Session philosophique et religieuse - Version mise au propre

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Session philosophique et religieuse - Version mise au propre

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Père Marie Dominique PHILIPPE, o. p. Professeur à l’Université de Fribourg

Session de réflexion philosophique et religieuse

« Vous devez toujours être prêts à vous expliquer devant tous ceux qui vous demandent de rendre compte de l’espérance qui est en vous ! » lère Lettre de S. Pierre 3, l5

NOTE : Ces pages ont été publiées sous le titre Lumière de l’intelligence et profondeurs de la foi. Sessions de réflexion philosophique et religieuse, L’Eau Vive, sept. 1976. Ed. de l’Agneau, Nice, 1976, 240 p. (texte non revu).

« L’Eau Vive »

Septembre l976 1

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TABLE DES MATIERES

lère Journée l. Le problème de l’anthropologie : les rapports de l’âme et du corps ; de l’esprit et de la nature

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Préliminaire : qu’est-ce que la philosophie ?

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Le problème de l’anthropologie l. Les rapports de l’âme et du corps A. Le point de vue historique B. Le point de vue philosophique 2. Les rapports de l’esprit et de la nature Le problème de l’esprit

ll ll l2 l6 2l

2. L’homme à l’image de Dieu L’ennoblissement de l’intelligence par la Foi

29

3. Jésus Homme-Dieu, et Marie icône de la très Sainte Trinité l. Jésus Homme-Dieu 2. Marie icône de la Très Sainte Trinité

33 34 45

Questions et Réponses • L’esprit et l’âme • Unité et complexité de l’être • Rapports de la science et de la philosophie • Le mystère de la glorification • Nature et substance • Distinction entre la substance individuelle et la personne

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2ème Journée l. Le jugement est-il l’acte parfait de l’intelligence ? Survol historique l. La vie de l’intelligence A. Le domaine de la représentation B. Le domaine de la signification a) D’un point de vue philosophique b) D’un point de vue psychologique 2. Analyse philosophique Le jugement, acte parfait de l’intelligence 3

69 69 7l 7l 75 75 77 79

2. Le jugement de la Foi : opinion ou certitude ?

89

3 Abraham, père des croyants Marie et la Foi parfaite l. Abraham 2. Marie

l04 l04 ll2

Questions et réponses L’intentionnalité

ll9

3ème Journée l. Le devenir de la vie de l’intelligence : Le raisonnement

l26

2. Croissance de la Foi

l42

Questions et réponses L’esprit substantiel La dialectique : Platon, Aristote, Hegel, Marx La création de la matière Les quatre causes du mouvement Le péché de l’ange Le péché de l’homme

l52 l53 l58 l64 l68 l76

4ème Journée l. Conscience et Vérité l. Conscience 2. Vérité

l82 l84 l96

2. Purification de la Foi en Marie Le mystère de la Croix et le mystère de la Corédemption de Marie

205

Questions et réponses Perspective philosophique, perspective de Foi, perspective théologique « Personnalité » du Christ ? Substance et subsistance Le subconscient L’inconscience de l’amour L’objectivité du monde existant L’objectivité de la sensation Les conséquences du péché originel

2l9 22l 224 227 229 230 23l 235

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Il est loin le temps où chacun pouvait se laisser porter par la Foi collective d’une chrétienté vivante. Dans une vision d’avenir délibérément optimiste, pourquoi ne pas renverser les choses et faire que demain l’immense foule des hommes déçue par tant d’idéologies aux fruits amers, écrasée par les tyrannies, viendra frapper à nouveau à la porte des vrais croyants pour leur demander si leur Espérance tient toujours ? Mais alors ceux qui cherchent la lumière trouveront-ils des témoins authentiques et éclairés ? Conscients de l’urgence d’un approfondissement intellectuel de la Foi, nous avons proposé à nos amis, jeunes gens, jeunes filles et jeunes ménages soucieux de sanctifier ce merveilleux don qu’est l’intelligence, et déjà entraînés à une sérieuse réflexion philosophique ou susceptibles par leur maturité intellectuelle de s’y intéresser, une dizaine de jours de recherche et de prière avec un des Maîtres actuels de la philosophie et de la vie spirituelle.

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lère Session

LUMIERE DE L’INTELLIGENCE ET PROFONDEUR DE LA FOI

Au milieu des permanentes contestations universitaires, et devant le non moins permanent désarroi pédagogique, pourquoi ne pas reconnaître que « c’est un véritable crime spirituel » quand on prive la jeunesse contemporaine de toute raison de vivre ? Face à ce mal de caractère essentiellement métaphysique, il est urgent de redonner le sens des fins à ceux qu’une adoration psychologique du « sujet » a écartés presque totalement de la contemplation de « l’objet ». Si la fin de l’éducation est de guider l’enfant vers son accomplissement humain, comment peut-on échapper à la question fondamentale : Qu’est-ce que l’homme ? S’agira-t-il alors seulement pour éduquer d’adapter l’homme au milieu ambiant, ou bien plutôt essentiellement, et donc avant tout, de « faire un homme vrai » ? La Foi peut-elle éclairer l’homme en lui révélant la « Route vivante et vraie » ?

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PREMIERE JOURNEE

lère Conférence * Le Problème de l’Anthropologie : les rapports de l’âme et du corps, de l’esprit et de la nature. * Le Problème de l’Esprit : qu’est-ce que l’intelligence ? Préliminaire : QU’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE ? Avant d’entrer dans le sujet de cette session, je commencerai par vous rappeler rapidement ce que c’est que la philosophie. En effet, nous avons toujours le matin un sujet traité d’une manière philosophique; l’après-midi, le même sujet traité d’une manière théologique ; et le soir, d’une manière plus spirituelle, c’est-à-dire en essayant de voir comment cela doit se transformer en vie en nous. Car la philosophie et la théologie ne sont pas « la vie » ; elles sont une réflexion sur notre vie. La vie humaine n’est pas la philosophie, mais la philosophie doit aider à avoir une vie humaine. Toute vraie philosophie doit permettre à l’homme d’être plus homme; sinon, ce n’est pas une vraie philosophie, cela dégringole dans les idéologies. Dans le monde d’aujourd’hui, on est rempli d’idéologies, et les idéologies ont ceci de terrible qu’au lieu de permettre vraiment à l’homme de découvrir ce qu’il est, elles le mettent à leur service. Or, si on fait de la philosophie, c’est pour découvrir les grandes dimensions de l’homme. Saint Thomas n’hésitait pas à dire que si on fait de la philosophie, c’est pour découvrir le bonheur de l’homme, tandis que les idéologies, au contraire, mettent l’homme au service des idéologies, qui ont comme une espèce d’absolu, au niveau même de ce que représentent les idées. La plupart du temps, on croit que la philosophie est uniquement cette réflexion idéologique, alors que la vraie philosophie doit toujours être ordonnée et finalisée par l’homme. Il est très important de bien voir la différence entre les deux perspectives, de bien saisir la perspective dans laquelle nous nous mettons, d’être conscients de la recherche à laquelle nous nous livrons, de savoir à quel niveau de réflexion nous nous trouvons et ce que représente exactement cette réflexion, parallèlement à d’autres réflexions. Sinon, ce n’est pas une recherche philosophique. Celle-ci est ordonnée à l’homme, cherche le bonheur de l’homme et toutes les dimensions de l’homme. Le philosophe s’intéresse à l’homme, et tout ce qui est de l’homme intéresse le philosophe; sinon, il ne serait pas philosophe. Il n’a pas le droit d’avoir d’à priori. C’est là une grosse difficulté, parce que nous avons tous des à priori. Mais la philosophie doit progressivement diminuer, puis supprimer nos à priori, pour nous permettre d’être de plus en plus attentifs à ce que représente l’expérience humaine.

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Lorsque je dis qu’on n’a pas d’à priori parce qu’on part de l’expérience, certains me répliqueront évidemment : « L’expérience, c’est un à priori ». Pour moi, l’expérience n’est pas un à priori, parce que c’est quelque chose que nous pouvons constater – que nous pouvons rejeter, certes, mais que nous pouvons constater. Pour toute expérience humaine, dans la mesure même où c’est une expérience humaine, on peut toujours dire à quelqu’un : « Voyez, et essayer de comprendre ! ». Prenons quelques grandes expériences humaines. Le travail, c’est une expérience humaine. Si quelqu’un n’a jamais travaillé, il y a une dimension humaine qui lui manque. Au contraire, quelqu’un qui a travaillé peut comprendre que le travail est multiple : il y a le travail manuel, le travail de la cuisine, le travail intellectuel ... Il y a toutes sortes de travail. Le travail prend des modalités très différentes, mais il y a une expérience humaine du travail. Par là, il y a un grand accès à la recherche philosophique : qu’est-ce que c’est que le travail ? Je ne pars pas de la praxis, qui est une idéologie : si je partais de la praxis marxiste, celle-ci serait tout de suite saisie dans une idéologie ; à ce moment-là, je ne partirais pas d’une expérience concrète. Par là vous pouvez saisir comment nous nous mettons dans cette perspective d’une philosophie réaliste qui cherche toutes les dimensions de l’homme : nous partons de l’expérience. L’Amitié, autre expérience de l’homme. Si vous n’avez aucune expérience de l’amitié, vous vous ferez une idéologie de l’amitié. Mais si vous avez l’expérience de l’amitié, de sa diversité, de ses modalités, vous pourrez réfléchir sur cette dimension de l’amitié. Et vous verrez alors que, de fait, l’homme a deux grandes orientations : le travail et l’amitié. Le travail, dialogue de l’homme avec l’univers, nous met dans le temps ; nous pouvons tous dire : « J’ai travaillé trois heures » ou bien : « Travaillez tant d’heures en transportant des pierres ». Le travail est quelque chose de mesuré. Au contraire, l’amour d’amitié ne se mesure pas. Vous n’allez pas dire : « J’ai aimé trois heures ». Quand on aime, on aime ! L’amour d’amitié n’est pas dans le temps. Voilà deux grandes orientations très profondes, le travail et l’amitié, qui nous font comprendre tout de suite l’équilibre humain. Au fond, l’équilibre humain, notre équilibre, est l’équilibre du travail et l’équilibre de nos relations avec les autres, le dialogue, comme on dit aujourd’hui. Ainsi pourrait-on dire que le travail, c’est la transformation que je fais subir à l’univers, alors que l’amitié, c’est ma relation avec les autres. Je prends un exemple très simple pour vous faire comprendre que nous faisons tous de la philosophie si nous réfléchissons. Certes, nous n’allons pas toujours très loin, parce que notre réflexion s’arrête assez vite ; mais, dès que nous réfléchissons sur nos expériences, nous faisons de la philosophie. J’ai déjà donné cet exemple à quelques uns d’ici parce qu’il est particulièrement typique.

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Il y a quelques années, je prêchais à un carmel. Un prêtre ouvrier venait régulièrement manger à ce carmel, et l’on m’avait demandé si cela ne me dérangerait pas de prendre mes repas avec lui. J’étais évidemment en dominicain; lui, il était en prêtre ouvrier, c’est-à-dire sans tenue particulière, ou plutôt volontairement avec une tenue particulière ... « Qu’est-ce que vous faites ? » fut le point de départ de notre conversation. « J’enseigne la philosophie à Fribourg. » - « Quelle philosophie ? » me dit-il. « Comment : quelle philosophie ? Vous croyez donc qu’il y a plusieurs philosophies ? » A partir de ce moment-là, ce n’était plus lui qui m’interrogeait, c’était moi qui l’interrogeais : je reprenais le dessus ! « Moi, mais je ne sais pas ! » - « Comment voulez-vous qu’il puisse y avoir plusieurs philosophies ? Qu’est-ce que c’est que la philosophie ? » Je commençais à le taquiner un peu … Au bout d’un certain temps, je lui ai dit : « La philosophie, c’est la réflexion sur nos expériences. Pourquoi êtes-vous prêtre ouvrier ? Avez vous réfléchi à la raison pour laquelle vous êtes prêtre ouvrier ? Eh bien, vous êtes prêtre ouvrier parce que vous voulez connaître l’ouvrier. Et moi, je veux connaître l’homme. Donc, nous nous retrouvons : l’ouvrier, c’est un homme ; c’est un homme qui travaille, qui travaille dur dans des circonstances particulières. Alors, nous recherchons la même chose, mais je recherche peut-être un peu plus profond que vous. Vous, vous restez au niveau de tel conditionnement, vous opposez un peu l’ouvrier et le patron, et vous essayer de comprendre l’ouvrier. Et vous vous êtes rendu compte que, pour comprendre l’ouvrier, il fallait avoir l’expérience de l’ouvrier. Sinon, vous ne comprendriez pas du tout. Donc, au fond, vous faites de la philosophie. » Nous avons bavardé comme cela pendant un certain temps, et il m’a dit : « Mais, c’est bien intéressant, la philosophie ! » - « Bien sûr que c’est intéressant ! Heureusement ! Autrement, je ne l’enseignerais pas : cela n’aurait aucun intérêt. » Après cela, je lui ai dit : « Mais comprenez bien: ce que j’enseigne, c’est la philosophie de Saint Thomas, c’est-à-dire la philosophie de l’expérience. » Saint Thomas ne cesse de le dire : quand on n’a pas d’expérience, on s’appuie sur l’autorité d’un autre. Quand vous n’avez pas l’expérience, vous dites : « Un tel a dit cela ... Hegel a dit cela ... Marx a dit cela ... » Si vous avez l’expérience, vous envoyer promener les béquilles parce que, au niveau philosophique, l’autorité d’un autre, c’est les béquilles. A la différence de la Foi : dans la Foi, on s’appuie sur l’autorité de Dieu. La grandeur de la philosophie, c’est de nous rendre autonomes. Ce qui est très nécessaire dans le monde d’aujourd’hui pour ne pas être le mouton de Panurge, le petit toutou qui court derrière, pour ne pas être influencé par n’importe quelle espèce de propagande, pour essayer de comprendre un petit peu les choses. Comprendre, essayer d’avoir un jugement propre sur les choses, n’est pas tellement facile. Mais tant que nous n’avons pas nous-mêmes analysé, réfléchi à partir de nos expériences, nous sommes dépendants des propagandes. Certes, il y a bien des sujets où nous sommes obligés d’être dépendants parce qu’il n’est pas possible de s’informer sur tout, d’avoir l’expérience de tout. Mais il y a une chose pour laquelle nous ne voulons pas être dépendants : c’est pour savoir ce que c’est que l’homme. Là, c’est trop grave.

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Il m’est difficile de savoir quelle est la politique pratiquée en Chine parce que je n’y ai pas été. Quand je vois quelqu’un qui revient de là-bas, j’essaie de compléter mon expérience par son expérience, mais ce n’est pas la même chose parce que l’expérience des autres n’est pas mon expérience et qu’il y a alors, nécessairement, une transposition. La philosophie ne consiste pas à s’appuyer sur l’opinion des autres. Et pourtant bien des philosophes appuient leur philosophie sur l’opinion des autres parce que, l’information devenant tellement nombreuse, on n’a plus le courage d’avoir sa propre expérience; on succombe sous l’avalanche des opinions qui quelquefois vous étouffent, en tant que philosophe. Le lot de la philosophie contemporaine, c’est d’avoir tellement d’informations, tellement de fichiers très bien faits, qu’on cite tout, s’appuyant sur l’opinion des autres. Mais, s’appuyer sur l’opinion des autres, ce n’est pas la philosophie. La philosophie consiste à jeter les béquilles pour essayer de marcher tout seul. Le philosophe, c’est l’homme qui a réfléchi suffisamment sur un problème et qui dit : « Là, j’ai découvert quelque chose et je peux vous l’assurer. » Vous ne comprenez peut-être pas tout de suite; vous mettrez du temps avant de comprendre, mais un jour vous comprendrez si vous continuez a réfléchir. Le philosophe vous indique la piste ; il ne peut pas faire plus. Il peut vous donner l’intelligible, mais pas l’intelligence. Je ne peux pas vous infuser l’intelligence philosophique des points de départ, mais je peux vous indiquer de petites pistes : c’est ce que je fais maintenant. Réfléchissez sur vos expériences: dès que vous réfléchissez sur elles, progressivement vous avez le sens de ce qu’est l’homme. Quand votre expérience n’est pas assez forte, vous vous appuyer sur l’opinion de quelqu’un. C’est pourquoi il est toujours important, au point de vue philosophique, de pouvoir dialoguer avec des hommes compétents en telle ou telle matière : on ne peut pas tout connaître. Un philosophe qui voudrait connaître tout le domaine scientifique, tout le domaine artistique, ou d’autres domaines, ne pourrait y arriver. C’est absolument impossible. Il aurait peut-être une très belle bibliothèque, il aurait les casiers, mais il ne pourrait pas réfléchir sur tout. Mais, par les amitiés, il a des antennes qui lui permettent de voir plus loin, de prospecter dans tel ou tel domaine, et ensuite il réfléchit par rapport à son domaine propre. La différence entre le domaine des sciences et le domaine de la philosophie, c’est que le philosophe ramène toujours tout à la dimension de l’homme. Il ne peut pas s’arrêter avant. Prenons par exemple l’art : vous pouvez étudier l’art d’un point de vue historique; vous pouvez l’étudier d’un autre point de vue, en regardant l’œuvre, en détaillant les différents éléments; et vous pouvez essayer de voir ce que c’est que l’homme artiste. L’homme artiste est un type très particulier, qui a un caractère spécial ; ce n’est pas n’importe qui. Ce qui intéresse le philosophe, c’est de voir chez l’artiste un type d’homme particulier. L’ami est aussi un type d’homme particulier, et c’est cela qui intéresse le philosophe. Vous voyez donc que la finalité de la philosophie, c’est de découvrir l’homme dans ses diverses dimensions. C’est pourquoi, puisqu’on ne peut pas tout atteindre chaque année, cette fois-ci nous avons choisi de nous arrêter sur trois aspects très importants :

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l. D’abord, le problème de l’anthropologie. C’est un très vaste problème que je vais simplement situer. Je traiterai quelques problèmes qui me semblent particulièrement importants, le problème de la connaissance, le problème de l’esprit, qui ne constituent pas toute l’anthropologie : dans l’anthropologie, il y a l’amour, il y a l’efficacité, il y a tout puisque l’anthropologie, c’est l’étude de l’homme. C’est pourquoi l’on peut dire qu’elle est au cœurde toute la philosophie. 2. Dans la session suivante, nous regarderons l’aspect ultime, la contemplation, la « theoria ». La « theoria » est très à l’ordre du jour: dans tous les congrès aujourd’hui, on parle de la « theoria » et de la « praxis ». Nous avons pris la « theoria », en laissant tomber la « praxis », pas du tout parce que nous méprisons la « praxis », mais parce que la « theoria » vaut la peine d’être regardée pour elle-même, et pas uniquement en parallélisme avec la « praxis ». 3. Le dernier problème traité sera le problème politique. Là, ce sera un peu particulier, puisque c’est la première année où l’on essayera de creuser un peu ce problème. Je vais maintenant aborder le thème de la journée, en prenant d’abord le point de vue philosophique.

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LE PROBLEME DE L’ANTHROPOLOGIE Quand on parle du problème de l’anthropologie, cela veut dire que l’on essaie de comprendre ce qu’est l’homme, dans toutes ses dimensions. Le problème fondamental au point de vue de l’homme, c’est celui des rapports de l’âme et du corps.

1. LES RAPPORTS DE L’ÂME ET DU CORPS Nous allons d’abord situer ce problème historiquement. Ensuite, nous essayerons de le comprendre philosophiquement. Je crois qu’il est toujours important de situer ce genre de problèmes philosophiquement. Ce sont des problèmes très débattus aujourd’hui; rejetés du reste, non seulement par toute une série de philosophes, mais aussi par beaucoup de théologiens jeunes. Dans la catéchèse moderne, on dit qu’il ne faut surtout plus parler d’âme et de corps : ce sont de vieilles divisions qui ne signifient rien du tout ! Nous allons essayer de comprendre ce que cela veut dire, car, si l’on regarde l’homme, on voit qu’il y a en lui une division très fondamentale : la distinction de l’âme et du corps. J’espère que vous vous êtes demandé, au moins une fois dans votre vie, si votre âme existait. Si vous n’y avez jamais réfléchi, c’est l’occasion d’y réfléchir un instant. Qu’est-ce que l’âme ?... Le corps, lui, il est bien présent : vous le regardez dans la glace ! Tandis que l’âme, vous ne l’avez jamais regardée dans la glace. L’âme est cachée; le corps est visible. Il y a donc ces deux grandes divisions : le visible et l’invisible. A la fin de sa vie, Merleau-Ponty écrivait : « Le visible et l’invisible » ... C’est très curieux : il y a des gens qui ne voient que les apparences, que le visible ; alors, ils ne voient que le corps. Il y a des philosophes qui considèrent que seul existe le visible ; mais qu’est-ce qui vous dit que n’existe que le visible ? Dire : tout ce qui est invisible n’existe pas, en voilà un à priori ! Mais d’abord, voyons le point de vue historique, avant d’en venir au point de vue philosophique, toujours plus intéressant.

A. Le point de vue historique. Il est très important au point de vue historique de se poser la question de la distinction de l’âme et du corps. Très souvent aujourd’hui, parmi certains théologiens, on dit que la distinction de l’âme et du corps est une distinction grecque : c’est âne erreur. La distinction de l’âme et du corps est bien plus ancienne que la Grèce : elle vient de l’Inde. Or, aujourd’hui, quand il s’agit de l’Inde, tout le monde s’incline. La Grèce, au contraire, on la rejette, Il est donc très important de montrer que la distinction de l’âme et du corps est une distinction très ancienne, une distinction de tradition religieuse.

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Lorsqu’on se trouve devant certaines expressions, certaines distinctions, il faut voir d’où elles viennent. Les grandes traditions religieuses ont toujours distingué un élément spirituel, invisible, le souffle – l’âme, c’est le souffle – , et un élément visible, le corps. Cette distinction provient de traditions religieuses parce que la mort a toujours été le grand problème. Il y a toute une liturgie autour de la mort, avec les funérailles, le culte des ancêtres ... La destinée de l’homme a toujours posé une grande question : qu’est-ce qu’il y a après la mort ? Y a-t-il rien ? ou y a-t-il quelque chose ? Le corps se corrompt ; mais y a-t-il un autre élément qui demeure ? Selon les traditions religieuses, un élément demeurait : l’âme, c’est-à-dire le souffle, un souffle spirituel. Si l’on voulait traiter tout le problème de l’âme et du corps, il serait intéressant de regarder d’abord la diversité des traditions religieuses : dans toutes, vous trouveriez toujours cette distinction, à cause du problème de la mort, qui a posé de très grosses questions, parce que personne n’a l’expérience de la mort. Et là, on voit que l’Ecriture n’est pas un livre philosophique : si elle était un livre philosophique, on aurait interrogé Lazare pour savoir ce qu’il avait expérimenté. L’Ecriture n’en dit rien, parce qu’elle n’est pas un livre philosophique. Quatre jours dans le sépulcre, et déjà « il sentait mauvais » dit sa sœur ! Quatre jours ! Et son âme ? Etait-elle restée dans son corps ? Qu’est-ce gui est arrivé ? On raconte ce fait : Ce fait de la résurrection de Lazare. On peut très bien dire que c’est un mythe ... Mais cela n’en a vraiment pas l’air ! Si l’on prend le texte tel qu’il est, on a bien l’impression que Marthe et Marie ont senti très profondément une absence. Quand on est en présence de la mort de quelqu’un qu’on aime, on ressent une absence. Tant qu’il vit, il y a une présence; même s’il souffre, même s’il ne peut rien dire. Lorsqu’il est mort, alors qu’extérieurement rien n’est changé – au moins au point de départ – , on dit : « Il est absent; il n’est plus présent. » Du point de vue religieux, on comprend donc que cela pose un problème. D’où la distinction de l’âme et du corps, en Inde, d’un point de vue religieux. Cette distinction a été assumée en Grèce par Platon, et l’on voit par là le contact de Platon avec l’Inde. Le très grand philosophe qu’est Platon introduit dans la philosophie grecque cette distinction religieuse de l’âme et du corps, et il va essayer de la justifier. Platon est un être profondément religieux, comme Socrate, dont il a été le disciple. Socrate est allé très loin dans le point de vue religieux, puisqu’il est arrivé à dépasser, à dominer, à assumer ce gué représentait la mort : c’est en face de la mort qu’on saisit le degré et l’intensité d’une âme religieuse, parce que ce qui nous permet de la dépasser, c’est d’avoir vraiment un sens de quelque chose au-delà de la mort. Platon introduit donc en philosophie la distinction de l’âme et du corps. Pour lui, le corps est « le tombeau de l’âme » ; c’est son expression même. Le corps, c’est l’élément visible, extérieur ; c’est l’écorce qui n’a aucun intérêt parce que c’est un poids qui nous alourdit. L’âme est ailée; elle doit voler.

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Ainsi, Platon considère qu’il y a dans l’homme une dualité, et il explique cette dualité par la faute. Normalement, l’âme vit séparément; et elle a vécu séparément avant d’être unie au corps. Notre âme a eu une vie antérieure, d’après Platon. Avant cette vie-ci, nous avions une vie spirituelle, une vie contemplative; notre âme avait un contact direct avec Dieu. Notre âme était contemplative, mais elle n’a pas été entièrement fidèle, et c’est pourquoi elle a été liée au corps. La conséquence de la faute, c’est l’âme liée au corps. Et, parce que l’âme est liée au corps, elle n’a plus la même agilité, elle a perdu sa contemplation : c’est le mythe de la caverne ; l’âme a perdu sa contemplation et voit les choses de l’extérieur, parce que par sa sensibilité notre corps nous fait regarder les choses de l’extérieur, alors que l’âme, elle, a le désir de regarder toujours les choses de l’ntérieur. Voilà la position de Platon. Aristote vient juste après Platon, et il dit : non, l’âme n’a pas eu de vie antérieure ; l’âme et le corps, ce n’est pas la dualité, c’est l’unité. Pour Aristote, il faut partir de l’expérience. Je n’ai aucune expérience de l’âme séparée ; c’est donc un à priori de dire que l’âme a vécu séparée : je n’en ai pas l’expérience (Quand on commence à avoir l’expérience de son âme séparée, cela devient dangereux parce qu’on rejette le corps). La seule expérience que j’ai, c’est que, grâce à mes sens externes, je suis en contact avec les autres. Et, grâce à ce contact avec les autres par mes sens externes, progressivement je m’éveille à une vie intérieure. Les sens ne s’opposent donc pas à la vie intérieure, mais ils permettent d’y conduire. Il n’y a donc plus d’opposition entre le sensible et l’intelligible ; il y a simplement des degrés de pénétration plus ou moins grande. Le sensible me conduit à l’intelligible : nous reverrons ce problème-là. Il est important de voir que chez Aristote il y a l’unité du vivant, l’unité de l’homme. Il accepte tout à fait la distinction de l’âme et du corps, mais comme une distinction fruit d’une analyse philosophique ; non comme une séparation. J’y insiste, car il faut bien comprendre la différence entre la distinction au niveau des principes et la séparation de deux réalités. Quand deux réalités sont distinctes, on peut les coller, les unir, et cela reste deux réalités distinctes : je mets ma main à côté de mon autre main, ce sont deux réalités distinctes, au contraire, lorsqu’il y a une seule réalité, on peut l’analyser et en voir les différents aspects : on distingue les principes, et la distinction des principes permet de comprendre l’unité de la réalité. C’est à partir de l’unité de la réalité que je distingue, alors que je pars de la séparation pour aller vers l’union. Les deux mouvements sont inverses. Pour Platon, il y avait deux réalités qui étaient collées ; l’âme est liée au corps parce qu’elle n’a pas été fidèle à la contemplation; c’est pour la punir de son manque de fidélité à la contemplation qu’elle est liée au corps. Pour Aristote, le point de départ est l’expérience : nous n’avons pas l’expérience de l’âme séparée ; il y a une unité en moi, dont j’essaye de voir la distinction quand j’analyse. Vous voyez donc comment cette distinction de l’âme et du corps, d’abord de tradition religieuse, a pénétré dans la philosophie.

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Immédiatement après Aristote – les meilleurs historiens de la philosophie grecque le notent – , les stoïciens rejettent la distinction de l’âme et du corps. Par conséquent, lorsque les théologiens disent que cette distinction est une distinction grecque, ils se trompent complètement. Ils ne sont pas suffisamment avertis, ne voyant qu’Aristote et Platon, et sans comprendre que la source de cette distinction est une source religieuse – qui, évidemment, a passé par la philosophie. Pour les stoïciens, il y a uniquement le corps. Il y a bien le souffle, oui, mais il est lié au corps : c’est tout simplement un corps plus spirituel. La distinction a été reprise par les théologiens, et ensuite par Descartes, mais on la rejette dans la philosophie contemporaine : dans toute la perspective de la phénoménologie contemporaine, il n’y a pas distinction de l’âme et du corps, puisqu’il y a la conscience. Or vous n’avez pas conscience de votre âme séparée. Restant uniquement à ce niveau-là, vous ne pouvez plus parler de la distinction de l’âme et du corps, puisqu’il n’y a plus d’analyse philosophique.

B. Le point de vue philosophique Ici, il ne s’agit pas de dire : « Aristote a dit la vérité, prenons Aristote ; faisons comme St. Thomas qui a pris Aristote. » Non. Essayons d’être un peu philosophes ; essayons de découvrir, à partir de l’expérience que nous avons, ce que c’est que cette distinction de l’âme et du corps. Cela demande de la réflexion : l’analyse philosophique implique une réflexion, ce qu’on appelle une démarche inductive. Celle-ci consiste, en face d’une réalité, à distinguer. C’est l’intelligence qui, en face de telle expérience, et en interrogeant, arrive à distinguer. C’est par sa capacité d’induction que l’on voit si quelqu’un est intelligent. On dirait volontiers, sans tenir compte de la rectitude des termes, qu’il a de l’intuition, mais ce n’est pas cela, l’intuition. Dans l’induction, il y a une démarche de pénétration. Quand vous dites de quelqu’un, de façon courante, qu’il a des intuitions merveilleuses, cela veut dire qu’il ne se contente pas de rester à l’extérieur, de décrire, sans pénétrer jamais à l’intérieur. Il s’agit plus exactement d’induction : par l’induction, on analyse ; on analyse pour pénétrer. Voyons notre expérience. Nous sommes un être vivant, d’une complexité invraisemblable. Il n’y a pas à réfléchir beaucoup là-dessus pour le comprendre. Regardez toutes les activités de votre journée : vos distractions, ce sont des activités ; votre attention aussi ; respirer, manger, dormir, être éveillé, ce sont des activités ; réfléchir, penser, aimer, avoir une action passionnelle aussi. Devant le gros chien qui aboie, on réagit : c’est une réaction passionnelle ; on répond parce que la passion excite la passion : un chien particulièrement passionné éveille la passion. Et à ce moment-là, on peut réfléchir sur ce que c’est que la passion.

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Toutes ces activités multiples, c’est toujours « mon » activité. C’est très curieux, si vous y réfléchissez ! Vous voyez toujours cette unité. Il y a une expérience de tous les matins : le matin, quand vous vous réveillez, vous ne vous posez pas tellement la question de savoir si c’est vous, le même personne qui la veille vous êtes endormi, qui vous réveillez. Les philosophes anciens étaient très émerveillés devant cette conscience de notre unité. Il y a donc là une expérience que nous pouvons tous faire de la complexité de notre vie et de son unité. La profondeur de l’unité va plus ou moins loin. Jusqu’à quel point votre vie est-elle unifiée ? ... Parfois, cela fait une très grande souffrance de ne pas avoir une vie unifiée. La souffrance est encore plus grande si le moi psychologique n’est pas unifié : il est divisé, il est partage, avec un bout dans un sens, un autre bout dans un autre sens ... On sent cela quelquefois, à certains moments. À d’autres moments, au contraire, on sent une très profonde unité intérieure au milieu de la diversité. Cette expérience du vivant dans sa complexité et son unité est une expérience très importante. Elle fait que le philosophe se pose la question : pourquoi cette multiplicité et cette unité ? Si l’on n’interroge pas, on reste uniquement dans l’expérience. Pour avancer, il faut interroger. Si je ne me pose pas une question, mon intelligence continuera de dormir ; elle sera somnambule. Les intelligences somnambules sont celles qui n’interrogent jamais. Tant que le somnambule ne heurte pas quelque chose, il continue à être somnambule. De la même façon, l’intelligence est somnambule tant qu’elle ne heurte pas quelque chose. Au moment où elle heurte quelque chose, elle interroge : qu’est-ce que c’est ? pourquoi ? pourquoi cette diversité et cette unité ? Alors, progressivement, on découvre qu’il y a nécessairement un principe radical d’unité. Et ce principe radical d’unité, au niveau de la vie, c’est ce qu’on appelle l’âme. Le philosophe découvre un principe, et il lui donne un nom : âme. Il n’a pas inventé ce mot, qui a été inventé par les traditions religieuses. Mais il est heureux de découvrir ce principe, qui est source d’unité chez le vivant, et qu’on appelle l’âme. L’âme est principe d’intériorité, parce que c’est un principe d’unité, alors que l’extériorité, la diversité, c’est le corps. Dès que je parle de l’âme, tout de suite je dis : le corps. Mais je n’ai pas à le découvrir. Ce qui est difficile à découvrir, c’est le principe d’unité. Tandis qu’il n’y a pas de principe de multiplicité à découvrir : la diversité est visible. Au niveau quantitatif, il n’y a que du visible. Et mon corps est au niveau biologique, au niveau quantitatif ; il a de multiples parties. L’âme au contraire, principe d’unité, est un principe qui va au-delà de la quantité, qui saisit, quelque chose de très intérieur. Le philosophe peut ainsi découvrir que l’âme est le principe d’unité de vie, en se posant la question du pourquoi : qu’est-ce que ce vivant dans son unité ? il faut qu’il y ait quelque chose en moi qui permette que cette diversité se ramène toujours à moi. Car le vivant est très tourné sur lui-même. Il a un égoïsme vital extraordinaire ; .il prend tout ce qu’il peut assimiler et il le garde en lui. C’est inouï ce que le vivant peut ramener tout à lui-même ! Et plus il est vivant, plus il le fait. Quand il n’est plus très vivant, quand il est fatigué, il laisse aller, il est incapable de ramener à lui-même. Mais dès qu’il vit plus 18

profondément, il ramené tout intérieurement. On pourrait dire que l’âme est le principe d’intériorité vitale. Elle est le principe d’unité vitale. Les deux choses vont ensemble, parce que notre unité est intérieure. Ayant découvert cela, on peut encore dire : J’ai d’autres connaissances de l’âme ; quand je réfléchis, quand j’aime quoiqu’un, j’ai l’expérience profonde qu’il y a en moi quelque chose d’intérieur. Nous avons une expérience d’intériorité comme nous avons une expérience d’extériorité. L’expérience d’extériorité est facile à comprendre : quand vous êtes en auto et que vous filez très vite, vous avez l’expérience de l’extériorité. Vous voyez les choses extérieures à vous ; elles passent ; elles passent très vite ; et plus la vitesse est grande, plus vous faites cette expérience. Car plus la vitesse est grande, plus l’extériorité est visible. C’est très curieux, du reste : l’expérience de l’extériorité se fait toujours dans le mouvement ; et la vitesse nous donne un sens beaucoup plus aigu du mouvement. La vitesse est une qualité du mouvement – au point de vue philosophique – , et à l’intérieur du mouvement, je sens l’extériorité ; plus la vitesse est forte, plus je sens l’extériorité. L’intériorité, c’est l’expérience du repos intérieur. Quand vous voulez réfléchir profondément, vous vous arrêtez et vous creusez. Et cela se creuse en vous profondément. Et vous découvrez en vous une source, quelque chose de tout à fait mystérieux. Cette découverte de l’intériorité, c’est la découverte affective de l’âme. C’est comme une présence : l’âme est présente à mon corps ; elle est présente à tout ce qui est extérieur à moi. Une présence intérieure se fait de plus en plus en moi, d’une façon toujours plus grande, au-delà de l’extériorité. Voilà donc deux aspects par lesquels on peut découvrir l’âme : principe d’unité de vie, principe d’intériorité. Ce second aspect nous en donne une connaissance affective, plus poétique ; ce n’est pas entièrement philosophique. Il est très important de découvrir notre âme, de découvrir qu’il y a en nous quelque chose qui ne peut pas se ramener au corps. Car si je ne le découvre pas, je n’arriverai pas à m’aimer – et il faut s’aimer. Dans un monde qui devient de plus en plus un monde d’extériorité, on voit de plus en plus des êtres qui ne s’aiment plus, parce qu’ils n’ont pas cette expérience d’intériorité. Dès qu’on fait l’expérience d’intériorité, on peut aimer son âme. Et il faut aimer son âme ; il faut aimer cette intériorité merveilleuse qui fait que je suis capable d’accueillir les êtres qui sont extérieurs à moi, de les prendre et de les aimer. L’expérience de l’amour est une expérience d’intériorité ; c’est l’expérience de l’âme au niveau affectif. Vous voyez comment philosophiquement nous pouvons poser le problème de l’âme et du corps. Poussons un peu, car il y a d’autres aspects que je voudrais aussi souligner

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2. LES RAPPORTS DE L’ESPRIT ET DE LA NATURE. LE PROBLEME DE L’ESPRIT Nous touchons là à un autre problème très actuel, qui est dans le prolongement du précédent : le problème de l’esprit et de la nature. L’esprit est lié à l’âme : notre âme est une âme spirituelle. Nous mettons beaucoup plus de temps à découvrir notre âme végétative que notre âme spirituelle ; et nous aimons moins notre âme végétative – sauf ceux qui sont gourmands, qui aiment bien manger ! Nous découvrons donc en premier lieu notre âme spirituelle. Elle est un principe de vie, mais un principe de vie qui émerge de la matière. Et là, c’est l’expérience de l’esprit. Ainsi, il y a l’expérience de l’intériorité. Et il y a l’expérience de l’esprit. Ce n’est pas la même chose. De fait, l’expérience de l’intériorité pourra me conduire à l’expérience de l’esprit, mais l’une et l’autre ne sont pas la même chose. L’expérience de l’intériorité, c’est celle de l’unité qui est en moi, c’est le point de vue de l’amour ; tandis que l’expérience de l’esprit, c’est de saisir qu’il y a en moi quelque chose qui émerge du monde sensible et du monde matériel. Je suis capable d’avoir un regard universel : c’est une chose extraordinaire ! Un chien n’a pas un regard universel : parlez-lui de l’universel, vous verrez comment il va répondre ! mettez devant lui un bifteck, il comprendra tout de suite ! Remarquez qu’il y a des gens qui sont comme cela : ils ne marchent que s’il y a un bifteck, et l’universel ne leur dit rien du tout ... C’est le philosophe qui progressivement va faire comprendre ce que c’est que l’universel : saisir qu’il y a en nous quelque chose qui dépasse la multitude, qui dépasse les choses qui s’ajoutent de l’extérieur, qui dépasse les choses partielles, et qui est capable de saisir ce qu’on dit d’universel. L’esprit dans ce qu’il a de tout à fait premier, c’est l’intelligence. Il y a donc en nous une âme spirituelle intelligente. C’est pour cela qu’elle peut se connaître, qu’elle peut s’aimer. Je ne sais pas du tout si le chien, où il y a une âme végétative, une âme sensible, peut s’aimer. Nous, nous avons conscience d’avoir une âme spirituelle ; mais quelle est la conscience de l’animal ?... Ce sont des problèmes très difficiles, parce que nous ne pouvons pas être à l’intérieur de l’animal. Or, pour pouvoir exactement comprendre le degré de conscience, il faut être dedans : la conscience ne se comprend pas de l’extérieur, elle ne peut se comprendre que de l’intérieur. Vous pouvez voir des réactions sensibles, vous pouvez mesurer la rapidité de ces réactions, mais ce n’est pas cela la conscience. On ne peut saisir la conscience que de l’intérieur. Cela pose de très gros problèmes philosophiques et touche le problème de l’âme parce que notre âme spirituelle, notre âme intellectuelle, implique le point de vue de la conscience. Nous reviendrons sur le problème de la conscience, parce qu’il est coextensible avec tout le problème de l’intelligence. Ici, je veux simplement montrer que notre intelligence dépasse tout le domaine du physique, du sensible, du quantitatif, tout le domaine matériel. Notre âme spirituelle émerge, est capable d’avoir un horizon très vaste, universel, qu’elle peut saisir.

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Et c’est là que se présente le problème de la nature et de la personne, problème très important encore. Les deux problèmes fondamentaux d’aujourd’hui sont le problème de l’âme et du corps et le problème de la nature et de la personne. Quelques mots, donc, pour bien discerner et comprendre la distinction entre le problème de la nature et celui de la personne. Souvent, on ne sait plus très bien ce que c’est que la nature. La nature humaine, c’est encore une des choses que les théologiens d’aujourd’hui évacuent. Quand les théologiens évaluent quelque chose, il est intéressant de le ramasser ... Qu’est-ce que c’est que la nature, la « phusis » grecque ? C’est d’abord un être qui est en croissance. La nature d’un être, c’est la capacité qu’il a de croître de telle ou telle manière. La nature d’une fleur, c’est d’apparaître comme elle est, avec son rythme particulier ; une autre fleur à côté n’a pas le même rythme de vie. C’est à travers le rythme de la vie que l’on découvre la nature. La nature, c’est donc une détermination, à l’intérieur même de la croissance. Un être grandit ; puis, à un moment donné, il s’arrête, il ne grandit plus ; il reste heureusement un certain temps au sommet, mais il retombe après. La croissance rythme la courbe d’un être. Sa nature, c’est d’abord cette courbe. Progressivement, on a réfléchi, et on a dit : la nature, c’est la détermination. Et l’on a distingué la nature forme et la nature matière. La nature forme, c’est l’élément de détermination, qui fait que tel être se distingue de tel autre. La nature matière, c’est au contraire l’indétermination, parce que, dans tous les êtres vivants, il y a toujours un élément indéterminé : comment peut-il se faire que tout d’un coup un être s’arrête ? Peut-être y a-t-il eu l’intervention de quelque chose d’autre : on a coupé au sécateur et on a arrêté la croissance. Mais si on a arrêté la croissance, cela prouve qu’il y a une possibilité d’arrêt de croissance ; et la possibilité de l’arrêt de croissance, qu’est-ce que c’est ? C’est la nature matière. La nature matière, ce sont toutes les possibilités d’intervention extérieure, toutes les possibilités de déviations. Le hasard provient de cette indétermination fondamentale de la nature physique, de la nature du vivant. Dans toute nature physique, il y a donc un principe de détermination, qui est la nature forme, et un principe d’indétermination, radical, foncier, d’une certaine manière plus radical, dans l’ordre de la nature, parce que la détermination oppose les êtres, tandis que l’indétermination les unit : c’est l’œcuménisme par le bas. L’indétermination la plus grande qui soit est une manière d’unir tout le monde ; plus vous êtes indéterminé, plus vous unissez de monde ; on voit très bien cola dans la fusion de partis politiques : elle se fait par l’indétermination. Ainsi la nature matière est enveloppante, elle ramène tout dans l’indétermination et ainsi elle unit, alors que la détermination oppose. Quelqu’un de trop déterminé n’aura que quelques amis fidèles ; les autres diront : « Il est tellement déterminé ! ... c’est impossible ! ... » Quelqu’un d’indéterminé, lui, peut dire : « Mais venez tous ! venez tous : je ne vous demande rien ! » Il est très important de saisir ce rythme très profond de tout le monde physique qui implique ce double mouvement de flux et de reflux de la nature forme et de la nature matière.

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Si donc on les saisit philosophiquement, on les saisira comme des principes de détermination et des principes d’indétermination, et on voit bien leur conséquence : la distinction qui existe entre la nature forme et la nature matière. Cette distinction est une distinction à l’égard de tous les êtres physiques, qu’ils soient vivants ou non vivants. C’est une distinction très fondamentale ; la plus fondamentale de toute l’analyse philosophique à l’égard des réalités physiques. Essayez maintenant de mettre en parallèle la distinction que nous avons faite par rapport au vivant, par rapport à l’homme : l’âme et le corps. Pouvons-nous les mettre en parallèle ? Pouvons-nous dire que c’est une équation parfaite ? Pouvons-nous dire : « Oui, j’ai compris : l’âme, c’est la nature forme, et le corps, c’est la nature matière » ? Eh bien, non : si vous faites cela, vous matérialisez, vous ne comprenez pas. Car la distinction n’est pas la même : il y a, comme on dit en philosophie, une certaine analogie, c’est-à-dire une certaine proportion, mais ce n’est pas la même distinction. Et c’est là où je veux en venir. Quand je dis que dans l’homme il y a la distinction de l’âme et du corps, je détermine d’une certaine manière la nature. Je dis bien : d’une certaine manière, proportionnellement, comme le monde physique implique la nature forme et la nature matière. Il y a quelque chose d’analogue, et cependant on n’est plus au niveau purement physique, on est au niveau de la vie. Et là, au niveau de la vie, il y a quelque chose de nouveau. Et, s’agissant de l’homme, je dirais : l’âme, elle est spirituelle. Alors, puis-je encore dire que la personne, c’est la nature ? La personne humaine, c’est mon âme spirituelle et mon corps. Je ne peux pas dire que d’un côté il y a mon âme, et de l’autre côté il y a mon corps. Pas du tout ! Ce sont les deux qui forment ce composé qu’est l’homme, ce composé individuel et personnel qui est le point de départ de la personne humaine. Alors, comment dire que la personne humaine égale la nature ? Vous voyez la complexité ... Il était nécessaire de donner d’abord les distinctions, et ensuite de les mettre en parallèle. L’homme est le vivant parfait. Il est une partie de l’univers. Donc l’homme, en tant qu’il est une partie de l’univers, est divisé comme tout l’univers ; il fait partie de l’œcuménisme de l’univers, et par conséquent il y a en lui la distinction de l’âme et du corps. Mais en même temps, son âme est spirituelle : il y a l’esprit. Et alors apparaît la personne. La personne est-elle sa nature ? Je pose le problème dans toute sa complexité ; il n’est pas facile d’y répondre. Pour y répondre, il faut comprendre avec précision les trois niveaux différents de ces distinctions : • le niveau du monde du devenir, du monde physique ; • le niveau du vivant ; • le niveau de l’esprit ; trois niveaux dont St. Thomas parle souvent : « esse ; vivere ; inxelligere ».

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« Esse » : la réalité physique. La réalité physique existe : la lune existe. Mais elle n’a pas de vie. Tandis qu’une toute petite bête du bon Dieu, .beaucoup plus petite que la lune, elle vit ; il y a en elle un autre degré d’être. Et puis, voici l’homme, une autre petite tête du bon Dieu : l’homme, il est intelligent. « Esse, vivere, intelligere », voilà les trois niveaux. Voyons maintenant les distinctions par rapport à ces trois niveaux. Par rapport à l’« esse », par rapport aux réalités qui existent, il y a la distinction de la nature forme et de la nature matière. Par rapport au vivant, il y a la distinction de l’âme et du corps. Par rapport à la personne humaine, qui implique l’esprit, il y a la distinction de l’esprit et celle du corps ; doit-on encore dire nature ? Tout un courant d’aujourd’hui dit que la nature, c’est bien pour le monde physique et pour le monde biologique, mais qu’il ne faut surtout pas l’appliquer à l’homme pour l’homme, il y a uniquement le problème de la personne. Il faut comprendre que le problème se pose de la manière suivante : il s’agit de savoir si l’esprit, du fait même qu’il est au-delà de la matière, permet encore vraiment de dire que l’homme – qui implique l’esprit – est encore une nature. Il y a là un très grave problème, très intéressant au point de vue anthropologique : savoir si dans l’homme on peut encore parler d’une nature. Par l’esprit, par mon intelligence, je peux orienter ma vie. Je peux choisir. Je suis libre. La nature, c’est au contraire la détermination qui s’impose a moi : je ne suis pas libre du tout d’avoir telle ou telle nature, telle taille, tel visage. Je ne peux pas choisir ma nature ; il y a en moi des choses déterminées. D’où une sorte d’opposition dialectique entre la nature – c’est l’aspect de la détermination – et l’esprit – c’est l’aspect de l’indétermination et de la liberté. Donc, plus je suis spirituel, plus la nature disparaît. C’est merveilleux ! Au terme, je ne serai qu’esprit, je serai complètement libéré de tout le domaine biologique – ce domaine biologique qui est là et qui me détermine. Je voudrais que vous saisissiez le problème parce qu’il est très important de le saisir : si on ne le saisit pas, on ne peut pas en chercher la solution. C’est un problème très grave qu’Aristote déjà avait saisi, que Platon, lui aussi, avait saisi, d’une façon très simple : la personne, c’est l’âme séparée ; et le point de vue de la nature, c’est le corps, qu’on va laisser tomber. A ce moment-là, c’est très simple : brisez votre corps, vous serez un esprit, et vous serez une personne. Non : la personne doit assumer la nature. Je crois que c’est dans ce sens-là qu’il faut aller pour trouver la solution : la personne doit assumer la nature, ne pas la briser. Je suis bien obligé de constater qu’il y a en moi une nature biologique, que je fais partie d’un univers, que je fais partie du monde des vivants, qu’il y a en moi une nature déterminée : chaque vivant a son chiffre. Il y a un programme dans chaque vivant, un rythme qu’il faut respecter – on peut le modifier un peu, en lui faisant des piqûres, mais il a quand même son rythme. Il a une nature, dont il peut prendre conscience. Et cependant le vivant dépasse cela puisqu’il en prend conscience : je peux m’orienter de telle ou telle manière, sans aller jusqu’à ce que disait Léonard de Vinci. Celui-ci disait qu’un homme - ou une femme ! -, à quarante-cinq ans, avait le visage de son âme. Comme si la personne avait tellement modifié la nature qu’elle se reflétait dans celle-ci. C’est un propos 23

d’artiste : ce n’est pas entièrement vrai. Ne jugez pas sur les apparences ! Il y a des .gens qui ont des têtes un peu particulières et qui peuvent avoir une âme extraordinaire, merveilleuse. Mais quelquefois, c’est juste l’inverse. Donc, il y a ce problème de la nature biologique qui est en nous et de la personne. Je crois qu’il faut un très grand, réalisme et dire que notre nature biologique est, déterminée, même si on peut la modifier un petit peu, c’est vrai. Elle est déterminée, elle s’impose : on est artiste, ou on ne l’est pas ; il y a une donnée qu’on ne peut pas changer totalement, même si on peut la modifier, la rendre plus harmonieuse. Donc, la nature existe à l’intérieur de la personne. Mais la personne n’est-elle pas d’abord celle qui assume sa nature ? et celle qui, assumant sa nature, comprend qu’il y a en elle un principe au-delà de la nature, ce principe spirituel qui, lui, n’est plus limité à telle nature et peut s’orienter ? Il y a les deux aspects dans la personne humaine qui assume sa nature. Dans une personne humaine tout le temps en révolte contre sa nature, il y a quelque chose qui ne va pas, puisqu’il y a une dualité constante ; elle est tout le temps en opposition vis-à-vis d’elle-même, et donc elle n’est pas une véritable personne : il lui manque une unité. Il faut donc d’abord assumer sa nature, en reconnaissant qu’il y a des qualités et des défauts en chacun d’entre nous. Si vous ne regardez que vos qualités, vous risquez de ne pas vous assumer entièrement, parce qu’il faut assumer aussi ses limites. Et si vous ne regardez que les limites, vous ne vous assumez pas non plus. Il faut donc que la personne soit capable d’assumer la nature, qui implique ces déterminations, qui implique cette croissance, ce rythme de croissance, cette manière de se développer. La personne dépasse la nature pour pouvoir l’orienter dans tel ou tel sens. Voilà pour ce qui regarde le problème philosophique. Je dirai tout à l’heure un mot au plan théologique.

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2ème Conférence

L’HOMME A L’IMAGE DE DIEU L’ENNOBLISSEMENT DE L’INTELLIGENCE PAR LE FOI

Après avoir examiné le problème au plan philosophique, je vais maintenant vous dire un mot au plan théologique : il est bon de rapprocher les deux plans. La philosophie part de l’expérience, la théologie part de la Foi. Ne disons pas que la théologie part d’un à priori : la Foi, pour le croyant, n’est pas un à priori. Pour l’incroyant, la Foi paraîtra toujours un à priori. Ceci est très important : quand vous êtes en face d’un incroyant, n’affirmez pas trop vite votre Foi, il la prendra pour un à priori et vous dira : « Vous avez des à priori, puisque vous êtes croyant. » Pourquoi la Foi n’est-elle pas un à priori ? Parce qu’elle est un don divin qui me permet d’atteindre une réalité que je n’atteindrais pas autrement. Atteindre une réalité, être en contact avec elle, n’est pas un à priori. L’a priori, c’est ce qui part de moi, indépendamment du réel. La Foi, au contraire, c’est une relation profonde avec Dieu, dans son mystère de Dieu qui se révèle à moi. Et c’est pour cela que la Foi n’est pas un à priori. La Foi, c’est une découverte en profondeur : c’est le scaphandrier divin. On descend dans les profondeurs du mystère de Dieu et on découvre ; on a comme un radar qui nous permet de saisir certaines choses que notre sensibilité et notre intelligence ne peuvent pas saisir ; on saisit cela, on est en relation plus profonde avec une réalité qui est Dieu. La Foi me donne, par la Révélation, un regard sur l’homme. Là, il faudrait regarder les deux premiers chapitres de la Genèse, et même les onze premiers chapitres – ce que nous avons déjà fait ici à une précédente session. C’est une très belle chose, car ils nous donnent le regard de Dieu sur l’homme. Quand Dieu crée l’homme, il dit : « Créons-le à notre image et à notre ressemblance ». Vous avez là, tout de suite, le grand regard sur l’homme au plan de la Foi : vous ne partez plus de l’expérience, vous regardez dans la lumière de Dieu. C’est cela la Foi. Et c’est pourquoi il ne peut jamais y avoir d’opposition entre la Foi et la philosophie : elles se situent à deux niveaux tout à fait différents. Si je suis loyal dans ma philosophie, il ne peut pas y avoir d’opposition. Certes, je peux me tromper dans ma philosophie ; mais si je me trompe et que je suis croyant, je me dirai qu’il y a une erreur et à ce moment-là je reprendrai l’expérience en analysant de nouveau. Donc, il ne peut pas y avoir d’opposition. Par la philosophie, nous regardons le réel qui nous est donné immédiatement dans l’expérience. Par la Foi, nous regardons ce même réel, mais dans un regard divin.

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Le croyant ne dira pas que l’homme est en premier lieu une nature ; il ne dira pas que l’homme est en premier une personne. Il dira : l’homme est créé à l’image de Dieu et à la ressemblance de Dieu – et c’est tout à fait autre chose : c’est voir l’homme relatif à Dieu, relatif au Créateur. Voilà le regard de la Foi. Ce n’est pas là le regard philosophique. Je ne peux pas dire cela philosophiquement, parce que philosophiquement je ne vois pas Dieu immédiatement, je n’ai pas d’expérience immédiate de Dieu. Philosophiquement, je peux dire que l’homme est « naturellement » un animal religieux ; mais l’expérience religieuse ne me donne pas une expérience directe et immédiate de Dieu ; et donc Dieu reste toujours pour le philosophe une réalité qu’il doit découvrir. Rappelez-vous ce que je vous ai dit pour l’âme : c’est un mot qui est donné dans les traditions religieuses. Il en est de même pour le mot Dieu. « Ame » et « Dieu » ne sont pas des termes immédiatement philosophiques ; ils sont donnés par les traditions religieuses. Le philosophe découvre l’existence d’un premier principe absolu qu’on appelle Dieu, selon les traditions religieuses, comme il découvre un principe immanent de vie qu’on appelle l’âme. Il faut être très précis sur ces choses, afin d’éviter toutes les confusions à partir desquelles on dit beaucoup de bêtises . . . Donc, du point de vue de la Foi, je regarde l’homme comme l’image et la ressemblance de Dieu. Essayons de comprendre ce que représente cette image en analysant l’Ecriture, donc en faisant œuvre de théologien. On trouve dans la Genèse un pluriel de majesté qui est très beau et qui a posé des problèmes aux théologiens. D’abord Dieu crée la lumière : « Dieu dit : ‘Que la lumière soit’, et la lumière fut. » (Gn, l, 3). Et ainsi de suite ... Mais quand il s’agit de l’homme, « Dieu dit : ‘Faisons l’homme à notre image’. » (Gn l, 26). Les Pères de l’Eglise ont vu là que l’homme avait été créé à l’image de la très Sainte Trinité : nous sommes faits « à l’image de Dieu » ; et comme Dieu qui nous a créés est trine, n’y a-t-il pas, déjà au niveau de la nature humaine, une image de la très Sainte Trinité ? Si l’on regarde attentivement la suite du texte, on voit qu’il y a les trois grandes dimensions que sont le « dominium », l’intelligence et l’amour. Dieu donne à l’homme un pouvoir, celui de dominer l’univers, de dominer les petits poissons, les .reptiles, les moustiques ... ; ce « dominium » est limité, et sans doute l’homme ne l’a-t-il pas exercé avec assez de sagesse ; alors progressivement, les reptiles, les moustiques, se sont opposés à lui ... Mais l’homme a un « dominium » ; l’homme a l’intelligence ; et l’homme a l’amour . Nous sommes donc créés à l’image de Dieu. Et la grâce venant ennoblir cette image fait de nous des enfants de Dieu. Ainsi, au niveau de la grâce, il y a un lien avec les trois personnes divines. Aussi certains spirituels n’ont-ils pas hésité à mettre les trois dimensions, « dominium », intelligence et amour, en parallèle avec le mystère de la Sainte Trinité : le « dominium », en liaison avec le Père ; l’intelligence, avec le Verbe ; l’amour, avec l’Esprit Saint.

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Mais il y a une chose très importante à bien saisir, c’est l’ordre de ces trois dimensions : tout « dominium » est ordonné à l’intelligence, et toute intelligence est ordonnée à l’amour. La Genèse nous montre cela d’une façon admirable lorsque Dieu ayant créé l’homme et la femme, intervient un troisième personnage, le serpent, symbole du dragon, de celui qui lutte contre Dieu : l’on voit alors que le serpent, lui, veut détruire l’ordre de la Sagesse : il met l’amour au service de l’intelligence ; et il met l’intelligence au service de la domination. Et vous avez la tyrannie ! C’est cela que fait le démon. A l’inverse, Dieu va exalter, ennoblir, l’intelligence de l’homme, et en même temps la purifier par la Foi. Et il va exalter et purifier le « dominium » par l’espérance. Ainsi, vous voyez que l’image de Dieu en nous est reprise par les trois vertus théologales : l’Espérance, la Foi et la Charité.

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3ème Conférence

JESUS HOMME-DIEU ET MARIE ICONE DE LA TRES SAINTE TRINITE

Il faut bien voir l’unité des trois conférences d’aujourd’hui : Au plan philosophique de cette réflexion sur les rapports de l’âme et du corps, nous avons essayé de comprendre comment l’âme spirituelle doit assumer la nature humaine ; puis nous avons montré le problème de la personne humaine et de la nature ; ensuite, l’homme vu d’un point de vue philosophique à partir de l’expérience. Dans un regard de Foi, je vous rappelais ensuite que, dans la Genèse, il nous est révélé que l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Et, dans l’image de Dieu qui est en nous, il y a bien comme une ressemblance – plus qu’un vestige, vraiment une ressemblance – , par rapport à la très Sainte Trinité, la grâce venant ennoblir cette image pour faire de nous des enfants de Dieu. Et ainsi, au niveau de la grâce, il y a un lien avec les trois personnes divines. Nous allons maintenant essayer de regarder l’homme dans sa réalisation ultime, l’homme tel que Dieu l’a voulu. Dieu a voulu l’alliance de son Fils avec l’humanité : il a voulu le mystère de l’Incarnation. Et si Dieu a voulu ce mystère de l’Incarnation, ce n’est pas du tout pour que Dieu connaisse de nouvelles perfections : Dieu n’est changé en rien par le mystère de l’Incarnation, il n’est enrichi en rien. C’est la nature humaine qui est totalement transformée. Et donc, dans un regard théologique dernier, dans un regard de Foi dernier, nous ne pouvons pas comprendre ce qu’est l’homme, tel que Dieu l’a voulu, sans regarder cette réalisation la plus parfaite qui soit : l’homme uni au Verbe de Dieu. Cela, c’est le mystère ; mystère que nous allons essayer de comprendre un tout petit peu, dans la Foi.

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l. JESUS HOMME-DIEU Notre Seigneur ne s’est pas beaucoup expliqué sur la manière dont il vivait ce mystère d’homme et de Dieu tout à la fois. Et les théologiens d’aujourd’hui se posent bien des questions au point de vue de la conscience que Jésus avait de sa divinité. C’est là un problème extrêmement difficile, que je ne veux pas regarder ce soir. Je veux plutôt essayer de scruter le mystère de Jésus, à la fois homme et Dieu, en regardant l’Ecriture. Nous le regarderons dans St. Jean, parce que c’est là que Jésus nous révèle de la manière la plus nette son lien avec le Père : « Tout ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement ; le Père aime le Fils et ne lui a rien caché » (Jn 5, l9-20). Autrement dit, quand Jésus parle dans l’évangile de Jean, il s’agit du Fils de Dieu assumant la nature humaine. Il n’y a pas deux personnes dans le Christ, mais une seule personne : quand Jésus dit : « Je suis la lumière du monde », (Jn 8,l2), c’est Jésus comme Verbe de Dieu, comme seconde personne de la très Sainte Trinité, mais assumant la nature humaine. Nous touchons là tout de suite le mystère même de l’Incarnation : il n’y a pas deux personnes dans le Christ. Et même, les meilleurs théologiens disent que, dans le Christ, il n’y a qu’un seul être, qu’une seule existence. Et cette existence est l’existence divine. Ainsi Jésus n’est pas une créature, au sens tout à fait précis, parce que, s’il était une créature, il serait une réalité en dehors de Dieu. C’est le mystère de .Dieu qui assume la nature humaine, qui vient à la rencontre de la nature humaine pour l’introduire dans le mystère de Dieu. De sorte que, si nous voulons regarder attentivement, dans notre Foi, le mystère de Jésus, nous devons comprendre que c’est l’affirmation de Jean qui est la plus forte : « Le Verbe est devenu chair » (Jn l, l4). Nous allons donc essayer de réfléchir sur cette affirmation très puissante : « Le Verbe est devenu chair ». Elle montre en effet comment il faut partir du Verbe de Dieu – donc, de la seconde personne de la très Sainte Trinité – , non pas de la créature, mais du Verbe de Dieu qui assume la nature humaine dans ce qu’elle a de plus individuel : la chair. En Jésus, il y a une nature humaine individualisée comme la nôtre, nature humaine qui a été formée en Marie par l’opération du Saint-Esprit. Jésus est le fils de la femme, et il y a entre Jésus et Marie un lien plus fort que le lien d’un enfant à l’égard de sa mère : puisque la maternité de Marie est une maternité miraculeuse, sa maternité est plus parfaite que toutes les autres maternités, et donc le lien entre l’enfant Jésus et Marie est plus fort que le lien de n’importe quel enfant avec sa mère. Autrement dit : « Le Verbe est devenu chair », il a pris de Marie sa chair, par l’opération de l’Esprit Saint, par la toute-puissance de Dieu ; et cette chair, dans le Christ, est une chair humaine ; et donc Dieu, la très Sainte Trinité, a créé une âme humaine à Jésus. Dans le Christ, il y a une âme humaine, plus parfaite que la nôtre, une âme humaine parfaitement réalisée. Et cette âme humaine subsiste dans le Verbe de Dieu.

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On voit toute la complexité au point de vue théologique ... La grandeur du mystère, c’est que Dieu se communique totalement à la nature humaine, d’une manière si profonde que cette nature humaine subsistant dans le Verbe, est Dieu. L’humanité, dans le Christ, ne fait qu’un avec le Verbe. Donc, l’homme, dans le Christ, est Dieu. On voit là l’amour extraordinaire de Dieu pour l’humanité : il a voulu que la dernière créature qu’il a réalisée, l’humanité, l’homme et la femme, la benjamine parmi toutes les créatures spirituelles de Dieu, il a voulu que cette dernière créature connaisse une intimité avec Dieu unique, dans le Verbe devenu chair. Il a voulu que cette humanité soit agrandie aux dimensions de Dieu. Nous, nous sommes des- personnes individualisées et nous avons notre personne humaine qui nous donne notre existence particulière : c’est ce qui fait qu’à la fois il y a en nous quelque chose d’infini par l’esprit, et en même temps quelque chose de limité. C’est tout le tragique de l’homme d’être à la fois un être avec des aspirations infinies et d’être limité. Un animal est uniquement limité, donc très tranquille : il n’a pas d’aspiration à l’infini, même quand il vit à côté d’autres êtres qui ont des aspirations à l’infini ; il ne peut pas avoir d’aspiration à l’infini. Nous, au contraire, nous avons au-dedans de nous-mêmes une aspiration vers l’infini : l’esprit, qui a quelque chose d’infini, qui ne s’arrête jamais. On ne peut jamais dire : « Maintenant, je connais suffisamment » ; si on disait cela, cela prouverait que l’on n’a pas compris ce qu’est la vérité, parce qu’on doit l’acquérir toujours plus profondément. On ne peut jamais dire : « J’aime assez », parce que, quand on aime, on doit toujours aller plus loin : lorsqu’on aime une personne humaine, c’est infini ! et encore beaucoup plus quand on aime Dieu ! Il y a donc en nous un appel à l’infini, et en même temps nous sommes limités. C’est la situation terrible de l’homme : il est limité dans ses réalisations, dans ses opérations, et pourtant il y a en lui quelque chose qui lui demande d’aller toujours plus loin. C’est pourquoi il ne peut jamais être satisfait. Il ne sera parfaitement satisfait que lorsqu’il pourra vivre le mystère de Dieu ; autrement, il ne peut jamais être satisfait. Si un être humain est satisfait, cela prouve qu’il ne vit plus de cette aspiration profonde vers l’infini et qu’il se replie sur lui-même pour regarder uniquement ses limites. L’humanité sainte du Christ subsiste dans le Verbe. Il faudrait d’abord bien saisir ce mystère, comprendre ce que veut dire cette formulé : l’humanité subsiste dans le Verbe. Le mot « subsistance » est un terme métaphysique très difficile à saisir. La subsistance, c’est notre manière d’exister, notre manière d’être : ce n’est plus au niveau de la vie, c’est au niveau de l’être. Pour nous, notre manière d’exister fait notre autonomie dans l’être. Nous avons une certaine autonomie dans l’être, nous subsistons dans notre être individuel ; et c’est ce qui fait que nous sommes un être particulier : nous sommes distincts les uns des autres, bien que nous ayons la même nature. Nous subsistons comme une créature, à la dimension de notre nature humaine, qui implique le corps et l’âme, comme je vous le disais tout à l’heure.

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Dans le Christ, la. nature humaine – qui est la même que la nôtre, avec un corps et une âme – ne subsiste pas comme une créature : elle subsiste en Dieu, elle subsiste dans le Verbe de Dieu ; et donc, par le fait même, cette nature humaine connaît, dans son être même, quelque chose d’infini. Là, nous touchons le mystère : ne cherchez pas à comprendre ; et surtout pas à l’expérimenter ! Cela est absolument impossible. Mais dans la Foi, nous croyons au mystère du Verbe devenu chair. Et nous voyons qu’en effet, l’Eglise ayant précisé le mystère du Verbe devenu chair, on ne peut pas dire autre chose. C’est pour cela que St. Thomas souligne qu’on ne peut pas dire que la nature humaine du Christ est « créée », parce que la création se termine à l’être. Or l’être du Christ, c’est le Verbe. Donc, il n’y a pas d’acte créateur. On balbutie ... On essaye négativement de préciser ce qu’il y a d’unique dans ce mystère de cet homme qui est Dieu. Cet homme a été individué comme nous, à partir de tout ce que représentaient la conception et la nativité ; il a été parfaitement individué, dans tout son être, dans toute sa sensibilité ; et il y a comme un éclatement dans son être, puisqu’il subsiste dans le Verbe. S’il subsiste dans le Verbe, dans ce qu’il y a de plus intime dans son être, il est .Dieu ! Vous voyez l’alliance de l’homme et de Dieu : c’est fou ! L’alliance de l’homme et de Dieu : la distance entre la créature et le Créateur est comme abolie dans le Christ. C’est pour cela que le Christ est médiateur et peut être le médiateur d’une façon absolue. Par sa nature, il est notre frère, il est de notre race : il est comme nous. Mais, parce que sa nature subsiste dans le Verbe, il est dans la très Sainte Trinité, comme le Verbe est dans le sein du Père, et il ne fait qu’un avec le mystère du Verbe de Dieu : il subsiste dans le Verbe. Alors, par lui et en lui, nous voyons comment la nature humaine pénètre au plus intime du mystère de Dieu, puisque dans le Christ la nature humaine est Dieu. Il faut aller jusqu’au bout, sans avoir peur. La Foi est concrète. Et comme la Foi est concrète, il ne faut pas s’arrêter en route et se dire : « C’est le grand vœu de Platon qui est réalisé dans le Christ. « Platon rêvait à l’homme en soi ... Mais le Christ, ce n’est pas du tout l’homme en soi ! L’homme en soi, c’est un idéal qui ne s’est jamais réalisé. Vous savez comment Jean-Jacques Rousseau commence ses Confessions : « Regardez-moi bien, vous verrez ce que c’est que l’homme ... » Il faut un. certain toupet pour dire cela, pour considérer qu’on a réalisé l’homme en soi ! Si chacun d’entre nous a un tout petit peu d’humilité et de vérité, il sait que nous réalisons chacun quelque chose du visage humain, quelque chose des qualités humaines, quelque chose de l’intelligence humaine ; mais on ne peut pas dire que nous réalisons toutes les qualités de la nature humaine, parce qu’en disant cela on néantiserait tous les autres. L’homme en soi est un idéal, mais qui n’existe pas ; qui ne peut pas exister, parce que, d’une certaine manière, si l’homme en soi existait, tous les autres hommes n’auraient plus besoin d’exister. 31

Le Christ, ce n’est pas l’homme en soi. C’est la nature humaine – qui implique le corps et l’âme – pour ainsi dire perdue en Dieu, assumée par Dieu, complètement prise en charge par Dieu ; c’est la nature humaine subsistant dans le Verbe de Dieu. C’est donc la nature humaine qui pénètre au plus intime du mystère de Dieu et qui est Dieu ; et la nature humaine dans ce qu’elle a de plus individuel, de plus concret : toute la vie biologique du Christ. Car le Christ a une vie biologique comme la nôtre, puisque cela fait partie de la nature humaine, qui implique un corps vivant. Or, entre le corps biologique et la matière de notre univers, il y a une continuité. Entre notre propre corps individuel et l’univers, il y a une continuité. Donc, le corps du Christ aussi est lié à tout notre univers, à la matière de notre univers. Mais le corps du Christ était le corps d’un Dieu : dans le Christ, on peut dire que la matière est divine ! Je crois que c’est là l’intuition du P. Teilhard de Chardin, mais mal formulée. Je la reprends parce que, quand le P. Teilhard a fait l’« Hymne à la matière », il l’a fait en chrétien. C’est très beau, très lyrique, mais ce n’est pas juste. Il faut comprendre qu’il y a quelque chose de juste, en ce sens que quelque chose de notre univers, de même que quelque chose de notre corps, est de Dieu. C’est pour cela qu’il est dit dans un Psaume que le corps de celui qui est l’oint de Dieu ne peut pas connaître la corruption. (PS l5,l0).Le corps du Christ, parce qu’il était lié au Verbe, était un corps qui ne pouvait pas connaître la corruption, parce qu’il était Dieu et que la corruption ne peut pas pénétrer en Dieu. Donc, dès que le Verbe assume la chair humaine , il « est » la Résurrection. On voit là la puissance de l’affirmation qu’il y a dans l’évangile de Jean, au moment de la Résurrection de Lazare. Marthe dit au Seigneur : « Si tu avais été là, il ne serait pas mort » (Jn ll, 2l) Et Jésus regarde Marthe pour sonder si vraiment elle a la Foi en son mystère : « Je suis la Résurrection » (Jn ll,25) . Il est merveilleux que Jésus dise cela juste avant la croix, pour nous faire comprendre que, du fait même que le Verbe assume la chair, il « est la Résurrection » : parce que cette chair, unie au Verbe de Dieu, est une chair qui connaît la vie éternelle. Et la Résurrection, c’est de connaître la vie éternelle. C’est donc être au-delà de la corruptibilité. Il est magnifique d’essayer de creuser un peu pour voir l’alliance qui existe entre Dieu et nous, et pour voir qu’il l’a réalisée par amour. Ceci, pour nous l’aire comprendre tout l’amour qu’il a pour nous. Tout l’amour que Dieu a pour le Christ, c’est le même que celui qu’il a pour nous : le Père nous aime comme il aime son Fils, du même amour. Alors, à partir de ce que nous voyons dans le mystère même de l’Incarnation, nous commençons à comprendre tout l’amour de Dieu pour nous : dans le mystère du Christ, le Verbe de Dieu s’est communiqué pleinement totalement. Il ne pouvait pas se communiquer plus, puisqu’il a introduit la nature humaine au plus intime du mystère du Verbe, et donc au plus intime du mystère de la très Sainte Trinité, et que la nature humaine dans le Christ « est » la Résurrection. Comprenez bien toute la différence qui existe entre le miracle de la résurrection et le mystère de la Résurrection ; nous restons toujours au niveau du « miracle » de la résurrection, et alors nous ne comprenons pas du tout. 32

Il faut mourir et il faut ressusciter, pour avoir le miracle de la résurrection. C’est le cas de Lazare : il est mort et il ressuscite. Ce n’est pas cela le mystère de la Résurrection. Le mystère de la Résurrection n’est pas le miracle de la résurrection. Le mystère de la Résurrection, c’est le mystère de la vie éternelle dans la chair qui, normalement, est corruptible. La chair humaine, c’est toute la sensibilité. Dans le Christ, la sensibilité humaine a connu une dimension unique de profondeur, de limpidité ; dans le Christ, l’intelligence et la volonté humaines ont connu une profondeur et une limpidité uniques. Nécessairement en effet, puisque l’être du Christ est divin et puisqu’on lui il y a la nature humaine, il y a en lui une vie qui provient du Verbe et une vie qui provient de son âme humaine. Autrement dit, l’unité au niveau de l’être, dans la subsistance même du Verbe, est cependant une dualité – dualité dans l’harmonie et dans l’unité –, étant donné les deux principes de vie. Sinon, le Christ ne serait pas un être humain. Nous avons vu tout à l’heure que notre âme est un principe de vie. Comme nous, Jésus a eu une âme humaine, son âme humaine étant distincte du Verbe ; autrement, on ne pourrait plus parler de nature humaine. Et son âme humaine était principe d’opérations humaines, d’opérations de vie, d’opérations de volonté, était principe de liberté. Certes, Jésus ne pouvait pas pécher, parce qu’il était Dieu, et donc immédiatement uni au terme. Nous, nous pouvons pécher, parce que nous ne sommes pas unis immédiatement à notre fin dernière, et par conséquent il y a une possibilité de déraillement : c’est cela le péché. Jésus, lui, étant uni directement à sa fin, ne pouvait pas pécher ; et cependant, il avait une liberté. Ne définissons pas la liberté par la possibilité de la faute ! La liberté, c’est la possibilité d’aimer, ce qui est tout à fait autre chose. C’est à partir de l’amour qu’il faut définir la liberté ; non à partir du péché. Le caprice se définit à partir de la négation et du péché : un être capricieux, c’est un être qui peut faire n’importe quoi. Or très facilement aujourd’hui, on définit la liberté comme la possibilité de faire n’importe quoi. Ce n’est pas cela du tout ! Ce serait ramener la liberté au caprice. La liberté, c’est de pouvoir aimer, et de pouvoir aimer librement ; c’est-à-dire de tout choisir en vue de l’amour et, par le fait même, de permettre que tout notre être s’unifie dans l’amour. Dans le Christ, il y avait une liberté unique. La liberté de l’âme de Jésus est une chose que nous devons souvent regarder car elle fait partie de l’intensité de son amour. C’est parce qu’en lui, dans son âme humaine, dans son cœur humain, il y avait un amour tellement grand, qu’il y avait une liberté absolue. Nous sommes là en présence du mystère chrétien, de notre mystère, que je ne fais qu’évoquer ce soir, à la suite de ce que représentent les rapports de l’âme et du corps qui en nous subsistent dans la personne : dans le Christ, les rapports de l’âme et du corps – l’âme qui lui vient directement de Dieu ; le corps formé en Marie – constituent cette unité qui subsiste dans le Verbe. Et donc cette unité du corps et de l’âme connaît dans le Christ une unité unique. C’est là où il faut penser au mystère de la mort du Christ, mystère qui nous révèle son mystère d’amour. 33

Si nous essayons de regarder ce mystère du Verbe devenu chair, nous pouvons saisir comment la mort, qui est la séparation de l’âme et eu corps, a été portée, vécue, dans le Verbe de Dieu. Quand la mort a lieu – la mort véritable ; non pas la mort apparente, qui est tout autre chose –, il se produit une brisure substantielle dans notre être. La. mort est toujours un peu effrayante pour notre sensibilité parce qu’elle est une brisure fondamentale : c’est la séparation de l’âne et du corps. L’union de l’âme et du corps constitue notre être. Je vous disais tout au l’heure qu’il y a unité dans notre être : la séparation de l’âme et du corps met une dualité, une division, dans notre être. Et c’est pourquoi la secousse de la mort est fondamentale. Ce qui est plus terrible encore, c’est qu’on ne peut pas avoir l’expérience de la mort. On ne peut pas dire : « Maintenant je sais ce que c’est ! je ferai mieux la prochaine fois ! » Non, la mort ne se reprend pas ; c’est un terme par rapport à notre condition humaine. Dans le Christ, la mort a été portée dans le Verbe. Dieu a tellement assumé l’homme qu’il l’a assumé dans son acte dernier de la terre ; il l’a assumé depuis le premier moment, depuis la conception, jusqu’à la mort. Il a assumé tout le devenir humain. Je vous disais que la nature implique une croissance: toute la croissance de l’homme a été portée par le Verbe. La mort a pénétré en Dieu. La mort a été vécue en Dieu, c’est-à-dire qu’elle a été vraiment portée dans le Verbe de Dieu: dans la mort du Christ, séparation de l’âme et du corps, l’âme demeure unie au Verbe et subsiste dans le Verbe, de même que le cadavre du Christ demeure uni au Verbe et subsiste dans le Verbe. Donc, la séparation de l’âme et du corps a été vécue dans le Verbe de Dieu. C’est là le très grand mystère de la mort du Christ. Et c’est pour cela que le cadavre du Christ ne pouvait pas connaître la corruption. On s’est demandé il n’y a pas très longtemps si le corps du Christ aurait pu disparaître et un nouveau corps apparaître : cela aurait été beaucoup plus simple ! Mais dire cela, c’est ne rien comprendre du tout. Le cadavre du Christ n’était pas comme le cadavre de n’importe quoi, c’est impossible. « Le Verbe est devenu chair ... » « Je suis la Résurrection ... » Si Jésus dit : « Je suis la Résurrection », il ne peut pas y avoir de corruption dans le corps du Christ, et donc le cadavre du Christ ne peut pas être abandonné à la corruption. Pour nous, un jour notre cadavre sera abandonné à la corruption. A un moment donné, notre âme quittera notre corps ; elle ne pourra plus porter notre pauvre guenille, qui sera alors abandonnée et remise au rythme de l’univers. Dans le Christ au contraire, dans le mystère du Verbe devenu chair, le cadavre de Jésus demeure uni au Verbe de Dieu. Et dans le mystère de la Résurrection, qui fait partie du mystère de l’Incarnation, il y a précisément cette unité nouvelle de l’âme et du corps dans la gloire, c’est-à-dire dans la victoire de l’amour sur le péché et sur la mort. Et l’humanité du Christ connaît la gloire du Verbe :

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« Père, glorifie-moi de la gloire que j’avais auprès de toi avant la création » (Jn l7, 5). Il faut essayer de pénétrer cette parole : « Père, glorifie-moi de la gloire que j’avais auprès de toi avant la création ». Jésus demande donc dans soit humanité sainte, dans son âme sacerdotale – cette demande est dans « la prière sacerdotale » - , d’être glorifié de la gloire qu’il avait auprès du Père avant la création, dans la gloire du Verbe. Et qu’est-ce que la gloire du Verte ? C’est la même gloire que celle du Père, puisque Dieu est un dans sa gloire. Et cette gloire, c’est l’omniprésence, c’est l’éternité. Plus profondément encore, c’est le Verbe qui spire l’amour de toute éternité avec le Père. Je crois donc que nous pouvons dire que Jésus, dans gon âme glorieuse, dans son sacerdoce, participe à. tout ce que le Verbe, en tant qu’il est la, seconde personne de la très Sainte Trinité, en tant qu’il est un avec le Père, vit éternellement. Et notre humanité dans le Christ connaîtra une gloire semblable a celle du Verbe. Ce que le Christ connaît, annonce ce que nous connaîtrons : grâce à lui et par lui, nous connaîtrons une gloire qui sera la participation directe de la gloire du Verbe de Dieu. C’est cela la vocation chrétienne, si on veut aller jusqu’au bout. Et il ne faut pas s’arrêter en chemin, sinon on n’y comprend plus rien du tout. Il faut toujours toucher l’extrême, et donc revenir à cette source qu’est le mystère même de l’Incarnation, mystère de l’Incarnation prenant toute la croissance de la nature humaine du Christ et allant jusqu’à la Résurrection. Et, dans le mystère de la Résurrection, c’est la gloire du Verbe qui est participée pleinement dans l’humanité sainte du Christ. Nous découvrons alors la grandeur du sacerdoce de Jésus, qui est source du mystère d’amour : ce sacerdoce nous donne l’Esprit Saint Le sacerdoce du Christ n’est pas un sacerdoce de rite, un sacerdoce liturgique : c’est un sacerdoce d’amour et de vie, et donc un sacerdoce qui donne l’Esprit. C’est cela la chose la plus grande du sacerdoce du Christ : donner l’Esprit, parce que son humanité sainte participe à la gloire du Verbe, qui est de faire œuvre commune avec le Père, participe à l’omniprésence du Père, à l’éternité du Père ... Nous ne pouvons pas comprendre ces choses, mais notre Foi nous permet de les saisir, de comprendre que cela ne nous est pas étranger. Le mystère de la Foi, c’est de comprendre ce qui nous est étranger et ce qui ne nous est pas étranger. Le mystère du Christ ne nous est pas étranger : il est la tête, et nous sommes les membres; entre la tête et les membres, il y a une harmonie profonde, il y a quelque chose qui fait que la tête et les membres sont à l’unisson. Et les membres comprennent ce que nous disons de la tête ...

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2. MARIE ICONE DE LA TRES SAINTE TRINITE. Regardons rapidement le mystère de Marie, parallèlement au mystère de Jésus. Jésus nous montre comment l’humanité, dans le mystère de l’Alliance nouvelle, devient Dieu. Ce qu’il y a de plus grand en Marie, c’est qu’elle est la Mère de Dieu. Elle n’est pas Dieu: nous n’adorons pas Marie. Marie est la petite des créatures, la plus pauvre, celle qui connaît le mieux sa condition de créature; et de créature comme femme. Elle est « la femme », selon le langage de Saint Jean, la femme par excellence. Jésus, lui, est l’homme par excellence, l’homme qui est Dieu, qui est au-delà de la créature. Marie, elle, est, parmi les créatures, la créature la plus parfaite, et aussi la créature la plus petite Les deux récits de la Création dans la Genèse nous montrent que la création de la femme s’est réalisée en dernier lieu. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus, et des choses très importantes. De fait, Dieu ne s’est pas reposé après avoir créé l’homme : il s’est reposé après avoir créé la femme. Or on ne se repose qu’après avoir créé son chef-d’œuvre : ayant créé la femme, ayant créé son chef-d’œuvre, Dieu peut se reposer. Ainsi, le chef-d’œuvre de Dieu, c’est la femme. Si on veut comprendre ce que Dieu a voulu réaliser – dans la Foi, nous le pouvons – , on voit qu’il a voulu s’unir l’homme d’une manière personnelle pour qu’il soit Dieu, et qu’il a voulu se servir de la femme d’une manière telle qu’elle soit la mère de son Fils. La maternité divine de Marie nous fait saisir comment Marie est icône de la Très Mainte Trinité, image, présence de la très Sainte Trinité. Il y a dans St. Thomas un très beau passage, lorsqu’il se pose la question de savoir si Dieu aurait pu faire un univers plus parfait. St. Thomas répond : il est bien évident que Dieu aurait pu faire un univers plus parfait, un homme plus grand, plus beau, des animaux plus parfaits. Il n’a pas du tout fait l’univers le plus parfait qui soit. Mais St. Thomas ajoute : il ne pouvait pas faire quelque chose de plus parfait que la maternité divine de Marie. La maternité divine de Marie représente donc un absolu, parce qu’elle l’ait que Marie, cette petite créature, est conjointe au mystère de la Très Sainte Trinité. Par sa maternité divine, cette petite créature entre clans l’intimité de Dieu. On peut dire que Marie, par sa maternité divine, est le reflet, l’icône, l’image vivante de la paternité. Elle est l’icône du Verbe devenu chair. Elle est toute proche du mystère de l’Esprit Saint, qui s’en sert comme d’un instrument merveilleux, parfaitement en harmonie avec son propre mystère d’amour.

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Essayons de pénétrer un peu plus. Marie, dans sa nature humaine, est créature. Elle est de notre race, toute proche de nous. Mais, dans sa nature, elle est immaculée, et donc elle représente la créature toute pure. Le péché ne l’a jamais atteinte ; elle est donc une créature d’une limpidité absolue. Mais ce n’est pas suffisant : ce qu’il y a de plus grand en Marie, c’est sa plénitude de grâce ; c’est que la grâce non seulement la fait enfant de Dieu, mais la fait mère de Dieu. Nous, nous sommes tous prédestinés à être enfants de Dieu. Marie, elle, est prédestinée à être Mère de Dieu, parce que sa grâce, non seulement la met dans sa maternité aux confins du mystère de la très Sainte Trinité, mais lui permet de vivre d’une manière telle qu’elle coopère directement à l’action du Père, à l’action du fils, à l’action de l’Esprit Saint, et dans une coopération plénière. C’est donc vraiment dans la plénitude de sa grâce que Marie dépasse toutes les créatures. Ce n’est pas dans sa nature humaine : sa nature humaine est moins parfaite que celle des anges. Mais, en raison de la plénitude d’amour qui est en elle, elle dépasse tous les anges. C’est par l’amour que Marie est la première de toutes les créatures. Etant la plus petite, Elle est la plus capable d’aimer, Elle sera le plus transformée par l’amour, Elle pénétrera le plus loin dans le mystère de Dieu. Il faudrait ici regarder comment Marie dans sa gloire, est glorifiée sur le modèle du Christ. Comme Jésus glorifié est glorifié de la gloire du Verbe, Marie est glorifiée sur le modèle de la gloire de son Fils. Son humanité glorieuse connaît donc une gloire toute semblable à celle de Jésus. On comprend par là que la gloire que Marie connaît dans son corps la met au-delà de tout conditionnement et de toutes limites physiques : elle participe à l’omniprésence et à l’éternité.

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QUESTIONS ET REPONSES

Q. : Pouvez-vous reprendre la distinction entre l’esprit, l’âme et l’intelligence, pour nous faire saisir le rapport qui existe entre l’esprit et l’âme ? R. : Par rapport au vivant, ce que nous découvrons d’abord, c’est l’âme comme principe de vie. Ensuite, nous discernons différents degrés de vie : la vie biologique, la vie sensible, la vie de l’esprit. D’où la diversité de nos opérations vitales, que nous pouvons ramener de fait à trois niveaux : • le niveau de la vie végétative, nutrition, sommeil, tout le point de vue biologique au niveau de l’instinct. • le niveau de l’ordre proprement sensible, passionnel et imaginatif, qui forme le psychisme. • l’émergence au niveau de l’intelligence, de l’esprit. Q. :Quels sont les rapports entre ces trois vies ? Peut-on dire qu’il y a trois âmes ? R. : Poser trois âmes ne répondrait pas du tout à l’exigence profonde de l’unité que nous constatons dans notre être, dans notre propre personnalité. Il faut donc comprendre qu’il y a une âme fondamentale, principe de vie, mais que cette âme a comme une richesse qui se diversifie dans la vie végétative, la vie sensible et la vie de l’esprit. L’esprit représente en quelque sorte le sommet de l’âme. Et c’est pour cela que je parlais d’âme spirituelle. Quand je dis « âme spirituelle », j’exprime l’esprit, et en définitive l’intelligence, le « nous » grec. En résumé, pour le philosophe, l’âme, c’est un principe radical de vie. Cette vie se manifeste selon des degrés différents ; le degré dernier et supérieur étant l’âme spirituelle. Q. :Comment à la mort la séparation est-elle possible, puisqu’il y a unité d’être entre l’âme et le corps ? R. : Le vivant est un être complexe. Si le vivant était un être absolument simple, s’il n’était pas un être complexe, il ne pourrait pas y avoir de séparation. Il faut bien voir en effet qu’il peut y avoir une unité d’être dans la complexité ; ce n’est pas du tout contradictoire. Ce sont là deux niveaux différents : il y a une complexité organique et vitale, et il y a une unité d’être. Nous verrons de même que le jugement est complexe, tout en étant un. Cela est difficile à saisir pour nous, parce que nous avons une conception un peu univoque de l’unité. Mais il faut comprendre que l’unité se réalise selon des modalités très diverses. Par exemple, lorsque vous voyez un chef-d’œuvre, vous dites : « L’unité est merveilleuse ! » Mais analysez la complexité ! et vous verrez que plus la complexité est 38

grande, plus l’unité est merveilleuse. Il en est de même chez le vivant. Pensez à la cathédrale de molécules que nous sommes : quelle multiplicité ! L’être humain est biologiquement l’être le plus complexe et le plus un. La complexité et l’unité ne s’opposent donc pas. Elles sont à deux niveaux différents. La complexité est toujours liée à l’aspect quantitatif, alors que l’unité est quelque chose de beaucoup plus profond. Vous pouvez avoir une unité de vie et des quantités d’occupations. D’où vient cette unité de vie ? De la finalité. Vous orientez votre vie vers un but, et c’est cela qui fait l’unité de votre vie. Et cependant, vous avez une complexité extraordinaire d’occupations. Ce n’est pas opposé. Ainsi la mort est-elle possible parce qu’il y a complexité ; parce qu’il y a des éléments complexes et multiples et que l’unité de cette complexité, son harmonie, peut à un moment donné dégringoler. A ce moment-là, il y a péril de séparation et de mort. Il n’y a pas d’opposition entre l’unité et la dualité des principes parce que ces principes sont ordonnés l’un vers l’autre. S’ils étaient complètement hétérogènes, il faudrait les « coller ». C’est là la position de Platon : deux principes complètement séparés, l’âme et le corps, sont collés ; tant que la colle tient, le corps est collé à l’âme. Mais il ne s’agit pas d’unité : c’est une union, un « collage ». Au contraire, s’agissant de l’unité d’être, c’est à partir de l’unité et de la complexité de ma vie que je pose deux principes : un principe de détermination de vie, l’âme, et un autre principe ordonné à celui-là, capable d’être actué par celui-là. Il y a des niveaux différents, mais pas d’opposition. Q. : Qu’est-ce que le corps pour le philosophe ? Comment le distinguer de la structure saisie par le savant ? R. : C’est un problème très vaste, dans lequel nous n’allons pas entrer trop avant. Cependant il est important de voir ce que disent d’une part le biologiste et d’autre part le philosophe, et spécialement important aujourd’hui de bien saisir les relations qui existent entre le point de vue philosophique et le point de vue biologique. J’ai assisté un jour à une conférence d’un biologiste, qu’il avait intitulée : « La. politique de la vie », où il exposait les progrès de la biologie d’aujourd’hui pour essayer de comprendre ce qu’est le rythme vital. C’était extrêmement brillant, merveilleusement intelligent ... Et puis, quand il a eu fini, quelqu’un a dit : « Au tour du philosophe : maintenant, on va parler de la vie ! » ... En face d’un biologiste, surtout d’un biologiste qui aime son métier, le philosophe sent sa pauvreté. J’ai donc commencé par dire ceci : comment le savane est-il arrivé à ces résultats ? Grâce à ses expériences, grâces à ses analyses, grâce surtout à cet instrument merveilleux qu’est le microscope électronique, qui lui permet de scruter des tas de choses que je ne verrais pas à l’oeil nu.

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Mais pourquoi le philosophe ne se met-il pas à l’école du biologiste pour faire une « métabiologie », comme il y a une métaphysique ? C’est la tentation de certains philosophes : on se mettrait à l’école d’un bon biologiste, on prendrait ses conclusions, et on conclurait. Il est évident qu’en écoutant la conférence, je réfléchissais au point de vue philosophique ; d’une certaine manière, je faisais une « métabiologie », en essayant de comprendre les connexions que lui, le biologiste, ne donnait pas parce qu’il regardait les choses d’une façon très descriptive. Le philosophe s’intéresse à l’homme : pour lui, le vivant, c’est l’homme. Au contraire, ce qui intéresse le biologiste, ce n’est pas l’homme directement, c’est d’aller le plus loin possible dans ses coupes et ses analyses. Comme disait si joliment le conférencier, « pour connaître le vivant, il faut le tuer » ... Pour analyser scientifiquement le corps humain, il faut nécessairement qu’il ne soit plus vivant : il a été vivant, mais il n’est plus vivant. C’est donc à partir de l’homme que le philosophe essaye de saisir l’expérience intérieure du vivant. Je n’ai pas l’expérience intérieure du crapaud, ni celle de l’âne. Je projette sur eux beaucoup de sentiments, mais je ne peux pas savoir quelles sont leurs réactions. De temps en temps je vois les effets de ces réactions : la ruade ... ; mais autrement je ne sais rien. Le philosophe sait que l’homme a une situation tout à fait particulière, qu’il peut saisir la vie de l’intérieur. Et c’est cela qui intéresse le philosophe. Et là il n’y a pas de microscope électronique ! Et là on saisit la différence entre la science et la philosophie. Il s’agit de deux points de vue très différents pour attaquer le réel. C’est toujours le même réel : le vivant. Mais ce réel possède une richesse telle que je peux le regarder sous des points différents : le point de vue philosophique, le point de vue biologique. Le point de vue philosophique s’intéresse avant tout à la détermination, à la finalité, en reconnaissant que la finalité n’est parfaite que dans l’esprit. Ce qui intéresse le philosophe, c’est l’esprit. Le philosophe est essentiellement l’homme qui cherche à savoir ce que c’est que l’esprit, avec tout son conditionnement. Et comme l’esprit est donné dans une âme spirituelle qui informe un corps, le vrai philosophe ne peut pas se désintéresser du corps. La tentation de tout l’idéalisme, la grande tentation de Descartes, c’est de ne s’intéresser qu’à l’esprit : « Le corps, cela ne m’intéresse pas, c’est une mécanique ; je n’ai qu’à la remonter tous les jours, en mangeant un peu et en dormant ; mais cela ne m’intéresse pas ! » A ce moment-là, il y a une dichotomie entre l’esprit et la matière. Le philosophe réaliste au contraire s’intéresse énormément au corps, parce que le corps exprime des quantités de choses qu’on ne peut saisir que de cette manière-là. Il en est de même pour la parole et le concept. Si j’étais purement idéaliste, je dirais : « La parole ne m’intéresse pas ; la seule chose qui compte, c’est le concept. » Mais comment connaissez-vous le concept ? Par la parole. La parole est l’analogue du corps, par rapport au concept qui est l’analogue de l’âme. Analogiquement, vous incarnez vos concepts dans la parole, vous leur donnez corps par la parole, et par la parole vous pouvez les transmettre. Par notre corps, nous sommes en communication les uns avec les autres. Par notre corps, nous 40

sommes dépendants de tout l’univers. Alors que par l’esprit, nous sommes au-delà, nous dominons. Tout ceci, pour faire comprendre l’orientation différente du philosophe et du biologiste. Le biologiste, lui, essaye de connaître le corps, puisque c’est la. seule chose qu’il peut connaître : le biologiste ne peut pas parler de l’âme ; il peut uniquement parler de l’organisation du vivant. Il regarde les fonctions vitales, les réactions vitales, les conditions sine qua non de telle ou telle réaction, leur profondeur. Mais il ne peut pas entrer plus profond, il ne peut pas parler de l’âme : cela n’a pas de sens au niveau biologique. Il est du côté du corps vivant, de la matière vivante, de ce qui est capable d’être expérimenté, mesuré. Et à partir de là, il peut donner des lois. Mais il ne peut pas pénétrer plus profond. Il ne peut pas dire ce que c’est que l’âme. Si je comprends cela, je vois qu’il n’y a pas d’opposition entre les ceux, mais qu’il y a deux cheminements différents, et que le philosophe, lui, doit toujours s’intéresser à ce que dit le biologiste. Et il est passionnant pour un philosophe d’écouter un grand biologiste plongé dans les recherches actuelles. Le philosophe connaît le corps par l’âme, de l’intérieur, tandis que le biologiste connaît le corps de l’extérieur, par ses réactions vitales. L’un connaît la finalité et l’intelligibilité du corps par l’âme, tandis que l’autre connaît le conditionnement du corps et les réactions de ce conditionnement. Il n’y a pas d’opposition, mais complémentarité, en respectant les niveaux différents. Comment le philosophe va-t-il définir le corps ? En disant que le corps, nécessairement lié à la matière – mais une matière vivante, une matière organique, qui permet au vivant de se développer – est tout entier ordonné à l’âme. Dire que le corps est tout entier ordonné à l’âme, cela n’a de signification que pour le philosophe. Cela n’en a pas pour le biologiste, puisqu’il ne peut pas saisir ce qu’est l’âme. Le biologiste regardera seulement l’autonomie du vivant : comment ce vivant se développe-t-il ? Jusqu’où peut-il se développer ? ... Il verra que tel vivant transplanté dans tel milieu va s’éteindre, va disparaître, parce qu’il y a toujours un lien entre l’autonomie du vivant et son milieu vital. Il l’intéressera de voir ses réactions qui permettront la survie. Il verra celles qui lui permettront de se reproduire. Le philosophe, au contraire, étudiera toujours le corps en liaison avec l’âme ; il étudiera toujours le vivant à partir de l’âme. Voilà quelques pistes de réflexion sur ce problème très difficile, mais capital aujourd’hui, des rapports de la science et de la philosophie, avec le point de vue de l’idéalisme, tel qu’il s’est développé dans la phénoménologie, dans Husserl et Heidegger, et dans la philosophie réaliste. S’il a une philosophie réaliste, le philosophe est en liaison avec le biologiste parce qu’ils partent tous deux de l’expérience. Autrement, il ne peut pas y avoir de dialogue entre eux. Ainsi aujourd’hui les philosophies en vogue, qui sont des philosophies de la conscience, aboutissent à des impasses. Car ce qui intéresse le savant, ce n’est pas la conscience que vous avez d’une expérimentation, c’est le donné lui-même, le donné objectif, de l’expérimentation. 41

Quand un savant est en face d’un théologien qui se sert d’une pensée philosophique qui n’est plus réaliste, il se sent complètement en dehors. D’où le hiatus qui existe parfois entre savant et théologien, alors qu’ils devraient se rejoindre puisqu’ils regardent – à des niveaux différents le même réel. Mais l’un regarde le réel de l’expérimentation, l’autre s’arrête à la conscience, et la conscience est de l’ordre de l’intentionnalité : ce n’est pas le réel. D’où le hiatus entre les deux. Q. : Qu’est-ce qu’un corps glorieux ? Identité et différence avec le corps passible. Est-ce un corps matériel ? R. : Nous n’avons pas l’expérience d’un corps glorieux. C’est la Foi qui nous fait reconnaître ce que Jésus dit de lui-même : « Je suis la Résurrection »(Jn ll, 25). Nous savons qu’il y a eu la Croix et le mystère de la Résurrection du corps du Christ : le cadavre du Christ a repris vie. Il a repris vie au delà des regards des hommes : personne n’a assisté et n’a été témoin du premier moment de la Résurrection, tandis que certains ont été témoins du miracle de la résurrection de Lazare. Voyons donc ce que dit Jean à ce sujet, car l’Evangile de Jean est toujours la dernière lumière. Et c’est d’une précision étonnante. Jésus fait le miracle de la résurrection de Lazare (Jn ll) juste avant la Grande Semaine. Et les miracles de Jésus sont toujours une pédagogie, à laquelle il faut être très attentif parce que Dieu nous apprend par là à entrer dans le mystère. La pédagogie de la résurrection de Lazare montre ce que c’est que le miracle et ce que c’est que le mystère. Jésus dit : « Je suis la Résurrection », puis il fait le miracle, devant des témoins, qui voient Lazare obéir « comme un cadavre », « ut cadaver ». Jésus dit à Lazare : « Sors ! Viens ! Et Lazare sort. C’est assez impressionnant : Lazare sort vivant ! Et Jésus dit : « Enlevez les bandelettes. » Jésus aurait très bien pu faire sauter les bandelettes. Mais non ! Il a voulu la coopération de ceux qui étaient là, des serviteurs, des amis, pour que le miracle soit plus exactement ce que Dieu veut. Dieu ne fait jamais tout : il agit en Dieu avec une précision étonnante. Voilà le miracle. Et puis il y a le mystère. Dans la Résurrection du Christ, il y a le miracle et le mystère. Le miracle, c’est que le corps du Christ reprenne vie. Le mystère, c’est la cause de ce miracle : le Verbe de Dieu, présent dans l’âme et dans le corps, se sert de l’âme et du corps comme instruments de la Résurrection. St. Thomas en effet n’hésite pas à dire que le corps du Christ a été instrument de la Résurrection comme son âme. Ce qui est extraordinaire ! — et n’est plus du tout dit aujourd’hui.

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Il faut comprendre que le cadavre du Christ est resté uni au Verbe, que l’âme du Christ est restée unie au Verbe, puisque la cause principale de la Résurrection, c’est Dieu. L’on comprend alors que le mystère de la Résurrection, c’est le mystère de l’union hypostatique, c’est-à-dire le mystère du Verbe uni au corps et à l’âme. Le miracle de la Résurrection, c’est l’humanité sainte de Jésus qui reprend vie, et d’une vie toute nouvelle. Qu’est-ce qu’un corps glorifié, en effet ? C’est un corps qui a connu la mort et qui reprend vie d’une manière toute nouvelle. La glorification fait que le corps du Christ n’est plus soumis aux conditions de notre univers. Le corps glorieux du Christ échappe à notre univers. Il y échappe par le sommet, non pas par le bas, comme certains produits synthétiques actuels qui ne peuvent pas être corrompus. Le corps du Christ, lui, échappe à la corruptibilité de notre univers par le haut : par l’Esprit Saint. Le corps glorieux du Christ est habité par l’Esprit Saint, par l’amour. La Résurrection du Christ est une œuvre artistique du Saint Esprit, grand artiste, et artiste d’amour. Cet artiste d’amour peut se servir de la matière, puisqu’elle vient de Dieu. Et il s’en sert directement : il n’opère pas une transformation simplement extérieure, comme les chimistes ou les artistes peuvent en faire. L’action du Saint Esprit opère directement sur l’être. C’est pour cela qu’on ne peut parler de la glorification du corps du Christ que métaphysiquement : on ne peut pas en parler scientifiquement, ni biologiquement. Le biologiste ne peut absolument pas savoir ce que c’est, puisque la glorification du Christ fait que son corps devient instrument de l’amour substantiel de Dieu. On ne peut donc en parler qu’au niveau métaphysique de l’être. C’est Dieu qui agit sur l’être, sur la matière en tant qu’elle est un principe de devenir, et sur l’union de la matière et de la forme. Et Dieu agit pour faire que la matière connaisse une nouvelle dimension, qui n’est plus une dimension biologique, qui n’est plus une dimension physique, qui est une dimension divine. Le corps glorieux est à une dimension divine. C’est pour cela que la Résurrection du Christ est un miracle. C’est quelque chose qui échappe complètement à notre sensibilité. Notre sensibilité est absolument incapable d’atteindre un corps glorieux : Jésus peut être présent, et nous ne le voyons pas. La sensibilité humaine ne saisit que ce qui est conforme à notre monde physique. La Foi permet de saisir autre chose, qui est justement cette dimension divine : le corps glorieux du Christ est à n dimensions. Ceci me rappelle l’histoire de ce garçon converti, après avoir, à l6-l7 ans, rejeté la Foi et être devenu un athée violent, tout simplement parce qu’il faisait passer la science avant tout : les miracles de l’Ecriture sont de la fantaisie, ils sont contraires à la science, qui ne peut pas les expliquer, disait-il. Et puis, un jour, au Palais de la Découverte où il visitait tous les stands avec vraiment le désir de comprendre, il tomba sur un petit cinéma qui essayait d’exprimer que, s’il y avait un être qui ne soit pas aux trois dimensions de notre corps mais qui soit à n dimensions, il pourrait pénétrer notre univers sans que celui-ci s’en aperçoive. 43

Il s’est trouvé devant cela ... « Mais alors, si Dieu existe, il est à n dimensions ! Donc, il peut pénétrer notre univers sans qu’on s’en aperçoive ! » Le mur est dégringolé, et la Foi est revenue. C’est très beau. Donc,.le corps du Christ ressuscité, c’est un corps spirituel, c’est-à-dire un corps divin, c’est-à-dire un corps inondé directement par l’amour divin et qui est à n dimensions : il participe à la gloire du Verbe, et donc c’est un corps qui a des dimensions qui ne sont plus du tout ce que nous connaissons, nous, à trois dimensions. C’est tout à fait autre chose. Un jour, nous le verrons. Et à ce moment-là vous direz : « Ah ! je comprends ... ! » Parce que vous aurez l’expérience. Tant que l’on n’est pas dans l’expérience, on est dans la Foi, en se disant que ce n’est pas impossible. C’est cela l’œuvre du théologien : faire tomber les murs de l’impossibilité. Ce n’est pas impossible, dit le théologien, puisque, si le corps est glorifié, il est assumé par l’âme glorieuse du Christ, et il est entièrement instrument de la gloire de l’amour. C’est pour cela que le corps glorieux du Christ est vraiment l’instrument qui manifeste la gloire : c’est l’ostensoir de l’amour. Dans le corps glorieux du Christ, le Saint Esprit, qui est l’artiste, le grand artiste, agit non plus au niveau des formes, au niveau de l’expression, au niveau des qualités, mais agit au niveau de l’être et de l’amour. Et il glorifie en beauté : la recréation dans la gloire est une recréation dans la beauté, dans la splendeur. Pour le théologien, l’art est un pressentiment de la gloire, montrant que l’homme, même dans sa sensibilité, n’est pas lié à ce monde. L’art fait exploser notre univers sensible au delà de ses trois dimensions. Certes, on reste dans les trois dimensions, puisque l’artiste n’est pas un charlatan et que l’art ne fait pas de miracle. Mais l’artiste se sert des trois dimensions pour faire éclater quelque chose d’autre, pour faire un autre univers. Aristote le dira : il crée des mythes. C’est le langage symbolique. Et le langage symbolique essaye de dépasser les trois dimensions, pour atteindre quelque chose d’éternel, quelque chose qui est au-delà du mode physique. Quand le Saint Esprit se met à être artiste, il agit en transformant le corps. C’est pour cela que c’est de l’art, car l’art est toujours lié à la matière ; sinon, ce n’est plus de l’art, c’est de la métaphysique. Notre glorification sera la glorification de notre corps, uni à notre âme. C’est notre corps qui sera glorifié avec sa sensibilité, avec sa matière, mais dans des dimensions qui éclateront, qui seront des dimensions divines, par participation à la gloire du Verbe. Il n’est pas possible de s’imaginer ce dont il s’agit, parce que, dès qu’on imagine, on se « représente ». Et l’on est dans un univers à trois dimensions. L’éclatement des trois dimensions est quelque chose qui vient d’en haut, qui vient directement de la gloire et de l’amour de Dieu, qui font tout éclater.

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La seule manière d’entrevoir ce dont il s’agit, c’est de voir qu’au point de vue humain, il y a diverses manières de transformer la matière, qui toutes sont assumées par cet art divin. On peut transformer la matière en en faisant un outil : c’est la première façon dont l’homme a transformé la matière. Il a pris un silex et en a fait une hache. Un avion, c’est un outil qui nous transporte plus rapidement. Ce n’est pas une œuvre d’art, au sens absolu. Cependant l’outil a une beauté qui est de l’ordre de l’utilité : la beauté fonctionnelle d’un avion ... Un autre type de beauté, c’est la beauté de l’art proprement dit. Cette beauté-là n’est pas de l’ordre de l’utile : l’art est sans finalité ; cela ne sert à rien. L’artiste travaille uniquement pour la gloire, pour la gloire de notre univers – même si de temps en temps l’artiste se met à la place de l’univers et si cela devient « sa » gloire à lui ! L’artiste s’exprime dans un langage symbolique : il y a le langage du peintre, le langage du musicien, le langage du sculpteur ... Ces langages sont multiples, mais ils sont tous en dehors de l’utile. Ils expriment la glorification de la qualité : la couleur, le son, la masse, sont poussés le plus loin possible dans l’ordre de la qualité. C’est l’intelligence humaine qui, par l’imagination et par le sensible, glorifie la qualité. La beauté naturelle est encore un autre type de beauté la beauté d’une fleur, qui ne duré qu’un instant ; la beauté d’un coucher de soleil sur la mer, sur la montagne ... La beauté naturelle est une chose très fugitive, et qui annonce la gloire. La beauté d’un visage, la beauté d’un enfant ... c’est très beau. Mais cela se perd très vite. Et puis, cette beauté se retrouve : la beauté du jeune homme ; la beauté de l’athlète ; la beauté du vieillard ... Il y a donc trois types de beauté irréductibles : on ne pourra jamais unir les trois, parce que l’utile n’est pas la qualité, qui est quelque chose d’unique. Et la beauté naturelle est autre chose encore, de très fugitif. Il y a donc ces trois types de beauté très différents, et irréductibles. La beauté du corps glorieux unit les trois. Et cela, c’est le divin. Le corps glorieux du Christ est un instrument, un outil dans l’ordre de l’amour. Le corps Glorieux du Christ est une qualité magnifique : c’est la qualité dans l’ordre de l’amour, qualité substantielle d’amour. Le corps .glorieux du Christ est naturel, donc substantiel. Il est très étonnant de voir que les trois sont unis dans le corps glorieux du Christ. On ne comprend pas, on ne saisit pas, mais on voit un tout petit peu qu’il y a des choses qui annoncent le corps glorieux. Et il est important de voir que l’art est un langage ordonné vers la gloire, qui nous fait décoller un peu de cet univers un peu monotone, un peu triste, un peu terne. Il est très important dans notre vie de saisir ces trois accès qui nous conduisent à ce grand mystère de la glorification. Il faut souvent y penser : on ne pense pas assez à la glorification du corps du Christ, ni à la glorification de notre corps.

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La gloire du Christ nous est donnée. Nous sommes enveloppés de la gloire du Christ. Il n’y a pas de distance ‘ entre elle et nous. C’est cela le corps mystique : il n’y a pas de distance entre le Christ glorifié et nous. Ne disons pas : « Il est au ciel, il est très loin ! » Cela, c’est imaginatif. Le Christ glorifié n’est pas rival de notre univers : il le contient. Tout notre univers est fait pour la gloire du corps glorieux du Christ, pour la gloire du corps glorieux de Marie, pour la gloire de notre propre corps. La signification ultime de la matière, c’est la gloire. Pourquoi la matière ? Pour le corps glorieux, pour que le Saint Esprit puisse être un artiste. Le Saint Esprit peut moins œuvrer dans les anges puisqu’ils n’ont pas de matière. Le monde physique a été créé pour permettre à l’Esprit Saint d’être cet artiste extraordinaire vis à vis de la matière. Il faut être très sensible à l’alliance de l’amour et de la matière. L’esprit comme tel n’aime pas la matière : il la domine et la tyrannise. La matière est le domaine de l’opacité. Il faut s’approcher d’elle avec amour ; il faut bien la caresser – sinon elle se révolte – pour essayer de la saisir en profondeur, de la pénétrer en profondeur. Un vrai sculpteur sait cela : il connaît la matière, pour bien la prendre. Sinon il y a des revanches de la matière. Le corps glorieux, c’est l’Esprit Saint qui reprend tout, radicalement, par le bas. Il faudrait mettre en parallèle le mystère de la transsubstantiation, cela nous aiderait à comprendre. La transsubstantiation est signe de la gloire. C’est l’Esprit Saint qui transforme toute la substance, en laissant uniquement les apparences. La substance du pain, c’est la matière dont l’Esprit Saint se sert pour donner une présence de la chair du Christ ; de la chair glorieuse du Christ qui est celui qui a souffert à la Croix. Parce que le corps glorieux du Christ ayant n dimensions est au-delà du temps, tout ce qu’il a vécu sur la terre est présent dans l’éternité : le corps glorieux du Christ est tout le temps lié à Marie comme il l’a été pendant tout le temps de l’Avent, comme il l’était à Noël, comme il l’était à la Croix. Parce qu’il participe de l’éternité, il est au-delà de la succession du temps. Notre corps à nous est dans la succession du temps : aujourd’hui, nous ne pouvons pas vivre ce que nous avons vécu hier. Chaque jour, nous nous renouvelons pour vivre l’instant présent, sans pouvoir vivre encore ce que nous avons vécu hier. Et l’on ne peut pas vivre aujourd’hui ce qu’on vivra demain. On peut le vivre intentionnellement, mais non réellement. Réellement, on ne vit que l’instant présent. C’est pour cela que seul l’instant présent repose. Le passe et le futur fatiguent, parce qu’ils sont l’intentionnel. C’est le réalisme de l’instant présent qui repose. Le corps glorieux du Christ, présent sous les espèces eucharistiques, est un miracle qui annonce la gloire.

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Q. : Peut-on dire qu’être une personne est un l’ait de la nature de l’homme ? La nature n’est pas uniquement au niveau de l’être physique, puisque les êtres spirituels ont aussi une nature. Q. : Comment distinguer la nature de l’être ? R. : Il faudrait ici comprendre la différence entre la substance, la nature et la personne. Il ne faut pas seulement sauter d’un plan à l’autre, mais voir l’intermédiaire. La nature est un principe immanent au niveau du devenir, puisque c’est au niveau physique et que le monde physique est un monde du devenir. Toutes les réalités physiques sont tout le temps en mouvement ; elles n’ont pas de repos : le repos commence avec le vivant. Le physique, lui, évolue tout le temps. L’être du monde physique, c’est le devenir. Quand je saisis la nature comme matière, je saisis ce principe radical de tout devenir. La substance, c’est l’« ousia ». Là, il faut revenir au terme grec. (Le latin est très juridique. Le grec nous donne la diversité, tandis que le latin nous donne l’unité : l’Empire romain, c’est l’unité. Il faut revenir au grec si l’on veut garder l’intelligence parfaite, si l’on veut saisir le point de vue de la diversité.) La substance, c’est donc l’« ousia ». Cela vient du participe du verbe « être » en grec. Cela exprime « l’étant ». Ricœur traduisait cela en inventant un mot : « l’étance », la possession de « l’étant ». C’est-à-dire le principe radical d’un être en tant qu’il existe. Nous avons tous une « ousia ». Dans un être physique, dans nous-mêmes, dans notre corps et dans notre âme, nous avons l’unité d’être. Nous avons donc une seule « ousia », qui est notre substance, principe de notre être. Et cette « ousia », de fait, existe de telle manière qu’elle implique l’âme et le corps. Ainsi, à un certain degré de l’analyse, on voit la dualité. A un degré plus profond, l’unité apparaît. C’est tout simplement une question de degré de pénétration : au niveau de l’être, nous sommes un ; au niveau du devenir, il y a matière et forme. Gilson n’a pas compris cela, bien qu’il soit thomiste. Et ne l’ayant pas compris, il y a beaucoup de choses qu’il ne comprend pas. Il n’a pas vu que la grande découverte d’Aristote, ce n’est pas la distinction de la matière et de la forme, comme il le dit sans cesse. La distinction de la matière et de la forme vient de l’Inde. Cela a une saveur de devenir : l’Inde est le monde du devenir. C’est pour cela qu’elle recherche tellement le repos : elle a un sens tel de la corruption qu’elle recherche le repos, l’incorruptible. Cela, c’est le propre de l’Inde : il est important de saisir le génie de chaque religion dans sa racine. Donc, la distinction de la matière et de la forme vient du devenir, et elle est propre à Platon. Aristote, lui, a découvert l’au-delà de la distinction de la matière et de la forme : la substance, principe d’être. On commence alors à comprendre. La substance, principe d’être : en nous, notre substance implique, dans sa manière d’exister, l’âme et le corps.

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Notre manière d’exister est dans le devenir : je n’existe pas, naturellement, comme un être éternel ; j’existe, naturellement, comme un être en devenir. Tout en moi est en devenir. Je n’ai pas l’expérience de l’éternité. J’ai des nostalgies d’éternité, j’ai une soif d’éternité, mais je n’ai pas l’expérience de l’éternité, au point de vue philosophique. La Foi , elle, me donne l’expérience de l’éternité. Je vois bien la différence entre le domaine de la Foi et le domaine de la philosophie : dans le domaine philosophique, je suis dans le temps, dans le devenir. Et parce que je suis dans le devenir, forcément mon être se donne à moi de cette manière. Mais, dès que je me place au niveau de l’être, je dis : il y a un seul principe en moi, l’« ousia », qui assume ces deux aspects. C’est pour cela que, d’une certaine manière, je pourrais dire que la substance, c’est d’abord la détermination. Et c’est pour cela que je pourrais transporter le mot « nature » au niveau d’être spirituel. C’est là une métaphore très subtile. Qu’est-ce que le langage métaphorique ? C’est faire une transposition d’un domaine à un autre : « le lac rie » est un exemple fameux de la métaphore. Le lac ne rie pas ! Mais il se plisse un peu comme quelqu’un qui rie ... Et vous attribuez une propriété d’un domaine à un autre domaine : c’est l’homme qui rie, ce n’est pas le lac. Ici, c’est la même chose. La nature, normalement, est liée à la matière, mais elle est d’abord forme. Parce qu’elle est d’abord forme par la substance, je transpose la détermination dans l’ordre du devenir, dans l’ordre spirituel et je dis : « nature ». C’est pour cela que je peux parler d’une nature divine, d’une nature angélique. Mais, normalement, je devrais dire « substance » Selon un langage tout à fait propre, pour vraiment bien distinguer nature et substance, il faut distinguer être et devenir. Je dis bien « distinguer » ; surtout pas « séparer ». Vous voyez donc comment on peut transposer le mot « nature » pour les anges et pour Dieu. Q. : Comment une nature peut-elle avoir un être qui est celui d’une autre nature ? R. : C’est le passage de la substance à la subsistance, à la personne. Grâce à l’esprit, vous retrouvez toujours les trois dimensions : être, devenir, et esprit. L’esprit peut impliquer un devenir. L’esprit est l’ait pour l’éternité : il est au-delà de la matière. Et la matière est source de tout devenir. Cependant l’esprit peut être créé. Et en tant que créé, il peut impliquer un devenir. Notre esprit implique un devenir : nous devenons tous les jours un peu plus intelligents. L’intelligence est faite pour aller toujours plus loin. C’est une bêtise de dire : « Je possède la vérité ». On ne possède jamais la vérité. Si on pouvait posséder la vérité, il n’y aurait plus de devenir. 48

Il n’est pas facile de comprendre le devenir dans l’esprit : on risque de tomber dans l’évolution perpétuelle. Il faut être au-dessus des deux tendances. Entre les deux, il y a une position subtile qui est de dire : je possède certaines vérités, mais je dois acquérir toujours plus loin la vérité. Les partisans de l’évolution perpétuelle et ceux de la fixité absolue sont polarisés sur certaines valeurs, l’erreur consistant à faire de la partie un tout. Donc, il faut comprendre que la personne humaine, c’est l’esprit lié à la substance, lié à la nature. La substance assume la nature ; et l’esprit assume la substance, en lui donnant une nouvelle valeur : grâce à l’esprit, on atteint la finalité. Une personne, c’est quelqu’un qui est finalisé. Ce n’est pas l’avoir de la nature ni l’avoir de la substance qui lait une personne. Ce qui fait une personne, c’est une substance liée à l’esprit qui, par le fait même, demande à être finalisée. C’est pour cela qu’il y a quelque chose d’absolu dans la personne : elle est créée, mais elle a quelque chose d’absolu, quelque chose d’infini, à cause de l’esprit. L’esprit substantiel, c’est le personne. Donc, cela assume la nature : il peut y avoir des personnes angéliques. Les anges sont des personnes. Et l’ange a une nature spirituelle. La personne humaine, elle, assume la matière, assume la forme ; elle est substance principe d’être, elle subsiste dans son être. Et elle est au sommet de toutes les réalités que je peux voir. On pourra dire que la personne est au sommet de l’évolution, de la noosphère. C’est très vrai que la personne est au sommet : je n’ai jamais rencontré quelque chose qui soit plus grand que la personne humaine, dans l’ordre de l’évolution. C’est le sommet, c’est quelque chose qui atteint l’absolu. Donc normalement, la substance subsiste. Et quand cette substance est liée à l’esprit, on a la personne. En moi, je peux distinguer ma substance, mon individualité, ma nature matérielle, et ma personne. Je peux les distinguer , mais non les séparer. Et donc je peux voir qu’il n’y a pas de contradiction à ce qu’une nature individualisée, qui est une substance, qui est un esprit, puisse subsister dans une autre personne, qui est le Verbe. Il n’y a pas de contradiction. Evidemment, je n’en ai pas l’expérience. Dans le Christ, la nature individuelle du Christ, la substance individuelle du Christ, qui a été formée en Marie, donc la nature du Christ, l’âme et le corps, la substance du Christ en tant qu’il est un être individualisé, l’esprit du Christ, puisque c’est une âme spirituelle, subsiste dans le Verbe. Vous voyez la pauvreté radicale de cette nature humaine, de cette substance, qui n’a pas de personne propre. Mais cette pauvreté lui permet d’être Dieu. Il faut que le Créateur soit radicalement pauvre pour pouvoir être Dieu. Autrement, c’est impossible. Il y a une pauvreté métaphysique dans la nature humaine du Christ, un dénuement radical, qui fait que la nature humaine du Christ subsiste dans le Verbe : il n’y a pas de personne humaine, il y a une personne divine.

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Mais cette pauvreté est pour l’œuvre du Saint Esprit, le « Père des pauvres ». L’Esprit Saint, « Père des pauvres », est cet artiste qui agit radicalement sur ce qu’il y a de substantiel. Plus un artiste est grand, plus il veut toucher ce qu’il y a de fondamental et de premier : Mallarmé dit admirablement que l’artiste cherche toujours à découvrir le néant, pour que tout soit repris a partir du néant. Il n’aime pas les choses qui viennent se coller, s’ajouter. On ne peut pas ajouter quelque chose à l’art : il faut que cela jaillisse. C’est pour cela que l’artiste doit reprendre à partir de rien. L’artiste humain ne peut pas faire cela, mais il le sent. Il sent que tout doit être repris radicalement. L’Esprit Saint, lui, prend tout radicalement. Il forme la nature humaine en Marie ; l’âme substantielle, l’âme spirituelle, est créée par Dieu, mais ne subsiste que dans le Verbe. Et c’est pour cela que le Christ n’est pas au sens rigoureux une créature. Le théologien doit dire qu’il y a en lui une nature humaine parfaite, individuelle, mais il ne peut pas dire qu’il est une créature. Il ne dira pas qu’il a une personne propre. Il dira que sa nature subsiste dans le Verbe. Cela, c’est le mystère. Mais je vous montre qu’il n’y a. pas de contradiction. S’il n’y avait pas de distinction entre la substance individuelle et la personne, on dirait que c’est contradictoire, mais comme il y a une distinction, j’évite la contradiction.

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DEUXIEME JOURNEE

lère Conférence

LE JUGEMENT EST-IL L’ACTE PARFAIT DE L’INTELLIGENCE ?

Nous allons essayer d’entrer dans ce problème très délicat de l’analyse de notre vie de l’esprit : du « cogito », dirais-je pour ceux qui sont cartésiens. Il faut en effet réfléchir sur ce que c’est que « penser ». Les deux prochains jours seront encore consacrés à l’analyse de cette vie de l’intelligence ; ce matin, nous allons seulement essayer de tracer quelques avenues, en nous arrêtant à ce qui me semble être le oint de vue essentiel.

Survol historique Je reviens exactement à ce que je disais hier : il serait très intéressant de voir comment, dans notre philosophie occidentale, s’est progressivement posée le problème de l’intelligence, car il est toujours intéressant de savoir ce que pensaient nos grands-pères et nos arrière-grands-pères. Pour nous permettre de mieux le comprendre, il va nous falloir utiliser quelques expressions grecques, notamment le « nous » grec, traduit en latin par « intellectus », en français par « intelligence ». Mais le courant plus platonicien a traduit le « nous » par « mens » - la « mens » de St. Augustin ! Nous verrons demain au ‘il y a aussi la « ratio », le raisonnement. Le « nous » représente ce qu’il y a de fondamental dans l’âme spirituelle, qui est une âme intellective . Par ce terme « intellective », je veux essayer d’exprimer ce qu’il y a de dépassement par rapport à la « fantasia ». Celle-ci est cette faculté fantastique qui, en nous, est capable de toutes les fantaisies : l’imagination - en grec, « fantasia ». L’italien a gardé ce mot « fantasia ». La « fantasia », c’est donc toute la faculté imaginative qui est en nous. Pour la philosophie grecque, le gros problème a été de distinguer le « nous », l’intelligence, de la « fantasia », l’imagination. Bien des hommes croient penser, alors qu’ils restent dans la « fantasia », dans l’imagination. La première chose à faire au point de vue philosophique, c’est de voir qu’il y a une différence entre la « fantasia » et l’intelligence, ce qui est un très gros problème parce que, de fait, constamment nous restons dans la « fantasia ». Du point de vue historique, le premier philosophe grec qui a découvert le « nous » et qui en a parlé, c’est Anaxagore. Platon l’a repris, mais pratiquement, celui qui a vraiment réfléchi sur le « nous », c’est Aristote, dans un livre particulièrement intéressant, qui a été à l’origine de toutes les grandes spéculations qui ont suivi. 51

Vous savez en effet que nos philosophes, qu’ils soient français, allemands, anglais, italiens ou espagnols, dépendent tous des Grecs. La Grèce est le berceau de la pensée. Des Grecs, cela est passé aux Arabes, qui à ce moment-là habitaient l’Espagne et un peu partout dans le monde. Aux 9ème et llème siècles, le monde musulman s’est emparé de la pensée grecque, a beaucoup spéculé sur elle et l’a développée. Puis tout cela est revenu du côté de l’Europe avec les théologiens. Et enfin, à partir de Descartes, c’est le point de vue du problème de l’intelligence. Pour Descartes, ce n’est pas le « nous », c’est le « cogito », c’est l’entendement. L’entendement n’est pas tout à fait l’intelligence. C’est autre chose que l’intelligence : c’est à partir du « cogito », c’est-à-dire à partir de la réflexion. L’entendement est beaucoup plus du côté de la réflexion et de la relation, tandis que le « nous » et l’intelligence sont beaucoup plus du côté du jugement et de la contemplation, comme nous allons le voir. Ce premier, problème historique est complexe ; il y aurait pas mal de choses à voir à son sujet, mais je ne veux pas entrer dedans parce que cela nous prendrait trop de temps. Cependant, il faut toujours une petite note historique : c’est intéressant parce que cela montre les difficultés et nous fait penser avec des gens qui ont pensé avant nous. On doit être respectueux, même si l’on n’est pas d’accord avec eux.

l. La Vie de l’Intelligence Entrons maintenant dans la réflexion philosophique : réfléchissons sur notre « cogito » - nous partons de Descartes -, sur notre pensée, sur le domaine de la méditation. Que se passe-t-il quand nous réfléchissons sur ce domaine intérieur de la pensée ? Il y a tout de suite un très gros problème, à mon sens le problème numéro un : c’est le problème de la représentation et le problème de la signification. Ce sont des problèmes très actuels que ces vieux problèmes ! Ce sont des problèmes éternels qui reviendront toujours.

A. Le domaine de la représentation Vous vous représentez un éléphant ou un hippopotame, un petit singe ou un serpent ; vous vous représentez un arbre. La représentation, c’est l’imagination. L’imagination ne dépasse pas la représentation, et elle se représente des choses extraordinaires : vous pouvez faire un petit dessin de ce que vous vous représentez. Quand vous dormez, vous avez peut-être des cauchemars, des rêves. Les rêves, c’est de l’ordre de la représentation : vous vous êtes « représenté » quelque chose. C’est varié, c’est multiple, mais c’est de la représentation. La représentation, c’est le domaine intérieur, mais un domaine intérieur qui ne dépasse pas, philosophiquement, l’intentionnalité imaginaire. Ceci est un terme un peu technique dont il faut essayer de saisir le sens : l’intentionnalité est toujours un domaine intermédiaire. Dès 52

que l’imagination se représente quelque chose, on est dans le domaine imaginatif de l’intentionnalité imaginaire, de l’intentionnalité sensible : on se « représente » quelque chose. On est donc dans le domaine de la représentation. Nous allons voir qu’en entrant dans le domaine de la signification, on entre dans le domaine de l’intelligence. La représentation, elle, ne signifie pas. La signification nous met au niveau de l’universel. C’est pourquoi il y a là un partage des eaux absolument capital, parce que, si l’on veut dans le problème de l’intelligence, il faut d’abord bien distinguer le domaine de la « fantasia ». Le domaine de la « fantasia », c’est le domaine de la représentation, alors que le domaine de l’intelligence, c’est le domaine de la signification. Et là je prends à la racine, car il faut toujours remonter à la source. Donc, il y a tout un domaine de l’imagination : c’est pour cela que le domaine artistique sera au-delà de la représentation, au-delà de la signification, et fera comme une synthèse propre qui sera un domaine symbolique. Le domaine symbolique n’est ni le domaine de la représentation pure, ni le domaine de la signification pure. C’est un autre domaine : le domaine symbolique. C’est une autre forme d’intelligence : l’intelligence artistique. Nous essayerons une autre fois de l’analyser et de la situer, mais je vous montre tout de suite ici que le symbolisme n’est pas uniquement de la représentation, ni uniquement de la signification : c’est quelque chose de beaucoup plus complexe. Et justement, il y a dans la symbolique des données multiples qui tiennent un peu des deux. Le domaine symbolique est un domaine de l’intentionnalité. Ainsi y a-t-il l’intentionnalité de la représentation et l’intentionnalité de la signification. Prenez le mot « chien » : dès que vous dites « chien » ici, vous vous représentez tout de suite quelque chose de particulier : ce chien qui est ici. Mais si vous faites abstraction de ce chien particulier et que vous pensez « chien », à ce moment-là il y a des quantités de chiens et vous n’avez plus de représentation : vous êtes dans la signification, la signification « chien » : « C’est un animal ». Et, dès que vous êtes dans l’animal, vous ne vous représentez plus grand chose. C’est la signification universelle. Voilà donc le partage des eaux : représentation - signification, avec entre les deux le domaine symbolique qui est un lien entre les deux. Nous ne devons pas mépriser le domaine de l’imagination : nous en avons toujours besoin. Nous verrons combien l’imagination est présente à toute notre vie intellectuelle : nous ne pouvons jamais penser sans l’imagination, sans qu’il y ait un petit schème représentatif. Même quand vous pensez des choses très spéculatives, vous avez toujours une petite image. Il est très important de le dire : cela montre tout de suite que l’on ne peut arriver à arrêter complètement quelqu’un de penser - dans certains états psychologiques ; ou clans le cas de celui qui est dans le coma ; ou lors de certaines petites opérations de cinq minutes qui peuvent empêcher quelqu’un de communiquer avec d’autres au niveau de la pensée. L’édifice de la pensée est quelque chose de très fragile, et aujourd’hui, avec certaines piqûres, on peut faire complètement dérailler quelqu’un. Ce qui montre que nous agissons sur l’intelligence par l’imagination. 53

L’imagination est liée à la passion, à toute notre vie végétative. Quand nous sommes trop fatigués, c’est le brouillard. Quand nous sommes trop passionnés, il est très difficile de nous dominer. Par l’imagination, tout le domaine de la représentation est lié au sensible, à la passion. Il faut arriver à émerger de là pour entrer dans le point de vue de le signification, qui est le domaine de l’intelligence. La distinction que nous faisons ici entre représentation et signification est une, distinction de l’analyse, mais, dans son exercice, la pensée est toujours liée à la représentation. Cette distinction est une distinction philosophique, une analyse théologique, mais non une séparation. Si c’était une séparation, ce serait très grave : je retomberais dans Platon, et j’aurais une pensée séparée. Mais je n’ai pas de pensée séparée : je peux penser quelque chose qui est au-delà de la représentation, je peux saisir quelque chose qui est au-delà de la représentation et de la signification, mais je ne peux pas penser sans image. Il y a toujours un support imaginatif. C’est là où l’on voit l’unité de l’homme : voyez ce que je vous disais hier sur l’âme spirituelle et le corps. Pour St. Thomas, il y a toujours un support imaginatif, même aux grâces d’oraison les plus profondes. En effet, dans son exercice, la Foi est liée à l’intelligence, et l’intelligence est liée à la représentation ; c’est pourquoi il ne peut pas y avoir un exercice des grâces les plus profondes, les plus mystiques, sans une petite image. Certes, on ne s’arrête pas à l’image, mais on comprend très bien comment celle-ci peut être cause de déviations. Ceci pour vous montrer que, si nous distinguons, nous ne séparons pas. Dans l’ordre de l’exercice vital, toujours toute ma pensée est liée à mon imagination, et donc liée à mes états passionnels. C’est pour cela qu’il est si difficile d’être objectif. Les journalistes savent cela admirablement aujourd’hui : ils sont anti-objectifs pour amener des états passionnels. Dès qu’il y a un événement, ils l’exploitent. Exploiter un événement n’est pas de l’objectivité ; c’est essayer d’être imaginatif, d’embrouiller exprès les situations. Il n’y a rien de moins objectif que le drame : un drame, c’est passionnant ! Ce peut être très douloureux, mais c’est passionnant ; on est saisi par lui. L’objectivité est beaucoup moins passionnante, mais elle est beaucoup plus vraie. Là, il faut saisir la différence entre la signification, qui met tout de suite en face de l’objectif, et le point de vue dramatique, qui est subjectif. Le drame se situe au niveau du mythe, dit Aristote, c’est-à-dire du symbole : le drame est toujours symbolique. La réalité l’est beaucoup moins. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas un fondement dans la réalité : il y a un fondement du drame dans la réalité, mais le drame est toujours au niveau symbolique, au niveau de mon imagination liée à mon intelligence — mon intelligence présente dans mon imagination.

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B. Le domaine de la signification Entrons maintenant dans le domaine de la signification, domaine propre de l’intelligence. C’est-à-dire, essayons de comprendre ce que c’est que l’intelligence quand elle est capable de dépasser l’image. L’intelligence saisit quelque chose au-delà de l’image. C’est pourquoi les artistes sentent très bien qu’on n’a rien compris à leur tableau lorsqu’on leur demande : « Qu’est-ce que cela signifie ? » En effet, si l’on reste au niveau symbolique, on ne demande pas la signification : la signification est dans le symbole. Au contraire, dès qu’on analyse philosophiquement, on dit : « Qu’est-ce que cela signifie ? » C’est le philosophe qui se pose cette question - et cela détruit l’art. Il faut bien sentir ce passage entre l’image, liée au symbole, et le point de vue de la signification. La signification se présente dans notre vie de multiples manières. Nous allons essayer de voir les différents degrés de signification : il y a la signification simple, élémentaire, et il y a des significations complexes.

a) D’un point de vue philosophique : le contenu Essayons d’analyser les différents degrés d’abord d’un point de vue philosophique. l. Tout d’abord le degré élémentaire. Vous dites « chien ». La signification « chien » est quelque chose d’élémentaire. Et pourtant, cet élémentaire peut se diviser en quelque chose d’encore plus élémentaire : « animal ». Ceux d’entre vous qui ont fait un peu de logique diront : l’animal, c’est le genre ; et le chien, c’est l’espèce. Mais, dans l’ordre de la signification, cela reste quelque chose de premier. 2. Une signification complexe est donnée lorsque vous énoncez quelque chose, par exemple : « Le chien est un animal ». Dire cela n’est plus quelque chose de simple. « L’homme, c’est l’intelligence liée à la main » : une bonne définition de l’homme que nous donne Aristote. « l’homme, c’est un animal vertical » : définition encore plus astucieuse, qui exprime quelque chose au point de vue morphologique. Cela a beaucoup intrigué les anciens que l’homme soit un animal capable d’être vertical ! Ce sont là des énonciations complexes : en disant cela, j’unis l’homme et la verticale ; je marque le lien entre l’homme et la verticale, entre l’animal et l’horizontale. Pourquoi se fait-il que l’animal soit horizontal, et que l’homme soit vertical ?... Voyez la cuisine : la cuisine est le domaine des alliances. Quand vous faites la cuisine, vous faites toujours des alliances de choses plus élémentaires ; et finalement, vous avez quelque chose de complexe. 3. La complexité est plus grande encore dans un troisième degré, ou il n’ y a plus que des relations. Cette fois, ce n’est plus tellement le contenu de la signification qui m’intéresse, c’est le jeu de relations. On dira : « C’est fonctionnel ». On parlera d’un aéroport tout à fait élémentaire et d’un aéroport fonctionnel. Ce n’est pas de la représentation, c’est dans le domaine de la signification. Quand je dis : « aéroport fonctionnel », je ne me représente pas nécessairement un aéroport, je vois uniquement le plus de relations possibles. Plus le jeu de relations possibles est grand, plus c’est fonctionnel, et plus je m’éloigne de la signification élémentaire du point de départ. 55

Il est intéressant de voir cela, qui montre tout un développement de l’intelligence. Le domaine de l’intelligence, c’est le domaine de la signification, qui va jusqu’à l’aspect relation. Dans la relation, il y a encore une signification ; dans la fonction, il y a encore une signification, mais une signification très particulière : une signification au carré. Une signification au carré, parce que cela présuppose une première signification, d’où est née une seconde signification. Quand vous dites : « C’est fonctionnel », si vous y réfléchissez, vous voyez que c’est une signification de la signification ; cela a perdu son sens premier. Vous voyez comme sont curieux les étages dans la vie de l’intelligence.

b) D’un point de vue psychologique : le comportement. Voyons cela maintenant d’un point de vue psychologique, c’est-à-dire du côté de l’exercice, du côté du conditionnement, du côté de notre conscience. l. Quand nous réfléchissons, nous voyons que, dans notre réflexion, il y a des « saisies », des choses que nous saisissons. C’est très proche de l’intuition, mais ce n’est pas l’intuition : « c’est saisi ». Par exemple : « Tiens, c’est vrai : je n’avais jamais vu la différence entre la représentation et la signification. Très curieux ! C’est pourtant très élémentaire. Et je ne l’avais jamais vu ! » Donc, je saisis. 2. Et puis, dans notre vie psychologique, il y a des moments où nous jugeons. Le jugement, c’est un discernement. Ce que n’et pas la saisie. La saisie peut être très proche de la représentation : je vois quelque chose, uniquement. Et puis, une fois que je réfléchis, je discerne. Le jugement est lié au discernement. Ce n’est plus du tout la saisie, c’est quelque chose de très particulier. 3. Enfin, troisième moment dans notre vie psychologique : le raisonnement. Ainsi, il y a des gens qui sont uniquement dans des saisies successives, qui passent du coq à l’âne : ils ont des saisies. Il y en a d’autres qui prennent du recul, qui discernent, qui ne font que discerner et juger. Et enfin, il y a des gens qui raisonnent, indéfiniment. Nous avons les trois en nous, mais chacun d’entre nous appartient à un groupe plus qu’à un autre : il y a ceux qui sont qualifiés pour les raisonnements, ceux qui sont qualifiés pour les discernements, et ceux qui sont qualifiés pour les saisies. Un enfant sera beaucoup plus incliné vers des saisies. Quand je dis « un enfant », je ne mets pas d’âge : notre intelligence peut toujours être à cet état premier. La jeunesse de l’intelligence, c’est la saisie. Autant que possible, il faut toujours garder une intelligence jeune. Car il y a dans l’intelligence un état de nativité : elle naît dans la saisie. Et c’est toujours une intelligence intuitive, une intelligence qui se renouvelle tout le temps. Une intelligence à l’état mûr est celle qui discerne : elle peut juger. Il faut beaucoup de maturité pour juger. Il y a très peu de jugements qui sont de vrais jugements, de vrais discernements. Dans le jugement, il y a aussi des aspects très différents : il peut y avoir un jugement critique, ou un jugement contemplatif. L’intelligence contemplative, c’est l’intelligence qui juge. 56

Enfin, il y a l’intelligence qui aime discuter, discuter tout le temps, remuer indéfiniment : l’intelligence qui raisonne. Il y a des gens qui aiment avoir un adversaire. Ils le suscitent : s’ils n’ont pas d’adversaire, ils ne pourront pas parler ; et s’ils ont un adversaire, ils pourront toujours le contrer. Indéfiniment. Ils aident la discussion, la discussion pour la discussion. Vous voyez qu’il y a beaucoup de demeures dans la vie de l’intelligence. Je crois qu’il est assez facile de saisir le parallélisme de ces trois moments. Nous avons simplement essayé de comprendre d’un côté le contenu, de l’autre le comportement. En réalité, il y a beaucoup de paliers, qui tous se ramèneront en fait à ces trois grandes avenues.

2. Analyse Philosophique. Le Jugement, acte parfait de l’Intelligence. J’ai donc essayé de vous mettre en face de cette expérience interne que nous avons tous. Nous allons maintenant réfléchir sur l’analyse que le philosophe peut en faire. Le philosophe va essayer de comprendre comment ces trois aspects vont représenter la vie du « nous ». C’est l’intelligence qui se manifeste dans les saisies. C’est elle qui se manifeste dans le discernement et le jugement. C’est elle encore qui raisonne. C’est toujours l’intelligence. Il s’agit donc de comprendre la structure profonde de cette intelligence, et l’analyse philosophique est là pour essayer de discerner cette structure et de voir si elle implique des séparations, ou tout simplement des distinctions. Puis-je séparer l’intelligence élémentaire de l’intelligence complexe ? de l’intelligence qui raisonne ? de l’intelligence fonctionnelle ? Puis-je les séparer, ou s’agit-il simplement de distinctions ? Autrement dit, est-ce que la vie de l’intelligence va toujours impliquer les trois ? Dans tout jugement, y a-t-il un raisonnement ? Dans tout raisonnement, y a-t-il une saisie, une mise en lumière ? Cela, c’est l’analyse philosophique. Psychologiquement, on ne peut pas le savoir ; simplement, nous constatons : « Oui, c’est comme cela ». Je vois qu’il y a des dominantes psychologiques : chez certains, ce sont les saisies ; chez d’autres, c’est le discernement ; chez d’autres encore, c’est la discussion. Pour aller plus loin, il faut entrer dans l’analyse philosophique. Essayons donc maintenant, par un dernier effort, d’entrer dans l’analyse pour mieux saisir ce qu’est le jugement et comprendre comment le jugement est l’acte parfait de l’intelligence. Cela, c’est la conclusion philosophique de l’analyse : saisies - jugement raisonnement. Le raisonnement est ordonné au jugement, et la saisie est ordonnée au jugement ; le point central où tout se noue, c’est donc le jugement. C’est cela que je veux dire quand je dis que le jugement est « l’acte parfait » : cela veut dire que tout est ordonné au jugement. La qualité d’une intelligence consiste dans le jugement. Un être qui n’arrive pas à 57

juger est encore une intelligence imparfaite. La discussion ne prouve pas une intelligence parfaite : des gens discutent admirablement qui sont incapables de juger. Je le répète : la qualité d’une intelligence est dans le jugement. Nous allons donc essayer de comprendre cela. Pour cette analyse philosophique, je pourrais partir de beaucoup de points de départ. Je partirai de ce qui m’est le plus conscient dans ma vie intellectuelle : le philosophe s’attarde plutôt à une expérience vécue ; il l’analyse ; et à partir de cette analyse de l’expérience vécue, il essaye de mettre de l’ordre. Je vais donc m’arrêter à une seule expérience, parmi d’autres, que je vais creuser. Cette expérience, c’est l’expérience du jugement d’existence. Je prends celle-là parce que, au bout d’un certain nombre d’années philosophiques, il m’apparaît que c’est là le nœud auquel il faut tout le temps revenir. Le jugement d’existence : « Ceci est » ; « Cette table existe ». Il paraît très simple de dire cela, mais c’est immense. Il vous est arrivé quelquefois d’être pris dans un cauchemar, dont vous n’arriviez pas à sortir. Et puis tout à coup, vous vous réveillez : « Ah ! heureusement, c’était un rêve ! Ce n’était qu’un rêve ! La réalité, c’est autre chose, maintenant, je vais m’y retrouver ! » Il y a là un petit passage extrêmement intéressant, au moment où vous retrouvez votre lucidité. Il y a des gens qui rêvent toute la journée : ce sont des somnambules ambulants. Ils continuent toute la journée à rêver. Vous leur dites : « Mais non, regardez la réalité ! Mais c’est cela que je pense ! Oui, c’est cela que vous imaginez : vous ne pensez pas du tout, vous restez dans votre rêve. Vous imaginez cela, mais la réalité, c’est autre chose. » « Ceci est » : jugement d’existence qui n’a l’air de rien, mais qui marque l’éveil premier de l’intelligence par rapport au réel : je discerne ce qui est en moi et ce qui est en dehors de moi. Cette table n’est pas moi ! Pourtant, je peux la toucher. Je peux m’en servir. Fonctionnellement, elle peut m’appartenir : elle est à moi, elle est mon avoir. Je peux l’utiliser. En réalité, elle n’est pas moi. Donc, je fais le discernement entre avoir et être - ce qui n’est déjà pas si facile ... - : l’avoir est du côté de la fonction, ce qui commence à m’éclairer. L’avoir est toujours du côté de la fonction. Tandis que l’être, ce n’est pas l’avoir : c’est beaucoup plus profond. Cette table, ce n’est pas moi : je fais le discernement entre cette table et moi. Mon corps, lui, c’est à la fois un avoir et un être. Je touche mon corps, je le possède. Et puis, il est moi. quand je me réveille, je me touche, et je peux toucher autre chose à côté : le réveil, mon lit ... J’arrive à faire le discernement entre ce qui est extérieur à moi et ce qui est moi. Voilà le jugement d’existence. C’est pour cela que je dis : là, l’intelligence découvre quelque chose qui est. L’objectif de l’intelligence, c’est de découvrir quelque chose qui est, peu importe ce que c’est : elle découvre quelque chose qui n’est pas moi. Premier discernement entre la subjectivité et l’objectivité. 58

Si je réfléchis à ce jugement d’existence, je m’aperçois qu’il n’est pas simple, bien qu’il puisse m’apparaître simple. Le signe qu’il n’est pas simple, c’est qu’il s’exprime : « ceci est ». C’est-à-dire qu’il comporte deux éléments : un élément de détermination, « ceci », et un élément tout à fait distinct, un élément d’actuation : « c’est », « cela existe ». Deux aspects sont donc impliqués dans mon jugement d’existence : la détermination et l’actuation. Il n’est donc pas absolument simple ; il s’exprime dans quelque chose de complexe, et je suis bien là au niveau du jugement : « ceci est ». Au point de vue de la signification, « ceci » ne signifie pas la même chose que « est ». « Est », « être », dépasse toutes les significations. Pour la signification de « ceci », il n’y a pas de problème : c’est une table, c’est un chien, c’est un outil ... ; je classe tout de suite ; j’ai les catégories, les déterminations. Au contraire, quand je dis : « ceci est », et que je cherche la signification de « est », cela devient très difficile. La signification de « est » est quelque chose qui est ultime, c’est un au-delà de toutes les significations. Je ne peux pas ramener la. signification de l’être à telle signification. Je ne peux pas dire : « l’être, c’est la qualité ». Alors, la quantité ? Je ne peux pas dire : « l’être, c’est l’action ». Alors, quand je pâtis, cela n’existe pas, c’est du néant ?... Etre, c’est tout. Tout ce qui est, est. Et donc l’être, c’est un au-delà de la signification. En réfléchissant sur le jugement d’existence, vous voyez ce que je disais tout à l’heure : la signification montre que dans le jugement il y a quelque chose qui dépasse la signification. Lorsqu’on dit : « ceci est », ce n’est plus la représentation, c’est un au-delà. Il y a donc la représentation, la signification, et un au-delà de la signification. Cet au-delà de la signification, tout à fait mystérieux, apparaît lorsque j’affirme : « ceci est ». L’avoir est très différent. C’est une détermination et une signification, parce que c’est en relation avec moi. L’avoir implique toujours une relation vis à vis de moi : c’est beaucoup plus du côté du fonctionnel. Là, c’est la détermination. Tandis que, lorsque je dis : « ceci est », mon intelligence est vraiment en contact avec le réel. Et si mon intelligence est en contact avec le réel, elle ne va plus s’attarder ni à la représentation, ni à la signification. Elle va être attentive à regarder « ceci est ». On touche là quelque chose de très particulier à la vie de l’intelligence , qui est faite pour saisir, connaître le réel. C’est à partir de cette réflexion sur le jugement d’existence que le réel apparaît - mais quelque chose que je ne peux pas représenter. J’ai la représentation du réel, et la représentation du réel n’est pas le réel. J’ai la signification du réel, et la signification du réel n’est pas le réel. Le réel est plus que cela : il dépasse tout cela. Et l’intelligence est capable de le saisir. On est là vraiment en face d’une intelligence qui reconnaît le domaine de la représentation, le domaine de la signification, et qui aussi saisit quelque chose d’autre. Ceci est très impressionnant quand on y réfléchit ...

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Le jugement d’existence, « ceci est », est donc quelque chose de complexe. Si c’est complexe, ce n’est pas élémentaire. Il y a donc dans le jugement quelque chose d’antérieur au jugement, qui est justement cette saisie élémentaire de « ceci ». Par exemple : « ce chien existe ». Il faut en être sûr. Ce n’est pas un automate ; ce n’est pas une fabrication humaine. Ce chien existe. Il existe comme chien. Il est vivant. Il existe. Il est. Il n’est pas seulement une fonction : il est. Vous voyez bien que, dans le jugement d’existence est contenu quelque chose d’antérieur à ce jugement d’existence, de plus élémentaire que lui : c’est la saisie de la détermination. Et donc le point de vue de l’affirmation : « ceci est », est bien un dépas ement de la signification, puisque la signification est présente – « ceci est » -, mais c’est un dépassement de la signification. Donc, je ne peux pas définir l’intelligence par la signification. Si l’on comprend cela, cela va très loin. Et à ce sujet, il y a bien des erreurs : tout le monde définit l’intelligence par la signification. Tout l’idéalisme définit l’intelligence par la signification, et l’aspect essentiel de l’intelligence échappe. L’intelligence est faite pour connaître le réel. Elle n’est pas faite pour digérer indéfiniment ce que j’ai pensé. C’est ainsi que l’on définit ordinairement le philosophe : quelqu’un qui rumine tout le temps, qui rumine indéfiniment, ... et au bout d’un certain temps, c’est acide ! Non, ce n’est pas cela, la philosophie ! Ce n’est pas ruminer ce que je pense et ce que les autres ont pensé. C’est connaître ce qui est et ce qu’est l’homme. Parce que, parmi les réalités qui existent, l’homme est la réalité la plus existante. Apparemment du moins : je n’ai pas encore rencontré un surhomme. J’ai rencontré des hommes plus ou moins parfaits, plus ou moins intelligente, plus ou moins volontaires. Mais je n’ai pas encore rencontré un être qui soit au-dessus de l’homme. Ici, nous touchons quelque chose d’extrêmement important : le point de départ de toute notre vie intellectuelle. Ce point de départ n’est pas un point de départ intuitif, parce qu’il présuppose un élément, quelque chose d’élémentaire : la saisie de la détermination, le « ceci ». Pour dire : « ceci est », il y a un dépassement de la signification, et cependant la signification est présente. Nous voyons donc que, par le jugement d’existence, nous découvrons ce que c’est qu’une philosophie réaliste. Mon intelligence est faite pour atteindre la réalité : « ceci est une rose ». Est-ce que cette rose est réelle ? ou n’est-elle pas réelle ? Je regarde de très près pour voir si elle est réelle ou pas réelle : cela pourrait être une rose éternelle, le rose en soi, qui ne serait pas réelle. Comment faites-vous pour voir si elle est réelle ? Vous vous approchez pour voir si elle sent bon ... vous la touchez ... Et progressivement, vous arrivez à dire : « Oui, elle est réelle ». Si vous ne faisiez que la regarder, il n’est pas sûr du tout que vous puissiez vous rendre compte de sa réalité : la représentation peut être admirable. Mais en touchant, vous vous rendez compte : « Ah oui, ceci est ! C’est une réalité ; une réalité qui n’est pas faite par l’homme : « ceci est ». C’est quelque chose qui s’impose à moi comme une donnée extrinsèque, capable d’enrichir mon intelligence, parce que « ceci est ».

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Si c’était une œuvre d’art, ce serait très bien, mais ce ne serait pas fondamental : ce serait second. Au contraire, dans « ceci est », je dépasse le point de vue symbolique, je dépasse le domaine de la représentation et celui de la signification, je touche l’être ... Comme c’est curieux ! Dans ce jugement d’existence est -présupposée la saisie ; et la saisie est dépassée par le point de vue de l’être. Qu’en est-il du raisonnement ? Le raisonnement, lui, n’est pas nécessairement présent, quoique, lorsque je dis : « ceci est », il y aura toujours des raisonnements latéraux. A propos de la rose, par exemple, -pour pouvoir dire : « ceci est », je raisonnais, je me demandais si ce n’était pas quelque chose d’artificiel … Vous voyez, les raisonnements viennent ! Et donc, les raisonnements peuvent très bien être antérieurs à la saisie. Cependant ce qui est sûr, c’est que, dans le jugement d’existence, tout d’un coup, à un moment donné, je laisse tomber tous les jugements et je suis seul avec cette réalité. Quand. je touche la rose, je suis en dialogue avec elle. Evidemment, elle ne me répond pas beaucoup, mais elle me répond, quand même : cette pauvre petite rose me répond dans son être : elle est. Et parce qu’elle est, elle a quelque chose que je ne suis pas. C’est extraordinaire ! Je ne suis pas la rose. Je peux la connaître et la manger, mais ce n’est pas la connaître et la manger qui me la feront mieux connaître dans son être. Ce sera autre chose. Il y aura toujours quelque chose d’irréductible. Manger, c’est un autre toucher : si je la. mange, je verrai tout de suite si c’est quelque chose de réel ou non, c’est certain ; mais son existence restera irréductible. Dans le jugement d’existence, c’est son existence qui me dépasse. Ce quelque chose qui me dépasse montre qu’il y a dans la réalité, dans n’importe quelle réalité, quelque chose d’irréductible à moi et que mon intelligence est capable d’atteindre. L’intelligence atteint l’existence de cette chose. Et c’est quand l’intelligence atteint l’existence de cette chose qu’elle est -parfaitement éveillée : elle est laite pour découvrir cela. Et par là, vous comprenez que le jugement est l’acte parfait de l’intelligence : l’intelligence est faite pour saisir le réel, pour pouvoir être en présence du réel. Que vous preniez la rose, que vous preniez l’homme, que vous preniez n’importe quelle autre réalité, l’intelligence est faite pour les découvrir.

L’objet Encore un dernier point : je vous ai dit que nous préciserions ce que c’est que l’objet, parce que c’est une donnée constante. Et là, je vous pose des questions : où apparaît l’objet ? Est-il du côté du « ceci » - la rose - ? ou du côté de « est » ? La réalité qui existe, en tant qu’elle existe, est-elle encore un objet ? Ou est-ce que l’objet, c’est uniquement la détermination de mon intelligence ? Voilà la très grosse difficulté, là où se font toutes les confusions. 61

Pratiquement, dans la plupart des philosophies qui dépendent de l’idéalisme et d’Occam, toute l’opposition est entre objet et sujet : l’objet, c’est ce qui est extérieur à moi ; le sujet, c’est ce qui est intérieur à moi. Il y a là une première distinction du point de vue psychologique, cela est très vrai. Si je pousse un peu plus la distinction, je dirais ceci : sujet et objet qualifient deux choses tout à fait différentes ; une saisie objective, c’est ce qui détermine mon intelligence ; et la représentation subjective, c’est ce que mon intelligence est capable de réaliser. Dans la créativité, l’intelligence réalise : cela, c’est subjectif ; c’est même à ce moment-là que la subjectivité est la plus grande. Il y a donc la subjectivité de la créativité, et l’objet de la détermination. Second moment, où je précise que l’objet, c’est la détermination dans l’intelligence. Précision très importante et beaucoup plus profonde. Si l’objet est ce qui détermine mon intelligence, quand je dis : « ceci est », je dépasse ce qui est capable de déterminer mon intelligence, et j’atteins la réalité en tant qu’elle existe. Et quand j’atteins la réalité en tant qu’elle existe, l’existence, l’être de la réalité, est-ce encore un objet ? Si j’identifie objet et signification, tout ce qui a une signification est objectif : c’est l’objet qui détermine mon intelligence. Mais alors, l’être est au-delà de la détermination, au-delà de la signification : est—il encore un objet ? Or l’être est justement ce par quoi la réalité est autre que moi. C’est donc souverainement objet, puisque c’est la réalité. Autre que moi : c’est-à-dire ce qui ne peut être réductible a moi. Il y a donc ces trois moments : • Une première division entre sujet et objet, au niveau psychologique. • Une seconde analyse nous montre que l’objet est du côté de la détermination, que c’est ce qui détermine mon intelligence. • Mais alors, l’être est-il encore objet ? Est-ce que l’être, dans le jugement d’existence « ceci est », est-ce que l’être n’est pas un au-delà de l’objet ? Serait-ce un « super objet » ? Beaucoup de confusions viennent de là, parce qu’on confond objet et réalité, réalité matérielle et réalité dans l’ordre métaphysique, dans l’ordre de l’être. Nous y reviendrons. Nous avons donc essayé de voir comment le jugement va être le centre de toute la vie de l’intelligence. En réfléchissant là-dessus, on voit que le jugement d’existence est le point de départ et que le jugement le plus parfait, c’est la contemplation: la contemplation est un jugement qui sera le jugement dernier. On contemple une personne; on ne contemple pas une idée, on contemple une personne, et donc on retrouve le jugement d’existence. S’il n’y a pas de jugement d’existence, il n’y a pas de contemplation: je ne contemple pas un principe, je contemple une réalité existante qui permet à mon intelligence ce dépassement.

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C’est pour cela que la contemplation pourra être, au fond, l’aspect ultime et dernier de l’acte d’intelligence. Quand je dis: le jugement est l’acte parfait de l’intelligence, disons tout de suite: le jugement de contemplation est vraiment l’acte ultime et parfait de l’intelligence. Ce n’est pas une saisie; ce n’est pas un raisonnement; c’est un jugement qui porte sur une personne. Je ne contemple qu’une personne, et une personne existante. Je ne peux pas contempler autre chose. Oui, on parlera de "contemplation de la rose"... mais la contemplation au sens le plus fort, la contemplation ultime et dernière, s’exerce à l’égard de la réalité la plus parfaite, et cette contemplation exige le jugement d’existence. Si vous n’avez pas le jugement d’existence, vous ne contemplez pas: vous vous contemplez. En contemplant vos idées, vous vous contemplez, vous êtes dans la rumination. Et la rumination, ce n’est pas la contemplation, c’est la méditation.

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2ème Conférence

LE JUGEMENT DE LA FOI : OPINION OU CERTITUDE ?

Nous ne sommes plus dans le même registre, puisque jusqu’ici nous étions dans la philosophie et que la discussion philosophique s’effectue par rapport à l’expérience : dès que l’on se situe en théologie, on part de l’adhésion de Foi et nous essayerons de comprendre ensemble ce que représente l’adhésion de Foi. Le jugement de la Foi : c’est un monde ! Nous allons soulever des montagnes énormes. Mais il est intéressant de voir le petit levier avec lequel on soulève ces montagnes, et c’est ce que l’on cherche dans des sessions comme celle-ci. Ce matin, je parlais du jugement d’existence, par où l’intelligence « touche » le réel, parce qu’elle est capable de dépasser l’intentionnalité. Une intelligence bien faite, qui dépasse les idéologies, une intelligence qui veut se nourrir et non pas s’asphyxier, va au réel. Si vous restez dans l’intentionnalité, au bout d’un certain temps, vous vous asphyxiez. Le philosophe doit toujours conduire au réel. Ce n’est pas ce qu’il a pensé qui est intéressant, c’est de regarder le réel. S’il dit : « La. seule chose intéressante, c’est ce que j’ai pensé », il vous enferme dans sa rumination. Au contraire, si sa rumination vous conduit au réel, cela est intéressant. C’est l’homme qui m’intéresse ; c’est le réel. Ce n’est pas ma rumination. Même si, pour pouvoir le dire, il faut le penser, c’est bien évident. Nous allons maintenant entrer dans quelque chose de nouveau : la Foi me permet de porter un nouveau jugement d’existence : un jugement d’existence qui atteint Dieu immédiatement. Le croyant, en effet, est celui qui a une lumière intérieure qui peut atteindre immédiatement Dieu. Il y a donc des degrés dans le jugement d’existence : • Le biologiste ne met jamais en cause le réel; ce n’es pas cela qu’il regarde. Dans son expérimentation, il ne met pas en cause le réel vivant ; ce qu’il cherche, ce sont les lois du vivant, son conditionnement. • Le philosophe, lui, s’intéresse au réel. • Le croyant s’intéresse aussi au réel, mais à un réel distinct de celui du philosophe. 64

En effet, le philosophe n’atteint pas directement Dieu ; il n’a pas un jugement d’existence immédiat sur Dieu. Si je vois cette rosé en tant que philosophe, je ne dirai pas que je vois Dieu. En tant que mystique, un Saint François regarde le chien et l’appelle « mon frère le chien » ; le chien lui parle de Dieu, comme la lune peut parler de Dieu, le soleil peut parler de Dieu, le feu peut parler de Dieu ... Mais c’est dans une perspective mystique, c’est-à-dire de croyant. Pour le philosophe, la démarche sera beaucoup plus difficile : je regarde une rose; puisqu’elle existe, est-ce qu’elle me dit tout de suite : « Dieu existe » ? Au point de vue philosophique, je ne peux pas dire immédiatement : la rose glorifie Dieu, le soleil glorifie Dieu. Au point de vue de la Foi, je peux le dire tout de suite : il y a un télescopage. Il est très important de voir que la Foi me permet de commencer là où le philosophe termine. Le philosophe termine en disant : « Dieu existe ». Mais quand il dit cela, il n’atteint pas immédiatement Dieu par son intelligence ; il le pose comme celui qui le dépasse complètement. Le privilège du croyant, c’est d’atteindre directement l’existence de Dieu. Il faut en effet regarder cela comme un privilège : c’est un don que Dieu lui a fait. Alors, ne confondons surtout pas science, philosophie. Dans un monde comme le nôtre, c’est important. Vatican II nous demande l’ouverture au monde. On a très mal compris cela. Vatican II veut dire : « Soyez intelligents ! » Et l’on se précipite dans l’inintelligence ! « Ouverture au monde » ne veut pas dire : « courir après le monde ». Cela veut dire : « comprendre l’homme d’aujourd’hui ». Mais, pour comprendre l’homme d’aujourd’hui, il faut être philosophe. Et il est très curieux de voir que Vatican II réclame la philosophie et qu’immédiatement après, c’en est fini de la philosophie. C’est juste l’inverse qu’il faut : pour vraiment comprendre pleinement l’homme moderne, qui la plupart du temps est matérialisé, qui ne croit plus, il faufrait comprendre ce que c’est que l’homme, afin de lui réveiller un petit peu l’esprit. Le croyant, disais-je, c’est celui qui a reçu de Dieu une lumière intérieure d’un caractère très particulier. C’est cette lumière intérieure qui lui permet de porter un jugement nouveau, propre au croyant. Et ce jugement consiste a affirmer immédiatement l’existence du Créateur, à affirmer immédiatement l’existence d’un Dieu qui l’aime, à affirmer l’amour de Dieu, à affirmer que Dieu s’est donné à lui par le mystère de l’Incarnation ; bref, à affirmer tout ce qui est le contenu de la Foi, à partir de la parole de Dieu. Essayons donc d’entrer dans le rapport qui existe entre l’intelligence et la Foi. Et ce faisant, nous faisons œuvre de théologien. Faut-il être intelligent pour être croyant ? La Foi va-t-elle me rendre plus intelligent ? Questions intéressantes : un débile mental peut-il avoir la loi ? Celui qui n’est jamais arrivé à un degré d’abstraction et qui reste uniquement au niveau descriptif peut-il avoir la Foi ? Pour avoir la Foi, faut-il être philosophe ?

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La réponse est évidente ; il n’est pas besoin d’être philosophe pour avoir la Foi. Pour le croyant, la Foi est un don de Dieu. Rappelez-vous ce passade du Prologue de S. Jean : « …ceux qui ne sont pas nés du sang, ni d’un vouloir d’homme, ni d’un point de vue charnel, sont nés de Dieu » (Jn l, l3) : c’est à partir de la Foi qu’on naît de Dieu. La Foi est donc au-delà de ce que représente le psychisme, de ce que représente la vie de l’intelligence. C’est quelque chose de beaucoup plus radical : la Foi naît en nous à partir d’un don de Dieu. Et la Foi touche ce qu’il y a de plus fondamental dans ma vie intellectuelle, dans mon intelligence. Si mon intelligence est faite pour le réel, elle est faite pour le réel numéro un. Or le réel numéro un, c’est Dieu. Donc mon intelligence est « capax Dei » : c’est là très belle définition qu’en donne St. Thomas. Mon intelligence est ouverture vers Dieu, capacité vers Dieu. Elle ne saisit pas directement l’existence de Dieu, mais elle est ordonnée vers Dieu, parce qu’elle est ordonnée vers le réel. Si je définis mon intelligence à la manière d’un idéaliste, je dirai que mon intelligence est faite pour les idées ; Dieu n’est pas une idée, et donc mon intelligence ne pourra jamais saisir Dieu. Si je la définis d’un point de vue purement scientifique, je dirai qu’elle est l’ai te pour des lois, pour des théories ; Dieu n’est pas une loi, ni une théorie, et donc je ne peux pas saisir Dieu. D’où l’importance qu’il y a à dire que l’intelligence est faite pour le jugement d’existence : cela montre en effet que l’intelligence touche le réel. Et si l’intelligence touche le réel, tout le réel l’intéresse : un réel qu’elle saisit immédiatement, qu’elle saisit au terme, un réel lointain par rapport à elle, mais qui est tout de même le réel, et très proche. Car c’est là la situation de l’intelligence par rapport à Dieu : Dieu est plus proche de mon intelligence que mon intelligence n’est proche d’elle-même. Cependant l’intelligence ne peut pas saisir Dieu directement. Elle le saisit médiatement ; non directement, parce que trop lumineux. Je ne vois pas une réalité trop lumineuse et qui dépasse ma capacité de saisie. Cela est vrai au point de vue scientifique : certains rayons sont tellement rapides que je ne les enregistre pas, que je n’en ai pas conscience. Et pourtant, ils existent. Ceci est une très belle démonstration apologétique pour le point de vue de l’existence de Dieu : votre intelligence saisit certains rayons, certaines formes intelligibles ; mais il peut y avoir une forme intelligible qui dépasse toutes les formes intelligibles, que donc votre intelligence ne saisit pas directement. Et ce n’est pas parce que votre intelligence ne la saisit pas directement que cela n’existe pas. La Foi est donc un don de Dieu reçu au plus intime de mon intelligence. Je dois même préciser que, pour que mon intelligence soit capable de recevoir la Foi, il faut qu’elle soit poussée par un premier amour : il y a un premier amour qui ouvre mon intelligence à recevoir cette lumière.

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L’Eglise a précisé au Concile d’Orange que le point de départ de la Foi, c’est la « pia affectio », une inclination aimante. La Foi est une connaissance affective. Ce n’est pas en premier lieu une connaissance spéculative ; ce n’est pas une connaissance scientifique. C’est une connaissance affective, c’est-à-dire une connaissance qui m’oriente directement vers ma finalité : c’est pour tendre vers ma béatitude que je crois. La nécessité de croire ne peut se comprendre qu’en fonction de ma béatitude : c’est parce que je suis fait pour voir Dieu que je crois. Si-je n’étais pas fait pour voir Dieu, je n’aurais pas besoin de croire. Voilà le pourquoi de la Foi, qu’il est important de comprendre : c’est parce que je suis fait pour voir Dieu. La Foi est comme une anticipation de cette vision de Dieu ; une anticipation, en ce sens que je ne vois rien du tout, mais j’adhère. C’est Dieu qui vient au dedans de moi, qui remplit cette capacité fondamentale de mon intelligence de tendre vers lui. La Foi est donc bien une connaissance affective, c’est-à-dire une connaissance qui m’oriente vers ma finalité. Voilà les deux caractères de la Foi : réalisme, qui me fait toucher la réalité ; connaissance affective, aimante, qui me permet de toucher ma fin. La Foi me fait toucher le réel. Le réel, c’est Dieu, c’est la Vérité première. La Foi adhère à la Vérité première, qui se révèle à moi, qui se donne à moi. Et la Foi adhère à Dieu en tant qu’il est ma béatitude, en tant que Dieu vient vers moi, en tant que Dieu se donne à moi. Il est important de comprendre ces deux caractères de la Foi, à la fois affective et réaliste. Ce qui est quelque chose d’unique. Essayons de préciser. Les Pères de l’.Ëglise disent que le mystère de la Foi est comme une greffe divine. C’est une greffe, puisque c’est quelque chose d’un ordre surnaturel, d’un ordre divin, qui est enraciné dans rua nature. Avant la Foi, je suis un petit sauvageon, si cultivée que soit mon intelligence. Il y a des comparaisons très intéressantes à faire, par exemple avec la greffe du cœur. On sait très bien aujourd’hui que l’organisme vital rejette un corps trop étranger. Il y a des harmonies possibles, et il y en a qui ne sont pas possibles ; quand le corps est trop étranger, on le rejette. Il est curieux de voir que l’organisme vital ne supporte pas qu’un étranger s’introduise ! Ce qui est vrai au niveau biologique est vrai analogiquement au niveau de l’esprit : si l’intelligence n’était pas faite pour Dieu, elle rejetterait la Foi. Cela explique bien des athéismes ... Si mon intelligence n’était pas faite pour Dieu, si elle était faite uniquement pour connaître l’univers, le monde matériel ; si ma philosophie aboutissait à me dire : « Je suis fait pour connaître uniquement les idées, le monde matériel, la science » ; si ma philosophie n’était qu’une métaphysique, une métabiologie ou une métascience, mon intelligence ne serait pas faite pour Dieu. Alors, je recevrai la Foi momentanément, et, dès que je me mettrais à réfléchir, je la rejetterais. 67

Cela explique bien des réactions. C’est pourquoi il est tellement important d’assainir le terrain. Assainir le terrain, c’est reconnaître que l’intelligence est réaliste. Et si l’intelligence est réaliste, elle peut être intelligente pour Dieu. La Foi ne s’oppose pas à ma philosophie. Mais elle me permet d’atteindre plus vite ce que j’atteindrais plus lentement sans elle. Il n’y a pas d’opposition entre les deux. La Foi me permet d’aller plus vite vers ce vers quoi je tends. Par ma philosophie, je n’atteins Dieu que par ses effets. Par ma Foi, je l’atteins par sa propre révélation intérieure. Voyez bien la différence. Quand vous allez voir une exposition de tableaux, vous regardez les tableaux. S’ils vous plaisent, vous aimeriez connaître l’auteur. Quelquefois, vous serez très déçus ... Avec Dieu, il n’y a pas de danger de déception. En regardant l’univers, vous regardez l’œuvre de l’artiste : « Il est certain que c’est un artiste qui a fait cela ; il y a là une splendeur étonnante ! » dites-vous. Et la Foi, elle, me permet d’entrer en familiarité avec l’artiste, de le connaître du dedans. Non seulement je le connais par ses œuvres, mais il m’invite à sa table et peut même avoir avec moi une relation personnelle au-delà de l’œuvre de la création. La Foi me permet d’avoir un contact direct, personnel, avec Dieu. Elle me permet de m’asseoir à sa table, d’avoir la même nourriture que Dieu. Le mystère du pain de vie ! Le Christ est le pain de Dieu ; il est le pain du Père ; et il est mon pain. Donc, j’ai la même nourriture, nourriture qui exprime la communion que je peux avoir avec Dieu, communion personnelle, sans passer par les œuvres. Le philosophe, lui, ne le peut pas. Et c’est pourquoi le vieil Aristote se posait la question : « Dois-je souhaiter à mon ami de devenir un dieu ? » Et Aristote répondait : « Non, parce qu’il ne serait plus mon ami », puisque je n’ai pas de communication immédiate avec Dieu ; aussi mon ami m’échapperait-il s’il devenait un dieu. Ceci, parce qu’Aristote ne pouvait pas comprendre qu’il y a possibilité d’une communication personnelle avec Dieu, et donc possibilité de ne pas perdre son ami. Nous, nous dirions : « Mais pas du tout ! Si mon ami devenait Dieu, je ne le perdrais pas. Parce que tout ce qui est donné à Dieu m’est donné. » C’est grâce à la foi que nous pouvons dire cela. Sans la Foi, il est impossible de le dire. Il faut bien saisir ce que représente le mystère de la Foi : la Foi fait entrer en familiarité avec Dieu. Elle permet de saisir directement le mystère de Dieu et d’entrer dans la lumière de Dieu. Le mystère de Dieu n’est plus étranger pour moi, il devient « mon » mystère. Je suis lié à Dieu par la Foi, puisque par la Foi je deviens enfant de Dieu. Et je sais que tout ce qu’il y a de merveilleux en Dieu, c’est pour moi. Un jour, je le verrai. La Foi est une attente de la vision béatifique, toute entière ordonnée à celle-ci. La Foi est en même temps une épreuve. Regardant les rapports entre l’intelligence et la Foi, il est important de regarder aussi cet aspect.

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Pourquoi la foi est-elle en même temps une épreuve ? Parce que, quand j’adhère, je ne vois pas, et que mon intelligence a besoin de voir. Pour l’intelligence, ne pas voir, rester dans l’obscurité tout en étant dans la certitude, c’est une épreuve. C’est la raison pour laquelle la foi est une épreuve. Il est très important de se rappeler cela aujourd’hui, dans un monde très intellectualisé comme le nôtre, dans un monde où la science pousse très loin ses recherches. La Foi apparaît de plus en plus comme une épreuve. C’est une épreuve pour le savant, c’est une épreuve pour le philosophe, parce qu’ils ne voient pas. Ils doivent accepter sans voir. Ils adhèrent au mystère, mais ils ne le voient pas, ils ne le saisissent pas. Essayons de comprendre le mystère de l’obscurité de la foi, d’aborder ce mystère, de voir comment la foi ne donne pas l’évidence du mystère de Dieu. J’adhère à Dieu, je l’aime, j’ai une connaissance affective, mais je n’ai pas l’évidence de la Très Sainte Trinité, je n’ai pas l’évidence du mystère de l’Incarnation, je n’ai pas l’évidence de la Foi. Je crois à la Foi. Je porte en moi un mystère qui est la Foi, mais je n’ai pas l’évidence de la Foi. Certains viennent vous dire parfois : « Pour moi l’obscurité de la Foi a disparu, j’ai l’évidence ! Mais non : leur amour est tellement fort qu’ils ne pensent plus à l’obscurité de la Foi. Psychologiquement, cela peut très bien se faire : on est inondé de grâces ; sous la pluie de grâces, on a l’impression que l’obscurité de la Foi n’a plus aucune importance : on aime ! Quand on aime, le moyen dont on aime importe peu. Mais il y a le lendemain ... Et à ce moment-là, on s’aperçoit du conditionnement : le conditionnement, c’est que vous aimez Dieu par la Foi. Votre charité est conditionnée par votre Foi, mais au moment où vous aimez, le conditionnement disparaît. C’est ce qui explique les expériences surnaturelles profondes que Dieu peut donner de son amour. Au moment où l’on est pris par l’Esprit Saint, on ne pense plus au conditionnement : on aime. Mais dès qu’il n’y a plus cet amour intense, on retombe dans le conditionnement. Et le conditionnement de la Foi, c’est l’impression de ne plus rien avoir. Voilà l’épreuve de la Foi. La Foi, c’est une ignorance du comment, une ignorance du contenu, une ignorance de l’avoir. C’est donc une pauvreté. Et c’est pourquoi, après certaines expériences très profondes de l’amour de Dieu, on peut très bien être réduit à une totale pauvreté et à un vide. Le mystère de la Foi comporte ces deux aspects. Il est important de bien le comprendre : on est plongé dans l’amour de Dieu, et immédiatement après c’est le vide. Ce n’est pas du tout impossible, parce que c’est la finalité de l’amour qui m’unit à Dieu, qui se donne à moi ; lorsque cette finalité de l’amour n’est plus vécue, j’ai le conditionnement de la pauvreté de la Foi. Je peux même avoir l’impression de ne plus croire. A ce moment-là, il n’y a plus qu’un seul refuge : c’est de vouloir croire. Celui qui veut croire, croit. Il n’y a pas d’autre support psychologique au niveau de la Foi que le « vouloir croire », parce que le vécu de la Foi échappe complètement à la psychologie. Essayons d’expliquer ces faits, qui sont le vécu de la Foi dans l’amour. Qu’est-ce que c’est que le contenu de cette greffe de la Foi reçue dans l’intelligence ?

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La Foi ne modifie pas le conditionnement de ma vie intellectuelle. C’est pour cela que la Foi ne me rend pas plus intelligent : ce n’est pas parce que vous avez la Foi que vous allez passer brillamment tous les examens ! Faire une heure d’oraison avant l’examen peut être un bon moyen de s’y préparer, parce qu’on met alors toute sa confiance en Dieu et que Dieu aide. Mais la Foi ne nous rend pas automatiquement intelligents. Il faut même reconnaître qu’il y a beaucoup de croyants qui ne sont pas très intelligents - et apologétiquement c’est très ennuyeux ! On se dit : « Ils sont croyants, ils devraient être plus intelligents ! » Mais non : ce sont deux choses différentes. On constate d’ailleurs que la Foi de ces croyants est souvent assez embryonnaire. Car lorsque la Foi est vraiment contemplative, il y en a un petit reflet sur l’intelligence. Lorsqu’elle est uniquement liée à la dévotion, il en est autrement : la dévotion ne rend pas plus intelligent, parce qu’elle se situe dans le sensible. Donc, la Foi illumine, mais ne change pas la structure de l’intelligence. On touche là un problème difficile, mais très intéressant. St. Thomas affirme que la Foi ne donne aucun nouveau concept. C’est bouleversant d’une certaine manière, mais très compréhensible, et c’est très beau. La Foi ne donne aucun nouveau concept, et c’est pour cela qu’elle ne nous rend pas plus intelligents. Nous avons vu ce matin que le concept est dans la saisie élémentaire. En me parlant, Dieu n’invente pas un nouveau langage. En se servant de la parole humaine, à travers les Prophètes, Dieu ne modifie pas la grammaire. En me parlant, Dieu ne me donne pas une nouvelle philosophie, contrairement à ce que disent aujourd’hui certains exégètes. Dieu ne parle pas au niveau philosophique : il n’y a pas une philosophie sémite, une philosophie grecque. Dieu a pris un langage, qui était le langage de la langue hébraïque, de l’araméen ; ensuite, il s’est servi de la langue grecque ; puis, de la langue latine. Et après, il y a eu l’éclatement : il se sert de la langue vulgaire. Du reste, Dieu s’est toujours servi de la langue vulgaire : c’est dans la liturgie qu’il y a eu un éclatement. Dieu se sert de la langue de chaque d’entre nous. Et quand vous priez, normalement vous le faites avec votre langage, le langage le plus simple, les mots les plus simples : vous n’allez pas prendre des mots philosophiques pour prier. Dieu se sert du langage de tout le monde pour éveiller notre Foi. Donc, la Foi ne donne aucun nouveau concept. Certains diront que la Foi donne des « sur concepts » : elle gonfle un peu plus les concepts. Cela est faux. La Foi ne donne pas de nouveaux concepts : elle donne un nouveau jugement. Le concept est le conditionnement de la vie de l’intelligence. La finalité de la vie de l’intelligence, c’est le jugement ; ce n’est pas le concept. Et comme la Foi se situe du côté de la finalité, du côté fondamental de la vie de l’intelligence, elle est conditionnée par la vie intellectuelle, c’est certain : chaque fois que j’exerce ma Foi, mon intelligence est présente. Je ne peux pas exercer ma Foi sans mon intelligence, mais un minimum d’intelligence, puisque c’est une connaissance affective. Par là vous comprenez comment les débiles peuvent croire. Car les débiles, s’ils n’ont pas une connaissance spéculative, ont une connaissance affective. Si la Foi reposait sur une connaissance spéculative, elle serait réservée à une élite intellectuelle, les croyants, qui 70

seraient capables d’un degré spéculatif. Mais la Foi ne demande qu’une connaissance affective. Uniquement. Le soubassement de la Foi est une connaissance affective. C’est pourquoi le langage de Dieu, dans l’Ecriture, n’est, pas un langage d’intellectuel. La parole de Dieu dans l’Ecriture n’est pas la parole d’un philosophe, ni d’un scientifique. Ce n’est pas la parole d’un historien. C’est la parole d’un Père, c’est la parole d’un ami, c’est la parole de l’époux. Et donc c’est une parole affective. C’est une parole affective reçue dans la Foi, dans la connaissance affective. Donc, la Foi ne modifie en rien mes concepts. Elle s’en sert dans une nouvelle finalité, qui est l’adhésion au mystère de Dieu tel qu’il m’est donné, et qui me donne alors cette certitude de la Foi. La Foi possède cette certitude. Réfléchissons sur le contenu de la Foi, à partir d’un exemple très simple. Quand je dis : « Dieu est Père », « Dieu est Amour », je peux réfléchir sur le nom « Dieu ». Il n’y a pas de concept de Dieu, mais il y a un nom « Dieu ». Si je regarde l’origine de ce nom, je vois qu’il a une origine symbolique, puisqu’il vient de traditions religieuses : Dieu est symboliquement celui qui agit d’une manière au-dessus de tous les autres. Il y a donc une certaine signification de ce nom. « Amour » a une autre signification. Quand je dis « Dieu est Amour », chacun des termes peut s’expliquer philosophiquement, humainement. Le contenu de chacun n’est pas modifié, il n’y a pas un nouveau langage. Donc il n’y a pas de nouveaux concepts. Mais quand je dis : « Dieu est Amour », dans le langage de St. Jean, en pensant au mystère de la Croix du Christ, au Père qui me donne son Fils, alors, dans cette affirmation « Dieu est Amour », il y a quelque chose de tout à fait nouveau que la philosophie ne peut pas atteindre, que seul le croyant atteint. A ce moment-là, il atteint l’amour de Dieu qui lui est donné, l’amour personnel de Dieu. A ce moment-là, il y a une nouvelle découverte, une nouvelle adhésion, dans l’ordre existentiel, dans l’ordre de la réalité, dans l’ordre de la finalité. Mais pas au niveau des concepts : au niveau des concepts, il n’y a rien de particulier. C’est pour cela que celui qui étudie la parole de Dieu uniquement au niveau sémantique, au niveau philologique, au niveau du structuralisme, ne découvrira jamais le mystère : au niveau des mots, ce sont les mots de tout le monde. Vous savez que l’exégèse structuraliste est à l’ordre du jour. L’exégèse structuraliste dit qu’il n’y a rien de particulier dans l’Evangile. Rien, sinon une seule phrase : « Aimer ses ennemis ». Il est du reste très beau de voir que c’est la seule phrase qui caractérise l’évangile, au point de vue structuraliste. Cela scandalise certains ; et pourtant, ce n’est pas étonnant : votre filet, c’est le structuralisme ; vous ne prenez que les mots, et la signification des mots ; le jugement d’existence est en dehors. Ce que mon filet prend, je l’appelle : « poisson ». Bon ! Je ne peux pas prendre autre chose. Donc, selon le structuralisme, il est tout à fait normal de ne rien trouver d’original dans l’Ecriture, puisqu’il ne peut pas saisir le jugement d’existence. Or justement, ce qui caractérise la Foi, c’est le jugement d’existence. Vous voyez là comment on rationalise une théologie, et comment, au bout d’un certain temps, cette théologie n’est plus une théologie puisqu’il n’y a plus la Foi. Car si vous supprimez le jugement existence de la Foi, si vous supprimez le jugement affectif qui atteint 71

la finalité, ce n’est plus la Foi. Vous ramenez les choses au conditionnement de le. vie de l’intelligence. Et le conditionnement de la vie de l’intelligence n’est pas modifié par la Foi. Nous touchons là à la grande critique qu’il faut faire aujourd’hui à toutes ces théologies nouvelles, nées de l’idéalisme, de la phénoménologie ou du structuralisme. Toutes ces théologies nouvelles ne regardent plus le jugement d’existence, et donc, fatalement, aboutissent à un rationalisme. Il ne peut pas en être autrement. Une fois qu’on a saisi cela, on comprend comment seule une philosophie réaliste peut aider la Foi à nous montrer ce qui la caractérise. Autrement, vous saisissez dans l’adhésion de Foi ce qui n’est pas caractéristique de la Foi. La Foi ne modifie donc pas la structure de votre pensée, votre conditionnement humain. Elle ne vous donne pas de nouveaux concepts. Elle ne vous donne qu’un jugement d’existence, dans la pauvreté, puisque les mots qui normalement conduisent à l’affirmation : « Ceci est », vous conduisent – « est ». Quand il s’agit de la Foi, le « ceci » de la Foi ne vous conduit à l’affirmation « est » que dans une lumière divine, sans rien voir. « Ceci est mon corps ». « Ceci », je peux arriver à le voir : c’est ce qui est visible. « Ceci est du pain », « ceci est mon corps ». En affirmant « ceci », la Foi adhère au corps du Christ. Mais le « ceci » ne conduit pas normalement au corps du Christ. Le « ceci », c’est la catégorie : la catégorie pain, la catégorie vin, et cela, ne conduit pas normalement à l’affirmation « corps du Christ ». Il y a un hiatus entre les deux. C’est ce hiatus que comble la Foi. Le jugement d’existence anticipe les concepts et les catégories. Le propre de la Foi, c’est de me donner un jugement d’existence au-delà des catégories. Les catégories sont les mêmes, les concepts sont les mêmes, les déterminations sont les mêmes que si je n’avais pas la Foi, et le jugement d’existence est tout à fait changé : c’est justement ce jugement d’existence sur lequel ma Foi porte. C’est en ce sens-là qu’on peut dire que la Foi est une connaissance existentielle. Elle est connaissance existentielle en ce sens que l’existence est avant l’essence. Il y a là quelque chose de juste : l’existence m’est donnée. Mais ce n’est pas du tout dans le sens de l’existentialisme : c’est dans le sens du jugement d’existence.

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3ème Conférence

ABRAHAM, PERE DES CROYANTS MARIE ET LA FOI PARFAITE.

Nous allons traiter de la Foi dans Abraham et dans Marie. Si je prends la Foi en Abraham et en Marie, c’est pour essayer de comprendre deux réalisations très particulières toutes les deux, qui sont comme des modèles de la Foi : Abraham, le père des croyants, et Marie, le modèle de notre Foi chrétienne. Nous allons donc essayer de découvrir ce qui caractérise la Foi d’Abraham et la Foi de Marie.

l. ABRAHAM, PERE DES CROYANTS. Dieu a choisi Abraham quand celui-ci avait 75 ans. Cela a quelque chose d’assez significatif. Abraham appartenait à la culture chaldéenne, une des grandes cultures de cette époque. Dieu l’a choisi en lui donnant la Foi. Et Dieu l’a fait sortir de la ville d’Ur pour aller vers la Terre Promise. Le texte de l’Ecriture (Gn l2 sq) est assez impressionnant. On n’a pas parlé d’Abraham avant : on en parle au moment où il nous intéresse au point de vue de la Révélation, c’est-à-dire au moment où il devient un croyant, au moment de sa « vocation ». Toutes les circonstances dans lesquelles on voit la vocation d’Abraham nous aident à comprendre ce qu’est sa Foi. Il y a d’abord le dépassement à l’égard de la prudence. On ne déracine pas les vieux arbres; mais rien n’est impossible à Dieu. On ne demande pas à quelqu’un de 75 ans de partir à l’aventure. C’est anormal de le demander à un jeune, mais demander à quelqu’un de 75ans de se déraciner, de sortir de sa ville et d’aller vers la Terre Promise, il n’y a vraiment que Dieu qui puisse demander cela. Et je crois, que c’est pour nous faire comprendre que la Foi dépasse la prudence : elle donne une nouvelle lumière. Nous avons vu tout à l’heure comment la loi s’enracine dans l’intelligence et donne une nouvelle lumière à celle-ci, lui permettant de tendre vers la béatitude, vers la vision béatifique. Concrètement, lorsque Dieu se sert d’Abraham pour nous faire comprendre ce que c’est que la Foi, il nous montre tout de suite le dépassement de la loi à l’égard de la prudence. Je prends ici le mot prudence au sens le plus classique des Anciens, au sens de sagesse pratique. Aujourd’hui, le mot prudence a tout à fait perdu son sens. Pour les Anciens, la prudence, c’est la sagesse pratique, la sagesse de quelqu’un qui vit avec une certaine grondeur et qui sait organiser pleinement sa vie. 73

Abraham n’était sûrement pas n’importe qui ; il n’était sûrement pas le petit berger du coin. C’était quelqu’un qui avait une vie d’une certaine ampleur. On le voit bien, du reste : il part avec tout son cheptel, avec toutes ses richesses. Cette Foi ne demande donc pas la pauvreté, il est intéressant de le noter. C’est l’Ancien Testament, c’est la première alliance : la première Alliance n’est pas basée sur la pauvreté ; elle est basée sur la Foi ; une Foi qui dépasse le point de vue de la prudence, une Foi qui demande un déracinement. Un déracinement : voilà la pauvreté intérieure ! Cette Foi ne demande pas la pauvreté extérieure, mais la pauvreté intérieure. Le texte de la Vulgate traduit admirablement le texte massorétique : « Egredere de cognatione tua », « Sors de tout ce qui t’est connaturel » (Gn l2, l). La Foi nous fait sortir de tout ce qui nous est connaturel. Nous comprenons bien là ce qu’est le dépassement de la Foi. Un homme prudent, c’est un homme d’expérience : la prudence est une sagesse pratique qui implique l’expérience et la réflexion sur nos expériences, ce qui nous permet de pouvoir aller toujours plus loin. Mais la prudence repose sur nos expériences : on est prudent dans la mesure où l’on a réfléchi sur ses expériences. C’est en fonction de ses expériences qu’on s’oriente, qu’on sait quelle route on doit prendre. Or Dieu demande à Abraham de sortir de tout ce qui lui est connaturel, pour aller vers la Terre Promise, vers quelque chose de tout à fait nouveau, quelque chose qu’il ne pouvait pas connaître. Donc, il ne peut plus s’appuyer sur l’expérience : il doit s’appuyer uniquement sur la parole de Dieu. On peut dire qu’il y a là une grande pauvreté intérieure : l’ignorance de ce que Dieu demande, l’ignorance de l’avenir. Il faut aller au-delà, il faut aller vers quelque chose dont on n’a pas l’expérience. Evidemment, cette Foi est très liée à l’espérance : c’est une Foi en la promesse. Et il est important pour nous de le voir, en ce sens que le croyant, c’est celui qui reçoit la parole de Dieu et qui se laisse enseigner par cette parole, diriger par cette parole. C’est donc une Foi qui oblige Abraham à aller plus loin que sa prudence, en s’appuyant entièrement sur la promesse de Dieu. C’est une Foi en la Promesse : Abraham part vers la terre de Canaan, qui est une « terre promise ». Cette Foi fait quitter la ville, le lieu de toutes les communications humaines, pour aller vers le désert, c’est-à-dire pour être seul. C’est aussi très symptomatique. On retrouve là une certaine pauvreté matérielle : la pauvreté du nomade. Mais Abraham emporte tout de même avec lui Sara et tout le cheptel, Lot et toutes ses richesses. C’est un déracinement, mais avec beaucoup de terres ! Cependant, il y a un déracinement, et donc une pauvreté intérieure très nette, la pauvreté d’un dépouillement : aller vers quelque chose de tout à fait nouveau et construire quelque chose de neuf quand on a 75 ans. Et Dieu promet la terre nouvelle et la fécondité. Il est aussi très significatif que, tout de suite, la Foi soit liée à la terre nouvelle et à la fécondité. Pourquoi ? Parce que la Foi est liée à l’espérance, la terre nouvelle et la fécondité, à l’amour. Si la Foi est une Foi vivante, elle ne peut pas se séparer de l’espérance et de l’amour.

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L’Ecriture n’est pas un livre de théologie. Ce n’est pas non plus un livre de philosophie, parce que Dieu parle en Père, et donc que l’Ecriture nous donne la parole d’un Père. La parole d’un Père n’est ni une philosophie ni une théologie. Qu’elle implique une philosophie et une théologie, c’est bien évident. Mais c’est l’homme qui devra en extraire une philosophie et une théologie. D’abord, avant tout, une théologie. Je crois que la philosophie est très implicite : c’est tout simplement un regard de Dieu sur l’homme. On pourrait dire qu’à travers l’Ecriture, on peut trouver une anthropologie. Mais il faudrait faire très attention que cette anthropologie est une anthropologie théologique, et pas philosophique. Dans l’Ecriture, il nous est tout de suite montré le regard de Dieu sur l’homme, ainsi que les dimensions de l’homme vu dans la lumière de Dieu. Mais je ne crois pas que l’on puisse dire qu’il y a, dans l’Ancien Testament, une philosophie au sens précis. On peut simplement dire qu’il y a une vision divine sur l’homme, et les exigences de Dieu sur l’homme. Mais il n’y a pas de philosophie au sens où l’on part d’une expérience humaine pour découvrir ce que c’est que l’homme. Le premier moment de la Foi est donc la Foi de celui qui va être le père d’une multitude : on est enfant d’Abraham dans la mesure où l’on croit. C’est vraiment le mystère de la Foi qui le constitue père d’une multitude. Pour comprendre pas mal de problèmes actuels, je crois qu’il est très important de revenir à l’origine et de comprendre qu’Abraham est le père de la Foi, le père de cette multitude d’enfants qui seront croyants : on n’est vraiment de la race d’Abraham que par la Foi, qu’en fonction de la Foi et de la parole de Dieu. Il ne s’agit pas d’un peuple du point de vue d’une race, d’un groupe d’hommes, d’un clan. C’est vraiment tout de suite, dès le point de départ, une alliance avec Dieu. Cette Foi apparaît donc comme une alliance nouvelle. Dieu se dit « le Dieu d’Abraham ». C’est peut-être ce qu’il y a de plus extraordinaire dans ce mystère de Foi : Dieu se définit en fonction d’Abraham. On se définit, par exemple, en fonction d’un ami, surtout s’il s’agit d’une amitié importante : « Je suis l’ami d’un tel ». Et voilà que Dieu se définit comme « le Dieu d’Abraham » ! Par la Foi, Dieu fait cette alliance et montre que tout ce qu’Abraham bénira sera béni par Dieu. Il y a donc vraiment un lien. La Foi apparaît non seulement comme la Foi en la parole, mais comme quelque chose de plus : une transformation profonde de toute la vie d’Abraham. Abraham devient vraiment l’ami de Dieu, source d’une nouvelle vie. Voilà ce qu’impliqué cette alliance nouvelle. Cette Foi va se traduire dans l’obéissance : « Sors de tout ce qui t’est connaturel. » Ce n’est pas une Foi contemplative. Dans l’Ancien Testament, il ne semble pas que la Foi soit, au sens propre, une Foi contemplative : c’est une Foi qui réclame l’obéissance. Dans ce sens-là, on peut dire que l’ancienne alliance est avant tout le point de vue de la Foi liée à l’espérance, en vue de celui qui doit venir : la véritable Terre Promise, c’est le mystère du Christ ; la terre de Canaan symbolise le mystère du Christ ; mais c’est le mystère du Christ qui est véritablement l’objet de la promesse. 75

Il faudrait ici lire attentivement dans l’Ancien Testament tous les épisodes de la vie d’Abraham (Gn l2-25) - cette vie se lit comme un roman ; il y a des moments pathétiques -, pour essayer de comprendre comment la Foi, progressivement, s’empare du cœur d’Abraham, comment la Foi va purifier le cœur d’Abraham, pour essayer de saisir aussi ce grand mystère de la croissance de la Foi dont nous parlerons demain Il y a un moment particulièrement rude où Dieu, qui sonde les cœurs et les reins, éprouve le cœur d’Abraham. C’est au moment où Dieu demande à Abraham l’offrande de son fils. Kierkegaard a souligné ce moment, du reste avec toute la tradition, mais il le fait d’une façon tragique et dramatique, à sa manière, disant que l’on saisit là combien la loi implique une contradiction : le « risque de la Foi ». Ce n’est pas tout à fait juste. Je crois que l’on peut dire que la Foi dépasse les contradictions humaines, mais elle n’implique pas une contradiction : la Foi dépasse les contradictions humaines. En effet, Abraham se trouve devant une situation impossible : Dieu lui demande d’offrir en holocauste le fils de la promesse, celui qu’il aime d’une manière unique, celui que Dieu lui a donné. Il semble donc bien, apparemment, qu’il y a comme une contradiction dans les volontés de Dieu, puisque Dieu a donné Isaac à Abraham pour qu’il soit le fils de la promesse et le point de départ de toute la postérité plus nombreuse que le sable de la mer (Gn 22, l7). Et voici qu’à l2 ans, c’est à dire quand le petit Isaac pourrait commencer à remplacer son père puisqu’à l2 ans on passait de la communauté féminine à la communauté des hommes, au moment où Isaac devient un petit homme et serait capable de continuer si Abraham mourait, voici que c’est à ce moment-là que Dieu demande à Abraham le sacrifice d’Isaac. On saisit là quelque chose qui va très loin dans le mystère de la Foi : la Foi doit nous permettre de dépasser les contradictions apparentes de la conduite de Dieu sur nous, en nous faisant comprendre qu’il faut préférer la volonté de Dieu à son bienfait. C’est là une des très grandes purifications de la Foi, un des aspects de la Foi qui va très loin i nous le reverrons à propos du mystère de la purification de la Foi en Marie, mais il est beau de le voir déjà en préfiguration dans Abraham. La Foi va donc exiger de nous le dépassement des contradictions apparentes. Dans notre vie, il peut y avoir certaines choses qui nous apparaissent très évidentes dans la conduite de Dieu ; et puis, quelques années après, il nous semble que Dieu demande juste l’inverse de ce qu’il a demandé. Autrement dit, on est en présence comme d’une contradiction apparente. Si à ce moment-là on se met à réfléchir sur ce qu’on comprend de la Foi, on pense : « Dieu s’est trompé. Ou je me suis trompé, je n’ai rien compris. » Ce n’est pas cela du tout : c’est tout simplement le mystère de la Foi qui s’enracine plus profondément dans notre intelligence, et qui nous demande d’aller au-delà de ce que nous comprenons. Je vous disais tout à l’heure que la Foi ne nous fait pas adhérer à quelque chose d’évident. Quand on est devant l’évidence, la contradiction ne joue pas : ce qui est évident ne peut pas en même temps être ceci, et ne pas être ceci. C’est impossible. Cela, c’est le propre de l’évidence : l’évidence écarte la contradiction. Mais la Foi ne nous donne pas l’évidence ; elle nous donne des signes : il y a une parole de Dieu, il y a des indications de Dieu. Mais la 76

Foi ne nous donne pas l’évidence, puisqu’elle nous fait adhérer au mystère. Et justement, pour bien nous faire comprendre que la loi nous fait dépasser tout ce que nous pouvons comprendre pour adhérer au mystère, Dieu nous conduit de temps en temps dans des situations telles que l’on est obligé de dépasser les apparences contradictoires pour adhérer au mystère – c’est bien là la situation d’Abraham. A ce moment-là, nous comprenons que la loi nous fait adhérer à la volonté du Père, au-delà des bienfaits de Dieu. S. François de Sales le souligne, dans son commentaire d’Abraham, n’hésitant pas à dire que tout chrétien dans sa vie – et quelque fois, plusieurs fois, parce que nous avons le cou raide – se trouvera dans la même circonstance, ou il comprendra que, dans sa Foi, il doit adhérer à la volonté du Père sur lui, au-delà du bienfait. En effet, nous comprenons les bienfaits de Dieu : c’est notre avoir. Aussi, quand nous voyons tel bienfait de Dieu, puis tel autre bienfait de Dieu, disons-nous facilement : Ah, maintenant, je comprends la voie de Dieu sur moi ! » Nous unissons par une ligne droite le premier et le second bienfait, et nous prolongeons la ligne droite. A partir de ce moment-là, on n’est plus conduit par le l’Esprit Saint, donc on n’est plus dans la Foi : on retombe dans la prudence. Nous avons une propension à retomber dans la prudence, dans la sagesse pratique : « nous comprenons » ! Et nous sommes très heureux de comprendre ... Or dans la Foi, on est dans le mystère. Et le mystère est toujours une épreuve pour notre intelligence : c’est toujours un dépassement, c’est toujours aller plus loin. Ce à quoi il faut faire très attention, car cela lait comprendre toute la distance qui existe entre la Foi et la parole de Dieu.: la Foi adhère au mystère à travers la parole de Dieu, mais au-delà de la parole Dieu. On ne peut pas définir la Foi par la parole de Dieu, exactement comme on ne peut pas définir l’intelligence par la parole. On définit l’intelligence par le réel : l’être en acte. L’intelligence est faite pour saisir ce qui est ; mais on ne peut pas définir l’intelligence par la parole. Il y a aujourd’hui une tentation très grande chez beaucoup de théologiens à définir la Foi par la parole de Dieu, et à oublier que la Foi regarde le mystère même de Dieu, la Vérité première qui se révèle à nous en se servant de la parole. Ce n’est pas du tout la même chose. Si je définis la Foi par la parole, je la définis par le moyen par lequel Dieu se sert pour m’éclairer. Mais la finalité de la Foi, ce n’est pas la parole de Dieu : c’est la Vérité première qui se révèle à moi. Tout comme mon intelligence se sert de la parole pour communiquer, mais dépasse la parole pour aller à la réalité. Petites choses très importantes à souligner parce qu’elles ont d’immenses conséquences ... Confondre la fin et les moyens est la chose la plus perverse, la plus terrible qui soit : cela empêche de comprendre le grand élan de la Foi. Le mystère de la Foi n’arrive pas à s’épanouir pleinement parce que l’on considère le moyen comme la fin et que, à ce moment-là, on ne voit plus la grandeur, la noblesse de la Foi qui illumine notre intelligence de cette illumination divine.

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2. MARIE ET LA FOI PARFAITE Ce soir, nous envisageons le mystère de la Foi en Marie d’une façon générale ; nous y reviendrons demain en regardant plus particulièrement le mystère de la purification. Voyons donc en Marie le mystère de la Foi au départ. Nous découvrons la Foi de Marie dans sa vocation. L’Ecriture commence à nous parler d’Abraham à sa vocation, à 75 ans. Marie, elle, n’a pas 75 ans : c’est une petite Jeune fille fiancée à Joseph. On ne dit pas son âge, mais, selon les mœurs du, pays et de l’époque, on peut dire qu’elle est toute jeune. Et elle est fiancée à Joseph, promise à Joseph et donc Joseph, puisque les mariages se faisaient par les familles. Marie est ainsi « fiancée à Joseph ». Cela ne veut dire que Joseph ne l’ait pas choisie : Joseph a choisi Marie, et toute jeune a répondu à ce choix. La Foi de Marie, apparaît avec le mystère de l’Annonciation. C’est là, au point de départ, que nous découvrons ce qu’est la Foi de Marie. De même qu’il faut regarder l’annonciation faite à Abraham, il faut regarder l’Annonciation faite à Marie. Nous comprenons là que la Foi de la très Sainte Vierge est toute différente de celle d’Abraham, en ce sens qu’elle adhère non plus a une promesse, mais à un don : le don du Fils du Très-Haut, le don du Fils de Dieu. Marie, dans sa Foi, reçoit ce don. Il y a toute la différence existant entre l’adhésion à un don actuel, qui est une personne, et l’adhésion à une Promesse. La Foi d’Abraham est une Foi imparfaite. Elle est parfaite à sa manière, puisque Abraham est le père des croyants, mais elle reste imparfaite en ce sens qu’elle reste embryonnaire. La Foi de Marie, au contraire, est une Foi qui tout de suite adhère au mystère de Dieu, sans intermédiaire – mis à part l’intermédiaire qu’est la parole de l’ange –, c’est cela qui est merveilleux ! Marie doit recevoir le don du Père ; et ce don, c’est le Fils. Cela nous permet de comprendre que la Foi de Marie est une Foi contemplative : c’est une Foi contemplative, parce que c’est une Foi qui adhère immédiatement à un don personnel. L’amour, c’est le don personnel. La Foi de Marie doit adhérer à l’amour actuel du Père pour elle, qui se traduit par le don du Fils. Le Père ne peut pas exprimer son amour pour Marie d’une manière plus profonde qu’en lui donnant son Fils : Il lui donne son trésor, Il lui donne tout ce qu’il a, tout ce qu’il est, puisqu’il lui donne son Fils, et que son Fils ne fait qu’un avec lui. Et Marie doit recevoir ce don dans sa Foi. C’est donc bien le mystère de la Foi contemplative, qui consiste à adhérer directement au mystère de Dieu, en recevant ce mystère pour qu’il soit toute notre vie. Marie, en recevant ce don – qui est le secret même de la contemplation du Père, de la vie du Père – reçoit tout l’amour du Père pour elle, à travers et dans ce don. Et elle doit vivre de ce don et de ce secret comme le Père en vit. Autrement, elle ne pourrait pas recevoir ce don et ce secret. 78

En effet, pour pouvoir recevoir ce don pleinement, il faut qu’elle le reçoive à la manière dont ce don est donné. Autrement, elle le recevrait imparfaitement. Or le don, ici, c’est le Fils du Père, qui est le fruit de sa contemplation, c’est le mystère du Verbe de Dieu. Donc, si le mystère du Verbe de Dieu, fruit de la contemplation du Père, est donné à Marie pour qu’elle le reçoive pleinement et coopère à ce don, puisqu’il est demandé à Marie si elle accepte d’être la mère de Dieu, il y a le « fiat » de l’Annonciation, car elle doit coopérer à ce don. Pour pouvoir coopérer à ce don, il faut nécessairement qu’elle le reçoive de la manière la plus parfaite ; il faut donc qu’elle le reçoive dans une Foi contemplative. Qu’est-ce que cette Foi contemplative, différente de la Foi obéissante d’Abraham ? La Foi obéissante consiste à exécuter l’ordre – cela est le propre de l’obéissance – , donc de tout quitter, de quitter ce qu’on faisait pour faire autre chose. Et c’est pour cela que cette Foi se traduit dans le point de vue de cette vie nomade dans le désert pour aller vers la Terre Promise. Marie au contraire ne doit pas changer de vie. Dieu ne lui demande pas de partir vers une terre promise : la terre promise lui est donnée, elle n’a qu’à recevoir la terre promise, tandis qu’Abraham devait y tendre. Et cette terre promise est bien plus que tout ce qu’on pouvait penser : c’est le don même du Fils que Marie reçoit. La Foi contemplative consiste à croire en l’amour, en l’amour actuel du Père qui nous donne son Fils. Par la Foi, le Christ habite en nous. Nous recevons ce don du Père comme un don qui nous est fait personnellement et nous comprenons que ce don traduit tout l’amour du Père pour nous ; à ce moment-là, notre Foi devient une Foi contemplative. Pourquoi ? Parce que nous sommes en union profonde avec Dieu : Dieu demeure en nous, et nous, nous demeurons en Dieu. Dans le mystère de l’Annonciation, le Verbe de Dieu dresse sa tente en Marie. Il vient demeurer en elle, et de la manière la plus forte qui soit : le Verbe de Dieu s’enracine en Marie en devenant son fils, son enfant, en recevant d’elle sa chair et son sang, pour que Marie forme le corps de son Dieu. C’est vraiment comme un enracinement, une prise de possession de Dieu de la part de Marie. Et en même temps, Marie devient toute relative à son Dieu. D’abord par son esprit, en adhérant pleinement au mystère : c’est la parole de Saint Ambroise, reprise par Saint Augustin : « Marie a d’abord conçu dans son cœur le Verbe de Dieu, avant de le concevoir dans sa chair. » Elle l’a d’abord conçu dans son cœur, c’est-à-dire au plus intime de sa Foi. Le mystère de l’Incarnation se réalise en premier lieu dans la Foi de la très Sainte Vierge; elle se réalise ensuite dans sa chair. C’est le mystère de l’Incarnation qui se réalise selon la chair et le sang en Marie. La maternité divine de Marie est une maternité contemplative avant d’être une maternité selon la chair et le sang, parce que c’est une maternité de choix, où Dieu choisit sa mère, où le Fils choisit sa mère.

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La Foi de Marie est une Foi contemplative qui a ce mode maternel. On ne pouvait pas dire que la Foi d’Abraham avait un mode paternel. Bien que la Foi d’Abraham soit liée à la promesse et à la fécondité, ce n’est pas une Foi paternelle, parce que le fils qui lui est promis n’est pas le Fils de Dieu, mais l’enfant de la promesse. On doit dire au contraire que la Foi de Marie est une Foi maternelle, parce que son fils est Dieu. C’est donc une Foi maternelle en ce sens que c’est vraiment dans le mystère même de sa Foi qu’elle est mère. C’est une chose inouïe de voir que la Foi a ce mode maternel : le premier moment de la Foi chrétienne a un mode maternel. C’est la bonne terre qui reçoit le don du Père, pour coopérer avec ce don. C’est donc une Foi maternelle qui est avant tout une attitude de réceptivité. Le propre de la Foi contemplative, c’est justement de recevoir le don, non pas d’une façon purement passive, mais en y coopérant; c’est recevoir le don en comprenant que ce don va transformer toute notre vie: on reçoit le don de Dieu ! La Foi d’Abraham a quelque chose de beaucoup plus actif. On pourrait dire que la Foi d’Abraham commence toute une vie active, et tout un nouvel itinéraire, tandis que la Foi de Marie est au contraire une Foi de réceptivité, qui est une Foi contemplative, où elle reçoit profondément le don de Dieu. Cette Foi a une limpidité, une pureté unique. Il faudrait regarder ici le texte de St. Luc (Lc l, 26-38), pour comprendre la pureté de la Foi de la très Sainte Vierge. Parallèlement à l’Annonciation faite à Marie, il y a l’annonciation faite à Zacharie : les Pères de l’Eglise ont toujours fait le parallélisme. Dans l’annonciation faite à Zacharie (Lc l, 5-25), Zacharie était en service commandé comme prêtre. Zacharie, qui avait espéré un entant qui était le désir de toute sa vie, ne l’attendait plus à ce moment-là, parce que Elisabeth, sa femme, était trop vieille. Et voilà que Zacharie, durant son office de prêtre, reçoit un message de Dieu : l’ange lui apparaît ! Zacharie avait eu un très grand désir qui n’avait pas été satisfait, il était un peu déçu ; subitement, on lui dit que ce désir va être réalisé : sa réaction est de scepticisme. On sent très bien chez lui ce petit doute ... Et puis, ce n’est pas facile de dire cela à Elisabeth qui est âgée ... Alors, quel signe va-t-il pouvoir lui donner ? Il réclame donc un signe. Il est intéressant de voir cette question du signe, de la parole et du mystère. Nous avons vu le lien entre la -Foi, la parole et le mystère. Nous avons dit que la Foi se sert de la parole pour adhérer au mystère et que la loi se termine au mystère. Mais nous n’avons pas encore vu le lien entre la Foi et le signe. Le signe, ce n’est pas une parole ; c’est un événement, c’est quelque chose de sensible et qui va indiquer autre chose. Zacharie réclame un signe, et l’ange lui dit : « Tu n’auras pas d’entre signe que de devenir muet ». C’est un signe pénal. Zacharie devient donc muet, et Elisabeth en porte les conséquences, c’est évident : pour elle, ce ne devait pas être très agréable ; les conversations ne pouvaient plus se faire que par écrit ; ce ne devait pas être très facile ...

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Zacharie a peur. Il réclame un signe. Et il devient muet. Le signe, c’est le repliement sur la prudence, au lieu d’avoir une confiance totale dans la parole et dans la promesse, pour s’appuyer sur la parole et sur la promesse. La Foi nous fait nous appuyer sur la parole de Dieu ou sur sa promesse, comme a fait Abraham : Abraham n’a pas demandé de signe ; c’est pour cela qu’il a pu emporter Sara et tout le cheptel avec lui. Il a eu confiance, une confiance totale. Zacharie au contraire a eu peur. Il a été pris de court et s’est replié sur sa prudence: c’est la Foi qui, au lieu de s’accrocher sur la promesse de Dieu, de s’accrocher par le haut, veut une canne, la canne des aveugles. Il n’est pas facile de marcher dans le noir, surtout quand on doit entraîner quelqu’un d’autre ! Et Zacharie doit entraîner Elisabeth derrière lui. Alors, il s’appuie sur une canne. Demander un signe, c’est s’appuyer sur une canne, parce que le signe c’est quelque chose de sensible. Zacharie réclame un signe parce qu’il manque de Foi. Et il lui est donné un signe pénal pour nous faire comprendre qu’il a manqué de Foi. Marie, elle, est dans une situation bien plus difficile que Zacharie : elle est fiancée à Joseph et on lui dit qu’elle va avoir un fils. Après sa parole mystérieuse : « Je ne connais point d’homme », l’ange lui dit de s’abandonner, que l’Esprit Saint, la toute-puissance de Dieu, sera là. Marie ne devenue pas de signe : on saisit là la loi toute pure de Marie. Elle adhère directement au mystère, sans vouloir s’appuyer sur la prudence : notre prudence doit s’appuyer sur notre Foi, et non pas notre Foi sur notre prudence. Voilà un très bon examen de conscience à faire ! De tout ceci, il y a deux aspects à retenir. • La Foi d’Abraham, c’est le dépassement à l’égard de toutes les contradictions apparentes; c’est préférer la volonté de Dieu au bienfait de Dieu. • La Foi de Marie, dès le point de départ, ne s’appuie pas sur sa prudence : elle fait une totale confiance à la parole de Dieu. Sa Foi s’appuie uniquement sur la parole de Dieu, sur le don qui lui est fait. Sa prudence va être une conséquence même de sa Foi ; mais ce n’est pas sur la prudence qu’elle va s’appuyer, comme si la prudence devenait la canne de l’aveugle : elle s’appuie directement sur le mystère de Dieu. On peut dire que la Foi de Marie est une Foi d’une pureté unique, d’une pureté qui lui permet de recevoir d’une manière parfaite le don de Dieu.

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QUESTIONS ET REPONSES

Q. : Qu’est-ce que l’intentionnalité ? Quelle est la distinction entre le réel et l’intentionnel, entre l’être et la vie ? R. : Nous sommes partis de la signification, en distinguant trois aspects différents : la signification simple, la signification complexe et la signification encore plus complexe. Si j’essaye de voir comment l’intelligence saisit, comment elle juge, je me pose la question du « comment », de la manière dont nous connaissons. Cette analyse nous conduit à voir que, lorsque l’intelligence comprend, elle produit au-dedans d’elle-même un concept. Le concept n’est pas la pensée ; il est comme le contenu de la pensée. Quand je pense, il y a nécessairement un contenu : je pense à quelqu’un, à quelque chose. Quand je pense à, la rosé qui est là devant moi, il y a un contenu objectif de ma pensée. Le contenu objectif de cette pensée, c’est la concept intérieur, concept qui est formé dans mon intelligence. Comment est formé ce concept ? Je regarde la rose, je pense la rose, et je dis : « cette rose existe ». L’enfant dira : « Qu’est-ce que c’est ? » On lui répondra : « une rose ». Mais « rose », c’est un mot ; il faudra lui expliquer : « c’est une fleur », une fleur particulière qu’on pourra décrire. Ensuite, quand cet enfant verra une rose, il dira : «Tiens, elle est rouge », ou « elle est blanche ». On arrive à voir qu’il peut y avoir des roses rouges, des roses blanches, des roses d’autres couleurs encore, et que la rose n’est pas attachée au blanc, ni rouge. On arrive ainsi à former au-dedans de soi ce qu’on appelle le concept, un concept universel. Le concept formé dans l’intelligence est ce que St. Thomas appelle aussi le « verbum. » St. Thomas a multiplié les expressions pour exprimer cette idée. Il dit que le « conceptus », c’est ce que l’on conçoit au-dedans de nous-mêmes ; c’est ce que la vie de l’intelligence conçoit au-dedans d’elle-même, le concept. Les théologiens parleront du « verbe » pour traduire le terme grec « logos », en latin « verbum ». Le verbe, c’est aussi quelque chose que nous portons au-dedans de nous-mêmes : quand je pense, je forme au-dedans de moi-même le verbe, le concept de ce que je pense. En français, on dit surtout concept et verbe. On peut dire aussi « intention » - et là, on rejoint le point de vue de l’intentionnalité. Dans le langage philosophique courant, on dira plutôt concept. Les thomistes diront concept et verbe, verbe ajoutant au concept le fait d’exprimer.

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Il y a encore le terme scolastique de « species », qui traduit le grec « eidos », qui se traduira en français par « forme ». On dira que la « species expressa », c’est le concept, une « forme intentionnelle ». Le concept, le verbe, c’est donc une forme intentionnelle : c’est la chose qui s’exprime au-dedans de moi-même. Il est très important de bien voir la distinction entre le concept et la parole. La parole exprime le concept. Il y a des personnes qui aiment parler pour penser, et elles ont beaucoup de peine à comprendre que la parole exprime la pensée. Pour tout un courant de philosophie, très ancien du reste, parole et pensée ne l’ont qu’un. Déjà au l4ème siècle, Occam supprimait le concept et ne regardait que la parole. Supprimer en quelque sorte le point de vue de l’intelligence, qui est une vie intérieure, et ne regarder que l’extérieur est une attitude qui a toujours existé. C’est un peu ce qui se passe dans le positivisme : on ne regarde que les effets, et on ne regarde pas la cause. L’effet, c’est la parole. Quand vous vous taisez, que vous êtes en silence, je ne sais pas si vous pensez, si vous comprenez ce que je vous dis. Au contraire, lorsque vous parlez, que vous répondez aux questions que je vous pose, je sais si vous avez compris, ou si vous n’avez rien compris du tout. C’est donc par la parole que l’on est en contact avec quelqu’un qui pense, et que vous pouvez voir si ce qu’il dit et ce que vous comprenez correspondent. La parole est le lien entre les deux, la communication ; comme le geste, d’ailleurs. La parole exprime donc ce que je pense. Et ce que je pense est contenu dans le verbe, ou le concept. Le sorte que la parole, le mot que j’emploie, a une signification : je parle de la rose, cela a une signification ; je parle du chien, cela a une signification. Cette signification exprime la signification du concept. Le premier moment de la signification, ce n’est pas la parole, c’est le concept. La parole renvoie au concept, au niveau de la signification. Là, il faut comprendre que le concept, qui est le premier moment de la signification, à l’intérieur même de ma pensée, n’est pas la réalité que j’exprime ou que je signifie. C’est quelque chose que je possède au-dedans de ma vie intellectuelle. Pour exprimer la distance qui existe entre vie intellectuelle et la réalité que je conçois, je dirai que le concept est une forme intentionnelle. Qu’est-ce que cela veut dire, « forme intentionnelle » ? Le mot « intentionnalité » a été remis en lumière par la philosophie de Brentano, mais c’est un mot très ancien qui vient de la scolastique. L’intentionnalité n’est pas présente chez Aristote comme mot, mais la réalité y est. Par intentionnalité, on veut exprimer la différence entre le réel existant et le réel vécu.

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Vous possédez au-dedans de vous-mêmes un idéal : c’est de l’intentionnalité, ce n’est pas la réalité. Si vous avez le projet de faire quelque chose, c’est de l’ordre de l’intentionnalité, ce n’est pas le réel : entre les deux, il faudra passer à l’exécution, et il y aura des tas de choses entre les deux, des difficultés ... L’intentionnalité, c’est donc ce que vous possédez au-dedans de vous-même comme levier. Il y a des degrés différents d’intentionnalité, qui correspondent à tous les degrés du vécu. Il y a le vécu de la sensation, le vécu de l’imaginaire ; il y a le vécu affectif et passionnel, le vécu de l’intelligence, le vécu de la volonté : on trouvera ces mêmes degrés différents d’intentionnalité. C’est tout le tissu intérieur, dont il faut essayer de saisir ce qu’il représente. Et chaque fois, il faut repartir de l’analyse même de l’opération vitale. C’est pourquoi l’on peut dire que l’intentioimalité, c’est le contenu vécu. Précisons encore. Pourquoi cette distance entre le vécu et le réel ? C’est quelque chose d’extraordinaire ! On retrouve cela au point de vue artistique. Au point de départ, l’artiste a une idée très confuse ; il pense quelque chose, il désire réaliser quelque chose. Il a saisi quelque chose ... Et cela va se préciser progressivement, avec le travail, avec l’exécution. Et l’exécution correspondra plus ou moins à ce qu’il a vécu. C’est très curieux de voir comment l’exécution précise l’intentionnalité, et comment l’intentionnalité dirige l’exécution : il y a. quelque chose de réciproque entre les deux. C’est la même chose au point de vue de la vie morale. Vous prenez des résolutions : c’est l’intention. La résolution est de l’ordre intentionnel, ce n’est pas le réel. La preuve, c’est que, dés le lendemain, l’intention a baissé de niveau ... On retrouve cela constamment : le domaine de l’intentionnalité n’est pas le domaine du réel. D’où cela vient-il ? C’est un problème très important qui n’a jamais été parfaitement étudié au point de vue philosophique. Je crois qu’on peut dire que l’intentionnalité naît en raison de la distinction qui existe entre l’être et la vie. Pensez à ce que représente une semence : c’est le propre de la vie. Une semence va devenir un grand arbre : un gland, va devenir un chêne. Une semence va devenir un animal. Comment se fait-il que dans le gland soit contenu déjà, virtuellement, en intensité, ce qu’il va devenir ? Cela est très mystérieux ! On ne l’expliquera jamais : on constate. On constate que la vie a une richesse extraordinaire, en intensité, qualitativement, qui peut se développer, et qui se développe. C’est la distance qui existe entre la semence et la réalisation qui l’ait que la semence contient virtuellement la réalisation. C’est la distance qui existe entre les deux qui fait nécessairement dire qu’il y a cet ordre intermédiaire qu’on appelle l’ordre intentionnel : le gland est intentionnellement le chêne, dans sa détermination ; il est virtuellement le chêne. Quand on dit cela, on essaye de détecter la distance qui existe entre la vie et l’être, puisque la semence demande a exister pleinement, à se réaliser pleinement et totalement.

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Il y a donc une richesse dans la vie, une manière d’être dans la vie, qui dépasse la réalité purement physique. Q. : Dans l’ordre physique, y a-t-il des intentionnalités ? R. : Il est extrêmement difficile de le voir. Je crois profondément, au point de vue philosophique, que c’est le propre de la vie. C’est grâce à la vie qu’il y a ce domaine propre d’un projet, d’une intention. Si je transpose, je vois qu’il y a le domaine de l’intentionnalité d’abord au niveau de la semence, autrement dit dans l’ordre végétatif ; puis dans l’ordre de la sensation. C’est une chose étonnante que la sensation ! Comment se fait-il que, quand je vois la rose, je la possède d’une certaine manière au-dedans de moi-même ? La rose n’en est pas modifiée. Ma sensation, elle, s’enrichit de quelque chose : d’une détermination – ce que les Anciens appelaient « species » -; elle s’enrichit d’une forme. Et cette forme dont elle s’enrichit la met en relation avec autre chose. On a donc là une forme intentionnelle qui détermine et qui est toute relative à la réalité. C’est dans ce sens là qu’on gardera le mot intentionnalité. Comme la semence est toute relative à l’arbre qui doit grandir, il y a une espèce de relativité dans la sensation par rapport à ce que nous sentons. C’est pour cela qu’on dit « forme intentionnelle ». Vous voyez par là qu’il faut toujours dépasser les mots au point de vue philosophique : il faut revenir à l’expérience et voir si le mot correspond à la réalité. Répéter les mots, c’est bon pour passer les examens, mais au plan philosophique, cela ne se situe pas bien haut. En se situant au niveau des mots, on ne peut pas mesurer l’intelligence : il y a un hiatus entre les mots et l’intelligence qui connaît. Un bon rhéteur organise parfaitement les mots et fait un feu d’artifice oratoire. On pourra dire : « Comme il est intelligent ! » Mais non! Cela ne veut rien dire: il est orateur, c’est tout. Si vous avez à faire à un examinateur qui est un philosophe, il discernera tout de suite la rhétorique du contenu, et il vous posera une bonne question au bon moment et il fera tomber le feu d’artifice d’un seul coup. C’était la méthode de Socrate, qui consistait à dire : « Vous employez tel mot, mais qu’est-ce qu’il veut dire au point de vue philosophique ? » Il faisait cela pour apprendre à penser. On peut employer des quantités de mots sans savoir du tout ce qu’ils veulent dire: philosophie, dialectique, sens de la vie, intentionnalité ... Il faut dépasser les mots ; on ne discute pas au niveau des mots. Le mot, c’est la rhétorique, ce n’est pas la philosophie. Ce qu’il faut, c’est former l’intelligence. La philosophie doit être au niveau de la pensée,donc au niveau de l’intentionnalité dans l’ordre de l’intelligence qui cherche à connaître le réel. La pensée se mesure par le réel. Et c’est ce réel qui m’intéresse. En définitive, c’est l’homme. Ainsi, le domaine de l’intentionnalité est un domaine qui est ce nue la vie sensible et la vie intellectuelle sécrètent.

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L’intentionnalité, c’est la spontanéité de la vie. Ce n’est pas une création, parce que la vie ne crée pas un être : au point de départ, il y a une source. Mais la vie est capable de progrès, et dans l’ordre de l’intentionnalité, c’est vraiment quelque chose que l’intelligence réalise. Au niveau de l’intelligence, c’est l’intelligence qui réalise l’intentionnalité : le verbe, c’est le fruit de l’intelligence ; le concept, c’est le fruit de l’intelligence. Nous sommes donc en face de quelque chose que l’intelligence réalise, et réalise au-dedans d’elle-même, pour connaître le réel. elle ne peut pas avoir le réel objectif en elle-même : elle le porte intentionnellement. Vous portez intentionnellement tout ce que vous connaissez. Quelqu’un de très intelligent a en lui une bibliothèque intentionnelle, toute une richesse extraordinaire qu’il a organisée en lui et qui ressort au bon moment – c’est cela qui est important. Ce n’est pas simplement un fichier - matière ; c’est organique en lui. Si ce n’est pas organique, ce n’est pas vital. L’intentionnalité touche tout le domaine de la vie ; on y trouve tous les degrés de la vie : l’intentionnalité affective et l’intentionnalité intellectuelle, comme l’intentionnalité imaginative.

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TROISIEME JOURNEE

lère Conférence

LE DEVENIR DE LA VIE DE L’INTELLIGENCE : LE RAISONNEMENT.

Jusqu’ici nous avons vu le problème de l’intelligence dans les rapports de l’âme et du corps, puis le problème de l’esprit par rapport à l’être. Il s’agit maintenant de découvrir le devenir de la vie de l’intelligence, au point de vue du raisonnement. Je vous disais qu’il y a trois opérations de l’intelligence : la saisie, le jugement, et le raisonnement. Le raisonnement nous fait comprendre qu’il y a un certain devenir dans la vie de l’intelligence. C’est la raison pour laquelle il ne faut pas mépriser le raisonnement. Il faut le subordonner, le relativiser, mais non pas le supprimer. Pour vous aider à comprendre, je vais prendre l’analogie. Si nous avons une mentalité artistique, l’analogie nous aide beaucoup : l’artiste joue avec des analogies et des comparaisons. Au plan philosophique, l’analogie va plus loin que la. comparaison artistique, mais c’est le même procédé qualitatif de l’intelligence.Il y a deux grands procédés de la vie de l’intelligence : le mouvement dialectique et le mouvement analogique. Personnellement, je pense le mouvement dialectique hégélien est une confusion des domaines : la confusion de l’être et du devenir, ramenant le devenir à l’être. Il y a donc une première saisie de l’intelligence : la saisie élémentaire. En terme classique, l’appréhension : on saisit une détermination ; mais je crois qu’il vaut mieux traduire appréhension par saisie élémentaire, qui se comprend mieux. Ensuite, il y a le jugement, puis, le raisonnement. Comprenez l’analogie que je vais faire. Il est intéressant de voir que nous sommes dans l’ordre de la vie de l’intelligence, de la vie du « nous » grec. Cette vie du « nous » secrète l’intentionnalité, et il y a apparition du concept simple, puis d’un concept complexe. Dans le raisonnement, il y a un complexe plus grand encore, un concept au carré : la fonction. Je regarde maintenant le fondement dans le réel, puisque toute la vie de l’intelligence, étant au niveau intentionnel, se fonde sur le réel. La saisie conceptionnelle saisit la forme. Le jugement complexé atteint ce qui est. C’est un jugement d’existence : « ceci est ». Ce n’est pas « ceci », mais c’est « ceci est » : jugement d’existence. Le jugement saisit l’être, l’acte d’être. Le jugement va impliquer un devenir, et le raisonnement va saisir la relation. On pourrait dire que le raisonnement est au jugement ce que le devenir est à l’être. 87

En nous, l’être et le devenir sont intimement liés. Mais tout de même nous existons ; et nous existons dans notre devenir. Notre devenir et notre être sont deux choses distinctes ; et notre devenir est pour notre être, et non pas notre être pour notre devenir. Il est subtil, mais très important, de voir cela. Donc, on peut dire que le raisonnement est par rapport au jugement comme le devenir par rapport à l’être : il y a une analogie entre les deux. Mais il faut bien comprendre l’analogie, parce que nous sommes d’un côté au niveau de l’intentionnalité, au niveau de la vie de l’intelligence, et de l’autre côté au niveau du fondement dans le réel. Cependant, comme toute la vie de l’intelligence est toujours orientée vers le réel, nécessairement les distinctions qui existent dans le réel auront leurs répercussions du côté de la vie de l’intelligence, et donc du côté intentionnel. Il ne peut pas en être autrement. Puisque nous avons essayé hier de saisir ce qu’est le jugement par rapport à ce qui est, nous allons maintenant essayer de saisir ce qu’est le raisonnement, pour mieux comprendre comment, dans la position de la dialectique hégélienne, il y a confusion entre l’être et le devenir, entre l’intentionnalité et le réel. Car au fond, aujourd’hui, le gros problème, c’est la dialectique hégélienne ; et c’est quelque chose d’énorme : un char d’assaut ! Et dès que vous mettez le petit doigt dedans, c’est un char d’assaut de plus en plus puissant. Alors il faut mettre une petite bouteille en dessous et faire tout éclater ! Car il y a des confusions extraordinaires, des confusions monstrueuses dès le point de départ. C’est la vérité qui éclaire l’erreur, et non pas l’inverse. C’est pour cela que, si l’on n’a pas une intelligence déjà aiguisée vers la vérité, on ne voit pas, on se sent mal à l’aire. Monod dit très bien : « La vie n’est pas dialectique ». Je crois que c’est très vrai. Je dirais la même chose, mais il m’intéresse de voir Monod le dire, parce que, à moi, on dira : « Vous, ce n’est pas étonnant, vous êtes aristotélicien ! ... » Mais non ! Ce n’est pas à cause clé cela ; c’est à cause de l’expérience que nous disons cela : la vie n’est pas dialectique. L’esprit tombe dans la dialectique quand il ne veut Plus être relatif au réel, quand il veut dominer le réel. La dialectique, c’est le boa qui avale tout. Mais quelle est la vie dans le boa? Le petit lapin est vivant dans le boa ; mais, au bout d’un certain temps, il ne vit plus : il n’y a plus que le boa. Le boa a tout avalé, il prend tout. La dialectique est une chose prodigieuse. C’est génial d’avoir inventé la dialectique. Mais c’est terrible, parce que, à partir de là, tout est pris, et l’on ne voit plus. Encore une fois, si vous avez mis le petit doigt dedans, vous ne voyez plus, vous ne pouvez plus arriver à voir. Regardons donc maintenant la question du raisonnement, en prenant le raisonnement le plus simple, le plus classique : le syllogisme. C’est Aristote qui est le père du syllogisme. En inventant le syllogisme, Aristote comprend le raisonnement et le devenir de l’intelligence. L’intelligence a besoin de progresser : elle n’est pas intuitive. Il y a bien des saisies élémentaires, qui sont absolument nécessaires, mais ce ne sont pas des intuitions. J’ai constamment besoin de revenir au réel et de comprendre que le réel est beaucoup plus que ce que je comprends. Une fois que j’ai compris que le réel est beaucoup plus que ce que je 88

comprends, je reviens toujours à l’expérience pour pénétrer davantage. Quand je saisis un principe, je sais que je le saisis toujours d’une manière insuffisamment précise, et donc je dois y revenir tout le temps pour mieux le saisir, parce que je le saisis, puis il m’échappe. C’est cela, la vie de l’intelligence. On saisit, on dit : « J’ai compris ! » et puis, dix minutes après, on ne sait plus, et on dit : « Je n’ai rien compris ! » Mais pas du tout ! vous avez compris ! Mais votre intelligence n’est pas encore assez forte pour posséder, en quelque sorte, ce que vous aviez compris, pour pouvoir le redire. Redire quelque chose prouve qu’on le possède parfaitement. C’est l’expérience que font tous les jeunes professeurs : on connaît, mais c’est difficile à dire, à transmettre. Pour pouvoir transmettre, il faut connaître parfaitement ; il faut nécessairement saisir le point de départ et le terme. C’est la raison pour laquelle l’enseignement est excellent. Celui qui enseigne apprend beaucoup plus que celui qui est enseigné, s’il est bon professeur. Il apprend plus au moment même où il enseigne, et beaucoup mieux que ceux qui sont enseignés, parce que, normalement, il est plus attentif ; il dort moins ; tout son esprit est en éveil ; et son esprit étant en éveil, il reçoit beaucoup plus. C’est une évidence pour tous ceux qui ont enseigné. Sauf si votre enseignement est une répétition. En ce cas, c’est comme si vous aviez votre magnétophone dans votre poche : « Je vais vous donner le cours que j’ai fait » Il y a des professeurs comme cela : ils apprennent par cœur et vous redonnent le cours qu’ils ont fait il y a dix ans. Depuis dix ans, il n’y a rien de changé ! Si en dix ans il n’y a rien de changé, cela prouve qu’ils n’ont rien, compris ! Parce que l’intelligence, pour être vivante, doit progresser. Je donne cet exemple parce qu’il est très simple. Je crois que nous avons tous fait l’expérience du progrès de la vie de l’intelligence. Nous avons tous fait cette expérience que la vie de l’intelligence demande à progresser, à aller plus loin. Il faut expliquer ce devenir de la vie de l’intelligence Comment se fait-il que l’intelligence, qui n’est pas liée à la matière, implique un devenir, puisque très facilement on identifie devenir et matière ? Le devenir n’est pas lié à la matière ; il est lié à la potentialité. Un être en potentialité implique une actuation : il peut devenir. Il y a donc une modalité première de la potentialité, qui est la matière. C’est pour cela qu’on dira : la matière est pure puissance, parce que, pour nous, c’est le premier analogue ; c’est là où l’on saisit la puissance substantielle. Mais il y a d’autres potentialités. Et il y a cette potentialité très profonde qu’est la potentialité de l’esprit : l’esprit implique une possibilité de croissance. Il est intéressant de voir comment se fait cette croissance, parce qu’il est intéressant de voir comment on s’éduque intellectuellement, de façon à pouvoir être à soi-même son propre éducateur. On a un maître pendant un certain temps, mais après, on doit devenir à soi-même son propre maître. 89

Le jour où vous enseignez, vous êtes à vous-même votre propre maître ; vous devez donc être lucide sur la croissance de votre intelligence. Tant que vous êtes enseigné, vous n’avez pas besoin d’être très lucide : pour les examens seulement ! Autrement, vous n’en avez pas besoin : vous recevez. « Je reçois ; je ne comprends pas très bien ; cela avance quand même. » C’est la bille de billard : cela va de droite et de gauche, sans jamais aller droit ... Vous êtes poussé. C’est une expérience très curieuse que celle de l’enseignement : le jour où vous enseignez, vous vous enseignez vous-même, parce que vous devez avoir la lucidité de ce que représente ce que vous enseignez. Et tous nous avons l’ait cette expérience : tous nous avons enseigné. Nous avons tous fait un peu de catéchisme, nous avons tous enseigné la grammaire, telle ou telle matière. Quand vous avez un tout petit enfant à côté de vous, vous lui apprenez à parler : vous enseignez. Vous essayez de communiquer quelque chose ; vous êtes présence : la présence, c’est un enseignement. Il faut comprendre ce que c’est que de communiquer à l’autre pour permettre à l’autre, non pas de vous imiter, parce que ce serait de la tyrannie, mais pour lui permettre d’être lui-même. C’est toute la difficulté de l’enseignement et de l’éducation. On a une certaine expérience, on aide. Mais il y aura toujours à faire soi-même des expériences. Un enfant qui commence à marcher fera des chutes, impossible autrement ; si vous voulez lui éviter toutes les chutes, il n’apprendra jamais a marcher ; donc, il y aura des chutes. Un enfant qui commence à parler prononcera des mots invraisemblables : laissez-le faire ; progressivement il se corrigera. Il faut avoir soi-même une espèce d’auto-lucidité » Essayons donc de comprendre ce devenir de la vie de l’intelligence. Notre intelligence « devient » tout le temps ; elle se perfectionne tout le temps ; elle se parfait en vue de la contemplation. Et dans la contemplation, il y a encore un perfectionnement constant puisqu’on n’est pas au terme : le terme sera dans la Vision Béatifique. Cela, le philosophe ne peut pas le dire. Il peut seulement dire que l’intelligence doit toujours devenir plus parfaite – sauf si on est trop fatigué, si o n vieillit trop. A ce moment-là, il peut y avoir un affaiblissement, non pas de l’intelligence, mais de l’imagination, de la sensibilité, des passions, qui fait que l’intelligence ne peut plus s’élever. Ce devenir de l’intelligence va impliquer un mouvement. En effet, tout devenir implique un mouvement. Et là on va voir apparaître la dialectique hégélienne. Hegel est aristotélicien sous un aspect. Il dit ouvertement : « Seul Aristote peut former » ; c’est intéressant à noter. Il ne dit pas : le seul qui peut former, c’est moi. Il n’a jamais dit cela. Il dit : « Seul Aristote peut former ». Pourquoi ? Parce qu’il a très bien compris qu’il y a un devenir.

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Les deux grands philosophes du devenir de l’intelligence sont Aristote et Hegel, selon deux modalités tout à lait différentes qu’il est intéressant de noter. Aristote reconnaît que le raisonnement est en vue du jugement, alors que pour Hegel le jugement est en vue du raisonnement. Cela n’a l’air de rien, mais c’est là où se situe la différence. Aristote reconnaît que le raisonnement est en vue du jugement ; le jugement s’affronte au réel ; le réel, c’est ce que je cherche. Le réel est toujours pour moi la mesure, dans mon intelligence. Donc mon raisonnement est en vue du jugement, qui lui-même est dépendant de la réalité. Pour Hegel au contraire, le jugement est absorbé par le mouvement dialectique. Sa propre finalité est donc dans le mouvement dialectique. C’est pour cela qu’il reste dans l’immanence, puisqu’il ne rejoint jamais le réel. Le réel, c’est ce qui me transcende, c’est ce qui nu dépasse. On aura donc une philosophie qui accepte une transcendance, avec Aristote, le réel transcendant l’intelligence, et une philosophie qui demeure dans l’immanence, avec Hegel. Il serait très intéressant d’étudier les deux grands philosophes du devenir, Aristote et Hegel, et de voir le déraillement hégélien, avec l’absorption dans l’immanence parce que le jugement est ordonné au raisonnement. Voyons maintenant le mouvement, au niveau physique. Comment Aristote explique-t-il le mouvement ? Par les deux contraires. Ou plus exactement, il dit que la condition « sine qua non » du mouvement, c’est les deux contraires. En face de Platon qui disait que le mouvement n’existe pas, que c’est une apparence, Aristote dit : mais pas du tout ! le mouvement est réel ; le mouvement est intelligible. Car si le mouvement est réel, il a son intelligibilité. Et la condition « sine qua non » 1 de l’intelligibilité du mouvement, c’est qu’il est entre les deux contraires et qu’il a un sujet. Mais la condition « sine qua non » du mouvement n’est pas la cause du mouvement. Toute l’erreur hégélienne consiste à faire de la condition « sine qua non », un principe. Une fois qu’on a l’ait cela, on a tout compris ! la condition « sine qua non » du mouvement, c’est les deux contraires. Les deux contraires, dit Hegel, sont l’âme de la dialectique ; c’est à partir des contradictoires – les deux contraires poussés à l’extrême – que la dialectique va pouvoir avancer. Donc Hegel fait de la condition « sine qua non » un principe, alors qu’Aristote considère que la condition « sine qua non » est au niveau de l’intelligibilité. Le principe est au niveau du réel, alors que la condition « sine qua non » est du côté de l’intelligibilité, et non pas au niveau du réel. Si je confonds l’intelligibilité et le réel, je confondrai la condition « sine qua non » et le réel.

Attention à bien voir ce que c’est que la condition « sine qua non » : pour qu’une chose existe, il faut qu’elle puisse être.

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Q. : Quel est le principe qui explique le réel ? R. : «Tout ce qui est mu est mu par un autre » : la condition « sine qua non », les deux contraires, et le sujet. Quand je regarde les deux contraires, je comprends le mouvement. Je le comprends, mais je ne l’explique pas philosophiquement. Analysez une situation tragique, par exemple celle de l’Eglise d’aujourd’hui : vous prenez les deux contraires, et vous voyez qu’il y a un sujet à ces deux contraires ; il ne peut pas en être autrement. Il y a l’Eglise, et il y a les deux contraires. Cela vous donne l’intelligibilité de la situation, mais cela ne l’explique pas. Ceux qui veulent expliquer de cette façon sont hégéliens. C’est là l’analyse hégélienne, ou l’analyse marxiste : les deux sont la même chose. Elles expliquent la réalité en prenant la condition « sine qua non ». C’est très intéressant de comprendre, certes. Mais la compréhension que l’on a n’explique pas la réalité. Pour expliquer la réalité, il faut revenir au principe même du devenir : « tout ce qui est mu est mu par un autre ». Cela est très différent. S’il y a un devenir dans l’intelligence, il faut que l’intelligence soit mue par un autre. Quel est cet autre qui meut l’intelligence ? Comprenons bien qu’il y a différentes manières d’entendre ce principe : « tout ce qui est mu est mu par un autre ». Cette montre est mue par le bras. La bille de billard est mue par le coup. C’est très simple : causalité efficiente. Je laisse tomber ma montre : elle est mue, mais pas du tout de la même manière : elle est mue par la pesanteur. C’est autre chose : cela dégringole. Ce n’est plus une causalité efficiente, c’est une attraction. Tout ceci est capital dans l’histoire de la pensée occidentale, parce que l’on peut tout ramener à cela, qui est au niveau du devenir : « tout ce qui est mu est mu par un autre », principe émis par Aristote, que tout le monde a accepté après lui. Mais « mu par un autre », c’est ou bien l’attraction, ou bien la causalité efficiente. Psychologiquement, on comprend cela très bien : il y a des gens qui courent après les autres, et il y en a d’autres qui attirent. Il y a une vie apostolique qui consiste à être en contact : on court après ... ; et il y a une vie apostolique qui consiste à attirer. Ce sont deux points de vue tout à fait différents : • causalité efficiente : vous courez après, puisque la causalité efficiente n’agit que s’il y a contact. • causalité finale qui attire, en suscitant un désir, sans contact physique, en suscitant une intention, un appétit naturel. C’est une réalité plus profonde que le contact physique.

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Tout ce qui est mu par un autre est donc mu de deux manières différentes. Les deux choses vont ensemble : il ne faut pas opposer, il faut distinguer. La causalité finale, pour pouvoir se réaliser, aura besoin d’une causalité efficiente. Mais la causalité efficiente sans la causalité finale, au bout d’un certain temps, perd sa signification. On retrouverait cela dans tous les domaines, même clans le domaine scientifique. Mais le scientifique ne peut pas qualifier le point de vue « tout ce qui est mu est mu par un autre ». Il ne peut pas qualifier causalité efficiente et causalité finale ; aussi, dans son équation, prendra-t-il la même chose ; ce qui est source de confusion. En effet, « tout ce qui est mu est mu par un autre » doit pouvoir toujours s’analyser par la finalité ou par le point de vue efficience. Mais la finalité ne se mesure pas ; c’est pourquoi elle n’est pas dans l’ordre scientifique. L’efficience, au contraire, se mesure. C’est toute la différence. On voit cela dans les tests psychologiques qu’on fait aujourd’hui : ils sont toujours du côté de l’efficience, non du côté de la finalité. La causalité efficiente, c’est gros, cela se mesure. La causalité finale, c’est subtil, cela échappe à la mesure. Donc l’intelligence est mue. Elle est mue par quoi ? Par le désir de la vérité. Si vous n’avez pas le désir de la vérité, vous passez bien des examens, mais ce n’est pas cela qui vous rend intelligent. Pour être intelligent, il faut avoir le désir de la vérité, il faut comprendre la finalité profonde de son intelligence : l’intelligence est qualifiée par la vérité. Mais le désir, même intense, de la vérité ne suffit pas : il faut encore, avoir la petite chiquenaude – la causalité efficiente – , avoir quelqu’un qui indique la voie, qui montre ... Q. : Qu’est-ce qui va être la causalité efficiente dans le point de vue de la vie de l’intelligence ? C’est le syllogisme. R. : Le syllogisme est bête si on le coupe de la finalité ; ce qu’on a fait. Toutes les critiques sur le syllogisme le regardent uniquement d’une façon mécanique, en oubliant que cette mécanique est ordonnée à la vérité. De telle sorte que si l’on coupe le point de vue de la finalité, on ne comprend plus rien du tout. Le syllogisme représente cette espèce de mécanique extraordinaire de l’intelligence, que celle-ci fabrique au-dedans d’elle-même pour être cause efficiente Pour Aristote, le raisonnement implique la jonction de deux jugements l’un dans l’autre – ce qu’on appelle les prédisses – ; on met les deux jugements l’un dans l’autre, et ces deux jugements unis ensemble ont une fécondité. C’est très curieux de retrouver là la loi de la fécondité ! Pour qu’il y ait fécondité chez des êtres plus parfaits, il faut être deux : il y en a un qui féconde l’autre. Ici, il faut deux propositions qui se joignent. Mais pas n’importe quelles propositions : il faut qu’elles soient en harmonie. Et ces deux propositions, qu’on appelle la majeure et la mineure, se joignent ; d’où il y a fécondité.

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Dans l’intelligence, la cause efficiente est une cause efficiente intentionnelle. Le syllogisme, c’est la découverte de la causalité efficiente intentionnelle. L’âme du syllogisme, c’est la fécondité de la vie de l’intelligence. Et c’est l’intelligence qui secrète la causalité efficiente dans la vie de l’intelligence, qui secrète sa propre fécondité. Mais, pour pouvoir comprendre cette fécondité, il faut voir la finalité : l’intelligence est ordonnée vers la fin, elle est ordonnée vers le bien. Prenons le syllogisme classique : «Tout homme est mortel ; or Pierre est un homme ; donc Pierre est mortel. » Vous avez tous compris cela ; c’est assez facile à comprendre, mais il faut partir de là. « Tout homme est menteur ; or Pierre est un homme ; donc Pierre est menteur. » « Tout homme est menteur » : cela fait partie de l’Ecriture (Ps ll6, ll). Tout homme est menteur ; or Pierre est un homme ; donc Pierre est menteur. » Ce qui veut dire au fond : « Pierre peut mentir ». C’est ce que cela veut dire : il est capable de mentir, parce que « tout homme est menteur » veut dire que tout homme est capable de mensonge. L’Ecriture affirme ; le philosophe corrige : « tout homme est capable de mentir ; or Pierre est un homme ; donc Pierre est capable de mentir. » Si vous prenez la formule brutalement, vous réagisses : « Mais non ! Ce n’est pas vrai ! Pierre n’est pas menteur ! Donc, c’est faux. Mais « tout homme est menteur » ne veut pas dire que tout homme ment toujours. Cela veut dire que tout homme est capable de mentir. Si tout homme est capable de mentir, Pierre qui est un homme est capable de mentir. Maintenant regardez. «Tout homme est capable de mentir » : c’est le fruit de toute une expérience. De même que lorsque vous dites que tout homme est mortel : c’est le fruit d’une grande expérience. C’est un principe, dans le sens que cela donne une définition de l’homme. « Tout homme est menteur, est capable de mentir », « tout homme est mortel, est capable de mourir », c’est une définition de l’homme. Je pars de là, qui est un principe universel, une constatation. « Pierre est un homme » : cela aussi, je le constate. Mais là, ce n’est plus un principe universel ; c’est une réalité plus particulière. Le lien entre les deux, c’est « homme ». Il y a « homme » des deux côtés. C’est ce qui fait la jonction de ces deux propositions et qui me permet d’unir les deux autres termes. On saisit là la fécondité de l’intelligence, le devenir de l’intelligence. Par là l’intelligence progresse, et l’on saisit sa vitalité. J’ai pris ce syllogisme très bête, mais il y a des syllogismes plus intelligents qui consistent à chercher la propriété : la conclusion, c’est toujours la propriété. Prenons, par exemple, au plan métaphysique, un aspect important à saisir : «Ce qui est implique l’unité ». ‘Ce qui est’ est un dans la mesure même où il est : conclusion scientifique. Pourquoi ? Parce que ce qui est implique la substance ; et la substance est indivisible ; donc ‘ce qui est’ est un. Je saisis à l’intérieur de la réalité le principe qui me permet de comprendre la propriété. 94

On voit là la fécondité de l’intelligence : elle saisit la cause, elle saisit le principe qui me permet de saisir le lien avec le point de vue de la propriété. A ce moment-là, mon intelligence peut progresser pour affirmer quelque chose avec certitude. Cela, c’est le raisonnement d’Aristote : il montre la finalité et la cause efficiente. Je ne peux comprendre le devenir de l’intelligence que par le point de vue de la finalité et la cause efficiente. Pour Hegel au contraire, il n’y a plus de finalité. Au sens rigoureux, il y a une finalité immanente, mais pour lui, il n’y a plus de finalité. Il ne prend plus : « Tout ce qui est mu est mu par un autre », puisque c’est un principe réel, et réaliste : il prend les deux contraires, donc le point de vue de l’intelligibilité. Dans la dialectique, il faut toujours saisir le point de départ. Le point de départ de l’hégélianisme, c’est les deux contraires les plus extrêmes, l’être et le non-être ; l’être et le non-être sont ce qui s’oppose le plus. L’être et le non-être vont impliquer le devenir : le devenir sera comme la synthèse des deux. Vous aurez alors les fameuses thèse et antithèse, qui sont les deux contraires, dans l’immanence. En réalité, c’est une division à l’intérieur d’un tout, pour retrouver le tout. Ce n’est donc plus, au sens rigoureux, le devenir qui implique un progrès ; c’est une division. D’où la négation qui joue un rôle si important, la négation de la négation, une division d’un tout dans lequel on va retrouver les éléments, et dans lequel on va redonner la synthèse. C’est donc une recherche d’immanence. Au vrai, il n’y a plus de fécondité : on est dans lfimmanence pure. Voilà, très simplifiées, deux démarches parallèles qui veulent expliquer le devenir de l’intelligence ; deux démarches où, rigoureusement, se touchent ces deux devenir de la vie de l’intelligence.

En résumé : Aristote veut être le philosophe qui sauve le devenir. C’est sa grandeur. C’est pour cela que les marxistes sont aristotéliciens ; ils s’arrêtent mi côte, mais il y a un point de contact avec eux. D’ure certaine manière, Hegel est aristotélicien. C’est pour cela que l’on peut parler avec un hégélien, comme l’on peut parler avec un marxiste, si l’on est aristotélicien. Ceci dit, Aristote et Hegel sont des philosophes du devenir clé l’esprit. Aristote donne deux analyses du devenir : une analyse critique et une analyse philosophique. L’analyse critique est au niveau de l’intelligibilité ; l’analyse philosophique est au niveau de la réalité. La critique demeure dans l’intelligible, dans l’intentionnalité ; le propre de la critique, c’est de réfléchir sur l’intentionnalité, de ne pas sortir de l’intentionnalité. Lorsqu’il s’agit de la philosophie au contraire, on revient toujours au réel.

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Face à Platon pour qui il n’y a pas de philosophie du devenir, Aristote donne d’abord une critique, pour montrer qu’il peut y avoir une philosophie du devenir. Le devenir est intelligible. Quel est l’intelligible du devenir ? Les deux contraires et le sujet. Le sujet fait la synthèse, c’est évident. Il ne la fait pas à la manière hégélienne, mais il la fait. Autrement dit, il y a trois éléments : les deux contraires et le sujet. Quand Aristote dit cela, il nous donne le point de vue de la condition « sine qua non » du devenir : pour que le devenir existe, il faut nécessairement qu’il y ait cela ; et parce qu’il y a cela, le devenir est intelligible. Mais l’intelligibilité du devenir ne nous donne pas la philosophie du devenir. Quel est le grand principe qui commande toute la philosophie du devenir ? C’est : « Tout ce qui est mu est mu par un autre ». Quand vous analysez cette formule, vous y trouvez encore trois termes, d’une certaine manière. On part d’un point de départ vers un autre point : il y a donc bien les deux contraires ; je vais de Paris à Briançon, ou de Briançon à Paris ; je vais d’un endroit à un autre. Mais pour pouvoir faire cela, il faut être mu par quelqu’un, ou par vous-même : vous êtes « automoteur ». Donc, pour expliquer la philosophie du devenir, dans le grand principe : « Tout ce qui est mu est mu par un autre », vous retrouvez bien les trois éléments, mais pas du tout dans le même sens. Là, vous êtes en face de la réalité où vous voyez que ce qui est mu subit l’influence d’une cause. Quelle est cette cause ? C’est la cause finale, c’est la cause efficiente : je ne peux pas séparer les deux. La cause finale, c’est parce que le mouvement est toujours mu par quelque chose qui l’attire ; la cause efficiente, c’est l’efficacité. Si je me mets à confondre l’analyse philosophique et l’analyse d’intelligibilité, j’aurai le schème hégélien. Si au contraire je distingue le point de vue de l’intelligibilité, donc l’intentionnelité, et le point de vue du réel, à ce moment-là je comprends qu’il y a en effet une intelligibilité du devenir. De l’autre côté, par contre, j’essaye de saisir ce qu’est le devenir.

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lère Conférence

CROISSANCE DE LA FOI

La Foi nous a été donnée comme un don, gratuitement, et nous sommes responsables en face de Dieu de la croissance de notre Foi. Il faut toujours se rappeler cela, qui est capital. Souvenez-vous simplement de la parabole des talents (Mat 25, l4-30) : plus nous avons reçu, plus nous devons répondre. Plus nous avons reçu de Dieu, plus nous devons coopérer avec les dons de Dieu. Dieu nous a donné la Foi, don purement gratuit. Comment pouvons-nous coopérer à faire croître notre Foi, d’une façon consciente ? Un petit examen de conscience excellent : comment avez-vous fait pour grandir dans la Foi ? « Je ne sais pas … J’ai laissé pousser ... J’ai été bien enveloppé ; il y avait un bon milieu autour de moi ; la famille était là … » Et c’est vrai, cela se passe un peu de cette façon. La Foi, c’est une petite graine qui a grandi. Mais il arrive un moment où l’on doit être soi-même source ; soi-même on forme une petite oasis. A ce moment-là, on doit prendre conscience qu’il s’agit de faire grandir notre Foi. Voyons donc tous les moments de la Foi. Nous essayerons ensuite de structurer cette croissance. Au début, il est bien évident que nous n’avons absolument pas eu conscience que notre Foi grandit. Nous avons même pu avoir, à un certain moment, des résistances, et nous avons mis notre Foi entre parenthèses. Cela existe très souvent. Des quantités d’êtres ont été baptisés ; donc ils ont la Foi, parce que celui qui est baptisé a la Foi. Pour le baptême d’un adulte, on lui demande d’avoir la Foi avant le baptême, puisqu’on lui demande au cours du baptême s’il a la Foi. Pour les enfants, ce sont les parrain et marraine qui répondent : l’enfant ne peut pas avoir la Foi quand il est au berceau ; il la reçoit avec le baptême. La Foi est donc une semence divine qui demande à croître, à grandir, à devenir un grand arbre et à prendre possession de tout. Elle grandit indéfiniment. Au point de départ, on n’en est pas très conscient. C’est pour cela que la famille chrétienne, la mère, sont responsables, au point de départ, de la croissance de la Foi. La mère fait faire à son enfant des actes de Foi ; elle lui apprend à prier. Lui, il ne sait pas très bien, il ne comprend pas, il écoute. Mais il y a quelqu’un qui prie avec lui, sa mère. On a besoin d’un tuteur quand on est une toute petite pousse ; et les parents sont les tuteurs. C’est pour cela que l’Eglise insiste tellement sur la famille chrétienne, parce que c’est elle qui est le lieu normal du premier moment de la croissance de la Foi.

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La Foi grandit par la prière. Le premier exercice de la Foi, c’est la prière, l’adoration, la louange de Dieu. La prière est un exercice de Foi, son exercice le plus normal. La Foi s’épanouit dans la prière : l’enfant commence à prier, et il épanouit sa Foi. La Foi va s’épanouir ensuite par l’obéissance. C’est évidemment aussi un des moments très important pour développer sa Foi : « Tu dois faire cela, par amour pour Dieu ». « Tu fais cela par amour pour le petit Jésus ». Et ainsi de suite. Quand vous donnez sa, soupe a un enfant qui a de la peine à manger, vous lui faites faire des actes héroïques d’obéissance, par amour pour Jésus. Ainsi s’opère le développement progressif de la Foi. Et puis, il peut très bien arriver qu’il y ai t un obstacle : on voit cela, chez beaucoup de jeunes aujourd’hui. A un moment donné, il y a une crise de la Foi. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’on est devant une difficulté qui peut se manifester de bien des manières : difficulté au point de vue obéissance, difficulté parce qu’on en a par-dessus le dos ... Alors, on arrête ; on met sa Foi entre parenthèses et on veut « se libérer » - fausse libération ; mais on dit qu’on veut « se libérer » - « Je ne pratique plus ! » La « pratique » ! C’est une des sources de la croissance de la Foi. J’ai parlé de la prière ; mais l’Eucharistie, la communion, est sûrement l’une des sources les plus excellentes de la croissance de la Foi. L’obéissance aussi : réaliser son devoir, par amour pour Dieu. La Foi est engagée dans cet amour pour Dieu, dans le point de vue de la finalité, parce que l’on peut très bien travailler uniquement pour la gloire, pour l’ambition : si je travaille pour ma gloire, ma Foi n’augmente pas du tout ! Il ne faut pas oublier qu’à côté de la Foi, il y a les mauvaises herbes qui poussent, ces mauvaises herbes qui sont les conséquences du péché originel. De fait, en nous, il y a la croissance de la Foi, mais en même temps il y a des quantités de choses qui poussent du dedans. La croissance de la Foi se fait ainsi dans la lutte, parce qu’il y a un maquis. La Foi pousse à l’intérieur de toute cette croissance humaine, de la croissance de toutes les concupiscences. Aussi la croissance de la Foi ne se fait-elle pas d’une façon harmonieuse, mais dans la lutte. L’exigence de la Foi est une exigence divine qui ne correspond pas à l’exigence de l’intelligence, ni aux appétits naturels, ni aux passions, qui correspond encore beaucoup moins aux concupiscences. De sorte que la croissance de la Foi se fait dans la lutte. Quand on est dans la lutte, il faut beaucoup de force. La force, c’est l’espérance : si l’on manque de force, on met sa Foi entre parenthèses. On ne la perd pas nécessairement. Je crois que ceux qui perdent la Foi sont rares. Pour perdre la Foi, il faut pécher contre la Foi. On ne perd pas la Foi si tout simplement on pèche par faiblesse : celui qui met sa Foi entre parenthèses pèche par faiblesse. Il se dit : « Après tout, laissons tout cela, et descendons le fleuve ! » On ne perd pas la Foi à cause de cela. Pour perdre la Foi, il faut vraiment un péché d’infidélité. Et si cela peut arriver, c’est assez rare.

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Une juive, dont le père était rabbin, une fille très intelligente, me racontait un jour qu’à l4 ans, elle entendait toujours son père dire : « La Bible ... la Bible ... la Bible ..., c’est tout ! » Elle, elle commençait à s’intéresser à la science. Alors, elle s’est mise à lire la Bible, du commencement jusqu’à la fin. Et elle s’est dit : « Mais la Bible, elle est contre la science ! Je rejette la Bible, et je prends la science. » Je crois que là, il y a une faute consciente contre la Foi. Mettre la Bible entre parenthèses, ce n’est pas la rejeter. Mais elle, elle avait opté : « Je rejette, et j’opte pour la science. » Et elle avait opté pour la science, et elle continuait d’opter pour la science, depuis l’âge de l4 ans, dans une pensée tout à lait positiviste. Elle me disait cela quand elle avait 60 ans. Et elle était très lucide. Il peut donc y avoir un arrêt brutal contre la Foi, ou une mise entre parenthèses, ou une croissance. La croissance peut être plus ou moins rapide, parce qu’il y a des moments où l’on est nonchalant. On est paresseux : il faut vous tirer du lit pour aller à la. messe, pour aller communier ... A ce moment-la, la croissance de la Foi se fait lentement. On est beaucoup plus mu, que soi-même on se meut. Quand on est mu, on garde le trésor, mais il ne grandit pas. Nous avons tous connu cet âge un peu bête … Et puis, tout d’un coup, on se réveille, avec, une retraite, avec quelque chose, un accident quelque fois … On s’est réveillé, et alors commence vraiment la croissance de la Foi, quand on est soi-même conscient qu’ il faut croître dans la Foi. Comment se fait cette croissance de la Foi ? Je crois que, si l’on réfléchit à cette croissance de la Foi, qui se fait toujours dans la lutte, on voit qu’elle se réalise ordinairement de deux grandes manières. Il faut d’abord exercer sa Foi. On grandit quand on fait des exercices de la Foi. Il faut faire des actes de Foi conscients : « Seigneur, je crois ! Seigneur, augmente ma Foi ! » A ce moment-là, on est conscient qu’on fait des actes de Foi, alors que, lorsqu’on était jeune, on n’était pas très conscient. « Seigneur, je veux croire, je veux aller le plus loin possible dans la Foi ». Une fois qu’on a compris qu’il fallait croître dans la Foi, nous pouvons aussi voir que notre intelligence peut nous aider. La Foi est au-delà de l’intelligence, mais chaque fois que nous faisons un acte de Foi, notre intelligence est présente, elle est mobilisée par la Foi. Ce n’est pas parce qu’on est très intelligent qu’on sera très croyant ; mais si l’on est très croyant, pour exercer sa Foi, il faut son intelligence : condition « sine qua non ». Vous ne pouvez pas exercer la Foi sans l’intelligence. Donc, pour aider la Foi, il faut que votre intelligence se mette au service de votre Foi. Cela est très important, parce qu’il arrive très souvent des déséquilibres. Tous et toutes, vous avez cultivé votre intelligence ; vous avez fait des études, vous vous êtes cultivés du côté scientifique, du côté artistique, et ainsi de suite. Ordinairement, vous avez cultivé votre intelligence d’une manière tout à fait profane, humaine. Et la Foi, vous l’avez laissé pousser ! Vous ne vous y êtes pas opposés, vous l’avez laissé pousser : vous n’avez pas mis votre intelligence au service de votre Foi. Ce sont là deux choses très différentes. 99

Dans les études profanes, vous avez avalé des quantités de choses, sans faire le discernement si c’était vrai ou faux. Si vous faites de la philosophie, vous absorbez Hegel pour les examens, vous absorbez Marx pour les examens, vous en absorbez des quantités d’autres de cette façon ... Il y a tout de même des choses fausses dans toutes ces philosophies ! Vous absorbez tout cela saris faire de discernement, puisque vous en êtes incapables : « Je ne vais pas juger Hegel, je ne vais pas juger Marx ... Cela m’est égal … : je passe mes examens ! Et vous absorbez du poison. Au point de vue artistique, au point de vue études littéraires, on apprend n’importe quoi, sans souci de vérité Au point de vue scientifique, c’est différent, parce que la science a une rigueur : on cherche la science, et puis c’est tout. Mais on peut très bien chercher la science en disant : « La science, une chose ; la Foi, autre chose ; tant pis, cela n’a pas d’importance ! » J’ai ainsi connu à Fribourg un médecin qui a commencé à suivre certains cours de théologie ; puis il m’a dit : « La théologie, cela me pose tellement de problèmes que j’aime mieux avoir la Foi du charbonnier. Tant pis, cela m’est égal, j’ai la Foi du charbonnier ! Je reste croyant et je laisse la théologie ! » A-t-on le droit clé faire cela ? Je ne le crois pas. Au sens rigoureux, on n’en a pas le droit, parce qu’on maintient une dichotomie, une division. Si je suis croyant, je dois nécessairement voir comment ma science, comment ma philosophie, peuvent aider ma Foi. Puisque la Foi est supérieure, il faut nécessairement que je mette au service de ma Foi mes connaissances humaines, mes expériences humaines. Mais évidemment, cela demande un travail. Si au contraire mon intelligence n’est pas au service de ma Foi pour l’aider à croître, j’aurai, une intelligence qui se développera énormément du côté profane, alors que ma Foi restera à l’état embryonnaire : pas beaucoup de connaissance de la Foi, la pratique – « les bons chrétiens », comme on dit. On est très cultivé, très intelligent ; mais la Foi, non, c’est resté à l’état inculte ... Alors, il se fait nécessairement un déséquilibre foncier. Nous sommes responsables de la croissance de la Foi. Et donc nous devons permettre à l’intelligence d’être au service de la Foi.

Premier travail : connaître l’Ecriture. La connaissance de la l’arole de Dieu implique un certain travail. Il s’agit de la Foi, mais l’intelligence est là pour essayer de réfléchir sur la Parole de Dieu. Quand je lis l’Ecriture, je mets mon intelligence à son service et j’essaye de comprendre. Autrement dit, chacun d’entre nous fait sa petite théologie en lisant la Parole de Dieu. Ainsi, on nourrit sa loi par la Parole de Dieu. Si nous ne nourrissons pas notre Foi par la Parole de Dieu, notre Foi s’anémie ; elle ne croît pas, elle ne croît plus.

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Deuxième travail : pour que la Parole de Dieu soit mieux comprise, on essaye d’être plus intelligent. Il s’agit là de l’effort philosophique, très important pour un croyant. Je ne dis pas qu’il faille faire nécessairement de la philosophie tant et plus ; mais il faut faire un effort philosophique pour mieux comprendre ce qui est dit dans l’Ecriture, pour mieux comprendre la Parole de Dieu. Cet effort philosophique est nécessaire aussi pour discerner ce qui, dans notre vie, est vrai et faux. Toute erreur acceptée consciemment est un handicap pour la croissance de la Foi. Je dis bien : toute erreur acceptée consciemment : parce qu’il y a toujours des coins d’erreur, des coins où la poussière s’accumule ... On n’en est pas conscient, car on ne peut pas tout connaître. Dans les domaines qu’on ne connaît pas, on a des connaissances un peu grossi ères, qui sont les opinions des propagandes, qui viennent des livres de vulgarisation qu’on a lus. Et dans ces livres de vulgarisation, il y a toute une grande dose d’erreurs ; on le sait bien, mais on ne peut pas tout apprendre. Par contre, il y a certains domaines qui sont ceux de notre spécialité. Là nous avons le devoir de comprendre que toute erreur, même des erreurs scientifiques, alourdissent notre intelligence, car notre intelligence est alourdie par l’erreur ; à fortiori par les erreurs philosophiques. Par là on voit l’importance de l’intelligence, sa grandeur : la loi est reçue dans l’intelligence, et il y a une alliance fondamentale entre l’intelligence et le Verbe de Dieu : « Le Verbe de Dieu éclaire tout homme venant en ce monde » (Jn 4 , 9). Les deux grandes alliances naturelles avec Dieu sont l’alliance au niveau de la procréation et l’alliance au niveau de l’intelligence. La procréation et l’intelligence sont deux choses sacrées en l’homme, parce qu’elles ont une alliance directe avec Dieu : Dieu a promis, dans une alliance, d’être là. Voyez la première parole d’Eve, qu’il ne faut jamais oublier : « J’ai enfanté un fils avec Yahvé » (Gn 4, l) Elle ne dit pas : « J’ai enfanté un fils avec Adam », parce que cela va de soi, ce n’est pas une révélation ; tandis que dire : « J’ai enfanté un fils avec Yahvé », ah oui ! « Avec Yahvé ! » ... La procréation implique le concours de Dieu. De même l’intelligence, dans sa recherche de la vérité, implique le concours de Dieu. Dieu éclaire l’homme qui cherche la vérité. C’est pour cela que l’intelligence, quand elle accepte consciemment l’erreur, s’alourdit et, par le fait même, empêche la Foi de grandir. Il y a donc une très grande responsabilité, à des degrés différents : nous devons déblayer et mettre progressivement notre intelligence au service de la Foi, donc au service de Dieu. Comprenons aussi que, si les connaissances scientifiques ne sont pas immédiatement assumables par la Foi, elles sont un progrès pour notre intelligence puisque la science atteint une certaine vérité, un degré de vérité, même s’il s’agit d’un degré quelquefois très minime.

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Dans les sciences économiques, par exemple, le degré par rapport a la Foi est assez lointain. Mais les sciences économiques aident à comprendre l’homme, et par la compréhension de l’homme, elles rejoignent Dieu. C’est pourquoi toutes les sciences doivent être ordonnées vers Dieu ; toutes doivent être au service de la loi, mais pas immédiatement : ne faites pas une théologie économique ! cela n’irait pas du tout, parce que ce serait faux. Si vous faites de la linguistique, la linguistique vous permet de mieux comprendre le langage de Dieu ; et par là elle vous aide. La biologie vous permet de mieux connaître le vivant. Avec la psychologie, l’aide est beaucoup plus immédiate, puisque tout s’y ramène à l’homme. C’est par l’homme que toutes les sciences en viennent à être au service de la Foi, dans la mesure où elles touchent l’homme. Il faut donc comprendre que c’est un devoir pour un homme cultivé, c’est-à-dire qui a des connaissances, de mettre progressivement toutes ses connaissances au service de la Foi. Par là, la Foi grandit, elle s’étend – c’est cela qu’il faut essayer de comprendre – , elle s’étend, elle règne sur la vie intellectuelle. Elle doit l’illuminer, régner sur elle, l’assumer. La première croissance de la Foi se fait dans la méditation : on rumine sur la Parole de Dieu, on essaye de la comprendre. C’est la rumination, le progrès du côté de l’extension. Le deuxième progrès est du côté de l’intensité. Là, cela se fait par le lien entre la Foi et l’amour : la Foi progresse grâce à l’amour. L’amour est au point de départ de la Foi et permet une croissance toujours plus grande de la Foi. C’est la croissance intérieure de la Foi, une croissance qui se fait grâce aux dons du Saint Esprit. C’est une croissance qui vient directement de Dieu, mais que nous devons demander au Saint Esprit : le don d’Intelligence et le don de Science sont là pour permettre la croissance de la Foi ; le don de Sagesse aussi, dans la mesure où il vient perfectionner l’amour, et donc permettre à la Foi d’entrer plus profondément. Ces trois grands dons – on peut dire tous les dons, d’une certaine manière ; cependant les dons les plus immédiatement lies à la Foi sont le don d’Intelligence et le don de Science – permettent un exercice plus divin de l’amour. Et dès qu’il y a un exercice plus divin de l’amour, nécessairement la Foi en reçoit un perfectionnement. Le don d’Intelligence provient de l’amour. C’est l’Esprit Saint qui vient permettre un exercice divin de la Foi. Nous avons besoin du don d’intelligence pour l’oraison, pour la prière intérieure : la croissance de la Foi se fera dans la prière intérieure, l’oraison, la contemplation. Alors que la première croissance de la Foi, la croissance du côté de l’extension, se fait dans la méditation, la croissance beaucoup plus intérieure et beaucoup plus profonde se fait dans l’oraison. L’oraison est vraiment ce qui permet de croître intérieurement et profondément dans la Foi. Pour que l’oraison puisse se faire, on demande au Saint Esprit d’être là, et c’est lui qui aide à approfondir le mystère de la présence et de l’amour de Dieu. Dans l’oraison, il y a diverses demeures, des paliers multiples. Et il y a à la fois le don d’Intelligence et le don de Sagesse : celui-ci nous permet d’entrer de plus en plus dans l’intimité avec Dieu. Or, dès qu’on entre dans une intimité plus profonde avec Jésus, nécessairement la Foi augmente, elle s’intensifie. Là, la Foi progresse vraiment. 102

Le don de science, lui, sert beaucoup plus par rapport aux obstacles : on écarte les obstacles, on écarte tout ce qui pourrait arrêter, et on essaye au contraire de se servir de tous les événements de notre vie pour entrer plus profondément dans l’intimité avec Dieu.

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QUESTIONS ET REPONSES

Q. : Que faut-il entendre par esprit substantiel ? Est-ce le synonysme de personne et peut-on appliquer cette expression à Dieu ? R. : On peut dire qu’esprit substantiel veut dire esprit qui est un avec l’être. Donc, Dieu est l’Esprit substantiel, au sens rigoureux. C’est le « nous » grec qui est substance, et il n’y a qu’en Dieu que le « nous » est substance. En nous, le «nous » a un fondement substantiel, mais il n’est pas la substance. Nous pouvons dire cependant que notre esprit est substantiel en ce sens que notre intelligence est ordonnée à la contemplation et à Dieu : par son ordre vers Dieu, notre intelligence a quelque chose de substantiel. Dans l’homme il y a deux opérations substantielles : la procréation et la contemplation. Ce sont les deux seules opérations qui peuvent stabiliser : il y a la stabilité de la famille ; la contemplation aussi est une certaine stabilité. Ce sont donc deux opérations substantielles qui finalisent au sens fort. Entre deux, il y a l’amitié. La véritable procréation humaine implique l’amitié, comme fécondité. Il y a là cet aspect fondamental d’une opération vitale qui touche une substance ; on peut donc dire que c’est une opération substantielle. La contemplation touche aussi une réalité substantielle ; c’est donc aussi une opération substantielle ; on voit ainsi que l’esprit peut avoir une opération substantielle, la contemplation. Mais l’esprit substantiel au sens fort, c’est Dieu.

Q. : Peut-on reprendre la question de la dialectique ? Quelle est la différence entre Platon, Aristote et Hegel ? Qu’ajouté le point de vue de Marx à celui de Hegel ? R. : Dans le monde d’aujourd’hui, il est très important de saisir les sommets de la pensée philosophique. Je crois qu’il y a quatre grands sommets de la pensée philosophique, indépendamment du jugement de valeur : Platon est un sommet ; Aristote est un sommet ; Plotin est un sommet ; Hegel est un sommet. Descartes n’est pas un sommet : c’est le philosophe bourgeois, donc il n’est pas un sommet. La dialectique est née chez Platon. Comment est-elle née chez lui ? C’est toute la question des idées - formes. Nous connaissons toutes choses par les formes idéales : il y a le cheval en soi, le chien on soi, l’homme en soi, la boue en soi. Et ainsi de suite. On a ainsi le monde des perspectives en soi.

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Il s’agit ensuite de les ordonner, de voir comment elles participent les unes aux autres : la dialectique ascendante permet de remonter jusqu’au bien en soi. Autrement dit, on a des monolithes : le cheval en soi, l’animal en soi, etc. Il faut regarder comment ils s’unissent : ce sont les relations. La dialectique consistera essentiellement à saisir les relations en vue d’une montée vers le bien en soi et l’un en soi, c'est-à-dire ce qu’il y a d’ultime et dernier. Ensuite, il y a la dialectique descendante. Celle-ci nous fait comprendre ce que c’est que la participation, comment l’inférieur participe au supérieur. Chez Platon, la dialectique est la relation entre les formes en soi. C’est pourquoi la dialectique platonicienne est très différente de la dialectique hégélienne, parce que la dialectique platonicienne conduit à quelque chose de transcendant, qui est la contemplation, la « theoria ». La « theoria » platonicienne, c’est la contemplation du bien en soi, c’est la contemplation de l’un en soi. Et à ce moment-là, il n’y a plus de dialectique : la dialectique est au niveau de la recherche et de la science, la « theoria » est au-dessus. L’intelligence humaine est faite pour la « theoria » : nous sommes tous contemplatifs par nature. Nous l’avons tous été, mais nous avons oublié notre dignité ; c’est pour cela que nous naissons dans la caverne. Nous regardons les apparences, les visages, au lieu de regarder les formes en soi. Aristote, lui, n’accepte pas les formes idéales. Il rejette donc la dialectique platonicienne, mais il accepte une dialectique au niveau des opinions : les opinions, ce sont les idées des philosophes. On pourra donc organiser les opinions des philosophes : tel grand philosophe soutient cela, il est seul ; plusieurs philosophes moins grands soutiennent cela ; une multitude de non-philosophes disent cela ; la masse dit cela. On hiérarchise les opinions en les qualifiant. Telle est la pensée dialectique d’Aristote ; c’est le domaine des opinions, du sable mouvant. Le mot «dialectique » prend donc des significations très différentes : «dia logos », à travers le logos, par le logos. On voit très bien ce qu’est la démarche platonicienne, puis la dialectique aristotélicienne. Cette derrière est au niveau des opinions : on organise les opinions ; c’est très intéressant pour nouer les problèmes, comme dit Aristote. Et nous retrouvons ensuite la dialectique chez Hegel, où elle prend une nouvelle signification.

Q. : Qu’est-ce donc que la dialectique, puisqu’elle a des significations multiples ? R. : Si je me pose la question de la vérité, je ne peux pas me satisfaire de savoir les opinions des autres : . au plan philosophique, l’opinion d’un être, d’un philosophe, ne me suffit pas. Ce que je cherche, c’est la vérité ; ce n’est pas l’opinion de quelqu’un ; ce n’est pas de savoir ce qu’Aristote ou Platon pense qui m’intéresse, c’est la vérité Pour trouver la vérité, il faut repartir de l’expérience ; il me faut donc revenir à mon expérience. Je vois la dialectique chez Platon et chez Aristote. Pour Platon, c’est la science. Aristote brise cette dialectique en disant : dans la science, il y a la découverte des principes 105

propres et des causes ; cela, c’est la marche inductive, qui fait découvrir quelque chose de nouveau ; et puis, il y a la démarche démonstrative, proprement scientifique, où l’on conclut à la propriété, l’exploitation du capital. Donc, chez Aristote, l’induction et la démonstration correspondent respectivement à la dialectique ascendante et à la dialectique descendante de Platon, Aristote gardant le nom uniquement au niveau de l’opinion. Chez Hegel, la dialectique est tout à fait autre. Historiquement, cela vient de tout un courant d’idées de la philosophie idéaliste allemande ; d’autres diront de l’esprit : on part de l’esprit. On ne part pas de l’expérience, de ce qui est ; on essaye de chercher la démarche de l’esprit. A ce point de vue-là, c’est donc une nouvelle signification, qui n’est ni celle d’Aristote, ni celle de Platon ; c’est quelque chose de nouveau qu’il faut comprendre beaucoup plus dans le courant du développeront et de. la démarche de la vie de l’intelligence : on essaye de préciser les paliers de cette démarche. Le souci dialectique est de mettre les paliers. On avance progressivement, mais en même temps on avance d’une manière immanente : c’est ce que j’ai essayé d’expliquer ce matin. Pour entrer réellement dans la pensée dialectique d’Hegel, qui est très difficile et très vaste, il faudrait prendre un texte majeur et l’analyser « La dialectique du maître et de l’esclave », par exemple, qui est un grand texte très important. Ce texte-là nous aiderait à comprendre la pensée de Hegel. On pourrait le mettre en parallèle, au plan proprement politique, avec Platon et avec Aristote, qui parlent tous deux des rapports du maître et de l’esclave. Vous le voyez, la pensée dialectique est toujours une pensée de relations. Il y a ce point commun chez Platon, Aristote et Hegel : c’est une pensée qui se fonde sur la relation. Mais la relation est conçue d’une façon très différente chez chacun d’eux. Chez Platon, elle est conçue par rapport aux réalités ; c’est une relation dans le réel. Chez Aristote, c’est une relation au niveau des opinions ; et l’opinion, ce n’est pas le réel, c’est ce que les hommes ont pensé ; c’est donc au niveau de la rumination. Chez Hegel, c’est une relation au niveau de l’intentionnalité, qui veut être le réel ; c’est donc une relation qui veut atteindre le réel, la vie de l’esprit, car pour Hegel la vie de l’esprit est ce qu’il y a de plus réel. Ceci est vrai de Dieu, mais pas de nous, parce que notre esprit n’est pas notre substance. En nous, il y a une différence entre notre être et notre esprit, entre notre vie et notre esprit : toute notre vie n’est pas esprit, et tout notre esprit n’est pas notre être. Il y a donc une distinction entre l’esprit, la vie et l’être. C’est la raison pour laquelle je ne peux pas commencer ma philosophie par l’esprit, parce que la philosophie doit être quelque chose Je fondamental. Or, pour moi, le fondamental, ce n’est pas l’esprit, c’est ce qui est ; c’est l’existence dans les réalités les plus multiples et les plus vastes. Prenez par exemple l’œcuménisme, puisque le philosophe veut regarder le point de vue fondamental et que l’œcuménisme veut toujours revenir au plus fondamental. Qu’est-ce qui permet d’unir tout ? C’est l’être. L’esprit n’unit pas tout : il y a beaucoup de choses qui ne sont pas esprit. L’esprit devient toutes choses, cela est très vrai ; c’est la grande parole 106

d’Aristote : « L’intelligence devient toutes choses ». Mais intentionnellement ; pas réellement. Alors, la grande erreur de la dialectique hégélienne, si ou la regarde dans une perspective aristotélicienne, c’est de confondre l’intentionnel et le réel. Je vous en donne un petit exemple, celui que je prenais ce matin, parce qu’il est significatif. Hegel part de l’opposition entre être et non-être. Or, si je prends l’opposition de l’être et du non-être telle qu’Aristote nous la donne, c’est-à-dire dans le principe de non-contradiction, en la regardant d’une façon réaliste, je ne peux pas faire la synthèse de l’être et du non-être. C’est impossible, puisque le non-être n’est pas être. Il y a de l’être ; et, pour un réaliste, il n’y a pas de non-être ; il n’y a que ce qui est. Comment pourrait-on dire que l’on va l’aire la synthèse de l’être et du non-être ? A ce moment-là, il faut réfléchir sur l’intentionnalité, c’est-à-dire sur la vie de l’intelligence. L’intelligence affirme l’être et le non-être, puisqu’elle affirme les deux, du côté de l’intelligence il y a deux choses positives. Donc, je peux en faire la synthèse. Mais à ce moment-là, je bloque le point de vue objectif et le point de vue intentionnel. Une fois que vous avez saisi cela, vous voyez qu’en effet, la distinction fondamentale entre l’intentionnalité et le point de vue réel n’existe pas : il y a confusion entre les deux, puisque être et non-être ne peuvent s’additionner qu’au niveau intentionnalité, c’est à dire au niveau de la vie de l’intelligence. Au point de vue réel, cela ne peut pas s’additionner. Or Hegel n’est pas un imbécile : s’il fait la synthèse de l’être et du non-être, cela prouve qu’il y a quelque chose ... Comment le fait-il ? Par l’intentionnalité. Dans la pensée dialectique, il faut toujours regarder le point de départ et le ternie. Le terme de la pensée dialectique hégélienne est magnifique : c’est Dieu. Hegel dira que toute sa philosophie aboutit à Dieu. Mais en même temps, la dialectique hégélienne va engendrer l’athéisme – alors que, pour Hegel, toute la philosophie essaye de comprendre que l’esprit, c’est Dieu. Il est curieux de voir comment Hegel engendre Marx. Engels dira que la dialectique marxiste, c’est la dialectique hégélienne remise sur ses pieds : Hegel marchait sur sa tête, parce qu’il mettait le ciel sur la terre il s’agit de renverser la dialectique, de la remettre sur la réalité ; on regardera donc le point de vue matériel en premier lieu. Et vous aurez la dialectique matérialiste, qui ne sera plus du tout une dialectique de l’esprit, qui sera la dialectique de la « praxis ». Il est très intéressant de voir que la dialectique hégélienne, c’est la « theoria » absorbant la « praxis »; et que la dialectique marxiste, c’est la « praxis » absorbant la « theoria ». Dans l’hégélianisme, tout aboutit à l’esprit, et donc à la contemplation plénière : la « praxis » est complètement absorbée par la « theoria ».

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Au contraire, dans le point de vue marxiste, c’est l’inverse : il n’y a plus de « theoria », il n’y a plus que la « praxis ». Et la « praxis », c’est le travail, inséparablement lié à la matière. La « praxis », c’est la synthèse ; comme le devenir : la « praxis » est l’analogue du devenir. Elle fait la synthèse entre l’homme et la matière : le travailleur transforme la matière par la « praxis » ; et la « praxis » implique le travailleur et la matière. Q. : Dieu aurait pu se contenter de ne créer que des réalités spirituelles. Pourquoi donc a-t-il créé la -matière ? R. : Je crois que c’est là le raisonnement de Lucifer. Dieu crée d’abord la lumière ; il crée des êtres spirituels, les anges, c’est normal, il est Esprit. Mais que Dieu se mette à créer la matière, un monde physique, pour réaliser son chef-d’œuvre, l’homme et la femme, en unissant la matière et l’esprit, c’est invraisemblable ! Quand on sent le dualisme entre l’esprit et la matière, quand on sent l’aspect dramatique de l’union de l’esprit et de la matière, on se dit vraiment : quelle idée d’avoir réalisé cela ! Il faut se poser le problème au plan théologique. Le philosophe ne se pose pas le problème, parce qu’il ne peut pas parler des anges. Il peut émettre l’hypothèse qu’il y ait des anges, mais il ne peut pas parler des anges ; donc il ne se pose pas le problème. Il constate qu’il y a un monde matériel ; ce monde matériel dépend nécessairement d’un Etre premier ; et la relation entre cet Etre premier et l’univers, c’est la création. Au contraire, le théologien parle des anges. Il doit en parler : il y a la création des anges et il y a celle de l’univers. Pourquoi .Dieu a-t-il réalisé ce monde matériel ? La solution se trouve dans les deux récits du début de la Genèse, aux chapitres l et 2, où il y a deux récits de la création de l’homme et de la femme. Selon le premier récit : « Dieu dit : ‘Que la lumière soit’, et la lumière fut .» (Gn l,3). La première chose que Dieu a réalisée, c’est la lumière ; c’est-à-dire, symboliquement, les anges. Ce premier récit de la Genèse nous fait comprendre que l’œuvre de la création est une œuvre de lumière et de sagesse. Le second récit, lui, nous fait comprendre qu’elle est une œuvre d’amour. Si l’on essaye de comprendre la création, on voit qu’elle relève de la contemplation de Dieu : c’est donc une œuvre de sagesse. Elle relève aussi de l’amour de Dieu : c’est donc une œuvre de surabondance d’amour. Sagesse et amour, les deux sont impliquées dans la création. Lorsqu’on met l’accent sur la création en tant qu’œuvre de sagesse, il est évident que c’est dans le monde angélique que l’ordre de la sagesse est le plus montré. Dieu crée donc des anges qui sont des lumières, des êtres spirituels. Mais Dieu est aussi Amour. Etant Amour, il lui faut communiquer le plus profondément possible son amour. C’est à cause de cela qu’il crée la matière : par la matière, Dieu va pouvoir communiquer le plus profondément son amour parce que la matière est une capacité de réceptivité substantielle. Je crois que c’est là la grande raison de la création de la 108

matière. La matière est toujours liée à la finalité, est toujours liée à l’amour : par la matière. Dieu peut communiquer plus profondément son amour. Q. : Quelle différence y a-t-il entre l’intelligence de l’homme et l’intelligence angélique ? R. : Les anges sont intuitifs ; ils ont une intelligence intuitive, tandis que nous, nous avons une intelligence rationnelle. Nous sommes des êtres un peu rampants, nous avons de la peine à nous élever. Tous les grands théologiens ont toujours vu que l’ange a une dignité plus grande que l’homme du côté de l’intelligence, beaucoup moins parfaite chez l’homme que chez l’ange. Mais cette intelligence étant liée au corps, il y a pour l’amour une possibilité d’aller plus loin. Chez l’homme, l’intelligence peut connaître une humilité et une pauvreté qu’elle ne connaît pas chez l’ange ; et par là, il y a comme l’attente d’un amour plus grand. Chez l’homme, l’amour peut plus facilement et plus profondément dépasser l’intelligence, celle-ci étant dans un état moindre. Q. : L’alliance de l’intelligence et de l’amour est une chose très curieuse. On revient toujours à ce problème, .qui est au cœur de notre vie : comment allier l’intelligence et l’amour ? R. : Cette alliance est très différente chez l’homme et chez l’ange. Le poids de la matière, le poids du corps, se traduit par la sensibilité ; il permet une pauvreté plus grande : nous sommes des êtres mendiants, des êtres très pauvres du côté de l’intelligence, nous avons beaucoup de peine à être intelligents, parce que nous partons constamment du sensible. Les anges, eux, ne partent pas du sensible : ils se considèrent eux-mêmes ; et se considérant d’abord eux-mêmes, ils considèrent en premier lieu l’esprit. Tandis que nous, nous ne considérons pas en premier lieu l’esprit : nous partons des réalités sensibles, du monde physique, et nous mettons du temps avant d’arriver à l’esprit. C’est progressivement que nous arrivons à découvrir ce que c’est que Dieu, puisque toute notre intelligence est faite pour découvrir l’existence de Dieu. Cela, plus personne ne le dit. Et c’est pour cela que l’intelligence végète : parce qu’elle ne se tourne plus vers la Vérité. Elle ne sait plus quelle est sa finalité : la découverte de Dieu, autant que faire se peut. Aristote lui-même n’hésite pas à le dire. Ce n’est pas la Révélation qui nous dit cela, c’est tout simplement notre intelligence. Dès que j’ai compris ce que c’est que l’intelligence, j’ai compris que mon intelligence n’est vraiment elle-même que lorsqu’elle est face à Dieu, lorsqu’elle fait tout ce qu’elle peut pour découvrir Dieu, et pour le découvrir de la manière la plus parfaite qui soit. L’amour spirituel, lui aussi, est ordonné vers Dieu, l’amour dans ce qu’il a de plus fort. Et il a l’avantage d’atteindre plus immédiatement Dieu : j’atteins plus vite Dieu par l’amour que par l’intelligence. Le lien est plus immédiat, parce que c’est le résultat de la finalité. Or, si je me laisse finaliser par Dieu, je suis forcément finalisé par lui, et à ce moment-là il y a un lien direct, dans l’obscurité de l’amour, sans lumière. 109

L’intelligence, elle, cherche la lumière et l’évidence, et c’est pour cela qu’elle prendra des intermédiaires, tandis que par l’amour le lien est plus immédiat. On comprend dès lors cette chose très curieuse que Dieu ait voulu créer les benjamins de la création, l’homme et la femme. Et même, selon le second récit de la Genèse, le benjamin de la création, c’est la femme puisque, ayant créé l’homme (Gn 2, 7), Dieu ne s’est pas reposé : il a voulu créer la femme après (Gn 2, 2l-22) ; il s’est reposé en créant la femme. Le chef-d’œuvre de Dieu, c’est la femme. La femme est donc celle qui est le plus proche du monde matériel : c’est là où Dieu pourra communiquer le plus son amour. La femme est naturellement médiatrice d’amour : Marie le sera au sens le plus fort, mais naturellement la femme l’est, en raison même de cette volonté de Dieu qui a voulu la création de l’homme, puis celle de la femme en dernier lieu : pour « que l’homme ne soit pas seul » (Gn 2, l8). En effet, Dieu avait créé des crapauds, des serpents, des quantités d’animaux, et l’homme était seul : il ne pouvait pas dialoguer avec les crapauds et les serpents (Gn 2, 20). Alors Dieu a créé la femme, pour que l’homme puisse dialoguer, pour qu’il puisse avoir quelqu’un face à lui (Gn 2, 23). La femme a donc été créée en dernier lieu, à partir de l’homme, tandis que l’homme a été créé à partir de la boue (Gn 2, 22,7). Ce symbolisme divin explique beaucoup de choses. Ainsi, si Dieu a créé un monde matériel, c’est pour pouvoir communiquer plus d’amour. Si Dieu n’était que Lumière, il n’aurait créé que des anges. La dernière révélation, c’est que Dieu est Amour : l’œuvre de la création est donc avant tout une œuvre d’amour. Et le chef-d’œuvre que Dieu a réalisé, ce n’est pas l’ange, c’est Marie, chef-d’œuvre, de toute la création. Théologiquement, on peut dire que Dieu a créé tous les anges et tout l’univers pour Marie. Elle est la clé de voûte, comme le dit le livre des Proverbes, elle qui est le chef-d’œuvre de toute la création (Pr 8, 22-3l). On commence à comprendre pourquoi Dieu a créé la matière ; pour réaliser son chef-d’œuvre, puisque Marie est notre sœur. Pour que Marie, la Mère de -Dieu, existe, il fallait la matière. La matière, c’est pour la maternité divine de Marie : « Toutes les générations me proclameront bienheureuse » (Lc l, 48). C’est aussi pour la maternité spirituelle. Parce que les deux maternités impliquent la matière. Dieu a créé la matière pour la maternité divine de Marie. Et donc il a créé la matière pour communiquer la plénitude de l’amour : il ne pouvait pas communiquer à une créature la plénitude de l’amour en dehors de la matière, condition « sine qua non » . Si on ne va pas jusque là, on ne peut rien saisir, on ne fait que des ébauches. Au contraire, là on saisit pleinement qu’il ne peut pas en être autrement : la plénitude de la grâce est donnée dans la maternité divine de Marie.

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S. Thomas se pose cette question : Dieu aurait-il pu créer un monde plus parfait qu’il ne l’a fait ? Oui, il aurait pu créer des hommes plus grands, plus beaux, des femmes plus belles, … c’est bien évident ; notre monde n’est pas le meilleur des mondes. Mais St. Thomas ajoute : mais, des choses qui sont dans notre univers, Dieu ne pouvait pas en faire de meilleures que la maternité divine de Marie. La maternité divine de Marie est un sommet dans la communication de l’amour. Pour que la maternité divine de Marie existe, il fallait la matière. La matière permet à la créature de coopérer à la paternité divine. Pour que, dans la créature, il puisse y avoir un reflet, une similitude, une image de la paternité divine, il fallait la maternité divine et donc la matière. Voilà pourquoi la matière est vraiment en vue de la communication la plus parfaite de l’amour. Nous avons besoin d’un plus petit que nous ... La matière, c’est ce qu’il y a de plus petit parmi toutes les créatures : elle n’est même pas créée ; elle est « con-créées », comme dit St. Thomas, elle est toujours créée avec autre chose. C’est donc ce qu’il y a de plus élémentaire et de plus fondamental. Et c’est bien cela : Dieu a été jusque là pour pouvoir aller le plus loin possible : de la matière à la maternité divine. Voilà les deux extrêmes du monde créé. Alors, si l’on veut avoir un regard de sagesse, dans la maternité divine de Marie, on regarde ce que c’est que la matière.

Q. : Peut-on reprendre les quatre causes du mouvement de l’intelligence ? R. : Les quatre causes correspondent aux quatre grandes interrogations de l’intelligence. Il ne faut jamais chercher à comprendre les quatre causes d’Aristote en dehors des quatre grandes interrogations, qui sont fondamentale. Q. : Qu’est-ce que l’interrogation ? R. : C’est l’hypothèse fondamentale de la vie de l’intelligence. Le savant fait des hypothèses, et cela l’aide dans sa recherche, cela l’oriente. S’il n’a pas d’hypothèse, que cherche-t-il ? Il ne sait pas. S’il a une hypothèse, il sait ce qu’il cherche ; l’hypothèse oriente sa recherche. Pour le philosophe, l’interrogation est l’hypothèse fondamentale : l’intelligence interroge, elle oriente sa recherche. C’est capital au point de vue de la vie de l’intelligence. Merleau-Ponty a cette très jolie phrase : « L’idéaliste n’interroge plus ». En effet, l’idéaliste est celui qui cherche tout au dedans de lui-même, dans une démarche dialectique. L’interrogation n’est pas présente dans la démarche de Hegel, parce, qu’il prend tout de l’intérieur. Au contraire, l’interrogation, existe quand vous êtes en présence d’une réalité que 111

vous expérimentez et que vous ne connaissez pas parfaitement, l’étonnement, l’admiration suscitent l’interrogation. On peut mettre en parallèle l’admiration et l’angoisse, l’admiration des Grecs et l’angoisse des modernes. L’admiration des Grecs fait comprendre la santé de l’intelligence des Grecs et suscite l’interrogation en face du réel. Au contraire, l’angoisse des modernes supprime l’interrogation et nous fait nous retourner sur nous-mêmes dans une démarche dialectique. Le génie d’Aristote a découvert les quatre interrogations primordiales : il n’y en a pas de plus profondes que celles-là. Il y en a beaucoup d’autres, surtout dans l’ordre pratique, mais elles ne sont pas primordiales. Socrate était le philosophe qui interrogeait tout le monde, tout le temps. Platon, peut-être fatigué de cette interrogation perpétuelle, est resté dans la dialectique, et Aristote, sans doute fatigué de la dialectique de Platon, reprend l’interrogation. Ce qui montre bien qu’il n’y a pas cent façons de philosopher : il y a une manière dialectique et une manière interrogative. La dialectique est un rail : on continue de développer indéfiniment. L’interrogation est multiple : elle veut connaître différents aspects, et c’est pourquoi on interroge. l. Qu’est-ce ? Vous découvrez la cause formelle, qui est la détermination fondamentale de la réalité. Qu’est-ce que c’est que cette réalité ? C’est un chat. C’est un chien. C’est un homme ... Et ainsi de suite. 2. En quoi ? Vous découvrez la cause matérielle. On ne découvre jamais la cause matérielle en premier lieu : c’est la cause formelle qui permet de découvrir la cause matérielle. 3. D’où ? Vous découvrez la cause efficiente, l’origine. 4. En vue de quoi ? Vous découvrez la cause finale. C’est le pourquoi par excellence. Il y a une 5ème interrogation, pour les choses techniques, les choses artificielles : 5. Sur le modèle de quoi ? Le prototype, l’exemplaire. 6. Comment ? Elle est très importante au point de vue de l’efficacité. Il y a donc ces six interrogations dans la structure de l’intelligence ; ce sont les plis essentiels de la vie de l’intelligence. Avec elles, nous sommes en face d’une structure fondamentale de la vie de l’intelligence qui a joué un rôle capital pour Aristote : toute sa philosophie est structurée par la recherche des causes. Si on ne voit pas que les causes correspondent aux interrogations, on ne comprend pas du tout pourquoi. Au contraire, si on a compris que la recherche des causes dépend des interrogations, on comprend pourquoi toute la structure de la philosophie d’Aristote, qui veut être réaliste, dépend de cela. 112

Appliquons cela au mouvement. Vous avez tous l’expérience de ce qui est mu. On monte un escalier : on se meut. Tout à coup on fait un faux-pas, on dérape : on est mu. C’est là une expérience très nette de ce qui se meut et de ce qui est mu. D’où, vient le mouvement de ce qui est mu ? « Tout ce qui est mu est mu par un autre. » Le mouvement est orienté vers une fin, attiré vers une fin : il a une cause finale, et il dépend d’une cause efficiente. Le mouvement comme tel ne s’explique pas. Pour s’expliquer parfaitement, le mouvement demande de connaître son origine et sa fin. Que signifie de dire : « Je suis dans le mouvement pour le mouvement, dans l’agitation pour l’agitation » ? Il n’y a que le démon pour être ainsi : il est le prince du mouvement, le prince de l’agitation, parce qu’il n’a plus de finalité. Quand on n’a plus de finalité, on tourne on rond, on ne voit plus d’où l’on vient, ni surtout où l’on va. Quelle est la cause du mouvement ? Le mouvement a une détermination : autre chose est l’altération ; autre chose est la marche ; autre chose est de grossir, de grandir ; autre chose de changer de couleur … Il y a des mouvements différents. Ces mouvements différents montrent la causalité du mouvement, sa détermination. Cela, c’est la cause formelle, qui saisit les contraires : je passe du rouge au blanc, de 50 kgs à 70 kgs, ou l’inverse. En quoi ? nous permet de préciser le sujet du mouvement : c’est toujours une réalité qui est mue. Sur le modèle de quoi se fait le mouvement ? Tous les mouvements physiques sont sur le modèle du mouvement circulaire des astres, parce que le mouvement circulaire est le mouvement le plus parfait. Le comment ? du mouvement ramène à la causalité efficiente, en précisant la causalité efficiente la plus proche. Il peut en effet y avoir tout un ordre dans les causalités efficientes, et il faut commencer par la plus proche pour trouver le comment. Vous voyez comment l’on peut donner les diverses analyses de la recherche philosophique, les deux grands procédés philosophiques étant soit analogique, soit dialectique. Si l’on accepte ces interrogations et ces causes, on voit tout de suite qu’il y a une diversité et une unité : on saisit différents aspects de la même réalité. Voilà l’analogie : la diversité dans l’unité. C’est toujours la même réalité que je cherche, mais je la cherche dans des -points de vue différents. Au. contraire, dans la démarche dialectique, c’est toujours le même mouvement qui se développe, comme des rails toujours parallèles. C’est pour cela que l’on voit tout de suite qu’une philosophie qui accepte l’interrogation est une philosophie qui donne un point de vue plus réaliste. Tandis qu’une philosophie qui n’accepte plus l’interrogation est une philosophie qui tend vers l’idéalisme. « L’idéaliste n’interroge plus », disait Merleau-Ponty. L’enfant interroge : il est réaliste. 113

Quand vous arrivez à un certain âge, vous n’interrogez plus, vous n’êtes plus curieux du tout, vous savez tout : vous n’interrogez plus. Jusqu’ici, j’ai regardé uniquement le mouvement de la physique. Les différentes causalités du mouvement de l’intelligence sont plus compliquées à analyser. Le mouvement de l’intelligence, c’est le raisonnement, le syllogisme. Voyons le syllogisme, mouvement de l’intelligence. En philosophie, il faut toujours commencer par ce que l’on voit le mieux : en vue de quoi ? C’est-à-dire : quelle est la finalité ? Atteindre la vérité. Voilà la finalité de l’intelligence. D’où vient ce mouvement ? Quelle est son origine ? Je vous l’ai dit : le mouvement du syllogisme provient des deux prémisses, la majeure et la mineure. Pour pouvoir conclure, il faut saisir des principes ; et c’est à partir des principes saisis par l’intelligence que se forme le jugement. C’est l’intelligence parfaite qui est source du raisonnement parce que, pour pouvoir raisonner, il faut une intelligence qui saisisse les principes : si je ne saisis pas les principes, je ne peux pas être cause, cause efficiente ; il n’y a pas de fécondité. Les deux prémisses sont donc la cause efficiente. Qu’est-ce que c’est ? Ici, il s’agit de la détermination. Si vous êtes en présence d’une démonstration et d’un syllogisme, ou du moins d’un syllogisme démonstratif, c’est-à-dire d’un mouvement parfait de l’intelligence qui aboutit à la science, vous pouvez dire que la détermination de ce mouvement est la conclusion parfaite, le « terminus ad que» : c’est ce qui détermine le mouvement. « Où allez-vous ?» « Je vais de Briançon à Paris » : c’est Paris qui est le terme ; c’est donc la conclusion qui détermine. Sur le modèle de quoi ? Ici, la logique intervient. Il y a différentes figures de raisonnement : c’est la première figure qui seule donnera la mesure parfaite ; c’est elle le modèle. Comment ? Pour pouvoir faire un syllogisme, il faut saisir l’intermédiaire, l’ingrédient avec lequel on fait la petite cuisine : c’est lui le comment. Autrement dit, vous prenez un principe, vous prenez un autre principe, et vous les unissez pour avoir le comment.

Q. : Quel a été le péché de l’ange ? R. : C’est un des problèmes les plus difficiles et les plus épineux aujourd’hui, au point de vue théologique. Pour un croyant, le péché de l’ange est une réalité : il ne faut pas le mettre en doute. Pas plus qu’on ne peut mettre en doute l’existence des anges, on ne peut mettre en doute qu’il y a eu une chute des anges : Lucifer existe, il existe des anges mauvais. Au plan philosophique, je ne peux absolument pas parler de la faute de Lucifer. Je ne peux parler que d’une seule chose : du mal. Et je peux dire que, nécessairement, le mal est en premier lieu spirituel, et que c’est l’orgueil. Je peux aller jusque là philosophiquement. 114

Au point de vue de la Foi, je vais plus loin : je découvre la source première du mal, et je peux la préciser au point de vue théologique : la source première du mal, c’est, il l’intérieur de la volonté de l’ange, l’orgueil angélique. Il y a dans l’Ecriture des textes extrêmement forts des Prophètes qui développent ce point de vue : Ezéchiel, Isaïe ... « Comment te voilà déchu des cieux, Astre brillant, fils de l’Aurore ? » « Comment es-tu abattu sur le sol, toi qui terrassais les nations ? » « Tu te disais : ‘J’escaladerai les cieux ; au-dessus des étoiles j’érigerai mon trône. Je siégerai sur la montagne de l’assemblée à l’extrême septentrion. Je monterai sur les plus hautes nues, je deviendrai l’égal du Très Haut.’ » « Eh bien ! te voilà précipité au séjour des morts, tout au fond du trou. » « On s’arrête pour mieux te regarder, on cherche à te reconnaître : ‘Est-ce bien celui qui faisait trembler la terre et qui ébranlait les empires, qui faisait du monde un désert et qui détruisait les villes, qui empêchait les prisonniers de rentrer chez eux ?’» (Is 44, l2-l7). Dans l’Apocalypse, on voit le grand combat dans le ciel entre Michel et le Dragon, « l’antique Serpent », et comment Michel précipite le Dragon, l’antique Serpent, sur la terre. Et ainsi le ciel se libère de l’antique Serpent pour nous le donner (Ap l2, 7-l7). Quelques grands textes montrent ainsi au point de départ le Serpent, qui symbolise bien le mensonge, celui qui est le Prince du mensonge, celui qui séduit et essaye de détourner Eve. A travers toute l’écriture, on peut dire qu’il y a la présence d’un auteur du mal qui essaye de détourner l’homme. Pour la théologie la plus traditionnelle et, je crois, la plus vraie, l’ange, créature spirituelle, a été créé dans la Foi, parce que toute la création spirituelle est faite pour la béatitude. Les anges ont donc été créés dans la Foi, et il y a eu une épreuve pour savoir s’ils acceptaient ou pas. Je vous l’ai dit : la Foi est une épreuve pour nous. Pour les anges, la Foi est une épreuve encore beaucoup plus grande, parce que l’intelligence angélique est bien plus développée que la nôtre ; aussi la Foi est-elle encore beaucoup plus éprouvante pour eux. Plus notre intelligence se développe, plus la Foi apparaît comme une épreuve. C’est la raison pour laquelle il est plus difficile d’être croyant dans notre humanité d’aujourd’hui et dans notre Occident, que d’avoir la Foi au moyen-Age. C’est une épreuve que nous ressentons beaucoup plus fort. Par conséquent, la Foi était vraiment une épreuve pour les anges. Pourquoi Dieu les éprouve-t-il ? Dieu les éprouve pour sonder leur cœur. Il les éprouve en leur donnant la grâce, pour que la béatitude ne soit pas donnée gratuitement, mais pour qu’eux-mêmes, en quelque sorte, coopèrent avec Dieu.

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C’est là le grand aspect de l’économie divine. Dieu n’aime pas donner purement gratuitement, sans avoir de coopération, parce que Dieu nous traite comme des amis, et non pas comme des enfants gâtés. A des enfants gâtés, on donne, on donne indéfiniment, et ensuite ils font ce qu’ils veulent. Au contraire, à des amis, on donne gratuitement, mais on veut une coopération, on veut faire une œuvre commune. Dieu veut donc faire une œuvre commune avec les anges, et c’est pour cela qu’il y a l’épreuve de la Foi. Q. : Quel a été le contenu de cette épreuve ? R. : Il est très difficile de le préciser. Etant donné que les anges sont des créatures spirituelles, leur faute ne peut être qu’une faute d’orgueil. Une faute d’orgueil porté toujours sur un motif : on n’est pas orgueilleux pour le plaisir d’être orgueilleux. Cependant, attention : il y a un motif, mais l’orgueil est toujours le repliement sur soi et l’exaltation de son intelligence, en prétendant que l’on a raison et que l’autre a tort. L’orgueilleux veut faire lui-même son salut et n’accepte que quelque chose lui vienne d’un autre. Nous connaissons très bien la psychologie de l’orgueil, parce que, au fond, l’orgueil est le fin fond de notre psychologie. Quand nous sommes de mauvaise humeur, ou quand on nous a un peu trop taquinés, nous envoyons promener tout le monde et nous voulons avoir raison : c’est l’exaltation de l’intelligence. L’orgueil, c’est l’intelligence qui n’accepte pas d’être dépassée par l’amour ; c’est l’intelligence qui veut dominer, qui veut toujours avoir raison. Concrètement, en nous, c’est une intelligence qui se coupe de l’amour, qui s’impose, et qui devient très vite tyrannique. En lui-même, l’orgueilleux n’est pas tyrannique : il s’exalte. Mais dès qu’il s’adresse aux autres, il est tyrannique. C’est pour cela que, dans la vie commune, l’orgueil se manifeste très souvent par un aspect tyrannique : on devient tyran. Je crois que tous les tyrans sont orgueilleux ; je crois qu’on ne peut pas être tyran sans être orgueilleux. Il y a une certaine confiance en soi, une certaine sûreté en soi, qui fait qu’on se croit le seul. C’est ce qui explique comment le démon devint tyrannique. Le démon est devenu orgueilleux, et il est devenu le Prince de tous les tyrans. Le tyran premier, c’est le démon. C’est un tyran qui ment, qui a une politique machiavélique, qui se sert de tout pour sa propre exaltation. Et il n’aime plus, parce qu’il n’a plus que cette intelligence tyrannique. Il reste intelligent : le péché n’a pas touché son intelligence. Il est bien plus intelligent que nous : c’est pourquoi, quand on commence à dialoguer avec lui, on est perdu d’avance. Mais nous avons la Foi qu’il n’a plus. Nous sommes fils de Dieu, et nous avons la Foi, l’espérance et l’amour, et lui ne les a plus : il les a perdus, par la faute.

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Q. : Quel est le motif qui a provoqué cet orgueil ? R. : Les Pères de l’Eglise ont cherche et ont donné plusieurs motifs. C’est du reste assez délicat à bien préciser. Personnellement, je serais assez tenté de dire que le motif propre de l’orgueil du démon, dans son intelligence, a été de refuser qu’il puisse y avoir un ordre d’amour surnaturel distinct, ou qui ne respecte pas entièrement l’ordre naturel. Je m’explique. Je crois que Dieu a confié aux anges, à tous les anges, qu’après leur création il continuerait son œuvre et qu’il ferait son chef-d’œuvre dans l’ordre surnaturel à partir de l’homme et la femme. Or pour les anges, nous sommes les pauvres petits derniers qui ont une intelligence bien moindre que la leur. Et Dieu leur fait comprendre que, dans ces petits derniers, il pourra communiquer davantage son amour. Je crois que là est le motif de la faute d’orgueil : le démon n’a pas accepté que l’ordre surnaturel ne soit pas dépendant de l’ordre naturel. Et par le fait même il a voulu garder sa propre béatitude, en dehors du secours de Dieu, sa béatitude naturelle : en effet, quand on s’exalte, c’est parce qu’on veut être heureux, être heureux dans sa propre exaltation. Le motif de la faute des anges, c’est donc que Dieu voulait réaliser son chef-d’œuvre dans la benjamine de la création. Ce qui explique l’inimitié qui existe entre le démon et la femme : cela est dit textuellement dans l’Ecriture (Gn 3, l5). Or l’Ecriture nous donne la conséquence : nous devons comprendre le principe. S’il y a une inimitié entre le démon et la femme, ce n’est pas à cause de la femme ? C’est parce que lui, le démon, n’a pas accepté que la femme puisse être la plus aimée, elle qui était la benjamine dans la famille de Dieu, et que Dieu puisse accorder des grâces plus grandes à des êtres naturellement plus imparfaits, qu’il puisse accorder une grâce d’amour plus grande à la femme qu’à certains anges. Les anges ont une grâce de justice originelle, qui fait que la grâce est comme en harmonie avec leur nature. Eve aussi avait une grâce de justice originelle, mais une grâce qui était particulière, propre à la race humaine. Essayons d’entrer dans la perspective de la Tradition, qui représente, dans l’enseignement de l’Eglise, quelque chose de vivant, qui se perfectionne tout le temps : ce que nous faisons fait partie de la Tradition. La Tradition ne s’est pas arrêtée à tel Pape ; elle est dans le cœur des saints. Et, dans la mesure où vous êtes saints, la Tradition se prolonge jusqu’à vous. Comme il y a actuellement des saints dans l’Eglise, on peut dire qu’actuellement la Tradition se prolonge dans le cœur des saints et des saintes. La Tradition est présente dans la manière dont chacun d’entre nous comprenons la Parole de Dieu, dans la manière dont cette Parole de Dieu dans notre cœur devient féconde, dans la manière dont cette Parole de Dieu transforme notre cœur. Je crois donc que nous pouvons dire, avec la Tradition, que la faute du démon est par rapport à cette volonté de Dieu, de prolonger son œuvre de Créateur et de Père en réalisant son chef-d’œuvre dans la femme. On a dit aussi que la faute du démon venait de la révélation qu’en réalisant l’homme et la femme, Dieu prévoyait qu’il y aurait un péché, et donc qu’il y aurait le Seigneur, qu’il y 117

aurait le mystère du Christ. Pour ma part, je crois que la révélation de l’homme et de la femme comme chef-d’œuvre de Dieu suffit à expliquer que le démon n’accepte pas que l’homme puisse passer avant lui. Dieu révèle donc qu’il veut réaliser quelque chose de magnifique qui achèvera toute la création, que la benjamine dans l’ordre de l’exécution deviendra la première dans l’ordre de l’intention. D’où cette révolte contre la femme et contre notre monde matériel. On voit très bien à travers toute l’Ecriture que le démon n’accepte pas notre monde matériel, et dans sa rage contre l’œuvre ultime de Dieu, il fait tout pour détruire la race humaine et pour détruire notre univers. C’est son unique désir, parce qu’il est persuadé qu’il a raison, que c’était une folie de la part de Dieu de réaliser son chef-d’œuvre dans l’homme et la femme : dans sa sagesse, il n’aurait pas dû aller jusque là, jusqu’à vouloir faire passer l’amour avant l’intelligence ; non, on ne fait pas cela ! Alors, le démon plaide la justice : il plaide toujours la justice. Le démon veut un ordre selon l’intelligence. C’est la seule chose qu’il veuille : l’ordre de l’intelligence, et donc l’ordre de la justice. Il n’accepte pas un ordre de miséricorde, de surabondance d’amour. Et il est sûr d’avoir raison. Actuellement, le démon est sûr d’avoir raison. L’orgueil du démon est actuel, comme au moment de la faute, car le démon n’est pas dans le temps ; il est exactement dans la même rage et dans la même colère qu’au moment où il a refusé. Et comme Dieu lui laisse tout son pouvoir – Dieu ne détruit pas sa nature, il lui laisse son droit d’aînesse, qui lui donne un droit sur toutes les créatures qui viennent après lui – , il met tout ce pouvoir à essayer de détourner l’homme, et la femme spécialement, et à détruire notre univers. Voilà le grand mystère du démon. C’est un mystère très extraordinaire. Et c’est là l’enfer. L’enfer, c’est le démon, c’est là où il n’y a plus d’amour, c’est là où il y a l’orgueil. Etant donné cette faute, le démon a perdu sa contemplation : c’est ce qu’exprime l’Apocalypse quand elle dit qu’il est « précipité du ciel » (Ap l2, 9). Le ciel, c’est la contemplation. Donc il n’y a plus de place pour le démon dans le ciel. C’est pour cela qu’il est précipité sur la terre. Dans .son orgueil, il a refusé la terre, refusé les hommes ; eh bien, sa punition est d’habiter avec eux, de les côtoyer. Et il va essayer par tous les moyens de les détourner. Il ne contemple plus et il devient le Prince du mensonge, celui qui n’a qu’un seul désir : nous accuser en -face de Dieu. Le démon est notre accusateur. Dans l’Apocalypse, la stratégie du démon nous est montrée d’une façon admirable. On voit comment le démon, qui est toujours en opposition vis à vis de Dieu, va s’opposer à la conduite de Dieu. Dieu veut sauver l’homme par l’homme – c’est le mystère de l’Incarnation – , le démon va essayer de détourner l’homme par l’homme. D’où l’alliance exprimée dans l’Apocalyspe par la Bête de la terre et la Bête de la mer (Ap l3). Le démon essaye de prendre possession de l’homme pour en faire une bête, c’est-à-dire quelqu’un qui est détourné de sa fin : Bête de la mer qui corrompt l’intelligence de l’homme, Bête de la terre qui corrompt sa puissance. Le démon ne veut plus que l’homme aime ; il veut que l’homme exalte son intelligence en proclamant que Dieu n’existe pas, et il veut que l’homme proclame sa puissance pour montrer son indépendance à l’égard de Dieu. 118

Ce que le démon cherche, c’est à corrompre notre intelligence, à la dépraver, à nous faire croire qu’elle est incapable d’atteindre Dieu. A ce moment-là, il rie : « Voyez, j’avais raison, ce sont des imbéciles ! » C’est vrai : pour le démon, que l’homme dise que Dieu n’existe pas, c’est une suprême imbécillité ! Que l’homme, l’être le plus aimé de Dieu dise : « Dieu n’existe pas » , qu’il se révolte contre son Père, qu’il rejette son Père, c’est une suprême imbécillité !

Q. : Quel a été le péché de l’homme ? Pourquoi est-il rémissible ? Pourquoi a-t-il engagé toute la race humaine ? R. : Là encore, il faut regarder la Tradition. On ne peut s’appuyer que sur elle. Il ne faut pas dire que la science peut modifier la Tradition : ce n’est pas au même niveau. La science amène des hypothèses sur l’origine de la vie, sur l’origine de l’humanité. Mais ce ne sont que des hypothèses. Les philosophes inventent des mythes : c’est très beau ; cela montre l’invention de l’intelligence ; c’est très intéressant de les regarder. On retrouve partout le mythe du péché, la chute : c’est dans toutes les grandes religions. Il y a donc là quelque chose, c’est bien évident. Il suffit de réfléchir là-dessus pour se rendre compte qu’il y a, une dualité en nous : nous sentons très bien qu’il y a en nous à la fois d’excellents désirs et un poids qui nous arrête constamment, qu’il y a. une lutte en nous, une bataille. Tout le drame nietzschéen ne pourrait pas se comprendre .s’il n’y avait pas le péché originel. St. Thomas a précisé ce que les Pères de l’Eglise ont dit dans ce domaine. Pour la Tradition, Adam et Eve sont chefs de file. Ce n’est évidemment pas la perspective et l’évolution. L’évolution, c’est une hypothèse : je ne peux pas dire que la création d’Adam et Eve soit une donnée scientifique. Je crois qu’il ne faut pas du tout lâcher la perspective scientifique : il faut voir ce que les savants cherchent, voir les opinions, les hypothèses qu’ils formulent, mais il ne faut pas leur attribuer une certitude. Ce ne sort pas des certitudes, ce sont des hypothèses. La Foi nous dit que l’âme ayant été créée directement par Dieu – cela., on est obligé de le croire – , il ne peut pas y avoir d’évolution du côté de l’âme spirituelle : il n’y a pas eu une âme intermédiaire. L’âme spirituelle ayant ciré créée directement par Dieu, elle est l’âme humaine, tout simplement. Et l’âme a été créée dans un corps. Il ne peut pas en être autrement : le corps est pour l’âme, et non pas l’âme pour le corps. Dans la théorie de l’évolution, il faut nécessairement qu’il y ait eu un moment où ce qui n’était encore homme ait mis au monde un petit qui était l’homme ; il faut qu’à un moment donné il y’ait eu le passage ; sinon, il n’y aurait pas d’évolution. Donc un vivant – pour ne pas dire un animal – très évolué a mis au monde un petit qui, au point de départ, était d’une autre race.

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Dans un tel cas, l’harmonie n’est plus du tout parfaite entre le. point de vue biologique et le point de vue de l’âme : il y a eu un saut, un saut fantastique, entre le corps avec une âme animale et le corps avec l’âme spirituelle. Il faudrait dire alors que le chef-d’œuvre de Dieu, aurait été fait d’une manière inharmonieuse : le vivant aurait mis au monde sans le savoir quelque chose qui était au-dessus de lui, qui le dépassait … En poussant jusqu’au bout, on est bien obligé de dire qu’il y a eu un passage, donc un moment ... Je préfère dire qu’on ne sait pas. Il faut avoir la grande humilité de reconnaître que l’origine de la race humaine nous échappe, comme l’origine du langage. Il est beaucoup plus grand quelque fois de ne pas savoir, et de le reconnaître. On peut émettre des hypothèses, mais en sachant que ce sont des hypothèses. La seule chose que la Foi nous demande, c’est de croire que l’âme spirituelle est créée immédiatement par Dieu. Puisqu’il y a unité d’être, il faut que le corps soit en harmonie avec l’âme ; et puisque l’homme est le chef œuvre de Dieu, il faut une harmonie parfaite. Comment l’expliquer ? ... Eh bien, on n’explique plus ! Nous ne comprenons pas, nous ne pouvons pas aller jusque là : Dieu permet des choses comme cela pour que nous soyons dans l’humilité. L’âme spirituelle est créée immédiatement par Dieu ; Adam et Eve sont les chefs-d’œuvre de l’amour de Dieu. Voilà ce que la Foi nous demande d’accepter. « Une femme abandonnerait son enfant, Yahvé n’abandonnerait pas Israël »(Cf Is 49, l5 ; 44, 2l). Cette phrase est- importante parce qu’elle fait comprendre la sollicitude unique de Dieu vis à vis de l’homme : il ne l’a pas créé pour l’abandonner à sa faiblesse. Ce serait contraire à toute la sagesse de Dieu, à toute la providence de Dieu. Nous ne savons pas le comment, mais nous savons que Dieu réalise son chef-d’œuvre dans l’homme et la femme. Il faut nécessairement qu’il y ait eu un premier couple. La Tradition de l’Eglise nous dit quelque chose qui est au-delà de la science, et donc qui n’empêche absolument rien à toutes les hypothèses scientifiques : la Foi est au-delà. Dieu a voulu créer l’homme et la femme. Comment ? Je n’en sais rien. Cela nous est donné sous un moue merveilleusement symbolique qui montre que l’homme et la femme ont été créés à la ressemblance de Dieu, par amour et dans la lumière de Dieu. Le second récit de la Genèse nous montre toute la tendresse de Dieu vis-à-vis du corps de l’homme et de la femme, puisqu’il y a le symbolisme du potier et celui du chirurgien (Gn 2, 7, 2l-22) : on voit bien la présence de Dieu jusque dans le corps. Dieu ne se désintéresse pas du corps, qui fait partie du chef-d’œuvre de Dieu. Le symbolisme du geste de Dieu qui façonne le corps de l’homme montre l’intelligence et la tendresse de Dieu pour l’homme jusque dons son corps. Nous pouvons donc dire, selon la Tradition, que Dieu a créé l’homme et la femme comme responsables de toute l’espèce humaine. Il les a créés dans la grâce, comme les anges, avec une grâce capitale puisqu’ils étaient responsables de toute la succession. En disant cela, je suis absolument en dehors de la science : je suis vraiment dans la perspective de la Foi. Cela me semble raisonnable de la part de Dieu, qui a créé des quantités de choses, des quantités d’animaux, pour mieux montrer ce qu’était son chef-d’œuvre.

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Il faut donc bien comprendre qu’Adam et Eve ont été créés avec une grâce capitale, on l’oublie trop souvent. Or, c’est parce qu’ils avaient une grâce capitale que leur faute a eu une répercussion sur toute la succession. Nous, nous n’avons pas une grâce capitale ; nous sommes dans la série. Etant dans la série, les fautes de nos parents n’ont pas de répercussion sur nous. Nous sommes chacun un être directement créé par Dieu. Nous ressemblons plus à Dieu qu’à nos propres parents : nous sommes dans une similitude vis a vis de Dieu, parce que notre âme est créée directement par Dieu. C’est notre corps qui ressemble a nos parents, d’une ressemblance matérielle. Alors que vis-à-vis de Dieu, nous avons une ressemblance spirituelle, qui est beaucoup plus profonde, beaucoup plus radicale. L’autonomie de notre personnalité, elle est là. La faute a pénétré dans l’humanité par Eve et par Adam, selon le texte de l’Ecriture qui s’exprime dans un langage symbolique, mais qui veut dire quelque chose et qui comment le démon a attaqué celle devant laquelle il avait la plus grande opposition, la femme (Gn 3, l5-l9). Les Pères de l’Eglise ont beaucoup réfléchi là-dessus et dit que le démon ayant toujours peur de l’autorité, a attaqué la femme parce qu’elle n’avait pas d’autorité. Au point de départ, il y a une distraction de la part d’Eve. Si elle avait aimé Adam avec intensité, elle n’aurait pas été ouverte à cette distraction et ne se serait pas laissé prendre. Le démon l’interroge avec une astuce prodigieuse : on aime toujours être interrogé, surtout par quelqu’un de très intelligent. Etre interrogé veut dire qu’on va enseigner celui qui interroge, qu’on va lui dire quelque chose qu’il ne sait pas. Cette tentation du démon est d’une intelligence métaphyisique extraordinaire. Le démon interroge donc pour savoir le secret qui scellait l’alliance entre cette petite communauté et Dieu. Le démon, c’est l’arracheur des secrets ! Et Eve se laisse prendre, elle dit le secret : « Vous ne mangerez pas du fruit de tel arbre» (Gn 3, 3). Dès que le démon a le secret de Dieu, il en fait l’herméneutique, il en donne l’interprétation : une interprétation telle qu’il renverse l’intention de Dieu. Cela est très important à remarquer parce que, selon l’Apocalypse, les premières tentations et les dernières tentations sont les mêmes. Or qu’y a-t-il de plus grave aujourd’hui dans la théologie, c’est l’herméneutique de la Parole de Dieu ? La première faute, c’est aussi l’herméneutique de la l’arole de Dieu, pour supprimer l’obéissance et exalter l’autonomie. La première faute est donc une faute d’orgueil, sous la tentation du démon. Mais Eve n’a pas péché seule : elle a été séduite, puis elle a été complice. Et c’est parce qu’elle a été séduite que c’est réparable. Lucifer, lui, a péché seul, dans son orgueil, tandis qu’Eve a péché parce qu’elle a été séduite par quelqu’un de plus intelligent qu’elle. Eve avait la grâce de Dieu sur elle, elle est donc coupable de s’être laissé séduire par l’intelligence, plutôt que d’obéir et d’aimer. Mais parce que sa faute est à partir de la séduction du démon, c’est réparable. Il y a une autre raison : c’est que l’homme n’a pas l’intelligence suffisamment intuitive pour ne pas revenir sur ses résolutions. L’homme n’est pas assez intelligent pour pécher d’une façon aussi orgueilleuse que l’ange, dont la totalité de l’intelligence est prise par l’orgueil. 121

Chez l’homme, il y a toujours un côté affectif, passionnel. L’orgueil conduit à s’enfermer dans l’entêtement, et l’entêtement n’est pas un signe d’intelligence. Adam et Eve étant responsables, il est normal qu’à partir de leur faute, il y ait eu un déséquilibre, déséquilibre qui a touché toute l’espèce humaine, parce qu’il a touché la tête, qui était responsable. Mais cette faute était réparable, parce qu’il y avait eu séduction par le démon et parce qu’il y a le point de vue passionnel. Quant au péché d’Adam, c’est un péché de faiblesse : il s’est laissé séduire par la femme. C’est plus dangereux de se laisser séduire par le démon que de se laisser séduire par la femme. Et se laisser séduire par la femme est plus sensible ; c’est donc plus passionnel ; étant plus passionnel, c’est plus pardonnable. Le péché du démon, lui, est surtout un péché d’orgueil son motif, c’est de ne pas accepter que la grâce dépasse la nature.

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QUATRIEME JOURNEE

lère Conférence

CONSCIENCE ET VERITE

Nous abordons un problème philosophique qui complète un peu ce que nous avons vu jusqu’à maintenant. Nous avons commencé par le problème des rapports de l’âme et du corps, pour essayer de voir comment l’âme spirituelle s’achève dans ce que nous appelons la vie de l’esprit, la vie de l’intelligence. A cela. D’ailleurs, il faudrait ajouter le point de vue de la vie de l’amour, car la vie spirituelle est une vie de l’intelligence et une vie d’amour. Nous avons vu ensuite ce qui était l’acte le plus parfait dans la vie de l’intelligence, le jugement. Cet acte parfait implique une saisie élémentaire, parce que l’on n’arrive pas tout de suite à la perfection et que tout jugement implique une saisie élémentaire. Puis nous avons vu comment il y a un devenir dans la vie de l’intelligence, un mouvement, un raisonnement, où l’intelligence peut elle-même se perfectionner. L’intelligence est un vivant ; c’est même là que nous sommes le plus vivants. Il faut du temps pour arriver à cela, car nous avons beaucoup plus l’impression de vivre au niveau de notre vie végétative. Quand nous mangeons bien, .quand nous faisons du sport, nous avons l’impression de vivre ; quand nous sommes saisis par certaines passions de colère ou d’amour, nous avons l’impression die vivre pleinement, intensément. Mai nous vivons surtout quand l’intelligence s’éveille : la vie la plus parfaite au point de vue humain, c’est la vie métaphysique, c’est la vie de l’intelligence. Evidemment, ce n’est pas facile d’y arriver, mais là. n’est pas la question. C’est donc dans la vie de l’intelligence que, au point de vue humain, la vie est le plus éveillée. Mais cette vie ne supprime pas l’amour. Le vrai métaphysicien comprend tout l’aspect de l’amour en vue de la vérité – ce que nous allons voir – et en vue de l’amitié. Comprenons bien que, par la grâce de Dieu, le croyant vit tout de suite, immédiatement, cette vie humaine dans son terme, au plan métaphysique. La Foi nous permet d’être immédiatement au sommet philosophique. Mais elle ne supprime pas la recherche philosophique : la Foi ne fait pas de nous des paresseux. C’est pour cela que, si nous étions vraiment conscients de la Foi, celle-ci exigerait de nous une recherche philosophique. En effet, un vrai croyant comprend qu’il lui faut mettre son intelligence au service de sa Foi : si Dieu me permet tout de suite d’atteindre le sommet, cela ne m’empêche absolument pas d’essayer de l’atteindre par la recherche philosophique, 123

c’est-à-dire de mettre mon intelligence au service de ma Foi, en sachant très bien que c’est beaucoup plus long par la métaphysique, qui demande un certain rythme, et donc qui demande du temps. Ceux qui ont fait un peu de philosophie savent qu’au début tout est merveilleux. Puis il y a des nuits philosophiques : on ne comprend plus rien du tout. Puis il revient un tout petit peu de lumière ; et encore, de nouveau, des nuits philosophiques ... C’est cela la vie de l’intelligence, parce que l’intelligence est enveloppée de l’imaginaire, elle est enveloppée du sensible. Et à certains moments, l’imaginaire est tellement fort qu’on a l’impression de ne plus rien voir du tout. Au bout d’un certain temps, quand on a l’habitus métaphysique, les nuages restent en bas : on vit plus immédiatement et plus vite au point de vue métaphysique. Sauf quand on est fatigué. La fatigue fait qu’il est difficile de faire de la métaphysique ; de même quand le climat est particulièrement rude, comme dans les climats équatoriaux. Jusqu’au bout, nous sommes conditionnés par notre corps : quand on est malade, il est très difficile de faire de la philosophie. Mais un certain habitus métaphysique aide à essayer de se maintenir un peu au-dessus de la mer, d’avoir quelque chose qui émerge au-dessus de la mer de nuages ... Voyons maintenant le problème de la conscience et de la vérité. Ces deux problèmes sont parallèles : la conscience, c’est l’aspect subjectif ; la vérité, c’est l’aspect objectif.

L. LA CONSCIENCE

Nous sommes conscients de ce que nous connaissons. C’est la très grosse différence avec l’amour. L’amour échappe toujours à notre conscience : nous aimons plus que nous n’en avons conscience, c’est là le grand mystère de l’amour. L’amour va au-delà de la conscience. C’est pour cela qu’il faut toujours désirer, aimer, parce que le désir est conscient – nous avons conscience de tendre vers – et que l’amour est au-delà de la conscience. L’amour va plus loin. La vie de l’intelligence, au contraire, est parfaitement consciente dans le jugement : vous ne pouvez pas juger intellectuellement sans être conscient. Mais il y a quand même quelque chose qui est au-delà de là conscience, c’est la saisie élémentaire. Autrement dit, notre intelligence naît au-delà de la conscience. Pour l’amour, c’est très net : notre amour naît au-delà de la conscience. On commence souvent à s’apercevoir qu’on aime par la séparation : on est heureux d’être ensemble, et puis, à un moment donné, il faut se séparer : « Ah ! c’est dur ! »... A quoi cela tient-il ? C’est qu’il y a un lien d’amour, et qu’à ce moment-là la séparation va permettre le désir. Et le désir donne conscience de l’amour. C’est là quelque chose de très mystérieux : la vie affective en nous est un abîme qui échappe au psychologue. Un petit exemple. Je donnais une fois en Suisse une conférence spirituelle sur St. Jean. En pensant à Piaget, un grand psychologue suisse qui a joué un rôle important en Suisse, j’ai dit que la psychologie moderne ne peut rien saisir à l’amour. 124

Or dans l’assistance, il y avait l’assistant de Piaget Après la conférence, on m’a dit que je l’avais heurté profondément. Je ne savais pas qu’il était là, mais je me dis « Tant mieux, si je pouvais le faire sortir de cette mainmise si effrayante que représente cette psychologie ! » Piaget en effet dit que ce n’est qu’à l4 ans qu’on a conscience de ce que l’on fait. C’est tout de même terrible ! Donc, ce brave assistant était furieux. Heureusement il y avait là quelqu’un qui le connaissait et qui me dit qu’il était fiancé. Lorsqu’il vint vers moi, je lui demandais : « Est-ce que tout ce que vous avez appris de Piaget vous apprend beaucoup dans votre amour pour votre fiancée ? » Il me regarde : « Non, cela ne me sert de rien ! » - « Eh bien, alors : c ‘est bien ce que j’ai dit ! » - « Je n’y avais jamais pensé ! » - « Eh bien, c’est un tort ! » C’était un tort, parce que toute notre psychologie dépend radicalement de l’amour. Si la méthode n’atteint rien de l’amour, c’est terrible : la source lui échappe, et on construit un système. Le philosophe, lui, au contraire, est très attentif à. l’amour, parce qu’il sait que l’amour reste toujours au-delà de la conscience et qu’il devient conscient par le désir. Mais la source du désir, c’est l’amour. Il est extrêmement important: de relativiser la conscience. En disant cela, je secoue des remparts, parce que, aujourd’hui, on se plonge dans la conscience, on croit que la conscience est tout. Pas toujours : Freud nous a parlé de l’inconscient. Mais alors on tombe de Charybde en Scylla. Et il est intéressant de voir comment la conscience cartésienne, qui a voulu tout prendre, est battue en brèche par l’inconscient de Freud. Pour Descartes, la conscience est tout ; mettez Freud en face, comme vous le mettez en face de Kant, de Nietzsche : cela fait un jeu de massacre, ils se tuent mutuellement, et ensuite vous pouvez tout recommencer et rebâtir. Je me place donc au-delà de Descartes, au-delà de Freud, en disant que la conscience n’est pas un absolu. Elle n’est pas un absolu du côté de ma vie affective, ni du côté de ma vie intellectuelle. Il est très important de comprendre cela. On le comprend par l’analyse philosophique, parce que celle-ci va au-delà de la conscience. Je peux décrire tout ce dont j’ai conscience : je décris mes états de conscience, je décris mes rêves, je décris ce que je ressens durant la journée, l’état dans lequel je me trouve, je me tâte le pouls ... Tout cela, je peux le décrire. Dès que j’analyse philosophiquement, je vais au-delà de la conscience. La conscience reste donc ce qui enveloppe le cocon, la ouate, l’enveloppe. On aime bien y rester parce que cela donne un peu de chaleur. L’intelligence, elle, pénètre au-delà, et elle est consciente d’aller au-delà de la conscience. Et c’est cela qui est mystérieux : l’intelligence est consciente d’aller au-delà de la conscience. Elle est consciente d’elle-même dans le jugement ; elle est consciente d’aller au-delà de la conscience dans le jugement d’existence. Elle saisit ce qui est : ma conscience n’est pas dans ce qui est. Ce qui est dépasse ma conscience.

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A partir de là, je peux comprendre que mon intelligence peut: dépasser ma conscience, puisqu’elle atteint l’être. Et je peux comprendre qu’il y a, au point de départ de ma vie intellectuelle, une saisie, la saisie des déterminations, qui reste toujours très enfouie. Il se fait tout un travail intellectuel subconscient. Cela arrive quelque fois la nuit : certains problèmes philosophiques se dénouent parfois à travers un certain repos, une certaine détente. Quand on est trop encombré par un problème philosophique, essayer de se détendre, prendre un peu de recul, permettra souvent de trouver la solution. Là, la vie spirituelle joue un très grand rôle : faire oraison, c’est prendre du recul ; la solution est beaucoup plus simple après. Si vous ne prenez pas de recul, vous restez dans le nuage et vous vous débattez. Il s’agit de prendre un peu de recul, d’aimer. Et à ce moment-là, il vient une petite goutte de rosée qui détend tout : c’est Dieu qui donne la goutte de rosée qui détend et qui permet de mieux comprendre. Il faut donc circonscrire dans notre vie spirituelle le problème de la conscience, et voir s’il y a un au-delà de la conscience. Pour cerner ce qu’est exactement la conscience, il vous faut prendre vous-mêmel’expérience de la conscience que vous avez de penser. Au cours de cette session, vous avez conscience de penser, vous avez fait un effort de pensée, et vous avez pris conscience que c’était difficile. Vous avez pris conscience que, lorsque vous écoutez, cela va ; mais que, lorsque vous voulez répéter, cela ne va plus. Il y a un hiatus entre les deux. C’est là une excellente expérience : cela vous montre que l’intelligence saisit la réalité. Quand quelqu’un vous parle, il vous donne quelque chose ; vous recevez, mais vous n’avez pas entièrement assimilé ; alors, il vous est difficile de reprendre : vous ne savez plus. Cela ne veut pas dire que vous n’avez pas compris. Vous avez compris quelque chose, mais vous ne l’avez pas encore entièrement assimile. Et ne l’ayant pas entièrement assimilé, vous n’en avez pas une conscience absolue. Vous avez compris au-delà de la conscience. Ceci est vrai pour un cours de philosophie. C’est vrai aussi lorsque vous écoutez un cours de biologie d’un très grand biologiste, qui vous donne des quantités de choses que vous n’avez pas vues. C’est vrai encore dans l’ordre de l’art. C’est vrai dans tous les domaines : il y a toujours quelque chose vers lequel on tend, qu’on ne peut pas assimiler pleinement. Qu’est-ce donc que la conscience ? J’ai conscience de penser. En vous parlant, je pense ; et j’ai conscience de penser ; et j’ai conscience que ma parole est autre chose que ma pensée. Ma pensée habite ma parole. Quand la pensée n’habite pas ma parole, c’est une répétition : le perroquet pourrait faire la même chose. Au contraire, quand la pensée habite la parole, c’est une parole vivante. Il y a là toute la différence entre la parole vivante et la parole non vivante. Dans la parole vivante, l’intelligence est présente ; sinon, la parole est coupée de ses sources, et elle est comme une écriture.

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La parole vivante et l’écriture sont deux choses très différentes. Le vieux Platon disait cela admirablement lorsqu’il essayait de comprendre l’origine de l’écriture. Quand nous lisons, dit-il, l’écriture ne répond pas ; quand nous parlons, celui à qui nous parlons répond. La parole vivante est liée à celui qui parle, tandis que l’écriture est coupée de sa source. Il est très important de faire la distinction entre l’écriture et la parole vivante, surtout dans notre monde qui est un monde de l’écriture. Nous ne sommes plus du tout dans un monde de la parole vivante ; nous sommes dans un monde de l’écriture. Nous lisons beaucoup, nous voyons beaucoup de choses. La parole vivante est tout autre chose ; elle demande de l’attention, elle demande de progresser. Qu’est-ce alors que la conscience ? La conscience, c’est cette auto-lucidité que nous avons dans notre propre pensée. Quand nous pensons, nous avons conscience de penser, c’est-à-dire que nous pouvons réfléchir sur notre propre pensée. Lorsque vous marchez au contraire, lorsque vous êtes dans un devenir physique, il y a extériorité, et vous n’êtes pas dans l’auto-conscience. Dans votre vie végétative, lorsque vous mangez,-vous pouvez réfléchir sur le fait que vous mangez, sur le goût de ce que vous mangez ; mais la manducation, l’assimilation, sont en dehors de votre conscience. Vous n’avez pas conscience de l’assimilation en elle-même, mais vous avez psychologiquement conscience du goût, donc de la sensation qui est liée à Quand il s’agit de l’intelligence, à l’intérieur même de votre vie intellectuelle, vous avez conscience de celle-ci. C’est cette auto-lucidité de la vie intellectuelle qui est la conscience. La vie intellectuelle, parce qu’elle est spirituelle, parce qu’elle est au-delà de la matière, n’a pas d’extériorité par rapport à elle-même. L’esprit n’est pas extérieur à lui-même, tandis qu’au contraire le monde sensible est extérieur à lui-même : on parle d’intériorité et d’extériorité à cause du monde physique. Dès que l’on est dans le monde spirituel, il n’y a plus d’intériorité ni d’extériorité. Le monde spirituel est intérieur : il a comme dimension l’intériorité. En Dieu – si vous prenez l’Esprit suprême, Dieu –, l’intelligence est purement intérieure. Il n’y a pas d’extériorité à Dieu : je ne peux pas dire que je suis extérieur à Dieu ; je suis distinct de Dieu, je suis autre que Dieu, mais je ne suis pas extérieur à Dieu. Il n’y a pas d’extériorité à Dieu : il est esprit pur. C’est ce qui explique la conscience. L’esprit ne peut pas sortir de lui-même. Il peut atteindre un autre, l’assimiler, ou reconnaître que l’autre le dépasse. Alors il le touche. Il y a un toucher de l’intelligence, mais il n’y a pas d’extériorité de la vie de l’esprit. Où est votre intelligence ? Essayez de la localiser ! Vous pouvez localiser la sensation, le toucher, l’odorat ; vous pouvez localiser la. vie, l’activité de l’imagination ... Tout cela peut se localiser, mais l’intelligence ? L’intelligence, elle est présente au bout du petit doigt ! Quand je touche quelque chose et que j’y suis très attentif, mon intelligence est liée à mon toucher. Elle est liée à mon œil. Elle est liée à tout. Il y a une espèce d’omniprésence de l’intelligence à l’égard de toutes nos activités. Dès que je suis conscient de mes activités, mon 127

intelligence est présente. Si je ne suis pas conscient, alors, à ce moment-là il y a une coupure. C’est extraordinaire, le mystère de la conscience ! J’ai relativisé la conscience, mais comprenez bien que c’est quelque chose de très grand. C’est ce qui nous permet d’être responsable : quand je ne suis pas conscient, je ne suis pas responsable. La conscience est donc le soubassement de la responsabilité, de toute la vie morale, de toute l’orientation profonde de ma vie. La conscience, c’est cette auto-lucidité que possède l’intelligence. Mais je ne définis pas l’intelligence par la conscience : l’intelligence va plus loin que la conscience. La conscience est donc l’état réflexif de ma vie intellectuelle. C’est là, je crois, ce que l’on peut dire. Ce n’est pas toute ma vie intellectuelle : ma vie intellectuelle déborde la conscience, elle va beaucoup plus loin. Ne définissons pas la vie par la conscience ; certains le font. Non. La vie est quelque chose de beaucoup plus fondamental que la conscience. La conscience est cette auto-lucidité qui exige la réflexion sur sa propre activité. D’où l’on découvre la direction, l’orientation de sa propre activité. Mais l’activité vitale a une source cachée, au-delà de la conscience. Aussi l’inconscient freudien ne peut-il pas se définir. Dans mes dialogues avec les freudiens, lorsque j’étais à Paris, je leur posais toujours la question : « Qu’est-ce que c’est que l’inconscient ?» Il n’y a rien qui irrite plus un psychanalyste que cette question, parce que, par définition, l’inconscient ne peut pas se définir. Impossible de dire que l’inconscient, c’est le non conscient, parce qu’alors on définirait l’inconscient en fonction du conscient, et ce ne serait plus l’inconscient freudien puisque celui-ci est fondamental comparativement au conscient ; c’est lui qui, d’une certaine manière, est source de quantité d’autres activités, le conscient étant une petite zone a l’intérieur de l’inconscient. Au contraire, nous, non freudiens, nous dirions que l’inconscient, c’est le non conscient, c’est ce qui n’est pas conscient, et nous dirions qu’il y a une source. J’ai parfaitement le droit de dire cela. Freud a donné à l’inconscient une nouvelle définition, que j’appelle l’inconscient freudien. Je ne dis pas que c’est cela l’inconscient : pour moi, l’inconscient, c’est ce qui n’est pas conscient. Et je dis qu’il y a quelque chose de plus profond que le conscient : c’est justement cette source de vie. Je ne dirai pas que c’est l’inconscient ; je dirai que c’est quelque chose de fonda mental, qui émergera et qui deviendra conscient. C’est très différent. Je comprends très bien la position de Freud, qui dépend de celle de Descartes. En face de Descartes qui ramène tout à la conscience, Freud a été agacé et il a dit : « Il y a l’inconscient ». S’il avait fait un peu de philosophie, il aurait dit : « Avant la conscience, il y a une source de vie ». Freud rappelle quelque chose, de très important, mais il le dit mal : il le dit dans une pensée dialectique. Et parce qu’il y a chez lui une pensée Dialectique, conscient et inconscient vont être deux choses toujours dialectiquement relatives l’une à l’autre. On ne peut jamais avoir un conscient pur, ni un inconscient pur : c’est toujours un mélange des deux, l’inconscient étant premier. 128

Alors, pour Freud, qu’est-ce que c’est que l’inconscient ? Il ne peut pas le définir. L’inconscient, ce n’est pas une source fondamentale, parce que c’est le résultat de ce que peut représenter un refoulement : tout inconscient présuppose un refoulement. Le refoulement est facile à comprendre. Un enfant désire son biberon ; le biberon n’est pas encore prêt, il n’est pas chaud ; l’enfant crie ; que va-t-on faire ? On va lui présenter un petit jouet qui fait du bruit pour attirer son attention. Il y a alors un petit transfert : il veut le lait, et on lui présente autre chose. A ce moment-là le désir profond du lait est refoulé par autre chose. Le lierre pousse sur un mur. Il rencontre un petit obstacle ; le lierre s’arrête, il grossit. C’est très curieux, il y a toujours un grossissement à ce moment-là. Et le lierre contourne l’obstacle, mais après un moment d’arrêt : un refoulement. Le refoulement, c’est un moment d’arrêt devant un barrage. Ce refoulement va être l’inconscient, constitué de ces charges profondes. Il y a là quelque chose de juste : il ne faut pas dire que c’est complètement faux. Ce qui est faux, c’est de considérer dialectiquement l’inconscient et le conscient. Mais il est très vrai qu’il y a des charges d’appétits naturels refoulés. Quand un appétit naturel est refoulé parce qu’il ne peut pas se satisfaire, parce qu’il ne peut pas atteindre son but, nous tombons dans l’ordre de l’imaginaire. L’inconscient, c’est de l’imaginaire profond. Ce n’est plus du naturel qui, lui, est en nous la source de la vie de l’intelligence, la source de la vie de la volonté. Pour Freud, l’inconscient est une charge qui est à l’état latent et qui ne demande qu’à ressortir ; dès qu’elle pourra ressortir, immédiatement elle ressortira. C’est pourquoi les freudiens donnent comme exemple de l’inconscient un acte manqué. Pour eux, le rêve est la compensation de la journée. La journée, c’est le devoir ; le rêve, c’est le plaisir. De fait, pendant la journée vous avez essayé de travailler, de vous réveiller ; alors, pendant la nuit, il y a la détente, le refoulement ressort. C’est la raison pour laquelle ils s’intéressent tellement aux rêves, parce que ceux-ci donnent une lecture du refoulement. Il y a là quelque chose de juste, mais il est tellement difficile de comprendre le symbolisme des rêves ... Est-il nécessaire d’écrire tous les matins les .rêves que l’on a eus dans la nuit ? ... Il est sûr que l’inconscient existe – mais comprenons qu’au-delà du conscient et de l’inconscient, il y a la nature ; ce que Freud n’a absolument pas compris. Et donc, puisqu’il existe, comment pouvoir décharger l’inconscient ? C’est au fond cela qui est important pour les freudiens, parce que, quand l’inconscient est trop fort, on est en situation-limite et on n’arrive plus à être soi-même ; donc il faut décharger l’inconscient. Comment décharger l’inconscient ? Nous dirions, nous : comment retrouver la vraie finalité, c’est-à-dire opérer un retour plus profond que l’inconscient et le conscient, afin de ne pas rester en face du conditionnement humain, conscient et inconscient. La conscience n’est pas la finalité : la finalité dépasse la conscience.

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Pour les freudiens, il s’agit d’un équilibre. Ils ne cherchent que l’équilibre, ils ne cherchent pas la vérité. Il s’agit de trouver un équilibre dans sa vie. Une petite histoire très belle, une histoire authentique, vous fera tout de suite comprendre ce que c’est que l’inconscient. C’était une discussion avec des psychanalystes ; une longue discussion très intéressante qui durait depuis doux heures. On commençait à être fatigué ... J’avais pris la thèse de Socrate, disant : « Par définition, je ne sais pas ce que c’est que l’inconscient ; parce que, si j’en ai conscience, ce n’est plus de l’inconscient ; donc, je ne sais pas ce que c’est. Si vous le définissez par la conscience, je comprends : l’inconscient, c’est le négatif de la conscience. » Mais eux, ils ne voulaient pas de cela, parce qu’alors ce ne serait plus Freud, pour qui l’inconscient est quelque chose de fondamental et de premier. Nous avons donc discuté pendant deux heures, ci; nous étions très fatigués. Et nous avons dit : « Allons nous reposer ensemble au zoo ! » Il n’y a rien de plus reposant que le zoo. Au zoo, nous allons immédiatement regarder les Singes. C’est normal : là, on se retrouve en famille ! Sans y faire attention, nous sommes arrivés à un endroit de singes méchants, irascibles. Les psychanalystes aiment l’irascible : quand l’irascible ressort, c’est un signe de santé. Nous arrivons donc devant ces singes méchants. Il y avait là le couple ; la mère venait d’avoir son petit, qu’elle portait admirablement sur elle ; elle nous tournait le dos, et on voyait le petit crâne, que tout le monde regardait. Le mâle était là, s’agitant. Évidemment, première interprétation psychanalytique : «Voyez, il est jaloux : toute l’attention est pour la femelle et son petit. C’est pour cela qu’il se manifeste. » Ce n’était pas cela : je crois que c’était tout Simplement parce qu’il avait faim. Nous en sommes aperçu tout de suite après parce qu’on est venu leur apporter la nourriture. Comme ces singes étaient méchants, on n’entrait pas, et on passait la nourriture sous la clôture ; elle partait immédiatement dans tous les sens. A ce moment-là, nous avons assisté à une scène vraiment très extraordinaire. La femelle portant le petit s’est approchée de tel et tel gros morceaux ; quand elle allait le prendre, le mâle se jetait dessus et prenait le morceau : comme s’il était incapable de choisir et qu’il laissait l’autre choisir. Il a fait cela cinq fois de suite. Et après, un geste royal pour signifier : « Suffit !». Il y avait à côté de nous un jeune ménage, avec une petite fille qui regardait cela. Elle se retourne vers sa mère et lui dit : « Elle est très gentille, la maman !» Son père qui entend cela dit du tac au tac : « Mais qui est-ce qui gagne la croûte ?» Comme exemple d’inconscience, c’était évidemment merveilleux, on n’aurait pas pu voir mieux ! On Voyait toutes les scènes de ménage ! C’est exactement la « catharsis » aristotélicienne : immédiatement on voit en spectacle, en gros, ce qu’on fait d’habitude en petit sans le voir, puisque c’est dans l’inconscient. Aujourd’hui, il faut réfléchir sur l’inconscient de Freud. Il faut le saisir autant qu’on le peut, voir la démarche freudienne et la dépasser, pour essayer de redécouvrir en nous l’appétit.

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En effet, le freudisme pris uniquement pour lui-même peut dénouer certaines choses, mais il ne peut pas faire plus. Il se situe au niveau dialectique, mais non au niveau do la vérité. Il ne faut jamais croire qu’un freudien vous dit la vérité : il cherche à donner les opinions. Les meilleurs freudiens disent : « Nous sommes des rééducateurs. » L’un d’eux me disait : « Nous sommes des scaphandriers : nous essayons de descendre dans les eaux profondes. Quand quelqu’un est perdu dans ces eaux profondes de l’inconscient, nous essayons de descendre pour retrouver son langage. » Il y a là quelque chose de très juste et de très beau. C’est très bien d’être scaphandrier et de rejoindre l’autre, mais il faut pouvoir le faire sortir ! Pour cela, il faut essayer de donner autre chose. Ce même psychanalyste me disait que, dans la psychanalyse freudienne, il y a toujours un moment où le malade, sur le divan, est au fond du puits et pose la. question : « Docteur, croyez-vous en l’homme ?» - le cri de celui qui se dit : est-ce que l’homme, cela existe ? Selon la méthode freudienne orthodoxe, on ne doit pas répondre, m’expliquait-il ; on est là uniquement pour faire un transfert ; on n’intervient pas, on est présent, c’est tout. J’ai hurlé : « C’est affolant de laisser au fond de l’eau quelqu’un qui vous crie au secours ! Vous ne lui donnez pas de possibilité d’en sortir ! « Mais qu’est-ce que vous feriez, vous ? » Je lui ai répondu ceci : « Je crois qu’à ce moment-là il faudrait dire : je crois en l’homme qui a un but dans sa vie, qui est finalisé, parce qu’un homme qui n’est pas finalisé se laisse nécessairement prendre par le sable mouvant. Un homme qui est finalisé dans sa vie sait où il va, et cela l’aide, cela lui donne un support. Un homme qui a un véritable amour de la vérité, ou un véritable amour personnel, est finalisé. Egalement celui qui a une œuvre à faire, et qui désire faire son œuvre. » Six mois après, les psychanalystes eux-mêmes sont revenus sur le sujet en me disant : « Ce que vous avez dit est extraordinaire, nous en avons vu le résultat. » C’était en effet de très bons freudien qui comprenaient les limites de la méthode freudienne et avaient le désir d’aller plus loin. « Lorsque le malade s’interrogeait sur l’homme, nous lui avons dit : ‘Nous croyons en l’homme qui a un but dans sa vie’. » Il n’y avait pas de point de vue moral dans leur réponse : il est certain qu’il ne faut pas moraliser le malade. Mais on peut lui dire qu’il faut avoir un but dans sa vie. Le malade saisit cela comme une bouée de sauvetage, et il fait à ce moment-là un bond. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne retombera pas, parce qu’il faut du temps pour retrouver vraiment la vraie finalité qui permet de mettre toute son énergie vers cette finalité. Cela m’a montré qu’il y a une possibilité de briser une méthode pour retrouver la réalité, pour retrouver la finalité, lorsqu’on à faire à des gens qui cherchent la vérité. Voilà ce qu’on peut dire sur la conscience. Un mot maintenant sur la vérité.

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2. LA VERITE La conscience est l’aspect subjectif de notre vie intellectuelle. Elle part de l’intelligence et rayonne sur tout le reste de notre vie. C’est pour cela que tout progrès intellectuel augmente notre conscience. Un tout petit peu de philosophie, comme ce que nous faisons dans cette session, donne une conscience beaucoup plus nette sur une quantité d’activités qu’on faisait avant sans en tenir compte. On s’aperçoit que l’intelligence, dans la mesure où elle, se perfectionne, rayonne sur toute notre vie humaine. La vérité, c’est l’aspect objectif. C’est la perfection de l’Intelligence. C’est l’intelligence qui se déclare vraie. On peut parler de la vérité, en tant qu’elle est qualité de la vie de l’Intelligence, de deux manières, au point de vue de la Foi ou au point de vue philosophique, en disant : Dieu est Vérité. A ce moment-là, c’est une personne, c’est l’aspect objectif, l’aspect dernier de la redite. Dieu est Vérité. Vous ne pouvez pas dire : « Moi, je suis vérité. » Vous pouvez dire : « Je suis vrai ; il n’y a rien en moi de falsifié ; je suis vrai, du moins je tends à être vrai ; j’essaye d’être vrai ; mais il y a des choses qui sont moins vraies en moi, qui sont des superstructures qui s’ajoutent et qui sont moins vraies. Mais, au fond, j’essaye d’être vrai. » Il est donc difficile de cerner le problème. Il y a la Vérité, Dieu ; et il y a la vérité, qualité de l’intelligence. Il y a être vrai, et il y a être sincère. Essayons de déterminer ces différents aspects au plan de la vie de l’intelligence. Si je prends la vérité comme qualité de l’intelligence, comme perfection de l’intelligence, comme ce vers quoi je tends puisque je désire que mon intelligence soit un peu plus parfaite, je vois que l’intelligence a des orientations diverses : il y a l’intelligence spéculative, métaphysique, il y a l’intelligence scientifique, l’intelligence mathématique, l’intelligence logique, il y a l’intelligence affective que nous connaissons dans l’ordre de l’amitié, il y a l’intelligence artistique. Pour traiter le problème de la vérité comme perfection de l’intelligence dans toute son étendue, il faudrait essayer de voir ce qu’est la vérité au niveau métaphysique, au niveau, mathématique, au niveau logique, au niveau affectif, au niveau artistique ... Nous allons le faire très rapidement. Qu’est-ce que la vérité au niveau métaphysique ? C’est l’intelligence qui s’affronte au réel. C’est l’affrontement à l’égard du réel, puisque ce que l’on cherche à connaître, c’est le réel. Donc, ce qui m’intéresse, c’est de saisir le réel.

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Si je suis dans l’imaginaire et dans des idées qui ne correspondent absolument pas au la réalité, je ne suis pas dans la vérité : je suis dans l’idéologie, je suis dans mon intentionnalité. Et l’intentionnalité ne nourrit pas mon intelligence. Ce qui nourrit l’intelligence, c’est le réel. C’est le réel qui mesure mon intelligence. Et si le réel mesure mon intelligence, je peux me confronter au réel. Alors, que sera la vérité ? A ce moment-là, la vérité sera l’intelligence adéquate au réel. C’est la fameuse définition de la vérité que St. Thomas a reprise à S. Augustin : la vérité est cette adéquation de l’intelligence au réel. Voilà la qualité de l’intelligence métaphysique. Seule une intelligence réaliste peut donner cette définition : la vérité, c’est une intelligence qui s’affronte au réel et qui essaye d’être adéquate au réel. Alors elle peut dire : ce que je vous dis est vrai. Ici il faudrait regarder, dans l’itinéraire métaphysique, les différents moments où l’intelligence métaphysique saisit le réel. Dans le jugement d’existence, c’est simple : il y a là une rose, et je vous dis que c’est vrai. Je l’ai vérifié, je l’ai touchée : il y a là une rose, c’est vrai. Au contraire, lorsque je vous dis : la substance, l’« ousia » , c’est le principe selon la forme de ce qui est, je ne peux pas vous le montrer. Comment le vérifier ? Je vous dirai de répéter de nombreuses expériences, et vous verrez alors que c’est bien cela. Là, la vérité est déjà très différente ; pourtant, quand je dis cela, je saisis quelque chose de la réalité : la substance est dans la réalité. Mais je ne peux plus le montrer. Quand je dis que l’acte est ce qui finalise l’être, là non plus je ne peux pas le démontrer. C’est un principe, c’est une saisie. La vérité est beaucoup plus difficile à expliquer. Quand je dis : Dieu existe, et que je vous dis que c’est vrai, je dois vous montrer que j’atteins cette vérité par un raisonnement, par une découverte. Je vous montre que je peux vérifier chacun des moments de ma découverte, et ainsi je peux affirmer : Dieu existe. A l’intérieur même de cette confrontation au réel, il y a donc des modalités très différentes, la modalité la plus simple étant le jugement d’existence : là, nous avons une modalité immédiate. Voyons la vérité au niveau mathématique . Les mathématiques et la métaphysique sont deux frères jumeaux qui se battent constamment, parce que la dignité de l’intelligence, c’est la métaphysique, et que les mathématiques ont commencé avant la métaphysique. Notre intelligence est donc premièrement mathématique, au niveau génétique, avant d’être métaphysique. La très grosse difficulté, c’est de dépasser les mathématiques pour entrer dans la métaphysique, parce que notre intelligence est conditionnée par les mathématiques. Les mathématiques sont une forme extraordinairement connaturelle de notre intelligence.

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Les mathématiques, c’est quelque chose de très noble : c’est le possible. Ce n’est plus le réel : je ne me confronte plus avec le réel. Qu’est-ce donc que la vérité mathématiques ? C’est tout simplement, étant donné un système donné, des axiomes donnés : ce que je dis est conforme à ces axiomes. Il n’y a plus du tout le regard sur le réel ; la définition de la vérité, « adéquation de l’intelligence au réel », ne, vaut absolument pas pour la vérité mathématique. C’est tout à fait autre chose. La vérité mathématique est une harmonie, c’est une proportion, une harmonie dans la diversité de l’unité. Lorsque dans la diversité je rejoins l’unité, alors je suis dans la vraie mathématique, et mon intelligence est vraiment qualifiée de vérité. Au contraire, lorsqu’il y a une désharmonie, lorsque je ne vois pas des choses qui sont dans des sens différents, je suis gêné mathématiquement, je cherche pour retrouver l’unité. L’unité, l’ordre et l’harmonie, voilà ce qui finalise la pensée mathématique. Les vraies mathématiques sont à l’intérieur d’un système. C’est pour cela qu’il peut y avoir des mathématiques multiples, ce n’est pas gênant. Tandis qu’il ne peut pas y avoir des métaphysiques multiples : il y a une métaphysique. Il y a beaucoup d’idéologies, mais il y a une seule métaphysique. Il n’y en a qu’une : celle qui met en contact avec le réel, celle qui cherche le point de vue de l’être. Tandis que les mathématiques sont multiples : c’est le possible. La vérité logique n’est pas la vérité mathématique. Les grands mathématiciens n’aiment pas du tout qu’on identifie les deux. C’est cependant la tendance aujourd’hui de tendre vers une logique mathématique et d’identifier les deux. Ce serait évidemment beaucoup plus commode, parce que, si les mathématiques sont très connaturelles à notre esprit, la logique l’est presque encore plus : on peut perdre complètement le sens du réel et garder la logique. Le théâtre italien donne cela admirablement, montrant comment, dans les cas de folie, on demeure logique. Faire remarquer à quelqu’un que tout ce qu’il dit est parfaitement logique, ne signifie pas du tout que ce qu’il dit est réel, atteint la réalité. Quelle est donc la vérité dans la logique ? C’est qu’il n’y a pas de contradiction. Tout simplement. On échappe à toutes les contradictions. Dans toute proposition logique – « Pierre est mortel » –, il y a un lien juste entre le point de vue du prédicat et le sujet : le sujet supporte cette attribution. C’est ce qu’on appelle en logique le problème de la supposition, c’est-à-dire que l’attribut peut en effet s’identifier avec le sujet. Si l’attribut peut s’identifier avec le sujet, on a l’identité. En logique, la vérité, c’est l’identité. Je crois qu’on ne peut pas dire qu’en logique la vérité, c’est l’ordre et l’harmonie. Le mathématicien est beaucoup plus libre que le logicien. Le mathématicien a des intuitions ; il faut lire ce que dit Henri Poincaré sur l’intuition en mathématiques, c’est tellement beau ! et cela représente quelque chose de très fort, parce que cela montre bien ce que représente le domaine intuitif.

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Au contraire, le logicien est par définition un homme sans intuition : c’est là le propre du logicien. C’est un homme de système : il met tous les écrous. C’est le mécanicien des mathématiciens. Voilà donc déjà trois domaines très différents sur la vérité. Quatrième domaine : la vérité affective. La vérité affective est très subjective. Aussi, attention quand vous dites que la vérité, c’est toujours l’objet. La vérité affective est commandée par l’amour vis à vis de l’autre, vis à vis de l’ami. Et c’est à l’intérieur de cet amour que l’on dit : ceci est conforme à cet amour. C’est l’amour qui loue le rôle de mesure et qui rectifie tout, l’amour réel, l’amour de l’autre pour lui-même dans ce qu’il a de meilleur. Il faut aimer l’autre dans ce qu’il a de meilleur. Si on l’aime uniquement à cause de ses beaux yeux, il n’y a pas de vérité affective : c’est uniquement extérieur. Si on l’aime d’un amour purement romantique : « Je l’ai vu sous telle lumière, il m’a paru admirable ! », cela reste un idéal, c’est très imaginatif, il n’y a plus de vérité. Il s’agit donc d’un subjectif qui implique l’objectivité , parce que c’est la subjectivité d’un amour qui atteint l’autre dans ce qu’il a’ de meilleur dans sa propre personne. La vérité artistique est très difficile à préciser. Il y a une vérité artistique, mais qui n’est pas du tout la fidélité au modèle : on retomberait dans une vérité métaphysique. La vérité artistique est en fonction de l’idéal de l’artiste. L’artiste a une intuition. Il est inspiré, il veut réaliser quelque chose, ce qu’il ressent au plus intime de lui-même. C’est en fonction de ce qu’il ressent, de son idéal, de son idée artistique, de son projet qui grandit tout le temps, qu’il pourra dire : « Oui, c’est conforme à ce que je veux dire, c’est vrai, c’est authentique. » On dira facilement, en effet : là, c’est authentique, cela correspond à quelque chose. Il y a donc une certaine vérité artistique, mais qui n’est jamais adéquate. Du reste, aucune vérité n’est adéquate : c’est toujours une recherche. Voilà donc la vérité qui qualifie l’intelligence. Si on voulait creuser, on verrait que cette vérité qui qualifie l’intelligence est ce que l’intelligence conçoit, dans l’ordre intentionnel, qui est mesuré au réel. La vérité est donc l’intentionnalité qui revient à sa source et qui reconnaît qu’elle est adéquate à sa source. Je crois qu’on pourrait définir métaphysiquement la vérité comme le retour à la source. Affectivement, la source, c’est l’autre, d’où vient l’amour. Pour l’artiste, la source, c’est l’inspiration première. Pour le mathématicien, c’est aussi une certaine inspiration, une certaine intuition.

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L’intentionnel revient à la source. Voilà la vérité qui qualifie l’intelligence. L’intelligence a besoin de retourner à sa source. Il y a un très beau passage de Péguy qui définit le philosophe comme celui qui retourne à la source : parce que le philosophe cherche la vérité, il retourne à la source. La plupart des gens descendent le fleuve. Descendre le fleuve, c’est facile : même les cadavres descendent le fleuve. Descendre le fleuve, c’est faire comme tout le monde. A vrai dire, vouloir remonter à la source, c’est accepter d’être seul. Le philosophe est toujours un peu seul. La vérité consiste à retourner à la source. Et alors, il y a fécondité. Parce que, dès qu’on retourne à la source, on désire mieux connaître encore. C’est pour cela que la vérité appelle la vérité. La vérité est une perfection de l’intelligence, mais ce n’est jamais un absolu. Cela appelle à aller plus loin : quand on possède vraiment une certaine vérité, on désire la posséder plus. Dieu est Vérité. Cela veut dire qu’il y a en lui l’identité absolue entre la connaissance contemplative et son être. Il est à lui-même sa propre mesure, la propre mesure de sa contemplation. C’est pour cela qu’il est Vérité. Il n’y a que Dieu qui est Vérité : Dieu, et Jésus en tant que Dieu. Nous touchons donc là une réalité qui domine toutes les autres et qui est mesure de toutes les autres vérités. Cela, je peux le dire. Donc ma vérité que j’atteins est relative à la Vérité première. Les vérités mathématiques sont relatives à la Vérité première, mais pas immédiatement. En effet, Dieu, n’est pas la vérité mathématique, parce qu’alors il serait la valeur suprême, comme certains le disent. Non : Dieu est au-dessus. C’est dans l’ordre de l’être, dans l’ordre de l’amour que Dieu est Vérité. La vérité affective parle de Dieu : toute vérité parle de Dieu. Toute vérité doit conduire à Dieu, à la Vérité première. Enfin, il y a le vrai de chaque réalité ; nous sommes vrais, cette rose est vraie. S’il y avait là une rose factice, une rose artificielle, je dirais : elle n’est pas vraie, elle est artificielle. A moins que ce ne soit un chef d’œuvre, une œuvre d’art : l’œuvre d’art est vraie, l’œuvre d’art s’impose. Le vrai est donc conformité avec l’être. L’être, du fait même qu’il est capable de perfectionner l’intelligence, et donc le vrai ontologique, c’est la source de l’intelligibilité, la source de toute intentionnalité. Ainsi, la vérité, qualité de l’intelligence, retourne à la source et permet de dire que la Vérité est source de toute vérité, raison pour laquelle le réel est convertible avec l’être. Un dernier mot sur sincérité et vérité. La sincérité se situe au niveau psychologique, au niveau du conditionnement. Il y a sincérité quand quelqu’un dit vraiment ce qu’il pense.

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Mais la sincérité n’est pas toujours la vérité. Cela peut être la vérité, mais ce n’est pas toujours la vérité. Pourquoi ? Parce que vous pouvez dire sincèrement ce que voua pensée, et penser mal. La sincérité, c’est uniquement le conditionnement, le cheminement parcouru pour atteindre la vérité que l’on a cherché. Mais on peut très bien ne même pas chercher la vérité et être sincère, quand on est très passionné : quand on est très passionné, on est sincère, mais on n’est pas dans la vérité. Ce sont deux choses tout à fait différentes. La sincérité, c’est donc exprimer mon conditionnement tel que je le vis. La sincérité c’est le vécu : je reste donc dans l’intentionnalité. Et j’exprime cette intentionnalité, mais sans aucune référence au réel. On pourrait dire qu’en mathématiques la sincérité et la vérité ne font qu’un. C’est pour cela que les mathématiciens sont toujours sincères, parce que le vécu mathématique n’a pas de référence à autre chose. Donc, le vécu mathématique, c’est la vérité mathématique. C’est une sincérité d’un type très particulier, évidemment : c’est une sincérité mathématique, ce n’est pas la sincérité psychologique . Dans l’ordre affectif, la sincérité n’est pas toujours la vérité. La vérité regarde l’amour à l’égard de la personne. La sincérité est la manière dont je vis cet amour. Dès que je prends la façon dont je vis cet amour comme un absolu, je me trompe, parce que l’absolu, c’est l’amour de l’autre ; ce n’est pas la manière dont je le vis. La manière dont je le vis est relative à l’amour. Lorsque vous remplacez la sincérité affective par la vérité affective, vous risquez, au bout d’un certain temps, de supprimer l’amour, parce que c’est « vous » en premier lieu, et que ce n’est pas « l’autre » en premier lieu. Il y a donc un problème énorme dans la vérité.

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2ère Conférence

PURIFICATION DE LA FOI EN MARIE LE MYSTERE DE LA CROIX ET LE MYSTERE DE LA COREDEMPTION DE MARIE

Nous avons déjà vu le point de départ de la Foi de Marie, dans le mystère de l’Annonciation. Nous allons maintenant regarder surtout le mystère de la Foi de Marie à la Croix tel que Jean nous le montre. Jean nous a montré d’une manière très particulière les trois grands aspects du mystère de la Femme ; à Cana et à la Croix, Jésus regarde Marie en lui disant : « Femme » et dans l’Apocalypse l’Esprit Saint, passant par Jean, nous fait regarder Marie comme « la Femme » face au Dragon. Il faut essayer de comprendre pourquoi, alors que Luc parle toujours de Marie comme de « la Mère de Jésus », Jean nous rappelle ce regard de Jésus qui, en s’adressant à Marie – « la Mère de Jésus », comme il le dit aussi (Jn 2, l ; l9, 25) –, l’appelle « Femme », à Cana comme à la Croix (Jn 2, 4 ; l9, 20). Il y a là, dans la vie de la très Sainte Vierge, quelque chose de nouveau qu’il faut essayer de saisir. Les Pères de l’Eglise ont été très impressionnés par cette appellation, et les meilleurs exégètes modernes sur St. Jean, le P. Braun et le P. Feuillet, sont eux-mêmes très impressionnés et essayent de comprendre ce que cela veut dire. Au point de vue biblique, « la femme », c’est celle qui est relative à l’homme, celle qui est la compagne de celle qui est appelée à faire la même œuvre que l’homme. Si, à Cana, Jésus regarde Marie en lui disant : « Femme » , c’est parce que la demande de Marie, « Ils n’ont plus de vin » (Jn 2, 3) n’est plus la demande de la Mère de Jésus, mais la demande de celle qui porte la misère des serviteurs, et à travers les serviteurs, la misère de son peuple. Autrement dit, si Jésus dit à Marie : « Femme », c’est parce qu’il veut nous faire comprendre que Marie n’est pas seulement celle qui est sa Mère bien-aimée, ayant formé son corps, ayant coopéré avec l’Esprit Saint, mais que Marie, plus profondément, est liée à l’œuvre propre de son Fils. Normalement selon les lois habituelles de la nature, la vocation de la mère n’est pas la même que celle de son fils. C’est même là l’origine de tous les drames que l’on rencontre constamment dans les familles, parce que la vocation de la mère, c’est la vocation d’être une mère, et que la vocation de la fille peut être très différente.

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Le Seigneur peut demander à. la fille des choses tout à fait d’un autre ordre, que la mère a beaucoup de peine à admettre, voyant que sa fille lui échappe, dans la mesure même où celle-ci a une autre vocation. Si elle, a la vocation de se donner entièrement au Seigneur, si elle a une vocation missionnaire, ou une vocation apostolique dans le monde, la mère ne comprend pas. Une mère de famille comprend la vocation de la mère de famille : c’est tellement normal ! il faut continuer, il faut qu’une famille engendre une autre famille. Quand, de fait, il y a autre chose, ou même quand la fille veut fonder un foyer différent, un foyer d’un autre type que celui de ses parents, un foyer plus spirituel, plus surnaturel, on ne comprend pas, il y a quelque chose qui échappe. Parce que, de fait, la vocation de la mère, la vocation des parents, et la vocation des enfants sont différentes. Nous sommes, chacun d’entre nous, prédestinés, non pas en tant que fils de nos parents, mais nous sommes prédestinés par Dieu en tant que nous sommes aimés d’un amour unique de Dieu. Je vous l’ai déjà dit : on ressemble plus à Dieu qu’à ses propres parents, il ne faut jamais l’oublier ; c’est très important : cela nous donne une liberté intérieure merveilleuse, une bonne liberté, une liberté qui nous permet de répondre davantage aux appels de Dieu. Quand il s’agit de la maternité divine de Marie, il y a quelque chose de tout à fait différent, parce que la maternité divine de Marie est d’abord une maternité dans la Foi, une maternité contemplative. A l’Annonciation, Marie reçoit le don du Père dans sa Foi, et dans une Foi contemplative : le « Fiat » de Marie est un « Fiat » contemplatif. Marie entre pleinement et totalement dans les vues du Père: elle a d’abord conçu le Verbe de Dieu dans sa Foi, avant de le concevoir dans sa chair. La maternité divine de Marie est donc d’abord une maternité de prédilection. C’est un choix d’amour de Dieu sur elle : Marie a été choisie par son Fils pour être sa Mère, elle a été choisie par le Père. C’est donc une maternité contemplative, qui implique ensuite une maternité selon la chair et le sang. Et parce que c’est une maternité d’amour, Marie est liée par un lien l’amour avec son Fils. C’est ce qui explique la prophétie du vieillard Siméon (Lc 2, 34-35) : le sort de Marie est lié au sort de Jésus ; la prédestination de Marie est liée à celle de Jésus. Il y a le même regard de la Sagesse de Dieu sur Jésus, le Fils bien-aimé, et sur Marie. Marie est intimement liée à Jésus. Et c’est pourquoi Jésus, voulant faire comprendre cela à Marie, lui dit : « femme ». Il faut demander au Saint Esprit comment la très Sainte Vierge a reçu dans son cœur, la première fois à Cana cette parole : « Femme ». Ce dû être pour elle quelque chose de tout à fait nouveau, qui lui ouvrait comme un nouvel horizon. Jésus lui fait comprendre qu’à partir de sa vie apostolique, elle va entrer dans une relation toute nouvelle à son égard : elle ne sera plus seulement la mère ; elle va être celle qui coopère, directement, à l’œuvre apostolique de Jésus, celle qui est vraiment toute relative à la vie apostolique de Jésus.

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Normalement, un fils est relatif à sa mère quand il est tout petit. Ici, il y a un changement : c’est Marie qui devient toute relative à Jésus, qui dans toute sa vie devient relative à la vie apostolique de Jésus. Marie n’aura plus aucune initiative : c’est toujours Jésus qui passera devant. Le 5ème mystère joyeux nous montrait déjà, cela (Lc 2, 4l-50) : Marie a compris là qu’il fallait laisser Jésus avoir ses initiatives, et qu’elle devait le suivre, sans toujours comprendre, le suivre toute relative à lui. Cana est le signe qui nous aide à comprendre la Croix. Ce n’est pas pour rien que, dans l’évangile de Jean, Cana nous est montré au point de départ de la vie apostolique de Jésus. La description de Cana, est très jolie. C’est merveilleux, c’est un mystère de noces ! C’est joyeux, Cana, c’est plein de joie ! Mais, dans Cana, il y a quelque chose de beaucoup plus profond : c’es t la première fois que nous voyons Marie jouer ce rôle de femme à l’égard de Jésus, être celle qui devance l’heure de la vie apostolique de Jésus. A Cana, c’est Marie qui a eu l’initiative Et cette initiative allait très loin, plus loin que plus loin que Marie ne pouvait le savoir : c’est une intervention de Marie sous le souffle de l’Esprit Saint : « Ils n’ont plus de vin » (Jn 2, 3). Les saints comprennent en profondeur les évènements de la Providence, et non pas seulement de l’extérieur : les journalistes regardent les choses d’une façon périphérique, et les saints les regardent en profondeur. On peut regarder Cana, à d’une façon périphérique : c’est un incident. Il y a des noces, on manque de vin, ce qui est anormal parce que normalement tout est bien préparé et que le vin des noces ne devrait pas manquer. Et voilà que, Jésus étant présent, le vin des noces manque. C’est une chose très curieuse, et qui va très loin ! Dès le commencement de la vie apostolique de Jésus – et ce sera toujours comme cela –, la présence de Jésus fait qu’on voit toutes les failles. Quand Jésus n’est pas là, on croit qu’on se suffit tout à fait à soi-même, qu’on peut réaliser des quantités de choses. Quand Jésus est absent, les hommes savent préparer un repas de noces, ils savent le réussir. Quand Jésus est présent, il y a une faille. Dès que Jésus est présent, nous nous apercevons de nos failles : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn l5, 5), même pas un repas de noces. Il fallait apprendre cela. Il fallait faire comprendre que la présence de Jésus oblige les hommes à comprendre leur pauvreté, à comprendre qu’ils ont besoin de lui. Marie a tout de suite compris, parce qu’elle regarde les choses en profondeur. Elle a tout de suite compris que la présence de Jésus, dans ce repas de noces, au début de sa vie apostolique, faisait comprendre que Jésus était indispensable pour que la pauvreté de ses serviteurs soit dépassée. Marie a compris aussi que le peuple d’Israël était dans un état lamentable : il n’avait plus la Parole de Dieu. Marie connaissait les Livres Sapientiaux, où il est dit que la Sagesse invite son peuple à des noces, que la Sagesse donne librement et gratuitement la Parole de Dieu et la Lumière de Dieu. Or, à ce moment-là, le peuple d’Israël n’a plus la Parole de Dieu. 140

Et Marie comprend, elle qui a reçu en plénitude la Parole de Dieu, que le peuple d’Israël a besoin de cette Parole de Dieu. Et la demande de Marie va très loin, parce qu’elle connaît ce qui est dit par l’épouse dans le Cantique des cantiques : « Ta parole est pour moi un vin généreux » : Marie réclame le vin pour son peuple, elle réclame le vin des noces, parce qu’elle est attentive aux serviteurs qui n’ont plus de vin ; mais, plus profondément, elle réclame la Parole de Dieu. Et Jésus reçoit la demande de Marie dans une profondeur nouvelle. Chaque Fois que nous demandons quelque chose à Dieu, Dieu le reçoit toujours dans une profondeur beaucoup plus grande que ce que nous demandons, parce que Dieu nous aime plus que nous nous aimons nous-mêmes : Dieu va toujours beaucoup plus loin que ce qu’on lui demande. Jésus reçoit donc la demande de Marie d’une manière unique. « Ils n’ont plus de vin » : pour Jésus, c’est très significatif. Il sait très bien que la dernière chose qu’il donnera, c’est son Sang, le nouveau vin. C’est pour cela que la demande de Marie le met tout de suite en présence du mystère de la Croix. Je crois que c’est là, le premier moment de l’Agonie de Jésus : au début de sa vie apostolique. Jean souligne cela d’une façon nette ; non pas en nous donnant le mystère de l’agonie en lui-même, mais en montrant que, dans toute la vie apostolique de Jésus, il y avait comme une nappe profonde, un mystère d’agonie. Dans toute sa vie apostolique, Jésus porte le péché du monde : c’est cela l’Agonie. C’est Jésus face au Père, se présentant comme responsable de toute l’humanité. Durant toute sa vie apostolique, Jésus est toujours celui qui porte la misère du monde. Et je crois qu’à Cana nous voyons ce premier moment : Marie précipite Jésus dans le mystère de l’Agonie. C’est ce qui explique cette parole de Jésus : « Femme, que me demandes-tu ? » (Jn 2, 4). Il faut toujours demander au Saint Esprit de nous faire comprendre les intonations, dans les dialogues de l’Ecriture. L’exégèse ne peut pas nous donner cela. Seul l’Esprit Saint, qui est la Voix, peut nous faire comprendre les intonations. Et dans un dialogue, l’intonation est capitale, parce qu’on peut dire la même chose de bien des manières différentes. Comment donc Jésus a-t-il dit à Marie, « Femme, que me demandes-tu ? » ? Il est important de saisir la gravité de Jésus en face de sa Mère lui disant : « Ils n’ont plus de vin », au moment où commence toute la vie apostolique. Jésus regarde Marie, en lui disant : « Femme, que me demandes-tu ? Mon heure n’est pas encore venue. » (Jn 2, 4). Marie précipite l’heure : Elle met Jésus en face du mystère de la Croix. Devant cette demande si simple, si on la regarde de l’extérieur, on dit : « C’est banal, il manque du vin de noces ». Pas du tout ! Si on la regarde d’une façon profonde, si on la regarde comme une grande parabole, on voit que c’est Jésus qui commence sa vie apostolique. Or toute la vie apostolique de Jésus se termine à la Croix par une alliance nuptiale.

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Il est donc normal que la vie apostolique de Jésus commence dans n repas de noces, parce que ce repas de noces exprime symboliquement ce qui se passera à a Croix. A la Croix, au-delà de ce que nous oyons à l’extérieur – Jésus qui verse son Sang –, il y a quelque chose de beaucoup plus profond : l’alliance nuptiale qui se réalise entre Jésus et l’humanité, la Nouvelle Alliance. Jésus, comme grand prêtre, se donne totalement : c’est l’Epoux qui appelle l’Epouse. Tout le mystère de l’Epouse naît à la. Croix : Marie naît à la Croix, le mystère de l’Immaculée provient de la Croix, en anticipant son mystère. Jean souligne comment, à la Croix, Marie vit ce mystère de la Rédemption : « Stabat Mater », Elle est debout (Jn. l9, 25). Ce qui montre que Marie veut vivre en plénitude ce que Jésus vit. A Cana, Elle a pris une initiative : c’est un mystère joyeux. A la Croix, elle suit Jésus, et Elle est toute relative à Jésus dans ce mystère douloureux. A la Croix, Jésus s’offre librement au Père dans un acte d’adoration qui prend possession de tout lui-même ; acte sacerdotal qui est un acte d’amour, puisque le sacerdoce du Christ est la sacerdoce du Fils bien-aimé, et donc un sacerdoce d’amour. Dans ce sacerdoce d’amour, c’est lui-même qui est la victime : Il s’offre entièrement pour exprimer jusqu’où va l’adoration. Une véritable adoration réclame l’offrande de notre vie. Quand on adore Dieu, on lui offre sa vie, on remet tout entre ses mains : c’est impossible autrement. Adorer, c’est anticiper sa mort dans l’amour : on remet sa vie à Dieu pour qu’il en fasse ce qu’il veut ; il nous l’a donnée, nous la lui remettons. On comprend dès lors comment le dernier acte de la vie du Christ, dans le mystère de la Croix, exprime cette adoration plénière qui prend toute l’humanité sainte du Christ, qui est offerte en état victimal : Jésus s’offre dans cette adoration et cette contemplation. A la Croix, adoration et contemplation sont intimement liées par l’amour. Le sacerdoce de Jésus est un sacerdoce d’adoration et de contemplation, avec le réalisme de l’adoration qui fait que toute la vie du Christ est offerte et donnée. C’est le propre de la grâce sacerdotale du Christ, sacerdoce d’amour qui nous donne l’Esprit Saint. Et pour nous donner l’Esprit Saint, il faut que lui-même s’offre totalement, qu’il soit totalement donné, et jusqu’au bout. A la Croix, en face du Père, Jésus est celui qui nous rachète, celui qui est notre Rédempteur. Son adoration et sa contemplation sont en même un acte de miséricorde, où Jésus prend la place du pécheur. C’est la raison pour laquelle le mystère de la Croix est vraiment celui de l’esclave, du plus pauvre de tous, qui accepte de prendre cette place pour tous les hommes : il est descendu plus bas que tous, pour les sauver. Jésus vit le mystère de la. Croix dans la plénitude de son cœur sous le souffle de l’Esprit. Et la grande Tradition nous dit que les sommets de l’âme du Christ sont dans la vision béatifique. Donc, d’une certaine manière, ils ne sont pas offerts : ils sont au-delà du mystère de l’holocauste et de l’offrande. 142

Cela nous aide à comprendre comment Jésus demande à sa Mère de compléter et d’achever son holocauste : tout le sacerdoce du Christ s’achève dans le cœur de Marie ; tout l’état victimal de Jésus s’achève dans l’âme de Marie : « Un glaive te transpercera l’âme » (Lc 2, 35). Marie au pied de la Croix est vraiment celle qui achève, qui complète. Il faut bien comprendre ce que veut dire « achever et compléter ». Car il ne faut pas dire qu’il manque quelque chose à la Passion du Christ : il n’y manque absolument rien. La Passion du Christ est parfaite, et elle est capable de nous remettre dans le paradis terrestre. Elle est capable de tout, parce que c’est une récréation totale et plénière. Il s’agit bien en effet d’une recréation totale et plénière, puisque le fruit de la Passion du Christ, c’est le mystère de l’Immaculée Conception, reprise totale de tout. Mais parce que sa Passion est une passion d’amour, parce que son sacrifice est un sacrifice d’amour, Jésus veut – c’est la volonté du Père – que Marie soit attirée : « Quand je serai attaché sur le bois, j’attirerai tout à moi » (Jn l2, 32). La première qui est attirée, c’est Marie. Elle est attirée de telle manière qu’elle va vivre le même mystère, que le mystère de la Croix va s’étendre sur elle, parce que c’est un mystère d’amour. Si la Croix était un mystère de justice, elle ne pourrait pas s’étendre sur le cœur de Marie. Jésus est le médiateur de la justice, et en même temps il est médiateur de miséricorde et d’amour. Parce qu’il est médiateur de miséricorde et d’amour, il peut demander à Marie de faire surabonder cette miséricorde et cet amour, car l’amour demande la surabondance. Et c’est parce que le sacrifice du Christ est un sacrifice d’amour qu’il y a cette surabondance en Me rie. Quand on dit que Marie complète le sacrifice du Christ, cela veut dire qu’il y a cette surabondance d’amour. C’est là le propre du complément d’amour : l’amour demande à aller toujours plus loin ; il n’y a pas de limite dans l’amour. La mesure de l’amour, c’est l’amour. On comprend donc bien comment Jésus s’offrant dans l’amour demande à Marie de vivre ce complément d’amour, cette surabondance d’amour. Jésus demande à Marie de vivre le mystère de la Croix dans sa Foi, son Espérance et son Amour. Il y a une parole du prophète Osée qu’il ne faut jamais oublier : « Sponsabo te in fide », « Je t’épouserai dans la Foi » (Os 2, 22). C’est une parole mystérieuse qui va très loin. « Je t’épouserai dans la Foi » … cela fait peut-être comprendre le pourquoi de la Foi, parce que c’est Marie qui l’a vécu en plénitude. Si nous n’allons pas jusque là, nous ne comprenons pas le pourquoi de la Foi. Le pourquoi de la Foi ? Pour que Marie soit le complément de l’holocauste du Christ. Les sommets de l’intelligence du Christ, de son âme spirituelle, étaient dans la vision béatifique. Jésus a vécu le mystère de la Croix dans la plénitude de l’amour. Il n’y avait pas la Foi en lui : il avait la vision béatifique, il était parfait. La Foi, c’est toujours la condition d’un être imparfait, d’un être qui a besoin de grâce.

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La Foi, c’est pour permettre la croissance de l’amour s’il n’y avait pas la croissance de l’amour, il n’y aurait pas la Foi, ce ne serait pas la, peine. Dieu. ne demande jamais une épreuve uniquement pour une épreuve : il demande une épreuve pour que l’on croisse dans l’amour. Toutes les épreuves sont pour une croissance dans l’amour : c’est pour aller plus loin dans l’ordre de l’amour ; et c’est dans la Foi : on ne comprend pas sur le moment, mais on comprend après. Je crois que l’acte de Foi de la très Sainte Vierge au pied de la Croix doit nous faire comprendre comment Marie, à la Croix, devient celle qui est « la Femme », au sens le plus fort : celle qui fait la même œuvre que Jésus, le Nouvel Adam, et qui complète et achève ce que Jésus ne pouvait pas faire. Il demande donc à Marie de le faire. Marie vit dans la Foi. La Foi permet que notre intelligence soit offerte à Dieu : l’épreuve de la Foi. La Foi permet l’holocauste de l’intelligence, offerte à Dieu pour permettre à l’amour de tout prendre. A la Croix, il y a pour Marie comme une espèce de mort de l’intelligence. Elle se trouve comme en face d’une contradiction qui la saisit au plus intime d’elle-même, puisque c’est par rapport à Jésus. La parole de l’ange est présente à la Croix : « Il régnera sur la maison de Jacob éternellement » (Lc l, 33). Et voilà qu’elle se trouve en face du rejet de Jésus par rapport à la maison de Jacob, puisque le peuple d’Israël le condamne et le rejette. Si Marie regarde ce que l’ange a promis et ce qui se réalise, cela semble contradictoire. En face d’une contradiction, on a comme un étau qui arrête notre intelligence et qui nous empêche d’aller plus loin. C’est comme un mur qui se dresse. Automatiquement, nous rejetons une partie de la contradiction pour pouvoir respirer. Si à la Croix Marie avait réfléchi, si elle s’était mise à se replier sur elle-même, elle aurait dit : « L’ange m’a trompée ; je me suis trompée, puisque la réalité est cela : il est attaché au bois, et ‘maudit qui est attaché au bois !’ » ; ou bien, si Marie était restée fixée sur ce que l’ange lui avait dit, si elle n’avait pas voulu regarder la Croix, s’enfermant dans la promesse qu’elle portait en son cœur ; si Marie avait ainsi agi humainement, elle n’aurait pas pu rester debout, elle se serait repliée sur elle-même. Marie dépasse l’apparence de contradiction, pour adhérer à la volonté du Père. Le cas d’Abraham offrant le petit Isaac est une préfiguration admirable du mystère de Marie à la Croix. Nous comprenons ce que représente pour le cœur de Marie l’offrande de son intelligence. Marie ne comprend rien à la Croix. Il ne faut pas dire que Marie a compris quelque chose : en face de la Croix, on ne comprend rien. C’est là, du reste, la définition de la Croix : la Croix, c’est quelque chose qui fait que l’on ne comprend rien. Si l’on se met à y réfléchir, on dit : « C’est absurde, c’est un scandale. » Il faut dépasser dans la Foi, dans une Foi contemplative, pour dire : « C’est la Sagesse de Dieu, c’est la vertu de Dieu. » Marie a dépassé cette apparence de contradiction pour adhérer à la volonté du Père. Elle a cru à l’amour, alors que tout semblait en opposition vis à vis de l’amour. A la Croix, Marie a cru à l’amour du Père sur son Fils, au moment où tous les hommes voyaient que Dieu 144

l’abandonnait. Marie a cru en l’amour du Père sur elle, à travers Jésus. Et dans l’obscurité, sans rien comprendre, en acceptant de ne rien comprendre, elle a aimé. C’est là le « Sponsabo te in fide », « Je t’épouserai dans la Foi » : quand l’intelligence accepte de mourir pour Dieu, pour que l’amour soit tout, à travers la Foi ; quand on adhère pleinement à la volonté du Père, qui est une volonté d’amour, en dépassant tout ce que nous pouvons comprendre, et en acceptant uniquement cette volonté qui nous prend et qui nous sanctifie. Nous saisissons là ce qu’est le sacerdoce royal des fidèles. Car on pourrait faire le même raisonnement par rapport au mystère de l’espérance de Marie. Marie est morte dans toutes ses espérances, dans tout son messianisme temporel, dans toutes les ambitions naturelles de son cœur. Elle est morte dans son cœur, pour pouvoir vivre ce sacerdoce royal. Elle a accepté de mourir dans son cœur de Mère, puisqu’elle a accepté la mort de son Fils. Une mère meurt quand son fils meurt, puisque la maternité est relative au fils. Marie est donc morte dans son cœur de mère pour entrer dans ce grand mystère du sacerdoce royal, qui s’est exprimé par sa maternité spirituelle auprès de Jean, quand Jésus lui a dit : « Femme, voilà ton fils » (Jn l9, 26). Jésus a montré là la fécondité de son sacrifice. Il a montré comment le sacerdoce royal des fidèles nous fait devenir responsables de nos frères, parce qu’il est lié au sacerdoce du Christ. Nous sommes tous médiateurs dans la charité fraternelle, médiateurs en étant unis à la Croix du Christ, et nous devenons responsables de tous ceux qui sont proches de nous. Ce que nous devons comprendre sur la très Sainte Vierge, c’est que l’Esprit Saint a creusé en elle un abîme de pauvreté, l’offrande de son intelligence, l’offrande de tous ses désirs, pour que l’amour de Dieu prenne tout. Chaque Fois que Dieu réclame un sacrifice, c’est toujours pour aller plus loin; c’est pour un plus grand amour. Quand Dieu réclame l’offrande de notre intelligence, ce n’est pas du tout parce que Dieu supprime notre intelligence : Dieu ne détruit jamais ce que nous lui donnons, il l’ennoblit. Il permet que ce que nous offrons aille beaucoup plus loin, entre dans quelque chose de beaucoup plus grand. C’est de fait ce qui s’est passé quand Jésus a dit à Marie : « Femme, voilà ton Fils ». Il lui fait comprendre que son sacrifice est source d’une nouvelle fécondité. Dans le chapitre l2 de l’Apocalypse, qu’il faut relire souvent, on a le regard direct de la Sagesse de Dieu sur cette double maternité de Marie: maternité à l’égard de Jésus, maternité à l’égard de l’Eglise, à l’égard de Jean; et l’on voit que cette double maternité n’est qu’une seule maternité. Marie a vécu ces deux maternités dans la Foi. La première, dans une Foi contemplative, la seconde dans une Foi contemplative qui exigeait l’holocauste de l’intelligence et une Foi dans la plénitude de l’amour, une Foi dans la charité fraternelle. Il faut croire en la charité fraternelle. Il faut croire que Dieu nous demande d’être responsables de nos frères. Il faut croire en ce sacerdoce royal des fidèles, qui consiste à être responsables de ceux qui sont proches de nous, à les aimer comme Dieu les aime, et dans la 145

même signification que Dieu ; Jésus demande à Marie de regarder Jean comme lui regarde Jean. Et il demande à Jean de regarder Marie comme lui-même regarde Marie. C’est cela, la charité fraternelle : c’est avoir l’oeil de Dieu, le cœur de Dieu, pour nos frères. Et cette charité fraternelle est vécue, non pas au niveau psychologique, mais dans la Foi. C’est peut-être cela qui nous fait le mieux saisir ce mystère de la Foi de Marie à la Croix : Foi contemplative qui prend ce caractère maternel ; et Foi dans la charité fraternelle et dans cette fécondité que le Christ donne à Marie dans ce sacerdoce royal.

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QUESTIONS ET REPONSES

Q. : Quelle différence y a-t-il entre une perspective philosophique, une perspective de Foi et une perspective théologique ? R. : La perspective philosophique part toujours de l’expérience. A partir de l’expérience, on analyse pour chercher les principes par l’interrogation. L’itinéraire philosophique est un itinéraire très simple. Il est difficile parce qu’on est seul avec la réalité. Et la réalité, elle, est obscure. On essaye donc, par soi-même, d’arriver progressivement à ce que représente la vérité. Le but de toute la philosophie, c’est la contemplation de la personne humaine qu’on aime dans l’amitié, ou de Dieu qu’on aime dans la mesure où cet amour naturel est présent dans l’attitude religieuse. Le but de la philosophie, c’est donc la contemplation et l’amitié. La philosophie n’est pas une idéologie. Elle est toujours au service de l’homme, et donc se termine dans l’activité humaine de contemplation ou d’amitié : « theoria », « philia », et non pas « praxis ». Dans la perspective de Foi nous partons de la lumière de Dieu. Nous nous aidons de la Parole de Dieu, puisqu’il nous a été donné ce moyen : nous nous aidons de l’Ecriture pour contempler le mystère de Dieu. C’est aussi la contemplation qui est le terme, la contemplation et la charité, l’« agapè », l’amour de nos frères. Mais vous voyez tout de suite la différence avec la perspective philosophique : l’« agapè » est universelle, tandis que la « philia » est particulière. On ne peut pas dire qu’on aime tout le monde d’un amour d’amitié, c’est impossible ; tandis que l’on peut dire, et l’on doit dire, qu’on aime tout le monde dans l’« agapè » du Christ, parce que nous aimons, et devons aimer, tous ceux que le Christ aime. Nous devons donc nécessairement aboutir à cet amour catholique, universel, dans le corps du Christ. Ainsi, ce sont les mêmes finalités, mais sous deux points de vue différents : la lumière de la raison, la lumière de la Foi. Une troisième perspective qu’on appellerait de théologie mystique, verrait tout directement et immédiatement grâce aux dons du Saint-Esprit. La théologie reste toujours une méditation : c’est l’homme qui travaille et qui est le serviteur, en vue de l’amour de Dieu. Si la philosophie est ordonnée à l’homme, la théologie est ordonnée à Dieu. Certes, la philosophie aussi est ordonnée à Dieu, puisqu’elle doit se terminer dans une théologie, une théologie naturelle, mois la théologie selon la Foi, selon la doctrine sacrée, nous met immédiatement en dépendance de Dieu.

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La théologie mystique, elle, regarde beaucoup plus immédiatement le mystère de l’amour, sous les dons du Saint Esprit. Nous avons tous une certaine expérience intérieure. Il ne faut pas croire qu’il n’y en a que quelques qui sont mus par le Saint Esprit. Si vous avez le désir de rester en oraison, c’est le Saint Esprit qui fait oraison en vous ; c’est lui qui nous apprend à. Aimer ... On ne peut pas mener sa vie chrétienne sans que l’Esprit Saint soit là. Ce n’est pas de l’extraordinaire. L’extraordinaire, ça sont les charismes, tandis que l’ordinaire, ce sont les dons du. Saint Esprit. Et l’ordinaire va beaucoup plus loin que l’extraordinaire. L’extraordinaire est ordonné à l’ordinaire, l’ordinaire étant l’amour de Dieu, étant cette conduite du Sain Esprit sur nous. Etre mu par l’Esprit Saint, c’est le propre de ceux qui sont chrétiens. Les apparitions, c’est de l’extraordinaire. Mais elles nous conduisent à nous rappeler le message de Marie, qui fait partie substantiellement de notre vie chrétienne. L’extraordinaire, ce sont les signes, et l’ordinaire c’est la Parole de Dieu. Et parce que l’extraordinaire, ce sont les signes, un accident peut être pour nous un signe : c’est un traumatisme du Saint Esprit qui nous secoue bien pour nous faire comprendre notre finalité. Ainsi la perspective mystique est plus immédiatement sous les dons du Saint-Esprit. Elle implique donc en premier lieu le point de vue de l’amour. Tout cela, dans la vie, est très lié. Si le philosophe est chrétien, et s’il désire vivre une vie chrétienne plénière, en lui les trois sont très liés, mais il faut toujours distinguer la réflexion philosophique, la réflexion théologique et la vie chrétienne. Dans la session, nous distinguons les trois, avec les trois conférences quotidiennes. Q. : Peut-on parler d’une personnalité à propos du Christ, au sens d’une personnalité humaine ? R. : Il faut toujours discerner la distinction du plan métaphysique et du plan psychologique : beaucoup de théologiens aujourd’hui ne savent pas ce que c’est que la métaphysique, et par le fait même, confondent les deux plans, faisant une espèce de « métapsychologie théologique ». Ce n’est ni une vraie mystique, ni une métaphysique : c’est une métapsychologie : ils projettent des données psychologiques sur le mystère du Christ et de Marie. Je reprends donc le problème au plan philosophique, en distinguant bien le problème métaphysique de la personne, de la subsistance d’une nature spirituelle, et le problème psychologique de la personnalité. Au plan psychologique, chacun d’entre nous a une personnalité qui se fait progressivement. Un petit enfant est une personne, mais, si sa personnalité est déjà marquée dans certains aspects de son caractère, on ne peut pas dire qu’il « a » une grande personnalité : on peut dire qu’il « aura »une grande personnalité. Vous voyez la différence ; il est une personne métaphysique dès que l’âme est créée ; mais il y a un devenir dans la personnalité psychologique : on « devient » progressivement une personnalité psychologique. 148

Là, il faudrait entrer dans tout le problème psychologique de la personnalité, en en prenant tous les grands aspects, les sentiments du moi psychologique : sentiment d’autonomie, sentiment de valorisation, sentiment de sécurité, qui forment la personnalité au niveau psychologique, contre les possibilités d’angoisse du point de vue de culpabilité et d’aliénation. Ainsi, la personnalité se structure. Nous savons quel est le développement de notre personnalité : il y a des personnalités artistiques, des personnalités morales, politiques, scientifiques ... ; il y a des personnalités à tous les niveaux. Transposons le problème dans le mystère de Jésus. Le Christ qui a une personne divine, a une nature humaine individualisée. Il a donc une vie humaine et une vie divine. Mais sa vie humaine est toujours à un niveau qui est assumé totalement par la grâce : Jésus ne pouvait pas pécher. Et même, selon les meilleurs Pères de l’Eglise et les théologiens, les sommets de l’âme du Christ et de sa volonté étaient dans la vision béatifique. Il atteignait donc tout de suite la fin. Toute sa vie humaine avait ainsi une intensité que nous ne pouvons pas mesurer, une intensité de vie unique : il était l’homme de douleur, il l’homme de la joie, il était l’homme de l’amour ... Revenons au point de vue psychologique. Quand nous sommes pleinement vivants, dans la contemplation, dans l’oraison, dans le travail, nous sommes au-delà. du niveau psychologique puisque nous sommes tout entiers polarisés par la fin : le niveau psychologique existe, mais il est dépassé. Tandis que, dès que nous sommes fatigués, le point de vue psychologique reprend une grande importante ; on retombe sur son conditionnement, et la finalité est moins présente. Par exemple, dans le sommeil, la finalité n’est pas très présente, mais le conditionnement de la vie humaine est très présent. Lorsqu’il s’agit du Christ, la finalité était toujours présente. C’est pourquoi il est très délicat de parler de la psychologie du Christ : au fond, il était tout le temps dans la finalité ; le niveau psychologique existait, mais il était toujours dépassé. Il existait en ce sens qu’il y a un conditionnement humain dans la vie du Christ : il acceptait les limites du temps et du lieu, c’était toujours dépassé. Alors, pouvons-nous faire une théologie de la psychologie du Christ ? Je crois qu’on ne le peut pas, parce que ce serait oublier cet état unique du Christ, dont la finalité était toujours présente. Ce serait regarder le conditionnement pour lui-même, comme pour nous. Que Jésus ait une conscience divine de lui-même et de sa vie, oui. Mais une conscience divine : pas une conscience psychologique. Il ne vivait pas à ce niveau-là. Donc, dès que l’on parle d’une conscience psychologique, on ne comprend plus le niveau de la vie du Christ ; on se remet sur son propre niveau, que l’on projette sur le Christ. C’est pourquoi je crois que l’on ne peut pas parler de personnalité du Christ, au sens rigoureux. Le Christ vivait en contemplatif, comme Fils de Dieu ; et ceci, dans sa vie humaine. On ne peut donc pas dire qu’il avait une personnalité, au sens où on l’entend : comme si Jésus avait le sentiment de sa valeur, etc … Non, Jésus ne vivait pas à ce niveau-là.

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Je dirais que la personnalité psychologique du Christ était éminente, et donc elle n’était plus celle que nous avons, nous : une personnalité psychologique. Toute la question est donc de savoir où se situe la psychologie. Dès que vous êtes dans la finalité, vous êtes au-delà du point de vue psychologique. Quand vous vivez pleinement au niveau contemplatif, ou au niveau de votre travail, vous ne réfléchissez pas sur vous ; votre conscience est tout entière au-delà de vous, au-delà de votre conditionnement. A ce moment-là, on ne peut pas dire que vous vivez au niveau psychologique : vous vivez au-delà, vous vivez dans la finalité. Le conditionnement est présent, mais il est dépassé. Il est bien évident que, pour nous, il y a des moments où nous vivons au niveau psychologique, mais nous essayons tout le temps de nous dépasser et de vivre dans notre finalité. Par suite, le problème de l’individuation n’a aucune importance : c’est le problème concret de la vie. La vie est toujours individualisée. L’individuation du Christ, c’est qu’il est conditionné : il a pris notre condition humaine. Il a pris notre condition humaine, mais il l’a vécue divinement, il n’est jamais resté au niveau de ce conditionnement humain : il l’a vécu avec une intensité unique. Le mystère n’est pas du côté du conditionnement, il est du côté de cette intensité. Or ce que le théologien met en lumière, c’est le mystère. Ce n’est pas ce qui, de fait, a toujours été dépassé.

Q. : La substance implique une subsistance. Si la substance humaine de Jésus n’a pas de subsistance propre, est-ce encore une vraie substance, principe d’être ? En quel sens est-ce une substance ? R. : Cette question est beaucoup plus délicate que la précédente, parce qu’elle est d’ordre métaphysique. Elle exige de bien comprendre la différence entre le principe et le mode, et cela est très subtil. C’est la fameuse distinction que nous donne Aristote entre le « qu’est-ce » et le « comment ». C’est une distinction capitale. Le « qu’est-ce » nous fait découvrir le principe ; et le « comment » nous fait découvrir le mode : la substance est du côté du principe, et la subsistance est du côté du mode. Ceci dit très abruptement fait comprendre ce qu’il faut faire en face d’une objection. Une objection vient d’une confusion : il y a quelque chose qu’on n’a pas vu parce qu’une confusion a mêlé deux choses ensemble. Alors il faut prendre le scalpel et diviser tout de suite. La substance est principe selon la forme de ce qui est ; tandis que la subsistance est de l’ordre du comment, de la manière d’exister : la substance existe de telle manière ; elle subsiste en elle-même. La subsistance est donc le mode de la substance, mais ce n’est pas la substance. 150

De sorte qu’une substance peut subsister de deux manières différentes, ce n’est pas contradictoire : elle peut subsister dans le Verbe, ou subsister en elle-même. C’est bien la substance. Et c’est une substance parfaite, encore plus parfaite si elle subsiste dans le Verbe que quand elle subsiste dans son propre mode. Je ne retire rien à la substance : je lui permets de subsister selon un mode qui est encore plus parfait puisqu’elle subsiste dans le Verbe. Elle subsiste donc selon un mode unique. Et voilà où est la confusion, qu’on a faite dans toute la scolastique : on n’a plus vu la différence entre le principe et. le mode. Pourquoi ? Parce que la scolastique est une philosophie née de la théologie : on a sécularisé une théologie. Le premier qui ait fait cela est Suarez, au l6ème siècle : il a sécularisé une théologie. Une théologie contient une philosophie ; mais la théologie se sert de la philosophie ; et donc l’ordre de la théologie n’est pas l’ordre de la philosophie, puisque la théologie se sert de la philosophie qui devient donc servante. Et on ne demande pas à la servante de donner l’ordre : c’est la Foi qui donne l’ordre. Vous voyez donc que prendre une philosophie à partir d’une théologie, c’est faire une philosophie qui devient incompréhensible. Toute théologie est au niveau du comment. St. Thomas le dit expressément lui-même au début de la Somme : on cherche le comment de Dieu, on ne cherche pas ce qu’est Dieu, puisqu’on ne peut saisir les principes propres de Dieu que si on a la Vision Béatifique. On ne sait pas ce qu’est Dieu, mais, on cherche le comment de Dieu : comment Dieu existe-t-il ? Il existe d’une manière simple ; il existe d’une manière parfaite ... Mais on ne sait pas le « qu’est-ce » de Dieu, on ne sait pas ce qu’est Dieu. Le théologien ne sait pas, parce que c’est le mystère. Toute la théologie est une théologie du comment. Il ne peut pas en être autrement. A ce point de vue-là, la théologie est une science subalterne : ce n’est jamais un statut scientifique parfait. Le théologien est suspendu au ciel. Il touche un peu la terre, mais pas toujours. Il faut qu’il ait la Foi, et la loi contemplative. Le jour où il n’a plus la Foi contemplative, il n’y a plus ni philosophie, qui part de la terre, ni contemplation : cela devient un marécage, on ne sait plus où l’on en est ... Ce qu’il faut bien saisir, c’est que la théologie ne saisit pas les principes propres, « qu’est-ce» ; elle ne saisit que les « comment ». Le jour où l’on sécularise la théologie, on ne voit plus que le comment, et donc on ne peut plus saisir la distinction du principe et du comment.

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Q. : Qu’est-ce que le subconscient par rapport à la conscience et à l’inconscience ? R. : Le conscient est cette auto-lucidité que nous avons à partir de l’intelligence. L’intelligence est source de la conscience qui, parce qu’elle est source de la conscience, rayonne sur tout notre être et fait que nous avons la conscience de toutes nos activités. Le subconscient est un terme qui n’est pas très déterminé : c’est toute la zone antérieure à la conscience. Il y a beaucoup de choses antérieures à la conscience, parce que la conscience naît du jugement et de la réflexion que j’ai sur mon jugement. Les instincts sont subconscients : ils ne sont pas conscients. Ils émergent à un moment donné, et sont alors conscients. Mais, avant d’être conscients, il y avait la source de l’instinct qui, en lui-même n’est pas conscient. La passion en elle-même a un appétit qui n’est pas conscient. La sensation en elle-même n’est pas consciente; elle l’est par le point de vue de l’intelligence. Le subconscient est très multiple. Si on voulait aller jusqu’au bout, il faudrait distinguer des subconscients divers: il faut reconnaître que beaucoup de ces analyses-là n’ont pas été faites. Il y a la zone du subconscient dans le domaine de l’intelligence : c’est la saisie intelligible. Il y a la zone du subconscient dans le domaine affectif : c’est l’amour. Il y a la zone du subconscient dans le domaine passionnel : ce sont tous les instincts. Je peux dire que le subconscient est de l’inconscient. Mais je suis obligé de distinguer et de dire que ce subconscient-là n’est pas l’inconscient freudien. L’inconscient freudien est toujours à partir d’un refoulement; il est donc d’ordre Imaginatif. C’est un imaginatif chargé d’un potentiel affectif, en raison même du barrage. Le barrage fait qu’il y a un repliement. L’inconscient est toujours quelque chose de second, mais Freud en fait, de fait, l’aspect fondamental. A cause de ce repliement, l’affect ne peut pas atteindre son but ; il est pris par la zone de l’inconscient, par l’imagination, par les diverses passions. Et alors, des transferts se font. Il est certain qu’il y a de l’inconscient en chacun de nous. Et je comprends très bien comment on peut détraquer un enfant en lui refusant tout le temps : la zone d’inconscient devient alors très forte, parce qu’on a besoin de certaines satisfactions, de certains plaisirs. On a besoin d’atteindre la fin. Il faut donc reconnaître qu’il y de l’inconscient. Mais il ne faut peut-être pas donner à l’inconscient la place que lui donne Freud. Il faut distinguer les trois zones :

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• Il y a en nous la zone du conscient : nous sommes conscients de penser maintenant ; nous sommes conscients d’être assis ; quand on est dans la peine, on est très conscient ; quand on est dans la joie, aussi. On a conscience de certaines activités très nettes. • Il y a du subconscient en nous : l’analyse nous permet de le voir. C’est ce qu’on a appelé classiquement les puissances vitales. Ce sont des capacités d’opérer qui ne sont pas conscientes : je suis capable de voir. Cette capacité qui est en moi est du subconscient. L’acte même de voir n’est conscient que parce que l’intelligence et la volonté interviennent. Autrement, je ne serais pas conscient. L’analyse me donne donc les zones de subconscient. • Je peux aussi analyser psychologiquement et voir qu’il y a en moi de l’inconscient. Chacun d’entre nous a des zones d’inconscient, que progressivement nous diminuons ; mais ces zones d’inconscient peuvent également augmenter. Lorsque nous sommes fatigués, ou lorsqu’on est très attentif à quelque chose de déterminé, il y a des éléments de notre vie qui tombent. Oublier, c’est de l’inconscient. On oublie des quantités de choses pour pouvoir être présent à ce qu’on doit faire : on est présent à ce qu’on doit faire, et on oublie des choses secondaires. Là, on peut parler d’inconscient. Il y a donc bien les trois aspects.

Q. : D’où vient que l’amour soit inconscient ? R. : Au plan philosophique, dans sa source profonde, l’amour est le fruit direct, ou l’effet direct, du bien qui m’attire. C’est donc un certain absolu, le bien, qui m’attire ; et l’amour, toujours imparfait au point de départ, va apparaître d’abord dans son conditionnement du désir. C’est à partir de là qu’il sera conscient. Si la conscience implique la réflexion sur ma condition même de l’exercer, tout ce qui est premier est au-delà du conditionnement : si l’amour est un jaillissement premier de la vie, il est au-delà du conditionnement. Tandis que le désir est un état second; il fait donc partie du conditionnement, et psychologiquement je peux le saisir. Je saisis donc l’amour à travers le désir. Platon identifie pratiquement désir et amour. Donc, si je suis platonicien, je ne fais pas la distinction entre désir et amour. Mais si je suis réaliste, je fais la distinction entre les deux, et je dis que l’amour est au-delà du point de vue psychologique. En effet, le point de vue psychologique n’atteint pas l’amour : il atteint le désir. L’amour en lui-même est quelque chose de beaucoup trop fort, de beaucoup trop profond, qui va beaucoup trop loin, pour qu’on puisse l’atteindre. L’amour est quelque chose de premier. Or, dans l’attitude réflexive de la conscience, on saisit toujours un mode second. C’est pour cela que ce qu’il y a de premier dans l’intelligence est au-delà de la conscience. Ainsi, la métaphysique comme métaphysique est au-delà de la conscience. Il y a une auto-lucidité de l’intelligence qui peut aller beaucoup plus loin que ce que j’appelle conscience.

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Q. : Comment peut-on affirmer l’objectivité du monde existant ? Qu’est-ce qui me prouve qu’il est objectif ? R. : Qu’est-ce qui me dit que le rêve n’est pas plus réel que le monde ? Je crois que tout repose sur une expérience : l’expérience du jugement d’existence. Et on ne peut pas justifier le jugement d’existence : on peut essayer de le comprendre. Devant des choses tout à fait fondamentales, il faut les prendre par l’absurde: si le rêve est votre vie, comment mangez-vous encore? Vivez du rêve ! Or vous êtes obligé de manger. Manger, c’est le jugement d’existence une carotte, c’est une chose qui est en dehors de moi puisque je la mange. Tandis que le rêve est en moi-même : là, je suis dans l’intentionnalité. Si l’on vient me dire : « Est-ce que le rêve n’est pas plus réel que ce que vous appelez réel ? ». Je réponds : regardez simplement votre vie, regardez vos expériences. Le rêve est quelque chose de réel, mais il n’est pas le réel absolu : il est dans l’ordre de l’intentionnalité. L’intentionnalité est le réel, mais ce n’est pas le réel d’une façon absolue. On peut montrer cela par l’absurde, montrer que de fait on organise sa vie en fonction d’activités qui regardent le réel. Et philosophiquement on revient au jugement d’existence : « Ceci est ». Tous les jours nous faisons l’expérience de nous réveiller. Allons-nous dire : « Cela n’a aucun sens, je continue à dormir, c’est plus agréable, personne ne m’ennuie ... » Nous faisons cette expérience-là tous les jours, et elle nous fait comprendre ce que c’est que le jugement d’existence. De même, quand vous aimez quelqu’un, allez-vous lui dire : « Ah! quel beau rêve, tu es un rêve merveilleux ! Tu es un rêve ! » L’autre vous regardera avec un ai r... ! Ou bien, lorsque vous vous mettez à table, va-t-on vous servir des carottes imaginaires ? ... Le réalisme philosophique saisit toute notre vie. La philosophie n’est pas un domaine particulier : tout homme fait un peu de philosophie dès qu’il réfléchit, même si le philosophe qui fait de la métaphysique va plus loin. Le réalisme philosophique, c’est tout simplement d’admettre ce que nous admettons tous les jours, d’admettre qu’il y a des réalités autres que nous. Quand je ne serre pas la main à une ombre ; c’est quelqu’un que je rencontre, et j’admets qu’il est autre que moi. Si j’admets qu’il est autre que moi, cela prouve que je ne suis plus dans un rêve, parce que le rêve vient de moi. Le jugement d’existence ne se prouve pas : il se découvre immédiatement. On découvre qu’il y a une réalité autre que soi en face de soi, qui n’est pas soi, et que l’on peut aimer.

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Q. : Comment peut-on justifier l’objectivité de la sensation ? R. : C’est là une question qui nous ramène encore au jugement d’existence : le jugement d’existence est la pièce fondamentale de toute la philosophie, c’est l’axe sur lequel on revient tout le temps. Tout repose sur la sensation. Mais la sensation est subjective : qu’est-ce qui me dit que je ne me trompe pas ? La fleur qui est là devant moi, est-elle une réalité ? Je suis peut-être dans une hallucination ... Cependant il y a une objectivité fondamentale de la sensation. Si je ne veux pas que la philosophie soit coupée de ma vie, mais si je veux qu’elle imprègne ma vie, je suis bien obligé de reconnaître qu’il y a une objectivité dans ma vie courante : le mécanicien, l’artisan, reconnaissent l’objectivité; ils savent que ce qu’ils travaillent, c’est du fer, c’est du bois ... L’artisan coopère avec la matière; il a par conséquent une objectivité fondamentale et première. Donc, là, nous partons de l’expérience; nous avons bien l’objectivité de la sensation. Je crois que nous ne pouvons pas le nier. Nous ne pouvons justifier l’objectivité de la sensation que par une critique de l’intelligence : nous ne pouvons pas la justifier par la sensation C’est impossible, puisque la sensation n’a pas en elle-même son auto-lucidité : elle l’a par l’intelligence. C’est donc par l’intelligence que je justifie l’objectivité de la sensation. Et donc, c’est par le jugement d’existence dans lequel l’intelligence est présente. Cette rose existe. Pour que je sois sûr que c’est une vraie rose, je l’ai touchée, je l’ai sentie, et ainsi de suite. J’ai fait appel à tous mes sens pour savoir que c’est bien une rose réelle. J’ai fait appel à tous mes sens, et chacun de mes sens a détecté quelque chose de particulier : le toucher détecte autre chose que la vision ; l’odorat détecte autre chose ... Et c’est toujours « cette » rose. Nous sommes là en face du problème de l’analogie : il y a diversité des contacts et unité. Je dis « cette rose », et pourtant j’ai des contacts différents avec cette rose. Tout cela est impliqué dans mon jugement d’existence : « Ceci est ». Si j’analyse l’objectivité de la sensation, je vois que chaque sens est déterminé pour saisir une qualité, et qu’il y a certaines qualités qui sont communes aux sens. C’est ce qu’on appelle, au plan philosophique, les sensibles propres et les sensibles communs. Petite distinction d’une extrême importance, et qui a joué, dans l’histoire de la philosophie, un rôle capital. Les sensibles propres, c’est ce que chaque sens est capable de saisir. Il y a tout un domaine que l’aveugle ne saisit pas : la lumière, la couleur; c’est la vue qui voit cela. Mais l’univers de la lumière et de la couleur n’est pas l’univers du toucher : quand je touche quelque chose, je me rends compte si c’est chaud ou si c’est froid. Quand j’entends, c’est le point de vue du son qui entre en jeu. Et ainsi de suite. Ainsi, tous les sensibles propres mettent en contact avec des qualités particulières. 155

Il y a aussi des sensibles communs : le mouvement, le repos, la quantité, le continu, le point de vue de la figure. Par exemple, le mouvement d’un avion: vous voyez le mouvement, vous l’entendez, vous pouvez le toucher en mettant la main sur l’avion qui démarre. Vous pouvez aussi sentir le mouvement à l’intérieur même du goût, quand vous sucez un bonbon. Par l’ouïe, par l’odorat, par le toucher, vous pouvez sentir le mouvement. Le mouvement et le repos sont des sensibles communs. Cette distinction est très importante, parce que les sensibles communs conditionnent les sensibles propres. Les sensibles propres sont indivisibles: vous les saisissez tels. Les sensibles communs les conditionnent.

Q. : Quelle est donc l’objectivité de la sensation? R. : C’est les sensibles propres, c’est ce que je saisis directement. Le conditionnement, donc les sensibles communs, ce n’est pas ce que je saisis en premier lieu; l’objectivité n’est donc pas de leur côté : elle est du côté des sensibles propres. Et c’est ce qui me permet de saisir les qualités diverses de la réalité; et, saisissant ces qualités diverses de la réalité, de préciser telle qualité : « C’est une feuille de chêne ... ». Le conditionnement peut varier énormément la qualité. Il y a même des cas extrêmes où le conditionnement va tellement loin en fonction de la grandeur que cela donne un effet tout à fait différent, que cela semble tout à fait autre chose : un mouvement très rapide télescope la couleur, par exemple. Ainsi, le conditionnement peut comme faire disparaître l’objectivité des différentes qualités sensibles. Cela, c’est la situation-limite. Il y a situation-limite quand le conditionnement supprime le point de vue de la qualité propre. C’est Aristote qui a découvert que l’objectivité de la sensation est du côté des qualités propres qui déterminent les diverses sensations. En face de cette analyse d’Aristote, que dit Descartes, qui inverse toujours la pensée d’Aristote, comme il le dit lui-même textuellement ? Pour Descartes, les sensibles propres ne sont pas objectifs : quand je vois la couleur de cette rose, c’est purement subjectif. La seule chose objective, c’est ce que je peux mesurer. Or je ne peux pas mesurer les sensibles propres. Les seules choses mesurables, ce sont les sensibles communs. Donc, ne sont objectifs que les sensibles communs. A partir de ce moment-là, le jugement d’existence disparaît. Et on a noyé le poisson ! On a réduit l’objectivité à la mensuration. Mais le philosophe revient au réel et dit que ce sont les sensibles propres qui sont premiers et qui permettent de découvrir la qualité réelle d’une chose, les sensibles communs étant le conditionnement.

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La confusion s’étant faite entre le sensible propre et le sensible commun, il faut revenir à cette chose très élémentaire de saisir la différence entre le sensible propre et le sensible commun, pour retrouver l’objectivité de la sensation et redécouvrir le jugement d’existence, parce que le jugement d’existence se fait toujours par l’intelligence liée à la vue, liée à l’ouïe, liée au toucher, liée à la sensation. Dans le jugement d’existence sont toujours présentes les qualités propres Et les qualités propres conduisent à saisir ce qui est plus directement que les sensibles communs, puisque les sensibles communs sont le conditionnement.

Q. : Quelles sont les conséquences précises du péché originel ? Notre nature est-elle totalement viciée, comme le pensait Luther ? Sinon, qu’est-ce que le péché originel a vraiment atteint en l’homme ? Répondre à ceci demande des distinctions très subtiles. Il faut distinguer la nature humaine comme principe constitutif de telle nature, et la manière dont cette nature existe, son état de nature,comme disent les théologiens. La nature humaine peut exister sous des états différents, sous des manières d’exister différentes : • Je peux penser la nature humaine. Quand je la pense, elle existe dans mon esprit; elle existe donc sous un mode intentionnel. • Je peux regarder la nature humaine telle qu’elle existe réellement dans tel, tel, tel individu : à ce moment-là, elle existe d’une manière individuelle. • Je peux regarder la nature humaine au plan théologique, telle qu’elle a existé avant le péché : c’est la nature humaine dans l’intégrité. Je peux la regarder après le péché : c’est la nature humaine dans son état de corruption. Je peux la regarder rachetée par le Christ : c’est la nature humaine sauvée, rachetée par la grâce. Il faut donc bien distinguer la nature humaine et différents « états » de cette nature humaine. Si on ne fait pas cette distinction, on ne peut absolument rien comprendre. L’erreur de Luther a été celle-là : Luther a critiqué la scolastique, et il est tombé dans la scolastique ; il s’est opposé violemment au nominalisme, et il est tombé dans le nominalisme, conséquence de la scolastique. La décadence de la scolastique ne vient pas de Saint Thomas, elle vient du nominalisme, né en Angleterre au 14ème siècle. Q. : Qu’est-ce donc que la nature humaine en elle-même, telle que je la conçois? R. : Je conçois les principes essentiels de la nature humaine: la nature humaine, c’est l’âme et le corps; une âme spirituelle liée à un corps ; une âme spirituelle qui fait une personne. C’est une nature capable d’aimer, capable de saisir, capable d’être intelligente. Voilà la nature humaine prise en elle-même. 157

La nature humaine telle qu’elle a existé avant le péché existait selon un mode très particulier, puisque, de fait, elle existait dans la grâce. Il n’y avait donc pas seulement la nature humaine, il y avait aussi la grâce, Et il y avait les dons dits préternaturels. Ces dons préternaturels étaient donnés à Adam et Eve pour qu’ils puissent être parfaitement homme et remplir leur fonction de chefs de l’humanité. Les théologiens ont précisé que c’était le fait qu’Adam et Eve n’auraient pas connu la corruption ni la mort : c’est la raison pour laquelle Saint Paul dit que la mort est une conséquence du péché (Rm 5, l2-2l), alors que la mort est naturelle à notre nature humaine; mais la mort était dépassée par les dons préternaturels. Il s’agissait donc d’un état de nature tout à fait particulier: un état de perfection de la nature humaine, en raison même de ces dons préternaturels. Il est très important de comprendre cela. Qu’a fait le péché? En péchant, Adam et Eve ont perdu la grâce. En perdant la grâce, leur nature n’est pas restée à l’état de nature pure. La conséquence du péché, c’est qu’il y a eu, à l’intérieur même de leur nature, un déséquilibre ; et la nature est tombée dans un état de corruption. Ainsi, à cause du péché, la nature d’Adam et Eve n’était pas une nature en soi, mais une nature de pécheur, une nature d’homme coupable vis-à-vis de Dieu, d’homme qui avait abîmé le chef-d’œuvre de Dieu. La conséquence directe du péché originel est donc que la nature est dans un état de corruption, dans un état déséquilibré, disharmonieux. Et c’est cette nature-là qui nous est transmise. La grâce enlève la faute, certes, mais elle laisse la conséquence du péché. Et donc le déséquilibre, conséquence de la faute d’Adam et d’Eve, continue d’exister. Progressivement, la grâce assainit le terrain; mais cela met du temps. Et Dieu peut très bien laisser des failles assez profondes, tout simplement pour que la lutte aille plus loin et que nous soyons plus unis au mystère du Christ. Jésus aurait très bien pu faire qu’en raison de la Croix, nous soyons tous rétablis dans un état préternaturel, l’état de l’Eden. Pourquoi donc la grâce chrétienne ne nous remet-elle pas dans un état pré-naturel ? Pour que nous soyons avec Jésus sauveurs du monde. Il faut que nous acceptions, nous aussi, de porter les conséquences du péché, pour coopérer au mystère de la Rédemption. Aujourd’hui, certains théologiens ne veulent plus parler que de la Résurrection, disant : « Nous sommes tous ressuscités, donc il n’y a plus de conséquences du péché. » Cela aurait pu exister, c’était possible. Mais la théologie n’est pas la théologie des possibles : elle est la théologie de ce que Dieu a voulu. Or Dieu a voulu nous sauver par le Christ, et en nous unissant au Christ dans une grâce chrétienne qui supprimait la faute, mais laissait les conséquences du péché.

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Q. : Quelles sont les conséquences du péché ? Que représente cet état de corruption, conséquence du péché ? R. : Les conséquences du péché sont ce qu’on appelle habituellement les concupiscences, autrement dit le déséquilibre, la désharmonie, qui existe en nous. La 1ère Lettre de Saint Jean nous dit qu’il y a trois concupiscences, (l Jn 2,l6). Nous savons donc directement par la Révélation que le monde, c’est les trois concupiscences: concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, concupiscence de la richesse. C’est pour cela qu’il dit que le monde n’est pas du Père, en tant qu’il est sous la mouvance du péché, sous la mouvance du démon. • La concupiscence de la chair, c’est la propension très forte vis-à-vis de ce qui apparaît: le point de vue sensible, les plaisirs immédiats. Notre esprit est alourdi, et nous n’avons plus la force de lutter contre le bien sensible immédiat qui se donne à nous ; nous n’avons plus la force de relativiser ces biens sensibles pour regarder les autres biens. Autrement dit, le point de vue sensible est devenu prédominant, si nous ne faisons pas très attention. La concupiscence de la chair, c’est donc le point de vue sensible. • La concupiscence de la richesse, c’est le point de vue imaginatif. C’est la grosse vanité : on joue son petit personnage. La grenouille qui veut devenir aussi grosse que le bœuf montre exactement ce que c’est que cette concupiscence de la richesse : concupiscence de l’imaginaire. On soigne son image, sa réputation; on fait grande attention à ce que les autres pensent de nous ; on essaye d’avoir une réputation internationale. C’est l’imagination qui a pris une propension énorme: c’est encore le sensible. • La concupiscence des yeux, c’est l’orgueil, déséquilibre entre l’amour et l’intelligence. On se laisse séduire par le point de vue de l’intelligence, par la lumière, oubliant ce qui est caché de l’amour. D’où un déséquilibre. Nous portons donc en nous ces trois déséquilibres, comparativement à l’équilibre parfait qui est au point de départ : • Un déséquilibre premier au niveau des instincts charnels, qui est au niveau sensible immédiat. • Un second déséquilibre du côté imaginatif : l’imagination a un poids énorme en nous, que nous avons beaucoup de peine à dépasser. • Le déséquilibre le plus radical, celui de l’orgueil : l’intelligence nous séduit de telle manière qu’elle étouffe l’amour. Nous nous laissons prendre par la séduction de l’intelligence, en oubliant l’amour. Nous avons tous ces trois déséquilibres, conséquence du péché: nous n’avons aucune originalité à ce point de vue. C’est pourquoi nous n’avons aucune originalité dans nos fautes. Notre seule originalité est dans l’amour et dans la manière d’atteindre la vérité. 159

Dans ces trois concupiscences, la psychologie joue un rôle très grand, parce que la faute a augmenté le conditionnement: nous sommes conditionnés par le sensible, nous sommes conditionnés par l’imaginaire, nous sommes conditionnés par le désir de l’intelligence qui veut s’exalter. Trois grands conditionnements, trois grands aspects psychologiques, qui font que nous avons une peine énorme à découvrir notre finalité. La grâce nous donne la possibilité de redécouvrir notre finalité : nous la redécouvrons dans la Foi. Une nature blessée comme la nôtre ne peut pas redécouvrir sa finalité sans la grâce : c’est cela le tragique de la situation de l’homme : si l’on n’a pas la grâce, on ne redécouvre pas sa finalité, et donc on reste avec ce poids des trois concupiscences et des conséquences du péché. Et c’est l’état de corruption. De telle sorte que la conséquence de la faute, en plus de ces trois concupiscences, c’est la mort. La mort est une conséquence du péché : c’est le sensible qui l’emporte sur le spirituel. A un moment donné, cela craque et c’est la mort. On pourrait dire, dans un langage philosophique moderne, que le péché nous met dans une situation-limite, c’est-à-dire dans une situation où le conditionnement risque toujours de l’emporter sur la finalité, où nous n’arrivons plus à saisir la finalité. C’est donc une situation tragique. La souffrance aussi est une conséquence du péché. Puisque nous sommes voués à la mort, il y a la souffrance. Car la souffrance est relative à la mort : s’il n’y avait pas de mort, il n’y aurait pas de souffrance. La souffrance est un déséquilibre affectif, du côté sensible et du côté Imaginatif : le point de vue imaginaire augmente beaucoup la souffrance. En résumé, on peut dire que le péché, la mort et la souffrance sont les trois conséquences du péché originel.

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