Territoires, Regions, Royaumes: Le Developpement d'Une Cartographie Locale Et Regionale Dans l'Occident Latin Et Le Monde Arabe (Xe-Xve Siecle) (Italian Edition) 9782503593906, 2503593909

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Territoires, Regions, Royaumes: Le Developpement d'Une Cartographie Locale Et Regionale Dans l'Occident Latin Et Le Monde Arabe (Xe-Xve Siecle) (Italian Edition)
 9782503593906, 2503593909

Table of contents :
Introduction
Genèse et caractères d’une cartographie régionale et locale
The Role of Personal Knowledge in Maps from the Medieval West
Genèse et formes d’une cartographie régionale en Occident (xiie-xve siècle)
Essai de synthèse
La Géographie de Ptolémée et l’avènement de la géographie politique en Occident (vers 1420-1480)
I fiumi retici nelle carte dell’Italia tra XV e XVI secolo
Breve storia di una rete impossibile
Exchange of Knowledge in Late Medieval and Early Modern German Cartography
Reflections on Some Examples from Nuremberg
Définir et cartographier la région
The Representation of the Province in Medieval Arabic-Islamic and Latin-Christian Geographical Thought
Al-Idrīsī, Ibn Ḥawqal et la cartographie régionale
Cartes marines et cartes d’îles : l’invention d’un espace maritime régional (xiiie-xvie siècle)
L’exemple de Chypre
Jacques Sigault et la carte d’Italie
La représentation du Nil et de ses sources dans l’œuvre d’al-Suyūṭī (1445-1505)
Essai de généalogie d’une carte régionale*
Cartographie locale, territoire et administration
Viewing the Vilaine
Illustration, Illumination and Innovation in France, circa 1543*
La figure d’Albi (après 1312)
Un exemple précoce de carte de contentieux
Découvrir le territoire par la cartographie
Logiques d’échelles dans les visites d’inspections de territoires en litige au xve siècle
La carte à l’âge du numérique
The Appliance of Science and the Gough Map of Great Britain
Can Hyperspectral Techniques Reveal the Secrets of the Manuscript’s Origins?
Conclusion
Réalités vernaculaires et discours savants en images
Bilan des réflexions sur la cartographie locale et régionale médiévale*
Table des matières

Citation preview

Territoires, régions, royaumes

Culture et société médiévales Volume 40 Collection dirigée par Edina Bozoky Membres du comité de lecture : Claude Andrault-Schmitt, Anne-Marie Legaré, Marie Anne Polo de Beaulieu, Jean-Jacques Vincensini

Territoires, régions, royaumes Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle)

éd. Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène

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Ouvrage publié avec le soutien du Centre d’études supérieures de la Renaissance, Université de Tours

© 2022, Brepols Publishers n. v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2022/0095/72 ISBN 978-2-503-59390-6 eISBN 978-2-503-60188-5 DOI 10.1484/M.CSM-EB.5.130979 ISSN 1780-2881 eISSN 2294-849X Printed in the EU on acid-free paper.

nathalie bouloux et jean-charles ducène

Introduction*

L’initiative d’un colloque sur la cartographie régionale et locale associée à la notion de territoire, de région et de royaume dans le monde latin et dans le monde arabe est née d’un constat. Du côté de l’Occident latin, en dehors des travaux précurseurs de Paul Harvey1, les études sur cette cartographie, qui connaissent pourtant depuis quelques années un renouveau notable, sont restées relativement dispersées, en général consacrées à des études de cas. Des entreprises collectives et pluridisciplinaires ont cependant vu le jour, notamment une étude de la carte du territoire de Vérone, parue en 2014 sous la direction de Gian Maria Varanini, ou encore l’enquête collective sur la carte de Gough, menée à l’aide de technologies modernes, initiée par Catherine Delano-Smith. De même, les travaux sur les cartes locales, en particulier en France, se sont multipliés. Mais des pans entiers de la production des cartes régionales et locales restent encore à défricher, ne serait-ce que celui des cartes de l’Italie moderne des xive-xve siècles2. Du côté du monde arabe, on peut mentionner la découverte des cartes ou croquis à portée régionale conservés dans des registres de l’administration rasoulide3 et découverts au début des années 2000 et la



* Le colloque a vu le jour grâce au soutien du Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, du Centre d’études supérieures de civilisation médiévale de Poitiers, tous deux membres d’une Fédération CNRS, la FESMAR, et de l’Ecole Pratique des Hautes Études. Nous remercions tout ceux qui ont contribué à sa réussite. Nous remercions en particulier Camille Serchuk qui a bien voulu se charger de la tache de lire les articles en anglais pour la publication. 1 Paul D. A. Harvey, The History of Topographical Maps : Symbols, Pictures and Surveys, Londres, Thames and Hudson, 1980 ; Paul D. A. Harvey, Raleigh A. Skelton, Local Maps and Plans form Medieval England, Oxford, Clarendon Press, 1986 ; The History of Cartography. I, Cartography in Prehistoric, Ancient and Medieval Europe and the Mediterranean, ed. John Brian Harley, David Woodward, Chicago-Londres, University of Chicago Press, 1987 ; Paul D. A. Harvey, Medieval Maps of the Holy Land, Londres, The British Library, 2012. 2 Pour une présentation d’ensemble, voir Luciano Lago, « Le prime carte corografiche moderne dell’Italia », Imago mundi et Italiae. La versione del mondo e la scoperta dell’Italia nella cartografia antica, t. II, Trieste, 1992. La seule étude approfondie consacrée à ces cartes reste à ce jour celle de Marica Milanesi, « Antico e moderno nella cartografia umanistica : le grandi carte d’Italia nel Quattrocento », Geographia antiqua, 16-17 (2007-2008), pp. 153-176. 3 Muḥammad ‘Abd al-Rahîm Jâzim (éd.), Le Livre des Revenus du sultan rasûlide al-Malik al-Mu’ayyad Dâwûd b. Yûsuf, Ṣan‘ā’, Centre français d’archéologie et de sciences sociales, 2008, pp. 386-402 ; Eric Vallet, L’Arabie marchande, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, pp. 745-748. Nathalie Bouloux  •  Université de Tours-CESR Jean-Charles Ducène • EPHE/PSL Territoires, régions, royaumes. Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle), éd. par Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène, Turnhout, 2022 (Culture et société médiévales, 40), pp. 5–10. © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.131061

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nouvelle étude de Nadja Danilenko4 sur le corpus d’al-Iṣṭaḫrī, ainsi que la découverte et l’édition du Kitāb ġarā’ib al-funūn par Yossef Rapoport et Emilie Savage-Smith5. L’état de l’art invitait donc à interroger la notion de cartographie régionale et locale. Nous avons souhaité le faire en étudiant à la fois le monde arabo-musulman et l’Occident latin, en vue d’analyser les formes prises par la cartographie régionale dans deux mondes qui élaborent et utilisent des cartes. Adopter ce point de vue n’est plus aujourd’hui isolé. Plusieurs colloques récents ont suivi une démarche similaire. C’est le cas du colloque Geography and Religious Knowledge in the Medieval World à l’initiative de Christoph Mauntel, qui vise à confronter les relations entre culture religieuse et savoirs géographiques à la fois dans le monde latin et dans le monde arabo-musulman6. Sous la direction de Alfred Hiatt, les actes d’un colloque intitulé Cartography between Christian Europe and the Arabic-Islamic World, 1100-1500, tenu à Londres en septembre 2014, viennent de paraître7. Cette démarche pose cependant une question de fond : comment comparer deux traditions cartographiques aussi éloignées8 ? Dans le domaine de la géographie, les transferts culturels depuis le monde arabe vers le monde latin ont été importants en matière de sciences, notamment en astronomie, un domaine qui touche à des questions « géographiques », comme la conformation de la sphère terrestre, les influences célestes sur la Terre, la place de l’œcumène sur le globe, l’habitabilité des lieux terrestres9. Ces questions ont alimenté les discussions savantes à l’université et hors de l’université. Il y eut des conséquences sur un type particulier de cartographie savante – notamment les diagrammes qui accompagnent les textes scientifiques –, mais elles ont été très limitées dans les autres domaines cartographiques, et quasi nulles dans celui de la cartographie régionale. À cet égard, la carte accompagnant le projet de reconquête de la Terre sainte de Marino Sanudo (premier tiers du xive siècle) est à peu près l’unique cas d’un transfert d’envergure entre une cartographie d’origine vraisemblablement idrisienne et une mappemonde latine10. Sans doute d’autres points de contact sont-ils de plus en plus fréquents à la fin du Moyen Âge, que l’on songe à l’Atlas Catalan, dont l’auteur Elisha Ben Abraham Cresques, juif de Majorque, était au fait de

4 Nadja Danilenko, Picturing the Islamicate World. The Story of al-Iṣtakhrī’s Book of Routes and Realms, Leyde, Brill, 2020. 5 Yossef Rapoport, Emilie Savage-Smith (éds), An Eleventh-Century Egyptian Guide to the Universe. The Book of Curiosities, Leyde, Brill 2014. 6 Geography and Religious Knowledge in the Medieval World, dir. Christoph Mauntel, Berlin/Boston, De Gruyter, 2021. 7 Cartography between Christian Europe and the Arabic-Islamic World 1100-1500. Divergent traditions, Alfred Hiatt (éd.), Leyde/Boston, Brill, 2021. 8 On trouvera une réflexion approfondie sur ces questions dans l’introduction et la conclusion du colloque Cartography between Christian Europe and the Arabic-Islamic World 1100-1500… 9 Patrick Gautier Dalché, « Géographie arabe et géographie latine au xiie siècle, », Medieval Encounters, 19 (2013), pp. 408-433. 10 Sur ce transfert voir en dernier lieu Stefan Schröder, « “Transitional” or “Transcultural” Maps ? The Function and Impact of Arabic-Islamic Elements in Latin Christian Cartography of the Early Fourteenth Century », Cartography between Christian Europe and the Arabic…, pp. 137-169.

I ntroduction

la culture scientifique arabe11, ou encore à Fra Mauro, actif à Venise où parvenaient des données en provenance du monde arabe. Mais la mise en carte d’informations d’origine arabe ne s’accompagne pas d’une influence notable de modèles ou de types cartographiques qui auraient profondément transformé la cartographie latine12. Au reste, dans le domaine des cartes régionales, les échanges ne peuvent qu’être très limités dans la mesure où ces cartes sont surtout construites à partir de données locales. S’il n’est pas exclu que d’autres transferts culturels dans le domaine de la cartographie soient mis en évidence, ils resteront sans doute secondaires en comparaison des transformations induites par la réception et l’assimilation des textes scientifiques au xiie et au xiiie siècle. L’influence des Latins sur la cartographie arabo-musulmane est encore plus réduite. Au mieux, il convient d’évoquer la découverte par les observateurs du sud de la Méditerranée, au Maghreb ou en Égypte, des cartes portulanes à partir du début du premier quart du xive siècle. Ainsi, tant Ibn Faḍl Allāh al-‘Umarī (m. 1349) qu’Ibn Ḫaldūn (écrit vers 1396) évoquent ces cartes d’un aspect nouveau comme provenant du monde latin13. L’approche que nous avons adoptée ne pouvait être l’étude des relations entre le monde arabo-musulman et le monde latin, abordée sous l’angle de transferts culturels relatifs aux cartes régionales, mais plutôt l’étude conjointe d’un type cartographique protéiforme. Du côté du monde latin, avant le xiie siècle, quelques cartes topographiques ou plans ont existé (par exemple les schémas liés au récit du pèlerinage d’Arculf au viie siècle, ou bien encore le plan de Saint-Gall au ixe siècle, les tables en argent de Charlemagne, un schéma intitulé Figura Terre repromissionis conservé dans un manuscrit daté du ixe siècle), mais ce n’est qu’à partir du xiie et du xiiie siècle que des essais de cartographie régionale ou locale, à l’initiative de quelques savants, ou en relation avec l’espace particulier qu’est la Terre sainte14, se développent véritablement, sans doute à la suite de la promotion de l’image, et donc des mappemondes. Dès la fin du xiiie siècle, les cartes à moyenne ou à petite échelle deviennent plus fréquentes mais aussi très variées dans leur forme, leur échelle de représentation et leurs fonctions, depuis les grandes cartes de l’Italie ou, en Angleterre, la Gough map, jusqu’aux plans locaux et aux cartes territoriales du Nord de l’Italie. Au xve siècle, la réception de la Géographie de Ptolémée stimule la confection de cartes régionales modernes, sans rapport avec la géographie antique (et d’ailleurs, le plus souvent, sans appliquer la méthode ptoléméenne), qui viennent compléter les manuscrits contenant l’œuvre du géographe antique, ce qui enclenche ainsi une production massive continue de cartes régionales tout au long du xvie siècle.

11 Katrin Kogman-Appel, Catalan Maps and Jewish Books. The Intellectual Profile of Elischa Ben Abraham Cresques (1325-1387), Turnhout, Brepols, 2020 ; Emmanuelle Vagnon, « Pluricultural Sources of the Catalan Atlas », Cartography between Christian Europe and the Arabic…, pp. 160-188. 12 Il faudrait cependant évaluer l’influence de la carte de Marino Sanudo qui a pu servir de modèle (on peut notamment penser à la mappemonde peinte par Giusto de’Menabuoi dans le baptistère de Padoue). 13 Jean-Charles Ducène, « Le portulan arabe décrit par al-‘Umarī », Revue du comité français de cartographie, 216 ( Juin 2013), pp. 81-90. 14 Sur les nombreuses cartes de Terre sainte, Paul D. A. Harvey, Medieval Maps of the Holy Land… ; « Cartes de Terre sainte, cartes de pèlerins », Tra Roma e Gerusalemme nel Medio Evo. Paesaggi umani ed ambientali del pellegrinaggio meridionale, Massimo Oldoni (éd.), Salerne, Laveglia, 2005, pp. 573-612 ; Pnina Arad, Christian Maps of Holy Land : Images and Meanings, Turnhout, Brepols, 2020.

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Du côté du monde arabe, les choses paraissent quelque peu différentes. Les plus anciens corpus conservés – traditionnellement appelés « atlas de l’Islam15 », « école d’al-Balḫī16 » ou encore « école iranienne17 » –, élaborés au xe siècle, quoique conservés sur des copies du xie siècle pour les plus anciens, nous donnent à voir le disque terraqué, puis une vingtaine de cartes régionales. La mappemonde circulaire dépend assurément de la cartographie mathématique puisqu’elle montre les mêmes choix dans les proportions terre-mer, dans le linéament des côtes ou encore les grands accidents géographiques. En revanche, l’objet des cartes régionales reste en partie problématique car ces « régions » ne correspondent pas à des territoires administratifs ni politiques mais plutôt à d’anciennes régions « historiques ». Par exemple la Babylonie – ou Basse-Mésopotamie – apparaît sous la forme de l’Iraq ; la Cilicie et la côte syro-palestinienne sont réunies dans la province du « Levant » ou Šām. Comme les territoires de langues iraniennes connaissent plus de découpages, on a jadis pensé à un modèle iranien primitif18, élargi à l’ensemble du monde musulman. Et dans certains cas, comme pour le Fārs, le Ḫurāsān, ou le Kirmān, l’observation est juste, même si les bribes de géographie sassanide conservées ne permettent pas d’affiner l’analyse. Les géographes qui commentent ces cartes les présentent comme des créations personnelles, et la prise en compte de l’Arabie, de la mer Rouge voire de la Méditerranée conjointement avec le Maghreb19 laisse penser à des inflexions individuelles d’un corpus existant. D’ailleurs, al-Muqaddasī20 récuse la répartition de ses prédécesseurs pour présenter la sienne, mais finalement il reste fidèle à al-Iṣṭaḫrī dans son dessin. Quoi qu’il en soit, ce modèle qui a été recopié ne semble pas avoir provoqué l’émergence d’une cartographie locale bien que nous ayons des attestations littéraires de l’existence de telles cartes. Ainsi, on rapporte que lors du siège de Buḫārā en 708, Ḥaǧǧāǧ ibn Yūsuf (m. 714) demanda qu’on lui fasse une carte de la ville. À la requête du même militaire, une carte du Daylam fut dessinée21. Les exceptions notables concernent l’Arabie et plus particulièrement certaines villes du Yémen décrites par Ibn al-Muǧāwir (m. 1291)22. Puis, il y a cette singulière cosmographie qui ne dit pas son nom, le Kitāb funūn al-ġarā’ib ou « Livre des curiosités » comme les éditeurs ont jugé bon de le dénommer, écrit dans l’Égypte fatimide du xie siècle. Cet ouvrage, sur 17 cartes ou diagrammes, donne à voir, si on excepte les cartes des mers, 10 cartes régionales. Celles-ci vont de la Sicile à la ville de Mahdiya, en passant par l’île de 15 Konrad Miller, Mappae Arabicae, Stuttgart, 1926-1927, I, pp. 14-20 ; Johannes Hendrik Kramers, « La question Balḫī-Iṣṭaḫrī-Ibn Ḥauḳal et l’Atlas de l’Islam », Acta Orientalia, X (1932), pp. 9-30. 16 Michael Jan De Goeje, « Die Istakhrī – Balkhī Frage », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft, 25 (1871), pp. 42-58. 17 Johannes Hendrik Kramers, « Djughrāfiyā », First Encyclopaedia of Islam, Supplement, Leyde, 1936, IX, p. 65. 18 Johannes Hendrik Kramers, « Djughrāfiyā… », p. 65 ; Christopher Brunner, « Geographical and Administrative Divisions: Settlements and Economy », dans Ehsan Yarshater (éd.), The Cambridge History of Iran, Vol. 3/2, Cambridge, University Press, 1983, pp. 752-754 ; Dan Shapira, « Was there Geographical Science in Sasanian Iran ? », Acta Orientalia Academiae Scientiarum Hung., 54/2-3 (2001), pp. 319-338. 19 Zayde Antrim, Routes & Realms. The Power of Place in the Early Islamic World, Oxford, University Press, 2012, pp. 110-131. 20 Al-Muqaddasī, Aḥsan at-taqāsīm fī ma‘rifat al-aqālīm/La meilleure répartition pour la connaissance des provinces, André Miquel (tr. partielle), Damas, Institut français, 1963, pp. 27-28. 21 Jean-Charles Ducène, « Quand le cartographe parle de sa carte », Cartes & Géomatique, 234 (décembre 2017), p. 70. 22 Gerald Rex Smith, A Traveller in Thirteenth-Century Arabia. Ibn al-Mujāwir’s Tārīkh al-Mustabṣir, Londres, Hakluyt Society, 2008, p. 171, 175, 207, 214, 226, 259, 266, 271.

I ntroduction

Tinnīs, ainsi que les cours de grands fleuves. Certes, on peut objecter que dans certains cas la représentation graphique est une visualisation du texte descriptif sans volonté de mimétisme formel avec l’objet décrit. La ville de Mahdiya et l’île de Tinnīs deviennent rectangulaires tandis que la Sicile est ovoïde et que les fleuves serpentent élégamment au hasard de l’inspiration du peintre23. Néanmoins, la tendance n’a pas été poursuivie et la rareté des cartes régionales ou locales par la suite est d’autant plus étonnante qu’à partir du xiie siècle se développe une littérature géographique régionale pour ne pas dire locale. Un premier constat émerge donc : la cartographie régionale est importante jusqu’aux xie-xiie siècles dans le monde arabo-musulman alors qu’à cette époque, elle est très rare dans la tradition latine, où elle devient en revanche massive dans les deux derniers siècles du Moyen Âge. L’objet de notre rencontre était d’interroger la genèse de ces cartes, leur mode de production, et les usages qui en étaient faits. Des questions qui ne sont simples qu’en apparence ont émergé. Pour commencer, la notion même de région a été constamment interrogée. Est-ce une entité « géographique » bornée par des limites naturelles ou déterminée par des critères géographiques comme les climata ou les coordonnées géographiques ? Une entité politique, ethnique ou identitaire ? À quel moment une carte régionale devient-elle une carte de territoire ou une carte de royaume, autrement dit une carte politique ? Comment découper l’espace et pourquoi représenter un espace régional ? Des espaces qui ne sont pas forcément des régions, mais des êtres géographiques, comme les fleuves ou les îles, peuvent avoir leur cartographie propre. La question des sources des connaissances topographiques et du rôle, dès lors qu’il s’agit d’espace local, de l’expérience personnelle, des enquêtes administratives et plus généralement des usages de l’espace, se pose aussi. La réalisation concrète des cartes (mise en forme des informations et méthodes utilisées) est aussi une question d’une grande importance. En particulier, les idées communes relatives à l’usage de techniques ou d’instruments de mesure, et de notions comme la perspective, autrement dit la mise en œuvre de « méthodes scientifiques » qui transformeraient la cartographie de l’époque moderne en cartographie rationnelle et scientifique, doivent être reconsidérées. Sous cet aspect, l’évolution n’est pas linéaire et on observe plutôt l’usage de différentes formes de représentation, sans que l’une l’emporte sur les autres. La cartographie régionale du Moyen Âge latin et arabo-musulman entre le xe siècle et le début du xvie siècle est plutôt à placer sous le signe du bricolage et de l’ingéniosité des « cartographes ». Il reste enfin la question des usages de ces cartes : espace historique, espace de souveraineté et représentation du pouvoir, usage stratégique et/ou tactique en relation avec la guerre, fonction administrative encore. Il convient aussi de ne pas oublier comment ces cartes, à toutes les échelles, ont pu former l’outillage mental des hommes qui les utilisaient, mais aussi servir dans des travaux savants. Flavio Biondo, dans l’Italia illustrata, faisait un usage critique des cartes de l’Italie moderne, en les confrontant aux cartes ptoléméennes.

23 Yossef Rapoport, Emilie Savage-Smith (eds), An Eleventh-Century Egyptian Guide to the Universe. The Book of Curiosities…, p. 285 (Sicile), p. 193 (Mahdiya), p. 206 (Tinnīs), p. 240 (le Tigre), p. 242 (l’Indus).

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Une seule rencontre ne pouvait prétendre répondre à toutes les questions posées par cette cartographie régionale et locale, mais des résultats ont été obtenus. Pour en rendre compte, le volume est organisé en quatre parties, d’inégale longueur. La première partie rassemble des articles qui traitent de la genèse de la cartographie régionale, associant vues d’ensemble et études de cas. La question de l’information, issue de l’expérience directe ou non, de sa collecte et de sa mise en forme est au cœur de la plupart des articles qui la constituent. Celle du modèle et de son adaptation aux réalités modernes, en particulier à la construction d’une cartographie politique, associée à la diffusion d’une culture géo-cartographique dans des milieux divers constitue un autre axe commun. La deuxième partie aborde d’une part la question de la région, de sa définition et de sa représentation, d’autre part celle de la cartographie des êtres géographiques, en particulier les fleuves et les îles. Après un article liminaire d’Alfred Hiatt qui opère une comparaison entre la région ou province dans les traditions arabes et latines, le lecteur trouvera principalement des études de cas, qui ouvrent de nouvelles perspectives. La troisième partie rassemble les communications consacrées à la cartographie locale latine, et ses rapports avec l’enquête, l’administration et l’aménagement de l’espace. Elle met ainsi en lumière, sur la base de cas précis, les principales fonctions de cette cartographie caractéristique d’une période allant du xive au xvie siècle. Les auteurs montrent que la carte locale, dessinée par des peintres, vise essentiellement à montrer le réel selon des modalités que les cartographes interrogent implicitement et parfois, comme c’est le cas du cours de la Vilaine, explicitement. Dessiner le réel tel que le verrait celui qui se promènerait dans l’espace représenté vise toujours à exposer un problème – souvent mais non systématiquement un litige –, en vue de le comprendre et de le résoudre. Enfin, il nous a semblé nécessaire de conclure le volume par une ouverture vers les méthodes des humanités numériques, devenues à tort ou à raison, indispensables aujourd’hui. Nick Millea présente les apports de l’utilisation d’instruments d’imagerie les plus modernes pour analyser la fabrication de la Gough map. La conclusion de Stéphane Boisselier, qui travaille sur l’espace et le territoire sur la base de sources sans rapport avec la cartographie, apporte un regard critique de non-spécialiste sur les travaux présentés au cours du colloque. Nous espérons que les actes de ce colloque ouvriront des perspectives et des recherches nouvelles qui permettront de compléter, d’infléchir et de renouveler les problèmes posés par le rôle de la cartographie régionale et locale dans la maîtrise intellectuelle de l’espace et dans l’univers culturel de ses utilisateurs, tant dans le monde latin que dans le monde arabo-musulman.

Genèse et caractères d’une cartographie régionale et locale

paul d. a. harvey

The Role of Personal Knowledge in Maps from the Medieval West

Fifty years ago I started work with R. A. Skelton, who had then just retired as the British Museum’s curator of printed maps, on a comprehensive publication of all surviving local maps from medieval England. At the start we had to define what we meant by a local map, and decided that it was a map of a limited area drawn entirely from the knowledge of the mapmaker, using no other source of information. We found that it was effectively this same definition that had been adopted by Roberto Almagià in describing a number of these local maps from Italy and by François de Dainville in his ‘first harvest’ of those from France.1 Over the past fifty years more of these local maps have come to light. Recent discoveries that illustrate their great variety include a carefully drawn fourteenth-century plan showing the distribution of water from a central conduit at Palma in Majorca, a sketch map from 1473 showing the Zillertal in Tirol with two plank bridges and a man hanging from a gallows, and an extraordinarily detailed plan of 1477 of an estate at Fleury-sur-Orne in Normandy.2 In England some ten can be added to the thirty that Skelton and I discovered, and we now have further comprehensive lists of those in the Netherlands by Pieter van der Krogt and in France by Patrick Gautier Dalché.3 In effect all have followed this same definition of a local map: a map of a limited area drawn entirely from the personal knowledge of the map-maker. But it must be emphasised that notwithstanding all recent discoveries, these local maps are most unusual productions. It seems that in the Middle Ages there were



1 Roberto Almagià, Monumenta Italiae cartographica, Firenze, Istituto geografico militare, 1929, pp. 9-11; François de Dainville, ‘Cartes et contestations au xve siècle’, Imago Mundi, 24 (1970), pp. 99-121. 2 Reis Fontanals Jaumà, Un plànol de la sèquia de la Vila del segle XIV, Palma, Ayuntamiento de Palma, 1984: I am most grateful to Professor Chet van Duzer for telling me of this plan and its publication; Gerhard Leidel, ‘Die Anfänge der archivischen Kartographie im deutschsprachigen Raum’, Archivalische Zeitschrift, 85 (2003), pp. 90-91, ill. 1; Thomas Jarry, ‘Autour d’un plan médiéval normand – le plan parcellaire d’Allemagne (Fleury-sur-Orne) de 1477’, Histoire et Société Rurales, 23 (2005), pp. 169-204. 3 Paul D. A. Harvey, ‘Medieval Local Maps from German-speaking Lands and Central Europe’, in Die Leidenschaft des Sammelns: Streifzüge durch die Sammlung Woldan; Gerhard Holzer, Thomas Horst, Petra Svatek (eds), Wien, 2010, p. 114n; Pieter van der Krogt, ‘Lokale kaarten van Nederland uit de late Middeleeuwen’, Caert-Thresoor, 27 (2008), pp. 29-42; Patrick Gautier Dalché, ‘Essai d’un inventaire des plans et cartes locales de la France médiévale (jusque vers 1550)’, Bibliothèque de l’École des Chartes, 170 (2012), pp. 421-471. Paul D. A. Harvey  •  University of Durham Territoires, régions, royaumes. Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle), éd. par Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène, Turnhout, 2022 (Culture et société médiévales, 40), pp. 13–16. © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.131062

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very few people to whom the idea occurred of setting out graphically, as a map, the area that they themselves knew. Obviously what one sees on any map derives ultimately from somebody’s personal experience – or, at least, from somebody’s imagination – but when we pass from local maps to the maps of whole regions, or of the whole world, we find that the map, in all its details, is copied from a map that is itself a copy of another, again a copy, and that we are at many removes from what the original map-maker saw or knew. In view of this, can we find, in maps of large regions or of the world, small areas, details, that the map-maker has put in from his own knowledge? The answer is yes, not often, but of great interest and often important in telling us something of the map-maker and of when and where the map was drawn. Looking first at portolan charts, which by the mid-fourteenth century were often copies at several removes from an original but which never strayed far from what the navigators themselves knew of the coastlines, the ports and – in some instances – the interiors of the lands bordering the sea. On the oldest of these maps surviving to us we see what happened on Europe’s Atlantic coast and the English Channel. On the so-called Carte Pisane in the late thirteenth century the northern coast of France is simplistic and the southern and eastern coasts of England are far from reality. On the charts of a generation later all has changed. In France we see, in recognisable form the estuary of the Seine and the Straits of Dover, and in England the Thames estuary and the south-eastern coastline. Over the thirty or so years that intervened all has changed. It was then that the so-called Flanders voyages began, annual expeditions of galleys from Genoa and Venice to bring back wool from England, cloth from Flanders, and this is how the navigators learned of the coastlines of these areas. The coastlines of Wales and Scotland, however, areas unvisited by the galleys, remained as imaginary as ever.4 Moving to the maps of particular regions, the earliest from medieval Europe are those of the Holy Land. One, of the mid-ninth century, is little more than a diagram of the country’s division between the twelve tribes, but the eight maps (in twenty-three copies) that date from the twelfth to the mid-fifteenth century are basically extracts from world maps to which details have been added from one or other contemporary account of the region, accounts written by pilgrims and others.5 It was not until the end of the fifteenth century, in 1486, that the map by Erhard Reuwich was based on what he himself had seen of Palestine when he travelled there with Bernhard von Breidenbach.6 However, Burchard of Mount Sion, who wrote the longest and most detailed on these accounts, tells us in one version of his work that he had himself made a map of the Holy Land.7 This was a map that

4 Paul D. A. Harvey, Medieval Maps, The British Library, London, 1991, pp. 40-42; Ramon J. Pujades I Bataller, Les cartes portolanes, Barcelona, Institut Cartogràfic de Catalunya, 2007, pp. 40-41, pp. 104-105. 5 Paul D. A. Harvey, Medieval Maps of the Holy Land, London, The British Library, 2012. 6 Paul D. A. Harvey, Medieval Maps…, pp. 87-88. 7 Peregrinatores medii aevi quatuor, ed. Johan Christian Moritz Laurent, 2nd ed., Leipzig, 1873, p. 10; Paul D. A. Harvey, Medieval Maps of the Holy Land…, p. 99. Neither of the two manuscripts that mention the map is among those drawn on by John Raymond Bartlett for his edition of Burchard of Mount Sion, OP, Descriptio Terrae Sanctae, Oxford, Oxford University Press, 2019.

The Role of Persona l Knowledg e

has not survived, but we have three maps that owe much to his text, one of them known to us through four copies, another through ten.8 However, among the maps of the Holy Land it is above all in one by Matthew Paris, who drew three versions of it, that we see evidence of personal knowledge – the knowledge, though, not of the map-maker himself but of an acquaintance. It is a strange map, wholly dominated by the town plan of Acre on the coast – Jerusalem appears simply as a small and apparently unimportant inland town. Matthew himself was an English monk and chronicler at St Albans, some 30 km. from London; he never went to the Holy Land and had travelled outside England only once, when he went to Norway. However, in his chronicle he tells how the Master of the house at Acre dedicated to St Thomas of Canterbury visited St Albans in 1257, and it seems most likely that it was he who provided the information on the walls, the other religious houses, the cemetery outside the town, all that the map shows us of Acre.9 It was at about the same time that Matthew Paris drew the first of his four maps of Britain, the one that probably owes more than the others to what he himself knew of the geography of England. It shows the route from Dover through London to the north, a route partly well known to Matthew as St Albans Abbey had a cell far in the north-east, at Tynemouth in Northumberland. Several rivers are shown simply at the point where the road crossed them – it seems as if this was all that Matthew knew of their course – but much other detail clearly came from some other source, probably another map.10 The only other medieval regional map of Britain I mention with great caution, as it is currently the subject of detailed investigation of which only the first findings have so far been published. This is the Gough map, so called from Richard Gough who owned it in the eighteenth century. How far personal knowledge played a part in its composition is a question of great interest. We now know that it was created in three stages, with perhaps a short, perhaps a long, interval between each, and the red lines that mark routes on the map – a detail to which some historians in the past have attached great importance – were entered at the third stage. They are few in number, and most point to long journeys across the country. However, around two important cities in east England, Lincoln and York, we see the start of a little network of local routes, pointing to the likelihood that it was in this part of the country that at least this third stage was achieved.11 My guess (and it can be no more) is that the entire map belongs to a tradition of map-making at Lincoln, the tradition that has given us the Hereford world map. One detail of the Gough map that has led to much interest – and to varied explanations – is the scene in its north-east corner of a ship, its mast broken, with two large sacks, perhaps of wool, floating beside it, on one of which lies a human body, alive or dead. This surely shows a contemporary tragedy known to the map-maker, conceivably one of national importance but rather more likely one that was simply common knowledge in the area where the map was made.

8 Paul D. A. Harvey, Medieval Maps of the Holy Land…, pp. 94-154. 9 Ibid., pp. 74-93. 10 Paul D. A. Harvey, ‘Matthew Paris’s Maps of Britain’, in Thirteenth Century England IV, Peter R. Coss, Simon D. Lloyd (eds), Woodbridge, 1992, pp. 109-121. 11 Catherine Delano Smith et al., ‘New Light on the Medieval Gough Map of Britain’, Imago Mundi, 69 (2017), pp. 1-36.

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The Hereford world map names as its author Richard of Holdingham or Sleaford; it is likely that he was a canon of Lincoln Cathedral and that he drew not the surviving map but one at Lincoln from which it was copied. In this case we can see that the copyist, having second thoughts, made tiny changes to allow Hereford and its river, the Wye, to appear on the map, as well as, quite erroneously, giving the mountain where the river Severn takes its source the name of Clee Hill, a feature much closer to Hereford.12 However, it is on the Ebstorf world map that we find much clearer signs of input from the map-maker. It shows plainly the convent at Ebstorf, with three small squares marking its five martyr’s graves, and marks the neighbouring Lüneburg and Brunswick with especially prominent symbols, details that may have been on the map when it was first drawn or that may have been alterations, made when the map, perhaps drawn elsewhere, passed to the convent. Intriguingly it also shows local knowledge in the area of Lake Constance, where we see the three cells of the monastery at Reichenau. The map-maker may himself have known this area, or some traveller may have told him about it, like Matthew Paris’s visitor from Acre, while another possibility is that the map is copied from one that was made in that area, even at Reichenau itself.13 These are, as so often, questions to which we have no clear answers. Even so, it is important that we should not overlook, not just on maps of small areas but on any medieval map, the possibility of input from the personal knowledge of the map-maker.

12 Paul D. A. Harvey, The Hereford World Map: Introduction, Hereford, Hereford Cathedral, 2010, pp. 19-20. 13 Die Ebstorfer Weltkarte, ed. Hartmut Kugler, 2 vols, Berlin, Akademie Verlag, 2007, II, pp. 61-62, p. 253, p. 284.

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Genèse et formes d’une cartographie régionale en Occident (xiie-xve siècle) Essai de synthèse Les cartes régionales et locales produites entre le xiie et le xve siècle forment un ensemble disparate, tant dans leurs aspects que dans leurs fonctions, ce qui rend une vue d’ensemble difficile à établir1. Les cartes qui sont l’objet de cette étude ont en commun de représenter une portion de l’espace de l’œcoumène et, de ce fait, se distinguent avant tout des mappemondes qui fournissent une image d’ensemble de l’orbis terrarum. L’extension de l’espace représenté n’est pas retenue comme critère d’analyse. J’exclurai de mon étude les cartes de Terre sainte, qui sont les mieux étudiées des cartes « régionales »2 et relèvent en outre de raisons d’être et d’usages spécifiques liés à des préoccupations religieuses, ainsi que les cartes locales proprement dites et les vues de ville, qui constituent un domaine spécifique particulièrement exploré récemment – mais j’inclurai en revanche les cartes territoriales fréquentes en Italie du Nord dans les derniers siècles du Moyen Âge. Comment et pourquoi dessiner une carte régionale ? Les réponses à cette question essentielle sont complexes, en raison, principalement du silence des cartographes, la plupart du temps inconnus et, dans le cas contraire, n’expliquant guère les buts qu’ils recherchaient, ce qui laisse l’historien face à des difficultés d’interprétation. Les sources textuelles qui pourraient nous informer sur la construction et les usages de ces cartes sont en effet fort rares. De plus, les cartes régionales ont reçu une attention bien moindre que celle portée aux mappemondes de la part des historiens de la cartographie médiévale. La carte régionale, encore plus si elle s’approche de l’« exactitude », est en outre souvent perçue comme l’expression de la modernité, associée plutôt au xve et au xvie siècle et considérée





1 Vue d’ensemble toujours indispensable : Paul D. A. Harvey, « Local and Regional Cartography in Medieval Europe », The History of Cartography, vol. 1 ; Cartography in Prehistoric, Ancient and Medieval Europe and the Mediterranean, John Brian Harley, David Woodward (dir.), Chicago-Londres, 1987, pp. 464-501. Le domaine des cartes locales a été particulièrement exploré en France. Voir Paul Fermon, Le peintre et la carte : origines et essor de la vue figurée entre Rhône et Alpes (xive-xve siècle), Turnhout, 2018 ; Quand les artistes dessinaient les cartes : vues et figures de l’espace français : Moyen Âge et Renaissance [exposition, Paris, musée des Archives nationales, 25 septembre 2019-2016 janvier 2020], sous la direction de Juliette Dumasy-Rabineau, Nadine Gastaldi, Camille Serchuk, Paris-New York, 2019. 2 Paul D. A. Harvey, Medieval Maps of the Holy Land, Londres, 2012 ; Pnina Arad, Christian Maps of Holy Land : Iimages and Meanings, Turnhout, 2020. Nathalie Bouloux  •  Université de Tours-CESR Territoires, régions, royaumes. Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle), éd. par Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène, Turnhout, 2022 (Culture et société médiévales, 40), pp. 17–45. © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.131063

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extrêmement rare pour les siècles antérieurs. Autrement dit, il est encore difficile de faire entrer la production et la variété de la cartographie régionale dans un cadre interprétatif d’ensemble. Sans viser à l’exhaustivité, je voudrais proposer des pistes de réflexion, assises sur des études de cas, et orientées vers deux aspects principaux, le mode de lecture et de l’usage des cartes, et les facteurs culturels qui ont favorisé leur élaboration. L’intérêt pour les espaces locaux – entendus au sens large – me paraît provenir au moins en partie des habitudes intellectuelles acquises à l’école et développées dans le travail intellectuel, en relation avec les commentaires des classiques latins et l’usage de gloses et de diagrammes cartographiques. D’autres facteurs ont évidemment favorisé la confection de cartes qui sont construites pour les plus anciennes comme des découpes dans l’espace de la mappemonde, sans correspondre toujours à une région définie géographiquement ou sur des bases politiques, administratives ou historiques. Il en va autrement des cartes qui dessinent des régions « autonomes » conçues comme un ensemble d’éléments informels, géographiques, historiques et/ou ethniques où s’exercent une (ou plusieurs) souveraineté(s). Leur modalité de confection résulte de la mise en carte de connaissances locales ou régionales. Diagrammes topographiques et cartes d’ « espaces régionaux » dans des manuscrits d’auteurs classiques Des diagrammes topographiques accompagnent certains manuscrits d’auteurs antiques, notamment le Bellum civile de Lucain et le De bello Jugurthino de Salluste3. Le Bellum civile, dont plus de 400 manuscrits ont été conservés, est un manuel scolaire de base, commenté et glosé depuis l’Antiquité tardive. Jusqu’à la fin du xve siècle, il a servi à former les élèves à l’apprentissage de la grammaire et de la rhétorique. À un autre niveau, il est aussi lu comme un texte d’histoire et comme un modèle de composition versifiée4. L’usage scolaire de Lucain se traduit par l’insertion d’annotations de maîtres ou de lecteurs dans les manuscrits, parfois de commentaires complets5. Les nombreuses références géographiques du poème ont donné lieu à des gloses visant à éclaircir le poème, avec pour conséquence de faire du Bellum civile un livre où s’apprend la géographie6. Des diagrammes topographiques



3 Patrick Gautier Dalché, « Les diagrammes topographiques dans les manuscrits des classiques latins (Lucain, Solin, Salluste) », La tradition vive. Mélanges d’histoire des textes en l’honneur de Louis Holtz, Turnhout, 2002, pp. 291-306. 4 Alfred Hiatt, « Lucan », Rita Copeland, The Oxford History of Classical Rreception in English Literature, 1 (800-1558), Oxford, 2016, pp. 209-226. 5 Sur la fortune de Lucain au Moyen Âge, voir Ella Matthews Sanford, « Quotations from Lucain in Medieval Latin Authors », American Journal of Philology, 55-51 (1934), pp. 1-19 ; Maria Assunta Vinchesi, « La fortuna di Lucano fra tarda antichità e Medieovo », Cultura e scuola, 77 (1981), pp. 62-72 et 78 (1981), pp. 66-75. Sur la réception, Leighton Durham Reynolds (éd.), Texts and Transmission. A Survey of the Latin Classics, Oxford, 1983, pp. 215-218. Sur les commentaires médiévaux à Lucain, voir Paolo Esposito, « Early and Medieval Scholia and Commentaria on Lucain », Brill’s Companion to Lucan, Paolo Asso (éd.), Leyde, 2011, pp. 452-463. 6 Parmi les excursus géographiques (sans exhaustivité) : I, 392-465 : principaux peuples gaulois ; II, 392-438 : description de l’Apennin, II, 610, description de Brindes ; III, 169-297 : énumération des alliés de Pompée selon leur origine géographique ; IV, 404 et ss : description de l’Espagne ; V, 585-590 : emplacement du camp de Curion en Afrique ; V, 670-686 : limite du royaume de Juba et listes des peuples ; VI, 314-412 : description de la Thessalie ; IX, 303-362, Syrtes, marais de Triton, Lybie ; X, 172-331 : exposé sur le cours du Nil et ses crues.

G enèse et formes

accompagnent le texte dès le ixe siècle comme en témoigne le manuscrit contenant les Commenta Bernensia où est développé un programme iconographique remarquable7 : outre des schémas destinés à expliciter des opérations de siège, plusieurs diagrammes topographiques et dessins d’ensembles régionaux, relatifs à l’Italie, à l’Apennin et à l’Afrique du Nord, sont dessinés8. Ces diagrammes ont la fonction de gloses géographiques et visent à expliquer un texte parfois obscur ou en tout cas difficile d’approche pour les élèves, en mettant en évidence pour l’essentiel des relations topographiques9. Entre le xiie et le xve siècle, les dessins d’ensembles régionaux, du moins à ma connaissance, n’apparaissent plus que rarement dans les manuscrits de Lucain10, et trois diagrammes sont devenus relativement fréquents : une mappemonde, un schéma relatif au site du port de Brindes et un diagramme des monts de Thessalie. Le dessin représentant Brindes accompagne la description de la ville (II, v. 613-621) constituée de deux ensembles topographiques, une « langue » de terre, se projetant dans les flots, entourée de deux bras de mer rappelant la forme de deux « cornes » ; une île protégeant l’entrée du port de Brindes11. Dans ce cas, le diagramme joue le rôle d’une glose explicative permettant de visualiser une réalité difficile à se représenter par la lecture du texte. La description faite par Lucain correspond assez exactement à la disposition topographique. Le deuxième diagramme topographique concerne un passage du livre VI (vers 333 ss) décrivant le site de Pharsale dans la plaine de Thessalie, entourée de massifs montagneux, d’où se détachent le Pélion, l’Ossa, l’Othrys, le Pinde et l’Olympe. Ces cinq monts encerclent littéralement le site où s’est déroulée la bataille entre Pompée et César, disposition qui pouvait se représenter facilement à l’aide d’un dessin, rendu nécessaire par l’obscurité de l’auteur. Lucain avait par erreur inversé la position de l’Ossa et du Pélion. La plupart des dessins reproduisent fidèlement le texte ; il arrive cependant qu’un copiste ou un glossateur rétablisse l’ordre topographique exact en inversant l’Ossa et le Pélion12. À l’école, la description de la plaine de Thessalie a certainement donné lieu à des commentaires de nature géographique. Dans son De laboribus Herculis, une interprétation allégorique des travaux d’Hercule, bien éloignée d’un texte scolaire, le chancelier de Florence et humaniste Coluccio Salutati paraît considérer l’erreur commise par Lucain, qu’il qualifie de simple scriptor, comme notoire, ce qui semble provenir de la culture commune forgée

7 Bern, Burgerbibliothek. 370. Les Commenta Bernensia, les Adnotationes super Lucanum et les gloses qui en découlent témoignent de l’activité scolaire et intellectuelle des savants carolingiens. Voir sur ce point la démonstration définitive de Shirley Werner, « On the History of the Commenta Bernensia and the Adnotationes Super Lucanum », Classical Philology, 96 (1994), pp. 343-368. Étude de ces schémas dans Patrick Gautier Dalché, « Les diagrammes… ». 8 Voir Patrick Gautier Dalché, « Les diagrammes … », pp. 293-300. 9 Voir Patrick Gautier Dalché, « Les diagrammes… », pp. 294-295. 10 C’est le cas du Vatican, Bibliothèque Vaticane, Vat. Lat. 1519 (xve siècle) qui contient un commentaire linéaire de Lucain (sans le texte) avec un programme iconographique proche de celui des Commenta Bernensia, notamment au fo 28r un schéma de l’Italie et au fo 109r un schéma de situation du Péloponnèse. 11 Lucain, et certainement ses lecteurs antiques et médiévaux, avaient probablement à l’esprit l’étymologie antique : Brundisi vient du grec brunda, tête de cerf. 12 Ainsi, dans le Vatican, Bibliothèque Vaticane, Vat. lat. 1620 (xive siècle), fo 66v, l’ordre réel est donné : Olympe, Ossa, Pélion ; à l’inverse le Vatican, Bibliothèque vaticane, Reg. lat. 2069 (xive siècle), fo 70, donne : Olympe, Pélion, Ossa.

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à l’école13. Coluccio Salutati s’emploie ensuite à expliquer l’inversion entre l’Ossa et le Pélion en comparant les vers de Lucain avec les textes cosmographiques de Pline et de Solin. Rien cependant n’indique qu’il s’est servi du diagramme topographique, qu’il devait vraisemblablement connaître. Ces deux diagrammes topographiques tendent souvent vers une schématisation14. Ils sont parfois reproduits dans des commentaires scolaires autonomes (au sens où ils n’accompagnent pas le texte du poème). C’est le cas de la reportatio du cours de l’encyclopédiste florentin Domenico di Bandini (vers 1335-1418), conservé en partie dans un manuscrit du xve siècle15. Le dessin de Brindes est inséré en marge inférieure, à la suite de l’annonce du passage à suivre (Hic describit civitatem et quantum ad primos conditores et quantum ad situm loci cuius forma est). Au folio suivant, après l’explication sur les premiers fondateurs de Brindes, le maître se contente de noter Quantum uero ad situm littera et forma satis patet16. Il ne faut pas y voir le signe d’un désintérêt de Domenico di Bandini pour les aspects géographiques du poème. Au contraire, il recourt fréquemment à l’identification des noms anciens par des noms modernes et commente longuement la description de l’Italie et le passage énumérant les peuples gaulois. Le diagramme de Brindes est simplement considéré comme suffisant à expliquer le texte et à représenter le site de la ville. L’utilisation d’un dessin pour faire comprendre un texte n’est pas propre au Bellum civili. Dans quelques manuscrits, le De bellum Iugurthino de Salluste est accompagné d’un diagramme figurant l’Afrique, associé à la description de cette partie du monde. De même, les manuscrits des Collectanea rerum memorabilium de Solin contiennent parfois des diagrammes. Dans un manuscrit du xe, un scholiaste a dessiné des croquis d’îles, la Sicile, la Sardaigne et la Crète, complétés en marge des passages qu’Orose a consacrés à ces mêmes îles dans ses Histoires contre les Païens. En face de l’extrait relatif à la Bretagne, le glossateur a copié le texte d’Orose sans dessiner l’île, tandis que la description de Taprobane est accompagnée d’une ellipse en forme de poire, dépourvue de texte17. Ce sont les îles et seulement elles qui ont attiré l’attention du glossateur, ce qui exprime peutêtre la fascination qu’elles exercent et la place particulière qu’elles occupent dans l’orbis terrarum18. Un manuscrit de Solin confectionné au xive siècle, le Vaticanus Rossianus 228, comporte un programme cartographique remarquable, qui vise à expliquer et compléter le texte : une mappemonde (fo 18) ; la Sicile dessinée sous la forme d’un triangle (fo 22) ; 13 Occurit autem ante omnia manifestissimus error Lucani circa montium descriptionem, De laboribus Herculis, éd. Berthold Louis Ullman, Zurich, Thesaurus mundi, 1951, III, 28, 1, p. 377. 14 A contrario, certains diagrammes apportent des éléments nouveaux. Dans un manuscrit du xve siècle, d’origine italienne, un diagramme de l’Italie en forme de trapèze délimité par les mers Adriatique et Tyrrhénienne et par les Alpes est accolé au dessin habituel (Londres, British Library, Add. 11992, fo 24vo). 15 Recollecte Lucani sub matro Domenico de Aretio, Vatican, Bibliothèque Vaticane, Vat. lat. 9964, fo 1-53. Le commentaire de Domenico di Bandini est inédit. La reportatio s’arrête aux vers III, 183-185. Le commentaire de Benevenuto da Imola constitue un autre exemple de l’insertion des diagrammes topographiques dans des textes scolaires. Un des manuscrits les plus anciens de son commentaire comporte le schéma de Brindes et un dessin du Mont Parnasse avec les temples d’Apollon et de Mercure (Oxford, Balliol College 144, respectivement fo 55 et fo 89). 16 Vatican, Bibliothèque Vaticane, Vat. lat. 9964, fo 43v-44. 17 Vatican, Bibliothèque Vaticane, Vat. lat. 3342, fo 27v : Sardaigne ; fo 29r : Sicile ; fo 73v : Crète ; fo 103r : un passage d’Orose, relatif à l’île de Bretagne, est ajouté en marge ; fo 203v : une ellipse inachevée devait représenter Taprobane. 18 On trouve cependant des extraits d’Orose associés à d’autres passages du texte et le dessin d’un lion au fo 122.

G enèse et formes

une carte de la Gaule (fo 35v) ; un diagramme de l’Afrique réduit à l’organisation graphique de toponymes (fo 39)19. Les croquis de l’Afrique et de la Sicile correspondent à des mises en forme graphiques du texte de Solin, avec quelques compléments toponymiques. La carte de la Gaule est sans rapport avec le texte et elle est très différente par sa taille (une pleine page là où les deux diagrammes occupent la marge inférieure), son contenu et sa fonction. Elle contraste avec la brièveté de la description de la Gaule par Solin et apporte des éléments nouveaux par rapport au texte. Copiée dans un manuscrit de Solin, la carte de la Gaule est peut-être d’origine antique et remaniée à l’époque carolingienne, ou bien une création carolingienne. Elle est en tout cas un des exemples les plus anciens d’une cartographie régionale20. Quelques manuscrits portent en marge des dessins extraits de mappemondes (un procédé de mise en évidence des espaces régionaux sur lequel je reviendrai ci-dessous), jouant le rôle d’une glose cartographique. C’est le cas d’un manuscrit d’Orose, où sont conservés les annotations de lecture du maître Ekkehart IV de Saint-Gall (v. 980-avant 1060)21. Il a inséré en marge du texte d’Orose (1, 2, 21) l’extrait d’une mappemonde représentant l’espace depuis la Palestine à l’Égypte et au golfe persique22. Ekkehart a aussi dessiné une mappemonde carrée à la p. 35 et un schéma figurant l’Italie avec pour seul toponyme Rome, à la p. 42 en face de la description de l’Italie. Le passage d’Orose illustré par l’extrait de mappemonde relatif à l’Orient est consacré à la description de la région, sans rapport direct avec l’histoire sainte23. Le dessin cartographique permet de visualiser la description géographique. Les détails topographiques ont permis aussi d’enrichir le commentaire : sur l’extrait de mappemonde le sinus arabicus est associé à une lingua maris, association qui apparaît à deux reprises dans les gloses, ce qui ne peut provenir que de l’extrait de mappemonde24. Celui-ci figure le passage des Hébreux d’Égypte en Terre sainte, sous la forme d’un itinéraire représenté par des pointillés, épisode que l’on trouve sur de nombreuses mappemondes. À la dimension spatiale s’ajoute une référence explicite à cet épisode de l’histoire sainte. Sur la même page, l’île de Taprobane est d’ailleurs accompagnée d’une glose qui mentionne la position du paradis, au-delà de l’île et de l’infini océanique25. La géographie d’Orose sert à exposer la conformation géographique de l’espace où s’est déroulée l’histoire sainte. Le recours à un extrait de mappemonde par Ekkehart est remarquable, mais il n’est pas pour autant exceptionnel. Dans un manuscrit de Lucain du xiie siècle, un copiste a

19 Nathalie Bouloux, Culture et savoirs géographiques en Italie au xive siècle, Turhnout, 2002, pp. 180-184. 20 Un autre exemple est celle d’une carte de l’Italie dessinée sous forme de feuille de chêne dans un manuscrit de Solin réalisé au xive siècle, à partir d’un manuscrit ancien (Milan, Bibliothèque de l’Ambrosienne, C. 246 inf fo 11v). À la différence de la carte du Rossianus 228, le dessin est une illustration de la forme de feuille de chêne attribuée à l’Italie par Solin, à la suite de Pline. Voir Nathalie Bouloux, Culture…, pp. 102-103. 21 Sur Ekkehart IV, voir Ekkehart IV. von St. Gallen, éd. Norbert Kössinger, Elke Krotz, Stephan Müller, Berlin, De Gruyter, 2015 ; les gloses du manuscrit contenant le texte d’Orose sont analysées dans Heidi Eisenhut, Die Glossen Ekkeharts IV. von St. Gallen im Codex San gallensis 621, St. Gallen, Verlag am Klosterhof (Monasterium Sancti Galli, 4), 2009. Les gloses sont disponibles : http://91.250.103.102/heidieisenhut/cd/seite/37.html 22 Saint-Gall, Stiftsbibliothek, CSG 621, p. 37, ixe siècle. 23 p. 37 : cui ad meridiem succedit Babylonia, deinde Chaldea, nouissime Arabia Eudaemon quae inter sinum Persicum et sinum Arabicum angusto terrae tractu orientem userus extenditur. 24 p. 37 : sinum arabicum, quem et lingua maris uocant p. 38, sinus arabicus (1, 2, 34) quae et lingua maris nominant. 25 p. 37. Orose, 1, 2, 16 : insula taprobane : oceani. Ultra [a] quam, et mare infinitum, aiunt esse Paradysum.

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dessiné un extrait d’une carte représentant l’Asie médiane, face au passage où Pompée énumère les peuples de l’Orient dont il attend l’aide (VIII, 289-302)26. La mise en page du manuscrit, assez peu soignée, a été pensée de sorte à laisser un large espace marginal pour les gloses, plutôt abondantes. L’extrait de mappemonde, figurant pour l’essentiel des régions délimitées par des lignes, se situe en haut de la page et prend donc la place d’une glose. Il joue le même rôle que dans le manuscrit d’Orose glosé par Ekkehart, éclairer le texte par la disposition topographique des grandes régions qui structurent l’Asie médiane. Le lecteur peut faire le lien entre l’explication du texte et la carte : ainsi Bactres est glosée comme étant la capitale des Mèdes (civitas capitalis Medie), la Médie est elle-même signalée sur la carte. Un autre manuscrit de Salluste, daté de la fin xiie-début xiiie siècle, présente un morceau de mappemonde dessinant l’Afrique du Nord placé en marge inférieure du folio, en relation avec le rappel du peuple de l’Afrique. L’extrait de mappemonde joue, comme dans la plupart des exemples vus, un rôle explicatif du texte, à l’égal d’une glose. Le dessinateur ne s’est cependant pas contenté des noms antiques, mais il a ajouté quelques noms modernes (Morocho, civitas de Tunisio, civitas Tolometa)27. Cet exemple suggère que ces cartes et diagrammes d’espaces régionaux dessinés dans des manuscrits d’auteurs anciens ne sont pas déconnectés de l’espace réel. Au milieu du xive siècle, un lecteur anonyme du De bello civili de Lucain, probablement italien, a porté des annotations, il est vrai sans diagramme topographique, en se référant fréquemment à sa vie et aux lieux de l’Italie du Nord qu’il connaît, signe que le texte est compris en rapport avec l’espace où vit son lecteur28. Le commentaire est rédigé, en partie au moins, au moment du couronnement de Charles IV à Rome (avril 1355)29 et traduit constamment la relation entre des lieux géographiques, l’expérience personnelle et les événements historiques ou les situations géopolitiques30. D’autres manuscrits glosés de Lucain témoignent d’une même habitude de moderniser les noms31.

26 Berlin, Staatsbibliothek, Lat. 2o 494, fo 76r. Analyse et reproduction (planche 2) dans Patrick Gautier Dalché, « Les diagrammes… », pp. 299-300. 27 Vatican, Bibliothèque Vaticane, Pal. lat. 888, fo 22v. Analyse et reproduction (planche 17) dans Patrick Gautier Dalché, « Les diagrammes… », pp. 305-306. Un extrait de mappemonde similaire se trouve dans une traduction toscane de Salluste, Florence, Bibl. Marucelliana C. 128, fo 27v. Voir Patrick Gautier Dalché, ibid., pp. 305-306, planche 18. 28 Prague, Bibliothèque de l’Université, IV C. 5. Voir Johan Endt, « Ein Kommentar zu Lucan aus dem Mittelalter », Wierner Studien, Zeitschrift für Klassiche Philologie, 32, 1919, pp. 122-155. Ainsi le lecteur commente le vers I, 231 (uicinumque minax inuadit Ariminum) par : Ariminum est quedam ciuitas in Romandiola, quam nunc occupat dominus Malatesta de Malatestis, expectans guerram ab ecclesia propter ipsam ciuitatem, et alias quas nunc tenet ; et le vers II, 402 par Ancon est nomen civitatis in Marchia Anconitana quam hodie occupat dominus Malatesta de Malatestis, (Endt, p. 123). 29 Il note à propos de Lucain, II, 402 : Pise enim est una civitas in Tuscia ubi cum serenisso domino nostro Romano semper augusto et Boemie Rege Karolo quarto cito in Roman coronam imperialem accepturo nunc sumus, que civitas a parte superiore dicti montis nunc iacet (Endt, p. 124). 30 Venetus accipitur hic pro omni homine habitante prope Padum ab utraque ripa a civitate Ueneciarum sursum usque ad civitatem Papie. Ita quod hoc modo et si est uerum, Ferrarienses, Mantuani, Cemonenses, Placentini et Papienses, secundum partem illam que habitant iuxta Padum, omnes sunt Ueneti, et ante adventum regis Attilie flagelli dei in Italiam, ambe ripe Padi usque ad dictum locum Venetie uocanbantur (Endt, p. 126). 31 Par exemple, Vatican, Bibliothèque Vaticane, Vat. lat. 2805 (xive siècle), fo 25, « far Massanie » pour le commentaire du vers III, 60 ; Vatican, Bibliothèque Vaticane, Arch. San Pietro H. 17 (xive siècle), Negroponte pour l’Eubée (Euboica regio est que tenetur a Venetis et vocatur Negroponte, et est ibi unum arcum brachium maris quod vocatur Euripus, II, 710, fo 28v), ou « capo de Anxa » (III, 84, f °30r) signalé près de Terracina.

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Un dernier exemple remarquable montre que l’usage de cartes et de diagrammes d’espaces régionaux pour expliquer des textes antiques joue encore un rôle notable au xve siècle. Le manuscrit 632 du Trinity College à Dublin contient, entre autres diagrammes, une carte accompagnant le passage décrivant le chemin de l’exil du poète dans les Tristes d’Ovide (I, 10). La carte (fo 108v-109) représente l’Adriatique, la mer Égée, la mer Noire et la Sicile, complétée par des diagrammes issus des commentaires de Lucain (Brindes, l’Italie et la Sicile). Le manuscrit est vraisemblablement à mettre en relation avec le monastère de Saint-Albans et le Hertfordshire, et plus généralement avec l’étude approfondie des textes classiques dans les monastères anglais32. Ce bref parcours dans quelques manuscrits suggère un certain nombre d’enseignements. La plupart des diagrammes topographiques, schémas et extraits de mappemonde relève de la culture de l’explication des textes et reflète par là même une culture commune, qui forme un habitus intellectuel. Le recours au dessin pour expliquer un texte est peut-être moins répandu que l’usage des gloses et des commentaires, mais il est néanmoins loin d’être négligeable en termes de formation intellectuelle. Il sert à clarifier l’obscurité d’un texte et à exposer les caractères géographiques du lieu de l’action. Dans le cas de Lucain, les diagrammes topographiques sont si répandus que Domenico di Bandini y renvoie directement, sans juger utile une explication supplémentaire. Les extraits de mappemonde sont plus rares, et de nature différente puisqu’ils ne s’attachent pas à la topographie des lieux, mais à des étendues plus vastes qui regroupent plusieurs régions soigneusement délimitées. Leur utilisation dans le cadre scolaire ou comme mode de lecture et d’explication du texte montre à la fois une familiarité avec la carte et son usage dans la prise de connaissance des espaces. Les cartes d’espaces régionaux (xiie-xiiie siècle), (à l’exclusion des cartes de Terre sainte) : un espace hodologique Toute mappemonde peut être examinée en détail et découpée par le regard en espaces régionaux. Le procédé est similaire à ce que l’on trouve dans certains manuscrits d’auteurs antiques évoqués ci-dessus, où copistes, lecteurs ou glossateurs ont reporté un extrait de mappemonde détaillée dans les marges. Il s’agit de reproduire une portion de mappemonde, ce qui crée de fait une carte régionale – différente d’une carte de région (que l’on peut définir d’un point de vue administratif, politique, identitaire ou idéologique). Le dessin d’une portion de mappemonde en vue d’autonomiser un espace régional est bien attesté dès le xiie siècle. Ces cartes sont en général bien connues mais ont rarement été envisagées sous cet aspect. Un exemple précoce est la carte de l’Europe dessinée par Lambert, chanoine de SaintOmer, au début du xiie siècle, dans le Liber floridus, un ouvrage d’édification réalisé entre 1112 et 1121 (Fig. 1). Le Liber floridus associe étroitement textes et dessins en vue de fournir un exposé d’ensemble sur la création (histoire naturelle, astronomie, comput, histoire universelle, etc.), et de chercher les signes montrant que l’Apocalypse a commencé. Les 32 Voir l’étude approfondie de Alfred Hiatt, « A Map of Ovid’s Tristia I. 10 in Dublin, Trinity college MS 632 », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 75 (2012), pp. 31-51.

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Fig. 1. Gent, Universiteitsbibliotheek, Ms 92, fo 241 : Lambert de Saint-Omer, Liber floridus, carte de l’Europe (CC BY-SA 4.0).

cartes, mappemondes, diagrammes en TO ou en zones, carte régionale, carte de Terre sainte y jouent un rôle central. Le manuscrit autographe confectionné entre 1112 et 1121 est complexe du point de vue codicologique tant Lambert, qui travaillait sans l’aide d’un scriptorium et avec un accès limité au parchemin, a retouché son œuvre en vue de l’améliorer et de l’adapter à l’évolution de sa pensée33. La carte de l’Europe, conservée seulement dans le manuscrit autographe du Liber floridus, dessine la « quatrième partie du monde » : cette désignation vient de la lecture de la Cosmographia du Pseudo-Aethicus (viie), constituée pour l’essentiel de listes de noms géographiques classés selon les quatre points cardinaux. Lambert l’a utilisée notamment dans la section géographique du Liber floridus34. La carte de l’Europe est « extraite » d’une mappemonde qu’on ne trouve plus dans le manuscrit autographe35, mais dont on conserve une copie proche (dernier tiers du xiie siècle)36. Elle

33 Albert Derolez, The Making and Meaning of the Libert Floridus. A Study of the Original Manuscript, Ghent, University Library MS 92, Turnhout, 2015. 34 Elle y aurait été remplacée d’après Albert Derolez par deux diagrammes cosmologiques (Albert Derolez, The Making…, p. 177). 35 Pour Harmut Kugler, Lambert en extrayant la carte de l’Europe de la mappemonde lui aurait donné la forme d’une main droite en vue de symboliser son importance dans le dessein divin. Il est toujours hasardeux de lire des formes anthropomorphiques ou autres dans des cartes (Harmut Kugler, « Europa pars quarta. Der Teil und das Ganze im ,Liber floridus‘ », Europa im Weltbild des Mittelalters : Kartographische Konzepte, Baumgärtner, Ingrid, Kugler, Hartmut (éds) Berlin, Akademie Verlag, 2008, pp. 55-57. 36 Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, MS Gudeanus lat. 1, 190.

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a pour particularité de représenter l’ensemble de la sphère terrestre, l’orbis terrarum (d’où est extraite la carte de l’Europe) y occupant la moitié supérieure. D’une manière tout à fait inusuelle, la carte de l’Europe représente un espace de souveraineté et une première forme de politisation de l’espace : la ligne rouge que Lambert a dessinée, comme il le dit lui-même dans le texte qui surmonte la carte, délimite les « royaumes qui appartiennent à l’empereur romain et roi des Francs » : c’est une carte de l’empire carolingien, disparu au début du xiie siècle, à l’époque où vit le cartographe, mais sa dislocation reste un fait d’actualité porteur d’une signification eschatologique pour Lambert37. Par rapport à la mappemonde, la carte de l’Europe est plus détaillée. Elle apporte des informations supplémentaires, concernant la Méditerranée orientale, les peuples mentionnés en Europe de l’Est, la division de l’Espagne en trois régions, le nom des régions italiennes. Rome est représentée par une vignette au centre de la péninsule italienne et « en haut » de la carte qu’elle surplombe. Lambert manie parfaitement l’échelle de la représentation en l’adaptant à ses vues. Un autre exemple d’une cartographie régionale précoce est la carte de l’Europe, dessinée sous la direction de Giraud de Cambrie (ou Giraud de Barri, 1147-1226), un clerc anglo-normand au service d’Henri II Plantagenêt (Fig. 2). Elle illustre un des manuscrits conservant ses œuvres consacrées à l’Irlande, la Topographia Hibernica et l’Expugnatio Hibernica. Cette carte a été étudiée de manière magistrale par Thomas O’Loughlin que je résume ici38. Elle se trouve dans un manuscrit qui servait à Giraud pour réviser ses textes. L’examen codicologique du manuscrit montre que la carte, placée à la charnière entre le texte de la Topographia et de l’Expugnatio, n’est pas un ajout tardif mais a été conçue pour être placée à cet endroit. Elle montre les rapports topographiques et fait émerger des lieux particulièrement significatifs pour Giraud, qui correspondent à trois voyages à Rome (en 1199, 1201, 1203) pour réclamer le siège épiscopal de Saint-David, que son oncle avait tenu et qu’il estimait devoir lui revenir : les îles Britanniques, la Francia, les Alpes et pour finir l’Italie. Les autres lieux (la péninsule Ibérique, la Germanie, l’Europe centrale) ont pour fonction de contextualiser cet axe privilégié qui relie les îles Britanniques à Rome. Thomas O’Loughlin émet l’hypothèse que la carte représente peut-être l’itinéraire suivi par Giraud lors de ses voyages à Rome ou à tout le moins comment le voyage à Rome était perçu par les clercs anglais. Comme chez Lambert de Saint-Omer, cette carte est une partie d’une mappemonde, mais la représentation a été travaillée pour mettre en évidence l’axe privilégié île Britanniques-Rome et pour montrer la position des îles Britanniques par rapport au reste de l’Europe. Elle adopte nettement un point de vue depuis le Nord-Ouest de l’Europe en plaçant en bas du folio et de manière surdimensionnée les îles britanniques et les Orcades. Elle est aussi très fidèle à la description de cette région du monde dressée par Giraud dans la Topographia Hibernica : la Grande-Bretagne fait face à la fois à l’Allemagne, la France

37 L’étude codicologique menée par Albert Derolez montre que la carte se trouvait originellement à proximité du récit de la disparition de l’empire. À la suite d’un réagencement du manuscrit, elle se trouve désormais entre des listes de « souveraineté » spirituelle et temporelle. 38 Thomas O’Loughlin, « An Early Thirteenth-Century Map in Dublin: A Window into the World of Giraldus Cambrensis », Imago mundi, 51 (1999), pp. 24-39.

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Fig. 2. Giraud de Cambrie, Carte de l’Europe, National Library of Ireland, Dublin. MS 700, fo 48r, Courtesy of the National Library of Ireland.

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et l’Espagne39, la Grande-Bretagne et l’Irlande sont d’orientation identique, la première étant deux fois plus grande que la deuxième. Ce passage de la Topographia Hibernica fait certainement écho à des sources écrites comme la description de Bède dans son Histoire ecclésiastique du peuple anglais40, mais des détails sans équivalents textuels, en particulier le resserrement de l’Irlande en son centre, fidèlement dessiné sur la carte, invitent à penser que Giraud s’est servi d’une mappemonde pour décrire cet espace, un procédé courant à partir du xiie siècle41. Cet essai cartographique n’est pas isolé chez Giraud. Il a lui-même dessiné une carte du Pays de Galles, sur laquelle je reviendrai plus loin. Certains manuscrits de ses œuvres présentent, à la fin de la Topographia Hibernica, un schéma de l’Irlande et de l’Angleterre, qui constitue un extrait de mappemonde (et de sa carte de l’Europe). Ce petit dessin vise à résumer graphiquement et le plus fidèlement possible le contenu du texte. Il correspond à la forme de cette région sur la carte de l’Europe (ce qui rend peu probable qu’un copiste ait représenté graphiquement le texte). Le schéma représente la Grande-Bretagne et l’Irlande, la première presque deux fois grande que la seconde (Fig. 3). Comme sur la carte de l’Europe, l’Irlande est dessinée légèrement resserrée en son milieu. Au nord se trouvent les cinq Orcades. Ces dessins se rencontrent tous dans des manuscrits de la version 3, achevée avant 1199, et même probablement entre 1189 et 1193/119442. La carte régionale de l’Europe est dessinée dans un manuscrit de la version cinq, achevée avant 1209, sans doute lors de la seconde retraite de Giraud à Lincoln43. Le dessin de l’Irlande et de la Grande-Bretagne, dont on peut penser qu’il a aussi été voulu par Giraud lui-même, existait certainement avant la carte de l’Europe. Le schéma et la carte sont le résultat du même procédé qui revient à « extraire » un espace régional d’une grande mappemonde que Giraud a vue et qu’il a reproduit de mémoire ou avec la carte sous les yeux. Il a pu la consulter à Hereford (où il séjournait lors de la rédaction de la version trois) ou à Lincoln (ou il a séjourné lors de la confection du manuscrit de Dublin, après 1199, mais aussi entre 1196 et 1198), les deux ne s’excluant pas44.

39 Hispanicum autem mare, quod et Hiberum dicitur, vel ab Hibero flumine, vel quod hemisphaeri formam Hispania praetendat, de occidentali se inter Hiberniam et Hispaniam recipiens oceano, gemino dirimitur brachio (Topographia Hibernica, in Giraldi Cambrensis Opera, James F. Dimock (éd.), Londres, 1867 (reprint 1964), vol. V, I, 2, p. 23). 40 Brittania Oceani insula […] inter septentrionem et occidentem locata est, Germaniae Galliae Hispaniae, maximis Europae partibus, multo intervallo adversa, Bede’s Ecclesiastical History of the English People, éd. Bertram Colgrave, Roger Aubrey Baskerville Mynors, Oxford, Clarendon press, 1969, p. 14. 41 Est autem Hibernia, pro quantitatis suae captu, multo rotundior ; in medio aliquantulum substricta ; circa capita vero in amplitudinem dilatata. Britannia vero oblongior et arctior esse dignoscitur, éd. cit., I, 2, p. 25. 42 Paris, BnF lat. 4846, fo 63 ; Londres, British Library, Arundel 14 f.o 27v ; Londres, British Library Add. 33991 fo 26r, Cambridge, Corpus Christi College 400, fo viiv (manuscrit de la deuxième version avec additions de la troisième). Sur les différentes versions de la Topographia Hibernica, Amelia Borrego Sargent, « Gerald of Wales’s Topographia Hibernica : Dates, Versions, Readers », Viator, 43-41 (2012), pp. 241-262. 43 Amelia Borrego Sargent, « Gerald of Wales »…, p. 254 ; Thomas O’Loughlin, « An Early Thirteenth-Century Map in Dublin… », p. 33. 44 Il existait une mappemonde à la bibliothèque de la cathédrale de Lincoln vers 1183 (Dan Terkla, « Books and Maps : Anglo-norman Durham and Geospatial Awareness », A critical Companion to English Mappaemundi of the Twelfth and Thirteenth Centuries, Dan Terkla, Nick Millea (éds), Woodbridge, Boydell & Brewer, 2019, p. 70). Il est de tout façon probable que Giraud connaissait une ou des mappemondes en amont de l’écriture de la Topographia Hibernica.

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Fig. 3. Paris, BnF, latin 4846, fo 63r (photo BnF) : Dessin de la Grande-Bretagne, de l’Irlande et des Orcades.

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Un dernier exemple d’un procédé similaire est fourni par le bénédictin Matthieu Paris, moine de Saint-Albans, qui joue un rôle notable dans la genèse des cartes régionales45. Matthieu Paris a exploré des modes de représentation cartographique éclectiques : des itinéraires présentés graphiquement, la première carte connue de l’île de Grande-Bretagne, une carte de Terre sainte, et une mappa mundi. Cette dernière, le plus souvent présentée comme une mappemonde traditionnelle, relève en réalité d’un procédé de copie similaire à celui de Giraud de Cambrie, ce qui l’apparente à une carte régionale représentant un vaste espace (Fig. 4). Dans le texte qui surmonte la carte, Matthieu Paris fait référence à d’autres mappemondes, à partir desquelles il a dressé sa propre carte, transformée pour être adaptée à la page manuscrite : La carte est arrangée sommairement d’après celle de maître Robert de Mekeleia et celle de Waltham. La mappemonde du roi, celle qui se trouve dans sa chambre à Westminster, est reproduite dans l’ordinal de Mathieu Paris. La figuration exacte s’apparente à une chlamyde. D’après les philosophes, c’est la forme du quart habitable de la Terre, qui est presque triangulaire46. La carte est donc « arrangée sommairement », par comparaison avec des cartes qui conservent la forme jugée exacte de l’espace habité, et parce qu’elle contient relativement peu de détails. Ainsi construite, elle privilégie un axe qui va du Nord de la France à la Terre sainte en passant par l’Italie où sont mentionnées Rome et Apulia (les Pouilles), ce qui correspond à l’itinéraire que Matthieu décrit de Londres aux Pouilles, dessiné sur les folios précédents. La Méditerranée occupe un faible espace coloré en vert, qui conduit directement du sud de l’Italie à Jérusalem et à la Terre sainte. Comme sur la carte de Giraud de Cambrie, les noms des régions autour de cet axe servent à le contextualiser : ainsi l’Afrique est limitée à un simple trait représentant la côte tandis que le dessin de l’Asie Mineure et de l’Europe centrale permet de figurer les rapports topographiques et les localisations relatives entre le cœur de la carte (l’axe principal) et le reste du monde habité. Pour résumer, la carte figure un parcours placé dans un ensemble géographique plus vaste. Elle complète en le représentant sous une forme différente l’itinéraire en Terre sainte47. Ces cartes ne sont pas des cartes de « régions » clairement identifiées et dessinées pour elles-mêmes, porteuses d’identité politique, historique ou ethnique, mais des espaces 45 Sur Matthew Paris, l’ouvrage classique reste Richard Vaughan, Matthew Paris, Cambridge, University Press, 1958 ; Suzanne Lewis, The Art of Matthew Paris in the « Chronica majora », Aldershot, Berkeley, 1987 ; sur les cartes, Salvatore Sansone, Tra cartografia politica e immaginario figurativo : Matthew Paris et l’Iter de Londinio in Terra Sanctam, Rome, Istituto storico italiano per il Medio Evo, 2009. 46 Summatim facta est dispositio mappa mundi magistri Robert de Melkeleia et mappamundi de Waltham. Mappamundi regis quidem est in camera sua apud Westmonaterium figuratur in ordinali Mathei de Parisius. Verissimum autem figuratur in eodem ordine quod est quasi clamis extensa. Talis est scema nostrae partis habitabilis secundum philosophos, scilicet quarta pars terrae quae est triangularis fere. Corpus enim terre spericum est, Cambridge, Corpus Christi College, Ms 26, fo VII’v. 47 Cette lecture de la carte s’oppose à une hypothèse récemment formulée par Daniel K. Connolly (« In the Company of Matthew Paris : Mapping the Word at St Albans Abbey, A Critical Companion to English Mappae Mundi of the Twelfth and Thirteenth Centuries, Dan Terkla, Nick Millea (éds), Woodbridge, Boydell and Brewer, 2019, pp. 164-169), pour qui la forme triangulaire de l’Europe est influencée par la carte de l’Europe de Lambert de Saint-Omer. Que Matthieu Paris ait vu une mappemonde de Lambert – où l’Europe a la même forme – n’est évidemment pas impossible, mais difficile à démontrer de manière définitive, notamment parce que la similitude des formes provient vraisemblablement de la lecture d’une mappemonde.

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Fig. 4. Matthew Paris, Cambridge, The Parker Library, Corpus Christi College, 26, fo VII’v. Courtesy of the ‘The Parker Library, Corpus Christi College, Cambridge’.

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régionaux individualisés à partir de mappemonde(s). Si les exemples discutés datent des xiie et xiiie siècles, le procédé qui consiste à dessiner un espace régional à partir d’une mappemonde et à le situer dans un cadre plus vaste en vue de montrer les rapports topographiques perdure longtemps. Dans le premier tiers du xive siècle, le Vénitien Marino Sanudo associe à son traité de reconquête de la croisade un ensemble de cartes : parmi elles, une carte régionale de la Méditerranée orientale et du Proche-Orient est un agrandissement de la mappemonde48. Toujours en Italie, le dominicain Galvano Fiamma, historien de Milan encore en partie inédit, dessine une carte de l’Italie et deux plans de Milan pour accompagner ses travaux. La carte de l’Italie est reproduite d’après une carte marine et située dans un ensemble régional plus large, signifié par des noms de régions organisés selon un ordre topographique49. De ces constats, on peut tirer quelques conclusions. Il convient tout d’abord de rappeler que les fonctions de ces cartes découlent du cadre d’ensemble où elles ont été dessinées : la cartographie de Lambert de Saint-Omer vise à montrer la Création, dans une perspective à la fois contemplative et eschatologique. Sa carte de l’Europe qui dessine l’espace politique carolingien et suggère sa décomposition, tire sa signification du questionnement de Lambert sur l’imminence de l’Apocalypse. Chez Marino Sanudo, la carte régionale se comprend dans le cadre d’une stratégie de reconquête militaire où les cartes jouent un rôle notable. Mais ces cartes ont aussi une valeur per se. Elles sont souvent « dynamiques » lorsqu’elles privilégient un axe principal, surreprésenté, autour duquel s’ordonne un cadre d’ensemble plus vaste. Elles conservent les rapports topographiques. L’axe principal peut être lu comme un itinéraire, parcouru ou à parcourir, ce qui est particulièrement net dans les cas de Giraud de Cambrie et de Matthieu Paris. Cette manière de représenter l’espace correspond à une perception sensible, selon une perspective hodologique, où compte la situation relative des régions et des lieux les uns par rapport aux autres (autrement dit comment se situer dans l’espace), et où ce qui est « voisin » ne l’est pas en termes de distance, mais en termes de parcours le plus rapide ou le plus commode50. Cette perception d’un espace sensible peut être rapprochée du témoignage d’Opicinus de Canistris (1296-1353), un clerc originaire de Pavie et actif à Avignon. Son travail cartographique, qui exerce une certaine fascination, est célèbre51. On n’a peut-être moins prêté attention à son sens de l’espace, son attention aux itinéraires et aux mesures de distance. Il nous livre en outre un témoignage significatif sur la manière dont un individu se situe dans l’espace : Alors que j’étais enfant dans le diocèse de Verceil, regardant vers l’ouest, j’imaginais à tort que Pavie était à l’ouest ; de même, quand j’étais à Pavie, j’imaginais à tort que Verceil était à l’est […] Quand j’ai atteint l’âge de discrétion, ayant beaucoup appris en

48 Sur l’effet d’échelle induit par ce procédé, voir Nathalie Bouloux, « Effets d’échelle, quadrillage de l’espace et construction de la carte. La cartographie de Marino Sanudo et de Paulin de Venise (Venise, premier tiers du xive siècle) », Geographia Antiqua, 26 (2017), pp. 151-177. 49 Nathalie Bouloux, « Cartes territoriales et cartes régionales en Italie au xive siècle » Aufsicht – Ansicht – Einsicht. Neue Perspektiven auf die Kartographie an der Schwelle zur Frühen Neuzeit, T. Michalsky, F. Schmieder, G. Engel (éds), Berlin, Trafo, 2009, pp. 263-281. 50 Pietro Janni, La mapa e il periplo : cartografia antiqua e spazio odologico, Rome, G. Bretschneider, 1984. 51 Voir Sylvain Piron, Dialectique du monstre. Enquête sur Opicino de Canistris, Bruxelles, Zones sensibles, 2015.

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écoutant et peu en observant, si l’on me demandait « Où est telle province ? », je pointais aussitôt le doigt dans la direction dont je sais maintenant qu’elle est exacte. Beaucoup d’autres, plus savants que moi dans d’autres domaines, quand on les interrogeait sur une région, pointaient le doigt dans une mauvaise direction52. Cette scène d’école montre l’importance accordée à la capacité des élèves à se situer concrètement dans l’espace. Ce témoignage n’exprime pas une spécificité lombarde. Les cartes régionales évoquées ci-dessus tendent à prouver que cette conscience de l’espace était chose commune. Cette cartographie régionale, qui peut nous paraître difforme ou naïve, reproduit au contraire une manière de se positionner dans l’espace et une attention particulière à l’espace parcouru ou à parcourir. Par la lecture de la carte, il est possible de déterminer les repères géographiques par lesquels un voyageur se situe en passant dans un tel ou tel lieu. Roger Bacon rappelle d’ailleurs dans sa description du monde de l’Opus majus qu’il est nécessaire aux missionnaires de connaître la géographie pour savoir où ils passent et comment se rendre sur le lieu de leur mission53. Son conseil n’est pas sans rappeler une légende de la carte d’Ebstorf qui affirme l’utilité de la mappemonde pour les voyageurs, entre autres parce qu’elle indique les directions à prendre54. Les cartes qui viennent d’être évoquées correspondent à des extraits de mappemonde. Le processus inverse, qui consiste à insérer des connaissances locales ou des cartes régionales, est aussi attesté. Comme le rappelle justement Paul Harvey dans ce volume, les cartographes occupés à dessiner des mappemondes se soucient parfois d’apporter des détails inédits, issus de leurs connaissances propres ou d’informations locales, qui permettent de représenter des détails ou des itinéraires importants. C’est le cas de la carte de Hereford ; ce l’est aussi de la carte d’Ebstorf55. En ce qui concerne l’insertion de la cartographie régionale dans une mappemonde, un cas me paraît attesté. Un schéma intitulé Figura Terre repromissionis est conservé dans un manuscrit daté du ixe siècle contenant un commentaire exégétique, écrit dans un monastère irlandais ou en relation étroite avec l’Irlande avant 800, et intitulé Pauca problemata de enigmatis ex tomis canonici56. Le schéma est associé au commentaire sur le livre de Josué et dessine les douze tribus d’Israël. Comme l’a montré Thomas O’Loughin, le but du dessin est évidemment de faciliter la lecture du livre de Josué, où est exposée la division du pays de Canaan par les douze tribus d’Israël ( Josué, 13-19). La représentation graphique permet de visualiser rapidement ce que le texte explique de manière détaillée et complexe. Or la mappemonde de Sawley (fin xiie siècle), et avant elle la mappemonde dite Cotonienne (xie siècle), toutes deux réalisées en Grande-Bretagne, dessinent d’une manière tout à fait similaire la Terre sainte. La similitude entre les toponymes est frappante, et on peut penser qu’une version de la division de la Terre sainte a été insérée au sein

52 Cité par Sylvain Piron, Dialectique du monstre…, n. 5, p. 190. 53 Roger Bacon, Opus majus, pars quarta (geographica), John Henry Bridges (éd.), t. I, Londres, 1900, pp. 300-302. 54 non parvam prestat legentibus utilitatem, viantibus directionem rerumque viarum gratissime speculationis dilectionem, Harmut Kugler (éd.), Die Ebstorfer Weltkarte, Berlin, Akademie Verlag, 2007, vol. 1, p. 42. 55 Voir sur ce point les analyses de Jürgen Wilke, Die Ebstorfer Weltkarte, Bielefeld, Verlag für Regionalgeschichte, 2001‚ 2 vols (I : Textband ; II : Tafelband). 56 Paris, BnF, lat. 11561, fo 43v. Analyse du dessin par Thomas O’Loughin, « Map and Text. A Mid Ninth-Century Map for the Book of Joshua », Imago mundi, 57 (2003), pp. 1-22.

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d’une mappemonde. Il est probable que le prototype de la carte de Sawley, proche de la carte Cotonienne, insérait déjà le dessin57, dont l’origine est possiblement une carte de Judée et de la division des tribus d’Israël que Jérôme dit avoir ajoutée à sa traduction de l’Onomastikon d’Eusèbe, le Liber locorum. On observe de fait une dépendance étroite entre la nomenclature de la Terre sainte et la division des tribus d’Israël, telle qu’on la trouve sur les mappemondes anglaises et sur la Figura Terre repromissionis avec les lieux mentionnés par Jérôme dans son Liber locorum58. C’est un exemple des rapports complexes qui unissent les mappemondes et la figuration des espaces régionaux, et de la convergence des usages pratiques (ici exégétiques) des différents types cartographiques. La genèse d’une cartographie régionale découle par conséquent en première intention de la lecture des mappemondes, qui par nature sont des assemblages d’espaces régionaux, et des manipulations graphiques du cartographe. Il en résulte une manière de représenter l’espace orientée vers l’itinéraire, la mise en évidence des rapports topographiques et la situation relative de l’espace considéré au sein de l’orbis terrarum. Cartes de régions « autonomes » : une cartographie politique et identitaire Dans les derniers siècles du Moyen Âge se développe une cartographie régionale qui ne découle pas d’une carte du monde préexistante – on verra cependant qu’il convient de nuancer ce point. Ces cartes ne se définissent pas comme la partie d’un tout mais comme des représentations d’espaces ou de territoires autonomes, munis d’une identité propre, quelle qu’elle soit (politique, administrative ou ethnique), et que l’on peut qualifier de « région » ou de « représentation territoriale ». Ce sont le plus souvent des créations autonomes. Ces cartes, d’une grande diversité, apparaissent ponctuellement dès le xiie siècle et sont de plus en plus nombreuses au xve siècle59. Elles sont dessinées sur parchemin ou sur d’autres supports, dans des manuscrits ou au contraire exposées sur des murs, notamment dans les palais des princes. Ces cartes régionales offrent-elles quelques traits communs ? Elles apparaissent sous des formes si diverses qu’il paraît difficile d’en dresser un portrait homogène. Je tenterai cependant de saisir quelques caractéristiques communes et d’éclairer leurs raisons d’être. Si les cartes régionales « autonomes » sont nombreuses dans les derniers siècles du Moyen Âge, surtout à partir du xve siècle, quelques exemples antérieurs sont notables. La carte du Pays de Galles que Giraud de Cambrie dit avoir dressée est de celle-là. Elle est perdue mais 57 La question des modèles des cartes et de leur filiation est complexe. La carte dite de Sawley est à mettre en relation avec les activités de l’évêque de Durham, Hugues de Puisey, d’origine française (voir sur ce point Paul D. Harvey, « The Sawley Map and Other World Maps in Twelfth-century England », Imago mundi, 50 (1998), pp. 33-42). D’après Alfred Hiatt, il s’agit d’une représentation de la division de la Terre sainte spécifique aux cartes anglaises (elle se trouve sur la carte cotonnienne, sur la carte de Sawley et sur la carte de Hereford). Voir Alfred Hiatt, « The Sawley Map (c. 1190) », A Critical Companion to English Mappae mundi…, pp. 122-123. 58 Voir Milla Levy-Rubin, « From Eusebius to the Crusader Maps : the Origine of the Holy Land Maps », Visual Constructs of Jerusalem, Bianca Kühnel, Galit Noga-Banai, Hanna Vorlhot (éds), Turnhout, Brepols, 2014, pp. 253-264. 59 Constat fait par Paul D. A. Harvey, Local and Regional Cartography in Medieval Europe, dans The History of Cartography…, I, p. 484.

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Giraud en a laissé une description dans son Epistola ad Capitulum Herefordense de libris a se scriptis60. Elle accompagnait un manuscrit de la Descriptio Kambriae, présenté en 1197-1198 à Hugues, évêque de Lincoln, et disparu dans l’incendie de l’abbaye de Westminster en 169461. La carte, intitulée Kambriae totius Mappam62, est décrite par Giraud à la fois dans son Epistola ad Capitulum Herefordense de libris a se scriptis63 et dans le catalogue qu’il a lui-même dressé de ses œuvres – c’est même cette œuvre sur laquelle il s’étend le plus, ce qui montre le prix qu’il lui attachait. Il est exceptionnel qu’un cartographe décrive son travail et expose ses buts. Giraud souligne que la carte lui a demandé un grand labeur (non absque studioso labore64). Il a conscience du caractère inédit de l’entreprise, qu’il justifie en assurant qu’elle avait pour fonction d’exercer et d’aiguiser son esprit tout en repoussant le désœuvrement et l’otium65. Destinée à compléter la Descriptio Kambriae, elle était dessinée sur l’espace d’un folio, et donnait un grand nombre de détails, associant nomenclature et vignettes (picturis variis). Le contenu de la carte est aussi remarquable : cum montanis arduis et silvis horridis, aquis et fluviis, et castellis erectis, cathedralibus etiam ecclesiis et monasteriis multis, maximeque Cisterciensis Ordinis66. L’orographie et le réseau fluvial constituaient vraisemblablement l’assise topographique, ce qui correspond aux modes descriptifs de la Descriptio Kambriae comme aux modalités habituelles de représentation de l’espace sur les mappemondes. La carte visait principalement à localiser les châteaux, les cathédrales, les églises et les monastères, en particulier les monastères cisterciens, ce qui tranche cette fois avec le contenu des mappemondes détaillées sur lesquelles on ne trouve pas ce genre de données. Ces détails sont à rapprocher de la Descriptio Kambriae, en particulier du chapitre IV qui traite des quatre sièges épiscopaux du Pays de Galles. Évidemment, Giraud ne dit pas comment il a procédé pour dessiner la carte, mais il vante l’abondance des informations et l’habileté du dessin, d’autant plus difficile à rendre que la page manuscrite est étroite (une remarque proche de celle de Matthew Paris, mentionnée ci-dessus)67. Il a pu se servir des contours de la région telle qu’elle pourrait être dessinée sur les mappemondes – mais le Pays de Galles n’y est pas distinctement individualisé et guère détaillé, ce qui rend le fait moins plausible. Giraud a mis à profit l’excellente connaissance de sa région natale et ses compétences graphiques pour produire une œuvre originale. Il n’est pas exclu qu’il ait aussi utilisé des sources écrites (une liste des établissements cisterciens, qu’il met particulièrement en valeur sur la carte ?). En tout cas, la carte reflétait les intérêts propres de Giraud et participait d’une stratégie de mise en valeur de ses travaux. Ses origines galloises

60 Epistola ad capitulum Herefordense de libris a se scriptis, Giraldi Cambrensis opera, éd. John Sherren Brewer, t. I, Londres, Longman, Green, Longman and Roberts 1861, pp. 414-415 ; Catalogus brevior librorum suorum, Giraldi Cambrensis opera, John Sherren Brewer (éd), ibid., p. 422. 61 James Convay-Davies, « The Kambriae Mappa of Giraldus Cambrensis », Journal of the Historical Society of the Church of Wales, 2 (1950), pp. 46-51. 62 Epistola ad capitulum Herefordense …, p. 414. Dans le Catalogus brevior librorum suorum…, elle est désignée comme « mappa » (p. 422). 63 Epistola ad capitulum Herefordense …, p. 415. 64 Catalogus brevior librorum suorum …, p. 422. 65 … ingeniumque variis exercendum studiis et exacuendum, otiumque per omnia desidosium fugiendum attentius atque cavendum …, Epistola ad capitulum Herefordense …, p. 414. 66 Epistola ad capitulum …, p. 415. 67 …copiosa pariter et artificiosa sumptuositate constructis arcto folio, strictoque valde locello et spatio brevissimo, distincte tamen et aperte …, Epistola ad capitulum Herefordense …, p. 415.

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(du côté maternel) et sa position à la cour Plantagenêt, liées à une curiosité personnelle et un goût pour l’espace, l’ont poussé à s’intéresser à l’Irlande et aux Pays de Galles et à écrire des ouvrages (Topographia Hibernica, Itinerarium Kambriae, Descriptio Kambriae) dont il attendait beaucoup en termes de reconnaissance sociale et intellectuelle. Il était conscient de l’originalité et de la nouveauté de ses recherches. Concevoir et réaliser une carte du Pays de Galle, associée à la Descriptio Kambriae relevait à la fois de la célébration de sa terre d’origine et de la promotion de ses talents. Quelques décennies plus tard, les travaux cartographiques de Matthew Paris comprennent une carte d’Angleterre en quatre versions. Ces cartes ont été l’objet de nombreuses analyses qu’il n’est pas utile de reprendre ici68. Je me limiterai à rappeler les discussions relatives à leur élaboration. La mise en forme graphique d’un itinéraire de Berwick (Berewic) à Douvres (Dovera) a été reconnue comme le canevas originel autour duquel s’est organisée la construction, enrichie de données géo-topographiques69. L’itinéraire a sans conteste joué un rôle central mais Paul Harvey fait remarquer justement que le contour de l’île a certainement été copié d’une mappemonde, ce qui explique la mention, sur deux exemplaires, des régions environnantes, et l’orientation nord. Plus généralement, Paul Harvey montre de manière convaincante les similitudes entre la carte régionale et diverses mappemondes anglaises70. Le procédé d’élaboration est par conséquent très semblable à celui étudié ci-dessus, avec une différence de taille cependant : l’abondance de détails, issus pour l’essentiel des données de l’expérience, que ce soit celle de Matthew Paris, qui les a dessinées de sa main, ou celle de voyageurs ou d’hommes originaires de ces régions71. Outre les toponymes régionaux et locaux, la part des noms désignant des édifices ecclésiastiques, des monastères et des châteaux est notable, comme sur la carte du Pays de Galles de Giraud de Cambrie72. Pour résumer, la carte a vraisemblablement été élaborée sur la base du contour d’une mappemonde, l’intérieur des terres précisé à l’aide d’itinéraires tandis que les toponymes reflètent l’usage de connaissances locales. Ce sont des caractéristiques que l’on retrouve sur la célèbre Gough Map, considérée comme un véritable monument de la cartographie anglaise. La carte dessine les villes,

68 Londres, British Library, Cotton Claudius D. vi. fo 12v ; Cambridge, Corpus Christi College, 16, fo 5v ; Londres, British Library, Cotton Julius D. vii. fo 50v-53r ; Londres, British Library, Royal 14C vii, fo 5v. Sur ces cartes, Four Maps of Great Britain Designed by Matthew Paris about A.D. 1250, Reproduced from Three Manuscripts in the British Museum and One at Corpus Christi College, Cambridge, Londres, British Museum, 1928 ; J. B. Mitchell, « Early Maps of Great Britain : the Maps of Matthew Paris, Geographical Journal, 81 (1933), pp. 27-35 ; Suzanne Lewis, The Art of Matthew Paris … pp. 364-372 ; Paul D. A. Harvey, « Matthew Paris’s Maps of Britain », Thirteenth-Century England IV : Proceedings of the Newcastle upon Tyne Conference, Peter R. Cross, Simon D. Lloyd (éds), Woodbridge, Boydell, 1992, pp. 109-121. 69 J. B. Mitchell, « Early Maps… », p. 29, pour qui les cartes de l’Angleterre de Matthew sont sans rapport avec les mappemondes. 70 P. D. A. Harvey, « Matthew Paris’s Maps of Britain … », pp. 113-114. 71 La carte C (British Library, Cotton MS Julius D. vii, fo 50v-53r), commencée par Matthew, porte de nombreux ajouts insérés par son ami John of Wallingford, moine de Saint-Albans. 72 Sur la carte du Cotton Claudius, qui est aussi la plus complète, sont mentionnés 252 noms, dont 81 de monastères et de cathédrales et 42 de châteaux. On peut se demander s’il n’existe pas un lien entre la carte du Pays de Galles de Giraud et les cartes de Matthieu Paris : dans le sud du Pays de Galles, une légende provient de la Descriptio Kambriae (P. D. A. Harvey, Matthew Paris’ Maps of Britain …, p. 119).

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les rivières, les côtes et indique par des lignes les distances entre les principaux lieux73. Elle est remarquable par la masse considérable des données et la précision de leur mise en œuvre. À l’aide de moyens techniques modernes74, une équipe de chercheurs a mis en évidence trois étapes dans son élaboration75. Une carte originelle, datant des années 1390-1410, représentait l’ensemble de la Grande-Bretagne, un deuxième état correspond à une carte de l’Angleterre au sud du mur d’Hadrien, un dernier état vient réviser les parties du Sud-Est, du Centre et du Sud de l’Angleterre. Le second état, peut-être chronologiquement très proche, consiste principalement à une reprise de certains aspects, la côte autour de l’Angleterre et du Pays de Galle est soulignée par une bande vert foncé, les rivières du Pays de Galle et de l’Angleterre sont rehaussées. Ces interventions ont pour effet de renforcer le contraste visuel entre l’Écosse et l’Angleterre, privilégiant de la sorte un espace territorial (le royaume d’Angleterre) que l’on peut qualifier de « pays ». Malgré de nombreuses études, il est à ce jour impossible d’avoir des certitudes relatives à la fabrication, aux commanditaires, et aux fonctions de la Gough map76. Au contraire, la carte de l’Écosse dessinée par le chroniqueur John Hardying (13781465) pour Henri VI peut être associée à des nécessités stratégiques en relation avec la guerre d’Écosse77. Il a été envoyé par Henri V comme espion en Écosse avec la mission de ramener des informations détaillées, notamment sur les routes à suivre pour conduire une expédition victorieuse. Dans sa chronique d’Angleterre écrite plusieurs années après, il insère une description de l’Écosse accompagnée d’une carte dressée pour un usage stratégique78. Une deuxième version de la carte, différente, plus complexe et plus complète, accompagne les manuscrits de la seconde version de la chronique de Hardying et conserve un but stratégique similaire. On y repère les mêmes modalités de construction (conjonction de la mise en forme graphique d’itinéraires et de connaissances personnelles) et, par bien des aspects la carte, en apparence maladroitement dressée et naïve, appartient à la tradition inaugurée par Giraud de Cambrie, Matthew Paris et par la Gough map : une 73 Un procédé que l’on retrouve sur certaines cartes territoriales d’Italie, qui indique vraisemblablement l’usage d’itinéraires écrits, indiquant essentiellement les distances entre deux lieux. Dans le Liber Addimentanum (1250-1259) de Matthew Paris, se trouve un dessin figurant quatre routes (British Library, Cotton MS Nero D. I, fo 187v). 74 Voir dans cet ouvrage la présentation par Nick Millea des méthodes d’imagerie mises en œuvre sur cette carte, dans ce volume, infra pp. xx, ainsi que la reproduction de la carte et la bibliographie. 75 Je tire les informations qui suivent de Catherine Delano-Smith, with Peter Barber, Christopher Clarkson, Paul D. A. Harvey, Nick Millea, Nigel Saul, William Shannon, Christopher Whittick, James Willoughby, « New light on the Medieval Gough Map of Britain », Imago mundi (69), 1 (2017), pp. 1-36. Je remercie Catherine Delano-Smith pour son aide. 76 Voir sur ce point l’article de Catherine Delano-Smith, « Who Produced the Medieval Gough Map of Britain, Why and How », Pour une histoire des cartes locales à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, Juliette Dumasy-Rabineau, Camille Serchuk, Emmanuelle Vagnon (éds), Paris, Le Passage, 2022, pp. 71-90. 77 Londres, British Library, Lansdowne 204, fo 226v-227. Cet exemplaire est une copie d’une première carte dressée pour Henri V. Elle a été intitulée par un glosateur « A carte and figure of Scotlande ». Je reprends ici les principales conclusions d’Alfred Hiatt, « Beyond a Border : the Maps of Scotland in John Hardyng’s Chronicle », The Lancastrian court. Proceedings of the 2001 Harlaxton Symposium, Jenny Straford (éd.), Donington, Shaun Tyas, Paris, 2003, pp. 78-94. 78 Londres, British Library, Lansdowne 204, fo 223v-226. La description versifiée fournit un itinéraire terrestre pour l’armée, avec des mesures de distance entre les villes et des indications sur les endroits les plus appropriés où faire accoster la flotte de guerre.

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carte représentant un pays, autrement dit un territoire muni d’une identité politique et culturelle complexe et multiple79. Les cartes régionales « autonomes » sont aussi fréquentes en Italie du Nord, sous deux formes principalement, les cartes de l’Italie, des cartes de la région du Pô80, et des cartes « territoriales ». Ces dernières dessinent l’espace de souveraineté des cités. La plus précoce est celle du contado d’Asti, insérée en 1291 dans le liber iurium de la Commune et associée à la chronique d’Ogiero Alfieri commémorant l’emprise d’Asti sur son contado81. Ces cartes territoriales deviennent surtout fréquentes dans le courant du xve siècle, dessinent souvent avec précision la topographie du contado, et situent la cité, surdimensionnée au cœur de la représentation. Des indications de distance sont parfois signalées entre les villes82. Cette cartographie si spécifique exprime l’exercice de la souveraineté (ici le gouvernement urbain) sur le territoire qu’elle domine, conférant de la sorte une identité propre au contado83. Évidemment, toutes ces cartes ne peuvent se résumer à ce seul aspect mais il est essentiel. Une des premières cartes autonomes de l’Italie provient des travaux de Paulin de Venise84. Deux cartes d’Italie, l’une entière, l’autre divisée en deux parties, sont insérées à la fin d’un manuscrit contenant ses œuvres historiques, où sont rassemblées plusieurs cartes résultant d’un remarquable intérêt pour toutes les formes cartographiques à sa disposition et une utilisation parfaitement maîtrisée des effets d’échelle entre les divers genres cartographiques85. Au xve siècle, les cartes d’Italie deviennent bien plus fréquentes, en général

79 D’autres cartes d’Angleterre sont mentionnées : une liste de livres légués au monastère de St Peter’s à Westminster par Richard Exeter, entré au monastère en 1358 ou 1359, signale une mappa Anglie et une mappa Scocie, ainsi qu’une mappa maris (English Benedictine Libraries : the Shorter Catalogues, éd. Richard Sharpe and alii, Londres, The British Library, 1996, p. 629. On trouve aussi une carte d’Angleterre parmi les livres du Merton College à Oxford (Rodney Thomson, « Medieval maps at Merton College, Oxford », Imago mundi, 61-61 (2009), p. 86). 80 Les cartes conservées sont peu nombreuses : une carte du cours du Pô dans un manuscrit de Paulin de Venise (Venise, Biblioteca Marciana, Lat. Z 399 = 610, fo 98v) et une mappa Lombardie, Venise, Biblioteca Marciana, Lat. Z 399 = 610, fo 99, BAV, Vat. Lat. 1960, fo 267r) ; la carte du cours du Pô et de la Lombardie surimposée sur une carte marine dessinée par Opicinus de Canistris (Vatican, Bibliothèque Vaticane, Pal. lat. 1993, f °4v) ; la carte de la Lombardie entre Milan et Venise (Paris, BnF, Cartes et plan, Rés. GE-C. 4990) désignée trop facilement comme une carte militaire ; un dessin du delta du Pô conservé dans un manuscrit du Liber insularum archipelagi de Cristoforo Buondelmonti. Dans certains manuscrits contenant la Géographie de Ptolémée de fin du du xve siècle on trouve une carte régionale de la Toscane (par exemple Vatican, Bibliothèque Vaticane, Urb. Lat. 277, fo 124v-125r). Il manque un inventaire prenant en compte les cartes signalées dans les sources sans avoir été conservées (voir quelques mentions dans Nathalie Bouloux, « La géographie à la cour, (Italie, xve siècle) », Micrologus, I saperi nelle corti, Florence, 2008, pp. 171-188. 81 Nathalie Bouloux, « Cartes territoriales et cartes régionales en Italie au xive siècle … » Une remarquable étude d’ensemble a été consacrée à la carte du contado de Vérone, Verona e il suo territorio nel Quattrocento. Studi sulla carta dell’Almagià, Gian Maria Varanini, Sefano Lodi (éds), Vérone, Cierre, 2014. 82 Voir la synthèse de Giuliana Mazzi, « Governo del territorio e cartografia veneta tra Quattrocento e Cinquecento », Verona e il suo territorio…, pp. 19-55. 83 Un espace de souveraineté qui peut être partagé entre des autorités diverses, comme c’est le cas pour une carte de Brescia et de son contado, conservée dans un manuscrit rassemblant les privilèges des différentes familles de Brescia, voir Nathalie Bouloux, « Trois cartes territoriales de Brescia. Première approche : leur contexte d’élaboration », Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, 21 (2011), pp. 103-118. 84 Le premier exemple d’une carte de l’Italie remonte au xiie siècle dans le Liber historiarum de Guido de Pise, une composition historico-encyclopédique (Bruxelles, Bibliothèque Royale de Belgique, 3897-3919, fo 1v). Elle a cependant tous les traits d’une carte tracée à partir d’une mappemonde. Elle sert notamment à mettre en évidence la position de l’Italie par rapport au sud de l’Europe. 85 Nathalie Bouloux, « Effets d’échelle, quadrillage de l’espace et construction de la carte … ».

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en relation avec des princes86. Comme l’a montré Marica Milanesi, elles présentent des caractéristiques communes. Ce sont des cartes modernes, sans rapport avec la Géographie de Ptolémée87. Elles sont de grande taille et étaient vraisemblablement consultées sur des tables, comme les cartes marines (Fig. 5). Elles sont souvent remarquables par leur exactitude et leur précision. Le cadre d’ensemble de la péninsule est fourni par les cartes marines, là où ce sont les mappemondes qui ont procuré à Matthew Paris le contour de ses cartes de la Grande-Bretagne. Cette manière de représenter la péninsule découle d’une culture cartographique commune en Méditerranée, qui a pénétré rapidement bien au-delà du cercle des gens de mer88. L’exactitude de ces cartes d’Italie pose la question des modalités techniques de leur construction. Ces cartes durent être le résultat de collaborations multiples, depuis la collecte de l’information à la mise en forme cartographique. Pour l’intérieur des terres, des données topographiques de nature hétérogène ont pu être recueillies à partir d’informations orales, d’itinéraires, voire de cartes locales préexistantes. Ces connaissances locales devaient ensuite être unifiées et raccordées dans une production d’ensemble, ce qui pose des problèmes d’orientation, de mise à l’échelle et de raccords. Des mesures sur le terrain, l’utilisation d’instruments techniques comme la boussole sont possibles, dans des conditions qui restent néanmoins à éclaircir. Des indices conduisent à penser que certaines cartes d’Italie ont été dessinées sur la base du raccord de deux moitiés. Une version de la carte d’Italie de Paulin de Venise se présente en deux parties. La carte conservée à la British Library (Cotton-XIII. 44), est en fait le raccord de deux espaces dessinés à une échelle différente, la limite passant significativement par la frontière entre le royaume de Naples et les états pontificaux89. La carte de Strasbourg, qui dérive du même modèle que la précédente, ne dessine que l’Italie du Nord et du Centre. D’une manière générale, l’information portée sur ces cartes est d’inégale précision selon les régions : sur la carte de Paulin de Venise, la plaine padane et la région napolitaine sont de loin les plus précises, tandis qu’une des cartes les plus anciennes, conservée aux archives de Florence (Fig. 5) est plus détaillée pour l’Italie centrale que pour la partie septentrionale, à l’inverse de la carte de Cotton, de probable origine vénitienne et d’une précision inégalée pour l’Italie septentrionale. Ce constat souligne, s’il en était besoin, les défis posés par la mise en carte des connaissances locales90. Ailleurs qu’en Italie et en Angleterre, à l’exception du royaume de France91, l’essor d’une cartographie régionale propre paraît plus tardive, et peut être pour l’essentiel

86 Voir Marica Milanesi, « Antico e moderno nella cartografia umanistica : le grandi carte d’Italia nell Quattrocento », Geographia antiqua, 16-17 (2007-2008), pp. 153-176. 87 Même si des modèles réduits sont insérés dans des manuscrits de la Géographie, voir infra p. 40-41. 88 La carte conservée à Strasbourg porte d’ailleurs des lignes de vent caractéristiques des cartes marines, très discrètes, ce qui fait penser qu’elles ne sont peut-être pas purement décoratives (Strasbourg, Bibliothèque Universitaire, 1816). 89 Voir l’étude de Kurt Guckelsberger, à paraître. 90 Sur cet aspect, voir l’étude de Marica Milanesi, dans ce volume, pp. 73-96. 91 Une carte de France appartenant à Pierro Sacchi di Verona, secrétaire du duc de Berry depuis 1415, (« Il sito di Gallia dipinto ») est mentionnée dans une lettre de Niccolò Niccoli à Cosme de Médicis (voir S. Gentile, Firenze e la scoperta dell’America. Umanesimo e geografia nel’400 Fiorentino, Florence, 1992, notice 53, pp. 103-104. Dans les comptes du roi René d’Anjou, un achat de parchemin pour Barthélemy d’Eyck est mentionné pour « parachever la quarte de Loire » (voir Gustave Arnaud d’Agnel, Les comptes du roi René, Paris, A. Picard, 1908, p. 240, no 689). Voir la carte découverte et étudiée par Camille Serchuk, « Picturing France in the Fifteenth Century : the Map in BNF MS fr.

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Fig. 5. Carte de l’Italie, vers 1400, Archivio di Stato di Firenze, Carte Nautiche Geografiche e Topografiche 10 (su concessione del Ministero della Cultura/Archivio di Stato di Firenze).

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rattachée au modèle ptoléméen. L’arrivée de la Géographie de Ptolémée dans l’horizon intellectuel des savants du xve siècle a eu un effet d’entrainement dans la production de cartes régionales, non par la méthode – aucune carte élaborée au xve siècle, à l’exception de celle des pays du Nord par Claudius Clavus, n’utilise les modalités de construction cartographiques proposées par Ptolémée – mais par le modèle92. Un des premiers essais de cette modernisation se trouve dans un manuscrit de la Géographie de Ptolémée, réalisé entre 1436 et 1450 à Venise où l’association entre le géographe antique, les cartes marines et les mappemondes fut précoce. Ce manuscrit est le résultat d’une recherche sur l’adaptation de la Géographie au monde moderne, unique en son genre93. Dans la seconde moitié du xve siècle, des cartes modernes (principalement Gallia novella, Spagna novella, Italia, et la carte des pays du Nord dont la matrice est celle dessinée par le danois Claudius Clavius dès 1427)94 sont insérées dans des manuscrits de luxe de la Géographie produits en série à Florence, en vue de moderniser et de compléter l’œuvre de Ptolémée, et de répondre ainsi aux attentes des destinataires, des membres de l’aristocratie européenne. Les concepteurs de ces manuscrits, Nicolaus Germanus, Pietro del Massaio, Francesco Berlinghieri ou encore Henricus Martellus, étaient tous actifs dans la Florence humaniste de Laurent de Médicis, sans qu’il soit encore possible de déterminer leur part respective dans la production de ces cartes (pour autant d’ailleurs qu’ils en soient à l’origine95). Ces cartes modernes sont construites sur des méthodes analogues aux grandes cartes d’Italie, à partir des contours fournis par les cartes de marine (pour l’Espagne, l’Italie, la France) où ont été cartographiées des données issues de savoirs locaux et sans doute d’itinéraires. Elles sont désignées comme des cartes nouvelles d’une ancienne région ptoléméenne, dont elles reprennent le plus souvent l’étendue. À cet égard, le cas de la carte de la Gallia novella, qui s’étend jusqu’au Rhin et intègre l’espace de l’ancienne Narbonnaise jusqu’aux Alpes est particulièrement significatif et ne correspond pas à l’extension du royaume de France.

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4991 », Imago mundi, 58 (2006), pp. 133-149 ; Ead. « Ceste figure contient tout le royaulme de France. Cartography and National Identity in France at the End of the Hundred Years War », Journal of Medieval History, 33 (2007), pp. 320-338 ; Ead., « Gaul Undivided : Cartography, Geography and Identity in France at the Time of Hundred Years War », Mapping Medieval Geographies. Geographical Encounters in the Latin West and Beyond, Keith D. Lilley (éd.), New York, Cambridge University Press, 2013, pp. 257-276. Sur les cartes possédées par des princes angevins et bourguignons, voir Jacques Paviot, « Les cartes et leur utilisation à la fin du Moyen Âge. L’exemple des principautés bourguignonnes et angevines », Itineraria, 2 (2003), pp. 201-228. Patrick Gautier Dalché, La Géographie de Ptolémée…, pp. 255-256. Voir l’article de Georges Tolias dans ce volume, pp. 47-72. Il faudrait une étude détaillée de la carte de Claudius Clavus, qui, s’il indique les coordonnées de longitude et de latitude dans le cadre de la carte, ne s’est vraisemblablement pas fondé sur elles pour construire sa carte. Marica Milanesi, « A Forgotten Ptolemy : Harvey Codex 3686 in the British Library », Imago mundi, 48 (1996), pp. 43-64. Selon les manuscrits, d’autres cartes peuvent être ajoutées, notamment une carte de Terre sainte copiée de celle de Marino Sanudo, une carte des pays de l’Europe germanique, une carte de l’Égypte, de la Toscane, du Péloponnèse, des plans de villes. Une carte de l’Espagne moderne se trouve dans un manuscrit de Ptolémée ayant appartenu à l’humaniste Juan de Margarit y Pau. C’est peut-être le prototype des autres cartes modernes de l’Espagne. Je n’ai pu avoir accès à Sanz Hermida, José María « El mapa de España moderno del códice 1586 de la Biblioteca General de la Universidad de Salamanca », Actas del XIX Congreso Internacional de Historia de la Cartografía, Madrid, 2002, pp. 1-17).

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Ces cartes peuvent s’interpréter comme la mise en carte de la vision humaniste de l’espace, formée par la confrontation constante entre espace antique et espace moderne, que permet l’association des cartes antiques et modernes dans un même manuscrit. Elles jouent aussi un rôle dans la construction de la représentation de l’espace géopolitique de l’Europe et dans la genèse d’une cartographie régionale politique, qui triomphe au xvie siècle96. Le modèle ptoléméen est un incontestable facteur de l’essor de la cartographie régionale mais seulement pour la seconde moitié du xve siècle et pas pour l’ensemble de la production. Précocité de l’Italie et de l’Angleterre D’où vient la précocité de l’Italie et de l’Angleterre ? L’existence d’une culture géo-cartographique notable en rapport avec les mappemondes, et, en sus pour l’Italie avec la diffusion précoce des cartes marines, est certainement un facteur décisif du développement des cartes régionales. Cette familiarité avec les cartes tient en partie (mais en partie seulement) aux habitudes scolaires. Les mappemondes murales jouaient déjà un rôle important dans l’enseignement à l’époque carolingienne, rôle qui se renforce à partir du xiie siècle, lorsque la carte devient le support d’une investigation de l’espace97. Dans la fin du Moyen Âge, c’est surtout en Angleterre et en Italie que des témoignages sur l’utilisation scolaire de mappemondes sont connus, (ce qui ne veut évidemment pas dire que les cartes n’étaient pas utilisées ailleurs)98. Ils dénotent l’habitude, certainement plus répandue qu’on ne le croit d’ordinaire, d’utiliser des cartes dans les études, ce qui favorise la diffusion d’une culture cartographique bien avant le xve siècle, dans des milieux divers (intellectuel, de commerce, de gouvernement et d’administration). En Angleterre, cette culture géo-cartographique diversifiée, dont on peut suivre la genèse dès la seconde moitié du xiie siècle dans les milieux anglo-normands en relation avec la cour99, est particulièrement remarquable. La plupart des mappemondes des xiie et xiiie siècles que nous avons conservées sont liées aux milieux ecclésiastiques anglo-normands. À cet égard, certains centres ont dû jouer un rôle notable, comme Lincoln, liée à la carte

96 Voir Georges Tolias, dans ce volume. 97 Sur ce point, voir Patrick Gautier Dalché, La « Descriptio mappe mundi » de Hugues de Saint-Victor. Texte inédit et commentaire, Paris, Études augustiniennes, 1988. 98 La mappemonde dite de Verceil est dessinée sur un rouleau de parchemin et fait partie d’un ensemble de rouleaux qui a appartenu à un maître d’école Syon, actif à Verceil entre 1253/1255 et 1290. Voir l’excellente présentation de l’ensemble des rouleaux par Mirella Ferrari, « I Rotoli figurati di Vercellli : aspetti bibliologici e paleografici », Ordinare il mondo. Diagrammi e simboli nelle pergamene di Vercelli, Timoty Leonardi, Maroco Rainini (éds), Milan, Vita e pensiero, 2018, pp. 125-143 et pour une mise au point historiographique, notamment l’hypothèse (aujourd’hui abandonnée) d’une origine anglaise de la carte et une datation autour de 1227, Asa Simon Mittman, « Reexamining the Vercelli Map », A Critical Companion to English Mappaemundi…, pp. 159-182. D’autres témoignages sur l’usage des cartes en milieu scolaire : en 1358-1378, une mappemonde est conservée dans la cathédrale d’Aquilée avec les livres et en 1475, une carte dessinée par le maître Palacino da Palazzolo, dans l’école de Sacile (cité par M. Ferrari, p. 134). L’usage de mappemondes dans le cadre scolaire, voir Rodney Thomson, « Medieval maps at Merton College, Oxford », Imago mundi, 61, 1 (2009), pp. 84-90. 99 Nathalie Bouloux, « Les usages de la géographie à la cour des Plantagenêts dans la seconde moitié du xiie siècle », Médiévales, 24 (printemps 1993), pp. 131-148. Patrick Gautier Dalché, Du Yorkshire à l’Inde. Une « géographie » urbaine et maritime de la fin du xiie siècle (Roger de Howden ?), Genève, Droz, 2005.

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de Hereford et peut-être à la Gough map, et que Giraud de Cambrie fréquenta100. Elles étaient aussi fréquentes dans les cercles de pouvoir. Le motif de la mappemonde comme expression de la souveraineté est fréquent dans les textes littéraires produits à la cour des Plantagenêts. Henri III fait peindre une carte dans le grand hall du palais de Winchester (1239) ; vers 1240-1253, une autre carte fait partie du programme iconographique de la chambre du roi dans le palais de Westminster. Les rois anglais, au xiiie et au xive siècle, disposent de mappemondes, une sur tissu et l’autre sur rouleau, conservées par l’institution de la Garde-Robe101. En Italie, on peut faire le même constat de l’importance de la culture géo-cartographique, qui se traduit notamment par la diffusion des cartes marines dans les milieux savants ecclésiastiques comme profanes, parfois très éloignés de la culture technique des gens de mer. Les milieux de gouvernement n’étaient pas en reste, comme à Sienne, où une mappemonde peinte par Ambrogio Lorenzetti ornait le palais communal. Les traditions culturelles de l’Angleterre comme de l’Italie sont imprégnées de cette familiarité avec la carte, ce qui constitua un facteur déterminant pour le développement précoce des cartes régionales102. D’autres facteurs ont dû jouer. Ces deux espaces peuvent être considérés comme des unités géographiques, bien délimitées par la mer et par conséquent facile à cartographier. La tradition géographique antique a donné à la péninsule italique une existence en tant que telle ; la Grande-Bretagne constitue un espace particulier sur les mappemondes à la fois par sa situation à l’extrémité de l’orbis terrarum et par sa nature insulaire. L’île, en tant que monde clos, et facilement cartographiable – d’où sans doute la naissance des insulaires, un autre type de cartographie régionale103. Cette conscience d’une « unité géographique » s’accompagne d’un arrière-plan idéologique lié à l’exercice de souverainetés politiques complexes, et on peut considérer que ces cartes « régionales » ont aussi souvent une signification politique et idéologique. C’est particulièrement vrai pour l’Italie du xive et du xve siècle. Les grandes cartes d’Italie qui ornent les murs des palais princiers ou sont conservées dans leur bibliothèque, expriment la conscience humaniste d’une identité géographique, historique et culturelle commune de l’Italie moderne, qui, bien éloignée d’être un mythe littéraire, transcende les divisions politiques des états territoriaux et la dialectique entre identités locales et identités culturelles104. Ces diverses pratiques de la carte ont ainsi fondé les conditions intellectuelles, politiques et sociales de la genèse d’une cartographie régionale. Peut-on dès lors parler d’une cartographie de gouvernement ? Le terme peut paraître exagérément moderne. Il ne fait pourtant guère de doute que ces cartes régionales ont souvent été dessinées en relation

100 Sur le lien avec la Gough map, voir Paul Harvey, dans ce volume, pp. 13-16. 101 Paul D. A. Harvey, « Maps of the world in the English Wardrobe », Foundations of Medieval Scholarship : Records Edited in Honor of David Crook, Paul A. Brand, Sean Cunningham (éds), York, The Borthwick Institute, 2008, pp. 51-55. 102 Un exemple d’utilisation précoce est fourni par une chronique urbaine florentine (premier quart du xiiie siècle). Pour une analyse voir Nathalie Bouloux, « Description du monde et carte marine dans une histoire des origines de Florence (premier quart du xiiie siècle) », in La Terre. Connaissance, représentations, mesure au Moyen Âge, Patrick Gautier Dalché (dir.), Turnhout, Brepols, 2013, pp. 301-305. 103 Voir sur la carte d’île comme espace régional la contribution d’Emmanuelle Vagnon dans ce volume, pp. 141-164. 104 Voir Riccardo Fubbini, « L’idea d’Italia fra quattro e cinquecento », Geographia Antiqua, VII (1998), pp. 53-66 ; Marica Millanesi, « Le grande carte… ».

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avec les milieux de gouvernement. C’est certainement le cas de la Gough map, même si la date, le ou les commanditaires et les fonctions précises échappent encore en grande partie à l’historien. Ce ne peut être seulement pour leurs fonctions identitaires et de prestige, mais aussi parce qu’elles servaient à exposer sous les yeux de ceux qui gouvernent l’espace dans lequel ils agissent, ce qu’expriment précisément les membres du conseil des Dix à Venise lorsqu’en 1460 ils donnent l’ordre aux recteurs de faire dessiner des cartes des territoires sous domination vénitienne, in vera pictura formam et esemplum toutes les villes, terres, châteaux, provinces et lieux sous l’autorité de Venise, en donnant des indications précises sur ce que doivent contenir ces cartes105. Ce programme n’a probablement jamais vu le jour106. Deux aspects me paraissent importants : ces cartes devaient servir aux dirigeants (en l’occurrence ici le conseil des Dix) qui doivent, pour prendre des décisions (consulere et providere) avoir une connaissance à l’œil (notitia ad oculum) et non selon l’opinion commune. C’est donc qu’une carte est conçue comme un moyen de connaissance et d’action qui peut corriger l’éloignement en fournissant une vision concrète et sensible du territoire. Elle est utile en tant qu’outil de connaissances comportant des informations topographiques précises et vérifiées, à même d’aider à la prise de décision. La prescription des Dix ne se contente pas de définir ce que doivent représenter les cartes, mais donne le cadre d’ensemble de leur fabrication. Elles doivent être faites sur les indications de ceux qui connaissent les lieux, et doivent ensuite être soumises à l’examen critique de « doctes », catégorie non explicitée dans le texte, mais qui sont considérés comme des experts. Or, parmi les membres du conseil à l’origine de ce texte se trouvent Bernardo Giustinian, et Marco Donà, des humanistes férus de géographie et lecteurs de Ptolémée et de Strabon. L’exigence d’exactitude, et dans le cas qui nous occupe la recherche d’une cohérence dans le type de renseignements donnés par la carte, est certainement fondamental. Mais le contrôle exercé sur la fabrication de la carte soulève une difficulté majeure dans son utilisation concrète : comment garantir son exactitude ? Ce qu’exprime le décret du conseil des Dix pourrait apparaître comme une nouveauté et l’indice d’une conception « moderne » de la carte. Je pense au contraire que les Dix exposent avec une clarté inédite la raison d’être principielle de la cartographie régionale et locale, déjà largement à l’œuvre en Italie : placer sous les yeux de celui qui la contemple un espace à connaître, à contrôler et à administrer, un espace qui peut aussi être chargé de valeurs idéologiques et identitaires. Elle révèle aussi que les cartes régionales sont le produit de pratiques savantes associées à l’expérience de ceux qui connaissent la topographie des lieux, unissant de la sorte deux cultures de nature différente et assurant une forme de promotion d’un « savoir » local, qui doit cependant être formalisé par les doctes.

105 La totalité du document est éditée dans Giuliana Marzi, « Governo del territorio e cartografia veneta… », p. 19, n. 1. Voir l’analyse du document par Ennio Concina, Tempo novo. Venezia e il Quattrocento, Venise, Marsilio, 2006, pp. 35-39. 106 La carte de Vérone est souvent associée à ce programme, mais sans preuves décisives. Sur ces questions, voir les remarques de bon sens de Marica Milanesi, « Introduzione », Verona e il suo territorio…, p. 9.

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Conclusion Le recours au dessin, diagramme cartographique ou extrait de mappemonde est constitutif d’un mode d’explication des textes antiques pluriséculaire. La forme graphique permet de visualiser une situation topographique que la description écrite complique ou ne permet pas d’appréhender facilement. Cet usage du dessin pour expliquer le texte va de pair avec l’utilisation scolaire de la carte comme moyen de connaissance du monde. Il faut sans doute y voir aussi un des facteurs favorisant le recours aux cartes locales, en particulier lorsqu’elles sont dessinées par des spécialistes de l’écrit, notaires et agents administratifs qui ont fréquenté l’école et connaissent les « classiques ». Leurs compétences graphiques permettaient de dessiner des cartes en vue d’aider à l’exposé et à la compréhension des problèmes posés et à leur solution. Ces cartes, souvent dessinées à la plume, sans recours aux couleurs, visaient surtout à mettre évidence les relations topographiques. Sous cet aspect, elles sont comparables aux dessins topographiques associés aux textes scolaires. Les cartes d’espaces régionaux élaborées à partir des mappemondes observent les mêmes principes de clarification topographique associés de surcroît à la visualisation de parcours selon une perception hodologique de l’espace. Il importe néanmoins de souligner les limites d’une typologie trop étroite qui opposerait systématiquement des types de cartes. La carte jointe aux Tristes d’Ovide, qui explique un texte scolaire, est, elle aussi, caractéristique d’une représentation hodologique de l’espace, qui permet de visualiser et de suivre le parcours du poète allant vers l’exil. De la même manière les cartes régionales autonomes recourent aussi à l’espace hodologique107. De plus, le mode d’élaboration des cartes d’espaces régionaux, en tant qu’extraits de mappemondes, confirme l’idée selon laquelle les mappemondes (y compris celles qui sont produites dans des monastères dont la fonction ultime est la contemplation), parce qu’elles représentent l’espace réel, peuvent aussi servir à visualiser des rapports topographiques et des parcours. Quant aux cartes régionales proprement dites, de plus en plus nombreuses à la fin du Moyen Âge, il importe de noter qu’elles apparaissent précocement, comme l’atteste la carte du Pays de Galles perdue de Giraud de Cambrie, celles de Grande-Bretagne de Matthew Paris ou la carte du contado d’Asi (1291). Si l’on prend en considération la perte massive des documents médiévaux, il n’est d’ailleurs pas impossible qu’elles aient été plus nombreuses. Elles précédent en tout cas la diffusion de la Géographie de Ptolémée qui a pourtant sans conteste joué un rôle de catalyseur. Il est surtout notable qu’elles sont apparues dans des milieux habitués à utiliser des cartes (Angleterre et Italie notamment)108, où elles ont été à la fois un instrument d’expression de la souveraineté et un outil efficace de la connaissance concrète du territoire gouverné. Mais elles gardent encore une partie de leur secret, car, si les recherches les plus récentes, à l’aide des techniques d’imagerie les plus modernes ou par l’usage de méthodes scientifiques de calcul confirment leur exactitude remarquable dans les conditions techniques médiévales, leur mode de construction (usage systématique de la boussole et de la mesure, bricolage sur la base de documents écrits et cartographiques

107 Voir sur ce point le texte de Marica Milanesi dans ce volume, pp. 74-96. 108 Ce qui ne veut pas pour autant dire que dans d’autres régions de l’Europe les cartes n’étaient pas utilisées.

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locaux préexistants ?) nous échappe encore à peu près aussi totalement que celui des cartes marines. Face à la diversité des types cartographiques régionaux élaborés au Moyen Âge, au vu de la rareté des sources évoquant leurs auteurs, leurs commanditaires, leurs modes de construction et leurs fonctions, mais aussi des difficultés de contextualisation de documents conservés isolément, l’historien demeure souvent démuni, livré à l’admiration de l’ingéniosité des « cartographes » du Moyen Âge.

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La Géographie de Ptolémée et l’avènement de la géographie politique en Occident (vers 1420-1480)

Les liens entre le pouvoir, l’imaginaire politique et le territoire sont pérennes, ils s’expriment sous une diversité de formes à tous les âges du monde. On les repère dans un vaste éventail de témoignages matériels ou écrits mais c’est dans la production géographique et historiographique qu’ils se manifestent le plus clairement. Ces liens s’expriment sous une forme nouvelle dans les représentations de l’espace dès l’aube de la modernité. Au cours du xve siècle, l’image unitaire de la variété de la création, telle qu’elle était affichée par les mappemondes circulaires, a progressivement cédé la place à celle d’un monde cloisonné en territoires politiques distincts, proposée par les planisphères ptoléméens. L’image devait s’imposer sans opposition majeure comme norme mentale de la disposition du monde habité et, toute proportion gardée, perdurer jusqu’à nos jours. Le processus d’élaboration d’une image du monde composé d’unités politiques conçues et disposées selon l’ordre de Ptolémée est un aspect central et plutôt négligé de la culture géographique occidentale1. Plusieurs études constatent que, dès le xve siècle, les représentations du monde et de ses composantes suivent les découpages fournis par la Géographie et empruntent l’ordre que celle-ci propose2. Ce constat est réitéré avec un



1 Les études qui abordent la question sont rares : James R. Akerman, « Cartography and the Emergence of Territorial States in Western Europe », Proceedings of the Tenth Annual Meeting of the Western Society for French History, J. F. Sweets (éd.), Lawrens, University of Kansas Press, 1984, pp. 138-154 ; id., « The Structuring of Political Territory in Early Printed Atlases », Imago Mundi, 47 (1995), pp. 138-154 ; Chandra Mukerji, « Printing, Cartography and Conceptions of Place in Renaissance Europe », Media Culture & Society, 28-25 (2006), pp. 651-669 (p. 152) ; Ferjan Ormeling, Ptolemy’s Heritage. The Atlas as an Ordering Device, Thessaloniki, 2015. D’autres études se penchent sur les liens entre la formation des États modernes et les développements des techniques cartographiques, sans étudier la genèse du phénomène. Cf. Michael Biggs, « Putting the State on the Map : Cartography, Territory, and European State Formation », Comparative Studies in Society and History, 41-42 (1999), pp. 374-405 ; Jordan Branch, « Mapping the Sovereign State : Technology, Authority, and Systemic Change », International Organization, (2011), pp. 1-36, et id., The Cartographic State : Maps, Territory, and the Origins of Sovereignty, Cambridge, Cambridge University Press, 2014. 2 Denis Wood, « Pleasure In the Idea : the Atlas as Narrative Form », Cartographica, 24-21 (1987), pp. 24-46 ; James R. Akerman, On the Shoulders of a Titan : Viewing the World of the Past in Atlas Structure, thèse de doctorat, Pennsylvania State University, 1991 ; James R. Akerman, « The Structuring of Political Territory in Georges Tolias  •  IHR/FNRS – EPHE/PSL Territoires, régions, royaumes. Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle), éd. par Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène, Turnhout, 2022 (Culture et société médiévales, 40), pp. 47–71. © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.131064

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laconisme constant et frustrant, sans qu’on cherche à expliquer comment ni pourquoi l’ancien manuel de cartographie avait fourni les normes non seulement de l’unité géométrique des représentations du monde mais aussi celles de sa répartition en entités politiquement significatives et graphiquement uniformes, menant de la sorte à une nouvelle conception de l’organisation de l’œcoumène. Dans les pages qui suivent, nous nous proposons d’étudier l’avènement de cette forme précoce de géographie politique en Occident, à travers l’examen de certains réajustements conceptuels ou adaptations pratiques de la représentation du monde survenus dès la traduction de la Géographie de Ptolémée en latin3. Notre hypothèse de travail est que l’arrivée de la Géographie en Occident à une époque d’intenses mutations politiques a joué un rôle de catalyseur dans la réflexion sur la disposition géographique du monde. En premier lieu, l’ouvrage constituait une référence d’autorité sur les territoires qui composaient l’Empire romain, fondements supposés des territorialités modernes ; ensuite, de par sa conception structurée à la fois fractionnée et universelle, il procurait les notions nécessaires à la re-conceptualisation des rapports entre les parties et le tout ; et in fine, de par les délimitations rigoureuses des composantes du monde qu’il proposait, il offrait aux savants, aux praticiens et aux hommes d’action les outils nécessaires à la définition des unités territoriales qui composaient leur univers. Ainsi, pour des raisons aussi bien idéologiques ou conceptuelles que de savoir-faire, l’ouvrage a servi de laboratoire au processus complexe de définition et d’affirmation identitaire des pays modernes alors émergeants, même si ceux-ci ne formaient pas des États souverains et territoriaux au sens actuel du terme4. L’ordre du monde Le travail de la géographie consiste à recenser et à mettre en ordre des faits naturels et humains qui se manifestent ou se produisent sur le globe terrestre. Elle propose des représentations narratives et visuelles du monde, ordonnées à partir des entités spatiales considérées comme des constituants structurels du monde habité, ce dernier étant appréhendé comme une unité cohérente. Les principes d’organisation géographique ne sont ni fixes ni stables. Chaque système culturel procède à une appréhension intégrale





Early Printed Atlases », Imago Mundi, 47 (1995), pp. 138-154 ; David Woodward, « Italian Composite Atlases of the Sixteenth Century », Images of the World : The Atlas through History, John A. Wolter, Ronald E. Grim (éds), New York, McGraw – Hill, 1997, pp. 51-70 ; Jean-Marc Besse, Les grandeurs de la terre : aspects du savoir géographique à la Renaissance, Lyon, ENS Editions, 2003, pp. 289-292 ; Francesca Fiorani, The Marvel of Maps : Art, Cartography and Politics in Renaissance Italy, New Haven, Yale University Press, 2005, pp. 78-92. 3 Il ne s’agit pas encore d’une géographie politique au plein sens du terme, telle qu’elle a été conçue au milieu du xviiie siècle par Turgot : la géographie qui s’occupe des territoires administrés par une autorité politique et étudie les relations entre les territoires, la distribution ethnique et l’organisation politique. Cf. A Companion to Political Geography, John Agnew, Katharyne Mitchell, Gerard Toal (éds), Malden, MA, Blackwell, 2003, p. 2. 4 Pour les formes précoces de l’État territorial qui nous importent ici, voir Hendrik Spruyt, The Sovereign State and Its Competitors : An Analysis of Systems Change, Princeton, Princeton University Press, 1994 ; Jens Bartleson, A Genealogy of Sovereignty, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 ; Jeremy Larkins, From Hierarchy to Anarchy : Territory and Politics Before Westphalia, New York, Palgrave Mackmillan, 2010 ; Kerry Goettlich, From Frontiers to Borders : The Origins and Consequences of Linear Borders in International Politics, thèse de doctorat, London School of Economics and Political Science, 2019, pp. 29-39.

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du monde qui implique une certaine vision des rapports entre les parties et le tout, qui tient compte de la connaissance du monde mais aussi des relations du pouvoir séculier ou spirituel à l’espace, tant à l’échelle globale que locale. Une étude des unités spatiales utilisées en géographie n’aurait pas eu de sens véritable avant l’avènement d’une science géographique systématique, telle qu’elle s’est manifestée à partir du premier siècle de notre ère. La valeur démonstrative des descriptions géographiques antérieures ne nécessitait pas le développement de canons précis de représentation. Expression et produit de l’unification d’une grande partie du monde ancien sous le pouvoir impérial de Rome, la géographie de l’époque impériale adopta l’organisation territoriale de l’Empire comme trame structurelle de la description du monde5. En effet, les provinces romaines constituent l’unité structurale du De situ orbis ou du De chorographia de Pomponius Mela et des fragments géographiques d’Agrippa, des livres géographiques de la Naturalis historia de Pline, des géographies de Strabon et de Ptolémée, des Collectanea rerum memorabilium de Solin. Les manuels géographiques de l’Antiquité tardive ont imposé les provinces comme unités de base de la description du monde, ainsi qu’en témoignent plusieurs ouvrages de caractère éducatif, qui consistent en des énumérations des provinces de l’œcoumène, accompagnées de leurs étendues6. L’établissement de l’Église et de ses diocèses sur la structure des provinces romaines perpétua leur fonctionnalité et leur nomenclature pendant de longs siècles. On retrouve ainsi les provinces dans les Étymologies d’Isidore de Séville, ouvrage composé au viie siècle qui façonna l’encyclopédisme médiéval. Dans sa description du monde habité, Isidore recourt aux provinces comme unité de base descriptive et souligne leur origine politique : « Les provinces (provinciae) reçurent leurs noms d’une certaine cause. En effet, lorsque les Romains, en raison de leurs victoires (vincere), soumettaient à leurs lois les principautés des peuples qui appartenaient à d’autres rois, ils nommèrent provinces les régions situées au loin (procul) »7. L’agencement du monde en provinces romaines et satrapies parthes forme l’assise structurale de la Géographie de Ptolémée8. Il convient de rappeler ici que l’objectif de l’ouvrage n’était pas de produire un atlas du monde connu des Anciens, mais d’enseigner les

5 Benet Salway, « Putting the World in Order : Mapping in Roman Texts », Ancient Perspectives : Maps and their Place in Mesopotamia, Egypt, Greece, and Rome, Richard J. A. Talbert (éd.), Chicago, University of Chicago Press, 2012, pp. 193-234 ; sur les liens entre les chorographies hellénistiques et celle de l’époque impériale, voir Pascal Arnaud, « La géographie romaine impériale entre tradition et innovation », La invención de una geografía de la Península Ibérica, Cruz Andreotti, Gonzalo, Patrick Le Roux, Pierre Moret (éds), vol. 2. La época imperial, Málaga-Madrid, CEDMA-Casa de Velázquez, 2007, pp. 13-46. Et Brill’s Companion to Ancient Geography : The Inhabited World in Greek and Roman Tradition, Serena Bianchetti, Michele R. Cataudella, Hans-Joachim Gehrke (éds), Leyde, 2016. 6 Patrick Gautier Dalché, « L’enseignement de la géographie dans l’Antiquité tardive », Klio, 96 (2014), pp. 144182. Y sont mentionnés plusieurs autres documents qui transmettaient des connaissances de base pour non spécialistes sous la forme d’une énumération des provinces : la Notitia dignitatum, la « Liste de Vérone » (c. 314), les Nomina provinciarum omnium de Polemus Silvius (449), ou les divers laterculi énumérant les provinces de l’Empire. 7 Isidore de Séville, Étymologies, livre XIV : de Terra, texte établi, traduit et commenté par Olga Spevak, Paris, Les Belles Lettres, 2011, XIV, 5, § 19. 8 Le terme de « satrapie » est récurrent. Il est inspiré de la désignation des royaumes hellénistiques et des divisions de l’Empire parthe ; il est appliqué le plus souvent aux régions qui ne font pas partie de l’Empire romain.

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procédés mathématiques et astronomiques permettant de construire sa carte9. Composée à la suite de deux manuels, un dédié à l’astronomie (l’Almageste) et un autre à l’astrologie (la Tetrabible), la Géographie était le dernier volet du projet de Ptolémée d’étayer la cohérence mathématique de l’univers. Après une partie introductive qui traite des concepts géographiques et de la construction de la carte du monde par le moyen des projections, le reste de la Géographie (livres 2.9-7.4) consiste en des « délimitations » (περιγραφαὶ) des 87 provinces ou satrapies qui composent celui-ci, réparties par continents (ἤπειροι), 31 en Europe, 12 en Afrique et 44 en Asie10. Les « délimitations » de Ptolémée sont des listes topologiques uniformes qui recouvrent l’appellation, la position et les frontières de la province ou satrapie en question, des éléments de géographie naturelle (montagnes, estuaires, promontoires), la subdivision de chaque province en pays ou territoires de peuples (χῶραι ἤ ἔθνη), et la liste détaillée des villes de chaque province, accompagnées de leurs coordonnées de longitude et de latitude. La récapitulation des provinces est le thème principal de la carte du monde, que l’on pourrait qualifier de carte de provinces ou satrapies du monde habité. En effet, elle expose la composition du monde habité, réparti en 87 provinces, délimitées par leurs frontières et signalées par des lignes droites et même par des couleurs différentes dans la plupart des manuscrits grecs conservés11. Les provinces constituent aussi le principe d’organisation géographique de la série des 26 feuilles de carte qui suivent12. Les raisons avancées par Ptolémée pour la distribution de la carte du monde en une série de 26 feuilles sont exclusivement d’ordre pratique : le nombre de provinces ou satrapies incluses dans chaque feuille de carte dépendait de la quantité de données disponibles13. Par la force de l’habitude, on désigne les 26 feuilles de la carte du monde comme des cartes régionales. Il faut cependant noter que ces groupements, loin d’être fortuits, tiennent souvent compte des idées grecques sur les territoires ethnoculturels14. Cet agencement ethnoculturel est suivi, de manière plus nette pour les régions mieux connues des Anciens, et s’atténue progressivement et s’efface dès qu’on s’éloigne vers le Nord ou l’Orient. Ainsi, à titre d’exemple, les îles Britanniques sont regroupées en une seule carte, tout comme les territoires des peuples germaniques



9 Des atlas aujourd’hui perdus ont dû exister à l’époque de Ptolémée. Cf. Benet Salway, « Putting the World in Order », p. 196. 10 La notion moderne des continents est absente dans la pensée cosmographique avant la découverte du Nouveau Monde. L’Asie, l’Europe et l’Afrique étaient considérées comme des parties de la terre, et non pas des entités fractionnées. Benet Salway, « Putting the World in Order… », pp. 211-216 ; Benjamin Braude, « The Sons of Noah and the Construction of Ethnic and Geographical Identities in the Medieval and Early Modern Periods », William and Mary Quarterly, (1997), pp. 103-142 (p. 109). 11 Provinces et satrapies sont en outre l’objet d’une liste récapitulative qui clôt l’ouvrage, Géographie 8.29, Ἐπιτομή / Conspectus provinciarum. À noter que Stückelberger et Grasshoff considèrent cette liste comme une addition tardive. 12 Dans une autre version de la Géographie, appelée « version B », dont ne subsistent que des copies en grec des xive et xve siècles, les cartes des provinces sont intercalées dans le texte, chacune accompagnant la délimitation appropriée. 13 Ptolémée, Géographie, 8.1.2 et 8.1.4. 14 Christian Jacob, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, Paris, Armand Colin, 1990 ; Francesco Prontera, « Identità etnica, confini e frontiere nel mondo greco. Confini e frontiere nella grecità d’Occidente », Atti del XXXVII convegno di studi sulla Magna Grecia, Taranto, Istituto per la Storia e l’Archeologia della Magna Grecia, 1999, pp. 147-166.

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ou italiens, tout comme les provinces ibériques, gauloises ou grecques. Ptolémée expose sa méthode descriptive dans l’introduction du Livre II : Nous diviserons également ces parties [les continents] par les délimitations des satrapies ou des provinces [qu’elles contiennent]. Fidèles à notre engagement initial, nous allons procéder à notre description en retenant seulement les faits utiles pour la connaissance de la localisation et l’insertion des lieux [sur la carte], laissant les récits foisonnants sur les particularités de chaque peuple, sauf si l’une ou l’autre des opinions reçues exige une brève annotation15. La voie était ouverte. La Géographie proposait la charpente d’une géographie descriptive universelle, et ses descriptions de provinces, avec leurs frontières, leurs peuples et leurs villes, celle des descriptions des pays. Dès son arrivée en Occident à l’aube du xve siècle, l’ouvrage s’intégra sans opposition majeure aux conceptions géographiques alors dominantes, son agencement faisant écho aux traditions géographiques de l’Occident latin, qui suivaient plus ou moins la hiérarchie des divisions et subdivisions spatiales fixées par Isidore16. Ptolémée procurait le canevas descriptif et offrait une forme plus précise des rapports entre les parties et le tout, fait non négligeable car il imprimait aux pratiques descriptives une cohérence de système. Il offrait les concepts, la méthode et les points de repère, ouvrant ainsi le chemin à des descriptions géographiques systématiques, au sens plein du terme. Premières tentatives, débuts du xve siècle Grâce aux travaux de Patrick Gautier Dalché, nous avons une image détaillée des enjeux de la réception de la Géographie en Occident au xve siècle17. Nous savons maintenant que l’ouvrage fut aussitôt assimilé par une culture motivée par des ambitions aussi complexes que variées, qui opéraient simultanément : le désir de comprendre le cadre géographique des textes anciens et le retour prôné par l’humanisme aux faits tels qu’ils étaient enregistrés dans les sources ; l’ambition d’explorer la structure mathématique de l’univers ; l’ouverture des horizons du fait de la prolifération des réseaux de communication et la volonté de confronter les données fournies par les voyageurs et les marins aux autorités antiques afin de renouveler le savoir universel. La Géographie a été aussi impliquée dans les aspirations 15 Ptolémée, Géographie, 2.1.7-8. La traduction s’appuie sur celle, en allemand, par Alfred Stückelberger et Gerd Grasshof (Klaudios Ptolemaios Handbuch der Geographie, 2 vols, Bâle, Schwabe Verlag, 2006) et se démarque de la traduction anglaise due à J. Lennart Berggren et Alexander Jones, qui rendent γεωγραφία par « cartographie du monde » (« world cartography ») et χωρογραφία par « cartographie régionale » (« regional cartography »). Ptolemy’s Geography : An Annotated Translation of the Theoretical Chapters, Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2000. 16 La hiérarchie des divisions et subdivisions spatiales proposée par Isidore distinguait la terra (la terre), les terrae ou loci (pays), les provinciae (provinces), les regiones (régions), et les territorii (territoires). Dans l’ordre isidorien des échelles spatiales, la provincia était considérée comme faisant partie d’une terra (pays). Ainsi, les 87 provinces et satrapies ptoléméennes correspondaient aux provinces de la tradition isidorienne tandis que leurs groupements en 26 cartes « régionales » du viiie livre de la Géographie, correspondaient aux terrae (pays) d’Isidore. Pour ce qui est de la subdivision des provinces ptoléméennes en « pays ou peuples », qui renvoie aux territoires subjacents à l’administration impériale de Rome, elle correspond à son tour aux regiones et aux territorii d’Isidore. 17 Patrick Gautier Dalché, La Géographie de Ptolémée en Occident (ive-xvie siècle), Turnhout, Brepols, 2009.

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politiques de l’époque, surtout la montée des États modernes et leur volonté de s’affirmer et de se légitimer en établissant des liens avec leurs berceaux historiques. La réflexion sur la valeur du modèle ptoléméen pour représenter l’espace à l’échelle globale se manifeste dés la traduction de la Géographie en latin, comme en témoigne le Compendium cosmographiae composé entre 1415 et 1420 par le cardinal Pierre d’Ailly (13501420). Personnalité-clé dans la résorption du Grand Schisme de l’Occident au concile de Constance, savant polygraphe féru de cosmographie, Pierre d’Ailly joua un rôle important dans la diffusion de la Géographie de Ptolémée au nord des Alpes18. Dans sa description du monde incluse dans l’Ymago mundi, qu’il composa en 1410 avant de connaître l’œuvre de Ptolémée, d’Ailly suit l’ordre des pays et des provinces d’après Orose et Isidore de Séville19. En revanche, dans le Compendium cosmographiae composé entre 1415 et 1420, le cardinal résume la Géographie de Ptolémée, cite la liste des provinces du monde et note : « Toutes les provinces de notre terre habitable sont au nombre de quatre-vingt-quatorze. Autant de peuples habitent sous le Zodiaque »20. La confrontation entre les provinces ptoléméennes et les pays modernes ne tardera pas à se manifester dans le même climat culturel. Le cardinal Guillaume Fillastre (13481428) compte parmi les premiers humanistes à s’interroger sur les rapports entre les pays de son temps et les provinces ptoléméennes. Juriste et homme politique important, le cardinal joua aussi un rôle central au concile de Constance. Ses intérêts géographiques sont connus21. Lié au cardinal romain Giordano Orsini et ami proche de Pierre D’Ailly, Guillaume Fillastre rédigea une introduction à l’œuvre géographique de Pomponius Mela, mettant à l’épreuve ses opinions à celles de Pline et de Ptolémée au sujet de l’habitabilité de l’ensemble de la Terre et de la communication des océans. Fillastre possédait une des premières copies connues de la Géographie hors d’Italie, datée d’environ 1427, dans laquelle les cartes sont accompagnées de ses propres descriptions22. Celles-ci consistent en une projection des pays existant à l’aube du xve siècle sur les espaces représentés par chaque carte de Ptolémée. Quand il le peut, le cardinal « traduit » les provinces romaines en leurs équivalents modernes, autrement dit il énumère les régions actuelles situées dans le même

18 Patrick Gautier Dalché, La Géographie de Ptolémée …, pp. 168-172. 19 Pierre d’Ailly, Ymago Mundi, texte latin et traduction française par Edmond Buron, vol. I, Paris, 1930, p. 253 : « Pour la description de ces régions je suivrai principalement Orose dans son livre l’Hormeste du Monde et Isidore au livre 14 des Étymologies parce que ces auteurs ont rapporté brièvement et fidèlement les théories des autres écrivains ». 20 Pierre d’Ailly, Ymago Mundi, vol. 3, [Compendium cosmographiae], Paris, 1930, p. 641. Pierre d’Ailly énumère les 87 provinces ou satrapies de la Géographie mais porte leur nombre à 94, en comptant comme provinces distinctes les deux parties de la Misia et de la Pannonia (inferior et superior), le Chersonesus que Ptolémée enregistrait comme partie de la Thrace, et considère comme deux provinces différentes le Pontus et la Bithinia, ajoute une « autre Bithinia proprement dite » et considère la Paphlagonia et l’Armenia minor comme des provinces, quand Ptolémée les présentait comme des parties de la Cappadocia. 21 Sur Fillastre comme géographe, voir Patrick Gautier Dalché, « L’œuvre géographique du cardinal Fillastre († 1428). Représentation du monde et perceptions de la carte à l’aube des découvertes », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 59 (1992), pp. 319-383), Repris dans Didier Marcotte (éd.), Humanisme et culture géographique à l’époque du concile de Constance. Autour de Guillaume Fillastre. Actes du Colloque de l’Université de Reims, 18-19 novembre 1999, Turnhout, Brepols, 2002, pp. 293-355 ; id., La Géographie de Ptolémée…, pp. 172-178. 22 Nancy, Bibliothèque municipale, 441. Outre les cartes ptoléméennes, la copie de Fillastre contient la carte de l’Europe septentrionale de Claudius Clavus.

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espace. La « traduction » est plus aisée dans les régions qui avaient fait partie de l’Empire romain. Fillastre reconnaît ainsi l’actuelle Anglia dans l’Albion de Ptolémée, les royaumes de Castille, de Léon, du Portugal, de Grenade, l’Aragon et la Catalogne dans la deuxième carte de l’Europe et il divise les provinces romaines de Gallia en régions modernes : « Il y a trois Gallie, la Lugdunensis qui contient l’Aquitania, la Francia et la Britania ; la Belgica qui contient la Normania, la Picardia, la Flandria, la Hanonia, la Hollandia, la Zelandia, la Lothoringia, et la Burgundia ; la Narbonensis qui contient la Lingua Occitana, la Provincia, le Dalphinatus, la Sabaudia et le Venetinum », ce dernier désignant le territoire pontifical du Comtat Venaissin. Il reconnaît la Grecia dans les provinces qui composent la dixième carte de l’Europe et il remplace les peuples qui occupaient les territoires de la Germania magna de Ptolémée par les États de l’Empire : Hungaria, Iussia, Holzacia, Frizia, Marchia, Pomeria, Saxonia, Guelcia, Vathfalia, Mitzena, Slesia, Hassia, Franconia, Boemia, Morauia, Sueuia et Bauaria. En revanche, la « mise à jour » devient plus complexe pour les régions du Nord et de l’Est européen, alors habitées par des peuples installés plusieurs siècles après le temps de Ptolémée, comme dans le cas de l’Europe de l’Est, représentée sur la huitième carte de l’Europe : La huitième carte de l’Europe contient la Sarmatia Europae, c’est-à-dire toutes les régions qui se trouvent au nord de la Germania vers l’Orient, parmi lesquelles la Polonia, la Pruthia, la Lituania et d’autres vastes régions et terres inconnues du Nord, une partie de la Dacia et la Taurica Chersonesus jusqu’au Palus Méotide. Là se situe le fleuve Thanais qui sépare l’Europe de l’Asie dans le nord-est. Elle contient encore la Norvegia, la Suessia et la Rossia, que Ptolémée omet, le golfe Codanus qui sépare la Gemania de la Norvegia et la Suessia, tout comme les autres golfes du Nord qui gèlent chaque année pour le tiers de l’an. Et au-delà de ce golfe est la Grolandia, qui se situe à l’orient de la grande île de Tyle et occupe tout le littoral septentrional jusqu’aux terres inconnues. Ptolémée ne fait aucune mention de tout cela, parce qu’il n’en avait point d’informations. Par conséquent cette huitième carte de l’Europe est bien mieux décrite par celle de Claudius Cymbricus [Claudius Clavus], où il décrit toutes ces régions septentrionales, et qui est [présentée] ici comme carte XI [de l’Europe]23. La projection des territoires modernes sur les provinces de Ptolémée s’applique surtout aux régions de l’Europe ; à quelques exceptions près, elle est abandonnée dans les descriptions des cartes de l’Afrique et de l’Asie, pour lesquelles Fillastre résume les provinces de la Géographie24. La même approche est adoptée dans la liste récapitulative qui clôt le manuscrit (fig. 1)25. Les provinces sont classées sur cinq colonnes, selon leur distribution dans les 26 cartes de la Géographie. Les deux premières colonnes énumèrent

23 Nancy, Bibliothèque municipale 441, fo 174r. 24 Sur la première carte de l’Asie (Asie Mineure), Fillastre résume les provinces ptoléméennes et ajoute : Quas prouincias tenet imperator Turchorum (fo 192r°), et il identifie l’Iberia ptoléméenne à la Tartarie, sur la troisième carte de l’Asie (fo 196r : Et ista est hodie Tartaria). 25 Ibid, fo 212r-215v. La liste est écrite par un autre scribe et sur un parchemin différent de ceux des cartes ou du texte, ce qui indique une addition ultérieure. Quoi qu’il en soit, la liste résume fidèlement les descriptions de Fillastre. Patrick Gautier Dalché, « L’œuvre géographique du cardinal Fillastre », 2002, pp. 299-304.

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Fig. 1. Liste des provinces qui figurent sur les cartes de la Géographie de Ptolémée avec leurs appellations modernes, leurs coordonnées géographiques et les langues parlées dans chacune. Fo 212v-213r de la copie de la Géographie de Ptolémée appartenant au cardinal Guillaume Fillastre. Nancy, Bibliothèque municipale, ms 441.

les appellations des « pays » antiques qui correspondent aux 26 cartes ptoléméennes et leur répartition en provinces26 ; au centre, sont disposés les noms des pays modernes qui correspondent aux provinces ptoléméennes, avec leurs coordonnées géographiques ; et, à droite, figurent les langues parlées dans chaque pays de l’Europe et l’Afrique (specialis, latina, danica, almanica, prucie, greca, arabica, etc.). Cet indicateur de la composition ethnique des pays en question s’arrête en Égypte. L’équivalence entre pays modernes et provinces ptoléméennes se relâche plus on va vers l’Orient, où les provinces ptoléméennes « gardent leurs noms » (retinent nomina sua). Des initiatives voisines se manifestent aussi dans les milieux des géographes et cartographes vénitiens. Déjà, en 1436, l’atlas compilé par le navigateur et cartographe Andrea Bianco complète les matériaux habituels des atlas nautiques (tables trigonométriques, marteloio

26 Ainsi, la neuvième carte de l’Europe représentant le Nord de la péninsule des Balkans est reconnue comme Grecia, la dixième carte de l’Europe (le Sud de la péninsule des Balkans) comme Grecia, Romania, la quatrième carte de l’Afrique comme Ethiopia inf. presb. Iohannis (avec la langue de terre qui unit l’Afrique et l’Asie, nommée India meridionalis) et la seconde carte de l’Asie représentant les provinces du Caucase comme Tartaria.

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Fig. 2. Planisphère ptoléméen. Fo 8 de l’atlas nautique d’Andrea Bianco, Venise, 1436. Biblioteca Nazionale Marciana, MS. Fondo Ant. It. Z.76.

et cartes marines), par une mappemonde circulaire et un planisphère ptoléméen (fig. 2)27. Un effort de compréhension de la leçon de Ptolémée sur la disposition des provinces du monde est en outre tenté par un traité anonyme, produit à Venise à la même époque. Il s’agit d’un manuscrit de 97 folios, composé en dialecte vénitien au cours des années 1430 aujourd’hui conservé à la Biblioteca nazionale Marciana28. Le manuscrit contient les 26 cartes ptoléméennes traduites en dialecte vénitien (fo 48r-72v), précédées d’un traitement singulier des 87 provinces ptoléméennes (fo 3r-46v), et suivies de descriptions géographiques et de traités techniques sur les projections29. L’auteur anonyme affirme

27 Biblioteca Nazionale Marciana, Fondo Ant. It. Z.76 (= 4783). Andrea Bianco, Atlante nautico (1436), éd. Piero Falchetta, Venise, Arsenale Editrice 1993 ; Sebastiano Gentile, « Umanesimo e cartografia : Tolomeo nel secolo XV », Cartografia europea tra primo Rinascimento e fine dell’illuminismo, Accademia toscana di scienze e lettere – la Colombaria, 213), Florence, Leo S. Olschki, 2003, pp. 3-18 ; Marica Milanesi, « Cartografia per un principe senza corte. Venezia nel quattrocento », Atti del convegno I saperi nelle corti, Lausanne novembre 2004, Micrologus, 16 (2008), pp. 189-216 (pp. 207-213) ; Patrick Gautier Dalché, La réception de la Géographie…, pp. 192-195 ; Angelo Cattaneo, Fra Mauro’s Mappa Mundi and Fifteenth-Century Venice, Turnhout, Brepols, 2011, pp. 162-163. 28 Venise, Biblioteca nazionale Marciana, Ms It. VI, 24 (6111). Les folios 93r-95r sont laissés vides. Pour la description du manuscrit, voir Angelo Cattaneo, Fra Mauro’s Mappa Mundi…, pp. 170-180. 29 Une description du monde habité d’après des « scriptori cussì antiqui come moderni » longue de dix folios (fo 73r-82r), une traduction des extraits de la Géographie sur les projections (fo 82v-91v), et une description sommaire de l’Asie d’après Marco Polo (fo 95v-97r). Deux croquis cartographiques de l’Europe et de l’Afrique sont intercalés dans la première partie du manuscrit (fo 30v-31r).

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lui-même que l’objectif de son travail est de « voir et comprendre la division véritable [du monde habité] et voir tous les lieux et provinces »30. Le volume s’ouvre (fo 1r-2v) sur la liste des provinces du monde : Voici toutes les provinces indiquées par Ptolémée avec leurs longitudes et latitudes. Par la suite je montrerai la répartition de chaque partie des terres, en présentant chaque partie par elle-même, afin que chaque chose que nous souhaitons voir soit plus claire ; puis je les unirai ensemble, montrant la description universelle du monde. Et dans chaque partie, là où il y a une †, ce sera le centre de la province ; puis autour de cette croix je placerai les terres, les lieux et les rivières les plus importants de ladite province31. À la liste des provinces succèdent les 87 provinces de la Géographie, chacune comportant une description sommaire, accompagnée de deux croquis schématiques inspirés des cartes marines, l’un montrant la position et les contours de chaque province avec les noms de lieux actuels les plus importants, et l’autre l’emplacement de chaque province dans la partie du monde correspondante, marqué par une croix32. La terminologie est encore hésitante et confuse. Provinces, terres et parties du monde se confondent, l’Europe est la prima parte du monde (fo 3v) et l’Asie la terza provintia de l’universo (fo 32r). Les descriptions des provinces sont fort sommaires et contiennent des annotations astrologiques. Les noms des provinces sont exclusivement ceux de Ptolémée pour l’Afrique et l’Asie, tandis qu’en Europe les provinces romaines s’identifient aux pays modernes, souvent de manière approximative ou aléatoire. Outre les identifications évidentes pour les provinces de l’Espagne, de la France, de l’Italie ou de l’Allemagne, l’anonyme vénitien reconnaît la Prusse dans la Pannonia superior, la Bohème dans la Missia superior, la Hongrie dans le pays des Jacige Metanasti, le Gotland dans la Chersonesus, la Grèce dans l’Epirus et l’Achaia33. Le traitement singulier des provinces ptoléméennes est complété par la récapitulation des provinces en une « description universelle du monde », qui s’effectue au moyen d’un planisphère ptoléméen et d’une mappemonde circulaire aujourd’hui perdue (fo 47r-48)34. Tout témoigne du travail d’un astrologue : les annotations concernant l’influence des astres sur les régions du monde et leurs habitants, inspirées de la lecture de la Tetrabible35 ; 30 fo 1r : « Per tanto, con quello fermo studio a me fia possibile, la descriptione del mondo con le sue parti sone, vogliendo a voi per vostra complacentia redure… » Cité par Angleo Cattaneo, Fra Mauro’s Mappa Mundi…, p. 174, note 53 ; fo 1r : « L’universo adunque se divide in tre parte zoe Europa, Affrica, et Asia, de le quale per ordene procedendo con piena declaratione tocherò figurando le ditte tre parte nella figura seguente aciò che per chiara evidentia possiate vedere e intendere la vera divisione e vedere tutti luochi e provincie in chadauna de le parte che si contiene ». Cité par Marica Milanesi, « Cartografia per un principe senza corte… », p. 213, note 85. 31 fo 3ra. Cité par Angelo Cataneo, Fra Mauro’s Mappa Mundi…, p. 174 et p. 180. 32 Marica Milanesi, « Cartografia per un principe senza corte… », p. 213. 33 D’après la transcription de la liste des provinces par Angelo Cattaneo, Fra Mauro’s Mappa Mundi…, pp. 355-356. 34 La mappemonde a disparu du manuscrit depuis 1926. Sa reproduction publiée par Konrad Kretschmer (Die Entdeckung Amerika’s in ihrer Bedeutung für die Geschichte des Weltbildes, Berlin, W. H. Kühl, 1892, Atlas, planche 3, no 13) nous amène à déduire qu’elle avait subi l’influence de Ptolémée, étant une des rares œuvres de ce genre à présenter l’océan Indien fermé par des terres (Chet van Duzer, « Benedetto Cotrugli’s Lost Mappamundi Found – Three Times », Imago Mundi, 65 (2013), pp. 1-14 (p. 11, note 34). 35 La géographie astrologique faisait partie des sujets traités par Ptolémée dans la Tetrabible, ouvrage connu en Occident par de nombreuses traductions latines de l’arabe et du grec, dont la plus populaire était due à Platon de Tivoli (1138). L’ouvrage résume les croyances des Anciens sur le déterminisme géographique astrologique

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l’estimation de la longitude et de la latitude du « centre » de chaque province, absentes chez Ptolémée et évaluées sans doute à partir d’une carte ptoléméenne, renvoie aux pratiques astrologiques en usage pour émettre les pronostics annuels pour les pays du monde36. Reste un dernier document à mentionner parmi les premières tentatives de représenter la géographie politique moderne sur la trame ptoléméenne : une version manuscrite de la Géographie de Ptolémée d’origine vénitienne, conservée à la British Library37. Marica Milanesi qui a étudié le manuscrit considère qu’il a été compilé autour de 1440 par un proche d’Andrea Bianco, probablement un membre de son atelier38. Le volume comprend le texte de la Géographie dans la traduction latine de Manuel Chrysoloras et Iacopo d’Angelo, tandis que les 26 cartes ptoléméennes sont remplacées par 18 cartes modernes pour la plus part intercalées dans le texte et dressées d’après les cartes marines. L’ordre des matières dans le texte de Ptolémée est en outre altéré au livre III, avec le transfert des provinces grecques après la description de l’Italie, quand Ptolémée les plaçait à la fin des provinces de l’Europe orientale. On remarque aussi des interventions au début de la description de certaines régions, où les appellations modernes sont ajoutées39. Le compilateur du manuscrit n’est pas un savant, comme en témoignent les nombreuses erreurs dans la transcription du texte. Sa connaissance limitée du latin ne l’a pas empêché pour autant de lire attentivement le texte. Dans sa carte de l’Asie centrale et orientale (fo 98v-99r), une vignette imposante montre la Turris lapidea mentionnée par Ptolémée40, la tour en pierre située sur les hauteurs du Pamir, étape à mi-chemin sur la route de la soie empruntée par les commerçants, dont les itinéraires ont permis à Marin de Tyr de calculer la longueur de la terre. Cette vignette ainsi que celle des colonnes d’Hercule constituent les seules illustrations de l’ouvrage. Les 18 cartes du manuscrit présentent de manière fort éclectique les pays du monde tels qu’ils étaient connus en Occident au milieu du xve siècle. Les 13 premières couvrent les pays de l’Europe méditerranéenne et occidentale et sont intercalées dans le texte après des descriptions correspondantes, à la manière de la version dite « B » de la Géographie41 ;

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et décrit l’influence des planètes et des signes sur le caractère des habitants de chaque région du monde. Cf. S. Jim Tester, A History of Western Astrology, Woodbridge, Boydell Press, 1987, pp. 151-154. Plusieurs tables astrologiques du xve siècle survivent, avec des prévisions pour des régions de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, comme celles composées par Paolo dall Pozo Toscanelli ou Giovanni Pontano. Cf. Georges Tolias « The World under the Stars : Astrological Geography and the Bologna 1477 Edition of Ptolemy’s Cosmographia », Imago Mundi, 71-72 (2019), pp. 125-150 (p. 148, n. 63). British Library, ms. Harley 3686. Il se compose de 101 folios sur papier. Marica Milanesi, « A Forgotten Ptolemy : Harley Codex 3686 in the British Library », Imago Mundi, 48 (1996), pp. 43-64. Londres, British Library, Harley 3686, fo 12r : Insula Ybernie que Irlanda appellatur… ; fo 13r : Albionis insule Britaninie situs quae nunc Anglia et Scotia appellatur… ; fo 15r : Ispanie situs. Ispanie que apud grecos Yberia dicitur, tres regiones sunt, Betica, Lusitanica ac Taraconensis… ; fo 20r : Celtogalatie situs que Galia dicitur aut Francie… ; fo 31v : Insula Cyrnus que Corsica appellatur…, etc. Géographie 1, 14, 4-5. On retrouve la vignette sur la carte VII de l’Asie, dans l’édition de la Géographie par Sebastian Münster, Bâle, H. Petri, 1540. De cette version plus analytique et d’un format plus réduit, on ne connaît que des copies en grec. Les cartes sont au nombre de 64 au lieu de 26 et sont réparties dans les livres II-VII, placées après les descriptions appropriées. Dans les manuscrits de la « version B », l’Europe est divisée en 30 provinces et 24 cartes (sont réunies en une seule carte la Rhétique et la Norique, les deux Pannonies, l’Italie et la Corse, et la Iazygie, la Dacie, la Mysie inférieure et la Mysie supérieure), la Lybie est divisée en huit provinces et huit cartes, et l’Asie en 44 provinces ou satrapies et 31 cartes (sont réunies en une seule carte l’Asie propre et la Lycie, la Galatie

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les 5 autres sont regroupées à la fin du manuscrit42. Elles ne comportent pas de graduation de longitude ou latitude mais présentent les contours des régions et la répartition de chacune d’elles en provinces dont les frontières sont marquées par des lignes pointillées à l’encre rouge. La projection des pays existant au milieu du xve siècle sur les provinces de Ptolémée est plus réussie pour les régions qui, jadis, faisant partie de l’Empire romain : la péninsule Ibérique (fo 15r), la France (fo 20r, fig. 3), l’Italie (fo 28v-29r), les Balkans (fo 34v et 41v). En revanche, les provinces modernes sont absentes et la nomenclature reste exclusivement ptoléméenne sur les cartes des régions de l’Asie (fo 98r et 98v-99r), tout comme sur l’unique carte consacrée à l’Afrique (fo 99v) qui correspond à la première carte de l’Afrique de Ptolémée. L’auteur anonyme y nomme seulement la Mauritania Tingitana et laisse muettes les provinces voisines, dont il trace soigneusement les frontières. Comme dans les descriptions du cardinal Fillastre, le travail de projection des réalités territoriales modernes sur le canevas ptoléméen est plus ardu pour les régions de l’Europe du Nord et de l’Est. Là, les provinces ptoléméennes reculent, pour laisser la place aux États modernes. Ainsi, sur les cartes de l’Europe du Nord (fo 23v et fo 100r), la Germania magna de Ptolémée est identifiée à l’Allemagne (Germania nunc Alamagna dicitur), et elle est divisée en pays modernes : le Danemark (Regnum Dane seu Dinamarche), la Frise (Regnum Frigie), la Suède (Regnum Suetie), la Poméranie (Pumeren). La même démarche est adoptée pour la carte du Nord-Est européen, une des plus intéressantes du manuscrit (fo 100v-101r). Sur le fond de la Sarmatia europeana de Ptolémée (Sarmatia Europae), s’inscrivent les territoires de l’Union polono-lituanienne et des pays voisins : la Pologne (Polana) et la Lituanie (Litogna), puis l’État teutonique de la Prusse (provincia Prussia), le royaume de Hongrie (Ungaria), la grande principauté de Moscovie (provincia Russia), la région de Kherson (Chersonesu), le Khanat de Crimée (provincia Tana), la principauté de Valachie (Valachia). Les frontières entre les pays ne sont pas marquées, en raison de leur instabilité selon toute probabilité, résultant des conflits permanents entre l’Ordre teutonique, les Lithuaniens, les Polonais et les Russes. Les rivalités sont suggérées par la mention de deux villes antagonistes au milieu de la carte, la Lanbrech civitas polana et la Guistula civitas rossia, sans démarcation de frontière entre elles. Les œuvres que nous venons d’examiner témoignent que les lectures politiques de la Géographie étaient initiées dès la première moitié du xve siècle, dans des milieux variés qui cherchent à restituer une image ordonnée des pays de leurs temps. Les auteurs trouvent dans la représentation à la fois textuelle et graphique des provinces ptoléméennes un moyen pour représenter de manière homogène et ordonnée les territoires politiques du début du xve siècle. La disposition des pays du monde et leurs rapports avec les provinces romaines et la Pamphylie, la Cappadoce et la Cilicie, la Colchide et l’Ibérie, la Syrie et la Palestine, l’Arabie déserte et la Babylonie, la Parthie et la Carmanie, l’Hyrcanie et la Margiane, la Bactriane et la Sogdiane, l’Inde au-delà du Gange ainsi que la Chine, l’Arie, la Paropamisade, la Drangiane et l’Arachosie). 42 Il a été suggéré que le regroupement de ces cinq cartes à la fin du volume serait dû à l’incapacité du relieur de la fin du xixe siècle à reconnaître les régions qui y sont représentées (Marica Milanesi, « A Forgotten Ptolemy… », p. 45) Toutefois, celles-ci sont dessinées sur le recto et le verso de quatre folios successifs (fo 98-101) et deux d’entre elles, celle de l’Asie centrale et orientale et celle de l’Europe orientale (fo 98v-99r et fo 100v-101r, respectivement), occupent deux folios. Nous pouvons en déduire que ces cinq cartes ont été regroupées en fin de volume dès l’origine, parce qu’elles ne correspondaient pas aux découpages de Ptolémée.

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Fig. 3. « Celtogalatie situs que Egalia dicitur… ». Carte moderne de la France avec les frontières de ses provinces signalées par des lignes pointillées à l’encre rouge. Fo 20r de la Géographie de Ptolémée, Venise, second quart du XVe siècle. Londres, British Library Harley MS 3686.

est l’élément central de la lecture de la Géographie que propose Guillaume Fillastre. Ses descriptions sommaires préludent aux synthèses géographiques des humanistes de la seconde moitié du siècle, qui recourent à la Géographie de Ptolémée afin de procéder à une représentation structurée du monde actuel. Les motivations du cardinal sont aussi bien savantes et politiques. Le journal qu’il a tenu lors du concile de Constance dévoile une connaissance profonde des équilibres politiques en Occident tout comme ses missions diplomatiques ultérieures pour consolider l’unité chrétienne43. Les intérêts d’Andrea Bianco et des auteurs de deux atlas anonymes sont plutôt d’ordre pratique. Nous avons affaire à des astrologues ou à des cartographes marins qui ont acquis, soit par la pratique de la marine, soit dans les facultés de médecine de Bologne ou de Padoue, les connaissances 43 En grande partie édité par Heinrich Finke, Forschungen und Quellen zur Geschichte des Konstanzer Konzils, Paderborn, 1889, I. pp. 163-242. Sur ses missions, Noël Valois, La France et le Grand Schisme d’Occident, vol. IV, Paris, 1902, pp. 427-432 et Hélène Millet, « Guillaume Fillastre : esquisse biographique », in Humanisme et culture géographique à l’époque du concile de Constance…, pp. 7-24.

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nécessaires pour pouvoir suivre la méthode de Ptolémée. Ils ont trouvé dans la Géographie de Ptolémée un outil pour représenter la géographie politique de leur temps, nécessaire aussi bien au commerce qu’à l’astrologie judiciaire. Le transfert de la Géographie du monde des savants à celui des praticiens ne doit pas surprendre. Les clivages n’étaient pas si nets entre les milieux professionnels et savants, même si, en 1423, Petrus noster, un astrologue vénitien, a fait sourire les humanistes en prétendant avoir corrigé le système de coordonnées de Ptolémée44. La connaissance des coordonnées était indispensable à l’art de la divination et l’expertise des astrologues était bien établie au xve siècle. Les pronostics annuels contenaient des prévisions pour plusieurs pays de l’Orient et de l’Occident, et les astrologues assuraient souvent le rôle de conseiller politique dans les cours italiennes, britanniques ou allemandes45. La Géographie avait ainsi attiré aussitôt l’attention des astrologues. Avec les coordonnées de quelques 8 000 localités reparties sur l’ensemble du monde habité, l’ouvrage était bien plus utile que les Tables faciles de Ptolémée avec leurs 400 coordonnées. En 1466, Borso d’Este demanda l’avis de ses astrologues sur l’exactitude de la copie présentée par Nicolaus Germanus et, un peu plus tard, ceux de la cour de Ferrare et de Bologne entreprirent la première édition complète de la Géographie de Ptolémée (1477)46. D’autre part, l’expertise des cartographes navigateurs en matière géographique était reconnue. Les humanistes et les hommes de pouvoir recouraient aux cartes marines et, vers 1457-1459, Andrea Bianco collabora avec Fra’ Mauro à la production d’une mappemonde pour le roi du Portugal, Afonso V47. Cette approche syncrétique, à la fois empirique et savante, fut aussi adoptée par Benedetto Cotrugli. Le traité de navigation compilé par ce dernier en 1464-1465 incluait une récapitulation des provinces de la Géographie et était illustré d’une mappemonde circulaire avec la liste des provinces ptoléméennes48. La présence concomitante de la mappemonde et du planisphère dans plusieurs œuvres témoigne, en outre, que les deux systèmes de représentation n’étaient pas en compétition, mais fonctionnaient de manière complémentaire, donnant lieu à une grande variété d’hybridations49. Le statut normatif dont jouissait la Géographie à Venise au milieu du xve siècle, en particulier au sujet de la disposition du monde, est confirmé par un témoignage négatif. Sur sa mappemonde réalisée entre 1448-1458, Fra’ Mauro refuse de suivre la Géographie qu’il juge imparfaite, surtout pour les provinces situées aux latitudes extrêmes du monde

44 Marica Milanesi, « Cartografia per un principe senza corte »,… pp. 213-214 ; Angelo Cattaneo, Fra Mauro’s Mappa Mundi…, p. 173 ; Patrick Gautier Dalché, La réception de la Géographie…, pp. 204-205. 45 Hillary M. Carey, Courting Disaster : Astrology at the English Court and University in the Later Middle Ages, New York, St. Martin’s Press, 1992 ; Monica Azzolini, The Duke and the Stars : Astrology and Politics in Renaissance Milan, Cambridge, Harvard University Press, 2013. 46 George Tolias, « The World under the Stars ». 47 Angelo Cattaneo, Fra Mauro’s Mappa Mundi…, p. 42 et pp. 48-56. Voir aussi Piero Falchetta, « Marinai, mercanti, cartografi e pittori. Ricerche sulla cartografia nautica a Venezia (sec. XIV-XV) », Ateneo Veneto, 182 (1995), pp. 7-109. 48 Van Duzer, « Benedetto Cotrugli’s Lost Mappamundi ». 49 Comme l’addition à l’édition de la Géographie de 1486 d’un traité intitulé Locorum ac mirabilium mundi descriptio, qui reproduit la description du monde d’Isidore de Séville et de Rabanus Maurus Magnentius. Margriet Hoogvliet, « The Medieval Texts of the 1486 Ptolemy Edition by Johann Reger of Ulm », Imago Mundi, 54 (2002), pp. 7-18.

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habité50, mais aussi pour celles situées aux latitudes bien connues des anciens. Fra’ Mauro se moque des divisions abstraites de la terre51, repère les contradictions de Ptolémée52, et récuse l’ancienneté de ses provinces : la Perse, par exemple, est alors bien plus étendue que dans la Géographie et se divise en plusieurs « royaumes » ; bon nombre de provinces de l’Asie mentionnées par Ptolémée n’existent plus ; personne ne connaît plus la Mauretania Caesariensis, ni ne sait si elle correspond au Maroc actuel53. Cependant, même de manière négative, les provinces de Ptolémée le préoccupent constamment, elles constituent la référence à laquelle le cartographe vénitien se sent obligé de se mesurer. Dans le fond de sa pensée, les provinces n’avaient pas de sens véritable, elles étaient une convention trop uniforme et abstraite pour décrire la variété des régions du monde. Il consent, pourtant, et signale d’un p [province] les noms des pays, sachant qu’il s’agit d’une solution pratique, « juste pour donner forme à la description des régions et à la diversité des peuples »54. Biondo et Pie II, 1448-1461 Le tournant décisif de la réflexion sur l’agencement politique de l’espace, la définition de ses unités constituantes et leurs rapports avec celles des temps révolus se manifeste à Rome à la seconde moitié du XVe siècle. Il est à l’œuvre dans trois grandes synthèses historiques et géographiques, l’Italia illustrata de Biondo Flavio et le De Europa et l’Asia d’Enea Silvio Piccolomini. Secrétaire de la curie romaine pendant les trente dernières années de sa vie, Biondo Flavio (1392-1463) contribua au mouvement de récupération de l’Antiquité, mais aussi à la réflexion sur l’identité italienne et à la légitimation de la papauté comme légataire de l’Empire romain. L’Italia illustrata est décrite par son auteur comme une description à la fois géographique et historique de l’Italie de l’époque républicaine jusqu’à la renaissance des lettres, une énumération de ses hommes illustres et un abrégé de son histoire55. Il s’agit d’une synthèse historiographique et géographique d’une grande originalité, composée entre 1448 et 1458 qui propose une histoire des régions italiennes

50 « … si j’avais voulu respecter ses méridiens, ses parallèles et ses degrés, j’aurais dû laisser plusieurs provinces dans l’exposé de la partie connue du monde, que Ptolémée ne mentionne point, surtout dans les latitudes extrêmes, dans le nord ou dans le sud, où il mentionne des terrae incognitae, parce qu’elles n’étaient pas connues en son temps ». Piero Falchetta, Fra Mauro’s World Map, Turnhout, Brepols, 2006, p. 711 (no 2892). 51 Ibid., p. 637 (no 2489) : « Habi men bisogno de linea imaginaria. » 52 Au sujet de l’Égypte orientale, que Ptolémée place ailleurs en Asie et ailleurs en Afrique. Fra Mauro’s World Map, p. 395 (no 1077). 53 Ibid., p. 471 (no 1490), p. 453 (no 1405) et p. 401 (no 1117) respectivement. 54 Ibid., p. 697 (no 2828) : « … j’ai signalé presque partout −à l’exception des endroits les plus petits – à l’aide d’une province, juste pour donner forme à la description des régions et à la diversité des peuples. Quant à ceux qui trouveraient à redire au fait que sont signalées des provinces autres que celles indiquées par Ptolémée […] et que ne figurent pas tous les noms de provinces donnés par Ptolémée, qui dit qu’il y en a 94, qu’ils sachent que je n’aurais pas pu les mettre toutes et même pas sous les noms qu’il utilise, car ils sont différents aujourd’hui. Pourtant, je pense que j’ai inclus toutes ses provinces sous des noms différents, et même certaines qui sont inconnues de lui… ». Fra’ Mauro évalue les provinces de la Géographie en 94, comme l’avait fait Pierre d’Ailly (cf. supra note 20). 55 Italia illustrata, Praefatio § 9, éd. Catherine J. Gastner, New York, Global Academic Publishing, 2005, p. 8. Ottavio Clavuot, Biondos ‘Italia illustrata’ : Summa oder Neuschöpfung ? Über die Arbeitsmethoden eines Humanisten, Bibliothek des Deutschen Historischen Instituts in Rom, 69, Tübingen, De Gruyter, 1990.

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depuis les conquêtes de la République romaine jusqu’au xve siècle et aborde ainsi des questions politiques cruciales, comme les relations entre la papauté et l’Empire après Charlemagne ou les divisions internes entre les pouvoirs séculiers de la péninsule et le Saint-Siège56. La perspective à la fois historique et géographique de Biondo est redevable à la conception de la géographie par Strabon, dont la traduction par Guarino Veronese et Gregorio Tifernate était alors en cours57. Composée au siècle d’Auguste, l’œuvre est une vaste synthèse géographique et historique, déployée sur dix-sept livres et destinée aux élites administratives de l’Empire romain. L’assise structurale de l’ouvrage est la même que celle de la Géographie de Ptolémée ou des livres géographiques de la Naturalis historia de Pline, à savoir les provinces de l’Empire romain à son apogée et les pays qui l’entourent, regroupés en régions ethnoculturelles. Inspiré par les notions stoïciennes sur le caractère providentiel de la Nature, Strabon conçoit les territoires comme des théâtres signifiants de l’activité humaine et présente l’évolution des sociétés dans leurs contextes spatiaux, depuis leurs origines mythiques, souvent homériques, jusqu’à son temps58. Biondo connaissait l’œuvre de Strabon, et sa description du Latium (Regio Latina) est composée sur la trame de la description du géographe grec59. Il connaissait aussi la Géographie de Ptolémée et il y recourt pour élucider des questions relatives à l’emplacement ou à l’appellation des villes antiques60. Cependant, l’agencement de l’Italie proposé par Strabon et Ptolémée sur la base des territoires des peuples ne lui convient pas. Cet agencement reflétait en effet, la situation de la péninsule pendant la guerre civile italique et ne correspondait pas à l’état des choses de l’époque. Dans son texte programmatique, Biondo constate les difficultés que comportait sa tentative de mettre en parallèle les territoires anciens et modernes de l’Italie : Il est cependant difficile de diviser proprement les régions et de mettre en ordre les villes, les montagnes et les rivières ; parce qu’il y a eu un changement important dans les lieux, comme on peut le constater à la lecture de l’histoire de Rome. Tite-Live […] utilise des noms de peuples qui non seulement sont inconnus à notre époque, mais qui étaient à peine connus à la sienne […] C’est une tâche terrible et sans fin de traiter des noms et des lieux qui sont perdus pour nous aujourd’hui, mais qui figurent dans les récits, d’abord de Strabon, puis de Pline, et dans les descriptions de Pomponius Mela et de Ptolémée… »61.

56 Biondo revient systématiquement sur ces questions dans les descriptions historiques de chaque région. Pour une évaluation synthétique et sommaire des vues politiques de Biondo, voir Thomas James Dandelet, The Renaissance of Empire in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, pp. 50-54. 57 Entre 1453 et 1458. Patrick Gautier Dalché, « Strabo’s Reception in the West (Fifteenth-Sixteenth Centuries) », The Routledge Companion to Strabo, Daniela Dueck (éd.), Abingdon – New York, Routledge, 2017, pp. 367-384. 58 Myrto Hatzimichali, « Strabo’s philosophy and Stoicism », The Routledge Companion to Strabo…, pp. 9-21. 59 Catherine J. Castner, « The Fortuna of Biondo Flavio’s Italia Illustrata », A New sense of the Past : The Scholarship of Biondo Flavio (1392-1463), Angelo Mazzocco, Marc Laureys (éds), Supplementa humanistica lovaniensia 39, Louvain, Leuven University Press, 2016, pp. 177-198 (p. 179). 60 Patrick Gautier Dalché, La Géographie de Ptolémée…, pp. 164-165. 61 Biondo Flavio, Italia illustrata, Praefatio § 9-10, 2005, p. 4.

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Biondo conçoit ainsi un arrangement nouveau en 18 regiones, inspiré de l’organisation de la péninsule en 11 regiones, imposée par Auguste après la guerre civile, et suivie par Pline dans sa propre description de l’Italie62. Les regiones de Biondo ne sont ni antiques ni modernes, elles associent des éléments des regiones augustéennes, des diocèses ecclésiastiques et des États italiens du xve siècle63. Biondo est conscient du fait que cet agencement est une solution au problème posé par les changements successifs survenus au cours d’une histoire plus que millénaire. Ses regiones sont des vocabula accomodatoria, des appellations commodes pour son projet et reconnaissables par ses lecteurs, un choix possible parmi d’autres64. Le traitement des matériaux historiques sur un canevas géographique est à l’œuvre dans les deux compositions d’Enea Silvio Piccolomini (1405-1464), élu pape sous le nom de Pie II (1358-1464)65. Les priorités d’ordre politique sont manifestes et attendues dans les ouvrages historiques et géographiques d’Enea Silvio dont la longue carrière diplomatique au service de l’empereur ou du pape visait à résoudre les tensions entre les puissances européennes et dont le pontificat entendait raviver l’idée de l’unité chrétienne et ranimer l’esprit de croisade, la défense de la chrétienté face à l’avancée des Ottomans66. De fait, les objectifs politiques constituent le fondement de ses deux compositions, le De Europa, écrit l’année de son élection au Saint-Siège (1458) et l’Asia, rédigée l’année de la chute de l’empire de Trébizonde (1461). Comme Biondo, Pie II élabore son propre ordre géographique. Le De Europa commence par les régions de l’Europe orientale menacées ou conquises par les Ottomans. L’origine des Turcs et les grandes batailles qui avaient marqué leur progression constituent des chapitres particuliers de sa narration. Puis il se tourne vers les pays de l’Europe centrale et septentrionale et poursuit avec la description des pays de l’Europe occidentale et méridionale pour aboutir à l’Italie. Pour la description de l’Asie, Enea Silvio adopte

62 Rudi Thomsen, « The Italic Regions from Augustus to the Lombard invasions », Classica et Mediaevalia, dissertationes IV, Copenhague 1947, pp. 17-144 ; Claude Nicolet, « L’origine des ‘regiones Italiae’ augustéennes », Cahiers du Centre G. Giotz 2 (1991), pp. 82-95. La description des 11 regiones italiques couvre les chapitres VI-IX du livre III de la Naruralis historia. 63 Ida Mastrorosa, « La ‘rinascita’ umanistica dell’Italia augustea : geografia dei confini e storia politica in Biondo Flavio », Da Flavio Biondo a Leandro Alberti, corografia e antiquaria tra quattro e cinquecento. Atti del Convegno di Studi, Foggia, 2 febbraio 2006, Bari, Editrice Adriatica, 2009, pp. 181-212. 64 Biondo Flavio, Italia illustrata, Praefatio § 9-10, (2005, p. 6) : Par etiam affert hac in descriptione incomodum divisionis nominationisque regionum mutatio, ter quaterque in alibus, et in quibusdam pluries facta, adeo ut solae Etruriae vestusta cum finibus suis et integra manserit appellatio. Qua mob rem octo et decem regionibus, in quot Italiam sine insulis commode divisam esse iudicavimus, describendis, illa ex multis sequemur vocabula, quae cum in aetate nostra sint notoria, tum nostrae intentioni accomodatoria videbuntur. Voir aussi Jeffrey A. White, « Chorography as Culture : Biondo Flavio and Leandro Alberti », Commentaria Classica, 6 (2019), pp. 61-84 (pp. 63-64). 65 Eugenio Garin, « Enea Silvio Piccolomini », Ritratti di umanisti, Milano, Bompiani, 1996, pp. 9-39. 66 Barbara Baldi, « Pio II e le trasformazioni dell’Europa cristiana : (1457-1464) », Milan, Unicopli, 2006 ; ead., « Geografia, storia e politica nel ‘De Europa’ di Enea Silvio Piccolomini », Pio II umanista europeo : atti del XVII convegno internazionale, Chianciano – Pienza 18-21 luglio 2005, Luisa Rotondi Secchi Tarugi (éd.), Florence, Cesati, 2007, pp. 199-215 ; Luigi Guerrini, « Geografia e politica in Pio II », Nymphilexis. Enea Silvio Piccolomini, l’Umanesimo e la geografia, Rome, Edizioni Shakespeare and Company, 2005, pp. 238-247. Voir aussi Cary N. Nederman, « Humanism and Empire : Aeneas Sylvius Piccolomini, Cicero, and the Imperial Ideal », The Historical Journal, 36 :3 (1993), pp. 499-515 ; Emily O’Brien, « Arms and Letters : Julius Caesar, the Commentaries of Pope Pius II, and the Politicization of Papal Imagery », Renaissance Quarterly, 42 :4 (2009), pp. 1057-1059.

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une trame descriptive inspirée de la géographie de Strabon. Après une introduction géographique générale sur le globe terrestre et ses divisions, il présente la distribution de l’Asie en six parties, trois au nord et trois au sud de la chaîne du Taurus, et commence sa description par l’Extrême-Orient pour aboutir à la description de l’Asie Mineure et de la Chypre des Lusignan. L’ouvrage est complété par une récapitulation historique des peuples qui ont habité l’Asie, de Noé aux Turcs, ainsi que par le portrait de Mithridate Eupator, le roi du Pont qui, depuis l’Asie Mineure, défia Rome au premier siècle av. J.-C. Un second traité sur les Turcs conclut l’ouvrage, dans lequel Pie II, après avoir réfuté la thèse de leur origine troyenne, traite de leur nomadisme belligérant et de la cruauté de leurs mœurs. À la manière de Strabon, le pontife s’emploie à fournir aux élites dirigeantes du monde chrétien des outils de réflexion et d’action67. Son ambition est double. Il tient, d’une part, à recenser les connaissances disponibles afin de décrire les territoires politiques en Europe et en Asie et, d’autre part, il aspire à les légitimer historiquement ou, comme dans le cas des Turcs, à les discréditer68. En d’autres termes, il s’emploie à rattacher les territoires soumis aux pouvoirs politiques modernes à l’héritage antique, surtout celui de l’Empire romain. Si l’agencement du monde n’est pas celui proposé par Ptolémée, il n’en va pas de même pour les éléments qui le composent. Les deux ouvrages de Pie II sont construits sur le canevas structurant des provinces, lesquelles sont le plus souvent celles de la Géographie. L’étude de Nicola Casella a démontré qu’Enea Silvio recourt aux descriptions ptoléméennes des provinces pour puiser leurs délimitations et leur contenu, et utilise les noms de lieux et des peuples de chacune d’entre elles comme une ossature sur laquelle il construit ses descriptions69. Plus systématique en Asie, où les provinces de Ptolémée sont enchâssées dans une séquence géographique plus ou moins strabonienne, le recours aux délimitations ptoléméennes devient plus critique pour les pays mieux connus de l’Europe.70. La délimitation des pays est un point central dans les deux ouvrages de Pie II, l’élément qui leur octroie des attributs de géographie politique et transforme les régions du monde en espaces de pouvoir. Au cours de sa longue carrière de médiateur pour le compte de l’empereur ou du pape, Piccolomini s’impliqua souvent dans les négociations au sujet des

67 Pour les vues de Strabon sur le double rôle de la géographie comme instrument de savoir et d’administration, voir Francesco Prontera, « Il manifesto del geografo antico. Dalla ‘Geografia’ di Strabone », Geografia e geografi nel mondo antico. Guida storica e critica, Francesco Prontera (éd.), Bari, Laterza, 1983, pp. 5-15. 68 Terence Spencer, « Turks and Trojans in the Renaissance », The Modern Language Review, 47-43 (1952), pp. 330-333 ; Christian Peters, « Claiming and Contesting Trojan Ancestry on Both Sides of the Bosporus – Epic Answers to an Ethnographic Dispute in Quattrocento Humanist Poetry », The Quest for an Appropriate Past in Literature, Art and Architecture, Karl A. E. Enenkel, Konrad Adriaan Ottenheym (éds), Leyde, Brill, 2019, pp. 15-46. 69 Nicola Casella, « Pio II tra geografia e storia », Archivio della Società romana di storia patria, 95 (1972), pp. 72-75. 70 Les remarques de Silvio au sujet de la Hongrie et de ses rapports avec la Pannonie ptoléméenne sont évocatrices : « Cette province est appelée par certains Pannonie, comme si les Hongrois avaient succédé aux Pannoniens. En vérité, la Hongrie ne recouvre pas les frontières de la Pannonie, non plus que cette dernière ne s’étendait en largeur autant que la Hongrie de nos jours ». Enee Silvii Piccolominei postea Pii PP.II de Europa, édité par Adrianus van Heck, Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, 2001, p. 27, § 1.

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frontières et fut confronté à la question de leur délimitation71. À la fin de sa description de la Transylvanie, il souligne l’absence de norme et de consensus au sujet des frontières, en exprimant son souhait de ne pas avoir trahi les frontières des pays qu’il décrit, « telles que les lecteurs les conçoivent en esprit, ou comme elles étaient instituées par d’autres ou transmises par les auteurs, anciens comme modernes »72. De même, dans sa description de la Liburnie (alors comprise entre la Croatie du sud et la Bosnie-Herzégovine occidentale), il constate que « les frontières des provinces sont pour la plupart confuses, il n’est pas aisé de se prononcer sur les frontières actuelles, encore moins de démêler celles des Anciens »73. Quelques années plus tard, avec l’Asia, il revient sur la question pour constater l’instabilité des frontières politiques, autrement dit de l’étendue des territoires habités par un peuple dans la longue durée : La division la plus facile est celle qui tient compte soit des peuples, soit des frontières naturelles représentées par les fleuves et les montagnes. En effet, les rois ou les peuples qui se sont rendus maîtres des choses, soit ont étendu les limites des provinces selon leur désir et selon la grandeur de leur empire, soit les ont restreintes ; cette situation, au plus haut degré contraire à la connaissance des lieux, rend les auteurs non seulement obscurs, mais même contradictoires. Il faut néanmoins essayer de ne pas ignorer les nouvelles situations, tout en connaissant dans la mesure du possible celles qui ont été transmises par les Anciens74. L’ instabilité de l’étendue des provinces au cours des siècles le mène à considérer la question à l’échelle des peuples énumérés par Ptolémée à l’intérieur de chaque province. Le choix des peuples comme agent géographique organisateur est renforcé par sa lecture de Strabon qui lui procure d’ailleurs d’amples matériaux ethnographiques et historiques. Ce choix lui permet, en outre, de respecter l’ordre géographique ptoléméen à l’échelle locale, tout en gardant une perspective historique, grâce au suivi des déplacements des peuples et de leur histoire. Est révélateur à cet égard le cas des Francs sur lequel le pontife insiste, du fait qu’il est lié à l’antagonisme entre les rois de France et les empereurs allemands au sujet de l’Empire. S’appuyant sur les textes de Ptolémée, de Strabon et de Jules César, Pie II place les Sicambres, ancêtres présumés des Francs, sur les bouches du Rhin. Il enchaîne, s’appuyant sur le Liber Historiae Francorum et autres chroniqueurs mérovingiens, pour relater leur migration supposée depuis Troie vers la Pannonie et jusqu’à leur installation définitive sur les deux rives du Rhin, en Gaule et en Germanie, la fondation de l’Empire 71 Il avait lui-même participé à la démarcation de la nouvelle frontière entre Venise et l’Autriche, cf. De Europa, 58, I. 2630-2635, p. 95. Cité par Nathalie Bouloux, « La fonction des limites dans la géographie descriptive médiévale », Reconnaître et délimiter l’espace localement au Moyen Âge (Limites et frontières vol. I), Nacima BaronYelles, Stéphane Boisselier, Clément François, Flocel Sabaté (éds), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du septentrion, 2016, pp. 227-248 (p. 244, note 63). 72 De Europa, p. 58 (§ 17) : Dent igitur veniam, aequum censeo, si qui mea scripta legentes, non eos locorum terminos offenderint, quos ipsi vel mente sua coneperunt, vel apud alios invenerunt, que ab aliis accceptimus, seu antiquis seu novis autoribus, incorrupta referimus. 73 De Europa, § 61 : Confusi sunt admodum provinciarum fines, nec expedire nova facile est, nedum quis vetustissima possit absolvere. 74 Enea Silvio Piccolomini, De Asia, éd. Nicola Casella, Rome, Bellinzone 2004, p. 101. Cité et traduit par Patrick Gautier Dalché, « De Pétrarque à Raimondo Marliano : aux origines de la géographie historique », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 79 (2012), pp. 161-191 (p. 177).

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franc et sa division après Charlemagne75. Les peuples de Ptolémée lui servent aussi pour établir des continuités dans le sens inverse, quand il décrit des pays modernes qui n’avaient pas d’équivalent dans le monde antique, spécialement dans l’Europe du Nord-Est comme, par exemple, la Prusse : Ptolémée affirme que sur les rives de la Vistule habitent les Hamaxobes, les Alaunes, les Vénèdes et les Gythones, des peuples barbares qui adoraient des idoles jusqu’au temps de l’empereur Fréderic, deuxième de son nom. Sous son règne, les frères de l’Ordre teutonique qu’on appelle de Sainte-Marie, fuyant la cité chrétienne de Ptolémaïs en Syrie [Saint-Jean-d’Acre], se sont rendus en Germanie ; hommes nobles et habiles aux armes, ils ne sont pas restés inactifs, et ils ont apporté à la Germanie de Fréderic la Prusse voisine, qui refusait le culte du Christ76. Les territoires des peuples deviennent ainsi les agents organisateurs de la composition. La prépondérance de l’ordre spatial aboutit à un changement des principes structurants, que les auteurs doivent standardiser et uniformiser. Biondo opère à l’échelle locale. Il invente une répartition de l’Italie en regiones, inspirée par l’organisation administrative imposée par Auguste et enregistrée par Pline. Pie II opère à l’échelle globale. Il invente sa propre répartition en partie inspirée par Strabon, qui lui offre le cadre général, et recourt à Ptolémée à l’échelle locale, celle des provinces et des peuples qui les habitent. La spatialisation de l’histoire mène à la politisation de la géographie, un processus que nous pouvons suivre d’une composition de Pie II à l’autre. Piccolomini présente le De Europa comme une œuvre historiographique, le récit des « actes les plus mémorables accomplis parmi les Européens et les insulaires qui sont considérés comme chrétiens à l’époque de l’empereur Fréderic III ». La géographie est encore au service de l’histoire. Son but est de livrer son témoignage sur les événements qui ont marqué son temps et non pas de composer une description géographique, comme il le déclare à la fin du premier chapitre consacré à la Hongrie et à la Transylvanie : « Notre propos n’a pas été d’écrire une géographie, mais l’histoire que nous avons composée exige des explications sur les lieux et gagne ainsi en clarté »77. En revanche, le caractère à la fois historique et géographique de l’ouvrage est annoncé dès l’incipit de l’Asia : Pii II pontificis maximi historia rerum ubique gestarum cum locorum descriptione. Les raisons du changement de perspective sont mises en avant dans les premières lignes de l’ouvrage : Nous allons apporter des renseignements nécessaires sur la nature et l’emplacement des lieux et des peuples. Et puisque le terrain des évènements que nous décrivons et où agissent les mortels est la partie habitée du globe terrestre avec les eaux intérieures et celles qui l’encerclent, il est nécessaire de mentionner certaines généralités à ce sujet, avant d’aborder ses parties et l’histoire des lieux78. 75 Enee Silvii Piccolominei postea Pii PP.II de Europa, pp. 153-155. Sur la construction médiévale de l’origine troyenne des Francs, voir Christian Peters, « Claiming and Contesting Trojan Ancestry », p. 17, n. 7. 76 De Europa, pp. 121-122. 77 De Europa § 17 (p. 58). 78 Eneas Silvio Piccolomini (Papa Pio II), Descripciòn de Asia, édité et traduit par Domingo F. Sanz, Consejo superior de investigaciones scientificas, Madrid 2010, p. 104 (Préface l. 12-16).

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La conception strabonienne de l’espace comme terrain de l’action humaine et l’exposé de « la nature et de l’emplacement des lieux et des peuples » mettent en avant une compréhension à la fois historique et politique de l’espace habité79. C’est un réajustement conceptuel décisif qui convertit les régions du monde en espaces de pouvoir, réel ou imaginé80. Diffusion du modèle à la fin du xve siècle L’histoire des lieux et des peuples de Pie II ouvrait à la géographie les abondantes ressources de l’historiographie et offrait à l’historiographie son assise spatiale. Déjà dans l’immédiat, l’évêque de Lucera, Pietro Ranzano (1428-1492), actif à la cour aragonaise de Naples et ami proche de Pie II, se consacre à la compilation des Annales omnium temporum (1450-1480), une chronique universelle arrangée sur la trame spatiale des provinces ptoléméennes81. Avec une multitude de sources à l’appui, Ranzano s’emploie à élucider la toponymie et l’organisation de l’espace antique et moderne qu’il traite comme deux étapes successives de l’histoire des lieux. Il recourt aux cartes renommées (nobilibus tabulis) de Ptolémée « qui mettent devant nos yeux le monde ancien » et s’en sert comme matrice pour décrire l’état actuel de chaque contrée82. Au même moment, à Florence, Francesco Berlinghieri compose en terza rima et en dialecte toscan les Septe giornate della geografia (rédigés entre 1465 et 1479, publiés en 1482)83. L’ouvrage est un remaniement de la Géographie conçu selon « les distinctions des cartes de Ptolémée »84. Berlinghieri ajoute aux noms de lieux énumérés dans la Géographie des informations de toutes sortes puisées dans la littérature ancienne et moderne et, quand il le peut, les appellations actuelles. Il répartit les cartes en six dossiers intercalés dans le texte, parmi lesquelles on trouve quatre

79 Strabon 1.16 : « la géographie répond surtout aux besoins politiques. La mer et la terre que nous habitons sont le terrain de nos actions ; terrain restreint des actions restreintes et plus ample des grandes actions ; la terre entière que nous appelons proprement l’œcoumène est le terrain immense des très grandes actions ». 80 Rolando Montecalvo, « The New Landesgschichte : Aeneas Silvius Piccolomini on Austria and Bohemia », Pius II. El più expeditivo pontifice : Selected Studies on Aeneas Silvius Piccolomini (1404-1464), Zweder von Martel, Arjo J. Vanderjagt (éds), Leyde, Brill, 2003, pp. 55-86 ; Georges Tolias, « The Ruined City Restored : Athens and the Fabric of Greece in Renaissance Geography », Ottoman Athens : Archaeology, Topography, History, Maria Georgopoulou, Konstantinos Thanasakis (éds), Athènes, Gennadius Labrary, 2019, pp. 23-47 (pp. 24-26). 81 Patrick Gautier Dalché, La Géographie de Ptolémée…, pp. 263-266. Ranzano se sert principalement des cartes de la Géographie et prend comme repères les lignes des frontières qu’elles présentent. Outre les Annales omnium temporum, Ranzano composa une description historique de Palerme (Delle origini e vicende di Palermo, éditée par Leonardo Sciascia Delle cose di Sicilia. Testi inediti e rari, vol. II, Palerme, 1982, pp. 39-77), une autre de la Hongrie compilée en 1488 à la demande de la reine de Naples, qui a été incluse dans les Annales (Epithoma rerum Hungaricarum). Elle a été publiée à Turnaw en 1579 et éditée par Petrus Kulcsar, Budapest, 1977). Les livres dédiés à l’Italie des Annales ont été édités par Adele di Lorenzo et al., Descriptio totius Italiae (Annales, XIV-XV), Florence, 2007). 82 Pietro Ranzano, Epitome Rerum Hungaricarum, Ternaviae, Lukács Pécsi, 1579, C6r. 83 Roberto Almagià, « Osservazioni sull’opera geographica di Francesco Berlinghieri », Archivio della Reale Deputazione romana di storia patria, 68 (1945), pp. 211-255 ; Patrick Gautier Dalché, La Géographie de Ptolémée…, pp. 252-255. 84 Geographia di Francesco Berlinghieri fiorentino in terza rima et lingua toscana distincta con le sue tavole in varii siti et provincie secondo la geographia et distinctione dele tavole di Ptolomeo, Florence, Niccolò Todesco, [avant septembre 1482].

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cartes modernes qui représentent l’Espagne, la France, l’Italie et la Terre sainte. Avant chaque dossier cartographique, il publie les listes toponymiques de Ptolémée par ordre alphabétique, comme une sorte d’index destiné à faciliter leur lecture.85. Les ouvrages de Biondo et de Pie II ont aussi inspiré les préambules chorographiques à plusieurs chroniques « nationales », composées après 1465, qui se réfèrent à la Géographie de Ptolémée et adoptent souvent ses délimitations. Cette influence est plus nette dans les pays qui cherchaient à confirmer leur territorialité, comme la Pologne, la Hongrie ou l’Espagne86. Cependant, ces recherches n’ont pas pris la forme de descriptions chorographiques distinctes, d’ouvrages spécifiques décrivant des régions précises. En effet, dans l’état actuel de la recherche, nous ne connaissons pas de descriptions chorographiques autonomes qui se situeraient entre celle dédiée à la Ligurie par Giacomo Bracelli en 1418 et celle dédiée à l’Apulie par Antonio de Ferrariis, dit le Galateo, un siècle plus tard87. Dans ce sens, les synthèses de Biondo et de Pie II apparaissent comme des approches radicalement novatrices qui servirent de modèle à l’impressionnant foisonnement de descriptions chorographiques qui allaient inonder les bibliothèques de l’Occident aux xvie et xviie siècles. Parmi les raisons de ce retard dans les priorités des savants, on pourrait évoquer la primauté de l’historiographie et la prépondérance d’une vision universelle et impériale, la lenteur de l’affirmation territoriale des autorités civiles et la forme plutôt locale des appartenances. Les obstacles liés au savoir-faire ne sont pas négligeables : difficultés de l’entreprise chorographique qui exigeait des compétences philologiques, géographiques et historiographiques (connaissance des sources, du terrain et de la documentation des chancelleries), absence de modèle faisant autorité avant les ouvrages de Biondo et de Pie II et impuissance des délimitations trop rudimentaires et arides de la Géographie de Ptolémée à soutenir un épanouissement de la chorographie. En revanche, les cartes de la Géographie ont motivé la production des cartes de géographie politique modernes que, par perplexité méthodologique, on appelle régionales. Ces cartes, quand elles ne complètent pas les « lacunes » de Ptolémée, représentent des territoires généralement reconnus, comme l’Allemagne, l’Espagne, la France ou l’Italie, la Toscane ou l’Égypte. Comme on l’a vu, les cartes de la Géographie, plutôt que les délimitations des provinces, ont servi à Pie II, à Ranzano, à Berlinghieri ou à l’auteur anonyme du manuscrit de Venise pour délimiter 85 Un traitement analogue est adopté dans la deuxième édition de la Géographie à Ulm (1486) complétée par Johannes Reger d’un Registrum alphabeticum super octo libros Ptolomei qui renvoie le lecteur au texte et aux cartes de l’ouvrage. Margriet Hoogvliet, « The Medieval Texts of the 1486 Ptolemy Edition by Johann Reger of Ulm ». 86 Le Paralipomenon Hispaniae de Joan Margarit i Pau (1483) est une histoire de l’Espagne des origines jusqu’à la conquête d’Auguste, qui se fonde sur Strabon, Ptolémée, Tite Live, César, Diodore de Sicile et Hérodote. L’ouvrage tient à confirmer une territorialité et une ethnicité hispaniques avant la conquête romaine et à célébrer la restauration de l’Espagne dans ses frontières anciennes après la Reconquista. Kiravon Ostenfeld-Suske, « Writing Official History in Spain : History and Politics, c. 1474-1600 », The Oxford History of Historical Writing, pp. 432-433. Pour les entreprises équivalentes en Pologne (les Annales seu Cronicae incliti regni Poloniae de Jean Dlugozc, 1464-1466 et l’Historia di rege Vladislao de Philippo Buonaccorsi), et en Hongrie (les Decades rerum Hungaricarum de Antonio Bonfini, 1486), voir Patrick Gautier Dalché, La Géographie de Ptolémée…, p. 263. 87 Le De situ Iapygiae a été composé avant 1509 ou vers 1510-1511. Outre cet opuscule, Galateo rédigea vers 1512-1513 une description de Gallipoli. Pour une recension de la production chorographique, se référer à Domenico Defilippis, « Modelli e forme del genere corografico tra Umanesimo e Rinascimento », Acta Conventus Neo-Latini Upsaliensis, Proceedings of the Fourteenth International Congress of Neo-Latin Studies (Uppsala 2009), 70, 3/4 (2012), pp. 25-79.

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les composantes du monde. Elles ont, en outre, contribué à la conception des territoires dans les chroniques « nationales ». L’apparition de la géographie politique répond aux besoins du siècle. Des bouleversements géopolitiques majeurs se produisaient en Orient. L’avancée des Ottomans faisait basculer des équilibres centenaires, mettant fin à l’Orient grec et menaçant les possessions latines du Levant. L’Europe de l’Est était en ébullition. Prussiens, Hongrois, Polonais, Lithuaniens et Russes se battaient pour confirmer leurs territoires. En Occident, la Reconquista espagnole ouvrait la voie aux royaumes ibériques modernes tandis que la fin de la guerre de Cent Ans devait consolider le royaume de France sous la forme d’un état souverain et territorial. Le besoin d’une gestion plus centralisée et institutionnalisée pour la réglementation de la justice et des traités se manifestait de plus en plus fortement dans l’Empire ; en Italie, la paix de Lodi (1454) devait mettre fin à un conflit de cinquante ans et institutionnaliser les territoires des puissances majeures de la péninsule. Plusieurs historiens y reconnaissent un devancier, voire un modèle de la paix de Westphalie qui, deux siècles plus tard, institutionnalisa les frontières entre les États territoriaux de l’Europe occidentale88. La réflexion sur la nature et l’emplacement des lieux et des peuples gagne du terrain dans ce contexte de mutations politiques, où les vieux équilibres étaient renversés, où les tendances centralisatrices coexistaient avec l’émiettement féodal et où deux autorités supra-territoriales majeures dominaient encore, l’Empire et l’Église catholique. Le besoin de produire une image de la géographie politique du monde se faisait sentir depuis un moment. Au tournant du xve siècle, la partie géographique du Fons memorabilium universi, le vaste dictionnaire encyclopédique composé par l’humaniste Domenico Bandini entre 1374 et 1418, comportait une longue introduction qui offrait des notions sur les formes de pouvoir et les divisions politiques en géographie89. De la même époque datent les géographies politiques des hérauts d’armes90. La plus intéressante d’entre elles est le Livro de arautos, composé par un héraut anonyme portugais entre 1416-1417, dans le cadre des travaux du concile de Constance. L’auteur décrit les royaumes et les principautés du monde, donnant leurs frontières, leurs divisions et seigneuries, les villes, des éléments d’économie et la langue parlée, ce qui rappelle l’approche d’un des protagonistes du concile, le cardinal Fillastre91. La Géographie de Ptolémée a été un catalyseur pour que l’exigence des temps prenne une forme généralement acceptée. Savants, praticiens et hommes d’action ont vite saisi le potentiel que recelait l’ancien guide. L’encodage, la tabulation et l’abstraction cartographique des unités spatiales qui composaient le monde à l’apogée de l’Empire romain ont servi de registre à la géographie politique naissante. Dans un premier temps, entre la traduction

88 Giovanni Arrighi, The Long Twentieth Century : Money, Power, and the Origins of Our Times, London and New York, Verso, 1994, p. 39. 89 Domenico Bandini, Fons memorabilium universi, Oxford, Balliol College, MS238C, f ° 1r-14r. Sur l’œuvre de Bandini, avec une bibliographie mise à jour, cf. Markus Schürer, Die Enzyklopädie der berühmten Männer und Frauen : Domenico Bandini, sein “Fons memorabilium universi” und die kompilatorische Biographik der Renaissance, Tübingen, 2017. 90 Patrick Gautier Dalché, « Représentations cartographiques et souveraineté en Grande-Bretagne ; La géographie des Hérauts d’armes », Annuaire de l’École pratique des hautes études, Section des sciences historiques et philologiques, 144 année (2011-2012), pp. 85-94. 91 Livro de Arautos – De Ministerio Armorum. Estudo codicológico, historico literário, linguístico, Aires do Nascimento (éd.), Lisbon, Mirandela, 1977.

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de la Géographie en latin et les années 1450, des prélats comme Pierre d’Ailly et Guillaume Fillastre qui ont œuvré au Concile de Constance pour restaurer l’unité du monde chrétien, mais aussi des praticiens comme Andrea Bianco et les auteurs anonymes des manuscrits vénitiens que nous avons étudiés explorent le potentiel de la Géographie pour restituer une image rationnelle et uniforme des réalités territoriales de leur temps. Dans la génération qui suit, des savants et hauts dignitaires ecclésiastiques, tels le secrétaire de la curie romaine et le pape lui-même, composent des descriptions à la fois géographiques et historiques de l’Italie ou du monde, des œuvres originales d’une tonalité politique distincte. Dans leur volonté d’activer un héritage impérial, ils recourent à l’agencement spatial de l’Empire romain, consigné par Pline pour l’Italie (Biondo), ou par Strabon et Ptolémée pour l’Europe et l’Asie (Pie II). Si la géographie de Strabon s’impose comme modèle de description à la fois politique, historique et ethnographique, celle de Ptolémée l’emporte au niveau structural, avec la rigueur de ses délimitations, la clarté et l’immédiateté de ses cartes. Le recours aux provinces et aux peuples de la Géographie était à même d’exprimer les identités des territoires politiques actuels dans le cadre d’une description universelle, et de doter les territoires politiques modernes des références indispensables aux origines antiques. La politisation de la géographie utilise la Géographie de Ptolémée et l’affecte à son tour. Outre la modification − déjà mentionnée − de l’ordre des matières dans le livre III dans le manuscrit de la British Library (afin de rapprocher les provinces de la Grèce de l’Italie), on peut aussi mentionner la mise à jour de plusieurs cartes ptoléméennes grâce à l’addition de noms de lieux modernes, ou d’une nouvelle province dans la première édition imprimée du texte de Ptolémée (Vicenza, Levilapis, 1475). C’est la Germania parva qui correspond aux territoires du Duché de Savoie, créé au début du xve siècle92. L’addition de cartes nouvelles à celles de la Géographie obéit souvent à des priorités politiques. Tel est le cas des prestigieux manuscrits produits par Piero del Massaio à Florence entre les années 1460 et 1480 qui sont complétés d’un dossier de cartes et de plans modernes93. Le dossier s’ouvre sur une carte de l’Espagne après la Reconquista, sur laquelle les frontières des royaumes nouvellement institués sont marquées en rouge (fig. 4) ; suit une carte de la France après la guerre de Cent Ans (avec pour seule démarcation interne celle du duché de Bretagne) sur laquelle les noms des peuples mentionnés par Ptolémée sont signalés en rouge « passé », comme en filigrane94. Puis une carte de l’Italie, accompagnée des cartes et des plans des cités-États italiennes impliquées dans les guerres de Lombardie qui ont conclu la paix de Lodi (la Toscane, Venise, Milan, Florence et Rome). Le front oriental est représenté par une carte du Péloponnèse, conquis entre 1458 et 1460 par les Ottomans, une carte de la Crète vénitienne, et une dernière du cours du Nil, intitulée Descriptio Egypti

92 Georges Tolias, « The World Under the Stars… », p. 132. 93 Cité du Vatican, Biblioteca apostolica Vaticana, Vat. Lat. 5699 (daté de 1469) et Urb. Lat. 277 (daté de 1472) ; Paris, Bibliothèque nationale de France, lat 4802, copié entre 1464/1465 et 1480. Sur Massaio, F. W. Kent, Caroline Elam, « Piero del Massaio Painter, Mapmaker and Military Surveyor », Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz, 57 (2015), pp. 65-90 ; Louis Duval-Arnould, « Les manuscrits de le Géographie de Ptolémée issus de l’atelier de Piero Del Massaio (Florence, 1469 – vers 1478) », Humanisme et culture géographique à l’époque du concile de Constance…, pp. 227-244. Pour la description des villes du Levant figurant dans le manuscrit, Emmanuelle Vagnon, Cartographie et représentations de l’Orient méditerranéen en Occident (du milieu du xiiie à la fin du xve siècle), Turnhout, Brepols, 2013, pp. 337-341. 94 Biblioteca apostolica Vaticana, Vat. Lat. 5699 fo 119v-120r.

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Fig.  4. « Ispania Novela ». Carte moderne de la péninsule ibérique avec les frontières des royaumes signalées par des lignes rouges. fo 124v-125r de la Géographie de Ptolémée, Florence, atelier de Piero del Massaio (entre 1464/1465 et 1480). Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 4802.

nova, montrant l’Égypte des mamelouks. Le dossier est complété par les plans des villes fortes du Levant désormais islamique : Andrinople et Constantinople, capitales successives des Ottomans, puis Damas, Jérusalem, le Caire et Alexandrie des sultans mamelouks95. L’ancien guide de cartographie faisait office de manuel de géographie politique de l’époque. L’avènement de la géographie politique au xve siècle est le produit de transferts entre la réflexion politique et historique de l’humanisme, les savoirs géographiques et les pratiques de représentation de l’espace, liés au processus de formation des États modernes en Occident. La Géographie de Ptolémée a soutenu ce processus, proposant aux savants et aux hommes d’action une sorte de boîte à outils qui comprenait à la fois une masse de données sur la disposition du monde à l’apogée de l’Empire romain et le savoir-faire pour représenter le monde et ses composantes. L’ancien guide s’imposât comme un outil normatif des représentations territoriales, procurant un cadre structural rigoureux à l’échelle universelle et locale ; il servit de matrice pour la délimitation uniforme des territoires des peuples, élément-clé de toute géographie politique. 95 Le plan d’Andrinople fait défaut dans les manuscrits romains, le Vat. Lat. 5699 et le Urb. Lat 277 ; ce dernier contient, en revanche, un plan de Voltera, célébrant la victoire de Federico da Montefeltro, commanditaire du manuscrit, qui réprima la révolte de la cité contre les Florentins en 1472.

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I fiumi retici nelle carte dell’Italia tra XV e XVI secolo Breve storia di una rete impossibile Una rete impossibile Nelle Alpi centrali, le zone di formazione dei principali corsi d’acqua, già note alla geografia dei classici, sono essenzialmente due. Una, la più occidentale, è il Mons Adula, il gruppo delle Alpi Lepontine (Skt. Gotthard, Furka, Glacier du Rhône), da cui discendono il Rodano, l’Aar, la Reuss, il Reno e, verso sud, il Ticino. Questa zona è rappresentata con una certa precisione nelle carte geografiche solo a partire dal XV secolo. L’altra zona è il gruppo più orientale delle Alpi Retiche, che alimenta l’alto corso del fiume Adige e del suo principale affluente, il torrente Noce, nonché quelli dell’Adda e dell’Oglio, due tra i principali affluenti del Po. Tutti questi fiumi ricevono acque dai diversi versanti dallo stesso gruppo di alte montagne (tra 3000 e 3800 metri sul mare) disposte in direzione nord-sud, che formano la muraglia retica, gli Iuga Rhetica dei geografi antichi: Braulio/ Umbrail, Ortles, Zebrù, Cevedale. A questi si aggiunge, nel caso dell’Adige, anche la Glacies continua et perpetua, come la chiamerà il cartografo Warmund Ygl nel 1605, delle montagne il cui versante meridionale si affaccia sulla Val Venosta. Le Alpi Retiche sono descritte e rappresentate nelle carte fin dal XIV s.; ma questa rappresentazione ha luogo in tempi e modi differenti. Molte carte e descrizioni quattrocentesche dell’Italia, in particolare, attribuiscono al corso superiore dei fiumi retici, o di alcuni di essi, una sorgente unica o una continuità tra un corso e l’altro, che danno forma a una rete fluviale impossibile. Una ‘curiosità’, agli occhi di oggi e, a quanto sembra, un caso raro, se non unico;1 ma che risveglia più di un interrogativo, anche perché essa riguarda, oltre ad alcuni dei principali fiumi dell’Italia settentrionale, i più grandi nomi della geografia e della cartografia umanistica. Il primo, a quanto sembra, a scrivere di una comunanza di acque tra i fiumi Adige, Oglio e Adda è infatti Biondo Flavio, nella sua descrizione, alquanto confusa, delle

1 Ma gli studi di Kurt Guckelsberger sulla carta d’Italia conservata nella British Library (Cotton Roll XIII 44) cominciano a individuarne altri. Il presente articolo è stato frequentemente, e assai utilmente, discusso con lui. Ringrazio altresì Letizia Arcangeli, Nathalie Bouloux, Claudia Di Filippo, Daniela Rando e Federico Zuliani per i loro preziosi consigli. E, non ultimi, ringrazio Manuela da Cortà e la guida alpina Elio Pasquinoli, che mi hanno fatto conoscere da vicino le loro montagne. Marica Milanesi  •  Università di Pavia, Italia Territoires, régions, royaumes. Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle), éd. par Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène, Turnhout, 2022 (Culture et société médiévales, 40), pp. 73–96. © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.131065

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sorgenti dell’Oglio2. Premettendo che ubi fontem habeat Ollius difficile est diffinire, il Biondo scrive che una sorgente è costituita da un lago Frigidolfus … quod est in Alpibus, e dai due suoi emissari. Uno di questi, col nome di Frigidolfo, entra direttamente nell’Oglio; il secondo affluisce in un altro torrente che, secondo gli abitanti del luogo, nasce a Poggio [oggi Pezzo], località che si trova all’estremità settentrionale della valle dell’Oglio, la Valcamonica. Il torrente di Poggio si divide a sua volta in due rami. Il ramo di destra scende direttamente nell’Oglio, ma fa da sorgente anche all’Adda, poiché i due corsi d’acqua si uniscono a Bormio, nell’alta valle dell’Adda3. Il ramo di sinistra scorre da Poggio, attraverso Dialengo in Valcamonica [oggi Ponte di legno, 1258 msm] e S. Bartholo [l’ospizio per i pellegrini sul passo del Tonale, 1881 msm], a due vallis Soli loca [località della Val di Sole]: Armicum [oggi Vermiglio, 1260 msm] e Cusia [oggi Cusiano, 964 msm]. Il Biondo cerca così di rappresentare un territorio sconosciuto a ogni autore precedente, e che nelle carte di oggi viene descritto in questi termini: il fiume Oglio prende origine da un torrente, l’Oglio-Frigidolfo, che nasce dal Lago Nero sul versante meridionale del passo di Gavia (2621 msm), e scende dal monte Gavia al villaggio di Pezzo, dove si riunisce con il torrente Ogliolo, che discende dal versante sud-occidentale del monte Corno dei Tre signori. Gavia (3223 msm) e Corno dei Tre Signori (3359 msm) sono monti contigui, ultime propaggini meridionali della Muraglia retica, e separati appunto dal passo di Gavia. Sul versante settentrionale dello stesso passo di Gavia, dal Lago Bianco, discende il torrente Gavia, che a Santa Caterina di Valfurva confluisce nel torrente Frodolfo: quest’ultimo, scorrendo verso nord ovest, entra nel fiume Adda a Bormio4. Lago Bianco e Lago Nero, due minuscoli laghetti alpini, distano meno di un chilometro l’uno dall’altro. Il torrente Noce nasce sul versante sud-orientale dello stesso Corno dei Tre signori, e scorre verso est e sud est, attraverso la Val di Peio; raccoglie le acque che scendono dalla Val Vermiglio, percorre la Val di Sole e la Val di Non e va a gettarsi nel fiume Adige a monte di Trento. I bacini dell’Oglio, del Noce e dell’Adda sono quindi separati – o collegati – da tre valichi vicini tra loro: il passo di Gavia (2621 msm), il passo della Sforzellina (3006 msm) e il passo del Tonale (1883 msm); quanto alle sorgenti dell’Adige, esse si trovano invece più a settentrione, a circa 50 km in linea d’aria, al di là dei 2758 msm del passo dello Stelvio. La descrizione del Biondo, per quanto poco chiara, viene ripresa in diversi modi nei decenni seguenti. Pietro Ranzano ripete absque ulla dubitatione ciò che il Biondo

2 Ubi fontem habeat Olius: difficile est diffinire Nam cum a Frigidolfo lacu: qui est in alpibus torrentes decidant duo: qui ad sinistram est: Frigidolfum nomen retinens: olium influit: qui vero est ad dexteram: in alium cadit torrentem a quo olium habere initium: incole affirmant. Cum item alter torrens: apud Poggium castellum oriundus: duorum quos habet ramorum: altero: ad sinistram per dialengum, sanctum Bartholomeum armicumque et cusiam vallis solis loca: altero: ad dexteram olium amnem illabatur communem cum abdua ortum: olius habere videtur. Biondo Flavio, Italia Illustrata, Roma, Giovanni Filippo de Lignamine, 5 dicembre 1474, fo 201. 3 Più oltre, descrivendo l’Adda, il Biondo annota che molti credono che l’Adda nasca dal lago di Poschiavo, mentre in realtà il fiume nasce a Bormio. Cf. n. 43. 4 I nomi Frigidolfo e Frodolfo, probabilmente correlati e di etimologia incerta, compaiono nelle fonti a partire dall’inizio del XIV secolo. Guido Borghi, Continuità Celtica della Macrotoponomastica Indoeuropea in Valtellina e Valchiavenna, Ristampa riveduta e corretta al settembre 2009 della versione preliminare stampata in cinquanta copie nel dicembre 2008 (reperibile in www.academia.edu), pp. 760-761.

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Fig. 1. La Muraglia retica e la valle dell’Adige. Kartendaten: © OpenStreetMap-Mitwirkende, SRTM | Kartendarstellung: © OpenTopoMap (CC-BY-SA).

scrive in modo dubitativo;5 mentre Francesco Berlinghieri, nella sua parafrasi volgare in terza rima dell’opera di Tolemeo, si limita a scrivere che l’Adda ha una sorgente

5 Olius hortum habet absque ulla dubitatione a quibusdam fluminibus cadentibus a Frigidolfo lacu, qui est in Alpibus. Est his in locis Poggium castellum, apud quem oritur fluvius duos faciens ramos, quorum sinister quidem praeterfluit Dialengum, Sanctum Bartolomaeum Armicumque et Cusiam, quae castella sunt in Valle Solis, id enim loco est nomen; 10 kmdexter autem fluit in Olium. E più avanti: [Abdua] communem habet cum Olio originem, ut istorum locorum periti map data: © OpenStreetMap contributors, SRTM | map style: © OpenTopoMap (CC-BY-SA) affirmant (Pietro Ranzano, Descriptio totius Italiae (Annales, XIV-XV), ed. Adele di Lorenzo, Bruno Figliuolo, Paolo Pontari, Firenze, SISMEL/Edizioni del Galluzzo, 2007, pp. 336-337. I (per altro ottimi) commentatori di questa edizione identificano Sanctum Bartolomaeum Armicumque et Cusiam con località sul corso inferiore dell’Oglio, Armenno San Bartolomeo, Ornica e Cusia; ma passano sotto silenzio la menzione della Val di Sole, che invece è la chiave per la comprensione di questo passo.

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vicina al lago Frigidolfo, da cui nasce l’Oglio, e non parla del Noce6. Correggere il percorso impossibile descritto dal Biondo toccherà al veneziano Sebastiano Compagni (1504), collaboratore dello zio prete Antonio Leonardi nella perduta carta d’Italia in palazzo Ducale a Venezia e che nutre grandissima stima per Tolemeo, ma è in possesso di informazioni più aggiornate,7. Le sorgenti dell’Oglio, scrive il Compagni, sono in Valcamonica e quelle del Noce in Val di Sole; le due valli sono bensì vicine, ma le separa il passo del Tonale: un valico che non ospita la sorgente dell’Oglio, ma la sovrasta da molto in alto8. All’Adda, per quanto ne sia poco lontana, il Compagni non attribuisce alcuna comunicazione con l’Oglio. L’Adda, scrive infatti, nasce dal Mobrai (monte Braulio/Umbrail), che si identifica a suo avviso con il monte Adula della geografia classica, da cui discende anche il Reno9. Il lavoro del Compagni non verrà pubblicato a stampa fino al 1557, e sembra non avere alcuna influenza sui trattatisti successivi. Raffaele Volaterrano (1506) ignora il corso superiore dell’Adda (lo fa nascere dal monte Braulio, da lui identificato con l’Adula), e quello dell’Oglio, che fa nascere dal lago d’Iseo; l’Adige secondo lui discende invece dalle montagne verso le quali si trova Trento10. Leandro Alberti sembra essere l’ultimo a parlare di quello che incolae affirmant a proposito degli intrecci fra le sorgenti dell’Oglio, dell’Adda e del Noce, e con esso dell’Adige. L’Alberti traduce quasi alla lettera il passo del Biondo; ma, pur abituato a scegliere tra le disparate informazioni che possiede sullo stesso argomento (e infatti non accetta la sorgente comune tra Oglio e Adda) deve fare sua, motivandola, l’ammissione del Biondo: «Et così si vede esser gran difficultà di ritrovare il certo principio di detto fiume Oglio, parendo haver’ origine da tanti fiumi et da tanti luoghi»11. In effetti, la minuziosa descrizione del sistema di

6 «Quel lago è Lario elquale hoggi e coloni/ dicon di Chomo onde fulica abonda/ Lario è nome indi & di lui le ragioni/ Addua fiume prende la sua onda/ appresso lago frigidolfo dove/ surge Olio che fa l’acqua alta & profonda». Francesco Berlinghieri, Le septe giornate della Geographia, Firenze, Nicolaus Laurenti Alamanus, s. d. [1481-1482], l. iii c. vii. 7 Sul Compagni si attende con grandissimo interesse la pubblicazione delle ricerche di Nathalie Bouloux. 8 Olius … ex alpibus non longe ab Aduae fonte, ex lacu Frigidolfo nascitur, per vallem Camunegam effusus Padum irrumpit, imminet quo exoritur fonte Tonal Castellum, cui ex opposita partem montis torrens qui Nus dicitur fluit, quem superius meminimus, vallem solis à Camunega segregans, interiemus [interiectus] paruo discrimine sed altus mons. Domenico Mario Negri [Sebastiano Compagni], Geographiae Commentariorum l. XI, Basileae per Henricum Petri, 1557, p. 127. 9 Adua amnis nobilis qui sic quoque antiquitus nominabatur in Alpibus ex monte sui nominis quondam nunc Mobrai dicitur, unde et Rhenus in contraria parte exoritur (Ibid., p. 128). 10 Post Adulam montem, qui pars Alpium Rhetiarum est, vocaturque hodie mons Bralius, Telina vallis appellata iacet (R. Volaterrani Commentariorum Urbanorum Li. iii. De Alpinis), in Italia illustrata. Autoribus Blondo Flavio. R. Volaterrano. M. Anto. Sabellico: et Georgio Merula…, Torino, Bernardino Sylva, 1527, fo 158; Ollium flumen ex Sebino lacu in plana descendens (Ibid. fo 158v-159); Secundum flumen Atesim versus eius ortum Tridentu est oppidum (Ibid. fo 619). 11 «Quanto all’origine dell’Oglio certamente vi è gran difficultà di ritrovarla, avvenga che si vedeno uscire due piccioli ruscelli da ‘l Lago di Frigidolfo, posto nell’alpi, delli quali, quel ch’è a man destra ritenga il nome di Frigidolfo, et poi sbocca nell’Oglio, et l’altro da man sinestra entri in un’altro fiume, da cui (dicono gli habitatori del paese) pare haver principio l’Oglio. Etiandio se vede un’altro fiume uscire appresso di Poggio Castello, chi fa due rami, un de i quali correndo alla sinestra per Dialengo, et s. Bartholomeo, hà Armilo, et la Chiusa, et talmente trascorre per la Valle del Sole, l’altro ramo correndo alla destra, entra nell’Oglio, chi scende poi per Valle Camonica. Et così si vede esser gran difficultà di ritrovare il certo principio di detto fiume Oglio, parendo haver origine da tanti fiumi et da tanti luoghi». Leandro Alberti, Descrittione di tutta Italia, Bologna, Anselmo Giaccarelli, 1550, fo 361r.

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acque che si riuniscono a formare un fiume, quale che sia la sua esattezza, è del tutto insolita negli autori di trattati geografici del Rinascimento, ed è per loro molto difficile da interpretare. Gli antichi non entrano in simili dettagli e si limitano a dare ai fiumi un’origine unica, da un monte o da un lago, o da un lago in cima a una montagna. Ben raramente, poi, le informazioni degli abitanti trovano posto nella trattatistica geografica prodotta dagli umanisti. Le carte d’Italia Il lago Frigidolfo e le sorgenti comuni sono presenti, in un certo numero di varianti, anche in parecchie carte dell’Italia del Quattrocento. Per la prima volta, ma non per l’ultima, essi compaiono nell’Italie provincie modernus situs, la grande carta d’Italia della British Library12. Disegnata dopo il 1421, e di produzione certamente veneziana, questa carta miniata di alto livello tecnico e formale è molto ricca di dettagli e notevolmente precisa nella parte settentrionale, e in particolare per l’area di cui sto trattando13. È da notare che in questa carta, e in quelle che, come vedremo, le assomigliano, buona parte delle località del medio e basso corso di Adda, Oglio e Adige coincide con quelle presenti nelle carte di fra’ Paolino e dei suoi diretti successori, e nell’Italia Illustrata di Biondo Flavio. In Cotton, tuttavia, i nomi di luogo sono trascritti con molto maggiore fedeltà: segno che la carta non deve essere lontana dal suo prototipo, e che nasce da una buona conoscenza di almeno una parte del territorio che rappresenta. I toponimi degli alti corsi dell’Adige, dell’Adda, dell’Oglio e del Noce compaiono invece in Cotton per la prima volta. Tra gli alti corsi dell’Adda e dell’Oglio, nella carta Cotton, è disegnato un lago senza nome il cui emissario di sinistra, f. frigidolf, entra nell’Adda a burm (Bormio, in alta Valtellina), e quello di destra entra nel f. olium a daleng (Ponte di Legno, in alta Valcamonica). A monte di daleng, un piccolo edificio col nome di s. bartholomeo sembra sormontare un corso d’acqua che da un lato costituisce la sorgente del f. olium e dall’altro è una delle sorgenti del f. nus, con il quale si congiunge tra armeig e cusiam nella valle de sol (Vermiglio e Cusiano in Val di Sole); le altre sorgenti del nus sono in una convalle della Val di Sole, a peg (Pejo). L’ospizio

12 Italie provincie modernus situs, BL Cotton roll XIII 44, cm 64 × 137. In seguito nominata come Cotton. La carta è meno dettagliata e precisa nella parte meridionale, che è assai vicino alla carta di fra’ Paolino. La incornicia un testo De origine urbium Italiae, che fa la storia dei popolamenti dell’Italia dall’arrivo dei figli di Adamo alla fondazione di Venezia. Marica Milanesi, «Antico e moderno nella cartografia umanistica: le grandi carte d’Italia nel Quattrocento», Geographia antiqua, 16-17 (2007-2008), pp. 153-176. Kurt Guckelsberger ne ha trascritto e identificato i toponimi, e suggerisce, con buone ragioni, una datazione intorno a metà secolo. I risultati del suo lavoro saranno pubblicati in Martin Thiering, Tanja Michalsky (in corso di pubblicazione), Walking through History. An Interdisciplinary Approach to Flavio Biondo’s Spaces in the “Italia Illustrata”, Roma, Herziana. 13 Cotton è particolarmente corretta e coerente nella rappresentazione della Lombardia, del Veneto e del Friuli. L’autore deve essersi basato su una carta unica, molto dettagliata, che rappresentava anche le alte valli dei fiumi tra l’Adda e la Brenta, assenti nelle carte di fra’ Paolino. Marica Milanesi, «Introduzione», Verona e il suo territorio nel Quattrocento. Studi sulla carta dell’Almagià, Stefano Lodi, Gian Maria Varanini (dir.), Sommacampagna, Verona, Cierre edizioni, 2014, pp. 7-15.

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Fig.  2. Italie provincie modernus situs, 1440ca. Dettaglio: l’alto corso dell’Adige, del Noce, dell’Adda e dell’Oglio. London, British Library, Cotton Roll XIII, 44.

di San Bartolomeo si trovava, e si trova tuttora, sul passo del Tonale, e la rappresentazione è del tutto simile, nell’onomastica e nel disegno, a quanto scrive il Biondo. Un’altra carta veneziana, datata indirettamente 1449 e conservata nel Civico Museo Correr di Venezia, ha molti elementi in comune con Cotton, almeno nella parte settentrionale14. La carta è ben poco leggibile; ma in essa si intravvedono un piccolo lago che assomiglia a quello di Cotton, da cui esce verso nord-ovest un corso d’acqua chiamato oleus frigidus, collegato a burm? [Bormio] e quindi alla val voltolina [Valtellina]. Un altro ramo del f. oleus ha origine a s. bartolomeo, e suggerisce un collegamento tra Oglio e passo del Tonale, ma lo stato della carta non permette di capire oltre. Il torrente Noce non fa invece parte del sistema; è disegnato molto più a sud, tra i fiumi Sarca e Adige, e il suo corso è breve e lontano dagli altri due fiumi. Sotto forma di torrente o di lago, il nome Frigidolfo riappare in alcune carte moderne dell’Italia incluse nei codici manoscritti e negli incunaboli della Geografia di Tolemeo. 14 Italia, Venezia, Civico Museo Correr, Dep. 19, cm 68 × 118. D’ora in poi nominata come Correr. È impossibile stabilire una priorità tra Correr e Cotton, visto che esse hanno molto in comune ma non sono, come Cotton e Strasbourg, due copie, con minime varianti, dello stesso modello. Correr potrebbe essere un po’ più recente di Cotton, data la forma a ‘piede’ dell’Italia meridionale, che assomiglia più alle carte marine veneziane che al disegno di fra’ Paolino. La carta è disegnata a inchiostro nero e rosso, più o meno diluito. La pergamena, scritta e disegnata a inchiostro nero, è spesso erasa, abbrunata e ondulata; ma oggi, dopo due decenni di riposo orizzontale in ambiente climatizzato, e una discreta spolveratura, è diventata un po’ meno illeggibile di quanto non fosse nel 1929, quando la descriveva Roberto Almagià. Roberto Almagià, Monumenta Italiae Cartographica, Firenze, Istituto Geografico Militare, 1929, p. 7.

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Fig. 3. Italia, 1449. Dettaglio: l’alto corso dell’Adige, dell’Adda e dell’Oglio. Venezia, Civico Museo Correr, MS, Dep. 19

Nella carta Novella Italia dell’incunabulo delle Septe giornate della geographia di Francesco Berlinghieri (Firenze, Niccolò Tedesco, prima del 10 settembre 1482) l’Olio f. nasce a monte del Frigidolfo laco, che attraversa. La sua sorgente non è vicina a quella del Nus f., ma a quelle dell’Adice e dell’Adda, il cui corso è per altro mal rappresentato sia per lunghezza che per direzione, come in tutte le carte di fine Quattrocento15. In altre carte, come l’Italia moderna di Pietro del Massaio del 147216 e in quella della Geografia a stampa del 147717, Adda, 15 Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, Incunabulo 1. 5. Tav X, 1481-1482. Lo stesso disegno si trova nella carta d’Italia dell’Insularium illustratum di Henricus Martellus (Londra, British Library, Add 15760), in cui il lago è detto dolfo lacus. Nella Novella Italia dei manoscritti delle Septe giornate del Berlinghieri (Milano, Biblioteca Nazionale Braidense, AC XIV 44; Città del Vaticano, Urb. lat. 273), Adda e Oglio hanno sorgenti molto vicine, e manca il lago. 16 Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, XXX.1, fo 93v-94r. Per la datazione di questo codice vedi Sebastiano Gentile, Firenze e la scoperta dell’America, Catalogo della mostra, Firenze, Biblioteca Laurenziana, Firenze, Olschki, 1992, no 110, p. 206. 17 Claudio Tolemeo, Geographia, Bologna, Domenico de’ Lapi, 23 giugno 1477. Vedi Gentile, Firenze e la scoperta dell’America…, no 105 (pp. 217-219). Adda, Oglio e Adige (tutti senza nome) nascono da una località che porta il nome di Anonium (Anaunia, Val di Non). Il disegno del loro corso superiore è tutto tracciato all’interno della vasta placca leggermente rilevata in bruno che rappresenta le Alpi. Merano e Bolzano sono presenti, ma non sono attraversate dall’Adige, il cui corso superiore è costituito dal Noce e passa per Trento. Il nome Valssole (Val di Sole) è attribuito, parrebbe, al corso del fiume Sarca, immissario del lago di Garda.

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Fig. 4. Francesco Berlinghieri, Septe giornate della geographia di (Firenze, Niccolò Tedesco, prima del 10 settembre 1482). Novella Italia. Dettaglio: i fiumi retici e la pianura Padana orientale. MS, Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, Incun. 1.5.

Oglio e Adige hanno una sorgente comune, senza che tuttavia compaia il lago Frigidolfo18. Nella grande Italia della Geografia di Henricus Martellus (1490ca) la sorgente dell’Oglio è invece separata da quelle del Noce e dell’Adda, benché sia loro vicina. Come Berlinghieri, Martellus colloca i tre bacini fluviali in posizione reciproca corretta, e separati da creste di montagne; ma l’Oglio nasce da un laghetto senza nome su cui si trova il centro abitato di Bormi, che rievoca il Frigidolfo e la sua connessione con l’Adda, qui disegnata con un corso assai ridotto19. Nell’Italia di Pietro Coppo (1520) i fiumi sono separati, e l’Oglio e il Noce hanno una posizione più vicina alla realtà che nelle carte precedenti, anche se, come in tutte le altre carte, la sorgente dell’Adige è troppo vicina a quella dell’Oglio20. Il nome Frigidolfo non ricompare nelle carte del Cinquecento a me note, ma l’idea di una contiguità tra le sorgenti dell’Oglio, dell’Adige e del Noce è ancora presente nella 18 Il lago, senza nome, unisce invece le sorgenti di Adda e Oglio nella Italia novela del codice della Cosmographia di Tolemeo attribuita a Pietro del Massaio della Bibliothèque nationale de France (BnF, lat. 8402, fo 126v). Ringrazio Kurt Guckelsberger per la cortese segnalazione e per le sue preziose osservazioni. 19 Henricus Martellus, Geographia, 1490?, Biblioteca Nazionale di Firenze, Mgl XIII, 16, fo 110v-111r, cm 575 × 108,5, pl. 13. Lo stesso disegno è riconoscibile nella Geographia del codice Plut. XXX, 1, Firenze, Biblioteca Laurenziana. Come in quasi tutte le carte di quest’epoca, nella carta del Martellus il lago d’Iseo e il lago di Como sono troppo vicini, e le proporzioni e la direzione del corso superiore dell’Adda sono falsate. La sorgente dell’Adige è collocata presso Male (Malles, Venosta) e ha la forma descritta da Cotton e dal Compagni: tre laghetti in fila. 20 Pietro Coppo, De toto orbe, Bologna, Biblioteca dell’Archiginnasio, MS A 117, pl. 8, cm 38,3 × 53,8.

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Fig. 5. Cristoforo Sorte, Carta del territorio veronese e vicentino, dettaglio: il Monte Gavia, le sorgenti dell’Adige e la media Val di Sole. MS, Venezia, Civico Museo Correr, Dep. 19, Mss. Top. 44.

Fig. 6. Simone Pallavicino, Descrittione del Territorio Bresciano con li suoi confini, 1597. Dettaglio: il Monte Gavia e il passo del Tonale. MS, Venezia, Civico Museo Correr, MS, Top 45.

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grandissima carta del Vicentino e del Veronese di Cristoforo Sorte, datata 2 giugno 159121. Qui, immediatamente a ovest della sorgente dell’Adige (lago de coron prencipio de ladese), è disegnato il Monte Gavia, che dovrebbe invece trovarsi più di 50 km a Sud, con un laghetto (Lago de Gavia) che corrisponde al Lago Nero del monte Gavia, una delle sorgenti dell’Oglio [oggi Oglio Frigidolfo]. Il corso del Noce, senza la sorgente, è invece rappresentato molto più a sud (come in Correr, ma con molto maggior dettaglio), con la congerie di centri abitati delle popolatissime Val di Sole e Val di Non. Si ha l’impressione che anche il Sorte, benché autore di una carta del Tirolo commissionata dall’imperatore Ferdinando I nel 1565, abbia disegnato questa parte della carta – o meglio, la connessione tra il corso dell’Adige e quello dell’Oglio – sulla base di informazioni di seconda, e antica, mano22. Del resto, anche carte come la Lombardia di Giacomo Gastaldi (1570) e il Tirolo di Warmund Ygl (1605) danno al monte Gavia una posizione che lo avvicina alle sorgenti dell’Adige23. La prossimità tra le sorgenti dell’Adda e quelle dell’Oglio è invece suggerita dalla grande carta a stampa del Bresciano di Simone Pallavicino (1597) in cui l’Ada f. si forma a Bormio da un breve corso che proviene dal monte Braulio (qui senza nome), e da un corso più lungo, anch’esso senza nome, che scende dal versante occidentale del monte Gavia, e che corrisponde al torrente Frodolfo24. I nomi dei due torrenti che scendono dal passo di Gavia, così simili tra loro, scompaiono dalle carte, e, a quanto sembra, anche nelle descrizioni scritte. Così avviene nel testo di Lodovico Baitelli di cui scriverò qui sotto, e che elenca accuratamente i torrenti che formano l’Oglio – non, tuttavia, allo scopo di ricostruirne il corso superiore, quanto piuttosto per dare notizia dei corsi d’acqua che si devono attraversare per raggiungere le diverse località dell’alta valle. Tra questi ci sono i toponimi ancor oggi in uso, ma non si fa menzione di Frigidolfo, né di Frodolfo. Qualche considerazione Se questi modi di rappresentare l’alto corso di alcuni dei principali fiumi dell’Italia settentrionale si sono conservati per un paio di secoli, vale la pena di chiedersi quali siano i dubbi e gli equivoci che queste rappresentazioni sottintendono, e quali relazioni intercorrano tra i testi scritti e i disegni cartografici. I fattori che mi sembrano fornire qualche spiegazione sono la conoscenza del territorio rappresentato e le sue contingenze storiche; lo stile della rappresentazione cartografica; e infine, ineliminabile, l’eredità delle geografie del passato.

21 Venezia, Civico Museo Correr, Dep. 19, Mss. Top. 44, cm 294 × 165. 22 Della commissione imperiale dà notizia lo stesso Sorte. Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, MS It. IV.169 (5265) no XXXIII, fo 59v. Sul Sorte, cui Silvino Salgaro ha dedicato numerosi e approfonditi studi, si vedano tra l’altro i lavori raccolti in Cristoforo Sorte e il suo tempo, ed. Silvino Salgaro, Bologna, Patron ed., 2012, e il saggio di Giuliana Mazzi, «Governo del territorio e cartografia veneta tra Quattrocento e Cinquecento», Verona e il suo territorio nel Quattrocento…, pp. 9-60. 23 Giacomo Gastaldi, La Nova Descrittione della Lombardia, 1570, cm 49 × 73,5; Warmund Ygl, Tirolis Comitatus Ampliss(imi) Regionumq(ue) Finitimarum Nova Tabula, Prag, Georg Nigrinus, 1605, in 9 fogli, cm 104,5 × 85,2. 24 Simone Pallavicino, Descrittione del territorio Bresciano con li suoi confini, 1597, in 6 fogli, cm 124 × 70, Venezia, Civico Museo Correr, MS, Top 45.

I fiumi retici nelle ca rte Montagne e valichi: che cosa sa veramente il cartografo?

La conoscenza del territorio, e le fonti da cui essa deriva, hanno ovviamente un ruolo importante per spiegare i contenuti di un testo o di una carta geografica. Sull’origine delle carte di cui sto scrivendo non sappiamo praticamente nulla, se non che hanno alla loro base, o sono esse stesse, carte ‘lombarde’, cioè attribuibili ad area milanese o veneziana; ma va ricordato che non tutto il corso dei fiumi retici appartiene alle unità politiche in cui sono state realizzate. L’alto corso dell’Adige, la Val Venosta, è territorio dei Grigioni, cioè della Repubblica delle tre leghe, tra 1415 e 1570 circa, poi torna sotto la giurisdizione degli Asburgo; il resto del bacino dell’Adige dal Brennero e da Dobbiaco a Rovereto, compresa la valle del Noce (Val di Non, Val di Sole e Val Vermiglia), è dal 1363, e rimane sempre, territorio asburgico o del vescovo principe di Trento – il che dal 1490 è più o meno la stessa cosa; a valle di Rovereto il fiume e i suoi affluenti appartengono al territorio di Verona, sottomesso alla Repubblica di Venezia nel 1405. L’alto corso dell’Adda (Valtellina), è territorio milanese fino all’inizio del ‘400, poi appartiene ai Grigioni, con qualche interruzione, fino al 1797. L’accesso a dati specifici di fonte amministrativa o militare da parte di un cartografo ‘lombardo’ su queste aree è quindi, salvo casi particolari, limitato. Il corso dell’Oglio, che si trova nel territorio di Brescia, è l’unico ad appartenere totalmente a Venezia, anche se solo dal 1428. Milano, Venezia, l’Impero e i Grigioni mantengono per altro nei secoli, malgrado le occasionali guerre, intensi e mai interrotti rapporti commerciali, attraverso itinerari praticati dall’età del bronzo, e che si svolgono attraverso una serie di valichi raggiungibili a partire dalle alte valli dei fiumi principali e dei loro affluenti. L’intero stato dei Grigioni si basa proprio sul controllo dei passi, e sull’asse stradale che conduce dal Vorderrhein attraverso Coira all’Engadina25. Il fatto che la Valtellina e la Val Venosta compaiano in carte veneziane o comunque ‘lombarde’ non deve quindi stupire, se si considera che il transito di merci e di mercanti provenienti dalla pianura padana e da Venezia e diretti a Coira, a Basilea e alle Fiandre è frequentissimo e documentato, per il Medioevo, già alla fine del XII secolo. Altrettanto fitti sono i passaggi oltralpe attraverso il Brennero e la valle dell’Isarco, non a caso rappresentata nelle carte prima, e assai meglio, della meno percorsa valle della Rienza, la Val Pusteria (Pustertal)26. Indipendentemente dalla nazionalità dei mercanti, nelle alte valli retiche si fa commercio attraverso tutti i passi a disposizione, a seconda delle circostanze atmosferiche o storiche.

25 Non sui fiumi, quindi, ma su strade e ponti, come osserva Rodolfo Jenny, «I valichi alpini dei Grigioni e la loro importanza economica nella storia, con particolare riguardo al passo del San Bernardino», Estratto da Quaderni Grigioni Italiani, Poschiavo, Tipografia Menghini, 1965, p. 33. 26 La vasta bibliografia che esiste in proposito mi consente di non entrare in dettagli. Cito qui solo Wolfgang von Stromer, Bernardus Teutonicus e i rapporti commerciali tra la Germania meridionale e Venezia prima della istituzione del Fondaco dei Tedeschi, Venezia, Centro tedesco di studi veneziani, 1978 (coll. Quaderni 8), pp. 3-32; Gian Maria Varanini, «Venezia e l’entroterra (1300ca – 1420)», Storia di Venezia dalle origini alla caduta della Serenissima, vol. III. La formazione dello stato patrizio, Girolamo Arnaldi, Giorgio Cracco, Alberto Tenenti (ed.), Istituto dell’Enciclopedia italiana, 1997, pp. 159-236; Jean-Claude Hocquet, «I meccanismi dei traffici», Ibid., pp. 529-616.

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Solo nell’Ottocento i traffici si concentrano nei valichi più accessibili o che mettono in comunicazione i centri più importanti: qui si costruiscono le strade carrozzabili e i tunnel ferroviari che attraversano gli allineamenti di montagne che separano dai ricchi mercati tedeschi e francesi la ‘Lombardia’ e la Valtellina, corridoio di passaggio tra Alpi orientali e occidentali27. La gerarchia tra i valichi alpini comincia tuttavia a farsi sentire molto prima, quando ai fanti e ai cavalieri si aggiungono, negli eserciti, le artiglierie: le descrizioni dei passi alpini cominciano a tener conto non solo della loro transitabilità stagionale, ma dei livelli di praticabilità del percorso. In casi di contiguità con nemici potenti e alleati tra loro, la permeabilità ha infatti i suoi rischi. Nel 1584, una «visita» governativa bresciana in alta Valcamonica si è fermata ai piedi dei monti, e ha preso in considerazione solo l’eventualità di operazioni militari spagnole tra Valtellina e Valcamonica attraverso il passo dell’Aprica: l’artiglieria nemica, infatti, vi può passare, mentre le altre «montagne», i passi non carrozzabili, non lo permettono, il che li rende scomodi ma sicuri28. Nel 1606, un ambasciatore dei Grigioni alla Serenissima elenca gli otto passi della Valtellina (quattro sono aperti solo d’estate), per dimostrare quanto siano esposti alla conquista da parte di Spagnoli e Imperiali, e quale minaccia ciò rappresenti per i commerci e quindi la pace sociale di Venezia: se i Grigioni perderanno la Valtellina, come in effetti avverrà per qualche decennio, Impero e Spagna imporranno pesanti dazi ai passi di Valtellina e Val Chiavenna29. Nel 1643, finiti i «torbidi di Valtellina» e la guerra che ha fatto loro seguito, e tornati i Grigioni in Valtellina e Val Chiavenna, l’interesse per i passi torna per altro ad essere soprattutto economico – dettato cioè dalla possibilità di trasportarvi merci. Lodovico Baitelli, in una memoria sui Confini della città di Brescia che incomincia con il Diluvio universale per descrivere minuziosamente tutte le fasi della formazione dei confini del Bresciano, e il loro stato presente, elenca senza alcuna omissione i valichi che uniscono la Valcamonica alle valli vicine, le loro caratteristiche, e informa come – secondo le comunità locali – un passo «si farebbe comodissimo non solo per pedoni e cavalli ma anco per carretti»: iniziativa evidentemente desiderabile, benché possibile solo «con molta fatica e spesa»30. La frequenza del traffico attraverso i passi alpini non significa tuttavia che il livello di informazione che perviene a descrittori e cartografi sia ovunque lo stesso. I mercanti non disegnano carte, né scrivono descrizioni dei loro viaggi; anche l’epoca delle pratiche della 27 Un fenomeno che, nello stesso periodo, ha interessato grandi fiumi come il Po, in cui le relazioni tra una riva e l’altra, abbandonati i traghetti si sono concentrate esclusivamente sui ponti, un tempo inesistenti a valle di Casale Monferrato. Marica Milanesi, «Porti e ponti sul Po», Padania. Storia cultura istituzioni, 8 (1990), pp. 52-72. Sulla scelta dei siti per i trafori alpini del XIX secolo si veda Bruno Caizzi, Suez e il San Gottardo, Milano, Cisalpino, 1985. 28 Viaggio fatto per l’Ill.mo s.r Conte Honorio Scotti Gov.ne di Bressa, giugno 1586, Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, MS It. VII 1155 (7453), fo 1-22. 29 Relatione della Voltolina data dall’Ill.mo S.r Hercole Salico, Amb.re de SS Grisoni, alla Ser.ma Rep.ca di Venetia (10 febraio 1606), Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, MS It. VII 1181 (8879), fo 157-160. Conviene, conclude l’ambasciatore, tenere aperti più passi possibile, «perché restandone pochi aperti causeria prima molto pericolo alli stati, poi ancora penuria […] il che renderebbe li populi impatientissimi a tollerarlo». E, naturalmente, i ben pagati mercenari Grigioni e Zurighesi sono di grande aiuto alla Repubblica: condizioni di ingaggio (assai liberali) di soldati «grigioni e svizzeri» negli eserciti di Venezia, datate 1603, si leggono ai fo 71-72 dello stesso codice. 30 Lodovico Baitelli, Confini della città di Brescia, 1643, Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, MS It. VII 1155 (7453), fo 225-282.

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mercatura sembra conclusa. Essi percorrono itinerari abituali, in cui le comunità locali forniscono manutenzione dei tracciati, alloggio, uomini e animali, e che non richiedono quindi una preparazione logistica preventiva. La guerra, e le eventuali modificazioni dei confini, sono molto più feconde di rappresentazioni. Rappresentazioni e contingenze: i ruoli della guerra e della pace

I comandanti militari accettano volentieri che le carte delle loro campagne vengano pubblicate, e il pubblico che vuole tenersi aggiornato le compera altrettanto volentieri. Suppongo quindi che il fatto che tutta la valle dell’Oglio sia stato teatro di guerre pressoché continue tra Venezia e Milano tra Trecento e Quattrocento non sia estraneo alla ricchezza delle informazioni e di rappresentazioni cartografiche della Val Camonica che ci sono pervenute. Oltre al fatto, naturalmente, che il bacino del Po, che l’affluente Oglio divide a metà, è comunque l’area dell’Italia di cui possediamo – quale che ne sia la ragione – il numero più alto di carte medioevali. La Val Camonica è fin dai tempi di fra’ Paolino la meglio cartografata tra le alte valli fluviali dell’Italia del nord, anche se fra’ Paolino non le dà nome, e non registra la sorgente dell’Oglio: nella sua carta sono nominati tredici centri abitati, di cui ben sei nella parte alta della valle, compreso dalenc [Ponte di Legno]. Cotton è tuttavia la prima carta in cui appaia il nome valle comagena [Camonica]; tra daleng e il lago d’Iseo vi sono inoltre segnalati due affluenti e sei paesi. L’alta valle compare, col suo nome volgare di val camonega, anche nell’Italia del Correr, che elenca inoltre, a quanto si può capire, un numero anche superiore di centri abitati. L’alto bacino dell’Adige è, al contrario, un’immagine in fieri. L’alto corso del fiume è assai meno noto, anche se già in età giulio-claudia esso è costeggiato fino al passo di Resia – assai prossimo alle sue sorgenti – da una strada romana, che non ha mai perso in seguito la propria funzione, e che conduce attraverso la Val Venosta alla valle dell’Inn. I geografi greci e latini conoscono tuttavia le Alpi molto meno bene dei generali romani, che le attraversano con i loro eserciti da un paio di secoli. Strabone, bene informato sulla Gallia e sulle Alpi occidentali, non lo è sulle Alpi centrali e orientali, e considera l’Adige un affluente dell’Isarco, e non viceversa; Plinio lo nomina appena, e solo per il basso corso. Come ha osservato Emilio Gabba, notizie precise su questa zona devono averle avute, piuttosto che gli studiosi, i viaggiatori di professione: i mercanti, e i militari che organizzavano i trasferimenti di truppe31. Conoscenza ben mantenuta, naturalmente, tra chi riscuoteva le imposte, in regioni completamente romanizzate e in seguito cristianizzate, in cui al retico si erano sovrapposti come lingua il retoromancio, e poi il tedesco, e i cui abitanti continuavano da secoli a vivere negli stessi insediamenti. Queste regioni, malgrado la loro distanza dal potere centrale, avevano un ruolo fondamentale nelle comunicazioni tra le parti dell’impero e dei suoi eredi, e tra questo e il resto del mondo32. 31 Elvira Migliario ha approfondito queste osservazioni nei suoi numerosi e innovativi studi sulle Alpi. Cito qui solo Elvira Migliario, «L’Adige in età romana: linea di confine o elemento di organizzazione del territorio?», Il fiume, le terre, l’immaginario. L’Adige come fenomeno storiografico complesso, Vito Rovigo (ed), Accademia Roveretana degli Agiati, Memorie, n. s. 4, Rovereto. 2016, pp. 85-98; ead., «I popoli alpini tra rappresentazioni antiche e nuovi dati», Geographia Antiqua, 27 (2018), pp. 17-24. 32 Per l’intensità degli scambi col mondo germanico (Monaco) prima del XIII sec vedi anche von Stromer, Bernardus Teutonicus e i rapporti commerciali…

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Non troviamo tuttavia memoria di questo nella carta di fra’ Paolino e in quelle che ne derivano, e nemmeno in Biondo Flavio: per le une e per l’altro l’Adige nasce a Merano. Biondo conosce – ancora come Paolino – l’esistenza, ma non i nomi, dei suoi affluenti trentini. Sa dell’esistenza di Bolzano e del torrente Sarentino, dell’affluente senza nome (l’Isarco) che nasce vicino a Bressanone ed entra nell’Adige passando per le Chiuse (Klausen); e sa che a Merano la lingua e i costumi sono tedeschi. A monte di Merano non descrive tuttavia una bassa e ampia vallata, soleggiata e fertile, qual è la Val Venosta, ma solo gli ardui gioghi delle Alpi, per i quali si va, con molta difficoltà, in Germania33. I trattati geografici successivi non ne sanno di più: teste Plinio, l’Adige nasce ancora dai monti trentini per Leandro Alberti (1550), che confonde il torrente Sarentino col fiume Sarca, l’immissario del lago di Garda34. Una conoscenza derivata dall’esperienza e dalla pratica, anche linguistica, del territorio, si riconosce invece nella cartografia più antica che ci è giunta di quest’area – che è quella delle ‘grandi Italie’ quattrocentesche in volgare, prodotte nelle parti dell’Italia settentrionale più direttamente interessate a ciò che avveniva nelle Alpi retiche. Nel Quattrocento la media valle inferiore dell’Adige è teatro di azioni di guerra tra Venezia e gli Asburgo (Venezia conquista Rovereto nel 1416): suppongo che anche per questo gli autori di Cotton e Correr abbiano informazioni sulla pur lontana Val Venosta. Solo all’inizio del Cinquecento l’inascoltato Sebastiano Compagni allarga anche qui il panorama della letteratura geografica umanistica, collocando la sorgente dell’Adige nelle Alpi retiche e reintroducendo il nome della terra Vennost (val Venosta, terra della Vennonum gens di cui scrivono i classici). Corregge così, senza dirlo, Strabone, che ha fatto dell’Adige un affluente dell’Isarco35. Tuttavia, scrivendo che l’Athesis nunc Ladese nasce da un monte San Nicola a non più di 7 miglia dalle sorgenti dell’Adda mostra la sua dipendenza da una carta del tipo Cotton, piuttosto che da informazioni 33 Athesim item supra influit amnis. apud Personorium oppidum nobile oriundus: cui amni Valesium: Foespergium: et Cevedonum oppida sunt dextrorsum: Sinistrorsum vero est clusa corrupte: sed latino verbo clausura: ubi arctissimo aditu trames Alpium est conclusus. Bolgianumque oppidum nobile parum ab Athesi recedens: torrenti est appositum: qui a sirentino oppido brevem cursum habet. Domus inde nova oppidum: et superius est Maranum. populo frequens oppidum: quod et si in Italia situm est: gentis loquutione et moribus: totum est theutonicum potiusque Italicum. Deinceps sunt alpium iuga: quorum aditibus et quidem arduis in Germaniam est accessus. Biondo, Italia Illustrata…, fo 243. 34 L’Adige «Ha’ la sua fontana [dalla quale esce] nell’Alpi di Trento et è nel principio molto magro di acqua, et poi scendendo di mano in mano entrandovi molte acque, et massimamente il fiume Sarcha, fra Bolzano, piegandosi al mezo giorno, comincia ad esser molto rapido, et violento». Leandro Alberti, Descrittione di tutta Italia…, fo 412. 35 Dopo il Lavem (Lavis, Avisio), scrive il Compagni, entra nell’Adige il fiume Issara (Isarco), et alter Sentinus (Sarentino), & Cassarus (Passirio) torrentes praesentis ambo nominis, omnes ab Alpibus in Athesim descendentes … Issara ex modico lacu in radice montis Poenini, in quem montem Preuer barbari nunc vocant profluit non procul a fontibus Dravi amnis. Item alius in contraria parte Athesinus nomine fluit Vennonum gentis terminus ad orientem, quorum adhuc terra Vennost ab incolis nuncupatur, qui amnis non in Istrum ut quidam, sed in Aenum labitur. Negri, Geographiae Commentariorum…, p. 129. L’Isarco nasce dal monte Preuer, non lontano dalla sorgente della Drava. Il nome Preuer evoca l’odierno Pragsersee (lago di Braies); Compagni identifica dunque il mons Poenini con le Dolomiti d’Ampezzo e di Sesto, dal cui versante settentrionale scendono la Drava e il suo primo affluente importante, il Sextener Bach. Quindi Compagni ha qualche conoscenza della val Pusteria, mescolata con quella della valle dell’Isarco (l’Isarco discende in realtà dal Brennero, mentre dalle Dolomiti scende la Rienza, che dell’Isarco è il principale affluente). Quanto all’Athesinos (Atesinos o Ainos, Str. IV, 6, 9) che secondo Strabone nasce dalla stessa sorgente dell’Isarco, l’autore antico va corretto: non entra nel Danubio ma nell’Inn, e fa da confine orientale alla val Venosta. Ai tempi del Compagni, come oggi, l’identificazione precisa dei monti e dei fiumi nominati da Strabone è impossibile; sono ipotetiche, anche se assai convincenti, l’identificazione moderna dell’Atesinos di Strabone con l’Inn (o con il Sill, che dell’Inn è affluente), e dell’Isara, come già per Compagni, con l’Isarco. Elvira Migliario, L’Adige in età romana…, pp. 90-92.

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ottenute da testimoni diretti36. San Nicola è infatti il nome di un paese della Valfurva assai prossimo al torrente Frodolfo e alla Valle dei Forni, che era considerata nel XVI secolo la più probabile sorgente dell’Adda. Un monte San Nicola, non noto in precedenza, ricomparirà nella Geografia particolare della Lombardia di Giacomo Gastaldi incisa da Francesco Valeggio (1566) sul confine tra Valcamonica e alta Engadina, vicino alle sorgenti dell’Oglio e dell’Adda ma ben lontano dalla sorgente dell’Adige, che non appare nella carta. Compagni descrive inoltre i tre laghetti sorgentizi dell’Adige, segnalati già nel 136337, ma presenti per la prima volta nella carta Cotton, e poi raramente nelle carte successive: fanno eccezione la grande carta del Sorte (che li riduce tuttavia a due) e, più tardi, quella del Tirolo di Warmund Ygl (1605)38. Correr rappresenta invece la sorgente dell’Adige con un laghetto solo, in cui entrano alcuni affluenti: lo stesso disegno si trova nella grande carta del Veronese dell’Archivio di Stato di Venezia (1465 ca), che a valle di Trento rappresenta invece le sorgenti dei fiumi in tutt’altro modo39. Anche il disegno del bacino superiore dell’Adige nella carta del Veronese è molto simile a quello di Cotton e Correr, e come quello ricorda da vicino lo stile grafico dei periti delle acque della Repubblica di Venezia del ‘400 (e dei secoli successivi). Data anche la corrispondenza tra buona parte dei toponimi di queste tre carte, si può supporre che la val Venosta venisse rappresentata, pur con qualche variante, a partire da un unico modello, e che quindi le carte dell’alto Adige, terra imperiale, non fossero numerose in territorio veneziano. Nelle carte italiane del Cinquecento l’alto corso dell’Adige, già all’estremo margine della carta in Cotton, non sarà più visibile. Le sorgenti del fiume si trovano a nord dei paralleli che Giacomo Gastaldi, seguendo Sebastian Münster, considera limite settentrionale dell’Italia (45o o 46°N): Ortelius si dovrà accontentare, per il suo Theatrum, della carta di Wolfgang Lazius (Rhetiae alpestris descriptio in qua hodie Tirolis Comitatus, 1561), assai scorretta. Giovanni Antonio Magini disegnerà la Val Venosta e la Val di Sole seguendo la carta che Cristoforo Sorte ha realizzato per l’imperatore nel 1565, in tempo di pace. A far disegnare carte ben dettagliate, utili per governare, saranno, nelle alte valli, i signori del paese, grigioni o imperiali che siano. L’alto corso dell’Adda, e le sue sorgenti, sono ancor meno conosciuti e rappresentati di quelli dell’Adige. Secondo fra’ Paolino, l’Adda nasce dal lago di Como, di cui è in realtà sia immissario che emissario. Anche le grandi Italie del ‘tipo Paolino’, nonché le Italie nuove dell’edizione della Geographia di Claudio Tolemeo di Henricus Martellus (1490),

36 Athesis quem Strabo Athagem uocat, nunc Ladese a iunioribus … cuius ſontes in Rheticis Alpib[us] sunt, ab Aduae ſontib[us] haud multo plus 7 mil[ia] pass[uum] distantes, monte qui S. Nicolai dicitur, cuius e uertice praeceps, tris lacus primo unum, secundo alterum, deinde tertium implens haud magna inter se distantia ín planum descendit ad uicum quod illi Malzi dicunt. Negri, Geographiae Commentariorum…, p. 118. 37 Egon Kühebacher, Die Ortsnamen Südtirols und ihre Geschichte, vol. 2, Bolzano, Athesia, 1995, p. 263. 38 Nel 1615 i tre laghetti in fila sono rappresentati anche nella tavola 26 del Codex Enipontanus III, rilevata sul luogo. Due di essi sono stati ridotti a uno solo da una diga nel 1950. 39 Carta del territorio di Verona, ca 1465, Venezia, Archivio di Stato, Misc. Mappe, 1438, cm 222 × 299,7. Questa carta ha come confine territoriale Rovereto, ma rappresenta anche, in modo molto schematico, il corso superiore dell’Adige, e i suoi principali affluenti: Rodina [Rambach], Prada [il torrente Solda, che sfocia a Prato allo Stelvio], e Vicia [torrente Valsura?], che si unisce al Trozopos [torrente Rabbies?], in realtà un affluente del Noce e in quanto tale subaffluente di destra dell’Adige. Una correzione successiva – non un ripensamento, a mio avviso – mostra in effetti il Trozopos-Vicia entrare nel Noce, invece che nell’Adige. Gian Maria Varanini, Carlo Andrea Postinger, Isabella Lazzarini, «Il territorio veronese, trentino e mantovano», Verona e il suo territorio nel Quattrocento…, p. 72.

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Fig. 7. Warmund Ygl, Tirolis Comitatus Ampliss(imi) Regionumq(ue) Finitimarum Nova Tabula, Prag, Georg Nigrinus, 1605. Dettaglio: Le sorgenti dell’Adda, dell’Adige, del Noce e dell’Oglio.

Fig. 8. Anonimo, Carta del territorio di Verona, ca 1465. Dettaglio: l’alto bacino dell’Adige. Venezia, Archivio di Stato, Misc. Mappe 1438.

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e dell’edizione a stampa delle Septe giornate del Berlinghieri, ne ignorano il lunghissimo corso superiore attraverso la Valtellina, e le attribuiscono un alto corso breve e male orientato. Nella carta d’Italia di Pietro Coppo l’Adda scorre attraverso la Vallis Sasena, sicché la Valtellina è confusa con la ben più meridionale e ridotta Valsàssina. La prima carta conosciuta e riconoscibile della Valtellina è ancora una volta Cotton, il cui autore mostra di conoscere la Valtellina come la Val Venosta: fa nascere l’Adda, correttamente, molto a monte di Bormio (dove riceve il f. frigidolf), la fa sfociare nella giusta posizione nel lago di Como, e le conferisce dimensioni adeguate. Nella valle compaiono nove toponimi, quasi tutti in forma dialettale e tutti riconoscibili40. Anche nell’Italia del Correr, benché assai mal ridotta in quest’area, sembra di poter riconoscere i toponimi di Cotton, e vi si legge chiaramente, per la prima volta, il nome val voltolina41. Sono gli stessi toponimi che, latinizzati, vengono enumerati nell’Italia Illustrata del Biondo: un motivo in più per pensare che Biondo abbia avuto tra le sue fonti una carta del tipo Cotton, ancorché senza l’alta valle dell’Adige. Nel descrivere la Valtellina, Biondo si limita a elencarne le località, e ad informare, come abbiamo visto, che Adda e Oglio confluiscono a Bormio;42 il primo ad aggiungervi qualche dettaglio è Sebastiano Compagni43. Seguendo Strabone, il Compagni dà origine all’Adda nel monte che porta il suo nome, cioè l’Adula;44 ma non identifica l’Adula col San Gottardo, bensì con il Mobrai (Braulio/Umbrail), da cui discendono in effetti molte delle acque che formano l’alto corso del fiume. Raffaele Volaterrano informa correttamente che la Telina Vallis, lunga sessanta miglia, è collegata con l’Engadina e con la Val Camonica, ma nomina soltanto Bormio e il monte Braulio45. Sarà poi Leandro Alberti a far notare nel 1550 che Strabone ha scambiato l’Adda per il ben più breve fiume «Lira» [Liro], che sfocia all’estremità settentrionale dello stesso lago – implicitamente riconoscendo che la principale

40 Il fiume adda nasce a monte di burm (Bormio), attraversa maz (Mazzo), riceve a teis (Teglio) le acque del lago pusclavus (Poschiavo), passa per starzona [Stazzona], xundrio (Sondrio), poscales (Postalesio) e morbegn [Morbegno]ed entra nel lago di Como presso colong (Olonio). 41 Martellus la chiama voltalina vallis o vallis voltalina nelle tavole a fo 112v-113r (Europa moderna) e 98v-99r (Gallia moderna) della sua Geographia; il nome non compare invece nella tavola a fo 110v-111r (Italia moderna). 42 Ubi abdua ipse ex alpibus cadens Larium influit: est Colongum: supraque sunt: Morbengum: Stationa: Tiranum: Machum: et ubi communem Abduae cum Olio fontem esse diximus / sub Frigidolfo Burinum. Sunt etiam: ad Abduae lacum influentis: sinistram: postalesium: Xundrum: et supra lacunam / quae abduae fons a multis esse creditur Posclavinum. Biondo, Italia illustrata…, fo 205. 43 Adua amnis nobilis qui sic quoque antiquitus nominabatur in Alpibus ex monte sui nominis quondam nunc Mobrai dicitur, unde et Rhenus in contraria parte exoritur. … Fertur Adua per vallem quam incolae Voltolinam dicunt, 60. milia pass. longam ubi latior quattuor multis habitata castellis; nam qua demittitur Bromin castellum est, ubi in proximo vico aquarum calidarum balnea sunt: secat deinde huius vallis latus dextrum ingens fluvius Ronta (?) nomine in Aduam cadens; item alter sub eo Puschlavinus ex eiusdem nominis lacu ab oppido ei imminente profluens, lacus ipse circiter 10 mili. pass. in circuitu, sinistrum vero Tartanus (Tàrtano) torrens ad castellum Tallamonam in Aduam erumpens 11 mil. pass. a Lario. Negri, Geographiae Commentariorum…, p. 128. Secondo il Compagni, il passo del San Gottardo corrisponde all’odierno valico del Brennero. 44 Cfr. supra n. 9. Il fiume che Strabone chiama Adda, come è noto, ha le caratteristiche tanto del Ticino quanto del torrente Liro, e va a formare il lago di Como (Lario); il lago Maggiore non gli è noto. 45 Regio vero quae ultra Mediolanum alpes contigit, tota fere ignobilis: ubi post Adulam montem, quod pars Alpium Rhetorum est: vocaturque hodie Mons Braulius. Telina Vallis appellata iacet longitudinem mil. pas. LX. Ditionis Mediolanorum huic et aliae valles coniunctae. Agnedina: Camonica: in iis oppida quam plura, seu vici potius: inter quae Burmium. R. Volaterrano, in Italia illustrata, 1527, fo 155-197. Le «vere» sorgenti dei fiumi sono oggetto di variazioni e di conflitti ancestrali. Nelle descrizioni odierne, l’Adda nasce dal più occidentale monte Alpisella nelle Alpi Retiche, non lontano dal monte Bernina.

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fonte di informazioni sull’alto Lario è stato quasi per tutti Strabone46. L’Alberti può invece descrivere con dettagli tutta la Valtellina e la sorgente dell’Adda, anche per lui collocata sul monte Braulio; scrive tuttavia che a Bormio l’Adda riceve un affluente che discende dalle montagne di Trento – un ricordo del Frigidolfo, confuso forse con il Frodolfo. Il peraltro bene informato Giovanni Giorgio Settala (1560) colloca le sorgenti dell’Adda (e quelle, ad esse molto vicine, dell’Oglio) ancora più a nord, sul versante settentrionale del Brayo (Braulio/Umbrail) ma fuori dal margine superiore della sua carta47. Altri, come il maggior cartografo italiano del XVI secolo, Giacomo Gastaldi, fanno nascere l’Adda a Bormio. Ben presenti in Cotton e in Correr, descritte con un certo dettaglio da Leandro Alberti, l’Adda e le sue valli saranno tuttavia cartografate con maggior sicurezza soltanto nella seconda metà del Cinquecento. Fino a fine Quattrocento, la Valtellina è stato territorio milanese; i territori della parte più alta del corso dell’Adda, le valli di Bormio e Valfurva, sono stati occupati dai Grigioni dal 1487, e nel 1512, dopo varie vicende, anche il resto della valle è passato sotto il loro controllo48. La riemergenza dell’Adda tra i grandi fiumi italiani (dei quali è quarto per lunghezza) fa quindi parte dei risultati di una lunga tensione religiosa e politica: i tentativi spagnoli e francesi di recuperare l’antico possedimento milanese, perduto con la crisi del potere degli Sforza alla fine del XV secolo; un «sacro macello» di Riformati (1620); una guerra dagli esiti alterni, conclusa solo nel 1639, cui hanno partecipato Grigioni, Francesi, Spagnoli, Impero, nonché – impegnandosi il meno possibile – Venezia49. I cartografi elvetici del Cinquecento descrivono parcamente la Valtellina. Al disegno dell’Helvetiae Descriptio di Aegydius Tschudi (1538), molto conciso (ma non ci è pervenuto il grandioso originale), Jodocus Meggen (Helvetia, 1555) aggiunge dettagli più o meno corretti, ivi compresi nomi di valli, monti e passi alpini, e frontiere politiche ed etniche. Nelle carte non appaiono più sorgenti comuni, e sparisce anche il nome Frigidolfo/ Frodolfo; non migliora tuttavia la conoscenza della effettiva posizione reciproca degli alti corsi dell’Adige, dell’Adda e dell’Oglio. Il basilese d’adozione Sebastian Münster, nelle sue carte dell’Italia e della Germania del 1544 e del 1550, disegna rozzamente l’alta valle dell’Adige e ignora l’Adda e la Valtellina. Un disegno accurato e minuzioso dell’alto corso dell’Adda, in cui ricompare, correttamente rappresentato, il Fredolfo flu[vius], si trova invece nella carta della Rezia di Sprecher e Cluverius del 1618, giustamente molto ristampata

46 «Par a me sia in errore Strabone dicendo haver l’Adda l’origine sua al monte Adula, con ciò sia cosa, che è questo fiume Lira che esce dalle radici di detto monte, et non Adda, perché ho dimostrato essa haver la sua fontana nel monte Braulio»; il Lira nasce invece dal monte Adula «in opposito della seconda fontana de ‘l fiume Rheno». Leandro Alberti, Descrittione di tutta Italia…, 1550, fo 364v. Il torrente Liro, affluente del fiume Mera, immissario del lago di Como, e lo Hinterrhein, nascono in realtà da due versanti del Monte Spluga, non del Monte San Gottardo. 47 Giovanni Giorgio Settala, Elaboratissima Mediolanensis Ducatus vicinorumque locorum topographia, Anversa, Jeronimus Cook, 1560, cm 50 × 78 ca. 48 Vedi Claudia Di Filippo Bareggi, «Politica, religione e società nella Valtellina del primo governo grigione», Nicolò Rusca. “Odiate l’errore, amate gli erranti”, Banca Popolare di Sondrio (SUISSE), [2000], pp. 59-68 – in rete: © Banca Popolare di Sondrio (SUISSE). 49 Venezia cerca di inserirsi nelle tensioni locali, sperando di staccare il territorio di Trento (compresa la valle del Noce) dall’Impero. All’inizio del Seicento fornisce aiuti ai Francesi e ai Grigioni nelle loro guerre contro gli Spagnoli e gli Imperiali per il possesso della Valtellina, e fa trasportare munizioni in Valtellina per il passo dell’Aprica; recluta inoltre soldati grigioni nel proprio esercito. Relazioni sulla Valtellina (1603-1621), ve Marc MS It. VII 1181 (8879) num. 12, 13, 20; Baitelli, Confini della città di Brescia…

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nei due secoli successivi50. La cartografia veneziana registra qualche informazione più recente solo quando cominciano i torbidi di Valtellina, come si vede, per esempio, nella Lombardia (postuma) di Giacomo Gastaldi, del 1570: ritaglio ingrandito e arricchito di dettagli, in sei fogli, della sua carta dell’Italia, che verrà accuratamente ristampato nel 1610. Alle previste iniziative veneziane contro gli imperiali si deve un nuovo e accurato disegno delle alte valli dell’Adige e del Noce. In tempo di pace, l’imperatore Ferdinando II ha affidato al suddito veneziano Cristoforo Sorte una carta dei suoi confini con Venezia, e lo ha autorizzato a riprodurla per la Repubblica; ma nel 1615 la minaccia di un’aggressione dei Veneziani in direzione di Trento fa sì che tutti i confini meridionali del vescovato di Trento e della contea del Tirolo vengano rafforzati da una serie impressionante di fortificazioni. A queste operazioni è connessa una accuratissima cartografazione delle aree interessate: bassa Pusteria, Val Lagarina, Arco e Riva sul lago di Garda, lago d’Idro, alta val di Sole e passo del Tonale, alta val Venosta, vengono minuziosamente ‘fotografate’ da Bartolomeo Lucchese, ingegnere di Corte dell’arciduca Massimiliano d’Austria a Innsbruck51. Le carte sono manoscritte ma, parrebbe, servono anche ad alimentare, in territorio imperiale, la produzione di carte a stampa aggiornate del Tirolo che comincia nei primi decenni del secolo XVII. Ne trae forse vantaggio anche la conoscenza del corso del Noce, già del resto ormai disegnato con molto dettaglio nelle carte del Sorte e di Ygl; ma la valle continua a restare fuori dai principali avvenimenti del secolo, e ad essere trascurata dai geografi. «Scrittori, che abbiano ragionato delle cose di queste valli» scriverà nel 1805 Jacop’Antonio Maffei, patrizio tirolese «se ne ritrovano ben pochi. Esse restano fuori dalla strada militare, onde non furono grande oggetto di osservazione»52. Un confine troppo sicuro offre poche probabilità di emergere agli occhi del mondo. E quando parla del confine del Tonale, Baitelli ricorda che nessuno lo ha violato negli ultimi cinquecento anni. Tra carta e testo: possibili interazioni Che una carta del tipo Cotton sia servita al Biondo per il disegno delle alte valli dell’Oglio e dell’Adda mi sembra evidente. Un confronto tra ciò che egli scrive nell’Italia illustrata su alcuni dei territori che sono oggetto di questo lavoro mostra infatti una quasi perfetta coincidenza tra il suo dettato e quello della carta Cotton; ed è quest’ultima ad avere toponimi più numerosi, espressi in una lingua volgare che trascrive con pochi errori i

50 Fortunato Sprecher von Bernegg e Philippus Cluverius, Alpinae seu foederatae Rhaetiae subditarumque ei terrarum nova descriptio. In questa carta sono correttamente rappresentate le posizioni reciproche delle sorgenti dell’Adda e dell’Adige, con la Val Monastero e il Ramo fl. (Rambach); non ci sono invece il Frigidolfo e il monte Gavia, e la sorgente dell’Oglio è del tutto isolata da quella dell’Adda. Ovviamente, nella carta è disegnata con precisione l’alta Engadina, ignorata al contrario dalle carte disegnate in terra ‘lombarda’. Non ho fatto ricerche in carte successive: se i nomi del Frodolfo e del Frigidolfo siano rimasti sempre nell’uso locale, o se e quando siano rientrati nella cartografia ufficiale, non saprei dire. 51 Sulle fortificazioni e le carte corografiche connesse si veda Nicolò Rasmo, Il Codice Enipontano III e le opere di difesa del Tirolo contro Venezia nel 1615, Istituto Italiano dei castelli. Sezione Trentino, Trento, Arti Grafiche Stampa Rapida, 1979. Inutile rimarcare che imperiale non significa tedesco. Lucchese, per esempio, è un Ticinese di probabile ascendenza toscana. 52 Jacop’Antonio Maffei, Periodi istorici e Topografia delle valli di Non e Sole nel Tirolo meridionale, Roveredo, per Luigi Marchesani Stampatore Imperiale e Regio, 1805, p. X.

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dialetti locali. Segno di una conoscenza del terreno non mediata da scritture latine, e prova, a mio avviso, che la carta non dipende dal Biondo, ma è il Biondo che anche qui, come in molti altri passi dell’Italia illustrata, dipende dalla carta. In questo caso, la sua carta non doveva comprendere la Val Venosta, la valle dell’Isarco, la val Passiria, la val Sarentina e la valle del Noce, che il Biondo non conosce, mentre sono tutte ben disegnate in Cotton; ma il modello Cotton è chiaramente da lui usato per la valle dell’Adige a sud di Bolzano, la Valcamonica, la Val Brembana, la Val Seriana e la Valtellina. Tutti questi territori sono delimitati da alte montagne, il che può sembrare paradossale, visto che nella carta Cotton le montagne non sono rappresentate; d’altra parte, queste hanno un ruolo molto limitato anche nell’Italia illustrata. Mi sembra che valga la pena di chiedersi se non sia proprio questa caratteristica, l’assenza delle montagne, ad aver suggerito al Biondo la sua descrizione del corso superiore di Oglio, Noce e Adda. Montagne che separano e montagne che uniscono

Nella carta di fra’ Paolino e in tre delle sue derivate quattrocentesche, e più tardi nelle nuove Italie dei codici tolemaici, ogni alto corso di fiume è separato da montagne, rappresentate da una chiazza di colore dai margini ben rilevati, oppure da un ammucchiarsi di monticelli o da un allineamento di denti di sega53. Il disegno del rilievo è puramente evocativo, e se è corretto nell’idea generale non lo è affatto nel dettaglio. Anche il disegno del corso d’acqua – linee sommariamente tracciate, in contrasto con i minuziosi disegni che simboleggiano i centri abitati – si limita a indicarne la direzione generale. Il Po di fra’ Paolino, ad esempio, può esser tranquillamente scambiato per il percorso stradale di una carta itineraria del genere della Tabula Peutingeriana. In tutte le carte di quest’epoca il vero oggetto del disegno cartografico sono i centri abitati, e poiché quelli italiani sono quasi tutti su corsi d’acqua, questi costituiscono il reticolato geografico naturale sul quale si costruisce il territorio da rappresentare. Le montagne che separano le diverse valli fluviali introducono tuttavia nella carta ostacoli fisici che isolano le diverse unità etniche e politiche; sicché gli unici possibili spazi di comunicazione rappresentati appaiono essere i fiumi stessi, se navigabili, e soprattutto la pianura (e, naturalmente, il mare). Il concetto di isolamento delle valli montane, così importante nella geografia determinista, non è certo nato a fine Ottocento; e se si può supporre che la teoria settecentesca dei bacini fluviali di Philippe Buache continui ancor oggi ad avere la sua influenza sulle classificazioni della geografia fisica, bisogna anche ricordare che l’abitudine di vedere le montagne come elementi divisori risale almeno all’età ellenistica. Tolemeo ne fa la base della sua sistematica geografizzazione delle regioni etniche del mondo; ma prima e dopo di lui tutti i geografi antichi, e i loro epigoni umanistici, hanno sempre visto le montagne come confini e come baluardi difensivi, che si cerca di mantenere insuperati54. È vero che Strabone descrive 53 Firenze, Archivio di Stato, N. 10, 1 fol., cm. 111 × 63; Modena, Biblioteca Estense Universitaria CGA7, 2 fol., cm. 104 × 65,5; H[oc] est italiae descriptio singularium urbium: castellorum: atque locorum: aliorum item montium/ fluminum. Quam in letterarum cela divi principis leoneli estensis invenimus eamque diligentissime exempla/vimus, 2 fol., cm. 74,8 × 115, London, Christie’s, Auction. Cartography. Wednesday 20 may 1998, attuale ubicazione ignota. 54 Francesco Prontera, in una comunicazione personale, mi ricorda che per Tolemeo le catene montuose sono semplici linee sulla carta che delimitano spazi etnico-regionali; ma che sono gli editori quattrocenteschi della Geografia a raffigurare invece le montagne e le Alpi in tutta la loro corposità, e non certo come linee.

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le Alpi occidentali come un «insieme unitario ma articolato di gruppi etnici»;55 ma subito sopra Como esse diventano per lui una terra desolata abitata da popoli di ladroni e assassini, ed è solo lo sterminio di questi da parte di Augusto a trasformare le Alpi retiche in una linea che divide l’Italia da ciò che non è Italia, attraversata da comode e ben difese strade56. Nella letteratura geografica e nella cartografia del Quattrocento e del Cinquecento, erede dichiarata di Strabone, attraverso l’arco alpino passa un confine inesistente nei fatti, ma elaborato in epoca augustea e messo in primo piano a partire dal Trecento grazie alla ricostruzione dell’idea d’Italia di cui il Petrarca è stato uno dei principali protagonisti: il confine del ‘giardino dell’impero’. Tutte le descrizioni e tutte le carte si fermano su questo confine, anche se non tutti sono d’accordo sul suo esatto tracciato57. Soltanto un secolo dopo il Biondo un umanista di Zurigo, Josias Simler, nel suo De Alpibus, cercherà di smentire Strabone, dichiarando che le Alpi elevtiche sono un’unità territoriale e non un semplice luogo di passaggio, e che i suoi abitanti ne traggono ricchezze, non grazie al brigantaggio, e nemmeno soltanto con i dazi e i servizi ai passi, ma con l’allevamento del bestiame in quei pascoli di altura la cui esistenza Strabone ha ignorato58. In alcune carte del Quattrocento, tuttavia, le montagne, semplicemente, non esistono: solo una linea, o un margine decorato, non necessariamente collocato sullo spartiacque, segnala la fine di ciò che si può chiamare Italia. È il sistema di rappresentazione seguito da Cotton, da Correr (qui le aree montagnose sono scurite per separarle dalla pianura, ma le valli non sono messe in rilievo) e dal disegno del bacino superiore dell’Adige nella carta del Veronese dell’Archivio di Stato di Venezia. Il fatto che ci sia pervenuto – caso unico – una copia quasi identica di Cotton, la carta di Strasburgo59 testimonia poi una produzione che si può definire seriale e una diffusione presumibilmente ampia di questo modo di rappresentazione, che deve avere influenzato non solo il Biondo ma anche, con ogni probabilità, la carta d’Italia di Antonio Leonardi nel Palazzo Ducale di Venezia (post 1483, e di formato non compatibile con il modello tolemaico60), e quindi il libro del di lui nipote e collaboratore Sebastiano Compagni. L’assenza del disegno delle montagne rende rappresentabile un

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Ciò suggerisce che i geografi/cartografi del ‘400/500 avessero ben altra sensibilità visuale per la realtà delle montagne. Elvira Migliario, «Le Alpi di Strabone», Geographia Antiqua, 20-21 (2011-2012), Geografia e politica in Grecia e a Roma, Hans-Joachim Gehrke, Pascal Arnaud, Francesco Prontera (ed.), p. 29. Strabo ne IV, 6, 4-6. Si veda anche Michel Tarpin, «I Romani in montagna: tra immaginario e razionalità, Archeologia delle aree montane europee: metodi, problemi e casi di studio», Archaeology of Europe’s Mountain Areas: Methods, Problems and Case Studies, Umberto Moscatelli (ed.); Anna Maria Stagno Il Capitale culturale. Studies on the Value of Cultural Heritage, 12 (2015), pp. 803-822; Id., «Penetrazione romana nelle Alpi prima di Augusto: geopolitica della non-conquista», Geographia Antiqua, 27 (2018), pp. 25-46. I confini delle provincie romane sono rispettati soltanto in parte, ma nella zona qui considerata l’Inn e l’Engadina, benché prossimi, non compaiono mai nelle carte ‘lombarde’. Inoltre, l’introduzione del reticolato geografico nelle carte, nel corso del Cinquecento, taglia via una parte del territorio alpino, sia orientale che occidentale, che si trova a settentrione del parallelo adottato dal cartografo come limite della rappresentazione. E naturalmente il raggiunto margine della pergamena costringe a rimpicciolire e a distorcere i territori di confine anche in carte, come Cotton, disegnate – nei limiti del possibile – a scala costante. Marica Milanesi, «Introduzione a Josia Simler», De Alpibus. Commentario delle Alpi (1574), Firenze, Giunti, 1990, pp. IX-XXIV. Kurt Guckelsberger ha provato che Cotton nasce dalla congiunzione di due carte a scala un po’ diversa, congiunte ai confini dello Stato della Chiesa, e che ha lo stesso modello della carta dell’Italia centrale e settentrionale conservata a Strasbourg (Bibliothèque de l’Université, MS 1816). M. Milanesi, «Antico e moderno…».

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fenomeno cui non sono preparati gli uomini di pianura – soprattutto quelli nutriti di testi classici e di propaganda augustea: il fitto reticolato di centri abitati che si estende sulle Alpi, senza apparente rottura di continuità con i centri della pianura e senza ostacolo alle comunicazioni. Coloro che frequentano le montagne per commercio, amministrazione, o guerra, anche se non ci vivono, sanno che gli ostacoli ci sono, ma sanno come e con quanta frequenza questi vengano superati. È la loro esperienza la fonte più ovvia di Cotton; se non carte locali, i cartografi hanno comunque a disposizione informazioni personali, e liste di luoghi abitati, fiumi e ponti, valichi, oltre che di parrocchie, istituzioni religiose e ospizi per i pellegrini. Cotton e Correr mettono la rappresentazione delle acque allo stesso livello di quella dei centri abitati: l’assenza di ogni accenno alle montagne fa dei fiumi, non più separati da ostacoli fisici, i protagonisti dei territori che attraversano e che mettono in comunicazione. L’effetto, soprattutto in Cotton, è una resa spettacolare del territorio di collina e di pianura. Rinunciando a dare un’idea delle differenze di altitudine, tuttavia, le stesse carte tolgono ai territori di montagna la caratteristica che li rende diversi da ogni altro61. Nel caso di cui ci stiamo occupando, chi non sappia quali dislivelli intercorrono tra Bormio, Ponte di legno e il passo del Tonale non può rendersi conto della differenza tra la rete fluviale costituita dalle sorgenti alpine dei tre fiumi e, per esempio, quella costituita dai navigli e dai tagli del Padovano e del basso Adige. La prima correzione del Compagni al Biondo (o alla lettura che il Biondo ha fatto della carta) si basa proprio sull’elemento, ben noto a Venezia, dell’altitudine dei passi alpini. Cotton favorisce dunque gli equivoci; ma non per questo la rete che disegna è falsa. Le sorgenti comuni dei fiumi retici rappresentano in realtà itinerari misti, costituiti delle acque e dei sentieri che ne seguono, allora come oggi, il percorso. Sul passo di Gavia, la sorgente dell’Oglio-Frigidolfo e quella del torrente che manda le sue acque nell’Adda sono separate, ma vicinissime. Un corso d’acqua scende effettivamente dal passo del Tonale e va ad alimentare il corso superiore dell’Oglio, accompagnando la strada, facile e frequentatissima, che collega la valle dell’Adige con la Valcamonica attraverso la valle del Noce. Non è il Noce e non fa parte del suo bacino; ma la strada, fino a pochi chilometri prima del passo, ha risalito il corso del Noce in quasi tutta la sua lunghezza. Una carta in cui la montagna non sia disegnata a separare i bacini fluviali può insomma facilmente rappresentare uno spazio in cui acqua e strada si identificano; e in effetti Cotton illustra uno spazio odologico, per usare la felice osservazione di Pietro Janni, che si riproduce nelle regioni e nei tempi in cui la misura dello spazio e la sua rappresentazione sono legate esclusivamente all’esperienza di chi lo percorre. Ma questo spazio, agli occhi del Biondo, è «inserito in uno spazio concepito come indipendente e invariabile rispetto a un centro di percezione»62 – cioè, in questo caso, in una carta geografica – e come tale viene interpretato dai contemporanei. Il risultato è la registrazione della continuità tra

61 Esso separa, scrive Almagià, l’orografia dall’idrografia, senza ulteriori commenti. Dal suo punto di vista, si trattava di un difetto. Roberto Almagià, Monumenta Italiae Cartographica…, p. 7. 62 Come scrive Marco Dorati, rifacendosi a Pietro Janni, La mappa e il periplo. Cartografia antica e spazio odologico, Roma, Giorgio Bretschneider, 1984. Marco Dorati, «Spazio dell’esperienza e spazio dell’astrazione nel discorso etnogeografico erodoteo: alcune considerazioni narratologiche», Geographia Antiqua, 23-24 (2014-2015), p. 44.

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fiumi che prendono direzioni diverse, rappresentata da una sorgente unica. Ai nostri occhi, ovviamente, il disegno di Cotton mette semmai in evidenza il ruolo dei torrenti di montagna come creatori di itinerari che collegano una valle con l’altra: reti di comunicazione molto più fitte e frequentate di quanto non sembri possibile oggi, anche se ancora ben note agli incolae odierni, e agli escursionisti. Ogni valle ha un corso d’acqua, ogni corso d’acqua ha un sentiero che conduce alle sue sorgenti, e molti sentieri scavalcano il crinale o il valico e ridiscendono in un’altra valle, seguendo un altro corso d’acqua. La Muraglia retica non è, e non è mai stata, insuperabile63. Non solo Adda, Oglio e Noce discendono dalle stesse montagne, ma queste montagne, pur alte come sono, uniscono le valli almeno quanto le separano. Non possiamo sapere perché l’autore sconosciuto della carta Cotton, o del suo modello, non abbia disegnato montagne nella sua carta (forse preferiva dare spazio ai fiumi e ai centri abitati); né tanto meno perché abbia disegnato due passi alpini, e i torrenti che ne discendono, come corsi d’acqua intercomunicanti per mezzo di un lago. Può aver capito male un’informazione, o copiato male un disegno. Le carte danno informazioni sbagliate non solo per cattiva lettura dei toponimi del modello, come nei manoscritti, ma anche per cattiva interpretazione delle immagini. Tipico delle carte di questa zona e di questo periodo è il non ‘vedere’ il corso dei fiumi a monte dei laghi di cui sono emissari (nonché il confondere il fiume Lambro con i Navigli milanesi, come fa ad esempio Henricus Martellus). Naturalmente, in mancanza della rappresentazione del rilievo, è anche possibile che il disegno di un piccolo edificio che sormonta un corso d’acqua voglia in realtà segnalare che in quel luogo nascono due corsi d’acqua che scendono in direzioni opposte, in questo caso verso est (il torrente Vermiglio, affluente del Noce) e verso ovest e sud (il torrente Ogliolo, che forma l’Oglio)64. Il Biondo (o la sua fonte) può avere a sua volta equivocato nell’interpretazione dell’immagine, traendone la convinzione che il Noce sia un ramo dell’Oglio. Del resto, il modo in cui molte carte successive rappresentano la zona che abbiamo considerato, e in particolare la posizione del monte Gavia e del passo del Tonale, dimostra che una conoscenza certa e condivisa in proposito non esisterà nemmeno nel XVIII secolo. Incolae dicunt?

Grazie al Biondo, che lo trova in una carta e in fonti non letterarie, probabilmente durante uno dei suoi lunghi e frequenti soggiorni a Venezia e nel Veneto, il ‘sapere locale’ sui tre fiumi retici e la loro sorgente comune è in questo caso adottato e diffuso dalla letteratura geografica colta65. Ma è solo un sapere locale, sia pure male interpretato? Se alla base della rete impossibile c’è stata una informazione di origine locale, essa deve essere stata sostenuta, agli occhi del Biondo, da un’autorità del passato. Strabone, con le sue 63 Lo sono molto di più, secondo Baitelli, le Giudicarie, le montagne che separano la Valcamonica dalla valle del Sarca e dalla valle dell’Adige. A mezzogiorno del passo del Tonale, scrive, i valichi tra Valcamonica e Trentino sono pochissimi e pressoché impraticabili. Baitelli, Confini della città di Brescia…, 267v-268v. 64 Cotton, tuttavia, non rappresenta in questo modo le origini dei fiumi, come si vede nel disegno della sorgente del Lavis (Avisio) a pinea (Piné): qui il fiume scaturisce dalla porta di un edificio, non vi passa sotto. 65 Sulla diffusione e l’uso dell’Italia Illustrata nel ‘400 e ‘500 si veda l’introduzione a Blondus Flavius, Italia illustrata, ed. Paolo Pontari, Roma, Istituto Storico Italiano per il Medio evo, vol. I, 2011, pp. 205-219.

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‘coppie’ di fiumi alpini – Druentia / Dourias, che scendono da un «grande lago» (IV 6, 5); Rhenus / Addua, dai due versanti del monte Adula (IV 3, 3 e 6, 6); Isara / Atesinus, da un lago sul monte Appenninus (IV 6, 9) – rende verosimile almeno il lago Frigidolfus con i suoi due emissari. Mi sembra ragionevole pensare che, soprattutto dopo la pubblicazione a stampa dell’Italia illustrata del Biondo (1474), proprio l’autorità di Strabone abbia reso accettabile presso gli altri uomini di cultura il sistema fluviale centrato sul lago Frigidolfo. Carte come Cotton e Correr, prodotte nelle regioni d’Italia più direttamente interessate da ciò che avviene nelle Alpi, e che non hanno relazioni con gli Antichi né con Tolemeo, non sono sempre comprensibili da parte dei geografi umanisti. Biondo, confortato dal sapere degli antichi, tenta la descrizione di un complesso fenomeno naturale, la formazione di un corso d’acqua (cui forse non ha mai dedicato particolare attenzione nei suoi attraversamenti di aree montane) partendo da una carta che rappresenta qualche cosa di diverso. Paradossalmente, dunque, alla base di un’offesa – se non altro – al principio di Aristotile, c’è una carta che ancora alla fine del XV secolo resta la meglio informata sui territori e gli itinerari alpini della Rezia: itinerari fatti di acque e di montagne, anche se le montagne non vi sono affatto rappresentate, e le acque prendono, almeno in questo caso, il posto delle strade.

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Exchange of Knowledge in Late Medieval and Early Modern German Cartography Reflections on Some Examples from Nuremberg Mapmakers, Knowledge, and Ways of Communicating When looking at historical maps, the question might arise from which sources their authors acquired the information they needed to create them. In most cases, a mapmaker incorporated findings from a number of sources, which is why it can be assumed that a map’s appearance is the result of an accumulation of knowledge about space and time, an outcome of discussions and the exchange of ideas.1 To create a map, a mapmaker must convert textual into graphic information. Places have to be marked and positioned so that the geographical space is represented. The sources available to the mapmakers for this purpose were of varying nature and quality. They used written sources such as geographical treatises or travel reports, and the maps of other map makers, and it’s likely that they also used information from written exchange, such as letters, for example, or direct verbal conversation. Thus, what can be seen on maps is based on the knowledge of many people and not the result of one single person’s observations and/or geographical survey. But how is this knowledge conveyed? Based on research for my dissertation project – that concentrates on communication among people interested in cartography around the mapmaker Johannes Schöner – I will discuss a concrete example of ways cartographic and geographic knowledge was mediated in the sixteenth century.2 The time period to be considered here are the years from 1517 to 1526. In the following, I will provide insights into some examples of how communication took place, examining the role it played in the exchange of cartographic knowledge, and probing for further possibilities.



1 Knowledge as a collective conviction acquires its validity in a process of social negotiation. Knowledge can be defined as practical or theoretical, implicit or explicit, and the transitions between categories can be fluid. The specific forms of knowledge as they exist in (not only written) sources are taken into account: These can contain “sediments” of knowledge that explicate and reflect knowledge. Georg-August-Universität Göttingen, “Das DFG-Graduiertenkolleg 1507 “Expertenkulturen des 12. bis 18. Jahrhunderts””, accessible via (last access 29 April 2020). 2 Based on impressions from my recently started PhD project, with the working title: Erwerb und Austausch von Wissen in der Kartographie um 1500. Sabine Hynek  •  Fernuniversität in Hagen Territoires, régions, royaumes. Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle), éd. par Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène, Turnhout, 2022 (Culture et société médiévales, 40), pp. 97–107. © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.131066

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This will be in reference to a broad concept of communication, covering the act of informing, its methods, its actions and reactions and the resulting effects.3 The communication to be studied concerns the exchange of information itself, the media through which it is conveyed, and its different categories of information. In the long run, this project seeks to gain insight into how the exchange of geographic information is embedded in the general knowledge exchange during this time. Based on this it may be possible to draw conclusions about the networking of mapmakers and a possible expert culture, following the view that collective identities and social interdependencies stabilize significantly through communication.4 Network Participants Experts, as defined by the Göttingen research group “Expert Cultures from the Twelfth to the Eighteenth Centuries”, can be described as people who act as agents of knowledge. Their social position is specific because of their knowledge, and it is based on communicative negotiations with their surroundings. Their role becomes visible through their use of a common technical language and exclusive behavior. A group of persons can be identified that knows more than the rest of society on a specific subject and exchanges information in a technical language that is mostly comprehensible within this group.5 Following this definition, mapmakers can be understood as experts in their exclusive knowledge as well as in the techniques of mapmaking. This paper will investigate the extent to which a self-conception of the mapmakers as experts in cartographic knowledge can be grasped, i.e., to what extent the mapmakers understood themselves as a social group that distinguished themselves from the rest of society and constituted themselves as experts.6 In the late fifteenth and early sixteenth century, mapmakers started to reveal their identities more frequently by signing their maps. Since their names are known, it may be possible to reconstruct the channels of interaction and to look for networks of knowledge of the persons who authorize the map by their signatures. This is further complicated because it is known that the people who signed are not always the original mapmakers, as the example of Erhard Etzlaub’s map of central Europe from the year 1500 shows.7 On this map only the name Georg Glockendon appears; he was a printer from Nuremberg who published the map but did not design it.8 In contrast, the signature of Johannes Schöner, 3 Hans-Peter Krüger, “Kommunikation/kommunikatives Handeln”, Enzyklopädie Philosophie in drei Bänden mit einer CD-ROM, H. J. Sandkühler, D. Borchers, A. Regenbogen (eds), Hamburg, Meiner, 2010 (coll. Enzyklopädie Philosophie), pp. 1259-1269, p. 1259. 4 Bettina Pfotenhauer, Nürnberg und Venedig im Austausch, Dissertation, Schnell u. Steiner, 2016, p. 32. 5 Georg-August-Universität Göttingen, “Expertenkulturen”. 6 One of the earliest testimonies of a self-image as an expert on geographical and cartographic issues is tangible with the Venetian mapmaker Fra Mauro. This is discussed at: Patrick Gautier Dalché, “Weltdarstellung und Selbsterfahrung: Der Kartograph Fra Mauro”, Kommunikation mit dem Ich: Signaturen der Selbstzeugnisforschung an europäischen Beispielen des 12. bis 16. Jahrhunderts, H.-D. Heimann, R. Averkorn (eds), 2004 (coll. Europa in der Geschichte), pp. 39-51. 7 Erhard Etzlaub, Landstrassenkarte, Nuremberg 1501, Liechtenstein Map Collection, Harvard University, Cambridge, MA, 008847755. 8 This is discussed for example at: Patrick Gautier Dalché, “Les cartes marines: origines, caractères, usages: À propos de deux ouvrages récent”, Geographia antiqua: rivista di geografia storica del mondo antico e di storia della geografia, XX-XXI (2011-2012), pp. 215-228, 224.

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cartographer and manufacturer of globes, attests to the authorship of his products. In either case, knowing the individual makes it easier to identify the channels of knowledge in which he or she participated. The first question concerning communication, then, is to identify the group of people involved in this process. Many participants made maps; some became visible through signatures or the testimony of contemporaries, while others took part in the production, publication, and distribution of maps, such as draftsmen, engravers, woodcutters, lithographers, editors, traders, and customers.9 Furthermore, some participated in the general discourse of knowledge in their time although they were not directly connected to mapmaking. All these people, either directly or as contributors, were integrated in the exchange of knowledge about maps. But how was this knowledge actually exchanged? Channels of Communication and their Impacts One of the ways of following the paths of knowledge and their effects is the search for an archetype of a map; another is to follow long text segments in their migration from map to map, or to look at the reception of a mapmaker’s works or to investigate his personal library. It might be possible to look for media that convey knowledge indirectly, like travel reports, the written works which were available to mapmakers in their own or third-party libraries and then to investigate their possible effects on maps’ appearances. It may also be possible to seek other traces of communication, such as letters exchanged by those involved. Letters and documents exchanged by scholars provide insights into the discourse of knowledge on cartographic issues and analyze a broader scientific and social horizon in which the mapmakers were active. Oral communication also played a significant role. For even though book culture and letter writing played an important role in scholarly circles, societies of this period were quite orally oriented; imperial diets and trade fairs, where many people met, are among the events that were excellent for oral communication. However, because oral communication is so difficult to trace, other sources must be used. These can then possibly provide clues to oral communication in some cases. Here surviving letters shall be used as an example because they give concrete insight into the exchange of knowledge at a certain time and among a specific group of people. They stand between book literacy and orality. Nuremberg as a Sixteenth-century Centre of Knowledge and Communication The city of Nuremberg and its surroundings around 1520 provides a good example. At that time, Nuremberg was a centre of craftsmanship, trade, and humanism in the Holy Roman Empire,10 which is why specialized craftsmen and scholars met there and cultivated an intensive exchange of their thoughts and knowledge. Among them were the mathematician and astronomer

9 Wilhelm Bonacker, Kartenmacher aller Länder und Zeiten, Stuttgart, Anton Hiersemann, 1966, p. 7. 10 Michael Diefenbacher, Horst-Dieter Beyerstedt, Martina Bauernfeind, Kleine Nürnberger Stadtgeschichte, Regensburg, Pustet, 2012, pp. 57-66.

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Johannes Schöner (1477-1547), the Nuremberg councilor and humanist Willibald Pirckheimer (1470-1530), and the canon and humanist Lorenz Beheim (or Behaim, 1457-1521).11 Correspondence exchanged by these three will be used as an example of communication via letters; the edited correspondence of Willibald Pirckheimer is a valuable source for this study.12 Since this edition comprises mostly letters sent to Pirckheimer and only a few letters written by him, the early conclusions could be distorted. Further archival work may bring new or other insights. These three scholars corresponded over several years. Pirckheimer and Beheim wrote in Latin, Schöner in German. The letters’ content is diverse and cartographic questions play only a subordinate role. Nevertheless, cartography is mentioned from time to time; what may have been exchanged at personal meetings or supplied through third parties is unknown. Especially in Nuremberg, a place where so many scholars came together, the value of oral communication may be rated as highly important. The Individuals Involved Johannes Schöner was born in 1477. He studied mathematics, medicine and theology in Erfurt and was ordained as a priest in 1500. Around 1523, he was sent to Bamberg, from where he was posted to Ehrenbach, a little village between Bamberg and Nuremberg. This relocation was a punishment he received for neglecting his religious duties.13 Nuremberg was of vital importance for him. He tried to establish himself there permanently several times, but only succeeded in 1526, when he was appointed professor of mathematics at the newly founded “Schola am Egidienberg”.14 More than with his religious duties, he was concerned with astronomy and geography and the construction of globes, as the justification for the relocation suggests. Even in Bamberg he had operated a printing press and been active in bookbinding.15 He produced his globes in series, but only five have survived. There are two from 1515, one in the Frankfurt historical museum (Fig. 1), one in the Anna-Amalia library in Weimar and one from 1520 in the Germanisches Nationalmuseum in Nuremberg (Fig. 2), and also a terrestrial and a celestial globe in Weimar, dated 1534.16 Lorenz Beheim, born in Nuremberg in 1457, was also a priest and from 1505 he was active in his hometown after he had been a steward in Rome for cardinal Rodrigo Borgia 11 See also: Christa Schaper, “Lorenz und Georg Beheim, Freunde Willibald Pirckheimers”, Mitteilungen des Vereins für Geschichte der Stadt Nürnberg, 50 (1960), pp. 120-221. 12 Willibald Pirckheimer, Willibald Pirckheimers Briefwechsel: III., Dieter Wuttke (ed.), Band, Munich, 1989. Bände 3-6, see also: Hans G. Klemm, Der fränkische Mathematicus Johann Schöner (1477-1547) und seine Kirchehrenbacher Briefe an den Nürnberger Patrizier Willibald Pirckheimer, Kirchehrenbach, 1992. 13 Frank Berger, “Johannes Schöner: Sein Leben, seine Globen”, Der Erdglobus des Johannes Schöner von 1515: [… erscheint als Begleitbuch zur Aufstellung des Schöner-Erdglobus von 1515 im Rahmen der Dauerausstellung “Frankfurter Sammler und Stifter” (seit 18. August 2012) im Historischen Museum Frankfurt im renovierten Saalhof am Mainufer], F. Berger (ed.), Frankfurt am Main, Henrich, 2013 (coll. Kunststücke des historischen Museums Frankfurt), pp. 8-13, 10. For Johannes Schöner see also: Monika Maruska, Johannes Schöner – “Homo est nescio qualis”: Leben und Werk eines fränkischen Wissenschafters an der Wende vom 15. zum 16. Jahrhundert, 2008, accessible via (last access 9 May 2020). 14 Frank Berger, “Johannes Schöner”, p. 11. 15 Hans G. Klemm, Mathematicus Johann Schöner, pp. 11, 13. 16 Frank Berger, “Johannes Schöner”, pp. 9-10.

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Fig. 1. Johannes Schöner, Globe, 1515, Historisches Museum Frankfurt am Main, Inv.-Nr. X14610. The reproductions are used with the kind permission of the Historisches Museum Frankfurt am Main, Germany.

(1431-1503), later pope Alexander Vl, for over 22 years. Beheim studied law and theology in Ingolstadt, Leipzig and Italy. It has been suggested that he got to know Willibald Pirckheimer, the third of this communication triangle, in Rome in 1495, but since they both had lived in Nuremberg, they may have met earlier.17 17 Christa Schaper, “Lorenz und Georg Beheim”, p. 123.

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Fig. 2. Johannes Schöner, Globe, 1520, Germanisches Nationalmuseum Nuremberg, Wl 1, CC License: BY NC ND. The reproductions are used with the kind permission of the Germanisches Nationaluseum Nuremberg, Germany.

Willibald Pirckheimer, born in Eichstätt in 1470, studied the liberal arts and law in Padua and Pavia. In 1495 he went to Nuremberg, where his family then lived. He became the central figure in the Nuremberg humanist circle. The Nuremberg painter Albrecht Dürer (1471-1528), the historian and cartographer Hartmann Schedel (1440-1514), and the poet Conrad Celtis (1459-1508) were among his friends.18 18 Niklas Holzberg, “Willibald Pirckheimer”, Deutsche Dichter der frühen Neuzeit (1450-1600): Ihr Leben und Werk, Stefan Füssel (ed.), Berlin, E. Schmidt, 1993, pp. 258-269.

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From January 1517 to April 1520 we know about 32 letters from Beheim to Pirckheimer, whereas only two letters from Pirckheimer to Beheim are documented. Beheim died in April 1521 and for the last year of his life no letters are known by him nor by Schöner to Pirckheimer. In the period from May 1520 to January 1524 there is a gap in the exchange of letters. Beheim was no longer alive and at first there was no independent correspondence between Schöner and Pirckheimer. All this only applies, of course, if one assumes that all the letters that Pirckheimer received from Schöner have been preserved. From the beginning of 1524 up to the middle of 1526 Schöner wrote 19 letters to Pirckheimer, and then the letters end. In return, there is only one letter and furthermore it is only a draft. It is possible that Schöner and Pirckheimer only communicated orally from this time on, since Schöner resided in Nuremberg from 1526. The Correspondence – Schöner, Pirckheimer and Beheim, a Communication Triangle19 Beheim and Schöner had already been personally acquainted for some time, as the casual mention of Schöner in letters shows. In August 1517, Lorenz Beheim mentioned Schöner in a letter addressed to Pirckheimer. Beheim wrote that Schöner was not content with the printing of an instruction book for celestial globes by the printer Johann Stüchs in Nuremberg.20 According to Beheim, Schöner himself would write to Pirckheimer about that.21 Documents only show written communication between Beheim and Pirckheimer, while it is unknown how Beheim and Schöner exchanged ideas. Possibly this was done orally, since they had both been in Bamberg for some time, but it is also conceivable that they exchanged letters and they are lost. In October 1517 a letter from Beheim to Pirckheimer mentions that Schöner would bring a celestial globe to Pirckheimer in the next week so that he would be able to cast his horoscope.22 This apparently did not happen, and the request was repeated in a letter from the beginning of December; now Albrecht Dürer was to receive such a globe as well.23 This is an indication of oral communication because they probably met for this purpose. In early January 1518, Beheim added a letter for Schöner, who was in Nuremberg at the time, to a letter to Pirckheimer, without giving any indication as to the contents of the attached letter.24 In the letters between 1517 and 1518 it becomes clear that they were in constant contact. On geographical questions, a letter from March 1520 gives information. This is the only passage in the letters that actually points to geographic content. Besides general remarks on politics, on his own health and greetings to Pirckheimer’s wife, Beheim thanked Pirckheimer, also on behalf of Schöner, for a report about islands discovered in 19 Hans G. Klemm, Mathematicus Johann Schöner, p. 7. 20 Title: Solidi ac sphaerici corporis sive globi astronomici canones: usum et expeditam. 21 Dedi domino Johanni Schöner fasciculum suum. Est male contentus, quod non est impressum modo suo. Sed ipse tibi scribet defectum suum. Willibald Pirckheimer, Pirckheimers Briefwechsel III…, #463. 22 Schoner veniet ad te hebdomada proxima et offeret tibi globum ymaginum celestium. Ex illo poteris dirigere. Ibid. #476. 23 Hebdomada proxima Schoner cum X vel XII globis istuc veniet. Tibi, si voles, portabit et Alberto. Ibid. #494. 24 Ibid., #514: “Schickt das brifflein dem Schoner zu”.

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the ocean25 mediated by the Bamberg printer and bookseller Georg Erlinger (1485-1541).26 It is not apparent to what report and to which islands Beheim was referring. The question arises whether information that Schöner was able to extract from this report may have played a role in the creation of the 1520 globe. Frank Berger and Chet van Duzer showed that the 1520 globe includes changes compared to the globe of 1515. They found that in 1520 Schöner decisively altered the representation of an island in the North Atlantic, which they identified as Newfoundland.27 While on the globe of 1515 an island litus incognitum lies at this same position (Fig. 3), on the globe of 1520, Schöner called this revised island Terra Corte Realis, and he added information about the assumed discoverer and date of discovery. (Fig. 4).28 Also, on the Waldseemüller maps from 150729 and the carta marina from 151630 the changes in the denomination and the representation of the shape of this island can be seen. Waldseemüller assumed that Caspar de Corte Real had discovered the island already in 1501, as he emphasised in a cartouche on the Carta Marina.31 In fact, John Cabot reached the island in 1497. Schöner’s library included the above-mentioned Waldseemüller maps32 which probably formed the basis for his depictions on the globes.33 Clearly Schöner was interested in the information on this particular island. One of his sources was the way Waldseemüller represented it. However, the report mentioned in the letter might hint at further discussions on these questions. In any case, the letter shows an additional means of communication. As mentioned above, after Beheim ceased to act as mediator, there was initially no correspondence between Schöner and Pirckheimer. Only from the end of January 1524 did Schöner write directly to Pirckheimer.34 Schöner’s letters were written from Ehrenbach and Bamberg, where he returned temporarily in 1525 before going to Nuremberg. In contrast to Beheim, who had written in Latin, he wrote strictly in German. In a later letter he

25 S(alutem) d(icit). Literas tuas novitatum, quas nuper ad me dedisti, amice praetantissime, per Georgium Erlingers bibliopollam, rerum novarum insularum novarum in mari Occeano nuper repertarum recepi easque perinde rerum novarum infertas summa voluptate perlegi. Ubique tibi gratias ingentes ago, qui me etiaın illarum rerum novarum voluisti esse participem. Feci quoque d(ominum) Io(annenı) Schoner illarum participem, qui tibi pares gratias refert. Willibald Pirckheimer, Willibald Pirckheimers Briefwechsel: IV. Band, Helga Scheible, Emil Reicke (eds), Munich, C.H. Beck, 1997, #673. 26 Ferdinand Geldner, “Erlinger, Georg”, Neue Deutsche Biographie, 159, p. 596. 27 Frank Berger, Chet van Duzer, “Die Darstellung der Orte und Länder auf dem Schöner- Globus von 1515”, Der Erdglobus des Johannes Schöner von 1515: [… erscheint als Begleitbuch zur Aufstellung des Schöner-Erdglobus von 1515 im Rahmen der Dauerausstellung “Frankfurter Sammler und Stifter” (seit 18. August 2012) im Historischen Museum Frankfurt im renovierten Saalhof am Mainufer], Frank Berger (ed.), Frankfurt am Main, Henrich, 2013 (coll. Kunststücke des historischen Museums Frankfurt), pp. 40-57, p. 46. 28 Ibid. 29 Martin Waldseemüller, “Universalis cosmographia secundum Ptholomaei traditionem et Americi Vespucii alioru[m]que lustrationes.”, Strasbourg, 1507, Library of Congress Geography and Map Division, Washington, DC, USA, G3200 1507.W3. 30 Martin Waldseemüller, “Carta Marina”, Strasbourg, 1516, Library of Congress Geography and Map Division, Washington, DC, USA, G1015.S43 1517. 31 Transcription in: Chet van Duzer, MARTIN WALDSEEMÜLLER’S ‘CARTA MARINA of 1516: STUDY and TRANSCRIPTION of the LONG LEGENDS. Cham, Switzerland, Springer Open, 2020, p. 58. 32 Schöner Sammelband, 1517, Library of Congress, Washington, DC, USA, 2016586438. 33 Frank Berger, Chet van Duzer, “Die Darstellung der Orte und Länder …”, pp. 40-57, p. 46. 34 Willibald Pirckheimer, Willibald Pirckheimers Briefwechsel V Band…, 2001, # 814.

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Fig.  3. Johannes Schöner, Globe from 1515 (the Arctic), Historisches Museum, Frankfurt am Main, Inv.-Nr. X14610.

Fig. 4. Johannes Schöner, Globe from 1520 (Detail), Germanisches Nationalmuseum Nuremberg, Sig.: Wl 1, CC License: BY NC ND.

mentioned that his Latin was very weak.35 Schöner informed Pirckheimer in January 1524 that he would now produce an instrument like Johannes Regiomontanus’ (1436-1476),36 a combination between an armillary sphere and an astrolabe called a torquet.37 35 Willibald Pirckheimer, Willibald Pirckheimers Briefwechsel VI Band…, 2004, # 1032. 36 “Ich thue ewr herrligkeit wissen, das ich itz zu den Canonibus Joannis de Monte Regio über dz Torquet auch mach fabricam solchs torquets, welchs gar ain schon loblich instrumentum in astronomia ist.», Willibald Pirckheimer, Willibald Pirckheimers Briefwechsel V Band…, #814. 37 It can be used to determine the coordinates of a celestial body as well as its current altitude and time after unequal hours.

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In the first instance it seems that Beheim was the mediator between Schöner and Pirckheimer. The correspondents’ different degrees of closeness to each other seem to be expressed especially in the greeting formulas. While Lorenz Beheim began his Latin letters with a friendly Salutem or Laurentius and ended with tuus Laurens or Lautentius, Schöner’s salutation in German reads a formal “My most willing service, honourable and respectable, dear sir.” – “Your Magnificence willing servant.”.38 After Beheim’s death Schöner wrote directly to Pirckheimer and asked repeatedly for help in getting employment in Nuremberg. These letters reveal more relationships: Schöner mentioned, for example, the Nuremberg priest, Georg ( Jorg) Hartmann (1489-1564), mathematician and producer of sundials and astrolabes, who sold Schöner’s globes in Nuremberg.39 Further Relations Another example from Pirckheimer’s correspondence expands the circle. In 1518 Schöner got to know the Augsburg Benedictine and humanist Veit Bild (1481-1529) and then promised to send him a globe. The letters concerning this are preserved.40 Only after several requests, also via Pirckheimer, did Schöner deliver the globe through Pirckheimer in 1526, eight years after the order. In a letter to Pirckheimer, Bild confirmed having received the globe.41 In further letters from Bild to Pirckheimer, important facts concerning cartographic depiction are brought up. Three answers from Pirckheimer are extant to seven letters from Bild. Bild asked Pirckheimer repeatedly when his second edition of Ptolemy’s Geography would be completed. Pirckheimer answered him in March 1527 that the text was almost complete. However, he complained that to improve the Latin text it would be necessary to have a better Greek textual basis on hand, as for latitude and longitude Ptolemy seems to contradict himself several times, a fact Pirckheimer could not explain. If Bild knew any details about this, he would be grateful for hints.42 Bild answered on April 22 and addressed the differences Pirckheimer reported and described his own observations concerning longitude determination. He wrote that he had talked (thus orally) to Konrad Peutinger about this problem. Peutinger suggested several indications for Augsburg’s longitude and Bild’s observations had shown other data. Then Peutinger referred to other people who might 38 “Mein gantz willigen dinst, ernwirdiger und achtbarer, günstiger liber herr” and usually ends with: “ewr herrligkeit williger [diner]”, Willibald Pirckheimer, Pirckheimers Briefwechsel VI…, #1032, translation by the author. 39 Hans G. Klemm, Mathematikcus Johann Schöner, p. 29. 40 Ibid., p. 67, note 22. 41 Willibald Pirckheimer, Pirckheimers Briefwechsel VI …,# 1067. 42 De Ptolemaeo quod scire desideras, ita se res habet: Coactus sum illum denuo emendare ob infinitos errores, quos impressor commiserat. Nactus sum et exemplar graecum ex multis emendatum, licet in plurimis etiam locis sit depravatum. Restitui igitur authorem illum egregium, ut spero, taliter, quod perparum in eo desideretur exceptis latitudinum numeris et longitudinum, quos nec ipse Ptolemeus ubique veras esse asseruit et quae nequaquam, ut tu nosti, absque nova observatione emendari possunt. Quodsi observationes aliquae apud te sunt certae, rogo ut me participem facias. Videtur enim mihi Ptolemaeus plerumque plus quam in duobus longitudinis deviare gradibus; quae vero tanti erroris in tali tempore causa fuerit, potius mirari quam intelligere possum. Iam in tabulis novis faciendis occupor, quantum ob valitudinem adversam licet. Sed opus esset, ut impressoribus omnia sine expensis traderentur, ut ipsi solum I hierum acciperent. Willibald Pirckheimer, Pirckheimers Briefwechsel V…, #1096.

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help Pirckheimer concerning this matter.43 In October 1527 Bild wrote to Pirckheimer that Georg Hartman – the same man who was in close contact with Johannes Schöner – had sent him clock descriptions and asked for his friendship. He was quite happy about this and asked Pirckheimer to pass on an enclosed letter to Hartmann.44 Conclusion In these letters, traces of communication about cartographic questions, either as direct communication or passing references, can be found. Lorenz Beheim operated as a hinge in the communication triangle with Pirckheimer and Schöner. He passed on, announced, and reported consistently about Schöner to Pirckheimer. Only after Beheim’s death does there seem to have been direct letter contact between Schöner and Pirckheimer. They met in person several times earlier, when Schöner was in Nuremberg. This is reported in the letters and gives hints concerning the oral communication that took place, even though the subject matter is only indirectly tangible, when the letters say that certain matters have been said or that they have talked about special topics. Even though cartographic knowledge is only mentioned concretely once, this correspondence shows how the relationships that were the basis of the exchange were cultivated. The examples in the focus here yield an initial idea about how knowledge could be exchanged and how networks of knowledge come into existence and expand, partially through indirect contacts. Oral communication seems to have been preferred wherever possible. When the physical distance made it impossible to talk to each other, letters seem to have taken on more significance. As indicated at the beginning, further participants in the process of map production and a larger region will now be examined in order to identify the presumed outline of the exchange of cartographic knowledge. Johannes Schöner, my main initial point for the moment, had contact with Martin Waldseemüller and hence with the circle of cartographers in St Dié. It is clear that the networks I am interested in extended beyond the Nuremburg region. For example, connections to Italy, especially to Venice, Rome and Florence, seem likely and will be investigated.45 As mentioned above, Willibald Pirckheimer and Lorenz Beheim spent time in Italy. Also, other Nurembergers maintained close relationships there. In addition, there are contacts between Venice and the German region that specifically concern cartography, as Lorenz Böninger addresses them in regard to Nicolaus Germanus.46 I shall explore these interactions in more depth in relation to cartographic exchange. Special attention should also be given to the reception of Ptolemy and the exchange processes between the German and Italian regions that relate to it. This is only a brief outlook on further research.

43 Ibid., #1103. 44 Willibald Pirckheimer, Pirckheimers Briefwechsel VI…, #1134. 45 Lorenz Böninger, “Ricerche sugli inizi della stampa fiorentina (1471-1473)”, La Bibliofilia. Rivista di storia del libro e di bibliografia diretta da Luigi Balsamo, 105 (2003), pp. 225-248 (p. 235). 46 Lorenz Böninger, Die deutsche Einwanderung nach Florenz im Spätmittelalter, Leyde, 2006, pp. 334-335. See also: Bettina Pfotenhauer, Nürnberg und Venedig im Austausch, Dissertation, Schnell u. Steiner, 2016.

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Définir et cartographier la région

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The Representation of the Province in Medieval Arabic-Islamic and Latin-Christian Geographical Thought

In the Middle Ages, the concept of the province was at once fundamental and foreign. In the medieval Latin world, the province functioned both as a memoir of the division of historical space, and as an element of contemporary administration. Roman imperial provinces were regularly represented on maps and in verbal geographic descriptions, while at the same time the province remained an important mode of spatial division for lay and ecclesiastical governance. In the Arabic-Islamic world, where regional cartography developed much earlier and spread more widely than it did in the Latin west, the province functioned primarily as a means of delimiting contemporary space. It also arguably acted as a means of constructing the very notion of an ‘Arab world’, one made up of diverse regions and peoples, extending from the western Mediterranean to the borders of India. However, just as the Latin west perceived the province as a spatial form simultaneously past and present, so Arab geographers knew different types of provinces, including the Roman provincia (or the remnants of it to be found in North Africa and the Middle East), and the Byzantine kūra, as well as the iqlīm or the ʿamal of the Islamic realms. The following pages aim to examine both the diversity of the province within the Latin and Arabic traditions, and the elements of representation shared between the two. Loca et terrae spatia … multas in se continent provincias Several classical and late antique Latin texts furnished medieval readers with a scheme of Roman imperial provinces. Such texts included Pliny the Elder’s Naturalis historia, and its adaptation in Julius Solinus’ Polyhistor, the commentaries of Servius on the works of Virgil, Martianus Capella’s De nuptiis Philologiae et Mercurii, and – above all – the Historiae adversus paganos of Paulus Orosius, and the Etymologiae of Isidore of Seville. All these texts used the province as an essential mode for the division of geographical space. In addition to the descriptions of the world of the kind found at the opening of Orosius’ Historiae and in book fourteen of Isidore’s Etymologiae, several lists of provinces survived the end, or rather the Alfred Hiatt  •  Queen Mary, University of London Territoires, régions, royaumes. Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle), éd. par Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène, Turnhout, 2022 (Culture et société médiévales, 40), pp. 111–123. © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.131067

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transformation, of the Roman Empire. Texts such as the Dimensuratio Provinciarum, the Divisio Orbis Terrarum, the Laterculus of Polemius Silvius, the Notitia Dignitatum and the Notitia Galliarum provided a record of the names of provinces, and sometimes their location and their metropolitan cities.1 These texts, emanating from late antiquity, circulated during the Middle Ages, often copied in association with other geographical or historiographical material.2 The received image of Roman provincial space was not chronologically uniform. The provincial scheme of Orosius, for example, was principally that of the high empire, but some elements derived from the reform of provincial organisation effected by the Emperor Diocletian between 293 and 305 ce.3 That lack of uniformity should not be understood as a lack of interest in the history and function of the province on the part of Orosius, his contemporaries, or his future readers. On the contrary, the preservation of multiple temporalities within a spatial order signals the importance of past spatial forms, particularly those, such as the Roman imperial province, that retained cultural prestige. In book fourteen of his Etymologiae, Isidore concluded his description of the three partes mundi with an etymology of the word ‘provincia’. This etymology reveals the complex ways in which the antique organisation of space was perceived in the early Middle Ages: Provinces took their name for a particular reason. For when the Romans by conquest (vincendo) brought the governance of peoples, which used to belong to other kings, under their own command, they called regions located at a distance ‘provinces’. A fatherland (patria) is so called because it is common to all who are born in it. Land (terra) refers to an element, as we said previously; lands (terrae) designate particular portions of territory, such as Africa or Italy. The same is true of areas (loca): for areas and extents of land in the inhabited world contain many provinces within them, just as in a body a locus is one part, containing many limbs, or like a house, having many rooms in itself: so lands (terrae) and areas (loca) are called extents of lands, whose parts are provinces, for example Phrygia in Asia, Raetia in Gaul, Baetica in Spain. For Asia is an area (locus), Phrygia a province of Asia, Troy a region of Phrygia, Ilium a city of Troy. Likewise regions, which are commonly called a ‘conventus’, are parts of provinces such as Troy in Phrygia, Cantabria and Asturia in Galicia.4



1 Geographi Latini minores, Alexander Riese (ed.), Heilbronn, apud Henningeros fratres, 1878; repr. Hildesheim, 1964; Notitia Dignitatum: accedunt Notitia urbis Constantinopolitanae, et laterculi prouinciarum, Otto Seeck (ed.), Berlin apud Weidmannos, 1876. 2 The best known example is the manuscript Albi, Médiathèque Pierre-Amalric 29, which contains, in addition to a mappa mundi, Orosius’ description of the world, the Laterculus Polemii Silvii, the Notitia Galliarum, and De nominibus gallicis. Another example is the manuscript Oxford, Bodleian, Auct T.1.23 (produced in Metz, in the mid eleventh century), which contains a copy of Orosius’ Historiae, to which has been added a list of Provinciae et civitates Galliae. 3 Yves Janvier, La Géographie d’Orose, Paris, Les Belles Lettres, 1982, pp. 221-270. 4 Etymologiae XIV: De Terra, Olga Spevak (ed. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 2011, 14.5.18-19: Provinciae autem ex causa vocabulum acceperunt. Principatus namque gentium, qui ad reges alios pertinebant, cum in ius suum Romani vincendo redigerent, procul positas regiones provincias appellaverunt. Patria autem vocata quod communis sit omnium qui in ea nati sunt. Terra autem significat, ut praediximus [13.3.1], elementum; terras vero singulas partes, ut Africa, Italia. Eadem et loca, nam loca et terrae spatia in orbe terrarum multas in se continent provincias. Sicut in corpore locus est pars una multa in se continens membra, sicut et domus multa in se habens cubicula, sic terrae et loca dicuntur terrarum spatia quorum partes sunt provinciae, sicut in Asia Frygia, in Gallia Retia, in Hispania Betica. Nam Asia locus est, provincia Asiae Frygia, Troia regio Frygiae, Ilium civitas Troiae. Item regiones partes sunt provinciarum, quas vulgus conventus vocat, sicut in Frygia Troia, sicut in Gallicia Cantabria, Asturia. My translation.

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The definition of the word ‘province’ – which, as often with Isidore, was both faulty and fertile5 – conceives of the province, distinct from the patria, as a limb of a body, or a room of a house, but one that is not ‘common to all who are born in it’. The province exists within a hierarchy of spatial forms: from terra or locus, to provincia, to regio/conventus, to civitas. But the province preserves particular associations with the Roman Empire. Its role was simultaneously political and textual: the province represented Roman power, but it also functioned as a way of preserving the memory of Roman space. The understanding of Roman provinces in the Middle Ages was schematic, but never static, and it received various additions and supplements. The Cosmographia Iulii Honorii (sixth century, at the latest), for example, includes in its description of the world a province of India to the east, and a province of Ethiopia in Africa.6 The fact that regions that were beyond the historical extent of Empire could be classed as ‘provinces’ indicates the flexibility of the term. The Gesta of Adam of Bremen describes a ‘provintia Danorum’, defined for the purposes of ecclesiastical rather than lay administration7. In his early twelfth-century Imago mundi, Honorius Augustodunensis provided a description of provinces and ancient regions, but with certain additions in Europe, such as Alania, Gothia, Bawaria, Saxonia, Dania and Norweia.8 As the example of Adam of Bremen attests, in the Latin west the division into ecclesiastical provinces, each governed by a metropolitan see, persisted throughout the Middle Ages. The ‘Provinciale’ – a text initially compiled in the twelfth century – enumerated ecclesiastical provinces, with their bishops, beginning with Rome and extending as far as Scandinavia in the north-west and, in the east, Syria, Arabia and Armenia.9 From the thirteenth century, the mode of division into provinces was adopted by certain monastic orders, and above all by the mendicant orders.10 There was therefore more than one provincial order in the Middle Ages. Some historians were conscious of this fact. In his Otia imperialia, Gervase of Tilbury offered his readers two lists of provinces, one comprising imperial Roman provinces, the other more recent provinces of the Roman Church.11 The concept of the province thereby carried the history of an imperial formation, but a formation adapted to the administrative purposes of the Christian church. The Province in Arabic-Islamic Geography The birth and development of regional geography in the Arab world in the course of the ninth and tenth centuries is well known. At this time, a series of works effected a regional division of



5 The etymology pro + vincere seems to derive from Festus’ De significationibus verborum (second century ce): Provinciae appellantur, quod populus Romanus eas provicit, id est ante vicit. Wallace M. Lindsay (ed.), Leipzig, Teubner, 1913, p. 253. 6 Geographi Latini minores…, pp. 25, 47. 7 Adam of Bremen, Gesta Hammaburgensis Ecclesiae Pontificum, Bernhard Schmeidler (ed.), Hannover, Hahnsche Buchhandlung, 1917, 4.1. 8 Honorius Augustodunensis, Imago mundi, Valerie I. J. Flint (ed), Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 49 (1982), pp. 59-60. 9 ‘Provinciale’, Die päpstlichen Kanzleiordnungen von 1200-1500, Michael Tangl (ed.), Innsbruck, Wagner, 1894, pp. 3-32. 10 Hans-Joachim Schmidt, Kirche, Staat, Nation: Raumgliederung der Kirche im mittelalterlichen Europa, Weimar, H. Böhlaus Nachfolger, 1999, pp. 333-439. 11 Gervase of Tilbury, Otia Imperialia: Recreation for an Emperor, S. E. Banks, James W. Binns (ed. and transl.), Oxford, Clarendon Press, 2022, 2.25, pp. 520-529.

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the Islamic world and nearby territories. These were not works of mathematical geography; instead they offered a detailed commentary on lands ruled by Muslims or containing a significant Muslim population, including itineraries, observations on social, religious and economic life, and some discourses on historical events, as well as maps. Geographers such as al-Iṣṭaḫrī, Ibn Ḥawqal, and al-Muqaddasī – authors whose works are thought to derive, at whatever remove, from the lost work of Abū Zayd al-Balḫī – divided the Islamic world into the regions of the Maghrib (including al-Andalus and Sicily), Egypt, the Arabian peninsula, Syria, Iraq, and upper Mesopotamia.12 Beyond the Arab world there were regions such as Persia (Fārs), Ḫūzistān, Ḫurāsān, Kirmān, and al-Sind. Should one speak of regions – that is, geographical spaces with a coherent identity founded on history, topography, or shared ethnic and/or linguistic traits – or of provinces? The concept of the province as a political and administrative subdivision of an empire can certainly be found in the works of Arab authors. In his Kitāb al-masālik wa-l-mamālik (Book of Ways and Realms), Ibn Ḫurradāḏbih, an administrative geographer of the ninth century, describes fourteen ‘themes’, that is to say, Byzantine provinces. He uses the Arabic word ʿamal for ‘theme’; the governor of the province is the ʿāmil; the provinces in the Byzantine empire are the aʿmāl al-rūm.13 In his description of the Arab world, Ibn Ḫurradāḏbih speaks of ‘districts’ (kūra), of ‘cantons’ (ṭasūǧ), and of places (astān), rather than of aʿmāl.14 Each word carries its own particular history: kūra derives from the Greek χώρα (khōra); astān derives from Persian; ṭasūǧ, another Arabicised word, may derive from practices of tax assessment. Immediately visible is the need to fashion a spatial vocabulary from more than one language in order to describe a complex, and shifting, set of territories. In the works of al-Iṣṭaḫrī and Ibn Ḥawqal, the word iqlīm is used, among other terms, to designate a region or a province. This word, derived from the Greek klima, was initially used in Islamic geography to describe one of the seven klimata, the latitudinal bands of territory extending from the equator towards the north pole.15 But it acquired a different signification within the ‘Ways and Realms’ tradition. At the beginning of his book, the Ṣūrat al-arḍ (Image of the World), Ibn Ḥawqal makes the following announcement (and virtually the same declaration is found in al-Iṣṭaḫrī): For each section [of the earth] to which I have devoted a separate chapter, I have drawn a map and figure to outline the position of the region [al-iqlīm], with mention

12 Al-Iṣtaḫrī, Kitāb masālik wa al-mamālik, Michael Jan de Goeje (ed.), 2nd ed., Leiden, Brill, 1927; Ibn Ḥawqal, Opus Geographicum auctore Ibn Ḥauḳal (Kitāb Ṣūrat al-arḍ), Johannes Hendrik Kramers (ed.), 2nd ed., Leiden, Brill, 1938-1939; Al-Muqaddasī, Aḥsan at-taqāsīm fī ma‘rifat al-aqālīm, Michael Jan de Goeje (ed.), Leiden, Brill, 1876. On the so-called ‘Balkhī school’ see Gerald R. Tibbetts, ‘The Balkhī School of Geographers’, The History of Cartography, vol. 2, book 1: Cartography in the Traditional Islamic and South Asian Societies, J. Brian Harley, David Woodward (eds), Chicago, The University Chicago Press, 1992, pp. 108-136. 13 Ibn Ḫurradāḏbih, Kitāb al-Masālik wa’l-mamālik (Liber viarum et regnorum), Michael Jan de Goeje (ed.), Leiden, Brill, 1889, p. 105. 14 Ibn Ḫurradāḏbih, Kitāb al-Masālik wa’l-mamālik, p. 6. 15 André Miquel, ‘iḳlīm’, Lewis et al. (eds), The Encyclopedia of Islam, 2nd ed., Leiden, 1971, vol. 3, pp. 1076-1078; Alfred Hiatt, ‘Geographical Determinism? The Seven Climes in Medieval Arabic and Latin traditions’, Charles Burnett, Petro Mantas-España, Spreading Knowledge in a Changing World, Córdoba, Córdoba University Press, 2019, pp. 271-295.

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of the localities and surrounding territories, the cities and provinces [al-aṣqāʿ] that it contains, its tribute and its revenues, its rivers and its seas.16 Ibn Ḥawqal adds that he has represented the land of Islam by region (iqlīm), province (ṣuqʿ), and district (kūra), ‘for each administrative unit’ (ʿamal).17 He begins with the territory of the Arabs, which he makes a distinct region (iqlīm), on the grounds that it contains Mecca and the Ka‘ba, before moving on to Egypt and the other Islamic territories. The iqlīm, here more region than province, is an artificial form, created more by the geographer than by the sovereign or the administrator. According to André Miquel, the definitive contribution of al-Muqaddasī (‘the Jerusalemite’), a geographer of the second half of the tenth century, was the systemization of the terminology used to describe provincial geography. For Miquel, this was an important step towards the development of a genuine ‘human geography’.18 Al-Muqaddasī uses terms such as iqlīm, kūra, ʿamal, and miṣr (metropolitan city) in a more coherent manner than his predecessors. He presents a hierarchy of spatial forms at the beginning of his book, Ahsan al-taqāsīm fī maʿrifat al-aqālīm (The Best Divisions for Knowledge of the Regions): You understand that we represent the metropoles [al-amṣār] as kings, the capitals [qaṣabāt] as chamberlains, the towns [mudun] as armies, the villages [qura] as foot soldiers … we use the term metropole in the sense of any town which is the seat of the highest authority, where the governmental bureaux are assembled, to which is assigned the functions of administration, and which for the towns of the entire region constitutes a central place, for example: Dimašq, al-Qayrawān, and Šīrāz. A metropole or a capital may have districts [nawāḥin], which have, themselves, towns, for example Tuḫāristān in relation to Balkh; al-Baṭāʾiḥ (the Swamps) of Wāsit; and al-Zāb of Ifrīqiya. The regions are fourteen in number. Six of them are Arabian: the Peninsula of the Arabs, al-ʿIrāq, Aqūr, al-Shām, Miṣr, and al-Maghrib. Eight are non-Arabian [ʿaǧamiyya]: al-Mašriq, al-Daylam, al-Rihāb, al-Jibāl, Ḫūzistān, Fārs, Kirmān, and al-Sind. Every region must have districts, every district a capital, every capital a number of towns …19

16 Translation adapted from Ibn Hawqal, Configuration de la terre (Kitāb sūrat al-ardh), transl. Johannes Hendrik Kramers, Gaston Wiet, 2 vols, Paris, Maisonneuve, 1964, p. 2. Ibn Hawqal, Opus Geographicum…, p. 2-3. cf. Al-Iṣtākhrī, Kitāb al-masālik wa-l-mamālik, ed. M.J. de Goeje, Leiden, Brill, 1870, p. 3: ‫وشكاًل يحىك موضع ذلك االٕقليم ث ّم ذكرتُ ما يحيط به من االٔماكن والبقاع وما يف ا ٔضعافها من املدن واالٔصقاع وما لها من‬ ً ً ‫لكل قطعة ا ٔفردتُها تصويرا‬ ّ ‫جعلت‬ ‫وقد‬ ُ .‫القوانني واالرتفاع وما فيها من االٔنهار والبحار‬ 17 Ibn Hawqal, Configuration de la terre…, p. 6. 18 André Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du 11e siècle, 3 vols, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1967-1980, I, pp. 268-330. 19 Al-Muqaddasī, The Best Divisions for Knowledge of the Regions (Aḥsan at-taqāsīm fī ma‘rifat al-aqālīm), trans. Basil Collins, Reading, Garnet, 2001, p. 46. Ed. M. J. De Goeje, Leiden, 1906, p. 47: ‫كل بلد حلَّه السلطان االعظم وجمعت اليه‬ ‫اعلم انَّا جعلنا االمصار كامللوك والقصبات كالح َّجاب واملدن كالجند والقرى كالر َّجالة […] واما نحن فجعلنا املرص ﱡ‬ ‫ ور َّمَّبا كان للمرص او للقصبة نواحﹴ لها مدن مثل طخارستان لبلخ والبطائح‬٬‫الدواوين وقُلّدت منه االعامل واضيف اليه مدن االقليم مثل دمشق والقريوان وشرياز‬ ‫ فاألقاليم اربعة عرش ستَّة عرب َّية جزيرة العرب ثم العراق ثم اقور ثم الشام ثم مرص ثم املغرب ومثانية عجم َّية املرشق ثم الديلم الرحاب‬٬‫لواسط والزاب إلفريقية‬ ‫لكل قصبة من مدن‬ ّ ‫لكل كورة من قصبة ثم‬ ّ ‫لكل اقليم من كور ثم‬ ّ ‫ والب ﱠد‬٬‫ثم الجبال ثم خوزستان ثم فارس ثم كرمان ثم السند‬

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Al-Muqaddasī descends here from the concept of the iqlīm – either province or region, depending on how one chooses to translate20 – to that of the city. The iqlīm, which has a metropolitan city (miṣr), is divided into districts. Each district (kūra) has a capital (qaṣaba) and some cities. Above the iqlīm is the ‘mamlakat al-Islām’, the Islamic empire. Miquel commented that, for al-Muqaddasī, ‘la province (iqlīm) est définie comme le territoire relevant d’un même pouvoir politique, et original à la fois par son cadre, son peuplement et ses coutumes. Le centre de la province, c’est la métropole (miṣr), siège du pouvoir, émanation du courant politique et financier vers les chefs-lieux des districts …’.21 If Miquel exaggerated the coherence of al-Muqaddasī’s system, he was right to emphasise the active role of the geographer in the construction of space. The work of al-Muqaddasī was, in his own words, to divide the iqlīm and to put them on a map.22 Yet as Miquel observed further, this systematization was illusory.23 Provincial geography emerged at a moment of profound division within the Islamic world of the tenth century. As a result of the decline of ʿAbbasid power, and the emergence of the Fatimids, the unity of Islamic lands could be realised only on paper.24 In such circumstances, one objective of the geographers seems to have been to create spatial cohesion and regularity, to remedy the absence of political unity by constructing a ‘mamlakat al-Islām’ which could be surveyed across a series of maps and detailed verbal descriptions. Putting the Province on the Map What, then, was the role of maps in the representation of the concept of the province, in both the Latin-Christian and Arabic-Islamic worlds? In the works of al-Iṣṭaḫrī, Ibn Ḥawqal, and al-Muqaddasī the map constitutes the province as much as it illustrates it. On can presume further that, in the case of al-Iṣṭaḫrī, the map came before the commentary – a commentary subsequently developed by Ibn Ḥawqal and al-Muqaddasī. As a consequence, within the ‘atlas of Islam’ (as the works of these geographers were dubbed by Konrad Miller),25 the divisions of each book are marked by a map. This use of a map gives each

20 Cf. Al-Muqaddasī, Aḥsan at-taqāsīm fī ma‘rifat al-aqālīm (La meilleure répartition pour la connaissance des provinces), trans. André Miquel, Damascus, Institut français de Damas, 1963, pp. 122-123. 21 André Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, 1, p. 324. 22 Al-Muqaddasī, Aḥsan at-taqāsīm fī ma‘rifat al-aqālīm…, p. 8. 23 André Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, pp. 322-330. It is important to note the very limited diffusion of al-Muqaddasī’s Aḥsan al-taqāsīm: the work survives only in two medieval manuscripts, along with two copies of the nineteenth century. 24 A Fatimid identity cannot be confidently asserted for all the Kutub masālik wa l-mamālik. Nevertheless, it is worth noting the contested status of Ibn Ḥawqal as an Isma’ili missionary, and as a result his Fatimid allegiance. Fatimid interest in geography is attested by the Kitāb garā’ib al-funūn (Book of Curiosities of the Sciences), which was produced for a Fatimid public in the eleventh century. On this question see David Bramoullé, ‘Représenter et décrire l’espace maritime dans le califat fatimide: L’exemple des cartes de la Méditerranée et de l’océan Indien dans le Kitāb ġarā’ib al-funūn’, Revue du Comité français de cartographie, 234 (2017), pp. 55-68; Yossef Rapoport, Emilie Savage-Smith, Lost Maps of the Caliphs: Drawing the World in Eleventh-Century Cairo, Chicago, The University of Chicago Press, 2018, pp. 229-254 ; Chafik T. Benchekroun, ‘Requiem pour Ibn Ḥawqal: Sur l’hypothèse de l’espion fatimide’, Journal Asiatique 304.2 (2016), pp. 193-211. 25 Konrad Miller, Mappae Arabicae: Arabische Welt- und Länderkarten des 9. – 13. Jahrhunderts, 6 vols, Stuttgart, Roth’sche, 1926-1931.

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Fig. 1. Al- Iṣṭaḫrī, World map. Leiden, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, MS Or. 3101, pp. 4-5.

region a particular visual form and, by extension, a particular identity, marked especially by hydrographic features and by the arrangement of cities, at times structured to reflect itineraries. Such maps could never represent the same level of detail attained by verbal descriptions, and by the time of al-Muqaddasī it is clear that the map, although still integral to the text, struggled to represent coherently the spatial scheme articulated verbally by the geographer. When expressed within the world maps of al-Iṣṭaḫrī and Ibn Ḥawqal, the lands (bilād) and the regions appear in clearly demarcated compartments (Fig. 1). The impression that arises is of a well-organised provincial structure. But this scheme is best seen as an attempt to organise information in visual form, rather than the representation of precisely known and surveyed provincial boundaries. In the monumental work of al-Idrīsī, the Nuzhat al-mushtāq fī khtirāq al-āfāq, the function of provinces differs somewhat from their use in the Kutub of al-Iṣṭaḫrī, Ibn Ḥawqal, and al-Muqaddasī. In al-Idrīsī’s geography, the seven climes, each divided into ten sections, furnish the fundamental structure for the organisation of space. As a result, the role of the province as an organising element is very limited. Moreover, al-Idrīsī is inconsistent in his use of terminology to describe provinces and regions. Depending on the context, the term ‘al-iqlīm’ can signify one of the seven climes, a land, a region, or a province.26 Some terms, such as bilād and arḍ, are used with a similar level of 26 Al-Idrīsī, Opus Geographicum sive “Liber ad eorum delectationem qui terras peragrare studeant”, Enrico Cerulli et al. (eds), Naples, Istituto Universitario Orientale di Napoli, 1970-1984, Préface.4 (clime); 2.7.41 (district); 3.5.109 (land); 3.7.67 (province); 5.1.42 (region).

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flexibility, although other terminology seems rather more clearly defined. Al-Idrīsī speaks of thirteen provinces (arāḍī) under the authority of the King of France, but also of lands (bilād) which are provinces (aʿmāl) under German authority, and of numerous provinces (aqālīm) in Spain.27 The terms ‘amal, rustāq and kūra, however, all signify an administrative subdivision, while in a passage describing Baghdad, the word qaṭā’iʿ [‫ ]قطائع‬is used to mean portions of land divided up by a conqueror.28 Some discussions of terminology in the Nuzhat al-muštāq reveal al-Idrīsī’s awareness of this problem. During his description of Fars, he notes that ‘the Persian word rustāq is equivalent to ‘amal and iqlīm’; a little later, he compares Osrushana in Transoxania with Iraq, Shām, Soghd, Ferghana and al-Shāsh, declaring that all should be regarded as regions (arḍ), for they encompass smaller territories (bilād).29 Evidently, the concept of a province, in the sense of a bordered space, administrated as a subdivision of a larger territory, existed for al-Idrīsī. But the variety of these formations, and the linguistic differences that characterise their description, created a fluid vocabulary. The regional maps of the Nuzhat al-muštāq, which delimit large territories (usually designated bilād or arḍ) but which do not systematically indicate provincial borders, gave visual form to this descriptive flexibility (Fig. 2). To take just one example, the second section of the third clime in al-Idrīsī’s scheme extends along a strip of the Mediterranean coast of north Africa from Būna (Bône, Annaba) in the west to Lebda (Leptis) in the east, and inland a little beyond an extensive mountain range to the south, which includes the eastern extension of the Atlas Mountains and the Jabal Nafūsa. The names of certain regions are clearly marked in red on the earliest surviving example of this map, from c. 1300:30 bilād Ifrīqiya (essentially a derivative of the Roman province of Africa Proconsularis), bilād al-ǧarīd, and south of the mountains the arḍ warqlān. Yet apart from the mountains, there are no explicit lines of division to demarcate the boundaries between these regions.31 The textual description of this area in the Nuzhat al-muštāq does not offer any assistance on this point. Al-Idrīsī’s geography is overwhelmingly urban, with significant ethnographic and historiographic elements. Hence he describes cities, focussing particularly in this section on Tunis, al-Mahdia, and Carthage, with the interior noted for the presence of various Arab and Berber tribes, but virtually no description of the area to the south of the mountain range prominently depicted on the accompanying map. The subdivision of the climes implemented by al-Idrīsī had the effect, then, of undermining the regional identities painstakingly constructed by the earlier works in the ‘Ways and Realms’ tradition.

27 Opus Geographicum, 6.2.34 and 39; 4.1.42. See Jean-Charles Ducène, ‘La France et les territoires avoisinants dans le Uns al-muhağ wa-rawḍ al-furağ d’al-Idrīsī’, Journal Asiatique, 300 (2012), pp. 87-138; Jean-Charles Ducène, ‘France in the Two Geographical Works of Al-Idrīsī (Sicily, Twelfth Century)’, Space in the Medieval West: Places, Territories, and Imagined Geographies, Meredith Cohen, Fanny Madeline (eds), Farnham, Ashgate, 2014, pp. 175-195. 28 Opus Geographicum, 4.6.28. 29 Opus Geographicum, 3.6.87; 3.8.67. In the same passage he also describes Osrushana as an ‘iqlīm’. 30 Paris, BnF, Arabe 2221, fo 107v-108r. 31 See Ralph W. Brauer, Boundaries and Frontiers in Medieval Muslim Geography, Philadelphia, American Philosophical Society, 1995, pp. 1-7.

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Fig. 2. Al-Idrīsī, Map of the Mediterranean and north Africa (Section 3.2 in the Nuzhat al-mushtāq fī khtirāq al-āfāq). Paris, BnF MS Arabe 2221, fo 107v-108r.

In the Latin west the province formed part of the world image, but it appeared neither separately, nor (as it did in al-Idrīsī’s Nuzhat al-muštāq) within a series of regional maps. The structural role of the province within the world map, without doubt an inheritance from classical antiquity, is evident in the oldest maps to have survived from the Middle Ages, the mappae mundi of Albi and the so-called Vatican ‘Easter Tables’ map, both produced in the eighth century, and both with an extensive provincial scheme.32 The Cotton world map, copied around 1025 from an earlier model, probably in Canterbury, England, is comparable to the Albi and Vatican maps in its organisation of space (Fig. 3). This map presents very pronounced provincial borders in Africa, Asia and in Europe. The nomenclature used to fill these provinces is for the most part Orosian, but in some cases the province is left blank or remains unnamed. In the north of Europe there are some supplementary provinces, with names derived from the Cosmography of Aethicus Ister (turchi; Griphorum gens) or from post-imperial ethnography (Bulgarii, Sclavi, Sleswic).33 This mixture of classical and post-classical nomenclature appears in later maps. The ‘Sawley’ world map, probably copied in Durham at the end of the twelfth century, and

32 Albi, Médiathèque Pierre-Amalric 29, fo 57v-58r; Vatican City, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. Lat. 6018, fo 63v-64r. 33 London, British Library, MS Cotton Tiberius B.V (I), fo 56v; The Cosmography of Aethicus Ister, ed. and transl. Michael W. Herren, Turnhout, Brepols, 2011.

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Fig. 3. The Cotton World Map. London, British Library, MS Cotton Tiberius B.V (I), fo 56v.

of the same ‘family’ as the Hereford world map, presents a series of provinces (Fig. 4). Mauretanea Tinguitania, Mauretanea cesariensis, and Mauretanea sitifensis appear in North Africa, along with Numidia, Byzacena regio, Egyptus inferior and Egyptus superior. Asia contributes Galilea inferior, Galilea superior, celes Siria, Media inferior and Media superior, while Europe contains the provinces of Tracia, Moesia, Pannonia, Noricus, Retia minor and Retia major, as well as Gallia, Hispania, and Britannia. Here too there are some innovations in the north of Europe (Ganzmir, Noreya, and Island), as well

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Fig. 4. The Sawley world map. Cambridge, Corpus Christi College, MS 66, p. 2.

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Fig. 5. Map of the world with provinces in list form. Cambridge, Cambridge University Library, MS Ff.1.27, p. 25.

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as in the Holy Land (the twelve tribes of Israel).34 The manuscript of the Sawley map originally contained a far more schematic mappa mundi, with provinces listed in each of the three partes: fourteen in Europe; twelve in Africa; fifteen in Asia (Fig. 5).35 The surrounding text describes the descent of peoples of the world from the three sons of Noah, indicating the sure position of provincial order within Christian narrative tradition. This resolutely eclectic provincial scheme, comprising Roman provinces of different eras as well as post-Roman additions, survived on Latin maps well into the fourteenth and fifteenth centuries.36 Far from an empty legacy, however, these provinces contributed the fundamental structure for representing the known world. That structure was not simply a spatial one, but also a means of comprehending the history of space in the three partes. It might be argued that the absence of provincial maps in the Latin world is the consequence of the absence of a model such as the Geographia of Claudius Ptolemy, in contrast with the Arab world where the ‘Jughrāfiyā’, well known from the ninth century thanks largely to its translation by al-Ḫwārazmī, generated a profound interest in regional representation. But this absence may also be explained by the deep attraction Latin-Christian medieval audiences felt for the Roman province as a sign of antiquity. The Islamic world had no particular reason to attempt to preserve an antique spatial order, but for the Latin west the importance of the province was to be found not in the individual nature and unique details of each one, but in its position within an ensemble, under the auspices of a unifying power. It was not necessary, then, to develop detailed images of provinces before the era of humanism, when the desire to restore and purify antiquity, allied to the rediscovery of Ptolemy’s Geographia, renewed provincial geography.37 Doubtless, then, the representation of provincial space differed markedly in Arabic and Latin traditions, above all in the latter’s understanding of the province as a historical form, rather than solely or primarily as a mode of demarcating contemporary space. Yet in the final analysis both traditions reveal the adaptability of the province as a spatial form: its capacity for utilisation after, in place of, and beyond empires.

34 Cambridge, Corpus Christi College, MS 66, p. 2. 35 Cambridge, University Library, MS Ff.1.27, p. 25. 36 Notably in the maps that accompany the Polychronicon of Ranulf Higden: ed. Churchill Babington, 9 vols, London, 1865-1886; for the maps see Ingrid Baumgärtner, ‘Graphische Gestalt und Signifikanz. Europa in den Weltkarten des Beatus von Liébana und des Ranulf Higden’, Europa im Weltbild des Mittelalters: Kartographische Konzepte, Ingrid Baumgärtner, Hartmut Kugler (eds), Berlin, Akademie Verlag, 2008, pp. 117-126. 37 Nathalie Bouloux, Culture et savoirs géographiques en Italie au xive siècle, Turnhout, Brepols, 2002; Marica Milanesi, ‘Antico e moderno nella cartografia umanistica: le grandi carte d’Italia nel Quattrocento’, Geographia antiqua, 16-17 (2007-2008), pp. 153-176; Patrick Gautier Dalché, ‘De Pétrarque à Raimondo Marliano: aux origines de la géographie historique’, Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 79 (2012), pp. 161-191.

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Al-Idrīsī, Ibn Ḥawqal et la cartographie régionale

L’œuvre cartographique d’al-Idrīsī1 a été conçue comme étant d’emblée universelle dans la mesure où le géographe s’est donné comme objectif de représenter l’ensemble de l’œkumène, avec comme modèle lointain si pas Ptolémée certainement al-Ḫwārizmī. Cependant, si l’œuvre de ce dernier a pu lui servir pour le linéament général des côtes, dans le détail, le géographe de Sicile a dû partir d’autres sources visuelles qui restent encore à déterminer. En effet, si l’iconographie des cartes parvenues jusqu’à nous est redevable des styles des lieux de copie où elles ont été réalisées, la ou les sources de l’ordonnancement des éléments visuels nous échappent encore. Certes, il y a une part certaine de création d’al-Idrīsī à partir du texte descriptif qu’il réalisa à partir de ses interviews et de ses lectures2, et alors que son texte est parfois emphatique pour l’une ou l’autre localité, la carte reste neutre3 dans le symbole utilisé pour représenter cette même localité à côté d’autres. Mais la comparaison entre l’image et le texte montre qu’à plusieurs moments – pour la direction d’une chaine de montagne, des méandres d’une rivière, l’orientation d’un massif montagneux – le dessin prend une initiative que le texte ne donne pas. On peut donc ainsi s’interroger sur l’une ou l’autre source cartographique qu’alIdrīsī aurait pu avoir à sa disposition ; or, parmi celles-ci, figure Ibn Ḥawqal qu’il cite sous le nom d’Abū l-Qāsim Muḥammad al-Ḥawqalī al-Baġdādī (xe s.). L’ouvrage d’Ibn Ḥawqal est la source livresque majeure d’al-Idrīsī pour la Mésopotamie, l’Iran,





1 Henri Bresc, Annliese Nef, Idrîsî. La première géographie de l’Occident, Paris, 1999, pp. 19-27 ; Jean-Charles Ducène, « Al-Idrīsī, Abū ‘Abd Allāh », The Encyclopaedia of Islam, 3th edition, Leyde, 2017, pp. 91-99. 2 Tadeusz Lewicki, « À propos de le genèse du ‘Nuzhat al Muštāq fi ‘ḫtirāq al-āfāq’ d’al-Idrīsī », Studi Magrebini, I (1966), pp. 41-56, spc. pp. 51-52. Henri Bresc, « Archives du voyage », Géographes et voyageurs au Moyen Âge, Henri Bresc, Emmanuelle Tixier du Mesnil (éds), Paris, 2010, pp. 33-34, pp. 36-39, pp. 42-43, p. 45 et pp. 46-48 ; Yossef Rapoport, Islamic Maps, Oxford, 2019, pp. 100-106. Nous n’entrerons pas ici sur la problématique insondable du rapport entre la grande mappemonde en argent, disparue en 1160, et les cartes données par les manuscrits. 3 Alfred Hiatt, « Geography at the Crossroads : the Nuzhat al-muštāq fi ḫrirāq al-āfāq of al-Idrīsī », Cartography between Christian Europe and the Arabic-Islamic World, 1100-1500, Alfred Hiatt (éd.), Leyde, 2021, pp. 113-136, spc. pp. 135-136. Jean-Charles Ducène • EPHE/PSL Territoires, régions, royaumes. Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle), éd. par Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène, Turnhout, 2022 (Culture et société médiévales, 40), pp. 125–140. © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.131068

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le Ḫurāsān et la Transoxiane4. Et il le cite parmi ses sources ainsi que dans le corps de son texte5. Par ailleurs, dans l’écriture du Uns al-muhaǧ, al-Idrīsī transpose au moins par trois fois dans son texte des itinéraires présents sur la carte du Maghreb6 d’Ibn Ḥawqal, preuve que le corpus cartographique d’Ibn Ḥawqal était bien à la portée du géographe de Palerme. Ainsi, d’une manière plus générale, d’un point de vue cartographique, les cartes d’Ibn Ḥawqal7 auraient-elles pu lui servir de source graphique ? Le corpus cartographique d’Ibn Ḥawqal Il n’est pas inutile de rappeler que le projet d’Ibn Ḥawqal est d’abord un projet « régionaliste » en ce sens qu’il n’a pas en vue de décrire le monde ou l’œkumène mais bien les parties, les régions du monde musulman qui se particularisent par différents traits. Il le dit dès l’entame : Je n’ai pas en vue les sept climats qui servent à la division courante de la terre […]. J’ai tracé pour chaque partie à laquelle j’ai consacré un chapitre particulier, un dessin et une figure précisant la position de cette région, avec la mention des localités et les territoires environnants, des villes et provinces qu’elle contient, son tribut et ses revenus, ses fleuves et ses mers8. Et si le lecteur n’avait pas compris que la mappemonde inaugurale était un passage obligé auquel l’auteur sacrifiait par nécessité, celui-ci précise à propos de cette carte : J’ai donné clairement le nom des lieux de chaque région traitée, montré les lignes de jonction des parties limitrophes, indiqué les dimensions de chaque canton avec sa configuration, telles que sa longueur, sa largeur, ses formes, rondes, quadrangulaires ou triangulaires, et tels autres aspects géométriques que présentent ces figures9. Malheureusement, nulle part Ibn Ḥawqal explique ce qu’il entend par « région » et les mappemondes conservées – aucune n’étant autographe (cf. infra) – ne montrent pas ces détails. En revanche, les cartes régionales témoignent de cet intérêt pour le terroir ou la province.





4 Henri Bresc , Annliese Nef, Idrîsî…1999, p. 19 ; Jean-Charles Ducène, « La carte de la Transoxiane chez al-Iṣṭaḫrī et chez al-Idrīsī », Échanges avec l’Orient. Mélanges offerts à Stoyanka Kenderova à l’occasion de son 60e anniversaire, Sofia, 2007, pp. 496-510. 5 Al-Idrīsī, Nuzhat al-muštāq, p. 5, p. 40 (les Oasis), p. 177 (Multān), p. 226 (Siǧilmāsa), p. 323 (Miṣr, Le Caire), p. 343 (fertilité des femmes coptes), p. 395 (Tustar), p. 476 (Merw), p. 486 (Route depuis Balḫ), p. 680 (Sarāh, en Azerbaïjan), p. 829 (Caucase), pp. 831-832 (mer Caspienne), pp. 917-918 (Arṯā chez les Rūs). 6 Jean-Charles Ducène, L’Afrique dans le Uns al-muhaǧ wa-rawḍ al-furaǧ d’al-Idrīsī, Louvain, 2010, p. xliii, p. 115, p. 116 et p. 153. 7 Jean-Charles Ducène, « Ibn Ḥawqal », The Encyclopaedia of Islam, 3th edition, Leyde, 2018, pp. 1-128. 8 Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre, tr. Gaston Wiet, Paris, 1964, p. 2. 9 Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre, p. 5.

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Les cartes dessinent en effet une représentation générale de la région selon ses grands accidents géographiques (rivières, côtes, montagnes) ; elles montrent aussi des toponymes situés de manière relative et quelques-uns reliés entre eux sous forme d’itinéraires. En outre, ces cartes, notamment celles du Maghreb et de l’Égypte, donnent des renseignements que le texte ignore. Le corpus, hormis la mappemonde, est constitué de 22 cartes couvrant le monde musulman tel qu’il était constitué au xe siècle. Cependant, l’essentiel des cartes, 17 sur 22, a pour objet une région orientale, à l’est de la Méditerranée. On ignore encore dans le détail le processus d’élaboration de ces cartes mais, d’une part, l’étude10 des manuscrits a prouvé l’existence de trois rédactions successives de son traité par Ibn Ḥawqal, d’autre part, en particulier pour les cartes, Ibn Ḥawqal11 avoue lui-même avoir rencontré al-Iṣṭaḫrī et avoir comparé avec lui sa production cartographique. Or, effectivement, les cartes orientales d’Ibn Ḥawqal montrent un air de similitude avec celles d’al-Iṣṭaḫrī qui suggère une ample récupération de ce corpus antérieur12. Pour leur constitution, il déclare « j’ai tracé, pour chaque partie à laquelle j’ai consacré un chapitre particulier, un dessin et une figure précisant la position de cette région, avec la mention des localités et des territoires environnants, des villes et provinces qu’elle contient, son tribut et ses revenus, ses fleuves et ses mers13. » Et plus loin, quand il passe aux cartes spécifiques, après avoir parlé de la Haute-Mésopotamie, il ajoute : Je l’ai fait suivre de la carte de l’Iraq, avec ses cours d’eau et ses lagunes, l’écoulement de ses eaux vers la mer, les fleuves qui s’y épuisent ou débouchent sur des régions. […] Je l’ai fait suivre de la carte du Fars, en dessinant l’ensemble de ses fleuves, de ses lacs, l’emplacement de ses cités, la configuration de la mer qui le borde en fixant la position des villes du littoral14. En bref, ses cartes donnent à voir les délimitations des régions, les principaux accidents géographiques – rivières, lacs, montagnes –, et les localités. Parfois, il y dessine les routes et les voies de communication, et de manière spécifique, il peut représenter les parties sablonneuses et le delta, comme pour le Nil par exemple. Généralement, chaque carte est délimitée sur ses bords extrêmes par des lignes horizontales qui définissent les frontières15, les limites de la région considérée. Autrement dit, la carte est refermée sur elle-même. D’un point de vue iconographique, nous sommes dans l’ignorance complète des sigles ou vignettes qu’Ibn Ḥawqal aurait pu utiliser en l’absence de manuscrit autographe et dans la mesure où les manuscrits divergent sur cet aspect graphique.

10 Chafik Benchekroun, « Requiem pour Ibn Ḥawqal. Sur l’hypothèse de l’espion fatimide », Journal Asiatique, 304/2 (2016), pp. 193-211. 11 Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre…, p. 322 ; André Miquel, La géographie humaine du monde musulman, Paris, 1968, pp. 299-309. 12 Tarek Kahlaoui, Creating the Mediterranean, Leyde, 2018, pp. 65-76 ; Nadja Danilenko, Picturing the Islamicate World. The Story of al-Iṣṭakhrī’s Book of Routes and Realms, Leyde/Boston, 2021. 13 Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre…, p. 2. 14 Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre…, p. 7. 15 Ralph W. Brauer, Boundaries and Frontiers in Medieval Muslim Geography, Philadelphie, 1995, p. 3.

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Cependant, un triple obstacle méthodologique obère du résultat de cet exercice. D’abord, nous ignorons à quelle version d’Ibn Ḥawqal al-Idrīsī eut recours. Ensuite, nous ne disposons pas du manuscrit autographe du Nuzhat al-muštāq et nous ignorons l’éloignement potentiel des manuscrits existants16 du manuscrit de base. Pour pallier cet inconvénient, nous nous sommes appuyés sur la copie de la carte faite par Konrad Miller17 nous disant que ce recopiage manuel, réalisé à partir de trois manuscrits (Paris, Bnf Arabe 2221 ; Oxford, Bodleian Pococke 375 et Greaves 42)18, aboutissait finalement à un dessin « moyen » qui rééquilibre les divergences entre les copies médiévales. Quant aux cartes d’Ibn Ḥawqal, la comparaison des copies existantes met en lumière des divergences notables, mineures quand il s’agit de l’orientation de la carte mais plus fâcheuses quand des éléments graphiques significatifs ont été oubliés par le peintre19. Nous avons fait le choix d’utiliser les cartes des manuscrits d’Istanbul, Topkapı A 3012 qui donne la première version20 du texte mais qui est daté 867/1463 et celles du Topkapı A. 3346 – selon les reproductions de l’édition imprimée21 – qui donne la troisième version du texte mais est daté de 479/1086. Cette datation en fait d’ailleurs le plus ancien manuscrit arabe portant des cartes géographiques. En outre, les deux corpus cartographiques ne sont pas conçus avec la même finalité. Celui d’Ibn Ḥawqal s’inscrit dans la lignée de celui d’al-Iṣṭaḫrī22 – et pour les provinces iraniennes, il en est excessivement dépendant –, c’est-à-dire que chacune des cartes est relativement indépendante et vise à donner une image d’une région du monde musulman. Autrement dit, les cartes ne sont pas pensées pour être juxtaposées les unes aux autres afin de donner une image globale. En revanche, le projet d’al-Idrīsī23, structuré par des principes issus de la cartographie mathématique, vise à recouvrir l’ensemble de l’œkumène selon un principe de continuité territoriale. Ainsi, al-Idrīsī a divisé la surface à cartographier selon les sept climats, eux-mêmes subdivisés en dix sections, le corpus cartographique comptant idéalement soixante-dix cartes. Si la carte « mondiale » qu’il utilisa est possiblement celle d’al-Ḫwārizmī pour le tracé général des côtes ou la forme des masses continentales, elle lui était de peu d’utilité pour l’intérieur des terres hormis peut-être pour les grands accidents géographiques (l’Atlas, les Pyrénées, le Caucase) et les fleuves. Dès lors, il dut

16 Annie Vernay-Nouri, « Réexamen de la tradition manuscrite d’al-Idrīsī », Journal of the Islamic Manuscripts, 6 (2015), pp. 335-350 ; Jean-Charles Ducène, « Les œuvres géographiques d’al-Idrīsī et leur diffusion », Journal Asiatique, 305/1 (2017), pp. 33-41. 17 Dans ses reproductions photographiques en noir et blanc, Miller a recours aux manuscrits du Caire, d’Istanbul (Aya Sofia 3502) et à l’autre partie du même manuscrit à Saint-Pétersbourg (Ms arabe 4, 1,64), Konrad Miller, Mappae arabicae, VI, p. II. 18 Miller a reçu des photographies du manuscrit du Caire, Dār al-kutub, Ǧazīra 150, mais ne les a pas utilisées pour sa reconstitution, Konrad Miller, Mappae arabicae, I, 2, p. 46. 19 Nous disons « oubliés » mais non « ajoutés » car le peintre peut suivre le style de l’atelier de peinture qui est le sien, il peut décorer la surface avec un ornement à valeur esthétique – une fleur, un animal – mais il n’ajoute pas une élément graphique significatif comme une rivière ou une montagne là où son modèle en est dépourvu. 20 Chafik Benchekroun, « Requiem pour Ibn Ḥawqal… », pp. 197-198. 21 Ibn Ḥawqal, Kitāb ṣūrat al-arḍ, Johannes Henrik Kramers (éd.), Leyde, 1939, p. 250 (Ḫūzistān), p. 306 (Kirmān) p. 332 (Arménie, Azerbaïjan, Arrān). 22 Nadja Danilenko, Picturing the Islamicate World… 23 Sayyid Maqbul Ahmad, « Cartography of al-Sharif al-Idrīsī », Cartography in the Traditional Islamic and South Asian Societies, John Brian Harley, David Woodward (éds), Chicago, 1987, pp. 156-174.

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se tourner vers des cartes régionales mais qu’il dut adapter à son projet, c’est-à-dire qu’il dut les « ouvrir » afin qu’elles s’intègrent au canevas des cartes qui les entouraient. Qu’il y ait, en quelque sorte une continuité iconographique entre toutes les cartes découlait du projet initial d’al-Idrīsī, alors que chez Ibn Ḥawal, les cartes régionales étaient par définition circonscrites à leur propre objet et graphiquement délimitées par les « frontières » des régions tracées sous forme de traits rectilignes. Le Ḫūzistān24 Le Ḫūzistān est la région située au nord-est du golfe Persique, elle correspond à l’ancienne Susiane et à l’Elam antique, la province existe en tant que telle à l’époque sassanide mais la région actuelle iranienne portant ce nom est moins étendue que son homonyme médiéval. Dans l’introduction25 de sa carte, Ibn Ḥawqal utilise des métaphores géométriques pour visualiser auprès du lecteur ses choix graphiques : Les confins du Ḫūzistān longeant le Fārs et Ispahan jusqu’aux limites du Ǧibāl, en direction de Wāsiṭ, se développent en ligne droite, comme le côté d‘un carré, mais la partie méridionale depuis ‘Abbadān jusqu’au canton de Wāsiṭ, est raccourcie, si bien qu’elle rétrécit le carré par rapport à la ligne qu’elle rencontre26. La carte du Ḫūzistān chez Ibn Ḥawqal27 est orientée vers le sud dans le ms. Topkapı, A 3012 (Fig. 1), et vers l’ouest dans le ms. Topkapı A. 3346 (Fig. 2) avec comme éléments graphiques principaux, au sud-ouest, le golfe persique, dans lequel deux fleuves aboutissent. Tout d’abord, de manière longitudinale (Fig. 1 à droite de la carte, Fig. 2 en haut de la carte), est représenté le Tigre selon son cours médiéval, c’est-à-dire arrosant Wāsiṭ. Son débouché est encadré par les villes de ‘Abbādān et de Sulaymanān, la réalité étant un peu plus complexe puisqu’il aboutit dans le golfe persique par un estuaire dans lequel communique aussi le fleuve Kārūn. Juste à l’ouest, soit en haut, est représenté le canal passant par les villes de 24 Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre…, p. 248, pl. 11 ; Konrad Miller, Mappae arabicae, III, pp. 31-33 et VI, taf. 26. Pour la géographie historique de cette région, Guy Le Strange, The Lands of the Eastern Caliphate, Cambridge, 1930, pp. 232-247 ; Christopher Brunner, « Geographical and Administrative Divisions: Settlements and Economy », Ehsan Yarshater (éd.), The Cambridge History of Iran, Vol. 3/2, Cambridge, University Press, 1983, pp. 752-754. 25 L’utilisation tant du texte arabe édité par Kramers que de la traduction mérite une attention particulière car l’éditeur a jugé utile d’ajouter dans le texte arabe la description en toutes lettres de chacune de cartes. Si dans le texte arabe, cette initiative est encadrée par des crochets droits, dans la traduction, elle se limite à l’utilisation d’une typographie plus petite, ce qui entraîne le lecteur inattentif à croire que ce commentaire revient à Ibn Ḥawqal ; or il n’en est rien. En revanche, dans le cours de son texte, Ibn Ḥawqal commente de-ci de-là ses choix graphiques. Cette disposition a parfois entraîné des méprises, Gerald Tibbetts, « The Balkhi School of Geographers », Cartography in the Traditional Islamic and South Asian Societies, John Brian Harley, David Woodward (éds), Chicago, 1992, pp. 108-136., spc. p. 112 « Ibn Ḥawqal goes one stage further than al-Iṣṭaḫrī. In addition to his text on a particular region, he also inserts a section that describes the map literally in the simplest terms. » ! Pourtant, voir Ibn Ḥawqal, Kitāb ṣūrat al-arḍ…, p. hā’ et Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre…, p. viii. 26 Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre…, p. 247. 27 La carte en question ainsi que ses modèles provenant d’al-Iṣṭaḫrī sont analysés et commentés dans une perspective de géographie historique par Peter Verkinderen, Waterways of Iraq and Iran in the Early Islamic Period, Londres, 2015, pp. 266-275.

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Fig. 1. Istanbul, Topkapı A 3012, p. 117 : Ḫūzistān.

Baṣra et d’al-Ubulla. Quasi perpendiculairement, donc venant de l’est, est dessiné le fleuve Karūn – aussi appelé Duǧayl « le Petit Tigre » – venant se décharger dans le golfe Persique ; lui-même reçoit deux adjuvants depuis le sud, le Mašrūqān passant par ‘Askar Mukram – il s’agit du Dizful qui rencontre le Kārūn à Ahwāz – et un autre fleuve anonyme mais ayant Dawraq sur la rive orientale et débouchant à Bāsiyān, il s’agit là du Kazki. Enfin, parallèle à ce fleuve a été dessinée une autre rivière d’apparence endoréique car n’aboutissant pas à la mer, dénommée rivière de Sūs et baignant cette ville. Il s’agit du Karḫe28 qui, en réalité est bien un affluent du Kārūn. Sur l’ensemble de la carte, on dénombre, trente toponymes. Ce même territoire est représenté chez al-Idrīsī dans les cartes des sections 6 et 7 du climat III (Fig. 3). La carte donne à voir à l’est, le golfe Persique dans lequel débouche l’entrelac des lagunes constituées par le Tigre et l’Euphrate en basse Mésopotamie. Sur la rive iranienne, à l’ouest, deux fleuves ont été dessinés. Le premier débouche à Mahdī, il reçoit lui-même un premier affluent depuis le nord-est à al-Bāsiyān et plus en amont il en reçoit un autre à Dawraq, alors que la branche principale passe par al-Ahwāz. Il s’agit donc bien du Kārūn. En amont d’al-Ahwāz, le fleuve s’ouvre en deux pour constituer une grande île fluviale où se situe la localité d’al-Mašrūqān. À l’est, sont situées les localités de Dustar, Ǧundišābūr et ‘Askar Mukram. Tous les fleuves semblent provenir d’une chaine de montagne dessinée au nord de la carte, le Zagros actuel. 28 Peter Verkinderen, Waterways of Iraq and Iran in the Early Islamic Period…, pp. 232-233.

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Fig. 2. Istanbul, Topkapı A. 3346 : Ḫūzistān.

De manière structurelle, ces deux cartes partagent des points communs dans la direction des fleuves, certainement pour le Kārūn ainsi que son affluent oriental. En revanche, le fleuve de Sūs vient confluer avec le Kārūn chez al-Idrīsī alors qu’il paraît isolé chez Ibn Ḥawqal. Mais au-delà de cette similarité, les choix graphiques des peintres sont totalement différents. La carte d’Ibn Ḥawqal, telle que nous que nous l’avons, est géométrique : les fleuves sont rectilignes ou curvilignes, alors que le golfe Persique est représenté par un demi-cercle. Chez al-Idrīsī, le delta du Tigre est réticulaire alors que les fleuves sont sinueux, probablement sans raison géographique mais par vraisemblance. Quant à la partie supérieure du golfe persique, il y a une nette distinction entre le débouché du Tigre et l’estuaire du Kārūn qui se jette bien à l’est du Tigre.

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Fig. 3. Idrīsī : Ḫūzistān.

Fig. 4. Istanbul, Topkapı A 3012, p. 162 : Kirmān.

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Le Kirmān29 La region succède à celle du Fārs le long du golfe Persique et en particulier elle fait face au golfe d’Homuz, au sud de l’Iran. C’est une ancienne province déjà définie comme telle à l’époque sassanide. La carte représentant cette région est orientée vers l’ouest chez Ibn Ḥawqal (Fig. 4 et 5), avec le golfe persique en haut de la carte. Celui-ci, sur la carte du ms. Topkapı A. 3346 (Fig. 5) entre dans les terres en direction d’Hormuz par un golfe intitulé « golfe d’Hormuz ». Dans le texte, ce golfe est textuellement décrit et dénommé Ḫabr30 : « Des vaisseaux y viennent du large et son eau est salée comme celle de la mer ». Des lignes d’écriture délimitent par ailleurs cette région lui donnant la forme d’un grand rectangle dont la surface est scandée par des itinéraires. Dans le corps du texte, Ibn Ḥawqal justifie le positionnement de certaines localités sur sa carte, ainsi à propos de Saniǧ : Toutefois cette dernière localité se trouve au milieu du désert, à l’écart des frontières du Kirmān. C’est pourquoi, sur la carte, je l’ai figurée au milieu du désert du Fārs, car elle en est plus proche. De même Aḫwāš ne fait pas partie du Kirmān, et certains la rangent dans la province du Séistān : je l’ai donc située à la limite de la frontière du Kirmān31. Au bas de la carte, soit à l’est, sept itinéraires rayonnent depuis la ville d’al-Sīraǧān – singularisée comme étant le chef-lieu du Kirmān –, tandis que la carte semble coupée en deux longitudinalement par la route allant de Ṭārum à Ǧīruft. Les itinéraires en question desservent une trentaine de toponymes, notamment Qafīz, Bāhar, Rīkān, Ḫāš, tandis que les sept routes sont les suivantes : Route Sīraǧān– Ǧīruft par Baḫteh et Ḫabr ; Route Sīraǧān– Fahraǧ par Šāmāt, Bāhar, Ḫannāb, Ġubayrā, Kūġūn, Rāyin, Sarwistān, Bamm, Narmāšīr ; Route Sīraǧān– Ḫabīṣ par Firdīn et Māhān ; Route Sīraǧān– Zarand par Bardašīr et Ǧanzarūḏ ; Route Sīraǧān– Unās, par Bīmand et Kardakān ; Route Sīraǧān– Ribāṭ-Sarmaqān par Mabrad ; Route Sīraǧān– Ṭārum par Kāhūn et Ḫurāšānābāḏ. Parmi ces localités, seule Mabrad apparaît sur la carte sans être présente dans le texte. Enfin, deux massifs montagneux sont dessinés. Un à l’intérieur des terres sous la forme de trois montagnes appelées « mont de Bāriz », « mont de Ǧīruft » et « mont d’argent ». Au centre de ce massif, se situe la vallée de Dārfārid. Près du golfe Persique, un bourrelet est dénommé les « monts de Balūṣ, au nombre de sept », dans le creux desquels se situe « la région des Qufṣ ». Il s’agit de la région moderne du Balouchistan. Dans son texte, 29 Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre…, pp. 301-309, pl. 13 ; Konrad Miller, Mappae arabicae, III, pp. 35-37 et VI, taf. 27 ; Guy Le Strange, The Lands of the Eastern Caliphate…, pp. 299-321 ; Christopher Brunner, « Geographical and Administrative Divisions: Settlements and Economy », pp. 771-773. 30 Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre…, p. 304. 31 Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre…, p. 303.

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Fig. 5. Istanbul, Topkapı A. 3346 : Kirmān.

Ibn Ḥawqal mentionne textuellement ces montagnes : « Les chaines de montagnes les plus connues, toutes inaccessibles, sont les monts des Qufṣ, les monts Bāriz et les monts des mines d’argent32 ».

32 Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre…, p. 303.

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Fig. 6. Idrīsī : Kirmān.

Ce même territoire est représenté chez al-Idrīsī dans les cartes de la section 7 du climat II (Fig. 6) où le macrotoponyme de arḍ Kirmān apparaît. L’auteur explique lui-même avoir utilisé notamment les « registres administratifs du Fārs » (dawāwīn Fārs)33 comme sources pour l’extension des frontières de la région. Comprenons qu’il eut accès à des documents énumérant des localités, leurs ressources et revenus, voire les distances qui pouvaient les séparer. Certes dans son texte, on retrouve des localités identiques à celles d’Ibn Ḥawqal, notamment énumérées sur des itinéraires identiques, mais avec des unités de longueur différentes, le mille (mīl) ou l’étape (marḥla), et avec souvent de courtes descriptions que le texte d’Ibn Ḥawqal ne comporte pas. Par exemple, « Al-Fahraǧ est une ville au début du désert qui jouxte le Siǧistān. Elle a des marchés animés et elle est ceinte d’une muraille de terre. De là, on se rend au Siǧistān à 210 milles, soit la largeur de la steppe les sépare. D’al-Fahraǧ, on se rend à Narmāšīr à une étape34. » À cet endroit, Ibn Ḥawqal écrit : « On va en une étape de Narmāšīr à Fahraǧ par une route qui longe la lisière du de la steppe35 », mais nulle trace de la description de la ville. Pour ajouter à la difficulté de jauger l’ampleur des emprunts d’al-Idrīsī à Ibn Ḥawqal, soulignons qu’à propos du golfe aboutissant à Hormuz, le géographe de Palerme écrit « La ville d’Hormuz se trouve sur un golfe appelé al-Ǧīr (pour al-Ḫabr chez Ibn Ḥawqal, mais une erreur de graphie est ici probable) qui provient du golfe Persique et c’est par là que les bateaux atteignent la ville36. » Mais à l’époque où al-Idrīsī écrit, le milieu du xiie siècle, le rôle économique d’Hormuz

33 Al-Idrīsī, Nuzhat al-muštāq, p. 427. 34 Al-Idrīsī, Nuzhat al-muštāq, p. 436. 35 Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre…, p. 309. 36 Al-Idrīsī, Nuzhat al-muštāq, p. 436, comparer avec Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre…, p. 304.

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décline suite aux invasions seldjoukides37 et le toponyme passe à une île du golfe Persique, toujours ainsi dénommée aujourd’hui. Le Kirmān est ainsi coincé sur sa carte entre le Fars à l’ouest et le Makrān à l’est, avec au nord le grand désert (al-mafāzat al-‘uẓma) et au sud le golfe Persique. Cette carte est orientée au sud, avec la rive du golfe Persique à droite. De cette rive, se détache un golfe aboutissant à Hormuz, tandis qu’au sud de ce golfe, se développe le long de la côte une chaîne montagneuse faite de bourrelets, dénommée « montagne de Qufṣ ». À l’ouest de ce massif, à l’intérieur des terres une autre est dessinée appelée « Mont de Bāris » et « Reste du mont Qufṣ ». Juste à l’est, sont notées « des mines d’argent ». Un autre massif montagneux est dessiné sous la forme d’un bourrelet en équerre contenant trois montagnes qui s’en détachent. Grosso modo, à l’est de ce massif, sont éparpillés vingt-cinq toponymes sans être situés graphiquement sur des itinéraires. On y retrouve : – Unās, Ardāšīr, Firdīn – Sīraǧān, Narmāšir, Zarand, – Bāhar, Māhān, Ḫabīṣ – Balbān, Dārǧīn, Narmāšīr, plus à l’est Bamm. Une rivière dénommée « rivière de Ṭūbiran » coule d’est en ouest pour venir se jeter dans le golfe Persique à Qufṣ. À la limite avec le Fārs, un lac est dénommé « lac de Baḫtikān » et celui-ci se retrouve sur la carte du Fārs d’Ibn Ḥawqal38. La comparaison n’aboutit pas à une conclusion évidente. Il y a manifestement des éléments communs et il est clair qu’al-Idrīsī a utilisé pour cette région notamment Ibn Ḥawqal. Mais tant la carte de ce dernier paraît claire et schématique dans la distribution des localités, tant la partie de la carte du géographe palermitain consacrée au Kirmān semble encombrée par l’orographie. Dans ce dernier cas, on doit souligner qu’elle est anonyme alors qu’Ibn Ḥawqal avait identifié ces montagnes, et grosso modo, on les retrouve à des emplacements similaires par rapport aux localités mentionnées. De même que le golfe d’Hormuz est dessiné sur les deux cartes, sans que l’on sache toutefois s’il s’agit ici de l’influence du texte, puisque les deux auteurs le décrivent textuellement. L’Arménie, l’Azerbaïdjan et l’Arran39 Ces trois régions, historiquement et géographiquement distinctes, sont réunies en une même carte et décrites dans un même chapitre par les géographes arabes, alors

37 Valeia Fiorani Piacentini, « Hormus : Bandar and Mulk (Port and Dominion) : 11th to early sixteenth century », Abdulrahman al Salimi, Eric Staples (éds.), The Ports of Oman, Hildesheim, 2017, pp. 314-316. 38 Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre…, p. 260. 39 Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre…, pp. 325-348, pl. 15 ; Konrad Miller, Mappae arabicae, IV, pp. 55-58 et VI, taf. 36 et 46. La carte d’Ibn Ḥawqal a été étudiée par Rouben Galichian, Countries South of the Caucasus in Medieval Maps, Londres, 2007, pp. 85-89 ; Christopher Brunner, « Geographical and Administrative Divisions: Settlements and Economy », pp. 762-765.

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Fig. 7. Istanbul, Topkapı A 3012, p. 179 : Arménie.

que les acceptions géographiques antérieures des trois toponymes étaient légèrement différentes. Chez Ibn Ḥawqal (Fig. 7 et 8), les deux cartes sont orientées au nord, mais seule celle du ms. Topkapı A. 3346 (Fig. 8) présente les trois régions comme enfermées par une chaîne de montagnes continue au nord, à l’ouest et au sud, tandis que la mer Caspienne les borde à l’est. Le ms. Istanbul, Topkapı A. 3012 fait l’économie des chaînes occidentale et méridionale, ainsi que des rivières qui traversent cette dernière, quoique les lacs censés se situer au nord de ces montagnes sont bien dessinés. Iconographiquement, cette longue montagne est représentée comme un long bourrelet qui s’articule par des angles à 45°. La chaîne méridionale est traversée par deux rivières, le Grand Zāb et le Petit Zāb, la chaîne occidentale voit également le passage de deux fleuves aboutissant dans la mer Caspienne, l’Araxe au sud et le Kour au nord, tandis que la partie septentrionale porte quatre toponymes répartis à égale distance, d’ouest en est : Qabala, Šakkī, Qabisi et Lāhīǧān, alors que la localité qui touche à la mer est al-Bāb. Une presqu’île circulaire se jette dans la Caspienne : Mūqān. Quant aux trois régions auxquelles la carte est dédiée, elles se répartissent de manière géométrique. Prenant l’Araxe comme repère axial, l’Arménie est au sud-ouest, et l’Azerbaïdjan le longe au sud-est, tandis que deux autres régions lui font suite le long de la rive sud-ouest de la mer Caspienne : le Ǧibāl et le Daylam. Au nord de l’Araxe se déploie l’Arrān. Au sud de l’Araxe, en Arménie, deux lacs ont été dessinés et dénommés : les lacs d’Aḫlāṭ (auj. le lac de Van) et de Kabūḏān

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Fig. 8. Istanbul, Topkapı A. 3346 : Arménie.

(auj. le lac d’Ourmia). Deux montagnes sont également signalées dans cette partie : le mont Sabalān près d’Ardabīl en Azerbaïdjan et les monts de Ḥāriṯ et de Ḥuwayriṯ en Arménie. Enfin, la carte donne à voir au nord de l’Araxe 15 toponymes et au sud 30, soit un total de 45.

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Fig. 9. Idrīsī : Arménie.

Chez al-Idrīsī, la dépendance du texte avec celui d’Ibn Ḥawqal est importante, ainsi la plupart des itinéraires en provient comme par exemple ceux partant de Barḏa‘a40 ou encore la description des cours de l’Araxe et du Kour41. Le texte du géographe de Palerme est néanmoins par endroit augmenté d’autres sources, par exemple la description de Tiflīs42 (Tbilissi) lui est propre. Les cartes représentant ces territoires chez al-Idrīsī sont celles de la section 6 des climats IV et V (Fig. 9). La carte assemblée est orientée au sud et l’on retrouve la mer Caspienne sur la gauche de la représentation. Une chaîne de montagnes quasi ininterrompue enferme les territoires concernés, d’est en ouest : l’Azerbaïdjan, l’Arrān, le territoire de Bāb al-abwāb, l’Arménie supérieure et l’Arménie inférieure. Horizontalement au travers de la carte, deux rivières non dénommées – soit le Kour et l’Araxe – traversent ces territoires depuis les montagnes occidentales pour se réunir avant de se jeter dans la mer Caspienne. Chacun des 40 Al-Idrīsī, Nuzhat al-muštāq…, pp. 821-823 ; Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre…, p. 343. 41 Al-Idrīsī, Nuzhat al-muštāq…, p. 830 ; Ibn Ḥawqal, Configuration de la terre…, p. 338. 42 Al-Idrīsī, Nuzhat al-muštāq…, p. 825.

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fleuves reçoit lui-même un affluent. Au nord, sur la côte la dernière ville est Bāb al-abwāb, et plus au sud Mūqān et Ardabīl sont sur la côte. Deux lacs ont été dessinés, au sud, le lac Kabūḏān, qui contient deux îles, et plus l’ouest le lac d’Aḫlāṭ. Quatre montagnes anonymes ont été représentées sur la carte, une en Arménie supérieure au sud du lac d’Ourmia, et trois en Arménie inférieure. Au sud-ouest, deux rivières traversent la chaine de montagnes : le Grand Zāb et le Petit Zāb. La localité de Barḏa‘a occupe le centre de la carte et c’est vers elle que se dirige l’ensemble des itinéraires de la région, mettant en rapport 35 toponymes, et une quinzaine d’autres sont disposés sur la carte sans être reliés entre eux. Il apparaît que l’analogie entre les deux cartes est excessivement grande, d’abord dans sa configuration générale avec l’utilisation de la chaîne de montagne continue et de la mer pour encadrer les trois régions, les deux lacs retenus, les rivières représentées au sud de la chaîne montagneuse et de manière transversale à intérieur de la carte. Enfin, les deux cartes localisent de manière relative une cinquantaine de toponymes. Conclusion Cette esquisse de comparaison ne permet pas de tirer une conclusion définitive mais il ressort que le texte d’Ibn Ḥawqal se retrouve en grande partie derrière les itinéraires d’al-Idrīsī pour les trois régions étudiées. Les représentations graphiques du Ḫūzistān chez les deux auteurs ne partagent guère de similitudes. En revanche, celles du Kirmān ont en commun le golfe d’Hormuz – qui, en tant que tel, est anachronique chez al-Idrīsī – les massifs montagneux à la gauche, soit le sud-est, de la carte. Évidemment, les cartes d’al-Idrīsī qui « enchaînent » les régions du Ḫūzistān, du Fārs, du Kirmān et finalement du Makrān, longeant le golfe Persique du nord-ouest vers le sud-est, soudent les différentes régions les unes avec les autres dans une sorte de continuum territorial où c’est le macrotoponyme qui fait office de marqueur, là où Ibn Ḥawqal délimite géométriquement par des traits rectilignes et graphiquement, sans éléments dessinés débordant du cadre, la région. Quant aux régions transcaucasiennes, ce sont celles où la comparaison semble la plus probante car tant chez Ibn Ḥawqal que chez al-Idrīsī, les chaînes de montagnes délimitent les régions concernées. Évidemment chez le deuxième, elles se prolongent au-delà pour se continuer ailleurs alors que chez le premier, elles enferment littéralement l’image sur elle-même, à croire que l’on aurait là le paradigme des projets des deux cartographes. Dans un cas, penser et représenter une ou des régions individualisées par des traits communs, à la différence des voisines ; dans l’autre cas, le projet universaliste désenclave les parties pour montrer leurs liens, leur continuité, avec leur périphérie. Dès lors, les cartes régionales d’Ibn Ḥawqal se désintègrent en tant qu’unité propre pour intégrer une représentation plus vaste dans laquelle elles se fondent en connaissant une véritable anamorphose que la situation de certains accidents géographiques et toponymes permet de repérer.

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Cartes marines et cartes d’îles : l’invention d’un espace maritime régional (xiiie-xvie siècle) L’exemple de Chypre Les cartes marines, apparues dans les ports de Méditerranée entre le xiie et la fin du xiiie siècle, se distinguent des mappemondes, en ce qu’elles ne représentent pas la totalité du monde habité, mais délimitent une portion d’un espace maritime intéressant ses auteurs et commanditaires – pour les plus anciennes, le bassin de la Méditerranée et la mer Noire1. Ce sont aussi les premières cartes respectant une échelle de distances et les directions de la rose des vents des marins, et en cela elles constituent un genre nouveau et spécifique de cartographie régionale à la fin du Moyen Âge. En effet les auteurs de cartes ou d’atlas maritimes sélectionnent dans les informations disponibles uniquement celles qui relèvent des littoraux, excluant en grande partie les territoires à l’intérieur des terres. Dans le cas des cartes les plus complexes, parfois dites « nautico-géographiques », l’espace terrestre est également considéré, mais le plus souvent comme un hinterland, relié au littoral par des fleuves ou des voies de communication majeures2. L’étude des cartes marines dans le cadre d’une recherche sur la cartographie des territoires, des régions et des royaumes pourrait donc paraître marginale, si l’on considère que les littoraux ne sont que les limites maritimes de royaumes et de territoires dont les centres névralgiques se trouvent ailleurs, à l’intérieur des terres. Or, il apparaît au contraire





1 Tony Campbell, « Portolan Charts from the Late Thirteenth Century to 1500 », The History of Cartography, t. 1, Cartography in Prehistoric, Ancient and Medieval Europe and the Mediterranean, John Brian Harley, David Woodward (éds), Chicago-Londres, University of Chicago Press, 1987, pp. 371-463 ; Georges Tolias, The Greek Portulan Charts, 15th-17th centuries. A Contribution to the Mediterranean Cartography of the Modern Period, Athènes, Olkos, 1999 ; Ramon Pujades i Bataller, Les Cartes Portolanes. La representació medieval d’una mar solcada, Barcelone, Institut Cartogràfic de Catalunya, 2007 ; L’âge d’or des cartes marines. Quand l’Europe découvrait le monde, Catherine Hofmann, Hélène Richard, Emmanuelle Vagnon (éds), Paris, BnF/Seuil, 2012 ; Corradino Astengo, « The Renaissance Chart Tradition in the Mediterranean », Cartography in the European Renaissance, The History of Cartography, David Woodward (éd.), vol. 3, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 2007, t. 1, pp. 174-241. 2 Ce style de cartes marines présentant des informations à l’intérieur des terres n’est pas réservé aux cartes dites « catalanes » (réalisées à Majorque à partir du xive siècle et en langue catalane). Voir Julio Rey Pastor, Ernesto Garcia Camarero, La cartografia mallorquina, Madrid, Departamento de Historia y Filosofia de La Ciencia, Instituto Luis Vives, 1960 ; Giuseppe Caraci, Segni e colori degli spazi medievali. Italiani e catalani nella primitiva cartografia nautica medievale, Ilara Luzzana Caraci (éd.), Reggio Emilia, Diabasis, 1993. Emmanuelle Vagnon • CNRS-LAMOP Territoires, régions, royaumes. Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle), éd. par Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène, Turnhout, 2022 (Culture et société médiévales, 40), pp. 141–164 © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.131069

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que les cartes marines représentent une étape technique essentielle dans l’élaboration d’une cartographie régionale pour deux raisons : d’une part à cause de leur rapport mesurable à l’espace réel, et l’attention portée aux distances et aux directions ; d’autre part, selon l’importance donnée aux îles, qui sont elles-mêmes des espaces clos, aux limites précises, aisées à cartographier pour elles-mêmes. Néanmoins ces îles sont aussi situées dans un ensemble régional plus large, sur un parcours, et existent également pour les navigateurs en relation avec d’autres îles et des zones littorales : les îles sont donc elles aussi des éléments d’une cartographie régionale maritime qui a sa cohérence propre. Cette cohérence provient ainsi d’une connaissance intime de la circulation des navires et des relations commerciales entre les lieux : les cartes marines, en particulier les cartes régionales des atlas, dessinent des espaces familiers, des espaces utiles qui permettent de voir en un coup d’œil les distances et les circulations possibles entre les ports, et éventuellement leurs arrière-pays. D’autre part, les îles et les archipels sont des éléments structurants des cartes médiévales, depuis les plus anciennes mappemondes jusqu’aux cartes marines et aux insulaires de la fin du Moyen Âge3. Les études consacrées ces dernières années aux îles ont abondamment souligné le rôle des îles tantôt comme ponctuation d’un espace maritime peu connu, vide par ailleurs d’autres informations, tantôt comme frontière d’un bassin maritime, tantôt comme unité en soi, microcosme qui peut être la métaphore d’une unité politique4. Les cartes marines, les insulaires et les atlas élaborés en Occident à la fin du Moyen Âge proposent ainsi une articulation entre un espace régional maritime, dont les littoraux forment les limites naturelles et humaines, et des lieux, ports et îles comme autant d’unités cartographiques autonomes. Les îles sont donc à la fois les prolongements des repères maritimes côtiers et des espaces locaux par définition isolés, délimités et clos. Le propos de cet article est ainsi d’explorer les relations entre cette représentation des îles sur les cartes marines et l’apparition d’une cartographie des îles elles-mêmes comme espaces autonomes, parfois en elles-mêmes « territoires et royaumes ». Nous nous demanderons donc tout d’abord comment les portulans textuels et les cartes marines articulent les différents espaces représentés et s’ils définissent ainsi des régions et territoires géographiques ou politiques ; nous verrons ensuite la création d’une cartographie à la mesure de l’archipel ou des îles, comme laboratoire d’une cartographie à grande échelle qui émerge en Occident à partir du xive siècle5. Nous prendrons pour étude de cas plus particulièrement l’exemple de Chypre, île-royaume si importante dans l’histoire de l’Orient







3 Frank Lestringant, Le livre des îles. Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, Genève, Droz, 2002 ; Îles du Moyen Âge, Nathalie Bouloux, Antoine Franzini (dir.), Médiévales, 47 (2004), en particulier Nathalie Bouloux, « Les îles dans les descriptions géographiques et les cartes du Moyen Âge », pp. 47-62 ; Georges Tolias, « Isolarii, Fifteenth to Seventeenth Centuries », Cartography in the European Renaissance…, pp. 263-284. 4 Voir notamment Peregrine Horden, Nicholas Purcell, The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean History, Oxford, Blackwell Publishers, 2000 et, à propos de ce livre, les remarques de Henri Bresc, « Îles et tissu “connectif ” de la Méditerranée médiévale », Médiévales, 47 (2004), pp. 123-138 ; pour des îles plus lointaines, voir Roxani E. Margariti, « An Ocean of Islands : Islands, Insularity, and Historiography of the Indian Ocean », The Sea : Thalassography and Historiography, P. N. Miller (éd.), Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2013, pp. 198-229. 5 Juliette Dumasy-Rabineau, Nadine Gastaldi, Camille Serchuk, Quand les artistes dessinaient les cartes. Vues et figures de l’espace français. Moyen Âge et Renaissance, Paris, édition Le Passage, 2019.

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latin et sur les cartes de la Méditerranée, et qui ne fait pourtant que tardivement l’objet d’une cartographie autonome et détaillée6. Espaces régionaux et îles de la Méditerranée La place des îles dans les portulans et les cartes marines

Les portulans et les cartes marines sont deux modes complémentaires de description de l’espace, par le texte et par l’image, utilisés à partir du xiie siècle. Leur comparaison nous éclaire sur la place des îles dans l’espace maritime méditerranéen et la manière dont elles sont insérées ou non dans des ensembles régionaux7. Rappelons que les portulans sont ces textes qui décrivent la côte de la Méditerranée et de la mer Noire en énumérant les toponymes et les parcours d’un port à un autre. Les plus anciens conservés datent du xiie siècle : ce sont des compilations d’instructions nautiques et de descriptions des littoraux, peut-être en partie transmises oralement, et adaptées par un ou plusieurs auteurs8. Le De viis maris et le Liber de existencia riveriarum et forma maris nostri Mediterranei, deux textes découverts et édités par Patrick Gautier Dalché, témoignent ainsi non seulement de pratiques de navigation, mais d’une culture scolaire et urbaine, celle d’un historien anglais des croisades pour le premier (sans doute Roger de Howden), celle d’un clerc pisan pour le second9. Bien qu’aucun manuscrit ne contienne de représentation géographique, les deux auteurs étaient tous les deux à coup sûr familiers des cartes et les ont utilisées pour composer leur texte10. Par leur importance pour la navigation, les îles font l’objet d’un traitement spécial, notamment les grandes îles de la mer Méditerranée. Ces îles constituaient des étapes pour une traversée de la Méditerranée dans sa plus grande longueur. Ainsi dans le De viis maris, l’auteur énumère-t-il rapidement, sans les décrire, les étapes insulaires menant à la côte du Levant : Sicile et détroit de Messine, Crète, Chypre, avec trois étapes entre Crète et Chypre : les îles de Kassos, Karpathos et Rhodes11. D’autres 6 Andreas Stylianou, Judith A. Stylianou, The History of the Cartography of Cyprus, Nicosie, 1980 ; Sweet Land of Cyprus. The European Cartography of Cyprus (15th-19th century) from the Sylvia Ioannou collection, Artemis Scutari (éd.), Athènes, Sylvia Ioannou Foundation, 2003, avec une introduction et des commentaires de Georges Tolias ; Cyprus at the Crossroads. Geographical Perceptions and Representations from the Fifteenth Century, Gilles Grivaud, Georges Tolias (éds), Athènes, Sylvia Ioannou Foundation, 2014. Je remercie ici Georges Tolias pour les discussions lors de son séminaire de l’EPHE. 7 La conception et la description des îles de l’océan Atlantique me semblent relever d’autres problématiques dont nous ne traiterons pas ici. 8 Konrad Krestschmer, Die italianischen Portolane des Mittelalters, Berlin, Mittler & Sohn, 1909. 9 De viis maris, édité par Patrick Gautier Dalché, Du Yorkshire à l’Inde. Une ‘géographie’ urbaine et maritime de la fin du xiie siècle (Roger de Howden ?), Genève, Droz, 2005 (EPHE, Hautes Études Médiévales et Modernes, t. 89) ; Patrick Gautier Dalché, Carte marine et portulan au xiie siècle. Le Liber de existencia riveriarum et forma maris nostri mediterranei, Paris-Rome, EFR, 1995 (Collection de l’École française de Rome, 203). 10 Patrick Gautier Dalché a démontré que le Liber de existencia riveriarum, daté du xiie siècle, est une description d’une carte marine. Plusieurs auteurs ont par ailleurs démontré qu’inversement les textes des portulans ne pouvaient suffire à construire une carte. (Voir dernièrement les travaux de Michael J. Ferrar (2015) à partir du Compasso da navigare ; néanmoins la conclusion de cet article selon laquelle les cartes marines auraient leur origine dans une « carte monastique », par exemple celle de Giovanni da Carignano, n’est pas prouvée par les calculs savants de cet auteur. https://www.cartographyunchained.com/chlcn1/) 11 De viis maris, p. 213.

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portulans médiévaux semblent plutôt s’inspirer d’une classification antique et regroupent les grandes îles méditerranéennes en les distinguant de la description du littoral adjacent. Le Liber de existencia riveriarum s’achève ainsi avec la description des îles Britanniques, puis énumère les grandes îles de l’orient à l’occident : Chypre, puis la Crète, la Sicile, et termine par la Sardaigne. Le Compasso da navigare, bien qu’il soit conservé dans un seul manuscrit, est l’un des rares portulans qui ait été très tôt associé à des cartes12. Il a d’abord été connu par des extraits en latin que Marino Sanudo intégra au Liber secretorum fidelium crucis en commentaire des cartes de Pietro Vesconte13. Il est également à la source d’un portulan en français au xvie siècle illustré de cartes, et que nous commenterons plus loin14. Dans sa version la plus ancienne, le texte du Compasso da navigare présente une description groupée des grandes îles, selon un parcours d’ouest en est : Baléares (Majorque et Minorque), Sardaigne, Corse, Sicile, Malte Crète, et enfin Chypre, tout en donnant les distances et les « traversées » (peleio) de chaque cap de l’île par rapport aux côtes méditerranéennes les plus proches, avant de s’achever par la description de la mer Noire (Mare Maiore). Les îles plus modestes sont, quant à elles, insérées dans cette énumération comme des étapes naturelles de la navigation de cabotage, avec des indications sur les traversées entre les principaux points de l’île et le continent. Certaines sont d’ailleurs très petites, et peu repérables sur les cartes marines même modernes : ce sont parfois des écueils à éviter, ou des repères visuels pour garder un cap. Dans la plupart des cas, donc, les îles font partie d’un ensemble régional, délimité dans le texte dans un paragraphe qui concerne une portion précise de la côte, et seules les grandes îles font l’objet d’une description particulière, ce qui est une manière de les caractériser comme un espace géographique distinct. Les cartes marines, dessinées sur une seule grande feuille de parchemin, donnent à voir d’un coup d’œil l’espace méditerranéen et la mer Noire comme un ensemble, plus ou moins étendu vers le nord de l’Europe ou l’Afrique au sud du Sahara. Les grandes îles sont dès lors situées au centre de la représentation cartographique, et leurs couleurs dessinent le chemin visuel des routes maritimes italiennes et majorquines vers le Levant. Sur les exemplaires les plus ornés, elles sont soulignées par des couleurs vives ou même peintes ou enluminées à la feuille d’or, ou encore portant un blason qui recouvre tout l’espace terrestre de l’île, rendant parfois impossible la lecture de tout toponyme intérieur, comme on le voit par exemple sur certaines cartes catalanes, réalisées à Majorque, celles par exemple de Guillem Soler ou de Mecia de Viladestes15. Ce type de carte générale donne à voir les relations de proximité géographique entre les îles et les royaumes, mais à une échelle qui n’est pas encore celle, plus détaillée, de la cartographie locale.

12 Bacchisio R. Motzo, Il Compasso da navigare, opera italiana della metà del secolo xiii, Cagliari, 1947 ; Alessandra Debanne, Lo Compasso de navegare. Edizione del codice Hamilton 396 con commento linguistico e glossario, Bruxelles, Peter Lang, 2011 (Destini incrociati, no 5). La description des îles se trouve p. 89 à 120, Chypre pp. 118-120. L’orthographe du titre varie selon les éditions : je conserve le plus courant. 13 Ce « portulan de Marino Sanudo » a d’abord été édité par Konrad Kretschmer, Die italianischen Portolane, op. cit. Pour une comparaison des deux textes, voir La Terre. Connaissance, représentations, mesure au Moyen Âge, Patrick Gautier Dalché (dir.), Turnhout, Brepols, 2013, pp. 479-484. 14 Paris, BnF, français 2794. 15 Guillem Soler, BnF, Cartes et Plans, Ge B 1131 (RES), vers 1385 ; Mecia de Viladestes, BnF, Cartes et Plans, 1413, GE AA 566 (RES) ark:/12148/btv1b55007074s

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En revanche, les recueils (appelés par facilité « atlas ») de cartes marines, composés sous forme de livres reliés, proposent un ensemble de cartes régionales découpant la Méditerranée et la mer Noire, dessinées à plus grande échelle, et permettant une représentation plus détaillée des grandes îles. L’une des hypothèses concernant la création des cartes marines médiévales serait la fusion de relevés cartographiques de plusieurs espaces méditerranéens distincts, réalisés avec des visées sommaires puis unifiés par une échelle commune16. Les plus anciens atlas conservés reflètent-ils cette possible construction initiale ? Les atlas du génois Pietro Vesconte démontrent plutôt la capacité des cartographes italiens, dès le début du xive siècle, à varier les échelles de représentation de manière cohérente, à l’intérieur d’un même système cartographique qui est celui de la rose des vents des marins et des distances en milles nautiques. De manière exceptionnelle pour cette époque, l’atlas de 1313 conservé à Paris fournit des titres permettant de situer les planches les unes par rapport aux autres17. La planche 2 consacrée à la mer Noire a pour légende : Hoc est mare tana cum mare maiore usque ad bucha daveo cum costantinopoli. Tana était un comptoir génois en Crimée, la mer de Tana étant la mer d’Azov (l’antique Marais Méotide), et la mer Majeure le nom médiéval de la mer Noire. L’expression « bucha daveo » désigne le détroit d’Abydos (les Dardanelles). La carte suivante représente la mer de Grèce et comporte deux légendes en latin permettant de la situer par rapport à la précédente. L’une est écrite à l’est de la carte : Hoc est agius pelagus, id est [a] partibus [a]natuli videlicet [a] bucha daveo usque in rodo cum creti (« Ceci est la mer Égée, qui se trouve depuis les parties d’Anatolie, à savoir le détroit d’Abydos jusqu’à l’île de Rhodes avec la Crète ») ; l’autre inscription est au sud-ouest de l’archipel : Hoc est agius pelagus id est a partibus m[oreae] videlicet [da ponte de qualie ?] usque da boca daveo cum salonig (« Ceci est la mer Égée, qui se trouve depuis les parties de Morée, à savoir depuis [la mer de ?] jusqu’au détroit d’Abydos avec Salonique »)18. La quatrième carte qui représente la Méditerranée orientale à l’est de la Crète comporte aussi une légende de situation qui mentionne la Syrie, la Barbarie, la Turquie, l’Arménie, Chypre, Rhodes, la Crète et la Morée, ainsi que les villes d’Adalia (Antalya), Alexandrie et Tolometa (Ptolemais de Libye)19. (Fig. 1) Ces légendes proposent ainsi des définitions des espaces maritimes nommés (la mer Noire, la mer Égée), et justifient le choix de cadrage de chaque carte du recueil. Les îles et le delta du Nil qui délimitent cet espace attirent le regard par leurs couleurs vives20. La région ainsi définie est balisée par des noms d’îles ou de villes remarquables écrits en rouge. La répétition de ces limites d’une carte à l’autre (le

16 Cette hypothèse est évoquée dès le xixe siècle, par exemple Albert Clos-Arceduc, « L’énigme des portulans », Bulletin du Comité des travaux historiques et scientifiques, 69 (1956), pp. 215-231. Une mise au point utile dans Patrick Gautier Dalché, « Cartes marines, représentations du littoral et perception de l’espace au Moyen Âge. Un état de la question », Castrum, 7, Zones côtières littorales dans le monde méditerranéen au Moyen Âge : défense, peuplement, mise en valeur, Jean-Marie Martin (éd.), Rome-Madrid, 2001, pp. 9-33. Les recherches plus récentes de Tony Campbell, Roel Nicolai, Joaquim Alvez Gaspar, ont repris ces hypothèses sans produire pour l’instant de conclusion définitive. 17 Paris, BnF, Cartes et Plans, Ge DD 687 (RES) ark:/12148/btv1b5901108m. 18 La Morée est le nom médiéval du Péloponnèse. Les mots en italique sont peu lisibles et difficiles à interpréter. Il s’agit peut-être d’une expression italienne insérée dans le latin (de qualie = de laquelle ?). 19 Hoc est Suria cum Barbaria et Adalia, [Larisa ?], Turchia cum Armenia, Cepriz, Rodo, Creti cum la Morea videlicet a Rodo usque in Alexandria usque [Tolometa]. Et a Tolometa cum la Morea. 20 La signification de ces couleurs sur les îles avec des points dorés n’est pas élucidée. Chypre ne comporte pas de couleurs mais sa toponymie est détaillée.

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Fig. 1. Les îles de l’Orient méditerranéen dans un atlas nautique de Pietro Vesconte, 1313. Paris, BnF, Cartes et Plans, Ge DD 687 (RES), flle 4.

détroit des Dardanelles, la Morée, l’île de Rhodes, Tolometa de Libye) permet au lecteur de situer chaque espace représenté par rapport au précédent. Notons que les atlas maritimes ne sont pas simplement des cartes découpées en plusieurs morceaux ensuite reliés : les points de jonction d’une page à la suivante sont parfois répétés. L’Atlas catalan, le seul atlas fabriqué à Majorque parvenu jusqu’à nous, montre ainsi deux fois la Corse et la Sardaigne, d’abord associé à l’Espagne, puis avec l’Italie sur la carte suivante21. D’autre part, du xive au xvie siècle, les atlas maritimes proposent des divisions de l’espace assez variées, comme en témoignent déjà les atlas de Pietro Vesconte, mais aussi ceux signés par l’anconitain Grazioso Benincasa, ou encore les cartes génoises et vénitiennes du xve siècle, rassemblées dans « l’Atlas Cornaro » de 1489, conservé à la British Library22. Dans de tels atlas, l’unité de lieu de chaque planche du recueil n’est pas le territoire, mais bien le bassin maritime délimité par des

21 Atlas catalan, BnF, Ms Esp. 30. Les autres documents cartographiques signés à Majorque sont des cartes et non des atlas. 22 Atlas Cornaro, Londres, Ms Egerton 73 https://data.bl.uk/pelagios/pel01.html

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Fig. 2. Méditerranée orientale et mer Noire dans un atlas nautique de Grazioso Benincasa, 1467. Paris, BnF-Ge DD 6269 (RES), flle 5.

côtes : la mer Noire, la mer Égée, la mer Adriatique, peuvent ainsi être représentées en elles-mêmes, puis à la planche suivante se retrouver juxtaposées sur une double page pour montrer les routes de l’une à l’autre. La mer Égée, avec sa multitude d’îles colorées, apparaît souvent sur deux cartes, l’une en relation avec l’Italie, l’autre en relation avec la Méditerranée orientale, ou bien isolée sur une seule planche23. La mer Noire est assez souvent représentée en vis-à-vis des côtes du Levant en escamotant totalement les rivages de l’Asie mineure24. (Fig. 2) Parfois même le tracé d’une côte particulière ou d’une île est détaillé dans un croquis placé sur une partie non utilisée du parchemin25. Les grandes îles se trouvent dès lors au centre de la carte marine, comme autant de relais entre les littoraux continentaux, mais ne constituent pas le sujet principal de la carte ; les îles plus petites, rouges, bleues, vertes ou dorées, forment des repères visuels le long des côtes. Avant la fin du xve siècle, il est exceptionnel de trouver dans un atlas nautique une carte spécifiquement consacrée à une île. 23 Par exemple, le littoral de la mer Adriatique est représenté sans l’Italie ni la Grèce dans l’atlas de Pietro Vesconte de 1318 (Venise, Museo Civico Correr, port. 28, pl. 4). La mer Égée seule fait l’objet de plusieurs planches de l’atlas Cornaro. 24 Voir aussi, par exemple, Londres, British Library, Egerton 73, fo 12r 25 Cf. les détails de l’île de Chypre dans l’atlas Cornaro (Londres, British Library, Egerton 73, fo 18 (cf. infra).

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em m a n uelle vagn on Un espace politique

Les portulans et les cartes marines semblent ainsi reposer sur une conception de la Méditerranée comme une succession de bassins maritimes, parfois représentés de manière autonome. Voit-on se dessiner néanmoins des régions, des territoires ou des ensembles politiques sur les cartes ? Et comment les îles leur sont-elles rattachées ? À la différence des autres textes d’instructions nautiques, le De viis maris (écrit entre 1191 et 1193) témoigne d’un intérêt particulier pour une géographie politique des territoires, sans se limiter aux littoraux, et avec une attention portée aux frontières des royaumes et seigneuries, chrétiennes ou musulmanes, comme l’indique l’auteur : narraturus ergo vias maris et cognitiones terrarum et divisiones regnorum26. Les sections du texte correspondent à des ensembles régionaux gouvernés par un même roi ou seigneur. Par exemple, la sixième section du traité, concernant al-Andalus, s’intitule Incipit terra paganorum quam habent Hyspania que dicitur Sarracenica sub domino imperatore Affrice27. L’auteur souligne que Majorque et Ibiza, bien que des îles « sarrasines » et « sous domination de l’empereur d’Afrique » (en réalité le souverain Almohade), paient en tribut au roi d’Aragon respectivement trois cents et deux cents pièces de soie d’Almeria. L’Italie est en grande partie « terre impériale », tandis que la Corse et la Sardaigne sont décrites dans le chapitre consacré à la « terre du roi de Sicile28 ». La Crète, les îles de l’Archipel, mais aussi Chypre, sont encore à cette date des possessions byzantines, sub imperatore Constantinopolitano29. Le passage qui décrit Chypre comme une île byzantine appartient à la section la plus ancienne du portulan intitulée le Tractatus Margariti, du nom de Margarit, commandant de la flotte sicilienne à partir de 1178, au service des croisés, et fameux pirate. L’île de Chypre apparaît d’autre part dans le dossier de cartes réalisées par Pietro Vesconte pour Marino Sanudo, lequel comprend notamment une carte régionale du Proche-Orient, entre la Méditerranée, l’Asie Mineure, l’Égypte, la Mésopotamie et le golfe Persique. (Fig. 3) Cette carte est conçue pour faire voir au lecteur l’organisation géographique de la région et les voies de communication de cet espace stratégique, charnière entre les terres d’Islam, l’Empire mongol, et la chrétienté. Il s’agit par excellence de l’espace de la croisade, l’espace où se sont joués la conquête puis la perte des États

26 Patrick Gautier Dalché (éd.), De viis maris, p. 173, et commentaire pp. 121-127. La géographie administrative et ecclésiastique (limites des évêchés) est aussi parfois mentionnée. 27 Ibid., p. 192. 28 Ibid., p. 198 : Incipit terra Christianorum sub rege Arrogonie in eadem Hyspania ; p. 201 : Sunt et alie multe insule Sarracenice inter districtas Affrice et Marsiliam, quarum una dicitur Moyorik, quae est opposito civitati Arrogonie, et altera Eulwiz. Et utraque illarum est tributaria sub rege Arrrogonie. Sunt tamen de dominatione imperatoris Affrice. Et insula de Moyorock reddit regi Arrogonie trecentos pannos sericos de Almaria per annum de tributo. Et insula que dicitur Eulwiz reddit eidem CC pannos de serico de Almaria per annum de tributo ; p. 203 : Incipit Ytalia terra Romanorum imperatorum qui est secus Mediterraneum mare sub alis Alpium ; p. 205 : Incipit terra regis Sicilie. 29 Ibid., p. 212 et p. 223. La Crète byzantine, conquise par les Arabes en 824, avait été reprise par l’Empire byzantin en 961. Elle devint possession vénitienne après la prise de Constantinople lors de la quatrième croisade, en 1204, de même que certaines îles de la mer Égée. Chypre appartint à l’Empire byzantin jusqu’à sa conquête par le roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion en 1191, en marge de la troisième croisade. Il revendit l’île aux Templiers, qui la cédèrent eux-mêmes à Guy de Lusignan, le roi de Jérusalem en exil après la prise de la ville par Saladin.

Ca rtes ma rines et c a rtes d’îles

Fig. 3. Carte régionale du Proche-Orient dans le Liber secretorum fidelium crucis de Marino Sanudo (Pietro Vesconte), 1321 Londres, British Library, MS Add. 27376, fo 182v-183r.

latins d’Orient. Le texte de Marino Sanudo décrit cette région en détail, en particulier les routes maritimes commerciales entre l’océan Indien et la Méditerranée30. Notons que de telles informations sur ces routes commerciales, reprises ensuite sur de nombreuses cartes marines, se trouvent déjà en partie dans le Tractatus Margariti, cité plus haut, notamment la route terrestre et maritime entre l’Égypte et l’Inde31. On y trouve l’étape de Cossa (Qûs) au bord du Nil, le trajet en dromadaires jusqu’à Aydhab au bord de la mer Rouge, puis la navigation jusqu’à l’océan Indien et la mention des bateaux assemblés sans utiliser de clous, à cause des roches aimantées qui se trouveraient au fond de cette mer32. Or dans cet espace, l’île de Chypre joue un rôle majeur comme escale pour les flottes des croisés, et en tant que dernier royaume franc, constitué après la perte des

30 Marino Sanudo, Liber secretorum fidelium crucis, édité par J. Bongars, Gesta Dei per Francos, Hanovre, 1611, p. 23. Passage traduit et commenté dans Emmanuelle Vagnon, « Cartes marines et réseaux à la fin du Moyen Âge », Espaces et Réseaux en Méditerranée (vie-xvie siècle), vol. I : La configuration des réseaux, Damien Coulon, Christophe Picard, Dominique Valérian (éds), Paris, 2007, pp. 293-308, sp. pp. 303-305. 31 De viis maris, pp. 215-216. Le portulan décrit une route de la Méditerranée à l’océan Indien, alors que Marino Sanudo puis les cartes marines du xive siècle, sans doute mieux informées, mentionnent à l’inverse les épices qui proviennent de l’Inde, puis sont acheminées vers le Nil et de là vers la Méditerranée. 32 Ce lieu commun des bateaux cousus par peur des montagnes aimantées est présent dans de nombreux récits, dont celui de Marco Polo. Claude Lecouteux, « La montagne d’aimant », La montagne dans le texte médiéval : entre mythe et réalité, Claude Thomasset, Danièle James-Raoul (éds), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2000, pp. 167-186.

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États latins de Syrie et de Palestine, relais des expéditions de « croisades tardives » du xive siècle33. Sur la carte du Proche-Orient du traité de Marino Sanudo, l’île, agrandie, est représentée très proche du littoral, et sa toponymie est détaillée. Cependant cette même carte régionale est adaptée différemment dans la Chronologia magna de Paulin de Venise, qui reprend pour cette œuvre historique le dossier cartographique de Pietro Vesconte34. Le titre qui lui est donné, Regnum Syrie et Egypti, indique qu’il s’agit d’une carte du royaume des Mamelouks au xive siècle. Dans le manuscrit conservé à Paris, le royaume de Chypre est logiquement exclu de cette carte, car l’île ne fait pas partie de cet ensemble politique35. Au contraire, dans les atlas strictement nautiques de Paris et de Lyon, seuls Chypre et la côte sont figurés, tandis que l’espace régional à l’intérieur des terres n’est pas du tout détaillé36. Autant de preuves que le cartographe ne reproduisait pas mécaniquement des modèles antérieurs mais s’adaptait à une commande ou des intentions déterminées pour représenter cette région. Par ailleurs, dès le xive siècle, certaines cartes marines comportent des bannières héraldiques indiquant les puissances qui dominent ces territoires et contribuent à rendre visible cette géopolitique de l’espace méditerranéen37. Certes, les royaumes et les régions ne sont pas toujours nommés, et la répartition des bannières ne fournit pas de renseignement précis sur l’enchevêtrement des pouvoirs, par exemple sur la Morée devenue franque après la Quatrième croisade, ou les îles vénitiennes ou génoises de la mer Égée. Le royaume de Chypre est distingué par la bannière portant les armes des Lusignan, où l’on reconnaît parfois leur « lion rampant de gueule »38. Ces blasons, ainsi que des indications géographiques concernant le relief, les fleuves et certaines villes de l’intérieur des terres, apparaissent par la suite comme caractéristiques d’une cartographie ornementale conçue à Majorque mais aussi en Italie, et ce style ne cesse d’être enjolivé dans les atlas et cartes de prestige des siècles suivants. Certaines îles, mais en petit

33 Projets de croisades, v. 1290 – v. 1330, Jacques Paviot (éd.), Paris, Académie des Inscriptions et des belles lettres, 2008. 34 Nathalie Bouloux, « Deux vénitiens du xive siècle et la géographie : Paulin de Venise et Marino Sanudo », Savoirs des lieux. Géographies en histoire, O. Redon (éd.), Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1996, pp. 11-25. 35 Paris, BnF, latin 4939, fo 10. ark:/12148/btv1b55002483j 36 Les cartes de Pietro Vesconte présentent entre 10 et 14 toponymes de l’île de Chypre, situés près des côtes, dont Famagosta, Limiso, Bafa, en rouge. La capitale des Lusignan, Nicosie, n’est pas indiquée ni aucun relief intérieur. 37 Les plus anciennes cartes portant des blasons et bannières sont la carte de Giovanni da Carignano c. 1327 (aujourd’hui détruite), la carte anonyme découverte à Lucques, c. 1320 (Lucca, Archivio di Stato, Fragmenta Codicum, Sala 40, Cornice 194/1), les cartes du recueil de Pietro Vesconte de Londres, 1321 (Londres, British Library, Add 27376*) et les cartes majorquines à partir d’Angelino Dulcert (v. 1325). Anna-Dorothee von den Brincken, « Portolane als Quellen der Vexillologie », Archiv für Diplomatik, Schriftgeschichte Siegel- und Wappenkunde, 24 (1978), pp. 408-426 ; Alessandro Savorelli, « Atlanti simbolici dello spazio politico : I portolani e il Libro del conocimiento de todos los reinos (secolo XIV) », Entre idéel et matériel : Espace, territoire et légitimation du pouvoir (v. 1200-v. 1640), Patrick Boucheron, Marco Folin, Jean-Philippe Genet (sous la direction de), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018, pp. 237-265. 38 Les armes de Chypre représentent un lion rouge sur fond blanc et des bandes bleues ; à partir du xve siècle elles sont combinées avec les armes des Paléologues, rouge, portant une croix cantonnée de quatre B majuscules, tout en or. La bannière de Chypre est correctement représentée sur la carte de Dulcert de 1339, mais elle est altérée sur l’Atlas catalan. Wipertus Hugo Rüdt de Collenberg, « L’héraldique de Chypre », Cahiers d’héraldique, 3 (1977), pp. 87-158.

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nombre, sont alors classiquement signalées par un blason, par exemple, les îles Baléares aux couleurs, rouge et or, de l’Aragon, la bannière de l’Aragon encore, sur la Sicile. Au xve et au xvie siècle, les cartographes reprennent souvent ces modèles anciens sans les actualiser, comme en atteste par exemple le magnifique atlas d’Andrea Benincasa, qui, en 1476, reproduit en partie les emblèmes, les souverains et les légendes déjà présents sur les cartes du xive siècle39. Les possessions byzantines et génoises de Méditerranée orientale et de la mer Noire y sont indiquées comme au xive siècle, sans tenir compte des conquêtes turques du xve siècle. Sur de telles cartes ornementales, en particulier au xvie siècle, la toponymie de l’île de Chypre est plus fournie, mais concerne presque uniquement le littoral40. Puis, progressivement, à partir du xvie siècle, apparaissent dans certains atlas des cartes d’îles autonomes sur le modèle du Liber insularum Archipelagi de Cristoforo Buondelmonti. L’autonomie des cartes d’îles : de la carte marine à la chorographie insulaire À partir du xve siècle, la représentation des îles dans les atlas évolue vers une représentation que l’on peut qualifier de chorographique, c’est-à-dire, une cartographie à grande échelle prenant en compte le relief et l’occupation humaine à l’intérieur des terres. Le terme provient, comme on le sait, de Claude Ptolémée, qui propose une distinction célèbre entre la « géographie », la représentation du monde du point de vue des mathématiques et de l’astronomie, et la « chorographie », une géographie descriptive qui s’apparente davantage à la peinture de paysage et à la géographie historique liée à la mémoire des lieux41. Bien que dans la Géographie, les cartes régionales ptoléméennes qui suivent la mappemonde soient également considérées d’un point de vue mathématique, avec des coordonnées en latitude et longitude, le changement d’échelle incite le lecteur à observer de plus près les détails du relief et de la toponymie. Les nombreux manuscrits de Ptolémée copiés au xve siècle en Italie et dans le reste de l’Europe, ont ainsi encouragé l’essor d’une cartographie à grande échelle, terrestre et non plus maritime, modernisée et actualisée. Le Liber insularum Archipelagi de Buondelmonti se situe en quelques sortes entre les deux modèles, celui des cartes marines et celui des cartes régionales de Ptolémée, en valorisant la peinture détaillée de chaque île grecque et en associant le texte à l’image.

39 Bibliothèque de Genève, Ms 81. Andrea Benincasa, Ancône 1476. Isabelle Jeger, Bibliothèque de Genève, Catalogue des manuscrits latins 1-376, Genève, 2016, pp. 372-375 ; Atlas de 1476 de Andrea Benincasa, facsimile edition, Millennium Liber, Madrid, 2013 ; https://www.e-codices.unifr.ch/fr/list/one/bge/lat0081 40 En plus des quatorze toponymes déjà présents sur les cartes de Pietro Vesconte, celles des Benincasa en présentent jusqu’à onze de plus, inscrits en sens inverse dans la mer. Ils désignent des ports, des caps et des rochers, mais ni le relief ni la capitale intérieure, Nicosie. 41 Patrick Gautier Dalché, La Géographie de Ptolémée en Occident (ive-xvie siècle), Turnhout, Brepols, 2009 (Terrarum Orbis, 9).

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em m a n uelle vagn on Buondelmonti et l’espace régional de l’Archipel, sans Chypre

Bien que l’on manque d’études détaillées de ses variantes textuelles et iconographiques, le Liber insularum Archipelagi fait partie des ouvrages les plus fameux de l’histoire de la cartographie de la fin du Moyen Âge42. Écrit à Rhodes entre 1410 et 1430 par Cristoforo Buondelmonti, un prêtre disciple des cercles humanistes florentins, il fut copié d’abord à Rhodes et à Chio, puis en Italie du Nord, dans de petits manuscrits illustrés de cartes au raffinement inégal, déclinés en de nombreux exemplaires43. Le titre même de l’ouvrage annonce l’étude d’une région maritime précise, l’Archipel, soit les îles de la mer Égée. Or l’espace maritime envisagé par l’auteur est volontairement circonscrit, comme Buondelmonti l’explique lui-même dans la préface du Liber insularum. Il définit en effet l’Archipel comme une région limitée comme le cercle dont elle tire son nom de Cyclades44. Cette définition n’est d’ailleurs pas strictement respectée puisque l’auteur commence sa description par Corfou et toute la côte occidentale de la Grèce, et étend sa description au-delà de Constantinople et de la mer de Marmara. Le livre se distingue néanmoins des itinéraires maritimes des portulans dans le sens où il mentionne très peu la côte de Grèce et d’Asie mineure, mais décrit successivement les îles, chacune étant conçue comme une unité territoriale selon un parcours fictif en bateau d’île en île. Quelques rares manuscrits comportent au début du livre une carte, muette, sans toponymes, pour situer précisément la région décrite, et il s’agit probablement là d’une initiative du copiste45. En l’absence de cette carte, Buondelmonti attendait de ses lecteurs une certaine connaissance de la géographie des îles grecques, puisqu’il se dispense d’expliquer la localisation de cette région insulaire. Rappelons que le milieu auquel s’adresse Buondelmonti dans la première moitié du xve siècle, au-delà des connaissances habituelles dans le contexte marchand de Florence, est

42 Gabriel R. L. de Sinner, Christophori Bondelmontii Florentini Liber insularum Archipelagi, Leipzig – Berlin, 1824, édition du texte latin fondée sur trois manuscrits de la version dite « courte », la plus courante, datée de 1422 (BnF, Latin 4823, 4824, 4825) ; Émile Legrand, Description des îles de l’Archipel par Christophe Buondelmonti. Version grecque par un anonyme publiée d’après le manuscrit du Sérail, avec une traduction française et un commentaire, Paris, Ernest Leroux, 1897 ; Cristoforo Buondelmonti, Liber insularum archipelagi, Universitäts-und Landesbibliothek Düsseldorf Ms. G 13. Faksimile, Imgard Siebert, Max Plassmann (éds), Wiesbaden, Reichert, 2005 ; Karl Bayer, Cristoforo Buondelmonti, Liber insularum archipelagi. Transkription des Düsseldorfer Exemplars, Übersetzung und Kommentar, Wiesbaden, Reichert, 2007. 43 Francesca Luzzatti Laganà, « Sur les mers grecques : un voyageur florentin du xve siècle », Cristoforo Buondelmonti, Médiévales (Toutes les routes mènent à Byzance), 12 (1987), pp. 67-77 ; Claudia Barsanti, « Costantinopoli e l’Egeo nei primi decenni del xv secolo : la testimonianza di Cristoforo Buondelmonti », Rivista dell’Istituto Nazionale d’Archeologia e Storia dell’Arte, 56 (iiie série, t. 24) (2001), pp. 83-253 ; Giuseppe Ragone, « Il Liber insularum Archipelagi di Cristoforo dei Buondelmonti : filologia del testo, filologia dell’imagine », Humanisme et culture géographique à l’époque du concile de Constance, Actes du colloque de l’Université de Reims, 18-19 novembre 1999, D. Marcotte (éd.), Turnhout, Brepols, 2002 (Terrarum Orbis, 3), pp. 177-217. 44 Sinner, p. 53, Cyclos enim graece, latine circulus, eoque omnes insulae rotunda inter istos Archipelagi scopulos ex Cycladibus vocabantur. 45 Paris, BnF, latin 4823, fo 1v (début xvie siècle) et BnF, latin 4825, fo 1 (après 1466). Sous la carte de ce dernier, une légende précise la couleur verte utilisée par le copiste pour la mer Loca huius figurae viridi colore signata significant maria, selon les instructions données par Buondemonti à la fin de la lettre de dédicace in nigro montes, in albo planities, in viride aque panduntur manifeste. Les deux manuscrits proviennent d’une même source datée de 1466, signalant l’apparition d’un l’îlot volcanique huit ans auparavant (1458) près de Santorin. Mais le ms. latin 4823 a été copié en France, le latin 4825 peut-être à Venise. Marie-Cécile Garand, « La tradition manuscrite du Liber archipelagi insularum à la BN de Paris », Scriptorium, 29 (1975), pp. 69-76.

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déjà familiarisé à la lecture et à l’usage des cartes46. Cristoforo Buondelmonti souligne non seulement le caractère insulaire, c’est-à-dire « isolé » de l’archipel grec, mais aussi ses liens historiques avec d’autres parties de la Méditerranée, notamment dans les anecdotes tirées de l’histoire antique qui accompagnent la description des îles. Cet ensemble régional fait ainsi partie d’un horizon méditerranéen, à la fois familier et lointain, fondé sur la lecture humaniste des auteurs antiques. Dans sa composition comme dans sa forme littéraire, le Liber insularum constitue une association remarquable entre une géographie de navigateurs, de voyageurs et de marchands, présente dans les cartes et atlas maritimes, et un espace théorique des humanistes ancré dans les textes de l’Antiquité. L’œuvre, qui s’apparente en cela à l’Itinéraire en Terre sainte de Pétrarque, se présente comme un guide littéraire des îles grecques47. Aussi l’unité régionale du Liber insularum tient-elle moins à une définition politique de cet espace qu’à une définition culturelle. Mais l’auteur introduit également dans ses descriptions des remarques sur la situation contemporaine des îles, notamment la montée en puissance des établissements turcs sur les îles autrefois grecques, puis franques, vénitiennes ou génoises. Héritières du passé antique de la Grèce, y compris de l’espace Byzantin et de Constantinople, les Cyclades et les Sporades sont décrites également dans leurs changements contemporains. La définition de cet espace maritime régional par Buondelmonti comporte ainsi un ancrage dans la littérature de navigation de l’époque, mais prend aussi une dimension morale, attestant du recul de la chrétienté en méditerranée orientale48. La Crète, avant même la rédaction du Liber insularum, fait l’objet d’un traité à part et contient le projet d’une unité de lieu dans une description qui soit à la fois cartographique et géographique, mais aussi historique49. Ici se développe ainsi une nouvelle esthétique de la carte d’île conçue comme une représentation du territoire à l’échelle locale. L’unité de lieu est l’île, où sont situés, comme vues à vol d’oiseau, les villes, les reliefs et les principaux monuments remarquables. La mise en page des îles dans les différents manuscrits du Liber insularum suit un modèle autographe initial aujourd’hui perdu. Les copistes et artistes qui ont réalisé les cartes donnent une qualité et un soin particuliers à la disposition des cartes dans le texte, par des titres et des indications d’orientation, mais en général sans cadre autour de la carte. Certaines cartes d’îles sont associées à une portion de côte, incluant dans leur définition les péninsules (comme le mont Athos) ou encore Constantinople.

46 L’œuvre est dédiée au cardinal Giordano Orsini. Cristoforo Buondelmonti a fréquenté à Florence le cercle de Coluccio Salutati à l’origine de la traduction en latin de la Géographie de Ptolémée à Florence. Il consacre un article à Coluccio Salutati et à Domenico Bandini dans les Nomina virorum illustrium et les qualifie tous deux de preceptor meus. Claudia Barsanti, « Costantinopoli e l’Egeo… », pp. 97 et 98, n. 57 à 59. Voir aussi notre note 44. 47 Francesco Lo Monaco, Itinerario in Terra santa, 1358, Bergame, P. Lubrina, 1990 ; Th. J. Cachey, « Itinerarium ad sepulchrum domini nostri Yehsu Christi », Petrarch’s guide to the Holy land. Facsimile Edition of Cremona, Biblioteca Statale, Deposito Libreria Civica, Manuscript BB.1.2.5., Notre Dame (Indiana), University of Notre Dame Press, 2002. 48 Sur la lecture politique de l’espace régional de l’Archipel, Emmanuelle Vagnon, Cartographie et représentations de l’Orient méditerranéen en Occident (du milieu du xiiie à la fin du xve siècle), Turnhout, Brepols, 2013, pp. 293-302. 49 Cristoforo Buondelmonti, Cristoforo Buondelmonti. Descriptio insule Crete et Liber insularum (Édition critique et traduction), Marie-Anne Van Spitaël (éd.), Heraklion, 1981 ; Francesca Luzzatti Laganà, « La funzione politica della memoria di Bisanzio nella Descriptio Cretae (1417-1422) di Cristoforo Buondelmonti », Bolletino dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo e Archivio Muratoriano, 94 (1988), pp. 395-420.

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Mais la plupart des îles sont complètement isolées et détachées de tout contexte : leur caractère autonome est ainsi souligné par leur isolement dans la page du livre. Les cartes d’îles forment ainsi autant d’unités topographiques où sont figurés tous les éléments d’une cartographie locale à grande échelle, maritime mais aussi terrestre : non seulement les contours des côtes, mais les reliefs et les fleuves, ainsi que des éléments de géographie humaine : villes, vignobles et vergers50, églises ou monastères, et même – ce qui fait aussi la célébrité de l’ouvrage – les premières localisations de ruines et de sites archéologiques51. (Fig. 4) En fin de compte, Cristoforo Buondelmonti choisit de délimiter un espace qui est déjà conçu comme une région bien définie dans les pratiques de navigation et les usages maritimes de son époque, pour y appliquer les principes d’une description à plus grande échelle, développée par ailleurs en Occident à la même époque à la fois dans une cartographie locale et dans le développement d’un art pictural du paysage et de la perspective52. Or, l’idée de considérer l’île comme une unité cartographique a été très vite élargie aux autres grandes îles de la Méditerranée, notamment la Corse, la Sardaigne et la Sicile, comme on le voit notamment dans un manuscrit aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France53. Cependant, aucun exemplaire du Liber insularum ne contient l’île de Chypre, alors même que Cristoforo Buondelmonti dédia sa Vie des hommes illustres à Janus de Lusignan, roi de Chypre54. Si une telle carte a existé, elle a été perdue. Ce n’est qu’à la fin du xve siècle que des cartes topographiques de Chypre, détaillées à la manière de celles du Liber insularum, apparaissent dans d’autres contextes, et l’on peut penser que leur apparition coïncide, comme pour la Corse, avec un changement politique majeur dans l’histoire de l’île55.

50 Pars, BnF, latin 4823, fo 7v, Veneto. Arbres évoquant des vergers et des vignes, avec la légende oliveta per totum, vinia per totum, arangia. 51 Sur l’apport du Liber insularum à l’archéologie, et ses limites, Anthony Luttrell, « The Later History of the Maussolleion and its Utilization in the Hospitaller Castle at Bodrum », The Maussolleion at Halikarnassos. Reports of the Danish Archaeological Expedition to Bodrum, vol. 2 : the Written Sources and their Archaeological Background, Aarhus, 1986, pp. 114-214 ( Jutland archaeological society publications, XV) ; Benedetta Bessi, « Cristoforo Buondelmonti : Greek Antiquities in Florentine Humanism », The Historical Review, 9 (2012), pp. 63-76. 52 Cette relation entre cartographie et développement d’un art pictural du paysage a été mise en évidence pour la région d’Avignon au xive siècle par Paul Fermon, Le peintre et la carte. Origines et essor de la vue figurée entre Rhin et Rhône, Turnhout, Brepols, 2018 (Terrarum Orbis 14). Voir aussi Juliette Dumasy-Rabineau, « Cartes et figures de l’espace français, xive-xvie siècle : représentation de l’espace et exercice du pouvoir », Entre idéel et matériel…, pp. 267-292 ; Juliette Dumasy-Rabineau, Nadine Gastaldi, Camille Serchuk, Quand les artistes dessinaient les cartes… ; voir aussi l’article de Juliette Dumasy dans ce volume, pp. 237-251. 53 Paris, BnF, Cartes et Plans, Res. Ge FF 9351. Le manuscrit daté de 1465-1475 contient quatre cartes supplémentaires : Crète, Sardaigne, Sicile et Corse ; Antoine Franzini, « Les premières cartes chorographiques de la Corse à la fin du xve siècle, un outil de gouvernement », Mélanges de l’École française de Rome-Moyen Âge, 122-122 (2010), pp. 347-377 ; Nathalie Bouloux, « L’Insularium illustratum d’Henricus Martellus », The Historical Review / La Revue Historique, 9 (2012), pp. 77-94. 54 Rimini, Bibl. Gambalunghiana, Cod. 124 (C 531), fo 188r-204v. L’œuvre a été composée en 1423 pour le roi Jean ( Janus) de Chypre. Hilary Louise Turner, « Chios and Christopher Buondelmonti’s Liber insularum », Deltion tès historikès kai ethnologikès hetaireias tès Hellados (Bulletin de la société historique et ethnologique de la Grèce), 30 (1987), pp. 47-72. 55 Antoine Franzini, « Les premières cartes chorographiques de la Corse à la fin du xve siècle … ».

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Fig. 4. Carte de Lesbos dans le Liber insularum Archipelagi de Cristoforo Buondelmonti (vers 1466). Paris, BnF, ms. Latin 4825, fo 34.

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em m a n uelle vagn on Vers une carte chorographique de l’île du royaume de Chypre

Le modèle du livre d’îles, repris par plusieurs auteurs, se développe dans toute l’Europe à partir de Florence et de Venise dans les dernières décennies du xve siècle. Bartolomeo da li Sonnetti propose ainsi une traduction versifiée du catalogue des îles de la mer Égée, dans le plus ancien insulaire imprimé, dès 148556. Il en exclut les îles occidentales de la Grèce (les îles ioniennes) mais y ajoute Chypre, recentrant ainsi l’insulaire sur l’espace de domination de Venise. La carte de Chypre, inscrite dans une rose des vents, propose une cartographie plus précise des contours de l’île avec quelques indications de relief, de cours d’eau et de villes à l’intérieur des terres57. L’auteur s’est probablement inspiré de cartes de Chypre disponibles à Venise à une époque où la Sérénissime République étendait de plus en plus son influence sur le royaume des Lusignan. En effet, l’île de Chypre passa sous le contrôle de la République de Venise en 1474, puis définitivement après l’abdication de sa dernière souveraine, Catherine Cornaro, en 1489. La prise en main de l’île par les autorités vénitiennes semble avoir été accompagnée d’une demande accrue de documentation administrative, en particulier de cartes de diverses provenances. L’atlas Cornaro, qui porte les armes de cette illustre famille vénitienne, est daté de l’année 148958. (Fig. 5) Il fait peut-être partie de cette documentation, mais en réalité son origine et son usage ne sont pas très bien connus. Il s’agit d’un assemblage de cartes marines de divers hydrographes génois et vénitiens, réunies dans un recueil comprenant également un portulan textuel et des instructions maritimes. L’une des cartes marines de la Méditerranée orientale, attribuée à Alvise Cesano, contient en marge un agrandissement de l’île de Chypre, avec des toponymes et des détails supplémentaires59. On y voit par exemple le réseau hydrographique autour du cap Gavata non loin de Limassol sous la forme de deux cours d’eau qui se rejoignent, détail qui est repris dans la carte de Bartolemeo da li Sonnetti ; mais celui-ci y ajoute le mont Olympe, le mont dit « Sainte-Croix » et la chaîne de montagne du nord de l’île, ainsi que la capitale intérieure, Nicosie, absente de toutes les cartes marines. Un autre manuscrit conservé à la British Library (Fig. 6) contient également une carte assez détaillée de Chypre, et son titre même, Insularum Mundi chorographia, établit un lien entre le livre d’îles, à la manière de Buondelmonti, et la « chorographie », c’est-à-dire une cartographie à grande échelle, descriptive et historique, selon la distinction définie par Ptolémée. Il contient 131 cartes d’îles colorées de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, accompagnées de brèves remarques en latin. La carte de l’île de Chypre est détachée de toute représentation du littoral. Les toponymes ne sont pas toujours correctement placés. Par exemple, Nicosie, appelée « Cyrines », est probablement

56 Bartolomeo da li Sonnetti, Isolario. Il existe trois manuscrits de l’œuvre, et plusieurs exemplaires de l’édition, c. 1485. Wouter Bracke, « Une note sur l’Isolario de Bartolomeo da li Sonetti dans le manuscrit de Bruxelles, BR, CP, 17874 (7379) », Imago Mundi, 53 (2001), pp. 125-129. 57 Les toponymes ont été ajoutés à la main sur les cartes gravées sur bois. Voir par exemple Paris, BnF, CPL, Ge DD-1989, fo 55v http://expositions.bnf.fr/marine/grand/por_060.htm. Certains exemplaires imprimés ne comportent aucun toponyme, par exemple Washington, Library of Congress, (reproduit dans Georges Tolias (éd.), Cyprus at the Crossroads, p. 48). 58 Atlas Cornaro, British Library, Ms Egerton 73 ; Andreas Stylianou, Judith A. Stylianou, The History of the Cartography of Cyprus…, pp. 179-180. 59 Atlas Cornaro, Londres, British Library, Egerton 73, fo 18r.

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Fig. 5. Chypre sur une carte marine de l’Atlas Cornaro, xve siècle. Londres, British Library, Egerton 73, fo 18r.

Fig. 6. Chypre, dans l’Insularum Mundi chorographia, British Library, MS Add. 23925 f.o 41v.

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Fig. 7. Chypre dans l’Insularium Illustratum d’Henricus Martellus, vers 1490. Cliché CNRS-IRHT, © Bibliothèque du château de Chantilly, ms. 698, fo 46v.

confondue avec Kyrenia60. Le titre et la forme de ce manuscrit nous orientent vers les travaux de Henricus Martellus (Fig. 7). En effet, l’œuvre du cartographe d’origine allemande Henricus Martellus, dit « Germanus », semble avoir joué un rôle décisif dans l’essor d’une cartographie régionale modernisée61. Dans son Insularium illustratum, un ouvrage composé à Florence dans les deux dernières décennies du xve siècle, il combine une esthétique cartographique héritée des cartes régionales des grands manuscrits florentins de la Géographie de Ptolémée et le catalogue d’îles de Cristoforo Buondemonti62. De plus, son Insularium illustratum dépasse l’optique régionale de son modèle et l’étend aux autres grandes îles de la Méditerranée et du monde, 60 Cyprus insula est, dans Insularum Mundi Chorographia, Londres, British Library, Add. 23925, Art 42, fo 41v ; reproduit dans Andreas Stylianou, Judith A. Stylianou, The History of the Cartography of Cyprus…, p. 190, et cat. 16, pp. 12-13. Frederick William Hasluck, « Notes on Manuscripts in the British Museum relating to Levant Geography and Travel », The Annual of the British School at Athens, 12 (1905-1906), pp. 196-215 (p. 200). La date proposée, « vers 1500 », d’après l’écriture, est encore à confirmer. Le fait qu’aucune île du nouveau monde ne soit représentée renvoie peut-être à un modèle antérieur. 61 Sur Henricus Martellus Germanus et les cartographes allemands en Italie dans la deuxième moitié du xve siècle, voir Lorenz Böninger, Die Deutsche Einwanderung nach Florenz im Spätmittelalter, Leyde-Boston, 2006. Sur son apport à l’art de l’insulaire, Georges Tolias, « The Politics of the Isolario. Maritime Cosmography and Overseas Expansion during the Renaissance », The Historical Review / La Revue Historique, 9 (2012), pp. 27-52. 62 Le plus ancien manuscrit de l’Insularium illustratum est celui de Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Plut. 29-25. Henricus Martellus est aussi l’auteur de copies du Liber insularum de Buondelmonti et de la Géographie de Ptolémée, ainsi que de cartes du monde. Roberto Almagià, « I mappamondi di Enrico Martello e alcuni concetti geografici di Cristoforo Colombo », La Bibliofilia, 42 (1940), pp. 288-231 ; Evelyn Edson, Cristoforo

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dans une perspective encyclopédique qui inspirera les cosmographes de la Renaissance63. Les cartes antiques ptoléméennes sont alors mises à jour, et les grandes îles sont représentées à la suite des îles du Liber insularum de Buondelmonti, mais avec des commentaires tirés essentiellement de l’histoire antique. Tout en conservant les contours stylisés des cartes ptoléméennes, la topographie de l’intérieur des terres est actualisée. Les noms antiques côtoient des noms modernes empruntés aux portulans et à des sources récentes. Henricus Martellus parvient ainsi à associer la cartographie des marins, auxquels il adresse de manière rhétorique son ouvrage64, et la chorographie ptoléméenne traitant chaque île comme un territoire où sont harmonieusement répartis les éléments de topographie physique et d’implantation humaine. De plus, des cartes marines et des cartes régionales à différentes échelles accompagnent des cartes d’îles autonomes, permettant ainsi de situer celles-ci dans un ensemble plus vaste. Selon les manuscrits, l’île de Chypre est représentée soit seule, soit avec le littoral voisin, et la carte comporte de nombreuses variantes65. Les toponymes côtiers sont ceux des cartes marines, par exemple « Baffa » pour l’antique Paphos, et les toponymes chrétiens : Saint-André, Saint-Georges, Saint-Hilaire. Les reliefs signalés varient également selon les manuscrits. Le mont Olympe, présent dans la Géographie de Ptolémée, est toujours représenté ; l’auteur y ajoute, selon les cas, le mont de la Sainte-Croix et la chaîne de montagne au nord de l’île, le manuscrit de Chantilly étant à cet égard plus complet que celui de Londres. De même, le manuscrit de Chantilly reprend les deux cours d’eau provenant du mont Olympe, ceux que l’on voit sur la carte de l’Atlas Cornaro, à la différence des autres versions de la carte. Henricus Martellus n’utilise pas les bannières héraldiques pour marquer le territoire, comme sur les cartes marines historiées, mais des titres et des légendes dans des cartouches. Nicosia, la capitale de l’ancien royaume franc de Chypre, au milieu de l’île, est appelée ville royale Nicosia regalis. Dans l’exemplaire de Londres (mais pas dans celui de Chantilly), les provinces d’Asie mineure, à proximité de l’île, sont désignées à la fois par leurs noms antiques, comme appartenant à la Turquie moderne, et comme étant dominées par l’émir de Caramanie : Continens Asie minoris que dicitur Cilitia in qua dominatur dominus Charamanus secundus

Buondelmonti, Description of the Aegean and Other Islands, from the James Ford Library Manuscript, New York, 2018 ; Nathalie Bouloux, « L’Insularium illustratum d’Henricus Martellus… » ; Chet Van Duzer, Henricus Martellus’s World Map at Yale (c. 1491). Multispectral Images, Sources and Influence, New-York, 2018. 63 Georges Tolias, « Setting Cyprus in Humanist Cosmography, c. 1460-1580 », Cyprus at the Crossorads…, pp. 65-83. 64 Extrait de la dédicace de Martellus au début de ses manuscrits (ici Londres, British Library, Add. 15760, fo 1) : littora etiam earum et quae capita vocant naute nixi maxime eo instrumento quod cartham navigatoriam iidem appellant eas omnis circumscribere studuimus. Ita ut credamus navigantibus non parvo usui futurum, hunc laborem nostrum. « Nous avons étudié la manière de décrire entièrement ces îles, leurs littoraux et les noms que leur donnent les marins, surtout grâce à cet instrument qu’eux-mêmes appellent carte de navigation. Ainsi nous pensons que notre travail sera de quelque utilité aux navigateurs ». 65 Les grandes îles sont regroupées à la fin de l’Insularium illustratum, à la suite du texte de Buondelmonti, en commençant par Chypre, puis, en ordre divers selon les manuscrits, Sicile, Corse, Sardaigne, Majorque et Minorque, Irlande, Angleterre, Scandinavie, Crète, Terre sainte, Taprobane, puis des cartes régionales, des cartes de la Méditerranée et une mappemonde. L’île de Chypre est représentée à différentes échelles, avec un morceau du littoral dans le manuscrit de Londres, alors que dans le manuscrit de Chantilly l’île est représentée en plus gros plan, sans le littoral.

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in tota Turchia66. Cette allusion au souverain « Charamanus » provient de la lecture des Commentaires d’Enea Sylvio Piccolomini (le pape Pie II 1405-1464), rédigés alors que le pape préparait une nouvelle croisade contre les Turcs67. Pie II est aussi l’auteur d’une Cosmographie dont la partie concernant l’Asie est en relation directe avec ces préparatifs de croisade68. Pourtant, le texte qui accompagne la carte de l’île de Chypre, inspiré lui aussi du De Asia de Pie II, ne retient de son modèle que l’histoire antique, jusqu’à la chute de l’Empire romain, sans développer son histoire récente69. La comparaison des manuscrits montre enfin que la relation entre les cartes et les textes est assez variable. Henricus Martellus n’a pas toujours recopié à l’identique l’Insularium illustratum, et s’est autorisé des variantes selon ses intérêts du moment ou bien, sans doute, ceux de ses commanditaires70. Ainsi, selon les cas, l’île de Chypre est considérée à la fois dans ses relations avec le littoral turc voisin et comme une unité chorographique dont le peintre ne retient que les principaux éléments. Une synthèse originale dans le portulan de François Ier

L’auteur de la Description des côtes, un portulan illustré dédicacé au jeune François d’Angoulême, invente quant à lui une autre voie vers une cartographie régionale ou locale esthétisée71. (Fig. 8) Cet ouvrage est une traduction en français simplifiée du Compasso da navigare assortie de petites cartes de portions du littoral et de cartes d’îles, avec des commentaires inspirés du Liber insularum de Cristoforo Buondelmonti. La représentation cartographique dans la Description des côtes est paradoxale : voulant décrire la totalité de l’espace méditerranéen, elle émiette cependant la représentation des littoraux en très petites portions qui empêchent toute appréhension d’un ensemble géographique régional. En effet le manuscrit ne comporte pas de carte de toute la Méditerranée, mais uniquement de petites vignettes à plus grande échelle que les cartes marines, isolant des morceaux de côtes, sans figurer les traversées qui sont souvent décrites dans le texte du Compasso. Chaque illustration apparaît ainsi comme une carte-paysage, une vue figurée miniature d’un espace côtier, avec quelques détails topographiques en perspective, un

66 Londres, British Library, Add. 15760, fo 47v-48r. 67 Charamanus désigne Ibrahim Bey, émir de Caramanie (ou des Karamanides), chef d’une tribu de Turcomans rivale des Ottomans en Anatolie. Le pape Pie II l’évoque dans les Commentaires (livre III, chap. 47, § 4) à la date de janvier 1460 alors qu’il envisage une alliance de revers entre « le grand Caraman » et les Arméniens contre les Turcs. La principauté des Karamanides se maintient jusqu’en 1483, lorsqu’elle est annexée par Bajazet II. Pius II Commentaries, Margaret Meserve, Marcello Simonetta (éds), Cambridge Mass., Harvard University Press, Londres, 2007, vol. 2, (I Tatti Renaissance Library, 29), pp. 197-199. 68 Le De Asia est édité en 1477. Nicola Casella, « Pio II tra geografia e storia. La Cosmografia », Archivio della Società romana di storia patria, 95 (1972), pp. 35-112. 69 C’est le constat de Chet Van Duzer, « The image of Cyprus in a late medieval illustrated encyclopaedia of geography Les merveilles du monde », Cyprus at the crossroads…, p. 51, n. 37. Le commentaire de la carte de Chypre ne copie pas mot pour mot la description de Pie II. 70 Une chronologie précise des manuscrits est encore à établir. 71 Emmanuelle Vagnon, « Un portulan illustré de cartes à la Renaissance, le manuscrit français 2794 de la Bibliothèque nationale de France » dans Orbis disciplinae. Hommage à Patrick Gautier Dalché, Nathalie Bouloux, Anca Dan, Georges Tolias (dir.), Turnhout, Brepols, 2017, pp. 731-753.

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Fig. 8. Chypre dans la Description des côtes, vers 1510. Paris, BnF, ms. 2794, fo 102v.

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relief, une ville, un monument, quelques arbres, sans souci de réalisme72. En quelques sortes, l’émiettement en îles proposé par Buondelmonti est poussé à son comble dans ce manuscrit, qui propose non seulement des « bribes d’îles », selon l’expression de Frank Lestringant, mais des « bribes de côtes »73. Les cartes d’îles autonomes sont isolées de la région et du littoral auquel elles appartiennent, alors que le texte détaille les distances entre l’île et les différents points de la côte. Le paysage se déploie ainsi dans un univers idéal, à la fois clos par le cadre des cartes et détaché de tout contexte géographique. L’auteur anonyme de la Description des côtes a sans doute eu accès au manuscrit de l’Insularium illustratum de Henricus Martellus ramené en France au cours des guerres d’Italie, et conservé aujourd’hui au château de Chantilly74. En effet, les cartes des grandes îles de la Méditerranée, en particulier celles de Corse, de la Sicile, de Sardaigne, de Chypre et des Baléares, sont très proches, pour leur contenu, de celles de Henricus Martellus, et présentent une topographie bien plus précise et originale que celle des cartes marines pour l’intérieur des terres. La carte de Chypre, en particulier, isolée dans son cadre sur la dernière page du manuscrit, reprend les caractéristiques de celle du manuscrit de Chantilly, avec la chaîne de montagne continue au nord, et les deux fleuves issus du mont Olympe, l’emplacement des villes et même les ruines de Limenia (Limnitis) au nord-ouest de l’île75. Néanmoins, le style des cartes, et le texte qui les accompagne, diffèrent de ce modèle, et attestent d’un travail indépendant de composition et de mise en forme de la Description des côtes. Par exemple, les cartouches portant le titre de la carte, les dimensions de l’île, les noms des mers adjacentes et des villes principales, n’apparaissent plus. Le peintre n’a pas repris non plus la curieuse mise en page, caractéristique de Henricus Martellus, dans laquelle le dessin de la carte déborde de son encadrement ornemental. Sans les supprimer entièrement, l’auteur n’a gardé que très peu des anecdotes tirées des textes antiques de Cristoforo Buondelmonti et de Henricus Martellus. Ainsi pour Chypre, seuls quelques mots du commentaire font référence à l’histoire antique de l’île, notamment la légende de la fondation de Salamine par Teucros, fils de Telamon76. En revanche, les indications de direction, de distances et de conditions de navigation, adaptées du Compasso da navegare, sont soigneusement transcrites et traduites, alors même qu’elles auraient pu sembler plus techniques, et moins instructives pour l’éducation d’un jeune prince. On en déduira que le sens de ce manuscrit de dédicace est bien la volonté de valoriser un savoir-faire maritime et non, comme l’œuvre de Henricus Martellus, de mettre en avant une érudition humaniste. L’auteur du manuscrit français a fait adapter les cartes à son projet par un peintre, qui a surtout retenu les qualités esthétiques et la précision

72 Les vignettes urbaines sont dans un style gothique propre à la peinture française du xve siècle, et ne cherchent pas à rendre compte de la réalité topographique des villes représentées. 73 Frank Lestringant, Bribes d’îles. La littérature en archipel de Benedetto Bordone à Nicolas Bouvier, Paris, Classiques Garnier, 2019. 74 Chantilly, Musée Condé, 698 (483). La carte de Chypre se trouve au fo 46v. 75 Le nom de cette cité antique provient peut-être de Strabon (Géographie, 14.6.4). Voir Tønnes, Bekker-Nielsen, The Roads of Ancient Cyprus, Copenhague, Museum Tusculanum Press, 2004, p. 144, note 8. 76 « Chypre est une isle sotuee du coste de septentrion la falice/De levant la Sirie, de midy la mer degipte et doccident/la mer Pamphile. Il ya plusieurs cites comme Salamy/ne laquelle Thencro chassé de son père Thalamon edifia. Carpasia. Nicosia reale qui souloit estre la principale ».

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topographique de la cartographie insulaire, sans reproduire ses ambitions culturelles. Les grandes îles, cartographiées pour elles-mêmes, sont conçues comme des microcosmes paysagers isolés au milieu des mers. Conclusion À partir du xive siècle se développe en Occident une cartographie à grande échelle, ayant pour objet des espaces maritimes mais aussi des régions et des espaces locaux. Les insulaires ont été assurément l’un des instruments d’élaboration de ces cartes locales, topographiques et paysagères, en un mot, chorographiques, du xve et du xvie siècle. L’île qui était seulement une étape de navigation dans les portulans et sur les cartes marines, devient à une échelle plus grande un véritable territoire décrit pour son relief, ses villes, ses ressources agricoles, ses monuments et son histoire. L’exemple de l’île de Chypre a permis de s’interroger également sur la nature politique de cette géographie des espaces régionaux. L’île est reliée au littoral syrien et appartient à l’espace stratégique des croisades, elle est à la fois île et royaume, unité géographique et unité politique. Pourtant, l’île de Chypre ne commence à être cartographiée en détail qu’au moment même où elle perd toute indépendance, lorsqu’elle devient une possession vénitienne soumise à l’administration de la Sérénissime République. On peut se demander néanmoins si la cartographie détaillée des îles de la Méditerranée au xvie siècle est motivée par un véritable intérêt pour leur territoire ou seulement pour la valeur symbolique qu’on leur accorde. Ainsi, au cours du xvie siècle, des cartes détaillées de Chypre font partie, comme d’autres cartes régionales, des cosmographies du xvie siècle77. Abraham Ortelius l’intègre par exemple à son Theatrum Orbis Terrarum, et c’est également Ortelius qui publie une carte de l’île imaginaire d’Utopie de Thomas More à la fin du siècle ; or Thomas More détourne dans son œuvre cet imaginaire des insulaires et fait de l’île-État l’archétype de l’espace politique idéal, où peut s’élaborer en vase clos un nouveau système de gouvernement78. Dans les cosmographies de la Renaissance, comme l’ont bien montré Georges Tolias et Frank Lestringant, les îles deviennent au même moment le paradigme d’un monde en expansion, mais parcellaire, encore difficilement unifié par la science du cartographe. Parallèlement, les atlas de cartes marines, sous l’influence des insulaires, intègrent également peu à peu au xvie siècle des cartes d’îles autonomes79. Ces atlas nautiques, notamment réalisés à Gênes et à Venise, sont des ouvrages de luxe sans rapport avec une utilisation pratique en mer. Ils peuvent être commandés par des amiraux, des membres de l’ordre de Malte, ou tout simplement par un public cultivé. Ainsi, dans les atlas de Giovanni Cavallini de Livourne, au xviie siècle, Chypre trouve sa place au 77 Georges Tolias, « Setting Cyprus in the World : Cyprus in Humanist Cosmography, c. 1460-1580 », Cyprus at the Crossroads…, pp. 65-83. 78 Voir par exemple In Search of Utopia. Art and Science in the Era of Thomas More, Jan Van der Stock (éd.), Catalogue de l’exposition de Louvain, Belgique, 20 octobre 2016-17 janvier 2017, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2016. 79 Signalons par exemple cette curieuse carte détaillée de la Corse, dans un atlas nautique de Vesconte Maggiolo daté de 1511. Naples, John Carter Library, codex Z2.

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sein d’une mise en scène nostalgique d’un espace maritime qui rappelle la naissance des ordres militaires en Orient au temps des croisades et leur exil successif à Rhodes et Malte80. Ces exemples montrent que les cartes chorographiques des îles ne sont alors pas considérées seulement comme des documents géographiques, plus ou moins précis, sur l’état d’une région ou d’un territoire, mais bien comme des allégories d’un pouvoir maritime présent ou passé.

80 Emmanuelle Vagnon, « Giovanni Battista Cavallini and the Tradition of Mediterranean Portolan Atlases », Mediterranean Cartographic Stories. Seventeenth- and Eighteenth-century Masterpieces from the Sylvia Ioannou Foundation Collection, Panagiotis N. Doukellis (éd.), Athènes, Ad Venture, Sylvia Ioannou Foundation, 2019, pp. 37-52.

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Jacques Sigault et la carte d’Italie

Jacques Sigault est un personnage très mal connu. Il n’est pas communément cité sous ce patronyme mais sous celui de Signot ; cette forme est probablement due à une erreur des imprimeurs, car un manuscrit proche de l’auteur porte le patronyme « Sigault ». Lui sont attribuées trois œuvres : une description des cols alpins, une description de l’Italie et une carte de la péninsule. L’historiographie se résume pour l’essentiel à deux données : la description des cols serait la première connue et, avec la carte, serait le résultat d’une mission confiée par Charles VIII à la veille de la première guerre d’Italie. Sigault aurait été chargé par le roi de « reconnaître » les cols et les routes, en vue de franchir les Alpes et de descendre en Italie. Cette opinion, répétée sans être questionnée, est parfois agrémentée de l’intéressante notation selon laquelle Charles VIII serait le premier souverain à commander une carte pour planifier une stratégie, alors que nous ne disposons d’aucune preuve documentaire1.



1 André Allix, « Le trafic en Dauphiné à la fin du Moyen Âge », Revue de géographie alpine, 11 (1923), p. 385 ; Images de la montagne. De l’artiste cartographe à l’ordinateur, Paris, Bibliothèque nationale, 1984, p. 15 ; David Buisseret, Monarchs, Ministers and Maps. The Emergence of Cartography as a Tool of Government in Early Modern Europe, Chicago, The University of Chicago press, 1992, p. 101 ; Monique Pelletier, « Des cartes pour communiquer : de la localisation des étapes à la figuration du parcours, 17e-18e siècles », La cartografia francesa, Barcelone, Institut Cartogràfic de Catalunya, 1996 (Cicle de conferències sobre Història de la Cartografia), p. 37 ; Alain Salamagne, « Plans et représentation de l’architecture des anciens Pays-Bas », Portefeuilles de plans : projets et dessins d’ingénieurs militaires en Europe du xvie au xixe siècle, V. Maroteaux, Émilie d’Orgeix (éds), Bourges, Conseil général du Cher, 2002, p. 55 ; Ian Janssen, « Maps and Cartography », Ground Warfare. An International Encyclopedia, Stanley Sandler (éd.), t. I, Santa Barbara, 2002, p. 537 sq. ; Richard L. Kagan, Benjamin Schmidt, « Maps and the Early Modern State : Official Cartography », The History of Cartography, t. III, Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 2007, p. 665 ; Claude Brezinski, Les images de la Terre. Cosmographie, géodésie, topographie et cartographie à travers les siècles, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 244 ; Léonard Dauphant, Le royaume des quatre rivières. L’espace politique français (1380-1515), Seyssel, Champ Vallon, 2012, p. 179. – Jacques Sigault est même crédité d’une « carrière à succès » comme cartographe (Daniel Crouch Rare Books, catalogue IX, 2016, p. 14) ; en poursuivant dans l’anachronisme, il devient même un « ingénieur militaire » pour Numa Broc, « Les cartes de France au xvie siècle », Voyager à la Renaissance, Jean Céard, Jean-Claude Margolin (éds), Paris, Éditions Maisonneuve et Larose, 1987, p. 221 ; un « surveyor » pour Nancy Bouzrara et Tom Cromley (« Cartography and Literature in Early Modern France », The History of Cartography, t. III, 1, Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 2007, p. 431). Il est donc compréhensible que l’usage répété d’une bibliographie de seconde main aboutisse à cette vulgate : « Charles VIII’s routo into Italy was surveyed in c. 1494 by Jacques Signot, and then turned into a printed map… » (Stephen D. Boyd, Renaissance Patrick Gautier Dalché  •  Centre national de la recherche scientifique Territoires, régions, royaumes. Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle), éd. par Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène, Turnhout, 2022 (Culture et société médiévales, 40), pp. 165–186. © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.131070

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En vérité, depuis deux anciens et valeureux articles, les œuvres de Jacques Sigault n’ont guère suscité d’intérêt soutenu. En 1905, Léon Gabriel Pélissier reconnut justement, dans la description de l’Italie, une « géographie politique », sans identifier l’auteur, tandis qu’en 1950 Carlo Felice Capello donnait une analyse détaillée de la description des cols alpins2. Certains lui attribuent en outre, à tort, une Division du monde anonyme, imprimée à Paris en 1539 chez Alain Lotrian, qui connut de nombreuses éditions postérieures3. Le style et le contenu de cette Division, entièrement marqués par l’humanisme, ne correspondent pas, jusqu’à plus ample informé, aux travaux identifiés de Jacques Sigault. Il a paru utile de rassembler ce que l’on sait de Jacques Sigault et de ses œuvres, afin de préciser sa personnalité et apprécier la nature et la fonction de la carte d’Italie – dont on ne saurait assurer avec une totale certitude qu’il en fut l’auteur. On présentera tout d’abord les manuscrits et les éditions, puis on examinera les documents qui permettent de mieux identifier l’auteur et de dater ses œuvres. La signification de la carte sera dégagée d’après le rapport qu’elle entretient avec les textes tels qu’ils apparaissent dans les manuscrits. On terminera en donnant un aperçu de la fortune durable des œuvres de Jacques Sigault. Manuscrits et éditions Les œuvres que l’on peut attribuer à Jacques Sigault sont transmises par trois manuscrits et par plusieurs éditions sorties des presses à partir de 1507. Les manuscrits

Par leur décoration, les trois manuscrits sont manifestement destinés à des personnages importants. Deux témoins ne comportent que la description de l’Italie : – Lyon, Bibl. mun. 921 : 8 fo parch., 28,5 × 22 cm ; écriture « quasi humanistique » (Pélissier) ; fin du xve siècle ; la place des capitales qui devaient être ornées a été laissée vide : « [C]y aprés s’ensuit la totalle description en abregé de tout le pays d’Ytalie, contenant la situacion, longueur et largeur, ensemble les seigneuries, entrees et provynces principales qui y sont ; avecques l’estimacion en particulier de ce qu’on tyre communement desdites seigneuries d’Ytalie. »



Mass Murder. Civilians and Soldiers During the Italian Wars, Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 28) ; ou à ce genre de fantaisie : Sigault, espion de François Ier, dessina et décrivit pour la première fois, en 1515, dix cols alpins (Farouk Kadded, « Le mont Blanc ignoré des cartes », Géomètre, février 2001). 2 Léon Gabriel Pélissier, « Un traité de géographie politique de l’Italie à la fin du xve siècle », Bulletin italien, 5 (1905), pp. 131-143 ; Carlo Felice Capello, « La “Descrizione degli itinerari alpini” di Jacques Signot (o Sigault) », Rivista geografica italiana, 57 (1950), pp. 223-242. 3 Numa Broc, La géographie de la Renaissance, Paris, Les éditions du C. T. H. S. 1980, p. 71 (« compilateur négligent », Sigault ferait preuve d’un « puéril anthropomorphisme »). À la suite d’une remarque hâtive de Lucien Febvre, il arrive qu’on reproche à l’auteur (ainsi qu’à la majorité des cosmographes et des géographes contemporains), de ne pas mentionner l’Amérique et de ne pas prendre en compte les « innovations » – c’est-à-dire de ne pas correspondre à la notion a priori de « Renaissance » (Le problème de l’incroyance au 16e siècle, Paris, Albin Michel, 1968, p. 356) ; ainsi Marie Christine Gomez-Géraud, Écrire le voyage au xvie siècle en France, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p. 10.

jacques sig ault et la ca rte d’ita lie

– Londres, British Library, Egerton 619 : 10 fo parch., 26 × 17 cm ; cursive gothique ; armes (comtales selon F. C. Capello) érasées au premier folio ; grande initiale décorée, couleurs et or, petites initiales dorées sur fond rouge ; fin du xve siècle : « La toutalle description en abregé de tout le pais d’Ytalie, contenant la situation, longueur et largeur, ensemble les seigneuries, contrees, et provinces principales qui y sont, avecques l’extimation en particulier de ce qu’on tire communement, tous les ans, desdites seigneuries d’Italie ». La carte d’Italie occupait trois feuilles dépliantes (fo 2) après le frontispice ; elle a été reliée à part sous la cote Egerton 619, fo 24. On distingue sur l’extrémité droite du dépliant des trous qui devaient assurer son attache au manuscrit. Un troisième manuscrit transmet les deux textes (description de l’Italie, description des passages) et la carte : Turin, Bibl. Reale, Raccolta Saluzzo 41 (24 fo parch., 25 × 17 cm ; gothique ; initiales enluminées). Il porte en frontispice au fo 2r, sous le titre, les armes de Guillaume Briçonnet, conseiller de Charles VIII ; elles sont écartelées de celles de son siège de Reims (donc après 14975). Le manuscrit est formé de trois unités de mains différentes, la seconde étant postérieure au deux autres6 : – fo 1-12 : « La toutalle description en abregé de tout le pais d’Ytalie contenant la situation, longueur et largeur. Ensemble le seigneuries contrees et provinces principales qui y sont. Avecques la extimation en particulier de ce qu’on tire communement tous les ans desdites seigneuries d’Ytalie » (d’une main différente de celle du copiste du texte) ; la carte d’Italie, entre les fo 2 et 4, se présente comme un double feuillet montrant l’Italie septentrionale, suivi d’un feuillet figurant la méridionale7. – fo 13-18, sans titre, un résumé d’histoire universelle suivi d’une liste généalogique des rois de France se terminant par Charles VIII (« Les generations des roys de France »), puis d’un texte assez mal informé sur la durée des règnes des rois de France (« Le regne des roys de France ») jusqu’à Charles VIII « fils de Louis X », mort en 1497 et par son successeur nommé Louis XI qui « fut roi l’an 1497 et regne à present ». – fo 19-24 : « La toutalle description de tous les passaiges qui sont pour entrer des Gaules es Ytales, et par ou passerent Hannibal, Julius Cesar, Charlesmaigne et le roy Charles huittiensme de ce nom, qui a present est. Et partie de ce qu’ils y tirent. » Au xviie siècle, l’antiquaire Nicolas Camusat édita dans ses Mélanges historiques la description des passages suivie de celle de l’Italie, d’après « un livre manuscrit, en la première page duquel sont les armoiries du cardinal Guillaume Briconnet Archevesque







4 Carlo Felice Capello, « La “Descrizione degli itinerari alpini” di Jacques Signot… », p. 229. 5 Je remercie Laurent Hablot, directeur d’études à l’EPHE, qui m’a communiqué ce renseignement essentiel. C’est probablement après son accession au siège de Reims que Briçonnet constitua sa bibliothèque (Bernard Chevalier, Guillaume Briçonnet (v. 1445-1514). Un cardinal ministre au début de la Renaissance, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 326). 6 Je reprends la description de Carlo Felice Capello, « La “Descrizione degli itinerari alpini” di Jacques Signot… », p. 227 sq., n’ayant pu consulter le manuscrit, du fait des circonstances (printemps 2020) ; simple mention chez Bernard Chevalier, « La bibliothèque des Briçonnet au début du xvie siècle », Revue française d’histoire du livre, 118-121 (2004), p. 185. 7 Description détaillée chez Capello, pp. 228 et 234 ; reproduction partielle (Italie du Nord), p. 237.

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de Reims8 ». Comme le montre cette dernière précision ; il est plus que probable qu’il eut à sa disposition le manuscrit de Turin9. La carte n’est pas reproduite par Camusat ; il n’en fait pas mention. Les éditions

Elles sont nombreuses, attestant que les travaux de Sigault ont connu, dans la première moitié du xvie siècle, une diffusion notable. Il manque une étude complète et je me borne ici à signaler les deux premières éditions. En 1507, ou peu après, parut imprimée par Eustache de Brie, puis par Michel Le Noir, « La cronique de Gennes avec la totalle description de toute Ytallie » (USTC 30896)10. Les volumes s’ouvrent avec « La totalle description en abrege de tout le pays d’Ytallie contenant la situation, longueur et largeur, ensemble les seigneuries, contrees et provinces principalles qui y sont, avecques l’extimation en particulier de l’argent qu’on tyre communément tous les ans desdictes seigneuries d’Ytalie ». La chronique qui suit se termine à la prise de Gênes par Louis XII après sa révolte (1507) ; elle est suivie par une ballade en huitains (« S’ensuyt aucuns noms et tiltres adiustez par maniere de soubriquet et dit commun a aucune villes ») dont le refrain est célèbre : « Paris sans per »11. Contrairement à ce qui est affirmé depuis Graesse, cette édition ne contient pas le texte sur les cols, ni « à la suite », ni « en appendice »12. Il n’y a pas de carte. L’édition de 1515, avec privilège mentionnant la carte (Moreau 1221, USTC 8344), due à Toussaint Denis, contient davantage de textes : – La totale et vraie description de tous les passaiges, lieux et destroictz, par lesquels on peut passer et entrer des Gaules es Ytalies. Et signamment par ou passerent Hannibal, Julius Cesar, et les tres chrestiens, magnanimes, et tres puissans roys de France Charlemaigne, Charles VIII, Louys XII. Et le tres illustre roy Francois a present regnant premier de ce nom ; – La vraye et briesve description du pays d’Ytalie selon les aucteurs geographes anciens et modernes ; – Le sommaire du pais d’Ytalie. C’est le sommaire de ce que les seigneurs et communaultez de Italie tiennent communement dudit pais ;

8 Henri Hauser, Les sources de l’histoire de France. xvie siècle (1494-1610), Paris, A. Picard et fils, 1906, no 17, p. 25-26. Pour Hauser, Camusat reproduit « un ms. ayant appartenu sans doute à Guillaume Briçonnet. Il a lu Sigault le nom de l’auteur ; c’est la seule variante à signaler. » 9 Meslanges historiques, ou recueil de plusieurs actes, traictez, lettres missives et autres mémoires qui peuvent servir en la déduction de l’histoire, depuis l’an 1390 jusques à l’an 1580…, Troyes, 1619, fo 161-170. 10 Voir Brigitte Moreau, Inventaire chronologique des éditions parisiennes du xvie siècle, t. I, Paris, Imprimerie municipale, 1972, no 47-49, p. 226-227. 11 Édition sans nom d’éditeur : « Une ballade en l’honneur de Paris », Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile de France, 3 (1876), pp. 42-45 ; Vincenzo Promis, « La cronaca di Genova pubblicata in Parigi nei primi anni del secolo XVI », Atti della Società ligure di storia patria, 10 (1874), pp. 176-270 (texte de la chronique et de la ballade) ; voir Paul Meyer, « Paris sans pair », Romania, 44 (1882), pp. 579-581. 12 L’erreur provient vraisemblablement de la formulation de Graesse qui rapproche cette édition de celle de 1515, qui a la carte (Trésor de livres rares et précieux, t. VI, 2, Dresde, 1867, p. 180) reproduite par Brunet (Manuel du libraire, t. V, 1864, p. 900).

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– Suivent des listes qui ont vraisemblablement été ajoutées par l’imprimeur pour donner plus d’intérêt à l’ensemble : étapes de Paris à Rome (par le Mont-Cenis) ; cardinaux, patriarches, évêques de la Chrétienté ; électeurs de l’empereur (et ses trois couronnes) ; rois couronnés ou non ; archevêchés, évêchés et abbayes du royaume de France avec la taxe due au siège apostolique en cas de vacance. Le volume est accompagnée d’une carte gravée sur bois (entre D 1 et 2, à la suite de la description de l’Italie13). Elle est très rare. Plusieurs réimpressions font suite chez le même éditeur, en 1517 ou 1518 (Moreau 1948, USTC 8361), vers 1522 deux fois (USTC 8379, 38209). Le texte des manuscrits est identique, les variantes sont pour la plupart purement lexicales (à l’exception des données chronologiques mentionnées ci-après). En revanche, les éditions contiennent des textes proches en général, mais assez différents en certaines parties qu’il conviendrait d’examiner plus en détail. Approche de Jacques Sigault Jusqu’à présent les seuls renseignements dont on disposait sur l’auteur provenaient de la description des passages des Alpes. À la troisième personne, il déclare qu’étant à Ferrare lors de la bataille de Fornoue (6 juillet 1495), il avertit de la victoire les Français restés à Naples ; il ajoute qu’il avait pour mission d’« avertir le roi du faict de ses ennemis » par messagers envoyés à son chambellan Louis de Hallwin, seigneur de Piennes, lequel avait été chargé de négocier avec la Ligue au lendemain de la bataille14 : De la prececente victoire par la diligence et lettres de Jacques Sigault, compositeur de cette presente description, furent advertis les gens du Roy qui estoient demourez audit royaume de Secile, et de long temps apres n’eurent autres nouvelles du Roy fors que par lettres dudit Sigault qui estoit demeure en la terre du Duc de Ferrare pour advertir et faire sçavoir audict Seigneur des nouvelles des ennemys comme il fist par deux fois, la premiere à Pontelongo et l’autre a un jour avant la bataille, et furent addressez les messagiers à Monsieur de Piennes pour en advertir ledit Seigneur15. Ce passage, inséré dans la description du col du Montgenèvre (le cinquième passage) emprunté par l’armée de Charles VIII, est doublement intéressant16. D’une part, il prouve à l’évidence (ce qui jusqu’à présent n’a pas été remarqué) que le texte dont nous disposons est postérieur à la bataille de Fornoue, ce qui rend difficile de conclure bonnement que

13 C’est par une bien coupable inattention que je l’ai qualifiée de « gravure sur cuivre » (Patrick Gautier Dalché, « Les usages militaires de la carte, des premiers projets de croisade à Machiavel », Revue historique, 673 (2015), p. 71). 14 Voir Henri François Delaborde, L’expédition de Charles VIII en Italie, Paris, Librairie de Firmin-Didot et Cie, 1883, p. 631. 15 Nicolas Camusat, Meslanges historiques…, fo 163r ; l’édition de 1515 n’offre que des variantes minimes et peu significatives dans l’expression (purement lexicales), sauf la précision : « à Pontelonguo par delà Brassello » (fo 4r). 16 Selon Dider Le Fur, après avoir atteint Briançon, le roi passa par le Mont-Cenis… (Charles VIII, Paris, Perrin, 2006, p. 297).

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Sigault fut chargé de « reconnaître les cols des Alpes ». À cette occasion, l’auteur résume en quelques lignes l’expédition, la conquête du royaume de Naples et la victoire de Fornoue qui « rompit la puissance des Vénitiens », avant de marquer son propre rôle dans les événements. Il souligne ainsi la confiance de Charles VIII envers son agent. Le seul autre renseignement concernant les activités de Sigault, inconnu jusqu’à présent, est d’une vingtaine d’années antérieur. Dans une lettre de Louis XI à sa sœur duchesse de Milan, en octobre 1476, on apprend qu’il était originaire du Dauphiné et qu’il servit de secrétaire au « seigneur Robert », sans doute le condottiere Roberto da Sanseverino, lorsque celui-ci était en France : Madame, je me recommande à vous tant que je puis. Jacques Sigault du Daulphiné, qui estoit au seigneur Robert et le servoit de secretaire, tant qu’il a esté par deça, m’est venu advertir de ce que je vous envoye ici dedans. Et pour ce que le terme de l’entreprinse qu’il dit est assez brief, je vous envoye advertir par ce porteur. Et afin que luy ne demeure en chemin, je vous en advertiz par deux ou par trois (Cléry, le 16 octobre 1476)17. En cette occasion, Sigault donne des renseignements au souverain sur une « entreprise » non autrement précisée. À l’automne 1476, après Grandson et Morat, elle était peut-être liée avec le fait que Charles Téméraire avait emmené de force Yolande de Savoie près de Dijon. Louis XI l’ayant fait libérer, elle arriva le 29 octobre au Plessis-lez-Tours, deux semaines après l’envoi de la lettre18. Quant à Roberto da Sanseverino, il combattait alors le Téméraire dans le duché de Savoie et avait de fréquents contacts avec Louis XI qui, en juillet, lui avait offert une condotta. La fonction de secrétaire que Sigault avait occupée auprès de lui entraînait des rencontres avec le roi. On voit donc que le personnage, natif du Dauphiné et, par ses fonctions, en relation avec l’Italie, était en mesure d’avoir des connaissances précises sur la géographie et l’état politique de la péninsule au moment de la première guerre d’Italie. Il était en outre en relation avec de hauts personnages gravitant dans l’entourage royal : Louis de Hallwin et aussi probablement Guillaume Briçonnet, qui posséda le manuscrit de Turin19. Dater les textes, la carte et leur utilisation Comme les textes paraissent avoir été plusieurs fois remaniés, il est difficile d’aboutir à des conclusions assurées sur la date précise de leur originelle élaboration. Il en découlera toutefois une meilleure appréciation de la signification de la carte d’Italie. En ce qui concerne la description des passages, les choses sont relativement simples. Le tunnel du mont Viso (col de la Traversette) fut percé sur ordre du Marquis de Saluces entre 1479 et 1480. Selon Sigault, cela se produisit « XIIII ans ença », ce qui situe la 17 Joseph Vaesen, B. de Mandrot, Lettres de Louis XI roi de France, t. X, Paris, 1908, no mmci, p. 390. 18 Philippe de Commynes, Mémoires, éd. J. Blanchard, Paris, Librairie générale française, 2001 [Lettres gothiques], pp. 342-349. 19 Selon Commynes, Briçonnet était l’un des rares personnages de l’entourage du roi à être favorable à l’Entreprise (ibid., p. 490). Mais Briçonnet se rallia tardivement au projet royal (Bernard Chevalier, Guillaume Briçonnet…, p. 179).

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description des passages en 1493 ou 149420. Or, comme on a vu, la mention de la bataille de Fornoue implique que nous disposons d’une rédaction postérieure ; le texte dont nous disposons a donc été remanié par son auteur, sans qu’il ait pris soin de réduire la contradiction. La situation est davantage compliquée par le fait que le manuscrit transcrit par Camusat (très probablement celui de Turin), tout comme l’édition de 1515, notent au passé que Charles VIII passa par le Montgenèvre, ce qui implique que le texte, s’il fut rédigé en 1493 ou 1494, fut remanié après le retour du roi en octobre 149521. De plus, alors que le manuscrit se borne à noter que, lors du retour de l’expédition, l’artillerie du roi est à Exilles, l’édition précise, au passé : « Et la on laissa en garde l’artillerie du roi Charles VIII au retour de son voyaige de Naples »22. La version du manuscrit de Turin, remaniée après le retour de Charles VIII, est donc postérieure à celle des deux autres manuscrits. La date de la description de l’Italie est plus difficile à établir. Jean Galéas est donné comme mort (1494), et son successeur Ludovic le More († 1499) comme régnant23, alors que Charles VIII est encore vivant, donc avant le 7 avril 1498. Enfin, le manuscrit de Turin et celui de Londres ne relèvent pas que Louis d’Orléans est devenu roi, à la différence de celui de Lyon, qui précise que, « depuys ce livre composé [il] a succédé à la coronne très crestienne »24. Le manuscrit de Lyon offre donc un remaniement datant d’entre avril 1498 et juillet 1499, avant la campagne milanaise de Louis XII. Le texte a dû être composé avant avril 1498 ; il fut remanié après l’accession au trône de Louis XII (7 avril 1498) et avant le moment où les Français conquirent Milan, chassant Ludovic le More (juillet 1499)25. L’auteur fait preuve d’une hostilité particulière à l’encontre de Venise, car les Vénitiens « n’en recongnoissent personne pource qu’ils détiennent tout ce qu’ilz peuvent avoir 20 Nicolas Camusat, Meslanges historiques…, fo 163v ; Carlo Felice Capello, « La “Descrizione degli itinerari alpini” di Jacques Signot… », p. 231-232 ; sur le percement du mont Viso, voir Paul Fermon, Le peintre et la carte. Origine et essor de la vue figurée entre Rhône et Alpes (xive-xve siècle), Turnhout, Brepols, 2018 (Terrarum Orbis, 14), pp. 137-138. 21 Nicolas Camusat, Meslanges historiques…, fo 162v ; éd. 1515, fo 3v. 22 Exilles, à l’ouest de Suse, est en Dauphiné, au-delà des Alpes. L’artillerie y resta jusqu’à la mort du roi (Henri François Delaborde, L’expédition de Charles VIII…, p. 675). Était-ce dans l’intention de repasser en Italie ? Autre référence, dans la description de l’Italie, au retour de Charles VIII à propos des usurpations des Vénitiens en Pouille : « et depuys le retour du roi tres crestien de sa conquete et recouvrement de son royaulme de Secille, ont lesdits Véniciens usurpé les meilleures villes de la Poullie… » (Léon Gabriel Pélissier, « Un traité de géographie politique… », p. 139 ; Nicolas Camusat, Meslanges historiques, fo 167v). 23 Léon Gabriel Pélissier, « Un traité de géographie politique… », p. 132 (pour le ms. de Lyon) ; Nicolas Camusat, Meslanges historiques, fo 167v ; l’édition de 1515 est adaptée, Louis XII étant donné comme décédé (fo C3) ; l’édition de 1507 n’a pas ces détails. 24 Le duché de Milan « apartient à Mr. le duc d’Orleans qui est descendu de Madame Valentine, laquelle fut fille legitime du duc Jean Galias premier et seur dudit duc Philippes Marie, qui fut mariée à feu Mr. Loys duc d’Orleans, ayeul paternel de Mr. qui à présent est et mere de feu Mr. le duc Charles, pere de mondit seigneur. » (Nicolas Camusat, Meslanges historiques…, fo 167v) ; « appartient à Monsr Loys duc d’Orléans, dessendu de Madame Vallentine, fille du duc [nom en blanc] et seur du dit duc Phelippe, qui fust mariee à feu Monsr Loys duc d’Orléans, aieul paternel de mondit seigneur qui est à présent ; et fust madite dame Vallentine mere de feu monseigneur le duc Charles, pere de mondit seigneur Loys, qui depuys ce livre composé a succedé à la coronne très crestienne. » (Léon Gabriel Pélissier, « Un traité de géographie politique… », p. 139-140). 25 Il est possible toutefois qu’il ait existé une version antérieure de la description de l’Italie dont l’édition de 1507 garde trace, car elle ne donne pas les développements généalogiques et historiques sur les destins du Milanais – à moins qu’on n’ait affaire ici à un abrègement éditorial dû aux circonstances.

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de leurs circonvoysins, combien qu’ilz dient qu’ilz possedent tout à bon tiltre », et il énumère les possessions que les Vénitiens ont usurpées en Terre ferme, outre Chypre et, depuis le retour de Charles VIII, les meilleures villes de Pouille appartenant au royaume de Naples26. Un récit de Commynes, dans une lettre à Charles VIII datée du 24 mai 1495, pourrait être à l’origine de cette hostilité. Alors que le sire d’Argenton signifiait à la Seigneurie que le roi avait refusé les propositions d’alliance du roi des Romains en vue de récupérer « certaines terres qu’ils possédaient et que d’autres prétendaient devoir leur appartenir », ils répondirent qu’ils possédaient tout justement27 : c’est précisément ce que conteste la description de l’Italie. Toutefois ce détail ne permet pas de dater plus précisément la description de l’Italie, contrairement à la conclusion de L.-G. Pélissier, qui raisonne à partir des événements de l’hiver 1495 et du printemps 1496. Le roi, de retour à Lyon, n’avait pas abandonné l’idée de récupérer le royaume et certains conseillers étaient alors favorables à une seconde expédition. Comme cette période d’incertitudes se termina en 1496 par une série de traités conclus entre Charles VIII et les membres de la Sainte Ligue, la rédaction du texte devrait être située selon lui entre 1495 et 149628. L’auteur écrivait à l’attention d’un personnage ou d’un groupe intéressé à une nouvelle expédition. Or les positions des membres influents de la cour et des conseillers du roi changeaient selon les circonstances. Jacques Sigault était vraisemblablement un familier de Briçonnet qui, avant le traité de Verceil (15 octobre 1495), était l’un des plus chauds partisans de la poursuite des opérations militaires29. Aussitôt après, le cardinal de Saint-Malo voulait prendre langue avec les Vénitiens, alors que d’autres, comme Commynes, voulaient approfondir la nouvelle entente récemment conclue avec le More30. Vers la fin de l’année, les positions s’étaient inversées, Commynes prêchant la paix avec Venise, Briçonnet s’y opposant31. Et de nouveaux projets favorisés par l’espoir de telle ou telle alliance furent encore élaborés par la suite32. En 1498 encore, peu avant la mort du roi, une expédition fut envisagée dans des circonstances qui paraissaient favorables, grâce à la perspective d’un accord avec Alexandre VI et avec le More. Charles VIII avait en outre pris à son service le marquis de Mantoue, son adversaire à Fornoue, qui avait quitté le service de Venise33. Dans le contexte mouvant des alliances, il semble impossible de préciser la date de la description de l’Italie, entre le retour de l’expédition et la mort du roi. L’auteur se nomme dans la description des passages alpins. Écartons en premier lieu la possibilité que l’autre texte, la description de l’Italie, ne soit pas lui aussi de sa main. 26 Léon Gabriel Pélissier, « Un traité de géographie politique… », p. 138 sq. ; Nicolas Camusat, Meslanges historiques…, fo 166v-167v ; éd. de 1507, aIV-aV ; éd. de 1515, fo 10r. 27 Lettre du 24 mai 1495 (Kervyn de Lettenhove, Lettres et négociations de Philippe de Commines, t. II, Bruxelles, 1868, V. Devaux, p. 194-195). Commynes n’en parle pas dans ses Mémoires (8, 19, éd. J. Blanchard, p. 636). 28 « Un traité de géographie politique… », pp. 132-134. 29 Bernard Chevalier, Guillaume Briçonnet…, p. 242. 30 Léon Gabriel Pélissier, « Un traité de géographie politique… », p. 135. 31 Kervyn de Lettenhove, ibid., p. 242 sq. 32 Ibid., p. 246-249 ; Commynes, Mémoires, 8, 22, éd. J. Blanchard, pp. 651-656 ; Yvonne Labande-Maillefer, Charles VIII. Le vouloir et la destinée, Paris, Fayard, 1986, p. 421-423 ; Bernard Chevalier, Guillaume Briçonnet…, p. 251-253. 33 Yvonne Labande-Mailfert, Charles VIII…, p. 450-451.

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Elles sont associées dans deux des manuscrits, et portent des titres voisins : « La totale et vraie description de tous les passages… », « La totale description en abregé de tout le pays d’Italie ». De plus, on trouve dans les deux descriptions des références semblables au passage des Alpes par Hannibal et à la construction du pont Saint-Martin par Auguste près le mont Genèvre, « pour la vraye limite d’Ytalie »34. Les sources savantes sont identiques. La description des passages cite l’Italia illustrata de Biondo Flavio. La totale description en abrégé fait de même, ajoutant des références à Pline et à Solin qui proviennent en réalité de l’ouvrage de Biondo. Étant donné ces points de contac, il serait déraisonnable de douter que l’ensemble soit dû à Jacques Sigault35. Deux questions se posent encore. L’une est suscitée par le titre de la description de l’Italie, présentée comme un « abrégé » dans les manuscrits et dans l’édition de 1507. Cela suppose-t-il qu’il a existé une version antérieure complète dont nous n’aurions qu’un résumé ? Notons, avec C. F. Capello, que si le terme « abrégé » désigne le caractère originaire de ce texte, celui que l’enseignement rhétorique fait attendre des textes techniques (le même est d’ailleurs employé dans le colophon de la Chronique de Gênes dans l’édition de 150736), alors le texte dont nous disposons est l’original. Mais une autre donnée pourrait compliquer la situation et affaiblir cette conclusion. Pour la description des passages, l’édition de 1515 offre un texte identique à celui des manuscrits et de l’édition de 1507 ; en revanche, la description de l’Italie y est plus développée, bien que le titre conserve le caractère de brièveté des témoins antérieurs, manuscrits et édition (« S’ensuyt la vraye et briesve description du pays d’Ytalie selon les aucteurs Geographes anciens et modernes »). Les sources citées sont plus nombreuses ; outre Virgile et Lucain, Strabon, Ptolémée, Pline, Solin, Martianus Capella, Paul Diacre (Biondo Flavio est la source directe de ces emprunts), et jusqu’aux juristes Alberic de Rosate et Giasone del Maino (1435-1519) et aux chroniqueurs Giacomo Filippo Foresti ( Jacobus Bergomensis, Supplementum chronicarum, 1483) et Hartmann Schedel (Liber chronicarum, 1493). Mais la matière est presque exactement la même (ainsi le récit du passage d’Hannibal), elle est seulement organisée selon un ordre différent, et par endroits plus développée. Les ajouts concernent presque exclusivement l’histoire du peuplement de l’Italie et de ses « accroissements ». Les seuls développements de l’édition de 1515 absents de l’édition de 1507 touchent l’histoire ancienne de la Lombardie et celle récente du duché de Milan ; de plus, les noms de cités de Lombardie et de Vénétie sont plus nombreux. Deux possibilités s’offrent alors. Soit Jacques Sigault composa une version longue de la description de l’Italie qu’il abrégea ensuite, cet abrégé ayant été ajouté à l’édition de la Chronique de Gênes anonyme (1507), la version longue étant reprise dans l’édition de 1515. Soit la version longue fut écrite après 1507, augmentée de références humanistes. Dans

34 Merceron, « Description des passages des Alpes en 1515 », Annuaire de la Société des touristes du Dauphiné, 10 (1884), p. 179-180 (d’après l’éd. de 1515) ; William August Brevoort Coolidge, « The Passages of the Alps in 1518 », English Historical Review, 30 (1915), pp. 682-683 (d’après l’édition de 1518) ; La totale description en abrégé… (1507), aii v. 35 En marge du passage où Sigault se nomme, Camusat a noté : « Jacques Sigault autheur de cette description et de la suivante », c’est-à-dire de la description de l’Italie (Meslanges historiques, fo 163r). 36 « Cy finist la cronique de Gennes et du pays d’Ytallie abregee… ».

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la seconde hypothèse, il est impossible de savoir si Sigault lui-même est responsable de cette version longue. En revanche, il est possible de préciser la date de la confection de la carte. Elle est antérieure à la bataille de Fornoue. Sur le manuscrit de Turin, le toponyme Fornovo est inscrit en noir près de Parme, en partie sur le cours du Taro (non nommé), alors que le reste de la toponymie est en rouge. Sur celui de Londres, le cours d’eau a été repassé en noir, le nom de lieu étant inscrit parallèlement37. Ce terminus ante quem ne saurait prouver, à lui seul, qu’elle fut dressée en vue de l’expédition, ni qu’elle est due à Jacques Sigault, ce qui disqualifie encore davantage les fictions historiographiques sur la « mission » de reconnaissance des cols que lui aurait conférée Charles VIII38. Dans les deux manuscrits, la carte est matériellement associée non pas à la description des passages, mais à celle de l’Italie composée après l’expédition. Telle qu’elle se présente, elle n’a pas donc pour but d’illustrer la description des passages, antérieurement à l’Entreprise, mais de donner un contrepoint cartographique au tableau de l’Italie, qui est postérieur. Comme on verra plus loin, ce n’est point une carte « militaire » destinée à « planifier une stratégie », mais un moyen de propagande qui, associé à un texte descriptif, en accroît la force de persuasion. Il n’est évidemment pas impossible qu’elle soit l’œuvre de Jacques Sigault et qu’elle ait été utilisée aux mêmes fins avant l’Entreprise ; mais la situation documentaire ne permet pas d’en être assuré. Les seules conclusions légitimes sont donc que la description des passages, dans un état originel qui a disparu, est antérieure à l’expédition (puisque le col de Montgenèvre y est donné comme le plus propre au passage de l’artillerie) et qu’elle fut ensuite remaniée par Sigault qui y ajouta mention de sa présence à Ferrare après Fornoue ; puis que la carte, d’origine inconnue, fut ajoutée à la description de l’Italie écrite entre le retour et la mort du roi, dans un but de propagande pour appuyer le projet d’une nouvelle descente. Une géographie politique La description des cols rappelle en introduction et à l’occasion du troisième, le Montcenis, les passages célèbres d’Hannibal, César et Charlemagne. Le roi de France s’inscrit à la suite de l’empereur qui reçut du pape Hadrien « pouvoir et auctorité d’élire le pape » et délivra le pape Léon de la captivité des Romains. De même, Sigault relève les témoignages monumentaux laissés dans les Alpes par César et Auguste. Par l’emploi de ce lieu commun répandu à l’époque, il s’inscrit dans la propagande favorable à l’expédition d’Italie39 ; dans la description de l’Italie de 1515, l’entreprise italienne est

37 Il semble, sur la carte de Londres, que la Magra a de même été repassée en noir. Le nom est inscrit parallèlement, d’une encre plus noire, alors que les autres cours d’eau ne sont pas nommés. 38 Voyez ci-dessus, p. 163, et note 1. 39 Sandra Provini, « Les rois de France sur les traces de César en Italie. La figure de César dans la poésie héroïque du début de la Renaissance (1496-1515) », Cahiers de recherche médiévale et humaniste, 13 (2006), pp. 91-105.

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encore mieux justifiée par une preuve documentaire trouvée « es sainctz decretz et croniques de France40 ». Sur la topographie et les étapes des chemins permettant de passer en Italie, les connaissances de Sigault sont extrêmement précises, parfois agrémentées de référence aux mirabilia locaux : l’adjectif « merveilleux » est employé à propos de l’exploit d’Hannibal, du pont Saint-Martin construit par Auguste, du tunnel du mont Viso, du Pas du Lauzet ; la croix du mont Aiguille a été posée « miraculeusement » ; la manne, semblable à celle envoyée à Israël, est tombée naguère dans la vallée de Queyras41. La perspective est purement hodologique. Ce sont des chemins, des « passages » que Sigault décrit, non pas les cols en eux-mêmes, en les situant dans un ensemble géographique circonscrit, depuis les pays voisins qui sont séparés de l’Italie par les Alpes et jusqu’aux mers qui la bordent : Et premierement […] il y a plusieurs et divers chemins et passaiges tant par le pays de Savoye, du Daulphiné, marquisat de Saluces, que semblablement du pays de Provence, commençant des la frontiere d’Allemaigne, et finissant à la riviere du Var, joignant et entrant en la mer Ligustique, qui est la limite de la mer Thyrrenee environ une lieue par deca la cite de Nyce en bout de Provence42. Mais cette géographie n’est pas purement physique. Les passages partent de, et conduisent à des entités politiques. Les Alpes sont ainsi percées par une série d’entrées formant la frontière avec les différentes souverainetés voisines : Savoie, marquisat d’Ivrée, Dauphiné, marquisat de Saluce. La facilité ou la rapidité de chaque passage est soulignée, le Montgenèvre étant conseillé pour le passage de l’artillerie. Un même intérêt pour les États de la péninsule et leurs rapports s’observe dans la description de l’Italie en neuf régions désignées par leurs noms antiques et modernes : Lombardie (Gallia Cisalpina), Venise, Romagne (Flaminia), Marche d’Ancône (Picenum), duché de Gênes (Liguria), Toscane (Etruria), campagne de Rome (Latina), royaume de Sicile. Léon-Gabriel Pélissier en a donné une excellente analyse que je me borne à résumer. Sigault indique la situation et les dimensions de chaque région, énumère les États qu’elle contient en soulignant l’autorité supérieure qu’ils reconnaissent : ainsi les États et les villes lombardes « recongnoissent la pluspart de cestedite partie l’empereur, excepte Ferrare qui recongnoist le pape, et le Marquisat de Saluces, qui recongnoist le Tres Chrestien Roy comme Daulphin de Viennois43. »

40 Merceron, « Description des passages des Alpes en 1515 », p. 181 ; William August Brevoort Coolidge, « The passages of the Alps in 1518… », p. 683. 41 Il s’agit de l’exsudat foliaire du mélèze, récolté pour ses vertus médicinales. Nicolas Chorier la compte au nombre des merveilles du Dauphiné : « Les montagnes d’aupres de la Ville de Briançon et sur tout en la Vallée de Queyras, produisent une sorte de pin qui y a le Nom de Meleze & de Melse, on croit qu’il est le Larix ou le Larus des médecins. On trouve sur cet arbre tous les matins du mois d’Aoust, et avant le jour, une celeste rosée, Coelestia Dona, comme dit Virgile. Elle s’épaissit d’abord, se convertit en cette Gomme si necessaire à la medecine et prend le nom de Manne. » (Nicolas Chorier, Histoire générale de Dauphiné, Grenoble, 1661, p. 50). 42 Éd. 1515, fo 2r. 43 Léon Gabriel Pélissier, « Un traité de géographie politique… », p. 138-139. C’est la lettre du manuscrit de Lyon, de l’édition de 1507. Exemple des variantes éditoriales minimes qui affectent les manuscrits, ceux de Londres et de Turin portent à la suite : « combien que monseigneur de Savoye pretend l’hommage dudit marqis de

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pat r i c k g autier dalché Un « premier » essai de « statistique » ?

En appendice à la description de l’Italie, se trouve un texte dont on ne connaît pas l’auteur, qui peut être Sigault. Il est intitulé différemment selon les témoins : Lyon (Pélissier, p. 142)

Camusat (fo 169v-170r) ; éd. 1507 (a viii-b i)

Éd. 1515 (fo 14r)

Cy après s’ensuit se que peuvent valoir communelment les seigneuries d’Italie et envyron ce que ilz en tirent par chascun an ou envyron.

Sommaire de ce que [de l’argent éd. 1507] que les seigneurs et communaultez d’Ytallie tyrent communement toutes les annnees dudit pays.

C’est le sommaire de ce que les seigneurs et communaultez de Ytalie tiennent communement dudit pais.

La liste énumère les revenus de chacun des États, cités et seigneuries, pour un total de 4 235 000 ducats. Il a été parfois commenté comme un premier témoignage d’intérêt pour la statistique. Sigault montrerait ainsi « une préoccupation économique assez remarquable chez un Français de ce temps » (L. G. Pélissier). Mais cet intérêt est compréhensible, dans le cadre de la conquête française, surtout si l’on tient compte des difficultés constantes de la monarchie pour solder les troupes et payer leur entretien. Il ne s’agit toutefois nullement d’une initiative exceptionnelle, car il est possible de citer d’autres travaux semblables dont l’auteur aurait pu s’inspirer. On a une description du royaume de Naples en vulgaire que l’écriture permet de dater du milieu du xve siècle. Elle a été attribuée à Borso d’Este qui fut chargé, en 1444, après la prise du pouvoir par Alphonse d’Aragon, de conduire à Ferrare Marie, fille d’Alphonse, qui devait épouser le marquis Lionello44. Le texte énumère successivement la topographie de Naples, les princes et les seigneuries du royaume, les offices qui servent le roi, les recettes (630 000 ducats) et les dépenses de la monarchie calculées par jour, les condottieri et le conseil du roi. Jacques Sigault, qui résidait à Ferrare lors de l’expédition de Charles VIII, a pu être informé d’une telle entreprise et décider de l’imiter. Que les œuvres de Jacques Sigault soient dénuées de l’originalité absolue qu’on lui prête souvent est de plus démontré par une description de la Lombardie composée peut-être à Plaisance, probablement au début du xve siècle, intitulée Mapa sive ymago totius provincie Lombardie45. Cette description précise en particulier de façon ordonnée au nord et au sud, Saluces lui appartenir comme prince de Piemont. » L’édition de 1515 a : « Et fault entendre que la plus grant partie des citez qui sont en Lombardie recongnoissent l’empereur, exceptez aucunes, comme Ferraire qui obeyt au saint pere. » (fo 8). 44 Cesare Foucard, « Fonti di storia napoletana nell’Archivio di Stato di Modena », Archivio storico per le province napoletane, 2 (1877), pp. 724-757 ; plus récemment, Francesco Senatore, Dispachi sforzeschi da Napoli, t. I, 1444-1442 luglio 1458, Salerne, 1997, pp. 3-19, qui met en doute cette attribution. 45 Elle semble d’origine placentine. J’en connais deux manuscrits : Londres, British Library, Harley 5132, fo 128r-140r (papier, début du xve s., Italie du Nord : Plaisance ? contient la chronique de Pietro da Ripalta ; mention chez Diego Zancani, « The Notion of ‘Lombard’ and ‘Lombardy’ in the Middle Ages », Medieval Europeans : Studies in Ethnic Identity and National Perspectives in Medieval Europe, Alfred P. Smyth (éd.), Londres, Macmillan, 1998, p. 231) ; Modène, Bibl. Estense, Lat. 45 = α.O.7.5, fo 194r-206v (papier, début xvie s., Italie du Nord : Plaisance ?, matériaux d’historiographie placentine dont les chroniques de Fabricius Marlianus, † 1508 ; mention chez Ezio Levi, Francesco di Vannozzo e la lirica nelle corti lombarde durante la seconda metà del secolo XIV, Florence, Galletti, 1908, p. xi. La description de la Lombardie se poursuit par celles, beaucoup plus rapides, de la riviera de Gênes, de la Toscane, puis des îles de l’Archipel et de la Méditerranée occidentale.

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très vraisemblablement à partir d’une carte, les fleuves affluents du Pô et les peuplements (« civitates et castra notabilia ») localisés par rapport à eux, mais aussi, en introduction, les passages des Alpes présentés d’une façon semblable à celle de Sigault : passus [Sigault dit « les passages »] qui sunt in Alpibus que habent introytum et exitum in provincia Italie, scilicet Lombardie, incipiendo a capite ubi ipse Alpes incipiunt et terminant provinciam Vngarie et provinciam Sclavonie, a provincia Hystrie circuendo de passu in passu usque Ianuam ubi dicte Alpes supra mare finiuntur. Onze passages sont énumérés selon une perspective hodologique différente de celle de Sigault : alors qu’il s’intéresse aux différentes « entrées » de l’Italie depuis la France, cette description est faite à l’inverse du point de vue de l’habitant de l’Italie septentrionale : Mapa sive ymago totius provincie Lombardie

Sigault

– passus de Cividali – passus de Trento (Brenner) – passus de Burmi (Bormio) – passus de Faldera, ex quibus pergitur in Bavaria Alamanie – passus de Clavena (Chiavenna, col de Splügen), ex quo pergitur versus Constantiam Alamanie – passus de Sancto Gothardo versus Lorezam, ex quibus Alpibus exeunt fuvius Renus qui pergitur per Alamaniam bassam, et fluvius Ticini qui decurrit per Lombardiam – passus de Sempiono sancti Bernardi versus – par le mont sainct Bernard autrement appelé montem Iovis le mont Jou (Grand Saint-Bernard). Après on descend au val d’Aouste – passus sancti Bernardi de monte Gornagioni, – par le val de Tharentaise, et de là on va passer au iuxta quem montem transit Rodanus fluvius mont Jouvet (Petit Saint-Bernard) […] Et de auprès du mont sainct Bernard part la rivière du Rosne – passus de monte Sinixio, ex quo pergitur versus – par le val sainct Jehan de Morienne qui s’en va Sabaudiam au mont Senys – passus de Valperaga (Valperga) Brenzon – le mont de Genesve (Briançon ?) (mont Genèvre ?), ex quo pergitur versus Delfinatum – par le mont de Pragella (col de Sestrières) – par le col de Laignel (col de la Crois et col Agnel) – passus de Largencia (col de l’Argentière ou de – par un pertuiz… (tunnel de la Traversette) Larche ?) iuxta Saluciam, ex quo pergitur versus Avinionum provincie Prohencie. – par le col de l’Argentière (col de Larche et col de l’Argentière) – par la rivière du Var – par le mont du col de Tende

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Tout montre donc, dans les travaux littéraires de Jacques Sigault, une connaissance approfondie de la géographie féodale, politique et économique de l’Italie. Il était aussi probablement familier des usages des États italiens en matière d’administration et d’enquêtes sur un espace politique déterminé, comme dans le cas du royaume de Naples ou de la Lombardie. Cela permettra de préciser l’origine de cette culture, du moins à titre d’hypothèse, une fois que la carte d’Italie aura été présentée. La carte d’Italie La carte d’Italie est jointe aux manuscrits de Londres et de Turin et aux éditions de 1515 et 151846. Examinons tout d’abord les représentations de Londres et de Turin47. Elles sont orientées au nord : la première mesure 26,3 × 17,8 cm en un seul folio (fo 2), la seconde est en deux feuillets dont l’un double (fo 2-3) contient l’Italie du Nord (34 × 26 cm) et l’autre (fo 4) l’Italie du Sud (26,2 × 17 cm). Les mers et les lacs sont en bleu, le trait de côte étant repassé en bleu plus intense, les fleuves en vert. Les montagnes sont en forme de taupinières ombrées de couleur ocre. Des taches vertes agrémentent la moitié septentrionale de l’Apennin. Les cités sont représentées par des fortifications en perspective. La Sardaigne manque. Ces caractères communs laissent penser que les deux témoins proviennent d’un même modèle, et il ne me paraît pas impossible qu’ils soient de la même main : Turin

Londres

La toponymie, repassée en rouge, est rare, bien moindre que les habitats représentés ; seules les cités les plus importantes reçoivent un nom ; certaines sont ornées d’un étendard à leurs armes (Nice, Gênes, Milan, Venise, Naples) ou de leur symbole (Florence, Rome). La Corse et la Sicile portent respectivement les armes de Gênes et d’Aragon48. La carte des éditions (48,5 × 24,5 cm) provient d’une gravure sur bois. Elle porte un titre : « La carte Ditalie », le nom de l’imprimeur étant marqué en bas à gauche. Contrairement 46 La carte imprimée a été reproduite à plusieurs reprises : M. Merceron, « Description du passage des Alpes en 1515 », Annuaire de la Société des touristes dauphinois, 10 (1884), entre p. 174 et p. 175 ; Henri François Delaborde, L’expédition de Charles VIII…, entre pp. 391 et 392 ; Roberto Almagià, Monumenta Italiae cartographica, Rome, Istituto geografico militare, 1929, pl. VI, no 3 ; Catalogue of a Collection of Early French Books in the Library of C. Fairfax Murray, t. II, Londres, 1910, pp. 748-749 ; Carlo Felice Capello, « La “Descrizione degli itinerari alpini” di Jacques Signot… », p. 236 ; The History of Cartography, t. II, 2, p. 1501 ; Daniel Crouch Rare Books, Catalogue IX, 2016, pp. 16-17. 47 Reproductions : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:La_toutalle_description_en_abr%C3%A9g%C3%A9_ de_tout_le_pais_d’Ytalie_(Egerton_MS_619,_f.2).jpeg (Londres) ; Luciano Lago, « Le prime carte corografiche moderne dell’Italia », Imago mundi et Italiae. La versione del mondo e la scoperta dell’Italia nella cartografia antica, t. II, Trieste, La Mongolfiera, 1992, tav. XVIII (Turin). 48 Sur les signes cartographiques de domination territoriale : Catherine Delano-Smith, « Signs on Printed Topographical Maps, ca. 1470-ca. 1640 », dans l’ouvrage collectif The History of Cartography, t. III (Cartography in the European Renaissance, Part 1), Chicago-Londres, 2007, p. 566 (d’après l’édition de 1515).

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aux manuscrits, elle indique les points cardinaux. Les mers sont figurées par des faisceaux de lignes en éventail. La Sardaigne et la partie sud-orientale de la Sicile manquent. Les montagnes ont la forme de taupinières ombrées sur la gauche. Comme l’a soigneusement relevé Carlo Felice Capello, la toponymie est différente en quelques points de celle des manuscrits, mais de façon peu significative49. En revanche, la topographie est plus correcte et plus complète dans les manuscrits ; ainsi, par exemple, les cartes manuscrites montrent des petits marais près des bouches du Pô, de même que les lacs d’Avigliana, au débouché du Montgenèvre, l’arc romain d’Aoste50… Il est clair, d’une part, que la gravure a simplifié un modèle proche de celui des manuscrits. Ce modèle était évidemment de caractère ptoléméen. Les trois cartes montrent une forme particulière de l’Apennin divisé en trois branches, correspondant à la description : de la rivière de Gênes à Ancône, puis de là au mont Gargan d’un côté vers la Pouille, et de l’autre vers la Calabre jusqu’à Reggio51. Plusieurs cartes de la Géographie de Ptolémée offrent cette disposition, qui comporte une coupure dans la chaîne à proximité d’Ancône ; mais la description qu’en fait Sigault provient en fait de l’Italia illustrata de Biondo52. Il existe de nombreuses cartes représentant l’Italie au Quattrocento, mais celle de Sigault offre des caractères que l’on ne retrouve sur aucune, sauf l’extension de la péninsule selon une direction W/E, sans le basculement vers le sud de la partie méridionale, caractéristique de l’Italie ptoléméenne. L’orientation de la péninsule provient probablement de la forme qu’elle affecte sur les cartes marines contemporaines. En revanche, les îles de la mer Tyrrhénienne sont d’une taille exagérée et disposées au hasard, sans qu’elles soient regroupées en archipels ; la Sicile est nettement triangulaire et largement étalée dans le sens W/E, à la différence des cartes poléméennes, et la forme de la Corse est sans rapport avec la « réalité ». Cette représentation de l’Italie a suscité des jugements très négatifs. Pour Roberto Almagià, toujours occupé à identifier des « types » archaïques ou « nouveaux », dans la perspective d’une histoire de la cartographie marquant les progrès vers le « réalisme », les cartes associées au texte de Sigault sont très insatisfaisantes et représentent « un tipo anticuato », alors qu’il existait déjà à l’époque des cartes « plus réalistes ». Le dessin des côtes est selon lui grossier, sans rapport avec celui que l’on voit sur les cartes marines ; les lieux sont souvent anonymes53. Il y a des erreurs, ainsi la Doire prend sa source à Suse et non au Montgenèvre. On peut certes relever d’autres défauts : des routes sont confondues

49 Carlo Felice Capello, « La “Descrizione degli itinerari alpini” di Jacques Signot… », p. 234. Ajoutez que « les Alpes », « Suice » et « mons Saint Godard », présents sur la xylographie, sont absents des cartes manuscrites. 50 Ibid., p. 235. 51 « Et au long de ladicte Ytallie y a des autres montaignes qui se nomment les mons Apennius (sic) qui commencent au bout de la Provence en la conte de Nice a la riviere de Gennes et durent iusques à la cité d’Anconne qui est sur ladicte mer Adriaticque. Et depuis recommencent à l’entree du royaume de Cecille au pays d’Aprus et vont d’ung coste au long de la Poullie iusques emprés le mont Saint Angel autrement appelle le mont de Garganne […]. Et de l’autre coste tirant en Calabre durent lesditz mons Apennius iusques empres Regio sur le Far de Messine. » (1507, aII). 52 Italia illustrata, 1, 3, Blondo Flavio, Italy illuminated, éd. Jeffrey A. White t. I, Cambridge (Mass.)-Londres, Harvard University Press, 2005, p. 12. 53 Roberto Almagià, Monumenta Italiae cartographica…, p. 9.

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avec des rivières, la situation des villes est incertaine, en sorte que la carte, selon un critique avisé, ne serait « pas plus qu’un accompagnement impressionniste du texte54 ». Intéressons-nous, non pas, de façon anachronique, à la « justesse » de la carte, mais à sa fonction. Son caractère essentiel, qui l’a souvent fait qualifier de « pionnière », réside dans la localisation et la mention des cols des Alpes, correspondant aux dix « passaiges » décrits en détail dans le texte qui leur est consacré : le mont Saint-Bernard (Grand SaintBernard), le mont Jouvet (Petit Saint-Bernard), le mont Senis, mont de Genèvre, Pragella (col de Sestrières), le mont de la Croix, le mont Visol, le col de Laignel, le col de l’Argentière, le col de Tende. Mais les lieux et les habitats qui jalonnent les dix itinéraires décrits par Sigault dans son texte n’apparaissent pas sur la carte dont l’échelle trop petite ne permet pas l’inscription de détails si proches. C’est le texte décrivant les cols, et non la carte, qui précise que l’artillerie peut passer plus aisément par le Montgenèvre. Dès lors, quelle est la fonction de cette image jointe aux manuscrits ? Son auteur, quel qu’il soit, aurait-il « négligé de mettre à profit pour la carte ses propres connaissances topographiques », comme en jugeait Marc-Antoine de Lavis-Trafford, auteur d’une valeureuse histoire de la cartographie alpine55 ? Non point, évidemment. Comme l’a justement remarqué Roberto Almagià, l’accent est certes mis sur les cols56, le reste de la topographie, si abondant soit-il, n’ayant qu’une importance secondaire, hormis l’encadrement territorial et maritime de la péninsule. Mais les signes de souverainetés et d’appartenance politique occupent aussi une place importante ; représentés par les étendards et des symboles, ils sont immédiatement visibles à l’observateur. Autrement dit, la carte montre deux choses essentielles : la situation politique de l’Italie occupée par plusieurs puissances qui, selon le moment, rivalisent ou s’allient, et tous les passages par où le roi de France pourrait descendre en Italie. Ce n’est donc nullement une carte « pratique », utilisable tactiquement. Au vu des erreurs que l’on y observe, ce n’est certes pas grâce à elle que Charles VIII et ses conseillers auraient pu préparer dans le détail leur plan d’attaque en Italie : pas plus que l’idée d’une commande officielle de Charles VIII « pour reconnaître et cartographier les cols alpins » dont il n’y a aucune trace, celle d’une carte élaborée directement en vue du passage des Alpes, ne peut se soutenir57. La carte n’est pas jointe au texte décrivant les cols, mais bien à la description de l’Italie, à laquelle elle est directement liée, comme le notait F. C. Capello58. Elle ne donne à elle seule aucun moyen de choisir entre différentes options (c’est dans le texte que l’artillerie passe plus aisément par le Montgenèvre, sans que la carte explicite ce caractère en le montrant concrètement). On a donc l’impression qu’elle a été jointe à la description de l’Italie comme un outil

54 John Hale, « Warfare and Cartography ca 1450-ca 1640 », The History of Cartography…, t. III, p. 725. 55 L’évolution de la cartographie de la région du Mont-Cenis et de ses abords aux xve et xvie siècles, Chambéry-Paris, Dardel, 1949, pp. 34-35. 56 Roberto Almagià, Monumenta Italiae cartographica, p. 9 ; Giorio Fea, « Tenda e l’alta valle Roia nella cartografia dei secoli XVI-XIX », Bulletin du Musée d’anthropologie préhistorique de Monaco, suppl. 4 : Archéologie du passage / Archeologia del passagio, 2013, pp. 182-183. 57 L’idée selon laquelle la carte aurait été commandée et élaborée pour une planification stratégique ne peut pas davantage être démontrée (« … Charles VIII was the first European monarch on record to commission a ap for purpose of strategic planning », Richard L. Kagan, Benjamin Schmidt, « Maps and the Early Modern State : Official Cartography », dans The History of Cartography…, t. III, Chicago-Londres, 2007, p. 665). 58 « La “Descrizione” … », p. 238.

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de propagande destiné à faciliter la compréhension d’une expédition à l’attention de ceux qu’il convenait de convaincre de son opportunité et des possibilités concrètes de sa mise en œuvre. Elle offre au regard, de façon symbolique, le théâtre d’ensemble des opérations qui paraît d’autant plus correspondre à la réalité qu’il est argumenté dans et par un texte : tel est le moyen dont usent subtilement les ordonnateurs des deux manuscrits pour parvenir à convaincre par une évidence soigneusement construite à l’aide de deux moyens, le texte et la carte. Les deux manuscrits sont de facture assez luxueuse, et ils portent pour l’un les armes de Guillaume Briçonnet, principal conseiller de l’entreprise italienne et pour l’autre celles d’un personnage aristocratique59. C’est probablement un personnage (ou un groupe de personnages) de l’entourage royal qui rassembla ces travaux (que Sigault soit ou non l’auteur de la carte), pour appuyer la propagande en faveur d’une expédition – quelle que fût la date de celle-ci, entre le retour du roi et sa mort. Or persuader par le moyen d’une carte n’était pas une nouveauté. Les exilés napolitains favorables aux Angevins arrivés à la cour en 1490 prirent langue avec des grands seigneurs français réputés pour leurs capacités militaires et recoururent à la carte pour les convaincre de la facilité du projet de conquête : le prince de Salerne Antonello Sanseverino leur « montra en peinture la situation du royaume et la façon de l’attaquer, avec une armée terrestre et une armée navale », comme le rapporte le nonce pontifical60. La carte d’Italie montre de même, de façon générale, la situation politique de l’Italie et la façon de l’attaquer. Un excursus à propos d’une autre carte d’Italie à la fonction différente ne sera pas inutile. Elle est attachée à Louis XII, conquérant du Milanais et d’une grande partie de la péninsule. Une statue de Lorenzo da Mugiano datant de 1508, qui ornait le château de Gaillon, représente le roi en imperator, portant la lorique décorée de scènes guerrières et le cingulum militare. Il tient dans la main gauche une tablette où l’Italie (« IT ») est figurée schématiquement, encadrée par les monts et la mer, les principales cités identifiées par les deux premières lettres de leur nom en capitales : IA(nua), MI(lano), VE(nezia), FI(renze), R(oma), RE(ggio ?) et par des attributs : tour du port de Gênes, dôme de Milan, campanile de Venise, baptistère de Florence, Colisée, un édifice qui représente probablement Naples61. La tablette symbolise le pays conquis par le roi, à la manière des représentations supposées cartographiques qui accompagnaient les triomphes des imperatores romains. Rien de tel dans la carte d’Italie dont il est ici question. Loin d’avoir une fonction symbolique de célébration, la carte des manuscrits est purement informative ; 59 « Stemma comitale, sicuramente non cardinalizio » selon Carlo Felice Capello, « La “Descrizione degli itinerari alpini” di Jacques Signot… », p. 229. 60 « Ipse ardenter eos incitat, et in pictura descripsit situm regni modumque illud oppugnandi maritimo atque terrestri itinere. », 18 février 1490 (Pierre Luc, « Un appel du pape Innocent VIII au roi de France (1489) », Mélanges d’archéologie et d’histoire, 56 (1939), p. 345). 61 Voir Robert W. Scheller, « Gallia Cisalpina : Louis XII and Italy 1494-1508 », Simiolus, 15 (1985), p. 56-57 et fig. 33 ; Anne-Marie Lecoq, François Ier imaginaire. Symbolique et politique à l’aube de la Renaissance, Paris, Macula, 1987, p. 19 ; Nicole Hochner, Louis XII. Les dérèglements de l’image royale (1498-1515), Seyssel, Champ Vallon, 2006, p. 107-108 et fig. 12 ; Yves Bottineau-Fuche, Georges Ier d’Amboise 1460-1510. Un prélat normand de la Renaissance, Rouen, Éditions PTC, 2005, p. 118-119 – Dans le même genre d’imaginaire impérial antique, on peut évoquer la représentation de l’Italie prise dans un filet avec ses principales cités qui ornait le sommet d’un arc près de la cathédrale, lors de l’entrée de Louis XII à Milan (Marino Sanudo, Diarii 1496-1533, t. III, Venise, 1881, p. 261 sq.).

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elle n’est qu’un élément d’une stratégie de propagande et de persuasion, et elle ne prend sens qu’avec la description de l’Italie à laquelle elle est directement rattachée dans les manuscrits de Londres et de Turin. Un arrière-plan culturel : la géographie des hérauts d’armes ? La nature politique de la géographie transmise et le recours à la carte comme un élément propre à convaincre permettent peut-être de préciser la culture de Sigault et de ses commanditaires. On ne peut qu’être frappé, en effet, par la similitude de ces caractères avec ceux de la géographie des hérauts d’armes. Les fonctions de ces personnages étaient variées : organisation des cérémonies aristocratiques et royales, tenue des registres de noblesse, mais aussi port des messages et missions diplomatiques62. Ils devaient connaître les langues, les pays et les coutumes de leurs habitants. Ainsi Pierre Choque, roi d’armes d’Anne de Bretagne, dans son compte rendu d’un voyage en Hongrie dans la suite d’Anne de Foix destinée à épouser le roi Ladislas VI (1502), décrit rapidement et exactement plusieurs villes d’Italie, de Dalmatie et de Croatie, portant particulièrement son attention sur leur site, leur taille, leurs fortifications et les cours d’eau63. Il s’intéresse à la topographie, mais aussi à la vie économique, aux productions agricoles, minières, halieutiques et au commerce, ainsi qu’à l’organisation sociale et politique. Sa familiarité avec les cartes est en outre attestée par une remarque sur le Danube. Il relève que la plaine bordant le fleuve est fréquemment inondée, « car c’est l’un des plus grans [fleuves] tant de longueur, largeur et profondeur que je veyz jamais ; car il va cheoir jusques à Constantinople, ainsy que apert par la quarte marine qui de ce fait mension. » Plusieurs hérauts ont laissé des textes de géographie descriptive. Gilles le Bouvier, au service de Charles VII comme « héraut Berry », est l’auteur d’une Description des pays où la géographie humaine est à l’honneur. La topographie ouvre l’exposé consacré à chaque « pays », étudié ensuite sous les aspects des divisions administratives, du peuplement et des mœurs des habitants. Tous les textes émanés de hérauts ont des traits communs, tant dans les modes de perception que par les outils utilisés : l’attention portée aux réalités topographiques et humaines, la capacité à structurer l’espace en fonction du relief et du modelé (montagnes, cours d’eau), l’usage de cartes64. Une qualité essentielle des hérauts était en outre leur capacité à débrouiller la complexité des rapports féodaux. Sigault fait preuve d’une grande attention aux rapports de dépendance et accorde aux différents

62 Patrick Gautier Dalché, « La géographie des hérauts d’armes », dans « Les représentations de l’espace en occident de l’antiquité tardive au xvie siècle », Annuaire de l’École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 144 (2013), pp. 86-94. 63 Antoine Le Roux de Lincy, « Discours des cérémonies du mariage d’Anne de Foix de la maison de France avec Ladislas VI roi de Bohème et de Hongrie », Bibliothèque de l’École des chartes, 21 (1861), pp. 156-185 et 422-439 ; voir Patrick Gautier Dalché, « Les cartes marines comme source de réflexion géographique au xve siècle », dans Maps and Travel. Knowledge, Imagination, and Visual Culture, Ingrid Baumgärtner, Nirit Ben-Aryeh Debby, Katrin Kogman-Appel (dir.), Berlin, De Gruyter 2019 (Das Mittelalter, 9), pp. 165-188. 64 Patrick Gautier Dalché, « La géographie des hérauts d’arme ».

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seigneurs leurs titres exacts65. Secrétaire de Roberto da Sanseverino, personnage influent en Italie du Nord, connaisseur de la géographie de l’Italie, ses travaux reflètent la même conception pratique de la géographie que celle des hérauts. De là à conclure qu’il aurait exercé cet office de héraut d’armes, il y a un pas que l’état de la documentation ne permet pas de franchir. La fortune de Jacques Sigault Quoi qu’il en soit, l’œuvre de Jacques Sigault n’est pas restée sans postérité. Les éditions de 1539 (Paris, chez Alain Lotrian) et postérieures ont parfois conduit à lui attribuer une Division du monde qui présente deux caractères : elle a une forte empreinte humaniste ; et elle manifeste un véritable crime géographique ‒ du moins pour les historiens et géographes conséquents qui l’en accusent : l’Amérique ne s’y trouve pas. Plus sérieusement, on constate que des œuvres sûrement attestées de Sigault ont été mises à profit, et cela en divers genres66. C’est d’un autre aspect des possibles travaux « statistiques » de Sigault, plus technique, que s’inspira peut-être un personnage fort mal connu, Louis Boulengier d’Albi. Il est l’auteur d’un projet de réforme équitable de la fiscalité fondé sur la mesure de la surface du royaume et de sa population, présenté comme effectué sur l’ordre du roi67. Ce projet a vraisemblablement connu plusieurs versions, difficiles à identifier car les imprimés ont disparu et les manuscrits n’en transmettent qu’une faible partie. On en connaît une version de 1514 qui avait la forme d’un « rollet », partiellement transcrite par Pierre Pithou ; ce rouleau contenait une « petite charte ou description en taille douce du royaume de France »68. Il a en outre existé deux éditions signalées par les bibliographes du Verdier et La Croix du Maine, l’une en 1525 à Lyon, l’autre à Toulouse en 156569. On conserve l’introduction transmise par deux témoins manuscrits qui exposent la méthode suivie70. En 1535, chez Jehan Mentcle de Sonlu, imprimeur lyonnais, Boulangier fit paraître une Description de la quarte gallicane avec le nombre des archevêchés, évêchés… sous forme de listes, qui ne se bornent pas au royaume de France et touchent aussi les États bourguignons et l’Italie. Dans ce dernier cas, on a assuré que les travaux de Sigault ont été utilisés par Boulengier, ce qui demande vérification71. La liste des revenus de l’Église peut-être publiée par le premier a certes pu influencer Boulangier, mais des rapports sont difficiles à établir, et sans aucun 65 Saint-Bonnet en Champsaur « souloit estre duché et à présent ledict Champsaur n’est que simple châtellenie » (Léon Gabriel Pélissier, « Un traité de géographie économique… », p. 684 ; Merceron, « Description des passages des Alpes… », p. 183). 66 Ajoutons que, selon J. Bonnerot, Charles Estienne utilisa pour sa Guide des chemins de France (1553) un itinéraire de Paris à Rome par le Mont-Cenis intitulé Sensuyt le chemin de Paris à Lyon…, qui se retrouve dans l’édition de 1515 mais avait eu une édition antérieure, vers 1500 (La Guide des chemins de France de 1553 par Charles Estienne, t. I, Paris, 1936, p. 28-29). 67 Olivier Cabayé, « Un humaniste méconnu : Loys Boulengier d’Albi, mathématicien, cosmographe et géographe », Revue historique, 305 (2012), pp. 671-693. 68 BnF, coll. Dupuy 233, fo 3r ; 838, fo 167r. 69 La bibliothèque française d’Antoine du Verdier, seigneur de Vauprivas…, Lyon, 1585, p. 791 ; Les bibliothèques françaises de la Croix du Maine et de du Verdier…, nouvelle éd. par M. Rigoley de Juvigny, t. II, 1772, p. 45. 70 BnF, fr. 17427 ; L. Cimbet, F. Danjou, Archives curieuses de l’histoire de France depuis Louis XI jusqu’à Louis XVIII, 1re série, t. VI, Paris, 1835, pp. 345-349. 71 Olivier Cabayé, « Loys Boulengier d’Albi… », p. 681.

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doute plus complexes encore qu’il n’y paraît. En effet, l’édition de la Division du monde de 1539 contient, après la description de l’Italie de Sigault, deux listes qui rappellent les intérêts de ce dernier : une Division de Gaule avec le nom des citez et des villes principalles et des fleuves et rivières plus renommés en icelle, et Les noms des archeveschez, eveschez et abbayes du royaume de France et domaine d’iceluy, avecque la taxe du vacant d’icelle qui reproduit, en français, la liste identique de l’édition de 1515. D’autre part, l’expression « quarte gallicane » de l’impression lyonnaise est aussi employée dans le titre d’ensemble du volume de 153972. Nous sommes en terrain plus solide avec un signe remarquable de la fortune de Sigault. Un certain Johannes Molinari, originaire de Tournai, fut chargé par Germain de Ganay († 1520) de traduire sa description de l’Italie fidèlement, sans rien y ajouter. Le manuscrit latin 4845 de la Bibliothèque nationale, daté de 1508 et probablement copié de la main même de Molinari, contient cette traduction, sous le titre Compendiaria descriptio Italiae, suivie de la liste des revenus tirés de l’Italie (Epitome sive compendium quoddam eorum proventuum pecuniarumve que per singulos annos ex Italia colliguntur)73. Le texte est dédié à Jean de Ganay, frère de Germain, conseiller au Parlement et chancelier de France. Il était dès longtemps intéressé aux affaires italiennes. Du temps de Charles VIII, il avait été du nombre des partisans de l’Entreprise. Il avait participé au côté du roi à l’expédition et avait été nommé chancelier du royaume de Naples, avant de faire partie des négociateurs du traité de Verceil. L’auteur, Johannes Molinari, originaire de Tournai, était familier de Germain de Ganay et de son frère Jean74. Comme l’indique la lettre de dédicace datée du 8 juin 1508 où il cite Lefèvre d’Étaples, l’historien Paul Émile et le poète Fauste Andrelin, il appartenait aux milieux humanistes parisiens et fréquentait le Collège du cardinal Lemoine. Or Paul Émile, historiographe du roi, et Fauste Andrelin, poète quasi officiel, tous deux naguère pensionnés par Charles VIII, étaient d’actifs propagandistes de la reprise des hostilités : l’un préparait son De rebus gestis Francorum, l’autre exaltait dans ses poèmes et ses épîtres les victoires françaises au-delà des monts, notamment la capture du More (De captivitate Ludovivi Sphorcie). Briçonnet, le premier partisan de l’Entreprise sous Charles VIII, était en rapport avec Lefèvre d’Étaples75. Les textes de Sigault, dont le prélat possédait un exemplaire, ne pouvaient manquer d’intéresser des humanistes en relation avec la cour et au fait de ses projets. Molinari ne paraît pas avoir tenu grand compte de l’original dont il regrettait le manque d’élégance. Il le qualifiait, avec un certain mépris, de « quantulacumque lucubratiuncula » et notait qu’il lui avait coûté un travail – et un ennui – disproportionnés… La date de la traduction permet de comprendre la réapparition de la description de l’Italie. Nous sommes entre l’annexion de Gênes révoltée (avril 1507) et le traité de Cambrai

72 La Division du monde, contenant la declaration des provinces et régions d’Asie, Europe et Aphricque, ensemble les passaiges, lieux et destroictz par lesquelz on peut entrer et passer de Gaulle es parties d’Italie. Traictant de plusieurs belles matieres… par lesquelles on pourra facillement avoir la description de la charte gallicane. 73 Je suis reconnaissant à Nathalie Bouloux qui m’a signalé ce manuscrit en m’indiquant sa parenté avec l’œuvre de Sigault. 74 Jean Noël Paquot, Mémoires pour servir à l’histoire des Dix-Sept provinces des Pays-Bas, de la principauté de Liège et de quelques contrées voisines, t. II, Louvain, 1768, p. 403. Le manuscrit a appartenu à un membre de la famille Choysnin, soit Jean, secrétaire de Montluc, évêque de Valence soit François, au service de Marguerite de Navarre et compagnon de Bernard Palissy. 75 Bernard Chevalier, Guillaume Briçonnet…, p. 324.

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(décembre 1508), au moment où, allié avec l’empereur et le pape, Louis XII prépare une nouvelle descente en Italie, cette fois contre Venise. La description de l’Italie pouvait encore être propre à justifier l’expédition, car elle énumérait dans le détail les usurpations des Vénitiens à l’encontre des autres puissances, notamment les villes de Pouille et le royaume de Chypre. Tout comme l’édition de 1507 à laquelle est jointe une Chronique de Gênes qui se termine par la prise de la ville et l’entrée de Louis XII, la traduction témoigne d’un intérêt renouvelé de la part de personnages proches du roi et de ses conseillers ou de ses envoyés, tel le cardinal Briçonnet. Mais cet intérêt prend la forme d’un remaniement à la mode humaniste. L’effort principal de Johannes Molinari consiste à identifier les toponymes en vulgaire et à les rendre en bon latin, avec l’aide de Pline, Solin, Strabon, Ptolémée chez les Anciens, Biondo Flavio, Bartolomeo Platina et Sabellicus chez les modernes76. Il suit donc les habitudes intellectuelles de l’humanisme italien en matière de géographie, en confrontant les données antiques et les modernes, pratique devenue, dans la France de la fin du xve et du début du xvie siècle, le modèle en matière de recherches géographiques. Dans le même contexte historique, vers 1509, le passage de la description de l’Italie sur les usurpations vénitiennes fut entièrement repris et cette fois mis en vers par Pierre Gringore, dans un poème intitulé L’entreprise de Venise77. Le poème se termine par des invectives annonçant le châtiment mérité des Vénitiens par les principales puissances. C’est une œuvre de propagande royale, parmi bien d’autres produites après la conquête, notamment le Voyage de Gênes de Marot. Conclusion Dans le cadre des entreprises italiennes de Charles VIII et de Louis XII, les œuvres de Jacques Sigault n’ont pas cessé d’être modifiées et remaniées en fonction de la situation politique et des relations internationales. Pour la même raison, elles connurent une fortune notable. Plutôt que d’inférer, comme le fit une historiographie très imaginative, qu’il exerça des fonctions de « cartographe » ou d’« arpenteur », plutôt que d’imaginer qu’il fut chargé de « reconnaître » les cols des Alpes, la réalité documentaire contraint à se borner à une conclusion modeste. Leur auteur, originaire du Dauphiné, introduit dans les milieux dirigeants de France et d’Italie, servait d’agent à la monarchie française depuis le règne de Louis XI. Ses travaux portent la marque d’une conception de la géographie politique qui était répandue dans ces milieux et dont témoignent les élaborations des hérauts d’armes – qu’il eût appartenu ou non à cette catégorie, il partageait et maîtrisait les éléments de leur culture géographique. Par la suite ses œuvres connurent une fortune notable ; un signe de leur succès est qu’elles furent parfois agrémentées selon les habitudes humanistes par de nombreuses références aux auteurs antiques, d’ailleurs déjà discrètement présents dans ses productions originales.

76 Les Vitae pontificum, l’Historia urbis Mantuæ Gonziacae familiæ de Bartolomeo Sacchi, ainsi que les recherches topographiques de Marco Antonio Sabellico en Vénétie et ses Annotationes in Plinium (1487) furent donc mises à contribution selon le traducteur. 77 Cynthia J. Brown, Pierre Gringore, œuvres polémiques rédigées sous le règne de Louis XII, Genève, Droz, 2003, pp. 123-151. L’édition originale est sans lieu, nom et date.

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La carte jointe à ses textes, qui est peut-être de lui, n’est pas une « carte des cols des Alpes ». C’est une présentation d’ensemble des dominations installées de la péninsule et une image des « entrées » par lesquelles on y peut parvenir. Ces « entrées », ce ne sont donc pas les cols eux-mêmes, mais bien les chemins qui mènent vers les États italiens. Il est peu crédible qu’il s’agisse d’une « carte stratégique » destinée à planifier l’expédition. Il existait à l’époque de nombreuses cartes d’Italie, à l’échelle plus grande et bien plus précises, à partir desquelles il aurait été possible de raisonner sur les chemins à prendre, les obstacles à éviter et les manœuvres de l’armée, ce que la carte de Sigault ne permet nullement. Quoi qu’il en soit, antérieure à l’Entreprise, elle fut réutilisée en vue de convaincre les opposants à une nouvelle expédition, dans la familiarité de Guillaume Briçonnet et d’autres personnages qu’il est impossible d’identifier. Un examen plus approfondi de la tradition complexe de ses œuvres permettra peut-être d’affiner le portrait de Jacques Sigault et de préciser davantage les rapports entre la carte, la description des passages et celle de l’Italie.

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La représentation du Nil et de ses sources dans l’œuvre d’al-Suyūṭī (1445-1505) Essai de généalogie d’une carte régionale* Il n’est pas inutile de rappeler, à l’entame de cette contribution, que les plus anciens témoins conservés de la cartographie arabe relèvent de la cartographie régionale. Je veux parler des quatre cartes incluses dans le manuscrit strasbourgeois du Kitāb ṣūrat al-arḍ d’al-Ḫwārizmī (daté de 1037) représentant respectivement la mer d’Azov, l’Océan (al-baḥr al-muẓlīm, la « mer ténébreuse »), l’île imaginaire du Joyau (ǧazīrat al-Ǧawhar/al-Yāqūt) et enfin le Nil (Fig. 1)1. Si les trois premières n’ont guère connu de postérité, la dernière constitue en revanche le premier témoin d’une longue tradition de représentations individualisées du fleuve égyptien qu’il convient de distinguer d’emblée d’autres traditions cartographiques. Elle diffère d’abord des cartes régionales produites par les représentants de l’« école » dite d’al-Balḫī, qui fleurit au xe siècle2, et ce pour deux raisons. La première tient à leur objet même qui n’est pas le Nil proprement dit, mais l’Égypte en tant que province de l’empire islamique. Ainsi, même lorsque le Nil fait l’objet d’une attention particulière, comme c’est le cas chez Ibn Ḥawqal qui offre une description particulièrement détaillée du delta, la carte présente une vision tronquée du fleuve, limitée à son cours égyptien3. La seconde raison tient aux fondements intellectuels de cette école cartographique





* Tous mes remerciements vont aux organisateurs du colloque de Tours, Nathalie Bouloux, Jean-Charles Ducène et Stéphane Boissellier pour leur invitation à ces stimulantes journées. Je suis tout particulièrement redevable à Nathalie Bouloux pour sa patience lors des dernières étapes de la publication. 1 Strasbourg, Bibliothèque nationale et universitaire, 4227, fo 30v-31. Gerald R. Tibbetts, « The Beginnings of a Cartographic Tradition », The History of Cartography, vol. 2, Book 1, Cartography in the Traditional Islamic and South Asian Societies, Chicago, University of Chicago Press, 1992, pp. 105-106. 2 Gerald R. Tibbetts, « The Balkhī School of Geographers », The History of Cartography. Vol. 2, Book. 1 Cartography in the traditional Islamic and South Asian societies, Chicago, University of Chicago Press, 1992, pp. 108-136. Sur le plus célèbre représentant de cette école, al-Iṣṭaḫrī, voir dernièrement Nadja Danilenko, Picturing the Islamicate World : the Story of “al-Iṣṭakhrī’s” Book of Routes and Realms, Leiden, Brill, 2021. 3 Jean-Charles Ducène, « Le delta du Nil dans les cartes d’Ibn Ḥawqal », Journal of Near Eastern Studies, 63/4 (2004), pp. 241-256 ; John P. Cooper, The Medieval Nile. Route, Navigation, and Landscape in Islamic Egypt, Cairo-New York, AUC Press, 2014, pp. 23-25, 43-99. Robin Seignobos  •  Université Lumière Lyon 2 – CIHAM Territoires, régions, royaumes. Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle), éd. par Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène, Turnhout, 2022 (Culture et société médiévales, 40), pp. 187–208. © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.131071

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Fig. 1. Carte du Nil provenant du K. ṣūrat al-arḍ d’al-Ḫwārizmī. Strasbourg, Bibliothèque nationale et universitaire, ms. 4247, fo 30v-31 (daté de 1037). (Coll. et photo BNU Strasbourg).

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davantage marquée par l’influence des conceptions iraniennes de l’espace que par celle de la géographie mathématique d’inspiration hellénistique dont se réclame al-Ḫwārizmī. Cette tradition doit aussi être distinguée, selon moi, des cartes de section accompagnant les manuscrits de l’œuvre d’al-Idrīsī, qui, bien qu’elles renouent ouvertement avec l’héritage « ptoléméen », ne dépeignent pas le Nil de façon individualisée mais comme partie d’un tout, l’œcoumène dans son entier4. Parmi les cartes se rattachant à la tradition ptoléméenne au sens large et ayant pour objet le seul Nil, il est possible de distinguer quatre familles en fonction des œuvres ou des auteurs auxquels ces figures sont associées. 1. La carte du Nil figurant dans le manuscrit unique de l’œuvre géographique d’al-Ḫwārizmī, déjà évoquée plus haut, forme à elle seule un groupe à part entière5. 2. Une carte du Nil, malheureusement très endommagée, apparaît également dans le Kitāb ġarāʾib al-funūn wa-mulāḥ al-ʿuyūn composé dans la première moitié du xie siècle et transmis pas un manuscrit du début du xiiie siècle conservé à la Bodleian Library (Fig. 2)6. 3. Viennent ensuite les cartes incluses dans deux manuscrits d’un abrégé anonyme du Kitāb ṣūrat al-arḍ d’Ibn Ḥawqal, probablement achevé entre 1140 et 11847, qui comporte un ajout sur les sources du Nil provenant d’un « traité de géographie » (risāla ǧuġrāfiyā) et illustré par une carte similaire à celle d’al-Ḫwārizmī (« Ibn Ḥawqal III » dans la typologie de Gerald Tibbetts)8 (Fig. 3). 4. Nous disposons enfin des cartes associées aux manuscrits d’au moins deux œuvres du polygraphe égyptien al-Suyūṭī, objets du présent travail.









4 Ahmad Maqbul, « Cartography of al-Sharīf al-Idrīsī », Cartography in the Traditional Islamic and South Asian Societies…, pp. 156-174. Sur les représentations du Nil chez al-Idrīsī voir plus particulièrement Jean-Charles Ducène, « Le delta du Nil dans les cartes d’al-Idrīsī », Zeitschrift der deutschen morgenländischen Gesellschaft, 154 (2004), pp. 57-70 ; Yossef Rapoport, Emilie Savage-Smith, Lost Maps of the Caliphs. Drawing the World in Eleventh-Century Cairo, Oxford, Bodleian Library, 2018, pp. 101-124 ; Robin Seignobos, « L’île de Bilāq dans le Kitāb Nuzhat al-Muštāq d’al-Idrīsī (xiie siècle) », Afriques – Débats, méthodes et terrains d’histoire, 2 (2010)  ; John P. Cooper, The Medieval Nile…, pp. 23-25, 43-99. 5 On ignore si la carte du Nil faisait bien partie de la composition originale puisque celle-ci n’est jamais expressément évoquée dans le texte. Selon Hans von Mžik, premier éditeur du texte, cette carte aurait été ajoutée par le copiste du manuscrit de Strasbourg, en même temps que les trois autres cartes régionales, ce que conteste Gerald Tibbetts qui pense que la conception de ces cartes est bien antérieure et pourrait même remonter à al-Ḫwārizmī lui-même. Gerald R. Tibbetts, « The Beginnings… », p. 106. 6 Oxford, Bodleian Library, MS Arab c. 90, fo 42. Kitāb ġarāʿib al-funūn wa-mulaḥ al-ʿuyūn, Yossef Rapoport, Emilie Savage-Smith (éds), An Eleventh-Century Egyptian Guide to the Universe : the Book of Curiosities, Leiden, Brill, 2013, pp. 87-89, 494-495. Il est à noter que l’autre manuscrit conservé de la même œuvre devait comprendre une version simplifiée de cette carte qui est néanmoins restée inachevée (Damas, Maktabat al-Assad al-Waṭanīya, MS 16501, fo 119v). On hésite, par ailleurs, à y adjoindre le singulier diagramme représentant les lacs formant les sources du Nil car cette image relève, selon moi, d’une conception tout à fait différente de celle des cartes dépeignant le cours du Nil proprement dit. Oxford, Bodleian Library, MS Arab c. 90, fo 40 ; Kitāb ġarāʿib al-funūn…, pp. 96-97, 488-489. 7 Jean-Charles Ducène, EI3, s.v. « Ibn Ḥawqal », 2017 [en ligne]. 8 Paris, Bibliothèque nationale de France, Arabe 2214, fo 13v ; Istanbul, Süleymanye Kütüphanesi, Ayasofya 2934, fo 26r. Gerald R. Tibbetts, « Later Cartographic Developments », Cartography in the traditional Islamic and South Asian societies…, pp. 137-139.

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Fig. 2. Carte du Nil provenant du K. ġarāʾib al-funūn. Oxford, Bodleain Library, Arab c. 90, fo 42a (xiiie s.) (The Bodleian Library, University of Oxford).

Si ces cartes particulières du Nil ont souvent été évoquées et reproduites, notamment celle d’al-Ḫwārizmī, rares ont été les études qui leur ont été spécifiquement consacrées. Parmi les contributions les plus significatives il convient de signaler le chapitre du récent ouvrage de Yossef Rapoport et d’Emilie Savage-Smith traitant des représentations du Nil dans le Kitāb ġarāʾib al-funūn envisagées dans la perspective plus large des évolutions de

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Fig. 3. Carte du Nil provenant de l’abrégé du K. ṣūrat al-arḍ d’Ibn Ḥawqal. Paris, Bibliothèque nationale de France, Arabe 2214, fo 13v (daté de 1445-1446). © BnF.

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cette tradition cartographique depuis ses débuts avec al-Ḫwārizmī jusqu’à al-Idrīsī au xiie siècle9. Ce travail n’inclut donc pas ses développements plus tardifs et notamment les cartes figurant dans les manuscrits d’al-Suyūṭī qui constituent le point de départ de cette enquête. Le cheminement régressif que nous proposons de suivre a pour but de retracer la généalogie de cette famille cartographique. Curieusement, nous verrons que sa source immédiate est à rechercher dans la littérature médicale et non géographique puisqu’elle remonte au commentaire au Canon d’Avicenne d’Ibn al-Nafīs (m. 1288) auquel al-Suyūṭī a eu accès à travers l’œuvre d’un certain ʿIzz al-Din Ibn Ǧamāʿa (m. 1416), membre d’une influente famille d’oulémas cairotes. Si Ibn al-Nafīs lui-même n’indique pas la source sur laquelle il se fonde, il n’en reste pas moins possible de distinguer dans son texte et dans les cartes qui lui sont associées les éléments d’origine « ptoléméenne », communs à l’ensemble de la tradition, des adaptations et ajouts plus récents que l’on ne trouve pas chez al-Ḫwārizmī et ses émules. Ces observations invitent à questionner les relations complexes entre descriptions textuelles et cartes au sein de cette famille cartographique, et à nous interroger sur les liens – moins lointains qu’il n’y paraît –, que ces avatars tardifs entretiennent avec la tradition antique dans son acception la plus large. Le Nil dans l’œuvre d’al-Suyūṭī : description textuelle et représentation figurée Ǧalāl al-Dīn al-Suyūṭī (1445-1505) est un savant particulièrement prolifique dont l’œuvre foisonnante, touchant à presque tous les domaines du savoir, résiste à ce jour à toute tentative d’inventaire définitif10. Parmi les quelque 500 ouvrages ou opuscules qui lui sont attribués figure le Kawkab al-rawḍa fī taʾrīḫ al-Nīl wa ğazīrat al-Rawḍa, ample traité consacré au Nil et à l’île cairote de Rawḍa où al-Suyūṭī a grandi et où il s’est retiré à la fin de sa vie afin de se consacrer à son œuvre11. L’ouvrage, dont la rédaction est achevée en 149012, s’inscrit explicitement dans un sous-genre littéraire qui connaît un important développement à l’époque mamelouke, celui des traités spécifiquement consacrés au Nil

9 Yossef Rapoport, Emilie Savage-Smith, Lost Maps of the Caliphs…, pp. 101-124. 10 Sur cet auteur, voir dernièrement Al-Suyūṭī, a Polymath of the Mamlūk Period : Proceedings of the Themed Day of the First Conference of the School of Mamlūk Studies (Ca’ Foscari University, Venice, June 23, 2014), Antonella Ghersetti (éd.), Leiden, Brill, 2017. Pour une tentative de recensement et une appréciation générale de la réception de son œuvre voir Marlis J. Saleh, « Al-Suyūṭī and his Works : Their Place in Islamic Scholarship from Mamluk Times to the Present », Mamlūk Studies Review, 5 (2001), pp. 73-89 ; Aaron Spevack, « Jalāl al-Dīn al-Suyūṭī », Joseph Edmund Lowry, Devin J. Stewart (éds), Essays in Arabic Literary Biography, Wiesbaden, Harrassowitz, 2009, pp. 386-409. Nous n’avons malheureusement pas pu avoir accès à l’inventaire plus complet de Muḥammad b. Ibrāhīm al-Šaybānī, Aḥmad Saʿīd al-Khāzindār, Dalīl maḫṭūṭāt al-Suyūṭī wa-amākin wujūdihā, Kuwayt, Markaz al-maḫṭūṭāt wa-l-turāṯ wa-l-waṯāʾiq, 1995. 11  Il existe deux éditions de cette œuvre dont aucune ne peut être jugée pleinement satisfaisante du point de vue philologique. Al-Suyūṭī, Kawkab al-rawḍa fī ta’rīkh al-Nīl wa-ǧazīrat al-Rawḍa, éd. Muḥammad al-Šistāwī, al-Qāhira, Dār al-Āfāq al-ʿArabiyya, 2002 ; Idem, Kawkab al-rawḍa fī ta’rīkh ǧazīrat Miṣr al-musamma bi-l-Rawḍa, Muṣṭafā al-Šakʿa, Maǧdā ʿAšūr (éds), al-Qāhira, Dār al-Miṣriyya al-Lubnāniyya, 2008. 12 Al-Suyūṭī, Kawkab al-rawḍa fī ta’rīkh al-Nīl…, p. 538 ; Idem, Kawkab al-rawḍa fī ta’rīkh ǧazīrat Miṣr…, p. 752.

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Fig. 4. Carte du Nil provenant du Kawkab al-rawḍa d’al-Suyūṭī. Paris, Bibliothèque nationale de France, arabe 2268, fo 31v (daté de 1514) © BnF.

et, plus largement, aux singularités et merveilles égyptiennes13. Bien qu’elle ne soit pas toujours signalée dans les catalogues, de nombreux manuscrits transmettant le Kawkab al-rawḍa contiennent une représentation schématique du fleuve figurant dans un chapitre consacré aux différentes opinions émises au sujet de l’origine du Nil et des causes de sa crue (Fig. 4-5). L’image vient illustrer une description sommaire du cours du Nil depuis ses sources jusqu’à ses principales bouches dans le delta14. Il est à noter que la même illustration apparaît également dans certains manuscrits de son histoire de l’Égypte, le Ḥusn al-muḥāḍara fī aḫbār Miṣr wa-l-Qāhira, dans un contexte similaire et précédé du

13 Pour un aperçu général de cette littérature voir Stefan Conermann, « Lebensspender, Stätte der Erinnerung, Gedächtnisort : Der Nil während der Mamlukenzeit (1250-1517) », Mamlukica : Studies on the History and Society of the Mamluk Period, Stefan Conermann (éd.), Bonn, 2013, pp. 275-316 ; Robin Seignobos, « Le fleuve comme lieu de mémoire : le Nil dans la littérature arabe d’époque mamelouke (xive-xvie siècle) », Égypte. Afrique et Orient, 88 (2017), pp. 45-52. 14 Al-Suyūṭī, Kitāb kawkab al-rawḍa fī ta’rīkh al-Nīl…, pp. 126-127 ; Idem, Kawkab al-rawḍa fī ta’rīkh ǧazīrat Miṣr…, pp. 188-189.

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Fig. 5. Carte du Nil provenant d’une copie partielle du Kawkab al-rawḍa d’al-Suyūṭī.Yale, Beinecke Library, Landberg 365, f. 8 (daté de 1655). (Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University).

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même texte, ce qui n’a rien de très étonnant car al-Suyūṭī n’hésitait pas à remployer les mêmes matériaux dans plusieurs de ses ouvrages15. En raison du prestige attaché au nom d’al-Suyūṭī et de la très large diffusion dont a joui son œuvre, de son vivant même, les manuscrits susceptibles de contenir une copie de cette carte se comptent par dizaines16. L’inventaire que j’ai entrepris reste très partiel mais, même en me limitant aux manuscrits dont j’ai pu vérifier le contenu, on compte au moins une vingtaine de copies comportant la carte, copies dont les dates s’échelonnent entre le début du xvie et le xixe siècle17. Des recherches plus systématiques permettront, à n’en pas douter, d’identifier de nombreux autres témoins, à plus forte raison si l’on prend également en compte les cartes illustrant certaines œuvres plus tardives influencées par al-Suyūṭī comme la Tuḥfat al-ǧalīl/al-ḫalīl fī aḫbār Miṣr wa-l-Nīl de Muḥammad al-Ġazālī (fin xvie-début xviie siècle)18 ou la Rawḍa/Nuzha al-zahiyya fī ḏikr wulāt Miṣr wa-l-Qāhira al-muʿizziyya d’Ibn Abī al-Surūr al-Bakrī (m. ap. 1667)19. En dépit de l’adoption d’un canevas commun, la carte est évidemment susceptible de prendre des formes diverses selon les choix graphiques et le soin apporté à leur réalisation par les dessinateurs qui, dans bien des cas, sont aussi les copistes du manuscrit. Il n’est donc pas rare que la carte

15 Al-Suyūṭī, Ḥusn al-muḥāḍara fī tārīḫ Misṛ wa-l-Qāhira, M. Abu Fadḷ Ibrāhīm (éd.), al-Qāhira, Dār Ihỵ āʾ al-Kutub al-ʿArabiyya, 1968, vol. 2, pp. 352-353. La carte du Nil est reproduite à la fin du volume (sans indication du manuscrit utilisé). Si les cartes incluses dans le Ḥusn ne diffèrent pas fondamentalement de celles du Kawkab, on remarque que les premières s’inscrivent dans un cadre plus étendu en largeur qu’en hauteur tandis que celles du Kawkab sont généralement plus verticales. 16 Sans nullement prétendre à l’exhaustivité, signalons que les bibliothèques suivantes conservent au moins une copie (complète ou partielle) du Kawkab al-rawḍa : Berlin, Staatsbibliothek ; Le Caire, Dār al-Kutub ; Le Caire, Maktabat al-Azhar ; Le Caire, IFAO ; Cambridge, University Library ; Damas, Maktabat al-Assad al-Waṭaniyya ; Dublin, Chester Beatty Library ; Erfurt, Forschungsbibliothek Gotha ; Jerusalem, Khalidi Library ; Londres, British Library ; Médine, al-Ǧāmiʿa al-islāmiyya ; Oxford Bodleian Library ; Paris, Bibliothèque nationale de France ; Uppsala, University Library ; Vienne, Österreichische Nationalbibliothek ; Yale, Beinecke Library. 17 Signalons, en me limitant aux copies les plus anciennes auxquelles j’ai eu accès : Paris, BnF, Arabe 2266, fo 49 (début xvie s.), Arabe 2267, fo 46v (xvie s.), Arabe 2268, fo 31v (1514), Arabe 2270, fo 52 (1607) [consultables sur Gallica] ; Jerusalem, al-Maktaba al-Ḫalīdiyya, MS 34, fo 51v (xvie s. ?) [voir https://www.vhmml.org/ readingRoom/view/509773]. La carte figure également dans certaines copies partielles du Kawkab, par exemple : Yale, Beinecke Library, Landberg 365, fo 8 (1655) ; Le Caire, IFAO, Arabe 17, fo 7 (fin xixe-début xxe s., étroitement apparenté au précédent) [consultable à l’adresse suivante : https://www.ifao.egnet.net/ image/60/] ; Londres, British Library, Or. 1535, fo 12 (xvie-xviie s.). Les investigations que j’avais prévues de conduire, dans la première moitié de l’année 2020, à Dār al-Kutub et dans d’autres bibliothèques cairotes ont été malheureusement compromises par la crise sanitaire mondiale puis par mon départ définitif du Caire au mois de juillet de la même année. 18 Princeton, Princeton University Library, Garrett 184 H, fo 13 ; Alexandrie, Bibliotheca Alexandrina, 756 D [al-Taʾriḫ 150], fo 22. L’ouvrage, encore inédit à notre connaissance, était dédié au gouverneur ottoman d’Égypte Ḫiḍr Pāšā (1598-1601). Philip Kh. Hitti, Nabīh Amīn Fāris, Butrus ʿAbd al-Mālik, Descriptive Catalogue of the Garrett collection of Arabic Manuscripts in the Princeton University Library, Princeton, Princeton University press, 1938, p. 203 (no 616). 19 Ibn Abī al-Surūr al-Bakrī, Al-Nuzha al-zahiyya fī ḏikr wulāt Mịṣr wa-l-Qāhira al-muʿizziyya, ed. ʿAbd al-Rāziq ʿAbd al-Rāziq ʿĪsā, al-Qāhira, al-ʿArabī li-l-naṣr wa-l-tawzīʿ, 1998. Sur cet auteur et son œuvre voir dernièrement Adam Sabra, « al-Bakrī, Ibn Abī l-Surūr », dans Encyclopaedia of Islam THREE, K. Fleet, G. Krämer, D. Matringe, J. Nawas, E. Rowson [en ligne]. Nos investigations dans les œuvres et manuscrits d’Ibn Abī al-Surūr sont restées limitées. Signalons néanmoins les mss Oxford, Bodleian Library, Pococke 80 (daté de 1632) et Erfurt, Forschungsbibliothek Gotha, Or. A 1638 (daté de 1631) de la Rawḍa/Nuzha qui contiennent tous deux une carte du Nil tout à fait similaire à celle que l’on trouve dans les mss d’al-Suyūṭī (respectivement au fo 79v et au fo 77v).

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soit exécutée à main levée même si l’on note, dans d’autres manuscrits, un certain souci de régularité et d’équilibre, voire une véritable démarche ornementale20. Mais avant de nous pencher de plus près sur la carte intéressons-nous d’abord au texte qu’elle est censée illustrer : Le Nil prend sa source au mont de Lune (ǧabal al-Qamar) à 11° et demi au-delà de l’équateur (ḫaṭṭ al-istiwāʾ). Cette montagne s’étend sur 15°20’ et il sort des sources qui s’y trouvent dix rivières (anhār) qui se jettent dans un immense lac (buḥayra) circulaire. La distance entre son centre et le commencement de l’habitable (al-ʿimāra) à l’ouest est de 57° et celle entre ce même point et l’équateur, depuis le sud, est de 7°31’. Ces deux lacs sont de taille identique, leur diamètre est de 5°, et il sort de chacun d’eux quatre rivières qui se jettent dans un lac circulaire situé dans le premier climat. La distance entre le centre de ce dernier et le commencement de l’habitable à l’ouest est de 53°30’ et celle entre ce même point et l’équateur, au nord, est de 2° depuis le premier climat. Son diamètre est de 2°. Dans ce lac, chacune des embouchures de ces huit rivières est distincte des autres. Il sort ensuite de ce lac un fleuve unique, à savoir le Nil d’Égypte, qui traverse le pays des Nubiens. Il reçoit les eaux d’un autre fleuve provenant d’une source dont le centre se trouve sur l’équateur, dans un grand lac circulaire dont le diamètre est de 3°. La distance entre le centre de ce dernier et le commencement de l’habitable à l’ouest est de 71°. Lorsque le Nil dépasse la ville de Miṣr en direction de la ville appelée Šaṭanūf, il se divise en deux rivières qui se dirigent vers la mer salée (al-baḥr al-malīḥ). La première est appelée fleuve de Rosette (baḥr Rašīd) et l’autre fleuve de Damiette (baḥr Dumyāṭ). Lorsque ce dernier atteint al-Manṣūra, une branche se sépare pour former une rivière connue sous le nom de fleuve d’Ušmūn (baḥr Ušmūn) qui se jette dans le lac qui s’y trouve. Le restant se déverse dans la mer (al-baḥr al-māliḥ) à Damiette21. Dans un premier temps, al-Suyūṭī livre une description précise et détaillée du système des sources du Nil tel qu’il nous est connu depuis al-Ḫwārizmī. Conformément à la doxa ptoléméenne, le Nil prend sa source dans la « montagne de la lune » (ǧabal al-Qamar) d’où proviennent deux groupes de cinq cours d’eaux se jetant chacun dans un immense lac de forme circulaire. Quatre rivières s’échappent à leur tour de ces deux lacs pour se déverser dans un troisième, de dimension plus réduite, situé dans le premier climat. C’est de ce troisième lac – qui constitue, rappelons-le, une innovation par rapport à Ptolémée qui n’en connaissait que deux –, que naît le Nil proprement dit. Celui-ci s’écoule vers le nord en traversant la Nubie où il est rejoint par un affluent oriental du Nil prenant sa source d’un autre réservoir située sur l’équateur. Cette première partie de la description se caractérise par l’usage de coordonnées pour localiser et délimiter les êtres géographiques décrits (nous y reviendrons). Lorsque la description du cours du fleuve parvient à la hauteur du Caire – ou plus exactement de

20 Voir par exemple le ms. Paris, BnF, Arabe 1796, fo 171 (daté de 1661-1662) contenant le Ḥusn al-muḥāḍara (consultable sur Gallica). Une vingtaine de cartes du Nil provenant des manuscrits d’al-Suyūṭī sont reproduites sur le site https://pieterderideaux.jimdofree.com/8-contents-1451-1500/suyuti-1505/. Hélas, la provenance de ces images n’est jamais indiquée… 21 Al-Suyūṭī, Kitāb kawkab al-rawḍa fī ta’rīkh al-Nīl…, pp. 126-127 ; Idem, Kawkab al-rawḍa fī ta’rīkh ǧazīrat Miṣr…, pp. 188-189.

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Miṣr-Fusṭāṭ –, on note une rupture dans le mode d’énonciation qui n’emploie plus les coordonnées et devient alors beaucoup plus succinct. L’auteur ne fait qu’évoquer la division du Nil, au niveau de la localité de Šaṭanūf, en deux branches principales conduisant, l’une, vers Rosette et l’autre vers Damiette. Au sujet de la seconde, le texte précise simplement qu’un bras se détache de son cours principal, près du village d’al-Manṣūra, pour former une rivière connue sous le nom de Baḥr Ušmūn qui se jette dans un lac anonyme dans lequel on reconnaît sans difficulté le lac Manzala ou lac de Tinnis. Si l’on se tourne maintenant vers la carte, on constate que sa forme comme sa nomenclature présentent d’étroites correspondances avec le texte, même si les coordonnées ne sont pas reprises et n’ont manifestement pas été utilisées pour en tracer les contours (Fig. 4). On y retrouve ainsi la figure familière de la montagne de la Lune, le système des trois lacs et l’affluent oriental du Nil. La configuration du delta se révèle en revanche plus déroutante. On observe en effet que ses branches y sont alignées parallèlement les unes aux autres, voire jetées pêle-mêle, dans le quart inférieur gauche de la composition, sans tenir compte de leurs véritables orientations. Plus surprenant encore, la ligne marquant la limite du deuxième climat est confondue avec l’une des branches du fleuve. De même, la Méditerranée (al-baḥr al-māliḥ) ne se distingue pas clairement des autres ramifications du Nil et prend généralement, comme ces dernières, la forme d’une simple bande. Ces particularités pourraient s’expliquer par l’intervention de copistes maladroits mais le fait que tous les manuscrits que j’ai consultés, y compris les plus anciens, présentent, à des degrés divers, les mêmes déformations, plaident plutôt en faveur de la présence de ces anomalies dans l’exemplaire original22. Il faudrait néanmoins, pour y voir plus clair, démêler au préalable la tradition manuscrite particulièrement touffue des œuvres d’al-Suyūṭī. Étant donné le nombre important de copies en circulation, il n’est guère étonnant que, cette carte ait été la première du genre à être signalée par les orientalistes. Dès la fin du xviie siècle, Barthélemy d’Herbelot notait ainsi, sous l’entrée « Nil » de sa Bibliothèque orientale, l’existence d’une carte des sources du Nil incluse dans le Kawkab al-rawḍa d’al-Suyūṭī23. Deux siècles plus tard, le mathématicien Édouard Dewulf (1833-1896), alors commandant du génie en Algérie et orientaliste amateur, a fait paraître dans le Bulletin de la société de géographie une brève note sur le Kawkab al-rawḍa et la carte du Nil qu’il contient, d’après un manuscrit acquis par l’auteur auprès d’un barbier de Biskra24. La publication est accompagnée d’un fac-similé en couleur de la carte et d’un croquis explicatif. C’est sur cette documentation que se fonde Konrad Miller, dans les années 1920, lorsqu’il livre

22 Celles-ci figurent déjà dans le ms. Paris, BnF, arabe 2266, fo 49 dont la datation est estimée au début du xvie siècle ainsi que dans le Paris, BnF, Arabe 2268, fo 31v copié en 1514 par l’un des disciples d’al-Suyūṭī du nom de Muḥammad b. ʿAlī b. Aḥmad al-Dawūdī al-Mālikī qui affirme avoir travaillé à partir d’un manuscrit autographe de son maître. Georges Vajda, Notices des manuscrits Arabe 2055 à 2399, 1940-1969 [notices tapuscrites consultables en ligne sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8452212z/f.2.item#], pp. 63-65. 23 « Soïouthi nous a donné la figure de cette source dans son Livre intitulé, Caukeb alraoudhah. » Barthélémy D’Herbelot, Bibliotheque orientale, ou Dictionaire universel, contenant generalement tout ce qui regarde la connoissance des peuples de l’Orient […], Paris, Compagnie des libraires, 1697, p. 671. 24 Édouard Dewulf, « Note sur un manuscrit de Djellal-ed-din-es-Soiouti », Bulletin de la Société de géographie, 6e série, 9 (1875), pp. 449-459.

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sa propre transcription de la même carte dans ses Mappae arabicae25. Depuis lors, cette représentation semble avoir sombré dans un oubli presque total pour des raisons qui tiennent sans doute à son caractère tardif, à son schématisme parfois déconcertant et à son apparente absence d’originalité. Il serait en effet tentant de voir les cartes d’al-Suyūṭī comme de simples copies, tardives et déformées, des cartes d’inspiration ptoléméenne illustrant les manuscrits d’al-Ḫwārizmī, du Kitāb ġarāʾib al-funūn ou de l’abréviateur anonyme d’Ibn Ḥawqal. Pourtant, et malgré leur évidente similarité, aucun de ces auteurs ne peut être considéré comme le modèle direct d’al-Suyūṭī. La littérature médicale comme source d’al-Suyūṭī : d’Ibn Ǧamāʿa à Ibn al-Nafīs Pour en apprendre davantage sur la source d’al-Suyūṭī, il suffit pourtant de se tourner vers le texte qui précède la carte, introduit en ces termes : « Le très savant maître de nos maîtres (šayḫ šuyūḫinā) ʿIzz al-Dīn Ibn Ǧamāʿa dit dans un de ses livres de médecine (kitāb lahu fī al-ṭibb), écrit de sa main (wa-min ḫaṭṭihi) [ce qui suit]26. » L’auteur auquel al-Suyūṭī dit avoir emprunté sa description peut être identifié au membre d’une célèbre famille de juristes šāfiʿites actifs durant toute la période mamelouke : ʿIzz al-Dīn Muḥammad b. Abī Bakr b.ʿAbd al-ʿAzīz Ibn Ǧamāʿa (1357-1416), arrière-petit-fils du « patriarche » de la branche cairote de la famille, Badr al-Dīn Muḥammad Ibn Ǧamāʿa (m. 1333)27. Polygraphe d’assez belle réputation, ʿIzz al-Dīn Ibn Ǧamāʿa était surtout connu à son époque pour son œuvre médicale. Les notices biographiques rédigées par ses contemporains louent d’ailleurs l’excellence et l’abondance de sa production mais omettent de mentionner les intitulés de ses œuvres les plus significatives28. Le bibliographe ottoman Katip Çelebi (m. 1657) avait connaissance en son temps d’au moins deux traités de médecine de son cru qui ne nous sont hélas pas parvenus mais qui, d’après leurs titres, devaient couvrir différentes branches du savoir médical29. En l’absence d’autres précisions quant à la teneur du manuscrit autographe consulté par al-Suyūṭī, il est donc délicat de déterminer s’il s’agit de l’une de ces deux œuvres ou bien d’un autre traité encore inconnu30.

25 Konrad Miller, Mappae Arabicae : arabische Welt- und Länderkarten des 9.-13. Jahrhunderts, Stuttgart, W. Kohlhammer, 1926, vol. I, p. 61. 26 Al-Suyūṭī, Kitāb kawkab al-rawḍa fī ta’rīkh al-Nīl…, pp. 126 ; Idem, Kawkab al-rawḍa fī ta’rīkh ǧazīrat Miṣr…, pp. 188. 27 Sur les Banū Ǧamāʿa voir Mohamad El-Merheb, EI3, s.v. « Ibn Jamāʿa and family », 2021 [en ligne] ; Kamal S. Salibi, « The Banū Jamāʿa : A Dynasty of Shāfi’ite Jurists in the Mamluk Period », Studia Islamica, 9 (1958), pp. 97-109. 28 Parmi les plus détaillées voir Al-Maqrīzī, Durar al-ʿuqūd al-farīda fī tarāǧim al-aʿyān al-mufīda, éd. Maḥmūd al-Ǧalīlī, Bayrūt, Dār al-Ġarb al-Islāmī, 2002, vol. 3, pp. 104-105 ; Ibn Qāḍī Šuhba, Ṭabaqāt al-šāfiʿiyya, éd. ʿAbd al-ʿAlīm Ḫān, Ḥaydarābād, Maṭbaʿat dāʾirat al-maʿārif al-ʿUṯmāniyya, 1978, vol. 4, pp. 60-63 ; Al-Saḫāwī, Al-Ḍawʾ al-lāmiʿ li-ahl al-qarn al-tāsiʿ, s. éd., Bayrūt, Dār al-Ǧayl, s. d., vol. 7, pp. 171-174. 29 Il s’agit du Ǧāmiʿ fi-l-ṭibb (Compendium de médecine) et des Anwār fi-l-ṭibb (Lumières sur la médecine). Katip Çelebi/Hacı Halife, Lexicon bibliographicum et encyclopaedicum a Mustafa ben Abdallah Katib Jelebi dicto et nomine Haji Khalfa […], éd. Gustav Flügel, Leipzig, R. Bentley, 1835-1858, vol. 1, p. 485 ; vol. 2, p. 580. 30  Brockelmann signale trois autres traités de médecine ou de pharmacopée conservés sous forme manuscrite mais dont nous n’avons pu vérifier le contenu. D’après leurs titres et leur teneur supposée, il s’agissait de traités relativement spécialisés (sur l’anatomie, les médicaments sympathiques ou les maximes d’Hippocrate).

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L’enquête aurait donc pu tourner court si Yossef Rapoport ne m’avait signalé la présence dans un autre traité de médecine d’une description du Nil accompagnée d’une carte similaire à celle que l’on trouve dans les œuvres d’al-Suyūṭī31. Il s’agit du manuscrit Huntington 102 de la Bodleian Library d’Oxford qui contient le premier volume du commentaire au Canon d’Avicenne du médecin d’origine syrienne Ibn al-Nafīs32. Mort au Caire en 1288, Ibn al-Nafīs était l’une des principales autorités de son temps dans le domaine médical et on lui doit plusieurs ouvrages influents parmi lesquels son abrégé et ses commentaires de l’œuvre d’Avicenne figurent en bonne place33. Le volume transmis par le manuscrit d’Oxford, daté de 1333, traite des premiers livres du Canon, dédiés aux Kulliyāt c’est-à-dire aux « Généralités ». La carte du Nil est insérée dans un chapitre portant sur l’influence de la nourriture et de la boisson sur l’apparition des maladies, et plus précisément dans une section (faṣl) dédiée aux « États des eaux (aḥwāl al-miyāh) », sous-entendu des eaux potables : Certains louent exagérément l’eau du Nil et énumèrent ses vertus (maḥāmid) qui sont au nombre de quatre : l’éloignement de sa source (buʿd manbaʿihi), son abondance (ġumūratihi), la bonne qualité du terrain qu’elle traverse (ṭīb maslakihi) et le fait qu’elle se dirige vers le nord depuis le sud de telle sorte qu’elle se raréfie en s’écoulant. En ce qui concerne l’abondance, il existe d’autres fleuves qui partagent cette caractéristique34. Cet extrait du Canon d’Avicenne donne lieu au commentaire suivant : Les vertus qui viennent d’être énumérées ne sont pas à proprement parler les manifestations de celles-ci mais font plutôt partie des conditions qui rendent l’eau du Nil digne de louange. La première de ces quatre conditions est l’éloignement de sa source. Or, nous avons montré que cela conduit nécessairement à une raréfaction de l’eau en raison de la multiplicité de ses mouvements35. Le commentaire d’Ibn al-Nafīs se poursuit en abordant tour à tour chacune des quatre vertus évoquées par Avicenne en commençant par la première à savoir l’éloignement du point d’origine du Nil qui donne lieu à une description des sources et du cours du fleuve36 dont le texte d’Ibn Ǧamāʿa, cité par al-Suyūṭī, n’est en fait qu’un démarquage abrégé. Comme chez ce dernier, la description textuelle est suivie d’une carte du Nil similaire à celle que l’on trouve dans les manuscrits d’al-Suyūṭī et manifestement réalisée à main levée par le scribe lui-même (Fig. 6). On y retrouve la même nomenclature mais on remarque

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Il est donc peu probable que la description du Nil empruntée par al-Suyūṭī provienne de ces derniers. Carl Brockelmann (trad. J. Lameer), History of the Arabic Written Tradition, Leiden, Boston, Brill, 2016-2019, vol. 2, p. 98. Ce manuscrit était évoqué dans la conclusion d’une version préliminaire du chapitre susmentionné (voir note 4) que Yossef Rapoport avait eu l’amabilité de me communiquer avant sa publication. Qu’il en soit ici remercié. Oxford, Bodleian Library, Huntington 102, fo 115v. Emilie Savage-Smith, A New Catalogue of Arabic Manuscripts in the Bodleian Library, University of Oxford, Oxford, Oxford University Press, 2011, pp. 248-251. Nahyan Fancy, EI3, s.v. « Ibn al-Nafīs », 2021 [en ligne]. Oxford, Bodleian Library, Huntington 102, fo 115. Ce texte présente quelques variations mineures par rapport à celui que livrent les éditions récentes du Canon. Avicenne/Ibn Sīnā, Al-Qānūn fī-l-ṭibb, éd. Muḥammad Amīn al-Dannawī, Bayrūt, Dār al-Kutub al-ʿIlmiyya, 1999, vol. 1, p. 136. Oxford, Bodleian Library, Huntington 102, fo 115. Oxford, Bodleian Library, Huntington 102, fo 115-115v.

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que le tracé ne présente pas les mêmes déformations et offre une image toujours aussi sommaire mais bien plus cohérente et lisible que celles d’al-Suyūṭī. Ainsi, l’équateur et la ligne marquant la limite du deuxième climat ne se confondent plus ici avec les bras du Nil et les ramifications du delta adoptent une disposition moins fantaisiste. Cette carte n’est pas nécessairement représentative de celles qui illustrent les autres copies du même texte. Un autre manuscrit du même commentaire d’Ibn al-Nafīs, apparu en 2015 lors d’une vente chez Sotheby’s, contient lui aussi une carte, sensiblement plus soignée du point de vue formel que celle du manuscrit d’Oxford, mais considérablement simplifiée et dépourvue de légendes37. La carte gagne donc ici en valeur artistique mais elle perd en revanche de son utilité comme aide à la compréhension du commentaire. Si le lien textuel entre le commentaire d’Ibn al-Nafīs et la citation d’Ibn Ǧamāʿa est désormais établi de façon indubitable, il n’est pas tout à fait assuré que la description du premier soit la source directe du second, son œuvre ayant été mise à profit par d’autres auteurs avant la période d’activité d’Ibn Ǧamāʿa. Remarquons d’abord, à ce propos, que le passage d’Ibn al-Nafīs qui nous intéresse ici est cité par l’historien al-Maqrīzī dans le chapitre de ses Ḫiṭaṭ dédié aux qualités des eaux du Nil38. Rien n’indique cependant qu’Ibn Ǧamāʿa y ait eu accès d’autant que celui-ci est mort avant l’achèvement de la version finale de l’œuvre d’al-Maqrīzī, entre 1427 et 1430/3139. De plus, la citation d’Ibn al-Nafīs dans les Ḫiṭaṭ est, à ma connaissance, dépourvue de représentation figurée dans les manuscrits. Une carte du Nil identique à celle du manuscrit d’Ibn al-Nafīs vendu à Sotheby’s se trouve en revanche dans la copie d’un autre commentaire arabe d’Avicenne, rédigé cette fois par un savant persan du nom de Quṭb al-Dīn al-Širāzī (1236-1311)40. Le manuscrit, daté de 1338-1339, est apparu, lui aussi, lors d’une vente de Sotheby’s qui s’est tenue le 25 avril 201841. La carte y est précédée du même texte que celui d’Ibn al-Nafīs avec néanmoins l’addition de considérations supplémentaires au sujet des pluies éthiopiennes comme cause de la crue. Quant à la carte elle-même, si l’on omet le changement d’orientation et un rendu légèrement différent de la « montagne de la lune », elle est identique en tout point – jusqu’à l’absence de légende – à celle du manuscrit du Commentaire d’Ibn al-Nafīs vendu quelques années plus tôt dans les mêmes salles42. C’est, de toute évidence, à l’occasion de la mission diplomatique qui l’a conduit en Égypte en 1282 qu’al-Širāzī s’est procuré une ou plusieurs copies du commentaire d’Ibn al-Nafīs afin d’entreprendre la rédaction de son propre commentaire aux « Généralités » du Canon, la Tuḥfa al-saʿdiyya, qu’il dédie à la fin

37 Ibn al-Nafīs, Šarḥ kulliyāt al-qanūn (xiiie s.), ms. Vendu chez Sotheby’s le 7 octobre 2015 (lot 208), fo 8. http:// www.sothebys.com/content/sothebys/en/auctions/ecatalogue/2015/arts-islamic-world-l.15223/lot.208.html 38 Al-Maqrīzī, Al-Mawāʿiẓ wa-l-iʿtibār fī ḏikr al-ḫiṭaṭ wa-l-aṯār, Ayman Fuʾād Sayyid (éd), Londres, Al-Furqān Islamic Heritage Foundation, 2002-2004, vol. 1, pp. 165-166. 39 Frédéric Bauden, « Taqī al-Dīn Aḥmad ibn ʿAlī al-Maqrīzī », Medieval Muslim Historians and the Franks in the Levant, A. Mallett (éd.), Leiden, Brill, 2014, p. 173. 40 Eilhard Wiedemann, « Ḳuṭb al-Dīn al-Shīrāzī », Encyclopédie de l’Islam, C. E. Bosworth, E. van Donzel, B. Lewis, Ch. Pellat (éds), Leiden, Brill, t. V, 1986, pp. 551-553. 41 Quṭb al-Dīn al-Širāzī, Kulliyāt al-qanūn (1338-1339), ms. vendu chez Sotheby’s le 25 avril 2018 (lot 12), fo 101. https://www.sothebys.com/en/auctions/ecatalogue/2018/arts-of-the-islamic-world-l.18220/lot.12.html 42 La ressemblance est telle qu’il est permis de se demander si le manuscrit de Quṭb al-Dīn al-Širāzī n’a pas été copié sur le manuscrit d’Ibn al-Nafīs vendu à Sotheby’s ou du moins sur un manuscrit qui lui serait étroitement apparenté. Il faudrait, pour s’en assurer, pouvoir collationner les textes des deux manuscrits.

La représentation du N il

Fig. 6. Carte du Nil provenant d’une copie partielle du Kawkab ­al-rawḍa d’al-Suyūṭī.Yale, Beinecke Library, Landberg 365, f. 8 (daté de 1655). (Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University).

de sa vie à Saʿd al-Dīn al-Sawāǧī, vizir de l’Ilkhan Oldjaïtou (r. 1304-1317)43. La diffusion de l’œuvre d’Ibn al-Nafīs dans le monde iranien permet peut-être d’expliquer la présence de cette carte dans un manuscrit de miscellanées scientifiques rédigées en arabe ou en persan et conservé à la bibliothèque universitaire de Leyde (Or. 193) (Fig. 8). Le manuscrit, composite et non daté, contient une brève description anonyme du Nil qui n’est autre que celle d’Ibn al-Nafīs accompagnée de sa carte, ici schématisée à l’extrême mais conforme à la description textuelle qui la précède44. Cette présence isolée, dans un contexte savant persan, est en elle-même un témoignage intéressant de la diffusion indépendante de cette tradition dans des régions fort éloignées de la vallée du Nil. Elle comporte en outre une particularité intrigante sur laquelle nous aurons à revenir. 43 Taro Mimura, « Quṭb al-Dīn Shīrāzī’s Medical Work, al-Tuḥfa al-Saʿdīya (Commentary on volume 1 of Ibn Sīnā’s al-Qānūn fī al-Ṭibb) and its Sources », Journal for the History of Science, 10/2 (2012), pp. 1-13. 44 Leiden, Universiteitsbibliotheek, Or. 193, fo 39v-40. Description du ms. dans Jan Just Witkam, Inventory of the Oriental Manuscripts of the Library of the University of Leiden, Leiden, Ter Lugt Press, 2008, vol. 1, p. 83.

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La comparaison textuelle des différents témoins en circulation ne permet pas cependant de décider si Ibn Ǧamāʿā a eu accès au texte et à la carte d’Ibn al-Nafīs directement ou à travers l’une de ses sources intermédiaires. La mise en évidence d’un lien, textuel et/ou graphique, entre la citation d’Ibn Ǧamāʿa et l’œuvre d’Ibn Nafīs n’en constitue pas moins un progrès dans la compréhension de la genèse de la représentation cartographique que l’on trouve dans les manuscrits d’al-Suyūṭī. Mais est-il possible de remonter plus loin dans sa généalogie ? Le Nil d’Ibn al-Nafīs : héritage antique et innovations médiévales Ibn al-Nafīs avait la réputation d’écrire ses ouvrages en se fondant davantage sur sa mémoire que sur sa bibliothèque45 et force est de constater qu’aucune source n’est citée à l’appui de sa description du Nil. La comparaison de cette dernière avec les exposés similaires que l’on trouve dans le Kitāb ṣūrat al-arḍ d’al-Ḫwārizmī46, dans l’abrégé d’Ibn Ḥawqal47 ou encore dans le Kitāb al-tanbīh wa-l-išrāf d’al-Masʿūdī48, ne permet pas non plus de mettre en évidence de correspondances significatives dans la formulation ou le choix du vocabulaire qui pourraient indiquer une relation textuelle, directe ou indirecte, à l’image de celle mise au jour plus haut entre Ibn Ǧamāʿa et Ibn al-Nafīs. La description d’Ibn al-Nafīs contient en revanche une série de coordonnées géographiques qui révèle de remarquables correspondances avec celles que livrent les tables d’al-Ḫwārizmī, celles qui figurent dans la description de l’abréviateur d’Ibn Ḥawqal ou encore celles qui ont été directement portées sur la carte du Nil du Kitāb ġarāʾib al-funūn (Fig. 7)49. Ce constat suggère l’existence d’un modèle cartographique commun, modèle fondé sur des valeurs numériques identiques ou analogues et à partir duquel auraient été rédigées, de manière indépendante, ces différentes descriptions verbales. Comme l’a fait remarquer Yossef Rapoport, les divergences, parfois significatives, que l’on observe entre certaines valeurs indiquées par al-Ḫwārizmī et celles transmises par les autres témoins excluent toutefois l’hypothèse d’une simple filiation directe remontant à al-Ḫwārizmī. Il propose plutôt d’attribuer ces convergences à l’influence d’un prototype antérieur qu’il définit comme « une carte tardo-antique du Nil ayant conservé des éléments de géographie mathématique »50, formulation prudente à laquelle je souscris volontiers à condition d’admettre ici une acception très large de la période « tardo-antique ». Cela suppose en tout cas la diffusion à une époque haute – entendons antérieure à 1037, date de copie du ms. d’al-Ḫwārizmī –, d’une carte individuelle du Nil fondée, au moins en partie,

45 Nahyan Fancy, EI3, s.v. « Ibn al-Nafīs », 2021 [en ligne]. 46 Al-Ḫwārizmī, Kitāb ṣūrat al-arḍ, Hans von Mžik (éd.), Das Kitāb ṣūrat al-arḍ des Abū Ǧaʿfar Muhammad Ibn Mūsā al-Ḫuwārizmī, Leipzig, Harrassowitz, 1926, pp. 106-109. 47 Ibn Ḥawqal, Kitāb ṣūrat al-ʿarḍ, Johannes Hendrik Kramers (éd.), Opus geographicum auctore Ibn Ḥauḳal, Leiden, Brill, 1938-1939, pp. 147-148. 48 Al-Masʿūdī, Kitāb al-tanbīh wa-l-išrāf, Michael Johan De Goeje (éd.), Leiden, Brill, 1894, pp. 57-58. 49 Il est à noter que certaines divergences ne sont souvent qu’apparentes et s’expliquent par la confusion courante entre certains chiffres notés en abǧad comme le 3 et le 8 qui ne sont différenciés que par la présence d’un point diacritique. 50 Yossef Rapoport, Emilie Savage-Smith, Lost Maps of the Caliphs…, p. 113.

La représentation du N il

sur des coordonnées géographiques, carte dont dériveraient, directement ou indirectement, les différents témoins conservés. Cette hypothèse implique, en outre, que ce prototype ou ses variantes circulait encore en Égypte dans la seconde moitié du xiiie siècle lorsqu’Ibn Nafīs rédigeait son Commentaire. Mais sous quelle forme y a-t-il eu accès ? Disposait-il seulement d’une carte qu’il aurait ensuite décrite verbalement, d’une description textuelle à partir de laquelle la carte aurait été dessinée, ou bien encore des deux à la fois ? Bien qu’il soit délicat de fournir une réponse univoque et assurée à cette question, plusieurs indices permettent au moins d’écarter l’hypothèse d’une transmission purement textuelle. L’examen de la carte transmise par le ms. Oxford, Huntington 102 du Commentaire d’Ibn al-Nafīs révèle en effet la présence de toponymes absents du texte afférent, comme Assouan ou Giza, mais que l’on trouve en revanche dans les cartes d’al-Ḫwārizmī et d’Ibn Ḥawqal. Il en est de même de certains éléments graphiques comme la division de l’affluent oriental du Nil en deux bras qui, en rejoignant le cours principal du fleuve, délimitent une immense presqu’île correspondant à l’« île » de Méroé de la Géographie de Ptolémée51. Or, si cette île figure bien dans les cartes antérieures de la même famille, on remarque que le texte d’Ibn al-Nafīs n’évoque qu’un seul point de jonction entre ce tributaire oriental et le Nil lui-même. Ces observations sont autant d’indications d’une autonomie de conception de la carte par rapport à la description textuelle qui l’accompagne52. Ibn al-Nafīs aurait donc bien eu accès à une carte similaire à celle d’al-Ḫwārizmī ou d’Ibn Ḥawqal qui lui a servi de modèle pour réaliser celle qu’il a incorporée dans son Commentaire au Canon d’Avicenne. Pour autant, si les indications fournies par le texte ne suffisaient pas à confectionner la carte telle qu’elle nous est parvenue, le processus inverse – celui d’une description verbale réalisée à partir d’une carte – reste envisageable en supposant néanmoins que la carte originale qu’Ibn al-Nafīs a eue sous les yeux comportait des indications de coordonnées, au moins pour les sources et le cours supérieur du Nil, puisque ces dernières figurent dans son texte. Il est possible enfin que le texte ait été copié en même temps que la carte si l’on admet que les deux éléments, textuel et visuel, pouvaient circuler conjointement, comme c’est le cas, par exemple, dans l’abrégé du K. ṣūrat al-arḍ d’Ibn Ḥawqal. On serait d’ailleurs tenté de privilégier la dernière hypothèse qui paraît la mieux à même d’expliquer les quelques divergences observées entre les deux modalités de description. Quoi qu’il en soit, Ibn al-Nafīs ne s’est pas contenté de reproduire ce modèle « tardo-antique » puisque sa carte intègre des modifications absentes de celles de ses prédécesseurs mais conformes à sa propre description textuelle, notamment en ce qui concerne le delta. Ainsi, tandis que les cartes d’al-Ḫwārizmī et d’Ibn Ḥawqal offrent une image relativement classique du delta – muni de six branches chez al-Ḫwārizmī ou de neuf dans le cas de l’abrégé d’Ibn Ḥawqal –, celle d’Ibn al-Nafīs distingue seulement ses deux principales ramifications, celle de Rosette et celle de Damiette, en accord avec le texte 51 Sur les représentations de cette île nilotique dans la cartographie arabe voir Robin Seignobos, « L’île de Bilāq… ». 52 Curieusement, les cartes provenant des manuscrits d’Ibn al-Nafīs et de Quṭb al-Dīn al-Širāzī vendus chez Sotheby’s, se révèlent ici plus conformes à la description textuelle puisqu’elles ne figurent pas ce dédoublement de l’affluent oriental du Nil, pas plus d’ailleurs que « l’île de Méroé ». Mais il ne s’agit peut-être que d’une convergence accidentelle liée au caractère très simplifié de la carte. On notera d’ailleurs, a contrario, que le lac Manzala, bien qu’évoqué dans le texte d’Ibn al-Nafīs, n’est pas représenté. L’absence de toponymes dans les deux cartes ne permet guère d’aller plus loin dans la comparaison.

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Idem

Source de l’affluent L 71°, l. 0° ; diamètre : 3° oriental L 58° 30’ (lire 53° 30’ ?), l. 16° 20’

L 61° 30’, l. 0° ; diamètre : 3°

Fig. 7. Tableau comparatif des coordonnées relatives au Nil (Robin Seignobos, 2020).

Deuxième point de confluence entre l’affluent et le Nil

L 43° 40’, l. 16° 20’ Premier point de confluence entre (depuis l’équateur) l’affluent oriental et le Nil

Idem

L 53° (lire 58 ?) 30’, l. 2° (depuis le 1er climat) ; diamètre : 2°

Petit lac (buḥayra şaģīra) L 58° (lire 53 ?) 30’, l. 2° 30’

Idem

Idem

Idem ; pas d’indication concernant l’étendue de la montagne

L 57°, l. 7° 31’ sud ; Centre du deuxième grand lac diamètre : 5° (buḥayra ʿazīma)

l. 11° 30’ (L. Omise) ; etendue de la montagne : 15° 20’ Idem

L 46° 30’, l. 11° 30’ sud – L 61° 50’, l. 11° 30’ sud ; etendue de la montagne : 15° 30’ (lire 15° 20’)

Al-Ḫwārizmī

Centre du premier L 50°, l. 7° 31’ sud ; grand lac (buḥayra diamètre : 5° ʿazīma)

Montagne de la lune (ǧabal alQamar)

Ibn al-Nafīs (Bodleain, Ibn Ǧamāʿa (via Huntington 102) al-Suyūṭī)

l. 7° 30’ sud

l. 7° 30’ sud

Al-Masʿūdī (K. Al-tanīh)

L 58° (lire 53?), l. 2°

Diamètre : 5° (=284 milles)

Diamètre : 248 milles (lire 284=5°)

L 46° - L 59°

K. ġarāib al-funūn

L 53° 31’, l. 18° 31

L 53° 31’, l. 16° 31

L 59° 31’, l. 0°

L 53° (lire 58 ?), l. 2° 31’

Abréviateur d’Ibn Ḥawqal

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La représentation du N il

qui introduit la carte53. Elle met également en valeur un bras secondaire, appelée Baḥr Ušmūn, qui se détache de la branche orientale et se jette dans un lac qui ne peut être que le lac Manzala, ici représenté par un cercle. La localité d’Ušmūn peut être identifiée à la ville d’Ušmūn Ṭannāḥ ou Ušmūn al-Rummān dans le nord-est du delta (gouvernorat de Daqahla). Selon les récents travaux de John Cooper sur la topographie médiévale du delta, cette dérivation doit être identifiée à la branche de Tinnis correspondant grosso modo à l’actuel Baḥr Ṣaġīr le long duquel se trouve encore la ville moderne d’Ušmūn54. Or, si cette branche apparaît déjà dans les cartes du delta d’Ibn Ḥawqal et d’al-Idrīsī, sous d’autres dénominations, ce n’est que tardivement que celle-ci est désignée sous le nom de Baḥr Ušmūn. La plus ancienne occurrence que j’ai relevée remonte seulement à la seconde moitié du xiiie siècle avec la chronique des Ayyoubides d’Ibn Wāṣil (m. 1298) qui évoque le Baḥr Ušmūn dans son récit de la bataille d’al-Manṣūra (1250)55. Nous savons en outre, par les auteurs d’époque mamelouke, que le Baḥr Ušmūn a fait l’objet sous le règne de Baybars (1260-1277) de travaux de curage et d’aménagement, supervisés par le sultan lui-même, afin d’en améliorer la navigabilité à une époque où cette branche était encore la principale voie d’accès à la mer dans la partie orientale du delta56. Il est donc fort possible qu’Ibn al-Nafīs, en activité sous le sultanat de Baybars dont il était d’ailleurs le médecin personnel, ait choisi de mettre en valeur cette branche en raison de l’attention nouvelle dont le Baḥr Ušmūn a bénéficié à son époque. Qu’Ibn al-Nafīs soit lui-même à l’origine de cet ajout ou qu’il l’ait emprunté, tout indique donc qu’il s’agit d’une intervention relativement récente. Le caractère tardif de ce développement apparaît également dans la forme même de la description textuelle de la carte, qui, comme nous l’avons déjà noté, ne fait plus appel dans cette section aux coordonnées géographiques. S’il est donc possible de faire le départ entre les éléments provenant de la carte d’inspiration ptoléméenne utilisée par Ibn al-Nafīs et ceux qui relèvent d’adaptations contemporaines de l’auteur, cela n’est pas toujours aussi aisé. J’aimerais d’ailleurs livrer, en guise de conclusion, une illustration de la difficulté à distinguer, y compris au sein d’une même carte, ces deux registres d’information. On observe en effet sur une autre carte du Nil associée au texte d’Ibn al-Nafīs, celle du manuscrit de Leyde déjà évoquée 53 « Lorsque le Nil dépasse la ville de Miṣr [Fusṭāṭ] en direction du village appelé Šaṭanūf il se divise en deux fleuves qui se dirigent vers la mer (al-bāḥr al-māliḥ). Le premier est appelé fleuve de Rosette (baḥr Rašīd), sur lequel se trouve la branche d’Alexandrie (ḫalīǧ al-Iskandariyya), et le second, fleuve de Damiette (baḥr Dumyāṭ). Lorsque ce dernier atteint al-Manṣūra, une branche se sépare pour former une rivière connue sous le nom de fleuve d’Ušmūn (baḥr Ušmūn) qui se jette dans le lac qui s’y trouve tandis que le restant se déverse dans la mer à Damiette. » Oxford, Bodleian Library, Huntington 102, fo 115v. 54 John P. Cooper, The Medieval Nile…, pp. 78-85 ; Alison L. Gascoigne, al-Sayyid ʿAgami ʿArafa, John P. Cooper et al., The Island City of Tinnīs : A Postmortem, Le Caire, IFAO, 2020, pp. 26-28. 55 Ibn Wāṣil, Mufarriǧ al-kurūb fī aḫbār Banī Ayyūb, éd. Ǧamal al-Dīn al-Šayyāl, Le Caire, 1954-1961, vol. 4, p. 94. C’est aussi sous le nom de Baḥr Ušmūn (ou Ušmūm) que cette branche est désignée dans les deux grands ouvrages de topographie d’Ibn Duqmāq et d’al-Maqrīzī aux xive-xve siècles. Ibn Duqmāq, Kitāb al-intiṣār li-wāsiṭat ʿiqd al-amṣār, Karl Vollers (éd.), Description de l’Égypte par Ibn Doukmak, Le Caire, Imprimerie Nationale, 1893, p. 68 ; Al-Maqrīzī, Al-Mawāʿiẓ…, vol. 1, pp. 166, 591, 599-600 ; vol. 4, p. 604. 56 Al-Yūnīnī, Ḏayl mirʾāt al-zamān, s. éd., Ḥaydarābād, Dāʾirat al-maʿārif al-ʿUṯmāniyya, 1954-1961, vol. 2, p. 322 ; Al-Nuwayrī, Nihāyat al-arab fī funūn al-adab, éds Mufīd M. Qumayḥa et al., Bayrūṭ, Dār al-Kutub al-ʿIlmiyya, 2004, vol. 30, p. 11. Ibn Duqmāq, Kitāb al-intiṣār…, p. 68 ; Al-Maqrīzī, Al-Mawāʿiẓ…, p. : John P. Cooper, The Medieval Nile…, p. 84.

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plus haut57, une particularité pour le moins curieuse (Fig. 8). Dans la carte de Leyde, le lac dont provient l’affluent oriental du Nil – appelé Κολόη chez Ptolémée – a reçu une légende que l’on lit « al-Qārūra », c’est-à-dire « le Flacon » ou « la Bouteille ». Or, cet hydronyme ne figure pas dans le texte d’Ibn al-Nafīs pas plus d’ailleurs que chez al-Ḫwārizmī ou Ibn Ḥawqal mais il apparaît en revanche dans le Kitāb ġarāʾib al-funūn, dans la légende bordant la carte du Nil (Fig. 2) ainsi que sur la mappemonde rectangulaire58. La légende de la carte du Nil indique que cet affluent oriental provient d’un lac situé dans le pays des Zanǧ59. Il est précisé que ce lac est appelé « le Flacon » (al-Qārūra) mais qu’il est aussi connu sous le nom de lac de Qanbalū (Pemba, dans l’archipel de Zanzibar). Le lac de Qanbalū apparaît déjà, sous le nom de « marais des Zanǧ » (al-baṭīḥa al-zanǧiyya), dans le diagramme des sources du Nil qui figure au chapitre précédent du traité. L’image est ici accompagnée d’une légende indiquant que ce lac est appelé par Ptolémée « le Flacon » (al-Qārūra) et qu’il se trouve près d’une ville des Zanǧ appelée Qanbalū60. Yossef Rapoport rapproche, à raison, la localisation de cette source orientale à proximité de Qanbalū du témoignage bien connu des Murūǧ al-ḏahab d’al-Masʿūdī qui rapporte avoir observé les sources du Nil sur une mappemonde d’inspiration antique qu’il appelle al-Ǧuġrāfiyā61. Les commentateurs de ce passage d’al-Masʿūdī ont d’ailleurs fait remarquer que sa description laisse deviner une configuration plus conforme à la disposition originale de Ptolémée puisqu’il dit n’avoir observé que deux lacs au sortir de la montagne de la lune au lieu des trois traditionnellement représentés dans la cartographie arabe62. Cependant, cette carte présentait aussi des développements absents de Ptolémée car al-Masʿūdī précise qu’une ramification du Nil se dirige vers le pays des Zanǧ pour se jeter dans l’Océan près de l’île de Qanbalū, innovation qui n’est en effet pas sans rappeler la légende du Kitāb ġarāʾib al-funūn, même si le cours de ce bras est ici inversé puisqu’il se jette dans le Nil et non dans l’océan Indien. Quant à l’appellation de Flacon ou de Fiole qui figure dans le Kitāb ġarāʾib al-funūn, elle n’apparaît pas chez al-Masʿūdī et, contrairement à ce qu’indique la légende du diagramme représentant les sources du Nil, cette désignation ne se trouve pas non plus dans la Géographie de Ptolémée ou le Kitāb ṣūrat al-arḍ d’al-Ḫwārizmī. Elle rappelle en revanche un passage du livre V de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien qui rapporte, au sujet des causes obscures de la crue du Nil l’opinion du philosophe pythagoricien Timée de Locres (ve siècle av. J.-C.)63. Je ne rentrerai pas dans le détail de ses explications qui lient le débordement du fleuve en été à des bouillonnements souterrains64 pour ne retenir 57 Leiden, Universiteitsbibliotheek, Or. 193, fo 39v-40. 58 Kitāb ġarāʿib al-funūn…, pp. 180, 234 (texte) ; 425-426, 494 (trad.). 59 Terme générique désignant les populations noires de la côte orientale de l’Afrique. 60 Kitāb ġarāʿib al-funūn…, p. 227 (texte) ; 489 (trad.). 61  Al-Masʿūdī, Murūǧ al-ḏahab wa-maʿādin al-ǧawhar, Charles Barbier de Meynard, Abel Pavet de Courteille, rév. Charles Pellat (eds), Bayrūt, Université libanaise, 1965-1979, vol. 1, pp. 205-206. 62 Jean-Charles Ducène, « L’Afrique dans les mappemondes circulaires arabes médiévales : typologie d’une représentation », Cartes & Géomatique, 210 (2011), p. 28 ; Yossef Rapoport, Emilie Savage-Smith, Lost Maps of the Caliphs…, p. 105. 63 V, X, 55. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, éd. H. Rackham, Londres, William Heinemann, 1961 (1re éd. 1942), p. 260. 64 Danielle Bonneau, La crue du Nil, divinité égyptienne : à travers mille ans d’histoire (332 av.-641 ap. J.-C.), Paris, Librairie C. Klincksieck, 1964, pp. 177-180.

La représentation du N il

Fig. 8. Carte du Nil provenant d’un ms. de miscellanées scientifiques arabo-persanes. Leiden, Universiteitsbibliotheek, Or. 193, fo 40 (Universiteits­ bibliotheek, Leiden).

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qu’un seul élément à savoir la désignation de la source du Nil sous le nom de Phiala, mot latin dérivé du grec φιάλη. Or, si ce terme se rapportait, dans l’Antiquité, à une coupe peu profonde et évasée utilisée notamment pour les libations65, le terme a fini par désigner, au Moyen Âge, un flacon ou une petite bouteille à col étroit (cf. le français « fiole » dérivé de la forme latine tardive fiola)66. La correspondance est trop troublante pour n’être qu’une coïncidence mais il est délicat de retracer le possible cheminement de cette désignation antique depuis Timée de Locres jusqu’aux savants arabes du Moyen Âge67. Cela suppose, en tout cas, que cette dernière soit passée en arabe à une date relativement tardive car pour que la Φιάλη/Phiala des auteurs gréco-latins devienne al-Qārūra en arabe, il fallait que ce terme ait déjà pris, au moment de sa traduction, son sens « médiéval » de fiole ou de bouteille. Confirmer cette hypothèse et préciser la période à laquelle s’est opéré le transfert réclamerait une investigation lexicographique plus poussée qui dépasse à la fois mes compétences et le cadre de cette contribution68. Cette résurgence inattendue n’en soulève pas moins la question de l’incorporation dans les savoirs arabo-islamiques relatifs au Nil d’éléments provenant de la géographie gréco-romaine mais étrangers à la tradition ptoléméenne telle que nous la connaissons69. Le lac Κολόη de Ptolémée étant ici identifié à la Φιάλη de Timée, cette source orientale anonyme se voit donc attribuer un nom qui, certes, n’est pas celui que Ptolémée lui avait donné mais qui n’est pas pour autant une pure invention des géographes arabes. Ce faisant ce sont deux hypothèses divergentes relatives aux sources du Nil, issues de traditions antiques tout à fait distinctes, qui se trouvent incidemment réconciliées dans ces cartes régionales tardives.

65 https://gaffiot.fr/#phiala ; https://bailly.app/phial%C3%AA. 66 http://ducange.enc.sorbonne.fr/FIOLA. 67 Remarquons d’ailleurs, ce qui est moins surprenant, que cet hydronyme est aussi passé dans la cartographie latine à travers le filtre des Collectanea de Solin (XXXII, 11), qui connaît cette source orientale du Nil sous le nom de Phialus, ce dont témoignent notamment les mappaemundi de Sawley (Cambridge, Corpus Christi College, MS 66, p. 2, c. 1190) et de Hereford (c. 1300). Alfred Hiatt, « The Sawley Map (c. 1190), A Critical Companion to the English Medieval Mappae Mundi of the Twelfth and Thirteenth Centuries, », Dan Terkla, Nick Millea (eds), Woodbridge, Boydell Press, 2019, p. 125 ; Scott D. Westrem, The Hereford Map : A Transcription and Translation of the Legends with Commentary, Turnhout, Brepols, 2001, p. 91. 68 Ces recherches devront d’abord se poursuivre dans le domaine grec car il est a priori plus vraisemblable que le terme arabe ait été traduit du grec (via le syriaque ?) plutôt que du latin. Il semblerait toutefois que l’évolution sémantique du terme φιάλη en grec tardif et byzantin ne soit pas allée dans le même sens que dans le monde latin puisque à Byzance le terme φιάλη désigne, dans son acception courante, un large bassin à usage notamment liturgique voire, par métonymie, la structure abritant un tel bassin. Alexander P. Kazhdan et al., The Oxford dictionary of Byzantium, Oxford, New York, Oxford University Press, 1991, vol. 3, pp. 1647-1648. 69 J’ai déjà attiré l’attention sur ce problème en me penchant, dans un précédent travail, sur la réception médiévale de l’hypothèse d’une origine occidentale du fleuve défendue notamment par Pline et ses compilateurs tardo-antiques (Solin, Orose…) mais absente de la Géographie de Ptolémée. Robin Seignobos, « L’origine occidentale du Nil dans la géographie latine et arabe avant le xive siècle », Nathalie Bouloux, Anca Dan, Georges Tolias (dir.), Orbis disciplinae. Hommages en l’honneur de Patrick Gautier Dalché, Turnhout, Brepols, 2017, pp. 371-394.

Cartographie locale, territoire et administration

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Viewing the Vilaine Illustration, Illumination and Innovation in France, circa 1543* On the page, four finely clad men gather on a hillock to the east of Redon (Fig. 1). One, hat in hand, gestures towards the river, the Vilaine, opening out to the sea. To their right, the soaring tower and the chevet of the Abbey of Saint-Sauveur loom over the city nestled into the landscape. Behind Redon, fields and forests, pastures and plains: all rise up to meet the horizon, positioned high to reveal the region’s topographic variety. The scene’s lush palette of ocher, blue and green is highlighted with gold to depict the gilded glints of the luminous sunset on the landscape. In the foreground at the bottom right unfurls a painted scroll that addresses the viewer directly, explaining what the scene depicts and how it was made. “On this side of the page you will see the position of Redon, depicted in perspective [view] on the spot, as judged by the eye and what can be understood by sight, including the city, river, meadows, mountains, as well as other natural sites, all seen as they appear from the motte of the said Redon. 1543”.1 The emphasis on empirical observation, the direct address to the viewer, and the sumptuously-illuminated page: all are characteristic features of the larger work to which this view belongs. The view of Redon appears as the first of 22 maps in a codex today in the Bibliothèque nationale de France that traces the course of the Vilaine River between Redon and Rennes in Brittany.2 Probably produced in conjunction with a project to improve navigation on the river, the volume depicting the course of the Vilaine is a remarkable artefact of the pas de deux of painting and cartography in early modern France. Its bound



* The research for this article was supported by an American Philosophical Society Franklin Research Grant and by a Connecticut State University-American Association of University Professors Research Grant. 1 “En ce costé de feuillet, voirrez la situation de Redon pourtraict en perspective sur le lieu au jugement de l’oeil et ce que la veue en peut comprendre, tant ville, ripvière, prairies, montaignes que aultres choses naturelles, en icelles voyant de sur la motte dudict Redon, come apert. 1543”. Paris, BnF, Département des cartes et plans, Res. Ge. EE 146, p. 3. The manuscript is paginated rather than foliated. I have followed Mauger’s modernization of the transcriptions: see note 3 below. 2 The codex includes 14 sheets of vellum, 24 paintings and one drawing in pen and ink. This latter appears on the first numbered page (1); the subsequent pages are painted in an opaque water-based medium, with additions of both gold and silver paint. 440 × 290 mm. It can be consulted online at: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/ btv1b550095266 Camille Serchuk  •  Art Department, Southern Connecticut State University Territoires, régions, royaumes. Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle), éd. par Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène, Turnhout, 2022 (Culture et société médiévales, 40), pp. 211–236. © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.131072

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Fig. 1. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 3. View of Redon. Photo: BnF.

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format, splendid palette, gold highlights, and pictorial space all suggest that the cartographer was an illuminator. Yet this illuminator also seems to have been conversant with a wide variety of image-making practices and purposes, including scientific and technical illustration, printed cartography, and the then-emerging genre of landscape painting. Each map of the course of the Vilaine is annotated, like the view of Redon, sometimes simply with toponyms, and sometimes with longer texts explaining how the map was made or how it should be viewed. No other local map produced in France at this time so clearly and so self-consciously explains and justifies its mapmaker’s spatial and pictorial choices, particularly when these disrupt the ostensibly mimetic character of cartographic representational conventions. These scrupulous explanations are the only text in the volume; nothing within it preserves its purpose or patron. The sixteenth-century binding of the manuscript bears the arms of Brittany, which may point to a commission by the États de Bretagne or perhaps the city of Rennes.3 Letters patent of Francis I dated to 1539 authorized the levy of a special tax to fund a project to render the Vilaine navigable, which had been proposed in the previous year by the city of Rennes.4 Records of payments survive,5 and an undated history of the improvements to the river, the Abrégé historique de l’établissement, construction et entretien des écluses bâties sur la rivière de Vilaine, survives in the municipal archives and mentions the project of this period.6 Given the date inscribed on the view of Redon, and the emphasis on the locks and on the obstacles along the river pictured in the maps themselves, scholars have inferred that manuscript is in some way connected to this improvement project. Rivers are a not-infrequent subject in late medieval and early modern French local cartography. Maps were produced primarily to document projects to improve fluvial navigation, or to resolve conflicts, usually occasioned by flooding, dredging, or drowning.7







3 Michel Mauger makes the case for the États in En passant par la Vilaine. De Redon à Rennes en 1543, Michel Mauger (ed), Rennes, Éditions Apogée, 1997, p. 11. Lucien Scheler suggests instead that the manuscript was commissioned by the king and offered to the États. “La navigabilité de la Vilaine au xvie siècle”, Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance: Travaux et Documents, 7 (1945) pp. 76-94; Marie-Blanche Cousseau notes that the arms of the États were identical to those of the city of Rennes. “Entre Rennes et Paris, la commande enluminée rennaise des années 1530-1550”, Yves Mahyeuc (1462-1541). Rennes en Renaissance, Augustin Pic, Georges Provost (eds), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, pp. 309-324. 4 Rennes, Archives municipales DD 83. Cf. Katherine Dana, “Entre adaptation à l’environnement et modification du milieu naturel: la canalisation de la Vilaine au xvie siècle,” Aménagement et environnement. Perspectives historiques, Patrick Fournier, Geneviève Massard-Guilbaud (eds), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, pp. 125-136. 5 Paris, Bibliothèque nationale de France, Ms. Fr. 5503, f. 168, cf. Lucien Scheler, “La navigabilité…”, p. 80. 6 Rennes, Archives Municipales DD 80 and Katherine Dana, “Entre adaptation…”, p. 126 note 7. 7 Throughout the sixteenth century, efforts by local, regional and royal entities (including Francis I’s patronage of Leonardo da Vinci, whose expertise in hydraulics was well known) sought to transform the French landscape and economy by improving the navigability of its rivers. For a discussion of another of Francis I’s canal projects that touches on these themes, see Hilary Bernstein, “Navigating the Public Good. Civic Authority and the Clain River Project in the Reign of François I”, Between Crown and Community: Politics and Civic Culture in Sixteenth-century Poitiers, Ithaca, Cornell University Press, 2004, pp. 103-126. See also Pascal Brioist, “Léonard de Vinci hydraulicien”, Mémoires de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Touraine, 25 (2012), pp. 15-26.

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There seems to have been no established standard for river representation.8 Several maps of rivers depict their full length on the form of a long roll of paper or parchment; others focus on specific sections; most are ambitious in size and scope. Maps of the Veyle, the Ouche, the Aa, the Vie, and the Somme all testify to the heterogeneity of cartographic efforts to capture both the particularities and the entirety of the rivers they depict.9 Although each river map is unique, most of them present their subjects in a manner that permits the extent of the river to be grasped in a single glance, albeit one so capacious that the viewer must move along the map’s length to see all of its features. The depiction of the Vilaine is, however, quite distinct from the other known examples. The form of the codex not only prevented the single-glance survey of the river by requiring the turning of pages, but on many of these pages the maps were further multiplied and supplemented with inset illustrations and textual explications. The mapmaker who imposed these extra images and explanations on his audience seems to have been particularly attentive to the ways that the document he was creating exposed or transcended the limits of the pictorial conventions of manuscript painting. As part of his effort to show the viewer all the dimensions of the project, he carefully records – in both text and image – the necessary deviations from customary practices of perspective, and in particular, he notes when the need to illustrate particular dimensions of the river’s locks force him to abandon the habitual practice of unifying the image into a view legible in a glance. The previous scholarship on the Vilaine manuscript has primarily focused on questions of authorship and on its value as a resource for the study of regional geography and the history of fluvial navigation and commerce.10 This essay will take a different approach. It will instead consider this collection of maps as evidence of the experimental character of late medieval and early modern local cartography, and in particular the way it was grounded in practices of manuscript painting but also informed by the conventions of the printed book. Drawing on a close examination of the maps and texts in the manuscript, it will consider how the work mines and transforms precedent examples from many media. It will argue that, like local maps with multiple orientations that visually reify the diverse positions of their various viewers, this volume was also designed to accommodate and satisfy multiple perspectives on the river and its traffic. And finally, it will examine the manuscript’s remarkably self-conscious verbal and visual rhetoric regarding its exploitation and manipulation of pictorial conventions in the service of its cartographic task, in order to show how the traditions of map-making and art-making were often in conflict, and how innovative, deliberate, and not always self-explanatory efforts were required to reconcile them.



8 For the most recent discussion of local maps and their conventions, see Juliette Dumasy-Rabineau, Nadine Gastaldi, Camille Serchuk, Quand les artistes dessinaient les cartes. Vues et figures de l’espace français, moyen âge et renaissance, Paris, Le Passage, 2019. 9 Respectively: Mâcon, Archives municipales, DD 47 and 48; Dijon, Archives municipales C 25; Saint-Omer, Bibliothèque d’agglomération du Pays de Saint-Omer, ms. 1489; Paris, Bibliothèque nationale, Cartes et Plans GE A-364-RES; Amiens, Archives départementales de la Somme, RL 90. 10 Lucien Scheler, “La navigabilité…”; Michel Mauger, En Passant…; Daniel Pichot, “Images du paysage: les bords de la Vilaine au xvie siècle”, Mémoires de la société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 78 (2000), pp. 261-283; Katherine Dana, “Entre adaptation…”.

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The Cartographer Although the manuscript can be plausibly linked to the efforts to improve the Vilaine around 1540, the history of the manuscript between the year of its completion and the twentieth century is obscure.11 Among the many uncertainties surrounding the manuscript is the identity of its maker. The volume is believed to have been the work of an illuminator named Olivier Aulion, who lived and worked in Rennes, where his activity is well-documented after 1547.12 Although no document explicitly connects Aulion to this commission, the accounts of the city of Rennes show that he was subsequently employed by the municipality to produce drawings for royal entry celebrations and also for topographical documentation of the city’s water sources.13 In 1567, Aulion was hired in conjunction with a subsequent project related to the course of the Vilaine.14 Aulion’s role on this latter project has led scholars to infer that he was also responsible for the earlier survey of the river; elsewhere, other painters, such as Nicolas Dipre, Jean Cousin, and Zacharie de Celers, seem to have been repeatedly solicited for their cartographic expertise, suggesting that once a painter demonstrated such competence, subsequent commissions often followed.15 Whether the artist worked alone or with an engineer or other professional on this earlier project cannot be determined, nor is it therefore possible to know who composed the inscriptions that address the viewer in the Vilaine manuscript. The focus of these texts on the limits of representation could connect them to the maker of the maps or to an engineer eager to have his proposal properly explained. The obligations for, and competencies in, draftsmanship of engineers before about 1600 seem to have been highly variable.16 Evidence from other contexts suggests that painters were charged with the responsibility of transforming the recommendations of engineers into pictorial form.17 The rich colors, enhancements with gold and silver, the parchment support of the manuscript, and the important interrelation of text and image – here, map and inscription – seem consistent with the Aulion’s expertise and the materials he had at his disposal as an 11 Lucien Scheler, who first published it and who sold it to the Bibliothèque nationale de France in 1948, had acquired it from one of the descendants of Louis-Antoine Léouzon Le Duc (1815-1889), a diplomat and scholar of Scandinavian literature. Michel Mauger, En passant…, p. 11. 12 The most recent discussion of what is known of Aulion (or Auléon, Aulyon) is found in Marie-Blanche Cousseau, “Entre Rennes et Paris…”, pp. 314-318. 13 Marie-Blanche Cousseau, “Entre Rennes et Paris…”, p. 314, n. 30. Cf. Archives municipales de Rennes, CC 897.2 and DD 225. 14 AM Rennes, C4986 9 février 1567, cited in Lucien Scheler, “La Navigabilité…”, pp. 88-89. 15 For Nicolas Dipre, see Claude Hollard, “Nicolas Dipre cartographe: histoire d’une œuvre”, Revue de l’Art, 167 (2010), p. 25-30; for Jean Cousin, see Guy-Michel Leproux, “Jean Cousin Père et Fils d’après les textes”, Jean Cousin père et fils: Une famille de peintres au xvie siècle, Cécile Scailliérez (éd.), Paris, Louvre editions and Somogy, 2013, pp. 14-23; for Zacharie de Celers, see my “À la limite: la vie et la carrière de Zacharie de Celers”, La Picardie Flamboyante: Arts et reconstruction entre 1450 et 1550, Etienne Hamon, Julie Aycard, Dominique Poulain-Paris (eds), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, pp. 173-190. All three painters and maps they made are also discussed in Quand les artistes dessinaient les cartes…, p. 74, 80, and 32, respectively. 16 See the essays in Picturing Machines 1400-1700, Wolfgang Lefèvre (ed.), Cambridge, MIT Press, 2004; Hélène Vérin, La gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du xvie au xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 1993; David Buisseret, “French Cartography: The ingénieurs du roi, 1500-1650”, History of Cartography v. 3 part 2, Cartography in the European Renaissance, David Woodward (ed.), Chicago, University of Chicago Press, 2006, pp. 1504-1521. 17 Such was the case, too with Zacharie de Celers, who documented engineering projects in Amiens, see Camille Serchuk, “À la limite…”.

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illuminator. But the evidence of the images suggests he was conversant not merely with the visual vernacular of manuscript illumination but also with many other pictorial languages, notably those of print and easel painting. The palette of the manuscript, and the space of the landscape it conveys, both seem more expansive than was customary in manuscript painting, even at this date. Erwin Panofsky notably observed of manuscript painting that “even without Gutenberg, it would have died of an overdose of perspective”.18 The maps of the Vilaine figure the struggle of illumination to survive in the challenges of print and of capacious and coherent spatial representation. Aulion attempts to incorporate these new technologies in his maps; he employs several pictorial formats made popular in print, and he tells the viewer when he uses perspective (rather than plan) to depict elements of his maps. But he sometimes finds that the perspective view limits, rather than enhances, the robust descriptive and explanatory function that is the basis for his project. The identification of Aulion as a painter and illuminator in the records of the city of Rennes, and his connection to the later commission to depict the Vilaine are suggestive, although only circumstantial, evidence for his role as the maker of the maps of the 1543 Vilaine volume, but the fact that he is not known to have been active in Rennes before 1547 would seem to frustrate the connection between him and the manuscript. Yet Aulion appears to have lived in the city before this date, since the frontispiece of the 1541 edition of Jean Bouchet’s Les triomphes de la noble et amoureuse dame et l’art de honnestement aimer, notes that it was printed “In Rennes, by the printer Jean Georget, living in the rue de la Baudrayerie, in the house of Olivier Au Lyon, Painter”.19 This text not only situates Aulion in Rennes before 1547, but it also connects him to the circulation of print. While his authorship of the 1543 Vilaine manuscript still cannot be considered definitive, this reference to his residence in the city adds plausibility to the possibility that he was in fact the cartographer of the painted maps of the Vilaine. Following the Course of the Vilaine The first two images in the volume are not maps; they illustrate the locks with double gates that are proposed as replacements for the current single-gated structures. For a variety of reasons, they would seem to fit better at the end of the volume that they do at the front, so they will be discussed after the maps. The manuscript opens with Redon and concludes with Rennes, but–just like the river itself–the maps could be traveled in either direction. The illustrations of the course of the river are labeled in reverse alphabetical order. Redon is unlabeled, but would have been Z; thereafter, every page has a letter (or two) at the top of the sheet and another at the bottom in a sequence that proceeds until Rennes, which is labeled with an A (Fig. 2). Although the reverse alphabetical order of the illustrations might seem to suggest that the maps were bound in the opposite sequence than the one originally intended, in fact,

18 Early Netherlandish Painting, Cambridge, Harvard University Press, 1953, p. 28. 19 “À Rennes, Par Iehan Georget imprimeur, demeurant en la rue de la Baudrayerie, en la maison Olivier au lyon painctre”, cited in Louis Arthur Le Moyne de la Borderie, Archives du bibliophile Breton. Notices et documents pour servir à l’histoire littéraire et bibliographique de la Bretagne, Rennes, J. Plihon, 1882, v. 2, p. 92.

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Fig. 2. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 25. View of Rennes. Photo: BnF.

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the illuminations are on bifolios that could not have been reordered so that the images could ever have been sequentially bound alphabetically. The alphabetical sequence may represent the trajectory of the mapmaker Aulion, who would have started from his home in Rennes, and thus traveled along the Vilaine to the end point in Redon, and recorded his journey in that way, even though the maps would ultimately be bound in the opposite order. The view of the city of Redon features a group of men in the foreground, perhaps members of the municipal council or the États de Bretagne, or the king’s officers charged with the project.20 A roseate sunset colors the landscape that spans the distance between Redon and the sea. This view to the west not only represents the end of the day; it also represents the end of the course of the Vilaine, and it includes no locks or other fluvial interventions. Its dated inscription seems to lack the introductory rhetoric that one might expect at the opening of such a volume. The reference to this side of the sheet – more logical if one had already seen the other side – and the spatial perspective of the image looking west, away from all of the navigational interventions described in the volume, all make more sense as a final image, rather than as a frontispiece. Yet the depictions of the patrons (if they are indeed the people represented) and the date are features that are more customarily found at the front of a volume. Thus, the ambidirectional sequence of the volume would seem to be signaled on this first map page. The opposite end of the sequence at the back of the volume shows Rennes, nestled within a lush landscape rendered more luminous with gold highlights, like that behind the Crucifixion in the Dutuit Hours from the workshop of Noel Bellemare.21 In the distance, mountains, painted in blue, attest to the painter’s command of contemporary conventions for the depiction of the landscape. The sun, peeking out over the peaks, is rising: a temporal setting more suitable to a beginning than to an end, offering another signal that this is the start of a sequence rather than a conclusion. Likewise, the explanatory text seems to introduce the project rather than conclude it: “Below is the portrait of the city of Rennes, as it can be seen from below the arches of St. Yves going down the river so that one can more easily understand the course of the said river. And how it goes through the said city and how it goes above it to fill the moat on one of the sides towards Toussaints”.22 This inscription reveals that the image is intended to help understand the course of the river, a goal more appropriate to the start of the sequence than to its completion. The letter A, the start of the alphabetic annotation that connects the bottom of one map to the top of the next, is at the bottom of the sheet. Since the current sequence of the maps was established by the format of the quires before the volume was bound, and the work has been known and used in this format since the sixteenth century, it could be argued that the actual order of the manuscript, 20 Lucien Scheler, “La navigabilité…”, p. 81 and Michel Mauger, “En passant…”, p. 22, both believe the man holding his hat and gesturing to have been the engineer of the project. 21 Paris, Musée du Petit Palais, Ms. 37, fo 83. See François Ier et l’art des Pays-Bas, Paris, Somogy, 2017, p. 184. The manuscript can be consulted online at: http://www.petitpalais.paris.fr/sites/default/files/pp-ldut00037_0. pdf 22 BnF Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 25. “Cy dessoubz est le pourtraict de la ville de Rennes. Comment elle se peult voirs au dessoubz des arches de Sainct Yves allant aval la ripvière affin qu’on puisse plus facillement entendre le cours d’icelle ripvière. Et comment elle passe au travers de ladicte ville et comment elle se deppart audessus pour servir aux fossez de l’un des costez scavoir devers Toussaincts”.

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with its maps in reverse alphabetical order, offers the best and original way to examine its contents. Yet an ambidirectional encounter with the volume was clearly essential to its production, and for many reasons, the sequence makes more sense when examined from A to Y, or from back to front. The inscriptions in the text suggest that the work can be best understood if the exploration of the river’s course begins at Rennes and follows the maps in reverse order from the back of the volume to conclude with Redon at the front. In addition to the alphabetical sequence of the letters penned at the top and bottom of each image, the textual explanations of the riverscape also often include sequential elements that are more logical if the manuscript is read from back to front. These details further support the contention that the maps in the volume was designed be consulted in either sequence, depending on the local orientation of the viewer. The officials from Redon could page through the volume starting at the front; those from Rennes from the back. Like maps on unbound sheets of parchment that could be read from different directions and orientations, the Vilaine volume seems to acknowledge that the translation of a three-dimensional space onto a two-dimensional surface must occasionally defy the established conventions associated with its support. The analysis of the images here will, therefore, proceed from back to front. Leaving Rennes, following the probable production sequence (and the alphabet) in the correct order, the map follows the river to Moulins-le-Comte (Fig. 3). The image is divided with a thick gold band about three-quarters of the way down the page. The larger top section shows the landscape around the river without any ostensible orientation, until it reaches the mills that give the site its name. Challenged to show both sides of the mill, from upstream and downstream, the mapmaker chooses an unusual solution. The mills and the text in the scroll above them that describes them are both inverted; to see them properly, it is necessary to turn the book upside down, as the inscription on the scroll explains: “To easily understand the present lock, turn the book, so that the top is the bottom, in order to see the top of the said lock”.23 Then, to see the mills from downriver, the book must again be turned around, as explained by a gold cartouche ornamented with foliage and strapwork that is perched on the gold dividing line: “The lock of Moulins-le-Comte is seen from below”.24 Another inscription adds a technical feature not visible to the viewer: it notes that here the water level changes by four feet: “L’eau a de sault quatre piedz sellon le nyveau”. This is specified because it is difficult to see, and yet it is an essential element of the argument that action must be taken to improve the navigability of the river. This map, the first image of the river after the viewer has left the relative calm of Rennes, seems thus to replicate the bumpy ride in a boat down the Vilaine, tossing and turning in the hands of the viewer. This manipulation helps the viewer see how the proposed interventions – changing single-gate locks to a double-gate system – are urgently necessary to smooth the journey down the river. When viewed in the opposite sequence, this page serves as a dramatic denouement of the sequence of proposed interventions to the river.

23 Ibid., p. 24. “Pour facillement entendre la présente escluse, convient tourner le livre, ce qui est dessur dessoubz affin de veoirs le dessur de la dicte escluse.” 24 Ibid. “L’escluse des Moulins le Conte se voit au-dessoubz.” I follow Michel Mauger in identifying the site in this way, but today the corresponding area to the west of Rennes is known as Moulin du Comte.

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Fig. 3. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 24. The Vilaine between Rennes and Moulins-le-Comte. Photo: BnF.

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A comparison with an earlier image of mills located on a river reveals how another draftsman attempted to capture the spatially complex ensemble of river and mill and confirms the innovative approach of the image(s) of Moulins-le-Comte. The figure of the Perray mills at Corbeil-Essonnes dated 1466 offers a ‘before’ (L’ancienne figure des moulins du temps passé) and ‘after’ (La nouvelle figure des moulins du temps présent) view of the transformation of a mill that ground wheat into a paper mill.25 The image relies on multiple perspectives: five of the six mill buildings are seen in profile, as are all six of the mills themselves; the six arches under the bridge are splayed out in opposite directions; the road on the bridge is seen from above, and the cutwaters seem to be shown in a bird’s eye view. One of the mill buildings – the new paper mill – is oriented differently from the others, parallel to the river rather than perpendicular to it. But the earlier mapmaker seems to try to unify all of these disparate elements into a singular sweeping view. The figure of the mills at Corbeil-Essonnes, with its splayed-out bridges, is typical of contemporary local maps that offered multiple views of the same site. Similarly, a common strategy for riverscapes in local cartography was to splay the two sides of a river valley on the sheet in opposite directions, imposing on the viewer circulation around the image or manipulation of it. But such spatial adjustments – of view and viewer – were always implicit: what is unusual in the Vilaine manuscript is the explicit address to the viewer explaining and demanding the manipulation of the book. This distinction is not insignificant; few are the maps, local or otherwise, that instruct the viewer on their use. This didactic component was deemed necessary because the divided image is not unified, as, for example, are the maps of the Ouche and the Rhone. The division into two parts with opposing orientations in the map of the Vilaine between Rennes and Moulins-le-Comte departs from the pictorial spatial constructions more typical not only of illuminated manuscripts, but also of local maps; its innovative solution is not self-explanatory and thus requires instructions regarding its use.26 After leaving the mills at Moulins-le-Comte, the viewer turns the page to arrive at the next map of the river as it reaches Apigné, labeled B at the top and C at the bottom (Fig. 4). The riverscape fills the page and indeed expands beyond it. At the top of the sheet, trees surrounding the chateau of La Motte-au-Chancelier extend above the red line that serves as the upper border of each map. The river runs past it, almost in plan; at the bottom of the page are the mill and lock at Apigné shown as they appear from downstream, rendered in bird’s eye perspective. “The present lock must be seen from below the drop in the water level as one can see hereafter in each lock until Messac, following the river, and so it has been appropriate to show the river wider where the roads are, so that the locks and mills can be more easily understood”.27 Another reminder of the primary sequence of the pages 25 Paris, Archives nationales, Musée, AE/II/2481 [S//2116, no 10 bis]; cf. Ghislain Brunel, “Les moulins du Perray à Corbeil-Essonnes”, Quand les artistes dessinaient les cartes…, p. 184. 26 Large-format world maps were drawn with opposing orientations, but these were clearly meant to be viewed on a table around which one would circulate. By contrast, the Vilaine volume would have been held in the viewer’s hands and rotated in order to view the other half of the page in the intended orientation. 27 BnF Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 23. “La présente escluse se doibt voirs au dessoubz de la choiste de l’eau comme on poura veoirs cy après en chaincune escluse jucques a Meczac, suivant le cours de l’eau et a convenu tenir la ripvière plus large à l’endroict des chaussées affin qu’on puisse plus facillement entendre et comprendre les escluses et moulins”.

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Fig. 4. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 23. The Vilaine between Moulins-le-Comte and Apigné. Photo: BnF.

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in the manuscript, this inscription specifies that this will be the perspective on each lock from this point until Messac, which follows this page in alphabetical order (Messac is labeled Q) but precedes it if the sequence begins at Redon at the front of the book. Directly above this explanation of the depiction of the lock at Apigné, an inset image reveals the approach to the lock from upstream. Unlike the map on the preceding page, this view of the opposite side of the lock does not necessitate turning the book; instead, the inset that shows the lock from upstream, and the overall view that shows the same lock from downstream, maintain the same orientation. “The road, mills and lock of Apigné as seen in perspective [view], heading downstream on the river coming from Rennes, of which the portrait was drawn on site, as it appears”.28 The mapmaker, presumably Aulion, here specifies that these features are drawn en perspective, that is, in view rather than in plan. The text thus highlights the choice of a second, separate type of illustration, one distinct from the overall perpendicular view of the ensemble. Unlike the inscription at Apigné, the text here does not tell us that this additional image is necessary to understand the locks. Instead, the text affirms that the inset image was product of direct observation: it was copied exactly, as the word pourtraict implies, perhaps to make the case for the lock’s replacement with a better mechanism more persuasive. Aulion attempts to preserve a coherent view of the entire course of the river, which can only be presented logically in plan, but he recognizes that the perpendicular perspective is not always well suited to the depiction of details that render the appeal for the new locks more compelling. He therefore supplements the overall view with inset images like this one, and explains his departures from a singular unified perspective. In a final expansion of the image, across the river, to the left, the map is supplemented with a strip of parchment that the viewer must unfold to see all of the buildings of the Maison d’Apigné on the bank. Here is evidence, if any were needed – beyond the bifolio sheets on which the maps are painted – that the manuscript was bound as planned. Had the leaves been bound in alphabetical order, this sheet would have been bound along the left margin, half of which is devoted to the flap. If this had been the case, only half of the page could have been sewn into the binding, leaving the lower part with the flap unbound. The flap would have opened towards the binding, rather than towards the outer edge of the page, an arrangement both unconventional and awkward. Many of the pictorial strategies employed by Aulion to depict the complex course of the Vilaine were used by other makers of local maps, but since these images rarely had any kind of broad circulation, it is difficult to know if he learned about them from another artist, or during his training as an illuminator, or by examining other maps, or whether he invented them himself without knowledge of other maps. For example, the trees at the top of the image of Apigné that extend beyond the drawn boundary of the map recall those of the woods of Chy in the figure made to resolve a dispute between the Burgundian towns of Heuilley and Talmay in the second half of the fifteenth century.29

28 Ibid., “La chaussée, moulins et escluse d’Apigné ainsi qu’on la voit en perspective tirant aval la ripvière venant de Rennes, desquelles le pourtraict a esté prins sur le lieu comme apert.” 29 François de Dainville, “Cartes et contestations au xve siècle”, Imago mundi, 24 (1970), pp. 99-121; Paul D. A. Harvey, The History of Topographical Maps: Symbols, Pictures and Surveys, London, Thames and Hudson, 1980; Patrick Gautier Dalché, “Essai d’un inventaire des plans et cartes locales de la France médiévale (jusque vers

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Aulion could not have known this earlier example, so the similiarity may be coincidental or a reflection of a pictorial convention employed both by him and by the earlier mapmaker. The margin-crossing trees in the woods of Chy were the focus of the earlier dispute; in Aulion’s volume the trees are secondary to the representation of the river. Perhaps their prominence supports the mapmaker’s assertion that the map was made on site “sur le lieu”, and that it represents the site “come apert”, as it appears. These avowals of direct observation also add an implicit temporal dimension to the maps, establishing them in the present. The depiction of the perilous state of the river as it currently appears fuels the argument that the proposed interventions are justified. The folded flap that opens to reveal the Maison d’Apigné is another feature that can be seen in other maps. Copies of Matthew Paris’s Chronica majora include flaps that enabled the addition and amplification of information to maps included with the text.30 In France, an example of a local map that used flaps is one produced by the painter Bernard Vreyon, who added a flap to his figure of the courtyard of a farm disputed by its heirs – six sons and four daughters (represented by their husbands) – in Mezières-sur-Seine in 1533.31 Vreyon, of Mantes, drew the space with its stairs, trees and tiled roof, with a markedly firm line and considerable stylistic flair. He inverted some of the trees in the courtyard, perhaps to suggest the multiple perspectives of the feuding parties. He added the flap to show the exterior wall of the courtyard that fronts onto the road. Open, it shows the interior wall; closed, it depicts the exterior wall on the street. This ingenious solution depicts two elements of the space that could never be seen simultaneously in a glance; Vreyon, like the cartographer of the view of the Vilaine, may have been inspired by manuscripts or printed images that depended on the same interactive manipulation. Another example of a local map with a flap, albeit somewhat later than the Vilaine volume, is Conrad Morant’s printed map of Strasbourg, of 1548, which survives today in a single example in Nuremberg.32 Morant’s 360-degree rendering of the city was drawn from the tower of the cathedral. The unusual oval-shape of the image, and the concomitant distortions of his fish-eye perspective are the first indications that the map presents a view of Strasbourg that could only have been assembled on the page rather than in the eye. But from his perch in the tower, Morant could not see the structure in which he was standing; he could only represent the roof over the nave below. To remedy this deficit, he produced a separate print of the cathedral façade (in three formats), which sang the praises of the structure and was offered separately for sale. In the Nuremberg copy, the façade of the cathedral from the print has been cut out and attached to the map of the city, so that a viewer could admire the full extent of what Morant described as the eighth wonder of

1530)”, Bibliothèque de l’École des chartes, 170 (2012), pp. 421-471; Léonard Dauphant, “Entre la liste et le terrain, la carte dans les négociations de paix au xve siècle”, Bulletin du Comité français de cartographie, 228 (2016), pp. 11-21; Camille Serchuk “Heuilley et Talmay”, Quand les artistes dessinaient les cartes…, p. 26. 30 Both London, British Library, Royal MS 14 C VII and Cambridge, Corpus Christi College, MS 26 include flaps. 31 Paris, Archives nationales, CP/S//466. See Ghislain Brunel, “Ferme à Mezières-sur-Seine”, Quand les artistes dessinaient les cartes…, p. 185. 32 He is also known as Conrad Schwebel. Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum, SP3224. See Liliane Châtelet-Lange, Strasbourg en 1548, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2001; Juliette Dumasy-Rabineau, Camille Serchuk, “Strasbourg et sa cathédrale”, Quand les artistes dessinaient les cartes…, p. 136.

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the world. Working as an engraver in Strasbourg, Morant would have had easy access to other printed works, including anatomical fugitive sheets, which depicted the elements of the human body by means of superimposed flaps, as well as to Andreas Vesalius’s De fabrica corporis humanae of 1543, which also incorporated cut-out flaps to illustrate different anatomical systems of the body.33 Tracing Aulion’s access to specific images is difficult, but since Jean Georget was lodging with him in 1541, and this printer was among the most prolific in Rennes, and was well connected to networks of booksellers, Aulion may have had access through him to the kinds of manipulatable prints that were coming into fashion in scientific illustration.34 While it remains a conjecture that Aulion might have known such images, other features of his representations, as well as the general currency of print, seem to suggest that it was at least possible that these inventive scientific manipulatable images could have inspired the flap on the map of the course of the Vilaine. The inset illustration showing the lock from the opposite direction at Moulins-leComte is another unusual feature for a local map and could also have been inspired by examples from printed books. Yet it could just as easily have been influenced by other local maps, which often attempt to show multiple perspectives. Aulion’s overall strategy for the bidirectional sequence of the entire river course may draw on this precedent. In maps made to resolve lawsuits, for example, it is commonplace for the mapmaker to invert elements as if to demonstrate the conflicting perspectives of the opposing parties. Some maps do maintain a consistent orientation of the landscape elements, but the inscriptions and annotations on their surfaces run in all directions. But many are the maps adorned with inverted trees or hills which show the landscape splayed out for the eye. On a map of Ivoy-le-Pré made by Guillaume Augier in 1540, most of the features of the landscape are in a single orientation, but some trees are inverted at the bottom of the image.35 A more dramatic solution to the challenge of depicting two things that cannot easily be seen at once is presented in another map of a valley which presents each side on a separate sheet. The valley of Château-Dauphin, painted by Jean de Briançon in 1422, occupies two separate pieces of parchment.36 But these examples all differ from Olivier Aulion’s map of the Vilaine at Moulins-le-Comte. First, they are, except at Château-Dauphin, part of a singular image; second, they do not include inscriptions that explain their necessity; all are simply logical graphic solutions to the pictorial challenge of depicting a valley. Furthermore, unlike the 33 See Andrea Carlino, “Paper Bodies: A Catalogue of Anatomical Fugitive Sheets 1538-1687,” Noga Arikha, trans., Medical History, Supplement 19. London: Wellcome Institute for the History of Medicine, 1999; Suzanne Karr Schmidt, Kimberly Nichols, Altered and Adorned. Using Renaissance Prints in Daily Life, New Haven and London, Yale University Press, 2011. 34 “Rue de la Baudrayerie, in the house of Olivier Au Lyon, Painter”. Malcolm Walsby, The Printed Book in Brittany, 1484-1600, Brill, Leiden and Boston, 2011, pp. 98-100 and 253. 35 Bourges, Archives départementales du Cher, 4 H 506, no. 3, and Paris, Archives nationales CP/N/III/Seineet-Oise/479/1 ; Françoise Michaud-Fréjaville, “Quand le dessinateur sert le seigneur. Quelques ‘figures’ de paysages berrichons entre Moyen Âge et Temps modernes (v. 1480-1540)”, Mélanges Jean-Yves Ribault, Cahiers d’archéologie et d’histoire du Berry, Hors-série, 1996, pp. 253-263 ; eadem, “Eaux, moulins, usages et paysages à Ivoy-le-Pré en Berry”, L’eau au Moyen Âge. Symboles et usages, Bernard Ribemont (ed.), actes du colloque d’Orléans (mai 1994), Caen, Paradigme, 1996, pp. 61-76 ; Cf. Quand les artistes dessinaient les cartes…, pp. 124 and 180. 36 François de Dainville, “Cartes et contestations…” ; Paul Fermon discovered the name of the painter ; for his discussion, Le peintre et la carte. Origines et essor de la vue figurée entre Rhône et Alpes (xive-xve siècle), Turnhout, Brepols, 2019, p. 188.

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map of the river at Moulins-le-Comte, they do not show the same thing observed from a different position; they show different things observed from the same position (albeit turned 180 degrees). The source for the inset illustration, like the flap, might instead have come from print, since the depiction of the same object from multiple perspectives is a common feature of architectural, scientific, and technical illustration. In addition to its manipulatable features, Vesalius’s De fabrica showed bones and muscles from different angles. Sebastiano Serlio’s Regole generali di architetura, (or Quarto libro dell’architectura), translated into French by Pieter Coecke van Aelst and published in Antwerp in 1542, shows columns and other architectural elements in both plan and elevation.37 Likewise, the De artificiali perspectiva of Jean Pélerin (called Viator), first published in Toul in 1505, depicted spaces in plan and elevation. These are not exactly comparable to Aulion’s inset, which may instead owe more to emerging traditions of representing machines. Leonardo da Vinci’s drawings of every manner of mechanical device are good examples, although these could not have been known to Aulion; instead, Aulion might have seen printed works to which he might have had access in Rennes perhaps via Jean Georget.38 The pages labeled C, D, and E of the Vilaine manuscript show the river between Apigné and where it meets the Tiercent River (today known as the Kersan River). These maps are handsome landscapes, details of which are explained in texts on painted scrolls. The page labeled Apigné C includes a label that reads “Road, mills and lock of Champcors”;39 a scroll notes: “We find about a three and a half feet of a drop in the water level,”40 indicating something that the illustration cannot easily depict visually. The page labeled D features a large inscription in the form of a large curling parchment scroll. It explains the scale of the map: And it should be noted that on each side of the page only a half a league of the river along its course is depicted, flowing straight or where turning one way or another from Rennes until Messac, and, where the half league ends, it has been appropriate to leave off and take it up on another page, or on another part of the same page as is seen below, yet there was not a lot of space to depict the river there because of its many bends”.41

37 Pamela O. Long suggests that Serlio’s treatise, published in 1537, inspired Vesalius. “Objects of Art/Objects of Nature. Visual Representation and the Investigation of Nature,” Merchants and Marvels. Commerce, Science and Art in Early Modern Europe, Pamela H. Smith, Paula Findlen (eds), New York and London: Routledge, 2002, pp. 63-82. 38 For some of the conventions of these illustrations, see the essays in Wolfgang Lefevre, Picturing Machines 1400-1700…, in particular, Marcus Popplow, “Why Draw Pictures of Machines? The Social Contexts of Early Modern Machine Drawings”, pp. 17-48, David McGee, “The Origins of Early Modern Machine Design”, pp. 53-84, and Rainer Leng, “Social Character, Pictorial Style and The Grammar of Technical Illustration in Craftsmen’s Manuscripts in the Late Middle Ages”, pp. 85-114. Although French editions that featured technical illustrations postdate the Vilaine manuscript, Albrecht Dürer’s Unterweysung der Messung of 1525 might have made its way to Breton booksellers. 39 BnF Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 22. “La chaussee moulins et escluse de Champcor”. 40 Ibid., “Nous trouvons environ troys pieds et demy de choaiste deau au nyveau”. 41 BnF Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 21. “Et est à noter que en chaincun costé de feillet n’y a en pourtraict que demye lieue de la ripvière allant son cours, aille droict ou en destourant d’un costé ou d’aultre de Rennes jucques à Meczac, et, où la demye lieue finist a convenu laisser et reprendre à l’autre feillet ou à l’autre part d’icelluy feillet comme apert cy dessoubz, pourtant qu’on n’eust peu y renger la dicte ripvière à raison des destours qui sont en icelle”.

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This explanation about the map’s scale again affirms the primacy of the alphabetical sequence, since it specifies that it starts in Rennes, and continues to Messac. But the indication of scale is itself somewhat remarkable. Although most local maps do not include an indication of scale, a few examples, including several from the fifteenth century, do so, or they indicate the distances between sites by means of inscriptions.42 Printed maps more often included a scale, and although there are not many examples known to have been printed in France at this early date, it is possible that Aulion might have had access to Macé Ogier’s 1539 map of the diocese of Le Mans, which today only survives in later copies.43 Some, but not all, of these later versions include a scale. Sea charts, too, often included a scale, although it is harder to know how Aulion might have had access to these; the earliest printed examples produced in Brittany postdate this manuscript, and it is difficult to determine how widely manuscript examples might have circulated.44 Nonetheless, it is possible that he decided to add an indication of scale because he had seen one depicted on another type of map. Aulion brings many different types of maps and other sources, as well as his own inventiveness, to bear on his depiction of the Vilaine in order to best document the course of the river. The next map in alphabetical order (Fig. 5) shows the map between the Tiercent River and Pont-Réant (today Pont-Réan). It is divided into two maps across the middle and labeled F along the margin at the top of the sheet, and H in the left margin at the bottom; both images bear an inscription “La chaussée. G” across the river: one from upstream and the other from downstream. In the top image are the wooded islands upstream of Pont-Réan. Below, a heavily annotated image shows the ensemble of “The roads, mill and lock of Pont-Réan depicted in perspective as close [as possible] to nature”45 seen from downstream, but in an unusual perspective. Normally the mapmaker represents the river from above; here he depicts it from where he must have stood on the riverbank, alongside the ford in the river, the area labeled “gué.” To the right are the lock and mill; to the left is the bridge, barely recognizable as such, but for the inscription “le pont.” By the lock, an inscription notes a three-and-a-half-foot drop in the water level, presumably inadequately regulated by the existing lock. In the lower margin, outside of the boundaries of the image, an inscription explains the unconventional division of the page: “Please understand that the present depiction is made only to show the situation of Pont-Réan, as well as the windmills, lock, and the ford between them, because it was not otherwise possible to show them”.46 Aulion seems here to acknowledge that the complexities of the landscape necessitate deviations from conventional representations of space, and that the tools at 42 Local maps include scale in a variety of ways – they can include a scale on the map itself, or they can describe distances textually (for example, if a map specifies that there are 10 lieues [leagues] between locations) or mark off measurements. Quand les artistes dessinaient les cartes…, 139; two drawings made by Jacques Androuet de Cerceau for his Livre des plus excellents bastiments de France (1576-1579) show the chateau of Montargis at different scales: one at a half-league, and the other at two leagues. This is more closely related to Aulion’s approach. 43 François de Dainville, “Étude sur la cartographie ecclésiastique du xvie au xviiie siècle”, Revue d’histoire de l’Église de France, 134 (1954), pp. 7-121, especially 11-13. 44 Walsby, The Printed Book in Brittany…, pp. 151-153. 45 BnF Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 19. “La chaussee, moulins et escluse du pont reant pourtraicte en perspective au plus pres du naturel”. 46 Ibid., “Vous plaise entendre que le present pourtraict nest seullement faict que pour montrer la situation du pont reant tant chaussee moulins escluse que le gue dentre deux car nestoit possible les faire moustrer autrement.”

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Fig. 5. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 19. The Vilaine between Tiercent and Pont-Réant. Photo: BnF.

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his disposal are to some extent in conflict: a single unified perspective – or even a single view of the course of the river – will inhibit, rather than facilitate, understanding of his subject, and he is forced to abandon it, as it were, midstream. Aulion’s divided page thus concedes the limits a two-dimensional rendering of three-dimensional space. In order for the viewer to understand the complexity of the mill, lock, ford and bridge, multiple views are necessary, just as is the case with in other technical illustrations. The value of multiple images is reinforced in the next illustration, on the following page, which shows the bridge at Pont Réan from downstream. It is only barely recognizable as the bridge from the previous image, but the inscription – with a modest bit of decorative strapwork as a frame – reassures us that “Below Port-Réan, the Vilaine River can be seen in such a manner as it is presently depicted”.47 But the difficulties of representing the site are made clear by another inscription, this one in the right margin: “The Seiche River passes behind this rock and can only be shown a little in this view, even though it is large enough to accommodate good boats in all weather”.48 Whereas Aulion can rely on a variety of tools to show what can be seen – adding insets, or flaps, or choosing different perspectives – here he acknowledges the limits of his representation for showing a major impediment to the navigability of the river. No graphic tool, it would seem, is sufficient for this task. The next map to address these pictorial complexities is that labeled K-L (Fig. 6), which shows the river flowing from La Mote to Glanrouet (La Motte [now destroyed] to Glanret). Here, the spatial inconsistencies cause another rupture in the coherence (and the unified perspective) of the image, but rather than divide it, or add an inset, Aulion attempts to show all of the disparate elements together. At the top of the image is an inscription that identifies “The mooring and the roadway of La Bouëxière as it is seen from above, coming from Pont-Réan descending to Messac”.49 And yet immediately below, “Note that the mills, lock, and fishery as well as the mooring and the road of La Bouëxière are from seen below, heading towards Messac, as appears in this present portrait drawn on site, etc.”.50 Without explaining how we are to hold, handle or view the image, we have elements that simultaneously show elements upstream and downstream. At the bottom of the page, he shows the lock and fisheries at Glanret, which are represented in plan. Here he says, these are depicted downstream of the change in water level, but they really need to be seen from above, following the course of the river, but they can’t be so easily understood from this direction. “The mills, lock and fishery of Glanret are seen from below the drop in the water level heading towards Messac, yet the said locks must be seen from above, following the the flow of the river but they cannot be easily understood [from this direction]”.51 In other words, to impose a single perspective

47 Ibid., p. 18. “Au dessoubz du Pont Reant se voit la ripvière de Villaigne en telle manière comme le present pourtraict”. 48 Ibid., “La ripvière de Saiche passe derriere ce rocher et ne peult se monstrer que bien peu en pourtraict combine qu’elle est suffisante de porter bons bateaulx en tous temps.” 49 Ibid., p. 16. “L’atache et chaussée de la Bouëxière comme elle se voit au dessus, venant du Pont Reant dévallant a Mesac.” 50 Ibid.,“Nota que les moulins escluse et pescherie estantz en l’atache et chaucée de la Bouëxière se veoint au dessoubz tirant vers Mesac comme apert au présent pourtraict prins sur le lieu etc”. 51 Ibid., “Les moulins, escluse et pescherie de Glanrouet se veoint au dessoubz alla choiste de l’eau tirant à Mesac combien que les dictes escluses se devroint veoirs au dessus obéissant au cours de l’eau mais elles ne se pouroint facillement entendre”.

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Fig. 6. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 16. The Vilaine between La Mote and Glanret. Photo: BnF.

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here would impede understanding of the very navigational features that the volume is designed to clarify. So, although ostensibly the conventions of the riverscape seem unified, the text makes clear that what we see on the page is not exactly or entirely what we would see if we were on site, “sur le lieu.” The manuscript codex of the course of the Vilaine comprises two quires and a few tipped-in sheets. Although it would be an overstatement to suggest that the two quires have distinctive characters, it does seem that the quire at the front of the volume, the one labeled in the alphabetical sequence from L to Y, is less pictorially ambitious than the other one. Whether the course of the river was in fact relatively smooth, or whether Aulion found it was easier to paint, or if he was more rushed and perhaps obliged to simplify its features, cannot be ascertained. The maps labeled L-M, M-N, N-O and O-P show stages of the river, some with mills and locks, others with bridges. Some are labeled as drawn “en perspective.” But none contain elements that trouble the unity of the view or the legibility of the landscape. As the river snakes towards Redon, it requires fewer interventions to make it navigable, and the maps require less manipulation and explanation. The map labeled P-Q (Chasteaublanc [today Château blanc] to Messac) explains: “The port of Messac, bridge, road, mills and fishery depicted in perspective on site, from which place the boats depart, going and coming laden to Redon without any impediment”.52 Once boats get past this portage, they can enjoy smooth sailing; there are no locks or other barriers that oblige boatmen to portage their vessels, nor viewers to flip or rotate the maps. Because no elaborate annotations are necessary, the map changes scale; instead of depicting the region along the river to a distance of a half of a league, the mapmaker can focus more closely on the river itself. The inscription explains: And it should be noted that before this we have portrayed on each side of the page a half-league and no more, in order to make it easier to understand the moorings, roadways, mills, locks, fisheries, bridges, fords, detours, houses, woods, meadows and mountains from Rennes to the present port. For which there is no need, descending from here to Redon, because there are no moorings, nor locks, so the character of the river and its circumstances from here to Redon will be summarily but correctly represented.53 The six maps that depict the river as it runs from the rocky barrier between Messac and Guipry to Redon are far simpler than those that precede it. Between Port de Roche and Marrays (marshes) on the map labeled S-T, it is necessary to explain an area near the river “Here are marshes that are covered with water in winter”.54 And between Lac de Murain and Le Port do (V-X) the cartographer explains “Note that the river is narrow because it

52 Ibid., p. 11. “Le port de Mesac, pont, chausée, moulins et pescherie pourtraict en perspective sur le lieu, duquel lieu les bateaulx portent, vont et viennent charge jucques à Redon sans nul empeschement”. 53 Ibid. “Et est à noter que cy devant abvons mys en chacun costé de feillet demye lieu en pourtraict sans plus, affin de plus facillement donner à entendre par ordre les attaches, chaussées, moulins, escluses, pescheries, pontz, guez, destours, maisons, boyz, prez et montaignes qui sont dempuix Rennes jucques au présent port. Ce qui n’est mestier faire devallant d’icy à Redon pourtant qu’il n’y a nulles attaches ny escluses mais sera mys en brief et en vraye substance la contenance de la ripvière avecq les circonstances d’icelles jucq audit Redon”. Port do is probably the Château of Pordor. 54 Ibid., 8 “Yci sont plusieurs marestz que sont en yver d’eaulx couvers.”

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extends to the marsh”.55 These marshy areas are less perilous and also less spatially complex than the other impediments to the journey from Rennes to Redon. The mapmaker is free to represent the landscape around the river, the towns and chateaux, the meadows and woods, flora and fauna, with a looser hand and a slightly more varied palette, in other words to draw on his expertise in manuscript illumination. On the page that should be labeled Z (although it bears no letter), the river finally arrives at Redon. Aulion’s inscription (see note 1) reiterates that his depiction is reliable, that it is based in observation (rather than measurement), that it uses the tools of the painter (like perspective) to best help the viewer see and understand the river and the surrounding landscape features.56 He even identifies the place from which the perspective was drawn: “la motte de Redon,” as though to invite the viewer to check the veracity of his work. It is, he claims, just as it appears, “Come apert”. But of course, it could not have been. As the viewer has learned on the journey from Rennes, Aulion’s map includes as many spatial interventions as are proposed for the Vilaine. Even the most casual scrutiny of the image, for example, reveals a high horizon line, a river viewed from above and a city rendered in profile, and human figures tall as towers. The glimmers of gilding that adorn the river and the landscape, and the luminous colors of the sunset bespeak an appeal to the viewer’s aesthetic sensibilities rather than a report of fluvial exigency. So, despite the painter’s assurances, his pictorial hybrid suggests a position more hypothetical and composite than empirical. Of course, Aulion’s avowal of accuracy should hardly surprise us: maps regularly make claims about their veracity and authority using both textual affirmation and visual cues. Whether painted or printed, maps commonly affirm the novelty, correctness, and completeness of their contents, shoring up the viewer’s confidence in their representations. Aulion’s course of the Vilaine is no different. As it moves along the river, it (or perhaps he) assures us, again and again, that the maps depict things as they appear “come apert” (five times) and were made on site “sur les lieux” (five times) using perspective (six times). Yet the course of the river is a tortuous thing, and as we have seen, it forces Aulion into some awkward perspectival contortions and accommodations. What is remarkable is that he acknowledges what he cannot depict, and that he openly admits his efforts to overcome the limits of his pictorial tools.57 Two final images are necessary to complete the persuasive task of the maps illustrating the course of the Vilaine. These focus on the proposed double-gated locks; they are currently at the front of the volume and may always have been intended for this position. The first, in pen and ink over pencil, is a on a bifolio of which half is now pasted into the front cover of the volume. The other, in color, is a single folio tipped into to the binding. The first includes an inscription that explains “The design and layout of the lock and counter-lock should be made according to the opinion of several notable figures with this knowledge, 55 Ibid., 6. “Nota que la ripviere est estroicte à cause qu’elle sestent au marrays.” 56 See note 1, supra. 57 Daniel Pichot, in his study of the manuscript as a tool for interrogating the landscape itself, questions whether the painter is a reliable transcriber of the river and its banks. Whether or not Aulion took liberties with his rendering of the riverscape, his scrupulous accounting of every divergence from a single perspectival approach seems sufficient evidence that at very least he believed his representation to be faithful. “Images du paysage: les bords de la Vilaine au xvie siècle”, Mémoires de la société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 78 (2000), pp. 261-283.

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so that the powerful ships can pass in and out without peril. And to avoid the expense of the people, the ropes and their maintenance”.58 It shows the lock in plan, and the sides and gates are labelled, as is the boat within the enclosure. Beside this perpendicular view of the boat in the lock, in the left margin, is a boat shown with its sail billowing, another instance of Aulion echoing the conventions of mechanical drawing to illustrate the whole and its parts: the profile and the plan at the same time. The second image is identified by an inscription as a perspective view. It shows three boats charged with cargo in the lock, perhaps implying that commerce on the river would be robust and profitable because such laden vessels could travel between Rennes and Redon without impediment (by contrast, similarly laden boats on the map K-L, between La Motte and Glanret, demand considerable human effort as the boats are steadied with ropes; this is precisely the expense that would be spared). The painter’s strokes of silver paint that add shimmer to the river are more discernible here than on many other pages in the manuscript. The silver paint at once evokes the increased commercial revenue that would be generated by the newly navigable river as well as the sizable investment necessary to bring it about; it also adds the luster of a presentation drawing to the technical drawing of the lock. Form and Format Placing these two technical drawings – and the first one in pen and ink only – at the opening of the book, without any other introduction, presumes that the viewer would understand the purpose of the images and of the volume without any contextual framing or textual introduction. Either the view of Rennes or of Redon would have been a more conventional frontispiece. The bidirectional sequence of the manuscript seems somewhat compromised by these lock illustrations. Generally speaking, technical illustrations that amplify and add information to the depiction of the whole tend to succeed, rather than precede, what they enlarge, so it is noteworthy that these introduce the project rather than follow it. Perhaps these lock illustrations, which are on separate sheets, were produced separately and added to the manuscript. If the alphabetic labeling preserves the sequence of production, it is therefore possible that the lock illustrations were essentially an addendum and were placed at the beginning because they were completed last, after the painter’s journey along the river. Since the reversal of the alphabetical order of the images seems to have been intended from the outset, it is important to note that this sequence results in some interesting and perhaps unintended consequences for the volume. The images of the course of the river in the front of the codex show few technical challenges and therefore could have reassured viewers (and perhaps also the officials who were managing the project) that it was a manageable task. The second quire, however, includes the more complex illustrations and navigational challenges. Here the canal project seems more arduous, and so the bidirectional format of the volume seems to mitigate the worst of the perils. Dignitaries 58 BnF Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 1. “Le plant et plateforme de lescluse et contreescluse quil convient faire sellon loppinion de pluseurs notable personnaiges ad ce congnoissans. Affin que les bateaulx puissant passer et rapasser sans peril ny danger. Et pour evicter coust tant de gens cordaiges que lentretenement diceulx”.

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from Rennes or Redon could recognize the luster (quite literally: the manuscript makes ample use of gold) of their cities and claim their respective prominence in relation to the project. Satisfying the officials who would direct the project may have been one of the instigating factors for this unusual dual sequence. The unusual form of the codex for the depiction of a riverscape may have been chosen for expediency, since it is certainly more convenient than a large sheet that needed to be rolled or unrolled. Nothing in the volume states this directly, but the remarks of the ScotsFrench navigator Jean Rotz, who presents an atlas in book form to Henry VIII of England in 1542, confirm that convenience was a motivating factor for his decision to depict the world in the form of a book rather on than a large sheet: “And also because it would be more useful and profitable, more significant, and easier and more convenient to handle and to look at, than a single chart four or five yards in length.”59 Olivier Aulion was, after all, an illuminator, and so he would have been most accustomed to producing images in the format of the codex. His palette choices, the use of gold, the spatial construction of the landscape, and the format of the page, with its consistent margins and gold frame, all connect the Vilaine volume to the conventions of sixteenth-century manuscript illumination. And the printed codex was perhaps the source of the innovative technical illustrations that inspired the most daring of his efforts to expand the space of the page. The uniqueness of the Vilaine volume is perhaps best revealed by means of a comparison to a map of another Breton river produced for similar purposes, at almost exactly the same time.60 A map produced by Jean-Baptiste Florentin for Jean IV de Brosse, duc d’Etampes, as part of an unrealized proposal to render the Vie River navigable from the Chateau of Apremont to Saint-Gilles-Croix-de-Vie, frames content and form in an entirely different way. The five-meter-long roll is drawn in pen and ink, and it features only brief descriptive textual explanations of the necessary interventions. The work of an engineer, it nonetheless resists the more technical format of the combined view, and instead exploits its unusually long format to unroll a unified view of the landscape to the beholder. In a text addressed only to the patron, the engineer describes the project, explaining that the figure shows the work that needs to be done. Thus, unlike the views of the Vilaine, it offers an image that does not run up against the limits of a two-dimensional representation. Furthermore, perhaps to minimize the challenges of the project and the potential expense, the language of the long dedication is more general than that voiced in the views of the Vilaine. While the use of pen and ink does seem to deliberately evoke technical imagery, particularly in print, and the elegant cartouche around the dedication to the patron certainly recalls fashionable ornament, the text, with its explanation of the work to be done and the expenses to be incurred, seems direct and less ambitious than the other Breton example. One feature that the two works seem to share, however, is that a roll might be opened from either direction, at the seaside town or by the chateau. So, to this extent, both of these works strive to invite their viewers to move up and down the rivers they depict.

59 “Et aussy pource quil seroyt plus utile et prouffitable et de plus grand esprit et plus ayse et facile a manyer et regarder que ne seroyt ugne longue carte marine de quatre ou cinq verges de long”. London, British Library, Royal 20 E ix, fo 2r. 60 Emmanuelle Vagnon, “Figure du fleuve de la Vie (Vendée) depuis le château d’Apremont jusqu’à l’océan, par Jean-Baptiste Florentin, 1542”, Quand les artistes dessinaient les cartes…, pp. 72-73.

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Conclusion Aulion was not the only illuminator who brought together a refined style of painting with technical illustration: one of the three volumes of the Commentaires de la guerre gallique produced for Francis I between 1519 and 1520 also includes both of these features.61 But the beautiful and peculiar sequence of Roman battle scenes and siege engines remain thematically related but visually segregated, whereas Aulion’s manuscript integrates these features, although not entirely seamlessly, in part because he draws his viewer’s attention to some of the ruptures in the continuity of his representation. The self-consciousness of his annotations to the illustrations of the river and the interventions necessary to improve its navigation may be the best evidence of his awareness of the variety of his sources and their heterogeneity. Drawing on his training in manuscript illumination, his knowledge of cartographic precedent and of a multifarious palette of printed texts and formats, the probable collaboration with an engineer, and the desire to satisfy all of the patrons of the project, he attempted to fulfill this challenging commission, while at the same time, and even within it, evincing uncertainty that the pictorial tools he used would be intelligible or even sufficient to the task. As Aulion endeavors to demonstrate to his viewers the obstacles to the river’s navigability in need of remedy, he explains the necessary liberties he takes with the cartographic conventions at his disposal in order to fully illustrate his subject. Such explanations of images and their limits are quite unusual for manuscript maps. But in the transition to print, more and more mapmakers resort to text to call attention to their methods, particularly when practices of measurement and observation seem to be in conflict. An example contemporary with the Vilaine volume that explains its cartographic tools is the map of Paris called the Grande Gouache. It was probably produced around 1540, and the only surviving copy was lost in the fire at the Hotel de Ville in Paris during the Commune in 1871. Its inscription addressed to the reader explained how it was made, and why, using some of the same language employed by Aulion in his manuscript maps, explaining that it was intended for easy comprehension of the city, and made in plan and view with calculation and measurement.62 The methodological self-consciousness of this printed map of seems to have been tied to the cartographer’s desire to assert the authority of his quantitative processes of measurement. The avowal of an active choice of tools or methods may be a consequence of the iterative character of print. Since so many maps were copied and reprinted by publishers who had no role in their original production, the cartographer’s explanation of his method may have been a way to proclaim the fastidious efforts of the maker to assure accuracy in the face of the distortions that may have accrued through unauthorized copying. The practice of addressing the reader in an Avis au lecteur became increasingly frequent in 61 Marie Jacob, “Le recueil du Lyon d’or de Châtell erault: un livre d’ingénieur inédit de la fin du xve siècle (Solesmes, Bibliothèque de l’abbaye, ms. 163)”, Le manuscrit enluminé. Études réunies en hommage à Patricia Stirnemann, Claudia Rabel (éd), Paris, Éditions du Léopard d’Or, 2014, pp. 101-121. 62 This is one of about eight maps made from a template based on a survey of the city made around 1524, and that served as the basis for many other maps of the city. See Les plans de Paris, des origines (1493) à la fin du xviiie siècle, étude, carto-bibliographie et catalogue collectif, Jean Boutier, Jean-Yves Sarazin, Marine Sibille (eds), Paris, Bibliothèque nationale de France, 2002, pp. 76-78.

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print, both in books and on maps, and it may have been awareness of this practice that inspired Aulion to address his own viewers so directly. Like the inscriptions on printed maps, the textual explanations that adorn his maps of the Vilaine are concentrated in banners and cartouches, themselves introduced as artificial imposters in the landscape, and thus doubly drawing attention to the ways they upset the volume’s cartographic spatial illusion. Yet despite these ruptures, and because of them, Aulion helps the viewer to navigate the river as it appears on the page and to envision a better, smoother journey once the double-gated locks are in place. Conceived as a prospective document and transformed by time and action into a retrospective one, Aulion’s volume offers not only a precise view of local geography, but also evidence of the inventive convergence of technical illustration, manuscript illumination, emerging traditions for the representation of the landscape, and the conventions of local and regional cartography, painted and printed, that were all brought to bear to produce it.

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La figure d’Albi (après 1312) Un exemple précoce de carte de contentieux Avant le xive siècle la production de cartes locales a été plutôt restreinte en Occident. Parmi celles conservées, on connaît des plans de Jérusalem, de villes italiennes, et quelques plans ou diagrammes provenant d’abbayes comme ce plan du monastère de Canterbury, ou ces schémas des couvents de Marmoutier et Sindelsberg1. Cette production a été clairsemée, discontinue et irrégulière. Les choses semblent changer à partir du xive siècle. On voit alors émerger une série de cartes et plans faits pour des questions de droit, de justice, d’administration ou d’affirmation d’un pouvoir territorial, que ce soit en Italie, autour des cités-États, ou bien en Angleterre ou aux Pays-Bas2. C’est le cas aussi en France où l’on constate l’apparition de cartes de contentieux ou de cartes juridiques à la même époque. La pratique est attestée dans les milieux cléricaux au milieu du xive siècle – dans l’entourage de l’évêque de Maguelone3 et à l’université de Paris4 – puis au Parlement de







1 Paul D. A. Harvey, Raleigh A. Skelton, Local Maps and Plans form Medieval England, Oxford, Clarendon Press, 1986 ; The History of Cartography. I, Cartography in Prehistoric, Ancient and Medieval Europe and the Mediterranean, John Brian Harley, David Woodward (éds), Chicago-Londres, University of Chicago press, 1987 ; Juergen Schulz, La cartografia tra scienza e arte : carte et cartografi nel Rinascimento italiano, Modena, Panini, 1990 ; Uta Kleine, « La terre vue par les moines. Construction et perception de l’espace dans les représentations figurées de la propriété monastique : Marmoutiers (Alsace) et Zwettl (xiie-xive siècle), Monastères et espace social. Genèse et transformation d’un système de lieux dans l’Occident médiéval, études réunies par Michel Lauwers, Turnhout, Brepols, 2014, pp. 147-184. 2 Paul D. A. Harvey, The History of Topographical Maps : Symbols, Pictures and Surveys, Londres, Thames and Hudson, 1980 ; The History of Cartography…, p. 471 ; Arend Hendrik jr. Huussen, « Jurisprudentie en kartografie in de xve en xvie eeuw », Algemeen Rijksarchief en rijksarchief in de provincien [Miscellanea archivistica V], Bruxelles, 1974. 3 Paul Fermon, « Les représentations des pêcheries de Maguelone, Saint-Gilles et Lérins ou les usages de la figura dans les milieux ecclésiastiques du milieu du xive siècle à la fin du xve siècle », Monastères et espace social…, pp. 185-209. 4 Gray Cowan Boyce, « The Controversy over the Boundary between the English and Picard Nations in the University of Paris (1356-1358) », Études d’histoire dédiées à la mémoire de Henri Pirenne, Bruxelles, 1937, pp. 55-66 ; Patrick Gautier Dalché, « Figure du cours de la Meuse », Quand les artistes dessinaient les cartes. Vues et figures de l’espace français, Moyen Âge et Renaissance [catalogue de l’exposition aux Archives Nationales, 2019], Juliette Dumasy-Rabineau, Nadine Gastaldi, Camille Serchuk (dir.), Paris, Archives Nationales-Le Passage, 2019, Juliette Dumasy-Rabineau  •  Université d’Orléans, POLEN Territoires, régions, royaumes. Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle), éd. par Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène, Turnhout, 2022 (Culture et société médiévales, 40), pp. 237–251. © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.131073

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Fig. 1. La figure d’Albi et de Puygouzon. Archives départementales du Tarn, 4 EDT II 5.

Paris dans les années 13705. Ayant pour fonction d’aider à trancher un litige territorial, ces cartes, appelées « figures » ou « portraits » dans les sources de l’époque, se multiplient dans les siècles suivants6. En l’état actuel des recherches, la plus ancienne de ces cartes de contentieux en France est conservée dans le fonds des archives municipales d’Albi versé aux Archives départementales du Tarn (Fig. 1)7. C’est un parchemin de grande dimension (71 × 86 cm) représentant Albi et ses environs jusqu’au village voisin de Puygouzon, situé à une demi-douzaine de kilomètres au sud d’Albi. L’image est soignée, peinte avec des couleurs variées qui sont



p. 62 ; Antoine Destemberg, « Jean Buridan, la frontière et la carte : une querelle de juridiction à l’université de Paris au milieu du xive siècle », Les espaces frontaliers de l’Antiquité au xvie siècle, Marc Suttor (dir.), Arras, Artois Presses Université, 2020, pp. 93-108. 5 Juliette Dumasy, « La vue, la preuve et le droit. Les vues figurées à la fin du Moyen Âge », Revue historique, 668 (2013), pp. 805-831. 6 Patrick Gautier Dalché, « Essai d’un inventaire des plans et cartes locales de la France médiévale (jusque environ 1530) », Bibliothèque de l’École des Chartes, 170-172 (2012), pp. 421-471. 7 Archives départementales du Tarn, 4 EDT II 5. De façon remarquable, Albi abrite aussi la plus ancienne mappemonde conservée : voir Cartes et géomatique no 234, déc. 2017.

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aujourd’hui dégradées (le vert et le fond ocre s’étant vraisemblablement assombris), mais dont l’effet devait être assez agréable lors de la confection8. Le document ne porte pas de titre, ni d’indication de date. L’écriture, de style gothique, évoque une graphie du xive siècle. Dans l’inventaire sommaire publié par Émile Jolibois en 1869, ce plan est dénommé « la carta pentha et vehuta de la senhoria d’Alby depart dessa lo pont et fazen division am Pueg Gozo et autres partz » (soit : « la carte/charte peinte et vue de la seigneurie d’Albi en deçà du pont et faisant séparation avec Puygouzon et autres parties »). Mais on ignore aujourd’hui d’où vient ce titre en vieil occitan, puisqu’il n’est pas inscrit sur le plan lui-même9, et n’apparaît pas dans des inventaires plus anciens (non plus que le plan). Où Émile Jolibois a-t-il trouvé ce titre ? Y avait-il au xixe siècle une pièce qui accompagnait le parchemin et qui a depuis été perdue ? Et de quand date cette mention ? S’il s’agit certes de vieil occitan, elle peut tout aussi bien dater des derniers siècles du Moyen Âge que du xvie siècle. Le terme de « carta » au sens contemporain de « carte » est tardif. Il est attesté pour la première fois en latin au xve siècle10, mais ne devient courant dans les sources en langue vulgaire en France que dans la seconde moitié du xvie siècle. Il pourrait donc signifier que ce titre est tardif. Néanmoins, on pourrait aussi traduire le terme de « carta » par celui de charte, ce qui donnerait l’expression de « charte peinte », inhabituelle mais qui pourrait être compatible avec une datation haute. Quant au terme de « vehuta », sur lequel on reviendra, il est également ancien. Il est donc assez impossible de trancher sur la date de ce titre. Néanmoins il a le mérite de nous mettre sur une piste intéressante, puisqu’il suggère qu’il s’agit d’une représentation de la seigneurie d’Albi du côté de Puygouzon, et parle de la « division », autrement dit des limites, de cette seigneurie. De fait, l’image représente de façon détaillée le territoire qui s’étend entre Albi et Puygouzon. Or, des sources écrites du début du xive siècle relatent justement un conflit de juridiction mémorable entre Albi et Puygouzon. Cette date paraît compatible avec l’écriture de la figure. Dans quelle mesure peut-on confirmer le lien entre la figure et ce conflit qui eut lieu en 1312 ? Un aspect intéressant de cette affaire est qu’elle concerne la ville d’Albi, qui connaît, tout au long du xiiie siècle et du début du xive siècle, une histoire troublée et complexe. Surveillée étroitement par le roi depuis la Croisade des Albigeois, la ville est placée sous la seigneurie de l’évêque et dotée d’une universitas aux pouvoirs importants. Il en découle un jeu à trois aux facettes changeantes suivant les circonstances, et qu’a bien relaté Jean-Louis Biget11. Ce rapport de forces implique aussi des seigneurs locaux utilisés comme des pions par les uns et les autres, et il est rendu plus aigu par le fantôme de l’hérésie qui continue de hanter la ville. Longtemps alliés contre le roi, les consuls et l’évêque se divisent dans la seconde moitié du xiiie siècle ; le roi en profite pour grignoter l’autorité de l’évêque grâce

8 La carte a été reproduite dans l’article de Roger J. P. Kain, « Maps and Rural Land Management in Early Modern Europe », The History of Cartography III. Cartography in the European Renaissance, David Woodward (éd.), Chicago-Londres, University of Chicago press, 2007, pp. 706-707. Voir aussi la notice que j’ai rédigée dans le catalogue de l’exposition Quand les artistes dessinaient les cartes…, et l’article de Cédric Trouche-Marty, « Territorialisation et spatialité au Moyen Âge : la carta pentha et vehuta des seigneuries d’Albi et de Puygouzon (vers 1314) », Revue du Tarn, à paraître. Je remercie M. Trouche-Marty de m’avoir communiqué son article. 9 Ni au recto ni au verso du document. 10 Patrick Gautier Dalché, La Géographie de Ptolémée en Occident, ive-xvie siècle, Turnhout, Brepols, 2009, p. 156. 11 Jean-Louis Biget, Histoire d’Albi, Toulouse, Privat, 1983.

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au paréage dont il bénéficie dans la ville. Le conflit entre les consuls et l’évêque culmine pendant l’épiscopat de Bernard de Castanet (1276-1308), avec le procès d’inquisition que l’évêque intente aux notables albigeois, le roi jouant les arbitres. En 1308, le roi sort seul victorieux de cet épisode, profitant de l’affaiblissement de l’évêque pour faire progresser le pouvoir de ses agents sans rien concéder aux Albigeois, qui se trouvent doublement suspectés d’hérésie et de sédition12. C’est sous l’épiscopat du successeur de Bernard de Castanet, Géraud, que se produit l’affrontement avec le seigneur de Puygouzon, en 1312, qui donne lieu à une intervention rapide et sévère de la justice royale, par l’intermédiaire du sénéchal de Carcassonne. Les Albigeois sont poursuivis et l’affaire ne prend fin que lorsque le successeur de Géraud, l’évêque Béraud de Farges, obtient en 1314 une lettre de rémission pour lui-même et les habitants de la ville. Ce serait dans ces circonstances que la figure aurait été réalisée, à une date qui reste inconnue. Quel lien peut-on établir entre la carte et cette histoire singulière ? Fabriquée dans ce contexte judicaire, la carte d’Albi serait ainsi la première figure de contentieux conservée en France, ce qui pose la question de l’origine de ce type de carte. Le père de Dainville avait proposé de l’attribuer au traité de Bartole intitulé De fluminibus seu Tyberiadis (1355)13. Cette hypothèse n’a plus cours aujourd’hui, puisque plusieurs exemples, dont celui d’Albi, précèdent la rédaction de ce traité, et que Bartole y recommande l’usage de la géométrie pour résoudre les querelles de délimitation de propriété plus que le relevé cartographique de lieux contentieux14. Plus significatif apparaît le fait que la figure d’Albi soit contemporaine du règne de Philippe le Bel ou de ses fils. Cette époque a été un moment fondateur pour la justice royale et le perfectionnement du fonctionnement du Parlement. Le fait que la figure d’Albi ait été faite à cette époque, dans le contexte d’une enquête royale et d’une lettre de rémission, n’est sans doute pas anodin et il faut poser la question des liens entre les progrès de la justice royale et l’apparition d’une telle carte. Enfin se pose la question de l’identité de son auteur. Le dessin paraît assez maladroit, mais il est vraisemblable, au vu des qualités esthétiques de la carte, que l’auteur était initié aux techniques de l’enluminure et de la peinture en vogue au début du xive siècle, qu’il ait été un artiste professionnel ou occasionnel. Le recours à un artiste pour dresser cette carte de contentieux est en soi un fait intéressant, qui nous invite à nous interroger sur les liens que l’on peut établir entre le contexte artistique de l’époque et l’émergence d’une telle cartographie. Une figure d’une précision remarquable La ville d’Albi est représentée par des murailles de forme hexagonale resserrées à l’arrière de la porte de Verdusse (« la porta de Verdusse », est-il indiqué) et crénelées. La tour 12 Sur ces événements, voir Jean-Louis Biget, « Un procès d’inquisition à Albi en 1300 », Le credo, la morale et l’inquisition, Cahiers de Fanjeaux, 6 (1971), pp. 273-342 ; Julien Théry, La parole aux Albigeois : le procès de Bernard de Castanet, évêque d’Albi (1307-1308). Introduction historique et édition, thèse de l’École Nationale des Chartes, 2000. 13 François de Dainville, « Cartes et contestations au xve siècle », Imago mundi, 24 (1970), pp. 99-121. 14 Ce qui ne signifie pas que le traité n’a joué aucun rôle dans la diffusion de cet usage, et surtout dans sa légitimation a posteriori. Ainsi au milieu du xvie siècle on se met à appeler « tibériades » les cartes de contentieux.

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surmontant la porte, de forme quadrangulaire, est composée de quatre niveaux : l’ouverture elle-même, au niveau le plus bas ; au-dessus, en encorbellement, un deuxième niveau percé d’archères ; puis un troisième niveau ouvert sur trois fenêtres en plein cintre ; enfin, ce qui semble être un hourd en bois porté par des solives, percé de trois baies rectangulaires et couvert d’un toit de tuiles. La figuration de Puygouzon reprend en partie les mêmes codes en représentant le village par sa porte fortifiée surmontée d’un hourd percé de trois baies et couvert d’un toit de tuile. Mais ici les murailles ne sont pas dessinées, et la taille de la porte est bien inférieure à celle d’Albi. Deux autres lieux bâtis sont figurés dans la campagne aux alentours de Puygouzon. L’église de Saint-Geniès (« S. Ginieys ») comporte une nef percée de quatre petites baies et devancée par un clocher-mur dont on aperçoit la cloche sur un fond noir carré, et qui s’ouvre sur un porche. Un peu plus loin, identifié par le toponyme « La Vena », se trouve un ensemble de plusieurs bâtiments accolés. On distingue à gauche un édifice doté d’une haute porte, surmontée d’une ouverture circulaire sur le pignon. À droite, s’élève ce qui ressemble à une maison d’habitation, avec une porte et deux fenêtres à l’étage ; deux autres pignons sont accolés à l’arrière de l’édifice. Ces localités sont reliées par des chemins qui sont tous nommés : de haut en bas, « lo cami del pueg de Ranteil », « lo cami de Beltrep », « lo cami de sotz (?) Caudieyra », « lo cami de la Crozilha ». Entre le chemin de Beltrep et celui de Caudieyra, coule le Séoux (« lo rieu de Seulh »), qu’enjambe le « pont de Seuolh ». Des toponymes indiquent d’autres lieux à remarquer : dans la partie haute de la figure, « lo pueg de Rantelh » désigne un sommet pointu se détachant sur le parchemin nu, comme un pic sur l’horizon. À gauche, un second pic se détache, au-dessus du carrefour de « Beltrep » marqué par une croix. Dans la partie basse du parchemin à gauche, on remarque le lieu-dit « la Crozilha », également repéré par une croix, et la « fon de Bolh Caudieyra » qui dénomme visiblement une source qui se déverse dans le Séoux. Tous les toponymes de la moitié inférieure du dessin sont inscrits à l’envers, sauf « la Crozilha ». On remarque aussi un trait noir épais et de forme arrondie, qui va du « prat den Garda » à la « Crozilha » en passant à proximité de la source de Bolh Caudieyra. La végétation est également représentée avec soin. Trois types d’arbres sont dessinés de trois manières différentes : de grands arbres isolés, avec tronc fin et ramure figurée par une tache sombre (certainement de couleur verte à l’origine) de forme circulaire, sur laquelle se détachent des branches et des feuilles ; des arbres en bouquet, avec branches évasées et feuilles bien découpées ; des arbres en bordure du Séoux. Un bois (« lo bosc de Rantelh ») et deux prés sont également peints (« lo prat den Garda » et un autre « prat » dont l’indentification est illisible). Des motifs végétaux de forme stylisée, dessinés à une taille bien supérieure au reste du dessin, et dont deux portent une fleur rouge, sont dispersés à travers le terroir. Les terres, colorées en ocre, portent de fines hachures faites au pinceau, qui suggèrent la texture et le modelé de terres agricoles, et parfois le relief de versants pentus, comme immédiatement à gauche d’Albi. La richesse de cette iconographie mérite d’être décryptée avec soin. Examinons dans un premier temps le bâti. Inutile de chercher dans la forme hexagonale de l’enceinte d’Albi un reflet de la réalité : c’est une tradition de l’iconographie médiévale, fréquente sur les sceaux ou les enluminures, qui est reprise ici. Les autres éléments du dessin méritent d’être discutés. Albi est bien connue pour être une ville de brique rose ; c’était déjà à notre époque

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la « capitale de la brique » comme le dit J.-L. Biget15. Le mur d’enceinte, avec sa couleur rose, pourrait évoquer un mur en brique. Cependant, selon J.-L. Biget, la muraille était faite d’un amas de terre et de débris divers, et seuls certains tronçons étaient en brique, comme le mur de la Teule16. Le peintre aurait pu reprendre des motifs iconographiques typiques de l’époque, qui représentent le bâti en rose et avec un appareillage du même type. Pour ce qui est de la porte de Verdusse, qui desservait la campagne au sud de la ville et Puygouzon, elle était effectivement de plan quadrangulaire selon J.-L. Biget, mais on ne dispose pas d’information supplémentaire vérifiant la figure. Le caractère très détaillé du dessin, avec ses quatre niveaux, suggère au premier abord un bon degré d’exactitude, mais comme l’a montré l’exemple de l’enceinte, il faut rester prudent et se garder d’une interprétation trop simple du dessin. Le village de Puygouzon possédait bien une enceinte percée d’une porte fortifiée17. Si le village est qualifié de « castrum et bastida » dans les sources de notre dossier, il a toujours été de petite taille et il était dépourvu d’une église paroissiale, puisque celle-ci était l’église de Saint-Geniès, située à l’écart de l’habitat, comme le montre bien la figure. Par ses choix de figuration, le dessinateur a clairement voulu manifester la hiérarchie entre les deux habitats, Albi apparaissant comme une ville d’importance là où Puygouzon est dépeint comme un castrum de rang secondaire. L’église Saint-Geniès existe encore aujourd’hui. C’est une petite église isolée à une nef, dotée d’un clocher-mur, comme sur le dessin. Quant à La Vène, c’était au xiiie siècle une métairie appartenant à un marchand drapier d’Albi18 ; cela paraît tout à fait compatible avec la figure, qui semble même suggérer une exploitation d’importance, comportant peut-être un logis de maître (à gauche). Aujourd’hui La Vène est un hameau comportant plusieurs vieilles maisons mais il est difficile d’identifier l’ancienne métairie. La figuration de l’espace dans son ensemble mérite également d’être étudiée de près. Presque tous les toponymes ont pu être localisés sur des cartes anciennes ou actuelles, ainsi que les chemins, et l’espace représenté est finalement assez reconnaissable. Il est organisé de façon schématique autour des axes représentés par le ruisseau du Séoux, la ligne de crête de Ranteil, que l’on voit dans la partie supérieure du dessin, et les chemins. Le sud-ouest se trouve en haut de la carte ; au-dessous du Séoux, se trouve le versant droit de la vallée (orientée sud-ouest), au-dessus, le versant gauche, dominé par le puech de Ranteil puis celui de Beltrep. La Vène et Saint-Geniès se trouvent en contrebas de Ranteil et Beltrep. Les chemins relient les différents lieux entre eux et donnent sa cohérence à l’espace figuré. Il est vraisemblable que le dessinateur l’a parcouru en empruntant ces chemins, et l’a observé depuis les hauteurs dominant la vallée, par exemple depuis le puech de Rantelh. Les exemples de figures ultérieurs montrent que ces deux modes de repérage étaient constamment utilisés. Les figureurs étaient généralement guidés dans leur déambulation par les justiciables commanditaires de l’ouvrage, et parfois même par des témoins recrutés sur place. Puis ils restituaient les lieux sur la base de ces observations empiriques. Cela entraînait généralement une distorsion importante de l’espace, puisque la perception 15 16 17 18

Jean-Louis Biget, Histoire d’Albi…, p. 123. Ibid., p. 83. Cédric Trouche-Marty, « Territorialisation et spatialité au Moyen Âge… ». Ibid.

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visuelle ou le parcours déforment la topographie réelle, et que le figureur privilégiait les zones litigieuses au détriment de celles qui ne l’étaient pas. Dans le cas présent, Puygouzon devrait plutôt se trouver à proximité du toponyme « La Crozilha » ; c’est comme si son emplacement avait été rabattu vers le haut. S’agit-il d’une erreur d’appréciation, d’une volonté de montrer que le village est sur une hauteur, ou de le placer en position de face-à-face avec Albi ? Cela n’a peut-être pas grande importance : la représentation de la topographie est si simple et schématique qu’elle reste compréhensible malgré cette approximation. Quant à la végétation, d’après les travaux de J.-L. Biget, le terroir autour d’Albi était couvert de vignes (à 55%), de terres labourables (34%), de quelques prés, les broussailles et les bois étant rares19. Sur la carte, le terroir apparaît en effet peu boisé et peu herbeux ; mais il est difficile d’aller plus loin dans l’interprétation du dessin, qui semble ressortir davantage du motif et de la tradition iconographiques que du naturalisme. Il en va de même pour les différentes silhouettes d’arbres qui renvoient à des archétypes présents dans la peinture de l’époque plus qu’à des espèces locales. Quelques conclusions intermédiaires. L’auteur de la carte a observé et parcouru l’espace représenté, a utilisé les chemins et points de repère pour le restituer de façon lisible, a utilisé des motifs iconographiques courants tout en retenant des détails spécifiques du paysage (clocher-mur de Saint-Geniès, porte de Verdusse, pont du Séoux, croix…) permettant aux personnes familières des lieux de les identifier et de les reconnaître. Il en résulte une représentation complexe : elle est à la fois schématique, puisqu’elle réduit un terroir complexe en un schéma simplifié et essentiel, et visuelle, puisqu’elle privilégie le dessin des objets en élévation, sous une forme réaliste ou archétypale. Cette manière particulière de représenter l’espace, que l’on retrouvera à l’œuvre dans les figures ultérieures, doit être envisagée à l’aune de la fonction et des usages pour lesquels la carte d’Albi a été réalisée. Plusieurs indices permettent d’avancer des hypothèses autour d’un conflit de juridiction qui éclata entre Albi et Puygouzon en 1312. Une carte liée à une querelle de juridiction aux implications multiples Un conflit de voisinage entre l’évêque et les habitants d’Albi d’une part, et le seigneur et les gens de Puygouzon d’autre part, eut lieu aux alentours de la saint Luc (soit le 18 octobre) 1312, et dégénéra en un violent affrontement guerrier, faisant plusieurs morts des deux côtés. Ce conflit est assez bien connu grâce à un vidimus de 1325 du lieutenant du viguier royal d’Albi, comprenant plusieurs pièces20 : l’enquête menée sur le conflit à la demande de la cour du sénéchal de Carcassonne, saisi de l’affaire, présentée le 7 novembre 1312 à la cour, soit trois semaines après les faits ; la lettre de rémission de Philippe le Bel

19 J. L. Biget, Histoire d’Albi…, p. 81. 20 L’ensemble du dossier a été édité en ligne : Elisabeth Lalou, Xavier Hélary, « Enquête sur le conflit de juridiction entre l’évêque d’Albi et le seigneur de la bastide de Puygouzon (Tarn), 1312 (Bibliothèque nationale de France, Doat 103, fo 140) », dans Enquêtes menées sous les derniers capétiens, Elisabeth Lalou, Christophe Jacobs (éds), Paris, Centre de ressources numériques TELMA, 2007 [Ædilis, Publications scientifiques, 4]. [En ligne] http://www.cn-telma.fr/enquetes/enquete139.

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en faveur de l’évêque et des habitants d’Albi date du 27 avril 1314 ; enfin, le compte-rendu de l’audience donnée par le sénéchal de Carcassonne le 19 février 1316, qui mit fin aux poursuites engagées contre les Albigeois suite à la lettre de rémission. En 1312, le village de Puygouzon est un fief tenu par Amblard de Poulhan des mains d’Eléonore de Montfort, comtesse de Vendôme et dame de Castres. D’après l’enquête, ce sont les Albigeois qui ont ouvert les hostilités en capturant le bayle de Puygouzon puis en prenant le castrum par les armes, et en faisant plusieurs morts. L’enquête est très à charge contre les agents épiscopaux et les Albigeois, présentés comme les seuls fauteurs de troubles. La lettre de rémission évoque un désaccord sur les limites des territoires des deux seigneuries21, sans plus de précision. L’enquête rapporte la violation délibérée du territoire de Puygouzon par les Albigeois qui, à plusieurs reprises, enfreignent les limites et tentent même une fois d’arracher un poteau de justice faisant sans doute limite22. Si l’on ajoute à cela le fait que les bayles des deux cités rivales jouent les premiers rôles, on peut conclure sans trop de doute que l’affaire porte les limites de juridiction entre Albi et Puygouzon. L’évêque d’Albi n’en est pas à sa première querelle de voisinage en matière de juridiction à cette époque et depuis plusieurs décennies il s’efforce d’amplifier ses possessions territoriales à proximité d’Albi23. Cependant cette fois les choses prennent une proportion inhabituelle par leur violence. Et plusieurs éléments laissent penser que d’autres enjeux, plus larges, se cachent derrière le conflit territorial. En effet, les actes délictueux des Albigeois ne concernent pas seulement les limites territoriales. Peu après la prise de Puygouzon, ils dirigent leur courroux vers le Castelviel, une bourgade proche d’Albi, et interdisent la fréquentation de la foire de ce lieu. Or Castelviel et Puygouzon ont pour point commun d’être des seigneuries dépendant des Montfort-Comminges24, assez offensifs dans la région à cette époque. Notre affaire pourrait donc cacher une rivalité entre cette famille et l’évêque d’Albi sur le plan territorial mais aussi économique, comme le révèle l’attaque contre la foire. L’autorité royale joue aussi un rôle non négligeable. L’intervention du prévôt de Réalmont, qui appose la sauvegarde royale sur Puygouzon, la saisie de la cour du sénéchal de Carcassonne et la rapidité de l’enquête ordonnée par celle-ci en témoignent. Depuis la Croisade des Albigeois, la ville est l’objet d’une surveillance constante de la part des agents royaux, et l’épisode Bernard de Castanet a permis au roi de renforcer encore sa présence, au détriment et de l’évêque et des consuls. L’affaire de Puygouzon est peut-être un nouveau rebondissement dans ce jeu complexe. Les Montfort sont des alliés traditionnels du roi et Amblard de Poulhan, le seigneur de Puygouzon, a exercé les fonctions de sénéchal

21 Discordia […] super quibusdam territoriorum suorum limitationibus. Ibid. 22 Item quod quamplures homines de Albia post dictam inhibitionem cum armis et in prejudicium dicte gardie venerunt ad terminalia et pertinentias dicte bastide de Podio Gosone, et conati fuerunt quendam palum fixum justitiarium evellere, et alias terminale et pertinentias dicte bastide cum dictis armis discurrerunt, et damna que potuerunt dederunt in vituperium et contemptum salvegarde predicte, litteras regias et mandatum regium in eis contentum viliter contempnendo. Ibid. 23 Pour Arthès : 4 EDT FF 4 et 5 ; pour Castelnau de Bonafous : 30 J 65. Voir aussi Jean-Louis Biget, Histoire d’Albi…, p. 81. 24 Plus précisément, à Éléonore de Montfort et au comte de Comminges, son beau-frère. La famille de Montfort, descendant de Guy de Montfort, était bien implantée dans la région depuis la Croisade des Albigeois.

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d’Albigeois, de Narbonne et de Rodez au cours du règne de Philippe le Bel25. L’évêque est alors un certain Géraud, élu en mars 1311, dont on ne sait pas grand-chose à part ce coup d’éclat. Sa faible renommée pourrait signifier son appartenance à une famille de la région ou au clergé local. Peut-être cet épisode est-il le signe d’une alliance retrouvée entre l’évêque et ses sujets, contre des ennemis communs – qui seraient ici les Montfort-Comminges et, indirectement, le roi ? Les agents royaux jouent en tout cas à nouveau les arbitres dans cette affaire et la prennent très au sérieux en raison des épisodes passés. L’intervention royale tourne une nouvelle fois au détriment de l’évêque et de la ville, car l’enquête donne tout le tort à ces derniers. Il faut attendre la mort de l’évêque Géraud, au début de l’année 1314, et l’élection de son successeur pour que la procédure trouve son épilogue. Immédiatement après son entrée en fonction, en mars 1314, le nouvel évêque Béraud de Farges obtient de Philippe le Bel une lettre de rémission pour l’affaire de Puygouzon. Le roi ordonne au sénéchal de Carcassonne de cesser toutes poursuites envers les Albigeois et l’affaire est apparemment close. Plusieurs indices permettent de relier la carte à cette querelle entre Albi et Puygouzon : le fait que le terroir entre ces deux localités est manifestement le cœur de la représentation ; le titre rapporté par Émile Jolibois, même si l’on a vu qu’il est peut-être postérieur ; l’écriture, qui date du xive siècle. Le dernier est le trait noir qui va du « prat den Garda » à la « Crozilha » en passant à proximité de la « fon de Bolh Caudieyra ». On a du mal à en comprendre le sens. Mais en « superposant » la figure avec une carte actuelle, on s’aperçoit que la limite communale entre la commune d’Albi et celle de Puygouzon passe dans ce secteur et suit à peu près la même trajectoire. On sait que les limites communales ont souvent conservé des limites anciennes de seigneuries, de paroisses ou de juridiction. Dans ce cadre, on peut supposer que le trait noir correspond à la limite disputée entre les deux juridictions, et que la figure a été faite spécialement pour l’indiquer. Restent à établir les conditions précises de l’élaboration du document, notamment sa date, son auteur, son commanditaire. Les exemples de figures judiciaires ultérieurs révèlent qu’elles peuvent être demandées par la cour de justice aussi bien que par l’une des parties. Dans notre cas, la cour de Carcassonne a été saisie du volet criminel de l’affaire, qui concerne les crimes commis ; mais les documents dont nous disposons n’indiquent pas qu’elle se soit penchée sur le volet civil, c’est-à-dire la question des limites entre les deux territoires. Sur ce point, nous n’avons aucune information. Y a-t-il eu une procédure au parlement de Paris sur l’un et/ou l’autre de ces volets ? Le vidimus du viguier royal de 1325, qui reproduit l’ensemble du dossier des années 1312-1316, serait-il un témoignage indirect de cette procédure ? En l’absence de source, on ne peut guère en dire plus. Quoi qu’il en soit, plusieurs éléments pourraient indiquer que l’évêque d’Albi a joué un rôle majeur dans la confection de la figure. Tout d’abord le fait que la carte a été conservée dans les archives de la ville. Les figures judiciaires étaient effectivement conservées par les parties au procès – puisque c’étaient elles qui en payaient les frais, même lorsque la cour commandait l’ouvrage. Elles les plaçaient dans les sacs d’archives du procès. Dans les affaires concernant la juridiction d’Albi, il était d’usage d’établir les documents en double pour l’évêque et pour les consuls, qui disposaient aussi de certains droits de

25 Cédric Trouche-Marty, « Territorialisation et spatialité… ».

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justice. Ceci pourrait expliquer la présence de la figure dans leurs archives, qu’elle y ait été placée d’emblée ou bien plus tard, à une date inconnue26. D’autre part, la forme du dessin elle-même semble dénoter davantage un point de vue albigeois sur les lieux : les noms des chemins sont ainsi inscrits à proximité immédiate d’Albi (et non de Puygouzon) et même dans un sens de lecture inverse au reste du dessin, comme pour indiquer qu’ils partent d’Albi. Le résultat est que l’on comprend que ces chemins partent d’Albi pour aller à leur destination (la Crozilha, Beltrep…) et que l’espace représenté est centré sur Albi. La position marginale de Puygouzon renforce cette impression. Le titre cité par Émile Jolibois plaide dans le même sens. Si l’on retient que l’évêque d’Albi serait le commanditaire, Béraud de Farges, qui prend ses fonctions en 1314, paraît être un bon candidat. Sa demande de rémission montre sa volonté de résoudre le conflit. Son épiscopat (1314-1334) est marqué par sa défense de la juridiction épiscopale à Albi et ses appartenances. Neveu par sa mère de Clément V, il est le frère de Raymond de Farges, archevêque de Narbonne, et de Raymond-Guilhem de Farges, cardinal. Son appartenance à une grande famille de prélats cultivés assure que c’était un homme instruit. Il aurait pu commanditer la carte pour s’en servir lors de tractations avec le camp adverse, dans le cas d’un arbitrage par exemple, ou bien pour éclairer une éventuelle procédure judiciaire, dès 1314 ou plus tard. Il aurait pu aussi la faire dresser après le règlement du conflit, pour garder la mémoire de la limite telle qu’elle était désormais définie et servir éventuellement en cas de nouvelle contestation. Cette fonction mémorielle est attestée pour plusieurs figures des xive et xve siècles dans le milieu clérical27. Le contexte politique général du règne de Philippe le Bel a pu aussi jouer un rôle non négligeable. En tant qu’homme instruit et membre d’une famille proche du pouvoir, Béraud de Farges était sans doute bien conscient de l’enjeu que pouvait représenter la ville d’Albi aux yeux du roi, et du poids que ce dernier accordait aux questions de justice. Le règne de Philippe le Bel est marqué par d’importantes innovations en matière de justice royale, que l’on retrouve dans le dossier albigeois. Le roi concède la première lettre de rémission en 130428, usage promis à un bel avenir et dont les Albigeois ont bénéficié ici. Il introduit à la même époque d’autres nouveautés (par exemple la composition à justice et la lettre de répit) tandis que son entourage élabore la notion de crime de lèse-majesté et précise les cas royaux. Il impose un respect sourcilleux de la paix du roi et étend le ressort de la justice royale à toute infraction contre cette paix dès la première instance29. Dans notre affaire, l’expression de « fractio pacis » (« bris de paix ») n’est pas employée, mais l’usage répété de l’expression « cum armis » ou « portatio armorum » (port d’armes) par une « multitudo », dont Vincent Martin a démontré la signification, révèle que les troubles

26 Les archives épiscopales, déjà amputées aux xviie et xviiie siècles, ont été brûlées pendant la Révolution. La figure n’est pas mentionnée dans l’inventaire de 1787. Je remercie M. Biget de m’avoir communiqué ces informations. 27 Par exemple, la figure de l’étang de l’or près de Maguelone (voir note 3), ou bien celle de l’étang de Scamandre : Paul Fermon, Le peintre et la carte. Origines et essor de la vue figurée entre Rhône et Alpes (xive-xve siècle), Turnhout, Brepols, 2018. 28 Claude Gauvard, De grace especial. Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991. 29 Vincent Martin, La paix du roi : paix publique, idéologie, législation et pratique judiciaire de la royauté capétienne de Philippe Auguste à Charles le Bel, Paris, Institut Universitaire Varenne, 2015.

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ont été interprétés par les officiers royaux comme le résultat d’une assemblée en armes (« congregatio armatorum »), ce qui constitue une infraction à l’ordre royal proche du bris de paix, et donc un crime particulièrement grave aux yeux du roi30. Cela explique la saisie du sénéchal de Carcassonne. Par ailleurs, le recours à l’enquête en cas de litige – comme ce fut le cas dans l’affaire Albi-Puygouzon –, initié sous Saint Louis et qui devient systématique, génère la production abondante d’écrits et la mise au point de procédés inquisitoriaux novateurs31. La période est faste pour les juristes, dont le niveau de compétence ne cesse de s’élever dans l’entourage royal mais aussi en province, et tout particulièrement dans le Sud de la France, pays de droit romain et de tradition écrite ancienne32. La ville d’Albi et Béraud de Farges n’ont pas échappé à ce contexte, et l’élaboration de la figure doit être mise en relation avec ces circonstances particulières. Un dernier point doit être souligné à propos de Béraud de Farges. C’était un mécène : il est connu pour avoir fait construire le prieuré Notre-Dame de Fargues, vers 1320-1330, devenu couvent de l’Annonciade ; et l’on sait que les évêques commanditaient de nombreux ouvrages d’art. Or, cet aspect n’est pas anodin, car la figure présente des qualités artistiques indéniables qui nous permettent de faire quelques suppositions quant à l’identité de son auteur. Une carte faite selon les canons artistiques de l’époque La figure est aujourd’hui dans un état assez dégradé, certaines couleurs se sont oxydées, notamment le vert qui a tourné au noir, et peut-être aussi le fond ocre qui était peut-être plus vif. Le dessin est maladroit en plusieurs endroits et l’ensemble est peu harmonieux. Néanmoins l’auteur paraît bien au fait des techniques et des manières artistiques en vogue au début du xive siècle. Il maîtrise la perspective tridimensionnelle. L’enceinte hexagonale de la ville est dessinée selon une perspective cavalière, fréquente dans les enluminures de l’époque33 ; l’encorbellement qui surplombe la porte de Verdusse, les baies, les portes, le tablier du pont sont dessinés en perspective. À La Vène, le pignon de la maison est dessiné selon une perspective fuyante, tout comme celui de l’église de Saint-Geniès. Parfois elle est moins bien maîtrisée, par exemple pour le pignon du hourd de la porte de Verdusse, dessiné sur le même plan que la façade. On peut donc supposer que l’auteur de la figure était un clerc ou un scribe enlumineur, ou bien un peintre de métier, et qu’il appartenait peut-être à l’entourage des Fargues qui, par leurs liens avec

30 Ibid, pp. 336-350, 438-473, 607-634. 31 L’enquête au Moyen Âge, Claude Gauvard (coord.), Rome, École française de Rome, 2009 ; L’enquête en question. De la réalité à la « vérité » dans les modes de gouvernement, Moyen Âge-Temps modernes, Anne Mailloux, Laure Verdon (éds), Paris, CNRS éditions, 2014. 32 Joseph R. Strayer, Les gens de justice du Languedoc sous Philippe le Bel, Toulouse, Association Marc-Bloch, 1970 ; Pierre Chastang, La ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier (xiie-xive siècle). Essai d’histoire sociale, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013. 33 Selon les manuels de dessin et de géométrie, la perspective cavalière est une forme particulière de perspective axonométrique, qui n’utilise pas de point de fuite : la taille de l’objet ne diminue pas en profondeur. L’effet est qu’on a l’impression de voir les objets de haut, comme le cavalier voit un objet à terre.

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Fig. 2. Bréviaire de Belleville enluminé par Jean Pucelle. Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 10483, vol. 1 f° 45v.

Fig. 3. Bréviaire de Belleville enluminé par Jean Pucelle. Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 10483, vol. 1 f° 100v.

la cour d’Avignon et leur présence à la tête de plusieurs diocèses, avaient la possibilité de recruter des artistes. Cette technique, même assez rudimentaire, est conforme aux techniques de l’époque, et même à celles des grands maîtres. On retrouve par exemple la même manière de figurer une enceinte dans le Bréviaire de Belleville, enluminé par Jean Pucelle dans les années 1323-132634 : ici aussi le mur est de forme hexagonale, et représenté en 34 Paris, BnF lat. 10483, fo 45v.

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Fig. 4. Bréviaire de Belleville enluminé par Jean Pucelle. Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 10483, vol. 1 f° 214.

perspective cavalière (fo 45v, Fig. 2). Même si l’exécution est moins fine sur la figure d’Albi, le tablier du pont du Séoux rappelle cette baie dessinée par Pucelle, avec son tableau bien visible et son parement (fo 100v, Fig. 3). On sait que l’art de Jean Pucelle est proche des maîtres italiens. On peut en dire autant de notre dessinateur. Si l’on compare par exemple avec quelques fresques de Giotto, on trouve des traits similaires : les portes sont dessinées avec un arc en plein cintre et, dénuées de vantaux, s’ouvrent sur un espace noir ; les pignons sont peints avec le même soin et sont percés d’une baie haute circulaire. La palette rose utilisée par notre dessinateur pour dessiner les édifices a pu certes être inspirée par la brique locale, mais on a vu que ce pouvait être aussi une tradition qui rappelle les couleurs utilisées par les maîtres italiens, comme Cimabue et Giotto. Cette couleur ne se retrouve pas chez Pucelle par exemple, qui figure généralement les bâtiments en jaune. L’étude de la figuration de la végétation est également instructive. Les trois arbres isolés et à la forme curieuse que l’on voit sur la figure à côté de l’église de Saint-Geniès et de part et d’autre du « cami del pueg de Rantelh », sont assez similaires à celui que l’on voit sur l’enluminure du folio 124 du Bréviaire de Belleville (Fig. 4) : même forme circulaire de couleur vert sombre, recouverte de rameaux et de feuilles, mêmes branches courtes et nues partant de la partie basse du tronc. On peut aussi rapprocher les arbres dessinés sur la figure à proximité de Beltrep et de la Crozilhe, portant des branches évasées et des feuilles allongées, et dont la silhouette rappelle les lauriers roses, des arbres visibles sur les œuvres des maîtres italiens de la période, comme sur cette Fuite en Égypte de Giotto dans la chapelle Scrovegni, dans l’église de l’Arena à Padoue, vers 1303-1305 (Fig. 5). La manière de parsemer la terre de plantes de forme variée, de faire ressortir la ligne de crête sur le fond du ciel rappelle également cette autre Fuite en Égypte, réalisée par Giotto et son atelier dans la basilique inférieure d’Assise vers 1308-1311 (Fig. 6). Notre dessinateur a certainement eu connaissance, au moins indirectement, des techniques mises en œuvre par Giotto et les maîtres italiens, et diffusées en France par Jean Pucelle et d’autres. Les artistes voyageaient, souvent à l’invitation des princes laïques et ecclésiastiques. L’influence de la peinture italienne dans le sud-ouest de la France est attestée par l’exemple des fresques de la chapelle Saint-Etienne, à Béziers, réalisées dans les années 1300-1320 par un maître inconnu, peut-être italien ou en tout cas influencé par

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Fig. 5. Giotto, Fuite en Égypte. Chapelle Scrovegni, église de l’Arena à Padoue.

Fig. 6. Giotto, Fuite en Égypte. Basilique Saint-François d’Assise.

l’art italien35. Le maître du codex de saint Georges et Simone Martini ont été invités à Avignon par le cardinal Stefaneschi en 1320-1321 pour le premier, en 1336 pour le second36.

35 Millard Meiss, « Fresques cavallinesques et autres à Béziers », Gazette des Beaux Arts, II (1937), pp. 237-260. 36 « On constate fréquemment qu’un voyage diplomatique a pour conséquence un contact artistique. Tel cardinal revient à la curie accompagné d’un sculpteur, d’un peintre ou d’un orfèvre ». Enrico Castelnuovo, Un peintre italien à la cour d’Avignon. Matteo Giovannetti et la peinture en Provence au xive siècle, Paris, Gérard

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De ce point de vue, une datation de la figure d’Albi aux alentours de 1314 paraît précoce, mais on a vu qu’elle est peut-être postérieure à cette date. En conclusion, la figure d’Albi apporte plusieurs points intéressants à propos des débuts de la tradition des cartes locales en France. Elle montre que l’émergence de ce genre a été directement liée aux besoins de justice et de droit. Les premières cartes locales ont été des cartes de contentieux ou juridiques, et ce n’est sans doute pas une coïncidence si la première apparaît à l’époque du règne de Philippe le Bel ou de ses fils, une époque essentielle dans la construction de l’édifice judiciaire français. Elle atteste également que dès le début, on a eu recours à des artistes pour faire ce type de cartes – même si des lettrés en ont fait également (celles de Maguelone et de la Sorbonne citées en introduction par exemple). Ce n’est sans doute pas une coïncidence non plus si cela advient précisément au moment où les peintres introduisent le paysage dans leur peinture, en arrière-plan des scènes religieuses37. On peut supposer qu’on leur commande des cartes car leurs œuvres montrent qu’ils savent décrire des lieux et des paysages. Dans l’autre sens, peut-être sont-ils incités à davantage peindre les paysages dans leurs œuvres artistiques car on les sollicite pour « cartographier » des lieux ?

Montfort, 1996 [1ère éd. it. 1962] p. 39. Sur les relations entre art et papauté, voir aussi: Etienne Anheim, « La Chambre du Cerf. Image, savoir et nature à Avignon au milieu du XIVe siècle », I saperi nelle corti. Knowledge at the court, Micrologus, XVI, 2008, p. 57-124. 37 Ernst Gombrich, « The Renaissance Theory of Art and the Rise of Landscape », id., Norm and Form, Londres, Phaidon, 1966, pp. 107-121 [1ère éd. Gazette des Beaux-Arts, 41 (1953), pp. 335-360].

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Découvrir le territoire par la cartographie Logiques d’échelles dans les visites d’inspections de territoires en litige au xve siècle L’histoire de la cartographie territoriale du Moyen Âge est profondément renouvelée depuis quelques années par une série de travaux consacrés aux usages de la carte et des plans dans un contexte d’essor de l’enquête, surtout au xive et plus encore au xve siècle1. À la lumière de ce foisonnement historiographique, l’heure est de plus en plus aux bilans ou aux approches typologiques qui permettent de dégager des lignes de force dans la multitude des cas particuliers. De toutes les manières d’ordonner la complexité des faits historiques, la typologie à niveaux d’échelles, que les géographes qualifient de scalaires, est l’une des plus difficiles à mettre en œuvre dans notre discipline mais aussi l’une des plus riches car elle conduit, plus que beaucoup d’autres manières de procéder, à s’intéresser aux acteurs. On ne s’intéresse jamais assez aux acteurs, d’autant plus dans les champs de recherche aussi techniques que l’histoire du droit ou de la cartographie : la chair fraîche de l’ogre historien pour reprendre la formule de Marc Bloch dans Apologie pour l’histoire. Ce sont ici les officiers auteurs de cartes, seuls ou accompagnés de peintres, les délégations qui les accompagnaient sur les lieux de leurs litiges, les justiciables et les justiciers, les témoins et les juges, qui vont former le cœur de notre dossier. Un officier va particulièrement nous accompagner dans cette descente des centres juridictionnels vers le plus près que l’on puisse



1 Signalons notamment le catalogue de l’exposition qui vient d’avoir lieu à l’Hôtel de Soubise du 25 septembre 2019 au 7 janvier 2020 à la lumière des travaux récents : Quand les artistes dessinaient les cartes. Vues et figures de l’espace français, Moyen Âge et Renaissance, Juliette Dumasy-Rabineau, Nadine Gastaldi, Camille Serchuk (dir.), Paris, Le Passage, 2019 ainsi que le colloque international qui vient de rassembler la majeure partie des chercheurs directement préoccupés par le sujet « La cartographie à grande échelle en Europe au Moyen Âge et à la Renaissance : formes, acteurs, pratique », 15 et 16 octobre 2019, Archives nationales, Université d’Orléans (actes en cours en préparation). Voir aussi, pour une vue d’ensemble, Paul Fermon, « Cartes et plans à grande échelle au Moyen Âge », dans La Terre. Connaissance, représentations, mesure au Moyen Âge, Patrick Gautier Dalché (dir.), Paris, Brepols, 2013, pp. 581-625 ainsi que Juliette Dumasy, « La vue, la preuve et le droit ». Les vues figurées à la fin du Moyen Âge », Revue historique, 668 (2013), pp. 805-831 et Patrick Gautier Dalché, « Essai d’un inventaire des plans et cartes locales de la France médiévale (jusque vers 1530) », Bibliothèque de l’École des chartes, 170 (2012), pp. 421-471. Signalons enfin parmi les ouvrages récents donnant une vue d’ensemble sur cette documentation, Ingrid Baumgärtner, Martina Stercken Herrschaft verorten – Politische Kartographie des Mittelalters und der Frühen Neuzeit, Zurich, Spuren, 2012 ainsi que Paul D. A. Harvey, Medieval Maps of the Holy Land, Londres, The British Library, 2012. Paul Fermon  •  Aix Marseille Université, CNRS, LA3M Territoires, régions, royaumes. Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle), éd. par Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène, Turnhout, 2022 (Culture et société médiévales, 40), pp. 253–262. © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.131074

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des individus parce qu’il est prolixe et parce que sa vie peut, par le hasard des archives, être précisément restituée : il s’agit de Mathieu Thomassin, l’auteur renommé du Registre Delphinal, licencié en droit de l’université d’Orléans, conseiller delphinal et procureur fiscal du Dauphiné, c’est-à-dire officier en charge du domaine dans les années 1420 à 14502. Car le territoire dans l’esprit de ces enquêteurs, c’était l’hommage mais aussi et de plus en plus, autant que possible, le fisc princier. Originaire de Lyon, nommé procureur en 1421, commettant de deux peintres-cartographes dans les confins de la province en cours d’intégration, Jean de Briançon et Jean d’Ecosse mais aussi lui-même vraisemblablement auteur de deux vues, il fut régulièrement député, durant l’été qui était la saison de vacation des officiers, pour inspecter les territoires du Dauphin. Le Dauphiné formera la majeure partie de notre aire géographique tant les problèmes de frontière et d’organisation juridictionnelle y ont occupé le conseil du prince au xve siècle et l’ont amené à penser la principauté en État constitué. Rappelons seulement que cette province n’est devenue française qu’en 1349 par le transfert du Dauphiné de Viennois au royaume. Depuis cette date, ce vaste espace de montagne enchâssé entre deux puissants États rivaux, la Savoie et la Provence, a représenté un formidable terrain d’expérimentation pour les officiers de justice qui ont eu ici non seulement à amasser une information territoriale neuve mais aussi à régler une multitude de querelles vives et de vieux différends qui feront précisément l’objet du Registre Delphinal de 1456. Entre 1422 et 1444, le corpus cartographique le plus important qui ait été conçu pour un conseil de gouvernement à cette époque et qui annonce les grandes commandes de cartes territoriales du xvie siècle, a progressivement été édifié par des hommes de terrain envoyés sur les lieux avec la mission d’en rapporter une représentation. Tracés de frontières, estimations d’héritages en cours d’acquisition, localisations d’itinéraires alpins, planifications de percement de tunnel ou encore compositions détaillées de judicatures ont été autant de sujets qui ont donné lieu à l’élaboration de cartes, ici presque toutes conservées dans les fonds des archives départementales de l’Isère3. Chacune de ces cartes fut un défi lancé à l’esprit de planification de ces hommes car il était impossible pour la plupart des auteurs de vues figurées – en tout cas celles dont il sera question aujourd’hui – de consulter d’un coup, dans un même mouvement d’ensemble, l’espace à cartographier ; et ce alors même qu’il s’agissait de portions infimes des territoires en jeu à l’échelle de principautés. Ce problème soulève une question moins souvent envisagée par les historiens de la cartographie que par les sémiologues : comment, non pas la carte, mais le fait de cartographier – c’est-à-dire le processus de cartographie – conduit les acteurs impliqués dans ce processus à percevoir



2 Sur ce personnage, voir Gaston Letonnelier, « Mathieu Thomassinet le Registre delphinal », Annales de l’université de Grenoble, section Lettres-Droit, 1929-1921, pp. 87-119, Anne Lemonde, « Mathieu Thomassin conseiller du dauphin Louis II, à la recherche d’une identité dauphinoise », De la principauté à la province. Autour du 650è anniversaire du Transport du Dauphiné à la couronne de France, Pierrette Paravy, René Verdier (éds), Grenoble, Centre de Recherche d’Histoire de l’Italie et des Pays Alpins, 2001, pp. 313-355. Léonard Dauphant, « Matthieu Thomassin et l’espace dauphinois (1436-v. 1456) : naissance d’un humanisme géopolitique », Le journal des savants, janvier-juin 2008, pp. 58-104. 3 Archives départementales de l’Isère, B 3710, B 4496, B 3495, B 3274, B 3751 et Bibliothèque municipale de Grenoble, « Documents manuscrits pour servir à l’histoire du Dauphiné », t. XV, coté R80 pour les figurations d’itinéraires. Voir le détail de chaque casus et l’édition de ces documents figurés dans mon livre : Paul Fermon, Le peintre et la carte. Origines et essor de la vue figurée entre Rhône et Alpes (xive-xve siècle), Turnhout, Brepols, 2018 (Terrarum Orbis 14).

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le territoire ? Comment notamment les sièges de pouvoir structurent cette perception ? Pour essayer d’y répondre, nous déclinerons la question à trois échelles correspondant à trois catégories d’acteurs liés entre eux par le commissaire député : l’échelle du conseil de gouvernement, l’échelle de l’enquêteur parti seul sur des lieux inconnus et l’échelle du justiciable, celle des parties. À l’échelle du Conseil, celle de la souveraineté Derrière les officiers qui nous occupent, il y a les intérêts d’un prince comme en témoigne la miniature du Registre Delphinal où Mathieu Thomassin se fait représenter en train d’offrir à genou le fruit de son travail à son souverain en majesté : le dauphin Louis (futur Louis XI). Le prince étant au xve siècle bien souvent un absent et tout particulièrement dans le Dauphiné où par exemple le dauphin Charles (Charles VII) n’a jamais mis les pieds, le territoire était l’affaire quasi exclusive du Conseil delphinal, le conseil de gouvernement obsédé par la préservation de l’intégrité du domaine délégué à sa bonne gestion. Le Conseil est l’instigateur du processus de cartographie du territoire, celui qui ordonnait que l’on ramène dans le dossier d’information sur le casus à considérer une carte à son adresse. Il était donc à la fois commanditaire et destinataire de cette cartographie. Dans le cas du Dauphiné, c’était précisément le procureur fiscal qui rédigeait les lettres de mission de ses enquêteurs en pareilles affaires. Ignorants à peu près tout du locus debati soumis à la bonne justice du prince : leur échelle de raisonnement, c’était d’abord celle de la souveraineté à défendre mais aussi et peut-être surtout des souverainetés à limiter. Les mentions territoriales sont relativement nombreuses sur les cartes du xve siècle et montrent par quel vocable la souveraineté se pensait. La carte des terres adjacentes de Provence, peut-être dessinée vers 1492, est l’un des items les plus riches sur cette question car elle a précisément été tracée pour départager les juridictions sur les fiefs de ce territoire frontalier entre le Conseil delphinal et le Conseil éminent aixois4. « Colonzelles en Provence et de la baronnie de Greynhan », peut-on par exemple lire sur le document. La mention signale que le castrum de Colonzelle (Drôme), représenté par une petite esquisse, est inclus dans le comté de Provence et relève d’ailleurs de la baronnie provençale de Grignan. L’indication de la seigneurie revêt dans notre cas une importance particulière car elle permettait aux conseillers de comprendre si la place relevait de leur juridiction par l’hommage ou directement en tant qu’élément du fisc. L’hommage, c’était ici la baronnie de Grignan inféodée à la puissante famille Adhémar tandis que le domaine, c’était le baillage de Réauville confié à la gestion d’un officier du roi, le bailli. Le document figuré distingue ainsi six situations territoriales distinctes : d’une part dans le comté de Provence, le castrum d’Allan (Drôme), fief d’Aymar de Poitiers-Saint-Vallier, grand sénéchal de Provence, les dix localités du baillage de Réauville, les sept localités de la baronnie de Grignan et d’autre part en Dauphiné : le castrum de Baume (Drôme), fief



4 Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 2 FF 16.

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Fig. 1. Vue annotée de la juridiction de la cour-mage de Serres vers 1447. Archives départementales de l’Isère, B 3751, extrait de Paul Fermon, Le peintre et la carte. Origines et essor de la vue figurée entre Rhône et Alpes (xive-xve siècle), Turhnout, Brepols, 2018. En bleu, les mentions d’appartenance au Dauphiné. En rouge, les mentions d’appartenance à la Provence. En chiffres romains, les indications de distance en lieue.

dauphinois d’Aymar de Poitiers-Saint-Vallier, les deux castra dauphinois de la baronnie de Grignan et les quatorze localités de la sénéchaussée de Valentinois. La vue figurée de la juridiction de la cour-mages de Serres, contemporaine de la réforme territoriale du Dauphiné de 1447, est plus éloquente encore5. Le document indique tous les cas de castrum limitrophum et comporte sept gloses sur l’étendue des juridictions. Par exemple près du col de la Croix Haute, la Terra Demoladini est en Dauphiné et c’est là que « commence la judicature de Gapençais depuis la judicature de Grésivaudan du côté du Champsaur ». La carte permet de connaître avec une exactitude inégalée dans les documents textuels non seulement la nature mais aussi la localisation relative de chacun des lieux qui composent la juridiction frontalière. L’auteur a de plus ajouté la distance en lieue qui sépare chaque localité citée. La carte dessine ainsi le tracé de la frontière entre la Provence et le Dauphiné le long de la Durance et met en évidence deux cas au-delà du grand affluent : la vicomté provençale de Tallard et la vallée de Vitrolles, baronnie relevant du Conseil aixois. En colorant les mentions, le bleu correspondant au Dalphinatus et la rouge pour la Provincia, c’est toute la configuration de cette zone de marches qui se révèle telle que pouvait la lire celui qui consultait le document (Fig. 1). Sur les cartes de délimitation de châtellenies limitrophes, Château-Dauphin en 1422 et Bellecombe en 1436, l’enjeu était tout aussi prégnant. Ainsi Mathieu Thomassin écrit-il dans

5 Archives départementales de l’Isère, B 3751.

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la seconde affaire que tel relief sert à « la défense du pays de Dauphiné contre les monts de Savoie »6. Outre la description méthodique du tracé de la frontière avec le duché voisin, l’officier indique que les Savoyards « veulent occuper » illégalement tel prés, que là « il est connu » que les hommes des Marches et de Montmélian veulent aussi occuper illégalement tel autre lieu-dit d’une demi-lieue de long sur quatre lieues de large, etc. Le document qui ne figure pas la frontière, permet d’en restituer très exactement le tracé en suivant les indications manuscrites et la succession des points remarquables observés lors de la visite des lieux par l’auteur. Celui-ci qualifie d’ailleurs sa carte de visitatio et figura. Même lorsqu’elle n’est pas explicitement mentionnée, la question de la souveraineté est centrale. L’exemple de Château-Dauphin, une châtellenie de faible intérêt pour elle-même mais voisine du marquisat de Saluces, est intéressant7. Le jeune marquis était encore en 1422 grand vassal du Dauphin mais pressé par le puissant comte de Savoie de changer d’hommage. Louis Ier, enfant, venait de prêter l’hommage lige à Amédée VIII en 1417. La modeste châtellenie devenait le seul territoire outremonts en dehors de la souveraineté de la cour de Chambéry, les modestes limites de pâtures étaient devenues des frontières. Chaque affaire révèle ainsi le même processus de découverte du problème que constituaient les territoires marginaux. D’abord, une plainte des officiers locaux alertés par les communautés locales éveillait l’inquiétude du pouvoir central. Celui-ci députait alors une commission afin de l’informer par un dossier d’enquête. Les problèmes de pâturage et d’exploitation des forêts réveillaient la question latente de la responsabilité des conseillers dans la préservation du domaine sur des territoires qu’ils ne connaissaient absolument pas : les plus lointains, ceux des frontières. Délimiter les juridictions et les territoires locaux revenait alors fondamentalement à limiter l’État voisin. Il s’agissait donc de recouvrer une propriété troublée, celle du demandeur qui se confondait avec celle du prince. Ces cartes centrées sur de modestes terroirs, offraient la perception, synthétique, visuelle, nouvelle, d’un ordre territorial qui dépassait de très loin la très grande échelle du lieu en contestation. L’échelle de l’enquêteur, celle de la déambulation personnelle Pour enquêter sur ces problèmes de juridiction, les conseillers envoyaient l’un des leurs : notaire attaché à la cour comme Antoine Actuhier ou conseiller en personne comme Mathieu Thomassin en 1436 ou vers 1447. Il lui revenait d’exécuter la carte ou de la faire exécuter. Qu’il soit auteur ou coauteur, aidé d’un peintre de métier, dans tous les cas c’était cet homme qui organisait l’inspection. Dans ce domaine, tous ces travaux de cartographies étaient pionniers. Personne n’était en mesure de s’appuyer sur des cartes préexistantes ni même, dans la plupart des cas, d’embrasser tout l’espace de sa représentation depuis un seul point haut. Au moment où le commissaire arrivait sur les lieux, il n’était pas encore capable de savoir la forme qu’il allait donner à son travail de représentation. Celle-ci serait progressivement fixée au



6 Archives départementales de l’Isère B 3274. 7 Archives départementales de l’Isère, B 3710 et B 4496.

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cours de la visite pendant que l’auteur prendrait conscience des caractéristiques et de la configuration d’un espace petit à petit révélé par ses déambulations. Pour comprendre l’ampleur de la tâche, mettons-nous un instant dans la peau d’un de ces agents députés par une autorité centrale pour s’aventurer, loin de ses bases, vers des territoires en marge. L’enquêteur, un étranger qui devait faire valoir ses lettres patentes et mobiliser les officiers locaux pour incarner l’autorité, avançait en terrain inconnu8. Tout d’abord, le commissaire devait invariablement se rendre dans le siège juridictionnel le plus proche de l’espace en question pour prendre des informations et programmer ses déplacements. Ce siège du pouvoir local devenait alors la base ou le point de départ des opérations ultérieures. Dans les problèmes de limites, il y en avait au moins deux, concurrents, mais le choix se portait sur le centre juridictionnel du requérant. Antoine Actuhier, officier député en 1420 puis en 1422 à Château-Dauphin, s’est rendu au siège du baillage, Briançon, puis au siège de la châtellenie, le château delphinal, pour débuter son enquête. Le portrait du castrum, pourtant éloigné de la limite disputée, marque d’ailleurs le point de départ du paysage de la vue figurée tant le lieu occupe une place importante pendant sa mission et dans l’appréhension territoriale du Conseil delphinal. Le peintre, Jean de Briançon, et le commissaire ont été logés au château, où ils stationnaient entre leurs allées et venues dans la vallée9. En 1423 pour élaborer la carte de l’héritage de Louis II de Saint-Vallier, dernier comte de Valentinois et de Diois, le travail d’Actuhier a commencé à Saint-Marcellin, le siège institutionnel du baillage de Viennois mais l’homme s’est rapidement rendu à Romans, la dernière ville du Dauphiné avant d’entrer dans l’espace qu’il devait cartographier10. L’installation, temporaire ou de longue durée, dans un siège de pouvoir était la première grande étape dans la gestation des travaux cartographiques. Les peintres y recevaient leurs instructions et voyaient, lorsque cela était nécessaire, leur travail encadré. Les commissaires députés y rassemblaient leurs informations et mettaient au point le parcours de leurs inspections. Là, ils entendaient le cas de la bouche des officiers locaux, rassemblaient les titres, tenaient leurs registres, faisaient comparaître les témoins, organisaient les assignations et se faisaient conseiller sur la conduite à donner à la visite de lieux qu’ils allaient le plus souvent découvrir. Tous y logeaient, dans le siège ou dans ses abords immédiats, à moins que l’espace en litige n’ait été proche des lieux où les auteurs vivaient. Depuis les fenêtres ou les courtines du siège où il s’était établi, l’auteur n’avait toutefois qu’une vision infime de l’espace à cartographier. Sans même tenir compte de l’incapacité à embrasser tout le cadre de la carte depuis un seul poste, il fallait s’approcher et donc cheminer. Il faut alors envisager la plupart de nos vues, au moins celles qui ont un cadre trop grand pour être embrassé d’un seul regard, comme le fruit d’un travail fractionné, d’observations sectorielles ensuite réunies sur le papier ou le parchemin. Les territoires d’Avignon représentés sur la carte du Rhône par le peintre Nicolas Dipre en 1514 mesuraient par exemple d’est en ouest, le long de la Durance, près de quatorze kilomètres11. La zone

8 Je reprends ici certains développements exposés plus en détail dans Paul Fermon, Le peintre et la carte…, pp. 281-325. 9 Archives départementales de l’Isère, 8 B 684, pièce V, fo 69v. 10 Archives départementales de l’Isère, B 3505 (carton, pièce 1). 11 Archives départementales de Vaucluse, 4 E Communes Avignon, 13/4.

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cartographiée vers 1350 des étangs de Mauguio avait une superficie d’une soixantaine de kilomètres carrés, celle des comtés de Valentinois et de Diois en 1423, la plus vaste du corpus français de cartes territoriales du Moyen Âge, de plus de deux mille12. Dans ces conditions, le cartographe devait se déplacer efficacement dans l’espace de sa représentation pour en faire une relation correcte tout comme les enquêteurs devaient déambuler pour faire le constat ad oculum des réalités locales dans leurs dossiers d’enquête. Plusieurs exemples attestent de cette manière de procéder. Mathieu Thomassin a qualifié sa carte de figura et visitatio en 1436 comme nous l’avons vu plus haut. Lorsque le secrétaire delphinal Antoine Actuhier a passé commande en 1423 de la carte du Valentinois et de Dois au peintre Jean d’Écosse celui-ci a absolument voulu « voir les principaux lieux et la situation du pays », ce qui demandera douze jours de travail supplémentaire, sous peine de refuser le contrat. Dans ses factures de cartes, le peintre Nicolas Dipre répète à sept reprises la formule « item je été » et il ajoute « pour visiter » ou « pour voier et tirer aut vif »13. Pour dresser une seule de ses cartes de la Durance et du Rhône, celle du mois de juin 1501, l’auteur a visité les lieux pendant sept jours et demi. De fait, dans toutes les vues figurées que nous conservons, le point commun le plus frappant réside dans l’importance primordiale des axes qui structuraient sur place le cheminement des cartographes : les routes et les cours d’eau. Ils donnent non seulement la structure de la représentation par la mise en relation des lieux contenus en son sein et l’orientation des perspectives mais ils renvoient en plus au cheminement personnel de l’auteur par la hiérarchisation du réseau viaire. Nos cartes locales, même les plus complètes, ne donnent jamais l’intégralité des routes existantes mais seulement celles que l’auteur a empruntées ou discernées au cours de son travail pour se rendre d’un site remarquable à un autre. C’est dans cette donnée que réside le substitut de visite que les destinataires ne pouvaient ou ne voulaient effectuer en raison de leur éloignement des lieux du litige. L’importance des routes, nous la voyons particulièrement dans deux exemples. Vers 1447, alors que les environs de Gap formaient sans doute son véritable sujet, l’officier a choisi de placer la cité de l’évêque en marge de la carte et de valoriser le siège de justice de Serres (Fig. 1). Cela traduisait moins une intention de hiérarchiser ces lieux que les conditions géographiques de son inspection du Gapençais. Serres apparaît au cœur du réseau de routes, matérialisé par des traits à l’encre et des indications de distance, par lesquelles il a effectué ses déplacements entre le centre juridictionnel et les localités du pourtour. En additionnant toutes les indications de distance à Serres, on dénombre quarante lieux visités sans même inclure les allers et retours que l’auteur a nécessairement dû effectuer. La logique se retrouve exactement sur la carte des terres adjacentes de Provence vers 1492 qui est centrée sur le siège baronnial de Grignan où se croisent les routes empruntées par l’enquêteur. Au-delà d’une certaine surface, sans doute de quelques kilomètres carrés, les auteurs se déplaçaient à cheval. En 1422, Jean de Briançon chemina dans la vallée de la Varaita « avec son cheval pour la figure et l’image du lieu en débat qui était à faire ». L’année suivante dans le Valentinois, Antoine Actuhier a dû payer deux florins pour « douze jours de loyer du cheval du peintre ».

12 Le plan des étangs de Mauguio est conservé aux Archives départementales de l’Hérault, G 2046. 13 Archives départementales de Vaucluse, Avignon, Archives communales, CC 419, no 377r.

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Dans ces conditions, les auteurs n’avaient pas de temps à perdre avec les données intermédiaires. Ils se transportaient au plus vite d’un site à un autre : siège de juridiction, borne, lieu de peuplement, repère naturel remarquable et point d’observation panoramique. De toute façon, l’observation des paysages leur donnerait les informations qu’ils avaient perdues en cours de route. Il résultait certes de ce mode opératoire un phénomène que les géographes qualifient « d’effet tunnel » par lequel l’espace n’est appréhendé, ou vécu, que par des points d’étape. Mais les observations panoramiques des auteurs corrigeaient en partie cette lacune. Dans les faits, ceux-ci savaient où porter leur attention et il n’y avait, dans la cartographie locale des xive-xve siècles, d’occultations que choisies. L’échelle des parties, celle du locus debati Ainsi les commissaires, à la tête d’une importante délégation composée de représentants des parties, de témoins, d’auxiliaires de justice et le cas échéant du peintre, inspectaient un par un chacun des points en discussion dans le litige. Lorsque de précédents bornages restaient visibles, les commissions inspectaient les termes pour en dresser des procès-verbaux, la meilleure preuve dans ce type de litige venant, comme l’écrit le jurisconsulte dauphinois Guy Pape, de la visualisation des bornes : « il est vrai que cette preuve ne se fera pas seulement par témoins ; elle se fera de même par les pierres anciennes érigées pour cela, par la renommée, & par l’opinion publique »14. Ces visites du lieu litigieux correspondent à la pratique juridique de la vue qui faisait percevoir le territoire par les sens : ad oculum selon la formule en usage. Jacques d’Ableiges, bailli d’Évreux et de Saint-Denis, l’illustre auteur, entre 1387 et 1389 du Grand coutumier de France, détaille la manière de procéder : Premièrement les parties doibvent estre d’accord au lieu et heure pour assembler du commissaire devant lequel la veue se fera. Veue doit estre faicte aux quatre angles de l’héritaige, de bout en bout, de long en long, à l’œil et au doigt, et doibt l’adversaire estre appellé à ce, et doibt le sergent ou aultre qui représente la justice estre présent, et luy doibt l’en monstrer les quatre bournes et les quatre quignetz de chacune part, et dire au commissaire : Je fais veue à ma partie adverse de ceste présente pièce de terre, etc. si comme elle se comporte (et doibt nommer le terrouer, et le nom de la pièce, ou des pièces), en la présence de vous sergent, et vous requiers que le me tesmoignez, etc. Et ci c’estoit une maison, il doibt entrer dedens, et aller en hault et en bas, et si entrer n’y povoit, toucher aux jambes, et environner icelle maison, si comme l’en peult mieux, et dire si comme dessus, et faire d’ung coustel à chacune jambe d’icelle maison, devant et derrière, une croix15. L’échelle était on ne peut plus locale : à l’aune de ce que l’on voit et de ce que l’on touche. Les visites revêtaient ainsi un caractère rituel, les parties désignant ce qu’elles revendiquaient, le touchant et le dénommant à voix haute. Dans la plupart des cas, la 14 Nicolas Chorier, La jurisprudence du célèbre conseiller et jurisconsulte Guy Pape, Lyon, 1692, partie II, livre X, article 8. 15 Jacques d’Ableiges, Le grand coutumier de France, E. Laboulaye, R. Dareste (éds), Paris, 1868, pp. 468-469.

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relation de cette vue se faisait par écrit mais en certains cas, notamment dans les procès devant les cours d’appel plus lointaines, telles que le Parlement de Paris ou le Conseil delphinal, où les parties engageaient des frais plus important, les officiers faisaient exécuter des relations figurées comme le révèle le témoignage de Jean Boutillier dans le dernier quart du xive siècle : Item selon la Cour de Parlement à ceste veuë faire, l’héritage sur quoy on la fait et la veuë qui s’en fait, tout est mis par escrit. Et si s’en fait rescription qui envoyée est en la Cour de Parlement pour en ordonner sur ce, et escrie et exemple figuré et pourtrait apres la situation de l’héritage au plus pres qu’on peut, pour mieux entendre par les seigneurs, la vueuë et le cas. Si peux scavoir que qui parfaictement et sans faute le veut faire, il doit dire avec et en abondant ce que dit est, de cy iusques la et de la iusques cy, le milieu et tout ainsi quil se comprend en large et en long […]16. Ce processus de description physique du réel que l’on perçoit était répété autant de fois qu’il y avait de points litigieux. En 1420 à Château-Dauphin par exemple, l’enquêteur Antoine Actuhier s’est fait conduire sur trois sites d’observation de la limite disputée où il a entendu la cause, en situation, des gens de Château-Dauphin et de leurs voisins du marquisat. Chacun des sites offrait une vision panoramique d’une fraction de la zone : des replats en haut des pentes pour une vision en surplomb et la plaine où l’on pouvait voir plusieurs bornes inviolées. En 1436 encore, Mathieu Thomassin a dressé une notice pour chaque élément, pris individuellement, de la frontière entre le Dauphiné et la Savoie dans la châtellenie de Bellecombe. En définitive, seule une fraction de ces cartes était effectivement observée et le cas échéant esquissée sur place. Tout le reste, il fallait l’envisager au cours des déplacements. Ainsi la qualité de l’information sur les cartes et les plans du Moyen Âge est la plupart du temps proportionnelle à l’éloignement des points directement litigieux qui ont été visités par la commission. Dans bien des cas, la représentation devait d’ailleurs être accordée par les parties qui s’échinaient à obtenir des représentations plus conformes à la défense de leurs droits17. En conclusion, il apparait de plus en plus clairement qu’en raison de la place importante que revêtaient les déplacements de la commission pendant le processus d’élaboration des vues, les auteurs devaient soigneusement préparer leurs visites en ayant préalablement en tête au moins certains éléments spécifiques qu’ils voulaient voir et cartographier : le locus debati proprement dit, qui pouvait avoir une étendue considérable ou comprendre plusieurs sites dissociés, et d’autres points de repères signalés dans leur lettre d’instruction ou portés à leur attention lors de leur arrivée au centre juridictionnel de l’espace en discussion. À ce stade initial des opérations, les auteurs devaient déjà avoir l’idée approximative du cheminement à suivre, une feuille de route écrite ou peut-être même déjà figurée, qui

16 Jean Boutillier, Somme rural ou le grand coustumier général de la practique civil et canon, L. Charondas le Caron (éd.), Paris, 1603, extrait du livre I, titre XXXII « la Complainte en cas de propriété ». 17 Outre le cas du procès de l’île de Courtines de 1514, op. cit. (no 8), pp. 257-270, voir le cas de la figure accordée de Suresnes par Georges Lallemant étudié par Camille Serchuk : Archives nationales, Cartes et plans, Seineet-Oise, 479/1.

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servait non seulement à les guider mais aussi à appréhender l’espace sous une forme encore abstraite, avec quelques lieux en mémoire, qui deviendrait bientôt la carte. Lorsque du parchemin est employé, l’utilisation d’une pleine peau sans découpe ni retouche montre une corrélation intéressante entre l’espace observé et les dimensions du support qui explique certaines distorsions comme l’étirement de l’un des côtés de la zone cartographiée pour la faire coïncider avec la bordure de la feuille. Ainsi, le travail des auteurs des vues figurées semble avoir été tout à fait cyclique : transport, installation sur site, observation et/ou discussion, esquisse avant de ranger le matériel et de rentrer à l’auberge ou à l’atelier ou d’aller voir, si le temps restant jusqu’à la tombée de la nuit était suffisant, un autre site. Tout cela entraînait une hiérarchisation à l’extrême des éléments constitutifs de l’espace en débat et l’on cherchera en vain, dans les vues, la relation complète de tous les lieux des étendues cartographiées. En revanche, nous y trouvons tout ce qui structurait la représentation du pouvoir : la place centrale du pouvoir châtelain dans le cas du Dauphiné, les fiefs, la distinction le cas échéant entre le territoire du fisc et de l’hommage, les routes et les cours d’eau et bien sûr la frontière ou la marge c’est-à-dire l’espace où les hommes se confrontaient avec leurs voisins.

La carte à l’âge du numérique

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The Appliance of Science and the Gough Map of Great Britain Can Hyperspectral Techniques Reveal the Secrets of the Manuscript’s Origins? Much of the inspiration for this article can be precisely traced back to a single week in early 2015. As redevelopment work in Oxford’s Weston (formerly New Bodleian) Library was drawing to a conclusion, the Bodleian was able to co-ordinate five days of spectacular research collaboration in a cosy subterranean vault. From 26 January, largely thanks to the Bodleian’s Head of Heritage Science, David Howell, the possibility arose to accommodate Library staff from the Maps and Conservation sections along with: – The Raman spectroscopists from Durham and Northumbria Universities; the Factum Foundation team from Madrid who undertook 3-D laser scanning of the map; and at the same time the Bodleian was trialling hyperspectral equipment supplied by Headwall Photonics, Inc. of Boston, Massachusetts, who were also providing us with the services of the ingenious Kwok Wong for the duration; – Academics from across the United Kingdom – chemists, historians and palaeographers; – Interested journalists; – The Gough Map itself. Not only were huge amounts of data captured, but an informal research network was taking shape, with much of the week’s activity witnessed by Catherine Delano-Smith, whose rôle in co-ordinating all subsequent research collaborations on the map has been pivotal. Although there were no “big reveals” during the week beneath the Library, what followed has been a steady drip-feeding of results and their interpretation by the Gough Map Panel,1 which in turn has seen the Panel returning to the scientists with further questions and suggestions for new investigative initiatives.



1 The Gough Map Panel, originally brought together by Catherine Delano-Smith in 2012. Nick Millea  •  Bodleian Libraries, University of Oxford Territoires, régions, royaumes. Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle), éd. par Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène, Turnhout, 2022 (Culture et société médiévales, 40), pp. 265–280. © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.131075

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Fig. 1. The Gough Map. Photo: Bodleian Libraries, University of Oxford.

Introducing the Gough Map The Gough Map of Great Britain is housed in the Special Collections Department of the Bodleian Library, the principal library at the University of Oxford, the largest academic library in the United Kingdom, and indeed the whole of Europe. Overall the Bodleian is home for 13 million books and 1.5 million maps, the Library itself occupying many buildings across the city, with Special Collections housed in the recently refurbished Weston Library, centrally located at the eastern end of Broad Street. As for the map itself, illustrated in Fig. 1, it measures 553 × 1164 mm, and is painted on two pieces of parchment, joined towards the left. It is the earliest surviving single-sheet map of the country – it was not created as part of a book, and its content is pure geography – this is not a map made with a theologically-driven agenda in mind. No earlier map survives which so demonstrably and recognisably maps the country. This map focuses the island of Great Britain, viewed with east at the top. Beyond the principal island neighbouring coastlines are visible: at the top of the map a landmass runs along the length of the manuscript, with the likes of Norway and Denmark named, as well as prominent settlements in the modern day Low Countries and France; the Irish coast performs a similar function along much of the lower edge of the map. The main island is awash with geographical detail. Over 600 settlements can be seen (although for many of these the text has faded and identification remains an ongoing project). There are in excess of 200 rivers along with key physical features such as mountains, forests and lakes. A perplexing network of thin red lines is also present. Extending for a length of 4727 km, these straight lines link settlements and are associated with figures marked as Roman numerals. It is believed that these numbers refer to distances, and that these

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distances have been computed in “old French miles”,2 each unit measuring roughly 2 km. These lines appear to represent routes, frequently (although not exclusively) radiating out from London, with definite concentrations around Lincoln and York. Recent research on the map suggests an initial date of around 1390-1410,3 but the mapmaker(s) is/are unknown, as is the reason for the map’s compilation, and indeed the identity of those who used this map once it had been completed. What we do know is that the map was drawn in pen, ink and coloured washes. It was donated to the Bodleian by Richard Gough in 1809, hence the map’s name. Little is known of its provenance – the map was bought by Gough at a sale from Thomas Martin in 1774 for half a crown (12½ pence / €0.15).4 Since the map was first scanned in 2005 for an internal Bodleian research project, decent quality imagery has encouraged new research into the manuscript.5 In 2007 this article’s author published a volume that acted very much as a marker,6 using fresh imagery to update Parsons’ (1958) seminal work on the map7. With this volume (and the new imagery) exposed to a wider audience, others have been able to explore the Gough Map, and build on the story told in 2007 (Smallwood,8 Solopova,9 Bower10). Two research projects quickly followed making use of the recently captured digital imagery, ‘Mapping the Realm’ (Queen’s University Belfast in collaboration with the Bodleian Library) was a project funded by the British Academy to create an interactive online version of the Gough Map.11 The project sought to find out more about the map using the 2005 scan and incorporating Geographical Information Systems (GIS) to make it possible to study the map’s content, aiming to assess how it was made, who made it, and what it was made for. This project was followed by another Queen’s University Belfast / Bodleian collaboration, but this time King’s College London were also involved in the AHRC-funded ‘Linguistic Geographies’ project,12 running for fifteen months from April 2010 to June 2011, concluding with a three-day international colloquium held in Oxford entitled ‘The Language of Maps’. The team was assembled as an early example of an interdisciplinary approach drawn from Cartography, Geography and History, all with interests in maps and mapping. The

2 Nick Millea, The Gough Map: The Earliest Road Map of Great Britain?, Oxford, Bodleian Library, 2007, here p. 32. 3 Catherine Delano-Smith et al., “New Light on the Medieval Gough Map of Britain”, Imago Mundi, 69, 1 (2017), pp. 1-36, here p. 10. 4 Exchange rate from Currency Converter https://www.xe.com/currencyconverter/, 9 December 2019. 5 ‘The Gough Map – Gateway to Medieval Britain’ financed by the Andrew W. Mellon Foundation as one of Oxford Digital Library’s Development Fund initiatives. 6 Nick Millea, The Gough Map… 7 Edward J. S. Parsons, Map of Great Britain circa A.D. 1360, known as the Gough Map: an Introduction to the Facsimile, Oxford, Bodleian Library and Oxford University Press, 1958. 8 Thomas M. Smallwood, “The Date of the Gough Map”, Imago mundi, 62, 1 (2009), pp. 3-29; and later Thomas M. Smallwood, “The Making of the Gough Map Reconsidered: a Personal View”, Imago Mundi, 64, 2 (2012), pp. 169-180. 9 Elizabeth Solopova, “The Making and Re-making of the Gough Map of Britain: Manuscript Evidence and Historical Context”, Imago Mundi, 64, 2 (2012), pp. 155-168. 10 David I. Bower, “The Medieval Gough Map, its Settlement Geography and the Inaccurate Representation of Wales”, Imago Mundi, 67, 2 (2015), pp. 145-167. 11 Website no longer available. 12 See www.goughmap.org.

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aim was to contribute to how maps can be read and interpreted; about how maps are created and disseminated across time and space; and about technologies of collating and representing geographical information in visual, cartographic form. The Gough Map was an ideal springboard. However, perhaps the most significant move to further research in the map, came in the form of the Gough Map Panel set up in 2012 and chaired by Catherine Delano-Smith, editor of Imago mundi: the international journal for the history of cartography. This group initially consisted of Peter Barber (then Head of Maps at the British Library), research assistant Damien Bove, Matthew Champion (University of East Anglia, and working on Norfolk), the late Christopher Clarkson (former Head of Conservation at the Bodleian), Paul D. A. Harvey (Emeritus Professor of Medieval History, University of Durham), Nigel Saul (Emeritus Professor of History, Royal Holloway, University of London), William (Bill) Shannon (researcher in History, Alderman of the City of Preston), Christopher Whittick (East Sussex Record Office), James Willoughby (formerly New College, Oxford), and Nick Millea. The group was, and still is able to call on technical expertise from David Howell (recently-retired Head of Heritage Science at the Bodleian), Andrew Beeby, Kate Nicholson, Tony Parker (working on Raman spectroscopy), Adam Lowe and his team from the Factum Foundation in Madrid, working on 3-D scanning, and David Messinger from Rochester Institute of Technology, New York spearheading hyperspectral imaging analysis, having collaborated closely with David Howell. Introducing Hyperspectral Imaging Hyperspectral imaging kit was delivered to the Bodleian in early 2015, which proved to be the catalyst for the crucial research week. The Library was able to trial the equipment on a number of objects from within the Department of Special Collections, having benefitted at Easter 2014, as the Humanities Division within the University of Oxford was fortunate enough to receive a grant from the internal University John Fell Fund to purchase this imaging equipment. The key to this technology’s success is its spectral range – 334 different spectra detecting colours, compared to the human eye’s somewhat limited capacity of just three. It employs an advanced type of camera to provide extremely accurate colour information, detail that is not visible to the naked eye. The equipment itself operates thus: in essence, a sensor looks at a very narrow band 1600 pixels long and one pixel in width. This sensor measures colour from 400 nm (near the ultraviolet end of the spectrum) up to 1000 nm (in the infrared region) at roughly one nm intervals. This means that each pixel is represented by 972 ‘measurements’ and provides a huge amount of calibrated colour information. The way humans see the world is just one example. Humans have our three colour receptors whilst other species have different numbers, the most extreme example being the mantis shrimp, which can see four or five wavelengths in the ultraviolet and also into the infrared, as well as seven different sensors across the visible wavelengths.13 13 Nick Millea, David Howell, “Revealing the Past: How Science is Unlocking Cartographic Secrets”, Dissemination of Cartographic Knowledge, M. Altić, I. J. Demhardt, S. Vervust (eds), Cham, Springer, 2018, pp. 331-346, here pp. 331-332.

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Fig. 2. From pigments to wavelengths: two examples from the Gough Map. Photo: Courtesy Center for Imaging Science, Rochester Institute of Technology.

Hyperspectral and the Gough Map The attraction of the use of hyperspectral imaging is the potential to embark upon a voyage of rediscovery, attempting to reveal detail unseen to the naked eye. In Fig. 2 above, the basic principles of hyperspectral imaging are revealed. Two very different colours have been selected, the upper image looking at the green pigment in the Bristol Channel, the lower image looking at an unspecified red in Gloucestershire. The resultant wavelength graphs to the right demonstrate very different chemical signatures for the two colours. Such tests can be repeated all over the map, and the resultant wavelength profiles enable us to classify pigments accordingly. What quickly became apparent to the team was the revelation that what seemingly appear to the naked eye to be the same reds and greens across the surface of the map, quite clearly are not. Very different wavelength signatures show “similar” colours to possess very different chemical components, implying that the colours were added to the map at different times. At this stage it may prove beneficial to consider two aspects of the hyperspectral-led analysis of the map. In the first instance, the red pigments have been selected. Pigment analysis has been deployed to deliver data on composition and dating for the Panel, with an option to identify how these pigments were applied to the Gough Map’s surface. When

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Fig. 3. The North of England on the Gough Map – natural colours. Photo: Courtesy Center for Imaging Science, Rochester Institute of Technology.

it comes to the red colour, what to the naked eye seems to be a single pigment has been shown to total five, identifiable by their different “average spectra”.14 The red colour has been applied to urban vignettes, toponyms, and to those thin red lines linking a number of these town/city signs. So by highlighting these reds for analysis, an option to cluster different reds across the map (as opposed to different functions) presented itself. By using Spectral Angle signature Matching (SAM) to re-assign these red pixels into the five pigment types identified, the geographic distribution reveals that most of the towns are one distinct pigment, whilst much of the red text is really another. This technique is

14 Di Bai, David W. Messinger, David Howell, “Hyperspectral Analysis of Cultural Heritage Artifacts: Pigment Material Diversity in the Gough Map of Britain”, Optical Engineering, 56, 8 (2017), Article: 081805.

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a means of comparing the similarity of every pixel in the image to a “reference spectrum”. In so doing, we can therefore state that the primary differences in the red pigments are between the writing and the town signs, and that there is some spatial relationship to the distribution of two of the pigment classes that could be related to the timing of the construction and revision of the map. In other words, evidence presenting itself to suggest the application of different pigments to the map at different times. As with the reds, the RIT team looked at the map’s green pigments, predominantly employed to depict water features, primarily the sea, plus immediate inshore coastal zones, rivers and lakes. As with the methodology employed for the reds, this time six different greens were noted. The open sea shown to be one of these, believed to be a mixture of light and dark green ink.15 Those green pigments along the coast and in the rivers look to be substantially darker. The area to the south of the map, the English Channel, has suffered from significant damage over the centuries, and so using the green pigments extracted from this part of the manuscript has not proven to be quite so informative. The different greens reflect, as with the reds, the relative timing behind when these pigments were added to the map. All of which lends weight to the argument that the Gough Map is the palimpsest described as Layers 1, 2 and 3 so ably outlined by the Panel.16 Principal Component Analysis (PCA) processing, which looks at variations in ink materials is demonstrated in Figs 3 and 4. To interpret the imagery, the viewer must appreciate that the different colours presented in Fig. 4 are indicative of different materials used on the physical manuscript. Whilst colours might appear to be the same in Fig. 3, note how different reds are identified in Fig. 4, best seen when examining Hadrian’s Wall and the urban vignettes, which show up as red in the hyperspectral interpretation, yet the red text (Fig. 3) is presented to us in a purple hue (Fig. 4). Initial explanations offered by David Messinger’s team was that this differentiation could be related to different pigments, or might apply to the colour being applied to the manuscript at different dates. Further PCA analysis can be seen using a very localized example, looking at the Isle of Axholme in Lincolnshire. There is text visible, albeit very faintly, within the central circle in Fig. 5. After applying “masked PCA” techniques, Fig. 6. The dominant red and green colours from the manuscript have been “masked out” to prepare for statistical processing of the images prepared in Fig. 6, and so the eye is focused on what remains, namely the faint text in the centre of the island drawn on the map. The word “axholm” can be deciphered. Another good PCA test can be witnessed slightly further north when examining the Humber estuary between Yorkshire and Lincolnshire. The Gough Map itself is seen on

15 Di Bai, David W. Messinger, David Howell, “A Hyperspectral Imaging Spectral Unmixing and Classification Approach to Pigment Mapping in the Gough and Selden Maps”, Journal of the American Institute for Conservation, 58, 1-2 (2019), pp. 69-89. 16 Catherine Delano-Smith et al., “New Light …”, pp. 7-12.

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Fig. 4. The North of England on the Gough Map – after PCA. Photo: Courtesy Center for Imaging Science, Rochester Institute of Technology.

the left (Fig. 7), but once PCA has been applied, we can instantly see how different greens have been applied to the map. The area where the rivers Ouse and Trent join to form the Humber look very different on the hyperspectral image. The RIT team suggested this might have been used to indicate a crossing point on the river, or its tidal range (this is not the case – the tidal reach of this river system penetrates much further inland), or maybe different river depths. What we can say for certain, however, is that different inks were used to represent water on this part of the map. Labelling the Gough Map has proved an illuminating exercise. In short, this technique requires the creation of labels, or “per-pixel classification into … classes”.17 Certain features have been selected from the map and allocated a label, for example: buildings/roofs; rivers; 17 Di Bai, David W. Messinger, David Howell, “A Hyperspectral Imaging …”, p. 78.

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Fig. 5. The Isle of Axholme, shown as a circular feature. Photo: Bodleian Libraries, University of Oxford.

Fig. 6. Revelation of text, Isle of Axholme. Photo: Courtesy Center for Imaging Science, Rochester Institute of Technology.

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Fig. 7. Different green pigments in the Humber estuary: natural colours (left) and after PCA (right). Photo: Bodleian Libraries, University of Oxford, and courtesy Center for Imaging Science, Rochester Institute of Technology.

Hadrian’s Wall; red text (newer ink); and red text (older ink). These labels are manually identified in Photoshop, a painstaking task which took the RIT team in the region of seventy hours of effort in total to complete. The object of the labelling exercise is to establish what Bai describes as a ground truth, used to assess the performance of selected algorithms employed by the RIT team. Labels allow researchers to analyse spectral characteristics of the differing inks and colours, in addition to the surface of the manuscript. As we have seen, RIT worked on the green pigments found on the map. This cursory image (Fig. 8) looks at the green used to colour the sea surrounding the island of Great Britain. Key to this graphic representation of green are the different colours applied to the map by the RIT hyperspectral team. Each colour shown (whether it be red, yellow, blue or even green) represents a different signature of green – the use of primary colours here is simply to render comparison more straightforward – these applied colours themselves have no significance, their sole purpose being to easily and clearly differentiate between different types of green applied to the map’s surface. Thus, labelling of each green pixel by the distinct pigment it is most similar to, based on the spectra, has produced this graphic where different resultant colours indicates the presence of a different pigment on the manuscript. RIT examined all green pixels at the same time. That included the greens in rivers and lakes not featured in the image above. The over-riding question posed was to ask whether

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Fig. 8. Labelling of the green pigments in the sea on the Gough Map. Photo: Courtesy Center for Imaging Science, Rochester Institute of Technology.

the green pigments in the rivers and lakes were applied with a different tool, or were they a different pigment altogether, perhaps added by a different artist, or perhaps just more care and attention to detail was necessary than the requirements for colouring the sea? RIT tested both the greens in the sea, and those inland, analysing them separately. When it came to the sea, the outline around England (mostly) south of the Wall is obvious (shown green in Fig. 8 above), but there are some other structures, like a possible outline of Scotland, that are also noticeable. Reverting to the SAM technique and illustrated in Fig. 9, a pixel found on one of the red roofs has been used to measure the data. The image on the left shows the North of England as viewed with the naked eye. The image on the right was created after the SAM process had been applied to that single pixel. The blacker the colour on the resulting image, is more similar it is to that initial red pixel. In this case, unlike with the PCA from Fig. 4, all the reds visible with the naked eye are picked up. This same technique can be applied to locations where it is believed text may have faded or disappeared. Take for example, the Vale of White Horse, southwest of Oxford and marked “albusequus” on the map. In Fig. 10 it is possible to compare the map itself with the new post-SAM image. On the left-hand image we see what appears to be a stain, or is it evidence of “scraping” of the parchment’s surface? Whatever has happened, the manuscript has been interfered with, but it is not possible to say why. Below the stain is the icon for an unnamed settlement. After SAM treatment, a hint of text appears on the new image. But what does it say? Geographically we would expect to find the town of Lambourn located here, but the right-hand image cannot confirm that. We can see there is text, but it will need future sharpening to provide conclusive evidence. What can be said is that because this uncovered text is more similar to the “reference spectrum” than the disfigured surface, it now stands out more clearly.

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Fig. 9. The North of England on the Gough Map: natural colours (left) and the same area after SAM (right). Photo: Bodleian Libraries, University of Oxford, and courtesy Center for Imaging Science, Rochester Institute of Technology.

Fig. 10. Vale of White Horse on the Gough Map: natural colours (left) and the same area after SAM (right). Photo: Bodleian Libraries, University of Oxford, and courtesy Center for Imaging Science, Rochester Institute of Technology.

Other Spectral Research on Maps The Gough Map has not been alone amongst medieval maps subjected to a variety of spectral examination. Chet Van Duzer has worked on Yale’s Martellus World Map,18 albeit 18 Chet Van Duzer, “Multispectral Imaging for the Study of Historic Maps: the Example of Henricus Martellus’s World Map at Yale”, Imago Mundi, 68, 1 (2016), pp. 62-66; and Chet Van Duzer, Henricus Martellus’s World Map at Yale (c. 1491): Multispectral Imaging, Sources, and Influence, New York, Springer, 2019.

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Fig. 11. Natural light image of eastern Africa on the Yale Martellus Map, c. 1491 = “Before” (left); Multispectral image of the same area, processed by Roger Easton and Ken Boydston = “After” (right). Images by Lazarus Project / MegaVision / RIT / EMEL, courtesy of the Beinecke Library, Yale University.

dating from somewhat later, c. 1491. However, the results of this work have been startling. Here, multispectral instead of hyperspectral imaging was employed. The key difference between the two spectral techniques is worth outlining. Hyperspectral imaging, as we have already seen, employs white light to image an object with all wavelengths, so what emerges is revelation of text and also the ability to detect chemical composition of a manuscript’s inks and colours. Multispectral, on the other hand, uses a limited number of wavelengths with LED (light-emitting diode) lighting, the prime intention being to reveal hidden text.19 The revelations have been visually spectacular, as witnessed in these two images of the same part of eastern Africa. Asa Mittman has been working on the much earlier Vercelli mappa mundi, dated c. 1217.20 Both Van Duzer and Mittman have teamed up with the Lazarus Project,21 a group working with multispectral techniques to reveal both text and images no longer visible to the naked eye – bringing manuscripts back to life, hence the name Lazarus. Fig. 12 below demonstrates the success Mittman has been able to generate working with the Lazarus team, the annotated image showing where recovered text has been generated.

19 Helen Davies, Gregory Heyworth, “Digital Mapping, Spectral Imaging and Medieval Mappae Mundi”, A Critical Companion to English Mappae Mundi of the Twelfth and Thirteenth Centuries, Dan Terkla, Nick Millea (eds), Woodbridge, Boydell and Brewer, 2019, pp. 253-266, here pp. 258-259. 20 Asa Simon Mittman, “The Vercelli Map (c. 1217)”, A Critical Companion to English Mappae Mundi …, pp. 127-146. 21 For more information on the Lazarus Project, consult www.lazarusprojectimaging.com/.

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Fig. 12. Vercelli Map, thirteenth century, VMappamundi_011_UVPass_adj Panorama, detail of Anthropophagi: raw image, not multispectrally processed. Photo: Lazarus Project, annotations by Asa Simon Mittman.

Future Research? In the case of the Gough Map, work continues on signature detection to map specific pigments across the whole image, attempting to sharpen features identified by the Panel. Updated information is continually being received by the Panel from RIT. For example, two types of carbon black ink have now been identified on the map – darker bands occurring in Lancashire and Yorkshire across the North of England. The question prompted by this revelation considers the likelihood that work on Layer 1 of the map was restarted at a later date, ahead of the Layer 2 work. Additionally, a case of “over-inking” has been found. The Mare Australis identifier from Layer 2 (Fig. 13) in the English Channel is revealed within a black box, beneath which lies a much more ornamental red box, of the type found elsewhere on the map, employed, for example, to name other seas, and certain counties or regions. At the time of writing, the Gough Map Panel reports that the map looks to be confirmed as a palimpsest, essentially three different “cartographic images” placed on the parchment over in three distinct windows of time.22 It is hoped that further information gleaned from hyperspectral observations may be able to enhance the detail, and reveal yet more about the Gough Map’s creative background. Hyperspectral will not provide all the answers, but it can be used to support other discoveries, such as the significance of the myriad of pinholes found on the map’s front, but not reverse – revealed by the Factum Foundation’s 3-D scans,23 leading the team to conclude that the Gough Map is a copy – there must have

22 Catherine Delano-Smith et al., “New Light …”, p. 6. 23 Catherine Delano-Smith et al., “New Light …”, p. 23.

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Fig. 13. Mare Australis identifier, the Gough Map. Photo: Bodleian Libraries, University of Oxford.

been an earlier “version” which was pricked to generate all those hundreds of holes on the surface of the surviving map. Conclusion The goal of the hyperspectral imaging of the Gough Map was to address questions such as enhancement of faded text for reading, as well as an analysis of the pigments used during its creation and revision. What could the map reveal? And how might we find it? What has until now been an ultimately frustrating experience, both with the map and the technology, is showing signs for optimism. The British grant-making body, the Leverhulme Trust has recently awarded the University of Oxford funding of £112,242 (€133,340)24 for a three-year research grant, Understanding the Gough Map: an application of physics, chemistry and history, which launched on 1 June 2019. The project’s intention is to reboot the Gough Map website www.goughmap.org, originally created as part of the previously mentioned Arts and Humanities Research Council (AHRC)-funded ‘Linguistic Geographies’ project led by Professor Keith Lilley at Queen’s University Belfast in partnership with both the Bodleian and King’s College London. Ownership of the site has been transferred from King’s to the Bodleian in late 2019, with a view to a new resource becoming available in 2020. Brill will also publish an edited monograph on completion of the project, steered by Catherine Delano-Smith and the author of this article. The Leverhulme grant has also funded the creation of two academic posts, with the Bodleian employing Damien Bove as the project’s research assistant, and Kelly Kilpatrick as the project’s place names specialist. The Panel, now significantly expanded in membership will continue to work on the analysis of the map’s inks and pigments; there will be a focus on art history – how might we interpret the vignettes? Additionally, why are the red route lines located where 24 Exchange rate from Currency Converter https://www.xe.com/currencyconverter/, 9 December 2019.

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they are? And a definitive dating article will be a widely anticipated outcome of the project. This project is very much evolving as an ambitious multidisciplinary collaboration, with medieval historians and specialists in the physical sciences and digital imaging. In terms of the ongoing hyperspectral work, David Messinger remains very much on board – he spoke at the International Conference on the History of Cartography in Amsterdam in July 2019,25 and he and his team continue to work closely with Damien Bove in both formulating research questions and striving to employ the technology to deliver solutions. So the Gough Map is still very much le développement d’une cartographie régionale dans l’Occident latin … no clear connections with le monde arabe as discussed at our colloquium in 2018, but our aspiration is that the scientific input and revelations generated by the Leverhulme project will surely enhance our knowledge of le développement d’une cartographie régionale dans l’Occident latin in the context of a very English map.

25 David Messinger: ‘The Scientist’s Approach: Pigment Mapping of the Gough Map Using Hyperspectral Imaging’. Paper delivered at the Amsterdam ICHC, 19 July 2019.

Conclusion

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Réalités vernaculaires et discours savants en images Bilan des réflexions sur la cartographie locale et régionale médiévale* Avant d’essayer de synthétiser les travaux qui viennent d’être réalisés, il convient de signaler la modestie certaine de mes ambitions et la modestie probable des conclusions auxquelles je parviendrai. On me pardonnera, j’espère, de commencer par dire « d’où je parle », afin d’éclairer le lecteur sur la portée de l’exercice conclusif… Mon travail sur l’organisation concrète de l’espace aux échelles locale et régionale n’est pas négligeable, mais je ne l’ai abordée qu’à travers des écrits ou des plans tardifs de places fortes par des ingénieurs militaires1 ; et même le dossier que j’ai organisé il y a quelques années sur les « grands territoires » ne rassemblait que des études faites à partir de sources discursives2. Cette insuffisance ne vient pas d’un manque d’intérêt pour les cartes, mais elle reflète la méconnaissance assez généralisée des sources figurées par les médiévistes travaillant dans ce domaine. En outre, ma connaissance de textes plus savants et de véritables cartes médiévales n’est pas totalement nulle, mais elle est très ancienne – elle date de mes tous premiers émois d’historien, il y a plus de 30 ans –, et elle porte sur des échelles mondiales, malgré l’importance qu’y tiennent les portulans, que l’on peut considérer comme des cartes régionales mises bout à bout : je veux parler du dossier des grands voyages d’exploration réalisés sous l’égide des rois ibériques dans les années 1340-15203.



* Dans ce texte seront évoquées les contributions de Najda Danilenko et Eric Vallet, qui, regrettablement, ne figurent finalement pas dans le volume ; elles témoignent de la diversité des objets et des approches et en même temps de la cohérence du champ d’étude envisagé. De même le texte de Camille Serchuk a été largement transformé entre la communication et la publication ; je tirerai des enseignements de ces deux formats, en privilégiant toutefois le second, pour la commodité du lecteur. 1 Stéphane Boissellier, Le peuplement médiéval dans le Sud du Portugal. Constitution et fonctionnement d’un réseau d’habitats et de territoires xiie-xve siècles, Paris, Centro cultural Calouste Gulbenkian, 2003. 2 Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 21 (2011), dossier « Les ‘grands territoires’ au Moyen Âge, réalités et représentations (approches historiques, géographiques et littéraires) » (Stéphane Boissellier dir.). 3 De ces tout premiers travaux (1987), j’ai tiré, bien plus tard, l’article « Les nouvelles humanités vues par les explorateurs occidentaux au xve siècle : aux origines de l’ethnographie ? », Homenaje al Professor Carlos Posac Mon. Ceuta, 1998. Vol. II, Ceuta, Instituto de Estudios Ceutíes, 2000, pp. 59-79, qui n’exploite quasiment pas les cartes. Stéphane Boissellier  •  Université de Poitiers Territoires, régions, royaumes. Le développement d’une cartographie régionale et locale dans l’Occident latin et le monde arabe (xe-xve siècle), éd. par Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène, Turnhout, 2022 (Culture et société médiévales, 40), pp. 283–294. © FHG10.1484/M.CSM-EB.5.131076

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Sans être totalement ignorant, je suis donc ici assez marginal – j’ai d’ailleurs fait connaissance de la plupart des intervenants en cette occasion –, et je ne peux prétendre dominer toutes les problématiques qui ont été développées ici par les meilleurs spécialistes ; je dois donc me réfugier, sans aucune originalité, derrière l’excuse commode selon laquelle le candide serait le plus efficace des critiques ! De plus, l’introduction de Nathalie Bouloux a déjà très bien posé les jalons historiographiques (principalement des monographies de cartes monumentales, souvent découvertes récemment) et les problématiques, et il va m’être difficile d’aller plus loin, sauf à forcer le trait et appauvrir la finesse des réflexions livrées dans ce volume. Depuis plusieurs années, les représentations iconographiques médiévales de l’espace proche (de type « chorographique »), donc autres que les mappae mundi, commencent à intéresser les chercheurs ; l’impulsion de pionniers comme Paul D. A. Harvey et Patrick Gautier-Dalché – que je crois pouvoir nommer seuls sans vexer aucun des autres participants – doit être saluée à cet égard. Cet intérêt est fort heureux, et nul ne pouvait plus s’en réjouir que les organisateurs de ce colloque, qui pratiquent depuis longtemps4 une confrontation, voire une convergence, qu’ils espèrent fructueuse, entre deux approches : l’étude de l’organisation pratique (politico-administrative et vernaculaire) de l’espace, d’une part, et l’analyse de la pensée des intellectuels médiévaux sur ce même objet, d’autre part. Ce qui rend ce dialogue difficile, c’est évidemment l’échelle : l’aménagement social et matériel de l’espace s’opère – et est pensé par les acteurs – à des échelles locale (le terroir d’un village) et supra-locale (un ensemble de lieux de commandement ou de routes au sein d’une unité politique), même si ses effets involontaires peuvent se faire sentir au-delà (un réseau d’itinéraires marchands, une hiérarchie de centres) ; en revanche, ceux qui prennent l’espace comme objet de réflexion, les « géographes » et cartographes médiévaux, le conçoivent beaucoup comme une catégorie ontologique et physique, à l’échelle de toute l’humanité et donc de tout l’œkoumène, même quand ils écrivent et dessinent pour aider un prince dans son action. Certes, comme on vient de le suggérer, à l’échelle d’une principauté, ces deux utilisations de l’espace, l’une pragmatique et vernaculaire, l’autre plus intellectuelle, peuvent se rencontrer. Mais les sources qui témoignent de ces usages sont étudiées par des chercheurs travaillant dans des orientations et avec des méthodes différentes : ce sont plutôt des spécialistes d’histoire culturelle et littéraire qui examinent les traités, descriptions, récits de voyages et cartes géographiques produits par les lettrés, tandis que ce sont plutôt des spécialistes d’histoire politique et socio-économique qui étudient les chartes publiques, les registres administratifs et éventuellement les données matérielles éclairant l’organisation pratique de l’espace. D’ailleurs, même si son emploi est controversé, il y a bien un mot, la géographie (« écriture de la Terre »), qui désigne le premier domaine, tandis que l’on a besoin de périphrases, comme « l’espace vécu », pour désigner à la fois les conceptions et les pratiques des simples usagers : dans un cas, l’historien essaie de pénétrer les textes et les dessins dans ce qu’ils ont voulu dire, selon une approche subjective, tandis que dans



4 Dans le cadre de l’équipe de recherche « Péninsule ibérique – Méditerranée. Territorialité et normativité des faits sociaux et culturels », au sein du Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale (UMR 7302, CNRS/U. Poitiers).

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l’autre, il détourne les sources de leur fonction pour reconstituer artificiellement une réalité ou une logique, selon une approche objective. Avec les cartes locales et régionales, les deux approches se rencontrent ou au moins convergent ; même si l’étude de ces représentations iconographiques exige elle aussi une formation spécifique, celui qui les étudie y rencontre forcément l’objectif indigène d’agir sur le monde : prouver dans un procès, délimiter une zone d’action (de juridiction, d’usage), peut-être aider l’administration des hommes par la visualisation des phénomènes. L’objet étudié n’est plus issu d’une libre spéculation intellectuelle, contrainte seulement par les lois littéraires ou iconographiques : sa forme est subordonnée à sa fonction sociale, et toutes les études présentées durant ces deux journées ont pris en compte ce facteur explicatif. Ces images non seulement démontrent mais elles montrent ! D’un point de vue méthodologique, cette convergence n’est pas tout à fait nouvelle ; elle a déjà été tentée, sur des textes, principalement en étudiant la « conception » ou la « perception » de l’espace par des acteurs de terrain témoignant d’une pensée abstraite, les notaires5 et les administrateurs – c’est « l’espace vécu » dont je parlais précédemment. Mais cette approche ne constitue pas un champ structuré de la recherche médiévistique, elle constitue généralement une annexe de travaux étudiant les pratiques d’écriture ou l’aménagement local des territoires. Notre rencontre a donc pour le moins contribué à briser une barrière. Cette barrière est évidemment artificielle par rapport à la réalité historique, car tout ce que j’ai dit précédemment ne vaut que du point de vue de l’historien, tenu par ses sources. Même s’il donne lieu à des métaphores – comme tout cadre majeur de l’existence devenant une grande catégorie de la pensée, tel que le corps, la famille, la mort –, l’espace est une dimension physique, aussi bien pour ses analystes que pour ses acteurs, dimension dans laquelle et par rapport à laquelle on n’agit pas seulement de façon intuitive, donc qui nécessite un minimum de conceptualisation et d’anticipation : les points cardinaux des savants ne sont pas autre chose que le haut, le bas, la droite et la gauche des usagers, du paysan qui trace son sillon ou du voyageur qui cherche son chemin. Bien sûr, les géographes développent une pensée plus abstraite et systématique et abordent des échelles qui ne sont pas celles du commun des mortels, par exemple la division de la terre en « climats » (au sens environnemental) ; mais, comme pour tout scientifique, leur réflexion porte sur le monde physique, et, s’ils ne le recherchent pas, tout au moins savent-ils que leurs traités peuvent déboucher sur des applications pratiques – et j’écarte à dessein le travail des astronomes, qui porte sur des échelles encore plus vastes et plus spéculatives, finissant par rencontrer Dieu dans l’infini, ou tout au moins dans le cosmos supralunaire. Du coup, notre objet pose une question essentielle, celle de l’identification des cartographes ; au contraire des grands traités analytiques et descriptifs, notamment ceux du monde arabe, mais comme la plupart des mappae mundi, les dessins médiévaux étudiés durant ces deux jours restent souvent anonymes – en contraste avec le dossier renaissant présenté par Camille Serchuk, où abondent les artistes identifiés, et où la conscience d’auteur du peintre représentant le cours de la Vilaine est un élément essentiel de compréhension de



5 Je pense aux travaux pionniers d’Odile Redon sur les notaires siennois.

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son projet. Pour les cartes locales, il se peut, comme cela a été évoqué plusieurs fois, que ce soient de simples exécutants, employés pour leur talent de dessinateurs, sans être impliqués dans les affaires que leurs dessins contribuent à traiter : le juge, l’officier politique et leurs greffiers n’ont généralement pas la compétence iconographique nécessaire pour projeter des portions d’espace sur un papier. En revanche, il faut une étroite collaboration entre le responsable de la décision et le réalisateur de la représentation iconographique. Pour la représentation d’espaces que l’œil humain ne peut embrasser dans leur ensemble, faisant appel à des techniques de projection plus sophistiquées, les auteurs sont certainement de véritables géographes/cartographes ; malgré leur compétence, ils restent anonymes parce que c’est le sort de la plupart des intellectuels et créateurs des disciplines mal classées dans la hiérarchie des savoirs et des arts, jusqu’à la fin du Moyen Âge. Comme mon rôle est de présenter les choses sous le meilleur aspect possible, je soulignerai un autre motif de satisfaction, l’équilibre entre mondes latin et arabe dans l’approche des cartes locales et régionales : cinq contributions – quatre et demi, en fait, puisque celle de Alfred Hiatt est comparative – consacrées à la cartographie dans le monde arabo-musulman sur un total de seize, c’est presque la parité, vu les forces historiographiques en présence ! Là encore, au sein de l’équipe de recherche qui nous rassemble, nous pratiquons ce dialogue depuis longtemps, et nous savons à quel point ce comparatisme est fructueux ; cette fois-ci, il nous faut remercier Jean-Charles Ducène6. Ordinairement, on justifie la rareté de cette démarche comparative par les différences entre les univers documentaires et les traditions historiographiques ; ici, de telles précautions ne sont pas de mise, au moins sur le plan heuristique, puisque l’objet, iconographique ou même textuel, est de même nature. Les représentations figurées de l’espace en plan usent de techniques qui sont assez universelles, et la description chorographique qui accompagne éventuellement les figures obéit à des règles discursives assez semblables – même si leur inspiration proprement géographique ne puise pas aux mêmes sources gréco-latines jusqu’à la fin du xive siècle. Malgré les contingences culturelles et les oppositions idéologiques, l’universalité de la science existe, jusque dans l’ouverture et la capacité d’échange des savants eux-mêmes, et l’histoire des sciences et des techniques manifeste, depuis plus longtemps que d’autres approches historiques, un tropisme comparatiste ; mais, pour un objet aussi neuf historiographiquement et aussi ancré dans les pratiques que les cartes vernaculaires qui nous ont occupés, la confrontation entre zones culturelles revêt un caractère de nouveauté indéniable. Notre rencontre est un encouragement à aller encore plus loin et à pratiquer un comparatisme jusque dans les realia qui sous-tendent les représentations locales de l’espace : administration, justice, et, plus profondément encore, enjeux politiques et économiques. Je dirai seulement un mot de la répartition chronologique des travaux, pour éviter d’enfoncer trop de portes ouvertes. Pour des raisons de sources, c’est évidemment la seconde moitié du Moyen Âge qui focalise les études. Et comme l’Occident latin est nettement plus représenté que le monde arabe, c’est même le très bas Moyen Âge qui se taille la part du lion, comme l’a bien souligné Nathalie Bouloux ; en effet, dans l’Orient



6 Et non pas, pour une fois, François Clément (MCf d’arabe et civilisation arabo-musulmane à l’université de Nantes), qui est l’habituel préposé au versant « oriental » de nos enquêtes.

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musulman, la science et les techniques permettant de penser et de représenter l’espace acquièrent plus tôt qu’en Occident une maturité, y compris pour saisir les régions. Dès le xe siècle, cette science géographique arabe est très liée, on le sait, à la structuration d’une administration califale abbasside volontariste, sinon vigoureuse, qui a d’autant plus besoin de données à l’échelle locale et provinciale que sa juridiction est immense : la cartographie qui accompagne les traités des plus illustres géographes arabes se décline en mappae mundi et en cartes régionales, outre les « livres des routes et des royaumes » qui les complètent et les explicitent7. Le décalage chronologique bien connu avec l’Occident latin est ici particulièrement frappant, et l’interrogation est revenue plusieurs fois quant à ce « retard » : est-ce le besoin politique ou la capacité technique qui fait défaut, alors que les principautés, au moins à partir du xiiie siècle, et même les propriétaires de grands domaines se dotent de procédures permettant d’inventorier systématiquement leur contenu (enquêtes, listes, cadastres et terriers) et témoignent d’une claire conscience de l’organisation fonctionnelle de leur espace ? Toujours est-il que, en Europe, le xve siècle voit foisonner les cartes à l’échelle des principautés et de leurs subdivisions, avant que les cartes locales ne se multiplient encore au xvie siècle, en se focalisant sur des espaces plus restreints, tel que le cours d’un fleuve à aménager (Camille Serchuk). La rencontre qui nous rassemble a associé très logiquement deux échelles, locale et régionale, qui s’inscrivent évidemment dans une même dynamique culturelle, mais qui sont loin d’être évidentes. La discussion est d’ailleurs venue sur la définition des cartes « territoriales » – j’aurai tendance à dire que toute carte est territoriale, dans la mesure où elle cherche à ordonner et dominer un espace délimité, donc constitue un effort d’appropriation, à quelque échelle que ce soit. Je retiens particulièrement l’interrogation de Nathalie Bouloux, dans son introduction, sur la notion de « région », qui a d’ailleurs structuré toute une session de notre rencontre. On peut prendre cet objet géographique de façon très conceptuelle (une entité objective, créée par l’esprit de l’observateur, qui peut devenir une entité subjective, un territoire défini et approprié par ses usagers), mais Paul D. A. Harvey en a enrichi la définition dans un sens plus concret, qui s’applique aux deux échelles, locale et régionale, et qui part de la problématique même de notre rencontre : la région est un espace dessiné sur la base de l’expérience personnelle du cartographe. Ce questionnement recoupe en partie celui d’Alfred Hiatt, sur la province : en Occident, elle est écrasée par le passé romain antique puis passée au filtre de l’administration ecclésiastique, tandis que la province de l’empire arabe est politiquement plus floue (malgré un passé romain là aussi), parce que la littérature inventoriant l’espace est produite par un milieu hybride de géographes administrateurs (ou au service de l’administration), qui emploient un lexique fluctuant. Dans les deux zones culturelles, ce sont précisément les cartes « régionales » qui nous aident à cerner la notion de province, mais celles du monde arabe sont beaucoup plus politiques que celles du monde latin, qui restent attachées à une géographie ethnique de tradition biblique.



7 Portant sur al-Istakhri, la contribution de Nadja Danilenko nous emmenait aux plus hautes époques à avoir été abordées dans ce volume.

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L’échelle locale ne pose pas les mêmes problèmes ; d’une part, on n’a pas rencontré ses représentations, dans ce colloque, venant du côté musulman, d’autre part, sa définition a donné lieu à moins de débats. Les cartes véritablement locales, représentant l’espace d’une seule communauté d’habitants (ou, éventuellement, d’une micro-région), sont globalement plus tardives, même si l’on se restreint à l’Occident latin (hormis dans l’aire d’influence italienne, comme c’est peut-être le cas de celle d’Albi, étudiée par Juliette Dumasy), et elles servent vraisemblablement des objectifs plus pratiques, de types juridictionnel et judiciaire, que les cartes régionales, qui peuvent manifester un désir de connaissance plus désintéressé, voire une véritable curiosité scientifique, comme la cartographie, commentée par Robin Seignobos, des sources du Nil. Un autre problème purement spatial, qui a été abordé dans plusieurs contributions, mais qui est particulièrement explicite dans celles de Nathalie Bouloux et de Jean-Charles Ducène, est celui du sens de la construction des cartes régionales : sont-elles de simples découpages de mappemondes, ou sont-elles des objets en soi, constitués à partir du terrain – et dont l’assemblage constituerait les mappemondes ? Il me semble que, faute de densité suffisante des témoins, il faut laisser la question ouverte, mais la contribution d’Eric Vallet suggère qu’un ensemble de cartes, qu’on désigne un peu facilement sous le nom d’atlas, peut être issu d’auteurs différents, donc que l’on part du local, éventuellement pour susciter une représentation synthétique du général. Au risque de simplifier outrageusement les propos nuancés et l’approche très diversifiée des contributions, je vois, du point de vue méthodologique, deux principaux types d’analyse, que l’on retrouve d’ailleurs implicitement dans les séances qui ont structuré notre rencontre : une approche orientée plutôt vers la production des œuvres (leur information, leur réalisation technique, leur auteur, leur tradition « littéraire ») et une autre privilégiant leur utilisation par les contemporains (la « réception » de nos collègues littéraires) – même si, bien sûr, les deux aspects sont intellectuellement imbriqués et présents dans la plupart des contributions. En d’autres termes le « document monument », comme le voulait Jacques Le Goff, et le document instrument – que j’aurais, personnellement, tendance à privilégier comme concept historiographique. Incontestablement, nos cartes sont des œuvres d’art et ont été considérées comme telles par leurs contemporains ou par leurs successeurs médiévaux, comme le montre Nadja Danilenko à propos des copies des cartes d’al-Istakhri, qu’il ne faut plus, à partir d’un certain moment, inscrire forcément dans une tradition fonctionnelle mais plutôt dans une tradition esthétique : ces copies ne servent plus à informer mais à orner. La contribution très technique de Nick Millea, à partir d’un cas précis, celui de la Gough Map du royaume anglais, ouvre, à travers l’étude des pigments, des perspectives impressionnantes sur la confection de cette œuvre d’art comme un véritable work in progress. Sans surprise, c’est un témoignage tardif (années 1550), celui d’un artiste (Olivier Aulion) soucieux du rapport entre ses objectifs et ses moyens, qui explicite cette dimension à la fois esthétique et utilitaire, par des cartouches insérées dans ses images et adressées directement à son public. Ces analyses nous rappellent aussi les difficultés qu’il y a à « lire » ces images (leurs toponymes, le choix des couleurs, les tracés) – j’y reviendrai – et plus encore à les dater ; mais, une fois ces renseignements assurés, la nature même de l’image, le choix de ce qui y est représenté, nous emmènent vers l’usage politique qui en est fait. C’est ainsi que Patrick

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Gautier Dalché, récusant une histoire purement évolutionniste et technique, montre que le prétendu inachèvement de la carte de l’Italie qu’il étudie n’exprime pas une incapacité technique mais un choix fonctionnel. Sur le plan épistémologique, on comprend aussi que les technologies déployées dans l’étude, aussi sophistiquées (et coûteuses !) soient-elles, ne prouvent rien en elles-mêmes et restent subordonnées à l’interprétation de l’historien. Dans cette logique de confection, l’obtention de l’information est un problème crucial, abordé par toutes les contributions. Patrick Gautier-Dalché avait signalé l’intérêt des sources administratives comme base de la cartographie, en allant « des listes à la carte »8 ; la spécialisation des chercheurs, en histoire des sciences ou en iconographie, interdit souvent cet abordage global, mais Paul Fermon a tout particulièrement abordé ce lien entre texte et image. Au moins, ces informations ont-elles le mérite d’être récentes, alors que l’on a vu souvent, comme dans les cartes provinciales yéménites d’Eric Vallet, que l’actualité des données n’est pas forcément obtenue ni même recherchée par les cartographes, souvent par respect envers les « autorités » littéraires. Plus précisément se pose la question du rôle de l’expérience (visuelle) dans la cartographie, quel que soit celui qui arpente et décrit le terrain ; dans un magistral parcours à travers les documents, Paul D. A. Harvey a abordé de front ce problème, qui est aussi présent en filigrane dans beaucoup d’autres contributions, en montrant que cette base informative est présente dans tout type de carte, pas seulement aux échelles les plus restreintes : dans plusieurs mappemondes, des localités ou de petites régions sont détaillées avec une acuité étonnante, montrant que l’information locale ne sert pas qu’à représenter l’espace proche – et nous retrouverons plus loin cette circulation de l’information. Ce problème est tout simplement celui du réalisme, que les mappemondes anciennes « T dans l’O », résolument symboliques, ne posaient pas avec la même acuité. Au-delà, cette cartographie à grande échelle est un vecteur important de l’émergence de la réalité matérielle comme une véritable catégorie de pensée – réalité que les chroniqueurs tardo-médiévaux également s’efforcent de restituer, par le récit dans leur cas. Dans les affaires très locales, en rapport le plus étroit avec le terrain, comme dans les dossiers dauphinois de Paul Fermon, l’expérience individuelle est celle de la déambulation, et les images en rendent compte très concrètement – ce qui n’empêche pas la logique de l’itinéraire d’être autant, sinon plus, structurante à des échelles bien supérieures. Contrairement à ce que voudrait le sens commun, l’eau joue un rôle décisif dans l’élaboration de cartes régionales, pour la même raison technique. Si, sur terre, il faut trouver une montagne pour observer directement une vaste étendue – jusqu’à l’apparition du transport aérien, au xviiie siècle –, sur mer, le bateau a permis précocement de prendre du recul pour observer des portions étendues de littoral. Emmanuelle Vagnon a ainsi bien montré, à travers les nombreux manuscrits du Liber insularum de Cristoforo Buondelmonti, que la représentation des îles est un genre à part entière, non par ses techniques, qui s’apparentent au portulan, mais par son objet et son résultat (et aussi par une esthétique propre) : l’île est le territoire que l’on peut représenter le plus fidèlement, même quand elle est aussi

8 Patrick Gautier Dalché, « De la liste à la carte : limite et frontière dans la géographie et la cartographie de l’Occident médiéval », Castrum 4. Frontière et peuplement dans le monde méditerranéen au Moyen-Âge. Actes du colloque d’Erice-Trapani (Italie) tenu du 18 au 25 septembre 1988, Jean-Marie Poisson (éd.), Rome-Madrid, École française de Rome / Casa de Velázquez, 1992, pp. 19-29.

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vaste que l’Angleterre, et c’est une entité parfaite, entourée d’eau, donc délimitée sans conteste par l’ordre physique – comme l’a rappelé aussi Nathalie Bouloux. Ce problème de l’observation et de sa restitution visuelle par différentes techniques est abordé a fortiori par Camille Serchuk, puisqu’elle dispose d’images commentées par leur propre auteur9. En fait, une carte, au sens strict, est un plan et non pas une perspective cavalière nécessitant la profondeur. Mais les acteurs, artistes et cartographes, sont parfois une seule et même personne, et les lois du genre en sont troublées, avec de véritables cartes topographiques « en profondeur », qui sont en fait ce que l’on appelle actuellement des paysages. En toute rigueur, c’est surtout la troisième dimension, le relief, qui pourrait nécessiter une espèce de perspective pour apparaître sur un plan, dans les deux dimensions d’une feuille ; ce sont les hachures et les dégradés de couleur de nos cartes modernes, dont ne sont pas très éloignés des dessins de montagnes dans certaines cartes chorographiques qui nous ont été montrées. Étant donné l’importance de l’expérience directe, il y a beaucoup d’intérêt – et on me pardonnera l’évidence qu’il y a à le souligner – à rapprocher les cartes, non seulement de l’énumération ordonnée des lieux par les officiers comptables, mais aussi des récits de voyage : encore un type de source tardif, si l’on exclut les récits de pèlerinage ! Mais, à ce travail de collecte, de première main, de l’information, les cartographes médiévaux préfèrent souvent l’effort plus modéré d’une compilation de seconde main, en récupérant ou adaptant des cartes antérieures, à la manière des chroniqueurs qui se contentent de compléter et retoucher des chroniques plus anciennes, sans autre information extérieure. C’est ce que nous montre l’analyse minutieuse de Jean-Charles Ducène, pour un univers culturel où l’on a la chance de connaître l’identité des cartographes : un intellectuel aussi brillant qu’al-Idrisi, pour la partie cartographique de son œuvre, amalgame des représentations antérieures, préfigurant ce que sont les « couches » de nos modernes Systèmes d’Information Géographique ! Pour cette zone de culture arabo-musulmane, l’inscription de chaque œuvre dans une tradition typologique (concrètement, la récupération plus ou moins retouchée de cartes antérieures) est une interrogation qui est revenue dans presque toutes les contributions, témoignant de la richesse du matériau cartographique arabe, au prix d’une sclérose progressive. L’enquête n’est pas facile pour autant, puisque Robin Seignobos a dû aller chercher jusque dans la littérature médicale pour retrouver le prototype d’une carte de l’Égyptien al-Suyūṭī10. Mais cette tradition culturelle n’est pas l’apanage du monde arabe, et Georges Tolias a bien montré la façon dont le plus illustre des géographes antiques, Ptolémée, est utilisé, vénéré mais aussi corrigé par les cartographes latins à partir de la fin du xive siècle. On peut comparer le rapport à des œuvres considérées dans les deux cultures comme fondatrices : en Occident, la récupération de Ptolémée est une « renaissance », à l’issue d’un véritable hiatus culturel, tandis que les cartes issues de la mise en ordre abbasside



9 Dans sa communication, l’accent était mis d’ailleurs sur le vieux dossier de la perspective, cette projection qui a quasiment défini la « Renaissance » en peinture, et que l’historiographie a trop liée au perfectionnement de la cartographie. 10 Seules les cartes du Yémen rassulide, étudiées par Eric Vallet, échappent à ce questionnement, car elles sont manifestement réalisées a novo, dans un but administratif, donc sans se soucier de la monumentalité des œuvres antérieures.

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bénéficient d’une continuité référentielle ; ces dernières sont copiées servilement, jusqu’à l’irréalisme, ou plutôt jusqu’à devenir de simples objets de plaisir esthétique11, tandis que la géographie ptoléméenne est plus utilisée pour son contenu descriptif et méthodologique, orienté vers une subdivision systématique du monde, que pour sa cartographie, trop « provinciale » pour être récupérée telle quelle dans une Europe des royaumes modernes. Pour l’univers culturel latin, la recherche de la tradition culturelle des cartes chorographiques n’est pas absente de la réflexion, mais la traçabilité est moindre. Grâce à des dossiers tardifs, dans lesquels les cartographes occidentaux sont enfin identifiés, Sabine Hynek a pu aussi évoquer les flux d’informations, et là encore surtout ceux qui circulent entre les savants eux-mêmes : dans un milieu restreint et dense, Nuremberg, cumulant activités marchandes et production culturelle intenses, les contacts peuvent être cernés de près. Mais il est évident qu’il existe, au moins au xve siècle, une diaspora de techniciens en contacts les uns avec les autres, par-delà l’éventuelle « politique du secret » voulue par les princes – je pense à l’œuvre considérable, à l’échelle européenne cette fois, de Valentin Fernandes « le Morave », un Allemand installé à Lisbonne en 1495-1516, consul des marchands germaniques, éditeur et humaniste, dans la préservation et la diffusion de données écrites et figurées sur les nouvelles terres découvertes en Afrique12. À cet égard, on peut poser le problème, au moins pour l’Occident latin, des foyers culturels dans lesquels s’élabore la cartographie qui nous occupe ; ce n’était pas l’objet essentiel de notre réflexion, mais la présence de deux univers culturels que l’on tend à distinguer nettement, le latin et l’arabe, incite à formuler quelques remarques générales. D’abord, on notera à travers plusieurs contributions le rôle des Italiens, à partir du xiiie siècle – et pas seulement parce que l’organisatrice de notre rencontre est spécialiste de la Péninsule italienne… Mais est-il besoin d’insister, tant est connu leur apport à l’exploration intellectuelle et pratique de l’espace terrestre et céleste ? L’émergence d’une cartographie « humaniste » de type astronomique en Allemagne, à l’extrême fin du moyen Âge, comme le suggère la contribution de Sabine Hynek, est également un phénomène bien connu dans l’histoire des sciences, faisant surgir de grands noms comme Martin Behaim, Gerard De Kremer dit Mercator et Waldsemüller. Pour des temps plus anciens, Paul D. A. Harvey nous a aussi signalé le rôle, moins connu, de la ville de Lincoln, aussi bien dans la cartographie régionale de l’Angleterre que dans l’élaboration de la célébrissime mappemonde dite de Hereford. Ensuite – à la Renaissance –, l’extrême diffusion des techniques cartographiques et picturales, notamment par l’intermédiaire de l’imprimerie (Camille Serchuk), réduit l’intérêt d’identifier des écoles à une histoire purement esthétique : dans un contexte d’emprise croissante sur l’environnement (voyages, ingénierie environnementale), la demande crée l’offre, et il devient partout aisé de recruter un dessinateur capable de saisir un paysage ou même de croquer un espace au-delà du visible. Aussi peu connues (sauf des spécialistes) sont les performances de la cartographie médiévale arabe, largement présente dans nos débats, en décalage chronologique bien connu avec l’Occident latin ; ce décalage pose d’ailleurs le problème d’une circulation des savoirs, à une échelle encore supérieure : si les transferts entre Orient et Occident de 11 Nadja Danilenko parle très justement d’artification. 12 Voir sa notice dans le Dicionário de história dos descobrimentos portugueses, Luís de Albuquerque (dir.), Lisboa, Editorial Caminho, 1994 (2 vol.).

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sciences comme les mathématiques, la médecine et l’astronomie ont fait l’objet d’études attentives, voire de polémiques, les connaissances plus pratiques des cartographes ont été moins étudiées dans cette perspective, me semble-t-il, en partie parce qu’il s’agit de savoirs plus ancrés culturellement que les sciences de la matière ou même que les spéculations des philosophes. Qu’al-Idrīsī travaille pour Roger II de Sicile ne signifie pas que ses compétences soient utilisées par les savants latins – alors que les connaissances qu’il livre peuvent être, elles, assimilées en Occident, une fois franchi l’obstacle de la langue du Kitāb Ruǧār. Enfin, la sémantique picturale, donc le contenu informatif des cartes, est un sujet d’analyse essentiel et évident ; si je m’autorise cette tautologie, et si je finis par là au lieu d’y commencer, c’est parce que ce contenu permet non seulement de comprendre la carte en tant qu’œuvre, digne d’intérêt pour elle-même et avec sa logique intrinsèque, mais aussi de l’aborder comme instrument, comme nous l’a bien montré l’étude par Nadja Danilenko de la sémantique graphique des cartes associées au kitāb al-masālik wa-l-mamālik d’al-Iṣṭaḫrī : les objectifs sociaux (politiques en l’occurrence), majoritairement au service du pouvoir, sont contenus dans le message, si difficile soit-il à interpréter. En effet, comme pour toute image, la « lecture » d’une représentation figurée est ardue ; même pour représenter fidèlement le réel plutôt que pour le recréer librement, les conventions picturales restent hermétiques pour l’observateur, et c’est tout de même une sacrée fiction que de faire tenir des centaines de km2 dans l’espace étroit d’un parchemin – et le format même du dessin devient une préoccupation explicite chez le peintre Olivier Aulion (cf. Camille Serchuk). Évidemment, comme pour les sources discursives, le cartographe, qu’il espère une large audience pour son œuvre – et c’est probablement le cas des cartes utilisées dans les cours princières –, ou qu’il doive attester un droit devant un auditoire restreint de juges, fera un effort d’intelligibilité supérieur à l’auteur d’un croquis destiné à être utilisé en interne dans un service administratif où tout le monde « se comprend ». Tous les auteurs des contributions de ce volume se sont évidemment livrés à l’exercice du décryptage, mais celui-ci est particulièrement décisif pour ceux qui ont orienté leur réflexion vers les fonctions utilitaires des cartes. Avant de synthétiser ce qui a été dit à propos des usages pratiques des cartes, une remarque générale. J’ose à peine le rappeler devant de bien meilleurs spécialistes que moi, mais l’image présente un avantage énorme sur le texte : alors que le discours est cumulatif et progressif, donc dans une certaine mesure toujours narratif, l’image permet d’appréhender la simultanéité. Même si l’œil humain n’a pas l’angle de vision de la guêpe ou de l’aigle, il peut saisir un certain nombre d’informations visuelles en même temps. Pour reprendre les catégories kantiennes, le langage est de l’ordre du temps, l’image est de l’ordre de l’espace. Bien sûr, il ne faut pas durcir cette définition. La représentation cartographique se prête aussi à une lecture progressive, quand elle indique un itinéraire. Et c’est le tri effectué par le cartographe dans une masse énorme d’informations matérielles qui permet au lecteur d’appréhender des phénomènes simultanés ; ce tri est donc une espèce de discours implicite sur l’ordonnance spatiale du monde matériel. Revenons à ce que l’information contenue dans les cartes nous dit de leurs usages. Quand les cartes s’insèrent dans des dossiers de textes, il faut reconnaître – au risque de blesser les historiens de l’art – que l’analyse fonctionnelle en est facilitée ; ainsi, Patrick Gautier-Dalché, grâce à une enquête très attentive, réussit à réinterpréter complètement la

R éalités ve rnacula ires et discours sava nts

carte de l’Italie attribuée à Jacques Sigault (et non pas Signot), montrant qu’elle a pu être élaborée dans une logique spatiale d’itinéraire et, en raison de la richesse informative du texte, conçue avec des objectifs variés, principalement propagandistique, et pas seulement géostratégique : en reprenant (et modifiant) la célèbre formule du géographe Y. Lacoste, la cartographie, ça ne sert pas seulement à faire la guerre ! L’atlas du Yémen tardo-médiéval étudié par Eric Vallet est lui aussi lié clairement à l’encadrement fiscal par la dynastie rassulide, et il montre que les cartes locales s’inscrivent dans un ensemble d’instruments administratifs – ce qui, du coup, explique le caractère souvent schématique de ces images, dans la tradition de l’école d’al-Balhi – ; mais la diversité fonctionnelle apparaît ici aussi, avec une symbolique politique forte, voire une dimension mémorielle dans certains cas, ce qui nous renvoie à l’ambiguïté du mot surat. Quant aux dossiers de Paul Fermon sur les délimitations contentieuses de circonscriptions locales, ils sont tellement précis qu’ils permettent à leur analyste de reconstituer non seulement les enjeux moteurs, donc l’usage, mais même l’élaboration concrète des images qui entrent dans ces dossiers : heureuses sources d’administration tardo-médiévales ! Il en va de même avec le projet de rendre navigable la Vilaine, au milieu du xvie siècle, évoqué par Camille Serchuk. Cela n’enlève aucun mérite, faut-il le préciser, à la sagacité des contributeurs pour rendre intelligibles ces dossiers qui restent toujours complexes ! Mais il faut croire que les femmes sont plus courageuses que les hommes, puisque ce sont Marica Milanesi et Juliette Dumasy (ainsi que Nathalie Bouloux, pour une partie de sa contribution) qui se sont affrontées à des cartes plus hermétiques, « muettes » si j’ose dire, comme dans beaucoup d’autres contributions certes, mais dans une perspective fonctionnelle que ce mutisme rend d’un abord particulièrement difficile. Heureusement, il n’y a pas que le diable qui se loge dans les détails, l’historien peut aussi y trouver le bon dieu, en l’occurrence des clés d’explication : la logique d’itinéraire de la représentation de l’Adige dans les Alpes italiennes ou la représentation graphique d’une limite (outre l’appel à un vrai peintre) sur la vue figurée d’Albi permettent toutes deux, malgré la différence d’échelle, d’avancer des hypothèses plus solides sur les usages et donc les motifs d’élaboration des cartes ; à Albi, la fonction probatoire de l’image dans un conflit judiciaire peut être postulée de façon convaincante. L’interrogation sur les fonctions de ces cartes locales est particulièrement présente dans une contribution que l’on classerait a priori dans une approche plus typologique des œuvres, celle de Nathalie Bouloux, consacrée à la genèse et aux techniques de confection de nos documents. Elle nous montre que ces cartes émergent comme des croquis marginaux explicitant des textes narratifs, une explanatio topographique réaliste et non pas symbolique, dans des manuscrits centro- et tardo-médiévaux de récits antiques. C’est d’abord une leçon de méthode, nécessitant la profonde connaissance d’un univers documentaire immense et varié : comme pour les antécédents d’al-Suyuti dans des commentaires médicaux, on ne trouve pas forcément ces plus anciennes cartes latines dans les documents que l’on penserait à explorer a priori. En insistant sur les méthodes proprement topographiques, qu’elle n’hésite pas à qualifier de « bricolage », Nathalie Bouloux révèle que nos cartes sont dynamiques, obéissant à une rhétorique visuelle qui est bel et bien une forme de discours, obéissant toujours un peu à la logique du langage. Enfin, on voit que la fonction principale des cartes, au-delà de tous les usages concrets possibles, est intellective, à la limite d’être scolaire.

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Au total, pour passer de Candide à Pangloss, il me semble que, dans les contributions qui précèdent, le travail a été très bien fait. Cette rencontre reflète fidèlement l’état de l’historiographie, et elle a été indéniablement un facteur du dynamisation de ce champ de recherche. C’est une opinion purement personnelle, mais il me semble que tout ce qui peut rapprocher l’historien de la réalité sociale est souhaitable ; par un simple effet d’échelle, les cartes chorographiques vont dans ce sens. Élaborées par des intellectuels et des artistes férus de références, ces sources n’excluent pas une approche culturelle exigeante ; moi qui viens d’une région médiévale périphérique, le Portugal, qui me frotte plutôt à des réalités rustiques, et qui essaie de les comprendre au prisme de la sociologie, je suis admiratif devant l’érudition littéraire et l’acuité intellectuelle déployée dans les études que le lecteur vient de lire. Mais il m’a semblé que, délibérément ou par déduction, lesdites analyses ont une résonance dans la vie des hommes, parce que les documents étudiés, soit reflètent plus ou moins directement des réalités matérielles et des organisations, soit contribuent à ces structures et à ces dynamiques. L’étude des pratiques et celle des conceptions de l’espace peuvent donc bien être convergentes.

Liste des figures

Nathalie Bouloux Fig. 1. Gent, Universiteitsbibliotheek, Ms 92, fo 241 : Lambert de Saint-Omer, Liber floridus, carte de l’Europe (CC BY-SA 4.0). Fig. 2. Giraud de Cambrie, Carte de l’Europe, National Library of Ireland, Dublin. MS 700, fo 48r, Courtesy of the National Library of Ireland. Fig. 3. Paris, BnF, latin 4846, fo 63r (photo BnF) : Dessin de la Grande-Bretagne, de l’Irlande et des Orcades. Fig. 4. Matthew Paris, Cambridge, The Parker Library, Corpus Christi College, 26, fo VII’v. Courtesy of the ‘The Parker Library, Corpus Christi College, Cambridge’. Fig. 5. Carte de l’Italie, vers 1400, Archivio di Stato di Firenze, Carte Nautiche Geografiche e Topografiche 10 (su concessione del Ministero della Cultura/Archivio di Stato di Firenze). Georges Tolias Fig. 1. Liste des provinces qui figurent sur les cartes de la Géographie de Ptolémée avec leurs appellations modernes, leurs coordonnées géographiques et les langues parlées dans chacune. Fo 212v-213r de la copie de la Géographie de Ptolémée appartenant au cardinal Guillaume Fillastre. Nancy, Bibliothèque municipale, ms 441. Fig. 2. Planisphère ptoléméen. Fo 8 de l’atlas nautique d’Andrea Bianco, Venise, 1436. Biblioteca Nazionale Marciana, MS. Fondo Ant. It. Z.76. Fig. 3. « Celtogalatie situs que Egalia dicitur… ». Carte moderne de la France avec les frontières de ses provinces signalées par des lignes pointillées à l’encre rouge. Fo 20r de la Géographie de Ptolémée, Venise, second quart du XVe siècle. Londres, British Library Harley MS 3686. Fig. 4. « Ispania Novela ». Carte moderne de la péninsule ibérique avec les frontières des royaumes signalées par des lignes rouges. fo 124v-125r de la Géographie de Ptolémée, Florence, atelier de Piero del Massaio (entre 1464/1465 et 1480). Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 4802.

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Marica Milanesi Fig. 1. La Muraglia retica e la valle dell’Adige. Kartendaten: © OpenStreetMapMitwirkende, SRTM | Kartendarstellung: © OpenTopoMap (CC-BY-SA). 75 Fig. 2. Italie provincie modernus situs, 1440ca. Dettaglio: l’alto corso dell’Adige, del Noce, dell’Adda e dell’Oglio. London, British Library, Cotton Roll XIII, 44.78 Fig. 3. Italia, 1449. Dettaglio: l’alto corso dell’Adige, dell’Adda e dell’Oglio. Venezia, Civico Museo Correr, MS, Dep. 19 79

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Fig. 4.

Fig. 5. Fig. 6. Fig. 7. Fig. 8.

Francesco Berlinghieri, Septe giornate della geographia di (Firenze, Niccolò Tedesco, prima del 10 settembre 1482). Novella Italia. Dettaglio: i fiumi retici e la pianura Padana orientale. MS, Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, Incun. 1.5. Cristoforo Sorte, Carta del territorio veronese e vicentino, dettaglio: il Monte Gavia, le sorgenti dell’Adige e la media Val di Sole. MS, Venezia, Civico Museo Correr, Dep. 19, Mss. Top. 44. Simone Pallavicino, Descrittione del Territorio Bresciano con li suoi confini, 1597. Dettaglio: il Monte Gavia e il passo del Tonale. MS, Venezia, Civico Museo Correr, MS, Top 45. Warmund Ygl, Tirolis Comitatus Ampliss(imi) Regionumq(ue) Finitimarum Nova Tabula, Prag, Georg Nigrinus, 1605. Dettaglio: Le sorgenti dell’Adda, dell’Adige, del Noce e dell’Oglio. Anonimo, Carta del territorio di Verona, ca 1465. Dettaglio: l’alto bacino dell’Adige. Venezia, Archivio di Stato, Misc. Mappe 1438.

Sabine Hynek Fig. 1. Johannes Schöner, Globe, 1515, Historisches Museum Frankfurt am Main, Inv.-Nr. X14610. The reproductions are used with the kind permission of the Historisches Museum Frankfurt am Main, Germany. Fig. 2. Johannes Schöner, Globe, 1520, Germanisches Nationalmuseum Nuremberg, Wl 1, CC License: BY NC ND. The reproductions are used with the kind permission of the Germanisches Nationaluseum Nuremberg, Germany. Fig. 3. Johannes Schöner, Globe from 1515 (the Arctic), Historisches Museum, Frankfurt am Main, Inv.-Nr. X14610. Fig. 4. Johannes Schöner, Globe from 1520 (Detail), Germanisches Nationalmuseum Nuremberg, Sig.: Wl 1, CC License: BY NC ND. Alfred Hiatt Fig. 1. Al- Iṣṭaḫrī, World map. Leiden, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, MS Or. 3101, pp. 4-5. Fig. 2. Al-Idrīsī, Map of the Mediterranean and north Africa (Section 3.2 in the Nuzhat al-mushtāq fī khtirāq al-āfāq). Paris, BnF MS Arabe 2221, fo 107v-108r. Fig. 3. The Cotton World Map. London, British Library, MS Cotton Tiberius B.V (I), fo 56v. Fig. 4. The Sawley world map. Cambridge, Corpus Christi College, MS 66, p. 2. Fig. 5. Map of the world with provinces in list form. Cambridge, Cambridge University Library, MS Ff.1.27, p. 25. Jean-Charles Ducène Fig. 1. Istanbul, Topkapı A 3012, p. 117 : Ḫūzistān. Fig. 2. Istanbul, Topkapı A. 3346 : Ḫūzistān. Fig. 3. Idrīsī : Ḫūzistān. Fig. 4. Istanbul, Topkapı A 3012, p. 162 : Kirmān.

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Fig. 5. Fig. 6. Fig. 7. Fig. 8. Fig. 9.

Istanbul, Topkapı A. 3346 : Kirmān. Idrīsī : Kirmān. Istanbul, Topkapı A 3012, p. 179 : Arménie. Istanbul, Topkapı A. 3346 : Arménie. Idrīsī : Arménie.

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Emmanuelle Vagnon Fig. 1. Les îles de l’Orient méditerranéen dans un atlas nautique de Pietro Vesconte, 1313. Paris, BnF, Cartes et Plans, Ge DD 687 (RES), flle 4. 146 Fig. 2. Méditerranée orientale et mer Noire dans un atlas nautique de Grazioso Benincasa, 1467. Paris, BnF-Ge DD 6269 (RES), flle 5. 147 Fig. 3. Carte régionale du Proche-Orient dans le Liber secretorum fidelium crucis de Marino Sanudo (Pietro Vesconte), 1321 Londres, British Library, MS 149 Add. 27376, fo 182v-183r. ©The British Library Board. Fig. 4. Carte de Lesbos dans le Liber insularum Archipelagi de Cristoforo Buondelmonti (vers 1466). Paris, BnF, ms. Latin 4825, fo 34. 155 Fig. 5. Chypre sur une carte marine de l’Atlas Cornaro, xve siècle. Londres, British Library, Egerton 73, fo 18r. 157 Fig. 6. Chypre, dans l’Insularum Mundi chorographia, British Library, MS Add. 157 23925 f.o 41v. ©The British Library Board. Fig. 7. Chypre dans l’Insularium Illustratum d’Henricus Martellus, vers 1490. Cliché CNRS-IRHT, © Bibliothèque du château de Chantilly, ms. 698, fo 46v. 158 Fig. 8. Chypre dans la Description des côtes, vers 1510. Paris, BnF, ms. 2794, fo 102v. 161 Robin Seignobos Fig. 1. Carte du Nil provenant du K. ṣūrat al-arḍ d’al-Ḫwārizmī. Strasbourg, Bibliothèque nationale et universitaire, ms. 4247, fo 30v-31 (daté de 1037). (Coll. et photo BNU Strasbourg). Fig. 2. Carte du Nil provenant du K. ġarāʾib al-funūn. Oxford, Bodleain Library, Arab c. 90, fo 42a (xiiie s.) (The Bodleian Library, University of Oxford). Fig. 3. Carte du Nil provenant de l’abrégé du K. ṣūrat al-arḍ d’Ibn Ḥawqal. Paris, Bibliothèque nationale de France, Arabe 2214, fo 13v (daté de 1445-1446). © BnF. Fig. 4. Carte du Nil provenant du Kawkab al-rawḍa d’al-Suyūṭī. Paris, Bibliothèque nationale de France, arabe 2268, fo 31v (daté de 1514) © BnF. Fig. 5. Carte du Nil provenant d’une copie partielle du Kawkab al-rawḍa d’alSuyūṭī.Yale, Beinecke Library, Landberg 365, f. 8 (daté de 1655). (Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University). Fig. 6. Carte du Nil provenant d’une copie partielle du Kawkab ­al-rawḍa d’alSuyūṭī.Yale, Beinecke Library, Landberg 365, f. 8 (daté de 1655). (Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University). Fig. 7. Tableau comparatif des coordonnées relatives au Nil (Robin Seignobos, 2020). Fig. 8. Carte du Nil provenant d’un ms. de miscellanées scientifiques arabo-persanes. Leiden, Universiteitsbibliotheek, Or. 193, fo 40 (Universiteits­bibliotheek, Leiden).

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Camille Serchuk Fig. 1. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 3. View of Redon. Photo: BnF. Fig. 2. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 25. View of Rennes. Photo: BnF. Fig. 3. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 24. The Vilaine between Rennes and Moulins-le-Comte. Photo: BnF. Fig. 4. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 23. The Vilaine between Moulins-le-Comte and Apigné. Photo: BnF. Fig. 5. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 19. The Vilaine between Tiercent and Pont-Réant. Photo: BnF. Fig. 6. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cartes et plans Res. Ge. EE 146, p. 16. The Vilaine between La Mote and Glanret. Photo: BnF.

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Juliette Dumasy-Rabineau Fig. 1. La figure d’Albi et de Puygouzon. Archives départementales du Tarn, 4 EDT II 5. Fig. 2. Bréviaire de Belleville enluminé par Jean Pucelle. Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 10483, vol. 1 f ° 45v. Fig. 3. Bréviaire de Belleville enluminé par Jean Pucelle. Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 10483, vol. 1 f ° 100v. Fig. 4. Bréviaire de Belleville enluminé par Jean Pucelle. Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 10483, vol. 1 f ° 214. Fig. 5. Giotto, Fuite en Égypte. Chapelle Scrovegni, église de l’Arena à Padoue. Fig. 6. Giotto, Fuite en Égypte. Basilique Saint-François d’Assise.

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Paul Fermon Fig. 1. Vue annotée de la juridiction de la cour-mage de Serres vers 1447. Archives départementales de l’Isère, B 3751, extrait de Paul Fermon, Le peintre et la carte. Origines et essor de la vue figurée entre Rhône et Alpes (xive-xve siècle), Turnhout, 2018.

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Nick Millea Fig. 1. The Gough Map. Photo: Bodleian Libraries, University of Oxford. Fig. 2. From pigments to wavelengths: two examples from the Gough Map. Photo: Courtesy Center for Imaging Science, Rochester Institute of Technology. Fig. 3. The North of England on the Gough Map – natural colours. Photo: Courtesy Center for Imaging Science, Rochester Institute of Technology. Fig. 4. The North of England on the Gough Map – after PCA. Photo: Courtesy Center for Imaging Science, Rochester Institute of Technology. Fig. 5. The Isle of Axholme, shown as a circular feature. Photo: Bodleian Libraries, University of Oxford. Fig. 6. Revelation of text, Isle of Axholme. Photo: Courtesy Center for Imaging Science, Rochester Institute of Technology.

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Fig. 7.

Different green pigments in the Humber estuary: natural colours (left) and after PCA (right). Photo: Bodleian Libraries, University of Oxford, and courtesy Center for Imaging Science, Rochester Institute of Technology. Fig. 8. Labelling of the green pigments in the sea on the Gough Map. Photo: Courtesy Center for Imaging Science, Rochester Institute of Technology. Fig. 9. The North of England on the Gough Map: natural colours (left) and the same area after SAM (right). Photo: Bodleian Libraries, University of Oxford, and courtesy Center for Imaging Science, Rochester Institute of Technology. Fig. 10. Vale of White Horse on the Gough Map: natural colours (left) and the same area after SAM (right). Photo: Bodleian Libraries, University of Oxford, and courtesy Center for Imaging Science, Rochester Institute of Technology. Fig. 11. Natural light image of eastern Africa on the Yale Martellus Map, c. 1491 = “Before” (left); Multispectral image of the same area, processed by Roger Easton and Ken Boydston = “After” (right). Images by Lazarus Project / MegaVision / RIT / EMEL, courtesy of the Beinecke Library, Yale University. Fig. 12. Vercelli Map, thirteenth century, VMappamundi_011_UVPass_adj Panorama, detail of Anthropophagi: raw image, not multispectrally processed. Photo: Lazarus Project, annotations by Asa Simon Mittman. Fig. 13. Mare Australis identifier, the Gough Map. Photo: Bodleian Libraries, University of Oxford.

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Table des matières

Introduction Nathalie Bouloux et Jean-Charles Ducène

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Genèse et caractères d’une cartographie régionale et locale The Role of Personal Knowledge in Maps from the Medieval West Paul D. A. Harvey

13

Genèse et formes d’une cartographie régionale en Occident (xiie-xve siècle) Essai de synthèse Nathalie Bouloux

17

La Géographie de Ptolémée et l’avènement de la géographie politique en Occident (vers 1420-1480) Georges Tolias

47

I fiumi retici nelle carte dell’Italia tra XV e XVI secolo Breve storia di una rete impossibile Marica Milanesi

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Exchange of Knowledge in Late Medieval and Early Modern German Cartography Reflections on Some Examples from Nuremberg Sabine Hynek

97

Définir et cartographier la région The Representation of the Province in Medieval Arabic-Islamic and LatinChristian Geographical Thought Alfred Hiatt

111

Al-Idrīsī, Ibn Ḥawqal et la cartographie régionale Jean-Charles Ducène

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ta b l e des matièr es

Cartes marines et cartes d’îles : l’invention d’un espace maritime régional (xiiie-xvie siècle) L’exemple de Chypre Emmanuelle Vagnon

141

Jacques Sigault et la carte d’Italie Patrick Gautier Dalché

165

La représentation du Nil et de ses sources dans l’œuvre d’al-Suyūṭī (1445-1505) Essai de généalogie d’une carte régionale Robin Seignobos

187

Cartographie locale, territoire et administration Viewing the Vilaine Illustration, Illumination and Innovation in France, circa 1543 Camille Serchuk

211

La figure d’Albi (après 1312) Un exemple précoce de carte de contentieux Juliette Dumasy-Rabineau

237

Découvrir le territoire par la cartographie Logiques d’échelles dans les visites d’inspections de territoires en litige au xve siècle 253 Paul Fermon

La carte à l’âge du numérique The Appliance of Science and the Gough Map of Great Britain Can Hyperspectral Techniques Reveal the Secrets of the Manuscript’s Origins? Nick Millea

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Conclusion Réalités vernaculaires et discours savants en images Bilan des réflexions sur la cartographie locale et régionale médiévale Stéphane Boissellier

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