les six grands guerriers qui avaient Drona et Karna à leur tête. A notre avis, cela n’était pas conforme au dharma »), et celle de Patrocle tué par Euphorbos, Hector, assistés d’Apollon (Iliade, XVI, v. 788-822).

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Chapitre 3 ULYSSE, l’un des deux « dans les jumeaux, ces hommes éminents, est la pure obéissance à leurs supérieurs » (MBh. II, 73) Des personnages distingués par Priam et Hélène du haut des remparts de Troie, on a attribué Agamemnon à la première fonction, puis naturellement Ajax à la deuxième fonction. Restent deux hommes nommés susceptibles de représenter la troisième fonction, Ulysse et / ou Idoménée. Même si l’armée achéenne semble un lieu peu propice à l’illustration de cette fonction régulièrement dévolue à la prospérité matérielle, à l’abondance, il n’en faut pas moins garder à l’esprit que fréquemment la troisième fonction s’incarne dans un couple, jumeaux ou assimilés. C’est en effet la représentation idéale 191 de la fécondité, et donc de la prospérité . Dans le RigVeda, ce sont les Açvin ou Nasatya. Dans les hymnes, ils sont systématiquement appelés sous la forme duelle les Açvin/Nasatya, et plusieurs textes les comparent aux deux yeux, aux deux oreilles, aux deux mains, etc… pour témoigner de leur caractère 192 inséparable mais aussi complémentaire . C’est également sous cette forme duelle que l’on trouve cités les Nasatya dans le traité de Bogazkoï au XIVe 193 siècle av. J.C. . Les travaux de S. Wikander, de G. Dumézil ont montré que dans cette catégorie prennent également rang les Dioscures grecs ou les 194 Castores romains . Le paradigme de la gémellité connaît cependant des variantes instructives dans le monde indo-européen puisque, chez les Scandinaves, la troisième fonction s’incarne dans les personnages de Njordr 195 et Freyr, respectivement père et fils . Plus qu’à la gémellité physiologique, peut-être faut-il alors faire référence à la notion complémentaire de paire ou

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V. Dasen, 2005, p. 22s., 58s., 184-190 ; G. Dumézil & B. Sergent, 2011, p. 649 ; A. Meurant, 2000, p. 45 et n. 145-148 ; p. 64-65 ; F. Frontisi-Ducroux, 1992, p. 239261, p. 240, 244-245. 192 R.V. (Langlois), II, III, 3 (p. 189), 1-7 (p. 189) ; IV, XVI, 1-3 (p. 302) ; A. Bergaigne, 1883, section IV : « Le couple des Açvins », p. 494, unis mais paraissant parfois distingués l’un de l’autre ; p. 503 ; E. Pirart, 2001, RS. 2.39.5 (p. 47-8) ; RS. 2.39.6 (p. 51) ; RS. 2.39.7 (p. 52-3) ; F. Frontisi-Ducroux, 1992, p. 239-261, p. 251. 193 Pour le traité retrouvé à Bogazkoï, voir G. Dumézil, 1977, p. 24-26. 194 S. Wikander, 1957, p. 66-96 ; G. Dumézil, 1968, p. 73-89. 195 S. Wikander, 1957, p. 66-96 ; G. Dumézil, 1977, p. 38, 44-46 ; id., 1968, p. 87-89; 621-622 ; id., 1994, p. 130-141 ; id., 1985b, p. 109 ; G. Hily, 2012, p. 80s. ; D. Gricourt & D. Hollard, 2010, p. 27-69 ; B. Sergent, 1992a, p. 205-237/238.

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de couple qui, par la multiplication de l’unité, peut évoquer l’abondance 196 factuelle . Si l’on s’intéresse au Mahâbhârata, la famille des Pandava compte également un couple de jumeaux masculins, Nakula et Sahadeva, descendants 197 des Asvin invoqués par Madri, la deuxième épouse de Pandu . L’épopée narre le conflit des Pandava et de leurs cousins Kaurava, dans lequel une grande partie du récit est consacrée à leurs affrontements, au cours desquels la figure féminine Draupadi est absente même si elle est le sujet du conflit, tout comme Hélène de Troie. Si les cinq fils de Pandu se distribuent sur les trois fonctions, ils n’en sont pas moins tous des ksatriya, soit des guerriers, 198 Nakula et Sahadeva compris . Il n’est donc pas aberrant de leur rechercher des équivalents dans l’armée achéenne présente sous les murs de Troie. L’hypothèse d’y reconnaître Idoménée et Ulysse, précisément distingués par Priam et identifiés par Hélène, peut donc être soumise à l’examen. Et ceci d’autant plus que, dans la foulée, Hélène déplore de ne pas voir « les ordonnateurs du peuple des guerriers, Castor et Pollux, mes propres frères » (Il., III v. 230ss.). Ce rapprochement contextuel n’est peut-être pas fortuit !

A – Idoménée et Ulysse Dans l’Iliade, Idoménée fait fréquemment partie du conseil qui entoure 199 Agamemnon, et l’une de ses épithètes fréquentes est « à la lance fameuse » . Même s’il brille moins que Ajax, Achille, voire Diomède, il n’en est pas moins un guerrier émérite qui abat nommément une demi-douzaine de guerriers 200 troyens, en l’absence d’Achille . Ulysse de son côté est crédité d’une 196

A. Meurant, 2000, p. 26ss. ; voir R. Kuntzmann, 1982, p. 2-29, p. 6-8 ; D. Briquel, 2008, chap. 3 « Spurius Larcius et Titus Herminius », p. 43-62, 50-51. 197 M. Biardeau, 1, p. 228, livre I, § 124 : « Madri lui [Kunti] demanda de partager avec elle son don. Madri décide seule et appelle les dieux jumeaux, les Asvin, qui vont ainsi lui donner deux fils jumeaux, Nakula et Sahadeva. La voix annonce qu’ils seront braves et dotés d’une grande beauté » ; et commentaire p. 236 ; G. Dumézil, 1968, p. 56-57, 76. 198 G. Dumézil, 1968, p. 68 : « les Pandava sont des frères et leur famille appartient à la classe des ksatriya ; dans leurs revendications, comme dans les actes par lesquels ils les soutiennent, ils sont des ksatriya typiques ; ils sont tous engagés dans l’immense bataille » ; p. 70 : « les cinq Pandava, malgré leurs orientations fonctionnelles, sont uniformément des ksatriya ». 199 Iliade, II, v. 645 et 650 ; XIII, v. 210, v. 476, même s’il n’est pas le seul à recevoir ce qualificatif (Il., XI, v. 396 et 401 : Ulysse est ainsi qualifié) ; figure parmi les membres du conseil d’Agamemnon : II, v. 405 ; X, v. 53 ; Idoménée qualifié de « bon conseiller des Crétois » (XIII, v. 219, v. 255). 200 P. Wathelet, 1989, p. 53-54 ; Iliade, XIII, v. 363 (Othryonée), v. 387-388 (Asios), v. 428-441 (Alcathoos), v. 506 (Oïnomaos).

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quinzaine de victimes lors des combats et affronte systématiquement ses adversaires à la pique et à l’épée. Dans cette manière de combattre les deux héros ne se distinguent aucunement de la plupart des guerriers achéens. Par ailleurs Idoménée est presque toujours caractérisé comme le chef des Crétois et, sous les remparts de Troie, Ulysse est assimilé à un bélier menant son 201 202 troupeau . Hormis ces deux chefs de contingents peu caractérisés , seuls Achille et Patrocle semblent réellement être à la tête d’un corps de troupe homogène et indifférencié, « les Myrmidons », dans l’acception de corps de 203 bataille spécifique tels les Maruts ou les Celeres . Par conséquent, les Dioscures, et au moins Ulysse, ont pour compétence la direction des simples soldats du rang. Il y a donc là une indication pour caractériser des héros menant un ensemble d’hommes, signalement de nombre qui est en soi une 204 manifestation de la troisième fonction . On en a d’ailleurs une illustration significative avec l’épisode de Thersite au chant II. Lors d’une assemblée convoquée par Agamemnon pour décider de la suite à donner aux opérations militaires, les avis au sein de l’armée sont divers. Ulysse qui avait en charge de réunir l’ensemble des Achéens pour écouter le discours du Roi, aborde les rois et les guerriers d’un rang notable et « avec des mots apaisants, il cherche à les retenir » (II, v. 188189). « Qu’il voie en revanche un homme du peuple et qu’il le surprenne à crier, il le frappe alors de son sceptre et le gourmande en ces termes : « Grand fou ! demeure en place et tiens-toi tranquille ; puis écoute l’avis des autres : tu n’es, toi, qu’un pleutre, un couard ; tu ne comptes pas plus au Conseil qu’au combat » (v. 198-202). Ainsi il parle en chef et remet l’ordre au camp » (v. 207). Or un homme de troupe, Thersite, se fait le porte-parole des rancoeurs de l’armée vis-à-vis d’Agamemnon et adresse au roi des critiques fort 201

Iliade, III, v. 196-198 : « il va, tout comme un bélier, parcourant les rangs de ses hommes. Il m’a tout l’air du mâle à l’épaisse toison en train de passer en revue son grand troupeau de brebis blanches » ; Idoménée qualifié de « chef des Crétois », Il., IV, v. 265 ; XIII, v. 221, 259, 274, 304, 311 ; voir J. Orgogozo, 1949b, en part. p. 146 : « le berger est aussi le roi de son troupeau ». 202 Sur les différentes composantes des populations crétoises, Iliade, v. 645-651 (aux cent villes) ; P. Faure, 1980, p. 63-66. 203 G. Dumézil, 1985a, p.153-160 ; R. Schilling, 1979, p. 338-353, en part. p. 348ss. ; les Myrmidons comparés à une horde de loups (Il., XVI, v. 156-163) ; et A. SchnappGourbeillon, 1981, p. 51-52 ; B. Sergent, 1995c, § 249, p. 295 ; p. 296 (fréquence des noms formés sur celui du loup). 204 Le terme laos désigne le peuple, et les simples soldats, voir P. Chantraine, 1999, s.v. λαοσ, p. 619-620 ; M.J. Coquin, 2007, p. 459-465 ; le nom de l’homologue ombrien de Quirinus, - Vofionus -, peut être l’aboutissement phonétique rigoureux d’un *Leudh-yono « patron de la masse », voir G. Dumézil, 1954, p. 225-234 ; id., 1974, p. 160-161, 170-172 ; id., 1977, p. 179 ; voir aussi G. Dumézil & B. Sergent, 2011, p. 663 ; B. Sergent, 1995c, § 288, p. 334-335.

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instructives : « Allons ! Fils d’Atrée, de quoi te plains-tu ? de quoi as-tu besoin encore ? Tes baraques sont pleines de bronze, tes baraques regorgent de femmes, butin de choix, que nous, les Achéens, nous t’accordons, à toi, avant tout autre, chaque fois qu’une ville est prise. Ou, encore un coup, as-tu besoin d’or ? … Ou bien encore d’une jeune captive pour goûter l’amour dans ses bras ? … » (v. 225-232). Manifestement la troupe n’a à l’esprit que des revendications ayant trait aux biens de consommation ! En réponse donc aux injures de Thersite proférées à l’encontre d’Agamemnon, Ulysse le renvoie à sa condition de simple homme du rang, menace de l’exclure de l’assemblée et lui inflige un châtiment outrageux : « de son sceptre, il le frappe au dos, aux épaules. L’autre ploie l’échine, et de grosses larmes coulent de ses yeux ; une bosse sanguinolente a sailli sur son dos au choc du sceptre d’or. … et, malgré 205 tout leur déplaisir, les autres à le voir ont un rire content (v. 264-270) ! Ayant ramené le calme par un exemple, Ulysse manifeste ainsi clairement sa fonction d’ « ordonnateur du peuple des guerriers », à l’instar des Dioscures évoqués par Hélène. Mais pour quelle raison peut-on s’autoriser à constituer un couple d’Ulysse et Idoménée, et à le rapprocher de Castor et Pollux ? Ces derniers ayant été comparés aux Açvin et aux jumeaux Pandava, il convient de préciser les arguments de la confrontation. Couple plus ou moins artificiellement constitué pour représenter la troisième fonction, les Pandava nés des Asvin se distinguent parmi les fils de Pandu à deux niveaux. D’une part ces deux mâles sont nés par délégation de Pandu, par l’intermédiaire des Asvin, mais de la deuxième épouse de Pandu, Madri. Kunti, la première épouse, avait été favorisée de la possibilité d’évoquer des dieux pour donner des fils à son époux empêché ; après lui avoir procuré Yudisthira, Bhima et Arjuna, et, Pandu souhaitant une dernière descendance, 206 elle refusa une nouvelle grossesse . Mais pour faire face au mécontentement 205

F. Vian, 1959, p. 21, § 6 : « selon les Palaioi, Ulysse dans l’Iliade n’aurait pas frappé Thersite s’il avait été noble » ; et note 8 : la stasis qui s’élève parmi les Achéens (entre Achille et Diomède) après la mort de Thersite (Proclos) serait une simple dissension entre deux chefs, appuyés de leurs laoi respectifs. 206 MBh. I, § 124 (M. Biardeau 1, p. 228) ; refus signifié pour n’être pas considérée comme une prostituée, voir Mahâbhârata oral, p. 89-90 (malgré le contre-modèle de Madhavi); Draupadi fut elle-même traitée de prostituée par les Kaurava pour avoir cinq époux (MBh. II, § 67-68 (Karna) ; Kunti a accepté 3 époux divins mais non 4 et a délégué à Madri le soin de procurer un autre descendant à leur époux grâce à l’avantage dont elle dispose (s’unir à un dieu) ; Madri fait appel aux Asvin pour mettre au monde des jumeaux, symbole de fécondité ; commentaire de M. Biardeau, 1, p. 232-233 : Madri est de parenté asurique ce qui lui confère un statut inférieur, que traduit aussi son mariage par achat (MBh. I, § 113) ; G. Dumézil, 1968, p. 74-76 ; id., 1979, p. 32 (§ 29, 31), p. 33 (§ 5), p. 40 ; coïncidence (?), le fait qu’à Rome les courses sont patronnées par Jupiter, Mars, et Quirinus associé à Flora, une courtisane gage de

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de la deuxième épouse, Madri, frustrée de ne pouvoir être mère, Kunti accéda à son souhait. Elle lui délégua sa grâce et Madri, sachant que ce vœu était la dernière opportunité de ce pouvoir, implora les jumeaux Asvin (une divinité en deux personnes !) qui lui donnèrent Nakula et Sahadeva. Par rapport aux autres Pandava, ils sont donc des demi-frères appelés du même vocable générique, « Pandava », découlant du nom du père théorique Pandu mais 207 constituant en réalité une composante légèrement différente . Or les travaux des comparatistes ont montré que la société « idéale », c’est-à-dire composée des trois fonctions complémentaires, est constituée systématiquement sur ce schéma des deux premières fonctions auxquelles vient se joindre la troisième. C’est ainsi le cas pour l’Inde du RigVéda et celle 208 du Mahâbhârata ; ça l’est aussi à Rome où les Romains (pouvoir, 1e fonction) alliés aux Etrusques (puissance, 2e fonction) se heurtent aux Sabins spoliés de leurs femmes et filles qui représentent la fécondité (richesse, 3e fonction). Les Sabines épousées de force par les Romains finissent par s’interposer entre leurs pères et leurs maris, pour fonder désormais un seul 209 peuple . Chez les Ossètes du Caucase, on retrouve le même schéma puisque la famille des Aexsaertaegkatae (les Forts) et celle des Alaegatae (les Intelligents) s’opposent régulièrement à la famille des Boratae (les Riches), 210 l’ensemble constituant le peuple des Nartes . À l’autre extrémité de l’Europe, e e en Scandinavie, les dieux Ases (1 et 2 fonctions) assaillant les divinités Vanes (3e fonction) sont finalement contraints à la paix du fait de la menace 211 que les Vanes ont projetée pour se défendre . On pourrait donc considérer que tant Idoménée, chef des Crétois, qu’Ulysse, souverain d’une principauté insulaire, représentent une population îlienne et maritime, différente car extérieure aux forces continentales et

prospérité pour Rome, G. Dumézil, 1983a, p. 28-35, p. 34-35 ; id., 1974, p. 73 (Hercule gagnant au jeu les faveurs d’Acca Larentina, prostituée qui fit du peuple romain l’héritier de sa fortune). 207 S. Wikander, 1957, p. 66-96, p. 68 : fils de jumeaux (les Asvin) (yamajau) et de la seconde épouse de Pandu, Madri ; toutefois, comme les Dioscures Castor et Pollux, Nakula et Sahadeva sont parfois qualifiés de « petits-fils de Dyu », voir E. Pirart, 1995, RS. 1.182.1, p. 367-8 ; RS. 1.184.1 ; G. Dumézil, 1968, p. 65, 66-70, 73-76. 208 G. Dumézil, 1968, p. 285-287. 209 G. Dumézil, 1968, p. 290-299. 210 Dumézil, 1968, p. 48-49 [76-77], p. 457-466 (trois familles), guerre p. 504-549 ; id., 1965, p. 11 « leur nom générique dérive certainement du nom indo-iranien de l’homme héroïque, nar- » ; id., 1968, (les Nartes, les Hommes), p. 456, et p. 466, n. 1 ; G. Dumézil, 1983b, p. 82-90, 95-105. 211 G. Dumézil, 1968, p. 288-290 ; id., 1994, § Mimir et Kvasir, le décapité et le morcelé en Scandinavie, p. 19-33.

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terriennes que sont pour l’essentiel les Achéens . Même si cela contrevient quelque peu au strict principe chronologique, un écho plus tardif vient peutêtre conforter cette appréciation. Il s’agit de l’histoire « inventée » par Ulysse et servie à Pénélope au chant XIX de l’Odyssée. Ne souhaitant pas révéler son identité, Ulysse raconte : « pourquoi tenir si fort à connaître ma race ? Oh ! je vais te répondre ! … Au large, dans la mer vineuse, est une terre, aussi belle que riche, isolée dans les flots : c’est la terre de Crète, aux hommes innombrables, aux quatre-vingt-dix villes. (…) Deucalion au grand cœur m’engendra et, pour frère, j’avais le roi Idoménée qui, sur les nefs rostrales, suivit vers Ilion les deux frères Atrides. Moi, qu’on appelle Aïthon, j’étais le 213 moins âgé ; il était mon aîné par les ans et la force. » (Od., v. 166-184) . En recourant à ce subterfuge, Ulysse recrée artificiellement un couple familial et potentiellement fonctionnel, qui pourrait trouver sa justification dans le passage de la Teikoscopie iliadique. Même si Aïthôn décrit une population crétoise mêlée parmi laquelle figurent des Achéens, la référence à leur ascendance spécifiquement crétoise, - Minos, Deucalion -, caractérise bien Idoménée et Aïthôn-Ulysse comme des îliens, soit une population distincte 214 des continentaux terriens, et par force des marins . Or le char surnaturel des Asvin est à maintes reprises assimilé au navire qui leur vaut les actions de grâce de leurs fidèles en remerciement pour avoir 215 sauvé des flots le naufragé Taugrya . De même les Dioscures tant grecs que

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W.B. Stanford, 1954, p. 67 : Ulysse a quelque chose de non aristocratique, presque de non-achéen ; p. 79, note 3 : la proposition d’une origine ethnique d’Ulysse différenciée par une apparence physique est sans fondement ; de même G. Lambin, 1999, p. 149 : « on ne peut se défendre de l’impression qu’Ulysse … n’est pas des plus nobles. Son allure même a quelque chose d’ordinaire, de plébéien ». 213 Sur le nom d’Aithôn, P. Chantraine, 1999, s.v. αιθω, p. 32-33 (« brûler, feu ») ; P. Faure, 1980, p. 29 et 33 ; V. Dasen, 2005, p. 112ss. (Dioscures) la représentation différenciée des jumeaux : barbu / imberbe ; p. 115-6 tend sans doute à différencier l’humain mortel (donc atteint par l’âge) de l’immortel ; mais ce peut être aussi une indication de différence d’âge, dont une justification pourrait se trouver dans Iliade, XIII, v. 361 (Idoménée) « grisonnant » ; voir infra ; F. Frontisi-Ducroux, 1992, p. 250-252, sur la proximité des jumeaux, des frères, demi-frères, cousins, compagnons. 214 W.B. Stanford, 1954, p. 66ss., met bien en avant un héros atypique, y compris socialement, tout en récusant la théorie d’une race différente de celle des Achéens ; P. Faure, 1980, p. 27, § 5. 215 A. Bergaigne, 1883, p. 433 : char transformé en navire (vers I, 46, 8), muni d’un aviron ; oiseaux-attelage (vers IV, 45, 4), flamants nageant dans l’eau, rivières célestes considérées comme leurs chars ; personnages sauvés des eaux ou tirés d’une fosse, p. 466ss. ; p. 473 (Paura nage aidé par les Açvins : V, 74, 4) ; E. Pirart, 1995 : RS 1.30.18, p. 49 : « Car, ô habiles Asvin, votre char de voyage commun est immortel et vous pouvez vous en servir sur l’océan » ; RS 1.182.5, p. 372 ; RS 1.182.6 (Taugrya), p. 373 ; 1.182.7, p. 374 ; RS 1.118.6, p. 238 ; RS 1.112.5, p. 132 ; RS

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romains furent honorés en tant que protecteurs et sauveurs des marins, l’étoile sommant souvent leur bonnet symbolisant les feux Saint-Elme qui voltigent 216 sur les flots ou apparaissent au sommet des mâtures . On retrouve une variante de cet état de fait dans le monde scandinave, et germanique, où, dans le couple de « jumeaux », l’un est plutôt terrien alors que l’autre a des affinités 217 marines . Cette donnée « aquatique » est donc importante dans la caractérisation de la troisième fonction, et justifie déjà l’hypothèse de travail. Mais le fait que, dans le couple, l’un des membres apparaisse parfois plus marin que l’autre introduit une différenciation porteuse de multiples autres potentialités. Stig Wikander avait en effet mis l’accent sur le fait que les Asvin jumeaux étaient en fait issus de deux pères différents, nommés dans le RS 1.181.4 : « l’un est le fils victorieux et riche de Sumakha, l’autre est le 218 fils fortuné de Dyu » . De cette précision génétique découlent maints traits de caractère qui différencient légèrement leurs descendants Pandava : l’un Nakula est souvent caractérisé comme beau, athlétique et volontiers guerrier, quand l’autre, Sahadeva, est plus pacifique, signalé pour son intelligence et sa 219 sagesse . Cette distinction se retrouve nettement spécifiée à l’occasion de leur 1.116.4, p. 164 (Bhujyu) ; 1.116.5, p. 165 (Bhujyu) ; 1.117.14 (Bhujyu), p. 218 ; 1.117.15 (fils de Tugra), p. 218. 216 V. Dasen, 2005, p. 105-108, 115, 122 ; les Dioscures Castor et Polydeukes [Pollux] peuvent avoir été nommés à partir des mots kekasmai, « resplendir » et leukos, « brillant », voir B. Sergent, 1992a, p. 230, et F. Bader, 1986, p. XII-XIV, recherche l’étymologie de Pollux/Polydeukes dans la racine*deu-k- « voir/briller »; voir P. Faure, 1980, p. 30 (alternance l/d serait spécifique au grec mycénien de Crète : Odysseus/Olysseus, Polydeukès/Polyleukès) ; A. Meurant, 2000, p. 57 et note 195 ; F. Chapouthier, 1935, p. 131s. ; voir infra d’autres implications. 217 G. Dumézil, 1994, p. 130 ; G. Dumézil & F.X. Dillmann, 2000, p. 124s. ; et sans doute dans le monde celtique, voir D. Gricourt & D. Hollard, 2010, p. 28 ; A. Meurant, 2000, p. 48-49 ; R.V. (Langlois), I, IV, 18 (p. 115) : « votre char apportait la richesse et l’abondance à votre ami, (ce char) que traînaient un bœuf et un [squale] attelés ensemble » ; et E. Pirart, 1995, RS 1.116.18, p. 187 (un taureau et un dauphin). 218 Déjà A. Bergaigne, 1883, p. 506 : vers V, 73, 4 : nânâ jâtan (nés en des lieux différents) et vers I, 181, 4 : iheha jatâ (nés ici et là) signifient que les Acvins ont deux mères : vers X, 17, 1 et 2 : la mère est Saranyû et l’autre est la pareille de Saranyû qui la remplace comme épouse de Vivasvat quand elle est invisible ; St. Wikander, 1957, p. 66-96, p. 67 différenciés (voir aussi les jumeaux indo-iraniens Haurvatat – Ameretat, voir G. Dumézil, 1945, p. 91s., 157s.) ; E. Pirart, 1995, RS. 1.181.4 (nés diversement, l’un est fils victorieux et riche de Sumakha, l’autre est le fils fortuné de Dyu) p. 356-357 ; id., 2001, RS. 5.73.4 (nés de pères distincts, sans défauts ; la parenté commune est due à la mère) p. 238. 219 Voir l’analyse de St. Wikander, 1957, p. 66-96, p. 70-76 (étude des épithètes les différenciant, et des épisodes les mettant respectivement en situation) ; Sahadeva : est fréquemment dhiman « sage », intelligent, modeste, patient, pudique (p. 71 et 72) ; p. 73 : enseigne la justice et est réputé savant, est clairvoyant, est vertueux « nitiman » ;

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mort sur le chemin du mont Méru puisque la raison de leur décès est respectivement : « le héros Nakula tombe à son tour. Bhima questionne Yudhisthira : pourquoi ce Nakula qui n’avait jamais manqué à son dharma et qui était d’une beauté incomparable est-il tombé à terre ? La réponse est : Nakula se disait qu’il n’y avait personne au monde qui l’égalait en beauté et qu’il leur était supérieur à tous. C’est pour cela qu’il est tombé » et « Puis c’est au tour de Sahadeva de tomber à terre. C’était le fils de Madri le plus obéissant à eux tous et dénué de tout égoïsme. Pourquoi est-il tombé ? Sans hésitation, la réponse de Yudhisthira arrive : il pensait que personne n’était aussi sage 220 que lui-même. C’est pour cette faute qu’il est tombé » ! Or, le portrait dressé d’Idoménée en fait un guerrier de belle allure même s’il ne s’en vante pas, alors qu’Ulysse apparaît plutôt comme un guerrier trapu, voire ramassé et gauche, lorsque Priam le décrit : « il a bien la tête de moins que l’Atride Agamemnon. Mais il est plus large en revanche de la poitrine et des épaules » (Il., III, v. 192-194) ; et Anténor confirme cette différence d’apparence lorsqu’il décrit Ulysse approché de près dans une circonstance antérieure : « il gardait les yeux fixés à terre … tu aurais cru voir MBh. I, § 139 : « Sahadeva acquiert la science de la conduite royale – niti – de Drona et reste soumis à ses frères » et MBh. II, § 78 (ce qui le rapproche de Yudhisthira et en fait un défenseur du dharma) ; MBh. IV, § 5 : le héros Sahadeva aux manières délicates ; MBh. IV, § 10 : Sahadeva connaissait le passé, le présent et le futur des vaches, savait faire se multiplier les vaches rapidement, éviter les maladies ; MBh. IV, §13 : Sahadeva fournit à ses frères le lait, le lait caillé et le beurre clarifié (i.e. pour les actes cultuels ; II, 36 et 39 Sahadeva porte l’offrande à Krsna et en est félicité) ; MBh. IX, § 21-23 : Yudhisthira donne l’ordre à Sahadeva de tuer Sakuni, ce à quoi il parvient en le décapitant après avoir fait de même à son fils Uluka (IX, § 28) : Sakuni avait humilié Yudhisthira au jeu de dés, or la double signification du nom Sahadeva « tel un dieu » en fait un « partisan des dieux / expert aux dés », voir M. Biardeau, 2002, 1, p. 405, et 2, p. 865. Nakula : S. Wikander, 1957, p. 71 et 72 : spécialiste de la guerre, et le plus beau des héros, du monde ; MBh. I, § 139 : maître dans l’art du guerrier et spécialement du guerrier en char ; MBh. II, § 80 : quand, au moment de l’exil, (Sahadeva se barbouille le visage pour ne pas être reconnu), « Nakula le plus beau de tous, se maculait de poussière pour ne pas faire de conquête féminine en route » ; MBh. IV, § 3 : Nakula qui se distingue par sa jeunesse, sa beauté et sa vaillance ; MBh. IV, § 5 : avant d’entrer dans le royaume de Virata, les Pandava dissimulent leurs armes prodigieuses, et Nakula qui n’avait pas son égal dans sa lignée pour la beauté, le héros rugissant à l’attaque mais à la parole mesurée, au visage cuivré, Nakula monte donc à l’arbre et y dépose les armes ; MBh. XVII, § 2 : Nakula se disait qu’il n’y avait personne au monde qui l’égalait en beauté ; R. Schilling, 1979, p. 349 et 351 remarque que le juron ecastor est réservé aux femmes, en conformité avec la tradition indienne (réf. p. 349 et S. Wikander, 1957, p. 74). 220 S. Wikander, 1957, p. 73 ; MBh. XVII, § 2 (Sahadeva puis Nakula), et commentaire in : M. Biardeau, 2002, 2, p. 723-724 ; A. Meurant, 2000, p. 72-73.

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un homme qui a perdu l’esprit mais, à peine avait-il laissé sa grande voix sortir de sa poitrine, ... , aucun mortel alors ne pouvait plus lutter avec Ulysse, et 221 nous songions moins désormais à admirer sa beauté » (III, v. 215-224) . Certes la comparaison s’établit dans ce passage entre Ménélas et Ulysse, mais celui-ci n’y apparaît pas fondamentalement caractérisé par sa prestance. Doté d’un physique avantageux, Idoménée semble donc pouvoir être comparé sur ce point à Nakula. Moins impressionnant, Ulysse présente en revanche une caractéristique qui est son apanage : celle d’être crédité d’une « intelligence digne de celle de 222 Zeus », d’une éloquence et d’une souplesse d’esprit sans égale . En cela il est directement comparable au sage Sahadeva. Tout comme celui-ci assiste le souverain Yudhisthira dans la gestion du royaume, est connu pour ses aptitudes intellectuelles, et possède de ce fait des qualités relevant de la première fonction, Ulysse est fréquemment aux côtés d’Agamemnon pour 223 l’assister ou le conseiller . Dans le même temps, Nakula assiste 221

Iliade III, v. 210-211 (comparaison entre Ménélas (dépassant de ses larges épaules) et Ulysse (assis, plus imposant) ; l’attitude hésitante d’Ulysse est reprise chez des auteurs tel Triphiodore, La prise d’Ilion, v. 111-119 ; « De l’autre côté, comme un dieu, Idoménée se dresse parmi ses Crétois » (Iliade, III, v. 230) ; IV, v. 253 : Idoménée, pareil pour la vaillance à un sanglier ; XIII, v. 330 : Idoménée dont la vaillance est pareille à la flamme » ; XIII, v. 361 : Idoménée a beau être un grison» (référence à un âge plus avancé, signalé par Ulysse en Od. XIX, v. 184) ; remarque de A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 98-99 ; chez les Vanes et les Germains, la différence d’âge est encore plus notable puisqu’il s’agit d’un père et de son descendant. 222 Iliade, II, v. 169 et 636 ; X, v. 137 (pensée égale à celle de Zeus) ; d’ailleurs Ulysse est « cher à Zeus » (X, v. 527 ; XI, v. 419 et 473) ; son qualificatif autrement le plus courant est polumètis « ingénieux, ou industrieux » (I, v. 440 ; III, v. 200 et 216 ; IV, v. 329 et 349 ; X, v. 382, 400, 423, 488, 554 ; XIV, v. 82 ; XIX, v. 154, 215) auquel on peut rattacher « poikilomètis » (XI, v. 482) se référant à la souplesse d’esprit ; tandis que « polumechanos » ferait plutôt référence à l’inventivité technique, aux moyens qu’il est capable de mettre en œuvre (II, v. 173 ; IV, v. 358 ; VIII, v. 13 ; IX, v. 308) ; cette différence numérique d’attestations me semble faire pencher la balance en faveur de l’intelligence conceptuelle, l’intelligence technique intervenant dans un second temps avec le Cheval de Troie ou le radeau construit sur l’île de Calypso ! sur la conception de la mètis, M. Detienne & J.-P. Vernant, 1974, chap. I « Les jeux de la ruse » et II « La conquête du pouvoir » ; en part. p. 39 (notion de ruse associée à l’idée de multiplicité, et à celle de finesse, d’intelligence ; p. 47s. intelligence d’Ulysse est celle d’un poulpe et d’un renard. 223 Sur la fonction de conseil d’Ulysse auprès d’Agamemnon : Iliade, II, v. 182-206 et 246-235 ; IX, v. 225-306 ; XIX, v. 155-183 et l’appréciation d’Agamemnon : v. 185188 ; puis v. 216-240) ; parallèlement, Sahadeva administre le royaume : combat pour obtenir le tribut qui doit revenir à Yudhisthira (MBh. II, § 32-33, et est chargé de la préparation matérielle du rajasuya) ; lors de la grande guerre, Yudhisthira en danger face à Drona est secouru par Sahadeva (MBh. VII, § 106) ; puis Karna blesse

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préférentiellement Bhima ou Arjuna, soit la deuxième fonction Il n’est alors peut-être pas anodin de remarquer que la désignation des chefs achéens par Hélène du haut des murailles de Troie rapproche Agamemnon et Ulysse, puis Ajax et Idoménée (III, v. 178 et 191 puis v. 225 et 229-230), soit une situation équivalente. D’autant plus qu’immédiatement après Hélène déplore de ne pas voir « deux bons rangeurs de guerriers : Castor, le dompteur de cavales, Pollux, habile au pugilat, les deux frères que ma mère m’avait donnés » (Il., III, v. 236-238). Idoménée parmi les Crétois et Ulysse passant en revue les rangs de ses hommes peuvent constituer symboliquement de valables substituts des Dioscures cités dans la continuité par Hélène, même s’il nous faudra rediscuter la comparaison terme à terme. Par ailleurs, il faut citer de nouveau l’épisode de la généalogie fabriquée par Ulysse lors de sa rencontre avec Pénélope dans le manoir d’Ithaque. Il déclare à la Reine qu’il est d’origine crétoise et est le frère cadet d’Idoménée. Or S. Wikander est parvenu à démontrer que, des Pandava, Sahadeva le Sage est le cadet des jumeaux nés de Madri. Certes, c’est faire état d’un élément tiré de la seconde épopée homérique, mais la coïncidence à ce stade-là est malgré tout significative et peut s’appuyer sur la mention de l’âge mûr 225 d’Idoménée dans l’Iliade . Yudhsthira, assisté des jumeaux Nakula et Sahadeva, et Yudhsthira se retire avec les chevaux de Sahadeva (VIII, § 63) ; S. Wikander, 1957, p. 75 ; G. Dumézil, 1968, p. 81-86 ; A. Meurant, 2000, p. 73, n. 264 ; contra l’appréciation erronée de D. Ward, 1970, p. 197 : « Dioscuric pairs were in general associated with the second and third functions », repris p. 198-199 et 202 ; F. Frontisi-Ducroux, 1992, p. 239-261, p. 245246. 224 Dans la grande bataille, le fils de Karna, Vrsasena, attaque Bhima Vrkodara que Nakula vient épauler, et lorsqu’il est blessé, il se réfugie sur le char de Bhima (MBh. VIII, § 84) ; antérieurement, Nakula détourne sur lui le danger que Karna faisait planer sur son frère Sahadeva, même s’il est au final humilié par Karna et doit se réfugier auprès du roi (MBh. VIII, § 24). 225 Odyssée, XIX, v. 180-181 (Idoménée est l’aîné d’Aithon/Ulysse) à rapprocher de la mention de l’Iliade, XIII, v. 361 (Idoménée est un grison) ; voir S. Wikander, 1957, p. 80-92 : démonstration que Sahadeva est le cadet ; p. 80 « si la tradition védique a connu un « Açvin aîné » aux qualités guerrières, Nakula montant dans le char de Bhima (MBh. VIII, § 84) offre, par ce trait caractéristique, une certaine ressemblance avec l’aîné des jumeaux Pandava » ; ce qui fait que Sahadeva, cadet, pourrait correspondre à Ulysse / Aïthôn ; voir P. Faure, 1980, p. 29 (cadet), p. 33s. rattache le nom d’Ulysse prononcé Olixès au radical olig- (adjectif oligos, « petit ») et en fait « le petit malin » ; Iliade, III, v. 205-220 : lors de son évocation de l’ambassade de Ménélas et Ulysse, Anténor semble dire que Ménélas est plus jeune qu’Ulysse mais signale aussi que l’éloquence du fils de Laërte fait passer au second plan sa beauté (ce qui est aussi le cas de Sahadeva) ; E. Pirart, 1995 : RS 1.34.6, 1.47.5 et 1.120.6 : les Asvin sont qualifiés conjointement de « maîtres de la beauté » ; V. Dasen, 2005, l’un barbu et l’autre imberbe, p. 112 (fig. 49 et 50 ; Paus., 5.19.2 : coffre de Cypsélos) ; p.

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B - Diomède et Ulysse Un deuxième couple toutefois s’impose dans l’Iliade qui, peu à peu, prend le pas sur celui qui vient d’être individualisé. Il faut alors vérifier s’il n’incarnerait pas plus parfaitement encore la troisième fonction. Au chant XI, le fils aîné du troyen Anténor, Coôn, blesse Agamemnon qui fauchait les rangs troyens, avant d’être lui-même abattu par le Roi. Affaibli par sa blessure, Agamemnon doit se retirer du champ de bataille et demande à ses compagnons de le remplacer à la tête des Grecs. L’occasion est saisie par Hector qui contreattaque et enfonce les lignes achéennes. C’est alors qu’Ulysse exhorte Diomède à briser l’élan du prince troyen : « Fils de Tydée, que nous arrive-til, que nous oubliions notre valeur ardente ? Allons ! viens ici, mets-toi près de moi. Quelle honte, si nos nefs allaient devenir la proie d’Hector au casque étincelant ! » et Diomède de lui répondre : « Compte sur moi ; je reste et tiens bon » (…), et tous deux « comme deux sangliers pleins d’orgueil » font face 226 victorieusement . Mais Diomède est atteint par une flèche de Pâris, et Ulysse se porte à son secours pour lui permettre de se replier et de se faire soigner (XI, v. 375-400). La solidarité des deux hommes est ainsi mise en évidence, même si Ulysse blessé à sa suite est, de la même façon, secouru par Ménélas 227 et Ajax . Une telle situation est banale, mais on notera que, dans le Mahâbhârata, à plusieurs reprises, Nakula et Sahadeva viennent épauler 228 Yudisthira mis en difficulté . Les jumeaux sont constamment honorés pour être de bons serviteurs dévoués à leurs aînés et en particulier à Yudhisthira. 115 (sur un cratère corinthien, la couleur de peau différente correspondrait à une convention distinguant deux corps superposés, mais est-ce seulement cela ?). 226 Iliade XI, v. 313-327 ; on retrouve une situation très comparable avec une légère modification des interlocuteurs en Il. XIII, v. 232-238 : face à la charge des Troyens, Poséidon en l’absence de Zeus décide de porter secours aux Achéens ; il prend les traits de Thoas, un Etolien compagnon de Diomède, et s’adresse à Idoménée : « il nous faut faire effort ensemble, et voir si nous pouvons, fussions-nous seuls tous deux, servir à quelque chose. Quand il s’appuie sur d’autres, le courage des plus poltrons même apparaît. Et nous sommes, nous, de ceux qui sauraient à l’occasion lutter même contre des braves » ; l’attelage Diomède – Ulysse était déjà évoqué en Iliade VIII, v. 91-99 même s’il l’était de manière infructueuse puisque Diomède fait appel en vain à Ulysse pour porter secours à Nestor menacé par Hector. 227 Iliade, XI, v. 465-473 ; à noter que la succession des blessures d’Agamemnon, de Diomède, d’Ulysse, est rappelée en XIV, v. 27-29 où les trois rois blessés sont réunis pour voir l’évolution de la situation ; avant qu’en XIV, v. 379-380, les trois chefs s’occupent ensemble à réarmer et regrouper les troupes ; MBh. VI, § 57 : Yudhisthira et les deux jumeaux commencent à massacrer l’armée de Drona ; MBh. VIII, § 63 : Yudhisthira attaqué par Karna est secouru par les fils de Madri ; blessé, est ramené au camp par eux, et leur donne l’ordre de rejoindre Bhima pour l’assister. 228 MBh. IX, § 17 : Yudhisthira affronte Salya et est assisté de Sahadeva et Nakula, et Bhima, pour en venir à bout ; MBh. IX, § 24-28 : Yudhisthira et les deux fils de Madri

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Or Ulysse, héros de notoriété relative dans l’Iliade, était apparu en pleine lumière peu de temps auparavant à l’occasion d’un épisode important 229 bien que suspecté à maintes reprises d’être une interpolation majeure . La « Dolonie » narrée au chant X intervient alors que les Achéens ont été mis en déroute par les Troyens. À l’occasion d’une trêve négociée pour enterrer les morts des récents combats, et au cours d’un conseil de guerre réuni pour discuter de la situation critique, le sage Nestor conseille d’envoyer un espion chez les Troyens campés à proximité pour tenter de percer leurs projets d’offensive. Diomède se propose, mais demande à être assisté d’un autre guerrier. Nombreux sont ceux qui sont prêts à l’escorter mais son choix se porte sur Ulysse en ces termes : « Du moment que vous m’invitez à choisir, seul, mon camarade, puis-je ne pas songer au divin Ulysse, dont l’âme et le cœur superbe sont prêts avant tous autres pour tous les travaux, et qui est cher à Pallas Athéné ? Avec lui sur mes pas, tous deux nous sortirions d’un brasier 230 ardent, tant il sait, mieux qu’un autre, avoir d’idées » . Une telle confiance pourrait se fonder sur une ambassade antérieurement envoyée à Scyros pour attirer Achille, réputé indispensable au succès de l’expédition troyenne. Le texte dépendant d’une tradition connue postérieurement signale qu’Ulysse et 231 Diomède firent à cette occasion équipe . Mais, dans l’Iliade stricto sensu, la flèchent les escadrons d’éléphants (au nombre de 3000) ; et lorsque Agamemnon envisage la fuite des Achéens sur leurs nefs, Ulysse puis Diomède ensemble lui redonnent courage pour organiser une contre-attaque (XIV, v. 74-132). 229 V. Bérard, 1931, p. 139-141 ; E.R. Dodds, 1968, p. 4 ; P. Wathelet, 1989, p. 75-80 laisse la question en suspens mais signale que : « même si le morceau n’est pas d’Homère, il s’inscrit dans une perspective qui recoupe largement des données homériques », p. 75 ; A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 104ss. (« il serait injuste d’athétiser la Dolonie sous prétexte qu’elle est dans l’Iliade un « hapax »); conclusion : p. 128-129 ; p. 107 « Ulysse, combattant de deuxième ordre, est généralement dépeint dans l’Iliade sous un jour peu chaleureux » ; épisode réhabilité également par D. Briquel, 1995a, p. 31-39, p. 38-39 ; P. & A. Sauzeau, 2017, p. 162s163 (« clairement un élément problématique. On peut raisonnablement soupçonner qu’il ait constitué un récit indépendant, inséré dans l’ensemble de l’épopée dans une phase tardive de son développement : il vaudrait la peine de se demander pourquoi »). 230 Iliade X, v. 242-247 ; sur la Dolonie, A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 104-123 ; O. Andersen, 1978, p. 125-133 ; F. Vian, 1952, p. 260 (Callimaque, Pour le bain de Pallas : Athéna comparée aux Dioscures qui connotent la troisième fonction) ; B. Sergent, 1998, p. 263-265 ; id., 2008, p. 134-135. 231 L’épisode n’apparaît pas dans l’Iliade ni chez Eschyle, mais chez Stace, Achill., I, vers 675 et ss . ; v. 697-698 « l’Etolien et l’homme d’Ithaque », v. 700-701 « lui [Ulysse] et son fidèle, Diomède », mais le texte date de 95 (ca.) ap. J.-C. ; aurait avec Ulysse ramené Iphigénie à Aulis, voir Hygin, fab. XCVIII, 3 ; compte au nombre des Achéens dissimulés dans le cheval de Troie : Odyssée, IV, v. 280s. ; le rapt du Palladion figure dans l’Ephéméride de la guerre de Troie, V, 5 p. 202 ; 9 p. 206 ; 14, p. 212 enlevé par Diomède et Ulysse mais possession revendiquée par Ulysse et Ajax ;

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Dolonie est l’opportunité d’apprécier pleinement leur entente. La déclaration de Diomède est en tout cas un véritable hommage à l’intelligence des 232 situations que possède Ulysse . Diomède ayant déjà fait l’objet d’une étude approfondie de A. SchnappGourbeillon, sa personnalité est mieux connue. Fils du sanguinaire Tydée, Diomède est lui-même un guerrier extraordinaire. Parmi les Achéens, il est réputé pour son extrême valeur qui lui vaut d’être, plus que tout autre, comparé 233 à un lion ravageur de troupeaux . Après avoir éliminé maints Troyens au chant V, il est toutefois blessé par une flèche de Pandaros, fils de Lycaon, celui-là même qui avait blessé Ménélas et mis fin à la tentative de paix négociée. Diomède implore Athéna pour qu’elle lui insuffle une nouvelle vigueur qui lui permette de reprendre sa moisson sanglante, et trouve sur son chemin Enée et son cocher Pandaros. Diomède repousse l’attaque du fils de Lycaon, le terrasse puis abat Enée d’un jet de pierre à la hanche (Il., V, v. épisode cependant illustré à date plus ancienne ; A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 106-107 : « le cycle épique dans son ensemble comporte plusieurs aventures (meurtre de Palamède, rapt du Palladion, cheval de Troie, etc.) accomplies le plus souvent par le tandem Ulysse/Diomède » ; pour le palladion, voir le commentaire de E. Severyns, 1928, p. 349-352) ; cependant l’Iliade énonce déjà quelques éléments concordants ! F. Frontisi-Ducroux, 1992, p. 252. 232 Même si, lors de l’interpellation de Diomède, Ulysse réagit de la manière suivante « Fils de Tydée, ne cherche pas plus à me louanger qu’à me quereller » (X, v. 249) qui peut laisser entrevoir d’éventuels sujets de dissension ; pour l’analyse de Diomède des capacités d’Ulysse, consulter G. Dumézil, 1968, p. 62-63 : Yudhisthira (représentant de la 1ère fonction) est censé être excellent au jeu de dés, jeu important dans l’exercice du pouvoir royal : [MBh. III, § 52-79 : § 53 : le roi Nala aime jouer aux dés ; § 59 : Nala (possédé par Kali) joue contre son frère Puskara et perd tout ; § 72 Bahuka/Nala apprend du roi Rtuparna la science des dés ; § 79 Brhadasva apprend à Yudhisthira le secret des dés « aksahrdaya » (79, 20-22) ]; cette aptitude « relève de son intuition supérieure à ce qui est normal chez les hommes », voir Sylvain Lévi, à propos de « Légende de Nala et de Damayanti », in : La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas, préf. L. Renou, bibl. EHE, sc. Relig., vol. 73, 1966(1898), qui explique le jeu dans sa forme originelle : ce don d’appréciation instantanée fait sa supériorité ; voir M. Biardeau, 2002, 1, commentaire p. 393-396 ; or Sahadeva partage cette qualité avec Yudhisthira, comme son nom le justifie, qui a un sens double « Avec les dieux » et « fort aux dés, ou Connaissant le destin » ; c’est ce qui explique que Sahadeva a pour mission de tuer Sakuni, vainqueur en trichant de Yudhisthira (MBh. II, 77) ; M. Biardeau 1, commentaire p. 405, et 2, p. 865) ; or, curieusement, une tradition ultérieure accuse Ulysse d’avoir tué Palamède (avec l’assistance de Diomède : Dictys, Ephéméride, II, 15), - Palamède crédité de maintes inventions dont le jeu de dés ; pour ce faire, l’appât aurait été la découverte d’un trésor au fond d’un puits où ils ensevelissent Palamède, - motif relevant assurément de la 3e fonction ; B. Sergent, 1995c, § 214, p. 254 (p. 255 : le Mahâbhârata et les Germains (chez Tacite) ont la même passion pour le jeu de dés). 233 A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 96ss. ; O. Andersen, 1978, p. 47-87.

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302-310). La mère d’Enée, Aphrodite, se porte au secours de son fils, mais est elle-même mise à mal par Diomède, la fièvre du combat lui faisant mépriser le statut divin de l’Immortelle, encouragé en cela par Athéna (V, v. 330-340). Aveuglé par son acharnement à tuer Enée, il n’hésite pas à s’en prendre à Apollon lui-même qui a pris en charge le héros troyen pour le sauver. Diomède ne lâche prise qu’au quatrième assaut lorsque Apollon, le tireur infaillible, le menace et l’avertit qu’il n’est pas de taille à lutter (V, v. 432445). Diomède se relance dans la mêlée et, à l’instigation d’Athéna encore, attaque et blesse Arès, dieu de la guerre, qui était venu prendre sa part du massacre et est contraint à une piteuse retraite (V, v. 826-830 et 855-859). A. Schnapp-Gourbeillon a bien relevé que Diomède est le seul héros à oser 234 transgresser la frontière qui sépare l’humain du divin . Même au comble de sa fureur contre les Troyens, Achille confronté au monde divin auquel appartient le fleuve Sperchios ne combattra directement que les hommes ! C’est dire si Diomède est un guerrier hors normes, physiquement et mentalement. Citons un dernier exemple qui illustre ceci. Au livre XI, voyant arriver sur lui Hector, Diomède lui lance sa pique qui va heurter le casque du Troyen. « Vite, Hector bat en retraite aussi loin qu’il peut et se perd dans la foule. Il est là, écroulé à genoux, s’appuyant au sol de sa forte main ; une nuit sombre enveloppe ses yeux. (…) Hector reprend haleine puis sautant sur son char, il échappe au noir trépas » (v. 349-360). Le choc avait été suffisamment puissant pour qu’il dissuade temporairement le héros troyen d’affronter de nouveau Diomède le Fort. Or on a vu que seuls Ajax et Achille ont été capables de tenir tête avec succès au héros troyen. Diomède manifestement est leur digne émule sur ce point précis. 1 - Guerriers de la Dolonie Autre épisode significatif, celui de la Dolonie. Il s’agit d’une expédition nocturne en direction des lignes troyennes. Chef de commando, Diomède est banalement armé d’un bouclier, d’une épée à deux tranchants, d’une javeline et se coiffe d’un casque en peau de taureau. Ulysse quant à lui est équipé d’un arc et d’un glaive, ainsi que d’un casque renforcé de boutoirs de sangliers. Rencontrant sur leur chemin un espion troyen, Dolon, Ulysse recommande à Diomède de le laisser passer pour lui couper toute retraite avant de l’intercepter. Diomède l’arrête ensuite d’un jet de sa pique et Ulysse peut procéder à son interrogatoire, en le tranquillisant sur son sort. Renseignements obtenus sur le dispositif ennemi, et quoique Dolon adopte la posture du

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A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 102 : « le fait reste unique dans l’Iliade : hommes et dieux combattent toujours séparément. Héros contre héros, dieux contre dieux ; Diomède seul franchit l’espace intermédiaire » ; M. Daraki, 1982, p. 65-80, p. 68-69.

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suppliant, sans vergogne Diomède le frappe de son épée et envoie sa tête rouler dans la poussière (Il. X, v. 339-457). Poursuivant leur progression, Diomède et Ulysse parviennent au campement thrace que leur avait indiqué Dolon. Le conciliabule entre les deux hommes est éclairant. Ulysse s’adresse à Diomède en lui disant « Allons, montre ici ta fougue puissante. Ce n’est pas à toi de rester planté là, tout armé, sans rien faire. Détache les chevaux, ou charge-toi d’expédier les hommes, tandis que moi, je m’occuperai des chevaux » (v. 477-481). Même si c’est Athéna qui insuffle à Diomède l’ardeur nécessaire, le héros se déchaîne en massacrant les troupes thraces du roi Rhésos, enivré comme un fauve à l’odeur du sang : « Il va tuant à la ronde, et une plainte monte, horrible, de tous les corps que frappe son épée. Le sol devient rouge de sang (v. 483-484). Sur le champ de massacre, c’est Diomède seul qui est comparé à un fauve : « Tel un lion surprenant sans maître quelque troupeau de chèvres ou de brebis, se jette, féroce, sur lui, tel le fils de Tydée s’en prend aux guerriers thraces. Il en a bientôt tué douze » (v. 485-488). « Quand le fils de Tydée arrive enfin au roi, celui-ci est le treizième à qui il prend la douce vie « (v. 494-495).. Ulysse, quant à lui, se charge de dégager le terrain des cadavres pour faciliter leur retraite après s’être emparé des chevaux merveilleux. Diomède hésite à égorger un plus grand nombre d’adversaires ou à s’approprier le char de Rhésos décrit par Dolon orné et d’or et d’argent, ainsi que les armes d’or gigantesques, une merveille à voir (v. 438-439), mais Athéna l’en dissuade par crainte d’attirer l’attention et ils reprennent en hâte le chemin du retour, ne s’arrêtant que le temps nécessaire pour récupérer le trophée des armes de Dolon. « Ils arrivent ainsi à la solide baraque du fils de Tydée. Là, avec de bonnes courroies, ils attachent les chevaux à la crèche où déjà sont à brouter 235 le doux froment les prompts coursiers de Diomède » (v. 566-569) . L’attribution de ce butin correspond bien, pour partie, à l’épithète la plus fréquente de Diomède, « dompteur de chevaux ». Or des jumeaux Pandava, 235

Dolon avait demandé à Hector l’attelage d’Achille en récompense (X, v. 322-323) et son vainqueur, Diomède, récupère les chevaux de Rhésos, contrepartie logique ; Iliade, X, v. 570-571 : « A la proue de sa nef, Ulysse met les dépouilles sanglantes de Dolon, en attendant que soit prêt le sacrifice à Athéna » ; après que Diomède a tué l’espion troyen, Ulysse suspend en haut d’un tamaris ses armes et sa tenue en guise de trophée offert à Athéna (v. 458-466) ; sur le chemin du retour, « le fils de Tydée saute à terre [de son cheval] et met aux mains d’Ulysse les dépouilles sanglantes » (v. 528-529) ; une tradition veut qu’Ulysse ait tué Dôlon, ce qui justifierait l’attribution du trophée à ce héros (voir H. Gallet de Santerre, 1956, I, p. 229-234), mais le texte fait de Diomède le meurtrier ; le stratagème imaginé par Ulysse (alors que Diomède voulait intercepter tout de suite l’espion) aux dépens du Rusé troyen et la consécration faite par Ulysse suffisent à justifier que le trophée soit déposé à son baraquement ; sur l’épisode, L. Gernet, 1968, p. 154-171, p. 160ss. ; et A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 106-121.

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Nakula est décrit comme ayant des épaules de lion et sera amené à endosser 236 le déguisement d’un palefrenier à la cour de Virata . De même, des deux Dioscures, c’est Castor qui est caractérisé comme « dompteur de chevaux » (III, v. 237), et les Romains adoptèrent pour patrons de la cavalerie les 237 « Castores » ! C’est dire combien Diomède est aisément assimilable à Castor et à Nakula. Même si la récupération de la charrerie adverse est un exploit coutumier des héros de la guerre de Troie, il faut également prendre en compte 238 le fait que les Asvin étaient dotés d’un merveilleux char en or , et ceci permet de mieux comprendre le regret de Diomède de renoncer au char de Rhésos, avant sa retraite en direction des lignes grecques. Pour renforcer la caractérisation de Diomède, deux épisodes complémentaires éclairent la personnalité du héros, deux épreuves des jeux funéraires organisés en l’honneur de Patrocle et auxquelles il prit part. C’est tout d’abord à l’occasion de la plus prestigieuse des compétitions, la course de char. Diomède l’emporte et il n’est peut-être pas fortuit que ce soit 239 Idoménée qui annonce sa victoire (Il., XXIII, v. 457-462) . C’est ensuite l’épreuve de l’hoplomachie dans laquelle Diomède affronte le rempart des Grecs, Ajax fils de Télamon, le héros incarnant excellemment la deuxième fonction. Ils font jeu égal mais, à la vue de la « fureur » qui transforme Diomède, - fureur qui le pousse à blesser grièvement Ajax sans se soucier de leur commune appartenance à l’armée achéenne -, Achille ordonne la fin de l’assaut et déclare les deux hommes vainqueurs ex-aequo ; cependant il 236

M. Biardeau, 2002, livre IV, chap. 1, p. 764 : Nakula sera le palefrenier du roi. Il s’y connaît en chevaux et sait prendre soin d’eux ; et p. 775 : a toujours été estimé comme expert en chevaux, serait un habile cocher ; il connaît la nature des chevaux et leur dressage ; on l’appelait Granthika (« Celui des traités », d’hippologie); A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 97s. ; le nom même des Asvin s’explique par le sanscrit asva, « cheval » (A. Meurant, 2000, p. 56 et n. 192) ; de même les Iraniens Luhrasp et Gushtasp ont pour étymologie aspa, « cheval » (A. Meurant, 2000, p. 57, n. 194) ; G. Dumézil, 1994, p. 142-152, 142-144 ; M. Daraki, 1982, p. 65-80, 69-70 (valeur d’épreuve de passage sous l’égide d’Athéna). 237 R. Schilling, 1979, p. 338-353, p. 341-342, 344-352. 238 E. Pirart, 1995 : RS 1.20.3 « les Rbhu façonnèrent pour les deux Nasatya le char aux bons trous à essieu » et id., 2001, RS 4.34.9 ; id., 1995, RS 1.22.2 : les Asvin qui ont un bon char, qui sont d’excellents auriges ; 1.30.18 : char immortel ; 1.47.2 : char trois-places qui a de beaux ornements ; 1.47.7 : char qui fait facilement le tour, en même temps que les rayons du soleil (et commentaire à suvrt-, p. 100) ; RS 1.47.9, p. 101 «avec votre char peau de soleil » ; 1.92.18, p. 115 : « Que les Asvin, Deva réconfortants et habiles qui ont (un char dont les roues ont) des jantes d’or, … » etc. 239 Voir supra sa caractérisation comme ressortissant de la troisième fonction comme on le propose de Diomède ; le fait qu’il engage Ajax, fils d’Oilée, à parier un trépied, un bassin, soit un bien de consommation (X, v. 485), et celui de se montrer partisan de Diomède, reconstituent symboliquement le couple de la troisième fonction.

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octroie en plus à Diomède l’épée d’Asteropaios, véritable gage de valeur (Il., XXIII, v. 824-825) ! En tout ceci, Diomède apparaît bien comme assesseur de la deuxième fonction guerrière, et peut être considéré comme une transposition du Pandava Nakula. De son côté, Ulysse que l’on a déjà caractérisé aux côtés d’Idoménée voit son portrait complété à la faveur de la Dolonie. On a vu que c’est à son initiative que les deux héros capturent l’espion Dolon. Et de fait le Rusé est maîtrisé par plus réfléchi que lui. Il est alors logique que, dans la répartition des trophées conquis lors de l’expédition, Ulysse « à la proue de sa nef posa les dépouilles sanglantes de Dolon ». De même, chez Homère, c’est Ulysse qui pense aux mesures à prendre pour faciliter leur retraite une fois le massacre des Thraces accompli, et justifie ainsi les raisons du choix de Diomède de le prendre comme assesseur. Mais en tout cela, c’est d’intelligence et non de ruse 241 qu’il s’agit. Et c’est le constat que l’on peut faire dans l’Iliade ! Ulysse est souvent vu comme un personnage de trickster, de décepteur, de rusé roublard, mais il n’en est rien. Cette appréciation découle essentiellement d’événements ultérieurs : le cheval de Troie, l’aveuglement de Polyphème, du qualificatif récurrent de « maître es ruses », éventuellement étayé par l’adjonction de traditions tardives. De son équipement d’un arc pour une expédition de nuit, arme silencieuse pour une telle occasion -, on en conclut qu’il s’agit moins d’un guerrier que d’un chasseur, à la rigueur comparable aux futurs éphèbes péripoloi, c’est-à-dire défenseurs des zones de frontières, lieu privilégié de la guerre d’embuscades, de ruses. Confirmation de cette appréciation est parfois puisée dans le rappel de sa coiffure ornée de boutoirs de sangliers, trophées 242 de chasse héroïsante, si ce n’est qu’il ne peut être question de chasse à l’arc ! En fait, armé d’un arc dont il se vantera de savoir se servir mieux que personne dans l’Odyssée (VIII, v. 218ss.), il n’y a jamais recours dans l’Iliade autrement qu’en guise de houssine. Lors de la Dolonie, c’est la pique de Diomède et non 240

A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 123-124 ; Ph. Rousseau, Le nom de Diomède, The Center for Hellenic Studies (Univ. Charles de Gaulle, Lille 3, UMR 8163 « Savoirs, Textes, Langage » (http://chs.harvard.edu/CHS/article/display/4606), p. 4 ; O. Andersen, 1978, p. 28 ; mais c’est aussi une arme privilégiée de la troisième fonction, voir G. Dumézil, 1968, p. 99-101 ; MBh. I, 132 « les jumeaux surpassent tous les autres à l’épée » ; la fureur qui transforme Diomède à l’instigation d’Athéna le rapproche des guerriers fauves même s’il n’en adopte pas l’apparence, voir G. Dumézil, 1985a, p. 214-215. 241 C’est encore l’avis de A. Schnapp-Gourbeillon 1981, p. 114 (ruse d’Ulysse) ; ce sont sans doute ces dépouilles qui autorisent P. Faure, 1980, p. 138 à attribuer le massacre à Ulysse ! déjà H. Gallet de Santerre, 1956, p. 229-234. 242 P. Vidal-Naquet, 1981, p. 153-160 ; A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 108-109, équipement couréotique des deux héros ; voir L. Gernet, 1968, p. 154-171, p. 163ss. (Dolon le loup) ; G. Lambin, 1999, p. 149-151 ; voir aussi B. Sergent, 1991a, p. 223252.

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une flèche d’Ulysse qui interrompt la course de Dolon. Et, lors des jeux funèbres de Patrocle, Ulysse ne participe pas à la compétition de tir à l’arc, 243 remportée par Mérionès le Crétois . Dans l’épisode de la Dolonie, Ulysse use 244 de son intelligence, comparable à celle de Zeus . M. Détienne et J.-P. Vernant ont en outre noté que le personnage de Dolon est l’antithèse d’un héros guerrier, caractérisé qu’il est par son appartenance à une famille fortunée : il se servira de cet argument pour tenter de négocier une rançon -, par le fait d’être le seul garçon (bien falot) d’une famille composée autrement de cinq filles ( !), d’avoir l’ambition d’obtenir une récompense prestigieuse et exorbitante, manifestement incompatible avec 245 ses aptitudes guerrières et son statut social . Tout ceci en fait une parfaite illustration de la troisième fonction chez les Troyens, et il serait normal qu’il fût vaincu par deux héros relevant précisément de la troisième fonction ! Ulysse est un bon guerrier puisqu’on l’a vu abattre nombre d’ennemis, souvent même des doublets mais, en ce domaine, Diomède est beaucoup plus 246 performant . Certes, il arrive à Ulysse de fuir et de ne pas prêter main-forte à 243

Iliade XXIII, v. 850-882 : Mérionès est le fidèle second et demi-frère d’Idoménée ; à noter que Mérionès équipe de ses armes (dont l’arc) Ulysse à l’occasion de la Dolonie et que, dans l’Odyssée, Ulysse revendique faussement d’être frère d’Idoménée (Aithon), et d’être le meilleur archer, juste après Philoctète (Od. VIII, v. 215-220). 244 Selon W.B. Stanford, 1954, p. 13-16, « si l’on cherche dans l’Iliade le côté fourbe d’Ulysse, on sera déçu. Seule la Dolonie est équivoque, mais aucun de ses exploits ne repose dans l’Iliade sur la ruse ou la supercherie. Au contraire sa conduite est toujours honnête et ses mots mesurés » ; on pourrait rapprocher de ceci le passage d’Hésiode, dans l’Hymne 33 intitulé « Pour les Dioscures » où les Tyndarides sont caractérisés comme suit : « Castor dompte les chevaux, / Polydeukès est sans reproche », ce qui manifestement affecte à Pollux un trait moral analogue à ceux dont est crédité Sahadeva ; à l’encontre de cette appréciation, l’analyse de G. Nagy, 1994, p. 71ss. p. 76 (§ 14) qui voit dans l’affirmation de soi d’Ulysse lors de l’épisode de l’ambassade adressée à Achille la manifestation de ce rôle de trickster (IX, v. 223-224 : Ajax fait un signe à Phénix, mais Ulysse le devance) ; sur cette ambassade, voir infra une lecture trifonctionnelle. 245 L. Gernet, 1968, p. 163 ; A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 112s. ; P. Wathelet, 1989, p. 76-77. 246 Les décomptes varient selon les auteurs : Hygin, Fab. CXIV (Ulysse 12, Diomède 18) ; Homère cite les victimes suivantes : pour Ulysse : Iliade, IV, 499s. (Democoôn) ; V, 677-678 (les Lyciens Coïranos, Alastor, Chromios, Alcandros, Halios, Noemon, Prytanis) ; VI, 30 (Pidytès) ; XI, 322 (Molion), 335 (Hippodamos et Hypeirochos) ; XI, 422-423 (Thoôn, Ennomos, Chersidamas), 447-454 (Sôcos) ; et blesse Déiopitès (XI, 420), Charops (XI, 426) soit de seize à dix-huit victimes ; pour Diomède : V, 1519 (Phégée) ; 144-160 (Astynoos et Hypeiron, Abas et Polyidos, Xanthos et Thoôn, Echemmon et Chromios) ; 290-296 (Pandoros) ; VIII, 120 (Eniopée) ; X, 454-457 (Dolôn) ; 487-488 (12 Thraces) et 494-495 (roi Rhésos) ; XI, 320 (Thymbraïos) ; 329-

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Diomède qui porte secours à Nestor (Il., VIII, v. 93-98), mais la panique ne s’empare pas de lui seul et l’argument ne peut valoir à son seul détriment. 2 - Capacités athlétiques d’Ulysse Reprenons alors la comparaison des deux héros avec les Nasatya et les Pandava. On a vu que dans le Mahâbhârata, Nakula choisit d’être un palefrenier tandis que Sahadeva adopte la profession de bouvier à l’occasion 247 de leur dernière année d’exil, à la cour du roi Virata . On a déjà signalé que Diomède est particulièrement sensible au domaine équestre qui ne semble pas en revanche préoccuper outre mesure Ulysse. Certes on ne peut guère voir Ulysse razzier quelques troupeaux de bovins dans cette guerre ce qui devrait être dans ses aptitudes, mais il est significatif de le voir comparé par Priam à 248 un bélier passant en revue son troupeau . Ultérieurement chez Sophocle, lors de l’accès de démence d’Ajax furieux de n’avoir pas obtenu les armes d’Achille, Ajax massacrera les troupeaux d’ovins des Grecs, croyant éliminer 249 de la sorte Ulysse, manifestement imaginé être un bélier . Il convient 334 (deux fils de Mérops de Percôté) ; 365 (Agastrophos) ; a aussi blessé Enée (V, 305ss.) puis Cypris (330-358) et Arès (855-861) soit 29 morts et 3 blessés surhumains ; F. Frontisi-Ducroux, 1992, p. 250s. (« lorsqu’un guerrier se met à massacrer deux ennemis à la fois, c’est le signe d’une montée dans le rythme de la tuerie ». Les jumeaux sont loin d’être les seules victimes de ce redoublement de fureur meurtrière. Ainés et cadets, de même père ou de pères différents, légitimes et bâtards meurent ainsi côte à côte. Diomède assisté d’Athéna répète quatre ou cinq fois cette double mise à mort ; P. Faure, 1980, p. 136-141 (Ulysse piètre guerrier et fantassin !). 247 RigVeda 1.118 : « Aux deux Asvin » : « Engraissez nos vaches, excitez nos coursiers » ; « Sayu en détresse, vous avez jadis gorgé de lait sa vache » (éd. J. Varenne, Marabout, 1967, p. 108). 248 Iliade, III, v. 196-198 ; sur le thème, voir J.J. Orgogozo, 1949 ; voir supra la présentation de l’épisode de Thersite (Iliade, II, v. 198-277); M. Daraki, 1982, p. 6580 et note p. 73 : « la seule règle que les Olympiens imposent aux hommes, c’est de ne pas chercher à s’élever au-dessus de leur condition. C’est exactement la règle que le basileus de l’Iliade dicte à l’homme du peuple ; les dieux d’Homère sont jaloux et vindicatifs, tout comme Ulysse lorsqu’il châtie Thersite qui avait osé s’élever plus haut que son rang ». Les dieux d’Homère sont entièrement socialisés. 249 Sophocle, Ajax, v. 42-43 : – Ulysse « mais pourquoi s’être alors rué contre des bêtes ? – Athéna « Il croyait qu’il trempait ses mains dans votre sang » ; / v. 101-102 : Athéna : « Fort bien ! mais du fils de Laërte qu’est-il donc advenu » ; v. 105 à 110 : Ajax : « Justement c’est là, déesse, ce qui me ravit le plus. Il est chez moi, assis et enchaîné. Je ne veux pas qu’il meure encore, avant que, ligoté au pilier de mon toit … il n’ait, le dos en sang, succombé sous le fouet ». / v. 232 à 243 : Tecmesse : « Ah je le vois menant ce troupeau enchainé. Il en égorge une part ; après quoi il se saisit de deux béliers ; au premier, il tranche la tête et coupe la langue. Le second, il l’attache debout à un pilier et, s’emparant d’une grande longe à chevaux, il s’en fait un double

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d’ailleurs de noter que les Asvin régulièrement mis en relation avec les 250 chevaux et les bovins sont parfois aussi comparés à des béliers . Et donc incarnant encore la troisième fonction prolifique. Le choix des ovins/caprins peut parfaitement correspondre au fait que l’île d’Ithaque, le royaume d’Ulysse, n’était pas susceptible d’entretenir des troupeaux de chevaux ou de 251 vaches, ces dernières étant élevées dans des pâturages continentaux . On reviendra sur cette composante du portrait dressé d’Ulysse, mais on peut sans 252 doute déjà reconnaître en lui un ressortissant d’un monde agraire . Par ailleurs, si Hélène qualifie bien Castor de « dompteur de chevaux », elle caractérise son deuxième frère, Pollux, comme étant « un bon boxeur » (III, v. 237). Ce héros sera ultérieurement honoré dans les palestres comme patron du noble art. Or si l’on ne voit pas Ulysse pratiquer la boxe dans l’Iliade, on le voit participer à l’épreuve de lutte à l’occasion des jeux funéraires de Patrocle, qui plus est en ayant comme adversaire le puissant 253 Ajax . On pourrait s’attendre à ce qu’Ajax l’emporte haut la main mais, de fouet dont il frappe la bête, en l’insultant. / v. 302-303 : Il dégorge un flot d’invectives contre les deux fils d’Atrée, puis de même sur Ulysse ». 250 RgVéda, p. 583 (hymne I, § 5 « tels que deux béliers » ; E. Pirart, 1995, par ex. RS 1.112.3, RS 1.116.22, RS 1.118.2, RS 1.118.8 (rendent fécondes les vaches) ; RS 1.112.10 et RS 1.180.4 (procurent la richesse en bétail) ; RS 1.180.9 (de même pour les chevaux) ; F. Bader, 1989, p. 7-46, en part. p. 42, 44 (§ 16-17) ; or Ithaque est peuplée de chèvres ! 251 Od., IV, v. 601 : Télémaque ne peut accepter en cadeau des chevaux car v. 605-608 Ithaque est une île à chèvres sans espace suffisant pour des chevaux ; XX, v. 173-174 (chèvres emmenées par Melanthios) ; XX, v. 185-186 (vache et chèvres grasses emmenées par Philanthios, grâce à un bac qui les achemine depuis le continent ou une île plus favorable. 252 Noter qu’un des Asvin semble bien être le patron de la culture de l’orge, alors que le second régenterait plutôt l’élevage ; sur ceci, voir E. Pirart, 1995, p. 25 et RS 1.117.21, p. 225-226 : « c’est en semant l’orge au moyen d’un vrka (charrue) » ; J. Puhvel, 1981a, p. 120-123 ; et E. Pirart, 1995, Marginale III, p. 421-428, en part. p. 422-424, n° 2 : « nous offrons le sacrifice à … Aspin et Yavin …(aspinibiia + yauuinibiia , survivance des épithètes respectives des deux jumeaux Asvin), l’un étant le patron de la culture de l’orge ; P. Faure, 1980, en part. p. 185-189 (fait plutôt d’Ulysse un pirate, un négociant), mais p. 88-89 met aussi en avant l’importance de la culture de l’orge, utilisée pour la bière, sur les tablettes (linéaire B) de Cnossos et de Pylos ; en outre P. Faure estime qu’au XIIIe s. av. J.-C. son usage était strictement religieux, et que la coupe tendue par Circé à Ulysse (Od., X, v. 235 et 316) en est un témoignage. 253 L’épreuve de boxe a été remportée par Epéios opposé à Euryalos (XXIII, v. 653699), épisode sur lequel on reviendra ; noter que chez les Phéaciens, le bravache qui défiera Ulysse s’appelle également Euryalos ; Od. XXIII, v. 700-737 : le prix de la lutte sera un grand trépied estimé à douze bœufs, tandis que le vaincu aura une femme habile aux travaux, estimée à quatre bœufs ; il s’agit de la seule épreuve pour laquelle la récompense est accompagnée d’une contre-valeur économique !

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même que la boxe est souvent un art de l’esquive, la lutte n’est pas toujours un art dans lequel la seule force prime. « Ulysse n’est pas capable de faire trébucher Ajax et de l’amener à terre ; et Ajax ne l’est pas davantage. La rude 254 vigueur d’Ulysse tient bon . Mais Ulysse s’avise d’un tour. Il arrive à frapper Ajax au jarret, par derrière. Il lui fait fléchir les jambes et le fait choir en arrière, en lui tombant lui-même sur la poitrine » (Il., XXIII, v. 719-728). Pareil coup de Jarnac ne suffit pas cependant à lui faire emporter la décision et, après trois assauts infructueux, Achille interrompt l’épreuve en déclarant « la victoire est à tous les deux ». Il remet alors à chacun des prix égaux. La lutte n’est pas la boxe, mais on n’aura garde d’oublier que, au chant XVIII de l’Odyssée, Ulysse affronte à la boxe le mendiant Arnaïos / Iros et 255 remporte une victoire éclair . Par ailleurs, lors des jeux funéraires de Patrocle, Ulysse avait participé à l’épreuve de course à pied et avait eu comme adversaire le rapide Ajax, fils d’Oïlée. À cette occasion, Athéna lui vint certes en aide, mais le résultat final à retenir fut là encore en faveur du roi d’Ithaque (XXIII, v. 754-779). Ulysse semble donc être un modèle précurseur d’athlète antique, adepte des exercices de palestre avant l’heure, quand Diomède est plutôt un maître es sport équestre et sports de combat avec armes / 256 instruments . En cela encore, la distinction repérée entre les Asvin, entre les jumeaux Pandava, entre les Dioscures, est pleinement opérante pour les deux guerriers achéens. On a signalé par ailleurs, à propos d’Idoménée et d’Ulysse, qu’on pouvait les distinguer du reste de la coalition achéenne du fait de leur appartenance au monde marin par rapport au reste des Grecs essentiellement terriens. Mais on a également mentionné le fait que, dans plusieurs contrées du monde indo-européen, l’un des jumeaux avait un ancrage terrien alors que 254

Voir supra « Ajax et Achille », Iliade XXIII, v. 719-728 ; technique classique de lutte chez Bhima, MBh. I, § 154 (contre le raksasa Hidimba), etc. 255 Odyssée, XVIII, v. 90-99 ; Arnaios fait référence au « bélier » ; F. Bader, 1976, p. 30 « doux comme un agneau » et pour surnom Iros (*wi-ro), « nom de l’homme pourvu de force physique sans l’être réellement » ; P. Chantraine, 1999, p. 111-112 : « arneios, bélier d’un certain âge » ; sur cet épisode, J.-L. Desnier, 2011, p. 100-101 (comparaison erronée de l’épisode d’Iros avec celui de Kiçaka) ; voir infra le réexamen de cet épisode ; Ephéméride de la guerre de Troie, III, § 19 (match nul à la lutte, mais Ajax aurait remporté la palme du combat au ceste et celle de tous les autres combats de poing). 256 Iliade, XXIII, v. 290-1 (Diomède a les chevaux de Trôs pris à Enée) ; v. 398-400 (Diomède prend la tête de la course avec l’aide d’Athéna) ; v. 499-506 (Diomède l’emporte) et v. 510-513 (s’empare du prix de la course de char) ; v. 822-825 (à l’hoplomachie, partage du prix, mais Diomède reçoit en plus l’épée d’Astéropaïos) ; Ephéméride de la guerre de Troie, III, § 19 (la course armée est remportée par Diomède) ; appréciation de P. Faure, 1980, p. 38 (modèle du champion grec) ; voir aussi M. Detienne, J.P. Vernant, 1974, p. 217-222.

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l’autre témoignait d’affinités privilégiées avec le monde des eaux. C’est le cas 257 en Germanie, en Scandinavie, dans le monde celtique . Or, des deux héros étudiés, Diomède est possessionné en Etolie, terre continentale célèbre pour ses cavales, alors qu’Ulysse est intimement lié à son île d’Ithaque (sinon à la Crète), et à son destin de marin. On retrouve donc cette même distinction qui est fréquemment inhérente aux représentants de la troisième fonction. Mais là ne se limitent pas les points de convergence. 3 – Une dénomination distincte La différenciation des deux « jumeaux » se marque encore par leur origine paternelle. D’une même mère, Madri, Nakula aurait eu pour père Sumakha (dont le nom signale l’ardeur guerrière) tandis que Sahadeva serait 258 le fils de Dyu (nom se référant au divin) . Les Dioscures eurent quant à eux même mère, Léda, mais Castor aurait été enfanté par le roi de Lacédémone, Tyndare, tandis que Pollux serait né des oeuvres de Zeus (dieu du ciel 259 diurne) . Considérons maintenant le cas de Diomède et d’Ulysse. Le nom même de Diomède porte en lui-même une caractérisation divine : Dio est la forme que prend en composition le nom de Zeus. Quant au deuxième terme, il est tiré du substantif « medea », « desseins, pensées, plans » et Ph. Rousseau propose de traduire le nom du héros par « (celui) qui a les desseins de Zeus ». Même s’il émet quelques réserves pour en faire un nom parlant, il remarque qu’un « personnage dont le nom signifie « qui a les pensées » ou « le plan de Zeus » n’a pu être recruté par hasard » pour figurer 260 dans le poème . Certes on voit Diomède réfléchir au choix à faire dans le camp de Rhésos, certes il est souvent qualifié de « bon conseiller » dans les séances de conseil de guerre et l’on constate qu’il subit sans broncher les remontrances d’Agamemnon, mais il reste avant tout un homme d’action. Un des favoris d’Athéna qui est en quelque sorte la pensée de Zeus faite action, Diomède semble pouvoir être conçu comme le réalisateur des plans de Zeus, ce qui correspond peu ou prou à la conclusion de Ph. Rousseau sur la signification du nom de héros « celui qui a – c’est-à-dire qui manifeste – les 257

G. Dumézil, et F.X. Dillmann, 2000, p. 125-138 ; B. Sergent, 1992a, p. 205-238, p. 227-231, 237 ; D. Gricourt & D. Hollard, 2010, p. 28s, 37-39, 71-119 ; V. Dasen, 2005, p. 105ss. ; A. Meurant, 2000, p. 57s. 258 S. Wikander, 1957, p. 66-96, p. 79s. ; G. Dumézil, 1968, p. 78 ; E. Pirart, 1995, RS. I.181.4 ; id., 2001, RS. 5.73.4, p. 234-238 (« nés de pères distincts, sans défauts, vous avez acquis à nos yeux une parenté commune ») ; P. Chantraine, 1999, s.v. Zeus, p. 399. 259 J. Carlier, 1981, p. 307-308 ; A. Meurant, 2000, p. 54-59. 260 Ph. Rousseau, Le nom de Diomède, Center for Hellenic Studies (Univ. Charles de Gaulle, Lille 3, UMR 8163 « Savoirs, Textes, Langage » (http://chs.harvard.edu/CHS/article/display/4606), p. 1-9, p. 1.

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pensées de Zeus » Par ailleurs, Diomède aurait obtenu de boire l’ambroisie immortalisante qu’Athéna avait refusée à son père Tydée, coupable d’inhumanité et de sauvagerie. En tout cas, il serait revenu sain et sauf de la 262 guerre de Troie . De son côté, Ulysse a pour grand-père Autolycos, un personnage bien plébéien, et s’obstine à rester pleinement humain comme on le verra dans l’Odyssée refuser de boire à la coupe de Calypso. Or des Dioscures, on retiendra que l’un est mortel, même s’il s’agit en l’occurrence de Castor en lequel on peut reconnaître Diomède. Ulysse est d’ailleurs averti dans la Nekuya de l’Odyssée qu’après être rentré en Ithaque, il devra repartir en voyage jusqu’à une contrée où il mourra honoré. Des traditions ultérieures le feront effectivement mourir, peut-être de la main d’un fils qu’il aurait eu de 263 Circé, Télégonos . Même si Ulysse est doté d’une intelligence digne de celle de Zeus, on constate qu’il y a, de Diomède à Ulysse, une inversion des situations généalogiques et des destinées. En revanche, les aptitudes que l’on a décrites en détail rétablissent la cohérence du parallélisme que l’on a dressé avec les Nasatya et les Pandava. De surcroît, Ulysse et Diomède nés de mères distinctes n’en sont pas moins aimés, soutenus, assistés par une seule et même 264 déesse, Athéna . Ce particularisme hellénique évident minore légèrement l’intérêt de la comparaison établie, mais n’interdit pas de prolonger l’analyse. 4 - Détenteurs et protecteurs de la prospérité G. Dumézil a signalé que, dans le monde indo-européen, la différence d’origine des jumeaux se marque généralement par un antagonisme prononcé entre un ensemble réunissant les représentants de la première et de la deuxième fonction, et les ressortissants de la troisième fonction. Chez les Indiens du RigVéda, Indra s’oppose à ce que les Asvin intègrent le monde des 265 dieux car ils sont trop proches des hommes . Cyavana rajeuni par les Asvin 261

Ph. Rousseau, Le nom de Diomède, cité, p. 6 ; P. Chantraine, 1999, s.v. μηδομαι, méditer un projet, p. 693, ayant donné lieu à de nombreux anthroponymes. 262 A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 125-128 ; Lyc., Alexandra, vers 610-631 rentre sain et sauf mais échappe de peu à une tentative d’assassinat de son épouse adultère, et gagne l’Italie (Od. III, v. 167 quitte Troie, et v. 180-182 fait escale à Argos) ; F. Vian, 1968, p. 65. 263 Sur Ulysse, W.B. Stanford, 1954, p. 46-50 ; voir infra l’étude de la situation « sociale » d’Autolycos à Ulysse ; F. Bader, 1999b, p. 3-61/70, p. 31-33 (V.2) ; P. Faure, 1980, p. 30-34. 264 W.B. Stanford, 1954, p. 26-29. 265 G. Dumézil, 1958, p. 56 : « la coupure initiale qui sépare les représentants des deux premières fonctions et ceux de la troisième est une donnée indo-européenne commune » ; id., 1977, p. 238ss. ; id., 1968, p. 68-69, p. 285-287 ; id., 1994, p. 37-42,

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vient à leur aide, suscite par sa magie un être, - Mada, l’Ivresse -, capable de menacer Indra qui, de peur, accepte finalement que les Asvin participent à la 266 consommation du soma et rejoignent ainsi le monde des dieux . L’épopée du Mahâbhârata rapporte l’histoire de la famille de Pandu. La deuxième épouse, Madri, est jalouse de la première, Kunti, du fait qu’elle ne peut avoir d’enfant, n’ayant pas le don d’une relation privilégiée avec le monde divin. Mais Kunti lassée de ses maternités lui délègue son pouvoir de fécondité miraculeuse et 267 Madri peut ainsi donner naissance à Nakula et Sahadeva . Par ailleurs, les travaux de G. Dumézil sur l’histoire des origines de Rome ont montré que les Romains, bande de brigands célibataires sans perspective de descendance, alliés aux Etrusques, s’en prirent aux territoires des peuples Sabins qui résistèrent vigoureusement, surtout dès lors que Romulus enleva leurs filles pour donner des épouses à ses hommes. Pour éviter un massacre entre leurs pères et leurs maris, les Sabines se jettent entre les belligérants et imposent la paix, unissant dans leur descendance les deux populations. Ce synoecisme agrégea de la sorte les deux fonctions politicoreligieuse et guerrière à la fonction économique. Les divinités sabines intègrent le panthéon romain, et le Sabin Titus Tatius deviendra roi de Rome 268 après Romulus, Tullus Hostilius, Ancus Marcius . Chez les Ossètes du Caucase, la rivalité est incessante entre les riches Boratae et les deux familles alliées des Aexsaertaegkatae guerriers et des intelligents Alaegatae. Ces dernières razzient régulièrement les biens des 269 Boratae . En Scandinavie, les dieux Ases attaquent les Vanes (Njördr, Freyr, Freyja) mais, face aux menaces suscitées par les Vanes, en particulier « l’Ivresse de l’Or », devant lesquelles ils sont démunis, les Ases sont 89-95 ; D. Dubuisson, 1985, p. 105-121, p. 109 ; A. Meurant, 2000, p. 65-66 et note 228 ; noter que J. Orgogozo, 1949b, p. 140s. relève que dans l’Iliade, XXIV, v. 334335, Hermès « aimes entre tous servir de compagnon à un mortel ; écoutes celui qui (lui) plait » ; or Hermès était réputé père d’Autolycos ! 266 RigVéda, 1.118 : aux deux Asvin : « Cyavana vous l’avez rendu jeune à nouveau ; Atri qui était tombé dans la fosse brûlante, vous lui avez donné vigueur et réconfort ; Kanva aveuglé, vous lui avez restitué la vue ; vous avez libéré Vartika de l’angoisse et restitué sa jambe à Vispala » (Le RigVéda, éd. Verviers, 1967, trad. J. Varenne) ; E. Pirart, 1995, RS 1.117.13 et RS 1.118.6 (Cyavana) ; RS 1.117.19 (le boiteux) ; RS 1.118.7 (aveugle). 267 G. Dumézil, 1968, p. 56 ; A. Meurant, 2000, p. 35s. ; E. Pirart, 1995, RS. 1.116.1 (épouse à Vimada), p. 159 ; RS. 1.116.13 (aident Kara à avoir enfant et accoucher sans douleur), p. 179-180 ; RS. 1.117.19 (p. 224) ; RS. 1.117.24 (p. 229) ; RS. 1.157.5 (assurent la semence), p. 297. 268 G. Dumézil, 1968, p. 290-303 ; id., 1978, p. 211ss. ; D. Briquel, 1992, p. 26-48 ; id., 1998d, p. 41-70 ; J. Poucet, 2000, p. 381-403 et 438-449 ; A. Meurant, 2000, p. 77 et 79-97. 269 G. Dumézil, 1965, p. 254-258 ; id., 1968, p. 505-528.

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contraints de faire la paix et d’accepter à part égale l’alliance des Vanes . De ces différents exemples, il ressort que les trois fonctions sont obligées de s’entendre pour composer une société équilibrée, un monde divin cohérent et complet. Un même schéma est parfaitement repérable dans l’Iliade. Un premier épisode est hautement significatif. Dans le chant IV, une algarade oppose, à l’initiative d’Agamemnon, le roi des rois achéens à Ulysse et à Diomède, et à eux seuls. Alors qu’Agamemnon fait le tour des coalisés grecs pour les exhorter au combat, il avise le contingent athénien emmené par Ménesthée et celui d’Ulysse auprès duquel « en rangs solides, se tiennent arrêtés ses Céphalléniens. Ces troupes-là n’ont pas encore ouï le signal du combat … Agamemnon, protecteur de son peuple, à cette vue, se met à les quereller » (IV, v. 329-336). Certes Ménesthée semble associé à Ulysse dans la réprimande mais dès le début c’est bien Ulysse qui est visé. « Toi aussi, maître en ruses méchantes, cœur avide de gain ! pourquoi vous terrer ainsi à l’écart ? pourquoi attendre les autres ? C’est à vous qu’il revient de prendre place à la première ligne pour affronter le combat dévorant ! N’êtes-vous donc pas les premiers à écouter mon appel au festin, quand nos Achéens préparent un festin pour leurs Anciens ? Vous avez plaisir alors à manger des viandes rôties et à vider des coupes de vin délicieux, tout autant que vous en voulez. Et maintenant vous verriez volontiers dix colonnes achéennes passer devant 271 vous, pour aller se battre » (IV, v. 329-348) . Ulysse ne s’y trompa pas en lui répondant : « Comment peux-tu donc prétendre que nous mollissons au combat … ? Tu pourras voir, si tu le veux, et si la chose t’intéresse, le père de Télémaque aux prises devant les lignes avec les champions des Troyens dompteurs de cavales. Tu ne dis là que des mots vains » (IV, v. 351-355). Le roi Agamemnon « voit Ulysse en colère, et il retire son propos : « Divin fils de Laërte, industrieux Ulysse, je ne veux te chercher querelle indûment ni te donner d’ordre. … Allons ! nous règlerons plus tard l’affaire à l’amiable, si quelque mot fâcheux a été prononcé. » (IV, v. 357-363). « Il dit, et les quitte 270

G. Dumézil, 1959, p. 26 : « l’idéologie védique (et déjà indo-iranienne) marquait volontiers une étroite solidarité entre les deux premiers niveaux par opposition au troisième, comme plus tard, dans la société des hommes, entre les brahmanes et les kshatriya, qualifiés « les deux forces » (ubhe vîrye) par opposition aux vaiçya : tout à fait parallèle est, en Scandinavie, le rapprochement d’Odhinn et de Thôrr au sein d’une même espèce divine supérieure, les Ases, par opposition aux Vanes qui sont Njördhr, Freyr et Freyja » ; id., 1983b, p. 100-102 ; id., 1994, p. 19-33 ; J. Haudry, 2002, p. 7478 (Gullveig). 271 De ceci on peut rapprocher aisément la proposition de G. Noulez, 2014-2015, p. 137, qui envisage l’appartenance d’Idoménée à la troisième fonction en se fondant sur le passage du livre IV, v. 257-263, dans lequel Agamemnon congratule le Crétois pour son aptitude particulière à avoir son hanap toujours plein, telle une fontaine d’abondance !

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pour passer à d’autres. Et il trouve alors le fils de Tydée, le bouillant Diomède, debout, derrière ses cavales, sur son char solide. … Dès qu’il voit Diomède, le roi Agamemnon se met à le quereller » : « Hélas ! fils de Tydée, qu’as-tu à te terrer, …. Tydée n’aimait guère à se terrer, lui, pas se blottir de la sorte, mais bien à se battre avec l’ennemi (IV, v. 364-373) … Voilà ce qu’était Tydée l’Etolien. Mais le fils qu’il a engendré vaut bien moins que lui au combat, s’il est meilleur à l’assemblée ! » (IV, v. 399-400). À front renversé, le robuste Diomède calme le jeu par respect pour le roi et exhorte ses compagnons à faire preuve de vaillance. Mais il est bien lui aussi l’objet de critiques injustes. En bref, l’un est accusé de ne penser qu’à son ventre, et l’autre de couardise, un comble après ce que l’on vient de voir, mais qui s’éclaire à la lumière de la 272 comparaison avec les épisodes précités du domaine indo-européen . L’hostilité latente entre les deux partis sera d’ailleurs réactivée un peu plus tard par chacun des deux guerriers. Alors que les Achéens ont subi de lourdes pertes, le roi convoque un conseil, reconnaît que Zeus ne lui est plus favorable et propose de quitter la plaine de Troie. Diomède prend la parole pour fustiger l’attitude d’Agamemnon : « Atride, c’est à toi d’abord que je m’en prendrai, et à ta folie. Tu as fait, le premier, injure à ma valeur, en présence des Danaens : tu m’as dit mol et lâche. De tout cela, pourtant, les Achéens savent ce qu’il en est, jeunes comme vieux. À toi-même, en revanche, le fils de Cronos a mesuré très strictement ses dons : il t’a donné l’honneur d’un sceptre tout-puissant ; mais la valeur, il te l’a refusée. C’est elle pourtant la force suprême » (IX, v. 32-39). Et les fils des Achéens, d’un même cri, approuvèrent, tous ravis du langage de Diomède. C’est donc bien la masse de l’armée qui se reconnaît dans la colère « irrévérencieuse » du héros. Puis, une nouvelle fois, alors que les Troyens ont renversé le mur de bois des Achéens et se rapprochent des nefs, Agamemnon accompagné de Diomède et d’Ulysse rencontre Nestor et envisage la fuite par la mer plutôt que la mort. Entendant cela, Ulysse n’hésite pas à tancer le roi en ces termes : « Ah ! fils d’Atrée … Maudit ! c’est à d’autres troupes, des troupes sans honneur, que tu aurais dû commander, au lieu d’être notre chef à tous, … Ah ! tais-toi : crains qu’un autre Achéen n’entende ce langage. Non, il ne devrait pas passer les lèvres d’un homme qui porte le sceptre et à qui obéissent autant de gens … Ah ! cette fois, je te dénie complètement le sens, à t’entendre parler ainsi » et Agamemnon est contraint piteusement de supporter l’algarade (XIV, v. 83-105). Manifestement, les reproches injustifiés d’Agamemnon évoqués précédemment n’ont pas été oubliés et l’homme d’Ithaque ne craint pas de 272

Ph. Rousseau, Le nom de Diomède, cité, p. 3 : appréciation nuancée différemment qui met l’accent sur la relation « intertextuelle » avec la matière du cycle thébain pour marquer que « l’identité héroïque de Diomède s’est construite dans le respect de l’ordre divin » (contrairement à celle des [Sept contre Thèbes] marquée par la folie ; voir encore D. Dubuisson, 1978c, p. 231-242.

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fustiger la couardise du roi. Du rapprochement de ces deux confrontations ressort ainsi très nettement le fait que Diomède conteste le courage physique d’Agamemnon quand Ulysse met plutôt l’accent sur l’inintelligence politique du roi, chacun s’inscrivant ainsi dans la continuité des qualités différenciées des jumeaux Pandava reconnues par S. Wikander.Il est d’ailleurs à noter que tant les exploits de Diomède que les conseils et l’intelligence d’Ulysse permettront à terme à la coalition grecque de s’emparer de Troie et de récupérer Hélène et ses trésors. Moins explicites mais tout aussi caractéristiques de cette « animosité latente » entre les deux fonctions supérieures et la troisième sont des altercations survenant entre les représentants de la deuxième et ceux de la troisième fonction. Lors des jeux funéraires honorant Patrocle, l’épreuve reine, la course de chars oppose Diomède, Ménélas, Antiloque, etc. Dans la dernière ligne droite, alors que la poussière soulevée rend peu distincte la position respective des concurrents, Idoménée croit pouvoir annoncer la victoire de Diomède. Ajax, fils d’Oïlée, s’en prend alors aigrement à lui : « Idoménée, pourquoi tant de passion d’avance ? Tu n’es pas si jeune, parmi les Argiens ; et tes yeux, du haut de ta tête, n’ont pas le regard si aigu. Toujours, dans tes propos, même passion ! Il ne te sied pas d’être si passionné discoureur : il en est d’autres ici qui valent mieux que toi » (XXIII, v. 474479). Le chef des Crétois lui rétorque « Ajax, maître en disputes ! malavisé ! ici comme ailleurs, tu te montres le dernier des Argiens ; ton cœur est intraitable. Tiens ! parions donc un trépied, un bassin, … Quand tu paieras, tu comprendras » (v. 483-487). La proposition d’un pari rémunéré (d’un trépied ou d’un bassin) est parfaitement à sa place dans la bouche d’un tenant de la troisième fonction. « Ajax aussitôt se lève, le rapide fils d’Oïlée ; il est plein de colère, et tout prêt à répondre avec des mots brutaux » (v. 488-489). Or nous avons vu qu’Idoménée pouvait justement être un représentant de la troisième fonction défendant un autre de ses ressortissants, ici contesté par une 273 composante de la deuxième fonction . De même, dans la course à pied, Ulysse rivalise avec le rapide Ajax, fils d’Oïlée. Grâce à l’assistance d’Athéna invoquée par Ulysse, Ajax glisse et Ulysse l’emporte in extremis. Cette victoire obtenue par Ulysse l’est, faut273

Sur cette course, voir aussi la thèse de Ph. Rousseau, Destin des héros et dessein de Zeus dans l’intrigue de l’Iliade, Lille, ANRT, 1997 (microforme), qui met l’accent sur le côté litigieux de la victoire de Diomède sur Antiloque, signalé par l’empressement de Diomède à mettre la main sur le prix ; pour Idoménée, voir supra p. 76, 83 ; pour Ajax, fils d’Oïlée, supra p. 54-58. ; à noter que des traditions ultérieures font état d’une rixe entre Achille et Thersite, puis d’une stasis entre Achille et Diomède, parent de Thersite, consécutive à la mort de Thersite ; ceci serait une autre illustration de l’antagonisme entre la 2e fonction et la 3e fonction, attachée cette fois-ci directement à Diomède ; F. Vian, 1959, p. 20-22 (§ 5-6).

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il le souligner, par l’intermédiaire d’une triviale déjection bovine, « la bouse des bœufs mugissants, victimes abattues en l’honneur de Patrocle par Achille aux pieds rapides » (XXIII, v. 775-776) ! Ajax se répand alors en critiques envers Athéna : « Ah ! comme elle a su faire trébucher mes pieds, la déesse qui, de tout temps, est là, comme une mère, à côté d’Ulysse, pour lui prêter 274 secours ! » (XXIII, v. 782-783) . Plus explicite encore est un épisode du chant XIX dans lequel on assiste à la réconciliation d’Achille avec Agamemnon, consécutive à la mort de Patrocle. Ayant obtenu de sa mère Thétis de nouvelles armes, Achille demande au roi de reprendre immédiatement le combat pour venger son compagnon. Agamemnon déclare alors : « Me voici prêt à te donner tout ce que le divin Ulysse est allé te promettre hier dans ta baraque. Ou, si tu préfères, attends, pour impatient que tu sois de combat, et mes serviteurs vont prendre dans ma nef et t’apporter mes présents. Tu verras que j’entends t’offrir de quoi satisfaire ton cœur ». Ce à quoi répond Achille : « Très glorieux Atride, Agamemnon, protecteur de ton peuple, tes présents, donne-les, comme il sied, ou garde-les chez toi : à ta guise ! Pour l’instant, rappelons seulement notre ardeur guerrière au plus vite. Ce n’est pas le moment de discourir ni de perdre du temps. Une grande tâche reste à accomplir. Chacun va de nouveau voir Achille au premier rang, décimant sous sa pique de bronze les bataillons troyens : que chacun de vous pareillement songe à se battre avec un ennemi ! » (XIX, v. 140-153). Ulysse intervient alors pour dire : « Non, ne va pas, pour brave que tu sois, Achille pareil aux dieux, ne va pas exciter les fils des Achéens à marcher sur Ilion pour se battre avec les Troyens, avant qu’ils aient mangé. La bataille ne durera pas peu de temps … Donne donc plutôt ordre aux Achéens de prendre, près des fines nefs, leurs parts de pain et de vin : là sont la fougue et la vaillance. Il n’est pas de guerrier qui puisse affronter le combat une journée entière, jusqu’au soleil couché, s’il n’a goûté au pain. » (XIX, v. 155-163). La suite du passage est un descriptif illustrant les méfaits du jeûne et les bienfaits de la nourriture sur la personne du guerrier : « l’homme qui, bien rassasié de viande et de pain, guerroie tout un jour contre l’ennemi, garde en sa poitrine un cœur intrépide, et ses membres ne se lassent pas (…) Va, fais rompre les rangs à ton monde, et donne l’ordre qu’on prépare le repas » (v. 167-172). Agamemnon abonde en ce sens en disant : « J’ai plaisir, fils de Laërte, à entendre ce que tu dis. Tu as bien tout expliqué et exposé comme il fallait. … qu’Achille, en attendant, demeure là, si impatient qu’il puisse être de combat ; et vous autres aussi, demeurez assemblés : les présents vont bientôt venir de ma baraque, et nous conclurons un pacte loyal. » (XIX, v. 185-191). Achille lui rétorque derechef : « Très glorieux Atride, Agamemnon, protecteur de ton peuple, une autre heure serait 274

D. Briquel, 1995a, p. 31-39, 35-36 ; W.B. Stanford, 1954, p. 17-19 (antagonisme qui se prolonge chez Euripide dans « Iphigénie à Aulis »).

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plus propice à telle besogne, j’entends celle où une pause surviendra dans la bataille, où ma fougue ne sera plus aussi grande dans ma poitrine. ». … C’est à l’instant même que je voudrais, moi, donner aux fils des Achéens l’ordre de combattre, à jeun, avant tout repas ; et c’est le soleil couché qu’ils prépareraient le grand repas du soir. Jusque-là, nourriture ni boisson ne sauraient passer ma gorge, alors que mon ami est mort » (v. 199-210). Ulysse intervient de nouveau dans la discussion et dit : « Achille, fils de Pélée, le tout premier des Achéens, … que ton cœur se résigne à mes avis. … Ce n’est pas avec leur ventre que les Achéens peuvent mener le deuil d’un mort. … Mais tous ceux qui survivent à l’affreuse bataille doivent songer à manger et à boire afin de mieux se battre avec l’ennemi » (XIX, v. 216-231). Ayant emporté l’adhésion des assistants, Ulysse va quérir au quartier d’Agamemnon les présents que le roi a promis au héros pour sceller leur réconciliation : sept trépieds, vingt chaudrons flamboyants et douze chevaux, sept femmes qui possédaient la science des ouvrages sans défaut, et pour huitième : Briséis aux belles joues ; enfin dix talents d’or (XIX, v. 243-247). Bref un remarquable échantillon de biens de valeur en lequel on pourrait discerner des symboles de première fonction (trépieds), de deuxième fonction (chevaux), et d’une troisième fonction surabondante (femmes artisans, beauté féconde et richesse mobilière), don surabondant que se doit de faire tout souverain indo275 européen . Ulysse n’est certes que l’exécutant de la volonté du roi Agamemnon, mais le choix de sa personne n’est sans doute pas fortuit. Agamemnon avait antérieurement évoqué le fait que ses serviteurs allaient apporter les présents. Ceci équivaut à assimiler de fait Ulysse à un serviteur. Or « l’une des qualités qu’on voit le plus souvent attribuée (aux Nasatya) est 276 d’être les respectueux et modestes serviteurs de leurs frères » . Il faut également insister sur le fait qu’Ulysse s’est érigé en défenseur de la bonne santé physique des troupes, préalable indispensable aux rencontres d’Arès. On le retrouve ainsi exactement en bélier veillant sur son troupeau ! Mais comment ne pas rappeler alors que les Asvins sont honorés pour restaurer la 277 bonne santé des humains et des animaux ? S. Wikander avait établi que le 275

B. Sergent, 1995c, p. 279-280, § 234 ; id., 1998, p. 27-28 ; c’est ce qui explique qu’Agamemnon et Ménélas soient réputés pour leur richesse, mais ce qui ne permet pas de les réduire à la 3e fonction, Chr. Vielle, 1996, p. 141. 276 MBh I, § 124-125 « les sujets étaient charmés par la discipline des jumeaux » ; Iliade, II, v. 73 ; G. Dumézil, 1968, I, p. 68-69 « les traités énonçant les devoirs des varna sont unanimes ; pour les vaisya, l’essentiel tient en une phrase : les vaisya doivent honorer et servir les brahmanes et les ksatriya » ; p. 69ss. 277 J. Orgogozo, 1949a, p. 26-28 a bien mis en avant la fonction « protectrice » du bélier-roi envers son troupeau, ainsi que sa symbolique de fécondité ; E. Pirart, 1995, RS. 1.116.10, p. 174 ; RS. 1.117.13, p. 216-217 ; RS. 1.118.6, p. 238 (rajeunissement de Cyavana) ; supra note [64].

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sage Sahadeva était plus proche de Yudisthira ; de même voit-on Ulysse aux subtiles pensées venir conforter la position d’Agamemnon, précisément dans un domaine qui est consubstantiel de la troisième fonction. S’opposant raisonnablement à Achille / Indra-Arjuna, il fait triompher le bon droit de la 279 foule des guerriers exténués . Il paraît dès lors évident que, même si la construction de la personnalité d’Ulysse, héros de troisième fonction, se révèle tout au long de l’Iliade et non en un seul épisode, la cohérence de celle-là avec l’identification d’Ulysse par Hélène comme l’un des principaux chefs des Achéens est désormais parfaitement établie. Et il est en cela un parfait descendant des Nasatya constamment honorés pour favoriser la richesse 280 alimentaire, soigner et redonner vigueur aux corps . Pour compléter cette appréciation, on notera par ailleurs que G. Noulez a identifié en Idoménée le représentant de la troisième fonction en se référant à l’inspection des contingents par Agamemnon au livre IV. Avant de morigéner Ulysse, Ménesthée et Diomède, Agamemnon avait rencontré Idoménée et s’était adressé à lui en ces termes : « Idoménée, il n’est personne que je prise autant que toi, parmi les Danaens … que ce soit à la guerre ou à toute autre tâche – ou même au festin, quand les chefs argiens mélangent dans les cratères un vin d’honneur aux sombres feux. Alors, si tous les autres Achéens chevelus boivent la part qui leur est faite, ta coupe à toi, comme ma propre coupe, est toujours tenue pleine, de façon que tu puisses boire aussi souvent que ton cœur t’y invite » (IV, v. 257-263). Ceci fait dire à G. Noulez que « sa coupe est semblable à une véritable corne d’abondance » et qu’elle 278

S. Wikander, 1957, p. 66-96, p. 75-76, 81, 86-87 ; G. Dumézil, 1968, p. 97. Ultérieurement, l’Odyssée fait aussi allusion à une querelle qui se serait élevée entre Achille et Ulysse (Od. VIII, v. 75-80) : « la querelle d’Ulysse et du fils de Pélée, leur dispute en un opulent festin des dieux, leurs terribles discours et la joie qu’en son cœur en ressentait le chef suprême Agamemnon ; car voyant les deux rois achéens en querelle, l’Atride repensait aux dires prophétiques de Phoebos Apollon » ; sur cela, G. Nagy, 1994, p. 71ss fonde l’affrontement entre Achille (tenant de la force) et Ulysse (tenant de la ruse) ; faut-il relever qu’Achille ne s’adresse qu’à Agamemnon et ignore superbement les interventions d’Ulysse ? 280 E. Pirart, 1995, p. 189 (richesse alimentaire) ; p. 217, 238, 223, 224, 229, 254 (soins aux corps) ; RigVéda (Langlois), V, V, 13 (p. 406) : O Aswins que je vous invoque pour obtenir l’abondance, ou dans les combats pour avoir la force de vaincre, le secours des Aswins est ma première ressource ! Noter que dans le Mahâbhârata, Sahadeva et Nakula choisissent comme travestissement d’être vacher et palefrenier, en mettant en avant leur aptitude à soigner et faire croître le cheptel : MBh. IV, § 10 (Biardeau, 1, p. 773) : « faire se multiplier les vaches rapidement, éviter les maladies, pour tout cela je connais les moyens » (Sahadeva) ; MBh. IV, § 12 (Biardeau, 1, p. 775) : (Nakula) « a toujours été estimé comme expert en chevaux. Il connaît la nature des chevaux et leur dressage. Il discerne ceux qui ne valent rien et il sait aussi tout ce qui concerne l’art de les soigner ». 279

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le qualifie à ce titre dans la troisième fonction . L’aptitude des Asvin à générer toutes les formes et les sources de prospérité est à cet égard concordante. Outre leur fréquente mise en relation avec les eaux nourricières, 282 ils sont également sollicités pour le lait, le sôma, destinés aux sacrifices . Mis sur le même plan qu’Agamemnon, Idoménée est dépeint sous l’apparence d’un prince fastueux, symboliquement associé à un pouvoir détenteur de capacités nourricières sans cesse renouvelées. À ce titre, il est d’autant plus symptomatique de voir Idoménée aux côtés d’Ajax dans la scène de la Teichoscopie. On a vu que le fils de Télamon est comparable à Bhima dans son activité guerrière, mais qu’il n’est jamais crédité d’un trait caractéristique, 283 celui d’être un géant insatiable . La présence d’Idoménée à ses côtés a donc pu avoir ce statut de marqueur complémentaire, permettant ainsi à Idoménée, guerrier moyen, d’être assimilable à Nakula proche de la deuxième fonction. Diomède en revanche n’est pas mentionné dans la Teichoscopie. Toutefois, les indices sont suffisamment nombreux et concordants pour montrer qu’il relève bien lui aussi de la troisième fonction, tout en rivalisant 281

G. Noulez, 2014-2015, p. 137 ss. ; G.Dumézil, 1968, p. 541 (Nartes) ; chaudron inépuisable de Dagda (p. 448) ; G. Noulez complète ce portrait de la troisième fonction : 1) avec le passage (Iliade, XI, v. 511) dans lequel Idoménée demande à Nestor de mettre à l’abri Machaon, fils d’Asklepios et médecin lui-même, blessé pour le faire soigner, ce qu’il rapproche du fait que les Asvin sont des médecins ; à ceci près qu’Idoménée n’effectue pas lui-même les soins ! mais il n’en est pas moins préoccupé par la santé de ses proches combattants ; 2) avec le passage (XIII, v. 363382) dans lequel Idoménée tue le troyen Othryoneus venu promettre à Priam de chasser les Grecs et demandant en retour la main de Cassandre ; les moqueries s’adressent selon lui à un mariage hors-normes (sans cadeaux mais exploits guerriers) qui porte atteinte à l’institution pacifique du mariage, source de fécondité humaine ; cependant l’accent mis sur la beauté (eidos, « aspect extérieur ») de Cassandre / d’une fille d’Agamemnon suffit à mettre l’événement en relation avec la troisième fonction puisque les Nasatya et les jumeaux Pandava sont célébrés pour leur beauté corporelle ; E. Pirart, 1995, RS 1.120.6 (ô maîtres de la beauté) ; MBh. I, § 124 (« la voix invisible dit qu’ils [Nakula et Sahadeva] seront braves et dotés d’une grande beauté »). 282 E. Pirart, 2001, RS 3.58.7 (Nasatya dispensateurs de l’humidité, prenez plaisir à boire le Soma) ; invoqués pour favoriser toutes les libations destinées au sacrifice auquel ils sont associés, E. Pirart, 1995, RS 1.116.7 et RS 1.117.6 (du sabot du cheval utilisé comme filtre, vous avez fait sortir 100 cruches d’alcool / 100 pots de miel) ; RS 1.116.22, 1.118.2, 1.118.8 (favorisent le lait des vaches) ; RS 1.120.9 (puisse la vache produire la libation de lait) ; RS 1.15.11, 1.34.10, 1.34.11 (buvez le miel), RS 1.47.3 (buvez le Soma très additionné de miel), RS 1.47.4 (dotez de miel le sacrifice) ; E. Pirart, 2001, RS 3.58.9 (ô Asvin, le Soma très dégouttant de miel est à vous) ; G. Dumézil, 1974, p. 263 ; A. Meurant, 2000, p. 63 ; R. Schilling, 1979, § « Les Castores », p. 346-347 (Juturne). 283 MBh. XVII, 2 (Biardeau, 2, p. 724) : Yudhisthira l’accuse d’avoir été trop gros mangeur, sans souci des autres (Vrkodara « Ventre-de-loup »)

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avec Ajax en matière d’excellence guerrière. Aussi n’est-il pas inopportun de le rapprocher une fois encore de ce héros mais pour l’en distinguer fonctionnellement en mettant en évidence un trait contradictoire connotant l’appartenance de Diomède à la troisième fonction productive. Dans ce monde en guerre, les deux héros sont comparés à des torrents en crue renversant tout sur leur passage. Mais lorsque Ajax renverse des forêts à l’instar de Bhima, la violence incoercible de Diomède lui « fait renverser toute levée de terre. Les levées formant digue ne l’arrêtent pas plus que les clôtures des vergers florissants » (V, v. 89-91). Certes le poète le compare ici à un élément destructeur de son propre domaine d’expertise, - la guerre -, mais la comparaison est inscrite dans la troisième fonction puisque le ravage s’exerce aux dépens de terres cultivées, nourricières et non plus de zones incultes et sauvages. On peut donc une fois encore l’associer à Nakula aux épaules de lion ! 5 – Les qualités propres à Ulysse Le rôle joué par Hélène dans l’épisode de Teichoscopie mérite alors d’être rappelé. À la demande de Priam, elle lui nomme les principaux chefs achéens et la « sélection » retenue peut paraître surprenante, en ce que des personnages aussi importants que Ménélas, Nestor, voire d’autres, ne sont pas distingués. Mais cet épisode n’est sans doute pas anodin du fait qu’Hélène est 284 tout à la fois l’enjeu du conflit et le facteur initial de la coalition achéenne . Celle-ci n’a pu se constituer qu’avec l’avis donné par Ulysse lors des noces d’Hélène et de Ménélas, avis de faire jurer à tous les prétendants déconfits de porter assistance à l’élu en cas de litige. Même si Ulysse est censé avoir été l’un des candidats à la main d’Hélène, et pouvait espérer être le bénéficiaire d’un tel accord, le stratagème a été bien accueilli et il en a été remercié par ses épousailles avec Pénélope, cousine d’Hélène. On verra que les deux cousines relèvent d’un même schéma idéologique mais, comme le monde grec ne retient pas le principe polyandrique, on peut considérer que ceci a été le moyen de résoudre le problème qui a trouvé une autre solution dans le monde indien. Dans le Mahâbhârata, lors du concours organisé pour sélectionner le futur époux de Draupadi, Arjuna travesti en brahmane emporte l’épreuve et conquiert la princesse. Revenant chez sa mère Kunti avec ses frères en compagnie de Draupadi, ils veulent lui présenter l’aumône qu’ils ont reçue mais, sans regarder, Kunti répond « Partagez la entre vous ». En voyant Draupadi, elle comprend alors son erreur, mais le dharma imposant de respecter cette parole prédictive, Yudishthira déclare que Draupadi devra être l’épouse des cinq frères, ce que Draupadi accepte. Et c’est Sahadeva, possédant la science de la bonne conduite selon le dharma, - le niti-, qui 284

Voir St.W. Jamison, 1994, p. 5-16 ; et infra le chap. consacré à la souveraineté.

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organise la couche des Pandava . Ulysse comme Sahadeva paraît donc être celui qui résout le problème conflictuel, au mieux des codes de conduite en vigueur. Ceci est d’autant plus remarquable que Sahadeva fut l’enfant préféré de Kunti, première épouse de Pandu, bien qu’il ne fût pas son fils naturel, 286 seulement adoptif . Ce faisant, il a été pleinement intégré aux autres princes Achéens et a accepté de figurer au sein de la coalition, même si, par la suite, il fut à son corps défendant forcé d’y participer. En cela, on peut rapprocher la situation du monde divin scandinave, dans lequel les Ases menacés par les Géants sont obligés d’accepter d’accueillir les Vanes, divinités mineures incarnant la troisième fonction européenne, seules capables d’apporter la solution pour remporter la victoire contre les Géants. Mais aussi évoquer la situation indienne dans laquelle les dieux furent contraints de faire une place aux Asvin, divinités trop humaines à leur goût ! Sans oublier l’affrontement entre Romains et Sabins au cours duquel les Sabines imposèrent l’arrêt des combats entre leurs pères et leurs époux, et de fait unir les deux populations en un seul corps politique. Au cœur de ces situations conflictuelles, ce sont bien les représentants de la troisième fonction qui forcent la porte du monde divin mais qui, à terme, fourniront les clefs d’une victoire décisive sur des forces 287 hostiles . Certes, un tournant majeur de la guerre de Troie fut la mise à mort d’Hector par Achille, mais ce haut fait ne permit pas de s’emparer de la cité troyenne. C’est bien le stratagème du cheval de Troie, imaginé et mis en œuvre par Ulysse, qui détermina la prise d’Ilion bien remparée. Et c’est d’ailleurs le couple Diomède – Ulysse qui serait parvenu à dérober le Palladion, gage 288 d’inexpugnabilité de la cité de Priam . In fine, dans l’Odyssée, Hélène rendra hommage à l’action d’Ulysse. Cela étant, dans cette identification argumentée des représentants de la troisième fonction indo-européenne en activité dans l’Iliade, il peut subsister un doute quant à la pertinence de la proposition avancée : quelle justification apporter au passage du couple Idoménée – Ulysse au couple Diomède – Ulysse ? Certes la troisième fonction est consubstantiellement « foisonnante » ; le double jeu de partenaires peut très bien prendre place dans ce schéma idéologique dans lequel la fonction de l’abondance en biens et en 285

MBh. I, § 191 [Biardeau, 1, p. 272-273] et Biardeau 2, p. 854. MBh. XV, § 16 (Biardeau, 2, p. 664) : accompagnant Dhrtarastra et Gandhari qui se retirent dans la forêt, Kunti recommande à son fils, Yudhisthira, le jumeau Sahadeva (fils de Madri), comme autrefois ; il s’agit de la recommandation faite par Prtha[Kunti] à Draupadi de prendre soin de Sahadeva au moment où les Pandava gagnent la forêt, lieu de leur exil après la partie de dés perdue, MBh. II, § 79 [Biardeau, 1, p. 389]. 287 J. Puhvel, 1981, p. 180-184. 288 W.B. Stanford, 1954, p. 40. 286

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hommes est connue pour sa diversité. L’explication pourrait être que le deuxième couple retenu par Homère était beaucoup plus riche de potentiel que le premier, d’autant plus que l’âge attribué à Idoménée introduisait une trop forte distorsion entre les deux composants du couple traditionnellement réputé 289 gémellaire . Mais il convient d’adjoindre à cette proposition l’indice d’une éventuelle alternance envisagée par le poète lui-même. On a vu qu’au livre III sont nommés Agamemnon (1e f.), Ulysse (3e f.), Ajax (2e f.) et Idoménée (3e f.). Or au livre VI, Andromaque tente de dissuader Hector de retourner au combat et lui conseille de concentrer les forces troyennes dans le secteur le plus faible de la muraille car « c’est là que, par trois fois, leurs meilleurs chefs nous sont venus tâter, les deux Ajax (2e f.), l’illustre Idoménée (3e f.), les Atrides (1e f.), le vaillant fils de Tydée (3e f.) (VI, v. 435-437). Certes, les accointances entre les représentants des fonctions ne sont pas aussi strictement réparties que celles reconnues au livre III, mais on constate ici que Diomède remplace Ulysse et que les représentants de la vaillance guerrière encadrent les deux autres fonctions dans un épisode où il s’agit d’alerter sur les possibilités d’assaut de la ville elle-même, - assaut qui signerait la fin de Troie. Les héros illustrant la troisième fonction pouvaient parfaitement avoir à se remplacer du moment que la fonction elle-même était globalement assumée, et témoignait de la sorte de sa richesse en hommes. De cette analyse il ressort en définitive qu’Ulysse ne peut guère être considéré comme un trickster, un décepteur semblable au type individualisé dans nombre de contes populaires ultérieurs, mais bien plutôt comme un représentant de la troisième fonction indo-européenne, doté de traits conventionnels. Il conviendra de vérifier si cette proposition élaborée à la lecture de l’Iliade se vérifie dans l’Odyssée ou s’il faut identifier une évolution 290 de la personnalité du personnage allant dans le sens d’un Loki scandinave . 289

A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 98-99, « grison » (Iliade XIII, v. 361), p. 78 (le vieux héros Idoménée), alors que p. 125 l’auteur caractérise Diomède comme « à la fois très jeune et inexpérimenté, homme de guerre confirmé et de meilleur conseil », et qu’Ulysse se présentera comme frère cadet d’Idoménée dans l’Odyssée, XIX, v. 183-184 ; A. Meurant, 2000, p. 35-39, 51 ; parmi les éléments potentiellement plus riches dans le deuxième couple, le fait qu’ils sont terrien et marin, tous deux invectivés par Agamemnon, etc. 290 F. Blaive, 2001, « Autour d’Ulysse », p. 185-257, p. 189-214 (comparaison avec Loki) ; P. Sauzeau, 2011, p. 251-266, 252-254 ; id., 2014, p. 138-141, analyse fondée essentiellement sur l’Odyssée ; repris dans P. & A. Sauzeau, 2017, p. 175 ; la proposition faite ici s’appuyant d’abord sur l’Iliade, elle va à l’encontre tant des études de P. Sauzeau (même si je rejoins P. & A. Sauzeau, 2017, p. 136, sur l’interprétation du statut d’auxiliaire de la souveraineté) que de l’opinion de P. Wathelet, 1997, p. 284-285 (physionomie générale du héros fixée surtout dans l’Odyssée, un héros qui a été adapté à la perspective de la guerre de Troie) ; déjà W.B. Stanford, 1954, p. 10

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En conclusion de l’Iliade Le passage en revue des différentes fonctions et de leurs représentants dans l’Iliade permet d’établir de manière assurée que les trois fonctions indoeuropéennes sont bien à l’œuvre, y compris au sein du personnel guerrier des Achéens opposés aux Troyens. La Teichoscopie ayant servi de base à l’examen, on peut dès le chant suivant en vérifier les ressorts puisqu’un passage du chant V conforte la proposition. Arès suggestionné par Phoibos Apollon réveille le courage des Troyens d’Hector, querellés par Sarpédon leur allié qui fouette leur orgueil. Les Troyens ragaillardis également par le retour d’Enée qu’ils avaient laissé grièvement blessé se mobilisent pour repartir à l’attaque alors que, en face, « les deux Ajax, Ulysse et Diomède stimulent les Danaens au combat … les Danaens, loin de fuir, attendent de pied ferme les Troyens. Et l’Atride va et vient à travers la foule et multiplie les encouragements. « Amis, soyez des hommes ; faites vous mutuellement honte dans le cours des mêlées brutales … » Il dit et, vivement, lance sa javeline. Et il touche un champion ennemi, un compagnon du magnanime Enée, Déicoôn… Le roi Agamemnon le touche de sa pique à son bouclier. Celui-ci n’arrêta pas l’arme ; le bronze passe à travers ; il déchire le ceinturon et pénètre dans le bas-ventre. » (Iliade, V, 519-539). Il ne manque que Ménélas pour être le pendant mitrien de Agamemnon-Varuna mais, comme le lieu est le champ de bataille, son absence est compréhensible. En l’état, on se retrouve exactement dans le cas de figure indien avec leurs équivalents Bhima et [Arjuna], Sahadeva et Nakula, emmenés par Yudishthira ! Certes cet organigramme n’est pas fréquemment reproduit et pourrait être considéré comme un hapax nuisant à la démonstration mais les développements ultérieurs sont plutôt construits de manière à mettre en évidence les hauts-faits de chacun des héros. Ceux-ci, à tour de rôle, font preuve de bravoure à la tête de leurs contingents ou, parcourant le champ de bataille, accomplissent des (les folkloristes ont pointé le fait que dans presque tous les cycles de contes folkloriques il y a un personnage d’une habileté renommée, un personnage rusé, matois, dont la fourberie dupe ses auditeurs, victimes. Si l’on peut établir que l’Odysseus d’Homère dérive d’une telle figure, de nombreux traits non usuels chez Homère s’expliqueraient. Les indices vont dans le sens d’Ulysse issu du folklore) ; de même l’opinion de P. Faure, 1980, p. 20ss. et note de référence à la p. 29-30 (p. 287292) avec corpus des références folkloriques concernant Jean de l’Ours, et faisant d’Ulysse le « Petit Poucet » ; il convient de faire une place à la proposition de R. Carpenter, 1974, p. 128-132 qui signale que le grand-père d’Ulysse s’appelait Arkeisios, tirant son nom de l’ »ours » ; encore l’opinion de P. Pucci, 1995, p. 88-97 ; en fait, dès l’Iliade, le héros Ulysse voit sa personnalité tracée pour correspondre à celle de Sahadeva, et l’Odyssée ne fera qu’engager le héros dans un cycle d’aventures folklorisées.

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exploits individuels, - leur aristeia. Cette énonciation des cinq chefs (Agamemnon, les deux Ajax, Diomède et Ulysse) qui, collectivement, exhortent leurs troupes à faire face, est donc pleinement porteuse de sens. Il en va peut-être de même dans le passage traitant de l’ambassade suggérée par Nestor et adressée à Achille. Elle était destinée à porter les propositions de compensation d’Agamemnon afin de convaincre le héros à venir prêter main-forte aux Achéens (Iliade, IX, v. 96-181). Les ambassadeurs choisis sont Ulysse, Ajax fils de Télamon et Phénix, le vieux précepteur d’Achille. Le premier, conformément au portrait que l’on vient de dresser, Ulysse énumère en détail la liste des cadeaux que le roi offre au héros, dons correspondant à des largesses économiques : 7 trépieds, 10 talents d’or, 20 chaudrons, 12 chevaux, 7 femmes de Lesbos réputées pour leur travail, et Briséis elle-même, ainsi que la promesse du futur butin pris dans Troie et 20 Troyennes, enfin un apanage de 7 villes grecques -, auxquelles vient s’adjoindre la proposition de devenir son gendre en choisissant l’une des trois filles qu’il a dans son manoir : Chrysothémis, Laodicé, Iphianassa (IX, v. 264299). Leurs noms composés offrent des interprétations délicates qualifiant respectivement « la loi dorée, celle qui rend la justice parmi le peuple, la maîtresse forte », mais il n’est pas exclu que la proposition ait été inspirée par le modèle du choix fonctionnel de Pâris entre les trois déesses, tout en le concentrant sur les deux premières fonctions susceptibles d’être agréées par 291 le héros . Toujours est-il que, par l’accumulation des présents et le choix du porte-parole, la troisième fonction figure en bonne place dans l’ambassade. Le deuxième ambassadeur est le vieillard Phénix que Pélée avait donné à Achille pour précepteur. Il endosse dans sa plaidoirie le rôle de conseiller tant politique que religieux, en prenant comme exemples malheureux à ne pas suivre : sa propre rébellion contre son père qui le contraignit à l’exil, ainsi que celle de Méléagre, impitoyable envers sa propre mère et sa cité malgré les prières des prêtres. L’essentiel de l’argumentation du vieillard repose sur l’exhortation à ne pas commettre d’impiété en refusant d’écouter les Prières, filles de Zeus qui, si elles ne sont pas entendues de l’orgueilleux, « vont demander à Zeus d’attacher l’Erreur à ses pas, afin qu’il souffre et paie sa peine » (IX, vers 434-605, en part. 511-512). En ceci, c’est bien un arrièreplan politique et religieux qui est mis en évidence et relève pleinement du domaine de la première fonction. Pour finir, le grand Ajax s’exprime brièvement. Il prend acte de l’obstination d’Achille, et relève le fait qu’il ne soucie pas du sort de ses compagnons, c’est-à-dire les guerriers achéens ! A ses yeux, cet entêtement 291

P. Chantraine, 1999, s.v. χρυσοσ, p. 1278 ; λαοσ, p. 619 ; 1 - ισ, p. 469 ; voir H. von Kamptz, 1982, p. 32 (assimilables aux attributs d’Agamemnon), ce qui s’analyserait ainsi : pouvoir en relation avec le divin relié à Zeus, justice humaine, pouvoir militaire puisque le roi est issu de la caste guerrière.

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surpasse les deux exemples qu’il choisit dans le domaine de la violence meurtrière : celle perpétrée envers un frère, celle qui atteint un fils. Dans ces deux cas que l’on peut considérer comme extrêmes, Ajax met en avant qu’un arrangement est généralement accepté pour maîtriser l’engrenage de la violence, mais il constate aussi qu’Achille, en colère, renchérit dans l’excès et l’impitoyable. Ajax, guerrier lui-même, est sensible à ce trait de caractère relevant de la deuxième fonction même s’il le déplore en l’occurrence en raison de la situation critique des Grecs (IX, vers 622-642). Face à Achille, on voit donc que les représentants des trois fonctions sont tenus en échec, ce qui explique en quelque sorte les revers essuyés par les Achéens alors même que 292 les Troyens sont conçus comme le parti des Forces néfastes . En définitive, même dans une société surdéterminée par la fonction guerrière comme l’est le camp des Achéens, on peut constater que le poète s’est parfaitement accommodé des schémas fonctionnels indo-européens, pour les avoir antérieurement intégrés dans son projet. C’est donc bien du début : le choix de Pâris et la querelle des déesses -, à la fin : la victoire des Grecs d’Agamemnon sur les Troyens de Priam -, que la matière de Troie a été pensée en termes de trifonctionnalité indo-européenne. La pléiade d’épisodes ou de vestiges allant dans ce sens, relevés par G. Dumézil, B. Sergent et tant d’autres, ne constitue donc pas finalement un réseau idéologique résiduel ou ponctuel, plus ou moins évanescent, mais un tissu à la trame serrée, entièrement organisée par une pensée cohérente et volontariste. À regarder maintenant le camp des Troyens, il convient de répertorier de la même manière d’éventuels représentants des trois fonctions. Depuis le jugement des déesses, Pâris a été reconnu comme l’incarnation de la 3e fonction : pâtre, bel homme et séducteur, accapareur des trésors d’Hélène, guerrier de faible valeur, et à ce titre souvent méprisé par son propre frère Hector (Iliade, III, 39-57 ; VI, 326-331). Hector étant le rival par excellence d’Achille et d’Ajax, il apparaît véritablement comme le représentant porte-parole de la deuxième fonction. 293 Toutefois son autorité le prédisposait à la succession du roi Priam . Hector 292

Lecture totalement différente de celle de G. Nagy, 1994, p. 73 (§ 9) à p. 80 (§ 20) : pour qui le conflit entre Achille et Agamemnon oppose supériorité sociale et supériorité guerrière alors que le conflit entre Achille et Ulysse porte sur un autre axe d’opposition : la force (biè) contre la ruse (mêtis) ; Ulysse prenant la tête de la délégation correspond à l’un des rôles que lui attribue la tradition, celui de trickster, de trompeur ; de la même manière, l’appréciation de P. & A. Sauzeau, 2017, p. 155 me paraît partielle. 293 On peut rappeler la situation d’Arjuna, descendant d’Indra, le roi des dieux ; guerrier exceptionnel qui, choisi par Draupadi, aurait dû être le souverain ; mais s’efface devant Yudhisthira qui est l’aîné des Pandava (MBh. V, § 51-54 [Biardeau, 1, p. 895) « Arjuna préfère la victoire à la souveraineté ») ; sur les pentes du mont Meru, Arjuna meurt car il « avait dit qu’il détruirait tous les ennemis en un jour et il

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est donc tout désigné pour prendre place dans la première fonction encore entre les mains, théoriquement, du vieux roi Priam. Quoique résolument ancré dans la sphère guerrière tout au long de l’épopée, il n’en demande pas moins à sa mère Hécube d’organiser les supplications religieuses pour se concilier la déesse Athéna, faisant ainsi preuve de son souci pour les choses religieuses. Il est d’ailleurs pleinement conscient de la mauvaise cause qu’il défend face aux Grecs puisque l’origine du conflit est la trahison de Pâris (Iliade, VI, 264285). De la sorte Hector est une synthèse de la première et de la deuxième fonctions, comparable sur ce point à Arjuna, souvent dénommé Kiritin, le Couronné. Mais comme le caractère royal est prépondérant chez Hector, le relais dans le champ de la deuxième fonction peut être assuré par son frère Deiphobe dont le nom exprime la peur guerrière, et qui est l’un des généraux 294 troyens ; il incarne donc nécessairement la 2e fonction . Il est alors naturel que, lors du dernier combat d’Hector face à Achille, Hector soit heureux de compter sur l’assistance apportée par Deïphobe en lequel il a pleinement 295 confiance . ne l’a pas fait. C’est parce qu’il se croyait un héros qu’il est tombé. Il méprisait tous les archers. Ce n’est pas ainsi que doit agir celui qui désire la prospérité » (MBh. XVII, § 2, [Biardeau, 2, p. 724] ; (Mahâbhârata oral, p. 526), et seul Yudhisthira parviendra au sommet ; voir aussi Achille qui apparaît comme le principal contestataire du pouvoir d’Agamemnon, le défie d’être victorieux sans son aide, et est bien un équivalent d’Arjuna ; Dictys, Ephéméride de la guerre de Troie, I, § 14 (« la guerre était sa passion et déjà son courage et sa gloire le plaçaient au-dessus de tous ») ; C. Vielle, 1996, chap. 1 et 2 ; B. Sergent, 1999b, p. 236 ; id., 1998, p. 80, 8283 (« toute la lignée royale issue d’Ilos, jusqu’à Hektôr, est bien essentiellement royale. Et lorsqu’Euripide présentera un Hektôr de première fonction, on a l’impression qu’il respecte, davantage qu’ « Homère », l’ordre des choses. ; l’antique tradition aurait été remaniée : Hektôr, royal mais perdant, seulement devant le plus formidable des héros grecs, Hektôr devenait un guerrier, un héros de force typique ». 294 Iliade, XII, v. 94 « en tête du troisième groupe, avancent Hélénos, Deiphobe pareil aux dieux, tous deux fils de Priam » ; XIII, v. 156 « Deiphobe, fils de Priam, au milieu d’eux [les Troyens] marche plein de superbe » ; XIII, v. 402-537 : Deiphobe s’attaque à Idoménée, puis fait appel à Enée pour contrer Idoménée et Mérion mais est finalement blessé par Mérion et doit se retirer ; P. Wathelet, 1989, p. 118-119 : « qui suscite la crainte dans la bataille » ; P. Chantraine, 1999, s.v. δηιοσ, p. 271 et φεβομαι, p. 1183-1184 ; il sera le second époux troyen d’Hélène après la mort de Pâris : Odyssée, IV, v. 276 « sur tes pas (Hélène), Deiphobe allait beau comme un dieu » (alors qu’Hélène faisait le tour du Cheval de Troie) ; Ephéméride de la guerre de Troie, IV, § 22 (après la mort d’Alexandre, Deiphobe emmène Hélène chez lui et l’épouse) ; V, § 12 (Deiphobe tué par Ménélas). 295 Iliade, XXII, v. 233-237 : « Deiphobe, tu étais déjà pour moi de beaucoup le plus aimé de tous mes frères nés de Priam et d’Hécube … toi qui, pour moi, as eu le cœur … de sortir du rempart, alors que les autres restent tous derrière » ; par malheur, Athéna a pris les traits de Déiphobe et abandonne Hector au moment de l’assaut final

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On pourrait considérer que le second volet de la première fonction est quant à lui interprété par Hélénos, leur frère, dont les compétences divinatoires 296 ressortissent à l’évidence des fonctions religieuses et qui partage avec Deiphobe le commandement d’un corps d’armée. Cependant la tradition postérieure veut qu’il aurait souhaité épouser Hélène après la mort de Pâris et que, supplanté par Deïphobe, il se serait vengé en transmettant aux Grecs les 297 secrets de la prise de la ville . La première fonction religieuse régissant également la justice, le droit, la parole donnée, elle ferait ici preuve de traîtrise envers ses propres concitoyens ; le tableau serait alors composé de Pâris séducteur, Deïphobe défaillant et Hélénos traître. Aspirant successivement à la main d’Hélène, peut-on à ce titre les comparer aux Kaurava qui, même s’ils s’effacent devant le seul Duryodhana, n’en participent pas moins à l’humiliation de Draupadi, tels Duhsasana, Karna, Sakuni ? Il convient de rappeler au préalable la liste des points de convergence pour mieux discerner les questions litigieuses. Le vieillard Priam, faible devant l’inconséquence de Pâris (Il., VII, v. 368378), se rallie à la proposition de son fils de restituer seulement les trésors et s’en remet à la volonté du Ciel pour départager les deux armées. En cela, il est le parfait reflet de l’aveugle Dhrtarastra qui, malgré les objurgations de (Il., XXII, v. 226-299) ; rappelons que Karna est « trahi » par la roue de son char avalée par la Terre, ce qui facilite sa mise à mort par Arjuna ! MBh. VIII, § 90 (Biardeau, 2, p. 377) ; MBh. VIII, § 87 (dans le ciel, il y a des disputes entre les créatures, entre les partisans de Karna et ceux d’Arjuna), et Iliade, XXII, v. 166-181 et 209-213 (débat entre Zeus et Athéna, puis pesée des sorts). 296 P. Wathelet, 1989, p. 119-120 ; devin à l’instar de sa sœur Cassandre (Iliade VI, v. 75-76 : Hélénos, fils de Priam, de beaucoup le meilleur des devins), il aurait voulu, selon la tradition posthomérique, succéder à son frère Pâris dans les bras d’Hélène, en vain (selon Apollodore, Epitome, 5, 9 ; Quintus de Smyrne, 10, 344-360) ; il passa alors chez les Achéens et leur communiqua les secrets de la prise de Troie (inversion de la situation d’Hélène !) ; il complète ainsi un tableau qui ressemble à celui des Pandava vis-à-vis de Draupadi ; selon Dictys, Éphéméride de la guerre de Troie, IV, § 18 : Helenos trahit uniquement par honte du crime de Pâris et déclare se rallier à l’avis d’Anténor (Iliade, VII, v. 348-353) ; sur l’action guerrière d’Hélénos, Iliade, XII, v. 94 (commande des troupes avec Déiphobe), XIII, v. 574-595 (tue Deipyros mais est blessé par Ménélas) ; quoique marqué par la religion, Hélénos est forcément un guerrier dans un contexte de conflit généralisé tout comme Ménélas. 297 Triphiodore, La prise d’Ilion, v. 45-50 : « … si, laissant derrière lui la violence de Deïphobe, le ravisseur d’épouse, un devin ne fût venu d’Ilion demander l’hospitalité aux Danaens ; comme s’il compatissait à la douleur de Ménélas, il prophétisa la ruine tardive de sa patrie. Les Achéens se fiant aux prédictions du jaloux Hélénos, aussitôt préparèrent l’issue de leur long combat » ; le texte du IVe s. ap. J.C. puise à des sources issues des bibliothèques d’Alexandrie ; les tensions entre la 1e fonction et la 2e fonction sont une fois de plus patentes, et de surcroît Hélénos se présente comme l’ « ami » de Ménélas que l’on a rapproché précédemment de Mitra.

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Vidura, Bhisma, cède à toutes les exigences malfaisantes et contraires au droit de son fils Duryodhana. De plus, Priam est père de cinquante fils (Il. VI, v. 243-244) qui seront tous tués tout au long de la guerre. Il se trouve ainsi dans la même situation que Dhrtarastra, père de cent fils, les Kaurava, anéantis au cours de la grande bataille finale. Le conflit se déclenche à l’instigation d’un fils ignoré du roi Priam, Pâris. Peu avant sa naissance, Hécube se serait vu en rêve donner le jour à une torche mettant le feu à la citadelle de Troie. Un fils de Priam, Aesacos, expliqua que l’enfant à naître causerait la ruine de Troie et conseilla de faire disparaître le nouveau-né pour ne pas nuire aux Troyens. Le roi préféra l’exposer aux bêtes sauvages sur l’Ida et l’enfant fut sauvé par des bergers qui l’élevèrent ; devenu jeune homme, il se trouva s’opposer aux fils du roi lors d’un concours. L’ayant emporté, son origine royale se découvre et il est 298 accueilli par la famille royale . Parallèlement, à la naissance de Duryodhana, des présages négatifs se multiplient : « en naissant, il brait bruyamment comme un âne et des ânes lui répondent avec des vautours, des chacals. Les 299 vents soufflent, les orients s’embrasent . Après consultation de Bhisma, 300 Vidura , et quelques amis sages, Dhrtarastra reconnaît la primogéniture de Yudhisthira mais propose que son fils Duryodhana lui succède. À ses propos répondent de tous côtés des cris de carnassiers, de funestes hyènes et son entourage en tire le présage qui s’impose : Duryodhana fera périr sa lignée. Il 301 faut s’en débarrasser plutôt que de risquer la perte de tous » . Trop attaché à son fils, le roi ne suit pas ce conseil. La différence entre les deux facteurs 298

Apollodore, Bibl., III, § 148-150 (éd. R. Scott Smith & S.M. Trzaskoma, Indianapolis / Cambridhe, 2007) ; Hyg., Fab. 91 (naissance de Pâris) ; 92 (jugement de Pâris) ; 107 ; 110 (Polyxène sacrifiée aux mânes d’Achille tué par Pâris et Déiphobe) ; 113 ; Der kleine Pauly, Bd 4, 1979, col. 514-515. 299 MBh. I, § 115 (Biardeau 1, p. 226) ; MBh. II, § 71 (Biardeau, 1, p. 384) ; MBh. IX, § 56 (Biardeau 2, p. 434) ; etc. 300 MBh. I, § 115ss. (Biardeau, 1, p. 226) ; Vidura est le demi-frère de Dhrtarastra, le roi aveugle père de Duryodhana, et de Pandu ; incarnation du dieu Dharma sur terre, il intervient constamment auprès de Dhrtarastra pour défendre le bon droit des Pandava et soutient secrètement ceux-ci contre les menées spoliatrices de Duryodhana et de Sakuni ; en ceci, il est comparable à Anténor, compagnon de Priam, qui avait accueilli avec honneur l’ambassade de Ménélas et Ulysse venus réclamer Hélène (Iliade, III, v. 204-208) et conseilla aux Troyens de faire justice à Ménélas : « Ecoutez-moi, Troyens, Dardaniens et alliés … Décidons-nous et rendons aux Atrides, qui l’emmèneront, Hélène l’Argienne et ses trésors avec elle ! Si nous combattons à cette heure, c’est en violation d’un pacte loyal. Je ne puis m’attendre à ce que rien de bon sorte pour nous de là et nous épargne d’en venir où je dis » (Il., VII, v. 348-353) ; Ephéméride, I, § 6 ; fin § 8 ; fin § 11 ; 2e ambassade, II, § 23 et 24. 301 MBh. I, § 111-112 (Biardeau 1, p. 224) ; § 115 (Biardeau, 1, p. 226) ; MBh. II, § 71 (Biardeau 1, p. 384) ; MBh. IX, § 56 (Biardeau 2, p. 434) : les mêmes présages scandent différents épisodes de la vie de Duryodhana.

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déclencheurs de la crise repose sur la distribution des rôles entre les fonctions. Duryodhana revendique la royauté aux dépens de Yudhisthira et représente donc la première fonction, souveraine, alors que Pâris relève de la seule troisième fonction, la royauté étant destinée à Hector. Le même « brouillage » se retrouve au niveau du représentant de la deuxième fonction. En effet, le meilleur guerrier des Kaurava est Karna ; ce héros est un premier fils irrégulier de Kunti, épouse de Pandu qui lui donna Yudhisthira, Bhima et Arjuna. Karna, fils du Soleil, avait été abandonné aux eaux du fleuve, par sa mère honteuse, mais fut recueilli par le charretier Adhiratha. À l’occasion du concours pour conquérir la main de Draupadi, Karna est capable de faire jeu égal avec Arjuna, mais sa candidature est 302 récusée par la princesse qui refuse une mésalliance avec le fils d’un cocher . Par dépit Karna ralliera la cause des Kaurava. Ainsi, du fait de sa famille adoptive qu’il ne renie pas, Karna est rejeté dans la troisième fonction, bien qu’il soit l’adversaire essentiel d’Arjuna, le guerrier royal, et son demi-frère. On notera cependant que Bhisma accuse Karna d’être un vantard tournant 303 casaque à la moindre difficulté . Ce portrait le rapproche évidemment de 304 Pâris , le prince troyen représentant la troisième fonction qui n’apparaît cependant jamais en première ligne pour affronter Achille, le héros royal. Certes, dans la tradition postérieure, Pâris est crédité de la mort du fils de Pélée, mais c’est en se servant d’une arme peu honorable – l’arc – qu’il atteint 305 de loin le Péléide à son seul point létal, le talon . Quant à Achille, son adversaire attitré dans l’Iliade est Hector le meilleur guerrier troyen, et non Pâris !

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Karna est né hors mariage de Kunti et du dieu Surya, et est recueilli par un couple de suta, caste « mêlée » de bardes-hérauts-cochers ce qui lui confère un statut inférieur ; Draupadi le qualifie donc de Sutaputra « Fils de cocher » en signe de mépris (MBh. I, § 111-112 (Biardeau, 1, p. 224) ; de son côté, Pâris abandonné à sa naissance est élevé par des bergers ; Apollodore, Bibl., III, 12 (148s.) : Pâris deuxième fils d’Hécube, Hector le premier-né de Priam et Hécube. 303 MBh. V, § 168 (Biardeau 1, p. 1056) : « ton ami cher, ce hâbleur de Karna Vaikartana qui est ton conseiller, ce Karna n’est pas un ratha (guerrier combattant en char) Vantard à l’aube de chaque combat, on le voit ensuite prendre la fuite … Karna une fois de plus se lance dans les rodomontades … » 304 Iliade, III, v. 39-45 : Hector « Pâris de malheur ! ah ! le bellâtre, coureur de femmes et suborneur ! Pourquoi donc es-tu né ? pourquoi n’es-tu pas mort avant d’avoir pris femme ? … cela eût mieux valu que de te voir aujourd’hui notre honte et l’objet du mépris de tous ! Ah ! ils vont bien rire tous ces Achéens chevelus qui se figurent tel champion comme un preux, à voir la beauté sur ses membres, alors qu’au fond de lui il n’est force ni vaillance ». 305 P. Monbrun, 2007, p. 121-128.

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De son côté, Ajax affronte bien Hector mais n’en vient pas à bout alors que son homologue Bhima terrasse Duryodhana. C’est Achille qui tue Hector tout comme Arjuna tue Karna. En revanche le second d’Hector, Deïphobe, qui incarnerait la deuxième fonction, guerrière, est censé avoir été capturé par Ulysse et Ménélas lors de l’assaut de la ville ; il est alors tué par 307 Ménélas, souvent qualifié d’« ami d’Arès » . Il n’y a donc pas une parfaite adéquation tout comme on peut le constater dans le Mahâbhârata. En effet, avant le début des hostilités, le général en chef Dhrstadyumna (frère de Draupadi) avait assigné à chacun des héros un adversaire bien précis qui ne correspond pas forcément à l’un des cinq généralissimes des Kaurava, mais 308 plutôt à des personnages clefs de l’épopée . À Sahadeva échoie Shakuni, le joueur de dés professionnel qui avait provoqué la déchéance des Pandava, mais n’est pas généralissime. Sahadeva, le fils de Madri, remplira effectivement sa mission lors de la grande bataille. Or le seul adversaire significatif d’Ulysse dans l’Iliade semble bien être Dolôn qui, oeuvrant de nuit, pourrait être rapproché du fils de Sakuni, Uluka « le Hibou ». On peut rétorquer à ceci qu’Uluka n’est pas Sakuni et qu’Ulysse ne tue pas Dolôn. Toutefois, un argument en faveur de ce rapprochement peut être que l’intelligent et rusé Ulysse, assesseur d’Agamemnon, parvient à neutraliser Dolôn, le Rusé, et qu’il est alors comparable à l’intelligent serviteur Sahadeva vainqueur de Sakuni tricheur invétéré. De surcroît l’oncle maternel de Duryodhana travaillait à déconsidérer et ruiner Yudishtira quand Dolôn se proposait pour une mission d’espionnage dans le but d’obtenir le char ouvragé

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Iliade VII, v. 244-291 : match nul du fait de l’assistance d’Apollon à Hector ; XIV, v. 409-439 : Ajax vainc Hector mais celui-ci est sauvé par ses compagnons, et ranimé par Apollon (XV, v. 239-262) 307 Ph. Rousseau, 1990, p. 325 (« ami d’Arès », 20 fois et « qui a la nature d’Arès » 9 fois). 308 MBh. V, § 164 (= Biardeau 1, p. 1052-3) : Arjuna doit s’opposer à Karna, Bhima à Duryodhana, Dhrstaketu à Salya, Uttamaujas à Krpa, Nakula à Krtavarman, Yuyudhana au Saindhava ; Sikhandin sera opposé à Bhisma, Sahadeva à Sakuni et Cekitana Sala, les Draupadeya aux Trigarta, Abhimanyu à Vrsasena (fils de Karna) et autres rois ; Dhrstadyumna qui tient en l’occurrence la place de Yudhisthira, se réserve Drona (maître d’armes des Kaurava et des Pandava) comme son lot propre. Sont ici soulignés les noms des généralissimes des Kaurava, normalement au nombre de 5 (Bhisma, Drona, Salya, Karna, Asvatthaman), et qui pourraient être des contreparties des Pandava (en gras). On constate en fait que ces généraux relèvent d’au moins 3 générations et non d’une seule ; et que les cibles des jumeaux ne sont pas celles que l’on attendrait : au moins pour Sahadeva, son adversaire correspond plutôt à un rival en termes d’intelligence ; quant à Nakula, son adversaire survit à la grande bataille et aidera Asvatthaman pour le massacre nocturne.

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et les chevaux prestigieux du fils de Pélée, manifestant plutôt son goût du lucre 309 qu’une vaillance bien incertaine . Quant au compagnon d’Ulysse, Diomède, s’il fait preuve d’un courage hors norme, y compris face aux divinités Aphrodite et Arès, il ne peut accéder à la renommée puisque Enée lui échappe du fait de l’assistance d’Aphrodite 310 311 et d’Apollon et qu’Hector réchappe du coup qu’il lui a porté . La réputation de Diomède découle plutôt de la masse des adversaires qu’il abat, tout comme Nakula assiste Bhima, combat valeureusement mais ne tuera pas l’adversaire qui lui était assigné : Krtavarman. Ce dernier, réchappant de la grande guerre, assistera Asvatthaman dans le massacre nocturne de l’armée des Pandava 312 victorieux pour venger Duryodhana . Le déroulé des opérations de l’Iliade et les protagonistes principaux correspondent donc, peu ou prou, à ceux du Mahâbhârata et, pour l’essentiel à la définition fonctionnelle explicitée par S. Wikander et G. Dumézil. Par ailleurs, dans le Mahâbhârata, figure parmi les conseillers de Dhrtarastra son demi-frère Vidura, incarnation du dharma et principal avocat des Pandava. À de multiples reprises il morigène Duryodhana et tente de détourner le roi de ses projets néfastes, arguant du fait qu’ils sont contraires au dharma. Il ne parvient pas à raisonner Duryodhana et assistera à l’anéantissement des Kaurava. Reprenant son rôle de confident auprès de Dhrtarastra, il lui recommandera d’adouber Yudhisthira et le conseillera dans son 313 administration de la royauté . Or, dans l’Iliade, enrichie sur ce point dans les traditions ultérieures, Anténor, un beau-frère de Priam, prend la défense des revendications de Ménélas lors de l’ambassade achéenne reçue à Troie, et protège les ambassadeurs des voies de fait que veulent perpétrer Pâris et ses 314 frères . Ceci fait qu’au moment de la prise de Troie, Anténor et sa famille auraient été épargnés, et auraient pu s’exiler sans dommage en Italie. Le tableau des protagonistes essentiels est ainsi complété dans le parallèle dressé 315 entre les deux épopées . 309

Iliade, X, v. 314-323 ; Dolôn est caractérisé comme « riche en or, riche en bronze ». Iliade, V, v. 302-317, 343-346. 311 Iliade, XI, v. 343-364. 312 MBh. X, § 1-9 (Biardeau, 2, p. 455-465) ; or Enée réchappera de l’incendie de Troie et du massacre généralisé pour émigrer en Italie ; il peut y avoir là une simple inversion finale du destin d’Enée (adversaire de Diomède) et de Krtavarman (adversaire de Nakula). 313 MBh. V, § 63-65 (Vidura convainc finalement Dhrtarastra de la nocivité de Duryodhana) ; XII, § 45 ; XIV, § 66 ; XV, § 1. 314 Iliade, III, v. 203-207 ; Ephéméride, I, 6 ; I, 8 ; I, 11 ; II, 23.‡ 315 P. & A. Sauzeau, 2017, p. 155-160 récusent la théorie de Troyens représentant la troisième fonction, opposés aux Achéens constituant les première et deuxième fonctions, mais expliquent le parti troyen par son appartenance à une quatrième 310

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fonction caractérisée par des traits négatifs (désordre, altérité) ; la démonstration présentée ci-dessus offre en revanche un parallèle dédoublé et inversé entre les deux protagonistes, Achéens et Troyens ; dans cette proposition de lecture n’apparaît pas Nestor qui joue un rôle de conseiller, très différent de celui qui lui est attribué dans l’Odyssée (B. Sergent, 1986, p. 5-39) ; peut-être faudrait-il le rechercher dans le personnage du chapelain des Pandava, Dhaumya ?

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Chapitre 4 ULYSSE EN SES ÉPREUVES En se fondant sur l’observation de G. Dumézil relative aux Nostoi évoqués dans l’Odyssée, - la sélection d’un triolet de chefs achéens susceptibles de représenter dans leur mort les trois fonctions indo316 européennes -, confrontée aux dires d’Hélène dans la Téichoscopie de l’Iliade, on peut reconstituer un fil directeur permettant de comprendre une large part de l’architecture idéologique de l’Iliade, et d’identifier les acteurs essentiels du jeu des trois fonctions. Au terme de cette étude, le rôle et la personnalité d’Ulysse illustrent bien la place particulière qu’occupe la troisième fonction dans les relations mises en œuvre au sein de cette idéologie. Dès lors, comment peut-on aborder l’Odyssée dans laquelle Ulysse se retrouve « seul en scène » ? Sur la route du retour à Sparte, des vents contraires détournent la flotte de Ménélas vers les côtes égyptiennes où elle demeure bloquée. Grâce à une nymphe, Ménélas apprend que pour élucider les raisons de ce coup du sort et se tirer de ce mauvais pas, il lui faudrait 317 capturer sur une île avoisinante le Vieillard de la Mer, Protée , et l’interroger. Après avoir surpris et immobilisé Protée, Ménélas le contraint à lui révéler aussi ce qu’il sait du destin des principaux chefs de la coalition grecque après leur départ des côtes d’Asie Mineure. Le Vieillard lui raconte que : « Deux chefs seulement, parmi les Achéens à la cotte de bronze, sont morts dans le retour ; (…) ; un troisième survit, captif au bout des mers … Le premier c’est Ajax ; avec lui, disparut sa flotte aux longues rames. Poséidon fit d’abord échouer ses vaisseaux aux grands rocs des Gyrées, mais le sauva des flots ; il s’en tirait, malgré la haine d’Athéna, s’il n’eût pas proféré une parole impie et fait un fol écart : c’est en dépit des dieux qu’il échappait, dit-il, au grand gouffre des mers ! Poséidon l’entendit, comme il criait si fort. Aussitôt, saisissant, de ses puissantes mains, son trident, il fendit l’une de ces Gyrées. Le bloc resta debout ; mais un pan dans la mer tomba, et c’était là qu’Ajax s’était assis pour lancer son blasphème : la vague, dans la mer immense, l’emporta. Le second, c’est ton frère. Déjà hors de péril, il avait fui la Parque au creux de ses vaisseaux : il devait le salut à son auguste Héra. Il foulait avec joie la terre des aïeux ! Il touchait, il baisait le sol de la patrie ! (…) Mais le veilleur, du haut de la guette, le vit. Le cauteleux Egisthe avait posté cet homme : deux talents d’or étaient le salaire 316

G. Dumézil, 1982b, § 14 – Trois retours, p. 132-140. Od., IV, 349-569 ; D. Briquel, 1985, p. 141-158 ; R. Bloch, 1985, p. 125-139, sur les capacités de devin.

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promis. Cet homme était donc là, qui, guettant à l’année, voulait ne pas manquer l’Atride à son passage, ni lui laisser le temps d’un exploit vigoureux. Il courut au logis pour donner la nouvelle à celui que le peuple appelait son pasteur. Tout aussitôt, Egisthe imagina l’embûche : dans la ville, il choisit vingt braves qu’il cacha près de la salle où l’on préparait le festin, puis, il vint en personne, avec chevaux et chars, inviter le pasteur du peuple Agamemnon. Le traître ! il l’amena : le roi ne savait pas qu’il allait à la mort ; à table, il l’abattit comme un bœuf à la crèche, et, des gens que l’Atride avait pris avec lui, pas un ne réchappa. » (Od., IV, 496-536)

Passé un moment d’abattement, Ménélas relance l’interrogatoire en disant : « Pour ces deux-là, je suis fixé ; mais le troisième, celui qui vit encore, captif au bout des mers » et obtient de Protée la réponse suivante : « C’est le fils de Laërte, oui, c’est l’homme d’Ithaque. Je l’ai vu dans une île pleurer à chaudes larmes ; là-bas, dans son manoir, la nymphe Calypso, de force, le retient ; il ne peut revenir au pays de ses pères ». (Od., IV, 551-558)

De ce rapport, Georges Dumézil a mis en exergue le fait qu’Homère n’avait pris en compte que trois personnages et que leur disparition, sans relation entre elles dans la tradition, avait été composée pour former un triptyque. Son analyse interprète ces trois « effacements » de la sphère humaine en termes trifonctionnels. Ajax subirait un châtiment de première 318 fonction pour son impiété sanctionnée par le dieu Poséïdon lui-même . Agamemnon connaîtrait un sort funeste de deuxième fonction dans lequel nulle divinité ne prend part, destin explicité par le fait qu’il aurait été tué avec ses compagnons dans un traquenard monté par Egisthe à l’occasion d’un 319 banquet de bienvenue . Quant à Ulysse, il est retenu contre son gré, dans la 318

G. Dumézil, 1982b, p. 140. G. Dumézil, 1982b, p. 136-7 (combat entre Agamemnon, ses hommes et Egisthe et ses affidés), p. 138 : « il suffisait qu’Agamemnon succombât comme chef de troupe … mort franchement guerrière », et p. 140 : « la mort de deuxième fonction, reçue dans un combat, frappe Agamemnon » ; version différente privilégiée chez les Tragiques, dans laquelle Clytemnestre joue le rôle déterminant : Esch., Les Choephores, v. 247-9 « vois : les petits de l’aigle ont perdu leur père ; il est mort dans les replis, les nœuds d’une vipère infâme » ; v. 491-494 : Oreste : « Souviens-toi du bain, père, où tu fus immolé. / Électre : « Souviens-toi du filet de leurs ruses nouvelles. / O. « des chaînes sans airain où tu fus prisonnier / E. « et des voiles perfides de l’infâme complot » ; puis 982s. : O. « contemplez enfin le piège qui enserra mon malheureux père, entravant ses bras, enchaînant ses pieds … étalez le voile qui enveloppa le héros » ; et v. 998ss. « Et cela, de quel nom l’appeler … piège à fauve ?

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couche voluptueuse d’une nymphe qui ne relève pas directement du cercle des divinités souveraines jouant un rôle déterminant dans le destin des héros achéens. À ce stade, Ulysse connaîtrait bien un destin conforme structurellement à la position qui a été la sienne dans l’Iliade, héros de 320 troisième fonction dans une acception fréquente de celle-là . Cette analyse trifonctionnelle ne laisse pas de soulever quelques difficultés pour B. Sergent qui rappelle que les nostoi auraient compris d’autres livres traitant des retours de Diomède et Nestor, d’Agamemnon et Ménélas, du devin Calchas, d’Ajax le Locrien, de Néoptolème. Ce panorama évoqué par Proclos est en partie signalé dès l’Odyssée grâce aux informations succinctes fournies par Nestor à Télémaque, et combinées à celles de 321 Ménélas , mais l’Odyssée ne représente qu’une partie de la tradition. Il peut donc paraître risqué de se fonder uniquement sur l’œuvre conservée d’Homère. Le triptyque mis en évidence l’est-il donc à juste titre, surtout quand on relève que les trois destins ne sont pas directement présidés par des divinités majeures ressortissant des trois domaines fonctionnels ? La mort d’Agamemnon peut-elle avoir été scénarisée pour lui faire intégrer la deuxième fonction alors que dans l’Iliade le roi incarne de manière continue 322 la première fonction ? . Faut-il alors renoncer à la clef de lecture justifiant l’essentiel de l’analyse dumézilienne pour le deuxième volet de l’œuvre homérique, et se contenter du constat d’un mélange purement littéraire des genres, l’Odyssée entremêlant des motifs relevant du merveilleux des contes 323 et du folklore ? On pourrait en revenir à la proposition d’un voyage draperie de cercueil, entourant le mort jusqu’aux pieds ? Non, filet, bien plutôt, panneau, voile entrave » ; Esch., Les Euménides, v. 459ss. Oreste : « ma mère aux noirs desseins l’a tué, en l’enserrant dans un riche filet, qui témoignait assez du crime accompli dans le bain » ; vers 633s. : Apollon : « Elle l’accueille (le conduit au bain ; puis comme il sort de la baignoire) elle déploie sur lui un grand linon et frappe l’époux, pris dans le voile brodé comme en un piège sans issue » ; repris par Euripide, Oreste, v. 24s. : Électre « mère abominable qui fit périr son époux dans le filet d’un vêtement sans issue » ; v. 366-7 : (Ménélas répétant les paroles de Glaucos) « Ménélas, ton frère est étendu mort, tombé au piège du bain suprême préparé par son épouse ». 320 G. Dumézil, 1982b, p. 135 et 136, 139 : « elle l’abrite dans un charmant refuge de troisième fonction ». 321 B. Sergent, 1998, p. 92ss. ; seule manque les informations sur Calchas ; Lyc., Alexandra, v. 610-631 évoque le retour de Diomède, échappant de peu à une tentative d’assassinat mise au point par son épouse adultère. 322 G. Dumézil, 1982b, p. 140 pensait que le Poète avait recouru à une sorte de chiasme entre Ajax et Agamemnon ; réinterprétation de B. Sergent, 1998, p. 92-96 ; sur la position respective des trois héros dans l’Iliade, voir supra ; et Ph. Rousseau, 1990, p. 325-354 ; complété par id., 1992, p. 57-78. 323 W.B. Stanford, 1954, p 10 ; R. Mondi, 1983, p. 17-38 ; de même P. Faure, 1980, p. 38ss., 43-54 ; G. Lambin, 1999, p. 79-166.

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initiatique ou d’exploration du monde, dans lequel des bribes de l’ancienne idéologie indo-européennes n’organisent pas le récit et ne sont que des 324 vestiges fugaces . Cette prudente appréciation semble malgré tout trop négative après 325 l’interprétation des héros de l’Iliade telle qu’elle a été présentée ci-dessus . Et s’y résoudre revient à ne considérer les tribulations d’Ulysse que comme une succession aléatoire d’aventures folkloriques dont on cherche des exemples comparables dans d’autres traditions, même si pour partie elles 326 relèvent du même monde indo-européen . Comme la construction de l’Odyssée trouve son aboutissement dans la restauration du pouvoir d’Ulysse sur Ithaque et ses retrouvailles avec Pénélope qui a incarné la royauté pendant 327 son absence , on est cependant fondé à rechercher une logique cohérente et globale à l’ensemble de l’œuvre. Les recensements de B. Sergent n’ont-ils pas montré qu’il subsistait des vestiges indéniables, quoique espacés, dans la tradition hellénique que G. Dumézil avait cru, un temps, être totalement acculturée, et qu’ils formaient sens ? Écartons tout d’abord l’argument des divinités trop évanescentes ou anodines pour avoir veillé à la sanction des trois héros. En effet même si Héra ne fait qu’une apparition fugace pour se désintéresser du sort d’Agamemnon, 324

B. Sergent, 1998, p. 104-105 ; éléments épars ne formant pas une trame, voir cette observation de G. Dumézil, 1982b, introduction à « Homère et les trois fonctions », p. 112 : « personnellement je ne pense pas qu’on puisse obtenir plus que de telles identifications épisodiques ou marginales » ; G. Dumézil s’acharna avec succès à accroître le nombre des minora trifunctionalia dans l’Iliade et l’Odyssée ; sur l’exploration géographique, l’étude traditionnelle de V. Bérard, III, 1929 ; ainsi que J. Cuisenier, 2003 ; G. Germain, 1954, p. 511-579 (les sources d’inspiration) et G. Lambin, 1999, p. 90-98 : construction cohérente des épisodes sur un double chiasme, les aventures se répartissant de part et d’autre de la Nekuia. 325 Contra, l’étude de G. Noulez, 2015, p. 117-127, qui fait d’Agamemnon et d’Ulysse un couple de 1ère fonction (Mitra-Varuna) ; et reprend en cela l’étude de F. Javier Gonzales Garcia, 2009, p. 95-111, en part. p. 104-106 ; considérer Ulysse comme un représentant de la 3e fonction, mais en l’assimilant à la personne de Sahadeva qui est proche de Yudhisthira, explique qu’il soit proche d’Agamemnon comme on l’a vu dans la 1ère partie ; pour confirmation, Esch., Agamemnon, v. 841-842 : « seul Ulysse, d’abord parti contre son gré, une fois attelé, tira bravement la longe à mes côtés » ; D. Briquel : fondamentalement en couple les jumeaux représentent la troisième fonction, mais individuellement l’un se rattache à la première fonction, le second à la deuxième fonction. 326 Voir en particulier les travaux de N. J. Allen qui s’attachent à identifier des comparables dans des textes indiens ; 1999, p. 151-167 ; 2000b, p. 3-16 ; 2009b, p. 79-102 ; etc.; ainsi que E. West, 2014, p. 144-174. 327 On reviendra sur le sujet infra ; voir déjà J.-P. Vernant, 1974, p. 57-79 (Pénélope assure la continuité du pouvoir royal), et l’appréciation de D. Pralon, 1987, p. 239250, p. 244, 247s. sur l’hypothèse de la royauté de Pénélope.

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dans le jugement de Pâris elle représente la fonction souveraine . En laissant s’accomplir le destin du souverain par excellence, elle intervient bien, quoique négativement ! Dans le châtiment d’Ajax fils d’Oïlée (alter ego en mineur d’Ajax fils de Télamon), il est bien signalé que Poséidon joue le rôle essentiel, 329 mais il est également dit qu’Ajax était déjà haï d’Athéna . En définitive, la sanction poséidonienne infligée à un héros dominé par son hybris vient consacrer le ressentiment de la déesse guerrière. Quant à Aphrodite, qui incarne par excellence la troisième fonction et laisse sa place à Calypso, une simple nymphe, son statut initial de soutien de la cause troyenne ne la 330 prédisposait pas forcément à intervenir elle-même . Lui substituer Calypso présentait quelques avantages. D’une part, la nymphe a un pouvoir érotique indéniable qui est une caractéristique de la troisième fonction. Elle en use pour essayer de convaincre Ulysse de l’épouser tout en lui promettant l’immortalité qui serait toutefois synonyme d’oubli héroïque et mort véritable d’Ulysse. Calypso s’élève d’ailleurs contre les dieux qui refusent à une simple nymphe de s’approprier un mortel alors qu’ils s’autorisent eux-mêmes cette possibilité de jouissance (Od., V, 118-136). D’autre part, dès le début de l’Odyssée, Homère rapporte le fait que Calypso retient Ulysse auprès d’elle et que le 331 héros passe son temps à pleurer sur le rivage . Or ne peut-on pas rapprocher cette situation de l’attitude menaçante d’Aphrodite envers Hélène alors que 328

En outre G. Dumézil a bien montré qu’elle influence l’action d’Athéna dans toute l’Iliade ; G. Dumézil, 1968, p. 583-584 ; id., 1982b, p. 112 ; 1985b, « Homerus vindicatus », p. 16-26. 329 Après l’avoir simplement ridiculisé lors de la course à pied des jeux de Patrocle, Athéna a nettement pris parti contre lui pour avoir violé Cassandre dans le téménos troyen de la déesse et l’avoir enlevée, Dictys, Ephéméride, V, § 12 ; Apollodore, Epitome, 5, 22 (viol) ; Euripide, Troyennes, v. 65-91 (alliance Athéna – Poséidon contre les Achéens sacrilèges) et Epitome, 6.6 ; P. Wathelet, 2010, p. 209-213 : Agamemnon est le plus roi de tous ; p. 220 : les deux Ajax ne sont qu’un personnage, car « telamonios » veut dire « doté d’un baudrier pour supporter le bouclier » ; noter qu’au VIe s. av. J.-C., au Sounion, un sanctuaire d’Athéna Sounias précédera celui de Poséidon sur le lieu, voir A. Fenet, 2016, p. 36-37 (avec fragment céramique orné d’une figure de navire datant de ca. 700 av. J.-C.). 330 Voir la thèse d’A. Fenet, 2016, p. 109 (présence de la déesse dans les périples maritimes des héros est quasi nulle), p. 129-132 (ne sera présente que dans les ports côtiers, pour son action bénéfique sur la navigation (Euploia « de la bonne traversée »), et ne sera importante qu’à l’époque hellénistique) ; ce qui accrédite l’idée selon laquelle Aphrodite ne pouvait avoir sa place dans l’épopée traitant du retour chaotique d’Ulysse ; d’où le recours à un substitut, telle Calypso, voire Ino (E. Will, 1955, p. 228-231) ; nuancé dans G. Pironti, 2007, p. 210-222. 331 Odyssée, I, 55-59 ; et V, 151-153 ; bref un anti-héros ( ?) ; voir H. Monsacré, 1984, p. 143-157, p. 148-150 (pleurs pendant sa période de « captivité » et pendant la période de mise à l’écart du monde héroïque des humains) ; E. Cantarella, 2003, p. 38-42.

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celle-ci tente de résister à son ordre de rejoindre la chambre de Pâris (Il., III, 332 413-417) ? Le statut de nymphe océane de Calypso peut la faire participer à la vengeance de Poséidon, mais elle revendique une certaine autonomie. Calypso peut donc bien représenter la divinité assurant le châtiment d’Ulysse dans le domaine de la troisième fonction. De manière détournée mais néanmoins réelle, trois divinités caractéristiques sont bien convoquées pour assurer le châtiment des chefs achéens inscrits dans un schéma trifonctionnel. Une réponse à la raison des aventures d’Ulysse a déjà été envisagée : la sanction des trois péchés d’un guerrier, mais elle n’a pas permis d’offrir une explication pleinement satisfaisante, en conformité avec le cadre des trois fonctions qui est à la base du présent questionnement. Un nouvel examen peutil faire malgré tout d’Ulysse un héros guerrier puisqu’il revient de Troie où il s’est illustré dans les combats, et qu’il a pu commettre des péchés propres à la deuxième fonction ? Quitte à identifier des péchés gradués au rythme de 333 chacune de ses aventures ? L’hypothèse ne vaut guère, du fait même que, dans le triptyque identifié par Georges Dumézil, - et ceci même si l’on discute l’ordre d’attribution des deux premières fonctions entre Ajax et Agamemnon -, la troisième fonction reste toujours affectée à Ulysse. En outre il est difficile de lister, sans contestation possible, les trois péchés du guerrier dans les six 334 ou sept épreuves qu’il a subies . En effet, on a essayé de qualifier chacun des échecs enregistrés par Ulysse comme autant de péchés commis par un représentant de la deuxième fonction guerrière. Or, même si l’on peut suivre G. Dumézil lorsqu’il dit que la société de l’Iliade est apparemment réduite à 332

Ultérieurement ce trait est bien connu et se retrouve chez Euripide, Hippolyte, v. 443-448 : « Cypris est irrésistible, quand elle assaille avec violence …/ celui qu’elle trouve excessif et hautain, dieu sait, quand elle l’a saisi, les outrages qu’elle lui inflige ! » ; et Euripide conclut qu’elle « hante les hauteurs du ciel, elle est dans le flot des mers, Cypris, et tout naît d’elle » signifiant ainsi son omniprésence, ce qui aurait pu justifier son intervention. 333 M. Meulder, 2002a, p. 357-366, en ayant recours à des épisodes extérieurs divers ; voir aussi l’essai de J-L. Desnier, 2011, p. 79-114, recentré sur les seules aventures de l’Odyssée, p. 90-92 (Polyphème [2e f.], Circé [3e f.], troupeaux du Soleil [1e f.]). 334 Voir infra la discussion sur l’ordre d’attribution des deux premières fonctions entre Ajax et Agamemnon ; la tentative précitée de sélection de trois péchés déterminants parmi les aventures (J.-L. Desnier, 2011, p. 89-92, p. 90-96) n’est pas totalement satisfaisante en raison de la question demeurant, celle des trois péchés d’un guerrier relevant de la troisième fonction ! même si le topos peut être diffusé au delà de la seule 2e fonction, il faut justifier la sélection effectuée ! ce qui me fait souscrire à la critique de P. & A. Sauzeau, 2017, note 7 (« la série de ces fautes n’est pas homogène. (D’autant que) le prologue de l’Odyssée attribue les fautes exclusivement à ses compagnons »), mis à part le fait que l’épisode du Cyclope relève de la responsabilité d’Ulysse.

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la seule catégorie guerrière, on a pu se rendre compte que, dans l’épopée susdite, chacune des trois fonctions est clairement restituable. Et qu’en définitif Ulysse peut être nettement identifié comme un héros de troisième fonction. Est-il alors légitime de lui attribuer les trois péchés du guerrier, ce qu’il est certes mais seulement par nécessité, enrôlé qu’il est dans une armée, et à son corps défendant ? La réputation « noire » d’Ulysse provient en particulier de sa vengeance à l’égard de Palamède qui aurait contraint Ulysse à rallier l’armée achéenne après que sa ruse d’une folie simulée eut été éventée. Mais il s’agit d’un épisode rapporté par des textes autres que les épopées assurément homériques, même s’ils relèvent d’un corpus 335 apparenté ! Certes il a été démontré que des sources postérieures détenaient des éléments de compréhension largement antérieurs absents des épopées 336 homériques , mais ce travail s’efforce de poursuivre le plus possible l’analyse au sein d’un seul et même témoignage, celui transmis par Homère lui-même. Une solution alternative a été alors de faire d’Ulysse un 337 trickster/décepteur comparable à Syrdon, à Loki . La réputation faite à Ulysse 335

Voir Hygin, Fab., XCV ; CV ; Ovide, Mét., XIII, 35s., 60 ; « [Ulysse] accusa faussement [Palamède] de trahir la cause des Danaens, prouvant cette calomnie par l’étalage de l’or qu’il avait lui-même, au préalable, enfoui » (d’après Euripide, Palamède) ; Elien, Hist. variée, XIII, § 12 : Palamède confondit Ulysse qui simulait la folie ; autre version de la mort de Palamède : Diomède et Ulysse auraient incité Palamède à descendre dans un puits censé recéler un trésor (Ephéméride de la guerre de Troie, II, § 15), et l’auraient enseveli sous des pierres (!), à l’inverse des Açvins honorés pour avoir tiré de difficultés des personnages tel Taugrya (E. Pirart, 1995 (Taugrya : RS 1.182.5, 6, 7 ; image valant aussi pour Atri : RS 1.116.8 et RS 1.117.3 ; pour Rebha : RS 1.116.24 et 1.117.4 ; Rebha et Atri : RS 1.119.6 ; à noter l’image du trésor enfoui et révélé grâce aux Nasatya : RS 1.116.11) ; M. Meulder, 2002a, p. 357366, se pose la question de savoir si l’on peut identifier les trois péchés et propose les identifications éventuelles suivantes : p. 358 (Palamède = contre la fides) p. 359 (cheval de Troie = ruse militaire), p. 360-1 (lapide Hécube, protège Hélène, a des relations avec Circé, Calypso, voire Polymélè) et conclut à une impression trompeuse de « trifonctionnalité » ; W.B. Stanford, 1954, p. 10s., 82-83 ; chap. VII, p. 90ss. ; VIII, p. 102ss. montre bien l’évolution de la perception du personnage ; en part. Ovide, Métam. XIII, v. 1-122 ; quoi qu’il en soit, ceci contribue à ancrer Ulysse dans la troisième fonction. 336 B. Sergent, 1998, p. 44 (il ne faut pas conclure sommairement) ; p. 72 à propos d’Epeios : « du matériel attesté seulement en une période post-homérique, - mais tout de même dès Hésiode -, se révèle à l’analyse tout à fait ancien ». 337 F. Blaive, 2001, § « Autour d’Ulysse », p. 188s. ; mais Ulysse est responsable en partie de la mort de ses hommes, non de celle d’Agamemnon ou de celle d’Ajax ; en revanche Loki nuit aux Ases jusqu’à la catastrophe finale ; P. Sauzeau, 2011, p. 252255 ; repris dans P. & A. Sauzeau, 2012, p. 303-304 ; mais cette fonction dotée de contours élargis et fluctuants amène en p. 304 à la conclusion (Loki) « bien des personnages réunissent les deux pôles et les inter-connexions sont innombrables » ; E.F. Cook, 2000, p. 155 ; G. Lambin, 1999, p. 148-152.

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de trickster, type de personnage familiarisé par les études d’anthropologie 338 structurale , découle essentiellement de l’intérêt porté à l’épisode du Cyclope Polyphème berné par le héros ; on pourrait la conforter par le rappel de l’épisode du cheval de Troie, et de la mission d’espionnage préalable dans la ville de Troie, - deux épisodes cités dans l’Odyssée (Od., IV, 271-289 et 242339 259), et l’enrichir éventuellement par le recours à des traditions extérieures . Il convient toutefois de souligner que les autres aventures rapportées dans l’Odyssée ne relèvent en rien de l’esprit de ruse et de débrouillardise de ce modèle anthropologique. Bien au contraire, il apparaît qu’Ulysse ne fait que subir les événements sans parvenir à les retourner en sa faveur. Et cela même si la comparaison avec d’autres héros de contes populaires peut le faire s’approcher de cette catégorie (descente continue, et remontée avec l’aide miraculeuse d’Ino, celle des Phéaciens). Certes, le héros s’en sort toujours 340 pour atteindre un but supérieur , y compris en y cédant parfois une part de lui-même, mais rarement d’une façon aussi complètement annihilante que celle subie par Ulysse, c’est-à-dire la dépossession de sa gloire ! Ces deux propositions alternatives évoquées ne sont donc guère satisfaisantes d’autant plus que, quoi que l’on fasse, l’Odyssée est une continuation de l’Iliade, épopée dans laquelle Ulysse ressortit nettement de la troisième fonction.

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Radin, Kerenyi, Jung, 1956 ; références chez W.B. Stanford, 1954, p. 10 ; opinion reprise par G. Nagy, 1994, p. 76 (§ 14) ; c’est toujours la conclusion de P. Pucci, 1995, § 4 « Souffrance et ruse », p. 88-97, p. 97 (homme des ruses, trickster, malin) ; D. Vazeilles, 2008, p. 237-261 (hormis le fait qu’Ulysse apparaisse comme un personnage rusé, explorant peut-être le monde, rien ne permet de l’assimiler au modèle anthropologique du trickster) ; l’appréciation de B. Sergent, 1999b, p. 235236 (« les thèses singulières qui voient dans le personnage d’Héraklès quelque chose comme une composition à partir de matériaux empruntés au folklore et secondairement élevé au niveau épique, ne peuvent tenir … Il s’agit de matière épique ») me semble également convenir au personnage d’Ulysse. 339 Voir F. Blaive, 2001, § « Autour d’Ulysse », p. 183-257, p. 188-214 ; reprenant id., 1996b, p. 117-120 ; l’essentiel de la réputation « noire » d’Ulysse se trouve chez des auteurs postérieurs, tel Ovide, Métam., XIII, v. 31-118 (Ajax décrit les lâchetés, les ruses d’Ulysse) ; de même l’épisode de l’enfance d’Achille ; voir l’appréciation dubitative quant à l’adresse d’Ulysse de W.B. Stanford, 1954, p. 13ss., 21-24 ; souligne que dans l’Iliade, la conduite d’Ulysse est toujours honnête et ses mots mesurés ; chapp. VII-VIII sur la légende « noire » d’Ulysse ; voir maintenant P. & A. Sauzeau, 2017, en part. p.185-186 ; on retiendra toutefois que les ruses fomentées par Ulysse ne l’ont pas été au détriment de la cause grecque. 340 Pour la réappropriation de la royauté, voir F. Blaive, 2001, p. 214ss. (éléments de comparaison, Mahâbhârata et Mabinogi d’Owein), comme on peut le penser appliqué à la situation d’Ulysse, p. 239-246 ; poème initiatique et un héros du type Jean de l’Ours : P. Faure, 1980, p. 34-60 ; synthèse de B. Sergent, 2009b ; proposition initiatique reprise par P. Wathelet, 2013, p. 26ss.

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A – Eléments constitutifs d’un héros de troisième fonction, la nourriture et les trésors 1 - Circé et Calypso : la quête de la volupté Les passages insérant directement Ulysse dans la troisième fonction semblent plus explicites et nombreux encore dans l’Odyssée que dans l’Iliade. Outre son agréable aventure d’un an avec Circé (X, 469), son « asservissement » de sept ans auprès de Calypso (VII, 259) correspond 341 traditionnellement à l’un des champs d’activité de la troisième fonction , et ce dernier épisode se conclut par « le crépuscule vint (…), ils rentrèrent pour 342 rester dans les bras l’un de l’autre à s’aimer » (Od., V, 225-227) . Lors de sa confrontation avec Circé, Ulysse parvient à annihiler les effets de la drogue administrée grâce au molu, plante médicinale procurée par Hermès (Od. X, 286-292). En ceci, Georges Dumézil avait reconnu un remède 343 relevant de la troisième fonction , distinct du recours à l’épée (deuxième fonction) et au serment (première fonction) ; il est normal que l’emploi du molu soit le remède utilisé en tout premier lors de la rencontre avec Circé, puisque la magicienne avait recouru à la drogue pour transformer les hommes d’équipage en porcs (Od., X, 236-240). Le succès de ce remède enclenche l’utilisation successive des deux autres moyens protecteurs. L’idée d’une montée en puissance des parades employées contre les sortilèges de la magicienne peut sembler adaptée à la dangerosité de la déesse, mais la conclusion effective est bien l’union sexuelle en toute impunité. Naturellement, un héros de troisième fonction se doit de recourir en premier aux techniques relevant de son domaine d’expertise, et il aurait pu s’en tenir là. Le recours aux trois remèdes vise à maîtriser la totalité des trois champs fonctionnels du monde indo-européen, et la méthodologie dans son ensemble est fournie à Ulysse par Hermès. Ulysse n’est donc qu’un acteur interprète, 341

Voir G. Dumézil, 1985a, p. 89-90 (Hercule); id., 1982a, p. 121-122, 127-128 ; id., 1994, § 82 « Njordr et Freyr, p. 130-141, 139s. ; id., 1983a, § 36 « Les biens propres des familles nartes, p. 107-114, 108-110 (l’âne des Boratae). 342 P. Grimal, 1971, § Calypso, p. 77 ; ultérieurement des enfants furent attribués au couple ; Der Kleine Pauly, Bd 3, Münich, 1979, s.v. Kalypso, col. 94-95 (Nausithoos, Nausinoos, Auson) ; Hygin, Fables, CXXV (Ulysse de Circé eut Télégonus, de Pénélope eut Télémaque) ; O. Touchefeu-Meynier, 1992, p. 943-4 (Circé : Telegonos, Agrios et Latinos ; Kalypso : Nausithoos, Nausinoos ; Kallidike : Polypoites). 343 G. Dumézil, 1982b, p. 126-131 ; complété et enrichi par B. Sergent, 1998, p. 8892 ; M. Bettini & C. Franco, 2013, p. 38-43 ; la drogue asservit les hommes tout comme l’offre sexuelle de Circé est aux.yeux d’Ulysse un piège destiné à lui « ôter sa force et sa virilité » (X, 340-341), ce que l’on peut rapprocher de Circé maîtresse des nœuds et des liens (Od. VIII, v. 446-448).

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sans être à l’initiative des parades . Il convient toutefois de noter ici une coïncidence remarquable. Chronologiquement, l’apparition d’Hermès sur le chemin d’Ulysse ne semble aucunement dictée par un ordre de Zeus alors que, lorsque le dieu rendra visite à Calypso, ce sera sur l’injonction du souverain des dieux. Dans cette occasion, il est qualifié de « messager des dieux ». En revanche, le service qu’Hermès rend à Ulysse qui risque d’être piégé par Circé semble être de sa seule initiative et correspondre au caractère premier relevé par J. Orgogozo dans l’Iliade où il est dit que le dieu « est connu pour sa 345 bienveillante familiarité avec les hommes » . Incidemment, on peut rappeler que c’est aussi l’argument avancé par Indra pour s’opposer à la candidature des Asvins, incarnation de la troisième fonction, au monde divin. Cela dit, il convient également de mentionner le fait que, selon une tradition mentionnée 346 ultérieurement, Hermès était le père d’Autolycos, grand-père d’Ulysse . Il y a ainsi un faisceau d’indications accentuant l’agrégation du héros à la 347 troisième fonction indo-européenne . Quant à Calypso, il est bien dit que la durée de la liaison forcée a eu raison de l’attirance sexuelle d’Ulysse pour la nymphe, justifiant de la sorte la réputation des marins volages. Dans l’Odyssée, rien n’est dit de la fécondité éventuelle de ces deux unions avec Circé et Calypso, mais leur aspect érotique est indéniable et relève bien traditionnellement de la troisième fonction. Sur ce dernier point, une autre coïncidence mérite d’être soulignée. D’une part, l’Iliade nous a déjà permis de comparer Ulysse à Pollux, l’un des Dioscures, et à Sahadeva, l’un des Pandava descendant des Açvins. Or les 344

RigVéda (Langlois), II, XXI, 6 (p. 141 : Asvins connaissent la médecine et la vertu des plantes) ; V, V, 5 (p. 405 : les Asvins ont l’empire sur les eaux, les arbres, les plantes) ; E. Pirart, 1995, RS 1.157.6, p. 300 « vous avez des remèdes pour être médecins … » ; RS 1.117.13 (p. 216-217) : rendent la jeunesse à Cyavana ; RS 1.117.19 (p. 223-224) : guérissent un boiteux, secourent la femme enceinte ; RS 1.117.24 : guérissent l’impuissant et réduisent les fractures ; RS 1.118.7 (p. 238-239) : rendent la vue à Kanva aveuglé ; RS 1.119.7 : guérissent la vieillesse impotente de Vandana ; A. Meurant, 2000, p. 61 et n. 214. 345 J.J. Orgogozo, 1949b, p. 140-144, 156-158. 346 Apollodore, Bibl., I, 9, 15 ; voir J.J. Orgogozo, 1949b, p. 148, note 2 et p. 157 ; sur le thème du voleur de vaches et les aptitudes d’Hermès, voir B. Sergent, Celtes et grecs, II, p. 375-378 (comparaison avec la Seconde bataille de Mag Tuired). 347 Hymne à Hermès, v. 529-533, Apollon offre en échange de la lyre « une baguette merveilleuse d’opulence et de richesse en or » ; J.J. Orgogozo, 1949b, p. 145-148 (protection du roi) ; mais, sans qu’il y ait de relation de cause à effet puisque les richesses promises à Ulysse pour son retour le sont par Zeus, on retiendra cependant que le héros de troisième fonction est assisté par le dieu Hermès que J.J. Orgogozo qualifie in fine de « patron de la troisième fonction sociale, fonction de fécondité » (p. 154), et qu’il rentre dans sa patrie comblé de richesses. Hermès, Autolycos, Ulysse relèvent de la même strate idéologique.

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Jumeaux sont fréquemment complétés d’un élément féminin, à connotations solaires plus ou moins prononcées. La Surya indoue, fille du Soleil, s’attache assidûment aux pas des Asvins. En Grèce, le fait que les Dioscures pourraient représenter les deux phases de la planète Vénus, soit l’Etoile du matin et l’Etoile du soir, a conduit à leur attribuer le rôle d’escorte de leur sœur 348 Hélène . Il est alors curieux de constater que Circé est née du Soleil, lumière 349 des mortels, et de Persé, fille d’Océan (Od., X, 138-139) . D’autre part, il a été noté que la gémellité est associée fréquemment à une divinité-rivière qui exprime naturellement les valeurs de fertilité. C’est le cas de la Sarasvati védique, de l’Anahita iranienne, ainsi que de la nymphe 350 Juturne à Rome . Or Calypso, nymphe océane, habite une sorte de paradis terrestre dans lequel « près l’une de l’autre, en ligne, quatre sources versaient leur onde claire, puis leurs eaux divergeaient à travers des prairies molles » (Od., V, 70-72). Ceci ressemble fort aux sources qui traditionnellement sont à la racine du monde, et concourt à faire d’elle une divinité aquatique 351 primordiale . Ulysse là encore est confronté à un monde autrement connu, même si le rôle punitif de la nymphe est ici essentiel.

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A. Meurant, 2000, p. 67-69 et notes 235ss. ; Surya, fille du Soleil, monte dans leur char : RigVéda (Langlois) : I, IV, 17 (p. 115) ; I, VII, 2 (p. 116) ; I, VI, 5 (p. 117) ; IV, XI, 5 (p. 300) ; III, XII, 1 (p. 257) ; V, II, 5-6 (p. 341) ; VI, II, 1 (p. 415) ; III, XI, 6 (leur char les a rendus maîtres de la fille du Soleil, p. 257) ; V, X, 3-4 : votre char reçoit votre épouse : l’Aurore, fille du Soleil (Sourya) (p. 380) ; V, I, 2 (p. 400 : Asvins s’unissent à l’Aurore) ; V, IV, 10 (p. 404 : jeune épouse sur le char) ; VI, IV, 1-21 (p. 426 : Asvins unis à l’Aurore et le Soleil) ; II, XVIII, 1 (p. 159-160 : le char des Asvins a toujours 3 sièges et 3 roues ; les Asvins sont accompagnés de l’Aurore) ; III, II, 2-3 (p. 260 : l’Aurore est la mère des vaches (célestes) et l’amie des Asvins, elle règne sur la richesse (et est donc la contrepartie féminine des Asvins) ; E. Pirart, 1995, p. 216217 : RS 1.117.13 « la fille du Soleil, ô Nasatya, a choisi votre char pour sa splendeur » ; F. Chapouthier, 1935, p. 227-8 (n’est pas l’Hélène troyenne) ; P. Chantraine, 1999, p. 335 (Elenê, étymologie inconnue, mais différente de celle d’Hélios), p. 410-411 ; voir aussi l’étude du thème par C. Grottanelli, 1986, p. 125152. 349 C. Cousin, 2012, p. 45 : l’île d’Aiaiè (l’île de Circé) est située à l’est, vers le pays du levant (XII, 3-4) ce qui correspond à la généalogie de Circé fille du Soleil. 350 A. Meurant, 2000, p. 69, et note 246 : G. Dumézil, 1968, p. 106-107 (Sarasvati épouse des Açvin, VajasaneyiSamhita, XIX 94), 121, 562 = la féminité comporte la fécondité et la déesse/rivière est naturellement mère, donneuse de biens, nourriture, associée aux divinités qui patronnent la procréation ; R. Schilling, 1979, p. 346-348, 352 ; L. Harri, 1989, p. 177-198 ; M. Kajava, 1989, p. 264-270 ; J. Aronen, 1989, p. 57-75 ; RigVéda (Langlois) : I, II, 8 (p. 63 : Asvins avec les ondes qui sont les mères des sept rivières). 351 M. Eliade, 1975, § 101, p. 238s.; ne pas oublier que Calypso est fille d’Atlas et que son île est qualifiée de « nombril des mers » (omphalos), Od. I, 50-55.

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2 - Epeios et Calypso : l’artisan au travail. Autre point qui mérite d’être mis en évidence, la qualification manufacturière. A. Yoshida avait bien caractérisé Epéios, guerrier grec concepteur du cheval de Troie, comme un représentant de la troisième 352 fonction, mais avait limité l’analyse à ce personnage . L’expertise artisanale d’Epeios (VIII, 492-493 et XI, 523), en particulier dans la réalisation d’un cheval extra-ordinaire, est une des caractéristiques de cette troisième 353 fonction . Or Ulysse en fait magistralement preuve dans l’Odyssée. Pour lui permettre de quitter l’île d’Ogygie, Calypso lui prête une cognée de bronze, un hachereau, des tarières, enfin de la toile (V, 234-246, 258s.), charge à lui de savoir s’en servir pour réaliser son dessein de regagner Ithaque. Et Ulysse « coupant ses bois sans chômer à l’ouvrage, jetait bas vingt arbres, que sa hache équarrit et qu’en maître il plana puis dressa au cordeau. » (…) ; perça et chevilla ses poutres, les unit l’une à l’autre au moyen de goujons et fit son bâtiment. Les longueur et largeur qu’aux plats vaisseaux de charge, donne le constructeur qui connaît son métier, Ulysse les donna au plancher du radeau ; il dressa le gaillard, dont il fit le bordage en poutrelles serrées, qu’il couvrit pour finir de voliges en long ; il y planta le mât emmanché de sa vergue ; en poupe, il adapta la barre à gouverner, puis, l’ayant ceinturé de claies en bastingage, il lesta le plancher d’une charge de bois…. En maître encore, il sut tailler les voiles, y fixer les drisses et ralingues ; il amarra 354 l’écoute » (244-260). En tout cela, il se montre digne émule d’Epéios , voire d’Athéna Ergané, épiclèse fonctionnelle de l’Athéna trivalente

34 A. Yoshida, 1964a, p. 21-26 ; voir aussi F. Bader, 1999b, p. 3-61/70, p. 35-37, 4547 ; B. Sergent, 1998, p. 68-72 (discussion de l’article de A. Yoshida, la 3e f. s’opposant à la 2e fonction). 353 RV (Langlois), p. 108 : Hymne XVII, 1 : Ribhus ont construit le char des Asvin ; E. Pirart, 1995, RS 1.20.3 (p. 41) et RS 1.161.6 (p. 317) ; à noter qu’Epeios était un anier transporteur d’aliments, fonction « subalterne » de vivandier (F. Bader, 1999b, p. 37-38) plutôt que guerrier (lors des jeux funéraires de Patrocle, au pugilat, Epeios remporte la victoire et le prix, une mule patiente : Il., XXIII, 654, 662, 668) ; E. Pirart, 1995, RS 1.34.9 (p. 66-67) « quand a lieu l’attelage de l’âne gagneur de richesse au char qui vous permet, ô Nasatya, de faire route vers le sacrifice » ; RS 1.116.2 (p. 160) « votre âne, ô Nasatya, lors du concours de conduite, lors de l’enjeu, gagna le prix » ; R.V. (Langlois), p. 145, hymne V, § 21 : « char léger des Aswins traîné par un âne » ; B. Sergent, 1998, p. 69-70 (son nom Epeios a été rapproché du nom indo-européen du « cheval » *ekwos, voir celtique *epos) ; le Cheval de Troie, machine de guerre, est également un moyen de transport régurgitant son contenu, F. Frontisi-Ducroux, 1975, p. 140-141. 354 A. Yoshida, 1964a, p. 23-24 ; F. Frontisi-Ducroux, 1975, p. 55-57, 152-154.

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« Tritogénéia » la qualifiant dans la troisième fonction . Mais par dessus tout, l’épisode fait d’Ulysse un parfait alter ego des Nasatya, concepteurs et 356 utilisateurs d’un char marin . 3 - Les travaux et les jours d’un agriculteur Lors de son passage chez Ménélas, Télémaque explique à son hôte que l’île d’Ithaque est trop exiguë pour faire s’ébattre des cavales et a un sol trop pauvre pour les nourrir (Od., IV, 605-608). Et plus avant, lorsqu’il faut préparer le festin requis par les Prétendants, le bouvier Philoitios a dans ses attributions de faire venir des possessions d’Ulysse, continentales ou de Céphallénie, des vaches et des chèvres qui serviront aux agapes (Od. XX, 357 186) . Par ailleurs, le mendiant Ulysse met au défi Eurymaque de manier la faux aussi bien et aussi longtemps que lui, de tracer un sillon plus continu que celui qu’il est capable de fendre à l’aide d’une charrue attelée d’une paire de bœufs (Od. XVIII, 366-375). Les éléments sont ténus mais suffisent à établir une relation entre Ulysse et les bovins, entre Ulysse et l’agriculture nourricière. Les Açvins / Nasatyas sont constamment honorés pour procurer

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B. Sergent, 2008, p. 127-131 et p. 134s. ; id., 1998, p. 72 (Athéna maîtresse des techniques) ; M. Detienne & J.P. Vernant, 1974, p. 185-193. 356 Même si ce sont les Rbhus qui ont fabriqué matériellement le char ; RigVéda (Langlois), I, IV, 3-5 (ont sauvé Bhoudjya de naufrage, p. 113) et I, V, 14 (p. 116) et I, VII, 4 (p. 118) ; V, I, 6 (p. 341), V, IX, 7 (p. 380) ; II, I, 3 (p. 142 : fils de Tougra), II, XVII, 5-7 (p. 159), V, I, 22 (p. 401) ; I, IV, 24 (p. 115 : ont sauvé Rébha naufragé), et I, V, 4 (p. 115) ; E. Pirart, 1995, RS 1.161.6 (p. 316-317) « les Asvin ont reçu des Rbhu un char » ; RS 1.30.18 : « ô habiles Asvin, votre char de voyage commun est immortel et vous pouvez vous en servir sur l’océan » (p. 49-50) ; on notera la coïncidence que le char des Nasatya est régulièrement tiré par trois chevaux, et que Ménélas offre à Télémaque trois chevaux et un char (Od. IV, 590) ; voir E. Pirart, 1995, RS 1.46.3 (p. 80) « vos chevaux disposés en triangle … » ; RS 1.181.5 (p. 359360) « puisse atteindre les sièges de (l’un de) vous deux le (cheval) de tête attentif, de couleur dorée, tandis que (les louanges) peuvent charger de richesses les deux alezans de l’autre … » et RS 1.181.6 (p. 360-361). 357 Egalement Od. XVII, v. 181 cite déjà une vache ; XIV, v. 100 : sur le continent il y a 12 troupeaux de gros bétail ; XX, 209-212 : « Ulysse me prit tout enfant pour lui garder ses bœufs aux champs képhalléniotes. Maintenant, son troupeau ne peut plus se compter ! Jamais homme ne vit croître pareillement ses bœufs au large front », déclaration que l’on peut rapprocher de celle de Sahadeva, bouvier, à la cour de Virata, MBh. IV, § 10 : « faire se multiplier les vaches rapidement, éviter les maladies, pour tout cela je connais les moyens. Telles sont mes capacités. Je connais bien aussi les taureaux … ».

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des biens matériels et nourriciers aux humains . En outre, la tradition veut qu’Epéios ait eu une fonction de vivandier, ravitaillant en eau les Achéens 359 pendant la guerre de Troie, et leur faisant la cuisine . On retrouvera un aspect approchant de la question à l’examen de la chasse alimentaire pratiquée dans l’Odyssée. 4 - Epéios, concours en Phéacie et match contre Iros : un modèle d’athlète. Dans la Télémachie, Ménélas rapporte qu’à Lesbos (Od., IV, 342-344), les Achéens virent un jour Ulysse « accepter le défi du fils de Philomeleides, et lutter avec lui et, de son bras robuste, le tomber pour la joie de tous ». C’est ici un écho détourné de l’affrontement d’Ulysse et du grand Ajax lors des jeux funéraires en l’honneur de Patrocle (Il., XXIII, 708- 733), mais le poète a sans doute voulu aussi annoncer un autre jeu de miroir, celui de la leçon de pugilat infligée par Ulysse à Iros, le mendiant favori des Prétendants (Od., XVIII, 66103). Cet épisode est en effet le rappel d’une démonstration antérieurement effectuée par Epéios. Lors des jeux funéraires donnés pour Patrocle, Achille ouvrit l’épreuve du douloureux pugilat et Epéios se présenta en affirmant être le meilleur dans cette discipline. Il prédit que d’un direct il romprait la peau et briserait les os de son adversaire. Un seul candidat, Euryalos, s’offre à l’affronter. Les deux hommes « levant leurs bras vigoureux se jettent l’un sur l’autre et mêlent leurs lourdes mains. Leurs mâchoires craquent horriblement, la sueur ruisselle partout sur leurs membres. Mais le divin Epeios s’élance et frappe à la joue Euryalos. L’autre ne tient plus bien longtemps ; ses membres luisants s’effondrent sous lui. … Sous le coup sursaute encore Euryalos ; mais le magnanime Epeios le prend dans ses bras et le met debout. Ses bons compagnons l’entourent et l’emmènent traînant les jambes, crachant un sang épais, la tête tombant de côté. C’était un homme sans connaissance qu’ils emmènent » (Il., XXIII, 667-669 et 689-698). Epéios emporte alors le prix du vainqueur, une mule patiente au travail ! De la même manière, lors de son retour à Ithaque, Ulysse mendie sa nourriture auprès des Prétendants réunis pour festoyer dans le mégaron palatial. Par dérision, ceux-ci opposent Ulysse à leur mendiant institutionnel, 358

Ajouter à cela qu’en Od., VIII, v. 447-448 : Ulysse réalise un nœud subtil tel que Circé lui avait enseigné ; or dans le Mahâbhârata, Sahadeva « Tantipala » maîtrise les liens du troupeau ! 359 A. Yoshida, 1964a, p. 24 et note 4 (Athen. X, 456 f – 457 a d’après Stésichore : transporte l’eau pour l’armée ; et note 5 (Varron, De l. l., VII, 38 se fonde sur les dires de Plaute qui faisait d’Epeios le cuisinier des Achéens) ; à noter qu’une mention de « charrue-semoir » apparaît en Inde, in : E. Pirart, 1995, p. 225 : RS 1.117.21 « c’est en semant l’orge au moyen d’un vrka ».

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Iros, qui veut chasser ce rival dans les bonnes grâces des jeunes seigneurs. Mais Ulysse le met en garde : « Bas les mains ! tu sais ! ne me provoque pas ! ou gare à ma colère ! Tout vieux que tu me vois, je te mettrais en sang les côtes et les lèvres » (Od. XVIII, 20-22). Inconscient du risque qu’il prend, Iros rétorque : « Gare aux coups ! Je m’en vais travailler des deux mains pour lui faire cracher toutes ses dents à terre … Trousse-toi ! c’est l’instant ! car voici nos arbitres : au combat ! qu’on te voie lutter contre un cadet ! » (XVIII, 2731). Amenés au milieu du cercle des Prétendants, « ils se mirent en garde et le divin Ulysse, le héros d’endurance, un instant hésita : allait-il l’assommer, l’étendre mort du coup ? ou, le poussant plus doucement, le jeter bas ? … Les bras se détendirent : Ulysse fut atteint en pleine épaule droite ; mais son poing se logea dans le cou, sous l’oreille ; on entendit craquer les os dans le gosier ; de la bouche d’Iros, un flot rouge jaillit : en mugissant, il s’effondra dans la poussière, grinçant des dents, tapant la terre des talons. … Puis Ulysse le prit par un pied, le traîna hors du seuil, dans la cour, jusqu’aux premières portes ; au-delà de l’entrée, il l’assit, contre le mur d’enceinte » (89-103). Ulysse emporte ainsi le prix qu’avait annoncé Antinoos : « pour prix de son exploit, le vainqueur choisira quelqu’un de ces boudins [estomacs de chèvres bourrés de graisses et de sang] et s’en ira le prendre ! et trouvant désormais place à tous nos festins, il sera notre pauvre ; à tout autre que lui, nous fermerons la porte » (XVIII, 44-49). Que ce soit une mule vouée au travail ou un repas rassasiant un miséreux, il s’agit toujours de récompenses conformes à la 360 définition de la troisième fonction . Après avoir fait entrer le loup dans la bergerie, ce succès improbable dans une épreuve, pratiquée à haute époque par l’aristocratie sportive, n’amène pas les Prétendants à leur faire conclure que ce nouveau mendiant pourrait être autre que ce que son apparence laissait supposer. En tout cas, il se révèle digne de Pollux dont Hélène dans l’Iliade avait loué l’aptitude à la boxe (Il., III, 237). Le rapprochement entre Epéios 361 et Ulysse est ainsi pleinement concluant ! Preuve supplémentaire des aptitudes sportives du héros, l’épisode de la mise au défi par les jeunes Phéaciens d’Ulysse, moqué pour n’avoir sans doute 360

G. Dumézil, 1974, p. 288-289 (âne, mulet, animaux de bât) ; id., 1983a, p. 108111 ; id., 2000, p. 295-307 ; la nécessité pour Ulysse d’obéir à son ventre (Od., XVIII, 53-54), déjà évoquée à la cour d’Alkinoos (VII, 215-221), n’est pas sans rappeler les exhortations d’Ulysse à Achille de nourrir les troupes avant le combat (Iliade, XIX, 160-163 et 225-231) ; voir les éléments réunis supra, chap. 3. 361 A. Yoshida, 1964a, p. 21-38, p. 22, 25-26 ; B. Sergent, 1998, p. 68-72, p. 70-71 ; rapprocher encore M. Detienne, J.P. Vernant, 1974, p. 49ss. (liens sont les armes privilégiées de la mètis) et au pugilat, Diomède tend à Epéios « la ceinture puis les courroies taillées dans le cuir d’un bœuf » (Il., XXIII, 683-684) ; et F. Bader, 1999b, p. 36 (III) et p. 40-43 (VI.4.3.1 et 2) ; ainsi qu’Od., VIII, v. 446-448 : Ulysse assujétit lui-même le coffre contenant les présents phéaciens à l’aide d’un nœud que lui a appris Circé, l’ensorceleuse.

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plus de capacités athlétiques après les épreuves qu’il a endurées (Od., VIII, 133-164). Mais on a vu dans l’Iliade Ulysse rivaliser tant avec Ajax, fils de Télamon, dans le concours de la lutte, qu’avec Ajax, fils d’Oilée, dans celui de la course à pied. À la cour d’Alkinoos, piqué au vif, Ulysse finit par s’emparer d’un disque et effectue un lancer dont la marque ne peut être approchée par aucun Phéacien (Od., VIII, 186-198). À la suite de cet exploit qui laisse pantois les persifleurs, Ulysse signale qu’il est prêt à concourir avec n’importe qui au pugilat, à la lutte, à la course à pied (VIII, 205-206) L’énumération de ces disciplines correspond bien pour l’essentiel à celles qui avaient vu Ulysse s’illustrer lors des jeux funéraires de Patrocle (Il., XXIII, 708-779). Ces disciplines constitueront les épreuves reines de l’athlétisme hellénique, et feront des Dioscures plus généralement les patrons des athlètes 362 grecs . Dans cette optique, Ulysse est bien pourvu des caractéristiques d’un 363 représentant de la troisième fonction , d’autant plus qu’avant de frapper Ulysse réfléchit à la tactique à adopter. Dans l’Antiquité, la boxe et le pugilat ne sont pas conçus comme un simple massacre physique et font appel à l’adresse et à la réflexion. Mais là ne s’arrête pas l’assimilation proposée avec le Dioscure fils de Zeus. 5 - Argos et la chasse au sanglier : un autre Pollux Entrant dans la cour du palais d’Ithaque sur les pas d’Eumée, Ulysse avise sur le tas de fumier un chien de race, Argos, laissé là à l’abandon. Un bref instant, le chien reconnaît le maître parti vingt ans plus tôt et meurt, heureux de l’avoir revu (Od. XVII, 291-327). Chien de chasse, fidèle à son maître et gardien du palais d’Ulysse, sa mort scelle en quelque sorte le retour 364 d’Ulysse parmi les siens. On peut alors rappeler que Pollux aurait été honoré 365 pour avoir patronné les courses de chiens . Certes le texte sur la Cynégétique 362

V. Dasen, 2005, p. 172-173 ; D. Vanhove, 1992, (les sports de combat), p. 98-106 et H. Van Looy, 1992, p. 131-135 (seuls Epéios et Iros ne font pas partie du groupe des rois, mais les pugilistes appartiennent à l’aristocratie ; voir d’ailleurs au livre IV, v. 626 les prétendants rivaliser au disque et au javelot sur l’esplanade devant le manoir d’Ulysse. 363 V. Dasen, 2005, p. 110 et note 39 (Pollux : Iliade, III, 237 ; Odyssée, XI, 300) ; le rapprochement proposé avec Bhima étrangleur de Kicaka est erroné dans J.-L. Desnier, 2011, p. 100-101 ; la comparaison est à faire avec Pollux et par suite Sahadeva. 364 P. Sauzeau, 2005, p. 42-44 ; C. Cousin, 2012, p. 89 note 29 ; H. Thiry, 1969, p. 19 (chien surveille la demeure) ; C. Mainoldi, 1984, p. 113-117 (Argos est le seul chien à avoir un nom). 365 D.J. Ward, 1970, p. 199 (Pollux et le chien, Castor et le cheval) ; A. Meurant, 2000, p. 71 et note 259 ; Stat., Silv., V, 2, 129 : « Castor (t’enseignera) à manier les

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d’Oppien qui y fait allusion date de la fin du IIe siècle ap. J.-C. et n’est pas forcément le témoignage le plus pertinent. Il peut même sembler contredit par Xénophon qui, dans la première moitié du IVe siècle av. J.C., met Castor en relation avec l’élevage canin. L’iconographie ancienne vient cependant corriger ce témoignage car des peintures sur vases attiques du milieu du VIe 366 s. av. J.C. montrent Pollux accompagné d’un chien . La relation initiale privilégiée entre le Dioscure divin et le chien semble donc vraisemblable. Cette activité aristocratique même si elle n’atteignit pas le niveau de renommée des courses de chars pouvait donc avoir sa place dans le palais d’Ithaque-, et Ulysse s’enquiert précisément de « sa vitesse à courre » (Od., XVII, 306-7 et 315). On notera en outre que la traque du sanglier de Calydon avait fait appel à nombre de chasseurs parmi lesquels figuraient les Dioscures, et Laërte. Or Argos était par excellence un chien de chasse, sans doute dévolu à la chasse 367 héroïsante telle la chasse au sanglier (Od. XVII, 315-317) . À la génération suivant celle de Laërte, on ne peut alors oublier la participation du jeune Ulysse à une chasse au cours de laquelle les boutoirs d’une bête redoutable gravèrent leur empreinte indélébile sur la jambe du héros, épisode précisément évoqué à l’occasion de la rencontre d’Ulysse avec sa nourrice Euryclée (Od., 368 XIX, 392-470) . Et ceci nous renvoie à l’expédition de la Dolonie pour laquelle Ulysse coiffe un casque orné de défenses de sangliers (Il., X, 263265). D’une épopée à l’autre, le même Ulysse peut ainsi apparaître réellement comparable à Pollux !

chevaux » ; voir V. Dasen, 2005, p. 110 et note 40 (distinction donnée par Oppien, Cynégétique, II, § 10 (p. 69-70) : « Castor inventa la chasse à cheval ; le premier qui équipa des chiens aux dents acérées pour les lancer dans la mêlée contre les bêtes, fut le Lacédémonien Pollux, fils de Zeus… il domina des bêtes mouchetées avec ses chiens rapides » (datant du début du IIIe s. ap. J.C.), cependant Xénophon, Cyn., III.1 associait Castor aux chiens : « les chiens « castor » tiennent ce nom du fait que Castor qui aima l’œuvre de chasse, maintint leur pureté de race ». 366 Voir V. Dasen, 2005, p. 114 (hydrie attique, du 2e quart du VIe s. av. JC.) Pollux identifié par son nom Polydeukès est accompagné d’un chien ; sur l’amphore d’Exekias au Vatican (vers 540 av. JC.) Pollux flatte un chien, p. 116 ; sur l’amphore de Copenhague (vers 550-540) : Pollux est accompagné d’un chien, p. 116 ; voir A. Hermary, L.I.M.C., III, 1986, s.v. Dioskouroi, 567-593 ; C. Mainoldi, 1984, p. 109- 110. 367 A la génération antérieure, les Dioscures et Laërte participent à la chasse de Calydon ; voir J. Aymard, 1951, plutôt un chien crétois, p. 246ss., ou le laconien, p. 254ss. ; D. Briquel, 1995a, p. 33. 368 M. Détienne & J.-P. Vernant, 1974, p. 38 (Pollux, On., V, les qualités du chasseur) ; P. Vidal-Naquet, 1981, p. 169-170 ; A. Schnapp, 1979, p. 195-218 ; A. SchnappGourbeillon, 1981, p. 138-141 ; A. Schnapp, 1997, p. 62-63.

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6 - Un roi nourricier Au cours de son retour de Troie, Ulysse veille à la subsistance de ses hommes, même s’il est parfois débordé et n’endigue pas leurs excès cynégétiques. Ainsi à l’île des Chèvres, les équipages succombent à leur 369 pulsion chasseresse et massacrent sans retenue . Épuisés à leur arrivée sur l’île d’Aïaïé, celle de Circé, ils reprennent des forces autour du cerf monstrueux qu’Ulysse, parti à la découverte, a abattu de sa javeline et traîné jusqu’au mouillage. Alors même qu’il avait aperçu s’élever une fumée signalant d’autres êtres, Ulysse avait préféré regagner son navire pour assurer un repas à ses compagnons (Od. X, 158-184). On retrouve en cette occasion la sollicitude du chef de guerre soucieux de réconforter physiquement ses hommes avant une quelconque expédition nouvelle. Après l’escale d’un an auprès de Circé, et reprenant la mer, il parvient à l’île du Soleil. Ulysse avertit son équipage de ne pas toucher aux troupeaux pâturant dans l’île, suite aux recommandations du devin Tirésias, réitérées par Circé. Tant qu’il y eut les vivres fournis par la déesse, les hommes furent sages, mais, les provisions épuisées, ils lui désobéirent et organisèrent un festin sacrilège à l’instigation d’Euryloque, le beau parleur (Od., XII, 320-398). Cet acte sacrilège provoqua la mort de ses derniers coéquipiers, et le naufrage d’Ulysse sur l’île d’Ogygie. Là, tout en étant abondamment nourri en aliments terrestres, il disparaît de la mémoire humaine et ses dernières aventures lui feront à nouveau connaître la faim. Aussi bien en Phéacie qu’à son retour en Ithaque, Ulysse fait état de cette souffrance physiologique qui le conduit à mendier et à endurer toutes sortes de rebuffades ; chez Alkinoos, il proclame « est-il rien de plus chien que ce ventre odieux ? toujours il nous excite et toujours nous oblige à ne pas l’oublier, même au plus fort de nos chagrins, de nos angoisses ! … il veut manger et boire ; il commande … il réclame son plein ! » (Od., VII, 215-221) ; auprès d’Eumée il évoque les exigences de « ce ventre odieux, qui nous vaut tant de maux ! » (Od., XVII, 285-286 ) et face aux Prétendants il fait à nouveau mention de son «ventre odieux, ce ventre misérable, qui nous vaut tant de maux » (Od., XVII, 473-474). Cette fringale alimentaire soulignée à maintes reprises est à coup sûr l’antithèse de la prospérité qu’il serait censé procurer en tant que ressortissant de la troisième fonction et dont il était en droit d’être le premier bénéficiaire. On retrouve ici un écho des accusations portées contre lui par Agamemnon de ne penser qu’à son ventre (Iliade, IV, 343-346) ou son souci de nourrir ses troupes avant le combat (Iliade, XIX, v. 160ss., 230ss.). Ironiquement, ce détail traduit en négatif ou en creux l’une 369

Odyssée, IX, 118-124, 155-160 ; A. Schnapp, 1997, p. 58-62 : dans l’Odyssée, la chasse est essentiellement productive pour Homère ; p. 59, Ulysse veille à nourrir ses compagnons ; p. 60, dans l’île des Chèvres, l’équipage d’Ulysse se transforme en chasseurs excessifs.

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des vocations de la troisième fonction et manifeste le fait qu’il n’est plus à même d’exercer les prérogatives de sa fonction. Aussi n’est-il pas surprenant qu’une dernière fois Poséidon soit furieux contre Ulysse qui, grâce aux Phéaciens, va rentrer à Ithaque couvert de richesses en plus grand nombre que ce qu’avait pu lui rapporter la prise de 370 Troie (Od. XIII, 135-138) . La divinité s’élève contre une prospérité qu’elle estime indignement méritée. 7 - Serviteur avant tout Mais un argument passé inaperçu ou minoré jusqu’à lors mérite d’être mis en exergue. Il s’agit de la demande que fait Ulysse à Eumée de l’accompagner jusqu’au palais pour qu’il puisse obtenir d’être nourri en échange des services qu’il se targue de pouvoir rendre aux prétendants. « Je saurai sans retard les servir à leur gré ; car, par la bonté d’Hermès, le divin messager, dont tout travail humain reçoit grâce et renom, je suis pour le service un homme unique au monde : bien arranger le feu, fendre les bûches sèches, trancher, rôtir la viande ou faire l’échanson, je sais tous les métiers d’un vilain chez les nobles » (XV, 317-324). Certes l’éventail des services est restreint au domaine de la table et activités connexes, mais il est bien spécifié qu’il s’agit d’une fonction de serviteur, autrement décrite par Eumée dans le personnel de service déjà en place auprès des prétendants. Or on a rappelé précédemment que, dans le Mahâbhârata, les jumeaux Nakula et Sahadeva sont honorés pour être de parfaits serviteurs de leurs frères aînés, leur 371 caractéristique première . De fait, grâce à son travestissement, Ulysse peut tenir exactement son rôle fonctionnel idéologique, et ceci vient couronner son assimilation avec les jumeaux de troisième fonction. Pour mémoire, on rappellera simplement qu’Ulysse avait déjà été désigné par Agamemnon pour raccompagner Chryseis chez son père (Iliade, I, 311, 430-445) ; qu’il joua le 370

Ces richesses lui avaient été promises par Zeus lui-même (Od., V, 30-31, 36-42 ; ainsi que XIII, 131-138) ; indépendamment de ses biens propres, dont Eumée nous donne une idée (XIV, 96-104) : 12 troupeaux de vaches, 12 de moutons, 11 hardes de chèvres ; et 12 tects pour 50 truies chacun (XIV, 13-15) soit 600 bêtes auxquelles s’ajoutent les verrats et les porcelets. 371 MBh. II, § 73 ; C. Vielle, 1996, p. 141 ; voir également E. Pirart, 1995, RS 1.156.4 (p. 287) le roi Varuna et les Asvin collaborent au projet de (Visnu) ; RS 1.158.1 (p. 303-306) « accroissez nos moyens lorsque vous avez pour nous des attentions, ô mâles, et que votre assistance est requise puisque … vous êtes de ceux qui accourent à notre aide sans compter » ; J.J. Orgogozo, 1949b, p. 152 « un dieu fonctionnel », p. 154-155 observation sur cette proposition de service d’Ulysse qui amène l’auteure à conclure « la supériorité dans les travaux de la paix qu’Ulysse déclare posséder, c’est l’Hermès de la troisième fonction sociale, le dieu des paysans, des artisans, des gens de service, qui la confère ».

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rôle d’aboyeur pour ramener les Achéens au conseil, certes à l’instigation d’Athéna mais afin de restaurer l’autorité d’Agamemnon (II, 185-332) ; qu’Agamemnon lui ordonna d’aller chercher les présents destinés à Achille (Il., XIX, 192-195 et 238-249) ; bref Ulysse sur les rivages de Troie tenait déjà régulièrement le rôle de factotum !

B – Héros en quête de mort fonctionnelle 1 - Ajax et Agamemnon Avant de s’intéresser au cas d’Ulysse, il convient d’examiner derechef la mort des deux héros, Ajax et Agamemnon. Ajax est le fils d’Oïlée et non son homonyme fils de Télamon qui a été l’un des principaux guerriers grecs. Le fils de Télamon et rempart des Achéens, s’est en effet suicidé sur le rivage troyen pour ne pas avoir obtenu la panoplie d’Achille qu’il croyait lui être 372 naturellement due . Cependant Ajax, fils d’Oïlée le Locrien, étant presque l’ombre portée d’Ajax de Salamine dans la mesure où ils sont 373 systématiquement associés dans l’Iliade , il pouvait incarner aisément un héros de deuxième fonction même si sa bravoure est moins impressionnante. Guerrier léger et véloce, il est surtout connu pour son caractère vindicatif, querelleur, voire aigri, et à ce titre il pouvait naturellement endosser le costume d’impie et d’hybriste ! Or l’hybris est souvent la marque distinctive du représentant de la deuxième fonction. Déjà défavorablement considéré par Athéna qui incarnait la deuxième fonction lors du jugement de Pâris, Ajax roi des Locriens défie maintenant Poséidon : après son échouage miraculeux sur les Gyrées, Ajax s’écrie qu’il échappe, en dépit des dieux, au grand gouffre 372

Se reporter à la tragédie de Sophocle, Ajax, v. 815-865 ; Euripide, Hélène, v. 96 (« il est mort en se jetant sur son épée ») et v. 102 (« Outré qu’un autre les obtînt, il se tua ») ; voir aussi M. Durand, 2011, p. 93-197 ; Dictys, Ephéméride de la guerre de Troie, V, § 15 (en fait la querelle du palladium) ; Odyssée XI, v. 543-555 : « l’ombre d’Ajax, le fils de Télamon, se tenait à l’écart ; il me gardait rigueur de ma victoire au tribunal, près des vaisseaux, quand les armes d’Achille, offertes au vainqueur par son auguste mère, me furent adjugées. [les filles des Troyens et Pallas Athéna avaient été nos juges] … « Ecoute Ajax … quoi ! jusque dans la mort, tu me gardes rigueur de ces armes maudites ».. 373 C. Higbie, 2011, p. 25-26 et I. Polinskaya, 2011, p. 26-27; D. Briquel, 1995a, p. 3435 ; les deux Ajax n’en constitueraient qu’un, le fils de Télamon étant une incompréhension du qualificatif signifiant « porteur d’un baudrier » (pour supporter le poids du bouclier), voir P. Wathelet, 2010, p. 220 et notes 490-491 ; il n’en demeure pas moins vrai que les deux Ajax ont été caractérisés comme deux types de guerriers, un lourd et un léger, dont le « prototype » pourrait avoir été Bhima, descendant de Vayu, voir G. Dumézil, 1968, p. 55, 57-58 ; C. Vielle, 1996, p. 140-141 (AjaxBhima).

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des mers ! (IV, 504). Aussitôt, Poséidon, dieu sourcilleux et maître des éléments, s’érige en justicier et arrache à son refuge le héros, le submergeant de ses ondes amères. Ajax, fils de Télamon, et son second, Ajax fils d’Oïlée, étant fondamentalement des guerriers, ils ne pouvaient subir qu’un châtiment 374 de deuxième fonction, et l’impiété en est souvent la cause majeure . Dès lors, la mort d’Agamemnon doit relever de la première fonction. Chef désigné de la coalition même s’il n’est pas toujours au premier rang des guerriers, tenant son sceptre de Zeus, et reconnu comme tel par Achille lors des jeux funéraires en l’honneur de Patrocle (Iliade, XXIII, 890-895), Agamemnon est le souverain par excellence. De surcroît, son retour avait été favorisé par Héra, la déesse en charge de la souveraineté lors du jugement de Pâris (Od. IV, 513). Il est cependant mis à mort à son retour de Troie, à l’occasion d’un complot associant la reine Clytemnestre et un régent usurpateur, Egisthe. Le cas de figure est classique ; en lui-même un complot contrevient à la foi jurée, au contrat, à l’amitié, et est donc en opposition fondamentale avec l’un des caractères de la première fonction. Comme l’absence du roi correspond à une mort symbolique et comme la reine, personnification de la Souveraineté et de la Terre, ne peut demeurer sans 375 partenaire (Od. XV, 10-25), le contexte du coup de force d’Egisthe pouvait 374

Les griefs d’Athéna à l’encontre d’Ajax fils d’Oïlée se traduisent par la chute d’Ajax au cours de la course à pied pour favoriser Ulysse lors des jeux de Patrocle (Il., XXIII, v. 774-783) ; elle le hait pour le viol de Cassandre réfugiée près du xoanon d’Athéna, Apollod., Epit., 5.22, 6.6 ; D. Briquel, 1995a, p. 31-39, p. 35-36 ; pour le Grand Ajax, voir M. Durand, 2011, p. 141, 147-151 : aveuglé par sa rancœur, il souhaita massacrer ses compagnons d’armes mais Athéna détourna sur le butin animal les effets de sa folie meurtrière ; cependant seul Sophocle taxe l’attitude d’Ajax d’impiété (Soph., Ajax, v. 127-133 : Athéna recommande à Ulysse la prudence à l’égard des dieux) ; v. 764-777 (défi d’Ajax à son père et à Athéna) ; v. 1061, 1081, 1088 (la tirade de Ménélas associe Ajax à l’hybris) ; G. Andrieu, 2013, p. 99 ; pour le parallèle des Ajax avec Bhima et d’Achille avec Arjuna, et leur commune attitude « outrancière », voir supra. 375 Voir l’avertissement donné à Télémaque par Athéna donneuse de souveraineté : « Télémaque, il suffit : c’est assez d’aventures si loin de ton logis ! tu laisses ton avoir, tu laisses ta maison aux mains de tels bandits ! Ils vont tout te manger, se partager tes biens, tandis que tu perdras ton temps à ce voyage. » (Od. XV, 10-13) « car voici que son père et ses frères (de Pénélope) la pressent d’épouser Eurymaque » (16-17) ; B. Sergent, 2008, p. 82-84 ; en l’absence de Ménélas, Pâris avait enlevé d’Hélène et ses trésors ; tout comme Blodeuwedd trompe Lleu avec Gronw Pebyr à l’occasion d’une absence de Lleu parti en voyage : « Un jour [Lleu] se rendit à Caer Dathyl pour rendre visite à Math, fils de Mathonwy. Ce jour où il fut parti, la jeune femme [Blodeuwedd] se promena à l’intérieur de la cour. Soudain elle vit passer un cerf fatigué, poursuivi par des chiens et des chasseurs. « Envoyez un valet, dit-elle, pour savoir à qui est cette troupe. C’est la troupe de Gronw Pebyr, le seigneur de Penllyn ». Après avoir tué le cerf, Gronw passa devant le porche de la cour. « Dieu sait, dit-elle, nous nous ferons

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le légitimer. De plus, Clytemnestre ne pouvait pardonner à Agamemnon d’avoir sacrifié leur fille, Iphigénie, et de ramener dans ses bagages une 376 concubine officielle, Cassandre . En définitive, que ce soit au cours d’un banquet où il est tué comme un bœuf, ou dans un bain empêtré dans les rets 377 d’un peplos, avec ou sans ses compagnons gardes du corps , l’assassinat d’Agamemnon vise malgré tout le pouvoir incarné dans la personne du dirigeant de la coalition achéenne et du roi de Mycènes. On peut d’ailleurs estimer que la version homérique est pleinement conforme à un scénario relevant de la première fonction. En effet, le souverain quoique guerrier critiquer par ce seigneur si nous le laissons aller ailleurs à cette heure au lieu de l’inviter ». Des messagers allèrent alors à sa rencontre pour l’inviter. Il accepta volontiers, et entra dans la cour. Elle s’avança à sa rencontre pour l’accueillir et lui souhaiter la bienvenue. Ils allèrent s’asseoir. Blodeuwedd le regarda, et à l’instant même il n’y eut plus une parcelle d’elle-même qui ne fût remplie d’amour pour lui. Il la considéra lui aussi, et fut envahi de la même passion qu’elle », p. 112-113 in : Les Quatre Branches du Mabinogi, 1993 ; voir G. Hily, 2012, p. 175-176, 344. 376 Eschyle, Agamemnon, v. 1114ss. (« Ah ! horreur ! horreur ! que vois-je ? n’est-ce point un filet d’enfer ? Mais non le vrai filet c’est la compagne de lit devenue complice de meurtre ! ») ; v. 1125ss. (« Attention ! attention ! garde-toi de la vache ! dans le piège d’un voile, elle a pris le taureau aux cornes noires ; elle frappe et il choit dans la baignoire pleine. Apprends l’histoire de la cuve traîtresse et sanglante ») ; v. 12623 (pour avoir ramené Cassandre) ; v. 1382-1386 (réseau jeté comme filet à poissons, trois coups portés) ; v. 1440-3 (Cassandre tuée aussi) ; v. 1523-9 (Clytemnestre se venge d’Agamemnon pour la mort d’Iphigénie) ; Iphigénie à Aulis, vers 358-360 (Ménélas déclare que) Agamemnon propose de sacrifier sa fille, mais v. 89-98 : Agamemnon explique sa décision à l’instigation de Ménélas ; vers 873, vieillard l’annonce, vers 900ss. Clytemnestre supplie Achille d’agir, vers 934-5 Achille promet de s’y opposer ; vers 1271-2 doit la sacrifier pour la Grèce ; tirade v. 1370ss. Iphigénie se sacrifie et vers 1552ss. elle s’offre en sacrifice. 377 Voir l’argumentation de G. Dumézil, 1982b, p. 132-140 ; voir aussi G. Hily, 2012, p. 176, p. 344-345 ; en l’absence d’Agamemnon, Clytemnestre cède aux instances d’Egisthe et au retour d’Agamemnon ce dernier est assassiné, soit lors d’un banquet dégénérant en bataille rangée (Odyssée, IV, vers 529-537 : tous ses compagnons et l’escouade d’Egisthe y périrent), soit sans pouvoir se défendre dans un bain, embarrassé qu’il est dans un péplos dont son épouse l’a enveloppé (traditions ultérieures : Eschyle, Agamemnon, Choephores, Euménides), voir supra note 376 mais aussi note 319 ; de son côté, en l’absence de Lleu, Blodeuwedd s’éprend de Gronw Pebyr (Gronw le Fort) ; au retour de Lleu, Blodeuwedd apprend le secret de la mort conditionnelle de Lleu, secret qu’elle communique à Gronw Pebyr pour qu’il puisse le tuer : il lui faudra le frapper de sa lance au sortir du bain alors qu’il aura un pied sur le bord du cuveau, l’autre sur le dos d’un bouc (Les Quatre branches du Mabinogi, p. 114-115) ; tout comme Gronw Pebyr sera châtié en reproduisant les circonstances de la mort de Lleu, Egisthe connut le même sort qu’Agamemnon : Esch., Choe., v. 989-990 : « je ne parle pas de celui (le meurtre) d’Egisthe : adultère, il a subi la peine que porte la loi ».

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n’apparaît que rarement en première ligne pour que sa fonction ne soit pas mise en péril. C’est bien ici le cas, d’autant plus qu’il s’agit d’un traquenard niant la réalité guerrière. Par ailleurs, l’événement intervient lors d’un banquet qui est l’un des lieux de manifestation de la prospérité royale. En cette occasion, se concentrent symboliquement les éléments signant le statut particulier du roi, même s’il se manifeste négativement. Tout contribue donc à faire de la mort d’Agamemnon un acte politique ancré dans la première 378 fonction . 2 - Quelle mort pour Ulysse ? Outis et Poséidon ; le nom d’Ulysse L’énumération des composantes de la personnalité d’Ulysse a permis de constater qu’elle prolonge dans les mêmes termes celle que l’on a dressée à la lecture de l’Iliade. Au cours de la Nekuia, Ulysse rencontre l’âme d’Ajax et tente de se disculper dans l’affaire de la non-attribution des armes d’Achille au fils de Télamon. En pure perte, le grand homme gardant pour l’éternité rigueur envers le fils de Laërte (Od. XI, 543-546). Rancune naturelle peut-on croire mais, lors de la Nekuia, la rencontre d’Achille et d’Ulysse commence en des termes assez vifs avant que les deux hommes ne s’apaisent, du fait qu’Ulysse affirme que le fils d’Achille, Néoptolème, se montre digne de la gloire de son père (Od. XI, 474-540). Tout ceci rappelle l’hostilité latente perçue dans l’Iliade entre la deuxième et la troisième fonction. Dans la Télémachie (Od. III, 155), Homère rapporte qu’Agamemnon avait tenté de retenir l’armée achéenne sur les rivages de Troie, mais qu’une large part des contingents avait refusé de suivre cet avis et avait rembarqué, Ulysse prenant aussi la mer. Toutefois à Ténédos, une nouvelle querelle s’élève parmi les troupes et « les uns virent de bord sur leurs doubles gaillards : leur chef, le sage Ulysse aux fertiles pensées, les ramène apaiser l’Atride Agamemnon » (Od., III, 161-164), alors que Nestor, Diomède et Ménélas, voire Idoménée, Néoptolème, choisirent de poursuivre leur route vers la patrie grecque. En cela Ulysse se rallie donc à Agamemnon et se rapproche du souverain par excellence. Il est à nouveau, par rapport au Roi, dans une relation de conseiller/soutien analogue à celle de Sahadeva vis-à-vis 379 de Yudisthira . a/ Péché ou châtiment ?

D’emblée l’Odyssée révèle qu’Ulysse est retenu prisonnier dans une île perdue au fin fond de l’Océan, retenu par la nymphe Calypso qui lui inflige une « petite mort » qui durera sept ans (Od., I, 16 et 55-57)! Pour un héros de troisième fonction, la faute caractéristique est fréquemment sexuelle mais 378 379

B. Sergent, 1987, chap. IV - Les Indo-Européens, p. 516-517 (le roi). S. Wikander, 1957, p. 72s, 75s, 81; G. Dumézil, 1968, p. 82, 85-86.

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pour quelle raison retenir cet épisode plutôt que celui de Circé ? Les aventures extra-conjugales des guerriers homériques ne semblent guère être considérées comme des fautes ; significativement le Poète ne paraît pas tenir l’aventure circéenne pour telle puisque, dans la Nekuia, la description de l’état d’Ithaque et de la constance de Pénélope témoigne du maintien honorable de la royauté d’Ithaque (Od., XI, 181-187). De plus, l’assistance des dieux, - ce qu’indique l’intervention d’Hermès qui fournit à Ulysse les « outils conceptuels » de domination sur Circé (Od. X, 281-300) -, montre bien qu’en ce domaine la permissivité vaut aussi bien pour les héros que pour les dieux. Faut-il alors croire que le plaisir trouvé par Ulysse pendant sept ans et jusqu’à la dernière nuit est la faute marquante de troisième fonction puisque la datation relative de la décadence du royaume d’Ithaque intervient après la Nekuia intégrant l’épisode de Circé et lors du séjour d’Ulysse sur l’île d’Ogygie ? Sans doute pas puisque ce séjour est nettement signifié comme étant la mort par disparition d’Ulysse dans un non-lieu ! Concubinage ou pas, ce sont les sept 380 ans de réclusion qui sont l’équivalent pour Ulysse de l’assassinat d’Agamemnon et du foudroiement d’Ajax. La vindicte de Poséidon pourchassant Ulysse pour avoir aveuglé son fils Polyphème n’est peut-être pas de surcroît le véritable argument de 381 l’Odyssée, l’avis d’Aristote n’étant que descriptif . Elle est un ressort des aventures d’Ulysse mais il est bien précisé, dès le début de l’épopée, que le héros est retenu par les dieux, et que Zeus lui-même est le véritable auteur de

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Le chiffre 7 est traditionnellement un symbole de totalité, de perfection, l’arrivée d’un changement après un cycle accompli ; RigVéda (Langlois), hymne XIII, § 12 (p. 61) 7 fleuves ; hymne XII, § 7 (p. 78) 7 coupes ; hymne II, § 7 (p. 81) 7 villes ; etc. ; voir A. Meurant, 2010, p. 119-121 ; on rappellera qu’en Iliade IX, v. 122-128, Agamemnon promet de donner à Achille 7 cités, 7 femmes parfaites pour le dédommager du tort qu’il lui a porté. 381 Aristote, Poétique, 1455 b 16 : « le sujet n’est pas long : un homme erre loin de son pays pendant de nombreuses années, étroitement surveillé par Poséidon et isolé » ; Od. I, v. 68-75 : [Zeus] « C’est Poséidon, le maître de la terre ! sa colère s’acharne à venger le Cyclope, le divin Polyphème, … qu’Ulysse aveugla … De ce jour, Poséidon sans mettre Ulysse à mort, l’éloigne de son île » ; Odyssée, V, v. 107-111 : « neuf ans et, le dixième, ayant pillé la ville, rentrèrent au logis ; Athéna, qu’ils avaient offensée au départ, déchaîna la tempête et des vagues énormes ; son équipage entier de braves succomba ; mais la houle et le vent sur ces bords (l’île d’Ogygie) le jetèrent » ; au vu de ceci, il semble bien que ce soit Athéna, déesse poliade de Troie, qui châtie les chefs achéens, dont Ulysse ; Cassandre, le Palladion peuvent être les causes de la colère de la déesse ; Athéna tritogeneia pouvait parfaitement s’impliquer dans le châtiment de chefs relevant des trois fonctions, en obtenant de Poséidon de lui apporter concrètement son concours ; bien qu’il soit dit en Od. V, 19-21 « tous les dieux le plaignaient, sauf un seul, Poseidon, dont la haine traquait cet Ulysse divin jusqu’à son arrivée à la terre natale » ; voir B. Sergent, 2008, p. 134s., 167-169.

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cette décision . D’ailleurs Ulysse accrédite cet avis en se plaignant de Zeus : « Zeus et vous éternels Bienheureux vous m’avez maudit »… (Od. XII, 371372). Et l’on en a finalement la preuve dans le fait que Zeus décide seul de la résurrection d’Ulysse, certes en profitant de l’absence momentanée de son frère Poséidon, mais en organisant le retour malgré les ultimes avanies qu’il 383 autorise Poséidon à infliger au héros . La renaissance d’Ulysse, sa reconquête d’Ithaque et de la Souveraineté incarnée par Pénélope, témoignent en outre de ce que Zeus, et Athéna son double féminin, ont jugé supérieure aux intérêts contingents de Poséidon la sauvegarde du pouvoir légal en Ithaque. Dès lors, si Ulysse n’est pas fonctionnellement un guerrier et un souverain avant sa nouvelle consécration en Ithaque, si l’idylle forcée avec Calypso n’est pas la faute mais le châtiment d’Ulysse, que penser de l’utilité de rechercher des péchés fonctionnels dans le cas de ce héros, et que penser de la haine persistante de Poséidon et des dieux 384 à son encontre ? b/ Outis et Poséidon

Les premières aventures d’Ulysse sur la route du retour sont de simples entreprises de razzia et de pillage, se soldant par des fortunes de mer habituelles. Tout autre est l’expédition montée sur l’île des Cyclopes, après avoir refait eau et vivres à l’île des Chèvres. Ulysse décide d’explorer l’antre d’un Cyclope et, malgré les objurgations de son équipage, d’attendre le propriétaire pour en obtenir des cadeaux de bienvenue. Bien au contraire, l’accueil du monstre est hostile puisqu’il décide de faire son repas des hommes qui lui sont tombés sous la dent. Pour se tirer de ce mauvais pas où son obstination l’a fourvoyé, Ulysse a l’idée de voiler son identité en déclarant s’appeler Outis, c’est-à-dire « Personne », pour endormir la méfiance de son

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Odyssée I, v. 68ss. (responsabilité de Poséidon), v. 195 (les dieux lui barrent le chemin) ; V, v. 7s. les reproches d’Athéna (Zeus le Père ! et vous tous, Eternels bienheureux ! … ) ; v. 59-60 (ton cœur, roi de l’Olympe, est-il donc insensible ?). 383 Od., I, v. 76-79 « Mais allons ! tous ici, décrétons son retour ! cherchons-en les moyens ! Poséidon n’aura plus qu’à brider sa colère, ne pouvant tenir tête à tous les Immortels, ni lutter, à lui seul, contre leur volonté » ; Od. V, v. 99, 103 (ordre de Zeus du retour d’Ulysse) ; V, v. 286-287 : [Poséidon] « Ah ! misère ! voilà, quand j’étais chez les Noirs, que les dieux, pour Ulysse ont changé leurs décrets » ; XIII, v. 128157 (récriminations de Poséidon et accord de Zeus pour châtier les Phéaciens) ; Ch. Segal, 1992, p. 489-518, p. 495, 498 ; G. Andrieu, 2013, p. 122. 384 J.-L. Desnier, 2011, p. 86-89 ; sur ce point, voir aussi F. Blaive, 2001, p. 215ss. (le Mahâbhârata comparé au Mabinogi d’Owein, puis à la Geste des Danois), p. 239-246 (Ulysse blasphème) ; p. 248 (« variante divergente du schéma classique développé par le Mahâbhârata et le Mabinogi d’Owein, qui interdit de tenter une lecture trifonctionnelle des exploits d’Ulysse »).

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adversaire. Il enivre ensuite le Cyclope pour pouvoir, une fois assoupi par les 385 vapeurs du vin, l’aveugler à l’aide d’un pieu durci au feu et s’enfuir . Il convient à ce propos de remarquer que le héros a précisément recours à un stratagème propre à la troisième fonction : l’enivrement par le biais d’une boisson divine. Cyavana pour forcer Indra à autoriser les Asvin à consommer le soma, lui envoya « mada » (l’ivresse) et il dut s’incliner devant cette force exponentielle. G. Dumézil y a reconnu l’étymologie commune à Madhavi, 386 Medb, medu, « l’ivresse » . Il a également montré qu’une ruse privilégiée de la troisième fonction était la corruption matérielle et celle des sens. Ainsi, les Vanes pour résister à l’agression des Ases leur envoyèrent Gullveig, l’Ivresse 387 de l’Or, et les Sabins corrompirent Tarpeia pour s’emparer de l’Arx romaine . Or ici Ulysse, pour sortir de l’impasse où il s’est fourvoyé, offre au Cyclope de boire le vin, don du prêtre d’Apollon, Maron, en remerciement des soins qu’Ulysse lui avait donnés ainsi qu’à son enfant et à sa femme : « Il [Maron] m’avait fait des cadeaux magnifiques, me donnant sept talents de son or travaillé, me donnant un cratère, où tout était d’argent, et me donnant enfin un lot de douze amphores de ce vin de liqueur ; sans une goutte d’eau, c’était boisson de dieu » (IX, 201-205). Notons qu’en cette occasion, Ulysse avait apparemment tenu un rôle comparable à celui des Asvin/Nasatyas, médecins 388 et guérisseurs des humains . Certes il ne s’agit pas pour Ulysse d’intégrer le monde des dieux, mais, représentant du monde humain, il lui faut se défaire d’un adversaire qui en sa personne conjoint une ascendance divine et la force surhumaine. Ayant convaincu Polyphème de l’excellence de ce présent, il peut ainsi le neutraliser, tout comme Cyavana, avocat des Açvins, était parvenu à résorber la menace de Mada en la tronçonnant, une fois l’autorisation de 389 consommation du soma accordée aux Açvins . Mais piégé dans la caverne par le bloc de rocher qui obture l’issue, Ulysse n’a d’autre ressource que de profiter de la sortie du troupeau de moutons pour se mêler à eux et s’échapper. Chacun des survivants se glisse 385

Odyssée, IX, v. 344-396. E. Pirart, 1995, RS 1.117.13 (p. 216-217) et RS 1.118.6 (p. 238) ont rendu la jeunesse à Cyavana ; G. Dumézil, 1982a, p. 327-330 (Madhavi – Medb) ; A. Bergaigne, 1883, p. 433-34 Açwins font couler eaux du ciel, arrosent les paturages de beurre et de « liqueur » (I, 157, 2) ; roues dégouttantes de liqueur (I, 139, 3 ; 180, 1 ; leur char est plein de la même liqueur (I, 182, 2) qu’il transporte (X, 41, 2) et qui y est déposé dans une outre (VIII, 22, 9 ; X, 85, 7), IV, 45, 3 ; VIII, 5, 19 ; les Açwins reçoivent l’épithète de mâdhvî (IV, 43, 4 ; V, 75, 1 ; VII, 67, 4 et 7 ; 71, 2 ; le terme de madhu, liqueur, implique l’idée de soma, mêlé aux eaux du ciel. 387 G. Dumézil & F.X. Dillmann, 2000, p. 9-43 ; voir aussi J. Haudry, 2002, p. 68-72 (6.2.2), p. 74-81 (6.2.5), p. 82-89 (6.2.6). 388 E. Pirart, 1995, RS 1.157.6 (p. 300) ; RS 1.118.6 (p. 238) ont sauvé Vandana et rendu la jeunesse à Cyavana. 389 G. Dumézil, 1994, § 77 – La promotion des Nasatya védiques, p. 34-49, 34-41. 386

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sous une brebis à laquelle Ulysse les attache et lui-même se suspend à la toison du meilleur bélier du troupeau. On le retrouve ainsi dans la position symbolique décrite par Priam du haut des murs de Troie (Iliade, III, 195-198). Lorsque Polyphème s’aperçoit qu’il a été dupé, il appelle à l’aide ses congénères qui lui demandent de leur désigner son ennemi pour pouvoir le combattre. Polyphème ne peut que leur donner l’identité de « Personne », ce qui provoque les quolibets des autres cyclopes et leur désintérêt par incompréhension (Od., IX, 403-412). Une fois hors de portée, Ulysse pense pouvoir se moquer de l’infirme en dévoilant son véritable nom mais, ce faisant, il peut être désigné à la vindicte du père de Polyphème, Poséidon, divinité essentielle pour des compétences para-judiciaires, principalement en 390 matière de légitimité . Avec son refus initial de se nommer et d’assumer son erreur, alors que l’Iliade l’avait clairement reconnu pour son intelligence, Ulysse commit une erreur de jugement fondamentale. En bernant son adversaire à l’aide de ce jeu de mot, Ulysse s’est enfermé lui-même dans une inexistence définie par le nom même qu’il s’est donné : Outis / Personne. À la suite de M. Détienne et J.-P. Vernant, on a surtout fait d’Ulysse le maître de la métis, la ruse, alors que leur étude met d’abord l’accent sur l’intelligence 391 possédée en propre par le souverain des dieux, Zeus . Par le faux-pas d’Ulysse qui s’avère être la négation immédiate de l’intelligence, Poséidon est fondé à concrétiser l’appellation signifiante que s’est choisi Ulysse et à le condamner à l’anéantissement de sa personnalité. Les désastres successifs qu’Ulysse va endurer sont destinés à le précipiter progressivement dans le 392 néant et l’oubli dont Calypso assumera, comme son nom l’indique , le parfait accomplissement même si elle souhaitait lui offrir l’immortalité en le convainquant de l’épouser. Ce faisant, il aurait renoncé à regagner le territoire des hommes et totalement disparu de leur mémoire. Ulysse refusa, mais il faut bien constater que Poséidon a pris Ulysse à son propre piège, celui d’un nom transformé en véritable présage déterminant ! On a une parfaite illustration de la situation dans la rencontre entre Télémaque et Nestor au cours de laquelle le jeune homme déclare chercher 390

Od., IX, v. 502-505 (« c’est le fils de Laerte, l’homme d’Ithaque, Ulysse ») ; D. Briquel, 1985, p. 141-158, en part. p. 146-153 ; R. Bloch, 1985, p. 125-139, p. 131132 ; P. Sauzeau, 2005, p. 186-188. 391 M. Détienne & J.-P. Vernant, 1974, p. 11s, 17s., 20-21 (la souveraineté devait être obtenue non par la force mais par une ruse) et 61-125. 392 P. Chantraine, 1999, s.v. καλυπτω, p. 487-488 ; voir aussi J.-P. Vernant, 1982, p. 13-18 (kaluptein, cacher ; Calypso est « celle qui cache » ; en refusant l’immortalité et repartant vers les épreuves, Ulysse refuse une non-mort qui est aussi la négation du destin de l’homme) ; M. Casevitz, 1992, p. 81-102 (la cacheuse, p. 82 ; et surtout p. 94-101 : kaluptein = envelopper, avec connotation d’enfouissement, d’ensevelissement, et contexte funèbre) ; P. Sauzeau, 2005, p. 37.

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des nouvelles de son père et de son existence : « Je vais de par le monde, cherchant quelques échos du renom de mon père, de ce divin Ulysse … De tous ceux qui sont morts là-bas en combattant, nous savons où chacun trouva la mort funeste. Mais lui ! Zeus a caché jusqu’au bruit de sa mort : nul ne peut préciser comment il succomba, si ce fut au rivage, accablé d’ennemis, ou si ce fut en mer, sous les flots d’Amphitrite. (Od., III, 83-91), et n’entend de la bouche de Nestor que l’évocation précise du destin des chefs suivants : Agamemnon, Ménélas, Diomède, Nestor lui-même, Néoptolème, Philoctète, Idoménée (Od., III, 155-198)! Nestor n’a manifestement aucune information, aucun renseignement sur le sort de l’homme d’Ithaque, et cela revient donc à la négation même de la gloire que les héros souhaitaient obtenir : le renom dans la mémoire des hommes. Selon un principe déjà opérant dans l’Iliade et 393 plus encore dans l’Odyssée, les mots et les noms sont déterminants . Certes Polyphème serait le fils de Poséidon et à ce titre mériterait la sollicitude du dieu. Mais Homère signale que les Cyclopes en général, et Polyphème en particulier, manifestent peu d’attention à l’égard des dieux. Polyphème méprise totalement les usages consacrés en se refusant à respecter 394 les lois de l’hospitalité (Od., IX, 275-276, 477-479) . Poséidon pouvait-il dès lors s’offusquer réellement de la plaisanterie d’Ulysse et de l’exploit guerrier que ce dernier a accompli ? À tout prendre, de la part d’un représentant de la troisième fonction, on pourrait considérer qu’il se hisse à la fois au niveau de la première fonction (intelligence) et de la deuxième fonction (courage physique). Et pourtant Poséidon entre dans une colère sans fin. Quel motif puissant peut-il l’inciter à manifester cette haine inextinguible ? Un premier élément de réponse est sans doute à tirer de l’ultime provocation du héros. En dévoilant sa véritable identité, Ulysse revendique le mal qu’il a fait : « Si quelqu’un des mortels vient savoir le malheur qui t’a privé de l’œil, dis-lui qui t’aveugla : c’est le fils de Laerte, oui ! le pilleur de Troie, l’homme d’Ithaque, Ulysse. » (Od. IX, 502-505), puis il poursuit en disant : « Ah ! puissé-je t’ôter et le souffle et la vie et t’envoyer dans les demeures de l’Hadès, aussi vrai que ton œil ne sera pas guéri, même par le Seigneur qui ébranle le sol ! » (Od., IX, 523-525). Avant que le serment d’Hippocrate soit couché par écrit, Ulysse représentant de la troisième fonction et détenteur d’un savoir médical attesté chez les Nasatya renie en quelque sorte celui-ci en se vantant d’être le responsable de ce mal, inguérissable même par l’un des dieux les plus puissants. Ceci va donc à l’encontre de la personnalité profonde même du héros représentant des

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P. Wathelet, 1988, p. 128 (« le rôle du nom n’est pas indifférent. Celui-ci a souvent un sens qui jette quelque lumière sur la nature du personnage »), p. 130ss. ; G. Lambin, 1999, p. 165-166. 394 Ch. Segal, 1992, p. 500.

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Dioscures/Nasatya , et pourrait donc bien être l’argument de Poséidon pour refuser à Ulysse toute légitimité dans son propre domaine fonctionnel ! En l’occurrence, Poséidon était fondé à sanctionner Ulysse et ceci expliquerait que les autres dieux n’interviennent pas directement pour s’opposer à Poséidon. Dès lors, considérer les diverses aventures d’Ulysse comme des péchés successifs entrant dans la thématique des trois péchés du guerrier, voire du souverain, ne peut plus être pleinement pertinent ; en outre elles sont en grande partie constituées de quasi-doublons et nombre de ses mésaventures 396 ne relevait pas directement d’erreurs commises par lui . La réaction d’Eole recevant Ulysse à son second passage dans son domaine et le repoussant en déclarant qu’il est maudit par les dieux (Od., X, 72-75), est à cet égard significative. L’opportunité qu’il lui avait offerte en lui confectionnant l’outre des vents a été réduite à néant du fait qu’Ulysse a momentanément relâché sa vigilance et fait preuve d’un défaut d’intelligence, tout comme cela lui arrivera sur l’île du Soleil. Par deux fois, malgré l’assistance d’êtres divins (Eole, puis Circé confortée par les prédictions du devin Tirésias), sa clairvoyance (octroyée par les dieux) lui fait défaut et il laisse libre cours à la bêtise 397 humaine . Une telle erreur est le signe manifeste qu’il a perdu sa qualité première d’intelligence et que celle-ci, qui était le fondement même de la personnalité d’Ulysse, lui est désormais déniée par les dieux. Or on a vu dans l’Iliade que les deux héros incarnant la troisième fonction ont des 395

Nasatya médecins, en part. pour la vue : RigVèda (A. Langlois), p. 114 : I, IV, 16 et p. 116 : I, V, 17 (O Aswins, vous avez rendu les yeux à Ridjrâswa. Oui, par vous, un aveugle a recouvré la vue) ; p. 119 : I, VIII, 6 (recouvrant la vue par votre protection, même si l’intervention est métaphorique) ; p. 109 : I, XVIII, 8 (fait marcher Paravridj) ; symboliquement : p. 70 : I, XIV, 6 (« percez les ténèbres et donnez la nourriture lumineuse ») ; p. 109 : I, XVIII, 5 (ont ramené à la lumière du jour Rebha et Bandana, jetés dans un puits par les Asouras) ; A. Bergaigne, 1883, p. 435 (protégez, redressez l’estropié ; vous faites que l’aveugle voie et que le boiteux marche ; p. 460ss. les aveugles sont guéris, aveugle représentant primitivement le soleil ou l’élément igné quand il est caché ; l’aveugle est synonyme d’invisible ou de noir ; A. Bergaigne, 1883, p. 435-436 (médecins bienfaisants) ; A. Meurant, 2000, p. 61, n. 214 ; à noter que Lug expédiant sa balle de fronde dans l’œil de Balor, le géant cyclopéen tué est assimilé au soleil couchant ! voir G. Hily, 2012, p. 262-263. 396 G. Andrieu, 2013, p. 144-146 (seul rescapé, tous ses hommes sont morts soit par manque de prudence de sa part, soit par insubordination de leur part) ; P. & A. Sauzeau, 2017, p. 176, n. 7. 397 Od., X, 72-75 : [Eole] « Décampe de mon île, ô le rebut des êtres ! … car je n’ai plus le droit de t’accorder mes soins, ni de te reconduire : un homme que les dieux fortunés ont en haine ! … Décampe ! … tu reviens sous le courroux des dieux ! » ; Odyssée, X, v. 19-75 (bienfaits d’Eole) ; XI, v. 100-137 (avertissements de Tirésias, dont v. 106-115 : vaches du Soleil) et XII, v. 39-141 (avertissements de Circé, dont v. 127ss. : vaches du Soleil).

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personnalités légèrement différentes l’une de l’autre et qu’Ulysse peut être comparé à l’indien Sahadeva, l’un des Pandava descendant des Ashvin, réputé 398 pour sa sagesse . On retiendra que ce dernier gravissant le mont Méru pour accéder à l’éternité/immortalité complète, chute et meurt avant le sommet 399 pour avoir commis le péché d’orgueil en s’estimant le plus sage de tous . La faute d’Ulysse, maître de la métis, est du même ordre puisqu’il s’est également surestimé en n’écoutant pas les conseils de ses hommes, et a bravé les dieux, 400 Poséidon le tout premier . Ses compagnons disparaissent progressivement à la suite de leurs erreurs de jugement et des siennes, et lui-même s’éclipse de 401 l’humanité . En définitive, le péché d’Ulysse est constitué du reniement de l’un des principaux caractères constitutifs de la troisième fonction, puis de l’accumulation de fautes contre l’intelligence ; cela se traduit, concrètement, par la soustraction continue de ses compagnons d’infortune avant que, 402 finalement, Personne rejoigne le Néant . Ce n’est qu’à la suite de l’intervention d’Athéna et sur ordre de Zeus, soucieux de voir la royauté traînée dans la boue et sa matérialisation physique en la personne de Pénélope bafouée par la horde des Prétendants, que Calypso finit par relâcher sa proie, au bout de sept ans, chiffre symbolique par 403 excellence , en lui donnant les moyens de son retour parmi les vivants. À ce

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S. Wikander, 1957, p. 72-74 ; G. Dumézil, 1968, p. 79s., 81ss. ; discussion reprise par D. Frame, 1978, p. 143-152 établissant un rapprochement entre la racine nes- et le nom des Nasatya afin d’expliquer les deux noms de Nasatya et Asvina. 399 Mahâbhârata oral, p. 526 : « Personne ne l’emporte sur moi en sagesse, avait-il l’habitude de penser » ; MBh, XVII, § 2 : « il pensait que personne n’était aussi sage que lui-même » (Biardeau, 2, p. 723) ; voir Od. IX, v. 281-282 et D. Frame, 1978, p. 69s. (met l’accent sur l’importance de l’intelligence dans l’épisode des Cyclopes !). 400 Odyssée, IX, v. 224-228 : ses hommes reculent à excursionner dans l’île des Cyclopes ; tentent d’empêcher Ulysse de se moquer du Cyclope pour ne pas l’irriter davantage, IX, v. 494-500 ; en se glorifiant de ce que Poséidon lui-même ne pourra guérir son fils Polyphème, il provoque inconsidérément le dieu ; pour P. Wathelet, 2013, p. 25 : « l’abstention d’Athéna au cours du périple d’Ulysse s’explique si on considère que ce périple a lieu dans l’Autre Monde, endroit où les Olympiens répugnent à se rendre, à l’exception d’Hermès que sa fonction de dieu psychopompe y conduit tout naturellement » ; Athéna n’intervient effectivement qu’au côté de Télémaque bien que, dans l’Iliade, elle ait été reconnue comme protectrice attitrée d’Ulysse ; elle ne reparaîtra au côté du héros qu’à son débarquement sur Ithaque ! 401 Succession des disparitions des navires et des hommes, relevée dans G. Andrieu, 2013, p. 125ss. 402 D. Frame, 1978, p. 64-65 (la grotte de Polyphème serait l’équivalent de la mort) ; mais Ulysse et des hommes en réchappent. 403 B. Sergent, 2004a, p. 268-270 (chiffre lié à Apollon et Lugh) ; A. Meurant, 2010, p. 111-154, 119s. (chiffre 7) ; l’appréciation de G. Andrieu, 2013, p. 188ss. « Zeus prit en charge la formation du héros … C’est lui, et plus directement Poséidon, qui

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sujet, il est important de relever une coïncidence qui ne peut être que cela. Homère rapporte que les dieux avaient donné un avertissement à Egisthe, assassin d’Agamemnon. Ils lui avaient conseillé de ne pas s’en prendre au souverain, consigne qu’il ne respecta pas. Egisthe usurpa le pouvoir sept ans durant et connut une fin violente de la main même du fils d’Agamemnon, Oreste (Od., I, 29-30, 33-43 ; Od. III, 303-306 et XI, 409-430). Même si les situations paraissent inversées : une « survie » de sept ans avant une mort brutale, un emprisonnement de sept ans avant une « résurrection », elles n’en sont pas moins fondamentalement identiques. Les dieux condamnent l’homme qui ne les écoute pas, ne suit pas les conseils des interprètes des dieux, écoute encore moins les avertissements de leurs semblables. En s’érigeant en seul modèle d’intelligence, Ulysse voit les dieux se détourner progressivement de lui en raison de ses fautes d’attention, et malgré ses antécédents de zélé sacrificateur. Du moment où Ulysse brave les dieux, ses qualités d’intelligence s’amoindrissent jusqu’à disparaître. Lui dont l’intelligence était comparée à celle de Zeus est désormais condamné par Zeus. Poséidon est donc légitime à sanctionner Ulysse, héros de troisième fonction comparable à Sahadeva. c/ Le nom d’Ulysse

L’hypothèque d’Outis levée, il devient loisible de s’intéresser au nom même d’Ulysse. On suspecte une origine non indo-européenne et l’étymologie véritable est incertaine. Toutefois une étymologie populaire est fournie dans l’Odyssée au chant XIX qui permet aux linguistes de proposer une explication rattachant le nom Odysseus le plus souvent mentionné au verbe odussasthai 404 signifiant « haïr » . Ulysse pourrait être « l’enfant de la haine », mais cette étymologie ne suffit pas à comprendre le nom du héros. Le nom lui aurait été

vont lui imposer des épreuves, afin de le confirmer en tant que monarque », devient inappropriée. 404 P. Chantraine, 1999, p. 775-776 ; Od., XIX, v. 407s. ; I, v. 62 ; V, v. 340 ; P. Wathelet, 2010, p. 222-233 ; Ulysse au nom préhellénique part du NO de la Grèce et se rend en Extrême-Occident : l’Autre Monde dont il finit après beaucoup d’aventures par revenir vivant. Le périple de l’Odyssée originelle a fini par être présenté comme le retour de la guerre de Troie ; voir P. Wathelet, 1997, p. 283-293 ; id., 2002, p. 57-72 ; P. Wathelet, 2013, p. 15, n. 1 : étymologie populaire οδυρομαι (XIX, 407) ou odussô (V, 423), conclut vraisemblablement à un héros préhellénique ! contra P. Faure, 1980, p. 30-34 ; F. Bader, 1999b, p. 31-33 (V.2 et 3) ; P. Sauzeau, 2014, p. 135 et n. 2 ; voir aussi P. & A. Sauzeau, 2017, p. 168 (« couple Palamède / Ulysse est un couple de figures aryamaniques opposées, où Ulysse constitue le terme négatif et Palamède le terme positif »).

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conféré par son grand-père Autolycos qui justifia ce choix ainsi : « tant de gens en chemin m’ont ulcéré le cœur (la terre en nourrit trop de ces hommes et femmes !) que je veux à l’enfant donner le nom d’Ulysse. Et, quand il sera grand, qu’il s’en vienne au Parnasse, au manoir maternel, où sont tous mes trésors : je lui veux en donner de quoi rentrer content ! » (XIX, 407-412) Rien n’est clairement dit dans ce passage sur les raisons qui firent que le héros devait être indissolublement marqué par ce sentiment ! Le grand-père Autolycos aurait nommé son petit-fils en souvenir de la haine qu’il avait luimême rencontrée. Mais pour quelle raison Autolycos voulait-il porter éventuellement malheur à son petit-fils ? Etait-ce une allusion prémonitoire aux jalousies que suscita Ulysse ? Certes, il y eut l’épisode de Palamède, l’accaparement des armes d’Ajax, mais on ne peut y adjoindre la mission d’espionnage dans les murs de Troie ou l’épisode du cheval de Troie puisque ces deux épisodes furent à l’avantage des Achéens (Od., IV, 241-258 et 271289). L’épisode du Cyclope peut être mis au débit d’Ulysse vis-à-vis des dieux, mais ceci est discutable puisqu’il est dit que les cyclopes n’honoraient pas les dieux. Quant au massacre des Prétendants, le fait qu’ils pillaient ses biens suffit à rendre cette action louable et non haïssable même si leurs parents tentèrent d’éliminer Ulysse pour ce qu’ils ressentaient comme un forfait. Une partie de la population préféra toutefois rester neutre, approuvant de fait l’action d’Ulysse (Od., XXIV, 463-464). Et en définitive, le nom attribué le fut alors qu’Ulysse n’était encore que bébé. L’hypothèse du nom prédéterminant est envisageable, mais demeure largement obscure, sinon trop aléatoire. Une piste interprétative apparemment non envisagée à ce jour pourrait reposer sur l’identification proposée d’un représentant de la troisième fonction ; elle présente l’avantage d’être compatible aussi bien avec l’Iliade qu’avec l’Odyssée. Dans l’Iliade, on a vu Agamemnon critiquer avec acrimonie Ulysse et Diomède (IV, 338-417) ; puis Achille s’opposer à la demande d’Ulysse de laisser les troupes se reposer avant de repartir au combat (XIX, 200-210) ; enfin Ajax fils d’Oïlée se répandre en propos amers contre Idoménée, Diomède puis Ulysse (XXIII, 474-489, 782-783). De même dans l’Odyssée voit-on un fils d’Alkinoos, Laodamas, et un jeune de son 406 entourage : Euryalos représentant la deuxième fonction , se moquer d’Ulysse 405

F. Frontisi-Ducroux, 1992, p. 239-261, p. 242 : Autolycos est lui-même le jumeau de Philammon, tous deux nés de Chioné aimée conjointement par Hermès et Apollon, et qui héritèrent des traits de caractère de leur père respectif. 406 Od., VIII, v. 133-164 (railleries de Laodamas et Euryale) ; v. 115 : Euryale « valant Arès le fléau des mortels » ; contraint par Alkinoos à réparer sa provocation, il fera don à Ulysse d’une épée (Od., VIII, v. 396-411) ; P. & A. Sauzeau, 2017, p. 183 (« le héros grec se heurte, parmi le peuple des Phéaciens, à la méfiance, voire à l’hostilité – assez mal motivée dans le texte homérique – d’une partie de la population »).

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et le mépriser (VIII, 145-164). Or on peut rapprocher tout ceci du fait que dans diverses traditions indo-européennes la troisième fonction est en butte à l’hostilité des deux premières : en Inde, les Asvins repoussés par Indra avec dédain pour avoir « circulé trop amicalement parmi les hommes en les 407 408 guérissant » ; en Scandinavie, les Vanes attaqués par les Ases ; chez les Ossètes du Caucase, les Boratae systématiquement méprisés et battus comme 409 plâtre par les Aexargatae ; et en Italie les Sabins finalement dominés par les 410 Romains ! En Iran mazdéen, la transposition des Nasatyas s’opère en la 411 personne d’un démon Naonhaithya . Or le nom d’Odysseus lui fut attribué par son grand père maternel Autolycos. Ce personnage obscur, fils d’Hermès, tenait de son père une aptitude éprouvée à l’art du larcin parfaitement dissimulé. Ainsi, il aurait volé les troupeaux d’Eurytos en Eubée, et tenté 412 d’escamoter ceux de Sisyphe . En cela, il est donc un parfait représentant de la troisième fonction amassant des biens matériels sous l’égide du dieu grec du commerce et des voleurs, biens dont il compte faire profiter son petit-fils. De Laërte, père d’Ulysse, on ne sait pas grand chose et lorsqu’il se manifeste dans l’épopée c’est sous l’apparence d’un vieillard méprisé, ravalé à la 413 condition de paysan misérable . Quant à sa mère, son nom seul, Anticlée, est 407

Indra contre Asvins : G. Dumézil, 1994, § La promotion des Nasatya védiques, p. 40-41 (passage du SatapathaBrahmana) ; Mada est subdivisée en 4, chaque partie étant logée respectivement dans la boisson, les femmes, les dés et la chasse ; voir A. Meurant, 2000, p. 65-66 et notes. 408 G. Dumézil, 1959, p. 8-29 ; id., 1983b, p. 95-105 ; id., 1968, p. 316-317. 409 G. Dumézil, 1968, p. 486-490, 548-556. 410 G. Dumézil, 1968, p. 285-303, 318-331, 380-385 ; D. Briquel., 1976, p. 147s., et en général pour l’évolution particulière du thème à Rome ; id., 1980, p. 331-335, p. 334 (triomphe sur Véiès) et tableau p. 338, p. 340 ; A. Meurant, 2000, p. 85-89 (jumeaux Romulus et Remus initialement de troisième fonction, se dissocient progressivement : Romulus (1e f.) et Remus (3e f.) 411 G. Dumézil, 1945, p. 29-30 et p. 157 ; Naonhaithia crée discorde entre les hommes et la divinité, entre les parents et les enfants, etc. 412 La tradition identifie en alternance Laërte et Sisyphe (de la race de Deucalion) comme père d’Ulysse, Sisyphe crédité d’une réputation aussi douteuse que celle d’Autolycos grand-père maternel du même Ulysse, Sophocle, Ajax, v. 190-191 ! A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 107 et 109 reprenant H. Jeanmaire, 1939, p. 400 ; contra P.&A. Sauzeau, 2012, p. 155 ; W.B. Stanford, 1954, p. 11-12 (l’Hymne homérique à Hermès met en lumière la caractérisation de tricheur et de rusé du dieu, ancêtre de la famille, et y discerne un élément primitif qui serait l’indication de l’influence du folklore dans l’histoire d’Ulysse !) ; J. Orgogozo, 1949b, p. 140 (Iliade XXIV, 334-335) rappelle qu’Hermès aime avant tout servir de compagnon à un mortel ; plus suggestive est l’observation de R. Carpenter, 1974, p. 128-132 rappelant que le grand-père d’Ulysse était Arkesios (Od., XIV, 182 et XVI, 118). 413 P. Chantraine, 1999, s.v. Λαερτησ, p. 612 (Laertes, composé de λαοσ + ερετο = homme qui met en mouvement le peuple) ; on retrouve l’action d’Ulysse dans l’Iliade

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une véritable déclaration de renoncement à la gloire . Comment s’étonner alors qu’Ulysse connaisse un sort aussi tumultueux, soit entraîné dans tant d’aventures peu glorieuses, ait même eu l’idée de se martyriser pour se donner 415 l’apparence d’un transfuge et pénétrer ainsi les secrets des Troyens . L’iconographie tardive du héros voyageur le représenta le plus souvent sous 416 les traits du mendiant et toujours coiffé du pileus, le bonnet des Dioscures . En tout cela, il est comparable aux Boratae, la troisième famille des Nartes 417 objet de maintes humiliations de la part des autres Nartes . Le nom peut donc très bien être une évocation de cette situation sociale dépréciée ! De ceci, on pourra même rapprocher la situation des deux jumeaux romains, Romulus et Rémus, regroupant autour d’eux des marginaux, des brigands et des 418 déclassés . Le nom choisi par Autolycos reviendrait alors à revendiquer ce particularisme vis-à-vis des deux autres catégories sociales. Et l’on pourrait suivre ainsi, de différentes manières, un même destin marquant les trois générations d’une même famille !

vis-à-vis des troupes : P. Sauzeau, 2003, p. 357ss. ; noter qu’une tradition connue ultérieurement (supra) fait de Sisyphe le père d’Ulysse, amant secret d’Anticlée alors que le père de celle-ci, Autolycos, allait la marier à Laërte ; le rapprochement proposé avec Pandu (Sauzeau, 2003, p. 360-364) pourrait trouver là un point d’appui ; Od., XXIV, v. 226-231 ; à noter que laos fait référence au nombre qui est aussi une notation relevant de la 3e fonction ; on retrouvera ce facteur lors du combat d’Ulysse et des Prétendants, voir infra ; jusqu’à faire d’Ithaque une anti-Argos, voir P. Sauzeau, 2005, p. 33-34, p. 37 « Ithaque est une Argos paradoxale », une terre limite située « du mauvais côté ». 414 P. Chantraine, 1999, s.v. αντα, p. 91-92 ; « opposée à la gloire » ; il est possible qu’elle soit morte de chagrin du fait de l’absence sans gloire de son fils, ou qu’elle se soit suicidée ; ne pas oublier que Madri éprouvait du ressentiment envers Kunti ( ?) du fait qu’elle n’avait pas d’enfant alors que Kunti avait le don d’en procréer « à volonté » ; MBh. I, § 124 (Biardeau, 1, p. 228) ; Mahâbhârata oral, p. 90 ; G. Dumézil, 1968, p. 56. 415 Odyssée, IV, v. 242-250 ; on rejoint ainsi P. & A. Sauzeau, 2017, p. 186 (« se déguiser en mendiant, c’est s’inscrire dans les marges les plus dépréciées de la société »), tout en n’y reconnaissant pas un critère de qualification pour une quatrième fonction. 416 Pour l’iconographie d’Ulysse coiffé d’un pilos à partir de la première moitié du Ve siècle et plus encore à l’époque hellénistique : O. Touchefeu-Meynier, 1992, p. 943970, 967 ; à haute époque, le pilos coiffe Ulysse mais aussi les Dioscures, Charon, Hephaistos, parfois Diomède ; F. Chapouthier, 1935, p. 113-114 (pilos, et jamais le bonnet phrygien); V. Dasen, 2005, p. 112 (à partir du IVe s. av. J.C.), 120-122. 417 G. Dumézil, 1965, p. 11ss. ; id., 1968, p. 458-460, 504-528. 418 D. Briquel, 1976, p. 147, 172-174 ; A. Meurant, 2000, p. 66 ; voir d’ailleurs déjà l’appréciation de W.B. Stanford, 1954, p. 66-67.

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3 - La Nekuya dans l’Odyssée, et l’épisode Phéacien ; une autre figure des Dioscures Dans la suite des aventures d’Ulysse sur le chemin du retour à Ithaque, on l’a vu s’arrêter chez Circé et y demeurer un an, tout à sa félicité amoureuse avec la déesse. Mais ses compagnons finissent par trouver le temps long, loin de chez eux, et ils le pressent de repartir. Circé accepte, mais recommande à Ulysse de se rendre auparavant aux Enfers pour consulter le devin Tirésias sur son avenir. Malgré l’épouvante de ses matelots, Ulysse se rend aux Enfers et c’est l’épisode dit de la Nekuya, au cours duquel il consulte tout d’abord Tirésias, puis une série de héros achéens morts au cours de la guerre de Troie : Agamemnon, Achille, …, ainsi que des femmes dont sa propre mère qui l’entretient de son épouse et de son royaume. Ayant accompli les sacrifices prescrits, Ulysse rejoint le monde des vivants et l’île de Circé pour lui rendre compte de son expédition, catabase exceptionnelle dans l’Antiquité puisque tout être humain partant aux Enfers était condamné à y demeurer 419 éternellement , avant de lui faire ses adieux. Reprenant la mer, il essuie de nouveaux déboires : Scylla et Charybde, les troupeaux du Soleil, avant de sombrer corps et biens pour se retrouver finalement seul sur l’île de la nymphe Calypso qui va le dissimuler aux yeux des humains sur cette île du bout du monde, et tâcher de lui faire oublier Ithaque. Personne ne sait ce qu’il est 420 advenu de lui et il est en quelque sorte un mort vivant . Le sacrilège optimal de l’abattage des troupeaux du Soleil explique ce châtiment conclusif qui équivaut à la mort d’Agamemnon, à celle d’Ajax fils d’Oïlée ; cet enterrement d’Ulysse vivant constitue véritablement une deuxième descente dans le monde de la mort. Sur l’injonction de Zeus qui ne peut accepter l’idée de voir la royauté d’Ithaque souillée, et par l’intermédiaire de son messager Hermès, connu par 421 ailleurs pour être le psychopompe par excellence (Od., XXIV, 1-10) , Calypso doit se résoudre à relâcher Ulysse et à lui faciliter le retour vers le monde humain. Mais Poséidon s’aperçoit de la fuite de son prisonnier et déchaîne sur lui une dernière tempête qui coule son esquif et le condamnerait 419

C. Cousin, 2012, p. 88-90 et note 28 (le royaume d’Hadès est une demeure d’où nul ne peut s’échapper, voir Iliade, VIII, 367 « chez Hadès qui ferme la porte ») ; voir aussi l’analyse traditionnelle de D. Frame, 1978, p. 38-53. 420 M. Casevitz, 1992, p. 99-101. 421 P. Sauzeau, 2005, p. 37, 41 ; J. Orgogozo, 1949b, p. 159-161 (ce n’est qu’à la toute fin de l’Odyssée que le dieu paraît comme psychopompe, ce qui laisse supposer une interpolation d’origine attique, et non un trait de la personnalité d’origine) ; l’envoi d’Hermès par Zeus auprès de Calypso est postérieur à la rencontre d’Hermès et d’Ulysse sur l’île de Circé, ce qui témoigne encore du fait que son rôle de messager ne prévaut pas sur son empathie naturelle à l’égard des humains.

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à la noyade sans l’intervention providentielle d’une nymphe Ino-Leucothée qui lui procure une bouée de secours ; le prêt de son écharpe divine contribue à le maintenir à flot jusqu’au moment où il peut mettre le pied sur le rivage de Phéacie (Od., V, 336-462). Il est à noter que cette nymphe avait été pourchassée par la jalousie d’Héra pour avoir protégé la petite enfance de Dionysos, fruit d’un adultère de Zeus. Rendue folle par Héra, Ino tua ses propres enfants avant de se suicider en se jetant dans la mer. Pour toutes ces raisons, elle fut métamorphosée par Zeus en nymphe, secourable envers les marins, et resta favorable aux nouveaux-nés, son écharpe étant en quelque 422 sorte le moyen de délivrance pour leur naissance . De la sorte, Ulysse prêt à sombrer dans les gouffres marins est à nouveau sauvé par une « parèdre » des Dioscures et peut renaître chez les Phéaciens. G. Dumézil suivi par B. Sergent et autres ont montré que le roi des Phéaciens, Alcinoos, après s’être engagé à raccompagner Ulysse en Ithaque, lui fait présent de cadeaux, symboles de la totalité des trois fonctions indo423 européennes, et ce faisant lui restaure sa dignité de souverain . Puis il le renvoie chez lui, en Ithaque, en le confiant à une nef magique capable de parcourir n’importe quelle distance en un temps record et sans la moindre difficulté. Homère signale à cette occasion qu’Ulysse monta dans la nef, se coucha et dormit pendant toute la traversée d’un sommeil ressemblant à celui de la mort (Od., XIII, 79-80, 118s.). Nombre de chercheurs ont comparé ce motif merveilleux à celui de la barque des morts bretonne qui transporte les défunts jusqu’à une île merveilleuse sans le moindre effort physique. Les rares personnes qui en seraient revenues tombent mortes en mettant pied à terre sur le rivage humain ou ne sont plus reconnues par les personnes qu’elles rencontrent, signe qu’un temps infini s’est écoulé depuis leur départ. Or même si c’est Athéna qui, une fois encore, intervient pour vieillir Ulysse afin qu’il ne soit pas reconnu, la situation du héros est bien celle décrite ci-dessus dans 424 le folklore breton . Le dernier voyage de retour d’Ulysse équivaut une 422

Voir R. Bloch, 1968 (fév. 1969) p. 366-375, 370s. ; V. Dasen, 2005, p. 174-175 ; G. Pironti & V. Pirenne-Delforge, 2013, p. 71-91 ; P. Wathelet, 2013, p. 20, rappelle qu’il aborde le rivage des Phéaciens « complètement nu, ayant dû rejeter tout ce qu’il avait reçu des immortelles Kalypso et Leukothéè », soit comme un nouveau-né ! R.M. Newton, 1984, p. 12 ; R. Scodel, 2014, p. 11ss. il ne s’agit pas de thème folklorique mais il doit être lu dans l’ensemble du passage : 1/ dans le monde de Poséidon, Ulysse est incapable de planifier quoi que ce soit ; Ino/Athéna assiste Ulysse contre Poséidon et il retrouve sa capacité de raisonnement. 423 G. Dumézil, 1982b, p. 141-149 ; B. Sergent, 1998, p. 96-101. 424 Voir F. Marco Simon, 1997, p. 497-508 ; P. Wathelet, 2013, rappel p. 15, à rapprocher du Voyage de saint Brendan (in G. Grente et al. (éd.), Dictionnaire des Lettres françaises. Le Moyen Age, Paris, Fayard, 1964, p. 668, date de début XIIe s ., forme christianisée des Imrama celtiques ; B. Sergent, 2006, p. 115-129 ; D. Frame, 1978, p. 73-76, 78s.

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nouvelle fois à une résurrection, d’autant plus que Poséidon, furieux du tour qui lui a été joué par ses fidèles Phéaciens, pétrifie ceux-ci afin qu’ils ne puissent plus désormais aider les vivants à passer la frontière entre le monde 425 divin et celui des humains (Od., XIII, 162-164 et 173-181) . Ulysse saisit donc l’opportunité de reconquérir son royaume, mais il sait, par la prophétie que lui a faite Tirésias et qu’il rapportera à Pénélope, que son destin sera de repartir pour sacrifier aux dieux, dont Poséidon, dans une contrée lointaine, en obtenir leur pardon définitif, avant de revenir mourir 426 riche et honoré . On a vu qu’Ulysse, tout au long de sa captivité chez Calypso, n’avait jamais voulu boire l’ambroisie conférant l’immortalité car il désirait plus que tout conserver sa condition mortelle pour rejoindre Pénélope, son 427 épouse humaine . Ulysse est donc condamné à terme à rejoindre l’Outretombe qu’il avait déjà abordée du temps où Circé l’hébergeait. Mais ce survol de la dernière étape des aventures d’Ulysse jusqu’à l’abordage à Ithaque qui peut sembler n’être qu’une piètre paraphrase d’un texte d’anthologie, permet de mettre en avant un fait extraordinaire : tout le voyage de retour d’Ulysse, depuis la prise de Troie jusqu’à sa reconquête d’Ithaque et sa mort définitive, équivaut à un enchaînement de morts symboliques et de résurrections. Ceci permet peut-être alors de répondre à un problème laissé irrésolu jusque là. Dans l’Iliade, Ulysse nous est apparu comme un héros de troisième fonction, composante du couple traditionnel comparable à celui des Dioscures au sein duquel il est assimilable à Pollux. Et dans l’Odyssée, les élémentstraces repérés laissent penser qu’il y est toujours une autre forme manifestée de Pollux. Mais, paradoxalement, on sait que Pollux, en tant que fils de Zeus, 428 était immortel alors que Castor, fils du roi Tyndare, était mortel . En toute logique, il faudrait donc qu’Ulysse-Pollux fût immortel, et que ce soit Diomède-Castor qui soit mortel. Cependant certaines traditions veulent que 429 Diomède ait bénéficié de l’ambroisie et soit donc devenu immortel . La réponse à cette contradiction pourrait être qu’Homère n’avait peut-être pas l’intention de faire preuve d’un cartésianisme anachronique, mais on peut 425

P. Sauzeau, 2005, p. 37 : « la Phéacie fonctionne comme une étape décisive entre l’obscurité et la lumière » ; G. Dumézil, 1994, p. 40s. les Açvin sont intégrés au monde divin bien que trop humains ; ici Poséidon prend le contre-pied : il empêche que dorénavant les humains puissent fréquenter les dieux ! la coupure est désormais irréversible ; les Phéaciens avaient joué le rôle de passeurs pour un personnage de 3e fonction ; G. Andrieu, 2013, p. 146s. 426 Odyssée, XXIII, v. 266-284 reprenant XI, v. 121-137. 427 Odyssée, V, v. 215-220. 428 Sur Castor fils de Tyndare et Pollux fils de Zeus, V. Dasen, 2005, p. 106-109 ; F. Frontisi-Ducroux, 1992, p. 239-261, p. 247 ; A. Meurant, 2000, p. 75-76 et note 273. 429 A. Schnapp-Gourbeillon, 1981, p. 124-128 ; voir Pind., Nem. X, 7.

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aussi avancer une autre proposition. Pollux obtint de son père Zeus de partager sa propre immortalité avec son frère mortel Castor après que celui-ci ait été 430 tué par Idas, et ils séjournèrent alternativement aux Enfers et dans l’Olympe. L’Odyssée étant consacrée à Ulysse, l’alternance de morts et de résurrections du héros ne pourrait- elle être une allusion à ce destin du couple dioscurique ? On connaît en effet, dans d’autres secteurs du monde indo-européen : celte ou scandinave, des couples dioscuriques dans lesquels l’un des « jumeaux » est orienté vers les eaux tandis que l’autre a une vocation terrienne, et connaissent 431 également un phénomène d’alternance de disparition et de renaissance . Homère a très bien pu transcrire dans le destin d’Ulysse un tel schéma idéologique, conforme surtout à un modèle occidental. Par ailleurs, A. Meurant rappelle que très souvent « le spécialiste du 432 cheval tombe sous les coups de son frère au « bœuf » et analyse dans cette optique l’exemple romain des « jumeaux » Romulus et Rémus. Il est alors conduit à constater qu’à Rome le schéma est modifié en transférant sur le jumeau « chevalin » (Romulus) l’immortalité normalement dévolue à son double « bovin » puisque Rémus est tué par Romulus. Une tradition voulait qu’il y ait eu un conflit entre Castor et Pollux, ce qui aurait pu préfigurer le 433 conflit romain . Or, par exception, il faut faire valoir une tradition tardive, prolongeant les épopées homériques. Les auteurs ultérieurs rapportent que la chute de Troie n’aurait été rendue possible que par le vol préalable du « palladion », le xoanon de Pallas, protecteur de la cité troyenne. Les deux compères, Diomède et Ulysse, firent une nouvelle fois équipe pour s’emparer de ce gage d’invincibilité de la ville mais, sur le chemin du retour, l’un des deux aurait eu l’intention de se débarrasser de son acolyte pour revendiquer seul la gloire de l’exploit. Cet épisode a été maintes fois illustré sur des gemmes, vases, et témoignerait ainsi d’une rivalité entre les deux héros, 434 occultée ou ignorée par Homère . L’Odyssée ne traite que d’Ulysse, que l’on 430

Apoll., III, 11, 2 et Pind., Nem., X, 103-170 (lutte, combat et mort, suivi du choix de l’alternance auprès de Zeus et sous les vallons de Thérapne) ; Hygin, Fab., LXXX ; J. Carlier, in : DMR, 1981, p. 307-308. 431 D. Gricourt, D. Hollard, 2010, p. 42 et tableau ; B. Sergent, 1992a, p. 205-238. 432 Après G. Dumézil, D. Briquel, voir A. Meurant, 2000, p. 74-77, p. 92. 433 A. Meurant, 2000, p. 74 et notes 270-272 ; F. Frontisi-Ducroux, 1992, p. 248-249 ; voir aussi D. Briquel, 1977, p. 253-282 ; noter que Castor aurait été tué lors d’une razzia d’un troupeau de bovins par Idas, fils d’Apharée, et que Pollux abat son frère Lyncée ; en l’occurrence, Ulysse plus proche de Pollux est mortel comme Castor, sans doute pour avoir laissé s’accomplir le sacrilège du sacrifice des vaches du Soleil ; mais on retiendra qu’Ulysse, auquel Calypso promettait l’immortalité, choisit une destinée mortelle pour retrouver Pénélope. 434 F. Vian, 1959, p. 46-47 et 62 ; Triphiodore, La prise d’Ilion, v. 45-50, 55-56, 133134 ; A. Severyns, 1928, p. 350-352 ; la rivalité de Diomède et d’Ulysse est illustrée à partir du début du Ve s., voir J. Boardman, 1986, p. 396-409 ; p. 397 (vol du

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a caractérisé comme héros « au bœuf » qui meurt métaphoriquement, ressuscite, sans que soit abordé le destin de son frère d’armes, héros « au cheval ». Même si l’on ne peut établir sous quelle forme une telle tradition grecque a pu nourrir cet épisode de la préhistoire romaine, on retiendra toutefois que la conquête du palladion fut déterminante en termes de 435 supériorité politique ou militaire .

palladium), § V.M. « Vol », p. 401-406 (n° 23 à 105) ; p. 405, n° 77 et p. 406, n° 100101 ; et LIMC III-2, p. 291, n° I 77 ; et p. 293, n° I 100 et 101. 435 A. Meurant, 2000, p. 85-95 ; la violence pour raison politique ; pour preuve de l’importance du palladion dans cette « dissension » entre les deux héros, le fait qu’Enée est censé avoir fui Troie en emportant le palladion pour le transmettre à Rome, future capitale de l’empire romain, Denys Hal., I, 69, 2 ; A. Dubourdieu, 1989, p. 460-467 ; et aux origines, G. Dumézil, 1985b, « Ilos, Ilion et le Palladion », p. 3843.

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Chapitre 5 LE RETOUR À ITHAQUE ou « en queste d’Ulysse » A - La Phéacie d’Alkinoos L’imbrication des récits composant l’Odyssée, de la Télémachie à la reconquête d’Ithaque ne doit pas faire oublier que les aventures d’Ulysse prennent place entre la prise de Troie et l’arrivée chez les Phéaciens, sinon son abordage sur l’île d’Ithaque. Indépendamment du portrait fonctionnel du héros que l’on vient de dresser, il convient donc d’examiner ces séquences chronologiques dans leur ordre logique. Ceci doit permettre la réinsertion du facteur temporel dans le parallèle recherché avec le Mahâbhârata, et ne pas se contenter du relevé d’archétypes structuraux. Les travaux de G. Dumézil, précisés par ceux de B. Sergent, ont montré qu’avant de faire raccompagner Ulysse en Ithaque, le roi de Phéacie, Alkinoos, fait don au héros de cadeaux qui « signent » les trois champs fonctionnels indo-européens, et qui proviennent sur son ordre des trois composantes sociales du royaume. Le roi offre « sa propre coupe, faite en or, afin qu’il pense à (lui) chaque fois que, dans son palais, il offrira des libations à Zeus et autres dieux », objet qui connote la première fonction religieuse et souveraine ; le jeune Euryalos qui s’était montré discourtois envers Ulysse se rachète en lui offrant une épée « dont la lame est toute d’airain et la garde d’argent, avec le fourreau d’ivoire qui l’enveloppe », ce qui représente la deuxième fonction guerrière ; à leur tour, les douze notables qui gouvernent le peuple contribuent collectivement avec « un manteau bien lavé, une tunique et un talent d’or précieux » de la part de chacun et incarnent ainsi la troisième fonction ; enfin la reine Arêté, tant respectée par Alkinoos, complète avec des 436 vêtements et veille à « verrouiller le paquetage » . Nausicaa avait signalé à Ulysse qu’il lui fallait s’arrêter aux pieds de la reine, et lui adresser sa supplication en premier. C’est signe qu’elle est par excellence la 437 Souveraine ! La conclusion est que, ce faisant, les souverains de Phéacie rechargent Ulysse en « dons » qui couvrent les trois domaines fonctionnels dans lesquels un souverain complet se doit d’exceller. G. Dumézil avait signalé le fait que l’épisode se situe au tournant du récit : jusque là Ulysse n’a souffert que de malheurs, et le passage chez les Phéaciens inaugure « le début 438 de la contre-offensive, bienveillante cette fois-ci, du destin » . Quant à B. 436

Odyssée, VIII, v. 389-448. Odyssée, VI, v. 304-305, 310-311. 438 G. Dumézil, 1982b, p. 141-149, p. 148. 437

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Sergent, il rapproche cet épisode des dons faits par le wanax de Pylos à un certain *Augewas promu au rang de dâmokolos (bijoux d’or, emblème en forme de double hache, deux épées), ainsi que ceux faits au jeune noble crétois marquant son entrée dans le groupe social adulte des Kleinoi (coupe, tenue militaire, bœuf) ; il en déduit que cela correspond à un principe initiatique, la 439 marque d’un passage d’un statut à un autre . Les dons des Phéaciens habilitent donc Ulysse à une reconquête de sa royauté. Si l’on ne peut qu’être d’accord avec ces observations, on peut cependant apporter une inflexion. Ces exemples signent un passage, et une promotion. Or, même si Ulysse a connu une totale déchéance, et va entamer la reconquête de son royaume, ceci ne correspond pas exactement à une promotion. Ne serait-ce pas au mieux une restauration ? On peut proposer toutefois que le héros de troisième fonction de l’Iliade est « mort » au cours de ses aventures postérieures à la guerre de Troie, et que le roi de Phéacie « adoube » Ulysse dans son futur rôle de souverain suprême. L’étape phéacienne permet à Ulysse de recouvrer véritablement son identité et d’accéder à un rang supérieur ! Or si l’on se reporte à l’épopée du Mahâbhârata, il faut considérer qu’après la partie de dés entre Sakuni et Yudhisthira et le double échec de l’aîné des Pandava, Yudhisthira et ses frères accompagnés de Draupadi sont condamnés à un exil de douze ans dans la forêt, tenus d’y demeurer incognito sous peine d’être définitivement déchus de leurs droits sur le royaume. Lors de la treizième année, les Pandavas sortent de leur retraite forcée et se rapprochent du royaume mais, pour ne pas être trahis et perdre leurs droits, ils décident d’entrer au service du roi des Matsya, Virata, en faisant état de leurs talents particuliers tout en usant d’identités voilées. Yudhisthira annonce qu’il se fera passer pour un joueur de dés professionnel nommé Kanka 440 (« Marabout » ) ; Bhima portera le nom de Ballava (« Pasteur ») exerçant les 441 professions de cuisinier et de lutteur ; Nakula sous le nom de Granthika (« gardien des traités ») et Sahadeva sous celui de Tantipala (« Gardien de la cordée ») se proposent d’être respectivement un palefrenier et un bouvier

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B. Sergent, 1998, p. 101 (dons s’inscrivant respectivement dans les 3e, 1e, 2e fonctions [p. 27-28 : tablette PY Ta 716 : bijoux d’or, doubles haches, épées] prolongeant A. Yoshida, 1964a, p. 26-30 ; et en Crète dans les 2e, 3e et 1e fonctions [p. 28 : Ephore cité par Strabon, X, 4, 21 : tenue de guerre, un bœuf et une coupe] étudié par A. Yoshida, 1964a, p. 36-38). 440 M. Biardeau, 2002, 1, p. 782, note 9 : le marabout est une grosse cigogne, des zones humides, où il mange des poissons ; symboliquement, en gagnant au jeu, YudhisthiraKanka mange les sujets du royaume de Virata, roi des Matsya (« Poissons »). 441 M. Biardeau, 2002, 1, p. 782-783 et note 10 : Bouvier ou Vacher, à rapprocher de la notion de « protecteur des vaches », relevant d’un lignage ksatriya.

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vétérinaire . Quant à Arjuna, l’époux préféré de Draupadi, il affirmera sous serment être un eunuque, chanteur et danseur professionnel, du nom de 443 Brhannala . Enfin Draupadi se fait appeler Malini (« Jardinière »), et revendique d’être une servante indépendante, une sairandhri, habile à 444 s’occuper des cheveux . Les cinq frères ont donc choisi des métiers correspondant exactement aux profils des trois fonctions indo-européennes 445 comme l’a établi S. Wikander, et à sa suite G. Dumézil . Yudhisthira exerce le pouvoir sur les hommes, Bhima et Arjuna représentent les kshatriyas, exaltation de la jeunesse guerrière et protectrice du royaume, et les jumeaux Nakula et Sahadeva les fonctions procurant la prospérité matérielle. Parallèlement, pendant au moins sept années complètes, Ulysse a 446 disparu et peut être considéré comme mort symboliquement . En mettant pied à terre en Phéacie, avec l’accord des dieux, Ulysse obtient des Phéaciens d’être rapatrié en Ithaque et reçoit du Roi les symboles d’une souveraineté complète. Il pourra dès lors incarner le roi parfait et peut être comparé aux cinq Pandava exprimant une totalité fonctionnelle, - même s’il lui arrive

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M. Biardeau, 2002, 1, MBh. IV, § 12, p. 775 et p. 786 : « Granthika » vraisemblablement la connaissance et composition de traités d’hippologie et d’hippiatrie ; comme il se fait fort de connaître les chevaux dans toutes leurs spécificités, ce peut être aussi les traités relatifs à la généalogie des animaux afin d’entretenir leurs qualités ; « Tantipala » : MBh. IV, § 3 (p. 765 et n. 1) et § 10 (p. 785) gardien de la cordée, grosse corde à laquelle on noue des cordes plus fines pour attacher les veaux. 443 M. Biardeau, 2002, 1, p. 785 : Brhannala / Brhad-nara, nara = « homme », d’où « grand homme » ; la terminaison féminine nala est amenée par le passage de NaraArjuna au troisième sexe, sa transformation en eunuque de cour ; la malédiction de l’apsaras Urvasi avait antérieurement transformé Arjuna en eunuque (MBh. III, § 46) ; quant à ses dons de chanteur et danseur, Arjuna les avait acquis lors de son séjour au ciel d’Indra, où le roi des gandharva, Citrasena, avait été son professeur en ces domaines (MBh. III, § 44) ; les multiples ornements qu’il porte le rapprochent d’Indra le danseur et de ses compagnons les Marut, voir G. Dumézil - B. Sergent, 2011, p. 699. 444 M. Biardeau, 2002, 1, p. 763-765 et 770-775 ; commentaire, p. 781-786, en part. p. 783-4 sairandhri dérive de *sirandhr « porteur d’araire » qui peut alors relever du même contexte symbolique que la princesse Sita, épouse de Rama, sita signifiant « le sillon » ; « Malini / Jardinière » étant spécialiste des parfums et cosmétiques, elle est apte à s’occuper des chevelures toujours parfumées ou garnies de fleurs parfumées ; noter que Duhsasana l’avait traînée de force par les cheveux jusqu’à la sabha (MBh. II, § 67) et qu’elle est censée être restée dépeignée pendant les douze années d’exil en forêt, en témoignage de la détresse de la Terre qu’elle symbolise du fait de l’usurpation des Kauravas et de sa souillure ; voir D. Dubuisson, 1986, p. 90-96. 445 S. Wikander, 1957, p. 66-67 ; G. Dumézil – B. Sergent, 2011, p. 698-699. 446 M. Casevitz, 1992, p. 94-101 ; voir chapitre précédent ; enfin P. & A. Sauzeau, 2017, p. 176-177.

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parfois de faire allusion à son ancien statut de héros de troisième fonction . Au même moment, mais avant d’avoir révélé son nom, Ulysse se voit proposer la main de la fille du roi, proposition qu’il décline quoique Nausicaa ait elle448 même rêvé de cette union , - Ulysse désirant être fidèle à son épouse Pénélope. Par ailleurs, lors des compétitions organisées à la cour, Ulysse reconnaît ne pas être capable de rivaliser avec les jeunes Phéaciens dans l’art 449 de la danse, ce qui n’est pas le cas du maître danseur Arjuna . Malgré cette apparente différence de capacités entre Arjuna et Ulysse, il faut passer outre car, en dépit de son état d’eunuque, Arjuna a été pressenti par le roi du pays 450 des Matsya, Virata, pour prendre sa succession et épouser sa fille Uttara . Après la victoire d’Arjuna sur les troupes de Duryodhana venues piller les biens de Virata, le roi renouvelle son offre à Arjuna d’épouser sa fille Uttara. 447

Ce rappel peut se lire dans son combat contre Iros ; dans son défi lancé à Eurymaque de concourir en matière de labour ; mais voir aussi l’article de F. Blaive, 2012, p. 131144 ; ainsi que l’observation faite dans G. Dumézil – B. Sergent, 2011, p. 711, § 25 : « si la troisième fonction est la plus humble, elle n’en est pas moins le fondement et la condition des deux autres : comment vivraient les sorciers et les guerriers si les pasteurs-agriculteurs ne les entretenaient pas ? … dans les rituels indiens, sur l’aire du sacrifice, trois feux doivent être réunis correspondant aux trois fonctions … or c’est le feu du maître de maison (présenté avec les caractères d’un « feu vaisya ») qui est le feu fondamental, allumé le premier et c’est lui qui sert à allumer les deux autres ». 448 Odyssée, VII, v. 312-314 : [Alkinoos] « quand je te vois si beau et pensant comme moi, je voudrais te donner ma fille et te garder avec le nom de gendre … Si tu voulais rester, tu recevrais de moi et maison et richesses .. » ; VI, v. 27 (songe de Nausicaa envoyé par Athéna : « ton mariage approche ») ; VI, v. 66-67 : (Nausicaa à son père) « ne parlait pas des fêtes de ses noces » ; VI, v. 244-245 (Nausicaa à ses servantes à propos d’Ulysse) « puissé-je à son pareil donner le nom d’époux ; s’il habitait ici ! qu’il lui plût d’y rester » ; VI, v. 276-288 (Nausicaa craignant les médisances si les Phéaciens la voient accompagnée d’un bel homme sans attendre le jour des noces célébrées) ; VIII, v. 461-468 : (Nausicaa) « Bon voyage, notre hôte ! au pays de tes pères, quand tu seras rentré, garde mon souvenir ! car c’est à moi d’abord que devrait revenir le prix de ton salut » et (Ulysse) « Fasse l’époux d’Héra, le Zeus retentissant, qu’en mon logis, je voie la journée du retour, aussi vrai que mes vœux, quand je serai là-bas, te resteront fidèles : tu me seras un dieu, tous les jours d’une vie que je te dois, ô vierge ! » ; or dans le Mahâbhârata, Draupadi est assimilée à un navire qui a sauvé ses époux : MBh. II, § 72 : « Pancali a été pour les fils de Pandu le navire qui les a menés à l’autre rive en leur évitant le naufrage ». 449 Odyssée, VIII, v. 248s., 262-265 ; v. 370-384 (danse des Phéaciens, Ulysse reconnaît leur excellence) ; Mahâbhârata oral, p. 255 (Arjuna –Brihannala, eunuque maître à danser) ; MBh. IV, § 2 ; G. Dumézil – B. Sergent, 2011, p. 698-699, § 17, ce qui met bien en évidence le fait qu’Ulysse ne s’inscrit pas naturellement au nombre des ressortissants de la deuxième fonction ! 450 MBh. IV, § 11 (propose sa succession) ; la concordance des composantes : danse, et statut éventuel de prétendant à la main d’une princesse, fait qu’il y a alors équivalence symbolique entre Arjuna/Brhannala et Ulysse.

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Celui-ci refuse derechef et déclare ne l’accepter qu’à l’état de belle fille pour certifier la pureté de leurs relations tout au long de l’année écoulée, alors qu’il 451 était maître de danse au sein du harem . Or il suffit de rappeler qu’Ulysse prit avec Nausicaa toutes les précautions pour que la jeune fille ne soit pas compromise par leur rencontre. Nausicaa déclare en effet : « il me faut éviter les propos (des Phéaciens) sans douceur … il suffirait qu’un plus méchant nous rencontrât ! ah ! je l’entends d’ici : « Avec Nausicaa, quel est ce grand bel hôte ? Où l’a-t-elle trouvé ? est-ce un mari pour elle ?… Tant mieux qu’en ses tournées, elle ait enfin trouvé au dehors un mari ! Elle allait méprisant tous ceux de Phéacie qui demandaient sa main … Voilà ce qu’on dirait : j’en porterais la honte. Moi-même, je n’aurais que blâme pour la fille ayant cette conduite (VI, v. 273-285). Elle donne donc l’ordre à Ulysse qu’à portée de la ville, près du clos de vigne du roi et hors des regards, il fasse halte, « le temps que, traversant la ville, nous (Nausicaa et ses suivantes) nous puissions arriver au manoir de mon père » (v. 295-6). Prudence bienvenue puisque Arêté a tôt fait d’identifier les vêtements que porte Ulysse, vêtements que lui a donnés Nausicaa, et que le héros doit expliquer sa rencontre avec la princesse : « je l’implorai : qu’elle eut de raison, de noblesse ! … elle me donna tout ce qu’il me fallait » (v. 292-5) ; Alkinoos restant suspicieux, Ulysse lui répond : « En tout cela, seigneur, ta fille est sans reproche ; ne va pas la blâmer. Elle m’avait offert d’accompagner ses femmes ; c’est moi qui refusai. J’avais peur, j’avais honte : à ma vue, si ton cœur allait se courroucer ! en ce monde, la jalousie est humaine. » (v. 303-7). On constate ainsi aisément que la situation et ses attendus sont totalement comparables à ceux qu’Arjuna a dû éviter à la cour 452 du roi Virata . 451

Mahâbhârata oral, p. 257 (Arjuna accepté comme eunuque, introduit dans le harem en tant que maître de danse pour la fille du roi) ; MBh. IV, § 11 (Arjuna accepté mais après examen confirmant qu’il est impuissant) ; MBh. IV, § 71-72 (renouvelle sa proposition d’épouser sa fille, mais Arjuna ne l’accepte que comme belle-fille pour certifier la pureté de leurs relations tout au long de l’année écoulée) ; Uttara « Celle qui va au-delà » ou « qui sauve » sera éduquée à son futur rôle de reine par Arjuna (M. Biardeau, 2002, 1, commentaire p. 786) ; à comparer avec Draupadi qui a sauvé ses époux, MBh. II, § 72 ! 452 Od. VII, v. 14-77 : Athéna métamorphosée guide Ulysse en lui recommandant de ne pas parler avant d’être devant la reine ; v. 234-239 : « en voyant l’écharpe et la robe d’Ulysse, (Arété) avait reconnu les fins habits tissés par elle et par ses femmes » ; « Ce que je veux d’abord te demander, mon hôte, c’est ton nom et ton peuple ? et qui donc t’a donné les habits que voilà ? ne nous disais-tu pas que tu nous arrivais après naufrage en mer ? » ; cette enquête correspond à celle que le roi Virata demande à son entourage de mener sur les dires de Bhrannala, MBh. IV, § 11 ; contra la proposition de N. Allen, 1996, § Subhadra (23-38) qui pense établir une comparaison de l’épisode de Nausicaa et Ulysse avec la rencontre et le mariage de Subhadra (sœur de Krsna) avec Arjuna ; discuté par P. & A. Sauzeau, 2017, § 8, p. 182 et § 10, p. 184..

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B - Le temps de l’épreuve de l’arc Par ailleurs, lors de son « escale » en Phéacie, Ulysse revendique haut et fort être un archer hors pair, ce que l’on n’a pas pu constater au cours de la 453 guerre de Troie . Et il n’en fera la démonstration qu’à l’étape suivante, Ithaque, en remettant la main sur son arc prodigieux pour le combat décisif contre les Prétendants. Or c’est également au cours de la treizième année d’anonymat imposé qu’Arjuna reprit possession de son arc Gandiva pour écraser les Kaurava razziant les possessions du royaume de Virata. Attiré sur un autre front, le roi Virata ne pouvait défendre son bien. Aussi Draupadi parvint-elle à convaincre le prince héritier, Uttara, de faire appel à l’eunuque Bhrannala (le prince des guerriers, Arjuna) pour repousser les pillards. Tenant le rôle de cocher du char princier, Bhrannala veut d’abord remettre la main sur son arc Gandiva dissimulé antérieurement dans la frondaison d’un arbre, et demande au prince Uttara de le récupérer au sommet de celui-ci. Puis, à l’aide de son arme fétiche, Arjuna écrase et disperse les troupes des Kaurava, avant de rentrer victorieux ensemble au palais. Si l’on se reporte au texte d’Homère, Pénélope décide d’organiser le concours à l’arc pour départager les prétendants et va extraire l’arc d’Ulysse du trésor. Se présentant aux prétendants, elle s’adresse à eux en ces termes : « Ecoutez, prétendants fougueux qui, chaque jour, fondez sur ce logis pour y manger et boire les vivres d’un héros parti depuis longtemps ! … voici pour vous l’épreuve. … s’il est ici quelqu’un dont les mains, sans effort, puissent tendre la corde et, dans les douze haches, envoyer une flèche, c’est lui que je suivrai » (XXI, 68-77). Puis Télémaque dresse l’enfilade des haches et les concurrents s’essaient à l’exercice les uns après les autres, sans succès. Ulysse demande alors à tenter sa chance, ce qui suscite la fureur d’Antinoos et d’Eurymaque. Pénélope s’interpose, mais Télémaque lui conseille de regagner ses appartements et ordonne à Eumée de remettre au Mendiant l’arc, sous les huées des prétendants. Sa réussite sera le point de départ de l’ultime grande bataille, mais on peut d’ores et déjà souligner les deux points essentiels de convergence entre le Mahâbhârata et l’Odyssée à ce moment précis : le rôle déterminant de Draupadi et de Pénélope, et l’évocation du pillage des possessions royales ; le fait que l’arme soit remise au héros encore déguisé par

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Odyssée, VIII, v. 215-218 : « C’est l’arc en bois fin que je sais manier. Du premier coup, ma flèche, en la cohue des ennemis, atteint son homme, quand même, autour de lui, cent compagnons voudraient le couvrir en tirant » ; s’adressant aux Phéaciens, Ulysse déclare que seul Philoctète, pourvu de l’arc d’Hercule, le surpassait : Od., VIII, 219-220 ; P. Sauzeau, 2002, p. 287-301.

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le prince héritier, Uttara et Télémaque . Certes il y a dans l’Odyssée resserrement du temps entre la victoire sportive et le massacre des prétendants alors que, dans le Mahâbhârata, on assiste à deux conflits individualisés, quoique successifs, mais la victoire d’Arjuna/Uttara marque bien la fin de la treizième année d’exil et la réapparition définitive des Pandava pour la reconquête de leur royaume aux dépens des cent fils de Dhrtarastra emmenés par Duryodhana. Sur ce point également, la comparaison est donc pertinente. En définitive, comme on le verra, Ulysse sera le roi complet d’Ithaque 455 tout comme Arjuna est conçu comme le roi parfait . Dès lors le passage par la Phéacie peut vraiment être considéré comme les prémisses de la renaissance d’Ulysse, soit la fin de la douzième année d’exil des Pandava. Le fait de proclamer enfin son identité alors même qu’il n’a pas encore regagné le sol d’Ithaque ainsi que les cadeaux octroyés par les Phéaciens lui confèrent une existence virtuelle, tout comme la sortie des Pandavas de la forêt-exil de la mort, leur permet d’accéder à une existence virtuelle, souligné par le fait qu’ils ont comparé leur année de latence à la cour du roi Virata à celle d’embryons. Le rapatriement sur Ithaque correspond à la possibilité de revendiquer les droits sur le royaume, à l’issue d’une épreuve qualifiante. En découlera l’affrontement avec les cent prétendants et la grande guerre contre les cent Kaurava ! Et ceci suggère un éventuel rapprochement supplémentaire. Même si les données numérales de l’Odyssée mettent l’accent sur le fait que le retour d’Ulysse a duré dix ans, et que sa disparition correspond aux sept ans passés chez Calypso, la réception d’Alcinoos en Phéacie qui consacre un passage initiatique est formulée pour ce qui est des cadeaux qu’il lui offre en ces termes : « Offrons-lui les présents de l’hospitalité ! Nous avons douze rois de marque dans ce peuple, douze chefs souverains, et je suis le treizième » (Od. VIII, 390-391). Or on a vu que le don des douze chefs est indépendant de celui d’Alcinoos, et qu’ils sont composés respectivement de présents 456 relevant de la troisième fonction et de la première fonction . Même s’il s’agit pour Ulysse comme pour les Pandava d’une réappropriation de leur royauté, il y a malgré tout un facteur promotionnel, caractérisé par B. Sergent pour Ulysse, et notable également dans le Mahâbhârata puisque le premier séjour forcé des Pandava dans la forêt a été mis à profit par Arjuna pour acquérir auprès des différents dieux les armes prodigieuses dont il aura besoin pour la 454

MBh. IV, §40-46 (M. Biardeau, 2002 1, p. 822-823) ; Odyssée, XXI, v. 275ss. (demande d’Ulysse), v. 312-342 (intervention de Pénélope contre Antinoos puis Eurymaque), v. 344-379 (décision de Télémaque et ordre donné à Eumée). 455 N.J. Allen, 1999b, p. 403-418. 456 G. Dumézil, 1982b, p. 142-147 (12 basileis offrent chacun 1 manteau, 1 tunique, et 1 talent d’or ; le kouros Euryale remet une épée ; le roi et la reine ajoutent 1 manteau, et 1 tunique ; puis Alcinoos couronne le tout avec sa coupe d’or destinée aux libations à Zeus) ; B. Sergent, 1998, p. 97-101.

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bataille finale . L’indication de 12 + 1 pourrait donc être pleinement signifiante, le 13e faisant référence tant à Alkinoos qu’au roi Virata, le séjour en Phéacie et dans le royaume de Virata étant le lieu et le temps de la cérémonie d’initiation / promotion.

C - En quête d’Ulysse ou la Télémachie Les composantes « légales » de la société d’Ithaque se plaignent à tour de rôle du pillage des biens d’Ulysse par la centaine de prétendants qui ont afflué sur l’île pour demander la main de Pénélope. Le fils d’Ulysse, Télémaque, n’est pas le dernier à déplorer cet état de fait qui ruine son héritage, et l’assemblée des Dieux se convainc du bien-fondé plaidoyer 458 d’Athéna qui souhaite intervenir pour sauvegarder la dynastie . À cet effet, elle se métamorphose afin d’inciter le jeune homme à se rebeller et à partir à la recherche d’informations sur ce qu’il est advenu de son père. En règle générale, on considère que la Télémachie, soit les chants consacrés à son expédition dans le Péloponnèse, est un voyage initiatique permettant au jeune homme de prendre conscience de ses responsabilités en se confrontant aux avis d’un sage, Nestor, et d’un roi célèbre entre tous, 459 pourvu d’une vaste expérience, Ménélas . Cette longue incise, et le ton du récit différant à la fois de celui des aventures d’Ulysse et de la reconquête de sa royauté par Ulysse, font souvent considérer la Télémachie comme une 460 interpolation destinée à insérer un épisode d’initiation préparatoire à la reconquête de l’autorité sur le royaume. Quelques éléments concourent à donner cette impression. Le principal d’entre eux est le séjour à Pylos chez Nestor. B. Sergent a bien montré que tant le mot de « Pylos » que la description de ce royaume et des activités qui s’y déroulent en font une entrée

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Mahâbhârata oral, p. 218 ss. ; MBh. III, § 36 – 168 (M. Biardeau, 2002, 1, p. 447560) « Cinq années d’Arjuna. De la forêt au ciel d’Indra ». 458 Odyssée, I, v. 48-62 (plaidoyer d’Athéna) et 81-95 (plan d’action) ; v. 9192 : « prétendants qui lui tuent, chaque jour, ses troupeaux de moutons et ses vaches cornues à la démarche torse » ; on reviendra sur ce phénomène de plainte constante d’une Terre surchargée de tant d’hommes et de maux ; C. Vielle, 1996, p. 115-122. 459 P. Wathelet, 2013, p. 25 : « le déplacement de Télémaque a un caractère initiatique, il s’agit pour le jeune homme d’aller, comme son père, dans l’Autre Monde et d’en revenir avec des qualités particulières. La seule différence est que le voyage de Télémaque est beaucoup plus court et qu’il ne comporte pas les dangers que son père a dû affronter » (sauf la menace des prétendants, Od. IV, 625-784, 842-847, esquivée grâce à Athéna XV, 495-557) ; cette qualification ne convient effectivement qu’à la « descente » de Télémaque dans un autre monde, non à une mise à l’épreuve. 460 P. Sauzeau, 1998, avant-propos, p. 5 et p. 77, et la justification de la Télémachie p. 93-94.

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de l’Autre monde, étape quasi obligée dans les initiations . On y retrouverait en quelque sorte l’équivalent de la Nekuya d’Ulysse, passage lui aussi suspecté d’interpolation. Cependant, au cours de ce voyage, Télémaque ne fait que recueillir des bribes d’informations très vagues, des encouragements à se montrer digne de son père et le conseil de rentrer rapidement chez lui pour 462 éviter de se voir évincé de la compétition au trône . Il n’a pas à affronter le moindre adversaire qui l’aguerrirait et assurerait sa formation « militaire » lui permettant de s’opposer aux Prétendants pour les déloger, - Athéna prenant soin de lui faire éviter l’embuscade d’Antinoos et de ses compagnons ! D’ailleurs, à son retour à Ithaque, si le jeune homme montre plus d’assurance, il fait malgré tout le constat qu’il n’est pas à même de retourner la situation, 463 constat forcément négatif . On reviendra sur le thème de la décomposition économique et politique du royaume d’Ithaque qui est un élément essentiel, mais il convient d’abord de vérifier s’il existe des points de comparaison avec l’épopée indienne qui a aidé jusqu’à présent à dresser le portrait fonctionnel des héros de l’Iliade et, partiellement, de l’Odyssée. Sachant que la treizième année révolue légitimera le retour d’exil des Pandava et leur revendication de la royauté, Duryodhana envoie ses espions à la recherche de ses cousins pour savoir s’ils ne se sont pas découverts, et par 464 465 là même disqualifiés . Les recherches étant vaines , Duryodhana décide de piller les biens du roi Virata, affaibli par la mort de son général en chef, Kiçaka. Ignorant que les Pandava ont trouvé refuge à la cour du roi Virata, il pense offrir ainsi à ses cousins l’occasion de trahir leur parole d’incognito absolu, ce qui lui permettrait de les condamner à un nouvel exil. Malgré les conseils de Drona qui sait que Yudhisthira et Arjuna sont parfaitement capables de calculer l’écoulement du temps pour ne pas être pris en défaut, Duryodhana lance une expédition combinée ; son allié, le roi Trigarta, 461

B. Sergent, 1986, p. 17-20, 25s., 33-39. Od. III, 313-316 : Nestor : « mon cher, il ne faut pas quitter trop longtemps ta demeure en laissant ton avoir et ton propre manoir aux mains de tels bandits ; ils vont tout te manger, se partager tes biens tandis que tu perdras ton temps à ce voyage ». 463 Odyssée, XVIII, v. 227-232 (« je n’ai pas un appui »). 464 Noter que par deux fois au moins (Od. II, 175 et XVI, 205ss. ; XVII, 327) il est dit que le destin d’Ulysse était de rentrer au bout de 20 ans, ce qui correspond à l’expression « quand vint l’année du cycle révolu » (Od., I, 16) ; l’expédition montée par Antinoos et Eurymaque pour intercepter Télémaque rapportant des informations n’est rien d’autre que l’équivalent de la mission de recherche ordonnée par Duryodhana. 465 MBh. IV, § 71 (M. Biardeau, 2002, 1, p. 848) : les Pandava ont vécu chez le roi Virata sans être reconnus, comme des embryons encore dans le sein de leur mère, soit une « non-vie » ; l’exil des Pandava équivaut à une mort symbolique comme la disparition d’Ulysse pendant les sept ans passés chez Calypso. 462

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s’empare des biens de Virata et il faut l’appui de Yudhisthira, Bhima, Nakula 466 et Sahadeva pour que le roi des Matsya redresse la situation . Pendant ce temps, Duryodhana et ses frères attaquent la capitale du royaume où seuls le 467 fils cadet Uttara et l’eunuque Brhannala sont restés . Face à la menace, Draupadi exhorte le jeune prince à défendre le royaume en l’absence de son père. Quoique séduit à l’idée de montrer sa valeur, Uttara regrette de ne pouvoir aller au combat du fait de l’absence de cocher susceptible de mener son char. Toujours à l’instigation de Draupadi, la princesse Uttara laisse entendre que Brhannala a été antérieurement le cocher d’Arjuna et était réputé pour son savoir-faire en la matière. Le prince fait quérir Brhannala et le charge 468 de diriger son char aussi bien qu’il guide les évolutions des danseuses ! Ce qui est fait, mais, parvenu sur le champ de bataille, Uttara se voyant seul face à une armée innombrable prend peur et veut fuir. Brhannala le lui interdit en lui mettant sous les yeux son devoir de kshatriya et lui propose d’échanger leurs rôles, Uttara devenant cocher et Brhannala endossant le rôle 469 du combattant . Sur cet accord, Brhannala annonce qu’il faut passer à l’attaque mais qu’il doit préalablement récupérer des armes plus performantes que les simples armes humaines. On semble bien loin de l’île d’Ithaque et de l’arrivée d’Ulysse chez Eumée, mais on peut envisager les choses autrement. Arjuna est méconnaissable sous le déguisement de Brhannala tout comme Ulysse est méconnaissable sous les oripeaux du Mendiant. Et il l’est encore à l’arrivée de Télémaque. Dans un premier temps, Télémaque est prêt à l’accueillir et à lui octroyer « des habits neufs, robe et manteau, un glaive à 470 deux tranchants, les sandales aux pieds » (XVI, 79-80) puis il hésite : « mais qu’il aille là-bas, parmi les prétendants ! je ne saurais l’admettre, oh ! non ! je connais trop leur violence impie ! Quand ils l’outrageraient, j’aurais trop de chagrin ! quel moyen de lutter, si brave que l’on soit ? ne sont-ils pas les plus nombreux et les plus forts ? » (XVI, 85-89). Mais peu après intervient précisément Athéna qui conseille à Ulysse de se faire reconnaître de son fils et, dans ce dessein, modifie son apparence. Interloqué par cette métamorphose, Télémaque se laisse finalement convaincre de la résurrection 466

Drona est le maître d’armes des Kaurava et des Pandava ; MBh. IV, § 27 ; de même les conseils de Bhisma : MBh. IV, § 28 (M. Biardeau, 2002, 1, p. 810-811). 467 Virata âgé aurait en effet souhaité qu’Arjuna prenne sa succession pour défendre le royaume, s’il n’avait été eunuque : MBh. IV, § 11 (M. Biardeau, 2002, 1, p. 774) ; Mahâbhârata oral, p. 271. 468 MBh. IV, § 36-37 (M. Biardeau, 2002, 1, p. 819-820). 469 MBh, IV, § 36-46 (M. Biardeau, 2002, 1, p. 818-823) ; Mahâbhârata oral, p. 267270. 470 Étonnant cadeau de la part du jeune homme puisqu’il s’agirait d’une consécration à la royauté, voir D. Dubuisson, 1978a, p. 153-164 ; M. Meulder, 2002b, p. 27ss., 3032 (discussion) ; voir aussi infra.

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de son père, puis ils réfléchissent ensemble aux moyens à mettre en œuvre pour chasser les profiteurs. Et Ulysse dicte à son fils les dispositions à prendre pour s’armer au détriment des prétendants (XVI, 188-298). Dans cet épisode, Athéna joue le rôle ailleurs dévolu à Draupadi / Uttara, et Télémaque celui du prince Uttara. Dans une deuxième phase, Brhannala récupère les armes dissimulées et le prince intrigué lui demande des explications détaillées sur celles-là. Arjuna alors s’identifie comme tel en donnant comme preuve la liste de ses dix autres noms. Il nomme également les armes appartenant à chacun des cinq frères Pandava. Puis il reprend possession de son arc Gandiva, seule arme qui lui 471 permettra d’affronter victorieusement tous les Kaurava . Ceci fait, Uttara dirige leur char sur l’ennemi après qu’Arjuna ait arboré différents emblèmes bien reconnaissables et ait sonné de la conque, ce qui le fait aussitôt identifier 472 par l’armée adverse . De son côté, Ulysse est descendu au palais et se trouve confronté aux avanies des Prétendants. À la demande de Pénélope, un entretien est organisé en soirée et c’est alors qu’Ulysse est reconnu par sa vieille nourrice Euryclée. On reviendra sur cet épisode, mais, de ce moment, une tierce personne a identifié formellement le revenant qui lui enjoint de se 473 taire pour avoir le temps d’organiser sa vengeance . Et à l’issue de l’entretien, Pénélope prend la décision d’organiser un concours de tir à l’arc pour départager les prétendants, mettre ainsi entre les mains du vainqueur une arme redoutable, ce qui lui vaut l’approbation du Mendiant (XIX, 570-587). Enfin, dans un troisième temps, après la victoire sur les troupes de Duryodhana, Arjuna et Uttara-Bhuminjaya rentrent au palais. Arjuna recommande expressément à Uttara de revendiquer la victoire, et il réendosse son costume de Brhannala pour préserver son incognito. Loyalement, Uttara décline cette invite mais accepte de ne pas trahir l’identité d’Arjuna tout en le désignant à mots couverts comme le véritable vainqueur. Peu de temps auparavant, Yudhisthira-Kanka avait laissé entendre que le vainqueur réel était un Pandava, ce qui avait irrité le roi Virata à tel point qu’il avait lancé à la tête de Yudhisthira un dé, le blessant. Maître de lui, stoïquement, Yudhisthira se fait soigner par Draupadi pour qu’Arjuna ne le voit pas dans 474 cet état et ne châtie Virata . Mais il annonce que le véritable vainqueur se 471

MBh, IV, § 5 dissimulation des armes (dont l’arc Gandiva) au sommet d’une grande sami, là où la pluie ne peut pénétrer (M. Biardeau, 2002, 1, p. 766-767) avant d’entrer dans la capitale du roi Virata ; Mahâbhârata oral, p. 256 ; MBh. IV, 40-46 (M. Biardeau, 2002, 1, p. 823) : récupération de Gandiva par Arjuna accompagné d’Uttara ; MBh. IV, § 67 (M. Biardeau, 2002, 1, p. 840) remise en place de l’arc Gandiva. 472 MBh., IV, § 39 (Biardeau 1, p. 822-823). 473 Odyssée, XIX, 357-394, 467-502. 474 MBh. IV, § 68-69 (M. Biardeau, 2002, 1, p. 844-846).

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dévoilera prochainement et, le lendemain, les Pandava apparaissent dans toute leur gloire, Arjuna s’identifiant comme le vainqueur et louant Uttara pour son 475 courage. Le roi Virata s’incline et leur rend alors hommage . De son côté, avant de pénétrer dans l’arène du concours de tir à l’arc, Ulysse sonde le cœur de ses deux serviteurs, Eumée et Philoïtios, et, convaincu de leur loyauté, dévoile son identité en leur montrant la cicatrice laissée par le sanglier de sa jeunesse. Puis il leur fait ses recommandations pour la suite des événements. Ayant remporté l’épreuve, le Mendiant saute sur le seuil du mégaron et revendique à la face des prétendants d’être Ulysse de retour à Ithaque ! Par rapport au Mahâbhârata, le déroulement est identique, mis à part le fait qu’Ulysse s’est maîtrisé après avoir été la cible des coups portés par Antinoos, Eurymaque et Ctésippos, pour avoir le temps de mettre 476 au point sa vengeance , tandis que Yudhisthira, respectueux du dharma, ne veut pas se venger du roi Virata qui les a accueillis. C’est pour cela qu’il veille à ce qu’Arjuna ne voie pas son sang couler. La situation semble inversée, mais toutes les composantes sont présentes, Virata ne pouvant être considéré comme leurs adversaires réels, les Kaurava. L’arrivée d’Ulysse à Ithaque jusqu’à sa victoire dans l’épreuve de l’arc est ainsi largement comparable à la fin de la treizième année passée par les Pandava à la cour de Virata. Mais il convient d’élargir la comparaison à un autre récit du monde indo-européen, le Pays de Galles où le Mabinogi de Math narre la vie de Lleu, équivalent gallois du dieu irlandais Lug en lequel on a 477 retrouvé nombre de points de convergence avec Arjuna . Ce texte déjà exploité doit l’être de nouveau car il permet de rendre plus explicite la situation. Lleu Law Gyffes est un jeune homme de naissance irrégulière, rejeté 478 par sa mère Aranrhod convaincue d’adultère . Recueilli par son oncle 475

MBh. IV, § 70-71 (M. Biardeau, 2002, 1, p. 846-848). Modification relative puisque Ulysse avait ordonné préalablement à Télémaque de laisser les événements se dérouler : Od., XVI, 274-278 : « Quels que soient les affronts qu’au logis je rencontre, que ton cœur se résigne à me voir maltraité ! Si même tu les vois me traîner par les pieds, à travers la grand’salle, et me mettre dehors ou me frapper de loin, laisse faire ! » ; ce qui correspond bien à la demande de Yudhisthira, Arjuna ayant fait le vœu de tuer toute personne agressant Yudhisthira non armé ; voir infra l’analyse de l’épisode des différents coups portés à Ulysse avant le combat final. 477 B. Sergent, 2004a, p. 199-209, 298s. ; G. Hily, 2012, p. 30-55, 219s. ; MBh. IV, § 36 (M. Biardeau, 2002, 1, p. 819) : (Arjuna) le Pandava aux grands bras, est analogue à Lug Lamhfhada et Lleu Llaw Gyffes (Lleu à la main sûre) pour avoir atteint un roitelet avec une précision surnaturelle (G. Hily, 2012, p. 107-109) ; D. Gricourt & D. Hollard, 1997a, p. 9-16 ; id., 1997b, p. 236-239. 478 « IV - Math fils de Mathonwy » : Math s’adressant à Gwydion : « Donnez-moi un conseil : quelle jeune fille puis-je faire quérir pour mon service ? » « Seigneur, dit 476

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Gwyddion, ce dernier va travailler à restaurer la légitimité royale du jeune garçon en l’installant dans les trois composantes de la royauté indoeuropéenne. Il lui obtient successivement un nom, une armure et finalement 479 une épouse, Blodeuwedd, une femme fleur . Son second protecteur Math lui Gwydion fils de Don, le conseil est facile à donner : fais quérir Aranrhod fille de Don, ta nièce, la fille de ta sœur » ; on alla la chercher. « Jeune fille, dit Math, es-tu vierge ? » « Je ne suis rien d’autre, à ma connaissance » dit-elle. Il prit alors sa baguette magique, « Fais un pas par dessus cette baguette, je saurai alors si tu es vierge » ; elle fit un pas par dessus la baguette, et au même moment elle laissa derrière elle un garçon grand et blond [baptisé Dylan, fils de la Vague]. L’enfant poussa un cri aigu. Après ce cri, elle gagna la porte, mais elle laissa encore quelque chose derrière elle. Avant que quiconque ait pu la regarder deux fois, Gwydion prit la chose, l’enveloppa dans un drap de paile, et la cacha dans un petit coffret au pied de son lit … Un jour, comme Gwydion se reposait sur son lit, il entendit des cris venant du coffre, au pied de son lit ; en l’ouvrant, il vit un petit garçon qui agitait les bras dans les plis du drap et s’en dégageait. Il prit l’enfant dans ses mains et l’emporta à la ville … négocia la mise en nourrice du garçon … un an » (Les Quatre Branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Age, 1993, p. 95-117, 107-108) ; G. Hily, 2012, p. 30, 36s. ; B. Sergent, 2004a, p. 281-288. 479 « IV - Math fils de Mathonwy » : Gwydion se dirigea vers le château d’Aranrhod. Elle le salua et lui demanda : « Quel est ce garçon qui te suit ? » Ce garçon, c’est ton fils » ; « Homme dit-elle en gémissant, qu’est-ce qui t’a pris de me déshonorer ainsi, en recueillant ma honte et en la conservant aussi longtemps ? » « Quel est le nom de ton protégé ? » « Dieu sait, il n’a pas encore reçu de nom » ; « Eh bien, dit-elle, je lui jette un sort, par lequel il ne pourra pas avoir de nom s’il ne le reçoit de moi » ; « Je le confesse à Dieu, dit-il, tu es une femme perverse ; le garçon aura un nom, même si cela te déplaît. » Déguisés en cordonniers, ils approchent d’Aranrhod pour lui proposer des souliers ; elle leur rend ensuite visite sur leur navire pour un essayage ; un roitelet se dressa sur le pont du navire ; le garçon le frappa et l’atteignit entre le tendon et l’os de la patte. Cela la fit rire. « Dieu sait, dit-elle, c’est d’une main sûre que le « petit » l’a atteint » ; « Oui dit l’autre, il a enfin trouvé un nom et c’est un nom assez bon : il s’appellera désormais Lleu Llaw Gyffes (« Lleu à la Main Sûre »). … « Eh bien, dit-elle, je jette sur ce garçon un sort par lequel il ne pourra jamais recevoir d’armes, si ce n’est pas moi qui les lui donne ». Entre moi et Dieu, dit-il, cela vient de ta perversité ; mais il aura des armes ». / … Ils se présentèrent à la porte du château sous la forme de deux jeunes gens … Gwydion fit appel à tous ses pouvoirs magiques : on entendit dans le pays un bruit de rassemblement … « Nobles invités, dit-elle, nous sommes en mauvaise posture ; que pourrons-nous faire ? » « Ma dame, dit Gwydion, la seule chose à faire, c’est de défendre du mieux que nous pourrons » ; « eh bien, ditelle, Dieu vous le rende ! Organisez la défense ; vous trouverez suffisamment d’armes ici ». Et de son plein gré, elle le revêtit d’une armure complète. C’est terminé, ditelle ». « J’ai terminé moi aussi, dit-il. Ôtons maintenant nos armures, nous n’en avons plus besoin ». « C’était un rassemblement organisé juste pour rompre le sort que tu as jeté sur ton fils, et pour lui obtenir des armes. Il a enfin reçu des armes, sans qu’il ait à t’en remercier ». « Entre moi et Dieu, dit-elle, tu es un homme méchant. Je vais lui jeter un sort, dit-elle, par lequel il ne trouvera jamais de femme, de l’espèce qui vit

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ayant octroyé un domaine (cantref de Dinoding), Lleu et Blodeuwedd règnent en harmonie, jusqu’à ce que Lleu rende visite à Math. Pendant le voyage de son époux, Blodeuwedd accueille à sa cour le seigneur de Penllyn, Gronw Pebyr (Gronw le Fort, le Vaillant) engagé dans une chasse au cerf, et ils 480 deviennent amants . À l’annonce du retour de Lleu, ils complotent contre lui. En interrogeant son époux, Blodeuwedd parvient à connaître le secret de l’intuabilité de Lleu et elle fomente avec Gronw une embuscade, au cours de 481 laquelle Lleu est frappé à mort . Métamorphosé en aigle, Lleu s’envole et sur cette terre à présent ». « Eh bien, dit-il, tu as toujours été une femme perverse, personne ne devrait t’aider. Il aura une femme malgré tout. » / … Ils allèrent trouver Math « Eh bien, dit Math, employons, tous les deux, notre magie et notre sorcellerie, pour lui créer une femme à partir de fleurs ». Ils prirent alors des fleurs de chêne, de genêt et de reines-des-prés, et avec cela suscitèrent, par magie, la fille la plus belle et la plus parfaite du monde. On la baptisa selon le baptême qu’on pratiquait à l’époque, et on l’appela Blodeuwedd (« Aspect de Fleurs ») (éd. P.-Y. Lambert, p. 109-112) ; C. Sterckx, 2009, p. 247-250. 480 « IV - Math fils de Mathonwy » : Un jour Lleuw se rendit à Caer Dathyl pour visiter Math. Ce jour où il fut parti, la jeune femme entendit le son d’un cor, et aussitôt après elle vit passer un cerf fatigué, poursuivi par des chiens et des chasseurs. Un valet « C’est la troupe de Gronw Pebyr, le seigneur de Penllyn ». Mais Gronw continua à poursuivre le cerf. Il le rattrapa sur le bord de la rivière Kynvael et le tua. Au moment où la nuit approchait, il passa devant le porche de la cour. « Dieu sait, dit-elle, nous nous ferons critiquer par ce seigneur si nous le laissons aller ailleurs à cette heure, au lieu de l’inviter ». Des messagers allèrent alors à sa rencontre pour l’inviter. Il accepta volontiers et entra dans la cour. Ils allèrent s’asseoir. Blodeuwedd le regarda, et à l’instant même il n’y eut plus une parcelle d’elle-même qui ne fût remplie d’amour pour lui. Il la considéra lui aussi, et fut envahi de la même passion qu’elle. Il ne put dissimuler son amour, et il le lui avoua (p. 112-113) ; C. Sterckx, 2009, p. 250-251 ; G. Hily, 2012, p. 176, 344-345 ; D. Gricourt et D. Hollard, 2010, p. 132-139. 481 « IV - Math fils de Mathonwy » Cette nuit-là, ils furent de nouveau ensemble. Et ils se concertèrent pour savoir comment ils pourraient vivre ensemble. Souviens-toi, dit-il, de ce que je t’ai dit ; tu devras lui parler avec insistance, sous prétexte d’obéir à un excès d’amour pour lui. Cherche à tirer de lui par quel moyen sa mort pourrait se produire ». Interrogé, Lleu lui répondit « Il n’est pas facile de me tuer par un coup : il faudrait passer un an à fabriquer la lance avec laquelle je serai frappé, en y travaillant seulement lorsque l’on procède à l’élévation, pendant la messe du dimanche ». « On ne peut me tuer à l’intérieur d’une maison, dit-il, ni à l’extérieur ; on ne peut me tuer quand je suis à cheval, ni quand je suis à pied. « Eh bien, dit-elle, de quelle façon pourrais-tu être tué ? ». « Je vais te le dire : on devrait me préparer un bain au bord d’une rivière, placer un treillis voûté au dessus de la cuve, et le couvrir de chaume de façon bien imperméable. Il faudrait amener un bouc, le placer tout près de la cuve ; je devrais mettre un pied sur le dos du bouc et l’autre sur le bord de la cuve. Quiconque me frapperait dans cette position provoquerait ma mort ». Un an plus tard, Blodeuwedd persuade Lleu de se prêter à cette reconstitution, et envoie prévenir Gronw. Alors Gronw surgit de la colline appelée Bryn Kyvergyr ; il lui lança la lampe empoisonnée. Il l’atteignit dans le flanc avec une telle force que la hampe sauta, et le

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disparaît. Son oncle Gwyddion part à sa recherche et, ayant entendu parler d’une truie qui s’éclipse quotidiennement comme si elle se rendait sous terre, il entreprend de la suivre jusqu’à un arbre au pied duquel il la voit se nourrir 482 de fragments peu ragoûtants . Levant la tête, il aperçoit en haut de l’arbre un aigle qui, en se secouant, fait tomber des lambeaux de chair pourrie. Gwyddion identifie aussitôt en l’oiseau son neveu Lleu et parvient à provoquer sa résurrection. Par la suite, Lleu se vengera de Blodeuwedd et 483 éliminera Gronw Pebyr .

fer de lance resta planté dans sa chair. Lleu s’envola aussitôt sous la forme d’un aigle, en poussant un cri horrible (p. 114-115) ; D. Gricourt & D. Hollard, 2010, p. 133138 ; stratagème complexe à rapprocher du traquenard évoqué par Eschyle, ou Euripide (note 4, chap. 4) ; déjà Odyssée IV, v. 91-92 : « l’autre surgissait de l’ombre et me tuait mon frère, ah ! trahison d’une femme perdue ! » ; Eschyle, Agamemnon, v. 1126-1129 : Cassandre « Dans le piège d’un voile elle a pris le taureau aux cornes noires ; elle frappe, et il choit dans la baignoire pleine … apprends l’histoire de la cuve traîtresse et sanglante » ; v. 1380-1386 : Clytemnestre « J’ai tout fait … pour qu’il ne pût ni fuir ni écarter la mort. C’est un réseau sans issue, un vrai filet à poissons que je tends autour de lui, une robe au faste perfide. Et je frappe – deux fois – et sans un geste, en deux gémissements, il laisse aller ses membres ; et quand il est en bas, je lui donne encore un troisième coup ». 482 B. Sergent, 2004a, p. 342-354 (le porc est un animal chthonien) ; les travaux de D. Poli, 1992, p. 375-381 tentent de faire du porcher un gardien de la tradition ; id., 1984, p. 285-312, p. 300-302 propose d’attribuer Eumée à la 1e fonction, Philoithios à la 2e, s’opposant à la 3e : Melanthios (erreur comparable à celle de C. Scott Littleton, voir B. Sergent, 1998, p. 74-75) ; P. Ni Chathain, 1980, p. 200-211, en Grèce et à Rome, il est un animal sacrifié en particulier aux divinités chthoniennes. 483 Les Quatre Branches du Mabinogi, 1993, p. 117-118 : Lleu et Gwydion marchent sur les auteurs de l’attentat ; « quand Blodeuwedd apprit qu’ils arrivaient, elle prit ses suivantes avec elles et gagna les collines … elles ne pouvaient marcher qu’en regardant derrière elles, tellement elles avaient peur. Et sans s’en rendre compte, elles tombèrent dans l’étang et se noyèrent toutes, sauf la seule Blodeuwedd. Gwydion la rattrapa et lui dit : « je ne te tuerai pas. Je te ferai bien pis : je te laisserai partir sous forme d’oiseau. En souvenir de la honte que tu as faite à Lleu Llaw Gyffes, tu n’oseras plus jamais montrer ta face à la lumière du jour, par peur des autres oiseaux. Tous les autres oiseaux seront tes ennemis ; ils seront naturellement portés à te molester et à t’outrager partout où ils te trouveront. Tu ne perds pas ton nom, tu t’appelleras toujours Blodeuwedd » (la « chouette »). Quant à Gronw Pebyr, il envoya des messagers. Il propose à Lleu des terres, des domaines, de l’or ou de l’argent en réparation de son outrage. Lleu n’accepte pas ce genre de réparation et exige un minimum : « qu’il aille à l’endroit où j’étais quand il m’a donné le coup de lance, et que je sois à la place où il était ; et qu’il me laisse le frapper d’un coup de lance » ; … Gronw est obligé d’accepter mais demande la possibilité de placer une pierre entre lui et le coup ; malgré cela Lleu le frappe de sa lance qui traversa la pierre de part en part, et transperça Gronw de même, en lui brisant l’échine. Ainsi fut tué Gronw Pebyr.

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Dans l’Odyssée, ce n’est pas l’oncle mais le fils qui part en quête de renseignements sur son père. Télémaque s’enquiert auprès de personnalités sous influence de l’Autre Monde : Nestor du fait de l’étymologie de Pylos – son royaume, mais aussi Ménélas dont le palais « fabuleux » est peut-être une 484 préfiguration de son destin : régner dans les plaines élyséennes . En se fondant sur les recommandations de ses hôtes et l’interprétation par Hélène 485 du présage d’un aigle pillant une oie , Télémaque rentre à Ithaque le cœur plein de l’espérance de voir son père réapparaître pour anéantir les 486 Prétendants . Par ailleurs, pour dissuader les Prétendants, Pénélope avait imaginé reporter son choix d’un autre époux après le tissage d’un linceul destiné à son beau-père Laërte. Ceci revient à faire assumer à ce dernier le rôle de prête-nom d’Ulysse puisque l’achèvement de cette tâche est censé déterminer le choix d’un nouvel époux. Le héros réapparaissant miraculeusement, en descendant des hauteurs d’Ithaque où il avait trouvé refuge chez Eumée, il trouve son fidèle chien de chasse, Argos, en train d’agoniser sur un tas de fumier dans la cour du palais. Ces éléments connotent bien, de différentes manières mais de façon cohérente, la mort symbolique d’Ulysse. Sa résurrection sous l’apparence d’un mendiant pouilleux équivaut 487 à la renaissance de Lleu. Dans une étude parue en 2011 , on avait proposé de comparer le passage du Mabinogion relatif à la réapparition de Lleu à celui de l’Odyssée traitant du retour d’Ulysse à partir du moment où il quitte l’île de Circé. 1.

Étapes de la résurrection d’Ulysse :

Pour ramener Lleu à la vie, sur terre, Gwyddion chante par trois fois un poème sous l’arbre sur lequel est perché l’aigle pourrissant, Lleu : 1 - « Un chêne pousse entre deux vallées, l’air et le vallon s’assombrissent, si je ne me trompe pas, cela vient du printemps de Lleu » / 2 - « Un chêne pousse sur le haut plateau, la pluie ne le mouille pas, mais il fond en eau, vingt magies ont fait son éducation, au sommet se trouve Lleu Llaw Gyffes » / 3 - « Un chêne pousse sur la pente asile d’un fier seigneur si je ne me trompe pas, Lleu va

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Pylos, euphémisation des Portes de la mort, voir B. Sergent, 1986, p. 5-39, en part. p. 17-25 ; C. Cousin, 2012, p. 88-91 ; le palais de Ménélas, Odyssée, IV, v. 45s., 71ss. ; Ménélas et les Champs-Elyséens : Odyssée IV, 561-569 ; C. Cousin, 2012, p. 141-151 ; noter que l’Autre Monde est dominé par Hadès dont un autre nom est Ploutos, personnification de la Richesse. 485 Odyssée XV, v. 160-178, 174s. : « pour enlever notre oie, nourrie à la maison, vous avez vu cet aigle venir de son berceau et de son nid des monts » ; Pénélope aura en rêve le même présage d’un aigle pillant son troupeau d’oies : Od., XIX, v. 536-550. 486 Od. XV, v. 156-159, 180-181. 487 J.-L. Desnier, 2011, p. 103-105.

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descendre dans mon giron » . Provoqué par chacun des poèmes, l’aigle descend de branche en branche pour atterrir finalement sur les genoux de Gwyddion qui le soigne et lui redonne vie. De ceci on avait rapproché les passages de l’Odyssée évoquant le retour d’Ulysse en deux temps. Touchant terre sur l’île de Phéacie, Ulysse, épuisé, a peur du froid ou d’être la proie d’un animal sauvage ; pour dormir il repère un bosquet extraordinaire : « il alla se glisser sous la double cépée d’un olivier greffé et d’un olivier franc qui, nés du même tronc, ne laissaient pénétrer ni les vents les plus forts ni les brumes humides, jamais la pluie ne les perçait de part en part, tant leurs branches serrées les mêlaient l’un à l’autre ». « Ulysse y pénétra ; à pleines mains, il s’entassa un vaste lit, car les feuilles jonchaient le sol en telle couche … S’allongeant dans le tas, cet Ulysse divin ramena sur son corps une brassée de 489 feuilles » . Réveillé par les voix des servantes de Nausicaa, Ulysse s’extrait de sa cachette et, sous une apparence peu flatteuse, prie la princesse d’avoir pitié de lui. Exaucé par la jeune fille, Ulysse reprend figure humaine et Athéna lui confère une prestance royale. Ceci facilite son accession à la cour d’Alcinoos où ce roi lui octroie une dignité nouvelle pour recouvrer son royaume, avant de le faire raccompagner en Ithaque. Un voyage magique dépose Ulysse endormi sur le rivage de son île et, à son réveil, il se concerte avec Athéna. Puis il gagne le domaine de son porcher Eumée dans les hauteurs de l’île où il est rejoint par Télémaque. Le père et le fils se reconnaissent et mettent au point le retour du roi à son palais. Puis Eumée l’escorte dans sa descente vers le palais où, ensemble, ils rencontrent le bouvier Philoitios avant d’entrer dans la cour où Ulysse assiste à l’agonie de son chien Argos. À chaque étape de ce trajet, Athéna métamorphose Ulysse en mendiant pour protéger son incognito, ce qui lui confère une apparence décatie et permet de le comparer à un Lleu décharné. Comme Ulysse a été représenté sous l’apparence d’un aigle dans les présages dont Hélène et Pénélope ont été les témoins, son assimilation à Lleu est d’autant plus crédible. La troisième étape, - l’entrée au palais -, correspondrait alors à l’arrivée sur le lieu de la vengeance d’Ulysse, symboliquement les 490 genoux de Gwyddion . 488

Les Quatre Branches du Mabinogi, et autres contes gallois du Moyen Age, 1993, p. 116-117. 489 Od., V, v. 476-487. 490 On peut rapprocher de ceci l’épisode de la disparition d’Indra après le meurtre de Vrtra ; l’épouse d’Indra demande au chapelain des dieux, Brhaspati, de retrouver Indra en missionnant Agni, le Feu, y compris dans les eaux ; Agni finit par trouver Indra dissimulé dans les fibres d’un lotus, le corps réduit à la dimension d’un atome ; Brhaspati incante Indra par l’éloge de ses exploits passés, éloge qui va crescendo (Namuci, Sambara, Bala, tous les ennemis) pour culminer avec « C’est par toi que Vrtra a été tué, roi des dieux, maître du monde » … et l’incantation opère : « Ainsi

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Si la proposition explicative peut être acceptable dans son principe général, il convient toutefois de la remanier pour plus de rigueur. La Phéacie et Ithaque correspondant à deux épisodes fort différents dans la « reconstruction » de la personne d’Ulysse : l’une étant une renaissance idéologique, l’autre une réapparition physique pour la reconquête du trône -, elles ne peuvent être insérées dans une même phase du scénario. Il convient donc de reconsidérer la comparaison avec la résurrection de Lleu. 2.

Le Roi caché, et sa triple révélation :

Emergeant des flots, Ulysse se réfugie à couvert, dans un bosquet extraordinaire, dont les feuilles mortes lui procurent un matelas protecteur supplémentaire. « S’allongeant dans le tas (de feuilles), cet Ulysse divin ramena sur son corps une brassée de feuilles. Au fond de la campagne, où l’on est sans voisin, on cache le tison sous la cendre et la braise, afin de conserver 491 la semence du feu … Sous ses feuilles, Ulysse était ainsi caché » . Ce rapprochement avec la braise se complète de l’assimilation à un lion dont les 492 yeux s’allument à la vue d’un troupeau . Cette comparaison descriptive d’Ulysse permet d’évoquer un passage du Mahâbhârata rapportant qu’après la totale déchéance d’Indra, suite au meurtre de Vrtra, le dieu misérable se 493 réfugia dans une tige d’un champ de lotus situé au milieu d’une mer . couvert de louanges, il (Indra) s’accrut peu à peu ; il prit son propre corps et se munit de force » ; cité par G. Dumézil, 1985a, p. 190-192 ; les incantations de Brhaspati correspondraient aux strophes du poème récité par Gwyddion. 491 Odyssée V, v. 487-491 ; la même image se retrouve exprimée dans les invocations consacrées aux Asvin sous la forme : « comme celui qui dort dans le giron de la Néantise, comme le soleil qui habite la ténèbre, comme la belle plaque d’or qui a été enfouie » (E. Pirart, 1995, RS 1.117.5). 492 Odyssée VI, v. 130-131. 493 MBh. V, § 9-10 [M. Biardeau, 2002, 1, p. 865-866] ; V, 14, 9 : aidée d’Upasruti, l’épouse d’Indra essaye de retrouver son mari, « elle parvint à une grande île … elle y vit un beau lac céleste … au milieu de ce lac s’étendait un beau grand champ de lotus que dominait un haut lotus jaune à la tige dressée. Ayant fendu la tige, elle entra avec sa compagne et vit Indra, inséré dans les fibres … » ; G. Dumézil, 1985a, p. 189ss ; id., 1982a, p. 218-220 (Indra Vrtrahan) ; une variante se retrouve dans un chant de l’Arménie mazdéisée rapportant la naissance de Vahagn, sous la forme d’une flamme s’élançant hors de la tige d’un roseau se trouvant au milieu de la mer, G. Dumézil, 1985a, p. 193-198 et notes (« le travail dans la mer tenait le roseau rouge / Par le col du roseau fumée montait,/ par le col du roseau flamme montait,/ et, de la flamme, un petit adolescent s’élançait./ Cheveux de feu il avait,/ de flamme il avait moustaches,/ et ses petits yeux étaient soleils ; voir aussi la notion de producteur du xvarrah, le germe, dans l’écrit mazdéen « Le troisième livre du Denkart », trad. J. de Menasce, Paris, 1973, § 363, p. 328 ; une invocation aux Asvin exprime autrement la force vitale dissimulée : « Vous avez ô mâles introduit le feu et les eaux dans les arbres, ô Asvin » (E. Pirart, 1995, RS. 1. 157.5).

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L’apparition bruyante de Nausicaa et de ses suivantes tirera Ulysse de sa torpeur et de son refuge végétal, et la princesse lui fournira les moyens (matériels et psychologiques) indispensables pour accéder au souverain capable de re-qualifier Ulysse pour sa restauration sur le trône d’Ithaque. On peut de la même manière rappeler qu’après la réapparition officielle, flamboyante, des Pandava à la cour du roi Virata, Arjuna compara le séjour des Pandava dans le royaume des Matsya (le royaume des poissons) à celui 494 d’embryons encore dans le sein de leur mère . B. Robreau a par ailleurs identifié des vestiges du mythe de Lleu dans 495 différentes Vies fabuleuses de saints de la région carnute . Sans rééditer sa démonstration, citons la Vie d’Avit qui, pour échapper à des persécuteurs, se réfugie dans une cabane de branchages au cœur de la forêt du Perche. Par une nuit d’orage, deux porchers dont l’un est muet s’égarent avec leur troupeau dans la forêt. Le muet se guidant sur une étoile parvient à la cellule d’Avit et, par grognements, demande au clerc de lui fournir du feu pour rallumer sa torche. Épouvanté par cette subite et grossière apparition, Avit se croit victime du démon et, après avoir prié le Seigneur, interpelle l’informe personnage qui se dresse devant lui. Par miracle la langue du muet se délie et l’infortuné rend hommage au saint. Puis, comme le jour point, il rejoint son frère et ensemble 496 offrent en remerciements un porc . B. Robreau note que le saint a une relation « privilégiée » avec la lumière comme Lug/Lleu ; que, vivant dans une cellule de branchages et d’écorces, il est approché dans les bois par un porcher dépenaillé et son troupeau, que le porcher muet retrouve l’élocution à l’appel du saint, tout comme Gwyddion retrouve la trace de Lleu/aigle 497 pourrissant grâce à une truie, appelle le dieu souffrant et le guérit . De ce fait, on peut aussi rapprocher la brillante lumière, signalant le refuge du saint, du xvarnah dissimulé dans une tige humide, et évoquer l’épisode au cours duquel Athéna entoure d’une lumière surnaturelle Ulysse et Télémaque lors de la 498 mise à l’abri nocturne des panoplies d’armes dans le trésor du palais . Il y a 494

MBh. IV, § 71 (M. Biardeau, 2002, 1, p. 848). B. Robreau, 1997, chap. 8 : la descendance carnute de Lug : Avit, Viatre, Eusice, p. 489-541. 496 B. Robreau, 1997, p. 492 et 503. 497 B. Robreau, 1997, p. 491 et suiv. (chap. 8 – la descendance de Lug) ; B. Sergent, 1995b, p. 120-134 compare Lleu avec Ghibellino du cycle des Narbonnais et avec le dieu germanique Odhinn (la passion du dieu suprême celtique) et prolonge en direction du mythe hellénique d’Apollon, parfois qualifié de Gypaieus « aux vautours », un aigle inversé connotant le pourri (M. Détienne, 1972, p. 50-51), et propose de voir dans le mythe de Marsyas une version transposée de la mort initiatique d’Apollon, B. Sergent, 1995b, p. 133-134. 498 « De sa lampe d’or, c’est Pallas Athéna qui faisait devant eux la plus belle lumière. Télémaque le remarque et déclare : « Père, devant mes yeux, je vois un grand miracle. A travers le manoir, les murs, les belles niches, les poutres de sapin et les hautes 495

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là l’épiphanie lumineuse d’un être, potentiel détenteur d’une parcelle d’un pouvoir surnaturel. Rapatrié en Ithaque, muni des présents phéaciens qui lui redonnent de la légitimité dans le champ des trois fonctions, Ulysse se réfugie chez Eumée le porcher et passe sa première nuit caractérisée ainsi : « la nuit vint, nuit mauvaise et sans lune, où, jusqu’à l’aube, allait tomber la pluie de Zeus ; il soufflait sans arrêt l’un de ces grands zéphyrs qui amènent de l’eau. » (Od. XIV, v. 457-458). Sur les hauteurs de l’île, à l’écart des humains, le site et les éléments atmosphériques peuvent être mis en parallèle avec l’arbre battu par les vents au sommet duquel Lleu, pitoyable rapace, a trouvé refuge. C’est là que Gwyddion le repère tout comme Télémaque va retrouver son père chez Eumée le lendemain et l’identifier grâce à l’intervention d’Athéna (Od. XVI, v. 167-220). La situation et le plan mis au point alors par les deux hommes correspondraient au premier poème déclamé par Gwyddion. Puis chaque nouvelle reconnaissance équivaudrait aux autres strophes. Après la révélation admise par Télémaque, l’identification d’Euryclée (Od.XIX, v. 392-394, 467475), et celle des deux serviteurs Eumée et Philoïtios (Od. XXI, v. 207-226) autoriseront la rematérialisation du héros avant son entrée dans le mégaron du palais pour affronter les prétendants. Sont ainsi plus rigoureusement mis en parallèle la renaissance d’Ulysse et celle de Lleu. Si topographiquement cette présentation se rapproche fort de celle du Mabinogi, la finalité de l’épisode correspond bien aussi au rapprochement d’Arjuna du lieu et du moment de la bataille finale à la fin de la treizième année d’exil des Pandava.

colonnes, scintillent à mes yeux comme une flamme vive … Ce doit être un des dieux, maîtres des champs du ciel ». Ce à quoi Ulysse répond : « Ne demande rien ! C’est la façon des dieux, des maîtres de l’Olympe » (Od. XIX, 36-43)

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Chapitre 6 ULYSSE ET LES PRETENDANTS A - Le parti des Prétendants En débarquant sur l’île d’Ithaque, Ulysse se trouve rapidement confronté à une foule d’ennemis potentiels, prétendant à la main de sa propre épouse Pénélope. Indépendamment du fait qu’ils représentent une surcharge pour les capacités économiques de l’île comme le soulignent à l’envi 499 500 Pénélope, Télémaque, Eumée , leur nombre estimé à la centaine fait aisément penser aux cent Kaurava, cousins et adversaires des Pandava, les fils de Pandu héritiers légitimes du royaume d’Hastinapura. Même s’il n’y a pas de lien familial analogue entre les prétendants et Ulysse, on peut noter qu’un prétendant au moins – Eurymaque - a passé une partie de son enfance auprès 501 d’Ulysse qui le faisait sauter sur ses genoux . À ceci près que les cent Kaurava appuient la candidature de Duryodhana à la royauté, voire celle,

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En ceux-la comme on le verra, l’essentiel des trois fonctions dénonce les atteintes qu’elles ont subies ; on y ajoute le témoignage d’Eurynomée l’intendante (Od. XVII, v. 496-497 : « si quelque effet suivait nos malédictions, pas un de ces gens-là ne reverrait monter l’Aurore sur son trône » ; et d’une servante épuisée de travail (Od., XX, v. 105-119, vers 119 « qu’ils dînent aujourd’hui pour la dernière fois »). 500 En fait l’Odyssée, XVI, v. 247-253 : Doulichion (52) + Samé (24) + Zante (20) + Ithaque (12), dénombre 108 prétendants, auxquels s’ajoutent des valets, le héraut et l’aède ; les autres sources ne fournissent pas de données plus assurées (ainsi l’Epitomé, 5, 26-30 : respectivement 57 de Doulichion, 23 de Samé, 44 de Zante, 12 d’Ithaque, soit 136 !) ; cette masse indifférenciée correspond approximativement au pâton informe subdivisé en autant de parties qui seront les cent fils de Dritarashtra : Mahâbhârata oral, p. 91-92 ; mais comme il restait un morceau, Gândhâri (épouse de Dhritarâshtra) souhaita une fille qui naquit après ses frères (Mahâbhârata oral, p. 93) ; si l’on transpose la situation en Ithaque, la 101e partie (fille) pourrait-elle être Melantho ? voir M. Biardeau, Mahâbhârata, tome 1, p. 234 : le nom de la fille de Gandhari est Duhsala (nom qui n’est pas de bon augure - voir préfixe duh -, serait « la Mauvaise Hutte sacrificielle » ; elle sera l’épouse du roi du Sindh, Jayadratha) ; or Melantho signifie « Noire » et s’est rangée aux côtés des Prétendants ; P.& A. Sauzeau, 2017, p. 157-158 (préfixe dus- : Pâris et Dusparis, Hélène et Dushelena). 501 Odyssée, XVI, v. 442-444 : « sur ses genoux, Ulysse m’asseyait, quand, mettant dans mes mains un morceau de rôti, il me donnait à boire un coup de son vin rouge » ; on ne peut déduire de ce passage s’il s’agit d’une trace atténuée de fosterage ou d’une « prise d’otage » pour s’assurer de la loyauté d’un aristocrate, mais cela témoigne d’une proximité certaine entre Polybe et Ulysse ; E. Benveniste, 1969, 2, p. 86-87 ; B. Sergent, 1995c, § 183, p. 219-220.

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déçue, de Karna à la main de Draupadi , alors que la centaine de piqueassiettes d’Ithaque sont apparemment tous candidats à la main de Pénélope, même si, on va le voir, certains d’entre eux ont un statut ou des qualités qui en font les favoris naturels de la compétition. 1 – Les porte-paroles reconnus De la foule des prétendants, on peut en effet distinguer aisément quelques individualités marquantes. Il s’agit tout d’abord d’Antinoos qualifié de « plus noble », fils d’un notable d’Ithaque, Eupeithès, et désigné comme le 503 premier porte-parole des Prétendants . Son nom dont la composante principale –noos fait référence à l’esprit permet d’en faire le représentant de la première fonction indo-européenne, - Zeus, Athéna et Ulysse étant les héros 504 de l’intelligence . Le préfixe « anti- » le caractérise négativement, en conformité avec le caractère dont il fait preuve tout au long de l’épopée : emporté, irrespectueux vis-à-vis des dieux, voire traître vis-à-vis des représentants légaux du pouvoir légitime puisque c’est lui qui a l’idée de monter un traquenard afin d’éliminer Télémaque lors de son voyage de retour ; de plus, après un premier échec, il propose de lui dresser une 505 embuscade sur terre . Puis, lors du premier banquet au cours duquel le 502

En Inde, Karna ayant été repoussé par Draupadi, seul Duryodhana fait mine de convoiter Draupadi, mais de façon insultante (MBh. II, § 71 : Duryodhana découvre sa cuisse gauche et la montre à Draupadi) ; les cinq maréchaux des Kauravas (Bhisma, Drona, Salya, Karna, Asvathaman) en lesquels on pourrait voir les adversaires naturels des cinq Pandava sont en fait des personnages de générations différentes, ne sont pas candidats à la main de Draupadi, et ont des capacités non comparables aux Pandava trifonctionnels. 503 Odyssée, IV, v. 628-629 : « Antinoos était assis près d’Eurymaque au visage de dieu ; ils étaient les deux chefs, que mettaient hors de pair leur valeur éminente » ; XVII, v. 415-416 : « Tu n’es pas, parmi ces Achéens, le moins noble, je pense ! à ta mine de roi, tu me sembles leur chef ». 504 P. Chantraine, 1999, s.v. νοοσ , p. 756 et αντα, p. 91-92 (Antinoos), fils d’Eupeithès, s.v. πειθομαι, p. 868-869 (facile à persuader, confiance, etc.) ; J.-P. Vernant & M. Détienne, 1974, p.61-125, p. 105ss. 505 Odyssée IV, v. 669-671 : « donnez-moi un croiseur et vingt hommes ; que j’aille me poster, pour guetter son retour, dans la passe entre Ithaque et la Samé des Roches » ; Od. XVI, v. 363-386 : Antinoos « nous restions à croiser, à guetter Télémaque, pour nous saisir de lui et le faire mourir ! Puisqu’un dieu nous l’enlève et le ramène au port, nous voici réunis pour lui trouver enfin une mort sans douceur, car il faut en finir : croyez-moi, lui vivant, jamais nous ne viendrons à bout de notre affaire … prenons les devants : aux champs, loin de la ville, ou le long de la route, faisons-le disparaître et qu’à nous appartiennent ses vivres et ses biens … ; Od. XVI, v. 418-432 : Pénélope : « Antinoos, cœur furieux, tisseur de maux … c’est donc toi qui veux à Télémaque ourdir mort et trépas ! Tu ris des suppliants, dont Zeus est le

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mendiant Ulysse quémande sa nourriture, Antinoos l’insulte tout d’abord avant de lui jeter, excédé par les reproches « moraux » du Mendiant, un 506 tabouret qui l’atteint à l’épaule . Toute l’assistance condamne cet acte, moins pour l’action elle-même que par crainte que le Mendiant ne soit un dieu déguisé (XVII, 483-487). Et l’apprenant, Pénélope déclare : « Ah ! de son arc d’argent, qu’Apollon le (l’outrage) lui rende » (XVII, 494) avant de compléter son jugement : « Tous, avec leurs complots sont odieux ! Mais cet Antinoos a la noirceur des Parques » (499-500). Celui qui, socialement, devrait être un digne aspirant à la main de la Reine fait ainsi preuve d’un mépris absolu des 507 règles de l’hospitalité placées sous l’égide de Zeus ! Le deuxième porte-parole est Eurymaque, jeune homme souvent 508 accueilli enfant par Ulysse . Son caractère fougueux correspond bien au nom qu’il porte : Eurymaque, « le bon combattant » mais son nom est une véritable antiphrase puisque son caractère dissimulé, vindicatif, son tempérament rapidement menaçant sont en totale contradiction avec les valeurs de son 509 nom ; incarnation naturelle de la deuxième fonction guerrière comme on le témoin ! … ourdir les maux d’autrui, n’est-ce pas sacrilège ? … Aujourd’hui, sans payer, tu manges sa maison, tu courtises sa femme et veux tuer son fils ! Ah ! tu me fais horreur » ; Od. XVII, v. 381 : Eumée « ce sont, Antinoos, vilains mots pour un noble ! » ; v. 388-389 : Eumée « aucun des prétendants n’est d’humeur plus hargneuse envers les gens d’Ulysse » ; Od. XVII, v. 394 : Télémaque « tu sais qu’Antinoos est toujours querelleur, et ses aigres propos excitent tous les autres » ; voir F. Bader, 1976, p. 20-21, 36 et n. 9 ; B. Sergent, 1998, p. 87. 506 Odyssée XVII, v. 454-457 : « Ulysse « Misère ! ah ! tu n’as pas le cœur de ton visage ! En ta propre maison, qu’on aille t’implorer, tu ne donneras rien ! rien, pas même le sel, ô toi qui, maintenant, à la table d’autrui, me refuses le pain » ; v. 462s. « saisissant le tabouret (Antinoos) le lance. Tout au haut de l’échine, en pleine épaule droite, Ulysse fut atteint » ; v. 504 : Pénélope « c’est un tabouret qu’Antinoos lui lance en pleine épaule droite ». 507 F. Bader, 1976, p. 22. 508 Fils de Polybe (Od. I, v. 399) ; ses présents le font préférer, Od. XV, v. 16-18 : « de tous les prétendants, ses dons l’ont fait vainqueur ; chaque jour, il augmente encore la somme offerte » ; Od. XV, v. 519-522 : « rends-toi chez le noble Eurymaque, fils du sage Polybe ; notre peuple déjà l’honore comme un dieu ; de tous les prétendants, c’est encor le meilleur ! il est si désireux de devenir l’époux de ma mère et d’avoir la royauté d’Ulysse ! » ; Od. XVI, v. 443-444 : « sur ses genoux… Ulysse m’asseyait, quand, mettant dans mes mains un morceau de rôti, il me donnait à boire un coup de son vin rouge » ; notons qu’il aura pour amante Melantho, servante qui « avait eu les soins maternels de la reine qui l’avait élevée et gâtée de cadeaux ; avec Eurymaque elle était en amour » (Od., XVIII, v. 322-325) ; « Antinoos était assis près d’Eurymaque au visage de dieu ; ils étaient les deux chefs, que mettait hors de pair leur valeur éminente » (Od. IV, v. 628-629). 509 P. Chantraine, 1999, s.v. ευρυσ, large, p. 387-8 et μαχομαι, combattre (d’où combat, combattant), p. 673 ; F. Bader, 1976, p. 36-37 et n. 9 ; B. Sergent, 1998,

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verra lors de l’affrontement final, ces traits déviants le font pencher du côté négatif de la fonction. À l’instar d’Antinoos, lors du festin suivant, il injurie le Mendiant avant de lui jeter une escabelle qui va frapper l’échanson, Ulysse s’étant réfugié aux pieds d’Amphinomos, dans l’attitude traditionnelle du 510 suppliant . Là encore, les règles sacrées protégeant l’hôte sont violées. L’importance de ces deux personnes découle également du fait qu’ils sont souvent associés, au duel, et qu’ils illustrent ainsi parfaitement l’entente 511 fréquente des deux premières fonctions idéologiques . Le troisième porte-parole s’appelle Amphinomos ; il est caractérisé par 512 son bon tempérament qui le fait préférer par Pénélope . À plusieurs reprises il s’oppose aux autres prétendants dans leurs projets sacrilèges en invoquant 513 la colère divine, et se fait l’interprète des prodiges aviaires . Quelle que soit p. 87 ; Od. XVI, v. 448 : (Eurymaque) « mais son cœur ne pensait qu’à perdre Télémaque » ; Od. XVIII, v. 389 : (Eurymaque menaçant le Mendiant) « Ah ! misérable ! je vais sans plus te châtier » ; J.-C. Carrière & B. Massonie, 1991a, p. 293294 (à propos de l’Epitomé, 30.1 où son nom pourrait être transcrit soit sous la forme d’Amphimachos s’il est d’Ithaque [μαχη, combat], soit sous celle d’Eurylochos s’il est de Zacynthos [λοχοσ, embuscade, troupe d’hommes armés, P. Chantraine, 1999, s.v. λεχεται, p. 634-5, § C, réf. à Iliade, VIII, 522]). 510 Odyssée, XVIII, v. 349-350 : « Eurymaque le fils de Polybe, reprit en se raillant d’Ulysse » ; v. 394-399 : « il disait et déjà prenait une escabelle. Par crainte d’Eurymaque, Ulysse vint s’asseoir aux genoux d’Amphinomos de Doulichion. L’escabelle atteignit l’échanson au bras droit ; on entendit tinter le flacon sur le sol, tandis qu’avec un cri, l’homme tombait dans la poussière, à la renverse ». 511 B. Sergent, 1998, p. 87-88 ; G. Dumézil, 1968, p. 285-303, 504ss. ; dans le Mahâbhârata, Bhima et Arjuna sont fils de Kunti, au même titre que Yudhisthira ; Od. IV, v. 628-629 (Antinoos et Eurymaque) ; Od. IV, v. 658-659 : « cédant à l’humeur de leurs cœurs emportés, les deux autres (Antinoos et Eurymaque) faisaient asseoir les prétendants, tous jeux interrompus » ; Od. XXI, v. 186-187 : « il ne resta bientôt, parmi les prétendants, que les deux chefs, Antinoos et Eurymaque au visage de dieu ; leur valeur éminente les mettait hors de pair ». 512 Od., XVIII, v. 395 : Amphinomos : « noble fils de Nisos, il avait eu le roi Arétès pour aïeul » ; Od., XVI, v. 397 : « chef des prétendants qui, de Doulichion … étaient venus, c’est lui dont les discours plaisaient à Pénélope : car il n’avait au cœur qu’honnêtes sentiments » ; Od. XVIII, v. 122-123 : Amphinomos « Bravo père étranger ! que puisse la fortune un jour te revenir », suivi de la réponse d’Ulysse, v. 125-127 : « Vraiment Amphinomos, tu me parais très sage et digne de ce père dont, à Doulichion, j’entendais célébrer le renom, ce Nisos si bon, si opulent. Puisqu’on te dit son fils, je veux te prévenir, tu me parais affable » ; XVIII, v. 394-395 (noter qu’Ulysse se réfugie aux pieds d’Amphinomos quand Eurymaque lui lance tabouret) ; XVIII, v. 414-417 : Amphinomos « Amis, quand on vous dit des choses aussi justes, à quoi bon riposter en termes irritants ? ne frappez ni cet homme ni l’un des serviteurs qui sont dans le manoir de ce divin Ulysse ». 513 Odyssée, XVI, v. 400-405 : « Pour l’instant, mes amis, je ne suis pas d’avis de tuer Télémaque : c’est grave d’attenter à la race des rois ! il faudrait commencer par

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l’exégèse de son nom, on y reconnaîtra pour composante principale la racine 514 –nomos qui fait référence à la loi, à la norme divine ! Ces caractéristiques permettraient de l’affecter lui aussi à la première fonction, à l’instar d’Antinoos, et donc d’assimiler ces deux personnages aux deux divinités majeures du panthéon indo-européen, Varuna et Mithra dont ils respectent les principaux aspects. L’un Varuna est souverain, mais sombre et violent comme semble l’être Antinoos, l’autre Mithra a pour compétence le droit, la religion, et son nom signifierait « l’ami » comme Amphinomos semble empreint 515 naturellement de bienveillance . On retrouve ainsi dans l’Odyssée un duo Antinoos - Amphinomos, doté d’une connotation négative, équivalent au duo Agamemnon – Ménélas à l’œuvre dans l’Iliade. Incidemment, on remarquera aussi que, en dépit de ses bonnes dispositions à l’égard de la famille régnante, Amphinomos sera malgré tout tué du fait qu’il n’a pas su entrevoir et saisir l’occasion que lui offrait Ulysse de se désolidariser des autres occupants. En cela il partage une communauté de destin avec Vikarna, seul des Kaurava qui avait pris la défense de Draupadi lorsque Duryodhana, Dushasana, Sakuni, Karna, avaient voulu ravaler Draupadi à l’état d’esclave sexuelle à l’issue de 516 la partie de dés . consulter les dieux. Si nous avons pour nous un arrêt du grand Zeus, c’est moi qui frapperai et, tous, vous me verrez vous inciter, vous autres ! Si les dieux refusaient, je suis pour qu’on s’abstienne ! » ; Od. XVIII, v. 416-417 : « Ne frappez ni cet homme ni l’un des serviteurs qui sont dans le manoir de ce divin Ulysse » ; Od. XX, v. 242246 : Mais voici qu’à leur gauche apparut le présage, un aigle qui montait vers l’azur en tenant une pauvre colombe. Amphinomos prit donc la parole et leur dit : « Amis, notre projet ne réussira pas : Télémaque vivra. Ne songeons qu’au festin ». 514 P. Chantraine, 1999, s.v. αμϕι, p. 80 et νεμω, p. 742-3 (d’où loi, partage régulier) ; contra F. Bader, 1976, p. 36-37, n. 9 (racine *nem = idée de distribution, d’où l’attribution à la 3e fonction) ; B. Sergent, 1998, p. 88 récuse cette idée et le laisse à part. 515 G. Dumézil, 1977, p. 61-85 ; Od. XVIII, v. 122-123 : « Bravo, père étranger ! que puisse la fortune un jour te revenir ! aujourd’hui je te vois en proie à tant de maux ! » ; Od. XVIII, v. 414-419. 516 Dans le Mahâbhârata, après la première partie de dés, et alors que les Kaurava veulent faire de Draupadi leur esclave puisque son époux Yudhisthira l’a mise en jeu et a perdu la partie, Draupadi se révolte et demande si Yudhisthira avait le droit de la jouer ; devant le silence gêné de l’assistance, Vikarna l’un des Kaurava donne son avis : Yudhisthira a joué Draupadi après avoir perdu lui-même sa liberté ; il lui semble donc que le roi-esclave n’avait plus la possibilité de mettre en jeu la liberté de son épouse (MBh. II, § 68) ; Karna furieux insulte Vikarna, déclare que Draupadi appartient à la totalité des biens de Yudhisthira et que femme de cinq maris elle ne peut être considérée que comme une courtisane (M. Biardeau, tome 2, p. 384 : il l’a défendue dans la sabha) ; MBh. I, § 207 (M. Biardeau, tome I, p. 286 : son nom met l’accent sur son opposition à Karna : Vi-karna) ; Od. XVIII, v. 125-156 : Ulysse « Vraiment, Amphinomos, tu me parais très sage … je veux te prévenir : tu me parais

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2 – Un porte-parole autoproclamé Les deux premières fonctions reconnues, reste à identifier la troisième. Celle-ci est fréquemment dépréciée, aussi peut-il être logique de ne pas lui voir affecter officiellement de porte-parole. En revanche un détail significatif la relie symboliquement aux deux premières dans leur dévoiement. Un homme, Ctésippos, est signalé pour méconnaître les lois et être abondamment 517 pourvu de biens . Pour l’élever symboliquement au même rang que Antinoos et Eurymaque, lors d’un troisième festin, le Poète lui fait lancer un objet à la tête d’Ulysse. Ironiquement, ce projectile est un pied de bœuf, élément de nourriture et parfait emblème de la troisième fonction, même si ce choix va à l’encontre du nom de Ctésippos qui a pour base constitutive l’évocation du 518 mot « cheval » . Quoi qu’il en soit, l’analyse de sa dénomination permet de le rapprocher sans conteste des Asvin indiens et des iraniens Luhrasp et 519 Gushtasp . En outre l’agression de Ctésippos a été précédée d’une grossière prise de parole sarcastique : « j’ai deux mots à vous dire … il ne serait ni bon ni juste qu’on manquât d’égards envers les hôtes … je veux, moi aussi, lui faire mon cadeau … » (XX, 292-297), déclaration qui l’érige en porte-parole de fait ! Mais le mépris des lois de l’hospitalité et de la justice dont Ctésippos fait preuve est un vice rédhibitoire pour l’exercice de la royauté ; le affable ; écoute et me comprends. … L’homme devrait toujours se garder d’être impie… Je vois ces prétendants machiner des folies ! ils outragent l’épouse et dévorent les biens d’un héros qui n’est plus éloigné pour longtemps … Ah ! que, te ramenant chez toi, un dieu te garde d’être sur son chemin » ; « … Amphinomos revint, le cœur plein de tristesse … mais rien ne le sauva car Athéna le mit sous les mains et la lance de celui qui devait le tuer, Télémaque » 517 Odyssée, XX, v. 287-298 : « parmi les prétendants, il était une brute, du nom de Ctésippos ; il habitait Samé et comptait sur ses biens immenses pour gagner la main de Pénélope … » ; l’emploi du mot « athemistia » (v. 287) met l’accent sur son mépris des lois ; P. Chantraine, 1999, s.v. κταομαι, p. 590 (acquérir, biens d’usage, etc.) d’où « détenteur de biens », ici de chevaux (§ 9). 518 Od. XX, v. 292-301 : Ctésippos « j’ai deux mots à vous dire, ô fougueux prétendants ! L’hôte a, depuis longtemps, reçu sa part entière … il ne serait ni bon ni juste qu’on manquât d’égards envers les hôtes, qu’à son gré, Télémaque accueille en ce logis ! Mais je veux moi aussi lui faire mon cadeau … Sa forte main avait, dans la corbeille, saisi un pied de bœuf qu’il lança contre Ulysse … le pied s’en fut taper dans l’épaisse muraille » ; Ctésippos se fait orateur, et tireur ; mais si Antinoos avait touché Ulysse, Eurymaque l’échanson, Ctésippos n’atteint que le mur ! P. Chantraine, 1999, s.v. κταομαι, posséder, p. 590, et ιπποσ, cheval, p. 467-8 (Ctésippos) ; B. Sergent, 1998, p. 87. 519 G. Dumézil, 1994, § 83 « Luhrasp et Gushtasp, héritiers des jumeaux divins, p. 142-152 ; et § 83 bis et ter (-p. 165) ; prolongeant les travaux de S. Wikander, 19491950, p. 310-329 ; mais aussi Hengist et Horsa, ou les Dioscures romains, les Castores.

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personnage est tout aussi disqualifié que Antinoos et Eurymaque pour briguer la main de Pénélope ! Sans que la liste soit close, comme on le verra à l’étude du combat, on dispose déjà avec ces quatre hommes des représentants les plus pertinents des trois fonctions idéologiques indo-européennes, concourant à la main de 520 Pénélope . Leur dénomination concorde avec leur statut social, et leurs actions négatives les désigneront tout naturellement à la vindicte d’Ulysse.

B - Le Parti d’Ulysse Examinons maintenant les forces qu’Ulysse rallie à lui pour résister à la troupe pléthorique qu’il lui faudra affronter. 1 - Le couple de serviteurs a/ Eumée

En débarquant sur l’île, Ulysse va chercher refuge auprès de son chef porcher, Eumée. Du fait de son activité, et sans doute par choix, celui-ci est installé à l’écart du palais comme en témoigne la description du trajet qu’il 521 effectue avec Ulysse pour se rendre en ville . Il lui démontre sa fidélité sans l’avoir reconnu et fait preuve des qualités de respect envers les ordres divins 522 en pratiquant libéralement l’hospitalité . Une indication précieuse nous est fournie lorsqu’il révèle au Mendiant son ascendance : fils enlevé d’un « potentat » régnant à la tête de deux cités, il ne peut être considéré comme un 523 simple esclave de basse extraction, détaché dans les champs . Comme l’île 520

F. Bader, 1976, p. 32, 36-37 et n. 9 ; se reporter aussi maintenant à l’avis synthétique de P. & A. Sauzeau, 2017, p. 191-192, § 17 « Les Prétendants : des individus fonctionnels ? ». 521 Od. XVII, v. 204-205 : « ils atteignaient le bas de la côte escarpée ; ils approchaient du bourg » ; et déjà lorsque Ulysse se rend chez Eumée : Od. XIV, v. 1-2 : « Mais Ulysse prenait le sentier rocailleux qui monte à travers bois, du port vers la falaise » ; ainsi que Od. XIV, v. 372 s. « moi, près de mes cochons, je vis très retiré ; si je vais à la ville, c’est lorsque Pénélope me fait quérir ». 522 Eumée offre à dîner à son hôte inopiné ; Od. XIV, v. 56-58 : « Etranger, ma coutume est d’honorer les hôtes, quand même il m’en viendrait de plus piteux que toi ; étrangers, mendiants, tous nous viennent de Zeus » ; XIV, v. 388-389 : « c’est Zeus l’hospitalier que je respecte en toi, et tu m’as fait pitié » ; XIV, v. 421 « le porcher n’oublia pas les Immortels : c’était un bon esprit » ; F. Bader, 1976, p. 23. 523 Odyssée, XV, v. 412-414 : « entre elles, deux cités s’en partagent les terres (de l’île Syros) ; sur toutes deux, régnait mon père, Ctésios, un des fils d’Orménos » ; sur le nom de Ctésios, voir P. Chantraine, 1999, s.v. κταομαι, p. 590) ; D. Poli, 1984, p. 285-312, en part. p. 293-300, 303-306, associe Eumée à la 1e fonction ! opinion également de Ph. Walter, 2006, p. 52-67 ; s’appuyant sur Chr. Guyonvarc’h et F. Le

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n’est pas propice à l’élevage des chevaux, il est en charge des porcs. Or B. Sergent a montré que cette caractéristique relève d’un trait bien attesté en Occident, Ithaque se trouvant précisément au point de bascule entre Orient et Occident. Dans les textes et les traditions occidentales, cet animal est largement valorisé, que ce soit sous l’apparence du sanglier (Calydon, Trchlw,…) ou celle de l’animal domestique plus ou moins ensauvagé (porc 524 de Circé, truie de Lleu, …) . Outre le caractère bénéfique attribuable au nom 525 d’Eumée , d’autres détails sont également révélateurs : Eumée a choisi la solitude comme il le déclare : « Moi près de mes cochons, je vis très retiré ; si je vais à la ville, c’est lorsque Pénélope me fait quérir en hâte » (Od. XIV, v. 372-4) ; il vit au contact d’animaux rustiques qui trouvent leur nourriture en fouissant le sol. De même, les circonstances de la rencontre d’Eumée et d’Ulysse sont évocatrices : Ulysse se présente à sa métairie, s’entretient avec lui et y passe la soirée, ainsi que la nuit, « nuit mauvaise, et sans lune, où, jusqu’à l’aube, allait tomber la pluie de Zeus ; il soufflait sans arrêt l’un de ces grands zéphyrs qui amènent de l’eau » (XIV, v. 457-458) ; pour tester les bonnes dispositions du porcher, il lui raconte une histoire inventée selon laquelle Ulysse dans les plaines de Troie lui aurait prêté un manteau pour ne pas mourir de froid la nuit. Eumée comprend à demi-mot, prépare une couche pour son hôte constituée de peaux de chèvres et moutons et complétée d’un

Roux, 1991, p. 148 (haut fonctionnaire de la cour royale irlandaise, c’est une des fonctions du druide) et P. Ni Chathain, 1979-1980, p. 200-211 ; hypothèse confortée pour ces auteurs par l’Odyssée, ce que l’on ne peut argumenter ainsi : être fils de potentat et appartenir à la domesticité du roi ne suffit pas pour être intégré à la première fonction ; même s’il amène Ulysse au Palais, ce n’est pas lui qui révèle son identité et il ne joue guère le rôle de héraut ; à noter que dans la gestion du royaume, Nakula est détaché pour assurer la sécurité aux frontières, voir MBh. XIV, § 72 ; D. Poli, 1984, p. 301-302, mais on ne peut conclure de cela que la 1e fonction (Eumée) et la 2e fonction (Philoïtios) seraient unies contre la 3e fonction (Melanthios) ; W. G. Thalmann, 1998, p. 84ss. (analyse factuelle des relations maître / esclave dans la société archaïque) ; enlèvement rapporté en Od. XV, v. 440-484. 524 B. Sergent, 1999a, p. 9-39 ; P. Ni Chathain, 1979/1980, p. 200-211, p. 200-202 : importance du porc mâtiné ( ?) de sanglier ; C. Sterckx, 1998, p. 7-8 importance reconnue du porc, mais p. 11 porcs et sangliers ne peuvent être confondus ; p. 17ss. sur-représentation du sanglier sacré en Occident celtique ; D. Poli, 1992, p. 375-381 ; N.J. Allen, 2002c, p. 27-40, p. 31-33 ; observation concordante sur ce point de J. Baldick, 1994, p. 125-126. 525 H. von Kamptz, 1982, p. 72 ; W.G. Thalmann, 1998, p. 84, notes 92-93 (expliqué par ευ-μαιομαι, « rechercher le bien » ou ευμενησ, « bienveillant ») ; définition qui lui fait s’associer aisément à la réputation des Nasatya ; outre le fait que les Nasatya/Dioscures sont également des « passeurs », il faut peut-être y affecter un symbolisme d’outre-tombe, voir B. Sergent, 1992b, p. 395 (dans le mythe de Lleu Llaw Gyffes, le porcher, être de l’autre monde / truie, être chthonien).

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manteau épais pour résister au froid nocturne . Enfin il va lui-même rejoindre ses bêtes en prenant une autre cape pour affronter les intempéries de la nuit. Or ces précisions ne sont sans doute pas anodines. On a vu que, dans l’Iliade, Ulysse pouvait être comparé à Pollux et à son homologue indien Sahadeva. En rencontrant Eumée sans se dévoiler, et bien avant de démontrer son identité lors du concours à l’arc, le mendiant Ulysse demeure inscrit dans la troisième fonction et doit en conserver les caractéristiques, en particulier celles de Pollux. On le vérifiera d’ailleurs lors de son affrontement pugilistique avec Iros. Dans l’immédiat, l’interlocuteur du Mendiant, le serviteur Eumée, peut représenter Castor, voire le Pandava 527 Nakula envoyé garder avec Bhima les frontières du royaume de Yudhisthira . Eumée ne prend pas soin de chevaux, inexistants sur l’île aux sols trop pauvres, et qui sont le domaine d’excellence de Castor / Nakula, mais il a pour fonction de veiller sur le troupeau de porcs, animaux rustiques, dans un endroit éloigné de la ville et du palais. Par ailleurs, B. Sergent, D. Gricourt et D. Hollard ont noté que l’une des composantes dioscuriques est souvent mise en relation avec des animaux à fourrure, dans le monde des marges. Le jumeau Pandava Nakula a d’ailleurs pris la dénomination de la mangouste, animal à 528 pelage . L’une des meilleures illustrations de cet apparentement est le personnage nommé Orson, - le plantigrade ayant été souvent assimilé à un homme sauvage -, qui est le jumeau d’un Valentin dans une chanson de geste

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À son arrivée, Eumée accueille Ulysse dans sa cabane en lui préparant un siège : Od. XIV, v. 49-50 (« l’installa sur la banquette qu’il avait rembourrée de broussaille et recouverte de la peau bien velue d’une chèvre sauvage ») ; et au moment de dormir, Od. XIV, v. 518-522 « il vint faire, auprès du feu, un lit avec des peaux de moutons et de chèvres. Ulysse s’y coucha. Eumée jeta sur lui l’épais et grand manteau qu’il avait de rechange pour les jours où l’orage en fureur sévissait ». 527 MBh. XIV, 72 : pendant qu’Arjuna suivra le cheval destiné à l’asvamedha et en prendra soin, l’ardent Bhimasena assurera la garde du royaume avec Nakula. Le sagace et glorieux Sahadeva veillera sur l’ensemble de la parenté comme il convient, avec l’assentiment de Dhrtarastra (M. Biardeau II, p. 597). 528 B. Sergent, 1991b, p. 5-8 ; id., 1992a, p. 205-238 ; N. Stoupak, et alii, 1987, p. 347 (nakula) ; voir MBh. XIV, § 90 et commentaire M. Biardeau, II, p. 641-642 : une mangouste, humble animal offrant un sacrifice d’orge ; la mangouste est un mammifère carnivore, à pelage et queue fournie, aux griffes non rétractiles lui permettant de fouir la terre, apprivoisable par l’homme auquel il rend le service de chasser des nuisibles ; en ceci son assimilation à l’un des jumeaux Pandava est parfaitement cohérente ; est présent en Asie du Sud et du Sud-Est, en Afrique ; voir J. Grisward, 2003, p. 68-81 ; D. Gricourt, D. Hollard, 2010, p. 55-56, comparé à l’histoire des jumeaux Lovel et Marin datée des XIIe-XIIIe s. ; M. Pastoureau, 2007, p. 274-277 (Orson) ; à la suite de R. Carpenter, 1974, p. 128-132, on relèvera que le grand-père d’Ulysse était Arkeisios (Od., XVI, 118).

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des XIVe-XVe s. . De surcroît, en Occident, le cortège des avatars animaux des représentants dioscuriques comprend également des blaireaux, voire des 530 loutres ou des castors, exacte transcription du nom du fils de Tyndare , et tous mammifères qui trouvent refuge dans des abris aménagés. Certes les porcs d’Eumée n’ont pas de fourrure, mais leurs soies peuvent être assimilées à des poils (Od., X, 239 et 393) ; ils ne gîtent pas dans des terriers puisqu’il est dit que « les mâles restaient au dehors la nuit » (XIV, v. 17) mais le porcher avait construit des tects pour les truies et les porcelets. Quant au gîte nocturne des mâles, il devait présenter des caractéristiques assez comparables aux bauges des sangliers. Tout cela fait bien d’Eumée et de son troupeau un 531 habitant des marges, aux mœurs rudes . Localement, mais ce sont les conditions pédologiques d’Ithaque qui ont été déterminantes, les porcs ont dû se substituer aux équidés. Enfin, s’il faut s’assurer de la présence du marqueur « pelage », la description des éléments de la couche confectionnée par Eumée pour Ulysse, à l’aide de toisons animales, suffit à mettre l’accent sur cette 532 caractéristique rustique du mobilier de l’habitat d’Eumée , ce serviteur qui ne fraie guère avec le monde « urbanisé » (Od. XIV, v. 372-373). Tout cela 533 contribue donc bien à faire d’Eumée un émule plausible de Castor . 529

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J. Grisward, 2003 ; M. Pastoureau, 2007, p. 274-279 : l’impératrice Bélissant accusée d’adultère par un archevêque qui la courtisait (personnage en relation avec le monde divin comme peut l’être Zeus pour Léda, le Ciel pour la mère de l’un des Acvin, et par suite pour Madri mère de jumeaux dont Sahadeva) met au monde des jumeaux dont l’un est emporté par une ourse ; celle-ci devient sa mère adoptive et l’élève dans la forêt ; de ce fait c’est un être mi-homme mi-ours, dénommé « le Sauvage » ; ramené dans le monde civilisé, il est baptisé du nom d’Orson en rappel de son apparence et de son passé. 530 B. Sergent, 1992a, p. 205-238, p. 231 ; P. Kretschmer, 1909, p. 118-124 (Kastôr). 531 A. Bonnafé, 1984, p. 190-191 analyse la description de la métairie construite par Eumée comme celle d’un modèle réduit d’une forteresse plus que d’un palais ; P. & A. Sauzeau, 2017, p. 189-190 ; en outre l’examen d’A. Bonnafé, p. 191ss. met l’accent sur le sens de l’organisation humaine d’Eumée assimilant ses subordonnés à une troupe disciplinée, justifiant son qualificatif d’ ορχαμοσ ανδρων surprenante pour un porcher ! 532 Od. XIV, v. 518-521 et voir note supra 524 ; voir aussi Od. XX, v. 141-143 : lors de la première nuit d’Ulysse au manoir, Euryclée rapporte à Télémaque que « pour dormir, il n’a voulu ni lit ni draps ; il n’a pris que la peau fraîche encor de la vache et des peaux de moutons pour se coucher dans l’avant-pièce où nous l’avons recouvert d’une cape ». 533 B. Sergent, 1992a, p. 235 signale que la légende royale des Lombards met en scène les deux fils de Gambara, l’un dénommé Ibor « le sanglier », l’autre Agio « loin, ou arme tranchante ou crainte ».

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Enfin, Ulysse passe la veillée avec Eumée et l’on sait que le séjour alternatif des Dioscures dans l’Olympe et l’Autre Monde a donné lieu à maintes assimilations symétriques, l’une étant l’identification avec l’étoile du 535 matin et l’étoile du soir . Castor étant mortel, et destiné à l’Outre tombe, l’importance du contexte vespéral de la rencontre entre Eumée et un Ulysse renaissant relève de la même logique. En face d’Ulysse-Pollux, Eumée joue le rôle du Dioscure Castor. Sur un autre point, l’humble et fidèle serviteur Eumée peut encore être comparé à Nakula, un des jumeaux fils de Madri dont l’ascendance maternelle est la marque de l’infériorité par rapport aux trois fils de Kunti. En témoigne peut-être un épisode du Mahâbhârata qui prend place sitôt l’achèvement du second ashvamedha de Yudhisthira (MBh. XIV, § 90). Alors que le grand sacrifice est terminé, une mangouste fantastique apparaît : de grande taille, aux yeux bleus, aux flancs d’or, elle parle la langue des hommes et déclare : « votre sacrifice ne vaut pas une mesure de gruau d’orge offerte par un généreux habitant du Kuruksetra qui vit du grain ramassé au jour le jour ». Sommé de s’expliquer, l’animal rapporte qu’elle a connu un brahmane misérable et sa famille qui, quoique souffrant de la faim, avaient pourtant accueilli un hôte inconnu et lui avaient cédé leur propre repas. L’hôte – le dieu Dharma – récompensa le brahmane de cette part d’orge sacrifiée en lui faisant gagner le monde de Brahma avec toute sa famille. La conclusion de l’anecdote est que le dieu Dharma prend plus de plaisir à un petit don fait avec de grandes 536 difficultés qu’à de grands dons de la part de celui qui a de vastes possessions . Quant à l’apparence extraordinaire de la mangouste, elle lui vient de ce qu’elle a essuyé les traces du repas très simple offert à l’inconnu, ce qui lui a valu cette transformation partielle. Or, même si l’accueil que fait Eumée au Mendiant est antérieur à la seconde consécration royale d’Ulysse, suite à sa victoire sur les prétendants, il est largement comparable à ce récit du Mahâbhârata. Il suffit de citer quelques passages d’Homère relatifs aux déclarations d’Eumée et à son attitude vis-à-vis du nouveau venu : « Etranger, ma coutume est d’honorer les hôtes, quand même il m’en viendrait de plus piteux que toi ; étrangers, mendiants, tous nous viennent de Zeus ; ne dit-on pas : petite aumône, grande joie ? » (Od. XIV, v. 56-59). Eumée se rend alors aux porcheries, en tire deux gorets, les sacrifie, les débite en morceaux et les fait rôtir, puis les sert en saupoudrant de blanche farine d’orge. Il s’adresse 534

Od. XIV, v. 407 : « mais pensons au souper » ; v. 411 : « sous les tects, pour la nuit, on poussa les truies » 535 F. Chapouthier, 1935, p. 271-281 ; ceci alimente toutes les spéculations ultérieures, voir F. Cumont, Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, Paris, 1966, p. 64-103, p. 73 (Phosphoros et Hespéros) ; V. Dasen, 2005, p. 106-109 ; E. Pirart, 1995, p. 16 : étymologie de nasatya par nasati, « retour heureux ». 536 M. Biardeau, 2, p. 618ss., p. 620, commentaire p. 642.

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alors à Ulysse : « Allons ! mange, notre hôte ! Dîner de serviteurs ! de simples porcelets ! Car nos cochons à lard, les prétendants les croquent, sans un remords au cœur et sans pitié d’autrui. Ah ! les dieux bienheureux détestent l’injustice : c’est toujours l’équité que le ciel récompense, et la bonne conduite » (v. 80-84). Et parallèlement, dans le même passage, Eumée met en avant le fait qu’il « lui faut nourrir des porcs, engraissés pour que d’autres les mangent » (XIV, v. 41-42) ; qu’il reste en faction près des truies, qu’il les garde, choisit avec soin le meilleur des porcs pour chaque jour l’envoyer aux prétendants: (XIV, v. 107-108) ; qu’il est un serviteur qui a beaucoup peiné pour son maître et dont un dieu rend le travail prospère, comme le satisfait ce travail-ci auquel il reste attaché (XIV, v. 65-66) ! Discours trop convenu pour être réellement démonstratif ? C’est pour une large part la déclaration faite par Nakula pour se faire engager comme palefrenier par le roi Virata (MBh. IV, § 12). Par leur nombre, les détails réunis confortent bien la proposition de 537 l’assimilation d’Eumée à Castor - Nakula . b/ Philoitios

Après l’entretien nocturne qu’eut Ulysse avec Pénélope et Euryclée, le matin suivant, le Mendiant rencontre dans l’enceinte du palais Eumée amenant des porcs pour les agapes des Prétendants. Puis se présentent successivement le chevrier Melanthios, âme damnée des Prétendants, qui l’insulte à nouveau, et le bouvier Philoïtios. Ce dernier menait une vache stérile et de grasses chèvres à sacrifier pour le repas des Prétendants. Il s’enquiert tout d’abord de l’identité du Mendiant et de sa lignée, en lui reconnaissant une allure de prince régnant en dépit de son piètre accoutrement. Puis il fait lui aussi profession de fidélité à son ancien maître et proclame même qu’à son retour encore espéré il sera prêt à lui prêter main-forte en 538 mettant à son service ses poings . S’occupant de troupeaux domestiqués qu’il prend soin d’attacher avant de prendre la parole, il peut être comparé à Sahadeva. Celui-ci avait été engagé comme bouvier par le roi Virata. Puis pendant la période de préparation du second ashvamedha de Yudhisthira, il 539 avait été chargé de la gestion interne, donc apaisée, du royaume . Pour preuve de la validité de la comparaison, Homère met dans la bouche de Philoitios les 537

P. & A. Sauzeau, 2017, p. 189-190 (curiosité que cette description d’Eumée en « meneur d’hommes » !) ; mais A. Bonnafé, 1984, p. 181-184 en dresse un portrait convaincant comme tel. 538 Odyssée, XX, v. 236-237 : « Etranger ! que le fils de Cronos accomplisse ce que tu nous dis là ! tu verras ce que vaut et mon bras et ma force » ; XXI, v. 200-202 : « Puisses-tu, Zeus le père ! accorder à nos vœux que le maître revienne, que le ciel nous le rende. Tu verrais ce que vaut et mon bras et ma force » ; Iliade, III, v. 237 (dans la Teichoscopie, Pollux est caractérisé comme boxeur, pux). 539 MBh. XIV, § 72 : voir note 527 ; M. Biardeau, 2, p. 597.

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propos suivants : Ulysse « me prit tout enfant, pour lui garder ses bœufs aux champs képhalléniotes. Maintenant, son troupeau ne peut plus se compter ! Jamais homme ne vit croître pareillement ses bœufs au large front » (Od., XX, v. 209-212), propos que l’on peut rapprocher de ceux tenus par Sahadeva se présentant à la cour de Virata « j’étais en charge de tous les troupeaux (de Yudhisthira) et on m’appelait Tantipala. … Faire se multiplier les vaches 540 rapidement, éviter les maladies, pour tout cela je connais les moyens. » Ces caractéristiques permettent aisément d’assimiler Philoitios à Pollux, celui des Dioscures affecté aux bovins. Quant à son offre de service pugnace, elle le rapproche d’autant plus du patron des pugilistes qu’était Pollux, maître des 541 sports sans appendices . On identifie par ailleurs la même identité d’essence chez les personnages qui correspondent au héros Pollux. Son nom de Pollux traduirait l’idée de « brillance », combinée à l’idée d’élévation vers le ciel, par suite de 542 droiture au sens physique et moral, héritage de son ascendance divine . La déclaration de fidélité, la prestance vraisemblable de Philoitios, serviteur sportif, sa rencontre au matin avec Ulysse, l’affectation aux troupeaux domestiqués, étayent déjà l’assimilation à Pollux. Elle est renforcée de son 543 nom « Philoïtios » dont le sens « à l’avenir favorable » évoque une caution 540

MBh. IV, § 10 (Sahadeva, vêtu d’un beau vêtement de vacher et ayant appris à parler comme les vachers … « je suis un vaisya, je m’appelle Aristanemi, et j’étais employé au soin des vaches… Yudhisthira avait un troupeau de huit cent mille vaches … j’étais en charge de tous ces troupeaux et on m’appelait Tantipala. Je connaissais le passé, le présent et le futur des vaches qui avaient été recensées. Faire se multiplier les vaches rapidement, éviter les maladies, pour tout cela je connais les moyens. Telles sont mes capacités. Je connais bien aussi les taureaux … ; reprenant IV, § 3 : Sahadeva répond (à Yudhisthira) qu’il prendra soin des bovins et les protégera. Il sait traire et faire le compte des vaches et on le connaîtra sous le nom de Tantipala… Il sait tout au sujet des vaches : leurs signes particuliers, leurs habitudes, leurs marques fastes. Il connaît aussi les taureaux … Il a toujours aimé cette occupation » ; Tantipala « gardien de la cordée », voir M. Biardeau 1, p. 765, n. 1. 541 Iliade, III, v. 237 ; F. Bader, 1976, p. 22, 37, n. 10 ; J. Baldick, 1994, p. 136-137 « Philoethios corresponds to Arjuna’s brother Sahadeva … forms a pair with Eumaeus » ; N. Allen, 2002c, p. 30-33 ; id., 2009b, « les deux gardiens de bétail correspondent aux jumeaux Nakula et Sahadeva … le métier modeste du couple grec, leur lien avec la nourriture, leur dualité elle-même, tout conforte leur affiliation à la troisième fonction ». 542 F. Bader, 1986, p. XII-XIV ; B. Sergent, 1992a, p. 205-238, p. 231 et parallèles établis p. 230-235 ; D. Gricourt & D. Hollard, 2010, p. 37-39. 543 W.G. Thalmann, 1998, p. 84, n. 94 ; J. Russo, 1992, p. 117, n. 185 trouve que l’emploi de l’épithète ορχαμοσ ανδρων excessive, utilisée aussi pour Eumée, serait dû à la bonne appréciation des deux personnages, mais si Eumée et Philoitios doivent être assimilés aux Dioscures, on peut rappeler que leurs modèles étaient qualifiés de rangeurs de guerriers (Il., III, v. 236-7) ; H. von Kamptz, 1982, p. 67 ; P. Chantraine,

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surnaturelle tout en traduisant sans doute son attachement à Ulysse et à sa famille, tel qu’il transparaît dans ces propos : « Salut, père étranger ! que puisse la fortune un jour te revenir ! …Une sueur m’a pris quand je t’ai vu, notre hôte, et mes yeux ont pleuré au souvenir d’Ulysse …je pense toujours à 544 notre pauvre maître » (Od. XX, v. 199-224) . Si l’on se reporte à la chanson de geste du XVe s., « Orson et Valentin », le deuxième héros est le versant entièrement « humain » des jumeaux dont le 545 nom évoque la robustesse, la bonne santé et est un chevalier accompli ; il pourrait aussi devoir son nom à un grand saint honoré le 14 février et qui aurait 546 été un des premiers évêques de Rhétie . Or la mère des jumeaux, Belissant, aurait eu pour soupirant éconduit un archevêque qui l’aurait ensuite accusée 547 d’adultère . À cet égard, l’on ne saurait oublier que l’un des Asvin est fils du Ciel, que le Pandava Sahadeva signale par son nom sa ressemblance avec un 548 dieu et que Pollux est fils de Zeus ! Sous une forme ou une autre, le caractère transcendant de l’un des jumeaux est ainsi signifié. C’est dans la continuité de cette démonstration de dévouement de ses deux serviteurs qu’Ulysse va se trouver confronté à l’agression de Ctésippos, déjà signalée, lors d’un repas. Sur cet épisode du livre XX, sont donc concentrés autour d’Ulysse tous les acteurs ressortissant de la troisième 1999, s.v. οιτοσ, « destin généralement malheureux », p. 788, ici corrigé par l’adjonction du préfixe ϕιλοσ, p. 1204-6 ; G. Dumézil, 1968, p. 87 (RgVeda, strophe I 181, 4 déclare l’autre jumeau « fils du ciel » et « fortuné »). 544 Od. XX, v. 218-225 : « du vivant de son fils, je trouverais très mal d’aller avec mes bœufs dans un autre pays, chez les gens d’autre langue ; mais qu’il est plus cruel de rester à souffrir auprès des bœufs d’autrui ! Ah ! oui, depuis longtemps je me serai enfui chez un autre grand roi ; car il se passe ici des faits intolérables ! Mais je pense toujours à notre pauvre maître : s’il pouvait revenir et balayer d’ici les seigneurs prétendants ! » ; Philoïtios est donc resté pour assister le fils, Télémaque, et ne pas l’abandonner ce qui aurait été lâcheté ; et s’il assiste péniblement au pillage, c’est qu’il espère encore le retour de son maître ; P. Chantraine, 1999, s.v. ϕιλοσ, « bienveillant », p. 1204-1206 ; sa déclaration manifeste son attachement à son maître infortuné. 545 A. Ernout & A. Meillet, 2001, s.v. valeo, p. 711-712. 546 M. Pastoureau, 2007, p. 278 ; cette date est également celle de la première fin d’hibernation de l’ours, et est donc une préfiguration de l’alternance des saisons. 547 M. Pastoureau, 2007, p. 274-277 ; D. Gricourt & D. Hollard, 2010, p. 56 font référence à une variante où la naissance résulte d’une étreinte incestueuse avec son frère, ce qui permet le rapprochement avec l’histoire d’Aranrhod et Gwydion qui est le représentant de l’aspect magico-religieux de la fonction souveraine, voir Ph. Jouët, 2012, p. 527s. 548 B. Sergent, 1992a, p. 229-230 et p. 231 : « le nom du second évoque d’une manière ou d’une autre une position dressée, surplombante ou éminente » ; D. Gricourt & D. Hollard, 2010, tableaux p. 42 et 53 ; N. Stchoupak, et alii, 1987, p. 823 « avec les dieux ».

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fonction, positifs : Eumée, Philoïtios, comme négatifs : Melanthios, Ctésippos. Le seul point de brouillage dans l’assimilation aux Dioscures pourrait être que l’ascendance « anoblissante » du Dioscure Pollux, et du Pandava Sahadeva, semble être rejetée sur Eumée/Castor/Nakula dont l’ascendance humaine est ici plus gratifiante que celle de Philoïtios, jamais 549 mentionnée . Cette appréciation est toutefois à corriger du fait que Sahadeva est « semblable à un dieu » indéterminé quand Philoïtios exprime sa qualité d’« ami » de manière détournée. Mais Eumée et Philoitios, l’un comme l’autre, sont qualifiés de serviteurs (bouvier, porcher), d’une loyauté à toute épreuve. Or ce sont des traits déterminants évoqués tant pour les Asvin que 550 pour les Pandava fils de Madri . Par ailleurs, représentants de la troisième fonction, ils sont généralement indispensables aux deux premières fonctions pour faire face à une épreuve ou pour constituer la société complète. Que ce soit en Inde dans la descendance de Pandu et Madri, à Rome avec l’intégration des Sabins, chez les Scandinaves avec l’accueil des Vanes, les ressortissants de la troisième 551 fonction sont agrégés aux deux premières pour résoudre une crise . Or ici, avant d’affronter les Prétendants, Ulysse s’assure une nouvelle fois de la fidélité de ses deux serviteurs (Od. XXI, v. 193-198). Puis, même si cela lui a été suggéré par Eumée (Od. XIV, v. 64-65), il leur promet de les combler de bienfaits et de les considérer comme frères de Télémaque, ce qui revient à établir en leur faveur un lien de parenté analogue à celui des Pandava Nakula

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Eumée, fils de Ctésios, maître de deux villes à Syros (Od. XV, 412-414) est socialement et humainement distingué (Castor fils de Tyndare) tandis que Philoïtios[Pollux/Sahadeva] n’a pas d’origine caractérisée (alors que Pollux est fils de Zeus) ; Sahadeva « avec les dieux », voir N. Stoupak, et alii, 1987, p. 823. 550 Pour les Aswins serviteurs, voir par exemple RgVeda, Langlois, p. 189, hymne III aux Aswins appelés à l’aide ; p. 226-227, hymne III aux Aswins, dieux secourables ; p. 256-257, hymne XI aux Aswins) ; sur la serviabilité des Pandava jumeaux, MBh. II, § 33 : lors de la cérémonie du sacre, Yudhisthira charge Sahadeva de rassembler tous les ingrédients et récipients nécessaires puis de convier tous les invités ; quant à Nakula il est envoyé chercher leurs cousins ; II, § 68 Bhima demande à Sahadeva d’apporter du feu ; II, § 73 : Dhrtarastra énonce le caractère différentiel des jumeaux sous la forme « dans les jumeaux, ces hommes éminents, est la pure obéissance à leurs supérieurs » ; XVII, § 2 : Bhima interroge Yudhisthira sur la chute de Sahadeva dans l’ascension du mont Meru : « c’était le plus obéissant à eux tous et dénué de tout égoïsme » ; on peut aussi y adjoindre le cas de Gushtasp qui, tout en prenant ses distances vis-à-vis de son père, agit constamment en proposant ses services à différents maîtres, voir S. Wikander, 1958, p. 66-96, p. 67 ; G. Dumézil, 1968, p. 6869 ; id., 1994, p. 147-151 ; N. J. Allen, 2002c, p. 27-40, p. 31-32 ainsi que J. Baldick, 1994, p. 136-137 procèdent à la même identification que celle proposée ici. 551 G. Dumézil, 1968, « les trois composantes de Rome », p. 285-302 ; D. Briquel, 1974, p. 690-701 et tableau p. 694 ; J. Loicq, 1988, p. 69-70.

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et Sahadeva vis-à-vis des Pandava Yudisthira, Bhima et Arjuna ! Pendant le combat, nous les verrons prêter main-forte à Ulysse et Télémaque, en tout point conformément à leur « vocation ». D. Poli a relevé qu’une épithète généralement attachée aux noms de personnes nobles, « conducteur d’hommes », est associée six fois à Eumée et deux fois à Philoitios, ce que l’on peut rapprocher du qualificatif des Dioscures dans la bouche d’Hélène du 553 haut des murs de Troie « rangeurs de guerriers . Eumée et Philoïtios 554 correspondent ainsi exactement aux Asvin, aux Dioscures et relèvent bien de la troisième fonction, favorisant la santé et la prospérité nourricière, mais aussi différenciés par leur vocation particulière : Nakula assesseur de Bhima, plus combatif que Sahadeva, administrateur civil. On en a d’ailleurs une autre illustration dans le monde celto-romain sur l’une des pierres du pilier des Nautes de Paris. Sur ce monument, sont ainsi mis en parallèle deux couples dont l’un – clairement identifié - est celui des Dioscures : Castor et Pollux représentés de manière identique sous la forme de soldats romains debout, armés d’une lance, et tenant par le licou leur monture équine ; tandis que la paire corrélative est composée d’un personnage âgé, chauve et barbu, assis de face, au crâne planté d’andouillers ornés de torques : CERNVNNOS, et d’un personnage athlétique, plus jeune, agenouillé devant un arbre, agrippant un serpent qu’il s’apprête à frapper d’une arme dont 555 ne subsiste que la poignée : SMERTRIOS . En ces deux divinités D. Gricourt et D. Hollard reconnaissent les équivalents celtiques des Dioscures : l’un s’assimilant à un animal sylvestre, réputé pour la régénération périodique de ses bois, mais aussi symbole de la période automnale et hivernale, sombre ; tandis que l’autre est le jeune héros de la période claire, celle du renouveau, 556 ici totalement humanisé . Or sur ce monument le Dioscure âgé (Cernunnos) 552

Odyssée, XXI, v. 214-216 : « je vous marie tous deux, je vous donne des biens, je vous bâtis une maison près de la mienne et, pour moi, désormais, vous êtes les amis, les frères de mon fils ! » ; N.J.Allen, 2002c, p. 36 (§ 15) ; dans le Mahâbhârata, Draupadi est la femme commune aux trois fils de Kunti (Yudhisthira, Bhima, Arjuna) et aux deux fils de Madri (Nakula, Sahadeva). 553 Iliade, III, v. 236 : kosmêtoré laôn ; D. Poli, 1992, p. 378 : orchamos andrôn ; J. Russo, 1992, p. 117, n. 185 ; A. Bonnafé, 1984, p. 181-189 ; P. & A. Sauzeau, 2017, § 16, p. 190-191. 554 W.G. Thalmann, 1998, relève p. 93 qu’au moment du combat, les deux serviteurs sont cités sous la forme d’une paire indissociable et indistincte comme le nombre duel dmoe le signale ; pour l’auteur, c’est une indication d’un statut social inférieur ainsi rappelé, mais c’est également comparable avec les appellations génériques « Açvin, Nasatya, Dioscures » ! 555 P.-M. Duval, 1989, p. 433-462, 447-452 ; arme interprétée comme une massue non polie, p. 451 mais ne serait-ce pas une lame feuillue ? 556 D. Gricourt, D. Hollard, 2010, p. 236 ; son arme dotée d’une poignée n’est-elle pas identifiable à un bourgeon, formant un glaive plutôt qu’une massue ? D. Poli, 1992,

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porte, accrochés à ses andouillers, des torques, symbole traditionnel des 557 richesses, fréquemment recélées par l’Outre-tombe, enfouies sous terre , tandis que le Dioscure jeune (Smertrios) porte dans son nom même l’idée 558 d’abondance et de prévoyance . En ceci, on retrouve parfaitement le domaine d’excellence des Asvin indiens, pourvoyeurs et bienfaiteurs de la nature sous toutes ses formes. Si l’on identifie Eumée à un serviteur au caractère plus rassis, qui s’est édifié une petite ferme, vivant dans un milieu agreste, éventuellement âgé, on peut l’assimiler à Nakula, Castor et à Cernunnos ; en revanche, Philoïtios semble plus jeune, plus combatif, s’occupant d’animaux domestiqués, traits qui le rendent plutôt comparable à Sahadeva, à Pollux et à 559 Smertrios . L’un comme l’autre ont en outre entretenu et augmenté le cheptel du roi en son absence, tout comme Nakula et Sahadeva se sont vantés de le faire lorsqu’ils ont présenté leur candidature au roi Virata (MBh.IV, § 10 (S) et § 12 (N). 2 - Un guerrier en devenir La deuxième fonction est vraisemblablement reconnaissable en Télémaque qui porte dans son nom le qualificatif du combat « -maque », en part. p. 376-378 note qu’Eumée n’a jamais envisagé de quitter Ithaque alors que Philoitios a eu la tentation de s’enfuir pour sauver ses troupeaux et se battre contre les prédateurs (Od. XX, v. 222-223) ; cette différence d’attitude est nettement retranscrite sur le monument des Nautes puisque l’un est statique, l’autre mobile ; de plus Eumée est qualifié 18 fois de dios uphorbos, « divin porcher », ce qui renverrait aux titres sacerdotaux et héroïques d’âge mycénien alors que celle de « divin bouvier » n’apparaît jamais sauf sous la forme personnalisée « ô divin Philoitios », argument pour faire du porcher l’introducteur privilégié du roi (on reviendra sur ce point infra) ; mais n’y-a-t-il pas là une différenciation destinée à marquer le caractère chthonien d’Eumée euphémisé (voir les nombreuses périphrases désignant le souverain de l’Autre Monde), alors que le héros printanier, diurne et combatif (comme la nature) se devait d’être nommé ? 557 J. Haudry, 2002, chap. 4 : colliers, pendentifs et torques prémonétaires ; B. Cunliffe, 2006, p. 209-211 ; on mettra en parallèle l’autel de Reims sur lequel on voit le dieu Cernunnos portant sur le bras une bourse/corne d’abondance qu’il déverse entre un taureau et un cerf, ill. 9, p. 551 in D. Gricourt & D. Hollard, 2010 ; voir aussi p. 125 ; et surtout p. 473-480. 558 P.-M. Duval, 1989, p. 289-302, p. 297-298 (un dieu-héros indigène protecteur de la prospérité) ; X. Delamarre, 2001, s.v. smero, smerto, p. 234-235 ; Ph. Jouët, 2012, p. 910 « Smertrius » (*smer- prévoyance, providence), et p. 868 Ro-smerta. 559 S. Wikander, 1957, p. 79ss., 86-90 ; N. Stchoupak et alii, 1987, p. 823 ; P. Faure, 1980, p. 32-34 interprète le nom d’Ulysse comme « le petit », ce qui coïncide exactement avec l’interprétation de S. Wikander pour la préférence marquée à Sahadeva, p. 86s. ; rappelons qu’Ulysse se présente comme frère cadet d’Idoménée, Od., XIX, v. 181-184 ; et est identifiable à Pollux (voir supra).

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même si le préfixe est mal défini puisqu’on hésite pour savoir si le nom du 560 jeune homme signifie « combattre de loin » ou « combattre au loin » . De ces deux possibilités, la première doit être la meilleure, car, même si Télémaque 561 va aux frontières du monde lors de son voyage à Pylos et à Sparte , il n’est confronté à aucun adversaire, alors que, se jetant dans le combat aux côtés de son père contre les prétendants, c’est pour abattre un ennemi d’un jet de sa 562 lance . Quoique son voyage organisé par Athéna soit souvent qualifié d’initiatique, il semble être surtout destiné à lui faire acquérir de la maturité en se confrontant à des autorités éminentes ; en rentrant à Ithaque, après avoir reconnu son père, il montre une assurance nouvelle, à l’assemblée et au sein de la maison royale, et prend ses dispositions pour assurer une réelle protection à ses obligés. Aux côtés de son père, il prend part à l’organisation de l’affrontement par le transport des armes (Od. XIX, v. 31-33), mais il oublie de verrouiller tous les accès au stock d’armes (Od XXII, v. 154-156), signe qu’il n’est pas encore un guerrier accompli. Puis il rejoint son père sur le seuil de la salle (XXII, 95) avant d’aller s’équiper et pourvoir Eumée et Philoïtios d’un armement comparable (101-104). Ceci fait, « leur groupe se tint autour du sage Ulysse » (v. 115) et il peut alors faire l’apprentissage d’une guerre régulière, front contre front. Enfin il ne faut pas oublier que, de tous les participants au concours, il est le seul à montrer qu’il pourrait réellement bander l’arc de son père, et ainsi tirer de loin sur des adversaires. Seul le signe 563 d’Ulysse le dissuade d’aboutir . 3 - Un roi complet Quant à la première fonction, elle est évidemment attribuable à Ulysse, qui a été légitimé par les Phéaciens dans l’ensemble des trois domaines

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P. Chantraine, 1999, s.v. μαχομαι, p. 673 ; H. von Kamptz, 1982, p. 72. B. Sergent, 1986, p. 5-39 ; P. Sauzeau, 1998, p. 80-83 ; voir aussi supra la comparaison entre Ulysse recherché par Télémaque, et Lleu Llaw Gyfes recherché par Gwyddion. 562 Odyssée, XXII, v. 89-93 : « Tirant son glaive à pointe, Amphinomos bondit pour attaquer le glorieux Ulysse et dégager la porte. Mais déjà Télémaque lui plantait dans le dos, entre les deux épaules, sa lance, dont le fer sortit par la poitrine. Amphinomos tomba ; on l’entendit donner du front contre le sol » ; voir infra, le combat de Télémaque ; même lorsqu’il rentre de Pylos, Athéna lui fait éviter un traquenard qui aurait pu être une occasion de passer cette expérience probatoire. 563 N. Allen, 2009b : « il est bien sûr doué pour la guerre : pour parler à l’Assemblée, il ceint son épée ; il sait bander l’arc d’Ulysse ; il veut bien maintenir la tradition héroïque familiale ; … mais ce qui domine c’est sa jeunesse et un certain manque de confiance ». 561

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fonctionnels grâce à leurs cadeaux, totalité que doit maîtriser le souverain . Depuis son arrivée sur le sol d’Ithaque, il est en contact direct avec le Divin 565 en la personne d’Athéna, sa protectrice et son inspiratrice . Sur l’indication donnée par Télémaque, il graciera l’aède Phémios et le héraut Médon 566 contraints à œuvrer pour les prétendants . Fidèle à sa réputation d’intelligence, il met au point le plan pour éliminer les prétendants après avoir sondé la fidélité de ses serviteurs. Mitra et Varuna, le Pandava Yudhisthira transparaissent dans ces actions. Le jour de la fête d’Apollon, il impose sa participation au concours à l’arc, puis saute sur le seuil du mégaron et flèche 567 à tout va les prétendants : Antinoos, Eurymaque, … , avant de parachever la tâche, à la lance ou à l’épée : Agelaos, Leiodès, …. Il est à nouveau le combattant valeureux qu’il a été sous les murailles de Troie, mais surtout, Roi revenu, il est à mettre sur le même plan qu’Arjuna. Enfin, justicier, il fait ligoter Melanthios avant de le supplicier (XXII, 173-174 et 474-477), et donne l’ordre de punir les servantes infidèles qui avaient avili sa propriété, après qu’elles ont nettoyé le palais (XXII, v. 437-445). Pour finir, il ordonne à ses gens de danser en musique pour donner le change et faire croire aux noces de 568 la reine (XXIII, v. 133-135, 143-147) ! Tout cela le fait donc rayonner 564

Odyssée, VIII, v. 389-442 ; G. Dumézil, 1982b, p. 141-149 ; B. Sergent, 1998, p. 96-101 ; id., 1995c, p. 273-276, § 229-230. 565 À son arrivée à Ithaque : Od., XIII, v. 221 : « Athéna vint à lui » ; v. 299-302 : « tu n’as pas reconnu cette fille de Zeus, celle qu’à tes côtés, en toutes tes épreuves, tu retrouves toujours, veillant à ta défense, celle qui te gagna le cœur des Phéaciens » ; XVI, v. 167-221 : Athéna métamorphose Ulysse pour qu’il se fasse connaître de Télémaque ; XIX, v. 33-34 : « de sa lampe d’or, c’est Pallas Athéna qui faisait devant eux la plus belle lumière » (lorsqu’ils transportent les armes hors du mégaron) ; XXII, v. 205-210 : « la fille de Zeus, Athéna, vint à eux ; de Mentor, elle avait et l’allure et la voix ». Ulysse : « Sauve-nous du malheur, Mentor, et souviens-toi des services rendus par ton vieux compagnon : nous sommes du même âge ! Mais, dans son cœur, ces mots étaient pour Athéna : il avait reconnu la meneuse d’armées ». 566 Odyssée, XXII, 330-377 ; intervention salvatrice de Télémaque (v. 354-368) pour l’aède Phémios et le héraut Médon. 567 Odyssée, XXI, v. 258-259 : Antinoos à Eurymaque « oublies-tu quelle fête, aujourd’hui, célèbre notre peuple ? et tu sais de quel dieu ! … Comment tirer de l’arc aujourd’hui ? » ; XXII, v. 7 : Ulysse « voyons si je pourrais obtenir d’Apollon la gloire » ; Ph. Monbrun, 2007, p. 33, 121-128, 168-170. Ce « sacrifice à Apollon » pourrait correspondre à celui que l’on faisait à Lug ( ?), lors de la fête de Lugnasad, au 1er août (B. Sergent, 1992b, p. 391-401, p. 397) ; coïncidence à prendre en compte puisque Ulysse annoncera son départ après avoir remis le royaume en ordre pour une dernière mission, peut-être dans la saison sombre, voir infra ; sur le jour d’Apollon, M. Meulder, 2002b, p. 17-39, p. 19 et n. 15 ; saut sur le seuil, voir M. Detienne, 1998, p. 20, 25, 30, 35 et 42, 60. 568 Odyssée, XXII, v. 437-456 (nettoyage) ; on notera que les différents éléments exposés apparaissent déjà sur le bouclier d’Achille (Iliade, XVIII, 468-617) et que la

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successivement sur les champs de la deuxième, puis de la première, enfin de la troisième fonction. En conclusion, cela revient à ce qu’il signe un nouveau 569 contrat passé avec la Souveraineté d’Ithaque .

C - Combat du bien et du mal Ayant recouvré l’arc d’Iphitos qu’il est seul à pouvoir bander, Ulysse se poste à l’entrée de la salle de banquet et commence par flécher Antinoos, le prétendant le plus noble mais aussi le principal meneur des prétendants qui 570 avait imaginé tuer Télémaque sur le chemin de son retour de Sparte . Par cet acte inaugural, Ulysse abat le principal représentant de la première fonction dans ce qu’elle a de caractéristique varunienne (violence, voire cruauté …). L’instant de stupeur passé, Eurymaque s’efforce de convaincre le maître des lieux de la seule responsabilité d’Antinoos et d’accepter une compensation matérielle (XXII, v. 45-59). Mais face à l’inflexible détermination d’Ulysse qui déclare « Vous pourriez, Eurymaque, m’apporter tous vos biens … mon bras continuerait encor de vous abattre » (v. 61ss.), il se reprend et assume pleinement son statut de représentant de la fonction guerrière : « Amis, vous l’entendez ! rien ne peut arrêter ses mains infatigables ; … ne pensons qu’à lutter. Allons ! glaives au vent ! contre la pluie de mort, prenons pour bouclier nos tables et, fondant sur lui tous à la fois, tâchons de le chasser du seuil et de la porte. … À ces mots, Eurymaque avec un cri sauvage sortait son glaive à pointe » (70-80), et est immédiatement arrêté dans son élan par la deuxième 571 flèche d’Ulysse . D’emblée, les deux principaux représentants hostiles des fonctions supérieures sont éliminés par Ulysse, tandis que Amphinomos, - deuxième incarnation de la première fonction -, est le troisième tué, cette fois-ci par Télémaque (v. 89-94). Pendant que son fils va s’équiper, Ulysse se sert du

scène de danse se réfère justement à la 3e fonction ; B. Sergent, 1995c, p. 274 (§ 230 : exercice de la justice et rétablissement du droit), et (§ 229, p. 274 : organisation fictive de « noces royales » signifiant la prise de possession du trône préfigurant sa nuit avec Pénélope) ; déjà A. Yoshida, 1964b, p. 5-15. 569 On notera un exemple parallèle reconnu par F. Blaive, 2012, p. 131-144. 570 Odyssée, XXII, v. 7 : « sur Antinoos, il décocha la flèche d’amertume » ; v. 15ss. « Ulysse avait tiré ; la flèche avait frappé Antinoos au col : la pointe traversa la gorge délicate et sortit par la nuque. L’homme frappé à mort tomba à la renverse ». 571 Odyssée, XXII, v. 81-88 : « mais le divin Ulysse le prévint et tira : la flèche, sous le sein, entra dans la poitrine et courut se planter dans le foie ; Eurymaque laissa tomber son glaive et, plongeant de l’avant, le corps plié en deux, s’abattit sur la table, en renversant avec les mets la double coupe ; le front frappa le sol ; le souffle devint rauque ; le fauteuil, sous le choc des talons, culbuta ; puis les yeux se voilèrent » ; J.L. Desnier, 2011, p. 81, 83.

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contenu de son carquois pour abattre le maximum de prétendants dispersés dans la salle. Cette réserve balistique épuisée, ses adversaires sous la conduite du fils de Damastor, Agélaos, tentent de se regrouper pour une contre-attaque classique de guerriers armés conventionnellement de piques et d’épées, formant ainsi un corps de bataille d’apparence hoplitique : « Lançons nos longues piques, mais pas tous à la fois ! Allons ! les six premiers ! tirez ! et plaise à Zeus de nous donner la gloire d’abattre cet Ulysse ! ... Agélaos dit ; suivant son ordre, les six premiers tirèrent » (XXII, 251-255). Malgré la discipline tactique mise en place par Agélaos, - personnage dont le nom indique qu’il « conduit l’armée du peuple » -, cette contre-attaque échoue en raison de l’intervention d’Athéna qui égare leurs traits. Agélaos est également 572 tué par Ulysse en personne . De la sorte le roi restauré intervient efficacement dans le champ de la troisième fonction puisqu’il a d’une part décimé la masse anarchique des assaillants, et d’autre part le chef qui avait organisé le dernier commando. Ces éléments factuels correspondent exactement à ce que sont encore les Asvin et les Nasatya, c’est-à-dire l’expression multiple de la troisième fonction, la richesse en hommes. Le nom d’Agelaos peut incarner cette troisième fonction sous une forme que l’on retrouve à Rome en la personne du dieu Quirinus, patronnant les quirites, citoyens appelés à se muer 573 en milites pour la défense de l’Etat . Mais aussi d’une autre manière, directement signalée par les hymnes qui honorent les Asvin auxquels est associé le dieu Pusan, connu pour entretenir et favoriser les troupeaux. Reconnu comme étant un équivalent du dieu grec Pan, Pusan et donc Agelaos qui organise la troupe des derniers prétendants se retrouvent en exacte 574 communauté d’action . 572

Odyssée, XXII, v. 292-293 : « Ulysse alors, courant au fils de Damastor, le tue à bout de pique » ; P. Chantraine, 1999, s.v. αγω, p. 17-18 et λαοσ, p. 619-620 ; JL. Desnier, 2011, p. 82-83 et notes ; Od., XX, v. 324-325 : tout comme Amphinomos, Agelaos avait pourtant fait preuve auparavant de réserve en déclarant « cessez de maltraiter et cet hôte et tous ceux qui servent au logis de ce divin Ulysse » ; pour l’agela spartiate conçue comme troupeau, voir N. Richer, 2012, p. 441s. et notes ; chef du « commando », Agelaos joue le rôle de chef de troupeau comme Ulysse avait été assimilé au bélier passant en revue ses brebis sous les murailles de Troie (Il., III, 195198), et constitue ainsi la face sombre du modèle clair de 3e fonction qu’est Ulysse ; à noter que l’Epitomé, 7.28 mentionne parmi les prétendants de Samé : Agelaos (tué par Ulysse), Elatos (tué par Eumée), Ctésippos (tué par Philoitios) ; E. Benveniste, 1969, 2, p. 90-95 (laos). 573 G. Dumézil, 1974, p. 270-277 ; D. Briquel, 1996, p. 99-120 ; id., 2002, p. 44-47 ; voir aussi B. Sergent, 2004b, p. 270-284. 574 E. Pirart, 1995, RS 1.184.3 (p. 390) : « Ô Pusan, ô Nasatya, pour la splendeur, comme des fabricants de flèches, puisque vous êtes des Deva, vous avez conduit le cortège nuptial de la fille du Soleil. Vos chevaux disposés en triangle ondoient, nés

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Enfin, ne pouvant décemment éliminer lui-même Amphinomos qui était intervenu en faveur du Mendiant, et incarnait la première fonction dans ses aspects juridiques et religieux, Ulysse abat celui qui veillait aux sacrifices, et avait été le premier à tenter l’épreuve de l’arc, Liodès (XXII, 326-327). Celui-ci représentait une alternative commode pour illustrer du moins en partie ce champ fonctionnel. En exerçant son savoir au profit des prétendants, l’haruspice Liodès illustrait une forme dévoyée de la religion, domaine 575 relevant plutôt de Mitra . En éliminant un représentant perverti de chacune des trois fonctions : Antinoos et Liodès, Eurymaque, Agélaos, Ulysse s’impose donc comme le Souverain apte à rétablir le fonctionnement harmonieux du royaume. On a naturellement tendance à chercher en Arjuna le parallèle indien du Mahâbhârata qu’incarnerait Ulysse. Le nombre élevé de points de 576 convergence des deux héros va dans ce sens . On retiendra dans l’immédiat : la possession d’une arme prodigieuse, un arc dénommé Gandiva ; la conquête d’une reine à l’issue d’une compétition initiatique, Draupadi ou Pénélope ; la revanche prise sur des usurpateurs ! La seule différence apparente serait qu’Ulysse anéantit symboliquement les trois fonctions connotées négativement, alors que l’exploit majeur, paradigmatique, d’Arjuna est d’avoir « seulement » vaincu Karna, son demi-frère solaire et adversaire acharné du roi Yudhisthira, les autres adversaires importants étant plutôt 577 éliminés par Bhima . Ce serait cependant oublier que le rôle d’Arjuna sur le champ de bataille a été déterminant puisqu’il a, aux quatre coins du terrain, des eaux, comme les jougs que l’abondant Varuna a passé à la flamme » ; RS. 1. 186.10 (p. 396) : « Mettez les Aswin et Pusan sous le charme du rituel afin qu’ils nous aident car ils sont particulièrement énergiques » ; G. Dumézil, 1968, p. 4950 (SatapathaBrahmana, VII 2, 2, 12) ; F. Bader, 1989, p. 30-46, § 11.1 et ss. ; § 17, p. 43 « Pan et Pusan illustrent l’aspect de la 3e fonction dumézilienne caractérisée par l’importance du grand nombre » et n. 130 : concept lié à la croissance néolithique ; Ph. Borgeaud, 1979, p. 18. 575 Odyssée, XXI, vers 144-153 : même si l’haruspice « seul il avait horreur de leurs impiétés et leur montrait son blâme », v. 145-7 ; et XXII, v. 312-328 (tué par Ulysse) ; G. Dumézil, 1977, p. 61s., 74 (Mitra assimilé au brahman) ; P. & A. Sauzeau, 2017, p. 192, fin § 17. 576 Travaux de N. J. Allen, 1996, p. 1-20 ; id., 1999a, p. 151-167 ; 1999b, p. 403-418 . 577 MBh., VII, § 146 : Arjuna tue Jayadratha car il avait fait vœu de se suicider s’il ne parvenait pas à l’éliminer dans le délai qu’il s’était prescrit ; mais son exploit obligé est la mort de Karna (MBh. VIII, § 91) ; alors que Bhima, héros guerrier par excellence, en détruit beaucoup d’autres (VII, § 24-26) ; VII, § 127, 128 ; VII, § 1356 (5 fils de Dhrtarastra), 147 (31 fils de Dhrtarastra), 157 (10 fils de Dhrtarastra, le frère de Karna, 5 frères de Sakuni) ; Bhima tue Duhsasana (MBh. VIII, § 83), tue Duryodhana (MBh. IX, § 55-59) ; Bhima avait même battu Karna à plusieurs reprises (VII, § 129, 131-134, 135-136, 137-139) mais s’était abstenu de le tuer puisque cette tache était dévolue à son frère Arjuna.

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redressé des situations critiques . Arjuna est donc LE guerrier par excellence, comme l’est Ulysse, auteur manifeste de l’essentiel du massacre, et dont le fils est encore novice en l’art de la guerre. En outre, l’aspect trifonctionnel semble être plus prégnant en Occident qu’en Orient, s’imposant plus clairement dans différents actes ou situations de la vie « courante » ! Enfin, on ne peut oublier les éléments de la démonstration de N. Allen qui maintiennent Arjuna dans le modèle trifonctionnel tout en en faisant le 579 meilleur représentant de la royauté du fait de sa relation totale avec Indra . D’essence guerrière, le roi indien se retrouve en Ulysse qui démontre sa 580 suprématie sur les trois composantes . Les forces en présence étant numériquement ce qu’elles sont, l’incarnation « étymologique » de la seule fonction guerrière appuyant Ulysse, son fils Télémaque, intervient dans un moment décisif en tuant Amphinomos d’un coup de lance avant de rejoindre son père. On a pu, dans une étude précédente, l’assimiler à un acontiste, soit un guerrier novice puisqu’il n’avait jamais combattu jusqu’alors, et que le fait de tuer Amphinomos dans le dos apparente son action à celle des coups de main dans les zones frontalières où sont déployés ces jeunes gens en cours de formation. Son « exploit initiatique » accompli, Télémaque se rangeait ensuite au côté de 581 son père, intégrant ainsi les rangs des guerriers expérimentés . En revanche, si l’on poursuit une mise en parallèle avec le Mahâbhârata, des indices supplémentaires et concordants apparaissent pour faire véritablement de Télémaque un avatar de Bhima. Certes, le guerrier novice Télémaque n’a guère la stature d’un Bhima voire d’un Ajax fils de 582 Télamon , mais deux faits étroitement liés sont évocateurs. Son exploit initiatique est la mise à mort d’Amphinomos, le prétendant préféré de

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Arjuna redresse des situations : MBh. VII, § 16 (M. Biardeau, 2, p. 130) ; VII, § 27-30 ; VIII, § 18 ; etc. 579 C’était déjà le cas d’Achille comme on l’a vu ; N. Allen, 1999b, p. 403-418 ; MBh. III, § 37 ss. (Biardeau, 1, p. 448ss.). 580 B. Sergent, 1995c, p. 271-276 ; D. Dubuisson, 1978b, p. 21-34 ; D. Briquel, 2002, p. 41-44. 581 Odyssée, XXII, v. 99-100 (rejoint son père) ; v. 262-284 (équipe d’Ulysse); J.L. Desnier, 2011, p. 83 ; le régime de la cité n’étant pas encore instauré, on ne peut qualifier les combattants d’hoplites, même si les hommes autour d’Ulysse puis ceux qui se regroupent autour d’Agelaos en formation disciplinée pourraient évoquer semblable dispositif ; voir F. Vian, 1968, p. 53-68, p. 67 (exploit à valeur probatoire, ici amoindrie) ; et P. Vidal-Naquet, 1968, p. 162-166, p. 167 (début Ve s.) ; éphébie, période de formation militaire, p. 176-181 (aux frontières). 582 Supra la démonstration des rapprochements possibles entre Bhima et Ajax, dans l’Iliade ; mais il pourrait être rapproché d’Ajax, fils d’Oïlée pour certaines méthodes de combat, voir supra ; N. Allen, 2009b.

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Pénélope qui peut incarner la première fonction . Amphinomos affrontant Ulysse pour le déloger de la porte, « déjà Télémaque lui plantait dans le dos, 584 entre les deux épaules, sa lance dont le fer sortit par la poitrine » . Ceci revient à dire que la mort infligée par Télémaque ne l’est pas à l’encontre d’un fuyard ! Son action est sans doute légitime dans un moment périlleux, mais elle paraît peu respectueuse des codes de l’honneur guerrier. Or, dans ses exploits majeurs, Bhima tue ses adversaires Duhsasana et Duryodhana en leur lançant son arme de prédilection, sa massue, et pour l’un d’entre eux, Duryodhana, de façon déloyale en lui brisant les cuisses. La manière de 585 combattre de Bhima est à cette occasion unanimement condamnée , mais elle lui a permis d’éliminer le représentant nuisible de la première fonction régalienne, rival de Yudhisthira aîné des Pandava, et usurpateur du trône. Duryodhana était malgré tout le souverain des Kaurava, et il peut donc être assimilable à Amphinomos. D’autant plus que, après avoir reçu le conseil d’arrêter la guerre contre les Pandava devenue ingagnable et illégitime, il avait décidé malgré tout de la poursuivre, ayant compris qu’il était allé trop loin 586 pour faire marche arrière . Or, de son côté, Amphinomos n’avait pas compris l’avertissement du Mendiant lui signifiant qu’il serait bon pour lui de se désolidariser totalement des impies plutôt que d’être entraîné dans la 587 catastrophe imminente . Pour avoir ignoré ce conseil, Amphinomos se retrouva à partager le sort des autres prétendants lors du combat final. C’est donc en ce sens que Télémaque et Amphinomos peuvent parfaitement refléter la situation respective de Bhima et Duryodhana ! Réenvisageons maintenant l’assistance apportée par Eumée et Philoitios à Ulysse. Juste avant d’entrer dans la salle où se déroulera le sanglant affrontement, Ulysse se fait reconnaître de ses deux serviteurs, obtient de leur part un nouveau serment de fidélité, et les enrôle en leur 588 donnant ses instructions . De l’un, Philoïtios, adepte du noble art et bouvier, nous avons déjà dit qu’il pouvait fonctionnellement incarner Pollux même s’il semble d’extraction moins noble qu’Eumée. Ceci fait qu’au porcher revient le rôle de Castor. Comme les Dioscures sont des équivalents des Açvin / Nasatya, serviteurs des dieux, et des jumeaux Pandava, il convient logiquement d’assimiler Philoïtios à Sahadeva et Eumée à Nakula. Le 583

Odyssée, XVI, v. 397-398 (apprécié de Pénélope) ; voir supra. Odyssée, XXII, 91-93. 585 MBh. VIII, § 83 (Duhsasana) ; MBh. IX, 55-60 (Duryodhana). 586 MBh. VIII, § 88 : le fils de Drona conseille à Duryodhana de faire la paix avec les Pandava car les signes néfastes annoncent un désastre pour les Kaurava, mais Duryodhana se rappelle la haine inextinguible de Bhima à son égard et se résout à poursuivre le combat. 587 Odyssée, XVIII, v. 128-150. 588 Odyssée, XXI, v. 193-241. 584

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meilleur exemple de l’étroite collaboration des deux hommes au service d’Ulysse est l’action commune menée pour capturer Melanthios (XXII, v. 178-201), péripétie sur laquelle on reviendra. Or, dans le combat contre les Prétendants, Eumée est d’abord blessé par Ctésippos, - le prétendant théoriquement réputé pour sa richesse « en chevaux » -, mais parvient à tuer Polybe, un autre prétendant dont le nom même signale des affinités avec les 589 bovins, composante essentielle de la troisième fonction, nourricière . Hormis cette mort, le personnage n’a cependant guère d’existence dans le récit. De son côté, Philoïtios réussit à tuer Ctésippos, deuxième représentant de la troisième fonction connu aussi pour son mépris des lois. Dans une étude précédente, on avait signalé le fait que, dans ce scénario, cela revient à faire tuer le représentant « chevalin » par le spécialiste des bovins et le représentant 590 bovin par le spécialiste des porcs . D’où la conclusion : « Le poète en entrelaçant l’action des vainqueurs et de leur victime respective matérialise en quelque sorte la profonde solidarité qui unit les deux serviteurs ». Il faut toutefois rappeler une observation de G. Dumézil concernant le sort différent de certains jumeaux dans le monde indo-européen. Il semble que le frère affecté au monde des équidés soit fréquemment 591 victime lors d’événements où les bovins sont en cause . Ceci s’explique naturellement du fait que le jumeau proche des chevaux souvent employés dans des activités guerrières est exposé plus souvent que son frère à un destin périlleux sans que le conflit ne soit forcément noué entre les deux frères. Or si l’on considère que le Poète a joué avec les noms des adversaires d’Ulysse (Antinoos, Eurymaque), il est concevable qu’il ait pratiqué de même avec celui de Ctésippos. Philoitios le bouvier a certes tué Ctésippos au tempérament de palefrenier, mais Ctésippos maniant un projectile tel qu’une patte de bœuf n’était-il pas plutôt un prétendant associé naturellement aux activités agricoles pacifiques ? À ce titre, on comprendrait mieux ainsi qu’il a d’abord blessé Eumée en lequel on propose de reconnaître un émule de Castor, familier des chevaux, avant d’être tué « plus logiquement » par Philoitios. Ces observations confrontées aux résultats de S. Wikander, G. Dumézil, B. Sergent et E. Pirart, permettent de dresser le tableau suivant : 589

Odyssée, XXII : Eumée tue Elatos (v. 267), puis est blessé par Ctésippos (v. 279280); Eumée enfin tue Polybe (v. 284) ; P. Chantraine, 1999, s.v. πολυσ, abondant, p. 927, et βουσ, bovin, p. 190-191 (Polybe) ; P. Wathelet, 1988, 2, p. 892, n° 281, C.. 590 JL. Desnier, 2011, p. 84 ; Odyssée XXII : Philoïtios tue Peisandros (v. 268), puis tue Ctésippos et le raille (v. 285-291) ; il faut cependant noter que Ctésippos (« possesseur de chevaux ») blesse d’abord Eumée (porcher par défaut de chevaux sur Ithaque), ce qui corrobore partiellement peut-être le rapprochement effectué avec Castor, tué par son cousin Idas. 591 G. Dumézil, 1968, p. 87-88 ; D. Briquel, 1977, p. 253-257 ; A. Meurant, 2000, p. 85-94 (reprenant p. 90s. Ov., F. II, v. 371-37).

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LES JUMEAUX : origines, compétences et adversaires ÉQUIDES BOVIDES Asvin – Nom relatif au cheval Ayuin – Nom relatif à Nasatya Nasatya l’orge Jumeau d’Ayuin Jumeau d’Asvin Fils de Sumakha Fils du Ciel [Plus âgé] [plus jeune] Le Pandava Nom signifiant Le Pandava Nom signifiant Nakula « mangouste » Sahadeva « associé au divin » Jumeau de Sahadeva Jumeau de Nakula Fils d’Asvin et de Madri Fils d’[Ayuin] et de Madri Palefrenier, guerrier Bouvier, savant Dioscure Castor

Nom de l’animal « castor »

Dioscure Pollux

Jumeau de Pollux Fils du roi Tyndare Cavalier, chasse à courre, guerrier Meurt à l’occasion de razzia de bovins Eumée

Nom aux connotations Philoitios « bienveillantes » Serviteur d’Ulysse, plus âgé Fils de potentat Porcher aux marges du territoire ; animaux rustiques

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Nom signifiant « la brillance, l’élévation » Jumeau de Castor Fils de Zeus Boxeur et bouvier, chien Immortel, venge son frère et l’associe à son immortalité Nom aux connotations « fortunées » Serviteur d’Ulysse, plus jeune Sans filiation signalée Bouvier, activités « humanisées », animaux domestiqués

Blessé par Ctésippos dont une arme est un pied de bœuf Tue Polybe dont le nom évoque les bovins

Tue Ctésippos, au nom évoquant le cheval

Animal à poil (soies, crinière, queue), Animal sans pelage, cornu, servant parfois à la chasse, à la guerre. servant à l’agriculture, procurant liquide pour le sacrifice. Pratique (chasse) plus ancienne que Pratique (agriculture) plus l’agriculture récente que la chasse Sources : S. Wikander, 1957 ; G. Dumézil, 1968 ; D. Briquel, 1977 ; B. Sergent, 1992a ; E. Pirart, 1995 Sans renoncer à cette appréciation, il convient cependant d’apporter une précision complémentaire qui permet de rapprocher une fois encore le combat de celui décrit dans le Mahâbhârata. Philoïtios tue Ctésippos, le prétendant qui avait lancé à la tête d’Ulysse une patte de bœuf et s’en était moqué dans la salle de banquet. Or, parmi les Kaurava qui avaient humilié à l’origine Draupadi et Yudhisthira, l’un d’entre 592 eux apparaît au premier plan, Sakuni, véritable âme damnée de Duryodhana . Lors du combat final, c’est Sahadeva, - et non Nakula qui pourtant est 593 l’assesseur privilégié de Bhima le héros de 2e fonction -, qui tue Sakuni . Le sage Sahadeva conseiller de Yudhisthira abat ainsi le mauvais conseiller de Duryodhana ! On pourrait alors considérer que le bouvier Philoïtios [assimilable à Pollux, Sahadeva] était implicitement pressenti pour tuer le prétendant le plus médiocre qui osait courtiser la Reine du fait de la fortune de son père, et avait essayé de frapper le Mendiant suppliant ; même s’il n’a pas le statut de porte-parole, le fait que Ctésippos s’adresse d’abord à l’ensemble des prétendants pour les conseiller avant de commettre son action impie et scandaleuse l’agrége pleinement au groupe constitué d’Antinoos et Eurymaque, aristocrates qui lui avaient montré l’exemple en jetant à Ulysse une escabelle. Il faut maintenant revenir à la confrontation entre le porcher Eumée, le bouvier Philoïtios et le chevrier Mélanthios, fils de Dolios. En arrivant au 592

MBh. II, § 48-49, 54-57 ; 59-65 (1e partie), 76 (2e partie) ; Sakuni est l’oncle de Duryodhana, et est un véritable tricheur professionnel ; il conçoit la partie de dés, piège qui sera à l’origine de la déchéance de Yudhisthira, des Pandava et de leur épouse Draupadi. 593 MBh. IX, § 28 (M. Biardeau, 2, p. 405-407) : Sahadeva tue Uluka, fils de Sakuni, puis vient à bout de Sakuni lui-même, « tête qui avait été la racine de la mauvaise conduite des Kaurava ».

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palais d’Ithaque, le Mendiant avait rencontré ce chevrier. Celui-ci avait alors injurié Eumée d’amener un pique-assiette, menacé Ulysse de le vendre comme esclave et lui avait décoché en passant un mauvais coup. Puis il avait rejoint Eurymaque « dont c’était le grand ami » (XVII, v. 257) et qui était, parmi les prétendants, l’amant de sa sœur Melantho. Le nom même de ces deux serviteurs, Mélanthios et Mélantho, caractérise la « noirceur » de leur âme puisqu’ils font preuve de félonie tant à l’égard du Roi revenu qu’à celui de la 594 Reine . Ultérieurement Melanthios se propose même de rosser le Mendiant si celui-ci s’incruste au palais (XX, v. 178-182). Il se montre donc un digne émule des Prétendants. Lors du combat d’Ulysse contre les prétendants, Mélanthios parvient à se glisser hors de la salle et ramène des armes à ses maîtres pour qu’ils puissent se défendre (XXII, v. 139-145 ; 161s., 180-186). Surpris, Ulysse envoie Eumée et Philoïtios capturer ce serviteur félon pour le mettre hors d’état de nuire. Eumée et Philoïtios chargent de liens le chevrier et le suspendent à une 595 poutre pour éviter de le retrouver sur leur chemin . On pourrait évoquer à ce propos le pseudonyme endossé par Sahadeva à la cour de Virata, « Tantipala » soit « le Gardien de la cordée », c’est-à-dire de la longe permettant de tenir les 596 veaux . Melanthios sera ensuite exécuté à la manière du roi Echetos, connu pour taillader le nez et les oreilles, arracher le membre pour le livrer tout cru en curée à ses chiens (Od. XVIII, v. 85-87). Ulysse lui inflige en effet ces différents sévices et les parachève « d’un cœur furieux, en lui coupant enfin et les mains et les pieds » (XXII, v. 474-477). Echetos, souverain cruel de l’Autre monde, du monde des morts, fut donc un modèle évident à suivre pour 597 Ulysse qui condamnait un serviteur dont le nom exprimait la noirceur d’âme .

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Melanthios, Melantho à rapprocher de Duhsasana « De mauvais conseil », frère d’origine raksasique (néfaste) de Duryodhana, et de Duhsala « la mauvaise hutte sacrificielle », leur sœur ; tout comme Pâris apparaît parfois sous le nom de Duspâris (Iliade, III, v. 39) et Hélène sous le nom de Duselena (Euripide, Oreste, 1387, et Iphigénie en Aulide, 1316) ; P. & A. Sauzeau, 2017, p. 157-158. 595 Odyssée XXII, v. 189-193 ; à noter qu’Ulysse avait antérieurement demandé à Philoïtios de veiller au portail de la cour du palais et d’assujettir la barre de fermeture à l’aide d’une corde (XXI, v. 240-246). 596 MBh. IV, § 3 et 10 ; le nom pris par Sahadeva est Tantipala, soit « Gardien de la cordée » qui ferait allusion à une grosse corde longue à laquelle on noue des cordes plus fines pour y attacher les veaux (M. Biardeau, 1, p. 765, n. 1). 597 Cette suspension et ces blessures sanglantes ne pourraient-elles aussi évoquer les sacrifices à Esus signalés dans la Pharsale de Lucain et les scholies bernoises [homo in arbore suspenditur usque donec per cruorem membra digesserit] ? voir W. Deonna, 1958, p. 3-29 ; B. Sergent, 1992b, p. 393-395, 397 : ce pourrait être un sacrifice royal (Lug/Lleu), et dans la réalité rituelle, l’homme sacrifié serait un substitut du roi ; or Melanthios, le serviteur ami d’Eurymaque qui avait lui-même joué sur les genoux

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Or on peut aussi prendre en considération le fait que, dans le Mahâbhârata, Shakuni, littéralement « oiseau de mauvais augure » et pire conseiller de Duryodhana, avait un fils nommé Uluka « Hibou ». Cet « oiseau de nuit » fut tué par Sahadeva, Pandava relevant de la troisième fonction, tout comme Melanthios, âme damnée des prétendants, fut capturé par les loyaux serviteurs 598 d’Ulysse, Eumée et Philoïtios . La confrontation du nom, caractérisant une personnalité néfaste ou nuisible, avec un oiseau nocturne craint et haï par les 599 autres oiseaux, serait donc à sa place dans l’épopée odysséenne . Toujours est-il que la pertinence de la comparaison entre Mahâbhârata et Odyssée trouverait là une confirmation supplémentaire, y compris dans toutes les facettes de la troisième fonction. On peut donc considérer que les victimes significatives d’Ulysse et de ses fidèles peuvent être identifiées à peu près sous le même angle dans le Mahâbhârata, alors que les cinq maréchaux Kaurava ne semblent pas intervenir significativement, autrement que pour co-diriger l’armée au côté du souverain. Ils ne sont sans doute pas comparables aux représentants des trois fonctions, positifs ou négatifs. En définitive, il semblerait que le poème d’Homère ait appliqué avec une plus grande rigueur le cadre trifonctionnel en doublant le schéma pour qu’il s’adapte aussi bien à la vision positive de la société qu’à ses aspects négatifs. Mais il est intéressant de reprendre le schéma de l’extermination des Prétendants pour le replacer dans une perspective indo-européenne plus vaste. On a maintes fois signalé que les Pandava héros trifonctionnels avaient vaincu les Kaurava, au nombre de cent, qui avaient usurpé la royauté dévolue à Yudhisthira. De la même manière, Ulysse et sa famille recomposée éliminent environ cent Prétendants venus des différents territoires composant le royaume d’Ithaque, et qui occupaient l’île d’Ithaque pour conquérir la reine Pénélope. Or on retrouve une situation étonnamment semblable en Irlande médiévale, province autrement connue du monde indo-européen. Dans le Livre des Conquêtes, un petit roi de Dalariada, Eilim, renverse le souverain légitime Fiacha et occupe le trône de Tara. Le jeune fils du roi renversé,

d’Ulysse, ne pourrait-il être un substitut commode ? C. Ramnoux, 1954, p. 209-218 ; et Echetos ne pourrait-il être un autre Esus ? 598 MBh. IX, § 28 ; voir infra le destin comparable de la sœur de Melanthios et sa comparaison possible avec une « chouette » / Blodeuwedd. 599 Od., XXII, 188-193, 200 ; voir G. Hily, 2012, p. 175-177 ; E. Pirart, 2001, RS 2.39.4 (amulette faite de plumes de chouette) ; les nocturnes ont longtemps été considérés comme des oiseaux maléfiques, et ont souvent été crucifiés aux portes des granges en Occident ; je n’ai pu consulter l’article de P. Sauzeau, Les guerriers hiboux dans l’imaginaire grec archaïque, in : P. Brillet Dubois & E. Parmentier, Φιλολογια, Mélanges offerts à M. Casevitz, Lyon, 2006, p. 77-87.

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Tuathal « rempart du peuple » parvient à s’enfuir et, parvenu en âge de combattre, vainc l’usurpateur puis chacun des quatre royaumes composant la royauté d’Irlande : Ulster, Connaught, Leinster, Munster. Or chacun de ces royaumes vassaux est défait en vingt-cinq rencontres, dont l’addition représente cent victoires. À l’issue de cet ensemble de succès militaires, 601 Tuathal est intronisé grand roi d’Irlande à Tara, et réorganise le royaume . Indépendamment du fait que le chiffre de cent semble bien incarner une totalité parfaite, il est loisible de conclure aussi que le Souverain doit imposer 602 sa domination sur les quatre Orients pour manifester sa prééminence . En Irlande c’est bien le cas ; on fera le même constat en Ithaque ; et il faut se rappeler qu’Arjuna décidera, lors de l’exil des Pandava dans la forêt, de partir conquérir les quatre Orients et d’en rapporter les armes qui lui permettront de 603 vaincre les Kaurava dans la grande bataille finale . Ainsi, de l’Orient indien à l’Occident irlandais, en passant par Ithaque, le roi complet se doit de faire preuve de sa maîtrise des trois fonctions et d’asseoir sa domination sur les différentes composantes géographiques du Domaine royal.

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Ph. Jouët, 2012, § Tuathal Techtmar, p. 1001-1002 ; Thuathal, descendant de Medb. T.F. O’Rahilly, 1946, p. 154 ss ; C. Ramnoux, 1989, p. 47-53, 72-73. 602 Chr.-J. Guyonvarc’h, F. Le Roux, 1986, p. 304-305. 603 MBh., livre III, § 36 : « Arjuna doit aller voir Indra, Rudra, Varuna, Kubera et Yama Dharmaraja et recevoir d’eux toutes les armes célestes » (p. 448) ; § 40-41 (p. 452-455). 601

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Étapes de la restauration d’Ulysse PHEACIENS ULYSSE PRETENDANTS 1e fonction : Alkinoos donne coupe à Ulysse = endosse les 2e fonction : guerrier qualités d’un roi donne épée à complet 3e fonction : 12 rois donnent vêtements + or à Reine Arêté donne vêtement et coffre à Combat d’Ulysse contre les Prétendants Antinoos de 1e fonction Roi complet, Ulysse politique tue Liodès de 1e fonction religieuse Eurymaque de 2e fonction guerrière Agelaos de 3e fonction « populaire » Télémaque de 2e Amphinomos de 1e fonction tue fonction Eumée de 3e fonction Polybe de 3e fonction tue Philoitios de 3e Ctésippos de 3e fonction fonction tue

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Chapitre 7 PENELOPE ET LA ROYAUTE, ou « la souveraineté à l’épreuve de l’Iliade et de l’Odyssée » Lors du jugement de Pâris qui fut à l’origine de la guerre de Troie, les déesses Héra, Athéna et Aphrodite demandent au berger troyen de désigner celle d’entre elles qu’il juge la plus digne de la pomme d’Eris. Pour obtenir son suffrage, chacune d’entre elles lui fait miroiter une récompense ressortissant de son domaine fonctionnel : Héra, - épouse du souverain des dieux -, la domination sur l’Asie et les confins de l’Europe ; Athéna, - déesse guerrière -, la victoire sur la Grèce ; Aphrodite, - déesse de la beauté et des plaisirs charnels -, la possession de la plus belle des femmes. Le choix de Pâris se portant sur Aphrodite, Pâris enlève Hélène de Sparte et ses trésors à son époux légitime, Ménélas. Lors de la guerre qui s’ensuivit, les deux déesses déconfites Héra et Athéna sont constamment alliées contre leur heureuse rivale : Héra concevant, et Athéna mettant en œuvre les plans pour soutenir la cause achéenne, alors qu’Aphrodite assiste 604 Pâris et les Troyens . Ceci respecte le « traditionnel » antagonisme des deux premières fonctions indo-européennes vis-à-vis de la troisième, mais G. Dumézil a bien montré que, même dans cette situation, la troisième fonction n’en fait pas moins partie du monde divin complet puisque Héra sollicite 605 l’assistance d’Aphrodite pour circonvenir Zeus . Sous cette triple personnification différenciée, c’est la totalité des fonctions souveraines indoeuropéennes qui est représentée, quand elle peut être incarnée à Rome par Junon Seispes Mater Regina, en Iran par Aredvi (Humide) Sura (Forte) 606 Anahita (Immaculée) , à Athènes par Athéna Hugeia (Santé), Polias 607 (Citoyenneté) et Nikê (Victoire) c’est-à-dire sous une forme divine explicitée dans une triple épiclèse. À considérer maintenant la situation dans une perspective comparatiste élargie, on doit retenir que Dhrstadyumna, frère de Draupadi, formule une exigence absolue pour qui veut prétendre à la main de sa sœur : l’auteur de l’exploit au tir à l’arc devra être un prince de haute lignée, beau et fort, formulation qui résume la réunion des trois qualités fonctionnelles 608 indispensables pour aspirer à l’alliance avec la princesse . C’est ce qui 604

G. Dumézil, 1968, p. 580-586 ; repris et corrigé dans : id., 1985b, p. 15-30 : « Homerus uindicatus (le troisième chant de l’Iliade) ». 605 G. Dumézil, 1985b, p. 24-26, à propos de Iliade, XIV, v. 190-225. 606 G. Dumézil, 1974, p. 307-309. 607 F. Vian, 1952, p. 251 ; B. Sergent, 2008, p. 134. 608 D. Dubuisson, 1996, p. 151-176, p. 159 ; MBh. I, § 185 (M. Biardeau 1, p. 270).

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explique le refus de Draupadi de s’incliner devant le succès prévisible de 609 Karna, censé être le fils d’un simple cocher , et son choix du ksatriya par excellence, Arjuna, avant d’être au final épousée par les cinq frères Pandava 610 représentant la totalité des trois fonctions souveraines . De son côté, lors du concours pour sa main, Hélène choisit Ménélas parmi tous les prétendants qui 611 incarnent, pour les meilleurs d’entre eux, les trois fonctions , - la mentalité grecque n’autorisant pas la polyandrie autrement que sous la forme de 612 mariages successifs éventuels . Dans une certaine mesure, puisqu’il n’est pas dit que l’existence même de Pénélope répond à un plan divin d’en faire la cause de la mort d’un grand nombre d’humains, il en va de même pour 613 l’épouse d’Ulysse . En effet, on l’a vue être convoitée par des prétendants qui incarnent négativement le principe trifonctionnel. Sous deux formes, l’une unitaire, l’autre dissociée, mais au fond, totalement équivalentes, c’est en dernier ressort l’essence du pouvoir qui est au cœur de la compétition. Il est rare qu’un seul être fasse la synthèse parfaite des trois champs idéologiques, 614 et il est alors comparé au cakravartin indien . On en trouve une étonnante traduction physique reconnue en Irlande médiévale en la personne de Lugaid aux Raies Rouges, enfanté par Clothru à l’issue d’un inceste imposé à ses trois 615 frères : Nar, Bres et Lothar . Les trois zones du corps de cet homme, à savoir la tête, le tronc et le bas du corps, étaient délimitées par une ligne rouge et montraient des traits apparentés à ceux respectifs des trois frères cités, leur 609

MBh. I, § 111 : le brâhmane Durvasas accorde à Kunti le don de pouvoir évoquer n’importe quel dieu pour s’unir à lui et en avoir un fils ; par curiosité Kunti évoque Surya, le Soleil, qui lui donne un fils Karna après lui avoir promis de lui redonner sa virginité ; de honte, Kunti abandonne son fils aux eaux d’une rivière, et il est recueilli par un couple de suta (caste mêlée de bardes-hérauts-cochers), d’où son nom de Karna « fils de suta » ; § 187 : Draupadi déclare qu’elle n’épousera pas un suta. 610 G. Dumézil, 1968, p. 46, 53-65. 611 Voir supra la première partie. 612 C’est ce qui explique la réputation d’Hélène d’avoir eu comme époux successifs Ménélas, Pâris, Deiphobe, sans compter les maris putatifs Achille et Hélénos ; B. Sergent, 1998, p. 108-112. 613 Voir l’étude de C. Vielle, 2001, p. 239-248 ; Pénélope ne semble pas entrer dans un plan divin, mais elle est la cousine d’Hélène, est elle-même l’objet d’un concours, et le retour d’Ulysse signifie l’extermination de tous les prétendants, une masse humaine démesurée par rapport aux possibilités d’accueil du royaume ! 614 G. Dumézil, 1982a, p. 320 : cakravartin, roi universel ; p. 326 : « homo regius » complet, parfait ; C. Sterckx, II, 2005, p. 260-261 : la souveraineté du monde est confiée à un Cakravartin « celui qui fait tourner la roue » ; voir W.K. Mahony, 1987, p. 5-7. 615 G. Dumézil, 1982a, p. 345-351 ; W. Stokes, 1895, p. 148-149 (149-150, trad.) : acte disqualifiant pour que, combattant leur père, leur faute soit un handicap ; C. Sterckx, 2002, p. 7-9.

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dénomination parlante : Nar « Noble », Breas « Combat », Lothar « Ventre » 616 les inscrivant dans le cadre trifonctionnel . On dispose d’un commentaire tout aussi éclairant dans la déclaration de la reine irlandaise Medb qui refusait tout partenaire « qui n’était pas sans jalousie, sans crainte, sans avarice » parce que, autrement, il eût été inférieur 617 à elle . Medb était en effet sous le coup d’une interdiction magique (geis) lui prescrivant de ne prendre pour époux qu’un homme réunissant ces trois qualités. Ceci revient à dire que la Souveraineté ne peut accepter d’être remise entre les mains d’un prétendant que s’il remplit ces trois conditions, et en fait la preuve. D’où la procédure du concours auquel doivent se soumettre Arjuna, Ménélas et Ulysse parmi tous les prétendants à la main de la reine, Draupadi, 618 Hélène, Pénélope. Le concours d’adresse plus ou moins exceptionnelle jugé par la promise est en quelque sorte le garant de l’aptitude de l’impétrant à exercer des fonctions extrêmement difficiles à concilier et assumer pour le 619 bien et l’harmonie de la société .

A - Hélène de Sparte vs Hélène de Troie C’est précisément ici que le problème d’Hélène au sein du conflit opposant Achéens et Troyens se pose. Conquise par Ménélas, roi de Sparte, elle a ensuite été enlevée par Pâris, berger royal troyen. On reviendra sur cet épisode extérieur à l’Iliade, mais dans l’immédiat il convient d’étudier la situation de l’ex-reine de Sparte à l’aune des travaux de D. Dubuisson et de St.W. Jamison. Le premier précepte édicté par Dhrstadyumna pour prétendre à la main de sa sœur Draupadi est d’attester de sa « kula », noblesse, lignage illustre, concept cependant plus essentiel que le simple prestige social évoqué par cette traduction. Le mot kula renvoie en effet à la notion de dharma, l’Ordre général et réglé de l’univers. Or selon ce concept, « si le désordre s’y installe, les 620 femmes de la famille se corrompent et le mélange des castes se produit » . Comme la confusion des ordres représente le péril suprême dans la conscience 616

G. Dumézil, 1982a, p. 351-353 (Irische Texte, III, a, 1897, § 105, p. 332, trad. p. 333 ; complété et corrigé par F. Bader, 1976, p. 18-39 ; à comparer chez C. Sterckx, 2002, p. 38 et s. ; voir aussi D. Dubuisson, 1978c, p. 231-242 ; sur Clothru, G. Dumézil, 1982a, p. 345s. ; D. Dubuisson, 1996, p. 167-168 ; Ph. Jouët, 2012, § Lugaid Riab n-Derg, p. 635-636. 617 G. Dumézil, 1982a, p. 329ss., 333, 337-338 ; Chr.-J. Guyonvarc’h, 1991, p. 152157 ; D. Dubuisson, 1996, p. 165-166 ; O.-E. de Lazero, 1995, p. 33-47. 618 G. Germain, 1954, p. 11-54, (tableau) p. 26, modalités du concours et parallèles originels ; Ph. Monbrun, 2007, p. 32-43. 619 D. Dubuisson, 1996, p. 157ss. svayamvara, choix libre mais de fait organisé. 620 D. Dubuisson, 1996, p. 160-161.

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indienne, on conçoit aisément que Draupadi ait pour obligation morale d’élire pour époux et souverain un représentant de la caste des ksatriya. Ce qu’est Arjuna comme il le démontre face à ses adversaires furieux d’être évincés au profit d’un personnage aux apparences de brahmane. Or dans le monde grec, le chant III de l’Iliade nous offre précisément une transcription exacte de cette conception du monde. Hélène se rend sur les murailles de Troie pour assister à la confrontation qui se met en place entre Ménélas et Pâris, duel au terme duquel Hélène serait définitivement « la femme du vainqueur » (III, v. 138). Sous les traits de Laodicé, belle-fille d’Anténor, Iris est venue chercher Hélène et trouve la reine tissant un double manteau pourpre agrémenté du récit des combats qui déchirent Grecs et Troyens. Le tableau est majestueux et lorsqu’elle parvient sur les remparts le conseil des anciens entourant Priam admire sa prestance : « Il n’y a pas lieu de blâmer les Troyens ni les Achéens aux bonnes jambières, si, pour telle femme, ils souffrent si longs maux. Elle a terriblement l’air, quand on l’a devant soi, des déesses immortelles » (v. 156158). Priam confirme cette « aura » en l’installant devant lui pour qu’elle lui identifie les guerriers grecs. De ce fait on pourrait considérer qu’elle se retrouve dans une position analogue, quoique inversée, à celle de Pâris face aux trois déesses, en arbitre ou du moins en héraut chargé de nommer les meilleurs des Achéens. On a vu ce qu’il fallait tirer de son identification transmise par Homère : l’énumération de héros relevant des trois fonctions indo-européennes, mais, pour l’analyse de la situation et de son évolution, il convient sans doute de se référer d’abord au décryptage de l’ensemble du chant III par St.W. Jamison à la lumière des traditions indiennes relatives à la typologie des mariages. L’auteur montre que le passage homérique, longtemps suspecté d’être un montage hétéroclite provoqué par une transmission orale hésitante, est en fait le reflet exact de l’épisode du rapt de Draupadi par le roi Jayadratha. Le mariage par enlèvement de force (raksasa) est une procédure autorisée en 621 particulier pour les ksatriya, les ressortissants de la caste guerrière , à condition de respecter un déroulement codifié dès les lois de Manu, c’est-àdire : être annoncé, être effectué devant des témoins, enfin faire l’objet d’un affrontement du ravisseur avec les contestataires, son succès final interdisant 622 légalement toute remise en cause ultérieure . L’enlèvement de Draupadi par Jayadratha ayant enfreint ces règles, les troupes du ravisseur sont anéanties par les Pandavas ; le roi fautif est vaincu et contraint à se proclamer l’esclave des Pandava pour n’avoir pas respecté le dharma édictant la conduite des ksatriyas (MBh. III, § 264-272). Même si, à l’issue du duel avec Ménélas, 621

St.W. Jamison, 1994, p. 5-16. St.W. Jamison, 1994, p. 7-8 faisant référence au Code de Manu, III.20-42, et l’illustrant par l’exemple de Bhisma, enlevant Amba et ses sœurs, rapporté dans le Mahâbhârata (I, § 96 ; V, § 170). 622

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Pâris parvient à s’échapper grâce à l’aide d’Aphrodite qui fausse la conclusion normalement attendue de l’épisode, les phases structurant le chant III respectent exactement le déroulement vicié d’un Raksasa : Pâris avait enlevé par traîtrise Hélène et s’était enfui ; poursuivi par les Grecs et finalement rejoint sous les murailles de Troie, il doit se résoudre à combattre mais auparavant – la Teichoscopie stricto sensu -, Hélène nomme à son beau-père ses protecteurs et garants Grecs tout comme Draupadi l’avait fait auprès de Jayadratha en lui identifiant chacun des Pandavas, avant l’affrontement 623 final . Cependant la situation sous les murs de Troie est légèrement différente dans ses composantes. Du moment où Hélène intervient sur la place publique au chant III de l’Iliade, Hélène se qualifie elle-même de « face de chienne », 624 épithète manifestement dépréciative alors même que l’on a vu l’admiration qu’elle suscite. Ce regard flatteur est toutefois corrigé par la décision que souhaiterait prendre le conseil des Anciens : « Mais, malgré tout, telle qu’elle est, qu’elle s’embarque et qu’elle parte ! qu’on ne la laisse pas ici, comme un fléau pour nous et pour nos fils plus tard ! » (v. 159-160). L’explication est indéniablement induite par le fait que les Anciens sont conscients qu’Hélène est disputée par un représentant de la première fonction, Ménélas, et un autre de la troisième fonction, Pâris, qui a violé les fondements de la fonction royale en trahissant ses devoirs d’ambassadeur. L’accusation portée par Ménélas envers les fils de Priam d’être « arrogants et déloyaux » (v. 106) est explicitée par la prière de Ménélas : « Sire Zeus ! donne-moi de punir celui qui m’a, le premier, fait tort, le divin Alexandre, et dompte-le sous mon bras. Ainsi chacun désormais, jusque chez les hommes à naître, redoutera de faire tort à 625 l’hôte qui lui a montré amitié » (III, v. 351-354) . Et plus encore comme le 623

St.W. Jamison, 1994, p. 13-15 (le « formulaire » employé par Draupadi dans son énumération des poursuivants est un modèle suivi par Hélène pour identifier les chefs Achéens). 624 Iliade, III, v. 180 ; Od. IV, v. 145 ; tant Athéna qu’Aphrodite sont qualifiées de « mouche à chien » dans l’Iliade (XXI, v. 394 et 421) lorsque les dieux se jettent dans la bataille après l’affrontement entre le Xanthe et Héphaïstos ; Hélène est comparée à l’Aphrodite d’or ou l’Artémis d’or ; tout comme le sera Pénélope (Od. XVII, v. 37) ; L.L. Clader, 1976, p. 17-23 (chien est essentiellement associé à l’image de fouilleur de tas d’ordures se nourrissant de chair humaine) et M. Faust, 1970, p. 8-31 ; même si le contexte est différent, voir l’image du chien Argos gisant sur le tas de fumier à Ithaque (Od. XVII, v. 291-300) ; C. Mainoldi, 1984, p. 107-108 ; rappelons que Draupadi est « la Sombre ou Noire », destinée à causer la ruine du kshatra, MBh. I, § 167 (naissance de Pancali/Krsna/Draupadi), voir M. Biardeau, 2002, 1, p. 276-277 ; et C. Vielle, 2001, p. 239-250, p. 245 ; tout comme Hélène fut « le moyen même du conflit entre héros », C. Vielle, 2001, p. 242. 625 Explicité dans : Dictys, Ephéméride de la guerre de Troie, I, § 3 (enlèvement d’Hélène dans la maison de Ménélas où Alexandre avait été reçu en hôte ; Eschyle,

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montre la suite du chant III, en se montrant indigne de la Reine ! C’est en premier lieu lorsque, après avoir été vaincu de fait par Ménélas et sauvé par Aphrodite, Pâris se retrouve dans sa chambre et est accablé du mépris d’Hélène : « Te voilà donc de retour du combat ! Ah ! que tu aurais donc mieux fait d’y périr sous les coups du puissant guerrier qui fut mon premier époux ! Ne le nie pas : tu te vantais de l’emporter sur Ménélas chéri d’Arès par ta force, tes bras, ta pique ? » (III, v. 428-431). D’évidence, elle l’accuse 626 d’avoir usurpé un statut de guerrier . Et cela corrobore les insultes d’Hector adressées à son propre frère Pâris juste avant le combat : « Ah ! Pâris de malheur ! ah ! le bellâtre, coureur de femmes et suborneur ! Pourquoi donc estu né ? pourquoi n’es-tu pas mort avant d’avoir pris femme ? Que j’eusse mieux aimé cela ! et que cela eût mieux valu que de te voir aujourd’hui notre honte et l’objet du mépris de tous ! Ah ! ils vont bien rire, je crois, tous ces Achéens chevelus qui se figurent tel champion comme un preux, à voir la beauté sur ses membres, alors qu’au fond de lui il n’est force ni vaillance » (III, v. 39-45). C’est enfin confirmé par les propos qu’Hélène tient à Hector en présence de Pâris qui admire ses armes d’une incomparable beauté : « pourquoi du moins n’ai-je donc pas été la femme d’un brave, capable de sentir la révolte, les affronts répétés des hommes ? Mais celui-là n’a nul ferme vouloir – il n’en aura jamais – et je crois bien dès lors qu’il en recueillera le fruit » (VI, v. 350-353). Du guerrier, Pâris n’a que l’apparence et n’est aucunement un représentant qualifié de la deuxième fonction d’où sont issus les rois ! En dépit de ses sursauts épisodiques de courage, Pâris n’est en rien digne de la Reine et elle est douloureusement consciente d’avoir été abusée. De même, lorsque Aphrodite ordonne à Hélène de rejoindre la couche de Pâris après que, malmené par Ménélas, il se soit échappé du champ clos, Hélène ose se rebeller et conseille à la déesse d’aller elle-même s’installer chez le mortel qu’elle aime et renoncer à l’Olympe. « Mais va donc t’installer chez lui, abandonne les routes des dieux ; ne permets plus à tes pas de te ramener dans l’Olympe, et apprends à te tourmenter pour lui, à veiller sur lui sans répit, jusqu’au moment où il fera de toi sa femme, voire son esclave ! Non je n’irai pas – on trouverait la chose trop mauvaise – je n’irai pas là-bas Agamemnon, v. 699s. : « la table déshonorée … et le mépris de Zeus gardien du foyer », offense faite à Zeus qui est le protecteur des hôtes ; par ailleurs Ephéméride, I, § 6-8 et 10-11 signale une première ambassade de Palamède et Ménélas à Troie au cours de laquelle les ambassadeurs auraient été menacés par les fils de Priam ; l’ambassade est évoquée par Anténor (Iliade, III, 205-206), et le péril encouru par les ambassadeurs est mentionné par Achille (Iliade, XI, v. 138-141). 626 Ceci explique qu’Hélène s’adresse à son beau-père Priam en ces termes : « Ah ! comme j’aurais dû préférer le trépas cruel, le jour où j’ai suivi ton fils jusqu’ici, abandonnant ma chambre nuptiale … il n’en a pas été ainsi ; et c’est pourquoi je me consume dans les pleurs » (Iliade, III, v. 173-176).

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préparer son lit » (III, v. 406-411). Ne pouvant lutter contre les menaces de la déesse, Hélène témoigne cependant de la honte à laquelle elle est réduite, ravalée à n’être qu’un objet de plaisir érotique, lieu d’excellence d’un 627 représentant de la troisième fonction . Elle fait ainsi le constat amer de sa déchéance fonctionnelle et témoigne à cette occasion du désordre et de la corruption qu’est le mélange inapproprié des éléments structurants de la société qui provoquera le désastre final pressenti par le Conseil des Anciens de Troie. On ne peut que souscrire aux propos de D. Dubuisson relatifs au monde du Mahâbhârata qui paraissent tout à fait adaptés à la situation décrite dans ce passage de l’Iliade : « le mélange des varna, la confusion des ordres, n’a jamais cessé de représenter pour la conscience indienne la menace et le péril suprêmes, à la fois cause et symptôme d’un dérèglement plus général, irréversible, susceptible d’entraîner avec lui l’univers entier. En réclamant pour Draupadi un mari kulena yuktah, c’est-à-dire issu d’une famille où l’on a toujours respecté les règles orthodoxes et traditionnelles, Dhrstadyumna exige donc pour elle, qui est aussi, comme toutes les reines épiques, une image vivante de la Terre, un maître qui saura la/les faire prospérer harmonieusement (…) et qui saura surtout protéger l’Ordre dont la prospérité générale du 628 royaume n’est qu’une conséquence » . Tout au long de l’Iliade, Hector est conscient du trouble imputable à Pâris, héros de troisième fonction mais guerrier malgré lui, entraînant la cité de Troie dans un conflit que les seules deuxième et première fonctions souveraines devraient gérer !

B - L’Ithaque de Pénélope De son côté, le statut juridique de Pénélope est discutable comme le souligne D. Pralon puisqu’elle n’exerce qu’une délégation du pouvoir 629 souverain au nom d’Ulysse, sinon au nom de celui de Télémaque . En effet Pénélope reconnaît qu’Ulysse lui avait recommandé de prendre un autre époux sitôt qu’elle serait certaine de la mort d’Ulysse et de suivre son nouveau mari dans sa maison, laissant de ce fait le pouvoir sur le palais d’Ithaque à son 627

Iliade, III, v. 46-55 : Hector parlant à Pâris « et c’est toi … qui t’en vas … afin de nous ramener une belle épouse … tu ne veux donc pas affronter Ménélas … dont tu détiens la jeune et belle épouse. De quoi te serviront et ta cithare et les dons d’Aphrodite – tes cheveux, ta beauté … » ; Pâris comparé par Aphrodite à un danseur : « sa beauté luit autant que sa parure. Tu ne pourrais croire qu’il vient de livrer un combat singulier, mais plutôt qu’il se rend au bal, ou que, revenu à l’instant du bal, il repose » (III, v. 392-394) ; voir sur le bouclier d’Achille créé par Héphaistos la place de danse : Iliade, XVIII, v. 478-608, en part. v. 590-606, et le commentaire de A. Yoshida, 1964b, p. 5-15, et B. Sergent, 1998, p. 65-66. 628 D. Dubuisson, 1996, p. 161. 629 J.-P. Vernant, 1974, p. 78-81 ; D. Pralon, 1987, p. 243-247.

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fils Télémaque . Elle ne serait donc pas l’incarnation de la Souveraineté, mais une simple usufruitière du domaine royal. Cependant, le fait qu’Eurymaque fasse sa cour à Pénélope en lui déclarant « aucune femme au monde n’égale 631 ta beauté, ta taille et cet esprit pondéré qui t’anime » revient à lui reconnaître une apparence esthétique flatteuse, un maintien physique qui évoque la vigueur et la prestance, enfin d’indéniables aptitudes intellectuelles et mentales, qualités que l’on peut affecter respectivement aux troisième, deuxième et première fonctions indo-européennes. En bref, Pénélope semble être pourvue de dispositions revendiquées sous une autre forme en Irlande par la reine Medb. D’ailleurs, peu après, il est remarquable que le mendiant Ulysse ait recours à une louange comparable et encore plus explicite pour la caractériser. « En vérité, ta gloire a monté jusques aux champs du ciel ! et l’on parle de toi comme d’un roi parfait, qui, redoutant les dieux, vit selon la justice [et règne sur un peuple nombreux et vaillant]. Pour lui, les noirs sillons portent le blé et l’orge ; l’arbre est chargé de fruits ; le troupeau croît sans cesse ; la 632 mer pacifiée apporte ses poissons, et les peuples prospèrent » . De la part d’Ulysse, le choix des qualités de Pénélope l’érige en souveraine régissant et administrant parfaitement les trois fonctions indo-européennes : les qualités et l’équilibre de l’esprit, la capacité à maintenir le droit dans la crainte des dieux correspondent à la première fonction juridico-religieuse ; moins nette mais significative cependant, la taille ou la stature est un signe de puissance physique qui se répercute dans une population nombreuse et vaillante illustrant peu ou prou la deuxième fonction athlétique et guerrière ; quant à la troisième fonction « productive », elle se discerne dans la beauté qui est un trait distinctif des Asvin et des jumeaux Pandava : Nakula et Sahadeva, ainsi que dans le détail de l’abondance polymorphe que sa bonne gestion procure : agricole (froment et orge), arboricole (fruits), élevage (troupeau), et même en 633 matière de pêche (poissons) . Cette dernière indication, rarement soulignée,

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Odyssée, XVIII, v. 266-270. Odyssée, XVIII, v. 248-249 ; déclaration reprise à son propre compte par Pénélope : « ma valeur, ma beauté, mes grands airs, Eurymaque, les dieux m’ont tout ravi » (Od., XVIII, v. 251-252) en intervertissant seulement l’ordre des deuxième et troisième fonctions. 632 Odyssée, XIX, v. 108-114 ; ceci correspond exactement à la définition évoquée précédemment par D. Dubuisson. 633 E. Pirart, 1995 : RS 1.3.1 « ô maitres de la beauté » ; RS 1.34.6 ; RS 1.47.5 ; id., 2001 : RS 4.44.2 « Vous deux, ô Asvin petits fils du ciel, vous allez accéder à la splendeur. Les forces rénovatrices dotent votre beauté » ; RS 5.75.8 « ô infaillibles Asvin maîtres de la beauté » ; MBh. Livre II, § 80 (M. Biardeau, p. 390) : Nakula le plus beau de tous ; E. Pirart, 1995 : RS 1.47.6 « véhiculez (vers nous) les plénitudes, ô Asvin ! De la mer ou du ciel extrayez, pour nous la conférer, la richesse très enviable ! » p. 98 ; RS 1.116.19 « Tout en charriant, ô Nasatya, la richesse qui résulte 631

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n’est pas sans rappeler que les Asvin et autres jumeaux indo-européens sont 634 souvent associés l’un à la terre, l’autre à l’eau . De surcroît, il s’agit d’une caractéristique mise également au crédit du roi Conchobar, régnant à Emain Macha en Irlande, quelques siècles plus tard et reconnu comme grand roi aux 635 qualités trifonctionnelles . Naturellement, le sexe féminin est mis en relation 636 avec la fécondité, ce qui explique le souci de détail dans ce domaine , mais les autres catégories fonctionnelles n’en sont pas moins évoquées qui permettent ainsi de comparer Pénélope à la déesse trivalente indoeuropéenne en la voyant intervenir souverainement dans le champ des trois fonctions et à leur profit ! Que faut-il alors conclure : usufruitière temporaire ou pleinement associée au pouvoir ? Un épisode déjà identifié est à cet égard révélateur. Au moment où le Mendiant se propose à tenter l’épreuve du tir à l’arc et se heurte à l’hostilité unanime des prétendants qui ont fait montre de leur propre faiblesse, Pénélope prend la parole ; elle ne s’engage pas à suivre le Mendiant s’il est vainqueur de l’épreuve, mais déclare qu’elle lui donnera « les habits neufs, robe et manteau, un épieu bien ferré pour écarter de lui et les chiens et les hommes, 637 un glaive à deux tranchants, les sandales aux pieds » (Od. XXI, v. 339-341) . Or des éléments de comparaison repérés tant en Inde, en Scythie, qu’en Italie, en Irlande, en Espagne, ou en Phéacie, permettent d’établir que de tels dons connotent respectivement la première fonction, la deuxième fonction et la troisième fonction, et que leur addition est la consécration pour le récipiendaire de sa qualification à l’exercice de la royauté sur la Terre, en Inde

d’une bonne emprise rituelle, l’âge fécond et la richesse en hommes, d’un même cœur, vous apportiez un charroi de richesses alimentaires … » p. 189. 634 Voir supra, D. Gricourt & D. Hollard, 2010, p. 37-42, 54-56 ; ceci indépendamment de la carrière d’Ulysse qui est plus un pirate qu’un pécheur, voir P. Faure, 1980, p. 185-189 ; RgVéda (Langlois), section 4, hymne XIII, p. 301, § 4 (abondance). 635 B. Sergent, 1995c, § 229, p. 273 (roi Conchobar) ; Ph. Jouët, 2012, § Conchobar, p. 249-250. 636 Voir J.P. Vernant, 1974, p. 64, n. 25 (à l’époque classique, l’épouse est vue dans sa fonction procréatrice et assimilée à la terre céréalière de Déméter) ; G. Dumézil, 1974, p. 307, Sarasvati, Anahita ; Juturne associée aux Castores romains, voir R. Schilling, 1979, p. 338-353, p. 344-347 ; noter en outre que sur les murs de Troie (Iliade, III, v. 236-237), Hélène évoque en dernier ses frères pour déplorer leur absence, mais qu’en Ithaque Pénélope peut encore compter sur Eumée prêt à accourir à l’appel de la reine tandis que l’autre serviteur, Philoitios, quoique tenté par l’exil, reste dans l’espoir du retour du roi. 637 Odyssée, XXI, v. 338-342 : « s’il tend l’arc, s’il obtient d’Apollon cette gloire, je lui donne …, et je le fais conduire en tels lieux que son cœur et son âme désirent » ; mais c’était déjà une promesse de Télémaque : Od. XVI, v. 80-81 !

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le sacrifice royal du rajasuya . À cette occasion, Pénélope démontre incontestablement qu’elle détient la puissance souveraine de conférer symboliquement la royauté, et prend même le pas sur Télémaque qui avait pris antérieurement un tel engagement chez Eumée ! Certes, ignorant encore la qualité réelle du Mendiant, elle ne semble pas envisager de se mésallier tout comme Draupadi avait refusé sa main à Karna, et ne peut accepter de se retrouver dans la situation de sa cousine Hélène. Mais quelle peut être l’importance réelle de cette capacité alors qu’elle s’est plainte continûment d’être à la tête d’une principauté appauvrie par les exactions des Prétendants ? On constate qu’Ithaque se retrouve dans une situation ambiguë, propice aux désordres que s’autorisent les prétendants, y compris à leur projet d’attentat visant à éliminer Télémaque. Ce dernier point montre bien que par-delà la main mise sur les richesses d’Ulysse, c’est aussi la possession de Pénélope qui permettra de postuler à la royauté sur Ithaque. N’ayant plus de représentant naturel légitime pour la protéger, chacun pourra concourir et forcer la Souveraineté à accepter le vainqueur. Deux indices vont dans le sens que Pénélope représente bien le pouvoir souverain. C’est tout d’abord le fait que 639 les prétendants aspirent à entrer dans sa couche , et corrélativement que celleci possède une caractéristique essentielle : celle d’être entée au sens propre sur un pilier indestructible, inviolable : un tronc d’olivier enraciné et façonné simplement pour servir d’assise ou plutôt de pilier ancrant le lit royal dans le sol d’Ithaque. Il prend de ce fait valeur d’axis mundi, analogue à l’Yggdrasil 640 scandinave . Assurément, cette indication intervient très tardivement dans le 638

D. Dubuisson, 1978a, p. 153-164, p. 155-158 (Irlande : une chemise, une lance, une chaussure pleine d’argent [sur le pied et la fécondité, G. Dumézil, 1970, p. 37-43] ; et p. 158-162 (Inde : le sacrifice engendrant un roi, rajasuya, s’opère avec la remise de trois objets : vêtement, arme [arc et 3 flèches], paire de chaussures en peau de sanglier) ; id., 1978b, p. 21-34 ; G. Dumézil, 1978b, p. 169-203 ; D. Briquel, 1983, p. 67-74 (dans les épisodes retenus, les 3 symboles tant à Rome qu’en Grèce ne sont toutefois pas regroupés en une seule séquence, p. 68-69, 70-73); D. Briquel, 2002, p. 41-43 ; C. Sterckx, 2002, p. 21 ; B. Sergent, 1995c, p. 273-274 ; épisode déjà reconnu par M. Meulder, 2002b, p. 17-39, en part. p. 27-32. 639 Odyssée, XVIII, v. 213 : « ils n’avaient tous qu’un vœu, être couchés près d’elle » ; Od., II, v. 332-336 : un prétendant après la décision proclamée de Télémaque de partir à la recherche de son père « Qu’il parte, lui aussi, au creux de son vaisseau ; que loin des siens, tout comme Ulysse, il aille aussi se perdre à l’aventure : il nous vaudrait encore un surcroît de besogne ; c’est tous ses biens alors qu’il faudrait partager, quand on aurait donné les maisons à sa mère pour habiter avec celui qui l’aurait prise ». 640 Odyssée, XXIII, v. 188-202 ; M. Eliade, 1975, § 112, p. 255 ; G. Dietz, 1971, p. 932 (à partir de ce motif, les valeurs de l’olivier et du lit dans les différentes civilisations, mort et régénération) ; C. Sterckx, 2002, p. 41-42 (§ V.5 « Le lit d’Ulysse ») ; G. Hily, 2012, p. 67-71 ; Adam de Brême, 1998, § I, 7 (p. 30) les Saxons « rendaient un culte à un tronc énorme qu’ils avaient dressé en plein ciel et que dans leur langue ils appelaient Irminsul, ce qui se traduit en latin par universalis columna

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récit, mais elle est capitale car elle sert de pierre de touche pour révéler la véritable identité du Mendiant. Le seul soupçon d’Ulysse que son lit ait pu être déplacé en son absence revient à suggérer que le trône ait pu être violé et que l’union intime du roi avec sa Terre aurait été souillée. On dispose d’ailleurs d’une illustration précieuse du danger couru par le pouvoir avec le thème de la « Terre Gaste », indépendamment de celui de la Terre alourdie de tant d’hommes. En Occident celtisé, la tradition entretenue veut que le domaine royal en déshérence ou géré de manière désordonnée périclite et fait figure de terre laissée en friche, d’où l’appellation 641 de Terre Gaste . Dans le cycle des rois irlandais, sa personnification féminine se présente alors aux yeux des candidats au pouvoir sous les traits d’une vieille femme, enlaidie, qui propose aux prétendants de l’embrasser : Eochaidh Muighmheadhon, roi d’Irlande, souhaite désigner son successeur parmi ses fils : Niall et ses quatre demi-frères, Brian, Fiachra, Ailill et Fergus, et pour ce faire les met à l’épreuve. Ayant reçu des armes, ils allèrent les essayer à la chasse. Ils s’égarèrent et allumèrent un grand feu pour cuire le gibier tué. Comme ils n’avaient rien à boire, Fergus partit à la recherche d’un point d’eau. Il arriva devant une source gardée par une vieille sorcière qui ne lui permit d’y puiser que s’il lui donnait un baiser. Il refusa et revint avec son seau vide. L’un après l’autre, Ailill, Fiachra, Brian firent la même expérience, si ce n’est que Fiachra daigna effleurer la femme de ses lèvres, en récompense de quoi elle lui promit « un bref contact avec Tara », lui annonçant par là que deux seulement de ses descendants seraient rois. Quand vint le tour de Niall, il fut moins dégoûté : il enlaça la vieille et la couvrit de baisers. Sans doute fermaitil les yeux car, quand il regarda, il se vit aux prises avec la plus belle fille du monde. « Qui es-tu ? » demanda-t-il. « Roi de Tara, répondit-elle, le saluant ainsi « roi suprême », je suis la Souveraineté et ta descendance sera au-dessus 642 de tout clan » . Ce récit connaît une variante tout aussi significative en ce sens que l’épreuve proposée par une mégère est de partager sa couche : « Il avait été prédit à Daire qu’un « fils de Daire nommé Lugaid recevrait la royauté d’Irlande. Pour plus de sûreté, à tous les garçons qui lui naquirent, il donna le même nom, Lugaid. Un jour à Teltown où ses fils devaient se mettre en ligne dans une course de chevaux, un druide lui précisa que son successeur serait celui qui réussirait à attraper un faon à la toison d’or qui entrerait dans l’assemblée. Le faon parut en effet et, tandis qu’on le chassait, un brouillard magique sépara les cinq frères de tous les autres chasseurs. Ce fut Lugaid (le pilier du monde) comme s’il soutenait toute la création » ; C. Sterckx, 2005, II, p. 233-242 ; P. Lajoye, 2016, p. 53-62, 131-141. 641 G. Hily, 2003, p. 50-54. 642 W. Stokes, 1903, p. 197-201 (Eachtra mhic nEochadha Mhuichmheadhon 9-15) ; G. Hily, 2003, p. 41-42.

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Laigde qui attrapa l’animal. Une grande neige se mit alors à tomber et l’un des frères partit à la recherche d’un abri. Il finit par trouver une maison avec un grand feu, de la nourriture, de la bière, des plats d’argent, un lit de bronze et une horrible sorcière. Celle-ci offrit au garçon de le coucher pour la nuit à condition qu’elle-même fût intimement associée à ce repos. Il refusa et elle lui déclara que, par là, il venait de se priver de la Souveraineté. Les autres frères se présentèrent successivement à la même maison, mais sans que la sorcière leur demandât rien, - jusqu’au dernier Lugaid Laigde, qui vit avec étonnement le vieux corps devenir, sous son étreinte, lumineux comme le soleil levant au mois de mai et parfumé comme un beau jardin. Il l’embrassa et elle lui dit : « Heureux est ton voyage, car je suis la Souveraineté et tu recevras la 643 souveraineté sur l’Irlande » . Ces deux témoignages illustrent bien le thème de la quête de la Souveraineté, mais aussi celui de la régénération de celle-ci dans les bras d’un prétendant capable de faire preuve d’altruisme en sachant 644 remettre en culture le domaine laissé un temps en friche . Parallèlement, pendant tout son exil dans la forêt en compagnie de ses époux, il est dit que Draupadi n’avait pas pris soin de sa personne, et plus particulièrement de sa chevelure. Symboliquement, la reine manifestait de la sorte la décrépitude de 645 la Terre, laissée aux mains d’un souverain indigne . À la lecture de ces exemples, on comprend aisément que la situation dans le royaume d’Ithaque est très comparable. On a vu que Pénélope, Télémaque, Euryclée, Eumée, Philoitios 646 déploraient la mise en coupe réglée du domaine royal . Même si les termes en sont en quelque sorte « dictés » par Eurymaque, ou Homère, Pénélope déclare « ma valeur, ma beauté, mes grands airs, les dieux m’ont tout ravi, lorsque, vers Ilion, les Achéens partirent, emmenant avec eux Ulysse, mon 647 époux » , signifiant ainsi la répercussion du départ du roi, de la dégradation 643

G. Hily, 2003, p. 41 (Coir anmann 70 dans W. Stokes-Windish, 1880-1905, III, 285-444, 557) 644 G. Dumézil, 1982a, p. 335 : Niall (note 1) et p. 336 : Lugaid Laigde fils du roi Daire ; id., 1982a, p. 337, n. 2 ; G. Hily, 2003, p. 41-51 ; id., 2012, p. 332ss. ; D. Miller, 2002, p. 84s. ; B. Sergent, 2015. 645 MBh. II, § 79 : cheveux défaits et vêtement taché de sang ; M. Biardeau, Le Mahâbhârata, vol. 1, 2002, p. 401 : Draupadi est la descente de Sri, est donc le royaume tout entier ; MBh. II, § 80 : Draupadi a recouvert son visage de ses cheveux défaits ; M. Biardeau, cité, comment. p. 399 et note 24 : cheveux dénoués jusqu’à fin de guerre ; A. Hiltebeitel, 1991, T. II, p. 396 : Blood and Hair. 646 Od. I, v. 245-248 (Télémaque) ; XX, v. 311-313 (Télémaque) ; XIV, v. 91-95 (Eumée) ; XX, v. 214-216 (Philoitios) ; XIX, v. 22-23 (Euryclée) ; XXI, v. 68-70 (Pénélope) ; mais aussi Odyssée I, v. 248-251 ; II, v. 55-58 ; IV, v. 686-687 ; XVII, v. 534-537 ; XVIII, v. 280 ; XIX, v. 534 ; S. Saïd, 1979, p. 9-49. 647 Odyssée, XVIII, v. 251-253 ; XVIII, v. 248-249 (Eurymaque) ; réitéré face au Mendiant : XIX, v. 124-126 ; face à Eurynomé : XVIII, v. 180 (ma beauté) ; MBh.,

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consécutive du royaume, et de ses ressources, sur sa propre existence ou apparence physique ! À plusieurs reprises d’ailleurs, le Poète fait en sorte qu’Athéna redonne un éclat à la personne de Pénélope, et pas seulement pour 648 qu’elle soit en harmonie avec Ulysse rajeuni . L’image qui a nourri notre représentation d’une Pénélope calculatrice et rusée, celle de la reine tissant et détissant un linceul destiné à son beau-père pour sa mort prévisible, participe de cette illustration d’une Ithaque Gaste. En effet, lorsque Ulysse descend aux Enfers et interroge sa mère défunte sur l’état de son royaume, celle-ci lui répond : « Elle te reste encor, et de tout cœur, fidèle, toujours en ton manoir où, sans trêve, ses jours et ses nuits lamentables se consument en larmes. Ta belle royauté reste toujours sans maître ; mais Télémaque exploite en paix votre apanage et prend sa juste part aux festins 649 coutumiers que se donnent entre eux les arbitres du peuple » . On a là une indication que des signes de décrépitude commencent à se manifester même si Ithaque est encore en bon état malgré la mort de la mère d’Ulysse et l’affaiblissement de Laërte. C’est au cours des sept ans de la mort symbolique d’Ulysse que la situation se dégrade inexorablement, que les prétendants affluent et qu’au bout de trois ans, face à une situation devenue critique, Pénélope a l’idée d’entamer le tissage au long cours du futur linceul de son beau-père. Certes, sa ruse lui permet de tromper l’impatience de ses prétendants mais le choix de la confection d’un linceul, voile mortuaire pour le représentant par défaut du pouvoir légitime, ajouté au pillage des ressources et à la lassitude revendiquée de Pénélope, font véritablement du royaume et 650 de sa représentante une Royauté Gaste ! Il est alors pleinement révélateur de voir Pénélope prendre la décision de se rendre auprès des prétendants pour raviver leur désir, solliciter des cadeaux qui participeront à la reconstitution du trésor appauvri, puis leur proposer le concours du tir à l’arc pour discerner le meilleur candidat à sa 651 main et peut-être à l’exercice du pouvoir . Pour rester dans le monde occidental partageant le même patrimoine idéologique indo-européen, on peut convoquer à cet effet la branche du Mabinogi intitulée « Pwyll, prince de Dyved ». Voyant passer une cavalière, II, § 80 : Draupadi a recouvert son visage de ses cheveux défaits (M. Biardeau, 1), p. 390 ; p. 399 et note 24, Draupadi restera les cheveux dénoués jusqu’à la fin de la guerre ; voir A. Hiltebeitel, 1991, p. 396 (Blood and Hair). 648 Odyssée, XVIII, v. 189-196 (Pénélope) ; XXIII, v. 156ss. (Ulysse). 649 Odyssée, XI, v. 181-187. 650 P. Sauzeau, 2003, p. 357-370 (comparaison Laërte et Pandu) ; Pénélope trahie par ses servantes : XVIII, v. 321-324 ; XIX, v. 65-69 et 90-92 ; XX, v. 6-8. 651 Odyssée, XVIII, v. 208-212, 276-279 (sollicite cadeaux), v. 291-303 (cadeaux des prétendants) ; XIX, v. 572-578 (idée du concours) et XXI, v. 1-3 et 53-76 (le propose aux prétendants).

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le héros s’enquiert de son identité. Aucun des messagers qu’il lui dépêche, quoique cavaliers, ne parvient à la rejoindre. En dernier ressort, le prince luimême se lance à sa poursuite, sans plus de succès. Bien que paraissant avancer au pas, le cheval de la jeune fille distance le jeune homme qui n’a plus, comme ultime ressource, que celle de héler la demoiselle : « Jeune fille, pour l’amour de celui que tu aimes le plus, attends-moi ». « Je t’attendrai volontiers, ditelle, il aurait été préférable pour le cheval que tu aies fait cette demande un peu plus tôt. » La jeune fille l’observa et le dialogue qui s’engage alors est fort éclairant. « Princesse, d’où viens-tu et quel est le but de ton voyage ? » « Je m’en vais à mes affaires et je suis heureuse de te rencontrer. » À ce moment, il s’aperçut que les filles et les femmes qu’il avait vues auparavant n’avaient plus aucun charme pour lui, en comparaison de sa beauté à elle. « Princesse, me diras-tu un mot de tes affaires ? » « Oui, entre moi et Dieu, ma principale affaire était de chercher à te voir. » « Voilà pour moi la meilleure affaire pour laquelle tu sois venue. Peux-tu me dire qui tu es ? » « Oui, seigneur : je suis Rhiannon, la fille d’Eveydd le Vieux. On allait me donner à un homme contre ma volonté. Mais je ne voulais épouser personne, et cela par amour pour toi. Et je repousserai encore les autres unions, sauf si tu me refuses. C’est pour 652 connaître ta réponse là-dessus que je suis venue » . Outre l’un des surnoms de son père, Eveydd « au manteau unique » qui est sans doute une métaphore qualifiant son royaume, le nom gallois de la jeune fille est évocateur. Rhiannon n’est en effet autre que le celtique 653 *Rigantona, soit « la grande reine » . De ce passage, il faut comprendre que la Royauté ne se laisse pas approcher sans qu’elle ne l’ait choisi, et par n’importe qui. Dans le domaine irlandais, la Courtise d’Etain offre un parallèle qui corrobore cette conclusion. Eochaid rejoint Etain et lui dit : « D’où vienstu, ô jeune fille ? et où vas-tu ? » - « Ce n’est pas difficile. Je suis Etain, fille du roi Echraide, des side ». – « M’unirai-je maintenant à toi ? » dit Eochaid. « C’est pour cela que nous sommes venues sous ta protection », dit la jeune fille. « Il y a vingt ans que je suis ici, depuis que je suis née dans le sid. Les hommes des side, des rois et des nobles m’ont demandée et je n’ai pas voulu dormir avec l’un d’eux parce que je t’aime et que je t’ai voué amour et affection depuis que je suis tout enfant et depuis que j’ai été capable de parler 654 à cause des histoires qu’on raconte à ton sujet et à cause de ta beauté » . À

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Les Quatre Branches du Mabinogi, 1993, p. 44-45 ; N. Stalmans, 1995, p. 8 ; Chr.J. Guyonvarc’h, 1980, p. 214-215. 653 F. Le Roux, Chr.-J. Guyonvarc’h, 1983, p. 178 et p. 46 (Macha) ; X. Delamarre, 2001, p. 218 « rigani » ; C. Sterckx, 1986, p. 44, 50-52, 54 ; N. Stalmans, 1995, p. 9, 45. 654 Chr.-J. Guyonvarc’h, 1980, p. 253s. : Courtise d’Etain, 4e version (Egerton, 1782), p. 254 : § 5.

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plusieurs siècles de distance, les situations et les protagonistes sont strictement comparables. La situation d’Ithaque n’est pas exceptionnelle et l’on peut aisément constater que les principautés grecques participant à la guerre de Troie relèvent du même schéma idéologique, celui de la Terre gaste. Mycènes délaissée par Agamemnon, le chef de la coalition grecque, pour les rivages de l’Asie Mineure fut la proie d’un usurpateur, Egisthe. Celui-ci parvint à suborner la reine régente Clytemnestre et fomenta le traquenard fatal au Roi 655 des rois achéens à son retour . Diomède à son retour trouva son épouse Aegialé dans les bras d’un concurrent et n’échappa que de justesse au destin 656 qui lui était réservé, en émigrant en Italie . Ulysse parvint avec l’aide d’Athéna à retourner une situation analogue, et l’on reviendra sur le rôle de Pénélope, et sa personnalité. Nestor d’ailleurs conseille au jeune Télémaque de ne pas s’attarder hors de son domaine sous peine de courir le risque de se 657 voir évincé du pouvoir . On peut même considérer que Sparte avait connu une situation similaire avec l’absence temporaire de Ménélas qui laissa face à face Hélène et son hôte, le troyen Pâris. Quant aux Ajax ou à Achille, on a vu qu’ils ne sont pas revenus saufs de l’expédition, s’étant eux-mêmes condamnés du fait de leurs erreurs sacrilèges ou du fait d’un destin fixé par les dieux. En ce qui les concerne, le problème du pouvoir passe donc au second plan ! La situation pressentie par Nestor se trouve explicitée en Irlande où une reine Medb se targue de n’avoir « jamais été sans un homme dans l’ombre 658 d’un autre » ce qui revient à dire que le pouvoir est sans cesse convoité. D’ailleurs, la (ou les) reine(s) Medb se montre(nt) résolument provocatrice(s) 659 pour être conquise(s) par un candidat au pouvoir . Pénélope ne fait pas autrement que la Souveraineté irlandaise lorsqu’elle descend voir les Prétendants : « Athéna fit naître dans l’esprit de la fille d’Icare le désir d’apparaître aux yeux des prétendants pour attiser leurs cœurs et redoubler l’estime que lui vouaient déjà son fils et son mari » (XVIII, 158-162) ; puis 655

Odyssée, III, v. 265-271, 303-304 ; Lycophron, Alexandra, vers 1099-1105. Lycophron, Alexandra, vers 610-631; ultérieurement, les commentateurs à Virgile le contraignent à s’exiler à Salente en Italie, voir P. Wathelet, 2008, p. 263-282, p. 273s. ; Lycophron, Alexandra, 424-432 (serait mort à Colophon en Asie Mineure). 657 Odyssée, III, v. 313-316 : « aussi, vois-tu, mon cher, il ne faut pas quitter trop longtemps ta demeure en laissant ton avoir et ton propre manoir aux mains de tels bandits ; ils vont tout te manger, se partager tes biens, tandis que tu perdras ton temps à ce voyage ». 658 Chr.-J. Guyonvarc’h, 1980, p. 280, 8-I § 22-26 ; Chr.-J. Guyonvarc’h, F. Le Roux, 1991, p. 152ss. ; G. Dumézil, 1982a, p. 316-353, Medb, p. 333-334 ; D. Dubuisson, 1996, p. 151-176. 659 Les reines Medb : G. Dumézil, 1982a, p. 331-340, en part. p. 336. 656

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Athéna l’orna « de tous ses dons immortels, pour charmer les yeux des Achéens » (v. 190-191). « Voici qu’elle arriva devant les prétendants, cette femme divine, et, debout au montant de l’épaisse embrasure, ramenant sur ses joues ses voiles éclatants, (…) des prétendants les genoux flageolaient sous le 660 charme d’amour (v. 208-212) » . Son apparence et la tenue qu’elle revêt à cette occasion peuvent la faire rapprocher d’Hélène, voire d’Aphrodite chez 661 lesquelles l’aspect éclatant est systématiquement mis en évidence . Et l’on peut également convoquer les qualificatifs des apsaras, des eaux et des vaches 662 indiennes, de Sarasvati ainsi que ceux de Draupadi, comparables . Il s’agit de termes descriptifs propres aux représentantes de la troisième fonction, par excellence les femmes et a fortiori les souveraines. De là vient naturellement la réputation ambiguë de Pénélope, fidèle, mais aussi selon d’autres traditions parfaitement dévergondée. Elle est en effet suspectée s’être unie à Hermès et en avoir procréé Pan, ou bien avoir partagé sa couche avec tous les 663 prétendants . L’origine de cette tradition grivoise est sans doute à rechercher du côté des comparaisons que l’on peut effectuer avec Draupadi dans le Mahâbhârata. En effet on a signalé à plusieurs reprises que la princesse conquise par Arjuna eût à partager sa couche avec les cinq frères Pandava en raison d’une parole déterminante prononcée par inadvertance par leur mère, 664 et que ceux-ci incarnaient les trois fonctions indo-européennes . L’Inde avait d’ailleurs antérieurement élaboré un schéma alternatif plus « convenable » puisque Madhavi, épousée successivement par plusieurs partenaires, a 665 l’aptitude miraculeuse de pouvoir recouvrer à chaque fois sa virginité . Le 660

Odyssée XVIII, v. 213 : ils n’avaient tous qu’un vœu, être couchés près d’elle. K.T. Witzcak, 1993, p. 119-120 « très brillante » ; Odyssée, XVIII, v. 210 : voiles ou mantille éclatants, voir P. Chantraine, 1999, s.v. lipa, p. 642 « gras, huilé, brillant » 662 RigVéda (Langlois), p. 592, Hymne IV, 5 « la (brillante) Apsara ». 663 M.-M. Mactoux, 1975, p. 7-15, 219-226 ; Ph. Borgeaud, 1979, p. 84-85, n. 75 ; N.J. Allen, 2002a, p. 311 ; C. Sterckx, 2002, p. 38-40 ; I. Papadopoulou-Belmehdi, 1994, p. 42 ; P. & A. Sauzeau, 2017, p. 187-189 (personnage ambigu du fait d’une « connexion mythique avec plusieurs domaines (proches) de la Quatrième fonction ? ») ; malgré les versions tardives compromettantes, la réputation de fidélité a perduré, comme en témoigne par exemple une inscription funéraire de Syracuse, comparant Nassiana à Pénélope, voir A. Ferrua, 1940, p. 43-81, 69-73, n° 12 (remerciements à Marc Griesheimer). 664 G. Dumézil, 1968, p. 59ss ; M. Biardeau, 2002, livre I, § 191, p. 272-273, et commentaire p. 282-283. 665 G. Dumézil, 1968, p. 319ss. ; MBh., V, 114 (3949-3950) ; M. Biardeau, 2002, 1, commentaire p. 282-283, ce qui revient en quelque sorte à la situation de Madhavi ; voire celle de Kunti puisque sa première union avec Surya a été « effacée » par le dieu ; traditionnellement obtenue lors d’un concours par Ulysse, on notera que Pénélope se trouve dans une situation similaire puisqu’elle se remet en jeu avec les prétendants ! P. Grimal, 1976, § Icarios, p. 225 ; à noter qu’Icarios était originaire de 661

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cas est normalement inconcevable en Grèce, mais on a vu que les principaux chefs des Prétendants s’inscrivent parfaitement dans le schéma idéologique triparti. Pénélope est donc en situation d’être une autre Draupadi ou une autre Clothru et, le fait qu’on lui attribue pour rejeton adultérin Pan, ferait de celuici un prédécesseur approximatif de l’Irlandais Lugaid aux rais rouges ! F. Bader a cherché à expliquer le nom de Pénélope en proposant comme étymologie une forme initiale Pan-alôpè qui justifierait cette tradition 666 tardive mais comme la tradition la plus attestée fait de Pénélope une épouse fidèle, - comme l’Odyssée l’affirme elle-même -, il convient sans doute d’étudier les autres hypothèses explicatives. La plus couramment adoptée fait venir le nom propre du nom commun « penelops », espèce d’oie sauvage, le mot ayant une finale « -ops » que l’on retrouve dans d’autres noms d’animaux 667 et d’oiseaux . Ce sur quoi F. Bader propose une évolution à partir d’un « chene-alopex » qui se traduirait par « oie-renarde », arguant du fait que Pénélope dispose d’un cheptel d’oies, que cet oiseau est un symbole ancien de fidélité, et que le déterminant quelque peu antinomique de « renarde » caractériserait, outre une espèce d’oiseau particulière : la tadorne nichant dans des terriers de réemploi, la ruse déployée par la reine tissant et détissant sa 668 toile pour différer sa réponse aux Prétendants . Cette proposition permet en effet de jouer sur les mots, un peu comme Outis/Ulysse, en rattachant la première partie du nom à « pènè », c’est-à-dire « les fils enroulés de la trame » 669 ce qui rappellerait le métier de la reine . Cette proposition présente deux avantages supplémentaires confortant l‘argumentaire comparatiste. Il s’agit d’une part de l’accent mis sur la tadorne Sparte, contrée dont B. Sergent rappelle qu’elle a conservé, de manière privilégiée, des témoignages de l’ancienne idéologie indo-européenne, voir B. Sergent, 1998, p. 51-52 (Pâris/Alexandros), p. 108-113 (trois époux d’Hélène) ; pour le mariage de Pénélope avec Ulysse s’apparentant à un enlèvement (vis-à-vis d’Icarios), voir G. Dumézil, 1979, p. 31-45 ; C. Rose, 2006, p. 240-241 (2.8.23-24) ; même si les circonstances ne sont pas les mêmes, noter enfin que Pénélope aurait été célébrée par un culte à la « Pudeur » personnifiée (d’ap. Paus., III, 20, 10-11 ; discussion in : N. Richer, 2012, p. 55-59) et que Draupadi, dans le Mahâbhârata, est également reconnue pour sa « pudeur » (M. Biardeau, 2002, 1, p. 400-401, à propos de MBh. II, 68). 666 F. Bader, 1998b, p. 203-236. 667 P. Chantraine, 1999, p. 897 ; F. Bader, 1998c, p. 1-37, en part. p. 3-12. 668 F. Bader, 1998b, p. 214 (4.3)-218 (5.3) ; ead., 1998a, p. 79-86 ; sur la ruse, voir aussi M. Detienne & J.-P. Vernant, 1974, p. 41-43 (renard) ; noter cependant que D. Gricourt & D. Hollard, 2010, p. 219 remarquent que la métamorphose aviaire est souvent le lot des héroïnes infidèles ; si la tadorne niche au sol, ce n’en est pas moins un oiseau migrateur, ce qui peut alimenter un tel soupçon. 669 F. Bader, 1998c, p. 6-7 (3.3.1 à 3.3.2) ; ead., 1998b, p. 215, § 5 ; contra P. & A. Sauzeau, 2017, p. 188, n. 47 ; P. Chantraine, 1999, p. 897 ; I. PapadopoulosBelmehdi, 1994, p. 149-153, 163-164 ; F. Frontisi-Ducroux, 2009, p. 88ss.

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qui, nichant dans un terrier, peut renforcer l’indication donnée par Homère de la Reine couchée dans un lit ancré dans le sol d’Ithaque et illustrerait sous une 670 autre forme la Souveraineté régnant sur l’île ; d’autre part d’un choix ornithologique judicieux en ce sens que le plumage du volatile est particulièrement chatoyant et la disposition des zones colorées telle qu’elles 671 peuvent évoquer un vêtement ; dès lors l’apparition régulière de la reine dans des vêtements (chatoyants) pourrait faire écho à l’apparence des eaux védiques, et se comparer à l’apparence spectaculaire de la tadorne.

C - Servantes fidèles et infidèles 1 – Melantho Dans l’Odyssée, Homère présente Pénélope sous les traits d’une épouse fidèle, et semble ignorer les rumeurs ultérieures lui assignant une réputation 672 moins flatteuse . On peut certes expliquer celle-ci par une référence à un substrat non explicité, mais on pourrait aussi penser que le poète a rejeté la faute dénoncée sur les servantes félonnes de Pénélope, servantes qui sont 673 considérées par Ulysse comme partie intégrale de sa propriété . Le fait qu’elles aient fauté avec les Prétendants est à ses yeux, et à ceux d’Euryclée nourrice et intendante d’Ulysse -, un crime aussi grave que celui des Prétendants, puisque la mort qu’il leur inflige est une exécution sanglante. L’avilissement de cette condamnation en supplice par pendaison est de la 674 seule décision de Télémaque . Or la « meneuse » de ces servantes infidèles 670

Medb, Boand, Sri ; Draupadi est une « descente » de Sri (la Terre) représentant le royaume tout entier (M. Biardeau, Le Mahâbhârata, 1, 2002, p. 401) ; à noter que la renarde aurait la possibilité d’être couverte par plusieurs renards à intervalles très rapprochés et de donner naissance, au sein d’une même portée, à des renardeaux de pères différents, voir J.-S. Meia, 2011, p. 103 (l’accouplement) se référant à Harris (S.) & Baker (P.), 2001 ; B. Sergent, 1995c, § 229, p. 274 (trône de Pylos). 671 F. Bader, 1998c, p. 9-12 et notes (en Grèce) ; P. Géroudet, 1988, p. 98, 102 ; F. Bader, 1998b, p. 217-218, § 5.3 ; illustration de couverture (M. Griesheimer). 672 Homère, Odyssée, XI, v. 181-183 ; Pan conçu de tous les prétendants, voir Scholies à Théocrite I 3-4c et Servius, In Aeneidas II 44 ; M.-M. Mactoux, 1975, p. 221-223 ; F. Bader, 1989, p. 7-46 ; ead., 1998b, p. 210-211 (3.1), p. 218 (§ 6), p. 223-225 (§ 89) ; C. Sterckx, 2002, p. 39-40. 673 Od. XVIII, v. 313-339 ; XX, v. 6-15 ; XXII, v. 413-432 ; W.G. Thalmann, 1998, p. 70-74 (outre qu’elles introduisent un désordre dans la maison royale, c’est aussi une atteinte à la propriété d’Ulysse, et une dégradation de son statut social). 674 Od. XXII, v. 441-444 : « emmenez les servantes ! faites-leur rendre l’âme à la pointe du glaive, sans en épargner une » ; mais v. 462-473 : Télémaque leur refuse cette mort honorable ; sur cinquante servantes, Euryclée en dénonce douze : Od. XXII, v. 421-424.

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est une jeune fille nommée Melantho, c’est-à-dire la Noire, qui a été 675 tendrement élevée par Pénélope, choyée presque « comme sa fille » . Elle est l’amante d’Eurymaque, le prétendant guerrier par excellence, et son effronterie est flétrie par Pénélope elle-même. En cela, Melantho est la digne compagne d’Eurymaque qu’Ulysse prenait sur ses genoux pour le faire manger (XVI, v. 442-444), Eurymaque qui ne pensait qu’à se débarrasser de Télémaque. Le nom de Melantho peut évoquer les relations coupables perpétrées de nuit mais c’est aussi un signe connotant l’infamie de la servante, 676 à l’instar de son frère Melanthios, le chevrier félon . Favorite, intriguant auprès d’Eurymaque, elle menace directement la Reine et fait en quelque sorte figure de double rajeuni. Or, on a vu que des personnages comme Ulysse et Pénélope pouvaient trouver des comparables dans la littérature mythologique irlandaise ou galloise médiévale. Si l’on reprend l’histoire de Lleu Llaw Gyffes, on y apprend qu’il est envoyé en tournée aux marges du royaume et que, pendant 677 son absence, son épouse Blodeuwedd, femme fleur , le trompe avec Gronw 675

Od., XVIII, v. 321-325 (fille de Dolios) ; XIX, v. 81-84 : Ulysse « Femme, prévois le jour où tu perdras aussi cet éclat qui te fait la reine de ces filles ! et redoute l’humeur de ta dame irritée ou le retour d’Ulysse » ; XIX, v. 91-92 : Pénélope « ah ! la chienne effrontée ! tes crimes finiront par te coûter la tête ! » ; P. Chantraine, 1999, p. 680681, § « melas » ; quoique Draupadi soit l’épouse des cinq « bons » Pandava, elle est également « la Sombre » ou « la Noire » (Krsna), conçue pour être la cause de la perte des kshatriya ! MBh. I, § 167 et commentaire M. Biardeau, 2002, 1, p. 277. 676 Odyssée XVII, v. 212 : Melanthios fils de Dolios ; l’épouse de Dhrtarastra, Gandhari, donna naissance à cent garçons, les Kaurava, ainsi qu’à une fille (MBh. I, § 115-117) ; le nom de la fille, Duhsala (duh-sala) « la Mauvaise Hutte sacrificielle », n’est pas de bon augure, voir le commentaire de M. Biardeau, 2002, 1, p. 234 ; certes Melantho n’est qu’une servante, concubine de l’un des prétendants les plus en vue (Eurymaque, deuxième porte-parole des prétendants symbolisant la fonction guerrière), mais, élevée comme la fille de Pénélope et partageant la vie scandaleuse des prétendants, ne s’y assimile-t-elle pas et ne peut-elle s’apparenter à Duhsala, sœur des cent Kaurava représentant le parti des Mauvais ? P. & A. Sauzeau, 2017, p. 157158 (Duspâris, Duselena à comparer avec Duryodhana, Duhsasana et Duhsala ; p. 194, § 20 « les mauvais serviteurs ». 677 G. Hily, 2012, p. 175-177 (Blodeuwedd « Aspect, Visage de Fleur » (Math 83 : créée par magie à partir de fleurs de chêne, de genêt et de reines-des-prés, floraison de la fin du printemps), Les Quatre Branches du Mabinogi, 1993, p. 112 et notes 5860 ; G. Dumézil, 1982a, p. 327-329 : le nom de Madhavi, qui pourrait avoir deux sens : 1/ madhavi, « fleur printanière » ; 2/ « boisson enivrante » ; qui peuvent être confluents : « boisson enivrante préparée à l’aide d’une certaine fleur particulièrement riche en miel, ou bien cette fleur elle-même, matière première de la boisson enivrante » ; or Blodeuwedd est à l’origine créée artificiellement à l’aide de fleurs (dont la reine-des-prés (plante mellifère, aromatique, utilisée pour agrémenter les vins, hydromels, bières) afin d’être l’épouse de Lleu ; il est possible que Medb sous une forme dévoyée ait pris le nom de Blodeuwedd ; à noter que Drupada, roi des

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Pebyr, c’est-à-dire Gronw le Fort. À son retour, Blodeuwedd parvient à surprendre le secret de l’ « immortalité » de Lleu et trame sa mort avec l’aide 678 de son amant . Assassiné, Lleu disparaît jusqu’à ce que son oncle Gwydion retrouve sa trace et, par le recours à des incantations magiques, lui redonne vie. Lleu se lance ensuite à la poursuite de Blodeuwedd accompagnée de ses servantes. En tournant la tête en arrière pour surveiller l’avance de leur 679 poursuivant, elles se noient dans un étang . Or si l’on reprend le texte d’Homère, l’exécution par pendaison ordonnée par Télémaque décrit dans des termes approchants la mort des servantes : « Grives aux larges ailes, colombes qui vouliez regagner votre nid, vous donnez au filet dressé sur le buisson, et vous voilà couchées au sommeil de la mort … Ainsi têtes en ligne et le lacet passé autour de tous les cols, les filles subissaient la mort la plus atroce, et 680 leurs pieds s’agitaient un instant, mais très bref » . Quant à Blodeuwedd, elle est rattrapée par Gwydion qui lui dit : « Je ne te tuerai pas. Je te ferai bien pis ; je te laisserai partir sous forme d’oiseau. En souvenir de la honte que tu as faite à Lleu Llaw Gyffes, tu n’oseras plus jamais montrer ta face à la lumière du jour, par peur des autres oiseaux. Tous les autres oiseaux seront tes ennemis ; ils seront naturellement portés à te molester et à t’outrager partout où ils te trouveront. Tu ne perds pas ton nom, tu t’appelleras toujours Blodeuwedd ». C’est à cause de cela que tous les oiseaux haïssent la chouette, que l’on appelle encore aujourd’hui « Blodeuwedd ». Le choix de l’oiseau est bien adapté à l’anxiété manifestée par la jeune femme dans sa fuite puisque l’articulation du cou de ce nocturne lui permet une rotation de la tête à 270 °, lui assurant un large champ de vision, d’où l’idée de surveiller constamment

Pânchâla, n’ayant pas d’enfant organisa un sacrifice gigantesque (de fleurs, de fruits, de riz et de grains) pour se concilier les dieux ; il en naquit Dhrishtadyumna, un garçon, et Draupadi, une fille (MBh. I, § 167 ; Mahâbhârata oral, 2006, p. 124-125) ! or G. Dumézil a montré que l’extrême occident a entretenu des traditions répondant de manière analogue à certains témoignages indiens (1982a, p. 329-353). 678 Les Quatre Branches du Mabinogi, 1993, p. 112-115 ; voir texte cité supra p. 120s ; G. Hily, 2012, p. 344-348, 373. 679 Les Quatre Branches du Mabinogi, 1993, p. 117 : « quand Blodeuwedd apprit qu’ils (Lleu et Math) arrivaient, elle prit ses suivantes avec elle et gagna les collines ; passant de l’autre côté de la rivière Kynvael, elles voulurent rejoindre une cour qui était dans les collines. Mais elles ne pouvaient marcher qu’en regardant derrière elles, tellement elles avaient peur. Et, sans s’en rendre compte, elles tombèrent dans l’étang et se noyèrent toutes ». 680 Odyssée, XXII, v. 467-473 ; déjà en Od. XXII, v. 384-386, le poète compare les prétendants tués à un tas de poissons pris aux mailles du filet tiré sur le sable ; M. Detienne & J.P. Vernant, 1974, p. 36-40, 51s. (« filet aux yeux innombrables » tendu par Ulysse aux prétendants).

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ses arrières ; par ailleurs, après son entrevue avec Pénélope, Ulysse se couche dans l’entrée de la maison et assiste à la sortie des femmes de la grande salle, « servantes qui, chez les prétendants allant à leurs amours, s’excitaient l’une l’autre au plaisir et aux rires » (XX, v. 6-8). Même si Melantho est pendue à l’instar des autres servantes, son nom et ses désordres nocturnes, le choix ambitieux de son amant et les imprécations lancées par les servantes fidèles à leur encontre, en font une équivalente exacte de Blodeuwedd ! Homère pourrait ainsi avoir dédoublé la personne de la Souveraine pour respecter le principe royal, et construire un parallélisme entre les factions masculines et féminines du parti loyaliste et du parti adverse. Ce sont ainsi les deux versants (masculin et féminin) des composantes de la société qui sont affectés par le conflit, donc toute la société. 2 - Vierges sages et vierges folles On peut toutefois prendre en compte un dernier élément relatif à l’ensemble des servantes de la maisonnée d’Ulysse. Melantho comprise, ce sont douze servantes infidèles qui sont exécutées après le massacre des prétendants. Or, auparavant, au chant XX (105-119), le poète a fait entendre la voix d’une servante exténuée après une nuit de labeur, se plaindre de la calamité que représentait pour le palais la présence de la centaine de piqueassiettes, et souhaiter qu’ils connaissent prochainement leur dernier festin. Homère à cette occasion signale que la servante épuisée qui n’a pas fini sa tache est une douzième servante. Cette indication numérique pourrait très bien avoir une signification calendaire. En effet, il faut supposer que les onze, plus une servante, qui travaillent sont distinctes des douze qu’Ulysse fit exécuter. Et si l’on prend en compte le fait que le retour d’Ulysse à Ithaque correspond à une résurrection, à un renouveau pour le royaume, on peut proposer de lire ce chiffre de douze comme celui des douze mois du calendrier lunaire grec. Les douze servantes fidèles sont celles qui travaillent avec obéissance au long de l’année et la douzième dont le travail n’est pas achevé correspond à la fin de la période d’exploitation éhontée du domaine royal par les Prétendants. Une fois ceux-ci exécutés, douze servantes infidèles sont liquidées en tant que complices, et représentent l’année écoulée. Ceci revient à dire que le retour d’Ulysse clôt une année douloureuse et va permettre d’inaugurer une nouvelle année, de prospérité, de justice et de tranquillité pour le royaume. Il s’agit

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G. Hily, 2012, p. 175-176, d’ « Aspect, Visage de Fleur » le nom Blodeuwedd prend la signification de « chouette » ; ornithologie de la chouette : P. Géroudet, 1979, p. 311 (270°) et chaque œil est indépendant de l’autre ; hostilité des autres oiseaux, p. 312 ; p. 315 pontes détruites par les corneilles ; voir supra des indications parallèles concernant Melanthios frère de Melantho ; voir aussi S. Muller, 1995, p. 195-221.

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alors d’une seconde manière de considérer l’alternance régulière du temps que 682 représentent les Dioscures dans le monde grec . 3 – Euryclée Face à ces femmes dévoyées, l’intendante Euryclée se dresse pour protéger Pénélope, la royauté d’Ulysse, et le rejeton légitime Télémaque. C’est elle qui identifie intuitivement la première Ulysse puis le fait formellement en reconnaissant la blessure faite par un sanglier dans sa 683 jeunesse. Ulysse arrête dans sa gorge le cri qui allait proclamer son identité , et « honorer » en quelque sorte son propre nom, Euryclée voulant dire « la 684 vaste ou la bonne renommée » . Il ne s’agit pas seulement de confirmer avec ce nom l’honorabilité de cette vieille servante en la transformant en héraut annonçant le Roi, mais aussi de compléter une autre indication fournie par Homère. Le Poète a précisé auparavant que, achetée par Laërte, ce roi avait 685 constamment respecté la nourrice . Quoique ce soit par crainte de réaction de son épouse, ceci tend à indiquer qu’Euryclée n’était pas une simple esclave soumise à la toute puissance de son maître, et considérée à l’égal d’un objet. On en a confirmation dans le fait que son ascendance est signifiée à plusieurs reprises, ce qui la distingue socialement, tout comme son prix d’achat : vingt 682

Voir le chapitre précédent et la comparaison avec Cernunnos / Smertrios ; V. Dasen, 2005, p. 107-109 et ss. 683 Odyssée, XIX, v. 392s. : sagacité, reconnaît cicatrice ; v. 478-481, s’apprête à le signaler à Pénélope, mais en est empêchée par Ulysse ; Euryclée est fille d’Ôps (I, 429 ; II, 347), mot/nom racine, à rattacher vraisemblablement à l’idée de « vue », de « veille », P. Chantraine, 1999, s.v. « οπωπα (οραω), p. 811 ; ibid., s.v. οραω, p. 813-815 : idée de surveiller ; ce qui correspondrait à l’action d’Euryclée voyant et identifiant Ulysse (XIX, 377-381 : le pressent à sa vue, et v. 392s : l’identifie) ; auparavant avait vu la première Télémaque de retour (XVII, v. 31) ; ainsi qu’à son rôle de surveillante des servantes : XX, v. 149-158 : dirige le travail ; XXII, v. 3956 : surveille ; XIX, 497-498 : dénonce la mauvaise conduite ; v. 420-425 : décrit les conduites) ; I. Papadopoulou-Belmehdi, 1994, p. 189. 684 P. Chantraine, 1999, s.v. ευρυσ , p. 387-388 et s.v. κλεοσ, p. 540-541 ; il s’explique peut-être ainsi que, sur un vase attique, Euryclée soit nommée « Antiphata » (LIMC IV-1, p. 101) puisque sa pensée n’a pu être traduite par une parole, interdite par Ulysse, à plusieurs reprises (lors de reconnaissance : XIX, v. 479490 ; lorsqu’elle voit les prétendants morts, veut se réjouir : XXII, v. 408-411 ; veut prévenir Pénélope : v. 428-431) ; O. Touchefeu-Meynier, 1968, p . 248-249, n° 455 (skyphos du « peintre de Pénélope », 440-435 av. J.C. (soit oubli du nom véritable, soit influence du théâtre ou bien confusion avec Antikleia, mère d’Ulysse), et p. 266. 685 Odyssée, XIX, v. 354-355 : nourrit et élève Ulysse, et v. 474 : reconnaît son enfant ; de même, elle a élevé Télémaque : Od. I, v. 434s. ; Odyssée I, v. 429-433 : « Laërte l’avait honorée à l’égal de sa fidèle épouse mais s’était refusé les plaisirs de son lit, pour ne pas s’attirer les scènes conjugales » ! W.G. Thalmann, 1998, p. 76-78.

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bœufs, lui confère une énorme valeur ! Or un particularisme évoqué dans les récits gallois est le fait qu’à côté de l’épouse légitime, le souverain doit reposer le pied dans le giron d’une femme vierge, allégorie de la Souveraineté 687 préservée intacte . Dans le Mabinogi de Math, il est dit que Math, fils de Mathonwy et seigneur de Gwynedd « ne pouvait vivre que s’il avait les deux pieds dans le giron d’une jeune fille, à moins que les troubles de la guerre ne l’en empêchassent. La jeune fille qui lui tenait compagnie était Goewin fille de Pebin ; c’était la plus belle jeune fille que l’on connût de sa génération ». Après une expédition guerrière, « Math entra dans sa chambre, et se fit préparer un coin où il put s’allonger, et mettre ses pieds dans le giron de la jeune fille. Mais « Seigneur, dit Goewin, cherche une autre fille pour être sous tes pieds désormais. Je suis devenue femme. Qu’est-ce que cela signifie ? On m’a attaquée, seigneur, mais je ne suis pas restée sans crier. … Ce sont tes neveux qui m’ont fait violence et ils t’ont apporté la honte ; on a couché avec moi, et cela dans ta chambre et dans ton lit ». « Eh bien, dit-il, je vais faire ce que je pourrai. Je vais d’abord réparer le tort qui t’a été fait, et je chercherai ensuite la réparation qui m’est due. Je vais te prendre pour épouse, et remettre en ta main l’autorité sur mes domaines ». Ceci fait, Math demande aux coupables une fois châtiés de lui donner un conseil : « quelle jeune fille puisje faire quérir pour mon service ? » « Seigneur, dit Gwydion fils de Don, le conseil est facile à donner : fais quérir Aranrhod fille de Don, ta nièce, la fille de ta sœur. » On alla la chercher. La jeune fille entra. « Jeune fille, dit Math, es-tu vierge ? » « Je ne suis rien d’autre à ma connaissance », dit-elle. Il prit alors sa baguette magique et la recourba. « Fais un pas par dessus cette baguette, je saurai alors si tu es vierge ». Elle fit un pas par dessus la baguette, 688 et au même moment elle laissa derrière elle un garçon. » , et Math la récusa. 686

W.G. Thalmann, 1998, p. 75 souligne que le fait de nommer son ascendance l’élève socialement (I, 429, etc.) ; et que le nom de son grand-père Peisenôr fait référence à l’éloquence en public, un élément essentiel dans le cadre de l’excellence héroïque (P. Chantraine, 1999, s.v. πειθομαι, p. 868-869, idée de persuasion) ; cela étant la petite fille de Peisenôr use également de l’art oratoire pour convaincre Pénélope du retour d’Ulysse et la persuader que le Mendiant est bien son époux (chant XXIII) ; sa qualification courante de « sage, obéissante entre toutes » (XXI, v. 381 ; etc.) relève du même corpus ; Od. I, v. 430-431 : « tout jeune autrefois, Laerte, de ses biens, l’avait payée vingt bœufs » ; J.-P. Vernant, 1974, p. 67 ; P. & A. Sauzeau, 2017, p. 189, § 16 « le bon camp », y voient une évocation de la déesse trivalente ! 687 G. Dumézil, 1982a, p. 362-364 ; G. Hily, 2012, p. 195 (une jeune fille vierge), p. 309-314 ; C. Sterckx, 2002, p. 23s. 688 Les Quatre Branches du Mabinogi, 1993, § IV – Math, fils de Mathonwy, p. 95118, p. 99-107 ; P.-Y. Lambert compare cette fonction à l’office de troedawc, portepieds, défini dans les Lois galloises : « il doit tenir les pieds du roi [au chaud] dans son giron depuis le moment où il s’assoit à table jusqu’au moment où il va se coucher ; il doit gratter le roi, et pendant tout ce temps, il doit garder le roi de tout danger »

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D. Dubuisson a mis en parallèle le fait que lors de la première nuit passée par Draupadi avec ses futurs maris, la couche commune est organisée par Sahadeva comme suit : « il étend sur le sol une couche d’herbe kusa. Puis chacun des héros se couche, la tête au sud, après avoir étendu sa peau d’antilope. Leur mère se couche en travers à leur tête, tandis que Draupadi se couche en travers à leurs pieds, sans se sentir humiliée le moins du monde par 689 cette dernière place » . D. Dubuisson interprète cette disposition comme faisant de Draupadi « le réceptacle, vierge pour un temps encore, où ils vont, ensemble, puiser une fois pour toutes les forces qui les construiront définitivement. Elle est la matrice qui porte la puissance vitale, capable de revigorer chacune des fonctions à travers les corps de ses maris. Elle représente la Terre, fortifiante et pleine d’une inépuisable sève, dans laquelle 690 ils s’enracinent » . Par ailleurs D. Dubuisson conforte cette analyse en reprenant une démonstration de G. Dumézil citant les propos de Vac, la Parole : « C’est moi qui viens avec les Rudra, avec les Vasu, moi avec les Aditya et avec les Tous-les-Dieux. C’est moi qui porte Mitra-Varuna en couple, les deux, moi qui porte Indra-Agni, moi qui porte les Asvin en couple, 691 les deux » . De son côté, l’Odyssée me semble décrire une situation tout aussi explicite lorsque Euryclée reçoit l’ordre de Pénélope de donner le bain à Ulysse. Euryclée accepte sans hésiter, déclarant à Ulysse : « J’ai vu venir ici beaucoup de malheureux ; mais je n’ai jamais vu pareille ressemblance de démarche, de voix, de pieds avec Ulysse ». Ce à quoi le héros répond : « Tous ceux qui nous ont vus, de leurs yeux, l’un et l’autre, retrouvent entre nous la même ressemblance ; mais qui peut en parler, ô vieille ! mieux que toi ? ». Cet échange est porteur d’une très forte charge symbolique puisqu’Euryclée a été la nourrice du héros. « S’apprêtant à lui laver les pieds, Euryclée s’en fut prendre un chaudron scintillant … Ulysse était allé s’asseoir loin du foyer, en tournant aussitôt le dos à la lueur, car son âme, soudain, avait craint que la vieille, en lui prenant le pied, ne vît la cicatrice qui révélerait tout. Or, à peine à ses pieds pour lui donner le bain, la vieille reconnut le maître à la blessure » (Od. XIX, 379-391) et le dénouement est fourni aux vers 467-475 : Euryclée (Ancient Laws of Wales, I, 62), note 2, p. 362 ; signalé aussi par Ph. Jouët, 2012, Porte-pied, p. 826-827. 689 MBh., 1. 192 (M. Biardeau, I, p. 273) ; D. Dubuisson, 1996, p. 170 reprend une traduction légèrement différente, plus explicite : « comme si elle eût servi de coussin pour leurs pieds », ne cessa d’avoir du respect pour les éminents Kuru » ; M. Biardeau, 2002, 1, p. 389, § 78 : Sahadeva connaît les règles de conduite. 690 D. Dubuisson, 1996, p. 171 ; G. Dumézil, 1985b, p. 96-97. 691 RigVeda, 10. 125. 1 ; commentaire de G. Dumézil, 1977, p. 30-31 ; D. Dubuisson, 1996, p. 171 ; [Mitra-Varuna, Indra-Agni, les Asvin] sont les divinités pères des Pandava qui ont hérité de leurs qualités.

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« laissa retomber le pied dans le chaudron : le bronze retentit ; le chaudron bascula ; l’eau s’enfuit sur le sol » … Elle dit : « Ulysse, c’est donc toi ! c’est toi, mon cher enfant. Et moi qui ne l’ai pas aussitôt reconnu ! Il était devant moi ; je le palpais, ce maître ! ». Si la représentation iconographique est tardive, la description homérique est suffisamment détaillée pour que l’on voit la scène : la servante accroupie, nettoyant le pied du héros sans doute posé sur le rebord du chaudron, son geste involontaire de surprise provoquant la chute 692 dans le récipient, le basculement qui fait résonner le métal sur le sol . Même si Euryclée est une vieille femme, on ne peut oublier qu’elle va pousser un cri quand, s’apprêtant à laver le pied du Mendiant, elle aperçoit la cicatrice, et que sa surprise lui fait renverser le bassin. Par son statut sexuel préservé, son action, par son nom même, Euryclée joue à la fois le rôle de Draupadi et celui de Vac. Par ailleurs, en Irlande, la reconnaissance du souverain légitime est officielle lorsqu’il pose le pied sur la pierre de Fal, la Pierre de Souveraineté, qui pousse alors un cri en signe d’approbation de la candidature de 693 l’impétrant . Par son positionnement et son action de baignade du pied reconnaissable par la cicatrice, Euryclée tient alors aussi le rôle de la pierre de Fal à l’arrivée d’Ulysse dans le palais ancré dans le sol d’Ithaque par le pilier 694 du lit royal . Fille d’Ops (la vue) et petite-fille de Peisenôr (la persuasion), Euryclée pressent la venue du roi, l’annonce. Toutes les composantes du schéma irlandais : pierre de souveraineté située à Tara, centre du royaume, et lieu de proclamation du souverain légitime, sont ainsi déjà en place dans le palais d’Ulysse en Ithaque. Il est symptomatique que ce soit encore Euryclée 692

O. Touchefeu-Meynier, 1968, p. 248-256, n° 455 à 478, en part. n° 459, p. 250-251 (relief thessalien, IVe s.) ; p. 265 la scène ne remonte pas au delà de 475 av. J.C. ; ead., Eurykleia, p. 101-103 in : L.I.M.C. IV-1, la scène est peu attestée au IVe s. ; jusqu’à lors, Ulysse s’est fait reconnaître en se nommant et avec l’aide d’Athéna, mais ici Euryclée l’identifie d’elle même ; et si le chaudron se renverse, la révélation n’est pas moins permise par cette épreuve du chaudron ! on rappellera donc le recours à un chaudron « de vérité/résurrection » dans le mythe d’Ino-Leucothée (voir C. Bonnet, 1986, p. 53-71, p. 56, 64) et dans les mythes celtiques, J. Gricourt, 1954, p. 376-383 ; Ph. Jouet, 2012, § « Chaudrons », p. 223-226, en part. p. 224-5 (§ 4 et 5) ; noter le qualificatif donné par Euryclée à Ulysse « mon fils, mon enfant », Od. XIX, 363 et 474. 693 Chr.-J. Guyonvarc’h & F. Le Roux, 1986, p. 411 ; G. Hily, 2012, p. 306-314, et en part. p. 307 origine divine et emplacement (Tara) en font le centre de l’Irlande, et p. 308 « notion de centre associée à la Pierre de Fal » ainsi la pierre de la mairerie de Brest en 1769 ; G. Dumézil, 1968, p. 448 et n. 2. 694 À noter que, en réponse aux paroles d’Ulysse menaçant Euryclée de mort si, par inadvertance, elle trahit son secret et lui fait courir un péril, Euryclée lui déclare pour le rassurer : « rien ne m’ébranle, le caillou le plus dur, le fer ne tient pas mieux » (Od. XIX, v. 494) ; C. Sterckx, 2002, p. 41-42.

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qui, après le massacre des prétendants, se charge d’aller prévenir Pénélope et que son attitude témoigne d’une résurrection évidente : « Mais la vieille Euryclée montait chez sa maîtresse : elle riait tout haut à l’idée d’annoncer que l’époux était là ! ses genoux bondissaient ; ses pieds sautaient les marches » (XXIII, v. 1-3). Tout aussi symptomatique qu’elle le proclame au chevet de Pénélope, et qu’elle tente de vaincre le scepticisme de sa maîtresse : « En vérité, Ulysse est de retour ! il est à la maison ! c’est comme je te dis ! » 695 (Od. XXIII, 26-27) . On complètera ce portrait en rappelant que, pendant l’exil dans la forêt, Yudhishthira aurait reçu du « Créateur du jour » un récipient inépuisable censé ne tarir « qu’à l’instant où Draupadi aura assouvi sa faim » et que celle696 ci gérait antérieurement leurs richesses . Or, en Ithaque, Euryclée tenait le rôle d’intendante et montait la garde auprès des biens et des approvisionnements du palais, en tirant le nécessaire pour aider Télémaque dans son projet de voyage (Od. II, v. 346-347 et 377-380). Le personnage d’Euryclée est donc essentiel pour la compréhension de la reprise du pouvoir par Ulysse, même si antérieurement les Phéaciens avaient déjà rechargé ses potentialités trifonctionnelles et si Ulysse disposait de la protection d’une déesse elle-même trivalente, Athéna. En définitive, il semble bien que la description de la reconquête du royaume et ses règles de proclamation trouvent autant de parallèles dans un modèle occidental que dans les références orientales. Le mariage de Draupadi avec les cinq frères Pandava est provoqué par une exclamation déterminante de leur mère, intimant à Arjuna de partager avec ses frères sans savoir qu’il 697 s’agit d’une épouse . Le cri d’Euryclée s’apparente en un certain sens à l’exclamation de Kunti, son étouffement temporaire par Ulysse ne faisant que différer la conclusion, d’autant plus que, après le massacre, Euryclée proclame le retour d’Ulysse, héros qui a démontré sa légitimité sur des prétendants disqualifiés dans leurs prétentions à représenter les trois fonctions. L’Ithaque

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C. Sterckx, 2002, p. 23-24 ; la blessure d’Ulysse pourrait être disqualifiante selon le parallèle celtique du Roi méhaigné, mais il y a manifestement possibilité de requalification, ne serait-ce qu’à l’aide de prothèses comme c’est le cas pour l’irlandais Nuadha Airgeadlamh, au bras d’argent ! Les soins apportés pour guérir la blessure d’Ulysse (Od. XIX, v. 455-460) et le temps écoulé ont restauré Ulysse dans sa capacité royale. 696 D. Dubuisson, 1978d, p. 291-310, notes 56, 58 et 59 ; id., 1996, p. 176, n. 47 ; MBh. III, 2 : Surya promet « une marmite pleine chaque jour tant que Draupadi elle-même n’aura pas mangé son vighasa (reste) car c’est elle qui doit servir tout le monde et manger après son époux (M. Biardeau, 2002, 1, p. 418) ; également Mahâbhârata oral, 2006, p. 210-211. 697 M. Biardeau, 2002, 1, p. 272 (MBh. 1, § 191) « Partagez la entre vous » (croyant qu’il s’agit de l’aumône récoltée).

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d’Homère prend ainsi réellement figure de charnière ou de modèle entre les deux hémisphères indoeuropéennes.

D - Le royaume d’Ulysse S’ajoute à cela la question des composantes géographiques du royaume d’Ulysse. Ithaque (actuelle Théaki) est le point central de ses possessions rayonnant sur l’île de Samée en laquelle on reconnaît généralement Céphalonie, sur celle de Zante qui serait Zacynthe, et sur Doulichion dont on 698 discute l’équivalence avec Leucade . Ceci résulte assez naturellement du passage de l’Odyssée qui décrit le royaume comme suit : « des îles habitées se pressent tout autour (d’Ithaque), Doulichion, Samé, Zante la forestière ; mais, au fond du noroît, sur la mer, mon Ithaque apparaît la plus basse, laissant à l’est et au midi les autres îles » (Od. IX, v. 23-26), même si, d’évidence contemporaine, le passage révèle une géographie aberrante puisque l’Est et l’Ouest sont inversés. Le simple examen de la carte témoigne que les identifications proposées reposent sur une réalité régionale envisagée du point focal qu’est Ithaque (et son palais), et peuvent s’ancrer pour partie sur deux passages du texte même de l’Odyssée. En premier lieu, Homère rapporte qu’Ulysse avait établi le bouvier Philoïtios dans le pays des Céphalléniens pour surveiller ses vaches que des passeurs pouvaient transporter aux fins d’alimentation du palais (XX, v. 185699 214) . Seule Céphalonie séparée d’Ithaque par un étroit chenal, et dont un port nommé Samé dans l’Antiquité, implanté sur la côte orientale de cette île, peut correspondre aux données du texte : un territoire suffisamment proche pour ne requérir que l’emploi d’un bac et de passeurs. En second lieu, lorsque Télémaque entreprend son voyage pour se renseigner à Pylos et à Sparte du destin de son père, les prétendants, furieux qu’il ait enfreint leur refus d’une telle expédition, décident de se débarrasser de lui : (Antinoos) « Donnez-moi un croiseur et vingt hommes ; que j’aille me poster, pour guetter son retour, dans la passe entre Ithaque et la Samé des Roches » (Od. IV, v. 669-671). Revenant du Sud du Péloponnèse, Télémaque ne pouvait qu’emprunter le détroit séparant Zanthe du promontoire Chelonatas au Nord de la côte 698

Odyssée, I, v. 245-247 : « tous les chefs, tant qu’ils sont, qui règnent sur nos îles, Doulichion, Samé, Zante la forestière, et tous les tyranneaux des monts de notre Ithaque » ; G. Germain, 1954, p. 560-564 (exposé du problème) ; Leucade s’est peutêtre détachée de l’Acarnanie ; P. Faure, 1980, p. 203-205 ; voir infra l’examen de l’identification des iles. 699 Od. XX, v. 185-186 « Philoïtios, commandeur des bouviers, il arrivait du bac, qui passe chaque jour les gens qui se présentent. Il avait amené une vache stérile avec des chèvres grasses » ; v. 209-210 [Ulysse] « qui me prit tout enfant, pour lui garder ses bœufs aux champs képhalléniotes ».

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occidentale du Péloponnèse, puis poursuivre vers le Nord pour embouquer la passe entre Céphalonie et Ithaque, chenal où se situe précisément Samé, en retrait d’un petit cap. Ce dernier endroit constituait donc le goulet maritime le 700 plus propice à l’embuscade envisagée . Ce dispositif d’îles subordonnées réparties selon les branches d’un éventail tenu en main par Ulysse et Pénélope régnant en Ithaque correspond en outre à l’origine assignée aux principaux prétendants. Antinoos, le plus noble d’entre eux et leur premier porte-parole semble originaire d’Ithaque car, après que les prétendants tués ont été renvoyés dans leur cité d’origine, le père d’Antinoos, Eupeithès, prend la 701 parole sur l’agora d’Ithaque pour réclamer vengeance . Amphinomos, le troisième porte-parole, doté d’un caractère plus conciliant et respectueux des dieux est quant à lui possessionné à Doulichion 702 où il dispose de grands prés . Ctésippos, le troisième agresseur d’Ulysse lors d’un banquet, est caractérisé comme un homme fort des richesses de son père 703 Polythersès, et habitant à Samé. , Comme on a vu que les vaches emmenées 700

Od. IV, v. 844-847 ; les dispositions du terrain permettaient de se tenir caché derrière le petit promontoire de Samé et d’attaquer par derrière le navire de Télémaque, malgré le risque d’alerter les populations proches ; ceci explique également le faible laps de temps séparant le débarquement de Télémaque du retour des corsaires d’Antinoos désappointé de s’être laissé surprendre par l’arrivée de son rival (Od., XVI, v. 321-325 ; v. 351-370) ; le petit promontoire de Samé pourrait correspondre à la guette diurne de l’équipage d’Antinoos ; discussion dans P. Faure, 1980, p. 210 et carte p. 400. 701 Odyssée, XXIV, v. 421-436 ; Apoll., Bibl., VII, 30 en fait état ; Od. XVI, v. 424430 : Eupeithès (père d’Antinoos) trouve protection à Ithaque car il était pourchassé par des Thesprotes voulant se venger de ses déprédations menées avec l’aide de pirates de Taphos ; 702 Odyssée XVI, v. 394-396 et XVIII, v. 395 (origine d’Amphinomos, fils de l’opulent Nisos, ce qui pourrait l’affecter à la troisième fonction ; mais ses qualités (héritées de son ancêtre Arétos, l’excellent) le font comparer à Mitra, l’ami ; voir supra) ; XIX, v. 291-2 : Doulichion, le grand marché au blé ; C. Souyoudzoglou-Haywood, 1999, p. 3 (Leucade), p. 34 ; Doulichion est le plus souvent identifiée à Leucade, séparée sans doute du continent à l’origine par un bras de mer ; en faveur de cette proposition, on avancera éventuellement un argument passé souvent inaperçu ; au Chant XIV, v. 398400, le Mendiant propose à son interlocuteur, s’il est convaincu de mensonge concernant sa prédiction de la proximité d’Ulysse, de l’emmener à Doulichion et de le précipiter d’un haut rocher ; or ceci n’est pas sans évoquer la mort légendaire de la poétesse Sapho se précipitant des falaises de Leucade, en raison d’un amour malheureux. 703 Pour ses biens : Odyssée, XX, v. 287-290 ; son père Polythersès (XXII, v. 287), P. Chantraine, 1999, s.v. θαρσοσ, p. 423 : polytharsos « plein de confiance en soi ». ; le nom de Ctésippos fait référence à la richesse en chevaux (P. Chantraine, 1999, s.v. κταομαι, p. 590) bien que sa fortune n’en fasse pas explicitement état ; Télémaque avait refusé des chevaux que lui offrait Ménélas (IV, p. 426), Ithaque ayant un sol trop

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par Philoïtios pour le repas des prétendants pouvaient provenir de Céphalonie / Samé, et que Ctésippos use symboliquement d’une patte de bovin pour frapper Ulysse, le tableau le concernant est cohérent. Seul reste pendant le problème d’Eurymaque, le deuxième porte-parole des prétendants, celui qui incarne la force guerrière. Rien n’est dit sur son lieu d’origine, mais on suggère de rechercher sa résidence à Zante dont il est dit qu’elle est riche en forêts, fréquents lieux d’exploits cynégétiques préalables 704 à l’entraînement militaire . Cette distribution géographique revient à reconnaître normalement en Ithaque le centre du pouvoir hébergeant le souverain, qu’il soit Ulysse/Télémaque ou Antinoos dont on a vu qu’il pouvait représenter la 705 première fonction . Amphinomos relevait lui aussi de cette première pauvre, mais c’est moins le cas de Samé/Céphalonie ; la découverte de la tombe à tholos de Tzanata (S.-E. de Céphalonie) témoigne de la hiérarchisation de la société mycénienne locale (B.C.H. 118, 1994, p. 725) ; la présence d’un cachet en cristal de roche illustré d’un lion déchiquetant un cerf conduit à rappeler le passage de l’Odyssée (XIX, 225-231) dans lequel Pénélope évoque le bijou donné à son époux partant pour Troie (B.C.H. 119, 1995, 3, p. 896) ; de tels cachets servent à caractériser le rang social du défunt, voir J.-C. Poursat, 2014, p. 108, 112 et 178 ; mais le motif n’est pas en lui-même l’indication que la véritable Ithaque serait Céphalonie ; sur l’implantation mycénienne à Céphalonie, voir C. Souyoudzoglou-Haywood, 1999, p. 45-58, 136-137, 140 ; l’importance de Tzanata peut aussi bien correspondre à la zone de domination de Polythersès et de Ctésippos ; sur le caractère agricole des îles ioniennes, C. Souyoudzoglou-Haywood, 1999, p. 137 ; la répartition des sites mycéniens à Céphalonie semble préfigurer les quatre « cités » de l’époque classique qui se partagèrent le territoire de l’île (Thuc., II, 30 : Sami, Pronnoi, Kranioi, Paleis), voir C. Souyoudzoglou-Haywood, 1999, p. 140 ; sur les dernières tholoi mycéniennes, J.-C. Poursat, 2014, p. 160. 704 Odyssée, IX, v. 24 (Zante la forestière), et XIX, v. 130-133 ; P. Vidal-Naquet, 1981, p. 153, 156, 169ss. ; A. Schnapp, 1997, p. 36s. p. 135-155 ; voir la proposition de J.Cl. Carrière & B. Massonie, 1991a, p. 294 ; Hom. Od., VII, 30 : [Ant/phimaque ? serait une meilleure dénomination du personnage que le nom d’Eurymaque, euphémisme, tout comme Antinoos décrit bien le prétendant félon] ; on aurait le même phénomène que pour Euryclée/Antiphata identifiant le personnage de la nourrice sur une céramique, voir O. Touchefeu-Meunier, 1968, n° 455, pl. XXXIII.3 ; ead., Antiphata, LIMC IV-1, 1981, p. 860 (skyphos attique, vers 440 av. J.-C.) ; voir C. Souyoudzoglou-Haywood, 1999, p. 4 ; l’implantation mycénienne y est reconnue mais les ravages des tremblements de terre sur l’île ont fait disparaître des témoignages des fouilles, p. 10 ; p. 121-123, 136. 705 Amphinomos représentant le deuxième volet de la première fonction (religion et droit) est rejeté hors d’Ithaque puisqu’il est possessionné en Doulichion, ce qui pourrait lui faire intégrer le schéma de la forteresse royale en Inde, voir KautilyaArthasastra, et croquis, JL. Desnier, 2011, p. 109 ; peut-être en raison d’un antagonisme ambiguë ; ceci revient à faire d’Ithaque la seule possession d’un Antinoos-Varuna/Ulysse comparables pour leur caractère impitoyable ; les fouilles de

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fonction, mais sa bonté lui créa une situation extra-ordinaire par rapport aux prétendants dévoyés et cela a pu être l’argument d’une domiciliation dans une île périphérique. L’affectation aux îles de Samé et de Zanthe des représentants des troisième et deuxième fonctions relève de cette même logique. Or G. Dumézil avait bien mis en évidence que traditionnellement les trois fonctions indo-européennes sont localisées différentiellement. En Inde, les dieux régents des Orients se répartissent comme suit : Varuna magicien à l’Ouest, Indra guerrier à l’Est, Kubera représentant des richesses au Nord tandis que le Sud héberge Yama, le dieu régnant sur le monde pléthorique des morts. Le centre est normalement occupé par Arjuna, 706 le roi par excellence . Une autre répartition traite de la forteresse royale dont le centre héberge le roi, les dieux et le sacrifice ; autour, se répartissent les 707 prêtres, les guerriers, les éleveurs agriculteurs, et les sudra . À l’autre extrémité du monde indo-européen, en Irlande médiévale, une représentation très comparable est décrite par les textes. Le Centre (Meath) est constitué par l’agglomération d’un pourcentage de territoire accordé par chacun des royaumes périphériques ; à l’Ouest le Connaught possède le savoir, au Nord l’Ulster incarne la bataille tandis qu’à l’Est le Leinster a pour attribution la 708 maîtrise de la prospérité. Le Munster régissant le Sud accueille la musique . S. Simeonoglou citées en B.C.H. 120, 1996, 2-3, p. 1185 (rapport dans Ergon 42, 1995, p. 63-67) sur le flanc du mont Aetos à Ithaque lui font rapprocher les vestiges d’un bâtiment du vers 278, Od. chant XX, signalant les sacrifices à Apollon ; voir O. Kern, 1900, n° 36, p. 27 évoquant un Odysseum et les cérémonies dans un temple d’Apollon ; C. Souyoudzoglou-Haywood, 1999, p. 93-117. 706 M. Biardeau, 2002, 1, p. 228 (MBh. I, § 122) : toutes les créatures célestes l’appellent déjà Partha, « le Fils de Prtha » quoique aucun présage n’indique qu’il sera roi ; commentaire p. 236 ; mais il porte régulièrement le nom de Kiritin « le Couronné » ; antérieurement une telle situation est déjà décrite : MBh., II, § 14 : « les lignages des ksatriya sont présents dans les quatre directions de l’espace … le roi Jarasandha, ayant dominé toute leur splendeur royale, a été consacré roi et, les surpassant en force, est maintenant à la tête de tous les rois. Occupant la partie médiane de la terre (il a cherché à créer la division entre eux). Il est le roi le plus élevé, leur maître à qui le monde entier est soumis. Il a obtenu la souveraineté universelle » ; MBh. II, § 25-32 : Arjuna organise le digvijaya, la conquête des points cardinaux. Il ira vers le Nord, Bhima explorera la région orientale, tandis que Nakula ira vers [l’Ouest] et Sahadeva vers le Sud ; commentaire M. Biardeau, 2002, 1, p. 354ss. ; également MBh. III, § 163 (N = mont Meru et Brahma ; S = Yama ; O = Varuna ; E = Indra). 707 Sudra : groupe des artisans ; forteresse royale signalée dans le Kautilya-Arthasastra, voir G. Dumézil, 1982a, p. 254 et n. 4. 708 Chr.-J. Guyonvarc’h & F. Le Roux, 1986, p. 220-226 ; G. Dumézil, 1982a, p. 253254 ; 345, 351 ; A. & B. Rees, 1961, p. 118-119, 140-185 ; B. Raftery, 2006, p. 6183 ; la musique est peut-être positionnée dans le sid, qui serait aussi le royaume des morts ; lokapala situent au Sud « Yama et le monde des morts » ; en Irlande, au Sud,

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Un schéma légèrement différent en Iran médiéval respecte malgré tout le même principe puisque les trois héritiers de Féridoun reçoivent : pour Eric, qui incarne la royauté pour ses qualités en matière de religion et de droit, l’Iran et l’Inde ; pour Toz, le Turkmenistan réputé pour sa turbulence guerrière ; 709 pour Salm, le monde romain représentant la richesse . De la même manière, Platon dans la République place au Centre la passion de la science évidemment domicilée en Grèce ; encadré au Nord par les Thraces et les Scythes qui symbolisent la violence ; au Sud par la Phénicie 710 et l’Egypte qui incarnent la recherche du gain . Chez les Germains, le peuple des Hermilones reconnu pour maîtriser le domaine de la magie se situe bien au milieu, mais est encadré au Nord par les Ingaevones représentant la 711 fécondité, et au Sud par les Istaevones réputés pour leur activité guerrière . Quant aux Nartes (les Ossètes du Caucase), ils répartissent de la même manière les forts au sommet de la montagne, les sages à mi-pente et les riches 712 en bas de la pente où ils peuvent cultiver plus facilement . En prenant en compte l’origine géographique assurée ou plausible des Prétendants, le royaume d’Ithaque s’intègre parfaitement dans un modèle Munster et musique ; si le Sud d’Ithaque est Leucade, il est proche de Dodone et donc d’un oracle/bouche du monde des morts ; voir F. Robert, 1950, p. 172 (c’est dans les régions du Nord-Ouest de la Grèce continentale que les Grecs plaçaient l’Achéron et le Styx), et l’on sait par Hérodote qu’il y eut aussi là un oracle des Morts (Hist., V, 92 ; complété par Pausanias, IX, 30, 6) ; or ultérieurement, Leucade sera un lieu de suicides légendaires (Sappho), voir supra n. 702 ; sur ceci et le sens de Leukè, C. Cousin, 2012, p. 145-146 ; l’origine géographique d’Amphinomos ne pourrait-elle en faire un Hadès/Ploutos euphémisé ? Od. XVI, v. 354 : « avec un bon sourire (Amphinomos) dit aux compagnons ». 709 G. Dumézil, 1968, p. 586-588 d’après M. Molé, 1952, p. 455-463 et id., 1953, p. 271-273. 710 Platon, La République, IV, 435-436 ; G. Dumézil, 1982a, p. 256-257 ; id., 1968, p. 493-496. 711 G. Dumézil, 1982a, p. 256 et notes (d’après Tac., Germ. 2, 3 et Adam de Brème, Histoire des archevêques de Hambourg, 1998, § II, 21 « pays slave habité autrefois par les Vandales ; contrée fertile, d’une grande richesse en armes et en hommes, de tous côtés entourée de frontières sûres, s’étend de l’Elbe jusqu’à la mer de Scythie ; entre Elbe et Oder, d’autres Slaves dont ceux qui occupent le centre du pays et ont le plus grand pouvoir sont les Réthriens ; leur cité est un important lieu de culte païen ; la ville a neuf portes et est entourée par un lac ; un pont de bois permet de le traverser mais seuls ceux qui vont sacrifier ou consulter les oracles peuvent y accéder » (p. 7980) ; § II, 22 : « au delà coule l’Oder ; la ville de Jumne offre aux Barbares et aux Grecs un point d’ancrage très recherché ; on trouve en abondance toutes les marchandises que vendent les peuples du Nord et il n’y manque rien de ce qui est recherché ou rare » (p. 80-81). 712 G. Dumézil, 1968, p. 457 et 458-466 ; voir les croquis 1, 2 et 3 in : JL Desnier, 2011, p. 79-114, p. 108-109 et 111.

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indo-européen reconnu de l’Orient à l’Occident, même si l’identification exacte des territoires le composant reste à valider. Et, de fait, on constate que la géographie dessinée correspond à un schéma idéologique. C’est en ayant à l’esprit cette réalité que l’on peut dès lors reprendre la question de la géographie aberrante faisant d’Ithaque une île regardant vers l’Occident obscur tandis que les trois îles Doulichion, Samé et Zante seraient tournées vers l’Orient.

E - Situation géographique du royaume Ceci ne peut se concevoir qu’en situant le Péloponnèse au Nord, ou bien à l’Ouest d’Ithaque. Or anciennement l’Occident est le lieu du monde des 713 morts . Ceci avait déjà été souligné par F. Robert qui avait noté qu’Antinoos menace le fanfaron Iros de l’envoyer « à la côte, au fond d’un noir vaisseau, chez le roi Echétos, fléau du genre humain » sur le continent au roi Echétos qui met à mal tous les mortels » s’il refuse d’affronter Ulysse après s’être vanté de l’expulser du mégaron (Od. XVIII, v. 84-85) ; Antinoos renouvela cette menace en s’adressant à Ulysse lorsque celui-ci voulut s’essayer au tir à l’arc (Od. XXI, v. 305-309). Echetos doit être un souverain des Enfers réputé pour sa férocité. Or le continent ne peut être ici que l’Acarnanie ou l’Etolie. Ceci conforte l’idée d’en faire effectivement l’Occident d’Ithaque. Par ailleurs le Mendiant informe Eumée que le roi des Thesprôtes, Phéidôn, avait reçu récemment Ulysse parti ensuite recueillir à Dodone les conseils de Zeus pour rentrer dans sa patrie (XIV, v. 316-330) ; le Mendiant resservit ensuite le même conte à Pénélope lors de son entrevue nocturne (XIX, v. 287-293). Dodone en Epire serait donc là encore à l’Ouest symbolique d’Ithaque. Or F. Robert avait aussi noté que le nom de Phéidôn, roi des Thesprôtes, tire son origine du grec pheidomai, « épargner » qui est une façon euphémisée de nommer un seigneur d’Outre-tombe ; de surcroît Phéidôn s’est chargé de protéger les nombreuses richesses rapportées par Ulysse, fonction attribuée 714 souvent à l’Autre monde ! Comme on a vu qu’Ulysse revient véritablement du monde des morts, transporté par les nautoniers surnaturels que sont les 713

B. Sergent, 1986, p. 5-39, § 4-5, p. 25-33, 29s. ; B. Sergent, 2006, p. 115ss. ; id., 1986, p. 31-32 dans le monde celtique irlandais et gallois, les régions Sud-Ouest sont également en relation avec l’Autre monde ; cf. A. & B. Rees, 1961, p. 41-53, 95-117, 175-180 ; G. Hily, 2003, § I.2, p. 10-12. 714 Odyssée, XIV, 316ss. et XIX, v. 287ss. ; F. Robert, 1950, p. 173 (Phéidon) ; p. 172 (c’est dans les régions du Nord-Ouest de la Grèce continentale que les Grecs plaçaient l’Achéron et le Styx, et l’on sait par Hérodote qu’il y eut aussi là un oracle des Morts (Hist., V, 92 ; complété par Pausanias, IX, 30, 6) ; P. Chantraine, 1999, s.v. ϕειδομαι, p. 1185 ; pour la richesse, voir B. Sergent, 2006, n. 153, p. 96-97 (Hadès Ploutos, et Perséphone) ; G. Hily, 2003, p. 8, 10-13, 16-17, 32-34..

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Phéaciens, le faisceau d’indications faisant de l’Occident ombreux l’Autre monde est ainsi fortement étayé. Par ailleurs, dans l’Odyssée, il faut se souvenir que Télémaque se rend à Pylos puis à Sparte s’enquérir du destin d’Ulysse. Or Pylos a une fonction symbolique, explicitée par le toponyme qui se traduit par « la porte », euphémisme évocateur par excellence des portes de l’Autre Monde. B. Sergent a bien montré que nombre de ressortissants d’époque mycénienne 715 portaient des noms relevant de la sphère d’Hadès . En outre la région comprend aux époques ultérieures maints toponymes ou personnalités divines ayant des connotations chthoniennes. Enfin il a relevé que, dès l’Iliade, une indication allant dans le même sens est fournie : « Le dieu monstrueux, Hadès, comme d’autres a subi (une telle blessure), sous la forme d’un trait rapide, quand … Héraklès à Pylos, au milieu des morts, le vint frapper et livrer aux 716 souffrances » . Précisément, lorsque Télémaque aborde à Pylos, se célèbre sur la grève le sacrifice de neuf taureaux tout noirs offert à l’Ebranleur du sol (Od., III, vers 8), victimes analogues à celles privilégiées pour honorer les 717 divinités chthoniennes ! Puis Télémaque se rend à Sparte pour rencontrer Ménélas et Hélène dont le splendide palais rappelle la beauté irréelle de celui d’Alkinoos, roi des Phéaciens. Dans des traditions postérieures, l’Autre Monde est le lieu de demeures enchantées, et Hadès est le souverain du sombre royaume, époux de Perséphone qui pourrait être une Despoina 718 mycénienne . Le prophète Protée avait d’ailleurs annoncé qu’à la fin de son existence terrestre Ménélas sera transporté aux Champs-Elyséens, soit un 719 séjour enchanteur dans l’Autre monde . Pour conclure son périple, 715

F. Robert, 1950, p. 179 ; B. Sergent, 1986, p. 5-39, p. 17-20, p. 22-24 ; repris par P. Sauzeau, 1998, p. 77-102, p. 80-82 ; C. Cousin, 2012, p. 88. 716 B. Sergent, 1986, p. 7-8 ; Iliade, V, 395-402 ; un détail confirmé par Odyssée, XI, v. 601-608 : au cours de la Nekuia, après Sisyphe, Ulysse aperçut Héraklès le Fort, qui « avait dégainé son arc et mis déjà la flèche sur la corde … toujours prêt semblait chercher le but » ; A. Dihle, 1982, p. 9-21, p. 19 montre que la représentation d’Héraklès armé d’un arc et de flèches est remplacée à la fin du VIIe s. par celle du héros portant léonté et massue ; C. Cousin, 2012, p. 80, n. 5. 717 P. Sauzeau, 1998, p. 82 ; P. Sauzeau, 2005, p. 187-192 (les points de contact entre Poséidon et Hadès dans la partie occidentale du Péloponèse) ; modulé par B. Sergent, 2006, p. 188-195. 718 B. Sergent, 1986 p. 5-39, p. 16-17, 25s., 33-39 ; F. Robert, 1950, p. 173 ; G. Hily, 2003, p. 8-9 l’Autre monde gallois (Annwfn) dans le Mabinogi de Pwyll est un palais somptueux où se produisent des choses merveilleuses réalisées par des personnages divins ; Odyssée, IV, 43-46, 71-74 (le palais de Ménélas), 219-232 (Hélène maîtresse de drogues calmantes) ; B. Sergent, 2006, p. 83. 719 Odyssée, IV, 561-569 : Protée prophétise que Ménélas connaîtra la douceur des Champs-Elysées, domaine de Rhadamanthe, faveur due au fait qu’il est gendre de Zeus puisque époux d’Hélène ; B. Sergent, 1986, p. 26.

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Télémaque repart à Pylos pour se réembarquer, mais, contrairement à son engagement, demande à Pisistrate, fils de Nestor : « Conduis-moi, nourrisson de Zeus, près du navire et me laisse à la plage ! J’ai peur que le vieillard [Nestor], pour me fêter encore, ne m’oblige à rester au manoir » (Od. XV, 199-201). Après réflexion, Pisistrate abonde dans ce sens : « Monte à bord, et fais zèle pour embarquer tes gens : que je n’aie pas le temps, en rentrant au logis, d’informer le Vieillard ! Mon esprit et mon cœur sont bien sûrs d’une chose, c’est que tu n’es pas quitte ; son cœur est violent ; jusqu’ici, en personne, il viendra te chercher et ne rentrera pas à vide, je te jure. Ah ! la belle colère où tu vas nous le mettre ! » (Od. XV, 209-214). Or même si étymologiquement le nom des rois de Pylos, Nélée et son fils Nestor, peut 720 évoquer « le Retour » , la réaction pressentie correspond plutôt à celle 721 d’Hadès dont on sait qu’il règne sur un monde dont nul ne ressort . L’épithète « Hadès qui ferme la porte » (Iliade, VIII, 367) l’exprime parfaitement, et 722 Cerbère interdit tout retour vers la lumière ! Athéna favorise le départ de la nef de Télémaque en faisant souffler une brise favorable (Od. XV, 292-294), montrant par là qu’elle veille encore sur le jeune homme comme on la voit 723 escorter Héraklès s’échappant des Enfers en traînant derrière lui Cerbère , ainsi qu’Ulysse dès lors qu’il mit le pied sur la terre d’Ithaque. On peut donc se prononcer en faveur d’un voyage de Télémaque aux confins du Monde des Morts (sinon réellement dans celui-ci) et estimer qu’il revient de l’Occident au sens large, le Péloponnèse prolongeant, vers le Sud ou le Nord symbolique, l’Epire, l’Etolie et l’Acarnanie des Thesprôtes et d’Echétos. D’ailleurs le fait 720

P. Sauzeau, 1998, p. 82-83 ; P. Chantraine, 1999, s.v. νεομαι, p. 744-745 (Nestor « qui rentre heureusement ») ; F. Robert, 1950, p. 176-177 préférait le sens d’ « Impitoyable » pour Nélée ; si morphologiquement la proposition de P. Sauzeau est retenue, n’y aurait-il pas là une autre forme d’euphémisation ? Ayant vu le statut d’Ulysse évoluer de l’Iliade à l’Odyssée, celui de Nestor peut évoluer de conseiller d’Agamemnon à gardien des portes de l’Au-delà. 721 P. Chantraine, 1999, s.v. Νηλεησ, p. 750-751 (« à quoi on ne peut échapper » ou « sans pitié » est une étymologie populaire que l’on a voulu donner à Nêleus, père de Nestor) ; B. Sergent, 1986, p. 7 (Nélée n’est pas originellement une hypostase d’Hadès) mais p. 11-39 (Néléides aux noms infernaux, etc.) montre que de nombreux faits symboliques, onomastiques, théologiques tournent autour de la notion de Pylos « porte des Enfers » ; une étymologie populaire a pu se nourrir d’un contexte idéologique imprégnant l’imaginaire. 722 Déjà F. Robert, 1950, p. 200-201 avait proposé d’interpréter le voyage de Télémaque à Pylos comme une descente aux enfers en se fondant sur les manifestations de deuil de Pénélope (Od. IV, 703-710), de Laërte (XVI, 142-145) et celles de joie d’Eumée « comme s’il revenait de la mort » (XVI, 21 et ss.) ; résumé par P. Sauzeau, 1998, p. 81, et discuté p. 81-83 ; C. Cousin, 2012, p. 88-91. 723 C. Cousin, 2012, p. 194-200, 283 (Athéna et Hermès, représentation la plus ancienne).

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qu’Antinoos n’ait pas eu le temps d’intercepter Télémaque pourrait fort bien être une préfiguration du retour d’Ulysse rapatrié par les Phéaciens, 724 navigateurs aussi rapides que la pensée ! Il était donc indispensable que ces données de la Télémachie fussent exposées avant même que le royaume d’Ithaque ne fût décrit dans ses réalités physiques et humaines, et qu’Ulysse n’ait rapporté les différentes péripéties de sa descente dans l’Autre monde. Rappelons enfin qu’Ulysse fut débarqué sur le sol d’Ithaque à proximité d’une caverne consacrée aux Naïades, et dotée de deux issues, l’une utilisable par les humains, l’autre réservée aux dieux (Od., XIII, v. 103-112). Manifestement elle constitue un sas entre le monde des Immortels et celui des vivants, et l’état de « ressuscité » d’Ulysse lui en autorisa la fréquentation exceptionnelle. C’est là qu’avec l’aide d’Athéna le héros dissimulera les richesses octroyées par les Phéaciens (Od., XIII, v. 363-371), richesses connues pour être souvent cachées sous terre. Symboliquement donc, l’Autre monde (funéraire, voire divin) s’étendait jusqu’aux portes mêmes d’Ithaque, île réputée regarder vers l’Occident. En définitive, tant la géographie du royaume d’Ulysse que les modalités de proclamation du souverain légitime trouvent nombre de comparables occidentaux dans le monde hérité des Celtes mais aussi orientaux dans le monde du Mahâbhârata. Et quel que soit le statut exact « historique » de Pénélope, elle prend bien place parmi les illustrations de la Souveraineté identifiée dans l’idéologie indo-européenne.

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B. Sergent, 2006, p. 94-95.

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GEOGRAPHIE SYMBOLIQUE DU ROYAUME D’ULYSSE, et comparables NORD, ou SOMMET Zanthe (Homère) : forêts : = 2e f. : Eurymaque ou Amphimaque ? Le monde (Platon) : violence = Thraces, Scythes Nartes : les Forts en haut de la montagne Fils de Feridoun : Toz : Turkmenistan = turbulence guerrière (Nord-Est) PERIPHERIE OCCIDENTALE [royaume d’Echetos (Homère) = continent grec ]

CENTRE, ou MI-PENTE Ithaque (Homère) : arbre du lit du palais : 1e f. : Ulysse & Pénélope : // Antinoos + Télémaque (2e f.) + Eumée (3e f.) Le monde (Platon) : Grèce = passion de la science Nartes : les Sages, à mi-pente Fils de Feridoun : Eric : Iran et Inde = royauté, religion, droit

PERIPHERIE ORIENTALE Samé (Homère) : Philoitios(bovins) et richesse : 3e f. // Ctésippos

SUD-OUEST, ou BAS-PAYS Doulichion (Homère) : grands prés : Amphinomos (noblesse, piété) : 1e f. bis Le monde (Platon) : Phénicie, Egypte = avidité au gain : 3e f. Nartes : les Riches : 3e f., en bas de la montagne Fils de Feridoun : Salm : monde romain = richesses : 3e f. N.B. : autres représentations sur les schémas 1 et 2 in : J.L. Desnier, 2011, p. 108-109.

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Chap 7 ANNEXE : Pénélope et la Souveraineté PERSONNALITES DIVINES PATRONNANT LA SOUVERAINETE Appellation 1e fonction 2e fonction 3e fonction Totalité Exprimée par Vrtraghni, Sarasvati, SARASVATI Vi rajati, pure l’accumulation (Inde) victorieuse mère des qualités Exprimée par Aredvi, ANAHITA Anahita Sura, la Forte l’addition (Iran) l’Humide d’épithètes Exprimée par Despoina, Phulax, ATHENA Mêter, Mère l’addition (Grèce) Maîtresse Gardienne d’épiclèses Exprimée par Seispes, JUNON Regina, Reine Mater, Mère l’addition de (Rome) Combattante qualificatifs Fée, épouse Guerrière Voyante, de Crunnchu, victorieuse, Triple Macha épouse de l’aubergiste » MACHA épouse de aux carrières (Irlande) Nemed, « le ou cultivateur Cimbaeth, le différenciées Sacré » qu’elle « pillard » enrichit EXPRESSIONS FEMININES « HUMAINES » DE LA SOUVERAINETE Epoux ou Epoux ou Epoux ou Totalité Appellation prétendants prétendants prétendants 1e f. 2e f. 3e f. Pos. : Pos. : Bhima, Pos. : Nakula, Epouse les 3 Yudhisthira Arjuna Sahadeva fonctions DRAUPADI (Inde) Nég. : Récuse les Nég. : Karna Duryodhana Kaurava Choix raisonné Pos. : Ulysse, d’un époux Pos. : Ajaces, Pos. : Ménélas Idoménée / parmi des [Achille] Diomède prétendants des HÉLÈNE 3 fonctions (Grèce et Amants Troie) successifs Nég. : Nég. : Nég. : Pâris (réels ou [Hélénos] Deiphobe putatifs) des 3 fonctions Initialement de PENELOPE Pos. : Ulysse (Ithaque) 3e f., Ulysse

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Nég. : Antinoos, Amphinomos, Liodès

Nég. : Eurymaque

Nég. : Ctésippos, Polybe, Agelaos Neutre : Hermès

CLOTHRU (Irlande)

Nar, tête / modeste, digne

Bres, poitrine / combat, vacarme

Pos. = positif / Neg. = Négatif

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Lothar, ventre / récipient, baquet

domina finalement l’ensemble des 3 f. En aurait eu Pan dont le nom exprime la totalité des géniteurs En aurait eu Pan, dont le nom signifie « Tout » De l’inceste imposé à ses 3 frères, elle eut un seul fils : Lugaid « aux Raies Rouges » qui délimitaient les 3 zones corporelles

Chapitre 8 DESTIN D’ULYSSE G. Dumézil avait suggéré d’étudier la guerre de Troie comme une lutte eschatologique, à l’instar de ce qui avait été proposé pour le Mahâbhârata 725 indien et le Ragnarök scandinave à partir des travaux de S. Wikander . Dans sa continuité, D. Briquel a proposé d’identifier un tel événement dans le mythe de Prométhée, certaines versions de la prise du Capitole par les Gaulois, la 726 geste de Brutus . C. Ramnoux avait retrouvé des éléments comparables dans Le Livre des conquêtes irlandais où est évoqué le massacre de la race noble 727 au cours des guerres entre un usurpateur et un roi légitime restauré . Pour vérifier si ce schéma de la conflagration conclusive correspond bien avec les éléments mis en évidence dans les chapitres précédents, il convient de résumer succinctement au moins deux épisodes clairement identifiés. Dans le Mahâbhârata qui décrit la guerre des Kaurava contre leurs cousins Pandava, la lutte finale se déroule sur le champ de bataille du Kurukshetra. Les cinq frères Pandava qui représentent les trois fonctions indoeuropéennes remportent la victoire, anéantissent leurs adversaires et Yudhisthira, l’aîné des Pandava, est restauré dans sa dignité royale. Pour ce faire, Arjuna le guerrier-roi, incarnation d’Indra, avait dû tuer son demi-frère 728 Karna qui avait été dédaigné par Draupadi et s’était rallié aux Kaurava ; Bhima avait successivement éliminé Duhsasana et Duryodhana, le roi usurpateur, qui avaient humilié Draupadi ; quant à Sahadeva, il avait abattu Shakuni, l’initiateur du jeu de dés provoquant la déchéance de Yudhisthira. Toutefois le Kaurava Asvatthaman, fils de Drona le précepteur, et deux compagnons étaient parvenus à s’échapper et avaient juré à Duryodhana de le venger. Profitant du sommeil du camp des Pandava, il anéantit l’armée adverse, et tue les cinq fils de Draupadi. Face à la détresse de la reine, Bhima épaulé par Yudhisthira et Arjuna tentent de tuer Asvatthaman qui a recours à l’arme suprême brahmastra, capable de brûler les mondes. Arjuna lance une arme permettant de la neutraliser, mais le heurt des deux projectiles risque d’anéantir l’univers et Arjuna accepte de rappeler son trait. Mais Asvatthaman poursuit sa vengeance puis, face à la détermination de Krsna, doit se résoudre à détourner son trait. Toutefois il décide qu’il affectera tous les descendants 725

G. Dumézil, 1968, p. 255-257 ; id., 1986b, p. 238-256 ; modulation de Chr. Vielle, 1996, p. 157-158. 726 D. Briquel, 1978, p. 165-185 ; id., 2008a, p. 121ss., 140-146, 154-155 ; id., 2008b, p. 375ss., 159-167. 727 C. Ramnoux, 1989, p. 53. 728 Du fait de son statut de « bâtard » adopté par un groupe social inférieur (suta, MBh. I, § 111 : M. Biardeau, 1, p. 224) Karna est une transcription de Pâris chez les Troyens.

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des Pandava, y compris l’embryon conçu d’Abhimanyu (fils d’Arjuna) et de la fille du roi Virata (sœur de Krsna). Krsna réagit en proclamant que l’embryon Pariksit naîtra mort, mais qu’il le ressuscitera aussitôt, sauvant ainsi in fine la race des Pandava ! Quant à Asvatthaman, Krsna le condamne à un supplice sans fin. A l’autre extrémité du monde indo-européen, le domaine scandinave connaît la lutte ultime entre les dieux et les Géants, aboutissant à l’anéantissement complet des deux camps. La clef de cet affrontement est le destin du dieu Baldr, aimé de tous mais victime de la méchanceté de Loki, midieu / mi-géant qui joue sans cesse des tours aux dieux. Ce personnage de trickster a recours à un dieu aveugle Hötr pour jeter sur Baldr une pousse de gui, seul élément de la nature qui n’avait pas prêté serment de ne pas nuire à Baldr. Instrument inconscient entre les mains de Loki, Hötr tue ainsi Baldr. Les dieux ont encore la possibilité de ressusciter Baldr, mais Loki métamorphosé s’oppose une dernière fois à cela et Baldr est définitivement anéanti. Pour se venger, les dieux captureront Loki et le supplicieront jusqu’à 729 la fin des temps . Toutefois le sort des dieux est ainsi scellé et dans la conflagration finale, tous meurent. On constate aisément que de la lutte générale découle l’anéantissement des deux camps en présence. Les modalités peuvent cependant varier, y compris dans certaines conclusions. Ainsi, l’esprit mauvais qui parvient au but ultime qu’est l’annihilation des Bons échoue en Inde grâce à l’intervention divine, alors qu’il réussit en Scandinavie en bloquant la résurrection de Baldr. Dans les deux cas toutefois, l’esprit mauvais est lui-même puni en subissant un supplice éternel. Si l’on considère maintenant la matière homérique, on constate qu’en premier lieu Troie est globalement anéantie dans tous ses éléments fonctionnels : Priam et ses cinquante fils, Hector, Pâris mais aussi Déïphobe, Hélénos, ainsi que le dernier rameau « légitime », Astyanax fils d’Hector. La cité est détruite par un incendie et la fortification élevée par les Achéens est démantelée, après leur départ, par un raz-de-marée déclenché par Poséidon. On a là un récit de la destruction du clan des puissances négatives représentées par Pâris. La seule correction apportée à cette conclusion est le sauvetage d’un élément agréé par les dieux. Une tradition, reprise à son compte par Rome, veut qu’une branche collatérale de la dynastie troyenne, celle d’Enée, s’échappe in extremis de l’incendie et que sa descendance (issue de Creüse, fille de Priam et d’Hécube), Ascagne ou Iule, parvienne en Italie pour fonder Albe. On retrouverait ainsi un schéma en partie comparable à celui du Mahâbhârata puisque Ascagne (petit-fils de Priam par sa mère), occulté en quelque sorte dans l’incendie de Troie, renaît miraculeusement en Italie 729

G. Dumézil, 1986b, p. 9-129.

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comme Pariksit (arrière-petit-fils de Pandu grâce à sa mère, sœur de Krsna) 730 ressuscite en Inde . Inversement, on a vu que vainqueurs du fait de leur bon droit, les Achéens sont malgré tout anéantis symboliquement par les dieux puisque leurs chefs fonctionnels : Agamemnon (représentant de la première fonction), Ajax (ou les Ajax) et Achille (incarnant la deuxième fonction), Ulysse (assumant l’essentiel de la troisième fonction) ont perdu la vie réellement ou métaphoriquement à l’issue du conflit. Agamemnon fut assassiné par Egisthe et Clytemnestre ; Ajax fils de Télamon se suicida et Ajax fils d’Oïlée perdit la vie pour un sacrilège commis à l’égard de Poséïdon et d’Athéna ; Achille fut tué par Pâris ! Quant à Ulysse, quelle que soit l’interprétation de ses mésaventures lors de son retour, sa descente aux Enfers puis sa disparition dans le giron de Calypso pendant sept ans, équivalent au moins à une mort symbolique. Dès lors, sa résurrection avec l’assistance de Leucothée puis des Phéaciens pourrait être rapprochée, elle aussi, de celle de Pariksit orchestrée par Krsna. Par ailleurs, on a vu que l’Odyssée correspondait à un nouvel affrontement entre des Bons et des Méchants relevant contrastivement des trois fonctions. La conflagration finale enclenchée par l’esprit de revanche des parents des prétendants exterminés n’est arrêtée in extremis que par l’intervention divine qui impose un arrangement vital pour la survie du royaume d’Ithaque. On pourrait donc considérer que l’Iliade et l’Odyssée constituent bien des cycles (à des échelles géographiques apparemment dissemblables mais symboliquement comparables) de destruction renaissance analogue à ceux qui sont perceptibles dans l’épopée indienne. Et ceci nous conduit à envisager une perspective légèrement différente de celle qui est proposée par Chr. Vielle. Le chercheur voit dans le dénouement du Mahâbhârata et dans celui de l’Iliade-Odyssée, considéré comme l’arrivée d’Ulysse à Ithaque, « la fin du dernier âge mythique, celui qui est censé avoir 731 précédé le nôtre » . Certes, puisque Poséidon a mis un terme aux possibilités de circulation entre monde divin et monde humain, mais la comparaison entre Yudhisthira le dernier des Bharata et Ulysse le dernier des Achéens ne me paraît pas convenir au vu des éléments réunis ci-dessus. En termes de comparaison, le Mahâbhârata et l’Iliade présentent deux sociétés trifonctionnelles qui se heurtent chacune dans une bataille à mort avec des usurpateurs. En Inde, le Bharata Yudishisthira, aîné des enfants de deux familles cousines, doit régner mais la branche cadette ne se résout pas à cet état de fait et détrône déloyalement le souverain, tentant même d’enlever la reine, incarnation de la Souveraineté. En dernier ressort, la dynastie légitime 730 731

G. Dumézil, 1968, p. 242-243. C. Vielle, 1996, p. 156-158 ; G. Dumézil. 1968, p. 218-237.

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riche de l’ensemble des vertus qui assurent le bon fonctionnement de la société, triomphe des usurpateurs qui ont maltraité la Terre. Dans le monde hellénique, une inflexion temporelle apparaît plus marquée. Les Achéens organisés selon les mêmes cadres idéologiques fonctionnels représentent le bon droit trahi par la violation des règles de l’hospitalité et des serments qui met en péril la Souveraineté elle-même. Leurs adversaires sont censés répondre aux mêmes critères moraux, mais ils sont caractérisés comme foncièrement parjures depuis la nuit des temps, le forfait de Pâris n’étant que 732 le point d’orgue d’une série constituée depuis plus longtemps . Quoique, au terme de la guerre de Troie, la Souveraineté soit reconquise pour affermir la hiérarchie des deux plus hautes fonctions représentées par le programme 733 idéologique défendu par Héra et Athéna , elle reste perpétuellement convoitée. Pour preuve, l’Odyssée montre qu’en Ithaque la dynastie « légale » est contestée par les candidats au pouvoir qui ne respectent pas l’ordre divin en bafouant les règles de l’hospitalité et en pillant les biens de l’île. On assiste alors à une nouvelle confrontation entre des éléments dévoyant les principes trifonctionnels et une société qui se réorganise idéalement pour assurer le bon 734 fonctionnement des institutions et la prospérité de la Terre d’Ithaque . Mais la restauration du pouvoir n’est pas une situation humainement stable. En témoigne la prédiction de Tirésias rapportée par Ulysse lui-même qui prévient l’auditeur ou le lecteur que le Roi légitime révélé devra reprendre son errance, avant d’être pardonné définitivement par les dieux, et de mourir riche et 735 honoré ! Comme l’Odyssée l’a mis en scène, en son absence, la Royauté court le risque d’être à nouveau convoitée, ainsi que le rappelle la reine Medb 736 des textes irlandais . Et ceci, sans que le successeur légal, Télémaque, soit assuré d’être automatiquement reconnu. Le problème en Ithaque est donc peut-être à considérer sous cet angle. Après la victoire sur les prétendants, Ulysse convainc Pénélope de son identité et la rejoint dans la couche royale, étant ainsi restauré à son rang. Cependant il avertit Pénélope que Tirésias l’a informé de son destin et que celui-ci ne la réjouira pas : « O femme, ne crois pas être au bout des épreuves ! Il me reste 732

G. Dumézil, 1985b, § 52 Le triple péché de Laomédon, p. 31-37 ; B. Sergent, 1998, p. 58-62 ; seul Anténor fait exception et sera éventuellement protégé par les Achéens, autorisant son émigration en Italie du fait de son parti-pris affiché en faveur de Ménélas, tout comme Vidura (au sein des Kaurava) avait soutenu la cause des Pandava. 733 Euripide, Troyennes, v. 925ss. : Athéna propose la conquête de la Grèce tandis qu’Héra lui promet la royauté sur l’Asie et les confins de l’Europe ; sur ceci G. Dumézil, 1968, p. 580ss. 734 Pour mémoire : Ulysse, Télémaque, les deux serviteurs Eumée et Philoitios. 735 Odyssée, XI, p. 501-2 et XXIII, p. 645-646. 736 G. Dumézil, 1982a, p. 331ss.

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à mener jusqu’au bout, quelque jour, un travail compliqué, malaisé, sans mesure » (Od. XXIII, v. 248-250). L’insistance de Pénélope le force à lui expliquer que : « Tirésias m’a dit d’aller de ville en ville, ayant entre les bras une rame polie, tant et tant qu’à la fin, j’arrive chez les gens qui ignorent la mer. Et connais à ton tour quelle marque assurée le devin m’en donna : sur la route, il faudra qu’un autre voyageur me demande pourquoi j’ai cette pelle à grains sur ma brillante épaule ; ce jour là, je devrai, plantant ma rame en terre, faire au roi Poseidon le parfait sacrifice d’un taureau, d’un bélier et d’un verrat de taille à couvrir une truie ; puis, rentrant au logis, si j’offre à tous les dieux, maîtres des champs du ciel, la complète série des saintes hécatombes, la plus douce des morts me viendra de la mer ; je ne succomberai qu’à l’heureuse vieillesse, ayant autour de moi des peuples fortunés … Voilà ce que le sort, m’a-t-il dit, me réserve ! » (Od., XXIII, v. 267-284) À ce stade, on est amené à considérer que, lors de la bataille, Ulysse a fait preuve de sa maîtrise des trois fonctions grâce à la « dotation idéologique » phéacienne et qu’il est ainsi un roi complet. Toutefois on a pu constater que jusqu’à l’épisode phéacien, et même au delà tant qu’il apparaît sous les traits du Mendiant, Ulysse relève bien plutôt de la troisième fonction, et qu’il est assimilable à Sahadeva et à Pollux, l’un des Pandava/Asvin ou l’un des Dioscures. Comme on a vu que les Dioscures connaissent une alternance d’épisodes de vie / mort et qu’Ulysse a connu une mort et une résurrection symboliques, l’annonce de son futur départ vers le continent ne correspondelle pas à une nouvelle période de disparition, prélude à un retour et une autre mort ? Ces terres méconnaissant la vie maritime ne sont-elles pas celles de l’Autre Monde, c’est-à-dire celles du continent occidental, l’Epire et audelà (?), des terres analogues à celles qui relevaient du roi Echetos ? De la 737 sorte, Ulysse refléterait différents aspects de la personnalité des Dioscures , d’autant plus aisément qu’il doit terminer sa vie riche, c’est-à-dire ancré dans la troisième fonction, une fois encore. Par ailleurs, Tirésias signale qu’il aura connaissance d’avoir atteint son but lors d’une rencontre avec un autre voyageur (οδιτησ) qui prendra sa rame pour un fléau, c’est-à-dire qu’il interprétera un instrument de marin pour un outil d’agriculteur ! Or on a déjà mentionné qu’un hymne consacré aux Asvin

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Voir D. Gricourt & D. Hollard, 2010, en part. chap. I – Cernunnos jumeau de Lugus, p. 27ss. ; chap. III § 2 – un mythe saisonnier, p. 132ss. ; chap. IV – Cernunnos juvénile, p. 245ss.; à signaler que dans le Mahâbhârata, livre XVII, § 3 (M. Biardeau 2, p. 726), Dharma demande à Yudhisthira lequel de ses frères il veut faire revivre ; il choisit Nakula, fils de Madri, afin que les deux épouses de Pandu aient chacune un fils pour accomplir les rites funéraires ! W.F. Hansen, 1990, p. 241-272 voit dans l’épisode une allusion à un thème folklorique ancien adapté par Homère.

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signale que leur char est attelé d’un bœuf et d’un dauphin , curiosité que l’on a interprétée comme une caractérisation susceptible de différencier les Jumeaux, l’un étant lié au monde terrestre, l’autre au monde marin. Il convient aussi de rappeler cet autre hymne faisant état d’une charrue-semoir, rattachant 739 expressément de la sorte l’un des jumeaux à l’agriculture . À l’occasion de cette étape continentale agrégeant deux aspects des Asvin en un seul homme, Ulysse conjoindrait les deux rôles des Dioscures et l’origine différenciée des Asvin. Mais il pourrait également incarner une succession bien connue dans le monde celtique, celle de l’alternance de la saison claire et de la saison sombre, 740 soit l’alternance de deux souverains auprès de l’unique Royauté , et l’image de la rencontre de deux marcheurs se passant en quelque sorte un relais. Certes Ulysse a reconquis Pénélope, mais elle fut soupçonnée d’avoir frayé avec tous les prétendants, et l’Odyssée laisse entendre qu’à défaut d’Ulysse, celui 741 qu’elle préférait était Amphinomos . Ainsi, Pénélope pourrait avoir été convoitée par deux candidats incarnant l’un la saison printemps-été, l’autre celle d’automne-hiver, chacun pouvant faire figure de rival vis-à-vis de l’autre 742 et étant susceptible d’être évincé par son concurrent . Par delà l’évocation de la grande guerre, on a aussi la mise en scène du pouvoir, de la compétition qu’il suscite et de l’émulation qu’entretient sciemment la Royauté, - ceci dans l’ensemble des provinces indoeuropéennes.

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E. Pirart, 1995, RS. 1.116.18, p. 187 : « comme vous aviez attelé un taureau et un dauphin et que vous les aiguillonniez, votre char secourable a apporté l’opulence ». 739 E. Pirart, 1995, RS. 1.117.21, p. 225 : « c’est en semant l’orge au moyen d’un vrka » ; p. 25 : un des Asvin indo-iranien était le patron de la culture de l’orge, tandis que l’autre Asvin régente l’élevage. 740 D. Gricourt & D. Hollard, 2010, chap. III – Le dieu à ramure : Cernunnos et le cerf, p. 121-190, 126-128. 741 Od., XVI, p. 568-569 : « dont les propos plaisaient le plus à Pénélope, parce qu’il avait l’âme honnête » ; mais il faut aussi prendre en compte Eurymaque qui à différents moments paraît également le mieux placé pour succéder dans la couche de la reine ; en dernier ressort, c’est encore et toujours une génération plus jeune que celle d’Ulysse qui tente de succéder à celui-ci. 742 D. Gricourt & D. Hollard, 2010, p. 132-190.

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CONCLUSION De l’Iliade à l’Odyssée, et ceci en cantonnant l’analyse à ces deux textes sans recourir pour l’essentiel à des références externes, on se rend compte qu’Ulysse apparaît bien comme un héros de troisième fonction : de condition sociale moindre et subordonnée, dénigré voire méprisé, quoique ayant des affinités avec la première fonction du fait de son intelligence ; voyageur, marin sinon pirate plus encore que guerrier ; soucieux du bien-être de ses compagnons, mais sans pitié pour la disgrâce physique de ses adversaires ; familier des ovins, bovins et des chiens ; amateur du beau sexe et fidèle par raison ; pour l’essentiel de cela, il est proche de Pollux dont il partage aussi le goût pour la boxe. Cependant, le fait qu’il tienne à sa condition de mortel le fait s’apparenter à Castor, ce qui singulièrement permet un rapprochement avec Rémus éliminé par son frère, et évoque la tradition ultérieure d’une 743 altercation entre Ulysse et Diomède . De l’Iliade à l’Odyssée, on voit donc Ulysse héros de troisième fonction commettre finalement un péché relatif à sa fonction qui détermine sa « disparition ». Puis, grâce à l’aide des Phéaciens, on assiste à sa « résurrection » pour accéder au rang de première fonction, tout en conservant un ancrage dans la troisième fonction. En dépit de la rancœur persistante de Poséidon, l’intervention phéacienne a été consentie par les dieux de l’Olympe qui ne pouvaient accepter l’idée de la royauté et de la Terre rabaissées et méprisées. L’épopée homérique peut ainsi se lire en écho du Mahâbhârata dans la plupart de ses composantes. Cependant la situation hellénique que l’on retrouve à Rome introduit la particularité d’une alternance des composantes de la troisième fonction, inverse du schéma des Dioscures dans lequel Pollux pugiliste est par nature immortel quand le cavalier Castor est d’essence mortelle. Le modèle « homérique » de la troisième fonction « réinterprétée » à l’aide de matériaux humains disparates : Ulysse-Idoménée / Ulysse-Diomède, puis Eumée-Philoïtios, est différent du modèle « traditionnel gémellaire » : Asvins, Pandavas, Dioscures, Romulus et Rémus -, mais puise dans le même 744 substrat indo-européen . La cohérence tissée de la sorte d’une épopée à 743

Voir J. Boardman, 1986, p. 397 et § V-M, p. 401ss., p. 408 (Ulysse, Diomède et le palladion, scène apparaissant au début du Ve s.) ; Diomède ayant suspecté les intentions d’Ulysse le fait passer devant lui sous la menace de son épée, ce qui correspond bien à la situation du familier des bovins en position d’être éliminé par le tenant des équidés , Poetae Epici Graeci, I (Leipzig, A. Bernabé, 1987), fr.25 ; P. Grimal, 1976, p. 340 ; sur la lutte entre Romulus et Rémus, voir D. Briquel, 1976, p. 145-176 ; id., 1977, p. 256-257. 744 A. Meurant, 2000, p. 94ss. ; F. Frontisi-Ducroux, 1992, p. 250-252 ; V. Dasen, 2005, p. 138-144 ; B. Sergent, 1992a, p. 205-238, p. 205-217 en part.

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l’autre est ainsi un témoignage supplémentaire que le même auteur, sinon un exégète ayant les mêmes références idéologiques, a bien été à l’œuvre dans les deux œuvres attribuées à Homère ! La tradition veut que l’œuvre d’Homère ait été mise par écrit à l’instigation des Pisistratides, et qu’elle soit devenue de ce moment le fondement de la culture hellénique. En tout cas, la récitation de l’œuvre aurait traditionnellement compté au nombre des textes dits lors des cérémonies des 745 Panathénées se déroulant à Athènes . Légende ou réalité, cette figure imposée pouvait trouver son fondement à plusieurs niveaux. D’une part, le nom de Pisistrate est donné au fils de Nestor qui escorte Télémaque de Pylos à Sparte et facilite son retour à Ithaque (Od. III, 36 ; 482ss.). D’autre part, la déesse Athéna joue le rôle de protectrice d’Ulysse et de sa famille, dès l’Iliade puisqu’il est dit qu’elle veille particulièrement sur Ulysse qui l’honore plus que tout autre, mais aussi dans l’Odyssée du moment qu’il revient en 746 Ithaque . Or, il est à noter que Pisistrate chassé après une première expérience tyrannique, revient à Athènes en 556, escorté sur son char d’une grande et belle femme, Phyè, qu’il présente comme une épiphanie de la déesse Athéna, 747 ce qui lui vaut derechef la faveur populaire . Dans l’Iliade et l’Odyssée, le 745

Voir encore R. Merkelbach, 1952, p. 23-47 ; C. Mossé, 1969, p. 70-72 ; voir J.A. Davidson, 1955, p. 1-21 ; A. Ford, 1999, p. 231-256, p. 232 (textes qui font partie de la vie civique athénienne depuis les Pisistratides (voir Platon, Hipp., 228b), et il y eut des récitations dans des festivals tels que Panathénées et Brauronia (S. Goldhill, 1986, chap. 6 : omniprésence d’Homère dans la culture athénienne des Ve-IVe s.) mais p. 234ss. portée limitée de ces exemples dans la vie politique ; P.W. Rose, Ideology in the Iliad, Arethusa, 30, 1997, p. 151-199, p. 171 (récitation vraisemblable lors des festivals pan-ioniens de Délos et Mycale) ; H.A. Shapiro, 1989, p. 48-49, et l’intervention des Pisistratides dans le domaine architectural et urbanistique d’Athènes, en relation avec Apollon, p. 50ss. 746 Iliade, X, 245 (Dolonie) ; XXIII, 768-775, 782-783 (course à pied des jeux de Patrocle) ; Odyssée, I, 270-302 (Athéna conseille Télémaque) ; II, 260-296 (prière de Télémaque à la déesse et entretien avec Athéna) ; III, 14-64 (Télémaque et Athéna arrivent à Pylos) ; 375-379 (Nestor identifie Athéna comme la conseillère de Télémaque et la protectrice d’Ulysse) ; XIII, 291-344 (atterrissage d’Ulysse à Ithaque et entretien d’Ulysse avec Athéna) ; etc. 747 Hdt, Hist., I, 60 : Mégaclès et Pisistrate s’allièrent et imaginèrent un expédient pour le retour de Pisistrate exilé : « dans le dème de Paiania, il y avait une femme nommée Phyè, d’une taille de quatre coudées moins trois doigts, et d’ailleurs belle personne. Ils revêtirent cette femme d’un armement complet, la firent monter sur un char, lui enseignèrent l’attitude dans laquelle elle devait faire le plus noble effet, et la menèrent à la ville. Ils avaient envoyé devant, en éclaireurs, des hérauts qui, arrivés à la ville, y proclamaient ce qu’on leur avait ordonné, disant : « Athéniens, recevez favorablement Pisistrate ; Athéna qui a voulu l’honorer entre tous les hommes, le ramène elle-même dans sa propre acropole ». Allant çà et là, ils tenaient ces propos. Aussitôt le bruit se répandit dans les dèmes qu’Athéna ramenait Pisistrate ; et les habitants de la ville,

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Poète met l’accent sur la majesté physique de la déesse qui sautant sur un char 748 fait grincer les essieux de la caisse du fait de ses mensurations surhumaines . Le tyran aurait donc eu l’habileté de choisir une candidate pouvant physiquement incarner les particularités de la déesse souveraine qui ramenait au pouvoir son protégé. Il y a donc de la part du prétendant à l’autorité suprême une parfaite connaissance du texte homérique et la volonté d’en tirer parti pour satisfaire son ambition. D’autant plus qu’Athéna est la véritable restauratrice du pouvoir d’Ulysse sur Ithaque après sa longue absence de vingt ans. Il est d’ailleurs fort possible que, dès sa première prise de pouvoir, Pisistrate se soit adroitement inspiré du texte homérique relatif à la victoire sur Troie. Devenu le meneur d’un parti populaire, il se serait fait accompagner par ses partisans sur la place publique d’Athènes, couvert de contusions qu’il aurait attribuées à ses adversaires politiques, affidés de Mégaclès et de Lycurgue, membres de familles Eupatrides. Aux dires d’Hérodote, le peuple l’aurait alors acclamé, porté au pouvoir et, pour le protéger, lui aurait accordé une garde rapprochée de trois cents porteurs de massue, marqueur distinctif vis-à-vis des gardes du corps aristocratiques qu’étaient les doryphores, 749 « porteurs de lance » . Certes dans l’Iliade ou l’Odyssée, la massue n’apparaît persuadés que la femme était la déesse en personne, adorèrent cette créature et accueillirent Pisistrate » ; Aristote, Constitution d’Athènes, XIV, 4 : (Mégaclès) « la costuma en déesse et la fit entrer dans Athènes avec Pisistrate ; celui-ci s’avançait sur un char avec la femme à ses côtés et les habitants le reçurent avec des marques d’adoration et d’étonnement » ; C. Mossé, 1969, p. 61 ; B. Sergent, 2008, p. 322, 324 ; sur le A. Borghini, 1984, p. 61-115 ; sur l’épisode, voir B.M. Lavelle, 2005, p. 98107 (citant J.H. Blok, Phue’s Procession : Culture, Politics and Peisistratids Rule, in : H. Sancisi-Weerdenburg, Peistratos and the Tyranny. A Reappraisal of the Evidence, Amsterdam, 2000 (non vu) ; Hdt. V, 90 (collection d’oracles ayant appartenu aux Pisistratides, et favorables à la cause athénienne), collection sans doute réunie avec l’aide d’Onomacrite à l’époque d’Hipparque, fils de Pisistrate (Hdt. VII, 6), ce qui peut étayer l’hypothèse de tentations manipulatrices de l’opinion. 748 Iliade, V, v. 837ss. « la déesse monte sur le siège à côté du divin Diomède. Haut et fort, sous son poids, crie l’essieu de frêne ; il porte une si terrible déesse et un tel héros » ; Od., XIII, v. 289s. (Ulysse rencontre la déesse à son débarquement sur Ithaque) Athéna « reprenant ses traits de grande et belle femme » ; Od. XVI, v. 157158 (chez le porcher avec Télémaque) « elle avait pris ses traits de grande et belle femme » ; la description de la déesse partant vers le champ de bataille en compagnie d’Héra (Iliade V, 733-746) correspond à l’impression physique et esthétique que devait donner la statue chryséléphantine du temple de l’Acropole quelques siècles plus tard. 749 Hdt, Hist. I, 59 : « quand il eut réuni des partisans et qu’il fut soi-disant le chef des habitants de la montagne, voici ce qu’il imagina : il se blessa lui-même, et blessa ses mulets, puis lança son attelage sur la place, comme s’il avait échappé à ses ennemis qui l’auraient voulu tuer pendant qu’il se rendait aux champs ; et il adressa une

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pas, sinon peut-être pour évoquer Héraklès, voire Bhima, qui sont des héros de deuxième fonction. Mais, héros à connotation plébéienne, du fait des durs travaux qui lui furent imposés par le roi Eurytos, Héraklès pouvait aisément servir de référence à un parti populaire. Et ceci d’autant plus que les Eupatrides, escortés de doryphores, pouvaient être assimilés aux Atrides, 750 Agamemnon étant renommé pour être un maître de la lance . Par ailleurs, la mascarade organisée pour susciter la sympathie populaire envers leur tribun blessé n’est pas sans rappeler l’anecdote rapportée par Hélène à l’occasion du séjour de Télémaque à Sparte, chez Ménélas. Elle raconte en effet que, pour espionner les Troyens, Ulysse se serait présenté mal en point, déguisé sous les murs de Troie. Pour se gagner la sympathie des Troyens, « il s’était tout meurtri de coups défigurants ; il avait sur son dos jeté de vieilles loques … il 751 se contrefaisait, jouait le mendiant » (Od. IV, v. 244-245, 247) et les développements ultérieurs laissent entendre qu’il aurait accusé les Grecs 752 d’être responsables de ce mauvais traitement . Ce n’est donc pas autre ruse que celle déployée par Pisistrate pour se rallier des forces populaires contre le parti aristocratique. Et comme on vient d’établir Ulysse en héros de troisième fonction, il est donc cohérent de voir Pisistrate s’ériger en tribun du peuple, opposé à l’aristocratie. Ce faisant, il me semble qu’il y avait encore une parfaite compréhension des forces en présence dans l’épopée homérique et qu’au VIe siècle av. J.-C. des forces politiques savaient actualiser le schéma 753 conflictuel à leur avantage . demande au peuple pour obtenir de lui une garde … Le peuple des Athéniens, abusé, lui permit de choisir parmi les citoyens trois cents hommes qui furent, non point les porte-lance de Pisistrate mais ses porte-massue ; car c’était avec des massues de bois qu’ils l’escortaient par derrière. Ces hommes se soulevèrent avec Pisistrate et occupèrent l’acropole » ; Aristote, Constitution d’Athènes, XIV, 1 ; sur la différence de gardes du corps, C. Mossé, 1969, p. 63-63 ; et sur la base de recrutement de ses partisans, la Diacrie, p. 58-59 ; sur ce sujet, B.M. Lavelle, 2008, p. 92-98 ; l’auteur met l’accent sur la collusion de Mégaclès et de Pisistrate, p. 89ss. 750 Iliade, XXIII, 890-891 ; B.M. Lavelle, 2008, p. 95-96 (groupe athénien allié de Pisistrate depuis ses succès de la guerre de Mégare). 751 Odyssée, IV, 244-245, 247 ; c’est aussi la ruse de Sinon pour convaincre les Troyens d’introduire le Cheval dans l’enceinte de Troie, voir F. Vian, 1959, p. 64 (Sinon doublet d’Ulysse). 752 Virgile, Enéide, II, 57ss. ; Quint. Sm., XII, 243ss. ; Triphiodore, La prise d’Ilion, v. 219ss. ; F. Vian, 1959, p. 64 ; B.M. Lavelle, 2008, p. 85s. 753 À cet égard, voir aussi M. Meulder, 2017, p. 429-456 qui analyse les témoignages montrant le recours aux présages et la manipulation politique des références littéraires par les Pisistratides pour accéder, se maintenir au pouvoir, à la suite du travail de B.M. Lavelle, 2008 ; l’intérêt porté par la famille de Pisistrate à l’œuvre homérique pourrait d’ailleurs avoir été alimenté par la présence des deux fils de Pisistrate, aisément assimilables aux Dioscures au vu de l’évolution du schéma dioscurique dénoté ; H.A. Shapiro, 1989, p. 150-154 et A. Hermary, 1978, p. 71-76 ; id., 1986, p. 591 ; à Rome,

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Il n’est pas dit d’ailleurs que les sources d’Homère n’aient connu que ce schéma d’une guerre entre des représentants positifs et des représentants négatifs des trois fonctions. Un curieux épisode de la bataille de Marathon est rapporté par Pausanias. Les Perses tournèrent casaque lorsqu’ils virent accourir un être surhumain brandissant un manche de charrue pour prêter main forte aux Grecs. On s’est posé la question de savoir ce que représentait ce héros « sauvage » et l’on en a conclu qu’il était l’illustration d’un héros 754 autochtone, protégeant la terre grecque . Au vu de la lecture proposée de l’œuvre d’Homère confrontée au Mahâbhârata, il pourrait également s’apparenter à Bhima, le héros protecteur des Pandava et plus encore de 755 Sri/Draupadi, personnification de le Terre . Quel que soit ce héros anonyme, on a là l’indication que les traditions les plus anciennes pouvaient servir de référence dans la vie culturelle et politique des époques plus récentes, pour orienter de manière subliminale l’action politique.

il en alla de même avec les fils adoptifs d’Auguste, les Caesares Caius et Iulius ; mais à Rome Castor-Romulus l’emporte sur Pollux-Rémus (D. Briquel, 1977, p. 256-259), au moins jusqu’à l’époque des Sévères puisque Caracalla renoua avec la tradition hellénique ; en effet Géta, fils de Septime Sévère, honoré comme Castor (J.A. Mellado Rivera, 2003, p. 123-130), fut assassiné par son frère Caracalla et son effigie effacée du bas-relief de la porte triomphale érigée à l’entrée du Forum Boarium par les argentarii et les negociantes boari (J.-L. Desnier, 1993, p. 578-594). 754 Paus., I, 32, 5 : le héros Echetlos (de Ekhetlè, manche de charrue ; cf P. Chantraine, 1999, p. 392-394, s.v. εχω, dérivés de εχ- p. 393) an nom parlant. 755 MBh, IV, § 2 et 8 (Bhima/Ballava capable de se battre contre les lions et les éléphants) ; M. Biardeau, vol. I, p. 782-783 ; et voir supra, chap. 2, p. 45 et suivantes.

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Abstract Referring to G. Dumézil’s proposal making Agamemnon the representative of the sovereign first function and Ajax the one of the warlike second function in the quote from the Odyssey evoking their death, it is possible to offer a trifunctional reading of the Homer’s tale, making Ulysses the incarnation of the polyvalent third function. The study of the Iliad contributes to support this theory, acknowledging Agamemnon and Menelas as the two representatives of the first function, the former sovereign and religious, the latter warrior and mediator ; Achilles as the symbol of the second function, relayed in his absence by the two Ajax ; Ulysses and Idomeneas / Diomede as key players of the third finction, similar to the Dioscuri. The comparative study of the Mahâbhârata allows to respectively liken them to Yudhisthira, Arjuna and Bhima, finally to Sahadeva and Nakula. With this explanatory scheme, Ulysses in the Odyssey remains a hero of the third function, whose occultation of the living is the punishment of a sin related to the third function : an assault on intelligence, which is the characteristic of Sahadeva/Ulysses, an assault on the very essence of the function : benevolence towards human beings. The resurrection of Ulysses, allowed by the gods, results from the fact that the kingship of Ithaca, - embodied by Penelope -, is threatened by around a hundred pretenders, similar to the Kaurava in the Mahâbhârata, who denature the three functions supposed to ensure the safeguard and the smooth running of the Indo-European kingship. Therefore Ulysses recreate to his benefit a functional triptych composed of Eumaeus and Philoitios, Telemachus and himself undertaking the highest office, able to harmoniously exercise power in the three functional scopes. Thus, the Odyssey is corresponding to the Ulysses’promotion, upgraded from a third function hero to a first function hero. In this respect Iliad and Odyssey are based on a same ideological pattern, even if their narrative contents seem very unlike M.-C. Desnier

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TABLE DES MATIERES Remerciements ............................................................................................. 10 INTRODUCTION ........................................................................................ 11 Chapitre 1 UNE PREMIÈRE FONCTION DÉDOUBLÉE.......................... 21 A/ Mitra et Varuna en Asie Mineure ........................................................ 22 B/ Agamemnon et Ménélas, les Atrides ................................................... 23 C/ Agamemnon, roi des rois achéens sous les murs de Troie ................... 25 D/ Les caractéristiques des souverains achéens ........................................ 26 E/ Mitra – Varuna / Yudhisthira / Agamemnon – Ménélas ...................... 32 Chapitre 2 LA 2e FONCTION : HEUR ET MALHEUR DU GUERRIER .. 37 A - Les Ajax, une paire unique ................................................................. 37 1 – Ajax, fils de Télamon.......................................................................... 38 2 – Ajax, fils d’Oïlée................................................................................. 54 B - Le meilleur des Achéens, Achille. ...................................................... 59 1 – Contre la première fonction ................................................................ 63 2 – Contre la deuxième fonction ............................................................... 66 3 – Contre la troisième fonction ............................................................... 68 4 – Mort de l’Adversaire ........................................................................... 71 Chapitre 3 ULYSSE, l’un des deux .............................................................. 75 A – Idoménée et Ulysse ............................................................................ 76 B - Diomède et Ulysse .............................................................................. 85 1 - Guerriers de la Dolonie ................................................................... 88 2 - Capacités athlétiques d’Ulysse ........................................................ 93 3 – Une dénomination distincte ............................................................ 96 4 - Détenteurs et protecteurs de la prospérité........................................ 97 5 – Les qualités propres à Ulysse........................................................ 106 En conclusion de l’Iliade ............................................................................ 109 Chapitre 4 ULYSSE EN SES ÉPREUVES ................................................119

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A – Eléments constitutifs d’un héros de troisième fonction, la nourriture et les trésors ................................................................................................ 127 1 - Circé et Calypso : la quête de la volupté ....................................... 127 2 - Epeios et Calypso : l’artisan au travail. ......................................... 130 3 - Les travaux et les jours d’un agriculteur ....................................... 131 4 - Epéios, concours en Phéacie et match contre Iros : un modèle d’athlète. ............................................................................................. 132 5 - Argos et la chasse au sanglier : un autre Pollux ............................ 134 6 - Un roi nourricier ............................................................................ 136 7 - Serviteur avant tout........................................................................ 137 B – Héros en quête de mort fonctionnelle .............................................. 138 1 - Ajax et Agamemnon ...................................................................... 138 2 - Quelle mort pour Ulysse ? Outis et Poséidon ; le nom d’Ulysse... 141 3 - La Nekuya dans l’Odyssée, et l’épisode Phéacien ; une autre figure des Dioscures ...................................................................................... 153 Chapitre 5 LE RETOUR À ITHAQUE ou « en queste d’Ulysse » ............ 159 A - La Phéacie d’Alkinoos...................................................................... 159 B - Le temps de l’épreuve de l’arc .......................................................... 164 C - En quête d’Ulysse ou la Télémachie ................................................. 166 Chapitre 6 ULYSSE ET LES PRETENDANTS ........................................ 179 A - Le parti des Prétendants .................................................................... 179 1 – Les porte-paroles reconnus ........................................................... 180 2 – Un porte-parole autoproclamé ...................................................... 184 B - Le Parti d’Ulysse .............................................................................. 185 1 - Le couple de serviteurs .................................................................. 185 2 - Un guerrier en devenir ................................................................... 195 3 - Un roi complet ............................................................................... 196 C - Combat du bien et du mal ................................................................. 198 Chapitre 7 PENELOPE ET LA ROYAUTE, ou « la souveraineté à l’épreuve de l’Iliade et de l’Odyssée » ....................................................................... 211 A - Hélène de Sparte vs Hélène de Troie ................................................ 213 300

B - L’Ithaque de Pénélope ...................................................................... 217 C - Servantes fidèles et infidèles............................................................. 228 1 – Melantho ....................................................................................... 228 2 - Vierges sages et vierges folles ....................................................... 231 3 – Euryclée ........................................................................................ 232 D - Le royaume d’Ulysse ........................................................................ 237 E - Situation géographique du royaume.................................................. 242 Chap 7 ANNEXE : Pénélope et la Souveraineté .................................... 247 Chapitre 8 DESTIN D’ULYSSE ................................................................ 249 CONCLUSION........................................................................................... 255 BIBLIOGRAPHIE ...................................................................................... 261 Abréviations :.......................................................................................... 261 Sources :.................................................................................................. 262 Études ..................................................................................................... 263 Abstract ....................................................................................................... 297

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Diplômé des Hautes Études (IVe section) et ancien membre de l’École française de Rome, J.L. Desnier a publié Le passage du fleuve (1995) et La légitimité du Prince (1997). Cet ouvrage est une autre lecture du même thème.

ISBN : 978-2-343-15631-6

31 €

Jean-Luc Desnier

Avant d’être le souverain restauré sur son trône d’Ithaque, Ulysse a connu une existence très différente sous les murs de Troie. C’est celle-ci que l’on s’efforce de retrouver dans cet ouvrage en la confrontant à celle des autres héros guerriers de l’Iliade. Dans la continuité des travaux de B. Sergent qui ont exhumé les linéaments de l’idéologie tripartie indoeuropéenne dans nombre de textes grecs, il s’agit ici de prolonger quelques intuitions de Georges Dumézil relisant l’œuvre d’Homère. Ulysse devient alors un personnage beaucoup plus complexe que le marin narguant le balourd Polyphème ou courant de port en port les bonnes fortunes.

Jean-Luc Desnier

Ulysse De l’Orient à l’Occident Ulysse De l’Orient à l’Occident

Ulysse De l’Orient à l’Occident

Collection KUBABA S é r i e Antiquité