Racismes de France
 2348046245, 9782348046247

Table of contents :
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Introduction.
Le
Police,
La
Les
Dans
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L'islamophobie
L'antitsiganisme
Le
Antisionisme
Etre
Communautarisme
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Parole
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Etre
Feminisme
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Reconnaitre,
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Conclusion.
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PAGES DE DÉBUT

in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 1 à 7 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

Cahiers libres

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Sous la direction de Omar Slaouti et Olivier Le Cour Grandmaison

Racismes de France

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Composé par Facompo à Lisieux Maquette de couverture : Ferdinand Cazalis Dépôt légal : octobre 2020

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ISBN 978‑2-348‑04624‑7 En application des articles L. 122‑10 à L. 122‑12 du code de la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, inté‑ grale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur.

© Éditions La Découverte, 2020. 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris.

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Sommaire

Introduction. La France, raciste ? Omar Slaouti et Olivier Le Cour Grandmaison

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I. Quand le racisme structure nos vies Le racisme dans tous ses États Olivier Le Cour Grandmaison et Omar Slaouti

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Police, justice, État : discriminations raciales Omar Slaouti et Fabien Jobard

41

La fabrique du droit contre les étrangers Karine Parrot

59

Les services de santé : lieu d’un racisme méconnu Marguerite Cognet

74

Dans les marges de l’école Omar Slaouti

87

Du plancher pourri au plafond de verre du monde du travail Verveine Angeli

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Racismes de France

La presse à l’épreuve du racisme Nedjma Bouakra

115

II. Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme Aux sources du racisme d’État Nacira Guénif-Souilamas

135

Des particularités françaises de la négrophobie Mame-Fatou Niang

151

L’islamophobie en France : le déni d’un phénomène bien réel Houda Asal

170

L’antitsiganisme : une tradition française Saimir Mile

187

Le racisme anti-Asiatiques, entre oubli et mépris Ya-Han Chuang

199

Antisionisme = antisémitisme ? Dominique Vidal

215

Être blanc, ou le privilège de l’ignorance Mélusine

231

III. Tous ces nous qui résistent Communautarisme : « un spectre hante la France » Saïd Bouamama

251

Penser les marges ensemble grâce à l’intersectionnalité Hourya Bentouhami

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Sommaire

Parole noire/Noire parole Maboula Soumahoro

276

« Nos plumes, nos voix » ? Karim Hammou et Kaoutar Harchi

292

Être sportif et racisé, entre essentialisation et émancipation Akim Oualhaci

308

Féminisme décolonial et antiraciste Françoise Vergès

325

La laïcité, garante du pluralisme culturel et religieux Philippe Marlière

339

Reconnaître, réparer, restituer Magali Bessone

354

Compter pour combattre Patrick Simon

366

Conclusion. « La prochaine fois, le feu » Olivier Le Cour Grandmaison et Omar Slaouti

379

Les auteurs et autrices

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INTRODUCTION. LA FRANCE, RACISTE ? Omar Slaouti, Olivier Le Cour Grandmaison in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 9 à 21 ISBN 9782348046247

Introduction

La France, raciste ? Omar Slaouti et Olivier Le Cour Grandmaison

« Vous devriez vous servir de nous comme d’un exemple, je veux dire par là l’exemple américain. Vous devriez apprendre de toutes les horreurs perpé‑ trées par vos enfants car l’Amérique est issue de l’Europe. » James Baldwin, 1981 1 « Pour ce qui nous concerne, à force de tenir pendant si longtemps le “modèle républicain” pour le véhicule achevé de l’inclusion et de l’émergence à l’individualité, l’on a fini par faire de la République une institution imaginaire et à en sous-estimer les capacités originaires de brutalité, de discrimination et d’exclusion… » Achille Mbembé, 2005 2 « Réfléchir l’immigration revient au fond à interroger l’État, à interroger ses fondements, à interroger ses mécanismes internes de structuration et de fonction‑ nement ; et interroger l’État de cette manière, par le biais de l’immigration, cela revient, en dernière analyse, à “dénaturaliser” pour ainsi dire ce qu’on tient pour “naturel”, à “re-historiciser” l’État ou ce qui dans l’État semble avoir été frappé d’amnésie

1 2

Interview néerlandaise de James Baldwin, 1981, disponible à l’adresse suivante : . Achille Mbembe, « La République et l’impensé de la “race” », in Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel et Pascal Blanchard (dir.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, La Découverte, Paris, 2005, p. 143.

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Racismes de France historique… parce que nous y avons intérêt et que l’État lui-même a intérêt à l’oubli de son histoire. » Abdelmalek Sayad 3

La France, raciste ? À cette question rarement formulée mais chaque fois mal posée par les desservants du culte ­national-républicain, qu’ils soient de droite ou de gauche, ces derniers répondent d’une voix vibrante d’indignation  : « Absurde ! Cela ne saurait être. » S’ajoutent à ce chœur cocar‑ dier, qui entretient sans fin la « thèse » de l’exception univer‑ saliste française, nombre d’éditorialistes, de journalistes et de « mythidéologues 4 ». Parmi eux se trouvent, entre autres, de prestigieux historiens – Georges Duby, Fernand Braudel, Pierre Nora…  – qui ont ainsi complété ce roman national, élaboré à l’époque réputée glorieuse de la Troisième République, en le lestant d’une légitimité académique indispensable à sa pérennité, à sa diffusion et à sa puissance sociale, médiatique et politique 5. Au mieux, les uns et les autres sont singulière‑ ment oublieux, au pire ils ignorent ou marginalisent la longue histoire de l’esclavage et de la colonisation pourtant à l’origine de l’État-nation français, notamment, de la modernité occiden‑ tale puis de l’avènement du capitalisme. Cultivant l’amnésie collective afin de sauvegarder leurs privilèges, ils refusent de voir que le Code noir et le Code de l’indigénat sont à l’ori‑ gine de mécanismes idéologiques, institutionnels et juridiques qui ont contribué à façonner des altérités négatives  : celles des Noirs puis des « indigènes » qui altèrent toujours l’exis‑ tence de leurs descendants réels ou supposés. Rejetant dans les marges de l’histoire la production des races par l’esclavagisme et le colonialisme, ils oublient que le racisme et sa justification scientifique sont des maux occidentaux, et que la France en fut l’une des matrices essentielles. Alors que beaucoup, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Belgique, en France et dans 3 4 5

Abdelmalek Sayad, « Immigration et “pensée d’État” », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 129, 1999, p. 5‑14. C’est à Marcel Detienne que nous empruntons ce néologisme. Voir Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français raciné, Seuil, Paris, 2003, p. 11. Voir Suzanne Citron, Le Mythe national. L’Histoire de France revisitée, Les Éditions de l’Atelier, Paris, 2019 (1987) et Marcel Detienne, L’Identité nationale, une énigme, Gallimard, « Folio/histoire », Paris, 2010.

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Introduction

certains pays d’Afrique, estiment nécessaire de déboulonner les statues de « grands hommes » héroïsés, ces personnages porteurs d’une lecture racialiste du monde au cœur des romans nationaux occidentaux, les défenseurs du modèle républicainuniversaliste s’insurgent. Ils ne saisissent pas que les victimes des discriminations systémiques en appellent aussi au débou‑ lonnage de leur statut de racisés d’en bas. Aux « populations exotiques » de l’empire hier se joignent les héritiers de l’immi‑ gration coloniale et postcoloniale aujourd’hui pour énoncer et dénoncer les racismes de France. Rapport social de domination à ­l’origine d’inégalités, le racisme structure tous les espaces de la société française : police, justice, travail, médias, culture, sport, universités, santé, éducation 6… Dès lors, la question raciale est aussi une question sociale majeure, et ce depuis toujours, qui déborde et irrigue en même temps les ­idéo­logies d’extrême droite. Racismes d’État, racisme institutionnel et racisme intentionnel s’articulent, font système, façonnent nos esprits comme nos corps, pénètrent par les pores, naturalisent, essentialisent et stigmatisent les non-Blancs tandis que des Blancs faiseurs de mythes se font jauges et juges. À leurs yeux, à la différence des États-Unis, il n’y a en France aucune « fracture raciale » présente et ancienne plongeant ses racines dans le passé esclavagiste et la ségrégation juridiquement établie. Juste des incidents, quelques tragédies 7, comme celles consécutives aux gestes inappropriés de certains policiers qui n’étaient pas mus par le racisme et/ou la xénophobie, tout au plus quelques brebis galeuses ayant échappé au doux berger de la République, parfois des émeutes mais ce ne sont là que des maux circonstanciels et surtout pas des révoltes, juste une succession de faits divers, en somme, sans rapport les uns avec les autres, ne révélant aucun problème structurel propre à la société, aux forces de l’ordre, à l’État français ni aux orientations mises en œuvre par ceux qui le dirigent. 6 7

Voir les différentes contributions du présent ouvrage. Dans la langue délicate et officielle des officiels, tragédie est l’équivalent châtié de bavure. Aussi graves soient l’une et l’autre, elles sont toutes deux ravalées au rang d’accident, cette rencontre fortuite et qui a mal tourné de plusieurs acteurs et de circonstances par définition passagères puisque limitées dans le temps.

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Que certains se soient laissés aller et se laissent encore aller à des comportements de type raciste, assurément, mais ceux-ci sont individuels et toujours minoritaires même lorsqu’ils sont encouragés par des forces politiques, des personnalités, des associations et des bonimenteurs médiatiques – Éric Zemmour qui, en dépit de deux condamnations pour incitation à la haine raciale en 2011 et 2019, continue d’avoir micros et caméras ouverts. Après avoir ainsi usé de la « vaccine », en reconnaissant, contraints et forcés par les mobilisations, quelques défaillances pour mieux préserver l’ordre existant d’une critique et d’une « subversion généralisée[s] », les nombreux gardiens du temple national-républicain et de ses institutions y ajoutent le recours à la « tautologie » : « La France, c’est la France. Les États-Unis sont les États-Unis. » La fonction de cette prothèse verbale, intellectuelle et politique, qui témoigne d’une indigence de la « pensée » et révèle la « peur » 8 de ne pouvoir répondre sérieusement aux critiques ? Rétablir dans l’urgence des diffé‑ rences essentielles entre ces deux pays, délégitimer par avance toute comparaison et défendre ainsi le mythe de l’exception française en opposant la France à son inverse supposé absolu : l’« Amérique », comme on disait autrefois. Cette « Amérique » de la loi de Lynch, de la ségrégation, des émeutes raciales, du communautarisme et du « racisme systémique 9 ». L’ensemble restaure une hiérarchie politique et symbolique qui permet à la France républicaine de demeurer sur son piédestal, innocente et immaculée grâce à l’ancienneté et à la puissance de « ses traditions » ; celles-là mêmes qui avaient longtemps fait défaut aux États-Unis. Sublime triomphe de Marianne et consensus remarquable. En novembre 2017, c’est lui, par exemple, qui a fait se lever la majorité des députés à l’Assemblée nationale pour ovationner le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer lorsqu’il condamne l’emploi des termes « non-mixité 8 9

Roland Barthes, « Le mythe aujourd’hui », Mythologies, Seuil, Paris, 1970, p. 238 et 240. « Cette tragédie, qui s’inscrit dans une longue série de tragédies similaires, soulève une question incontournable  : comment mettre fin au racisme systé‑ mique dans notre société ? » Ainsi s’exprimait George W.  Bush lui-même le 4  juin 2020, à la suite des mobilisations consécutives au meurtre de George Floyd par un policier blanc.

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raciale », « blanchité », « racisés » 10 utilisés lors d’un stage syndical organisé par SUD Éducation 93. C’est pourquoi aussi les mobilisations qui ont eu lieu dans de nombreuses villes françaises à l’appel du comité Vérité et Justice pour Adama et d’autres collectifs contre les violences policières sont immédiatement disqualifiées au motif qu’elles ne sont, soutient le philo-idéologue Alain Finkielkraut, que l’expression d’une « véritable frénésie mimétique » destinée à « exposer les tares » de « notre civilisation européenne » et à mettre en cause les institutions françaises et les forces de l’ordre 11. Dans Marianne, Régis de Castelnau estime qu’il s’agit d’un « spasme politique 12 » provoqué par l’importation, dans la patrie des droits de l’homme, de problèmes qui lui sont étrangers puisqu’ils sont typiquement étatsuniens. Enfin, le président de la délégation française du groupe Parti populaire européen (PPE) au Parlement de Strasbourg, François-Xavier Bellamy, n’y voit qu’une « crise d’adolescence collective 13 ». Manifestations sans fondement objectif donc, uniquement suscitées par des minorités agissantes soumises à la toutepuissance de leurs affects et désireuses d’exploiter l’indigna‑ tion provoquée par le meurtre de George Floyd. Au moment même où les personnes racisées s’affirment comme des sujets politiques individuels, collectifs et autonomes, capables de bouleverser comme jamais les agendas institutionnels, parti‑ sans, syndicaux et médiatiques, et de briser le mur du silence auquel elles se sont si longtemps heurtées, les défenseurs de l’ordre établi s’acharnent à les considérer comme des individus en partie privés de raison pour mieux ruiner leur légitimité et celle de leurs mobilisations. À l’époque coloniale, de très célèbres psychologues ethniques ont longtemps affirmé que les « indigènes » du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, de l’Ouest et équatoriale étaient de « grands enfants » mus par 10 Voir les contributions qui leur sont consacrées. 11 Eugénie Bastié, « Alain Finkielkraut  : “La honte d’être blanc a supplanté la mauvaise conscience bourgeoise” », entretien, LeFigaro.fr, 11 juin 2020. 12 Régis de Castelnau, « Affaire Traoré : la foi, le réel et le droit », Marianne.net, 15 juin 2020. 13 François-Xavier Bellamy, « Régler ses comptes avec la France, ce n’est pas vouloir la justice », tribune, LeFigaro.fr, 16 juin 2020.

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la primitivité de leurs instincts 14. Aujourd’hui, leurs lointains héritiers, supposés ou réels, sont toujours traités comme des mineurs irresponsables, socialement et politiquement dange‑ reux. Permanence de certaines représentations pérennisées par un vocabulaire destiné à disqualifier. Les pouvoirs publics et les différentes institutions de ­l’Hexagone se vivent comme absolument étrangers aux agisse‑ ments racistes, estimant avoir été construits par une République aveugle aux origines et couleurs de peau. C’est avec gravité que présidents, ministres et responsables politiques divers font mine de réprouver les actes et propos racistes lorsqu’ils y sont contraints par la force de quelques images filmées par des témoins insolents et bavards, puis diffusées par les réseaux sociaux, ou par les investigations acharnées de quelques journa‑ listes consciencieux. Mais à chaque fois, leurs émotion et condam‑ nation feintes confortent le statut exceptionnel de cette nation puisque le racisme est tenu pour avoir été et pour être encore relativement marginal, limité à la société civile et aux extrêmes droites. Depuis longtemps élaboré et partout répété, le syllo‑ gisme, au principe de cette mythologie nationale qui le soutient également, peut être énoncé de la sorte : « La France n’a pas été, n’est pas raciste et ne peut l’être » parce que « l’État – républi‑ cain – ne l’a jamais été ». Cela exclut ainsi tout racisme d’État et toute discrimination systémique. À preuve, l’histoire sociale, juridique et politique du siècle dernier comme l’actualité la plus récente, toutes réputées exemptes de ce type de discri‑ minations. Pourtant, certains se sont rapidement opposés à ce déni indispensable à la permanence du roman national. Parmi de nombreuses critiques possibles, citons celles de la philo‑ sophe Simone Weil adressées, en 1938, à la République et aux principales organisations politiques et syndicales du mouvement 14

Voir, entre autres, Antoine Porot, « Notes de psychiatrie musulmane », Annales médico-psychologiques, vol.  74, n°  9, 1918, p.  377‑384. Fondateur et directeur très influent de l’École algérienne de psychiatrie et de la théorie raciste du primitivisme des « indigènes musulmans », Porot (1876‑1965) est l’auteur de nombreuses publications. Et également John Colin Carothers, Psychologie normale et pathologique de l’Africain. Étude ethno-psychiatrique, Organisation mondiale de la santé, Genève, 1954. Carothers est alors une sommité et ses travaux sont parmi les plus cités.

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ouvrier qu’elle accuse d’être aveugles, elles aussi, aux conditions particulièrement dures faites aux travailleurs nord-africains 15. Tels sont également quelques-uns des éléments structu‑ rels qui, au-delà de la conjoncture des années  1980, aident à comprendre le surgissement d’un antiracisme compassionnel, paternaliste, fraternaliste, passablement dépolitisé et dépoliti‑ sant donc consensuel, et toujours plus mondain – SOS-Racisme, par exemple. Cette machine de guerre socialiste, centrée sur la dénonciation du racisme individuel pour préserver la mécanique raciste institutionnelle, et créée afin de contrer le succès de la Marche contre le racisme et pour l’égalité des droits (15 octobre-3 décembre 1983) 16, d’étouffer puis de marginaliser l’expression autonome d’un antiracisme politique initié et dirigé par les jeunes racisés des quartiers populaires. Plus tard, l’année 2005 a vu se lever, à quelques mois d’inter‑ valle, des protestations importantes contre la loi du 23  février relative au « rôle positif » de la « présence française » dans 15 De ces travailleurs, elle écrit  : « Privés de la plupart des droits dont jouissent leurs camarades français, toujours passibles d’un renvoi brutal dans leur pays d’origine, qu’ils ont quitté chassés par la faim, voués aux tâches les plus malpropres et les plus épuisantes, misérablement payés, traités avec mépris même par ceux de leurs compagnons de travail qui ont une peau d’autre couleur, il est difficile d’imaginer plus complète humiliation. » Extrait de « Ces membres palpitants de la patrie… », Vigilance, n°  63, 10  mars 1938, in Simone Weil, Œuvres complètes. Tome II : Écrits historiques et politiques. Vers la guerre (1937‑1940), Gallimard, Paris, 1989, p. 140. Relativement à cette situation et à celle des « indigènes » des colonies, elle ajoute : « Y a-t‑il beaucoup d’hommes, parmi les militants ou les simples membres de la SFIO et de la CGT, qui ne s’intéressent pas beaucoup plus au traitement d’un instituteur français, au salaire d’un ajusteur français, qu’à la misère atroce qui fait périr de mort lente les populations d’Afrique du Nord ? » Extrait de « Qui est coupable de menées antifrançaises ? » (projet d’article), avant mars 1938, in Simone Weil, Œuvres complètes, op. cit., p.  136. Rappelons que le Front populaire n’a pas changé la condition des « indigènes » de l’Empire privés des droits et libertés fondamen‑ taux et soumis, qui plus est, à des dispositions répressives d’exception, racistes et discriminatoires. « Sujets français » et pas citoyens avant 1936, « sujets français » ils sont demeurés jusqu’en 1945. Lire : Olivier Le Cour Grandmaison, « Front populaire et mythologie politique  : “l’oubli” des colonisés », blog Mediapart, 14 mars 2016. 16 Voir, entre autres, Philippe Juhem, « SOS-Racisme. Histoire d’une mobilisation “apolitique”. Contribution à une analyse des transformations des représenta‑ tions politiques après 1981 », thèse de doctorat de science politique, université Paris-X, 1998 ; et Saïd Bouamama, Dix Ans de marche des Beurs. Chronique d’un mouvement avorté, Desclée de Brouwer, Paris, 1994.

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les colonies, la révolte des banlieues suite à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, et l’application, pour la première fois en métropole, de la loi du 3 avril 1955, votée en pleine guerre d’Algérie pour y instaurer l’état d’urgence. C’est dans ce contexte qu’ont été créés le Mouvement des indigènes de la République (MIR), aujourd’hui Parti des indigènes de la République (PIR), la Brigade anti-négrophobie (BAN), le Conseil représentatif des associations noires de France (Cran) et La Voix des Rroms. Dans le but de contrer le surgissement très important de ces divers antiracismes politiques qui, pour certains d’entre eux, s’ins‑ crivent dans la continuité des luttes du Mouvement des travail‑ leurs arabes (MTA) fondé en 1972, de la marche de 1983, du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), contre la double peine et les violences policières, un véritable antiracisme officiel et institutionnel émerge quelques années plus tard avec la mise en place en 2012 de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah). Au fondement des actions de SOS-Racisme et de cette délégation, l’assertion implicite ou explicite suivante, présentée comme une observation de bon sens parfois lestée d’une « socio‑ logie » de comptoir propre à satisfaire les faibles exigences de beaucoup de journalistes et de commentateurs qui vont répétant cette doxa dont le succès s’explique par son simplisme  : les propos et les agissements racistes et antisémites seraient d’autant plus importants que les personnes seraient faiblement éduquées et diplômées. De là la réhabilitation d’un pesant catéchisme républicain, paternaliste, méprisant et moralisateur qui n’est pas sans rappeler les leçons d’instruction civique si prisées dans les écoles de la Troisième République. L’association SOS-Racisme, la Dilcrah et sa partenaire officielle la Ligue internationale contre le racisme et l’anti­ sémitisme (Licra) sont toutes parfaitement en adéquation avec la mythologie nationale républicaine qu’elles entretiennent puisque l’État, ses institutions et les politiques publiques mises en œuvre échappent partiellement, voire totalement à leurs critiques. Quant aux responsables politiques de droite comme de gauche, qui brandissent les « valeurs » de la République et de la laïcité comme un mantra, celles-ci ne les engagent à rien. Le « Printemps républicain » hier, la revue Front populaire aujourd’hui, fondée 16

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par Michel Onfray, le Parti socialiste, les différents gouverne‑ ments et présidents français s’arrogent ainsi le monopole de la parole et des initiatives antiracistes légitimes. Les autres, en particulier celles des personnes racisées des quartiers populaires qui participent de la construction d’un antiracisme politique et autonome, sont disqualifiées en raison du radicalisme, du communautarisme et du sécessionnisme qui leur sont imputés. Par un retournement classique de la rhétorique réactionnaire, les victimes de violences policières et de discriminations systé‑ miques, qui se mobilisent pour les dénoncer, demander justice et réparation, sont accusées de travailler à la destruction de la supposée « communauté n ­ ationale » et de la République « une et indivisible ». Comme souvent en pareil cas, cette doxa a débouché sur la mise en place d’une véritable police des antiracismes. Cette même police se fait aussi police de la pensée et de la recherche, en portant gravement atteinte aux libertés acadé‑ miques et syndicales, avec la caution scientifique de ceux qui s’en prennent à leurs « collègues » au motif qu’ils emploient certaines catégories : racisme d’État, racisation, intersectionna‑ lité, blanchité, privilège blanc et/ou islamophobie, notamment. Un important colloque sur cette peur de l’islam et des musul‑ mans, organisé par la chaire Égalité, inégalités et discriminations et prévu le 14  octobre 2017 à l’université Lyon-II, a ainsi été annulé par la présidente de l’établissement, Nathalie Dompnier, à la suite des interventions de la Licra, notamment. Décision saluée par cette association au motif qu’elle a permis d’« éviter de livrer l’université à une instrumentalisation évidente par l’extrémisme religieux ». Les sites d’extrême droite Fdesouche, Riposte laïque et Résistance républicaine se sont joints au chœur des opposants en se félicitant, pour ce dernier, d’un tel succès alors que l’on « constate l’implication de l’islamo-gauchisme au plus profond de l’État » et de l’enseignement supérieur 17. En 17

Le 20 novembre 2017, le sociologue Michel Wieviorka soutient la plainte pour « diffamation » déposée par le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer contre Sud Éducation  93 en raison de l’organisation d’un stage syndical au cours duquel il était prévu d’aborder les questions du racisme d’État en France. Dans son rapport « Lutte contre le racisme et l’antisémi‑ tisme : deux ans après » du 28 mai 2020, Frédéric Potier, qui préside la Dilcrah,

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juin  2020, alors que se multipliaient les manifestations contre les violences policières en France et aux États-Unis à l’initiative du comité Vérité et Justice pour Adama, Emmanuel Macron en personne a fustigé le « monde universitaire » coupable, selon lui, d’« ethniciser la question sociale » et d’œuvrer ainsi au « séces‑ sionnisme » en cassant la « République en deux ». Police de la pensée encore, accusation hyperbolique, écholalie grossière d’un argumentaire développé par l’extrême droite et désormais légitimé par le président de la République 18. Dangereuse involu‑ tion destinée à satisfaire l’électorat réactionnaire et conserva‑ teur que ce dernier courtise avec constance. En témoignent son ­entretien accordé à Valeurs actuelles le 30  octobre 2019, consacré à l’immigration et à l’« identité nationale », son soutien à Éric Zemmour et au barnum pseudo-historique du Puy du Fou dirigé par Philippe de Villiers où des figurants entretiennent une conception ethno-raciale et mythologique du passé en répétant cette antienne  : « Nous sommes tous des Gaulois ! » La récupération, par les élites au pouvoir, de cette rhétorique ultra-sécuritaire et raciste dans un contexte néolibéral violent ouvre la voie au Rassemblement national, ce qui leur permet de se poser à chaque élection comme seule alternative à ce dernier au nom de l’urgence à se rassembler derrière le « front républi‑ cain » 19. À ce « front » s’oppose le « nif 20 » de dignité, celui-là 21 même qui a manifesté le 10 novembre 2019 contre l’islamophobie et qui dénonce cette commission du Sénat qui prépare une loi contre le « séparatisme islamiste » dont l’objectif voilé est d’attiser encore un peu plus les peurs et les haines afin de mieux faire passer les politiques de destruction néolibérales.

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dénonce les « mouvements décoloniaux », les « départements de sociologie » et l’« extrême gauche » pour lesquels « le racisme de notre société proviendrait des schémas coloniaux ». Et ce fidèle serviteur de l’antiracisme officiel félicite Caroline Fourest pour ses prises de position sur le sujet. À la suite des attentats du 13  novembre 2015, Manuel Valls, alors Premier ministre, avait déjà condamné la sociologie au motif qu’elle serait à l’origine d’une « culture de l’excuse » (25 novembre 2015). Ugo Palheta, La Possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, La Découverte, Paris, 2018. Le « nif » signifie « nez » en arabe et renvoie à la fierté, à l’honneur et à la dignité. « Marche du 10  novembre à Paris  : nous dirons STOP à l’islamophobie ! », Mediapart, 3 novembre 2019.

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Introduction

Celles et ceux qui défendent le grand roman nationalrépublicain et l’antiracisme compassionnel et institutionnel contribuent tous, à des degrés divers, à néantiser le racisme élitaire 22 dominant et longtemps consensuel des responsables politiques, de l’administration, de la majorité du corps des universitaires et de très nombreux écrivains de la Troisième République devenue impériale. À néantiser encore le racisme d’État de celle-ci et celui des Républiques qui lui ont succédé, lesquelles, après 1945 et jusqu’en 1962, ont impitoyablement défendu l’« Union française » en commettant de nombreux massacres, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, y compris dans l’Hexagone 23. Néantisées aussi les conséquences présentes, en métropole, en Kanaky, aujourd’hui NouvelleCalédonie, et dans les Outre-mer, de cette histoire criminelle qui n’est toujours pas reconnue par les plus hautes autorités de l’État. Origines et permanences certaines de ces racismes de France. Une telle situation n’est pas contradictoire avec les mutations significatives qui ont affecté ces mécaniques racistes, désormais fondamentalement culturalistes et différentialistes. Néantisées, euphémisées et/ou tenues pour marginales, les discriminations systémiques qui, de l’institution scolaire à la vie professionnelle en passant par l’université, les hôpitaux et de nombreux services publics laissés en déshérence dans les quartiers abandonnés du pouvoir central, structurent profon‑ dément, et parfois dramatiquement, l’existence des héritières et héritiers de l’immigration coloniale et postcoloniale. De là aussi, la surmortalité provoquée par la covid-19 en Guyane, à Mayotte ou en Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de la France métropolitaine qui a connu une hausse de 128, 9 % 22 Voir Carole Reynaud Paligot, La République raciale 1860‑1930, PUF, Paris, 2006 ; et Olivier Le Cour Grandmaison, La République impériale. Politique et racisme d’État, Fayard, Paris, 2009 et De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique. Le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français, La Découverte/Zones, Paris, 2010. 23 Le bilan  : plus d’un million de morts, ce qui est supérieur au nombre de Français – militaires, résistants et civils – disparus au cours de la Seconde Guerre mondiale (600 000 environ). Voir notamment Yves Bénot, Massacres coloniaux. 1944‑1950 : La IVe République et la mise au pas des colonies, La Découverte, Paris, 2001 ; Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris. 17 octobre 1961, Seuil, Paris, 1991 et Mathieu Rigouste, L’Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, Paris, 2009.

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Racismes de France

entre le 1er  mars et le 27  avril 2020 par rapport à la même période l’année précédente, et où les immigrés représentent 30 % des résidents. Eux-mêmes et « leurs descendants » ont été ainsi particulièrement exposés à la pandémie 24. Néantisée enfin la permanence du racisme d’État dont sont victimes les étrangers et les demandeurs d’asile, celui de l’institution policière qui, avec l’aval des autorités politiques, pratique inlassablement les contrôles au faciès, cependant que nombre de ses fonctionnaires emploient un vocabulaire disqua‑ lifiant – tutoiement – et souvent raciste – « Bicot », « Fellaga », « Bamboula », etc. – forgé par la langue coloniale au cours de l’histoire impériale de la France. Violence symbolique de ces mots-crachats jetés à la figure de ceux qui ne sont pas consi‑ dérés comme des égaux. Condensés aussi de représentations qui favorisent les violences particulières infligées par les forces de l’ordre aux habitants racisés des quartiers populaires, et la mise en place d’un état d’exception quasi permanent 25 imposé aux plus jeunes d’entre eux parce qu’ils sont des « sauvageons » (Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, 12  janvier 1999) et des « racailles » à passer au « Kärcher » (Nicolas Sarkozy, même fonction, 19 juin 2005 à La Courneuve pour Kärcher et 25 octobre de la même année à Argenteuil pour « racailles »). Perçus comme formant les nouvelles classes pauvres et dange‑ reuses du xxie siècle en raison de leurs origines ethno-raciales supposées et de la religion –  l’islam  – qui leur est imputée, ces habitants sont pensés comme étant dans la nation, sans être de cette nation. De là, le fait qu’ils sont considérés non comme de véritables citoyens français mais comme des sujets français. À preuve, notamment, le projet de déchéance de natio‑ nalité française du 16 novembre 2015 défendu par le président François Hollande à la suite des attentats du 13 novembre 2015. Nouveaux « barbares » dressés contre la civilisation française et agents du « grand remplacement » ainsi que le répètent l’extrême droite, nombre de Républicains, les « nouveaux » 24 Marc-Olivier Bherer, « Solène Brun : “Les immigrés et leurs descendants sont en moins bonne position pour affronter le covid-19 », entretien, LeMonde.fr, 9 juin 2020. 25 Première partie du présent ouvrage.

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Introduction

réactionnaires et une foultitude de bateleurs cyniques soucieux de leur élection ou réélection. Tels sont les principaux éléments de la situation, passée et présente, qui fondent la nécessité de ce livre collectif : répondre dans l’urgence à l’urgence des temps qui nous sont imposés, et tenter de penser au mieux les phénomènes raciaux, sociaux et politiques précités, la racisation et les nombreux racismes qui prospèrent – négrophobie, islamophobie, antitsiganisme et racisme anti-Asiatiques, souvent oublié mais sinistrement réactivé lors de la pandémie de covid-19. Penser également la blanchité et le privilège blanc, réputés être le cheval de Troie du « racisme anti-Blancs », l’antisionisme rabattu, à dessein, sur l’antisémitisme bien réel pour mieux jeter l’opprobre sur celles et ceux qui critiquent la politique d’annexion de l’État d’Israël et manifestent leur solidarité avec le peuple palestinien 26. Penser, déconstruire et résister, autant que faire se peut, en mobilisant divers instru‑ ments –  sociologiques, conceptuels, culturels, décoloniaux, historiques et statistiques 27  – pour s’opposer à l’ordre raciste et patriarcal, néolibéral, impérialiste, aux violences policières, sociales, racistes, sexistes, à l’instrumentalisation liberticide de la laïcité, auxquelles ses partisans et partisanes ont recours afin de défendre ce système et leurs privilèges blancs, matériels, politiques et symboliques.

26 Deuxième partie. 27 Troisième partie.

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LE RACISME DANS TOUS SES ÉTATS Olivier Le Cour Grandmaison, Omar Slaouti in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 23 à 40 ISBN 9782348046247

I Quand le racisme structure nos vies

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Le racisme dans tous ses États Olivier Le Cour Grandmaison et Omar Slaouti

18  novembre 2017. Nassim Seddiki, membre du bureau fédéral parisien du Parti socialiste qui se présente également comme secrétaire général du Printemps républicain, dénonce l’organisation par Sud Éducation 93 d’un stage syndical intitulé « Au croisement des oppressions. Où en est-on de l’antiracisme à l’école ? ». L’objet de son indignation ? La référence faite au « racisme d’État dans la société » et « dans l’Éducation natio‑ nale ». Deux jours plus tard, à l’Assemblée nationale, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer annonce qu’il porte plainte contre ce syndicat pour « diffamation 1 ». Il est soutenu par une coalition singulière qui réunit Marine Le Pen, Riposte laïque, Valeurs actuelles, la Licra, le Printemps républicain et des socialistes. S’y ajoute le sociologue Michel Wieviorka qui apporte ainsi sa caution scientifique à ce combat. Un combat liberticide en ce qu’il menace la liberté d’expression de l’orga‑ nisation syndicale visée et, au-delà d’elle, celle des activistes qui emploient le syntagme de « racisme d’État » dans le but de dénoncer certaines pratiques de l’État à l’égard des personnes migrantes, celles employées par des policiers contre les minorités racisées des quartiers populaires ainsi que les discriminations systémiques dont les personnes non blanches sont victimes en France. Agir de la sorte, c’est également prendre le risque de porter atteinte aux libertés académiques des enseignants et 1

La plainte de Jean-Michel Blanquer a été classée sans suite par le tribunal de Bobigny le 7 février 2018 car il n’est pas possible, en droit français, d’attaquer une personne morale pour injure ou diffamation.

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enseignantes et des chercheurs et chercheuses qui mobilisent le concept de racisme d’État, travaillent sur son histoire et ses manifestations diverses en France comme à l’étranger. S’il est parfaitement légitime de critiquer ce concept, le recours à la justice pour trancher pareille controverse témoigne d’une involution inquiétante du débat politique et universitaire. Ce qui pourrait relever d’une mauvaise polémique aux consé‑ quences liberticides s’inscrit en réalité dans le temps long du déni des discriminations raciales et du racisme institutionnel en France. La négation de ce rapport social de domination qu’est le racisme prend appui sur la construction mythologique d’un roman national, dont l’épilogue serait la naissance d’une République immaculée fraternelle et égalitaire. Le racisme en France ne serait dès lors que résiduel et le fait d’individus isolés uniquement influencés par une matrice idéologique d’extrême droite. Ce déni repose sur une confusion grossière, présentée comme historiquement fondée, entre deux concepts, celui de « racisme d’État » et celui d’« État raciste ». À rebours de cet amalgame, il est indispensable de distinguer racisme institu‑ tionnel, racisme d’État et État raciste, de revenir sur la genèse de ces catégories et sur les réalités sociales et politiques qu’elles permettent de penser et de mettre au jour.

Racisme institutionnel et racisme d’État Forgé en 1967 par Stokely Carmichael, militant noiraméricain, et Charles  V. Hamilton, professeur de sciences politiques, le concept de racisme institutionnel repose sur un changement de perspective en s’opposant à une vision réduc‑ trice du racisme comme phénomène limité à des actes ou à des propos. Si ces derniers sont parfois le fait d’individus mus par des idéologies d’extrême droite, le racisme institutionnel relève, lui, de politiques de racisation qui ne sont pas néces‑ sairement les conséquences d’intentions racistes de la part des agents chargés de faire vivre les institutions étatiques. « Moins franc, infiniment plus subtil 2 », ce racisme produit des frontières 2

Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, Le Black Power. Pour une politique de libération aux États-Unis, Payot, Paris, 1968 (1967), p. 38.

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et des destins ethniques singuliers. La pandémie de covid-19 a, par exemple, tué trois fois plus de Noirs que de Blancs dans certains États américains, et la surmortalité est très importante dans le département de la Seine-Saint-Denis où vit une forte ­proportion de personnes racisées. De même, lorsque certaines catégories de la population, en raison des caractéristiques ethno-raciales, religieuses et/ou culturelles qui leur sont attri‑ buées, sont durablement soumises à des pratiques, voire à des dispositions qui, sans les viser de façon explicite, affectent leur vie personnelle, leurs parcours scolaire et universitaire, leurs relations avec les institutions publiques et les forces de l’ordre et leur capacité à bénéficier d’un procès juste, équitable et tenu dans des délais raisonnables. Le concept de racisme d’État, quant à lui, est employé dès 1976 par Michel Foucault dans un cours – « Il faut défendre la société » – dispensé au Collège de France : le « racisme d’État » s’est constitué « au moment où il a été question pour l’État d’apparaître, de fonctionner et de se donner pour ce qui assure l’intégrité et la pureté de la race, contre la race ou les races qui l’infiltrent » et « introduisent dans son corps des éléments nocifs et qu’il faut par conséquent chasser pour des raisons qui sont à la fois d’ordre politique et biologique ». Et pour illustrer cette analyse, Michel Foucault cite l’antisémitisme de la fin du xixe siècle lorsque les juifs « ont été décrits » comme une « race » dangereuse sur le plan biologique, entre autres 3. Poursuivant, Foucault précise que l’avènement du racisme d’État est antérieur à celui de l’État raciste, incarné par le régime nazi. Si Foucault fait référence à ce dernier, c’est pour ajouter aussitôt que les dirigeants du Troisième Reich ont exploité des thèmes déjà « mis en place à la fin du xixe siècle 4 » dans le but de renforcer, après la prise du pouvoir par Hitler, la légitimité des nouvelles institutions en les présentant comme garantes de la pureté et de la supériorité de la race aryenne engagée dans un combat titanesque pour sa vie et son expansion. Aussi, cette race doit-elle être défendue contre la corruption physique et morale 3 4

Michel Foucault, « Cours du 4 février 1976 », « Il faut défendre la société. » Cours au Collège de France. 1976, Gallimard/Seuil, Paris, 1997, p. 76. Michel Foucault, « Cours du 28  janvier 1976 », « Il faut défendre la société. », op. cit., p. 72.

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d’autres races inférieures – juive principalement, mais aussi slave et « nègre »  – qui incarnent une menace jugée existentielle qu’il convient de combattre par des dispositions d’exception d’abord, par la destruction des juifs d’Europe ensuite. Adoptée le 15  septembre 1935 à Nuremberg, la loi sur la « protection du sang et de l’honneur » est la traduction juridique de cette idéologie mortifère. Racisme d’État et État raciste sont bien deux concepts diffé‑ rents, qui permettent de penser des réalités spécifiques surgies à des époques distinctes, ce que Michel Foucault a clairement analysé.

Sur quelques États racistes Au-delà de l’État nazi, on trouve au nombre des États racistes, et sans prétendre ici à une exhaustivité impossible, trois exemples emblématiques qui permettent d’en mieux comprendre les origines, les singularités et les conséquences. Le premier de ces États, la République d’Afrique du Sud, est l’héritier d’une situation coloniale. À la fin des années 1950, ce pays est devenu le symbole d’un État raciste. Bien avant l’instau‑ ration de l’apartheid, en 1948, qui renforce l’arsenal discrimina‑ toire et répressif en l’étendant aux relations privées et sexuelles 5, les Noirs étaient déjà assujettis à des dispositions particulières destinées à entraver leurs possibilités d’établissement sur le terri‑ toire. Tel est le but du Native Land Act du 19  juin 1913, qui limite à 8 % la superficie des terres cultivables susceptibles d’être détenues par les natives, alors qu’ils représentent 67 % de la population. De plus, les Noirs ne peuvent acheter des terrains en dehors des réserves dans lesquelles ils sont tenus de résider, sauf s’ils travaillent pour des Blancs. Conséquence : plus d’un million de Noirs sont expulsés de leurs terres. À partir de 1923, les natives doivent être titulaires d’un « pass ou licence de déplacement » pour voyager à l’intérieur du pays sous peine de sanction. Telles sont les différentes mesures sur lesquelles l’apartheid s’est appuyé afin de renforcer la ségrégation maintenue jusqu’en 1991. 5

Une loi (1949) interdit les mariages entre Blancs et Noirs. Un an plus tard, une autre proscrit les relations sexuelles interraciales.

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Le deuxième exemple d’État raciste est issu d’un coup de force conduit par le maréchal Pétain qui, le 10 juillet 1940, se voit confier les pleins pouvoirs par une majorité des députés français –  85 % des voix. Il établit alors un régime dictatorial, raciste et antisémite : le régime de Vichy ; étape décisive dans la mise en œuvre de la « Révolution nationale ». Pour la première fois dans l’histoire de la France contemporaine, une législation antijuive est adoptée. Daté du 3 octobre 1940, ce premier statut des juifs interdit à la presque totalité des « israélites » l’accès à la fonction publique et révoque celles et ceux qui sont en poste. De même dans le secteur privé où ils ne peuvent plus exercer de fonctions de direction et de représentation. Le lendemain, une loi autorise l’internement des « étrangers de race juive » dans des « camps spéciaux ». Vingt mille d’entre eux l’ont été en zone dite « libre » 6. Quelques jours plus tard, le 7  octobre, le décret Crémieux (1870), qui avait permis la naturalisation de la majorité des « israélites » d’Algérie, est abrogé. Ils étaient citoyens, ils redeviennent des « indigènes » privés des droits politiques, des libertés fondamentales et pourchassés dans les administrations et de nombreux secteurs d’activité. Le 2  juin 1941, un nouveau statut, plus restrictif encore, est adopté. Le même jour, une autre loi impose le recensement de tous les « israélites ». Cette mesure a joué un rôle essentiel dans l’orga‑ nisation des rafles décidées par la suite, en particulier celle du Vél d’Hiv des 16 et 17  juillet 1942. Vichy ? Un État français raciste et antisémite, assurément, qui, de façon indépendante, a très vite appliqué puis constamment renforcé des dispositions antijuives cependant que ses dirigeants ont collaboré toujours plus étroitement avec les nazis. Le troisième exemple d’État raciste a longtemps prospéré au sein d’un régime souvent tenu pour un « modèle démocra‑ tique » : les États-Unis. Dans un chapitre majeur de La Démocratie en Amérique, Tocqueville traite de façon circonstanciée du sort réservé aux Indiens et aux Noirs, esclaves et affranchis. Les premiers sont expulsés de leurs terres, massacrés et contraints de fuir devant l’avancée des « Européens ». Fort de ses connais‑ sances, Tocqueville brosse le tableau de la situation à venir. Il est 6 Cité in André Kaspi, Les Juifs pendant l’Occupation, Seuil, Paris, 1997, p. 132.

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terrible : « Je ne puis m’empêcher de penser que le jour où les Européens se seront établis sur les bords de l’océan Pacifique ; [la race indienne] aura cessé d’exister. » Tel est l’envers de l’expansion de la démocratie américaine  : la destruction des peuples autochtones qui ne subsisteront que de façon résiduelle. Remarquable mais sinistre anticipation. Tocqueville précise par ailleurs qu’il s’agit bien d’une politique mise en œuvre par les autorités fédérales. Démocratie pour les Européens, tyrannie meurtrière et État raciste imposés aux Indiens tenus pour des barbares dangereux 7. Relativement aux Noirs, Tocqueville rappelle que les États du Sud ont recours à l’esclavage dans le but d’exploiter les terres des régions concernées. Quant aux « nègres » libres « des États » où la servitude est abolie, ils ne le sont qu’en apparence en raison des nombreuses discriminations dont ils continuent d’être victimes. Impossible pour eux de voter sauf à risquer leur vie, d’accéder à une justice équitable, car ils sont jugés par des Blancs, et de fréquenter les théâtres. Dans les hôpitaux, ils sont séparés du reste de la population. De même dans les Églises et les cimetières. Enfin, leurs enfants sont exclus des écoles que fréquentent les descendants des « Européens ». En résumé, écrit Tocqueville  : « nulle part, ni dans la vie ni dans la mort 8 », le « nègre » n’est l’égal du Blanc. Citoyens de seconde zone ? Pas même puisqu’ils sont de facto empêchés de participer aux élections. Telle est donc cette démocratie qui n’existe que pour les Blancs. Au lendemain de la guerre de Sécession (1861‑1865), l’esclavage est aboli le 6 décembre 1865. Mais les États du Sud adoptent bientôt les lois Jim Crow, constitutives d’un système de discriminations raciales que légitime le principe « séparés mais égaux », lequel devient « séparés et inégaux ». Établie à partir de 1876, la ségrégation s’applique à la vie sociale, à l’espace public et à la sphère privée, de nombreux États interdisant le mariage entre une « personne blanche » et une « personne noire », ou rétablissant des mesures antérieures en vigueur à l’époque de Sur les luttes des Indiens, voir Élise Marienstras, La Résistance indienne aux États-Unis, Gallimard, Paris, 2014 (1980). 8 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Flammarion, « GF », Paris, 1981, t. 1, chap. X, p. 438 et 457. 7

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l’esclavage. Le 18 mai 1896, la Cour suprême valide la ségréga‑ tion dans un arrêt de sinistre mémoire, l’arrêt Plessy v. Ferguson, qui légalise ainsi ce « système d’apartheid 9 ». Sur le plan politique, cet arrêt nous semble capital en ce qu’il peut être tenu pour celui qui fait des États-Unis, au niveau fédéral cette fois, un État raciste : la ségrégation, inscrite dans les législations des États du Sud, est désormais officiellement reconnue au plus haut niveau quand bien même elle n’est pas effective sur l’ensemble du territoire. Une telle situation infirme l’alternative passablement mythologique selon laquelle des institutions démocratiques seraient par essence incompatibles avec de nombreuses dispositions racistes. L’exemple étatsunien oblige à penser en même temps l’existence d’un régime démocra‑ tique pour les Blancs et celle d’un État raciste et tyrannique – Tocqueville dixit – qui prive les Noirs de l’exercice de droits et libertés fondamentaux, traitant, de jure et de facto, un « neuvième de sa population » comme des « êtres inférieurs » 10. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à la suite des mobilisations des Noirs américains pour les droits civiques, qui ont fait plusieurs dizaines de morts et des centaines de blessés dans leurs rangs, et donné lieu à des milliers de condamna‑ tions, la ségrégation est abrogée dans les écoles (1954) 11, puis en matière de droits civils (1964). Il faut attendre encore un an avant que les Noirs puissent s’inscrire sans problème sur les listes électorales, et 1967 pour que la législation de l’État de Virginie, proscrivant les mariages interraciaux, soit enfin censurée par la Cour suprême. Depuis l’adoption de la Constitution des ÉtatsUnis (1787), cent quatre-vingts ans ont donc été nécessaires pour que les différentes formes de l’État raciste soient mises à bas. Élisabeth Zoller, « États-Unis », in Joël Andriantsimbazovina, Hélène Gaudin, Jean-Pierre Marguénaud, Stéphane Rials et Frédéric Sudre (dir.), Dictionnaire des Droits de l’Homme, PUF, Paris, 2008, p.  397. Pour une étude comparative remarquable, voir George M.  Fredrickson, White Supremacy. A Comparative Study of America and South African History, Oxford University Press, Oxford, 1982. 10 James Baldwin, « Le rêve américain et le Noir américain » (7  mars 1965), Retour dans l’œil du cyclone, Christian Bourgois, Paris, 2015, p. 114. 11 En 1962, le premier étudiant noir, James Meredith, peut s’inscrire à l’université du Mississippi. À cause des menaces des Blancs, il doit suivre les cours sous protection militaire. 9

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Qu’en est-il de la situation française ? C’est elle que nous examinerons maintenant à la lumière de son histoire coloniale qui éclaire d’un jour particulier les beautés réputées immarces‑ cibles de la République 12.

Républiques coloniales 1913. Les républicains et leurs alliés sont fiers de leur bilan remarquable. Vingt-huit ans après la conférence de Berlin, achevée en février  1885, au cours de laquelle les puissances européennes se sont accordées sur le partage du continent africain, ils ont réussi à faire du pays la deuxième puissance impériale du monde, juste derrière la Grande-Bretagne. Extraordinaire expansion souhaitée et saluée par la majorité des élites politiques, administratives, scientifiques et académiques. Conquérir est une chose. Administrer les autochtones des nouveaux territoires en est une autre. De là quelques interroga‑ tions. Faut-il étendre les lois de la République aux « indigènes » ? Peuvent-ils jouir des mêmes prérogatives que les citoyens ? À ces questions, il est rapidement répondu par la négative. Aux peuples « arriérés » ou « mal civilisés » d’Afrique, d’Asie ou d’Océanie, il est nécessaire d’imposer d’autres institutions et une justice qui, débarrassée des subtilités de la « séparation » des pouvoirs, pourra sanctionner promptement les « indigènes » en leur rappelant que les « Européens sont […] les maîtres » 13. Ainsi s’exprime, en 1901, le juriste Arthur Girault. Relativement au type de « gouvernement » adéquat aux colonies, il précise : c’est celui du « bon tyran », qui permet de confier l’autorité « suprême » à un homme disposant de prérogatives exorbitantes mais nécessaires pour « briser toutes les résistances qui viendraient à se produire » 14. Lumineux. 12 Pour l’étude de la situation présente, voir les différentes contributions réunies dans cet ouvrage. 13 Arthur Girault, « Condition des indigènes au point de vue de la législation civile et criminelle et de la distribution de la justice », in Congrès international de sociologie coloniale, Rousseau, Paris, 1901, p. 71 et 253. Professeur à la faculté de droit de Poitiers, membre du Conseil supérieur des colonies et de l’Académie des sciences coloniales, Girault (1865‑1931) est l’un des meilleurs spécialistes du droit colonial, célèbre et influent en France comme à l’étranger. 14 Arthur Girault, Des rapports politiques entre métropole et colonies, Institut colonial international, Bruxelles, 1903, p. 36.

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Au moment où ces thèses sont exposées, la majorité des responsables politiques y souscrivent depuis longtemps déjà. À preuve, les « indigènes » ne sont pas citoyens mais « sujets français », privés des droits et libertés fondamentaux, individuels et collectifs. De plus, ils sont soumis à des dispositions répressives et discriminatoires qui ne s’appliquent qu’à eux : l’internement administratif et la responsabilité collective, laquelle permet de sanctionner de façon indistincte les membres d’une tribu ou d’un village au motif qu’un délit a été commis à proximité et que son ou ses auteurs n’ont pu être identifiés. S’y ajoutent les codes de l’indigénat 15 qui réunissent les infractions et les sanctions propres aux seuls autochtones. Au fondement de ces mesures, un principe établi sur la hiérarchie des races  : la loi ne peut être la même pour tous. À l’unité succède la diversité des conditions –  citoyen français versus sujet français  –, à la liberté, l’assujettissement, à l’égalité de très nombreuses discri‑ minations inscrites dans le droit colonial, ce droit raciste qui a pour fonction de soumettre les autochtones à l’ordre imposé par la France. En dépit de réformes diverses, telle est la situation des « indigènes » tout au long de la Troisième République, y compris à l’époque du Front populaire. « Sujets » avant 1936, ils le sont restés jusqu’en 1945. Nous sommes donc bien en présence d’un état d’exception permanent et d’un racisme d’État, tous deux établis puis défendus par les dirigeants d’une République raciale 16, socialistes compris, qui ont puisé dans le racisme scientifique de la fin du xixe  siècle et des débuts du xxe les éléments anthropologiques, ethnologiques, sociologiques 15

Ces codes sont entrés en vigueur en Algérie (1875), Cochinchine (1881‑1903), Sénégal (1887), Madagascar (1899), Afrique occidentale française (1904), Afrique équatoriale française (1910) et Togo (1923). Pour une étude précise, voir Olivier Le Cour Grandmaison, De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’empire français, La Découverte/Zones, Paris, 2010. 16 Voir Caroline Reynaud Paligot, La République raciale (1860‑1930), PUF, Paris, 2006 et Olivier Le Cour Grandmaison, La République impériale. Politique et racisme d’État, Fayard, Paris, 2009. En 1925, Léon Blum déclare : « Nous avons trop l’amour de notre pays pour désavouer l’expansion de la pensée [et] de la civilisation française[s] » puis ajoute : « Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture », Le Populaire, 17 juillet 1925, p. 2 (nous soulignons).

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et psychologiques leur permettant de légitimer l’ordre impérial et la condition des « indigènes ». En droit, la Quatrième République, instituée le 27 octobre 1946, a mis fin à cette situation. Dans les faits, il en va autre‑ ment. En 1956, l’enquête de la sociologue Andrée Michel révèle la permanence et l’ampleur des discriminations qui affectent la vie privée, sociale et professionnelle des travailleurs algériens présents en métropole 17. S’y ajoutent les violences extrêmes des pratiques policières avant même le début de la guerre d’Algérie. En attestent les six Français musulmans d’Algérie tués par balles lors de la manifestation du 14 juillet 1953 au cours de laquelle défilaient des membres du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD). À preuve, aussi, le recours quasi systématique à la torture, les exécutions sommaires et les disparitions forcées des militants du FLN, ou supposés tels, à Paris et dans la région parisienne à la suite du conflit qui a débuté en Algérie le 1er  novembre 1954. En témoignent, enfin, le massacre de centaines d’Algériens rassemblés pacifiquement le 17  octobre 1961 pour protester contre le couvre-feu raciste qui leur était imposé par le préfet de police de Paris Maurice Papon 18. Racisme d’État, encore et toujours.

Le racisme en démocratie Si tout État raciste, fondé sur une conception hiérarchisée du genre humain, conduit à l’avènement d’un racisme d’État, reposant sur de nombreuses discriminations juridiquement établies qui privent, complètement ou partiellement, une ou plusieurs minorités racisées des droits et libertés fondamentaux, l’inverse n’est pas vrai. En d’autres termes, le racisme étatique est tout à fait compatible avec un régime démocratique. Par 17 Andrée Michel, Les Travailleurs algériens en France, Éditions du CNRS, Paris, 1956. Dans la préface (p.  3), le conseiller d’État, Pierre Laroque écrit  : « La discrimination entre travailleurs européens et travailleurs algériens est partout, dans les conditions d’emploi, dans l’embauche, […] dans les conditions d’exis‑ tence » et dans l’« habitat ». 18 Voir Paulette Péju, Ratonnades à Paris précédé de Les Harkis à Paris (1961), La Découverte, Paris, 2000 ; Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris. 17 octobre 1961, Seuil, Paris, 1991 ; et Emmanuel Blanchard, La Police parisienne et les Algériens (1944‑1962), Nouveau Monde éditions, Paris, 2011.

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racisme étatique, il faut entendre le racisme de l’État propre à la création même de certains États-nations ; le racisme dans l’État relève lui du fonctionnement des institutions ; et le racisme par l’État renvoie à l’ensemble des lois, décrets et circulaires ouvertement discriminatoires ainsi qu’aux propos racistes qui les légitiment, portés par les gouvernants. Des Républiques racistes car coloniales, les ordres sociaux contemporains portent l’empreinte et pas seulement dans les structures mentales et imaginaires. Tous les rapports sociaux prolongent, renouvellent mais occultent des rapports de domina‑ tion raciale dont les origines se trouvent dans l’esclavage et les colonisations. Loin d’une approche essentialiste, on peut dire que tout État anciennement esclavagiste et colonial s’est construit, entre autres, à partir de la matrice raciale. Impossible de penser les situations socioéconomiques, les institutions administratives et politiques y compris démocratiques d’aujourd’hui en faisant abstraction des exploitations capitalistes et racialistes d’hier. Selon Abdelmalek Sayad, l’État se pense lui-même en pensant l’immigration, car il est dans sa nature de distinguer les « naturels », les nationaux, des non-nationaux. L’immigration renvoie à une frontière saillante des États-nations, fondés sur une organisation politique et juridique – l’État – et une société établie sur des bases identitaires. Société pensée homogène sur tous les plans, notamment culturel et religieux. Les discours de la race et de la nation sont liés, entre autres, à la quête d’une essence commune aux nationaux, laquelle se traduit par une opposition symétrique à la construction d’une « ethnicité fictive 19 » des non-nationaux. Ainsi, l’invention et le sens du mot « nègre » en Occident sont analysés avec force par Frantz Fanon dans Peau noire, Masques blancs : « Le nègre est une bête, le nègre est mauvais, le nègre est méchant, le nègre est laid 20. » Achille Mbembé estime pour sa part que la critique de la modernité demeure inachevée tant que nous n’aurons pas compris que son avènement coïncide avec l’apparition du principe de race et la lente transformation de 19 Etienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës, La Découverte, 2018, p. 160. 20 Frantz Fanon, Peau noire, Masques blancs, Seuil, Paris, 1952.

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ce principe en matrice privilégiée des techniques de domina‑ tion, hier comme aujourd’hui 21.

Pour Aníbal Quijano, également, ce système-monde moderne capitaliste 22 repose sur un mythe fondateur : L’idée d’un état originaire de nature dans l’histoire de l’espèce et d’une échelle de développement historique qui va du « primitif » (le plus proche de la « nature », qui inclut bien sûr les « Noirs » avant tout et ensuite les « Indiens »), jusqu’au plus « civilisé » (l’Europe, bien entendu), en passant par l’« Orient » (Inde, Chine) 23.

Si l’on historicise ces États-nations en convoquant les condi‑ tions sociales, notamment raciales, coloniales et esclavagistes, de leur formation, la discrimination qui lui est consubstantielle est de fait raciste. C’est manifestement le cas de l’État français, qui a construit un « peuple homogène » dans le temps, découpant des frontières intérieures entre groupes d’individus sur une base raciale, dans un espace limité par des frontières extérieures. Une identité nationale fictive qui s’est forgée en opposition à d’autres « identités ethniques », celles des minorisés racisées. On ne s’étonnera pas qu’en France, la carte d’identité des étrangers soit apparue avant celle des nationaux 24. Les faiseurs de la nation française travaillent à partir de la matière première : les corps. Ils en excluent certains et fabriquent une « matrice », celle de la mère patrie 25, d’où émergent d’autres corps constitutifs eux du peuple de France. Ce faisant « le gouvernement colonial a introduit la race au cœur de la Nation française à un moment historique clé où nationalité et citoyenneté s’élaboraient 26 ». Si l’on sait que le « concept » de race n’a aucun fondement scientifique, ce dernier a évolué et s’est reconstruit autour d’une 21 Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, La Découverte, Paris, 2013. 22 Terme emprunté à Immanuel Wallerstein, The Modern World System, 3 vol., Academic Press, New York, 1974‑1989. 23 Aníbal Quijano, « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, vol. 51, n° 3, 2007, p. 111‑118. 24 Karine Parrot, Carte blanche contre l’État. L’État contre les étrangers, La Fabrique, Paris, 2019, p. 22. 25 Elsa Dorlin, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, La Découverte, Paris, 2006, p. 209. 26 Ibid., p. 274.

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nouvelle catégorie : la « culture ». La nation, désormais, regrou‑ perait les Français autour d’une culture commune ; mais, tout comme la race, elle aussi est essentialisée, figée dans le temps, circonscrite à une partie de la population, hiérarchisante et située au-dessus de toutes celles du Sud global.

Du racisme de l’État au racisme dans l’État : le racisme institutionnel Puisque l’un des fondements des États-nations est racialiste, ses mécanismes internes d’organisation et de fonctionnement s’en trouvent profondément affectés. De ce « racisme d’État » découle le « racisme dans l’État », celui de ses institutions et l’instauration, de facto, de « frontières ethniques » 27. Dans les années  1960, aux États-Unis, les luttes pour les droits civiques ont débouché sur l’abolition des disposi‑ tions racistes. Pourtant, la domination raciale perdure. Afin de rendre compte de cette situation, Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton ont élaboré le concept de « racisme insti‑ tutionnel » dans leur livre Black Power, paru en 1967 et traduit en français un an plus tard 28. Les mécanismes de ce racisme institutionnel poursuivent la racisation à l’œuvre dans la genèse de l’État-nation par la production institutionnelle de catégories racisées et hiérarchisées. La professeure de science politique Valérie Sala Pala note ainsi que les discriminations ethniques dans le logement social en France sont le produit des logiques institutionnelles, et non celui de la pénétration de valeurs et croyances racistes diffuses dans le reste de la société 29. Pour des motifs de rentabilité et malgré la pénurie de logements engendrée par les politiques publiques, les agents des offices HLM attribuent les logements sociaux en cherchant à minimiser les « risques financiers, politiques, sociologiques », élaborant de facto des critères hiérarchisés de sélection 30. Parmi ces derniers, 27 Valérie Sala Pala, « Le racisme institutionnel dans la politique du logement social », Sciences de la société, n° 65, 2005, p. 87‑102. 28 Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, Le Black Power, op. cit. 29 Valérie Sala Pala, « Le racisme institutionnel dans la politique du logement social », art. cit. 30 Ibid.

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on trouve l’origine raciale, qui trace ainsi des frontières et détermine des destins ethniques. Ces mécanismes en œuvre renvoient tous aux « normes, croyances, images, bref à tous les raccourcis mentaux et pratiques qui s’institutionnalisent en une sorte de culture d’institution 31 », et peuvent varier d’une institu‑ tion à une autre en fonction du pouvoir discrétionnaire et des représentations mentales des agents. Ces discriminations insti‑ tutionnelles débouchent sur des inégalités systémiques. Aucun espace n’y échappe  : travail, administrations, culture, médias, logement, sports, loisirs, justice, police et même là où l’éthique affichée devrait faire rempart, l’éducation ou la santé 32. Les corps minorisés doivent être disciplinés afin de ne pas brouiller le « corps et l’esprit de la Nation ». Si, en France, la Constitution et les dispositions législatives sont supposées méconnaître les différences entre les citoyens, l’État et ses institutions produisent des catégories distinctes. Ce racisme institutionnel a été reconnu en Grande-Bretagne dès 1999 grâce au rapport élaboré par William Macpherson, ce juge qui a enquêté sur le traitement judiciaire de l’assas‑ sinat de Stephen Lawrence, un jeune homme noir de dix-huit ans, par un groupe de jeunes blancs racistes. Par la suite, des lois ont imposé l’obligation de promouvoir l’« égalité raciale » dans tous les services publics de l’État  33. Dans ce cas d’espèce et de manière générale, ce sont toujours des résistances sociales articulées aux expériences intimes du racisme qui obligent les pouvoirs publics à s’engager contre la domination raciale. Vues par ceux et celles qui les vivent, ces discriminations systémiques sont au carrefour de trois types de racisme  : le racisme de l’État ; le racisme non intentionnel dans l’État via ses institutions ; le racisme idéologique pleinement assumé par des individus et des représentants de l’État. S’il n’y a pas superposition mais interaction entre ces différents plans, comme 31 Valérie Sala Pala, Discriminations ethniques. Les politiques du logement social en France et au Royaume-Uni, RES publica, Rennes, 2013. 32 Voir les différentes contributions de ce livre. 33 Audrey Osler et Hugh Starkey, « Le racisme institutionnel. De l’invention politique à la recherche d’outils », Migrations Société, vol.  5, n°  131, 2010, p. 133‑152.

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le souligne Saïd Bouamama 34, il n’en reste pas moins que le racisme étatique, comme rapport social de domination structuré dans l’État et ses appareils, surdétermine le racisme interindivi‑ duel car il est aussi structurant.

Racisme par l’État : du racisme élitaire au racisme populaire Dans les situations de crise économique, financière, sociale, institutionnelle, écologique, les gouvernements utilisent tous les moyens à leur disposition pour que ces dernières ne débouchent pas sur des crises politiques significatives aux conséquences imprévisibles. Il est alors impératif aux yeux de ceux qui exercent des pouvoirs politiques, économiques et médiatiques de produire du ciment social, de réactiver les identités imagi‑ naires reposant désormais en partie sur un racisme culturaliste et différentialiste. De là, le retour exacerbé d’un racisme et d’une islamophobie élitaires assumés par de nombreux respon‑ sables politiques, éditorialistes, philosophes et universitaires, et légitimés par le pouvoir qui convoquent tout le spectre racia‑ liste, des monstruosités scientistes à l’origine des États-nations et de la souche pure et blanche de l’identité française au « choc des civilisations ». Se déverse alors sur le peuple non le ruissellement des richesses, mais celui du racisme et de l’isla‑ mophobie par l’État. Ici, l’intentionnalité de la discrimination est assumée, revendiquée et légitimée parfois même au nom de la République. De cela témoignent, entre autres, le discours de Nicolas Sarkozy sur l’« homme africain » qui ne serait « pas assez entré dans l’Histoire », prononcé à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar le 26 juillet 2007, le projet de déchéance de la nationa‑ lité pour les Français coupables d’actes terroristes défendu par François Hollande et la majorité socialiste qui le soutenait alors à l’Assemblée nationale, les propos racistes de Manuel Valls sur les Rroms supposés inintégrables, donc dangereux pour l’ordre public et l’unité nationale, les péroraisons d’Emmanuel Macron 34 Saïd Bouamama, Les Discriminations racistes. Une arme de division massive, L’Harmattan, Paris, 2010, p. 36.

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sur la fécondité irresponsable des Africaines et les « kwassakwassa » qui « amènent du Comorien », la chasse aux femmes musulmanes qui portent un foulard, les contrôles policiers inces‑ sants imposés aux jeunes des quartiers populaires réduits à leur faciès stigmatisé, les constructions de l’ennemi intérieur dans des territoires dits « perdus de la République », les politiques assassines de migrants et migrantes en mer et sur terre. Les propos, les circulaires, les lois discriminant racialement, infério‑ risant, stigmatisant, essentialisant, homogénéisant les Arabes, les Noirs, les Rroms, les musulmans se multiplient. Porté par ceux et celles qui incarnent l’État, ce racisme légitime et amplifie à la fois les mécaniques racistes des institutions et les discours et actes racistes des individus. Hier, il a justifié conquêtes et guerres coloniales, aujourd’hui, il favorise l’impérialisme et de nombreuses interventions militaires à travers le monde. S’il est essentiel de distinguer l’État français raciste des périodes esclavagiste, coloniale et vichyste, avec leurs diverses dispositions juridiques reposant sur une conception hiérar‑ chisée du genre humain, de l’État français d’aujourd’hui, il est ­incontestable que le racisme étatique et les trois déclinaisons étudiées ici, qui se nourrissent les unes des autres, demeurent. Pour aller plus loin Saïd Bouamama, La France. Autopsie d’un mythe national, Philosopher Larousse, Paris, 2008. Sadri Khiari, La Contre-Révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy, La Fabrique, Paris, 2009. Olivier Le Cour Grandmaison, La République impériale. Politique et racisme d’État, Fayard, Paris, 2009. Caroline Reynaud Paligot, La République raciale 1860‑1930, PUF, Paris, 2006.

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POLICE, JUSTICE, ÉTAT : DISCRIMINATIONS RACIALES Omar Slaouti, Fabien Jobard in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 41 à 58 ISBN 9782348046247

Police, justice, État : discriminations raciales Omar Slaouti et Fabien Jobard

Dans une décision de 2019, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, a estimé que des pratiques policières se traduisaient par un « profilage racial et social » lors des contrôles d’identité 1. À Paris, des ordres et consignes discriminatoires enjoignant de procéder à des contrôles d’identité de « bandes de Noirs et de Nord-Africains » et des évictions systématiques de « SDF et de Roms » ont été diffusés.

Présentant ses observations au tribunal correctionnel dans le cadre de cette affaire, il a affirmé que les « contrôles d’identité discriminatoires en France […] démontrent une discrimina‑ tion systémique ». Le terme « discrimination systémique » est un lexique neuf sous la plume d’autorités françaises. Quelques années plus tôt déjà, la Cour de cassation (C. cass. 9 nov. 2016) avait établi que les quelques millions de contrôles d’identité opérés par la police et la gendarmerie chaque année relevaient de discriminations, s’appuyant notamment sur des enquêtes scientifiques qui démontrent la surreprésentation des jeunes hommes racisés dans les populations contrôlées. Au sommet des institutions judiciaires de l’État, l’idée selon laquelle l’action de la police repose sur une inégalité structurelle de traitement selon la couleur de peau des personnes abordées fait donc son chemin –  lent et incertain chemin, certes, au regard de l’ampleur des 1

Décision  2019‑090 du 2  avril 2019 sur des consignes et mentions discrimina‑ toires émanant d’un commissariat de police parisien relatives à des évictions systématiques de Rroms et de SDF.

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discriminations documentées en France par rapport aux autres pays ouest-européens. Dans cet article, nous montrerons comment l’action des policiers et des gendarmes s’inscrit dans un racisme institu‑ tionnel, c’est-à-dire une série de décisions et de dispositions qui, par leurs conditions de mise en œuvre et leur cumul, produit un traitement différencié et inégal selon les origines réelles ou supposées des personnes concernées.

La police et ses pratiques Déjà au tournant des années  1970‑1980, René Lévy avait mis en évidence au sein de la police parisienne en civil (par des observations sur le terrain doublées d’analyses statis‑ tiques) que la décision d’interpeller, puis celle de porter l’affaire au Parquet étaient toutes choses égales par ailleurs déterminées par la description physique des délinquants « de type africain » ou « de type nord-africain » (catégorisations policières) 2. Trois décennies plus tard, des observations de centaines de contrôles d’identité réalisés à Paris ont permis de constater que la population contrôlée n’est pas du tout la population présente sur les lieux du contrôle  : Noirs et Arabes sont surcontrôlés, tant dans les lieux où ils sont très minoritaires (comme le quai du Thalys dans la gare du Nord) que dans les lieux où ils sont en grand nombre (comme à Châtelet au centre de la capitale) 3. En 2016, le Défenseur des droits montrait à son tour, via une enquête par sondage, que les jeunes hommes noirs ou arabes déclarent cinq fois plus de risques d’être contrôlés que les autres. L’objectivation de ces pratiques discriminatoires met au jour ce que les premières victimes des contrôles abusifs dénoncent depuis des années sans que jamais l’État n’en ait pris la mesure. C’est d’ailleurs le collectif d’associations Stop contrôle au faciès qui, le 24  juin 2015, a fait condamner pour la première fois 2 3

René Lévy, Du suspect au coupable. Le travail de la police judiciaire, Médecine & Hygiène/Méridiens-Klincksieck, Genève/Paris, 1987. Fabien Jobard, René Lévy, John Lamberth et Sophie Névanen, « Mesurer les discriminations selon l’apparence : une observation standardisée des contrôles d’identité à Paris », Population, vol. 3, n° 37, 2012, p. 423‑452.

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l’État par la cour d’appel de Paris pour « fautes lourdes » à la suite de contrôles discriminatoires – arrêt que la décision déjà mentionnée de la Cour de cassation a confirmé. Ajoutons à cela que, dans l’enquête du Défenseur des droits, les modalités de ces contrôles témoignent de pratiques différen‑ ciées  : tutoiements (40 % des jeunes hommes noirs ou arabes rapportent cela contre 16 % de l’ensemble des personnes enquê‑ tées), insultes (21 % contre 7 %) ou brutalités (20 % contre 8 %). L’historien de l’immigration, Emmanuel Blanchard, estime que la fonction de ces contrôles est « bien plus politique que strictement policière », car exiger de quelqu’un qu’il s’exécute à la suite d’une injonction discrétionnaire et imposer qu’il justifie de son identité est une manière de nier l’évidence et la légitimité de sa présence et de sa condition 4.

Or ces cérémonies de dégradation touchent ceux-là mêmes qui subissent de manière systémique les discriminations racistes dans les autres secteurs de la société. Les contrôles d’identité ne sont pas l’essentiel du travail policier, mais ils occupent en France une place bien plus prépondérante que dans la plupart des autres pays d’Europe, ce qui contribue à leur importance dans le débat public 5. Selon Emmanuel Blanchard, si « l’immense majorité des contrôles d’identité ne débouchent sur aucune autre suite policière que les éventuels incidents créés par les contrôles eux-mêmes (refus d’obtempérer, outrages et violences à agent, etc.) », et si « les comparaisons disponibles montrent que le taux de détec‑ tion des infractions n’est pas augmenté par une plus grande 4

5

Emmanuel Blanchard, « Contrôles au faciès  : une cérémonie de dégrada‑ tion », Plein Droit, vol. 4, n° 103, 2014, p. 11‑15. Il rejoint en cela les recherches menées récemment par Sebastian Roché et Dietrich Oberwittler qui montrent la fréquence beaucoup plus élevée des contrôles d’identité en France par rapport aux autres pays européens (voir Sebastian Roché, De la police en démocratie, Grasset, Paris, 2016, p. 215‑237). Voir Fundamental Rights Agency, EU-MIDIS, 2010, Main Results Report, Publications Office of the EU, Luxembourg, et pour une comparaison auprès des lycéens en France et en Allemagne, Jacques de Maillard, Daniela Hunold, Sébastian Roché, Dietrich Oberwittler et Mathieu Zagrodzki, « Les logiques profes‑ sionnelles et politiques du contrôle », Revue française de science politique, vol. 2, n° 66, 2018, p. 271‑293.

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fréquence des contrôles d’identité » 6, le recensement établi par Ludo Simbille et Yvan du Roy 7 montre en revanche que ces contrôles sont à l’origine de près du quart des 578  décès constatés lors d’interventions policières ces quarante dernières années – décès qui pour 40 % d’entre eux touchent un habitant des quartiers populaires de l’Île-de-France et dont beaucoup portent un nom à consonance africaine ou maghrébine 8. Aucun doute n’est possible, ces morts frappent d’abord et avant tout les jeunes hommes des classes populaires issus de l’immigra‑ tion. Ces réalités sont dénoncées depuis longtemps par un ensemble de collectifs constitués pour lutter contre les violences policières, que ce soit le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), le collectif Urgence notre police assassine, l’Observatoire national des violences policières, le collectif Vies volées ou l’Observatoire des libertés publiques et de nombreux autres collectifs dont le comité Vérité et Justice pour Adama. Il n’est ainsi pas surprenant qu’au cours des vingt-cinq dernières années, les événements déclencheurs des plus graves révoltes soient liés au décès de jeunes hommes des quartiers populaires lors de contrôle ou d’interpellation par la police : Aïssa Ichich, dix-huit ans (Mantes-la-Jolie, 1991), Youssef Khaïf, vingt-trois ans (Mantes-la-Jolie, 1991), Makomé M’Bowolé, dix-sept ans (Paris, 1993), Abdelkader Bouziane, seize ans (Dammarie-lès-Lys, 1997), Habib Ould Mohammed, dix-sept ans (Toulouse, 1998), Riad Hamlaoui, vingt-cinq ans (Lille, 2000), Mourad Belmokhtar, dix-sept ans (Nîmes, 2003), Zyed Benna et Bouna Traoré, dix-sept et quinze ans (Clichy-sous-Bois, 2005), Babacar Gueye, vingt-sept ans (Rennes, 2015), Adama Traoré, vingt-quatre ans (Beaumont-sur-Oise, 2016), Aboubacar Fofana, vingt-deux ans (Nantes, 2018), Sabri Chouhbi, dix-huit ans (Argenteuil, 2020).

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Emmanuel Blanchard, « Contrôles au faciès : une cérémonie de dégradation », art. cit. Ludovic Simbille, « Quand les forces de l’ordre tuent : 40 ans de décès sans bavures ? », BastaMag.net, 14 juin 2018. Voir récemment le travail du collectif Cases Rebelles, 100 portraits contre l’État policier, Syllepse, Paris, 2017.

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La police et ses agents S’il est question de racisme, celui-ci est-il imputable à l’institution ou est-il le fait de ses agents ? S’il y a pratiques discriminatoires, ne serait-ce pas en raison des orientations des policiers qui travaillent sur le terrain, par exemple leur plus grande appétence électorale pour le Front national 9 ? Dès les années  1980, la recherche montrait que le futur policier n’est pas raciste, mais qu’il a tous les risques de le devenir en raison d’une culture professionnelle où la défiance et l’hostilité à l’égard des jeunes hommes de cité, et plus parti‑ culièrement des jeunes héritiers des immigrations coloniales, occupent une place majeure 10. Un racisme banalisé s’inscrit dans cette culture professionnelle, comme on l’a vu lorsqu’un policier pourvu d’un mandat syndical et rompu à la communi‑ cation avec les médias soutenait à la télévision que « Bamboula » est « convenable » pour désigner un jeune Noir 11 ; ce en plein débat autour de Théo Luhaka, un jeune homme noir d’Aulnaysous-Bois victime d’une lésion anale de dix centimètres liée à l’introduction d’une matraque téléscopique par un policier d’une brigade spécialisée de terrain (BST), spécialement créée pour les banlieues françaises. René Lévy et Renée Zauberman écrivent : Tous les chercheurs qui ont observé de près les pratiques policières, en France comme à l’étranger concluent à la réalité d’un discours raciste généralisé qui constitue pour les policiers une véritable norme à laquelle il est difficile, lorsqu’on est policier de base, d’échapper et plus encore de s’opposer. On n’entre pas dans la police parce qu’on est raciste, on le devient à travers le processus de socialisation professionnelle 12. Luc Rouban, « Les fonctionnaires et le Front national », L’Enquête électorale française. Comprendre 2017, note 3, vague 1, décembre 2015. 10 Michel Wieviorka, La France raciste, Seuil, Paris, 1992. 11 Déclaration à l’émission C dans l’air, 9 février 2017. 12 Renée Zauberman et René Lévy, « La police française et les minorités visibles : les contradictions de l’idéal républicain », in Yves Cartuyvels, Françoise Digneffe, Alvaro Pires et Philippe Robert (dir.), Politique, police et justice au bord du futur. Mélanges pour et avec Lode Van Outrive, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 293‑294. 9

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Les observations de Didier Fassin 13 ont révélé la radicalisation politique de certaines unités de police, favorisée par la multipli‑ cation des brigades formées par cooptation et affinités, comme les Brigades anti-criminalité. D’autres enquêtes documentent l’emprise de l’institution sur ses membres, par exemple sur ses agents issus de l’immigration coloniale, dans un contexte de défiance à l’égard de l’extérieur et d’une culture de la confron‑ tation envers les jeunes hommes non blancs 14. Ces dernières sont d’autant plus fortes que les mécanismes de recrutement de la police ne favorisent pas le renouvellement sociologique de ses membres et que l’institution tend à se perpétuer identique à elle-même 15. Racisme individuel et racisme institutionnel sont dans la police des catégories intriquées : le second offre au premier ses conditions d’émergence et en tout cas de justification. La « culture policière » est ainsi d’abord le produit de l’institution plus que de ceux qui la constituent. Elle est aussi protégée des risques de remise en question par la faiblesse des institutions chargées du contrôle de la police au premier rang desquelles l’inspection générale de la Police nationale (IGPN), instance policière chargée d’enquêter sur des collègues policiers et leurs pratiques.

De la police à la justice Des comportements brutaux ou des comportements discri‑ minatoires, sans même évoquer des actes ou paroles ouverte‑ ment racistes ou dégradants, sont appelés à être examinés par le juge judiciaire, ce d’autant que la qualité même de policier est une circonstance aggravante en raison de l’exigence d’exem‑ plarité que la loi lui impose. Mais la justice est une institu‑ tion insuffisamment indépendante pour exercer ce pouvoir de contrôle, si bien qu’elle agit même souvent en collusion, et non en opposition, avec la police. 13 Didier Fassin, La Force de l’ordre, Seuil, Paris, 2011. 14 Jérémie Gauthier, « Des corps étrange(r)s dans la police ? Les policiers minori‑ taires à Paris et à Berlin », Sociologie du travail, vol. 4, n° 53, p. 460‑477. 15 Frédéric Gautier, « Une police “à l’image de la population” ? La question de la “diversité” et le recrutement dans la police nationale », Migrations Société, n° 169, 2017, p. 39‑52.

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Si l’on reprend l’exemple des contrôles d’identité, si centraux dans la production d’un racisme institutionnel, il faut insister sur le fait que ces contrôles sont effectués, pour la plupart, sur autorisation et sous couvert du procureur de la République, lequel formule ses réquisitions (au sens de l’art. 78‑2-2 du code de procédure pénale) de manière souvent très large, incluant les infractions au séjour sur le territoire français et justifiant ainsi le contrôle de l’ensemble des personnes présentant des « signes d’extranéité ». Ces contrôles d’identité si décriés sont bien d’initiative judiciaire ; les policiers appliquent ici la loi et, en particulier, les réquisitions des procureurs. Reprenons l’arrêt de 2016 de la Cour de cassation. Il confirmait l’existence d’une faute lourde de l’État lorsque des contrôles sont effectués sur les seuls critères associés à une origine réelle ou supposée. Sauf lorsque ces contrôles se produisent sur des territoires jugés « notoirement touchés par la délinquance », par exemple les banlieues des agglo‑ mérations françaises, dans lesquelles vit précisément une grande part des immigrés, de leurs enfants, de leurs petitsenfants. Sur ces territoires, les policiers jouissent donc d’un pouvoir discrétionnaire qui n’est pas constitutif d’une faute et qui consacre la partition de la République en territoires de discrétion policière et territoires sur lesquels la police est bel et bien une force publique, sous le regard du public, ou en tout cas du juge. L’autorité judiciaire consacre ainsi une logique de racialisation des espaces urbains et de criminali‑ sation des immigrés et de leur descendance. Elle énonce une prophétie autoréalisatrice en produisant ce qui est prévu, confortant en retour le processus de racialisation mis en œuvre. La justice n’est pas seulement, par le procureur, l’autorité qui encadre l’action de la police ; c’est aussi l’institution qui juge et condamne. Sur ce plan, on sait que les étrangers, les immigrés et les Français de parents immigrés sont surrepré‑ sentés dans nos prisons. Par quelle mécanique ? Et avec quels effets ? La surreprésentation des immigrés et de leurs descendants dans les prisons est un effet de mécanismes cumulatifs. L’un d’eux est que les juges réservent la prison à des publics bien 47

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particuliers : les récidivistes et les pauvres 16. Or la délinquance de voie publique, à l’opposé de la délinquance économique et financière, qui est une délinquance dite en col blanc, est une délinquance de pauvres, dans laquelle les immigrés et leurs descendants sont surreprésentés. Ceux-ci sont de surcroît surpénalisés par le fait que les juges sont toujours susceptibles de penser qu’ils pourraient se soustraire à une condamnation en quittant la France pour se réfugier à l’étranger, dans leur « pays d’origine », alors même que l’essentiel de leurs attaches et de leur histoire sociale est bien souvent en France. Aussi, pour s’assurer que la peine sera bien exécutée, le juge emploie la prison plutôt que l’amende. La prison, peine des pauvres, est aussi peine des étrangers ou nationaux avec attaches (ou attaches supposées) à l’étranger. Ainsi, Virginie Gautron et Jean-Noël Retière ont récemment analysé un échantillon représentatif d’environ 7 500  dossiers délictuels de majeurs, traités dans la première décennie du xxie  siècle 17. À l’aide d’une centaine de variables portant sur les faits, les procédures, les peines, le profil des auteurs et des victimes, etc., cette analyse objective les trajectoires et destinées judiciaires des affaires, les évolutions du traitement pénal des délits au fil du temps, les convergences et les spécificités locales des pratiques d’orientation et de sanction. Il en ressort entre autres qu’être né à l’étranger ou être sans domicile fixe multiplie par trois le risque d’être jugé en comparution immédiate et par cinq celui d’être placé en détention provisoire. Or toutes choses égales par ailleurs, le fait d’être jugé en comparution immédiate ou d’avoir été placé en détention provisoire multiplie par huit la probabilité d’une condamnation à de la prison ferme. Du reste, de manière générale, la multiplication des procédures accélérées, qui offrent moins de garanties de respect des droits 16 17

Également aux auteurs de crimes graves (crimes de sang, crimes sexuels, trafics de stupéfiants, trafics d’êtres humains, etc.), mais il s’agit là de faibles volumes d’emprisonnement. Virginie Gautron et Jean-Noël Retière, « Des destinées judiciaires pénalement et socialement marquées », in Jean Danet (dir.), La Réponse pénale. Dix ans de traitement des délits, PUR, Rennes, 2013, p. 211‑234. Les chercheurs insistent aussi sur le sort différencié réservé aux types d’infractions  : le trafic de stupéfiants entraîne trois fois plus souvent que les autres délits un risque de détention provisoire.

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de la défense, surpénalise les justiciables les plus fragiles, comme les étrangers et leurs descendants 18. Le jugement pénal, qui est indissociablement un jugement social aux termes duquel les minorités raciales payent à infractions égales un prix plus fort que les autres, est aussi un jugement racial sans intentionnalité raciste. Effet en retour : les policiers se trouvent confortés dans leur pratique discriminatoire de contrôle, qu’ils resserrent d’autant plus sur les Noirs et les Arabes que ce sont eux que l’on retrouve plus fréquemment en prison – accroissant ainsi l’inégalité devant le risque d’être visé par la machine judiciaire. « La » délinquance étant pour la plupart des policiers la seule délinquance de voie publique, « la » délinquance est à leurs yeux le fait de Noirs et d’Arabes, ce qui justifie en retour la fréquence des contrôles qui les visent. Cette circularité judiciaro-policière discrimina‑ toire auto-entretenue explique pour partie les observations de cette recherche sur les jugements prononcés de 1965 à 2003 en matière d’atteintes à policiers par un tribunal de grande banlieue de Paris. Pour la première fois, il a été montré que, pour ce groupe d’infractions, les Noirs et les Arabes (identifiés par approximations tirées des patronymes) étaient deux fois plus fréquemment punis de prison ferme que les autres 19. Les causes de cette discrimination sont diverses ici, mais tiennent en parti‑ culier au fait que les prévenus arabes et noirs sont plus fréquem‑ ment jugés pour infraction violente (les autres plus souvent pour simple outrage), sont plus fréquemment confrontés à des policiers s’étant constitués partie civile, sont plus fréquemment jugés en comparution immédiate et sont plus fréquemment absents aux audiences – ce pour des raisons très vraisemblable‑ ment sociales (on se présente plus facilement à une audience lorsque l’on est en bons termes avec son employeur, lorsque l’on pense que l’on aura une chance d’être entendu par le juge, etc.). 18

Voir sur l’analyse statistique des effets de la comparution immédiate en termes de groupes raciaux in Fabien Jobard et Sophie Névanen, « La couleur du jugement », Revue française de sociologie, vol.  2, n°  48, juin  2007, p.  243‑272 ; ou Thomas Léonard, « Ces papiers qui font le jugement », Champ pénal, n° 7, 2010. 19 Fabien Jobard et Sophie Névanen, « La couleur du jugement », art. cit.

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Dégât collatéral, ces logiques propres de fonctionnement de la justice contribuent ainsi à produire chez les policiers ce que les psychologues appellent un biais d’attribution  : la surdélin‑ quance des Noirs et des Arabes démontre que les Noirs et les Arabes sont enclins à la délinquance 20. Des policiers de terrain, il est attendu qu’ils agissent et produisent les meilleurs chiffres possible de délinquance  : il n’est pas attendu d’eux qu’ils pensent leurs propres pratiques et encore moins celles des magistrats. Mais ces explications socio‑ logiques de la délinquance, depuis si longtemps connues et démontrées, sont encore aujourd’hui balayées par toute une série d’intellectuels, attachés à une naturalisation culturaliste de la criminalité et qui inondent tous les espaces sociaux. À « l’étranger » et ses descendants est conférée une altérité essen‑ tialisée, dans laquelle sommeille une délinquance qui n’attend que l’opportunité pour se déclarer. La ou les « cultures d’ori‑ gine » deviennent des fables explicatives à portée de main, bien plus faciles d’emploi qu’une prise en compte des mécanismes structurels ségrégatifs à l’origine de l’exclusion sociale et des atteintes à la dignité, de la distribution sociale des formes de délinquance et des logiques institutionnelles des acteurs répres‑ sifs. On mesure cette facilité à la célébration entonnée par les médias lorsqu’un chercheur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) emboîte lui-même le pas à des explications en termes d’assignation culturelle à la délinquance, comme Hugues Lagrange le fit il y a une douzaine d’années avec un ouvrage opportunément appelé Le Déni des cultures. Lorsque ce même chercheur, dans un ouvrage collectif qu’il avait dirigé quelques années auparavant, insistait sur les causes sociales de production des émeutes urbaines en 2005, la presse n’avait pas relayé son ouvrage 21. 20 Elizabeth Anderson, « Ségrégation, stigmatisation raciale et discrimination », in Daniel Sabbagh et Magali Bessone (dir.), Race, Racismes, Discriminations. Anthologie de textes fondamentaux, Hermann, Paris, 2015 (2010), p. 240. 21 Éric Fassin, « “Immigration et délinquance”  : la construction d’un problème entre politique, journalisme et sociologie », Cités, vol. 2, n° 46, 2011, p. 69‑85. Les ouvrages évoqués sont Hugues Lagrange et Marco Oberti (dir.), Émeutes urbaines et protestations. Une singularité française, Presses de Sciences Po, Paris, 2006, et Hugues Lagrange, Le Déni des cultures, Seuil, Paris, 2010.

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Les recherches sur le fonctionnement de la justice ont donc désormais bien mis en lumière la mécanique de produc‑ tion de l’acharnement répressif sur les descendants d’immi‑ grés. L’interprétation ici est partagée. D’un côté, il s’agit bien d’une mécanique, au sens où ce surcroît de répression résulte d’un cumul de facteurs distincts (pauvreté, surexposition à la délinquance de rue, production de croyances auto-entretenues – comme l’attachement à une lecture culturaliste – et génératrice d’effets multiplicateurs, etc.). On touche bien ici à la notion de « racisme structurel » ou « systémique » dans la mesure où le surcroît d’acharnement visant les minorités n’est pas la finalité de l’action institutionnelle. D’un autre côté, certaines décisions ou non-décisions visent de manière très directe les jeunes racisés. C’est le cas de l’arrêt de la Cour de cassation de 2016 dont les juges, lorsqu’ils consacrent les « territoires à forte délinquance », délivrent à la police un blanc-seing pour le contrôle discrétion‑ naire, dont ils ne peuvent ignorer que non seulement il touchera principalement les jeunes hommes descendants d’immigrés, mais aussi qu’il naturalisera une police dite « de la République », mais en réalité à double face : celle pour les banlieues, celle pour les autres territoires. Ici, la notion de « racisme d’État » ou plus exactement celle de « racialisme d’État » trouve un fondement empirique certain, car ce sont bien des décisions qui, par le biais du territoire, visent des publics plutôt que d’autres – sans pour autant bien sûr que la « race » soit la finalité visée. Et lorsque cette politique de distinction territoriale (qui est aussi de distinction raciale, compte tenu des politiques de peuple‑ ment engagées depuis les années 1950) se trouve doublée d’une ­rhétorique de la reprise en main militaire, puisant à l’imaginaire de la Reconquista ou de la casbah d’Alger, avec les « quartiers de reconquête républicaine 22 », il est difficile de ne pas voir les signes de racisme d’État s’articulant à des mécaniques de racisme institutionnel.

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Programme (sur le fond assez éthique) d’affectation de policiers et de moyens dans certains quartiers de banlieue, engagé fin 2018.

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Une police postcoloniale ? Comme le rappelle Emmanuel Blanchard, la dimension coloniale de l’action policière est centrale dans les mobili‑ sations des jeunes racisés français dès les années  1980 et ne s’est ­qu’ensuite imposée comme hypothèse dans le champ scientifique 23. Les traitements discriminatoires prolongent-ils l’expérience coloniale ? Ont-ils pour racine ou pour raison la condition coloniale ? La question est apparemment simple, tant certaines pratiques (des rafles d’étrangers en situation irrégulière ou cette préfé‑ rence française pour le contrôle d’identité, cérémonial de dégra‑ dation qui mêle devant les passants suspicion et remise en cause de la qualité de Français) étaient déjà celles qui soutenaient et perpétuaient la domination coloniale. Ainsi les « indigènes » étaient-ils déclarés Français pour leur signifier qu’ils étaient dorénavant soumis à la souveraineté de la France, tout en se voyant réserver un statut inférieur destiné à faciliter la répres‑ sion et à incarner la domination coloniale. Une catégorie de sous-Français identifiés à partir de leur appartenance ethnique, religieuse et/ou raciale 24. On retrouve aujourd’hui des territoires de relégation indis‑ sociablement sociale et ethnique, qualifiés dans les programmes mêmes du ministère de l’Intérieur en 2008 de quartiers de reconquête républicaine (QRR), signifiant ainsi on ne peut mieux la rhétorique à la fois morale et guerrière de l’action de la police. Avant même cela, les contrôles d’identité effectués aux carrefours ou ronds-points séparant les cités des centres-ville ou à l’arrivée des trains de banlieue en centre-ville montrent une stratégie policière principalement destinée à la relégation de certains quartiers et de leurs populations. La continuité avec les pratiques coloniales de contrôle principalement orientées contre les Algériens et par extension les Nord-Africains est manifeste : hier les Français musulmans d’Algérie suspectés de sédition, aujourd’hui les jeunes hommes des quartiers populaires, parmi 23 Emmanuel Blanchard, « La colonialité des polices françaises », in Jérémie Gauthier et Fabien Jobard (dir.), Police. Questions sensibles, Seuil, Paris, 2018, p. 37‑50. 24 Karine Parrot, Carte blanche. L’État contre les étrangers, La Fabrique, Paris, 2019.

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lesquels une très large proportion de descendants des popula‑ tions colonisées. Dans ce domaine, les pratiques policières de contrôle des déplacements dans les espaces urbains ne sont qu’un aspect de politiques de « gestion de l’immigration » qui ont principalement été pensées et mises en œuvre en continuité avec la « gestion » des indigènes de divers statuts 25. Par ailleurs, les territoires de relégation, ces cités de banlieue où sont concentrées les populations postcoloniales, présentent cette dualité paradoxale de la présence policière propre aux territoires coloniaux d’autrefois : alors que les habitants de ces cités sont plus souvent que les autres demandeurs de présence policière 26, la police reste dans ces endroits essentiellement préoccupée par la protection des centres-ville et la surveillance des déplacements vers et hors de la cité. Les opérations de sécuri‑ sation par des unités de maintien de l’ordre (CRS, escadrons de gendarmerie mobile, compagnies de sécurisation, compagnies départementales d’intervention, etc.) perpétuent ce déséquilibre entre demande de sécurisation et offre policière, qui caracté‑ risait bien la police des espaces coloniaux. Notamment en ce que l’offre policière ne répond pas à la demande : alors que les habitants demandent une police qui les aide dans leur quotidien et assure une présence rassurante, les effectifs de police sont envoyés de manière ponctuelle en mission de rétablissement de l’ordre. Le résultat est sans appel : dans les quartiers dits de « politique de la ville » (QPV), la présence de la police est jugée 25 Françoise de Barros, « Des “Français musulmans d’Algérie” aux “immigrés”. L’importation de classifications coloniales dans les politiques du logement en France (1950‑1970) », Actes de la recherche en sciences sociales, n°  159, 2005, p. 26‑53. 26 Voir les enquêtes Iaurif-Cesdip menées depuis une vingtaine d’années sur la demande de sécurité, le sentiment d’insécurité et la victimation en Île-deFrance (Renée Zauberman et al., « Victimation et insécurité en Île-de-France. Une analyse géosociale », Revue française de sociologie, vol. 1, n° 54, p. 111‑153. Menées auprès de plus de 10 000  Franciliens de plus de quatorze ans, elles permettent de dégager les grandes structures de population autour de ces questions. L’un des groupes identifiés est celui des classes populaires des banlieues pauvres de Paris. Ces populations subissent beaucoup plus d’atteintes que les autres groupes, sont beaucoup plus préoccupées par la délinquance et ont beaucoup plus peur que les autres, et, enfin, sont les plus demandeuses de présence policière (plus de la moitié la juge inexistante ou insuffisante – à titre de comparaison, ce taux est de 23 % chez les Franciliens aisés, de 32 % chez les Parisiens des quartiers est et nord).

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presque deux fois plus « insuffisante » que dans les quartiers hors QPV, mais la proportion de celles et ceux qui jugent les interventions de la police « trop musclées, trop violentes » est de 36 % en HLM, 21 % hors HLM 27. Mais, là encore, les historicités sont plurielles. D’abord, les techniques de police employées à l’égard des jeunes racisés sont aussi des techniques qui visaient, comme le rappelle Emmanuel Blanchard, les « indésirables »  : prostitués, récidi‑ vistes, homosexuels, marginaux de toutes sortes 28. Du fichage au contrôle, ces populations ont toujours constitué le gibier de police, hors toute considération coloniale. La dimension propre‑ ment coloniale, qui consistait à policer de vastes espaces en souseffectifs et à mater des révoltes populaires, a avant tout contribué à militariser les techniques, les équipements et les conceptions policières. Ensuite, la situation actuelle présente certes des analo‑ gies avec les situations coloniales, mais sur une tout autre échelle, ce qui fragilise les mises en équivalence. La militarisation de la police en banlieue depuis le début des années 2000 est en effet indiscutable, avec la multiplication d’armes spécifiques telles que les flash-balls, introduits dans et pour les banlieues en 1995, et aujourd’hui les lanceurs de balles de défense. Mais les armes de la domination coloniale étaient la torture, la mort et parfois le massacre de grande échelle, formes sinon admises, du moins tolérées, de l’action répressive. Par ailleurs, si les territoires de relégation sont sous-dotés en police, l’accès à la plainte ou de manière générale aux services policiers est aujourd’hui bien plus universel qu’il ne l’était dans les colonies, et les Blancs ne bénéfi‑ cient pas aujourd’hui de ce privilège de juridiction qui passait 27 Les sondages QPV sont tirés de l’enquête nationale Insee Cadre de vie et sécurité (« 47 % de la population juge la présence locale des forces de l’ordre suffisante », Flash Crim, n° 13, 2016) et les sondages sur les descentes de police de l’enquête européenne Eurojustis (Sebastian Roché, De la police en démocratie, op. cit.). Pour un diagnostic général en Île-de-France, voir Fabien Jobard, « Police, sécurité et insécurité en Île-de-France », in Marie-Hélène Bacqué, Emmanuel Bellanger et Henri Rey (dir.), Banlieues populaires. Territoires, sociétés et politiques en Île-de-France, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2018, p. 193‑204. 28 Des affaires récentes de harcèlement de jeunes par les policiers dans le XIIe  arrondissement de Paris ont montré que le terme « indésirable » était encore une catégorie en usage chez les policiers (voir le documentaire de Marc Ball, « Police, illégitime violence », Talweg Production, 2018).

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par la pure et simple impunité des crimes commis contre les colonisés, qui les faisait bénéficier de facto d’un pouvoir informel de police. La diffusion des armes nouvelles dans le traitement de la contestation politique, comme l’ont montré les protestations des Gilets jaunes ou de la loi travail, suggère aussi que la référence au colonial n’épuise pas l’explication de toutes les formes de déploiement des appareils répressifs contemporains. Une dynamique de radicalisation de l’action policière a pris naissance au temps de ce que l’on appelait le « problème algérien ». Elle s’est vite diffusée dans les quartiers à forte population immigrée et, entraînée par sa propre force d’inertie, indépendante de ce qui l’a engendrée, elle se prolonge aujourd’hui contre des manifestations sociales classiques. Au final, les pratiques de gestion de l’ordre sont toujours en France des pratiques qui privilégient le territoire et, ce faisant, héritent des logiques postcoloniales de peuplement des agglomé‑ rations françaises. Pour quitter la police et prendre l’exemple de l’administration pénitentiaire, on sait aujourd’hui que l’ordre en prison repose largement sur une affectation dans les bâtiments et les étages fondée sur des groupes d’affinité hérités de la cité : alors qu’aux États-Unis, par exemple, ce sont les logiques raciales qui organisent la détention, ce sont en France les logiques territoriales 29. En ce sens, les pratiques judiciaire et policière prolongent, mais aussi altèrent, les répertoires coloniaux de l’agir administratif français, que les débats autour de la police ont eu pour mérite d’interroger à nouveaux frais.

Résistances Police et justice ne sont peut-être pas les institutions les plus centrales dans l’économie des traitements inégalitaires en France. Mais elles exercent un pouvoir déterminant sur une fraction non négligeable de la population, celle des jeunes hommes des quartiers populaires – pouvoir qui pèse fortement sur leurs chances de réussite sociale et bien davantage encore 29 Lucie Bony, « La prison, une “cité” avec des barreaux », Annales de géographie, n° 2, 2015, p. 275‑299.

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sur leurs aspirations à vivre à égalité de droits. Pour eux, une rencontre injustifiée avec la police est bien plus fréquente que pour toutes les autres fractions de la population et quelle que soit sa cause, ses suites sont bien plus susceptibles d’être lourdes et dommageables. Un aspect non documenté à ce jour, dans un contexte d’extinction massive des emplois industriels occupés par les jeunes hommes sans qualification, est l’interdiction des personnes déjà condamnées de postuler à un ensemble de professions (à commencer, depuis la loi du 18 mars 2003, par les métiers pourtant peu qualifiés de la sécurité privée). Le cumul des facteurs sociaux, territoriaux et raciaux exerce sans cesse ses effets multiplicateurs sur ces jeunes hommes. Si le racisme institutionnel n’implique pas nécessairement l’intentionnalité ou la finalité, on ne peut que constater qu’il est bien à l’œuvre dans l’institution policière lorsque la culture professionnelle, qui l’anime et qui oriente ses agents, légitime les stéréotypes, les biais d’assignation, les ciblages différentiels. Quant au cheminement judiciaire, dans une mécanique insti‑ tutionnelle qui lui est propre, il ne corrige pas ce traitement discriminatoire, il ne fait qu’entretenir à son tour toutes les inégalités structurelles sociales dont celles qui relèvent de la racialisation de la société. La non-dénonciation par l’État de ce racisme institutionnel engage sa pleine responsabilité. D’autant que cette discrimination systémique s’appuie sur des dispositifs législatifs portés par des élites politiques (partisanes, parlementaires, gouvernementales) qui devraient pourtant avoir pour responsabilité de défendre et assurer l’égalité des droits. Le contexte terroriste devrait de ce point de vue amener une plus grande vigilance sur les effets sociaux des dispositifs législatifs adoptés : de toute évidence, les lois sur l’état d’urgence et leur mise en œuvre par les services de police ont entraîné, notamment par les 4 500 perquisitions effectuées sur la base de notes de renseignement mal fondées, un supplément d’acharnement sur des centaines de familles au prétexte qu’elles sont musulmanes, sans effet véritablement évalué sur le terrorisme 30. 30 Stéphanie Hennette-Vauchez (dir.), Ce qui reste(ra) toujours de l’état d’urgence, Institut universitaire Varenne, Paris, 2018, p.  252‑265. De ce point de vue, la

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L’État français a été condamné à de multiples reprises par la Cour européenne des droits de l’homme pour l’usage de techniques d’immobilisation dites de pliage 31, exercées notam‑ ment sur Ali Ziri, tué à Argenteuil en 2009. À l’origine de la mort de Lamine Dieng, de Wissam El Yamni, d’Adama Traoré ou d’Amadou Koumé, les techniques de plaquage ventral conti‑ nuent d’être pratiquées au mépris des règles qui imposent de ne jamais les mettre en œuvre plus que les quelques secondes éventuellement nécessaires. Ces techniques, dénoncées par le collectif Vies volées et le MIB, sont du reste si dangereuses que les responsables de la gendarmerie disent y avoir renoncé 32. Mais en 2020, la diffusion de vidéos prises par des passants de l’usage de ces techniques d’étouffement pendant plusieurs minutes sur George Floyd aux États-Unis et sur Cédric Chouviat en France ont permis à l’opinion publique la plus large de rejoindre les collectifs et les associations qui, souvent à l’échelle locale, souvent depuis des années, ont sans relâche milité sur ces questions. La puissance des images de Floyd et Chouviat, la force des sons (« I can’t breathe », « J’étouffe ») ont fait prendre conscience de la violence en jeu et amené la mobilisation, autour du collectif Adama, de dizaines de milliers de personnes devant le tribunal de Paris, le 2  juin 2020, et place de la République à Paris ainsi que dans bien d’autres villes de France, le 13 juin. Dans le même temps, l’état d’urgence, sanitaire cette fois, a donné pendant le confinement un pouvoir contraventionnel exorbitant aux forces de police, pouvoir qui s’est concentré sur perpétuation d’un certain nombre de dispositions dans la loi dite SILT du 31  octobre 2017 inquiète, dans la mesure où de nombreuses mesures affai‑ blissent davantage les prérogatives du juge judiciaire au profit des autorités administratives. 31 « La France condamnée par la CEDH pour une troisième affaire de violences policières », Vérité et justice pour Ali Ziri, 23 juin 2018. Elle l’avait également été dix ans avant, en 2007, pour la mort de Mohamed Saoud, estimant que la famille de ce dernier n’avait pas eu droit à un procès équitable, puis, en 2009, pour la mort de Mohamed Boukrourou, parce que les policiers avaient infligé des « gestes violents, répétés et inefficaces ». 32 Voir sur ce point les témoignages recueillis lors des auditions dans le cadre de la proposition de loi visant l’interdiction de ces techniques (proposition rejetée) : François Ruffin, Rapport n° 2606, Paris, Assemblée nationale, 4 mars 2020, p. 20 et 61‑62 – les observations formulées par le député Fauvergue sur le manuel de formation de la gendarmerie méritent d’être lues (p. 67).

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les quartiers relégués et leurs populations postcoloniales, déjà fortement atteintes par l’épidémie 33. Là-dessus, les révélations de la presse sur des groupes WhatsApp et Facebook impliquant des milliers de policiers échangeant sans relâche messages racistes et convictions suprémacistes ont amené une large prise de conscience quant au caractère systémique du racisme policier. Les collectifs de militants et militantes et de nombreux socio‑ logues ont dénoncé le racisme institutionnel et ont été sur ce sujet de véritables lanceurs d’alerte. Aujourd’hui, en 2020, la prise de conscience est générale. Les politiques décisionnaires sont appelés à prendre les mesures nécessaires pour que tous et toutes soient traités à égalité de droit. Pour aller plus loin Mogniss H. Abdallah, Rengainez on arrive !, Libertalia, Paris, 2012. Collectif Angles morts, Vengeance d’État. Villiers-le-Bel  : des révoltes aux procès, Syllepse, Paris, 2011. Didier Fassin, La Force de l’ordre, Seuil, Paris, 2011. Jérémie Gauthier et Fabien Jobard, Police. Questions sensibles, PUF, Paris, 2018. Vincent Milliot, Emmanuel Blanchard, Vincent Denis et Arnaud Houte (dir.), Histoire des polices en France, Belin, Paris, 2020. Geoffroy de Lagasnerie et Assa Traoré, Le Combat Adama, Stock, « Les essais », Paris, 2019. Sebastian Roché, De la police en démocratie, Grasset, Paris, 2016.

33 Jérémie Gauthier, « État d’urgence sanitaire  : les quartiers populaires sous pression policière », De facto/Institut Convergences migrations, 15 mai 2020.

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LA FABRIQUE DU DROIT CONTRE LES ÉTRANGERS Karine Parrot in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 59 à 73 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

La fabrique du droit contre les étrangers Karine Parrot

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les besoins en main-d’œuvre sont tels que les textes instaurant un contrôle minimum de l’immigration restent lettre morte. C’est seule‑ ment à partir du milieu des années 1970, avec l’apparition d’un chômage de masse que l’État français commence à s’organiser pour contrôler la venue et la présence des personnes étran‑ gères sur son territoire. Depuis, aux côtés des autres États de l’Union européenne, la France s’obstine à entraver l’accès au territoire européen des étrangers sans ressources, considérés comme indésirables. Celles et ceux qui, surmontant les obsta‑ cles juridiques et physiques, parviennent aujourd’hui jusqu’en France sont méthodiquement précarisés, violentés, voire criminalisés. Les dispositifs de mise au ban et de répression élaborés par la haute administration française sont nombreux : procédures judiciaires et administratives verrouillées, guichets administratifs virtuels, violences et harcèlement policiers, enfer‑ mement en centres de rétention de près de 50 000  personnes chaque année. Plus ou moins visibles, plus ou moins illégaux 1, plus ou moins sophistiqués, ces différents procédés s’articulent entre eux et visent aussi bien les étrangers déclarés « en situa‑ tion irrégulière » que celles et ceux qui sont « en règle ». Ainsi, les demandeurs d’asile –  littéralement dissous dans la bureau‑ cratie et les procédures – ou encore les jeunes isolés – dont la 1

Depuis 2003 et l’ère Sarkozy (en tant que ministre de l’Intérieur puis président de la République), neuf lois se sont succédé à intervalles réguliers pour contrôler, précariser et criminaliser toujours davantage les personnes étrangères en France.

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minorité est sans cesse contestée – sont souvent traités comme des « migrants économiques », ceux dont il est politiquement correct de refuser brutalement l’accueil. Derrière le foisonne‑ ment des textes et des catégories juridiques, les détenteurs du pouvoir exécutif organisent une lutte généralisée contre les étrangers pauvres et ils opèrent là sans véritable contre-pouvoir, les juges ayant assez largement épousé la thèse de la gestion des flux migratoires. Les violences policières sont au cœur de cette machinerie étatique, elles constituent le socle de toutes les autres formes de violence d’État.

Violences policières institutionnelles Dans les banlieues et les quartiers populaires, les violences policières s’exercent généralement sur les personnes en considé‑ ration de leur apparence physique – la couleur de peau associée à la tenue vestimentaire  –, la nationalité réelle ou supposée étant un critère subsidiaire. En 2017, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, rappelait que les « jeunes hommes qui sont perçus comme arabes/maghrébins ou noirs » ont une probabi‑ lité vingt fois plus élevée que le reste de la population d’être contrôlés par la police 2 et ces contrôles, qui sont déjà en soi des violences, sont le terreau classique des épisodes de violences physiques. Dans les grandes villes, les Noirs et les Arabes sont les premiers visés par les contrôles policiers et les violences qui vont avec, qu’ils soient français ou étrangers. Les policiers contrôlent ainsi des personnes dont ils connaissent parfaitement l’identité uniquement pour les humilier et, incidemment, « nier l’évidence et la légitimité de leur présence et de leur condi‑ tion 3 ». Bien sûr, cette forme de racisme d’État entretient des liens étroits avec la lutte contre l’immigration dite irrégulière. A minima, on peut dire que ces contrôles policiers racistes sont rendus possibles –  pour ne pas dire autorisés  – par une régle‑ mentation ultra-permissive des contrôles d’identité adoptée pour 2 3

Défenseur des droits, « Enquête sur l’accès aux droits. Volume  1. Relations police/population : le cas des contrôles d’identité », Paris, 2017, p. 17. Emmanuel Blanchard, « Contrôle au faciès, cérémonie de dégradation », Plein Droit, n° 103, 2014, p. 11 sq.

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une large part au nom de la chasse aux « sans-papiers » depuis les années 1990. D’autres violences policières visent spécifiquement les personnes exilées, en particulier lorsqu’elles se regroupent et construisent des campements de fortune que l’État français ne veut surtout pas voir se pérenniser sur son territoire. À ce titre, la destruction violente et systématique par la police de ces « points de fixation » est devenue un outil de gestion ordinaire des personnes étrangères à Paris et ses alentours, mais aussi dans le Calaisis où, depuis vingt ans, elles sont littéralement nassées par les politiques migratoires européennes. Dans le Nord, depuis la fermeture en 2002 du « camp humanitaire » de Sangatte aménagé dans un ancien hangar de l’usine Eurotunnel, la politique de l’État français consiste à harceler et chasser les exilés afin de les disperser sur l’ensemble des régions littorales de la Manche et de la mer du Nord. Si les campements demeurent peu visibles, « établis dans des bois […], dans un fossé au bord d’un champ, tel le camp situé à deux kilomètres du bourg de Norrent-Fontes, dans des bâtiments insalubres (Dieppe), des anciennes usines, des hangars délabrés (Calais) ou à la marge des zones d’habitations tel à Cherbourg ou à Grande-Synthe 4 », ils peuvent échapper un temps au harcè‑ lement policier, mais finissent tôt ou tard par être évacués et/ ou détruits. Le scénario est désormais bien rodé : l’évacuation est annoncée à l’avance, surmédiatisée ; le jour J, une grande partie des habitants a déjà quitté les lieux et le périmètre est bouclé par la police. Dans leur grande majorité, les étrangers arrêtés et placés en centre de rétention sont finalement relâchés puisque les procédures sont souvent illégales 5 mais l’objectif est atteint  : ils sont éparpillés aux quatre coins de la France. À l’automne 2009, un nouveau cycle de violences s’ouvre avec 4 5

Coordination française pour le droit d’asile (CFDA), « La loi des “jungles”. La situation des exilés sur le littoral de la Manche et de la mer du Nord », Rapport et mission d’observation, mai-juillet 2008, p. 33. Les procédures sont illégales soit parce que les personnes ne peuvent être expul‑ sées en raison de leur nationalité (dans ce cas, leur enfermement est abusif), soit parce que leur nombre interdit de respecter les droits de la personne privée de liberté. Neuf personnes qui n’ont pas déposé de recours à leur arrivée en rétention ont tout de même été expulsées vers l’Afghanistan sur un vol charter organisé conjointement avec l’Angleterre. Ibid., p. 41.

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la destruction d’un campement appelé la « Jungle » de Calais ou « Jungle pachtoune » où vivent environ 900  Afghans 6. À Calais et dans les environs, le ­harcèlement policier s’inten‑ sifie  : trente campements sont détruits en trois mois et les exilés sont « contraints d’errer, y compris la nuit, sans possi‑ bilité de trouver protection contre la pluie, la chaleur ou le froid ». Les duvets et les tentes sont lacérés par les policiers, aspergés de gaz lacrymogène et les « documents permettant de demander l’asile ou [les] photos de famille sont quasi systémati‑ quement confisqués ou jetés » 7. En ville, les exilés sont contrôlés (au faciès), arrêtés et conduits au commissariat de Coquelles –  situé  à sept  kilomètres du centre  – où, le plus souvent, la police prend leurs empreintes avant de les relâcher. Certains sont interpellés et éloignés de Calais plusieurs fois dans la même journée, parfois éjectés du fourgon sur le bord de la voie rapide, le cas échéant en pleine nuit 8. Cette politique de harcèlement et de dispersion perdure avec une intensité variable suivant le nombre des arrivées jusqu’en 2015 où, à nouveau, la police ne parvient plus à faire disparaître durablement les personnes exilées de la ville. Cette fois, l’État décide de les rassembler –  de les encamper 9  – non plus dans un hangar, mais à l’air libre, précisément sur une zone industrielle située à plusieurs kilomètres du centre-ville  : c’est la naissance de la nouvelle « Jungle » en avril  2015 et l’ouverture d’un nouveau cycle de violences policières. Après la destruction du bidonville, qui a un temps abrité plus de 10 000 personnes, les expulsions et la destruction des nouveaux campements informels reprennent. Hebdomadaires fin 2017, ces expulsions deviennent quotidiennes à partir d’août 2018. Entre novembre 2017 et novembre 2018, l’association L’Auberge des migrants –  présente auprès des exilés dans le Calaisis depuis 2008  – a recensé près de 400  opérations policières d’expul‑ 6 7 8 9

Michel Agier, Yasmine Bouagga, Maël Galisson, Cyrille Hanappe, Mathilde Pette et Philippe Wannesson, La Jungle de Calais, op. cit., p. 40. Lettre de Thomas Hammarberg, commissaire des droits de l’homme au Conseil de l’Europe, au ministre de l’Immigration, 3 août 2010, p. 5. Décision du Défenseur des droits, Jacques Toubon, n° MDS  2011‑113, 13 novembre 2012, spéc. p. 16. L’expression est de Michel Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Flammarion, Paris, 2008.

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sion des campements effectuées sans aucune base légale 10, mais avec chacune leur lot de violences et d’humiliations  : gazages des lieux et/ou des réserves d’eau potable, coups de matraque, coups de pied, hurlements, injures, destruction des bidons d’eau, lacération des duvets et des tentes. Parfois, les policiers urinent sur les ustensiles de cuisine, confisquent des chaussures (une par paire), détruisent ou volent les téléphones portables et les documents personnels des habitants. Les mêmes scènes se répètent à Paris puisque l’évacuation de la dernière « Jungle » démarrée en octobre 2015 est menée parallèlement à la destruc‑ tion des camps qui abritaient près de 4 000  personnes dans la capitale 11. Près de dix rapports établis par des organisations gouvernementales et non gouvernementales ont documenté en détail cette politique de harcèlement des exilés destinée à les dissuader de s’installer et à les invisibiliser 12. Mais la haute administration, qui organise savamment cette gestion policière des migrations, n’entend pas renoncer. Ces opérations de violence physique prennent place dans un univers répressif globalement plus sophistiqué, peuplé de notes de service, de circulaires, de « guichets uniques », de dossiers 10

Par exemple, dans une décision de mars 2019, le tribunal administratif de Lille a condamné l’évacuation ordonnée par le préfet du Nord en septembre 2017 du campement de Grande-Synthe, effectuée sans aucune base légale, TA Lille, 7 mars 2019, n° 1709974 et 1802830. 11 Il y a eu trente démantèlements de camps de migrants à Paris entre le 2 juin 2015 et le 4  novembre 2016, voir le rapport d’observation du Défenseur des droits, « Démantèlement des campements et prise en charge des exilés, CalaisStalingrad (Paris) », décembre 2016, p. 12. 12 Voir notamment  : « Rapport sur les violences à Calais. Pratiques abusives et illégales des forces de l’ordre, (observations et témoignages du 1er  novembre 2017 au 1er  novembre 2018) », Rapport interassociatif disponible sur le site de L’Auberge des migrants, décembre  2018 ; Conseil de l’Europe, « Rapport du 17  février  2015 par N.  Muižnieks suite à sa visite en France du 22 au 26 septembre 2014 », spéc. § 66 sq ; Human Rights Watch, « France : les migrants et les demandeurs d’asile victimes de violence et démunis », 20 janvier 2015 ; Défenseur des droits, Décision MDS  2011‑113, loc. cit. ; Défenseur des droits, « Exilés et droits fondamentaux  : la situation sur le territoire de Calais » ; rapports d’octobre 2015 ; « Calais : cette frontière tue. Rapport d’observation des violences policières à Calais depuis juin  2009 », Calais Migrant Solidarity, 2011 ; « Calais, la violence de la frontière. Mission d’enquête à Calais et à Paris 25 janvier-2 février 2010 », 2010, REMDH, FIDH, AEDH et Gadem ; Migreurop, « Calais et le nord de la France  : zone d’errance, porte de l’Angleterre », in « Les Frontières assassines de l’Europe », rapport, 2009 ; CFDA, « La loi des “jungles” », loc. cit.

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dématérialisés, de délais de recours intenables, d’interprètes défaillants, de médecins dépendants du ministère de l’Intérieur et de juges siégeant sur écran vidéo dans des Algécos mitoyens des centres de rétention. Les règles qui s’appliquent aux diffé‑ rentes catégories d’étrangers –  de même que les dispositions permettant de les cataloguer comme « réfugié », « étranger en situation irrégulière » ou « demandeur d’asile »  – se caracté‑ risent à la fois par leur extrême complexité et l’immense latitude laissée à l’administration. En pratique, les personnes étrangères doivent composer avec une législation hyperrestrictive et des procédures draconiennes tandis que l’administration conserve par différents biais un pouvoir largement discrétionnaire.

Clochardisation et violations de la loi avalisées par les juges Selon l’Office français de l’immigration et de l’intégra‑ tion (OFII) –  l’agence gouvernementale chargée de gérer les immigrés en situation régulière et les demandeurs d’asile –, au moment de la destruction finale de la « Jungle » de Calais en octobre 2016, près de la moitié des personnes expédiées par bus vers des centres d’hébergement d’urgence avaient déjà déposé une demande d’asile en France. Autrement dit, ces centaines de personnes expulsées du bidonville et éparpillées dans des camps de vacances désaffectés avec pour consigne de « recon­ sidérer leur projet migratoire » auraient dû, depuis longtemps, en tant que demandeurs d’asile, être hébergés et accueillis dans des centres spécialisés où, avec l’aide des travailleurs sociaux, elles auraient pu étoffer leur dossier. Actuellement, moins de la moitié des demandeurs d’asile ont une place dans ces fameux centres d’accueil de demandeurs d’asile (Cada), « centres d’accueil » dédiés prévus par la loi. Les autres sont hébergés et placés sous contrôle 13 dans une myriade de dispositifs low cost –  sans accompagnement ni social ni juridique  – ou contraints 13 L’hébergement même de seconde zone des demandeurs d’asile est de plus en plus directif  : si les personnes quittent sans justification l’hébergement, voire la région, qui leur est affectée, elles perdent le droit à la petite allocation que l’État leur verse pour vivre. En effet, depuis une circulaire de 1991, les demandeurs d’asile ne peuvent exercer une activité salariée.

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de vivre dehors, dans les bois ou en ville dans des conditions terribles. Le manque de place structurel du « dispositif d’héber‑ gement des demandeurs d’asile » est voulu : il s’agit de « gérer les flux » et d’éviter l’« appel d’air ». La haute administration est convaincue qu’en maltraitant les personnes, elle en dissuade certaines de venir et en contraint d’autres à fuir (c’est-à-dire à « repenser leur projet migratoire »)… Le ministère de l’Intérieur s’organise également en amont dans le but d’entraver le dépôt des demandes d’asile par les exilés de façon à les maintenir « en situation irrégulière », dans les limbes de la procédure, à la merci de la police et d’un placement en rétention administrative. En région parisienne, il faut souvent plusieurs mois avant de réussir à joindre la plate‑ forme téléphonique payante et structurellement saturée, passage obligé avant le dépôt de toute demande 14. Saisi en référé par dix associations, le tribunal administratif de Paris a dû reconnaître « la constitution de “files d’attente virtuelles” composées de la cohorte des demandeurs d’asile ne parvenant pas à obtenir une réponse de la plateforme ». Pour autant aucune injonction n’a permis d’améliorer significativement la situation. Ainsi, contre les personnes exilées, la procédure d’asile est un parcours du combattant  : l’administration se réserve toute latitude pour enregistrer ou non leurs demandes et, le cas échéant, pour leur octroyer, comme la loi l’y oblige, une place dans un centre d’hébergement. Avec l’assentiment des juges administratifs, l’État a mis sur pied une véritable machine à clochardiser les personnes exilées.

Protection des jeunes en danger : de la sélection biologique au fichage généralisé Pour illustrer encore la toute-puissance de l’administration dans le domaine des migrations et en particulier le caractère totalement arbitraire du tri qu’elle opère entre les personnes étrangères, il faut s’intéresser au sort réservé aux jeunes exilés qui arrivent seuls en France. En droit, les mineurs étrangers jouissent d’un statut juridique particulièrement favorable et 14 Tribunal administratif, Paris, 13 février 2019, n° 1902037/9, Gisti et autres.

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protecteur puisqu’ils n’ont pas besoin d’autorisation de séjour pour vivre en France. Autrement dit, les étrangers de moins de dix-huit ans ne sont jamais en « séjour irrégulier » et ne peuvent donc pas, en principe, faire l’objet d’une procédure d’expulsion. Par ailleurs, le jeune étranger qui se trouve seul en France, sans famille, relève du régime ordinaire de la protec‑ tion de l’enfance  : comme tout mineur en danger, il doit être mis à l’abri par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) qui, sur décision de justice, organise ensuite son hébergement et son accès à l’éducation. Seulement, depuis que l’administration a observé l’arrivée de « mineurs étrangers isolés » vers la fin des années  1990, celle-ci déploie une énergie considérable pour laisser ces jeunes à la rue 15. Assez rapidement, les départements les plus « touchés » ont mis en place des « cellules d’évalua‑ tion spécifiques » censées vérifier que les jeunes étrangers qui demandent de l’aide relèvent bien de la protection de l’enfance, c’est-à-dire qu’ils sont effectivement mineurs et isolés. Puisqu’il est quasiment impossible de contester leur isolement, c’est la condition de minorité qui sert d’ancrage à une politique publique raciste particulièrement brutale. L’âge du jeune est ici doublement déterminant. Si, en tant que mineur, il a droit à une protection, en tant que majeur, il devient un étranger en situation irrégulière, susceptible d’être enfermé puis expulsé du territoire. En général, après un unique entretien d’une heure où l’étranger est interrogé sur son état civil, sa vie au pays, les circonstances de sa venue en France, l’évaluateur mandaté par le département « apprécie si le jeune peut ou non avoir l’âge qu’il affirme avoir 16 ». Pendant plusieurs années, les pratiques de tri les plus infâmes ont eu cours à Paris où l’apparence physique des jeunes – des « traces de maquillage et des ongles fraîchement 15 Comme l’explique Jean-François Martini, les départements « touchés » se sont très vite montrés hostiles à « cette population », alors même que les jeunes n’étaient qu’une poignée sur l’ensemble du territoire, ce qui montre que cette politique discriminatoire n’est qu’en partie due aux difficultés budgétaires des collectivités territoriales. Jean-François Martini et Karine Parrot, « Jeunes étrangers isolés  : l’impossible preuve de la minorité », Recueil Dalloz, n°  26, 14 juillet 2016, p. 1549. 16 Circulaire du 31 mai 2013 relative aux modalités de prise en charge des jeunes isolés étrangers : dispositif national de mise à l’abri, d’évaluation et d’orienta‑ tion, NOR : JUSF1314192C BOMJ n° 2013‑06 du 28 juin 2013, annexe I, p. 7.

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vernis »  – a servi à contester leur minorité. Le Défenseur des droits, saisi d’une quarantaine de cas individuels, a fustigé les nombreuses incohérences émaillant les fiches d’évaluation qui « contiennent des stéréotypes et assertions relevant du jugement de valeur » 17. Il décrit aussi comment tour à tour, l’assurance d’un jeune dans son récit sera jugée suspecte et le récit sera évalué comme stéréotypé, ou lorsque le jeune hésite ou est confus, cela sera, là encore, jugé suspect et peu crédible 18.

On retrouve ici les objections classiquement opposées aux demandeurs d’asile. Dès les années 2000, certaines cellules d’évaluation ont solli‑ cité les parquets pour qu’ils ordonnent la réalisation de tests osseux afin d’établir l’âge des jeunes concernés. La méthode employée, celle de « Greulich et Pyle », consiste à radiographier la main et le poignet gauches de l’étranger puis à comparer les clichés à ceux référencés dans un atlas établi en 1935 aux États-Unis sur une « population blanche ». Mise au point pour déceler certaines anomalies de croissance, cette technique qui comporte une marge d’erreur estimée de deux à trois ans a été largement utilisée pour décréter les jeunes majeurs et les remettre à la rue 19. D’après la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), « plusieurs auditions ont fait apparaître que des jeunes, en particulier les plus de seize ans, subissent parfois plusieurs expertises jusqu’à l’établissement de leur majorité 20 ». Il est également fait usage de radiographies dentaires  : des médecins ont ainsi estimé l’âge de personnes étrangères comme les marchands établissaient jadis l’âge des chevaux, en examinant leur dentition. Certains praticiens ont également rendu les expertises demandées sur la base d’exa‑ mens pubertaires. Dans cette hypothèse, c’est la mesure de la 17 Décision du Défenseur des droits n° MDE/2014‑127, 29 août 2014, p. 10. 18 Ibid. 19 Pour les détails et l’ensemble des critiques adressées par les différentes instances nationales et internationales, lire Jean-François Martini, « À l’épreuve du rayon X », Plein Droit, n° 85, 2010. 20 Commission nationale consultative des droits de l’homme, Avis sur la situation des mineurs isolés étrangers présents sur le territoire national, Assemblée plénière, 26 juin 2014, pt. 11.

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taille des testicules ou des glandes mammaires qui permet finale‑ ment au département de se débarrasser du jeune. Si une loi de mars 2016 relative à la protection de l’enfant interdit formelle‑ ment ce dernier procédé, la Cour de cassation a fait voler en éclats fin 2018 les dispositions du même texte qui faisaient mine d’encadrer le recours aux examens osseux 21. Il n’est pas rare non plus que les départements opposent des refus de prise en charge aux jeunes de dix-sept ans – ou évalués comme tels  – au motif « que le temps éventuellement passé dans le dispositif de protection de l’enfance ne leur permettrait pas d’élaborer un projet de vie suffisamment solide 22 » pour être régularisés une fois majeurs. Pour compléter ce sombre tableau, il faut aussi évoquer la façon dont les départements organisent l’« accueil » au rabais de ceux qu’ils consentent à reconnaître comme mineurs. Les jeunes croupissent le plus souvent dans des foyers ou des hôtels, hébergements réputés provisoires qui s’éternisent, sans accès garanti au collège ou au lycée faute d’accompagnement et de places suffisantes dans les classes dédiées aux élèves non francophones. Il n’est pas rare que les jeunes soient mis à la porte de leur foyer le jour de leurs dix-huit ans, jetés à la rue, même en plein hiver. Face à des pratiques aussi brutales, les personnes visées devraient pouvoir saisir un juge en mesure de rappeler l’admi‑ nistration à l’ordre. L’« État de droit », dont les dirigeants occidentaux se gargarisent, repose notamment sur ce contrôle du juge censé garantir que l’administration et les agents de l’État respectent eux aussi les règles en vigueur. Mais, en l’espèce, les juges ont littéralement abandonné les mineurs isolés étrangers. Alors même que les décisions contestées –  celles de non-prise en charge – sont des décisions administratives, le juge adminis‑ tratif – par la voix du Conseil d’État – a refusé d’examiner les demandes des jeunes arbitrairement déclarés majeurs au motif que les intéressés sont mineurs et donc incapables d’agir en justice 23 ! Exclus de la protection car déclarés majeurs par le 21 Dans un arrêt du 3 octobre 2018, première chambre civile, n° 18‑19442. 22 Décision du Défenseur des droits n° MDE/2012‑179, 21 décembre 2012, p. 12. 23 CE, 30  décembre 2011, n°  350458 et CE, 1er  juillet 2015, 386769. Le juge administratif a fini par céder sur un point, celui de l’hébergement d’urgence, considérant qu’il existait des « circonstances particulières » justifiant d’admettre

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département, les étrangers sont dans le même temps privés de l’accès au juge administratif en tant que mineurs… Quant aux juges des enfants (juges judiciaires), ils ont progressivement infléchi leur position sous la pression des services départementaux. Dans un premier temps, les juges saisis par les jeunes ont globalement fait respecter la loi, celle qui donne crédit aux documents d’état civil étrangers et, lorsque le jeune était muni d’un document officiel établissant son âge, les magistrats refusaient de tenir compte des tests osseux et autres expertises biologiques et ordonnaient au département de prendre en charge le mineur. Mais, au fur et à mesure que le nombre de jeunes a augmenté et avec lui les protestations des départements, les juges des enfants, eux-mêmes davantage sollicités, se sont montrés de plus en plus suspicieux vis-à-vis des documents étrangers présentés par les jeunes et ont progressi‑ vement modifié leur interprétation de la loi. Depuis quelques années, la moindre bizarrerie sur un document officiel permet d’écarter l’acte et de justifier le recours à une nouvelle exper‑ tise biologique. Désormais, même en présence de documents authentifiés par le bureau de la fraude documentaire –  qui relève de la police aux frontières –, le jeune n’est pas sûr d’être finalement tenu pour mineur et d’être ainsi pris en charge par l’aide sociale à l’enfance. Dans une affaire emblématique, la cour d’appel de Paris a récemment avalisé les suspicions sans fin de l’administration en considérant que « si l’authenticité des documents produits semble certaine, ils ne peuvent cependant pas, étant démunis de photo, être rattachés de façon certaine à sa personne et faire preuve de son identité 24 ». Mais, puisque seule une petite minorité de jeunes sont en possession de documents d’identité avec photo, comment les autres sont-ils censés établir leur minorité ? Sans parler des jeunes, nombreux, qui ne disposent d’aucun document d’état civil…

la capacité à agir d’un mineur isolé étranger pour obtenir un hébergement d’urgence face à l’inertie totale du département qui refusait de le prendre en charge malgré la décision de placement émanant du juge judiciaire, CE, 12 mars 2014, n° 375956. 24 Cour d’appel de Paris, 5 mars 2013, RG n° 12/19907.

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Le Parlement, voiture-balai de l’administration Aux violences policières systématiques et aux violences administratives avalisées par les juges s’ajoute le renforcement continu des lois qui « courent » souvent après les pratiques illégales de l’administration. De ce point de vue, l’enfermement administratif des étrangers est un exemple topique. Dans sa forme « moderne », cette pratique débute sur le port de Marseille au lendemain de l’indépendance de l’Algérie  : sous couvert d’un contrôle sanitaire, les autorités françaises postées à la descente des bateaux en provenance d’Alger refusent l’accès au territoire aux hommes jugés « inaptes » et les enferment un ou deux jours dans un vieux hangar du port, en attendant de les expulser. Pendant près de quinze ans, des milliers d’étrangers sont ainsi enfermés de manière arbitraire dans une « prison clandestine de la police française 25 ». Malgré les luttes militantes et le scandale qui éclate en 1975, le hangar ne ferme que plusieurs années après la légalisation de l’enfermement administratif des étran‑ gers qui intervient en 1981. Depuis cette date et la première loi qui autorise donc le préfet à enfermer une personne étran‑ gère « en vue de préparer son éloignement », la pratique n’a cessé de se développer. Chaque année, 50 000  personnes sont enfermées faute de droit au séjour et pour une durée maximale qui atteint désormais trois mois, autant dire une petite peine de prison. L’enfermement administratif, longtemps brandi comme un outil – notoirement inefficace – de lutte contre l’immigration dite « irrégulière », est depuis 2018 utilisé aussi à l’encontre des « demandeurs d’asile » qu’il s’agit officiellement de « répartir » entre les États européens, en application du mécanisme Dublin. D’abord en violation puis en application de la loi, les préfets enferment chaque année des milliers de personnes, officiellement pour les expulser par avion vers l’Italie, l’Allemagne ou la Hongrie afin que leur demande de protection internationale soit examinée par l’« État compétent », celui où elles ont laissé pour la première fois leurs empreintes digitales (étant entendu que d’autres exilés sont renvoyés vers la France en application du même mécanisme 25 Alex Panzani, Une prison clandestine de la police française (Arenc), Maspero, « Cahiers libres 305 », Paris, 1975.

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Dublin 26). Parfois, ces personnes étrangères sont accompagnées d’enfants, parfois elles sont malades, parfois, comme c’est le cas pour les expulsions vers l’Italie, il est de notoriété publique que leur demande d’asile ne sera jamais traitée et qu’à leur arrivée les personnes ainsi « transférées » seront jetées à la rue, assignées à un nouveau cycle d’illégalité-clochardisation-violence. Ainsi, la loi accompagne – souvent avec un temps de retard sur les pratiques administratives – le durcissement constant des politiques répressives. Pour satisfaire aux canons de l’État de droit, le juge judiciaire –  gardien constitutionnel de la liberté individuelle – apparaît à différents stades de la procédure d’enfer‑ mement et d’expulsion mais de nombreuses règles procédurales, d’apparence technique, lui interdisent en pratique de protéger efficacement les personnes étrangères. Le juge, « empêcheur d’expulser tranquille », a été comme phagocyté par les projets de loi successifs. Progressivement, sous la coupe d’une Cour de cassation largement acquise à la nécessaire « gestion des flux » migratoires, les magistrats ont assez souvent renoncé à se battre contre l’administration et pour les droits des personnes étrangères. La clochardisation et l’enfermement des demandeurs d’asile comme les mauvais traitements infligés aux jeunes exilés sans famille montrent qu’au-delà des catégories juridiques et des quelques régimes protecteurs encore prévus par le droit, c’est une politique d’État répressive et généralisée qui est menée contre les étrangers. Aux ordres de l’exécutif, chacun à leur manière, préfets, policiers et guichetiers trient, criminalisent et précarisent les personnes étrangères jugées indésirables. En 26 Ainsi, chaque année, les États établissent un « solde » de leurs « transferts Dublin ». En 2017, alors que l’État français place plus de 40 000 demandeurs d’asile en procédure Dublin, 2 600  personnes sont expulsées (« transferts sortants ») vers l’État européen « responsable » de leur demande (982 vers l’Italie, 869 vers l’Allemagne, 138 vers l’Espagne…). Dans la même période, la France a récupéré 1 600  étrangers (« transferts entrants ») expédiés par l’Allemagne, le Benelux, la Suisse, l’Autriche ou encore la Suède. Bilan donc de la « machine Dublin » en 2017  : la France s’est officiellement délestée de 1 000 demandeurs d’asile. C’est d’ailleurs la première année que le solde est si « important » : l’année précédente, il s’élevait à trente-six personnes… Voir sur le site de la Cimade l’exploitation très claire des données officielles fournies par l’Europe (Eurostat) sur la base des informations elles-mêmes fournies par les États membres : .

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cas de besoin, si la violation du droit est trop ouvertement mise en évidence, le « législateur » – sujet fantasmagorique qui pour l’essentiel se contente d’avaliser les textes gouvernementaux  – intervient pour légaliser une nouvelle étape dans l’escalade de la violence et du mépris. À son échelle, le droit interne sert in fine de caution à des pratiques d’une violence inouïe, des pratiques de tri et d’enfermement arbitraires des personnes. Les conven‑ tions internationales d’inspiration humaniste signées après la Seconde Guerre mondiale sont traitées comme de vagues décla‑ rations de principe et violées de façon structurelle et massive par les États signataires. La Convention de Genève en particulier, qui oblige les États à examiner les demandes d’asile de celles et ceux qui parviennent sur leur territoire, est profondément remise en cause par un droit européen comptable et désincarné. Les visas exigés pour pénétrer dans l’espace Schengen ferment les voies légales d’accès à l’Europe et obligent les candidats et les candidates à l’exil à risquer leur vie dans le désert et en mer. Depuis le début des années 2000 et la mise en application de cette politique de fermeture des frontières, près de 40 000 personnes sont mortes noyées en Méditerranée. Les dirigeants des États européens font mine d’ignorer que les textes restrictifs qu’ils adoptent sont à l’origine de ces drames et ils invoquent la « nécessaire » gestion des flux migratoires et le principe « bien établi en droit interna‑ tional » selon lequel les États sont libres de décider quels étran‑ gers admettre sur leur territoire. Mais, au fil du temps et des vies humaines détruites, le vernis juridique et démocratique vole en éclats. En février 2019, la France annonce qu’elle va faire cadeau de six bateaux de guerre aux garde-côtes libyens qui, pour le compte des États européens, interceptent les exilés en mer pour les ramener en Libye où ils sont livrés aux milices, emprisonnés de manière arbitraire, battus, violés, torturés. Saisi par plusieurs associations, le tribunal administratif de Paris a préféré se déclarer incompétent en refusant d’examiner une décision qui relève de la « conduite des affaires extérieures de la France 27 ». 27 Tribunal administratif de Paris, 10  mai 2019, n°  1908601/9. Voir le commu‑ niqué commun des huit associations  : « L’État français livre des bateaux à la Libye : des ONG saisissent la justice ! », Amnesty international, 25 avril 2019.

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On entend dire ici où là que l’État de droit est en danger, voire qu’il n’y a plus d’État de droit. On peut aussi considérer que l’État de droit fonctionne comme il se doit, qu’il permet –  pour combien de temps encore ?  – de sauvegarder l’ordre établi des privilèges de richesse et de naissance. Pour aller plus loin Annalisa Lendaro, Claire Rodier et Youri Lou Vertongen, La Crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances, La Découverte, Paris, 2019. Danièle Lochak, Étrangers  : de quel droit ?, PUF, Paris, 1985. Version PDF disponible gratuitement sur le site du Gisti  : . Gisti, Faillite de l’État de droit ? L’étranger comme symptôme, Autrement, « Penser l’immigration », Paris, 2017. Gisti, Précarisation du séjour, Régression des droits, Autrement, « Penser l’immigration », Paris, 2016. Karine Parrot, Carte blanche. L’État contre les étrangers, La Fabrique, Paris, 2019.

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LES SERVICES DE SANTÉ : LIEU D’UN RACISME MÉCONNU Marguerite Cognet in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 74 à 86 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

Les services de santé : lieu d’un racisme méconnu Marguerite Cognet

La pandémie de covid-19 et ses conséquences dramatiques ont contribué à mettre sur le devant de la scène politicomédiatique la question des inégalités de santé, ou plutôt des inégalités sociales de santé. Celles-ci se manifestent par des risques de prévalence 1 et de mortalité variables entre les diffé‑ rentes catégories de population. Tant aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne ou au Canada, les chiffres attestent de taux de morbidité 2 et de surmortalité plus élevés parmi les minorités ethnoraciales 3 et ce, après contrôle d’autres facteurs pouvant avoir des incidences, comme le sexe, l’âge et le contexte socio­ économique local 4. Il semble que ces données persistent même 1

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La prévalence désigne le nombre de cas pour une maladie dans une popula‑ tion donnée à un moment précis. Par exemple, le nombre total de personnes diagnostiquées pour la covid-19 à la date du 11  mai 2020, sur l’ensemble de la population résidente sur la métropole française (définie comme population à risque). Le taux de prévalence diffère du taux d’incidence qui, lui, mesure le nombre de nouveaux cas observés d’une pathologie pendant une période donnée (par exemple, le nombre de nouveau cas de covid-19 enregistrés entre le 12 mai et le 22 juin 2020). L’incidence (nouveaux cas) ou la prévalence (la somme de tous les cas) sont deux façons d’exprimer la morbidité d’une maladie dans une population donnée. Voir, entre autres, « The color of coronavirus. Covid-19 deaths analyzed by race and ethnicity in the US », APM Research Lab, 10  juin 2020   ; Estelle Carde, « La covid-19 creuse les inégalités d’aujourd’hui, mais aussi celles de demain », TheConversation.com, 27 mai 2020. En Angleterre, les personnes d’origine bangladaise avaient environ deux fois plus de risques de mourir de la covid-19 que les personnes d’origine britannique blanches. Les personnes d’origine chinoise, indienne, pakistanaise, les autres Asiatiques, les Caribéens et autres personnes noires avaient entre 10 % et 50 % plus de risques de décès par rapport aux Blancs britanniques. Cf. Public Health

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après contrôle des facteurs cliniques de comorbidité (diabète, HTA, insuffisance respiratoire notamment) 5. Les écarts persis‑ tants entre minorités ethnoraciales et population majoritaire blanche seraient en grande partie dus à leurs situations sociopro‑ fessionnelles respectives. Plus souvent employées dans le secteur des services (agents de nettoyage, des transports, des restau‑ rations rapides,  etc.) et des petits boulots des autres secteurs (journaliers, ouvriers du BTP, etc.), les personnes racisées sont aussi les plus exposées. Leurs difficiles conditions de travail se doublent d’une précarité économique. Elles vivent en majorité dans des quartiers défavorisés marqués par le surpeuplement et doivent plus souvent que les populations plus aisées recourir aux moyens de transport collectifs. Leur accès aux biens de première nécessité et aux soins médicaux est également restreint. Bref, leur surreprésentation dans les positions les moins favorisées sur l’échelle sociale les rend manifestement beaucoup plus vulné‑ rables à la covid-19 que la population majoritaire. Dans un article de mai  2020, le sociodémographe Patrick Simon et la sociologue Solène Brun appelaient à examiner la situation française où, là aussi, des écarts entre les territoires mettent en exergue le poids des « origines 6 ». Ainsi, même si la surmortalité liée à la covid-19 est générale sur l’ensemble du territoire et plus spécifiquement dans les régions les plus touchées par l’épidémie, la capitale et ses banlieues apparaissent très fortement concernées comme en témoigne les taux de surmortalité 7 (+  68,4 % à Paris, +  112,1 % dans les Hauts-deSeine, + 94,5 % dans le Val-de-Marne), en particulier en SeineSaint-Denis (+  123,4 %) 8, un département où les minorités

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England, « Disparities in risks and outcomes of Covid-19 », PHE Publications, Londres, juin 2020. Elizabeth Williamson et al., « OpenSAFELY  : factors associated with ­Covid-19-related hospital death in the linked electronic health records of 17 million adult NHS patients », medRxiv.org, 7 mai 2020. Solène Brun et Patrick Simon, « L’invisibilité des minorités dans les chiffres du coronavirus : le détour par la Seine-Saint-Denis », De facto/Institut Convergences migrations, 15 mai 2020. Comptabilisation du nombre de décès domiciliés sur les territoires à la date du 29 mai 2020 et survenus entre le 1er mars et le 30 avril 2020 rapporté aux décès observés sur la même période en 2019. Données de l’Insee, « Nombre de décès quotidiens », disponibles à l’adresse suivante : .

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ethnoraciales sont largement surreprésentées 9. La surmortalité au sein des populations socioéconomiquement défavorisées n’est pas une nouveauté en France. Les taux de prévalence et mortalité par sida ou tuberculose en témoignaient déjà. Nous savons depuis le xviiie siècle que les inégalités de santé reflètent les inégalités sociales. Ce sont les classes sociales défavorisées qui payent le plus lourd tribut à la covid-19 et, parmi elles, les catégories racisées et ethnicisées, surreprésentées, sont en tête de pont. Difficile cependant de distinguer la classe de la race, de déterminer le poids ultime des « origines » une fois contrôlé le facteur socio­économique. Devons-nous parler de racisme, de classisme ou d’une imbrication des deux concernant les chiffres de la covid-19 ? Pour l’heure, l’absence d’études complémen‑ taires nous invite à la prudence dans les interprétations. Ce que nous aborderons ici met en lumière un autre pan des inégalités sociales en santé où le racisme fait moins de doute. Il s’agit d’examiner si, en France, les populations ethnicisées et racisées accèdent aux services de santé et à des soins de qualité optimale au même titre que les majoritaires 10.

Le monde de la santé : un espace humaniste et empathique Depuis la reconnaissance officielle, à la fin des années 1990, de la réalité des discriminations raciales en France 11, nombreux sont ceux qui conviennent aujourd’hui que le racisme et les 9

En 2016, la population immigrée représentait 30 % des résidents du départe‑ ment alors qu’elle est de 9 % en France en moyenne. On compte parmi eux en très large nombre les originaires des pays d’Afrique et leurs descendants ainsi que de Turquie, soit les minorités les plus à risque de racialisation dans le contexte français. Voir Solène Brun et Patrick Simon, « L’invisibilité des minorités dans les chiffres du coronavirus », art. cit. 10 La notion de majoritaire entend ici définir les Français métropolitains nés de deux parents français métropolitains. À l’inverse, la notion de minoritaire regroupe les personnes mises en situation de subordination en raison des origines « étrangères » et, subséquemment, des différences que les majoritaires leur prêtent. Ce qui est central dans le concept de minorité, c’est le processus de minorisation qui caractérise une situation de domination. 11 Le 21  octobre 1998, Martine Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité du gouvernement Jospin, présente au Conseil des ministres le premier plan de lutte contre les discriminations en France.

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discriminations liées aux « origines » réelles ou supposées interviennent dans divers secteurs de la société française  : par exemple dans l’accès à l’emploi, au logement, ou encore à certains services ou ressources 12. Pour autant, le domaine de la santé bénéficie, avec celui de l’éducation, d’une représentation beaucoup plus favorable que d’autres espaces sociaux et, de ce fait, les discriminations y sont largement sous-examinées 13. Le secteur de la santé n’est pas perçu et ne se perçoit pas lui-même comme producteur d’inégalités et encore moins de pratiques racistes 14. La représentation dominante repose sur l’idée d’un engagement désintéressé des médecins comme des infirmières et des infirmiers 15, fondé sur une éthique humaniste tournée vers le mieux-être d’autrui, l’éducation et la guérison, et des principes universalistes et égalitaires, et est réaffirmée à chaque fois par les serments et les codes professionnels partagés par tout le corps soignant. Ces principes apparaissent comme un rempart suffisant pour prévenir tous préjugés racistes et pratiques discri‑ minatoires. Pourtant, le savoir médical entretient historiquement une relation étroite avec la racialisation des individus. On peut, avec Colette Guillaumin, rappeler que le racisme n’a pas besoin de la race pour exister 16 –  il est un rapport social de domination qui instruit les relations et rapports sociaux. Et, comme le précise, Véronique De Rudder « c’est le racisme qui a inventé la catégorie de “race”, et non la “race” qui a servi de point d’appui ou de prétexte au racisme 17 ». La médecine s’est, elle, 12 Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (dir.), Trajectoires et Origines. Enquête sur la diversité des populations en France, Ined éditions, « Grandes Enquêtes », Paris, 2015. 13 Marguerite Cognet et Fabrice Dhume, « Racisme et discriminations raciales à l’école et à l’université. Une réalité sous-estimée », AOC.media, 6 avril 2019. 14 Elizabeth McGibbon et Joyce Mbugua, « Race and racialization in health, healthcare, and nursing education » ; in Carol McDonald et Marjorie McIntyre (dir.), Realities of Canadian Nursing. Professional, Practice, and Power Issues, Wolters Kluwer Health, Philadelphie, 2019, p. 17‑31. 15 Voir le serment médical (version moderne du serment d’Hippocrate) prêté par tous les jeunes médecins au moment de leur entrée en fonction et le code déontologique de la profession infirmière. 16 Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Mouton, La Haye, 1972. 17 Véronique De Rudder, « Racisation », Pluriel Recherche. Vocabulaire historique et critique des relations interethniques, n° 6‑7, 2000, p. 111‑113.

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construite sur des catégories de race 18. Les regroupements tels que « Noirs », « Africains », « Blancs » ou « Caucasiens » ont instruit les catégories épidémiologiques et s’ancrent encore dans des représentations et préjugés susceptibles d’affecter les pratiques des équipes de soins 19. Cela n’implique pas pour les acteurs du soin une conscience du caractère arbitraire de ces catégorisations ni de leur effet pervers. À leurs yeux, le racisme et les discriminations raciales dans le domaine de la santé ne sont pas liés aux représentations des soignants. Ils constitue‑ raient plutôt des réponses aux agissements inappropriés, voire hostiles, d’usagers envers les personnels 20. Ainsi, la difficulté à reconnaître l’existence du racisme et des discriminations dans les organisations de santé, à quelque niveau que ce soit, tient à la fois à la spécificité du milieu social et professionnel, et à l’idée de ce qu’est le racisme.

Quand les faits contredisent les représentations Malgré les valeurs portées par les acteurs et actrices du secteur médical et paramédical, le racisme et la discrimination sont observables dans deux espaces-temps d’un continuum de soins : l’accès primaire aux soins de santé et l’accès secondaire. Le premier renvoie d’une part à l’accès théorique, c’est-à-dire au droit d’accès aux soins (soit les droits ouverts en fonction du type d’assurance maladie), et d’autre part à l’accès réel, qui désigne plus spécifiquement le véritable accès aux services de santé et aux médecins. Ce dernier questionne par exemple l’accessibilité géographique ou l’accueil différenciés des bénéfi‑ ciaires de la couverture maladie universelle (CMU) ou de l’aide médicale d’État 21 (AME) relativement à celui des assurés du 18 Claude-Olivier Doron, « Race et médecine  : une vieille histoire », Médecine/ Sciences, vol. 29, n° 10, octobre 2013, p. 918‑922. 19 Birgitta Essén, Birgit Bödker, Nils-Otto Sjöberg, Jens Langhoff-Roos, Gorm Greisen, Saemundur Gudmundsson et Per-Olof Östergren, « Are some perinatals deaths in immigrant groups linked to suboptimal perinatal care services ? », BJOG, vol. 109, n° 6, 2002, p. 677‑682. 20 Marguerite Cognet, « Quand l’infirmière est noire. Les soins et services de santé dans un contexte raciste », Face à face. Regards sur la santé, n° 6, 2004. 21 Cette aide, qui offre un accès à un panier de soins réduit, est spécifique aux étrangers en situation irrégulière résidant en France depuis plus de trois mois

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régime général. L’accès secondaire renvoie plutôt à la qualité des soins donnés 22, à leur degré d’optimalité 23. Plusieurs études ont révélé l’existence de discriminations et de pratiques racistes au niveau de l’accès primaire aux soins. Des enquêtes menées peu après la réforme de l’AME et de l’assurance maladie instituant la CMU 24 ont ainsi montré que les bénéficiaires de ces types d’assurance maladie, parmi lesquels les immigrés et leurs enfants sont surreprésentés 25, avaient plus de difficultés à faire valoir leurs droits aux prestations et à être reçus par les médecins que les assurés du régime général 26. En 2006, une enquête diligentée par Médecins du Monde rappor‑ tait que 37 % des généralistes conventionnés en secteur 1 – soit ceux ne pratiquant pas de dépassements d’honoraires – avaient refusé des soins aux patients porteurs d’AME ; ce taux montait à 59 % chez les généralistes secteur 2 27. Une autre étude confir‑ mait que le refus de soins aux porteurs de CMU était également plus courant parmi les médecins exerçant en secteur  2 28. Ces mêmes patients couraient également beaucoup plus de risques de se voir refuser ou retarder des soins en s’adressant à un médecin spécialiste ou à un dentiste (41 % de refus chez les premiers 29 et 39,1 % chez les seconds). Tout récemment, une

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et n’ayant pas de ressources supérieures à un plafond fixé annuellement (752,67 €/mois en 2020). La qualité des soins est entendue ici comme l’ensemble des actes de soin, des prescriptions, de l’administration des traitements et des recommandations que les personnes reçoivent au cours d’une maladie. Birgitta Essén et al., « Are some perinatals deaths in immigrant groups linked to suboptimal perinatal care services ? », art. cit. Voir la loi 99‑641 du 27 juillet 1999 relative à la couverture maladie universelle entrée en vigueur le 1er janvier 2000. Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (dir.), Trajectoires et Origines, op. cit. Comede, « La santé des exilés », rapport d’activité et d’observation, Le KremlinBicêtre, 2006. Médecins du Monde, « Je ne m’occupe pas de ces patients », enquête réalisée par la Coordination France, Paris, 2006. 16,7 % en secteur 2 pour seulement 1,6 % des généralistes en secteur 1. Voir Caroline Desprès et Michel Naiditch, « Analyse des attitudes de médecins et de dentistes à l’égard des patients bénéficiant de la couverture maladie universelle. Une étude par testing dans six villes du Val-de-Marne », étude commanditée par le Fonds CMU, 2006. Avec quelques différences de taux selon les spécialités : 33,3 % des ophtalmo‑ logues, 40,9 % des pédiatres, 50 % des psychiatres, 44,4 % des gynécologues.

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nouvelle étude de type testing 30, soit des enquêtes en condi‑ tions réelles, a confirmé des discriminations en raison des origines, appréhendées par la consonance du patronyme, et de la vulnérabilité économique, évaluée par la détention d’une complémentaire CMU (CMU-C) ou d’une aide au paiement d’une complémentaire santé (ACS). Les résultats de l’enquête montrent que les refus de soins discriminatoires sont explicites et directs  : plus d’un cabinet sur dix en secteur  1 refuse de recevoir les personnes en raison de leur situation sociale et de leurs origines, taux encore plus élevé chez les professionnels du secteur 2. Au total, 42 % des patients bénéficiaires de la CMU-C ou de l’ACS n’ont pas eu accès à un rendez-vous lors de ce test. Les psychiatres accusent les taux de refus les plus élevés (15 %), suivis par les gynécologues (11 %) et les dentistes (9 %). Ces études ont révélé que les obstacles à l’accès primaire aux soins sont principalement liés à la méconnaissance de leurs droits de la part des usagers, à des difficultés administratives, à des barrières linguistiques, ainsi qu’à des discriminations du fait des origines réelles ou supposées ou du statut socioéconomique des patients. Ces discriminations se prolongent-elles une fois la consultation obtenue –  qu’il s’agisse de soins en cabinet de ville ou dans le monde hospitalier ? Qu’en est-il de la qualité des soins ? Sont-ils dispensés de la même manière pour tous et toutes ? Les critères sociaux ou ethniques ont-ils un impact sur le continuum des soins ?

Saisir le racisme et la discrimination dans le continuum des soins Les travaux portant sur l’accès secondaire aux soins de santé sont beaucoup moins nombreux 31 et ce n’est qu’assez récem‑ ment que des études ont été conduites sur ce qu’il se passe dans 30 Sylvain Chareyron, Yannick L’Horty et Pascale Petit, « Les refus de soins discriminatoires. Tests multicritères et représentatifs dans trois spécialités médicales », rapport de recherche réalisé à la demande du Défenseur des droits et du Fonds CMU-C, 2019. 31 Pierre Lombrail, Thierry Lang et Jean Pascal, « Accès au système de soins et inégalités sociales de santé. Que sait-on de l’accès secondaire ? », Santé, société et solidarité, n° 2, 2004, p. 61‑71.

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le cours des interactions entre des soignants et des soignés. Dans l’idéal soignant, a priori, tout usager des services de santé devrait être traité de manière égalitaire. Mais, au sein des services spécia‑ lisés, cette question est délicate tant les états de santé – risques relatifs aux antécédents d’un patient, réactions aux thérapeu‑ tiques – peuvent légitimement fonder un traitement différentiel entre deux individus malades. Aussi est-il utile de préciser qu’un traitement différentiel ne devient discriminatoire que si ce traite‑ ment est illégitime et arbitraire. Illégitime parce que sa justi‑ fication ne concorde pas avec l’objectif visé et les moyens mis en œuvre ; arbitraire parce que les orientations et les décisions thérapeutiques reposent sur des postulats, des critères subjec‑ tifs, des préjugés et/ou des stéréotypes. L’idée véhiculée dans les services de gynécologie d’une durée de gestation différente chez les femmes noires – appelée « terme ethnique » – donnant lieu à des protocoles spécifiques en est un exemple particu‑ lièrement révélateur 32. Dans les faits, les préjugés racistes des soignants appartenant au groupe majoritaire imprègnent, bon gré, mal gré, les relations de soin –  tant en milieu hospitalier qu’en consultation de ville. Les recherches menées en France démontrent que ces préjugés, s’ils ne remettent pas en cause l’accès aux soins minimaux, peuvent cependant en affecter forte‑ ment la qualité et modifier sensiblement les trajectoires théra‑ peutiques des patients en orientant les pratiques soignantes. Le racisme et les discriminations se manifestent le plus fréquemment à bas bruit dans les pratiques les plus courantes, banales et souvent impensées de la vie de tous les jours 33. C’est 32

33

Cette représentation qui consistait à considérer, sur la base d’une étude améri‑ caine, que les femmes noires avaient une gestation plus courte de cinq jours que toutes les autres femmes conduisait les soignants à déclencher leur accou‑ chements quitte à les césariser. Il a fallu attendre 2011 pour que le Collège national des gynécologues et obstétriciens français déclare que ces protocoles discriminants ne se justifiaient pas. Voir à ce sujet l’excellente thèse de Priscille Sauvegrain, « Différence de traitement et traitements différentiels. Les trajec‑ toires de soins des femmes “africaines” en maternité publique », sociologie, université Paris-Diderot Paris-VII, 2010. Voir aussi Priscille Sauvegrain, « La santé maternelle des “Africaines” en Île-de-France  : racisation des patientes et trajectoires de soins », Revue européenne des migrations internationales, vol. 28, n° 2, 2012, p. 81‑100. Philomena Essed, Understanding Everyday Racism. An Interdisciplinary Theory, Sage, Newbury Park, 1991.

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pourquoi ces dernières sont souvent inaperçues des profession‑ nels et parfois aussi des individus et groupes qui les subissent, lesquels peuvent être conduits à les euphémiser. Ceci est d’autant plus vrai en médecine qu’il est difficile pour une personne en soin de savoir ce qui est fait ou dit aux autres patients. Deux études illustrent la façon dont le racisme et les discriminations peuvent se manifester. La première a été conduite dans les années  1990 au sein d’un établissement de soins psychiatriques 34. Elle a mis au jour une augmentation assez marquée d’hospitalisations sous la contrainte de jeunes hommes issus de ce que l’on appelait alors la « deuxième génération d’immigrés » pour bien signi‑ fier l’extériorité supposée de ces jeunes à la nation française. La psychiatrie avait pour mission de les « contenir » à défaut de les « rééduquer » 35. Une fois hospitalisées, ces personnes auraient pu espérer recevoir un traitement de qualité égale à celui de n’importe quel autre patient présentant les mêmes symptômes. Or les préjugés qui affectaient ces jeunes « beurs » dans la société perduraient au sein des institutions de soin. Le racisme et les discriminations subis par ces patients allaient des vexations quotidiennes jusqu’à des privations de droits. Par exemple, ceux qui demandaient un régime casher ou hallal en étaient souvent privés. « J’en ai marre de ces Nord’Af [Africains du Nord], j’y comprends rien avec ces feuilles de régime » ; « Ils demandent leur régime quand ça les arrange. Ils sont rusés et tu te fais toujours avoir » sont des exemples de réflexions fréquemment entendues au sein des services. Les croyances religieuses, réelles ou supposées, des patients conduisent les services hospitaliers de psychiatrie –  mais nous l’avons égale‑ ment observé plus tard en médecine interne, en pneumologie et en endocrinologie  – à opérer des regroupements de tables ou de chambrées, organisant de facto une ségrégation. Mais les discriminations fondées sur les origines ne s’arrêtent pas là. En psychiatrie, cela se traduit par une administration nettement 34 Marguerite Cognet, Migrations, groupes d’origines et trajectoires. Vers une ethnicisation des rapports socioprofessionnels ?, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 1999. 35 Nous reconnaissons là l’anatomopolitique de Michel Foucault, développée dans Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975.

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plus fréquente de traitement par voie injectable alors qu’elle est essentiellement orale pour les majoritaires. Les soignants se justifient en invoquant des catégories raciales : « Ces patients-là, il faut qu’ils soient traités tout de suite. » Ceux qui sont identifiés comme « noirs » sont souvent réputés violents et les équipes s’en méfient. De là des contentions plus fréquentes. Ils sont par la suite davantage surveillés et les consultations post-hospitalisation se font davantage à l’hôpital qu’en ville. Les mêmes pratiques s’observent dans les services de maladies infectieuses. Nous avons comparé les trajectoires thérapeutiques d’une centaine de patients hospitalisés pour une sérologie positive au VIH échantillonnés à partir d’un ensemble de variables relatives à l’état de leur santé et à leur profil migratoire 36. Des différences de traitement ont pu être observées entre les patients majori‑ taires et minoritaires, dès la phase du dépistage et l’orientation en services spécialisés. Pour tous les majoritaires et les patients d’origine européenne, le dépistage s’est fait à leur demande. Pour les originaires du continent africain, en revanche, le dépis‑ tage a le plus souvent été effectué à l’initiative du médecin, parfois à leur insu, ce qui est contraire à la loi. Une fois le diagnostic posé, ces mêmes minoritaires sont le plus souvent dirigés par le praticien vers un service sans avoir été consultés sur le choix de l’établissement ni informés de la possibilité de demander confirmation du diagnostic à un autre médecin. Sans remettre en cause les compétences médicales et le fondement clinique ayant présidé à ces décisions, nous constatons qu’à cette étape de la maladie, les marges de négocia‑ tions sont, d’ores et déjà, bien différentes selon les origines des uns et des autres. La trajectoire thérapeutique des majoritaires procède des choix qu’ils font au fur et à mesure ; ils sont pensés comme des acteurs. Ce traitement différentiel se poursuit pendant toute la durée des soins. Soupçonnés de mal ou de ne pas prendre leurs médicaments, les patients minoritaires sont plus souvent dirigés 36

Marguerite Cognet, Sandra Bascougnano et Émilie Adam-Vezina, « Traitement différentiel dans les parcours thérapeutiques. Maladies infectieuses : Vih-sida, tuberculose », rapport de recherche, DREES-ministère de la Santé et de la Jeunesse, 2009.

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vers une consultation d’éducation à l’« observance 37 ». Les analyses statistiques, après contrôle de toutes les autres variables (comme le sexe, l’âge, mais aussi les résultats des examens cliniques), ont révélé que les individus nés ou dont les deux parents sont nés dans un pays d’Afrique subsaharienne avaient cinquante-huit fois plus de risques d’être mis sous surveillance d’observance que la population majoritaire. Ce risque était seize fois plus élevé pour les personnes originaires du Maghreb. De même, l’inclusion dans des protocoles de recherches cliniques (essais thérapeutiques pour de nouvelles molécules ou nouveaux traitements antirétroviraux, études de cohorte, études physio‑ pathologiques ou épidémiologiques) est largement déterminée par cette variable, puisqu’elle est quasiment le privilège des seuls majoritaires  : 100 % d’entre eux participent au moins à une étude, notamment à des essais thérapeutiques pour de nouveaux traitements. Seuls 20 % des hommes nés dans un pays d’Afrique subsaharienne ou enfants de parents nés dans l’un de ces pays ont pu participer à ce type de protocole. Quant aux femmes issues de cette même région du monde, elles ne sont incluses dans des études de cohorte que si elles sont enceintes, pour surveillance fœtale. Pour les personnes originaires du Maghreb, hommes ou femmes, ce pourcentage n’atteint que 10 %. Autrement dit, la prédiction de la mise sous surveillance d’observance ou de l’inclusion dans un nouvel essai thérapeu‑ tique est très fortement déterminée par l’origine supposée des patients. En réponse aux demandes d’explicitation de ces résultats, les médecins avancent plusieurs arguments. Ils considèrent par exemple que participer à une recherche clinique – ce qui peut être assez contraignant, notamment dans le cas des essais théra‑ peutiques où il faut suivre strictement une posologie, se prêter à des contrôles de dosage, suivre un régime, etc. – nécessite de faire preuve de très bonnes capacités d’observance. Si ceux qu’ils 37

En théorie, une telle décision s’appuie sur des résultats d’analyse de marqueurs (charge virale, taux de CD4 qui sont des globules blancs qui servent à la défense immunitaire). Lors d’une infection VIH, le taux de CD4 s’abaisse. Mais aujourd’hui, de plus en plus de patients ont une charge virale indétectable et un taux de CD4 qui peut rester bas indépendamment de la prise d’antirétro­ viraux.

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catégorisent comme « africains » sont, disent-ils, « plutôt obser‑ vants », ils estiment toutefois qu’ils sont les plus « à risque » de ne pas ou ne plus l’être : « Les patients africains, ils ont tendance à partir, ils font un peu ce qu’ils veulent » ; « Ils consultent à l’africaine ». Aux côtés d’explications d’ordre socioéconomique (« Leur priorité, c’est trouver du travail, avoir des papiers »), les médecins attribuent à ces patients des capacités cognitives et culturelles stéréotypées (« Ça ne sert à rien de leur en parler [des recherches cliniques] parce que ce n’est pas dans leur culture »). Et au final, dans ces services comme en psychiatrie, les préjugés des médecins les amènent à vouloir « cadrer » ces patients : Pour ce genre de patients, moi, j’augmente en flèche le nombre de consultations. […] Je les fais venir beaucoup plus souvent que je ne devrais pour être sûr que tout est bien compris et suivi !

Les soignants adaptent ainsi leurs pratiques à l’endroit des patients en fonction de leurs origines réelles ou supposées, même s’ils n’agissent pas en ayant l’intention de faire subir un préjudice. Bien au contraire, ils disent et pensent souvent « faire au mieux ». Néanmoins, dans la mesure où ces adaptations prennent appui sur des catégories de « race » perçues comme objectives, elles conduisent effectivement à des traitements diffé‑ rentiels constitutifs de discriminations.

Un habitus soignant à déconstruire Si les soignants peuvent agir ainsi, c’est parce qu’ils disposent de ressources cognitives (des façons de penser et de classer, autrement dit, une représentation opératoire de la réalité à partir des perceptions, susceptible de guider les actions), et culturelles (comme les catégories « raciales » instruites par l’épi‑ démiologie). C’est aussi parce qu’ils disposent de ressources symboliques supérieures qu’ils peuvent se montrer, a priori, ouverts, généreux, vertueux et responsables. Leur conduite est enfin guidée par leur maîtrise des conditions organisationnelles (règles locales, organisation du service, etc.) et institutionnelles (textes juridiques, orientations des politiques publiques). Cet 85

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ensemble combiné de ressources permet aux soignants de penser comme ils pensent et de faire ce qu’ils font. Si, pour les besoins de l’analyse, les études empiriques doivent distinguer trois niveaux d’accès aux soins, les différentes voies par lesquelles le racisme et les discriminations raciales affectent le monde de la santé sont en réalité interconnectées et rendent compte de ce que Colette Guillaumin 38 dénonçait comme les faces pratique et matérielle du racisme. Les micro‑ logiques d’agression, d’exclusion, de discrimination et d’humi‑ liation, vécues comme autant d’expériences routinières 39, font système et s’articulent ainsi à des macrologiques plus structu‑ relles et parfois institutionnalisées (discriminations légales, etc.). Pour aller plus loin Marguerite Cognet, « Quand l’infirmière est noire. Les soins et services de santé dans un contexte raciste », Face-à-face. Regards sur la santé, n° 6, 2004. Birgitta Essén, Birgit Bödker, Nils-Otto Sjöberg, Jens Langhoff-Roos, Gorm Greisen, Saemundur Gudmundsson et Per-Olof Östergren, « Are some perinatals deaths in immigrant groups linked to suboptimal perinatal care services ? », BJOG, vol. 109, n° 6, 2002, p. 677‑682. Elizabeth McGibbon et Joyce Mbugua, « Race and racializa‑ tion in health, healthcare, and nursing education », in Carol McDonald et Marjorie McIntyre (dir.), Realities of Canadian Nursing. Professional, Practice, and Power Issues, Wolters Kluwer Health, Philadelphie, 2019, p. 17‑31. Dorothée Prud’Homme, « La racialisation en urgence. Représentations et pratiques des professionnels hospitaliers à l’égard des patients présumés roms (2009‑2012) », doctorat de science politique, université de Bordeaux, 2015. Ritchie Witzig, « The medicalization of race  : scientific legitimization of a flawed social construct », Annals of Internal Medicine, vol. 125, n° 8, 1996, p. 675‑679.

38 Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste, op. cit. 39 Philomena Essed, Understanding Everyday Racism, op. cit.

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DANS LES MARGES DE L’ÉCOLE Omar Slaouti in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 87 à 100 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

Dans les marges de l’école Omar Slaouti

En juin 2019, treize élèves du lycée Feyder d’Épinay-sur-Seine passant leur bac de français rédigent une tribune qu’ils publient dans Le Monde, intitulée « Sommes-nous moins français parce que nous vivons de l’autre côté du périphérique 1 ? ». En quelques lignes et sans que cela soit leur objet, ils et elles déconstruisent toutes les analyses stigmatisantes d’un ouvrage paru en 2002 Les Territoires perdus de la République, dirigé par l’historien Georges Bensoussan sous le pseudonyme d’Emmanuel Brenner 2. Nombre de responsables politiques, intellectuels, éditorialistes en font leur livre de chevet, y trouvant matière à parer leurs postures racistes d’habits qu’ils estiment vertueux. L’idée centrale de cet ouvrage qui fait fi de toute étude scientifique, et qui a bénéficié d’un succès populaire et d’une forte médiatisation, est que le racisme et le sexisme à l’école sont le fait de l’« exoculture » de certaines populations. Retournement des responsabilités, déni, argumentaire culturaliste… Les Territoires perdus de la République nie le fait que l’école reste un lieu de reproduction des inégalités sociales, mais aussi raciales. Ce que résument très clairement les treize lycéens d’Épinay-sur-Seine  : « L’école de la République ne réserve pas les mêmes conditions à la jeunesse de SeineSaint-Denis, aux fils et filles d’immigrés, aux pauvres qu’aux élèves des centres-ville. » Alors interrogeons l’école comme institution d’État avec ses mécanismes et sa gouvernance, avec 1 2

À lire sur le site du Monde : « Bac 2019 : “L’école de la République ne réserve pas les mêmes conditions à la jeunesse de Seine-Saint-Denis” », 21 juin 2019. Emmanuel Brenner (dir.), Les Territoires perdus de la République. Antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Mille et Une Nuits, Paris, 2002.

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ses rouages et ses agents, autrement dit : osons déconstruire le mythe républicain d’une école sanctuarisée à l’abri des inégalités structurelles et systémiques. Comment se traduisent les inégalités territoriales, sociales et raciales de notre société dans l’école ? Constate-t‑on des discriminations raciales propres à l’école dans l’évaluation, l’orientation, la diplomation ?

L’ethnicisation des territoires scolaires Comme le montrent plusieurs études, la ségrégation urbaine est davantage ethnique que socioéconomique 3. Dans certaines zones, les indices de ségrégation pour des populations spéci‑ fiques telles que les Turcs, les Africains subsahariens ou les Maghrébins atteignent jusqu’à 50 %  : cela signifie que si l’on voulait que les différents groupes soient distribués de façon homogène dans tous les quartiers de la ville, il faudrait que 50 % de ces populations changent de lieu de résidence. Cette ségrégation subie est liée aux discriminations ethnoraciales sur le marché du logement qui font qu’un candidat avec un nom renvoyant à une origine française a quatre fois plus de chances d’obtenir un logement donné qu’un candidat d’origine maghré‑ bine ou africaine, y compris dans l’accès aux logements sociaux du parc HLM 4. Du fait de la carte scolaire 5, les écoles n’échappent pas à la ségrégation de ces espaces et constituent dès lors des territoires eux aussi ségrégués. Mais ce que l’on constate et qui intrigue les chercheurs et chercheuses, c’est que les territoires scolaires ne font pas que reproduire cette discrimination spatiale, ils l’amplifient. C’est ce que montrent nombre de travaux, parmi 3

4 5

Danièle Trancart, « Quel impact des ségrégations sociospatiales sur la réussite scolaire au collège ? », Formation emploi, n°  120, 2012, p.  35‑55 ; Edmond Préceteille, « La ségrégation ethno-raciale a-t‑elle augmenté dans la métro‑ pole parisienne ? », Revue française de sociologie, vol. 50, n° 3, p. 489‑519 ; Mirna Safi, « La dimension spatiale de l’intégration des populations immigrées en France entre 1968 et 1999 », Revue française de sociologie, n° 3, p. 521‑552. Valérie Sala Pala, « Le racisme institutionnel dans la politique du logement social », Sciences de la société, 2005, p. 87‑102. La carte scolaire française, qui existe depuis 1963, définit des périmètres géographiques autour des établissements, assignant aux élèves un établissement scolaire selon leur adresse de résidence : ce sont les secteurs scolaires.

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lesquels ceux de Georges Felouzis et son équipe 6. Après avoir étudié l’ensemble des 144 000  élèves scolarisés au collège dans l’académie de Bordeaux en prenant comme indicateurs la nationalité et le prénom de l’enfant, à partir des données du rectorat, ils ont constaté que seulement 10 % des établisse‑ ments accueillent 40 % des élèves dont le prénom est associé au Maghreb, à l’Afrique subsaharienne et à la Turquie tandis que, dans le même temps, 25 % des collèges comptent moins de 1 % des élèves originaires de ces aires géographiques. Fait plus éloquent encore, l’indice de ségrégation peut atteindre 80 % 7 dans certains établissements scolaires : autrement dit, la ségrégation raciale dans certaines écoles est plus importante encore que la ségrégation raciale dans les secteurs urbains où se situent ces écoles. En 2017, une autre étude publiée par deux géographes, Gwenaëlle Audren et Virginie Baby-Collin, portant sur les 40 000 collégiens de Marseille 8 à partir de la base rectorale de l’académie d’Aix-Marseille aboutit à un constat identique. Et même, selon les autrices, les résultats de cette étude soulignent de manière plus prononcée encore que dans celle menée dans l’académie de Bordeaux la force des processus de ségrégation sociale et ethnique. La scolarisation contribue à concentrer les élèves étrangers ou d’origine étrangère, renforçant ainsi davan‑ tage les processus ségrégatifs observés au sein d’une commune. Mais comment s’explique le fait que les espaces effectifs de recrutement des établissements scolaires ne soient pas ceux de la carte scolaire, qu’ils soient plus ségrégués que les quartiers ou secteurs scolaires où se situent ces collèges ? La raison en est le contournement de la carte scolaire, ce qui engage la respon‑ sabilité de l’État.

6 7 8

Georges Felouzis, Françoise Liot et Joëlle Perroton, L’Apartheid scolaire, Seuil, « Points », Paris, 2007 (2005). Pour que la situation corresponde à une répartition moyenne de ces élèves, il faudrait que 80 % d’entre eux changent d’établissement. Gwenaëlle Audren et Virginie Baby-Collin, « Ségrégation sociospatiale et ethnicisation des territoires scolaires à Marseille », Belgeo, n° 2‑3, 2017.

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Des territoires scolaires sacrifiés sur l’autel de la République Puisque l’école est un lieu de reproduction des inégalités sociales et ethnoraciales, en France plus qu’ailleurs dans l’OCDE selon l’enquête Pisa 9, la chance d’acquérir de nouvelles compé‑ tences scolaires est fortement déterminée par l’origine sociale. Une origine sociale qui découpe dans le paysage urbain des zones très défavorisées et d’autres très favorisées. Les résultats d’une étude, dirigée par Danièle Trancart et menée à partir de données du ministère de l’Éducation nationale sur une période d’une quinzaine d’années, destinée à analyser l’impact de la ségrégation sociospatiale sur la réussite scolaire dans les collèges 10, sont sans appel. Ils convergent avec de nombreux travaux à différentes échelles (classes, établissements, territoires, pays…) et constatent : Les moins bons résultats scolaires globaux correspondent aux situations où existent les plus fortes ségrégations scolaires ou sociales (aussi bien entre élèves qu’entre classes ou établis‑ sements).

L’étude relève que les ségrégations les plus marquées se situent dans le Sud-Est et en Île-de-France, particulièrement dans le département très défavorisé de la Seine-Saint-Denis. Sans surprise, l’analyse révèle ce qu’Edmond Préteceille avait déjà montré dans la métropole parisienne 11 : la ségrégation ethnique est plus importante que la ségrégation sociale. Ainsi, les établis‑ sements les plus ségrégués le sont d’abord avec un indice de ségrégation ethnique élevé, et ce sont les élèves de ces établisse‑ ments qui ont au final de moins bons résultats scolaires globaux du fait même de la ségrégation comme facteur déterminant. 9

Le Programme international de suivi des acquis des élèves (PISA) évalue, depuis 2000 et tous les trois ans, ce que les élèves de différents pays ont appris à quinze ans dans différents domaines (mathématiques, compréhension, écrit et sciences). 10 Danièle Trancart, « Quel impact des ségrégations sociospatiales sur la réussite scolaire au collège ? », art. cit. 11 Edmond Préteceille, « La ségrégation ethno-raciale a-t‑elle augmenté dans la métropole parisienne ? », Revue française de sociologie, vol.  50, n°  3, 2009, p. 489‑519.

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Contre toute approche culturaliste qui consiste à rabattre les inégalités sociales sur une approche essentialiste des cultures d’origine, voyons le traitement institutionnel de ces établisse‑ ments défavorisés qui concentrent plus d’enfants immigrés ou d’immigrés que d’autres. En recoupant cette étude avec le rapport scientifique du Centre national d’étude des systèmes scolaires (Cnesco) portant sur les inégalités scolaires d’origine sociale et migratoire dont les travaux se fondent sur vingt-deux contributions d’environ quarante chercheurs et chercheuses 12, on peut affirmer que l’échec scolaire est finalement un effet cumulatif de différents facteurs qui entrent en synergie et dépendent tous des politiques publiques menées au niveau de l’État et des collectivités territo‑ riales. Les élèves défavorisés socialement, ségrégués spatialement et davantage encore scolairement quand ils sont étrangers ou enfants d’étrangers, ne bénéficient pas d’une égalité de traite‑ ment dans leurs conditions d’apprentissage avec leurs pairs favorisés sur ces trois axes majeurs. Dans les établissements où ils sont concentrés, leurs ensei‑ gnants sont peu expérimentés et le recours à des non-titulaires est plus fréquent. Les pratiques des enseignants sont moins porteuses pédagogiquement et le temps d’apprentissage de ces élèves est notablement raccourci du fait des absences d’ensei‑ gnants et des problèmes de discipline notamment. On découvre donc des politiques de discrimination négative, loin de l’égalité de traitement et plus loin encore de l’équité que la discrimina‑ tion dite « positive » ne saurait réaliser avec ses quelques mesures sans effets car cosmétiques. La Cour des comptes montrait déjà en 2012 que l’État dépensait 47 % de plus pour un élève parisien que pour un élève des académies de Créteil ou de Versailles. La scolarisation des enfants de moins de trois ans au sein des classes « tout-petits » des écoles maternelles, dont on sait qu’elle est déterminante pour la réussite dans la suite du parcours scolaire, est treize fois plus importante au niveau national qu’en SeineSaint-Denis 13. Les élèves du lycée Feyder ne se trompent pas 12 « Inégalités sociales et migratoires. Comment l’école amplifie-t‑elle les inéga‑ lités ? », rapport scientifique, Cnesco, Paris, septembre 2016. 13 Maryline Baumard, « École  : les moyens attribués renforcent les inégalités », LeMonde.fr, 12 avril 2012.

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quand ils citent le rapport parlementaire du comité d’évalua‑ tion et de contrôle des politiques publiques sur l’évaluation de l’action de l’État dans l’exercice de ses missions régaliennes en Seine-Saint-Denis et qu’ils ajoutent : Nous savons aujourd’hui que, pour les personnels par exemple, « le moins bien doté des établissements scolaires parisiens reste mieux doté que le plus doté des établissements de la Seine-Saint-Denis », comme l’a souligné le sociologue Benjamin Moignard, interrogé pour ce rapport.

De l’Éducation prioritaire, qui a pourtant pour objectif affiché de réduire ces inégalités entre territoires et élèves, on retiendra finalement que sa seule « priorité » réside dans la destruction programmée de l’Éducation nationale, qui n’a plus de « nationale » que le nom. À cette politique d’État se superposent l’accélération de la privatisation de l’enseignement, d’une part, et l’assouplissement de la carte scolaire, d’autre part, qui a accompagné dès 2007 la mise en concurrence des établissements via la distribution discriminante des options et sections élitistes. Tout est en place pour que se développe une spirale négative d’accentuation de toutes les inégalités. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser les stratégies de contournement de la carte scolaire, dont la responsabilité est étatique, et qui accentuent les inégalités scolaires et la ségrégation ethnique croissante des établissements. Ils sont alors eux-mêmes davantage délaissés financièrement par l’État dit « de droit », ce qui accélère en retour le contournement de la carte scolaire via le recours au privé, les dérogations, les choix d’options et de sections. Dans ce tourbillon, certains élèves se noieront plus rapidement que d’autres : les enfants étrangers ou de parents étrangers.

Des politiques discriminantes aux résultats scolaires incriminés Le Cnesco rapporte des enquêtes faites par Pisa sur ces dernières années, dont le constat est accablant : Les performances scolaires brutes des élèves issus de l’immi‑ gration se sont dégradées durant la dernière décennie  : en 92

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dix ans, l’écart de performance scolaire entre les élèves issus de l’immigration et les élèves français s’est creusé 14.

Il ajoute que même à milieux économique et social des élèves donnés, en France, l’écart de résultats scolaires entre élèves issus de l’immigration et élèves natifs 15 reste largement supérieur à la moyenne de l’OCDE.

Ainsi, toujours selon Pisa  2012, près de 43 % des « élèves issus de l’immigration » n’atteignent pas le niveau 2 en mathé‑ matiques. La conclusion des auteurs et autrices est cinglante  : « À quinze ans, près de la moitié de ces élèves présentent des difficultés scolaires sévères qui vont obérer leur poursuite d’études au lycée et dans l’enseignement supérieur. » Mathieu Ichou 16 montre qu’au début de l’école primaire, lorsque l’on contrôle le milieu social, les enfants d’immigrés de Turquie, du Sahel et d’Algérie ont toujours des résultats scolaires significativement inférieurs aux natifs. Dans son étude, le même relève qu’entre l’entrée et la sortie du collège, les écarts s’aggravent entre les natifs et les enfants d’immigrés. De nombreux chercheurs et chercheuses s’accordent aussi, dans cette étude du Cnesco, pour dire qu’expliquer ces contreperformances par le milieu socioprofessionnel dans lequel évoluent les élèves et leur famille tend à être de moins en moins pertinent. Alors si l’origine sociale de ces élèves est de moins en moins un facteur causal de leurs difficultés scolaires, où se situent les autres facteurs déterminants ? Selon Georges Felouzis, il faut y voir les effets d’une dégra‑ dation sélective du service éducatif qui toucherait plus parti‑ 14 « Inégalités sociales et migratoires », loc. cit., p. 46. 15 Pour Pisa et le Cnesco, est classé « natif » un élève né en France d’au moins un parent né en France ; un élève de « première génération » est né à l’étranger de deux parents nés à l’étranger ; un élève « de deuxième génération » est né en France de parents nés à l’étranger. Dans le présent rapport, sont opposés les élèves « natifs » aux élèves « immigrés » ou « issus de l’immigra‑ tion », regroupant en une seule catégorie les immigrés de première  et de deuxième génération. 16 Mathieu Ichou, « Performances scolaires des enfants d’immigrés : quelles évolu‑ tions ? », contribution au rapport du Cnesco, « Comment l’école amplifie-t‑elle les inégalités sociales et migratoires ? », Paris, septembre 2016.

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culièrement les « élèves issus de l’immigration 17 ». Pour leur part, Christian Monseur et Ariane Baye 18 pointent du doigt la dégradation du contexte scolaire et plus particulièrement les phénomènes de ségrégation d’origine migratoire durant la décennie  2000. Toutes les études convergent ainsi vers ce constat : en France, l’Éducation nationale distribue de manière inégale un bien public, celui du droit à l’éducation, au savoir et à l’épanouissement. Cette inégalité s’accroît dans le temps et discrimine différents groupes sociaux, mais frappe certains plus que d’autres : les immigrés et leurs enfants. Si la tendance globale reste celle-ci, on note que la discri‑ mination du groupe social « immigrés et enfants d’immigrés » n’est pas homogène, elle est plus ou moins importante selon l’origine ethnique et les différentes étapes de la scolarisation. Il y a là une mécanique institutionnelle qui produit des inégalités et structure de fait une hiérarchisation socioraciale. Les conséquences en sont l’exclusion et l’infériorisation sur une base ethnique, soit un processus de racisation sans qu’il y ait une intentionnalité manifeste et directe de la part des pouvoirs publics et de leurs agents. On peut dès lors considérer qu’il s’agit bien de racisme institutionnel à l’endroit des élèves au sein du système éducatif français qui, par son fonctionnement de (re)production de toutes les inégalités, effectue en plus du tri social un tri racial. Ce racisme par l’institution est source de racisme dans l’institution, lequel n’est pas le fait d’enseignants et membres du personnel éducatif ouvertement racistes.

Des inégalités d’orientation et de diplomation En France, de nombreux travaux attestent de fortes aspira‑ tions de la part des enfants d’immigrés et de leur famille pour leur avenir professionnel, aspirations que certains qualifieraient d’exa‑ 17 Georges Felouzis, Barbara Fouquet-Chauprade, Samuel Charmillot et Luana Imperiale-Arefaine, « Inégalités scolaires et politiques d’éducation », contribution au rapport du Cnesco, « Comment l’école amplifie-t‑elle les inéga‑ lités sociales et migratoires ? », loc. cit. 18 Christian Monseur et Ariane Baye, « Quels apports des données Pisa pour l’analyse des inégalités scolaires ? », contribution au rapport du Cnesco, « Comment l’école amplifie-t‑elle les inégalités sociales et migratoires ? », loc. cit.

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gérément ambitieuses. Il en est ainsi des études du Cnesco, qui notent, par exemple, qu’à caractéristiques sociales et familiales, à notes et contexte scolaire identiques, les aspirations des familles maghrébines sont trois fois plus élevées que celles des Français d’origine. Pourtant, les jeunes issus des familles immigrées sont surreprésentés dans les voies professionnelles : parmi les élèves entrés en classe de 6e en 2007, 43,6 % des enfants d’immigrés ont été orientés vers des filières professionnelles, contre 35,7 % des natifs 19. Cette dichotomie entre les projections et désirs de mobilité sociale et la réalité de l’assignation à résidence sociale et raciale est à l’origine d’un « profond sentiment d’injustice chez les lycéens de la voie professionnelle 20 ». Pour autant, une première étude 21 sur la population masculine –  et le constat est encore plus net dans la popula‑ tion féminine  – montre que les écarts d’orientation entre les descendants d’immigrés et la population majoritaire s’effacent une fois contrôlées les caractéristiques sociodémographiques et scolaires, à l’exception notable des descendants d’immigrés turcs, guinéens et d’Afrique centrale pour lesquels les sorties sans diplôme restent relativement nombreuses. Une seconde étude 22 indique que « toutes choses égales par ailleurs », notamment en contrôlant le milieu social, les jeunes issus de l’immigration ont même plus de chances d’accéder aux filières générales et techno‑ logiques que les autres. Des études aux grandes résonances car elles sont utilisées pour dédouaner l’institution des accusations de discrimination 23. Qu’en est-il ? 19 « Inégalités sociales et migratoires », loc. cit. 20 Yaël Brinbaum et Annick Kieffer, « D’une génération à l’autre, les aspirations éducatives des familles immigrées  : ambition et persévérance », Éducation et Formations, n° 72, 2005, p. 53‑75. 21 Yaël Brinbaum et Jean-Louis Primon, « Parcours scolaires des descendants d’immigrés et sentiments d’injustice et de discrimination », Économie et Statistique, Insee, n° 464‑465‑466, 2013. 22 Louis-André Vallet et Jean-Paul Caille, « L’assimilation scolaire des enfants issus de l’immigration et son interprétation : un examen sur données françaises », Revue française de pédagogie, n°  117, 1996, p.  7‑27 ; Louis-André Vallet et Jean-Paul Caille, « La scolarité des enfants d’immigrés », in Agnès Van Zanten (dir.), L’École. L’état des savoirs, La Découverte, Paris, 2001, p. 293‑301. 23 Liliane Bonnal, Élodie Alet, Rachid Bouhmadi et Pascal Favard, « Accès à la propriété, orientations scolaires et inégalités de revenus  : une analyse des discriminations », rapport de recherche, Gremaq, Toulouse, 2009.

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Dans le passage en lycée général et technologique, il faut prendre en compte les fortes aspirations des familles immigrées dans les choix d’orientation 24. Ce qui est en corrélation avec un autre constat qui va à l’encontre du mythe du désintérêt des parents immigrés, ces parents dits « démissionnaires », savamment construit par les pouvoirs publics comme un fait social et relayé médiatiquement : à origine sociale et résidence identiques, les parents immigrés recourent davantage que les familles d’origine française à l’entraide éducative 25. Mais derrière cette « réussite paradoxale » se cache égale‑ ment un traitement singulier de certains élèves par l’institution, qui accuse bien au contraire un système discriminant  : selon plusieurs chercheurs et chercheuses 26, il s’agit de l’ajustement des attentes des enseignants dans les établissements fortement ségrégués en fonction du faible niveau des élèves. Le niveau d’exigence étant moins important que dans d’autres établisse‑ ments, il permet dès lors à ces enfants d’accéder à une seconde indifférenciée. La difficulté pour ces enfants d’immigrés de rester par la suite dans une filière générale est probablement liée à cette « surnotation », et la conséquence de ce nivellement par le bas peut se traduire par des abandons de scolarité une fois les élèves confrontés à des exigences et notations plus réalistes 27. Ainsi, les politiques volontaristes de massification de l’ensei‑ gnement secondaire ne se sont pas traduites par davantage de démocratisation. Mathieu Ichou constate que les inégalités de diplomation n’ont pas diminué, elles se sont juste déplacées. 24 Yaël Brinbaum et Annick Kieffer, « Les scolarités des enfants d’immigrés de la sixième au baccalauréat  : différenciation et polarisation des parcours », Population, vol.  3, n°  64, 2009, p.  561‑610. Louis-André Vallet et Jean-Paul Caille, « Les élèves étrangers ou issus de l’immigration dans l’école et le collège français. Une étude d’ensemble », ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Direction de l’évaluation et de la prospective, Les Dossiers d’éducation et formations, n° 67, 1996. 25 Mathieu Ichou et Marco Oberti, « Le rapport des familles déclarant une origine immigrée  : enquête dans quatre lycées de la banlieue parisienne », Population, vol. 69, n° 4, 2014, p. 617‑657. 26 Yaël Brinbaum et Annick Kieffer, « Les scolarités des enfants d’immigrés de la sixième au baccalauréat », art. cit. ; Georges Felouzis, « La ségrégation ethnique au collège et ses conséquences », Revue française de sociologie, vol.  3, n° 44, 2003, p. 413‑448. 27 Marie Duru-Bellat, Les Inégalités sociales à l’école. Genèses et mythes, PUF, Paris, 2002.

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Si plus d’élèves ont le baccalauréat, la nature de ce dernier n’est pas la même selon l’origine ethnique des élèves et les perspectives que son obtention rend possibles sont totalement différentes. Là encore, les enfants d’immigrés, lorsqu’ils sont bacheliers, sont surreprésentés dans les filières tertiaires techno‑ logiques ou professionnelles. Si, dans le préambule de la loi de Refondation de l’école républicaine, il est mentionné la mixité sociale comme objectif, rien n’est dit sur la mixité ethnoraciale d’origine migratoire. Il ne s’agit pas là d’un simple tabou, mais d’un aveu qui se concré‑ tise dans la dernière réforme des lycées professionnels. Celle-ci affiche un profond mépris social et racial à l’endroit des 25 % des élèves en France qui sont scolarisés en lycée professionnel et où sont surreprésentés les enfants d’immigrés. Ainsi, pour reprendre l’un des termes de la lettre des élèves du lycée Feyder, il s’agit de fabriquer des « sous-citoyens » en réduisant le volume horaire des enseignements généraux : pour les élèves de CAP, le nombre d’heures de cours en lettres-histoire est divisé par deux ; pour les élèves en bac pro, 375 heures d’enseignements généraux sont supprimées sur la durée de la scolarité. Si les élèves détenteurs du baccalauréat professionnel sont chaque année les plus grands perdants dans l’accès à l’ensei‑ gnement supérieur depuis la mise en place de la plateforme Parcoursup, il n’en reste pas moins que tous les élèves des lycées de banlieue subissent une discrimination avérée. L’utilisation dans les algorithmes sélectionnant les élèves du critère du lycée d’origine est encore un moyen d’accélérer la ségrégation sociale et raciale, dans le supérieur cette fois-ci. Une discrimination négative que l’on retrouve d’ailleurs dans le recrutement des personnels enseignants dont le lieu de résidence constitue un critère important 28. Au sortir des études, pas de surprise, la mécanique d’exclu‑ sion se poursuit. Selon les données de la Direction de l’évalua‑ tion, de la prospective et de la performance (Depp), organe statistique rattaché au ministère de l’Éducation nationale, 28 Nathalie Greenan, Joseph Lafranchi, Yannick l’Horty, Mathieu Narcy et Guillaume Pierne, « Inégalités et discriminations dans l’accès à la fonction publique d’État. Une évaluation par l’analyse des fichiers administratifs de concours », rapport de recherche, fédération TEPP, n° 2016‑06, juillet 2016.

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46 % des bacheliers professionnels sont au chômage sept mois après l’obtention de leur diplôme. Trois ans après, ce taux de chômage est de 27 % pour les bacheliers d’origine immigrée contre 18 % pour les Français d’origine. De plus, un tiers des descendants de l’immigration nordafricaine, subsaharienne ou turque sortent de l’école sans disposer du brevet des collèges, soit deux fois plus que dans la population majoritaire 29, ce qui compromet implacablement leur entrée dans le marché du travail, avec toutes les conséquences sociales, économiques et psychologiques que cela implique pour ces victimes de l’institution scolaire et de notre société.

De l’exclusion à l’injonction à l’assimilation Le racisme institutionnel culmine avec les discriminations raciales faites aux enfants rroms. On estime que 5 000 à 7 000 de ces enfants arrivent ou arriveront à l’âge de seize ans sans avoir été scolarisés. Le Collectif pour le droit des enfants rroms à l’édu‑ cation (CDERE) constate l’absence de scolarisation pour plus de la moitié des jeunes rroms âgés de douze à dix-huit  ans. Alors que l’éducation est obligatoire pour tous les enfants de trois à seize  ans, ce droit semble bien s’arrêter à l’entrée du bidon‑ ville. Expulsés, chassés des territoires qu’ils occupent, invisibi‑ lisés, hors des radars de l’Éducation nationale… tout est mis en œuvre administrativement, financièrement et politiquement pour refuser à un trop grand nombre de ces enfants l’entrée dans l’école. Même si la France a été condamnée à plusieurs reprises par les institutions internationales, européennes et nationales de défense des droits de l’homme, les Rroms restent en dehors des marges de l’école. Ce traitement différencié est aussi partagé par les gens du voyage  : la circulaire de 2019, visant leur scolarisa‑ tion ainsi que celle des nouveaux arrivants est indexée dans la banque de données du ministère de l’Éducation nationale sous le mot-clé « intégration raciale 30 ». 29 Jean-Luc Primon et Yaël Brinbaum, « Une école discriminante ? », Plein Droit, vol. 4, n° 103, 2014, p. 32‑35. 30 Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et Aude Rabaud, Du racisme d’État en France ?, Le bord de l’eau, Lormont, 2020.

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C’est encore cette approche culturaliste discriminatoire de la loi française du 15 mars 2004 qui, au final, se traduit essen‑ tiellement par l’exclusion d’élèves portant un foulard que le Conseil des droits de l’homme de l’ONU condamne en 2012. Dans la même mécanique de distorsion de la laïcité, la circulaire du 27 mars 2012, dite « circulaire Chatel », interdit l’accompa‑ gnement des élèves par des mères portant un foulard lors des sorties scolaires. Cette exclusion se conjugue de manière plus insidieuse dans le contenu des manuels scolaires distribués dans les écoles. Plusieurs études montrent que, au moins depuis les années  1980 et jusqu’aux années  2000, la représentation dans ces ouvrages de l’autre extra-occidental est négative, dévalorisée et infériorisée 31. Dans ces conditions, les projec‑ tions d’élèves sur un « Nous » européen ou sur un « Eux » se figent dans une approche essentialisée, positive pour les uns, négative pour les autres. Ces reconstructions historiques du passé se transforment alors en prophéties autoréalisatrices car, comme le montrent de nombreux travaux en psychologie sociale 32, l’expérience du racisme se traduit par une intériori‑ sation des stéréotypes ethnoraciaux, affectant les performances des élèves.

L’urgence de mettre fin au racisme scolaire Les inégalités de traitement institutionnel, d’orientation, de diplomation, de « rendement » des diplômes renforcent les inégalités sociales et raciales. Le résultat est que 58 % des enfants d’immigrés qui estiment à juste titre être victimes de ces injustices les associent à leur nationalité ou à leur origine et 13 % à leur couleur de peau. Cette réalité du racisme ne se limite pas au sentiment de le vivre, elle prend racine dans le fonctionnement même de l’institution scolaire et se retrouve dans chacun de ses rouages. Il est temps de mettre fin à ce racisme scolaire, dont témoignait encore 31 Ibid., p. 138. 32 Claude M.  Steele, « A threat in the air  : how stereotypes shape intellectual identity and performance », American Psychologist, vol. 52, n° 6, 1997, p. 613‑629.

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le 19  novembre 2017 Luc Ferry, invité sur BFM en sa qualité d’ex-ministre de l’Éducation nationale : Si on supprimait les 15 % de quartiers pourris en France, avec des établissements dans lesquels il y a quatre-vingt-dix-huit nationalités, où l’on n’arrive pas à faire cours, eh bien nous serions classés numéro 1 à Pisa.

Avec de tels propos, le racisme institutionnel se mue en racisme d’État. La démonstration scientifique de l’existence de discrimi‑ nations raciales au sein même de l’Éducation nationale et le vécu des victimes imposent une dénonciation politique de ce racisme étatique et le recours urgent aux statistiques ethniques, afin de mesurer l’ampleur de ces discriminations et l’effica‑ cité de politiques éducatives permettant d’atteindre une égalité effective. Pour aller plus loin Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et Aude Rabaud, Du racisme d’État en France ?, Le bord de l’eau, Lormont, 2020. Abdelmalek Sayad, L’École et les enfants de l’immigration. Essais critiques, Seuil, Paris, 2014. Maboula Soumahoro, Le Triangle et l’Hexagone. Réflexions sur une identité noire, La Découverte, Paris, 2020.

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DU PLANCHER POURRI AU PLAFOND DE VERRE DU MONDE DU TRAVAIL Verveine Angeli in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 101 à 114 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

Du plancher pourri au plafond de verre du monde du travail Verveine Angeli

Cet article ne prétend pas à l’exhaustivité et je ne fais pas partie des victimes du racisme. Il est le résultat de réflexions menées par des militants et militantes de l’Union syndicale Solidaires, préoccupés par le développement du racisme et soucieux d’agir pour inscrire cette lutte dans la pratique ­syndicale. Les études faisant état des discriminations racistes sur le lieu de travail, que l’on qualifie habituellement de discriminations « liées à l’origine », se sont multipliées ces dernières années 1. Les pouvoirs publics eux-mêmes s’intéressent à ce phénomène : la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) est ainsi créée en 2005, avant d’être intégrée au Défenseur des droits en 2011 2. Durant la campagne électo‑ rale pour l’élection présidentielle de 2017, Emmanuel Macron a pour sa part fait référence à la pratique du « name and shame 3 » qui consiste à dénoncer les grandes entreprises suspectées de discriminations à l’embauche 4. Si ces événements témoignent 1 2

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Voir, entre autres, Philippe Bataille, Le Racisme au travail, La Découverte, Paris, 1997. Voir Insee, Économie et statistique. Inégalités et discriminations : questions de mesure, n° 464‑465‑466, 10 avril 2014 ; sur les discriminations dans la fonction publique : Yannick L’Horty, « Les discriminations dans l’accès à l’emploi public », rapport au Premier ministre, juin 2016. Le « name and shame » est une méthode employée aux États-Unis, notamment, qui consiste à nommer publiquement les entreprises qui commettent des délits : fraudes fiscales, discriminations, non-respect de la législation… « Je veux une politique de name and shame pour les entreprises qui discri‑ minent par le nom, la couleur de peau ou l’adresse. #MacronOutreMer », Tweet d’Emmanuel Macron du 8 avril 2017.

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d’une prise de conscience au plus haut niveau de l’État de l’importance des discriminations au travail, force est de constater que la situation évolue très lentement 5. Prend-on réellement la mesure du phénomène ? Comprend-on bien ses causes ? Alors qu’il existe désormais un arsenal juridique important 6 permet‑ tant de lutter contre ce type de discriminations, en lien avec la législation de l’Union européenne, les personnes concernées et les organisations syndicales l’utilisent fort peu.

Une continuité des politiques coloniales dans le marché du travail Comment expliquer la si forte division raciale du marché du travail ? La réponse est bien sûr à trouver dans l’histoire de la France. La colonisation puis la situation postcoloniale ont contribué à façonner le marché du travail : de la Première Guerre mondiale aux années  1970, la France a ainsi fait venir en métropole de nombreux travailleurs et travailleuses des colonies puis ex-colonies, afin de compenser les pertes démogra‑ phiques consécutives aux deux guerres mondiales et d’accélérer la reconstruction du pays. Ces travailleurs –  des hommes, en grande majorité – ont occupé les emplois les moins qualifiés et les moins bien rémunérés, endurant des conditions de travail difficiles et dangereuses dans de nombreux secteurs d’activité 7. Un nombre significatif d’entre eux ont été embauchés par la 5

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Ainsi, le travail réalisé par les chercheurs et chercheuses de la fédération Théorie et évaluation des politiques publiques, n’a pas donné lieu à commu‑ nication de la part du gouvernement  : Laetitia Challe, Sylvain Chareyron, Yannick L’Horty et Pascale Petit, « Discriminations dans le recrutement des grandes entreprises  : une approche multicanal », rapport de recherche du Tepp, janvier 2020. Loi n° 2008‑496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, code du travail, article L1132‑1 à 4. Pour une étude pionnière de ces discriminations, voir le remarquable ouvrage d’Andrée Michel, Les Travailleurs algériens en France, Éditions du CNRS, Paris, 1956. Dans la préface, le conseiller d’État et l’un des fondateurs de la Sécurité sociale Pierre Laroque (1907‑1997) écrit  : « S’il est une conclusion qui se dégage de manière aveuglante » de cette enquête, « c’est que la discrimina‑ tion entre travailleurs européens et travailleurs algériens est partout, dans les conditions d’emploi, dans l’embauche […], dans les conditions d’existence » et dans « l’habitat » (p. 3). Pour une étude récente sur le logement, voir Marc

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SNCF pour les travaux les plus durs. Ceux que l’on appelle les Chibanis 8 ont ainsi travaillé sans pouvoir accéder au statut de cheminot en raison de leur nationalité étrangère. À la suite de plaintes aux Prud’hommes engagées en 2001 par plus de 800 personnes, ils ont gagné en appel contre l’entreprise pour discrimination en matière de carrière et de retraite. En 1963, le Bureau pour le développement des migrations dans les départe‑ ments d’outre-mer (Bumidom) est créé dans le but d’accélérer le recrutement en métropole d’Antillais, Guyanais et Réunionais, et de limiter les effets de la croissance démographique outre-mer. Cela explique leur importante présence dans l’Hexagone, en particulier en région parisienne, où ils et elles ont occupé des emplois peu qualifiés au sein de la fonction publique hospita‑ lière, des PTT et de certaines collectivités locales. Si nombre de ces personnes ont accepté ces emplois dans l’espoir de pouvoir un jour revenir dans leur région d’origine avec des qualifications et une expérience professionnelles, le plus souvent, il n’en a rien été. Cet espoir a parfois même ralenti leur progression de carrière, certains préférant rester au bas de l’échelle pour garder une chance de rentrer, les demandes de mutations étant enregistrées sur les niveaux de qualification d’origine. Aujourd’hui encore, le monde du travail reste profondé‑ ment marqué par ces pratiques de recrutement. À partir des années  1970, les politiques publiques ont limité le recours à l’immigration légale et les arrivées de travailleurs immigrés se sont poursuivies sous d’autres formes : regroupement familial et venue de celles et ceux qui ont été nommés « sans-papiers ». Le marché de l’emploi s’est lui aussi transformé et ces personnes sont aujourd’hui majoritairement employées dans des secteurs peu rémunérateurs comme la sécurité privée, les services à la personne, le nettoyage, la restauration (à des postes subalternes) ou encore l’agriculture en tant que saisonniers et saisonnières. Le développement généralisé de la sous-traitance, de l’intérim et maintenant de l’ubérisation de certains emplois ne fait ­qu’aggraver leur situation.

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Bernardot, Loger les immigrés. La Sonacotra 1956‑2006, Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2008. « Chibani » signifie « cheveux blancs » en arabe, et désigne pour l’essentiel des travailleurs marocains.

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En région parisienne, en particulier, le secteur des services à la personne (qui pallie bien souvent l’affaiblisse‑ ment des services publics) –  notamment lorsque des parti‑ culiers emploient des salariés à leur domicile  – se développe fortement et constitue un bassin d’emplois privilégié pour les femmes immigrées, notamment pour celles qui sont sans papiers. Privées de droits, elles travaillent dans des conditions particulièrement pénibles  : horaires extensibles, salaires très faibles, pas ou peu d’accès aux soins ou aux aides sociales, difficulté à faire reconnaître leur situation de travail. Cette nouvelle domesticité est encouragée et régulièrement subven‑ tionnée par les gouvernements par le biais d’avantages fiscaux notamment. Le monde du travail est caractérisé par de fortes divisions raciales et genrées, divisions qui se combinent fréquemment  : les femmes racisées sont par exemple parti‑ culièrement nombreuses dans le nettoyage ou les services à la personne, les hommes racisés dans la sécurité, les cuisines des restaurants, etc. Une approche intersectionnelle est ainsi indispensable si l’on veut rendre compte et analyser finement le marché du travail contemporain. Les héritages de la période coloniale peuvent également être décelés au cœur des institutions. Les discriminations légales que constituent les conditions de nationalité, de diplômes ou l’extension des obligations de neutralité visant le port de signes religieux 9, les discours d’exclusion, la mise en avant de la « préférence nationale » (qui consiste à donner la priorité aux personnes détentrices de la nationalité française, par exemple dans le cadre d’une embauche) et désormais de l’« immigra‑ tion choisie » reconduisent et organisent les divisions raciales des emplois. L’ensemble crée un marché du travail segmenté, en particulier dans les zones urbaines : dans le bâtiment selon les emplois occupés 10, dans la restauration entre la salle et les cuisines, dans les entreprises, les services et les administrations entre ceux et celles qui y travaillent en journée et ceux et celles qui y font le ménage avant ou après les heures d’ouverture, entre les personnes qui travaillent dans les crèches collectives 9 Dernier en date, l’article L. 1321‑2-1 du code du travail. 10 Voir Nicolas Jounin, Chantier interdit au public, La Découverte, Paris, 2008.

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et celles qui travaillent à domicile. C’est aujourd’hui aussi la scission au sein des entreprises de services entre le « back office », à l’abri des regards, et le « front office », en lien direct avec le public. Les personnes reléguées, sous-payées, sont généralement racisées, qu’elles soient françaises ou non, et certaines d’entre elles sont sans-papiers, particulièrement dans certaines profes‑ sions. L’immigration dite choisie, devenue politique officielle en 2006, autorise le travail d’étrangers non européens pour les secteurs déclarés « en tension ». Le patronat ne se contentant pas de ces quotas, le gouvernement manœuvre entre tolérance et répression à l’égard du travail non déclaré de ces personnes immigrées. Bien évidemment, de telles situations accentuent considérablement l’exploitation de ces salariés immigrés qui, quel que soit leur statut, travaillent sous le régime de la peur. Peur pour ceux et celles qui sont en situation irrégulière, peur pour celles et ceux qui redoutent le moment où il leur faut engager les démarches leur permettant de renouveler leur titre de séjour. Même si la situation est légalement bien différente entre ceux et celles qui ont la nationalité française et les autres, un fil court depuis la situation faite aux colonisés, aux immigrés d’hier, aux sans-papiers, jusqu’aux immigrés les plus récents, aux jeunes femmes et hommes français racisés des quartiers populaires. Dans le monde du travail, porter un nom suppo‑ sément arabe, berbère ou africain conduit fréquemment et implacablement à occuper un métier peu ou sous-qualifié, un poste subalterne, et à subir une exploitation spécifique, fruit de l’histoire des pratiques d’exploitation ancrées dans la mémoire des employeurs.

Un arsenal juridique néolibéral qui renforce les discriminations Le racisme et les discriminations sont par ailleurs des éléments essentiels dans la mise en œuvre de politiques ­néo­libérales. La pression du chômage sur le marché de l’emploi, celle des politiques d’austérité, affectant l’accès au logement et 105

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aux services publics qui ne cessent de se dégrader 11, favorisent la concurrence, voire les rivalités parmi les travailleurs et travailleuses, et au sein des classes populaires. Le sociologue Abdelmalek Sayad écrivait très justement  : « Le travail fait “naître” l’immigré, mais rend sa présence illégitime quand l’emploi vient à manquer 12. » L’exacerbation de ces tensions se manifeste de façon limpide et brutale dans les discours tenus par des responsables d’extrême droite, en témoigne leur défense de la « préférence nationale », revendication qui se diffuse aujourd’hui bien au-delà sur le spectre politique et dans les médias. Dans la pratique, cette priorité donnée aux supposés Français et Françaises sur le marché de l’emploi est déjà une réalité quotidienne, ce dont témoignent les différentes enquêtes par testing réalisées par des universitaires et des insti‑ tutions publiques. Elles consistent à mener des expériences dans des situations réelles, par exemple en soumettant à des recruteurs des profils de candidats similaires, à l’exception de la variable à tester, comme l’origine du nom. Les pratiques de testing ne se font ainsi pas sur la nationalité réelle, mais sur la nationalité supposée, liée au nom. Un jeune racisé part avec un handicap très important lors d’un entretien d’embauche, par exemple, après un parcours scolaire le plus souvent marqué par des discriminations significatives en matière d’orientation et de durée des études et a contrario, un jeune blanc jouit d’avantages significatifs, de privilèges, qu’il en soit conscient ou non, qu’il y soit favorable ou non 13. Cette situation ultra-concurrentielle est exacerbée par diffé‑ rentes mesures légales. 5,4 millions d’emplois sont ainsi interdits aux étrangers non communautaires 14 et de nombreuses restric‑ tions sont liées à la non-reconnaissance des diplômes obtenus à l’étranger. La clause de nationalité dans les emplois de la fonction publique entraîne deux phénomènes en apparence 11 Voir Saïd Bouamama, Les Discriminations racistes. Une arme de division massive, L’Harmattan, Paris, 2010. 12 Abdelmalek Sayad, L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité. Tome 1 : L’illusion du provisoire, Raisons d’agir, Paris, 2006. 13 « Discriminations à l’embauche selon “l’origine” : que nous apprend le testing auprès de grandes entreprises ? », Dares analyses, n° 76, décembre 2016. 14 Voir Anne Brunner et Louis Maurin (dir.), Rapport sur les inégalités en France. Édition 2017, Observatoire des inégalités, Tours, 2017.

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paradoxaux : une interdiction totale de recruter des étrangers non communautaires sous statut de fonctionnaire, d’un côté, et le recours à ces personnes comme salariés sous-payés, de l’autre, ce qui affecte évidemment leurs droits et leur retraite future. C’est le cas pour nombre de personnes travaillant dans les hôpitaux et l’éducation 15. Cette interdiction a des consé‑ quences également pour les descendants, les liens familiaux jouant un rôle important dans l’orientation puis le recrute‑ ment des jeunes, que ce soit dans la fonction publique 16 ou le secteur privé. La transmission de connaissances et d’informa‑ tions pratiques relatives à l’ouverture des concours par exemple ou aux opportunités offertes par les entreprises est en effet indispensable dans de nombreux secteurs. En France, plus que dans d’autres pays, les relations et donc le capital social sont essentiels pour trouver un emploi en particulier quand il est peu qualifié 17. Quelles perspectives professionnelles pour ces personnes recrutées hors statut dans l’enseignement secondaire et dans les hôpitaux ? Le gouvernement a une réponse : la loi de transformation de la fonction publique adoptée le 6 août 2019 remet en cause nombre de droits des fonctionnaires, mais sans s’attaquer aux discriminations systémiques constatées. Ce type de mesures que l’on peut qualifier de « discrimina‑ tions légales » entraîne bien évidemment des « discriminations illégales » et des pratiques racistes institutionnalisées. Les restric‑ tions à la liberté de circulation, liées au renforcement répressif des lois antimigrants et à la limitation du droit d’asile, encou‑ ragent l’embauche de travailleuses et de travailleurs étrangers en situation irrégulière, précarisés et privés de presque tout droit, ce qui pèse sur le salariat de manière générale. 15

Pour l’Éducation nationale, on ne dispose pas de chiffres. En revanche s’agissant de l’hôpital, une étude du Conseil de l’ordre des médecins publiée en 2017 évoque 22 619  médecins travaillant de façon régulière soit 11,8 % du total, deux tiers d’entre eux travaillant à l’hôpital donc salariés. Le Syndicat national des praticiens à diplôme hors Union européenne (SNPADHUE) dénonçait en 2017 la situation de personnels en contrats à faible rémunération, courts, sans perspectives de carrière. 16 Voir Yannick L’Horty, « Les discriminations dans l’accès à l’emploi public », loc. cit. 17 « Comment les employeurs recrutent-ils leurs salariés ? », Dares analyses, n° 64, octobre 2017.

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Parmi ces discriminations institutionnalisées dans le monde du travail, celles liées à la pratique religieuse, en particulier de l’islam, sont particulièrement fortes. Selon une étude de l’Institut Montaigne, dans 70 % des cas les revendications indivi‑ duelles ou collectives liées à la pratique religieuse ne posent pas de problème 18. Depuis, la loi de 2004 et l’interdiction pour les élèves de porter un signe religieux au sein de l’école publique, on assiste à un renforcement des propositions restrictives dans les secteurs privé et public, par exemple la possibilité d’ins‑ crire au règlement intérieur des entreprises l’interdiction de signes religieux conformément aux dispositions contenues dans la loi travail dite « El Khomri 19 ». De plus, à la suite des atten‑ tats de novembre  2015 et du renforcement de la législation antiterroriste, la surveillance des travailleurs et travailleuses s’est accrue dans de nombreux domaines d’activité 20  : sécurité des aéroports, bagagistes, transports, armement,  etc. Si de telles pratiques existaient auparavant, la situation politique a contribué à les renforcer dans un contexte de suspicion de plus en plus généralisé à l’endroit des personnes originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne comme de celles héritières de l’immi‑ gration coloniale et postcoloniale. Pourquoi embaucher une femme avec un nom arabe qui, demain, pourrait vouloir porter un foulard sur son lieu de travail ? De même avec un homme qui fréquente la mosquée et qui est susceptible d’avoir des problèmes avec l’administration ? Deux poids, deux mesures car dans le secteur du nettoyage et dans les centres d’appels, où les salariées sont le plus souvent invisibilisées, le voile est perçu comme un attribut « naturel ».

18 Voir le baromètre de l’Institut Montaigne en lien avec l’Observatoire du fait religieux en entreprise : . 19 Article L. 1321‑2-1 du code du travail 20 Pour une étude circonstanciée des antécédents de cette politique, voir Laurent Mucchielli (dir.), La Frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, La Découverte, Paris, 2008.

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Des discriminations tout au long de la vie professionnelle, et au-delà Si les discriminations raciales à l’embauche ont fait l’objet de nombreuses études, il n’en va pas de même pour celles subies durant la vie professionnelle. Une étude de 2018 du Défenseur des droits et de l’Organisation internationale du travail (OIT) 21 a mis au jour l’ampleur des situations de harcèlement, de stigma‑ tisation et de discrimination sur les lieux de travail. Ainsi, selon l’enquête, 40 % des hommes perçus comme non blancs et 54 % des femmes perçues comme non blanches disent faire l’expé‑ rience de propos ou comportements discriminants et on constate une forte continuité entre propos, harcèlement, dévalorisation dans le travail et discrimination. La plaisanterie lourde ou la phrase lâchée sur le « travail d’Arabe 22 » par exemple ne sont pas sans conséquence sur la façon dont sont traités celles et ceux qui sont tenus pour être originaires du Maghreb. De plus, cette étude révèle aussi le caractère intersectionnel des discri‑ minations subies par les femmes non blanches, notamment, et l’absence de mesures efficaces pour y mettre un terme. Le racisme débouche donc sur des pratiques discriminatoires qui affectent les évolutions de carrière  : avancement, promo‑ tion, augmentation de salaire… Pour couronner l’ensemble, les instruments de mesure n’existent pas ou peu et, dans tous les cas, ils ne sont que rarement mobilisés afin d’objectiver les problèmes rencontrés par les salariés racisés. En témoignent le faible nombre d’enquêtes, de testings, le peu d’importance accordée aux déclarations des personnes ou le faible recours à la méthode Clerc 23. Comment garantir une égalité de traitement 21

Voir Défenseur des droits, « Études & Résultats. 11e baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi », 2018. 22 Cette expression, aux origines coloniales établies, reste employée par certains et pas uniquement, comme beaucoup le croient trop souvent, par les catégories populaires réputées plus perméables aux discours racistes et aux pratiques langagières qu’ils autorisent. En avril 2009, un enseignant de mathé‑ matiques du lycée professionnel Ronceray de Bezons, dans le Val-d’Oise, aurait accueilli le devoir d’un élève par cette remarque : « T’as fait un bon travail d’Arabe. » Voir Didier Arnaud, « T’as fait un bon travail d’Arabe », Libération.fr, 11 avril 2019. 23 La méthode Clerc, du nom d’un syndicaliste de la CGT, est un outil statistique permettant la mise en évidence de discriminations dans la carrière. Elle consiste

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quand les entreprises, les services publics et les administrations ne disposent pas d’outils efficaces pour prendre connaissance des discriminations et réagir en conséquence ? La politique inspirée des pratiques anglo-américaines de la diversité peine à produire des effets autres que la nomination anecdotique de personnalités racisées à la direction de tel ou tel service ou le recrutement, parfois significatif, de salariés racisés dans le but de répondre aux impératifs commerciaux d’activités destinées à une clientèle elle-même racisée. Ces discriminations ont des conséquences graves au-delà de la vie professionnelle. Quelle retraite pour ceux et celles qui ont eu une carrière au plus bas de l’échelle ? Pour les étrangers qui souhaitent bénéficier du minimum vieillesse, il leur faut garder leur lieu de résidence en France. Quelle comptabilisa‑ tion des cotisations sociales quand les personnes ont travaillé au noir ? Ou sous alias si la possibilité de faire reconnaître l’alias est supprimée ? Quel avenir professionnel, et quel sens du « qu’est-ce que tu voudras faire plus tard ? », pour des collé‑ giens déjà discriminés lors des stages en classe de 3e par des entreprises qui ne les accueillent pas ? Les discriminations au travail commencent très tôt, dès la scolarité et les orientations souvent imposées aux élèves racisés, et se prolongent tout au long de la carrière, jusqu’à la retraite.

Lutter contre les discriminations : un large champ de revendications Le champ revendicatif est vaste  : remise en cause de l’exi‑ gence de la nationalité, lutte pour l’équivalence des diplômes, l’égalité des carrières, des formations et des promotions, possi‑ bilité de désigner des conseillers prud’hommes étrangers. Cela passe, entre autres, par des droits renforcés en matière de formation, et si nécessaire d’alphabétisation, sans lesquels aucune évolution significative n’est envisageable. De même, en à comparer les évolutions salariales de deux groupes similaires du point de vue d’un certain nombre de caractéristiques (qualification, ancienneté, poste, etc.), mais qui se différencient par le fait d’appartenir ou non à la CGT. Elle est reconnue par les tribunaux et a été utilisée jusqu’à présent principalement pour des faits de discrimination syndicale.

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ce qui concerne les reconversions professionnelles en cas de maladie ou d’invalidité dans des secteurs comme le nettoyage et le bâtiment caractérisés par une grande pénibilité, il est indis‑ pensable de prendre en compte les situations spécifiques des travailleurs et travailleuses racisés. Aujourd’hui, des luttes affectent les secteurs qui emploient un grand nombre de personnes racisées : McDonald, restauration, entreprises de nettoyage, centres d’appels… Des salariés racisés étaient également très présents dans les dernières mobilisations à la SNCF ou à la RATP. Ces combats ne sont pas nouveaux. Les luttes de l’automobile au début des années  1980 ont été marquées par l’engagement fort des travailleurs immigrés pour leurs droits salariaux et leurs conditions de travail 24. Rappelons que le 27 janvier 1983, le Premier ministre socialiste, Pierre Mauroy, fait cette déclaration islamophobe restée dans les annales : Les principales difficultés sont posées par des travailleurs immigrés […] agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises.

Les années 1980 sont également marquées par l’irruption de nouveaux acteurs politiques : les personnes sans-papiers dans le quartier du Sentier à Paris ont ainsi organisé des occupations, soutenues par la CFDT 25. Dans les années 2008‑2010, encouragées par ces mobilisations, des centaines de travailleurs de la restaura‑ tion et du bâtiment se mettent en grève pour leur régularisation et l’amélioration de leurs conditions salariales avec le soutien de la CGT et de Solidaires 26. Le travail volontariste engagé depuis par des syndicats au côté de travailleurs et travailleuses sanspapiers a permis d’obtenir des régularisations et d’ouvrir de nouveaux droits : des faits de discrimination raciale systémique ont ainsi été reconnus dans un jugement en 2019 27. Voir Vincent Gay, « Les ouvriers immigrés de Citroën et Talbot », Les Utopiques, n° 8, été 2018. 25 Voir Marie-Noëlle Thibault, « “French confection”  : le Sentier (1980) », Les Utopiques, n° 8, été 2018. 26 Voir Sébastien Chatillon, « Les grèves des travailleurs et travailleuses sans papiers, de 2008‑2010 », Les Utopiques, n° 8, été 2018. 27 « Travailleurs sans-papiers : un premier jugement reconnaissant la discrimina‑ tion raciale systémique », cgt.fr, 18 décembre 2019. 24

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Afin de mener ces combats, les syndicats peuvent ainsi jouer un rôle essentiel et sont animés par une tradition de lutte ­antiraciste et anticoloniale  : à la CGT depuis les années  1930 et à la CFDT dans les années  1970, comme en témoignent de nombreuses prises de position, initiatives, adresses aux travail‑ leurs étrangers dans leur langue ainsi que l’organisation de journées unitaires de mobilisation antiracistes et pour l’égalité des droits. Pourtant, le mouvement syndical a été confronté à des diffi‑ cultés et a pris un retard considérable dans l’action et la défense des salariés immigrés et racisés 28. La fin des Trente Glorieuses, marquée par un chômage massif et une désindustrialisation forte, a ouvert la porte à l’exigence du « produisons français » défendue en particulier par le Parti communiste et la CGT. Mais celle-ci a vite été complétée par le « avec des Français » par le Front national, qui gagne des voix au début des années  1980. Les syndicats se sont en partie adaptés à cette nouvelle conjonc‑ ture caractérisée par une concurrence accrue sur le marché du travail et par leur propre difficulté à combattre la multiplica‑ tion des licenciements et des fermetures d’entreprises. À cette pression économique se sont ajoutées de nombreuses et récur‑ rentes pressions politiques. La révolution iranienne en 1979, l’intervention soviétique en Afghanistan la même année, et plus tard les multiples interventions militaires au Moyen-Orient, la 28 À l’époque, déjà, des contemporains ont protesté contre les limites de ces actions. C’est ainsi que la philosophe Simone Weil écrit en 1938 : « J’ai honte des démocrates français, des socialistes français, des leaders de la classe ouvrière française. […] Y a-t‑il beaucoup d’hommes, parmi les militants ou les simples membres de la SFIO et de la CGT, qui ne s’intéressent pas beaucoup plus au traitement d’un instituteur français, au salaire d’un ajusteur français, qu’à la misère atroce qui fait périr de mort lente les populations d’Afrique du Nord ? » In « Qui est coupable de menées antifrançaises ? (1938) », Œuvres complètes. Tome II : Écrits historiques et politiques. Vers la guerre (1937‑1940), Gallimard, Paris, 1989, p.  136. Ajoutons que le Front populaire n’a pas changé d’un iota la condition des « indigènes » des colonies. En 1957, un jeune énarque, Michel Rocard, écrit : « L’égalité de tous les citoyens devant la loi qui est le principe de base de notre Constitution n’a jamais été pratiquée. L’égalité des devoirs existait et notamment l’impôt du sang, mais point l’égalité des droits. Dans les domaines politique et économique, la discrimination n’a cessé de jouer au bénéfice des Français et au détriment des musulmans. » In Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie, Éditions Mille et Une Nuits, Paris, 2003, p. 42.

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construction de l’islam comme un « problème majeur » ou la question de la laïcité ont créé de nombreuses fractures au sein des organisations politiques et syndicales du mouvement ouvrier. La victoire remportée par les 850 Chibanis mobilisés contre les discriminations qu’ils ont subies tout au long de leur vie profes‑ sionnelle à la SNCF témoigne du peu d’importance accordée par les syndicats à la situation particulière des immigrés puisqu’ils ont obtenu gain de cause par leurs propres moyens 29. Mais le mouvement syndical, comme nombre d’organisa‑ tions des gauches politiques, a privilégié la dénonciation du racisme en général et, pour les plus engagés, le combat anti­ fasciste contre l’extrême droite au détriment de la lutte contre les discriminations. Ce mouvement a ainsi contribué à accré‑ diter l’idée que le racisme est propre à l’extrême droite en occultant ainsi son caractère systémique, sa banalisation au plus haut niveau de l’État et ses conséquences en particulier dans le monde du travail.

« L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes 30 » La poursuite du combat en faveur des personnes racisées dans les entreprises comme dans les syndicats doit être placée au plus haut de l’agenda des organisations de travailleurs et de travailleuses au même titre que la lutte contre les discrimi‑ nations qui frappent massivement les femmes. Cela concerne de nombreux sujets : prise de responsabilité dans les syndicats, désignation pour l’exercice de mandats, respect de la place des salariés racisés (hommes et femmes) dans les syndicats des champs professionnels où ils sont majoritaires. Cela implique la formation des équipes syndicales pour qu’elles soient capables de voir, mesurer, prouver, dénoncer et combattre les discri‑ 29 Les syndicats de la SNCF étaient très divisés, la plupart défendant la clause de nationalité. SUD Rail a soutenu la lutte des Chibanis sans pourtant s’engager avec eux dans la bataille juridique qui leur a permis d’obtenir réparation en faisant condamner l’entreprise publique. 30 La devise de l’Internationale. Inscrite dans la déclaration de l’Association inter‑ nationale des travailleurs (AIT) fondée en 1864, dont les statuts ont été rédigés par Karl Marx.

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minations. La déconstruction des stéréotypes doit faire partie intégrante des actions engagées par l’ensemble des syndicats. De plus, il importe de ne pas contribuer à invisibiliser les convictions religieuses dans les organisations syndicales et sur les lieux de travail. Des formes de convivialité entre adhérents et militants qui tiennent compte des opinions religieuses de toutes et de tous doivent être défendues. La lutte contre tous les racismes et l’islamophobie dans le monde du travail doit occuper la place centrale qui lui est due au regard de la gravité des discriminations dans la France contemporaine. Pour aller plus loin Saïd Bouamama, Les Discriminations racistes. Une arme de division massive, L’Harmattan, Paris, 2010. Nicolas Jounin, Chantier interdit au public, La Découverte, Paris, 2008. Les Utopiques, n°  8, « Antiracisme et question sociale », été 2018. René Mouriaux et Catherine Wihtol De Wenden, « Syndicalisme français et islam », Revue française de science politique, vol. 37, n° 6, 1987, p. 794‑819.

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LA PRESSE À L’ÉPREUVE DU RACISME Nedjma Bouakra in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 115 à 131 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

La presse à l’épreuve du racisme Nedjma Bouakra

« Un bicot comme ça, ça nage pas. » Au printemps  2020, ces quelques mots d’un policier témoignent d’un « à présent » colonial, indéfiniment reconduit. « Bicot », « bamboula », de simples mots habités par le spectre de la mise à mort. Comment ne pas être sidéré par la violence de l’invective ? Judith Butler le souligne : Lorsque quelqu’un s’adresse à nous de façon injurieuse, non seulement nous sommes ouverts à un futur inconnu, […] nous subissons du fait de ce discours une désorientation. Ce qui se révèle au moment d’un tel bouleversement, c’est préci‑ sément la fugacité de notre place au sein de la communauté des locuteurs, nous pouvons être remis à notre place qui est une absence de place 1.

Or l’une des voies ordinaires de la répression politique des minorités passe par l’insulte. Elle leur rappelle sans cesse que leur place dans la communauté politique et nationale n’est pas acquise et que leur existence est constamment soumise à l’arbi‑ traire. Cependant, la menace n’est pas le passage à l’acte. Malgré l’inflation des représentations racistes véhiculées par la presse, les seuls contenus explicites « Noirs criminels » ou « Arabes violeurs » n’ont pas en eux-mêmes le pouvoir « magique » de transformer les personnes ciblées en ce dont elles sont accusées. Comme le précise à nouveau Butler : 1

Judith Butler, Le Pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Éditions Amsterdam, Paris, 2017, p. 24.

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Le discours humain mime rarement cette efficacité divine, sinon lorsqu’il est soutenu par le pouvoir d’État, comme dans le discours du juge, des services de l’immigration ou encore de la police […] ; émettre un énoncé revient à créer l’effet énoncé 2.

L’État possède le pouvoir de procéder à des actes de discours illocutoires  : en décrétant un homme coupable, il le condamne de fait. Mais la fabrication de cibles « objectives » passe aussi par le truchement de divers acteurs institutionnels et non i­nstitutionnels comme la presse. Ces mises en récit parti‑ cipent d’un régime de vérité, tel que l’énonce Michel Foucault : Il y a un combat pour la vérité, ou du moins autour de la vérité, par vérité je ne veux pas dire l’ensemble des choses vraies qu’il y a à découvrir ou à faire accepter, mais l’ensemble des règles selon lesquelles on démêle le vrai du faux et on attache au vrai des effets spécifiques de pouvoir 3.

Quelques idéologues juchés sur des strapontins médiatiques se vantent de dire « ces choses vraies » qui ne seraient pas bonnes à dire – non politiquement correctes. « On a tendance à avoir peur du langage de vérité, pour des raisons “nobles”. On préfère dire “les jeunes” que “Noirs” ou “Arabes” 4. » Qui est ce « on » indéfini ? Nous tous, sauf Alain Finkielkraut ! Ce preux chevalier de la philosophie française n’hésite pas ainsi à nommer la couleur des personnes et à l’associer au sentiment de honte : Les gens disent que l’équipe nationale française est admirée par tous parce qu’elle est « black-blanc-beur ». En réalité, l’équipe nationale est aujourd’hui « black-black-black », ce qui en fait la risée de toute l’Europe 5.

Être noir fait donc injure à la France. « Il est impossible, peut-être même dangereux de dire ces choses aujourd’hui en 2 3 4 5

Ibid., p. 60. « Entretien avec M. Foucault », in Dits et Écrits II, 1976‑1988, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 158‑159. Dror Mishani et Aurelia Smotriez, « What sort of Frenchmen are they ? », Haaretz.com, 17 novembre 2005. Ibid.

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France 6. » Inversant habilement les termes de l’énonciation, l’insulteur Finkielkraut devient la victime. Comble de la pensée pour un philosophe se targuant d’un « langage de vérité », belle opération d’escamotage de sa propre violence. Lui, le terrorisé, entre en croisade médiatique contre la terreur imposée par les minorités politiques et rejoint l’éditorialiste Éric Zemmour 7 non seulement dans ses arguties sur la peur identitaire face à l’envahissement de la France par les musulmans, mais dans sa méthode d’autopromotion 8. Ces saillies médiatiques ont le goût d’un festin pour les publicitaires, tant que l’audimat caracole, les chaînes accordent aux racistes les plus décomplexés d’être entendus comme de simples chantres de la liberté de pensée et cela en dépit de multiples condamnations pour haine raciale dans le cas d’Éric Zemmour. Nous nous accordons avec le philosophe Jacques Rancière sur le fait que donner un simple écho à ces idées serait se mettre à leur service 9 : « L’effort des propagandistes d’une idée a des limites, en un temps où l’on se méfie des idées, et il a souvent besoin pour les dépasser, du concours de ses adversaires. » Nous nous y refusons. Nous choisissons de concentrer notre attention sur la presse de référence obéissant à une méthode journalistique éprouvée, plutôt qu’à l’espace médiatique offert aux polémiques. De plus, ce qui nous intéresse n’est pas de d ­ éconstruire ces fausses vérités proférées, mais d’interroger ce qui permet de tenir pour vrais certains énoncés. Car la construction du partage du vrai et du faux est au cœur même des arbitrages du journa‑ lisme d’enquête pour qualifier les faits. Nous nous concentre‑ rons sur un exemple, particulièrement révélateur du traitement journalistique de la « question raciale ». Lors des émeutes de 2007 à Villiers-le-Bel, l’association de la race, de la culture et du banditisme avec les violences dites urbaines a donné naissance à un objet médiatico-judiciaire problématique. Les logiques 6 7 8 9

Ibid. Lucie Delaporte, « Derrière Zemmour, l’irrépressible banalisation de l’extrême droite dans les médias », Mediapart, 14 octobre 2019. Le SNJ dénonce à propos d’Éric Zemmour « la position, fort commode, de rentier de la polémique » de l’éditorialiste. Jacques Rancière, « Sept règles pour aider à la diffusion des idées racistes en France », Le Monde du vendredi, « Horizons-Débats », 21 mars 1997.

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judiciaires et les productions journalistiques se sont révélées poreuses. Véritable saut interprétatif librement assumé par la presse, cette mésaventure journalistique serait anecdotique si, en manifestant le racisme le plus ordinaire, elle n’était dotée d’aucun effet de pouvoir. Or le danger manifeste, lorsque l’on est pris pour cible, est de l’être à la suite d’épreuves de vérité collectives, faisant de vous une menace publique, finalement sanctionnée par la loi.

Le virage médiatique de 2007 En 2007, deux adolescents, Moushin Sehhouli et Laramy Samoura, sont laissés pour morts sur la chaussée. Leur moto a été percutée par une voiture de police. L’embrasement à Villiersle-Bel est immédiat. Trois mois plus tard, le 18 février 2008, les CRS et le Raid interviennent  : 1 100  hommes sont mobilisés pour interpeller une trentaine de cibles dans diverses cités. Le journaliste Luc Bronner, dans son livre au titre évocateur La Loi du ghetto, relate son arrivée avec la police : Il est 5 h 40 du matin à Villiers-le-Bel. Un froid glacial. Des voitures banalisées patrouillent, avec une discrétion toute relative dans les rues de la petite ville du Val-d’Oise, mondia‑ lement connue depuis les nuits d’émeutes de novembre 2007. Dans les véhicules, des journalistes de presse écrite, des photo‑ graphes, des reporters radio, des envoyés spéciaux de sites Internet. J’en fais partie 10.

Cette pratique très controversée se rapproche de celle réservée à l’origine aux journalistes présents lors d’opérations militaires ; leur travail étant en général contrôlé par l’armée. Ce jour-là, la police a bel et bien préparé son intervention afin de bénéficier d’une couverture médiatique maîtrisée. Les journalistes profitent quant à eux de la force narrative des interventions policières et d’informations exclusives. Services réciproques, donc. Yassine Belatar, journaliste et animateur radio se souvient : 10

Luc Bronner, La Loi du ghetto. Enquête sur les banlieues françaises, Calmann-Lévy, Paris, 2010, p. 143‑144.

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Si l’on pense aux 1 200  policiers qui interviennent, il faut voir au travers des regards des mamans de Villiers, voir leurs enfants se faire arrêter en slip, se faire prendre en photo […] et huit heures après le fils revient et qui lui dit : « Maman ils se sont trompés 11 ! »

Mais ce n’est pas ce que le grand public retiendra. Paris Match met en scène la réussite de l’opération policière grâce à une photo de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI). Sur le cliché, un jeune homme, la figure dissimulée et le corps à moitié nu. La proie est ferrée. Elle est noire 12. La couverture « journalistique » des banlieues a ses propres usages. Elle obéit à une stricte division des tâches au sein des rédactions. Dans la presse quotidienne régionale, il est d’usage que des correspondants précaires effectuent le lien avec les associations de quartier tandis que les journalistes « encartés » font leurs gammes auprès des services de la police et de la justice. La presse nationale emploie des fixeurs facilitant l’accès aux sources des journalistes. En 2010, Abdel, fixeur désenchanté mais attitré de la presse nationale depuis 2005, réussit un canular exemplaire. D’une voix aigrelette avec un fort accent, il incarne Bintou, une femme polygame, et livre au téléphone son témoi‑ gnage à un journaliste du Point. Ce récit est « retranscrit » sans vérification par ce dernier. Travailler sur les banlieues semble autoriser à déroger aux règles élémentaires du journalisme. Mais si Bintou n’existe pas, le préfet, lui, est bien réel. L’une vient nourrir une réalité fantasmée, le second construit la factualité même. Les interlocuteurs institutionnels ou politiques font usage « de l’information ». Ils lui donnent forme grâce à leurs outils de communication et aux liens qu’ils entretiennent avec les journa‑ listes. De plus, les journalistes de la rubrique « faits divers » ou couvrant la banlieue nouent des contacts étroits avec les services de police, la justice, la préfecture, voire les ministères. Il n’est donc pas rare de voir des journalistes progresser au sein de leur 11 12

Entretien filmé de David Dufresne, 11 novembre 2008. Yassine Belatar préparait en 2008 un documentaire : Villiers, souriez vous êtes filmés. Paris Match et le photographe ont été condamnés à une amende pour le préju‑ dice subit, mais la cour d’appel de Versailles a révisé le montant jugeant que : le « profil délinquant » du jeune homme est « à l’origine de la détérioration de son image ».

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rédaction par le truchement et l’opportunité des évolutions de carrière de leurs sources mêmes. Aujourd’hui directeur des rédactions, Luc Bronner en est l’exemple parfait. De son propre chef, ce journaliste a demandé à travailler sur les banlieues. Il est vrai que sortir de la routine peut donner à un « aller-retour à Mantes-la-Jolie le cachet si pittoresque d’un grand reportage à Hébron 13 ». Le journaliste a pu mener de longues enquêtes sans être soumis aux impératifs de temps imposés ordinairement. Mais rien de très neuf dans sa démarche, selon les chercheurs Marwan Mohammed et Laurent Muchielli : « Il traite les banlieues sous l’angle des émeutes, de la délinquance et des opérations policières 14. » Observer le monde sous le prisme de la sécurité et des menaces est devenu fédéra‑ teur. Comme le souligne Didier Bigo, la notion de « sécurité sociétale » a eu un certain succès car elle a permis d’« élargir le spectre de la sécurité pour répondre au spectre des menaces transversales du terrorisme, de la drogue, de l’ethnicité, des révoltes urbaines ainsi que de l’immigration 15 ». Une observation du journaliste retient notre attention : « Très peu de rédactions disposent de correspondants ou de journalistes spécialisés qui ont le temps de créer des contacts, des réseaux 16. » Mais quelle spécialité faut-il donc pour écrire sur les banlieues en étant journaliste ? Que faut-il comprendre ? Sans doute ceci  : les quartiers sont « des cas à part » pour lesquels on construit une factualité à part. Et c’est ce à quoi le journaliste va s’employer entre 2007 et 2011. Toutes les émeutes en banlieue font suite à des opéra‑ tions policières. Revenons aux événements de 2007, lorsque deux jeunes hommes sont laissés morts sur la chaussée. Le 25  novembre, Le Monde, l’AFP et Reuters affirment, selon la Direction centrale de la sécurité publique, que « ce n’était pas 13 Un journaliste de Libération cité in Érik Neveu, Sociologie du journalisme, La Découverte, Paris, « Repères », 2019, p. 86. 14 Marwan Mohammed et Laurent Muchielli, « La fortune du “ghetto”. Réflexions critiques à partir d’un ouvrage récent  : Luc Bronner, La Loi du ghetto », Sociologie, 1er octobre 2010. 15 Didier Bigo, Penser avec Michel Foucault, Gérer les transhumances, Karthala, Paris, 2005, p. 132. 16 François Béguin, « Banlieues et médias  : “une incompréhension mutuelle”. Chat avec Luc Bronner », LeMonde.fr, 2 avril 2010.

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une course-poursuite mais vraisemblablement un accident de la circulation ». Cinq jours plus tard, Frédéric Péchenard, direc‑ teur général de la police nationale, assure au Monde qu’il s’agit bien d’ un banal et tragique accident de la route : il a été établi que les policiers ne roulaient pas vite, qu’ils étaient en patrouille […] lorsque leur véhicule a été heurté par la mini-moto qui s’est encastrée à vive allure. Des morts fortuites, donc 17.

Le 25 au soir, le traitement de l’information bascule. Luc Bronner est sur place : Des bandes commencent à incendier des véhicules et à dégrader le mobilier urbain […]. Les patrouilles de police […] sont l’objet de tirs de plombs ou de grenaille. […] « Je pense qu’il y avait un fusil à pompe », relève un des policiers visés. Les radios des forces de l’ordre ont fait état de l’usage, à plusieurs reprises, de cocktails Molotov 18.

Les premiers jours, des tirs de chevrotine sont requalifiés en tir de « fusils de chasse », des projectiles deviennent des « bombes artisanales ». Une description sensationnaliste se met en place : Camouflés derrière des rideaux de fumée, [les policiers] ont été surpris épaulant avec calme leur fusil pour faire des « cartons », comme à la foire. L’architecture de la ZAG de Villiers est une aubaine pour les émeutiers. Ici, les barres d’immeubles sont basses […]. Leur mode opératoire est élaboré, leur organisation réfléchie. Des guetteurs perchés en haut des tours jouent les éclaireurs et préviennent par téléphone leurs camarades des déplacements en temps réel des patrouilles 19.

La presse nationale se concentre donc sur la riposte armée des jeunes pour mieux mettre en exergue leur logique quasi 17 Christophe Cornevin et Cyrille Louis, « Les premiers éléments de l’enquête semblent exonérer les policiers », LeFigaro.fr, 27 novembre 2007. 18 Luc Bronner, « Violentes émeutes après la mort de deux adolescents dans une collision avec la police », LeMonde.fr, 26 novembre 2007. 19 Christophe Cornevin, « Les policiers dénoncent un déchaînement de violence », LeFigaro.fr, 28 novembre 2007.

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insurrectionnelle, supposée être dirigée et organisée 20. Le Figaro reprend ainsi à son compte les déclarations policières : Désormais, ils font parler les armes, en particulier le fusil de chasse. Au moins cinq policiers ont été criblés de plombs de six millimètres, là où leur gilet pare-balles ne les protège plus 21.

Dans les faits pourtant, personne n’a pu suivre en immer‑ sion le déroulement de ces affrontements. Le Monde titre le 29  novembre  : « Les journalistes en difficulté pour couvrir les évènements ». Il reste à scénariser les faits pour produire un événement hors du commun. Le postulat de « guérilla urbaine » implique des choix tactiques et une organisation concertée, ce qui n’est corroboré par aucune enquête. Certes, les jeunes qui participent à ces échauffourées bénéficient d’une connaissance du terrain beaucoup plus importante que celle des unités de police diligen‑ tées. Si cinq postes dits Acropole 22 ont été dérobés, ce qui a permis à certains de suivre les communications des forces de l’ordre, ces vols survenus à la faveur des émeutes n’impliquent pas pour autant une tactique préméditée. L’avantage des émeutiers sur le terrain est éphémère : le remplacement régulier des effectifs redonne rapidement la main aux policiers. Un groupe d’émeutiers ultra-déterminé est ainsi présenté mais de nombreuses inconnues demeurent sur les modes opéra‑ toires, la participation hétéroclite des habitants, la diversité générationnelle et de genre des personnes. Est ainsi ignoré 20

Thibaut Danancher, « Le Raid envoyé en renfort à Villiers-le-Bel pour neutra‑ liser les tireurs », Le Figaro, 28  novembre 2007 ; Éric Favereau et Patricia Tourancheau, « Les armes font surface », Libération.fr, 28  novembre 2007 ; Thibaut Danancher et Jean-Marc Leclerc, « Comment le Raid traque les tireurs de Villiers-le-Bel », LeFigaro.fr, 29  novembre 2007 ; Jacky Durand, « Contre la violence urbaine, la lutte gagne les airs », Libération.fr, 29 novembre 2007 ; « C’est Bagdad », Valeurs actuelles, 30  novembre 2007 ; « Cette fois les armes ont parlé », Le Figaro Magazine, 1er décembre 2007 ; Christophe Cornevin, « Une policière : “J’ai évité le pire à Villiers-le-Bel” », LeFigaro.fr, 1er décembre 2007 ; « C’était la guerre et ça vous étonne », Marianne, 2 décembre 2007. 21 Christophe Cornevin, « Les policiers dénoncent un déchaînement de violence », art. cit. 22 Sorte de GSM privé de la police sécurisé, ce réseau numérique gère toutes les communications radio entre les fonctionnaires de police et leur « base », commissariat ou hiérarchie dont dépend le fonctionnaire.

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le simple fait qu’habitants et émeutiers puissent s’associer de manière diverse à ces affrontements. De « jeunes », terme générique, à « bandes », terme oscillant entre le groupe et la qualification judiciaire de « bandes organisées », le glissement sémantique creuse l’écart entre les personnes ordinaires et les autres. De plus, l’espace public n’est jamais envisagé comme un espace politique traversé par une conflictualité sociale et investi par les habitants, mais comme simple espace urbain envahi par « la violence », ce terme abstrait qui d’emblée disqualifie toute action collective.

La traque Le 29 novembre 2007, Luc Bronner est catégorique : L’erreur, à trop s’interroger sur les risques de reproduction des émeutes de 2005, serait d’oublier l’accumulation d’évé‑ nements graves intervenus depuis un an dans les quartiers sensibles  : des violences urbaines qui témoignent d’une radicalisation chez certains jeunes, très minoritaires mais très actifs […]. L’évolution, l’utilisation des armes à feu, est ce qui ferait basculer les émeutes de 2007 dans un phénomène inédit. […] L’usage d’armes, à Villiers-le-Bel, s’inscrit dans cette logique : une partie des agresseurs, que la police qualifie de « noyau dur », est montée d’un cran dans la violence.

La parole est à la police. La comparaison avec la descrip‑ tion des émeutes de 2005 montre que les termes employés sont quasi identiques. « L’affaire est grave. […] Un certain nombre de territoires sont passés sous le contrôle de bandes parfaite‑ ment organisées. Elles règnent en maîtresses absolues », décla‑ rait ainsi Nicolas Sarkozy au Point le 17  novembre 2005. En 2007, les forces de l’ordre ont contenu l’émeute sur les lieux de son éclosion, contrairement à ce qu’il s’est passé en 2005 puisque les émeutes avaient duré trois semaines et impliqué près de 300  cités. La stratégie de la contention destinée à réduire les dégradations à une zone localisée a été gagnante. En témoigne le bilan établi en 2007 par la police, lequel fait état de 130  fonctionnaires blessés contre 224 deux ans plus tôt. Nul crescendo donc, bien au contraire. Malgré cela, dans le 123

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journal Le Monde, Luc Bronner défend l’idée qu’une étape a été franchie dans la violence urbaine : Les émeutes de 2007 ne ressemblent pas à celles de 2005 […] la volonté affichée par des délinquants de s’en prendre physiquement aux policiers n’a jamais été aussi affirmée, selon le rapport de 2007 de l’Observatoire national de la délinquance (OND).

Nous ne bataillerons pas sur les chiffres de l’insécurité et sur l’entêtement des journalistes à les utiliser. Le rapport de l’Inspection générale de l’administration sur l’enregistre‑ ment des plaintes par les forces de sécurité intérieure, sur les années 2002‑2012 est accablant : « absence de tout contrôle 23 » par la hiérarchie centrale, « généralisation de pratiques d’enre‑ gistrement non conformes » et même « pratique de dissimula‑ tion massive » 24. En 2007, le choix de la presse, celui de parler de l’intensi‑ fication des violences urbaines par des bandes organisées, fait étonnamment écho à la politique de Nicolas Sarkozy. De fait, 2005 a été un échec pour le ministre. La stratégie du chiffre –  interpeller pour déferrer  – sera remise en cause par le taux de relaxe élevé : un tiers des prévenus. Pourtant, tout policier le sait, la stratégie du maintien de l’ordre ne permet pas aisément d’identifier les protagonistes, elle vise la foule et non l’individu 25. Pour les policiers, 2007 est une revanche. À Villiers-le-Bel, les interpellations se font dans un temps différé avec en prime une couverture médiatique. Mais il faut anticiper et collecter les preuves de culpabilité pour réussir à 23

« Rapport sur l’enregistrement des plaintes par les forces de sécurité intérieure », La Documentation française, Paris, 2013, tome 1, p. 6. 24 Selon Laurent Muchielli  : « Les trois inspections générales estiment que les statistiques avaient ainsi perdu tout contenu opérationnel, n’indiquant plus la réalité géographique et temporelle de la délinquance », Champ pénal/Penal Field, varia, 28 avril 2008. 25 « Nous n’avions jamais été appelés sur une émeute. On est parti la fleur au fusil avec pas assez de balles en caoutchouc ni de grenades lacrymogènes. On n’avait même pas le plan de la ville, c’est notre capitaine qui devait nous guider par radio depuis le PC. Comme ça ne passait pas, on a dû se débrouiller avec nos téléphones portables personnels. Quand on est arrivés sur place, c’était Beyrouth. » Entretien retranscrit par un journaliste du Point issu du documen‑ taire, La Police et Sarko, François Bordes, Doc en stock, 2010.

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instruire le procès des bandes. Dès le 1er  décembre 2007, la délation est ouvertement encouragée : Si vous disposez de renseignements relatifs aux coups de feu tirés contre les policiers dans les soirées et les nuits du 25 et 26 novembre, merci d’appeler le numéro vert de la brigade criminelle. L’appel est gratuit et votre anonymat sera préservé.

Cette première tentative, réalisée grâce à un tract de police diffusé à 2 000  exemplaires dans les boîtes aux lettres, est un échec. Un second tract est donc imprimé ; avec une prime à la délation. Les témoins sous X doivent être la pièce maîtresse du procès. Mais comme un domino, ces témoignages s’effondrent les uns à la suite des autres. Une telle procédure vise à protéger les témoins de représailles et facilite le recours à des « infiltrés » et à des « indics ». Elle marque au fer rouge les suspects puisqu’elle vise très souvent des personnes déjà repérées par les services de police et du renseignement. Lors du procès des émeutiers de Villiers-le-Bel, les témoins sous X se dérobent, ne viennent pas ou reviennent sur leurs propos, tandis qu’un indic est confondu par la défense. Des personnalités reconnues comme fragiles et même mythomanes, selon les sources policières servent aussi à étoffer les dossiers. L’une d’elles affirme, lors de la longue bataille judiciaire engagée, que la police lui a « soufflé son témoignage, notamment contre des promesses de clémence –  par ailleurs non tenues  – dans son propre dossier 26 ». De fait, pendant les deux années d’instruction, l’enquête policière n’a pu apporter de preuves matérielles pour l’identification des auteurs des tirs. La recherche par trente techniciens de la police scientifique pour « préserver les traces et les preuves en cas de découverte de fusils » est demeurée infructueuse. Les agrandissements des photos et des films n’ont rien donné, l’ADN n’a pas parlé. Sans preuves, les témoignages sous X constituent ainsi le seul fonde‑ ment des investigations. La délation est-elle devenue une preuve en soi ?

26 « Villiers-le-Bel : le témoin clé au procès des émeutiers se rétracte », Le Nouvel Observateur, 16 septembre 2010.

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D’ores et déjà suspects Fin février 2008, alors que les investigations piétinent, que les informateurs de la police sont loin d’être des sources sûres, Le Figaro assure connaître les dessous de l’enquête et sa clôture prochaine, et il s’illustre par un compte rendu de la traque : Pour les magistrats cependant, le fruit n’était pas mûr. Il fallait s’assurer notamment que parmi les objectifs figuraient bien des individus qui étaient également mêlés à l’agression du commissaire Illy, le 25 novembre 27.

Rappelons cet épisode. Dès le premier jour de l’émeute, le commissaire de police Illy de Sarcelles, surnommé le « commis‑ saire Courage » par Le Figaro, s’est rendu sur place pour tenter de « calmer les esprits », selon ses dires. Adepte des arts martiaux, il est venu sans arme à feu mais avec un sabre japonais dans son coffre. Roué de coups, il est emmené à l’hôpital avec un traumatisme facial. Proche de collaborateurs de Nicolas Sarkozy, il a tout son soutien. « Mettez les moyens que vous voulez, mais ça ne peut rester impuni », déclare ce dernier. Lors du procès des tireurs de juin 2010, les suspects princi‑ paux sont deux frères. Le premier se nomme Adama Kamara, le second Abderrahmane. La présidente de la Cour appelle ce dernier Abdelkader. Il est confondu plusieurs fois avec son demifrère Adama. La ligne de couleur aveugle. Ils sont perçus dans une altérité indifférenciée. Lâchés par plusieurs des témoins anonymes, les policiers doivent, à la barre, conforter l’accusation, ce qui constitue une véritable entorse à la procédure pénale, ce type de témoin ne pouvant seul conduire à une condamnation, selon l’article 706‑62 du code pénal. Le lieutenant José Manuel Vergara, ex-militaire au Kosovo qui a plus de vingt ans de carrière dans la police, est un témoin clé : J’ai reconnu Abou Kamara, le tireur qui nous a pris à partie et qui faisait la tactique du dindon […] pour éviter les tirs. […] J’ai été frappé par son visage émacié de forme triangulaire, on aurait dit un diable qui sortait de la boîte de Pandore. 27 Jean-Marc Leclerc, « Comment la police a retrouvé les tireurs de Villiersle-Bel », LeFigaro.fr, 19 février 2008.

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Pourtant le lieutenant, qui dirigeait une des compagnies de sécurisation, a été entendu au lendemain des trois soirées d’émeute et il avait alors indiqué « ne pas avoir vu les visages de ceux qui leur avaient tiré dessus ». Les témoignages s’enchaînent : « Un individu de type africain porteur d’une veste ou un blouson à capuche blanche muni d’un fusil à pompe tirant sur les CRS », apprend-on. Rappelons que quatre-vingt-dix policiers se sont constitués partie civile lors du procès. Face à eux cinq jeunes hommes racisés avec pour seuls témoins la famille et les proches pour démentir les affirmations policières. La trahison du « grand frère » devient un leitmotiv de l’arène judiciaire. Personnalité du quartier Puits-la-Marlière à Villiers, ancien emploi jeune au service des sports de la mairie de Villiers-le-Bel à la fin des années 1990, Adama est estampillé « grand frère » par la presse. Censé garder le « troupeau », il lui est reproché lors du procès de ne pas avoir su maintenir le calme lors de l’agression du commissaire. Ce jeune homme noir est l’un des principaux suspects dans l’enquête sur les tirs qui ont visé les forces de l’ordre. Il est l’« homme au fusil à pompe ». La figure du leader d’une bande organisée a remplacé celle du grand frère. Elle signe mécaniquement l’échec de la politique de prévention et le règne des trafics. Le sabre dérobé dans le coffre de la voiture du commis‑ saire est miraculeusement trouvé chez lui, selon des sources policières. Adama, c’est Dr Jekyll et Mr Hyde, explique un élu. Le jour, il aidait les vieilles dames à porter leurs courses, démêlait les « embrouilles », ramenait le calme dans la cité… La nuit, il allait chez son frère toucher sa part du trafic 28.

Grand frère le jour, parrain la nuit ! Malgré une défense qui a remis en cause l’ensemble des charges, les jurés ont estimé crédibles les trafics et l’existence des gangs. Insécurité et racisme font le bouillon de culture de ce procès. Informée en amont, la presse a devancé le verdict  : l’arrêt d’accusation reprend étonnamment les mêmes informations. Luc Bronner n’a pas dérogé au suivisme : 28 Marie Vaton, « Villiers-le-Bel. Les deux frères », Le Nouvel Observateur, 17  juin 2010.

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Les investigations ont permis de montrer que plusieurs leaders ont organisé et coordonné les groupes d’assaillants avec l’objectif de « tuer deux policiers » pour se venger de la mort des deux adolescents dans l’accident de moto 29.

Notons les termes : « leaders », « organisation et coordina‑ tion de groupes d’assaillants ». Belle ubiquité, puisque aucune enquête indépendante n’a pu être effectuée. Les jurés adoptent la version médiatique et juridico-policière des faits. Abderrahmane et Adama Kamara sont condamnés à quinze et douze ans de prison. Une peine de neuf ans est prononcée à l’encontre d’Ibrahima Sow. Reconnu coupable d’avoir fourni une arme aux tireurs, Samuel Lambalamba est condamné à trois ans, de même que Mara Kanté pour port d’arme. Ce dernier ayant déjà passé vingt-neuf mois en détention dont onze en isolement, il est acquitté en appel comme Samuel Lambalamba en octobre 2011. L’un des témoins clés a retiré ses déclarations, obtenues en échange de l’amélioration de ses conditions de détention et la promesse d’une récompense. Pourtant, dans son livre La Loi du ghetto, Luc Bronner continue de défendre l’idée que « dans les tribunaux, la loi républicaine tente de s’imposer face à celle du silence ». Un journalisme critique qui aurait désactivé ses présupposés raciaux n’est pas à l’ordre du jour. Il est ainsi l’un des premiers à rendre compte du livre du sociologue Hugues Lagrange, Le Déni des cultures, portant sur la surdélinquance des enfants de Sahéliens. Le journaliste salue cette enquête « qui ne s’embar‑ rasse pas des précautions oratoires et idéologiques d’une partie de la communauté scientifique ». Le fait émeutier est rapporté à la concentration ethnique dans un périmètre géographique donné. Il tient à une forme de socialisation communautaire et à la culture des familles subsahariennes, donc noires, arrivées plus récemment sur le territoire national que les familles maghré‑ bines : Considérer l’origine culturelle et les parcours migratoires comme des déterminants importants de la situation présente,

29 Luc Bronner, « Émeutes de Villiers-le-Bel  : un procès sous haute tension », LeMonde.fr, 21 juin 2010.

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c’est bouleverser le récit habituel, aussi bien sociologique que politique, de nos difficultés 30.

Dès 2005, il suffisait de s’en tenir à l’évidence : « J’ai regardé la télévision. C’était peut-être un biais, mais j’ai vu beaucoup de visages noirs, plus que leur proportion dans la population 31. ». Coïncidence n’est pas raison, certes. Mais dès septembre 2007, un rapport de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG) est mentionné dans le journal Le Monde. On peut y lire ceci : Le danger de l’éventuelle fusion entre deux phénomènes a priori distincts de repli communautaire et d’activité délin‑ quante d’une bande. […] On assiste à un retour sensible du phénomène de bandes ethniques composées en majorité d’individus d’origine subsaharienne, arborant une appella‑ tion, des codes ou signes vestimentaires inspirés des groupes noirs américains 32.

Ce rapport est fort opportunément restitué par le journal, sans analyse ni autre point de vue. Un des intertitres de l’article est éloquent : « Violence tribale ». L’exemple des frères Kamara est une magnifique illustration de ces différentes thèses : Issus de familles polygames, ayant connu des difficultés à l’école, sans diplômes […]. Les frères Karama, Abou et Adama, sont décrits comme les principaux leaders des émeutes. […] En réalité les deux hommes sont des demi-frères, leur père polygame a eu neuf enfants avec sa première femme dont Abou. Un faux divorce pour masquer la polygamie, selon les enquêteurs. Il s’est marié avec la seconde avec laquelle il a onze enfants dont Adama 33.

Les familles nombreuses, la polygamie sont l’arrière-plan des émeutes. Le fait religieux s’imbrique dans la couleur. Le poncif – les familles polygames de facto « inadaptées » à la culture française – sert de passe-partout pour décrire ces accusés. Adama 30 Hugues Lagrange, Le Déni des cultures, Seuil, Paris, p. 20‑21. 31 Entretien, Le Nouvel Observateur, 30 septembre 2010. 32 Gérard Davet et Élise Vincent, « Les bandes sous la loupe des renseignements généraux », LeMonde.fr, 5 septembre 2007. 33 Luc Bronner, La Loi du ghetto, op. cit., p. 133‑134.

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Quand le racisme structure nos vies

et « Abou » –  dont on ne retient que le diminutif  – illustrent cette ligne de couleur, ce partage entre le licite et l’illicite : des vies au bord de la légalité, une culture supposée contraire aux lois républicaines. Sous le feu des projecteurs des « émeutes », les banlieues sont régulièrement soumises à divers cadres d’interprétation  : « mal des grands ensembles », « banditisme », « islam », « parents négligents » 34. Prenez une nouvelle donnée statistique sur la recrudescence de la délinquance. Ajoutez à ce premier constat la notion de « groupes à risque », de bandes de personnes étran‑ gères aux « règles du jeu », et vous obtenez un article de presse, voire un livre couronné du prix Albert Londres portant sur la loi du silence et le communautarisme.

L’inflation du racisme par voie de presse Depuis les années  2000, des idéologues médiatiques ont accéléré la légitimation pour le grand public du racisme et de l’islamophobie. Le basculement des journalistes d’une presse de référence est manifeste. En emboîtant le pas de ces logiques ethnicisantes et racialistes, en intégrant à leurs concepts ceux de l’extrême droite tels que le « racisme anti-Blancs 35 », en opérant une lecture raciale des révoltes, ils offrent un boulevard à la répression politique et aux discriminations institutionnelles. Il faudrait s’attarder longuement sur les modalités d’énonciation de la presse passant par la pratique des citations institutionnelles, des guillemets et la répétition d’énoncés qualifiants ou disquali‑ fiants qui portent toujours la trace d’énoncés antérieurs. Ici nous avons pu observer que la presse a participé à la coconstruction des verdicts, de la « vérité judiciaire », pas seulement en termes d’influence, mais en participant à la genèse de points de vue, à la fabrication judiciario-médiatique de cibles objectives. Aujourd’hui, que sait-on des violences policières subies par les habitants durant ces nuits d’affrontement ? Alerteurs ignorés, 34 35

À ce propos, lire Sylvie Tissot, « Retour sur une émeute. La construction politique et médiatique du “problème des quartiers sensibles” », Les Mots sont importants, 29 octobre 2015. Blandine Grosjean, « Malaise après un appel contre le “racisme anti-Blancs” », Libération.fr, 26 mars 2005.

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témoins vaguement cités ou illustratifs, sources considérées avec de très grandes réserves, il est rare que les personnes racisées participent à la restitution des conflits sociaux les concernant. Que sait-on plus généralement des trajectoires de vie dans les quartiers populaires ? Pas grand-chose. En revanche, la surveil‑ lance progresse, via l’interception des communications et le recours aux drones dans le cadre du maintien de l’ordre. La frontière est mouvante « entre légaux et illégaux », et pour tous ceux pris dans la zone grise, car être « connu des services de renseignement » favorise l’acharnement judiciaire et policier. Mais si le racisme n’est qu’une question de politique intérieure et minoritaire, comment créer une arène politique à ce sujet ? Or, sans scandale, sans « affaires », nulle protection par l’opi‑ nion publique des journalistes ou reporters sortant des rangs. Et hors des affaires ? Comment restituer les arbitrages politiques et institutionnels bouleversant silencieusement le quotidien, l’infraordinaire des vies vulnérables ? La voie est libre : faire dérailler la focale sécuritaire nécessite de nouvelles formes de récits hors champ de la doxa journalistique. Pour aller plus loin Judith Butler, Le Pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Éditions Amsterdam, Paris, 2017 Éric Fassin, « “Immigration et délinquance” : la construction d’un problème entre politique, journalisme et sociologie », Cités, vol. 2, n° 46, 2011. Didier Fassin et Éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale. Représenter la société française, La Découverte, Paris, 2006. Marie-Christine Granjon (dir.), Penser avec Michel Foucault, Karthala, Paris, 2005. « Pourquoi les faits divers stigmatisent-ils ? L’hypothèse de la discrimination indirecte », Réseaux, novembre 2009. Sylvie Tissot, L’État et les quartiers. Genèse d’une catégorie d’action publique, Seuil, Paris, 2007.

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AUX SOURCES DU RACISME D’ÉTAT Nacira Guénif-Souilamas in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 133 à 150 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

II Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

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Aux sources du racisme d’État Nacira Guénif-Souilamas

« Non, la race n’existe pas. Si, la race existe. Non certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités. » Colette Guillaumin 1. « L’apparition du racisme n’est pas fondamentale‑ ment déterminante. Le racisme n’est pas un tout mais l’élément le plus visible, le plus quotidien, pour tout dire, à certains moments, le plus grossier d’une structure donnée. » Frantz Fanon 2. « Le maître blanc ne comprendra pas les mots anciens, là, dans les âmes en liberté entre le ciel et les arbres. » Mahmoud Darwich 3.

Jusque récemment en France, il était d’usage de considérer que le racisme s’exprime par des comportements individuels anormaux, sinon immoraux, ou des dysfonctionnements plus ou moins collectifs dérogeant à un sens de la mesure et à une norme de droit. Cette posture, forgée dans les années 1980 par 1 2 3

Colette Guillaumin, « “Je sais bien mais quand même”, ou les avatars de la notion de “race” », Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Côté-femmes, Paris, 1992 (1981), p. 217. Frantz Fanon, « Racisme et culture », Œuvres, La Découverte, Paris, 2011, p. 715. Mahmoud Darwich, « Discours de l’homme rouge » (1992), Anthologie poétique (1992‑2005), Actes Sud, « Babel », Arles, 2009, p. 69.

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un gouvernement dit de gauche et entretenue depuis lors par ses successeurs tous bords confondus, a dispensé l’État français de lutter contre les discriminations massives, directes et indirectes, et leur vecteur  : le racisme systémique. On est cependant loin d’avoir tout compris à la métabolisation du racisme et à son intensification, notamment en France, si l’on ne creuse pas en profondeur dans ses soubassements systémiques pour atteindre sa source, la race. Le racisme prend sa source dans la race et non pas l’inverse. Structurelle, contextuelle et relationnelle, la race n’a rien d’une essence : rappelons-le, elle n’a pas de fondements biologiques, et ce ne fut jamais le cas. Même si force théorisa‑ tions ont tenté d’accréditer une telle lubie, la race n’a toujours été que politique. Si un exemple permet de considérer avec intransigeance des proclamations de scientificité infondées, c’est sans nul doute la race et ses raciologues. Pas plus jadis, lors de dérives théoriques, pétries d’arrogance blanche, qui ont conduit au désastre, qu’aujourd’hui, lorsqu’il s’agit de disqualifier la notion, ce qu’elle permet de comprendre, ce qu’on lui a fait dire et faire, la race n’a été biologique. Pour qu’elle opère, il suffit de lui faire place politiquement. À cela, de nombreux décou‑ vreurs, conquérants et administrateurs se sont employés avec endurance et succès. Revenue dans ses pénates hexagonaux, la race continue de produire ce qu’elle n’a jamais cessé de faire, le racisme, même si ses opérateurs feignent d’ignorer qu’elle agit en profondeur, en décrétant sa fiction ou son épuisement. Ainsi, ce qu’elle révèle en le dissimulant est nécessaire à la compré‑ hension de ce monde-ci, tel qu’il va. En effet, la mobilisation de la race escamote la place à partir de laquelle elle s’exerce, celle de l’homme blanc et de ses divers avatars, octroyant à celui-ci la position d’universalité, de la norme énonciatrice de/du tout. La race sert à ordonner et hiérarchiser le monde, et ainsi à le rendre disponible à l’oppression, à la domination et à l’exploi‑ tation. Elle s’active dans le même temps à annihiler toute force de contestation et de résistance, pour la vouer à l’échec – sans y être jamais parvenue, comme le démontrent les myriades de mutineries, révoltes d’esclaves, révolutions, sécessions, guerres anticoloniales. Et jusqu’à la période post/coloniale, durant laquelle se répètent les mêmes événements faisant feu de tout bois démocratique et légal, mais aussi les mêmes résistances 136

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transgressant les lois, faisant face à la destruction des corps, des peuples et des ressources de leur sur/vie, comme en témoigne l’effort massif d’élaboration de savoirs à rebours de l’hégémonie occidentale. Ainsi, le racisme qui prospère aujourd’hui en France repré‑ sente la face émergée d’une doctrine de la race multisécu‑ laire sous-tendant déplacements, exterminations et génocides lointains et anciens, longtemps dissimulés de ce côté-ci de la Terre. Cette occultation entretenue n’a pas pour autant fait dépérir la race : ni au terme des traumatismes du xxe siècle ni à la lumière des débats sur le sort à faire à cette notion au mitan de ce même siècle. Comme le rappelle la première citation en exergue de ce texte, le racisme pointe vers la structure de la race qu’il trahit. Fanon prend part, pour s’en distancier, à la discussion initiée par des institutions internationales, nouvelle‑ ment fondées sur les ruines d’une guerre mondiale, en quête de respectabilité et d’innocence. Quelques années plus tard, Guillaumin vise à mettre en évidence le même axiome, jouant de l’ironie pour souligner l’absurdité du débat. Tous deux écrivent depuis et sur la France, la regardant au fond des yeux qui se ferment sur la réalité de la race. Héritée d’un régime colonial et capitaliste absous par une double politique, fomentant l’amnésie pour instaurer l’amnistie, qui prend effet au lendemain de la liquidation de l’Empire colonial dans sa version étatique, la race continue de prospérer de par le monde, jusqu’au sein de l’appareil d’État français. Par quel miracle ou quelle anomalie des circulations idéologiques et systémiques aurait-il pu en être autrement ? Elle n’est toujours pas l’objet d’un démantèlement résolu au sein des institutions et de l’organisation structurelle et ordinaire de l’État. Et ce pour une raison invoquée comme une évidence : plus aucune norme, de droit ou de fait, ne peut être affirmée explicitement en référence à la race. Cette position méconnaît la longue présence de la référence à « sans distinc‑ tion de race » inscrite dans la Constitution de 1958 jusqu’en 2018, et elle a préparé le terrain de sa suppression après un vote à l’unanimité de l’Assemblée nationale, en dépit de sa persis‑ tance dans d’autres textes organiques. Mais cet effacement du mot méconnaît plus encore qu’il n’est nul besoin de professer la doctrine de la race pour qu’elle soit effective et efficace 137

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de façon ordinaire. C’est ce que démontrent les mé/comptes d’actes racistes et de systèmes racistes qu’on s’évertue à qualifier autrement pour qu’ils ne révèlent pas leurs fondations raciales. Tant qu’il ne se dégage pas une conscience claire de ce qu’il importe de dissoudre, la bonne conscience, qui n’est autre qu’une conscience coloniale, continue de s’absoudre de tout examen lucide de ce que la race fait en/à/de la France. Tant qu’elle n’est pas localisée et nommée, elle persiste dans ses œuvres et sa puissance d’agir. Car tout refus d’affronter la réalité de la race entretient et renforce l’agentivité de ses opérateurs et opératrices, humains et institutionnels. Pendant ce temps, la race continue de sourdre par tous les pores de l’appareil d’État et se répand sans entrave dans les actes et les paroles les plus diffus comme les plus considérables. Ce sont ces manifestations que permet de désigner le terme racisme conduisant ainsi tout droit à l’État. Durant un demi-siècle, une politique de l’oubli et du déni a fait le lit de l’antiracisme moral et a offert un sursis et une diversion au racisme d’État. Prôné à coups de campagnes bienpensantes et de mesures inopérantes, et toujours prompt à ne regarder qu’à la surface des choses et des mots, l’antiracisme moral a fourni un costume taillé sur mesure à ses promoteurs et pourfendeurs comme à des coupables individuels, présentés comme déviants. Ce faisant, la réduction du racisme à ces seules brebis galeuses, objets d’une hypothétique sanction, laisse les mains libres à un pouvoir déterminé à ne rien altérer d’un ordre politique qui lui profite en premier lieu. Dès lors, ses fonde‑ ments raciaux et coloniaux continuent de donner des signes de vie, sinon de vitalité, dans toute la société française. L’invention de SOS-Racisme reste le plus beau fleuron de cette politique du déni de la race. Voulu pour annihiler les ferments de lutte antiraciste qui surgissent en 1980 dans les périphéries ségréguées, fomenté par un homme politique responsable de la légitimation de la torture pendant la guerre d’Algérie, porté au sommet de l’État par une amnésie prospère, ce tour de passe-passe idéolo‑ gique parvient à neutraliser toute lecture politique du racisme qui en excaverait la race. Jouant sur la bonne conscience d’une société prompte à moraliser en se forgeant des boucs émissaires, misant sur le vernis de la notoriété et de spectacles lénifiants, 138

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tous les responsables de cette imposture associative s’emploie‑ ront à exploiter le gisement moral de l’antiracisme à la botte d’un État précisément fondé sur la race et à pourfendre les velléités d’en dénoncer les mensonges et les manœuvres. Autre effort de déni de la race téléguidé par l’État, le débat sur l’élaboration de catégories ethnico-raciales en France s’est heurté à un refus des autorités publiques d’en admettre l’uti‑ lité, voire à un acharnement de ses détracteurs à en accuser ses concepteurs de chercher à créer des divisions là où elles n’existeraient pas. Feuilleton à rebondissement propice à détourner l’attention de ce que de telles données permettraient de remonter jusqu’à l’État et non seulement de révéler des pratiques isolées, il a différé et affaibli l’essor de connaissances qui s’avèrent de plus en plus urgentes à l’ère de phénomènes systémiques tels que les violences policières et la surmortalité en temps de pandémie. Afin de déborder les limites frileuses d’un antiracisme moral se bornant à une politique de la réprimande et de l’amende pour occulter la dimension systémique du racisme et son fonds de violence et de cruauté, il devient donc nécessaire d’agencer les termes qui sous-tendent le racisme, race, racialisation et racisation, et d’en décrire les signaux faibles ou affolés. Déplacer le centre de gravité de la réflexion et l’action du racisme vers ses soubassements et ses ressorts revient à renverser la chaîne de causalité entre race et racisme : la première est la source du second, et non pas l’inverse. L’un n’est que la traduction de l’autre, et encore faut-il que des actes ou des mots soient quali‑ fiés comme tels pour qu’on en vienne à admettre qu’il s’agit bien de racisme, soit d’une manifestation de la race. C’est à ce travail d’exposition qu’il faut s’atteler.

Les mots de la race : principes actifs Montrer la race n’est pas sans inquiéter ou désorienter. Il s’ensuit toujours un moment d’effroi, y compris pour quiconque en subit les effets. La race est un système de pouvoir conçu et articulé à des fins précises  : établir une hiérarchie intangible de traits, propriétés et caractères attribués à des humains dans le but d’en traduire les conséquences tangibles et de réaliser 139

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des objectifs articulés autour de l’oppression et l’exploitation. Mais tant qu’à parler de ce que fait la race, autant en livrer une conception qui parle aux sens, percute le corps et atteint la pensée. Humiliation, stigmatisation, intimidation, spoliation, restric‑ tion, éviction, domination, exploitation, répression, élimination, amputation sont autant d’oppressions qu’active la race, soit à un plan systémique, racialisation, soit au plan individuel, racisation. Ces actes peuvent qualifier le racisme, pointant vers sa matrice, la race, et fabriquant son objet, les racisés. L’ordre que la race instaure répond à l’objectif d’asseoir une hiérarchie définitive, indiscutable et inébranlable, fût-ce en recourant à l’abus de pouvoir et à la violence, ce qui décourage rarement ses suppôts. La racialisation en déploie l’idéologie et en fournit la traduction institutionnelle et organique. La racisation en est son mode opératoire. À la voix passive, racialisé désigne un champ ou un pan entier de l’organisation sociale qui est en quelque sorte contaminé, discipliné par la racialisation, là où racisé désigne, autodésigne, une personne subissant une racisation à h/auteur d’individu, réfraction, réplique, au sens sismique, de la dimen‑ sion plus systémique. Notons toutefois que le racisme peut être activé par la racialisation, et donc actualiser la race, sans qu’il y paraisse, sans qu’il soit identifié et nommé comme tel : sinon, comment comprendre qu’il prospère et ne rencontre que de rares obstacles à sa présence et son extension ou d’entraves à sa persistance ? Le terme racialisation suit l’impulsion à partir de laquelle la race se déploie comme régime d’ordonnancement du monde. Là où la race s’exerce comme régime de pouvoir, elle est convertie en principe actif de division et de déshumanisation, avec toutes les conséquences recherchées qui s’ensuivent, dont celles listées ci-dessus. Cette impulsion démultipliée engendre des mécanismes raciaux centraux, collectifs, de gouvernement et d’administration, pouvant englober, par arborescence, par embranchement ou par chaîne de causalité, des secteurs larges ou partiels d’une formation politique, des pans entiers de son organisation, institutionnelle, administrative qui sont dès lors racialisés. Il est ainsi possible d’examiner la façon dont des domaines relevant de droits fondamentaux, l’éducation, le 140

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logement, la santé, le travail, la liberté de circulation, sont racia‑ lisés, c’est-à-dire pénétrés dans tous leurs aspects fondateurs et organisationnels, altérés dans leur fonctionnement et déviés de leurs objectifs affichés au détriment de leurs usagers et acteurs. La racialisation décrit donc le niveau systémique d’actualisa‑ tion et les modalités de mise en œuvre de la race, entendue comme mode de gouvernement. Quant à elle, la racisation accompagne et traduit ce processus de racialisation au fil de ses fixations, de ses scansions, en des lieux et sur des corps qu’elle spécifie, qu’elle assigne, jusqu’à son terme, lorsque la racialisation à force de se réfracter, de se diffuser, littéralement se dépose sur ses objets minimaux, individualisés, isolés, ultimes, selon des configurations variables : en rameaux, en grappes, en listes. Quiconque (se) désigne donc comme racisé ou est désigné comme tel et référé à des groupes destinataires « naturels » d’un étiquetage racial, jeunes, Arabes ou Noirs, Rroms, musulmans, Asiatiques manifeste l’existence certes du racisme, mais plus radicalement de la race 4.

La race ou le social : faux-semblant et diversion À ce stade, il importe de préciser qu’à l’aune de ce que la race est et fait, le social lui est toujours subordonné, elle lui préexiste et le conditionne : la race fonde le social. Toute imposi‑ tion de la race qui cantonne à une altérité radicale, marquée du sceau de l’infériorité et indexée au moindre degré d’humanité, voire à sa suppression, empêche la considération sociale de ses objets. Être sous l’emprise de la race revient à ne jamais pouvoir entrer dans le règne du social, à faire société aux yeux de ceux qui s’en pensent les détenteurs légitimes. Cette mesure raciale établit, par exemple, la durabilité, la persistance et les conditions de longévité, donc de viabilité ou de mortalité, et dans le cadre esclavagiste qui régit la propriété d’esclaves, devenus des biens 4

D’autres approches fondatrices ne distinguent pas racialisation (Fanon) et racisation (Guillaumin) : afin de clarifier leur usage, il me semble cependant important de leur assigner une position, une portée et une amplitude diffé‑ rentes. Voir à ce propos le remarquable dossier « Intersectionnalité » paru dans la revue Mouvements le 12 février 2019, dont la richesse et la finesse ne peuvent être résumées ici.

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meubles, et dans le cadre de l’indigénat qui encadre et limite l’humanité des sujets coloniaux au sein des empires coloniaux. Puis une fois ceux-ci liquidés, dans les périphéries des empires capitalistes, la race continue de supplanter le social, et condi‑ tionne ceux et celles qu’elle marque à une subordination, voire une oppression sociale. La situation des esclaves, comme par la suite celle des indigènes, dans les Suds comme au Nord, jusqu’à celle des groupes spoliés de leurs droits dans notre présent colonial, n’est jamais régie en termes sociaux mais en termes raciaux. Le subterfuge étant qu’en France, tout étant pensé en stricts termes sociaux, cela, au demeurant, ne dit rien de leur façon de faire société. Le mécanisme racial les prive de toute existence sociale égale à celle du groupe dominant, figurant la norme. Ce régime racial préexiste à et conditionne tout régime social, empêchant l’avènement d’une quelconque égalité. Le pouvoir racial qui accable certaines populations est dissimulé sous l’invocation de seules causes sociales. Prétendre les en émanciper à leur place revient à les maintenir sous tutelle, à les soumettre à une instance de reconnaissance qu’elles n’ont pas choisie, à entretenir une dépendance que rien ne vient épuiser et que le système race conforte, comme le montre la gestion raciale sur le mode de la réserve indigène des habitants de quartiers démunis. S’en tenir à une stricte explication par le social revient à aggraver la cécité à l’œuvre tout en trahissant l’entreprise de blanchiment qui se joue en sous-main pour ne rien céder à la race qui sous-tend tout rapport de pouvoir et tout rapport social. Que ce soit en feignant de ne pas savoir (violences policières), en laissant faire (morts d’exilés en Méditerranée), ou en agissant (loi de 2004 interdisant le port du foulard en milieu scolaire public), l’État racialise. Par conséquent, il est au premier chef l’opérateur de la race et cède à la tentation de blanchir ses discours et ses pratiques. Hier en professant une mission civili‑ satrice, aujourd’hui en invoquant de seules causalités sociales. La question n’est donc pas celle du retour importun de la race mais celle de la nécessité de faire retour sur la race, de reprendre le fil de la division raciale du travail et du social telle qu’elle se recompose en contexte post/colonial. S’il a pu être possible, durant la parenthèse desdites Trente Glorieuses, appellation qui ne fait plus guère illusion, d’entretenir l’idée 142

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que la race appartenait à un passé révolu, au point d’en voter en 2018 la suppression du préambule de la Constitution de 1958, sa persistance par les effets de division et de hiérarchisation à des fins de déni de droit depuis près d’un demi-siècle commence à crever les yeux. De façon récurrente et différenciée, la plupart des descendants de colonisés ou d’anciens esclaves sont objets d’un racisme d’État, racisés du fait qu’ils vivent sur la terre de l’ancien colonisateur, qu’ils (s’)y sont installés et qu’ayant pris au sérieux la devise de la République, ou s’étant laissé prendre au mirage qu’elle entretient, ils réclament des droits jusqu’alors réservés à la majorité dominante, blanche, jalouse de privilèges qu’elle masque sous l’invocation de l’universalisme. Cette présence incongrue mais désormais définitive contribue à dissoudre la frontière étanche qui existait entre ce qui relevait de la race, éclairant ainsi le sort fait aux générations migrantes antérieures, et ce qui relevait du social, justifiant que les droits sociaux acquis ou défendus ne concernent pas les racisés. En effet, désormais des sujets racisés par des pratiques institution‑ nelles massives et banalisées 5 réclament contre toute attente le respect de leurs droits sociaux, et donc s’affirment comme des sujets politiques. Ainsi est-il possible en France au xxie  siècle d’être racisé et de prétendre en contrecarrer les effets par la réclamation d’une égalité de traitement et l’abolition d’un ordre inégalitaire. Toutes les fois où l’on s’empresse de qualifier un phénomène de (strictement) social, il faut y voir une urgence à l’immuniser contre toute intrusion de la race ou de ses dérivés ethniques dans l’explication qu’il convient d’en donner. Cet empressement s’affole si d’aventure des traces d’ethnicité sont assumées par les personnes affectées par tel phénomène racial, telles qu’être musulman ou en avoir l’air, parler une autre langue, avoir une couleur de peau ou un patronyme autres  : les voici dès lors coupables d’avoir déclenché ce qui les frappe. L’impossibilité dans ces cas de s’en tenir à une explication convenue et rassu‑ 5

Parmi elles : l’orientation scolaire restrictive, le refus de logement, la ségréga‑ tion spatiale, le tarissement de l’accès au travail, le moindre soin de santé, la stricte conditionnalité d’accès aux aides et assistances, voire la pure et simple criminalisation lors de violences policières pouvant entraîner la mort, sont traités en détail au fil des contributions de ce volume.

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rante parce que tel facteur ethnique, tel indice de racisation visible interfèrent dans les affaires sociales, conduit à suspecter quiconque en subit ou en dénonce les conséquences, de céder à une tentation racialiste, voire raciste. Il est à l’évidence plus simple d’accuser son chien de la rage pour pouvoir le tuer. Une telle posture, drapée dans une prétendue impartialité érigée en vertu, n’est qu’un subterfuge consistant à ne pas faire droit à la dénonciation du racisme subi, à accuser quiconque le révèle d’en être l’auteur. Cela contribue à aggraver des discrimina‑ tions systémiques en récusant systématiquement toute causalité raciale du social dans le but d’absoudre l’État et ses opérateurs. Cela revient à différer indéfiniment le moment d’affronter cette réalité sans fard  : un tel faux-semblant atteint aujourd’hui ses limites face à la multiplication des faits relevant de la race et la propagation sans frein d’une racialisation multiforme. Les faits sont têtus, ceux qui relèvent d’une lecture en termes de race, comme les autres. Dès lors qu’il est proscrit de les nommer pour ce qu’ils sont, un phénomène multifactoriel dont la race participe, cela n’aide en rien à les résoudre, mais aggrave leur létalité. Brandir le social, comme un sauf-conduit qui dispense de comprendre et traiter des problèmes chargés racialement, ou comme un remède qui immunise contre le risque racial, est désormais criminel ; c’est ce que le tribut payé en temps de pandémie par les racisés rappelle, tel un coup de semonce. La surmortalité due à la covid-19 en Seine-Saint-Denis, l’intensité du foyer de coronavirus à Mayotte et en Guyane ne peuvent être considérées qu’en termes sociaux, veut-on croire, en prétendant occulter ce qu’elles doivent au legs colonial dont elles sont la traduction littérale. Dans les descriptions sociales des médias, ceux que d’aucuns qualifient pudiquement de « défavorisés » sont en fait indexés à la race et à ses modes de déploiement, que ce soit spora‑ diquement ou plus étroitement. La « défaveur », expression paresseuse teintée de mauvaise foi, devient ainsi un facteur explicatif en soi. Son apparition dans les chroniques et jusque dans les textes scientifiques dispense instantanément de toute démonstration, exposition de liens de causalité, analyse de quelconques facteurs corrélés, voire coextensifs, comme le mettent en lumière les théories féministes antiracistes décolo‑ 144

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niales. Comme s’il s’agissait d’une nature inhérente aux groupes et sujets en question, le fait qu’ils soient défavorisés est une fin en soi, et marque la fin de tout débat. Disparus les rapports de pouvoir, escamotées les tensions raciales, les épreuves de l’oppression ordinaire : ne restent que le coup du sort et la faute à pas de chance. Aucun calcul en la matière, aucune malveillance, aucun dysfonctionnement, juste un état de fait qui pourrait sembler immuable pour quiconque se laisse prendre aux sortilèges de la rectitude langagière. Les milieux ou personnes défavorisés ne sont même pas référés à des favorisés qu’il serait utile de localiser quelque part, entre beaux quartiers, centres-ville livrés aux classes moyennes, zones en pleine gentrification et culture des héritiers. Ils ne sont pas en rapport, et certainement pas engagés dans un rapport de classe racialisé et conflictuel. D’ailleurs tout concourt à ce que cela n’arrive pas, sauf derrière une caisse de supermarché ou au pied de l’immeuble pour le nettoiement des villes, comme disent poliment les organigrammes municipaux.

La race et ses complices : les mots du Blanc La race ne fait aucune exception à son marquage, fût-il invisibilisé. Ainsi, par un retournement paradoxal, les tenants de l’universalisme se réclament de celui-ci au nom d’une appar‑ tenance essentialisée à la part s’affirmant la plus prestigieuse de l’humanité : le monde blanc. Elle est pourtant soumise depuis près d’un siècle à un examen méticuleux dans la perspective du genre, du patriarcat et donc du sexisme qu’il engendre, qui prétend estampiller l’homme blanc hétérosexiste comme étalon de l’humanité en le drapant dans l’universalisme. L’examen de la race ne fait pas autre chose que de jeter une lumière crue sur l’autre artifice par lequel ce même avatar se hisse au-dessus de la mêlée  : sa supposée supériorité blanche. De même que le genre affecte tous les humains qu’il assigne, désigne et définit pour les hiérarchiser et justifier la subordination des unes aux autres, la race affecte, positivement ou négativement, tous les humains qu’elle assigne, désigne et définit en vue de leur hiérarchisation et de la subordination des uns et des unes aux autres. 145

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À ce titre, l’ordre de la race est comparable à celui du genre ou de la nation, comme les travaux fondateurs de Fanon, Guillaumin, Balibar et Wallerstein ou Yuval-Davis 6 l’ont, chacun à leur manière, démontré. Ces trois principes actifs fournissent le même travail à des fins similaires  : maintenir un pouvoir selon un régime qui lui est propre et se renforce en interagis‑ sant. Régime de la race, régime du genre, régime de la nation. L’apartheid racial sud-africain ou israélien, l’instauration d’une ligne de couleur pour ségréguer les Noirs des Blancs supré‑ macistes au lendemain de l’abolition de l’esclavage ne sont pas perçus comme problématiques par leurs concepteurs, ils sont au contraire considérés comme salvateurs et vertueux. L’ordre patriarcal qui irrigue toutes les pratiques normatives des sociétés modernes n’a commencé que récemment à être problématique lorsqu’en ont été dévoilés les effets d’oppres‑ sion et d’appropriation. Ces deux modalités structurellement inégalitaires démontrent ainsi que la modernité s’accommode, à tout le moins, mais plus sûrement s’appuie sur des variations inégalitaires, ou des régimes d’égalité restreinte, qui lui sont nécessaires pour maintenir le statu quo inhérent à son essence : le séparatisme et la supériorité civilisationnels. Autant de configurations sur lesquelles la race se greffe sans difficulté, se décline et s’incarne aux plans structurel, systémique, insti‑ tutionnel, localisé, segmenté, pigmenté, incorporé, corporel. Pour que la machine se grippe, que le racisme systémique, le sexisme, le nationalisme séparatiste et ses inégalités structurelles apparaissent pour ce qu’ils sont, il faut bien plus que les gronde‑ ments des protestations passées, présentes et futures.

La race en temps de pandémie Contrairement à ce qu’affirment les partisans d’un compor‑ tement de la race comparable au nuage radioactif de Tchernobyl, 6

Outre les travaux de Fanon et Guillaumin cités en ouverture de ce chapitre, auxquels on adjoint pour l’un, Peau noire, Masques blancs (Seuil, Paris, 1952) et pour l’autre, L’Idéologie raciste (Mouton, Paris, 1977), ajoutons les références de Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës, La Découverte, Paris, 1988 et Nira Yuval-Davis, Gender  &  Nation, Thousand Oaks/Sage, Londres/New Delhi, 1997.

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bloqué aux frontières de la France, celle-ci n’a ni disparu ni diminué d’intensité. La récente pandémie de coronavirus et la surmortalité due à la covid-19 dans les zones racialement ségréguées en ont fourni la sinistre illustration. Il semble bien que la race redouble de férocité en des temps dominés par une rhétorique répétitive de la crise permanente. Contredisant sa connotation temporaire et disruptive, des experts patentés assurent que la crise s’éternise, se répète, au point de créer un empilement de crises qui s’entretiennent les unes les autres. Elle change de physionomie et de causes sans jamais quitter les répertoires d’action publique : crise des banlieues, crise de l’État-providence, crise économique, crise financière s’enchaînent, se percutent ou se superposent. Elles accaparent l’attention et l’action, détournent de toute autre préoccupation, toujours reportée à plus tard. Il en va de même des récits de la fin d’un monde : crise civilisationnelle, crise des repères, crise des réfugiés qui veulent accréditer l’idée que seule la quête de sécurité, combinée à la surveillance et à la discipline, voire la domestica‑ tion, est salvatrice. Ces crises sont périodiquement imputées à des groupes désignés comme vecteurs ou accélérateurs, causes et boucs émissaires. En cela il existe un répertoire racial de la crise. La référence est explicitement ou implicitement raciste et mobilise le vocabulaire du parasite, du monstre, de l’intrus, de l’indésirable, de l’invasion, de la colonisation à l’envers. Cette ritournelle émane de l’État ou est soutenue par celui-ci, quand il ne la dédouane pas. Elle traduit la persistance de politiques publiques qui n’ont pas été expurgées de leurs fondements coloniaux. Quel que soit le niveau d’indignation que suscitent ces désignations, elles sont rarement fustigées, encore moins condamnées. Il demeure impensable, parce q ­ u’impensé, que la race soit à la source de pratiques qui en viendront éventuelle‑ ment à être identifiées comme racistes et/ou discriminatoires. C’est dans ce climat que des territoires entiers sont quadrillés et dépecés pour en extirper la preuve qu’il y a bien là les ferments des crises passées et à venir. En la recouvrant, la crise devient le nom de la race. En la révélant, les contaminations et surmortalités du Covid-19 rappellent le fondement racial de la société française, à l’instar de la Grande-Bretagne, des États-Unis comme de la Suède. Elle permet d’en désigner les manifesta‑ 147

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tions sans la nommer. Les quartiers démunis et disqualifiés sont bien la cause de tous les maux, il faut l’affirmer haut et fort pour occulter qu’ils sont devenus le coupable idéal à leurs dépens, au fil de décennies d’incurie et de politiques racialistes. Non par inadvertance, mais bien parce que les mécanismes de privation de droits et de spoliation de moyens qu’active la race sont à l’œuvre, de plus ou moins basse intensité mais d’une redoutable efficacité. Ces mécanismes raciaux font le lit de la vulnérabilité et ouvrent la voie à une pandémie, à la surreprésentation des personnes racisées parmi ses contaminés et ses victimes. Et ce n’est pas en substituant l’appellation de crise sanitaire au terme de pandémie que l’on fera disparaître les causes profondes de la catastrophe raciale. Si, depuis quarante ans, l’usage inflationniste du terme crise cherche à distraire du virage de l’austérité économique qu’accompagne la société de sécurité, il ne fait plus guère illusion, une fois que l’on factorise dans l’équation existentielle à résoudre, les changements climatiques, les destructions écolo‑ giques, l’extractivisme des ressources humaines et « naturelles » et les mutations du capitalisme. Chacun de ces paramètres est intensifié par la race et son mode opératoire. C’est précisément ce que rappelle la cartographie du virus tant au plan des struc‑ tures de soin disponibles qu’au plan de la vie et de la mort de certains êtres humains. Ce sont les espaces privés de toute biodiversité, subissant une pollution accrue et la raréfaction d’un air respirable, causés par l’impératif industriel et la concentra‑ tion de logements médiocres, voire insalubres, associés à un mode de consommation frustrant et destructeur de liens et de biens communs qui sont aujourd’hui le terreau de comorbidités exposant au virus des populations racisées. Celles-là mêmes qui sont déjà laminées par la surexploitation capitaliste et la restric‑ tion ordinaire de l’accès aux services publics, à la solidarité et aux droits fondamentaux, comme la santé. Toutes les conditions de fragilité sont réunies pour que le virus se loge dans certains corps dont la capacité de résis‑ tance a été amenuisée au long cours. De quoi le coronavirus est-il le nom ? Il est le nom de la race, son bras armé dans un dessein précis qu’il sert loyalement et aveuglément  : éliminer son locataire. 148

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Par-delà la race Le racisme donne à voir la race, pour autant qu’on en vienne à qualifier de raciste un acte ou un propos en activant le principe au regard des dommages qu’il cause. La race ne se tient pas en apesanteur, elle n’est pas un phénomène isolé. Elle permet que s’enracinent des structures pérennes qui la légitiment. Seul un État, quels qu’en soient la forme et le système, empire, monarchie, État-nation, peut assurer une telle endurance de la race. Dans le contexte occidental qui a assuré la longévité à l’ordre racial, celui-ci repose sur le triptyque esclavagisme-colonialisme-capitalisme. La France prend place de façon multiséculaire dans l’instauration, l’entretien et l’inten‑ sification de ce triptyque. Cependant, dans le contexte français, lorsqu’il finit par être articulé, le racisme a trop souvent servi à occulter les mécanismes profonds de la race, à s’arrêter au milieu du gué et à s’y enliser, année après année, décennie après décennie, mort après mort. L’interminable tergiversation sur les statistiques ethnico-raciales ou sur la qualification raciste de morts aux mains de la police, en fournit la démonstration, au même titre que de trop fréquents événements en balisent la présence et la virulence, l’impunité et la pérennité, l’extension et la profondeur. L’immunité offerte à la race, à ses opérateurs volontaires ou non, à ses effets, visibles ou invisibles, à ses consé‑ quences durables et ses blessures profondes, en fait aujourd’hui l’un des maux les plus mortels de façon directe ou induite que notre monde affronte. Tant qu’on s’évertue à croire l’inverse, la race agit sans entrave, comme l’évidence jetée à notre figure par le visage d’un homme disparaissant sous la pression d’un genou qui l’étouffe. Juste parce qu’il est noir aux yeux de son meurtrier blanc, un policier tue sans sourciller face caméra. L’agonie de George Floyd est un camouflet à l’humanité tout entière. Désormais, son image lézarde le silence et l’innocence blanches. Qu’en France nous en soyons encore à jouer sur les mots et avec les vies que cette immunité et son corollaire, l’impu‑ nité, l’autorisent à prélever nous rend aujourd’hui solidaire‑ ment responsables, voire complices de tels crimes. Lorsque l’État français, État-nation par excellence, persiste à affirmer, contre 149

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toute évidence, qu’il n’a rien à voir avec la race, ses méfaits, et son entretien à des fins de maintien d’un ordre inégalitaire racial, il rejoint les États voyous. Chacun d’entre eux participe d’une entreprise mondialisée de blanchiment d’une économie matérielle et morale qui a semé la mort et la destruction depuis des siècles. Aucune dénégation ne peut en faire disparaître les taches et les traces. Dans cette lutte décisive, l’heure est venue de retourner la charge de la preuve contre l’appareil d’État français, ses institutions et ses instances : prouver que le racisme d’État est désormais admis et qu’il est combattu. Sans quoi sa culpabilité sera établie. Parvenir à ouvrir les yeux, à affronter la réalité crue et cruelle de la race en France relève d’un sauvetage indivi‑ duel et collectif  : c’est tous ensemble que nous survivrons ou sombrerons. Et, comme l’y invite Darwich, c’est au prix d’une conscience de soi décolonisée que le « maître blanc » pourra renoncer à ses titres et privilèges, contempler le monde, en comprendre le sens et y prendre sa juste place. Pour aller plus loin Manal Altamimi, Tal Dor et Nacira Guénif-Souilamas, Rencontres radicales. Pour des dialogues féministes décoloniaux, Cambourakis, « Sorcières », Paris, 2018. Solène Brun et Patrick Simon (dir.), « Inégalités ethno-raciales et coronavirus », Revue De facto/Institut Convergences migra‑ tions, 19  mai 2020, . Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et Aude Rabaud, Du racisme d’État en France ?, Le bord de l’eau, Lormont, 2020. Abdellali Hajjat et Silyane Larcher (dir.), dossier « Intersectionnalité », Mouvements.info, 12 février 2019.

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DES PARTICULARITÉS FRANÇAISES DE LA NÉGROPHOBIE Mame-Fatou Niang in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 151 à 169 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

Des particularités françaises de la négrophobie Mame-Fatou Niang

« Je me retrouve dans un monde où les choses font mal. […] Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire de l’invention dans l’existence. » Frantz Fanon

En mai 2020, les images de la mort à Minneapolis de l’AfroAméricain George Floyd font le tour du monde. Huit minutes et quarante-six secondes d’une composition macabre étatsunienne. Un policier blanc au visage impassible maintient fermement un genou sur le cou d’un homme noir menotté et à terre. Ce dernier plaidera inlassablement, jusqu’au dernier souffle  : « I can’t breathe. You gonna kill me 1. » Les derniers mots de Floyd deviennent un cri de ralliement mondial contre le racisme et les violences d’État. Le slogan Black Lives Matter s’installe solide‑ ment au cœur d’une actualité planétaire d’où il supplanterait presque la pandémie encore vive de la covid-19. En France, l’opi‑ nion publique se saisit avec effroi de l’affaire qui fait suite au meurtre d’Ahmaud Arbery, jeune joggeur abattu dans l’État de Géorgie en février 2020 par trois miliciens blancs. L’indignation est unanime, et l’on condamne avec fermeté ces manifestations du racisme anti-Noirs qui gangrène les États-Unis. Quelques jours après la mort de George Floyd, l’affaire Adama Traoré –  du nom de ce jeune Afro-Français de vingtquatre ans décédé en 2016 à la suite d’un contrôle policier  – 1

« Je ne peux pas respirer. Vous allez me tuer. »

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connaît un énième rebondissement. Une nouvelle expertise écarte la responsabilité des gendarmes dans le décès du jeune homme. Adama ne serait pas mort de la compression mécanique exercée par le poids de trois gendarmes sur son corps, mais des suites d’une pathologie cardiaque préexistante et commune « chez les sujets de race noire 2 ». C’est l’une des rares fois où l’adjectif « noir » est utilisé dans la presse française pour décrire ce jeune homme mort dans des circonstances étrange‑ ment similaires à celles de la mort de George Floyd. À l’appel d’Assa Traoré, sœur de la victime et membre du comité Vérité et Justice pour Adama, un rassemblement est organisé devant le tribunal judiciaire de Paris. Cet événement, qui surprend par son ampleur mais aussi par la diversité des manifestants, marque un tournant dans le rapport de forces avec l’État et dans la couverture de cette actualité. Des voix s’élèvent afin de dénoncer l’utilisation opportuniste d’une tragédie étrangère et une impor‑ tation abusive de tropes étatsuniens. La concomitance de ces événements est riche en enseignements. Cette actualité autour du traitement de corps minorisés fait se télescoper mécaniques d’oppression, crispations identitaires et luttes d’émancipation. Elle met également en lumière les particularités et ressorts qui animent la négrophobie d’un pays à l’autre. Comme l’antisémitisme, l’anti-asianisme ou l’antitsiga‑ nisme, la négrophobie est mue par le rejet, l’effacement, l’agression de l’« Autre ». Elle prospère sur une vision de l’iden‑ tité –  de l’« Un » et du « Nous »  – construite en opposition à un « Autre », un « eux », jugé inférieur, et dont l’exploi‑ tation est légitime. En 2020, la pandémie de covid-19 jette une lumière crue sur ce traitement du Noir qui, de Canton à Stockholm, fait office d’« être à part » soumis à un régime sanitaire, policier et médiatique toujours exclusif. Le racisme anti-Noirs est un phénomène global. En France, il se distingue d’autres formes de racismes par ses origines ancrées dans la modernité européenne et par le paradoxe de son extraordi‑ naire vitalité dans une société où il est encore nié, sous-estimé, car complètement naturalisé. 2

Louise Couvelaire, « Une expertise médicale exonère à nouveau les gendarmes dans la mort d’Adama Traoré », LeMonde.fr, 29 mai 2020.

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Selon Étienne Achille et Lydie Moudileno, « l’impensé de la race […] est à la fois pilier du modèle républicain et le point sur lequel achoppe une véritable hospitalité de la République 3 ». Le traitement du Noir se niche dans le paradoxe d’une négation institutionnalisée de la race, alors même que cette dernière a été fondamentale dans la création de la nation. Aujourd’hui, la négrophobie bourgeonne sur l’excision du roman national, sur la croyance en un pouvoir performatif de la parlure républicaine et sur le rejet des cadres conceptuels à même de capturer pleine‑ ment l’expérience racisée noire. Elle prospère sur le terrain d’une vision de l’« Autre-Noir » forgée par une idéologie dont on a entrepris d’effacer les racines, sans pour autant en éradi‑ quer les survivances. Loin de handicaper l’appréhension de ce racisme, ces silences et ces multiples articulations entre visible et invisible constituent une « obligation de penser 4 », un « videplein » qui nous tend les outils de sa (dé)construction. Sur près de quatre siècles, la France échafaude l’étrangeté du Noir, son infériorité et la légitimité de son exploitation. Un riche corpus atteste des processus qui ont donné naissance à la figure du « Noir » et à son pendant le « Blanc » 5. Dès le xve siècle, les récits des premiers explorateurs nourrissent l’idée d’Africains restés à l’état de nature. Cette notion prospère dans les siècles qui suivent et assoit les théories sur la sauva‑ gerie d’êtres primitifs en mal de civilisation. Les Lumières du xviiie siècle théorisent la hiérarchisation des hommes selon la couleur de leur peau : le Noir est au dernier échelon de cette 3 4 5

Étienne Achille et Lydie Moudileno, Mythologies postcoloniales, Honoré Champion, Paris, 2018, p. 9. Didier Fassin, « Nommer, interpréter. Le sens commun de la question raciale », in Didier Fassin et Éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, La Découverte, Paris, 2006, p. 13‑14. Pour penser à cette question en contexte français, se référer aux travaux d’Étienne Achille : « Behind closed doors : postcolonial domesticity, whiteness, and the making of Petits Blancs », Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 19, 2019, p. 147‑55 ; « Village People : Petits Blancs et discours néo-réactionnaire dans En finir avec Eddy Bellegueule d’Édouard Louis », Romance Notes, vol. 59, n° 1, 2019, p.  173‑84 ; « “Entendez-vous dans nos campagnes.” Écrivains blancs et France postcoloniale », Francosphères, vol.  7, n°  1, 2018, p.  15‑28 ; Amélie Le Renard, Le Privilège occidental. Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï, Presses de Sciences Po, Paris, 2019 ; et Maxime Cervulle, Dans le blanc des yeux. Diversité, racisme et médias, Éditions Amsterdam, Paris, 2013.

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taxonomie. Porté par Gobineau et Le Bon, le racialisme de ce temps pose les jalons de son infériorité. Sous la lunette d’émi‑ nents scientifiques du xixe siècle tels Saint-Hilaire et Virey, le Noir est étudié, disséqué et (dé)classé : c’est un grand enfant qu’il faut élever et civiliser ; c’est Saartjie Baartman, exposée comme une bête de foire dans les cabarets et maisons closes de Paris ; c’est ce corps aux proportions « anormales » qui est minutieusement étudié par Cuvier avant d’être exposé au Musée de l’Homme jusqu’en 1974 ; ce sont ces milliers de « sauvages » Bamiléké, Ouolof et Kanak qui font les beaux jours des expositions coloniales et zoos humains du xixe et du xxe  siècle ; ce sont ces Dahoméens payés trois sous la journée pour amuser les Folies Bergère et le Casino de Paris. Drapé dans la certitude de sa supériorité, l’Occident invente le sauvage, le met en scène 6.

La race au cœur de la République Les survivances de cette histoire française de la négro‑ phobie sont nombreuses, en témoigne le tableau L’Abolition de l’an II de l’artiste français Hervé Di Rosa, qui commémore la première abolition de l’esclavage et appartient à L’Histoire en peinture de l’Assemblée nationale, une série de fresques réalisées par l’artiste en 1991. Cette œuvre est produite par un artiste connu pour travailler à la croisée de cultures et se trouve au sein d’un temple républicain, l’Assemblée nationale. On ne pourrait rêver mieux comme symbole antiraciste. Pourtant, ce tableau constitue un formidable condensé des particularismes français de la négrophobie. Du déni de la race au paterna‑ lisme, de l’amnésie à l’injonction de gratitude, de la charge de censure à la défense de l’exceptionnalisme français, de la condamnation d’une dictature des minorités au soupçon d’importations d’idéologies étrangères, l’odyssée de cette fresque illumine une compréhension bien française de la place réservée au Noir. 6

Je développe amplement cette question dans le cinquième chapitre de mon ouvrage Identités françaises. Banlieues, féminités et universalisme, Brill, Amsterdam, 2020.

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J’ai découvert cette œuvre lors d’une projection à l­ ’Assemblée de mon documentaire Mariannes noires 7. En avril  2019, nous publions avec l’écrivain Julien Suaudeau une tribune car nous considérons cette œuvre, ces « deux visages de Noirs, yeux exorbités, lèvres surdimensionnées, dents carnassières » comme une insulte aux victimes de la traite, à leurs descendants et aux idéaux de la République 8. Cette vignette plongeait le spectateur dans une imagerie qui empruntait aux représentations les plus honteuses du Noir, des publicités Banania à Tintin au Congo. Dans les médias nationaux et locaux, la condamnation de notre initiative est quasi unanime : communautarisme noir, dictature des minorités, tyrannie de la bien-pensance, ignorance, militan‑ tisme antirépublicain, noyautage américain 9. La fureur engen‑ drée par notre interrogation et le regard posé sur cette œuvre durant près de trois décennies sont révélateurs des ressorts de la négrophobie en France. En 2016, mon documentaire Mariannes noires a reçu un accueil mouvementé de personnalités et de particuliers outrés par la juxtaposition de l’adjectif colorisant « noires » et de Marianne, symbole d’une France aveugle à la couleur. Ce rejet épidermique du film, dès son titre, est symptomatique d’une schizophrénie républicaine entretenue par l’effacement de la race comme catégorie opératoire dans le champ national, alors même que la racialisation posée par les Lumières et entretenue par l’entreprise coloniale continue de définir notre société. Les bustes de Marianne occupent une place d’honneur dans 7

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Mariannes noires (2016) est un documentaire qui retrace les parcours de sept Afro-Françaises : la chorégraphe Bintou Dembélé, la maîtresse de conférences Maboula Soumahoro, les réalisatrices Isabelle Boni-Claverie et Alice Diop, la galeriste Elisabeth Ndala, et les entrepreneures Fati Niang et Aline Tacite. Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau, « Banalisation du racisme à l’Assemblée nationale : Ouvrons les yeux », tribune, NouvelObs.com, 4 avril 2019. Thomas Hermans, « Pétition contre une fresque célébrant l’abolition de l’esclavage à l’Assemblé nationale », LeFigaro.fr, 14  avril 2019 ; Bernard Géniès, « Catherine Millet  : “Accuser Hervé Di Rosa de racisme est totale‑ ment infondé” », NouvelObs.com, 18 avril 2019 ; Camille Schmitt, « Assemblée nationale  : une fresque jugée “raciste” crée la polémique », RTL.fr, 8  avril 2019 ; Emmanuelle Jardonnet, « Taxé de racisme, Hervé Di Rosa dénonce des “censeurs” », LeMonde.fr, 8 avril 2019 ; Angelique Chrisafis, « Academics launch petition against “racist” mural in French parliament », TheGuardian. com, 12  avril 2019 ; Lauren Collins, « The campaign to remove a shocking painting from the French national assembly », NewYorker.com, 8 avril 2019.

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les bâtiments publics et ses traits ornent timbres, pièces de monnaie et documents officiels. Sous le bonnet phrygien, l’on reconnaîtra tour à tour Brigitte Bardot, Catherine Deneuve, Inès de la Fressange ou encore Vanessa Paradis, toutes des femmes blanches. La représentation de la République serait donc attachée à un certain imaginaire, à une certaine couleur qui est le blanc. Ce sophisme m’est apparu encore plus vivement lorsque, après une projection du film, une spectatrice m’implora de ne pas importer « le virus américain de la couleur en France. Marianne n’a qu’une seule couleur, celle de la République ». Marianne n’aurait donc pas de couleur. Mais si de Georges Delahaie à Bernard Potel, ses sculpteurs l’ont toujours repré‑ sentée sous les traits d’une femme blanche et que l’idée d’une Marianne campée par des Noires déclenche l’indignation, c’est bien que la blancheur est attachée à la République, qu’on le formule ou pas. En 2013, c’est l’Ukrainienne Inna Shevchenko, figure majeure du mouvement Femen, qui inspire les timbres de David Kawena et Olivier Ciappa. Comment comprendre qu’une femme qui n’est pas citoyenne française et qui est arrivée sur le territoire national quelques mois plus tôt puisse incarner un symbole que ne pourraient représenter Alice Diop, Maboula Soumahoro ou Elisabeth Ndala, toutes trois nées en France et citoyennes françaises ? Si l’adjuration de cette spectatrice suppo‑ sait implicitement que la République était blanche, l’évidence d’une Shevchenko incarnant Marianne révèle, elle, une autre réalité : les perceptions et consensus raciaux qui traversent l’ima‑ ginaire populaire surpassent l’appartenance juridique liée à la citoyenneté. En d’autres termes, la blanchité de Shevchenko supplante les avantages conférés à Diop, Soumahoro et Ndala par la citoyenneté française, nommément une inclusion de fait dans le paysage national 10.

10 Il convient de noter que ce choix a entraîné quelques remous, une opposi‑ tion qui a porté sur les engagements politiques de Shevchenko et les actions spectaculaires menées par les Femen, rarement sur le fait que Marianne soit représentée par une étrangère.

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Hydre étatsunienne et dictature des minorités Pour nos détracteurs, la tribune dénonçant la fresque du Palais Bourbon serait l’avatar d’une « dictature communauta‑ riste au pays des Lumières 11 », une énième manifestation d’une tyrannie du politiquement correct, cette dérive des mouve‑ ments minoritaires venue des campus américains. Dans les médias français, Di Rosa, dont on nous rappelle qu’il a illustré certaines éditions des poèmes d’Aimé Césaire, s’insurge contre une « indignation anglo-saxonne 12 ». Dans le documentaire Polémiques et Scandales. Et l’art dans tout ça ? diffusé sur Arte en avril 2020, le Sétois déclare : Ce n’est pas amusant, ça ne m’a pas du tout amusé. D’un coup, j’ai même douté… Cette grande universitaire m’a traité de raciste inconscient […]. Je ne comprends pas […]. Une image est une image, c’est un songe, c’est une esthétique, ce n’est pas la réalité, donc je ne comprends pas pourquoi elle a pu être touchée par ce qui n’est pas la réalité.

La voix off nous apprend que si l’artiste accuse le coup, c’est parce qu’ayant vécu en Afrique, il se considère lui-même comme un trait d’union entre les cultures 13. Le parcours parle de lui-même et le geste raciste paraît impensable venant d’un artiste si proche des Noirs. Cette défense est un condensé d’attitudes négrophobes. On y trouve pêle-mêle l’intention qui dédouane de l’effet, le manque d’empathie pour l’autre qui se mue en commisération pour soi et la négation de la portée politique d’un geste créateur. Elle dénote des survivances de la mission civilisatrice, ce sacrifice encouru par le Blanc afin de se rapprocher du Noir-enfant, l’élever et en faire un homme. Cette intimisation de la question et la mise en avant de l’inten‑ tion (toujours bonne) sont également problématiques, car elles occultent la nature fondamentalement structurelle des compor‑ tements, tout en rejetant le débat dans un ailleurs géographique.

11 Bernard Géniès, « Catherine Millet », art. cit. 12 Louis Nadau, « Ils voient du racisme partout  : des antiracistes s’en prennent à une fresque de l’Assemblée nationale ! », Marianne.net, 8 avril 2019. 13 D’ailleurs, au moment où la polémique éclate, le musée qu’il a créé à Sète accueille une exposition de soixante-dix artistes originaires de Kinshasa.

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Depuis le milieu des années  2000, la réception de la question noire en France est grandement caractérisée par le rejet d’un mouvement prétendument né d’importations étran‑ gères (principalement étatsuniennes) et par la critique virulente d’une « tyrannie du politiquement correct » et d’une nouvelle « dictature des identités » menaçant l’unité de la République. Des Noirs de/en France chercheraient à se détacher de la commu‑ nauté nationale en se forgeant de nouvelles identités autour du concept honni de la race. Pour le chercheur Laurent Dubreuil, non content de trouver sa genèse dans un appareil idéologique étranger, cette « identité blessée » serait une véritable escro‑ querie, un « montage matériel, intellectuel, psychique et verbal qui autorise cette ontologie catégorielle à prendre le pouvoir » 14. Pays par essence de la violence raciale, les États-Unis font figure de contre-modèle dont les dérives communautaristes ne trouvent pas d’équivalent en France. Réduisant des voix noires françaises au silence, cette distanciation nourrit un buzz chronophage qui empêche l’« indigénisation 15 » de ces débats, c’est-à-dire l’analyse dépassionnée de leur réalité et de leurs manifestations spécifi‑ quement françaises. Sur cette question, les États-Unis sont convoqués afin de révéler l’humanisme d’une France qui a toujours été bonne avec les Noirs. En effet, des GIs des deux guerres à James Baldwin 16, 14 Laurent Dubreuil, La Dictature des identités, Gallimard, Paris, 2019, p. 34, 38. 15 Mame-Fatou Niang et Maboula Soumahoro, « Du besoin de traduire et d’ancrer l’expérience noire dans l’Hexagone », Africultures. Décentrer, déconstruire, décoloniser, hors-série, 2019, p. 34‑49. 16 Dans l’avant-dernier texte de Chroniques d’un enfant du pays (Gallimard, Paris, 2019), Baldwin tempère l’idée d’une libération absolue en France, lorsqu’il relate l’« épisode du drap ». En décembre 1949, il séjourne dans un hôtel miteux de la rue du Bac. L’écrivain emprunte des draps à un voisin car les siens ne sont plus changés par les femmes de ménage. Les draps qu’il reçoit ont été volés dans un autre hôtel. Baldwin est interrogé, dans un dialogue kafkaïen, par des policiers. Il est jeté en prison à Fresnes, avant de comparaître devant un juge. Il est vite acquitté mais, dans la salle d’audience, il est saisi par l’« amusement » que suscitent ses déboires. Baldwin écrit : « Il était inévitable que cette bonne humeur me rappelât les rires que j’avais entendus si souvent chez moi. » Baldwin avait quitté l’Amérique pour échapper à ces rires. Ils le rattrapent en France, et lui signifient l’universalité de sa condition noire  : « Ma vie a commencé au cours de cette première année à Paris, le jour où j’ai pris conscience que ce rire est universel, et que rien ne peut l’étouffer. » In James Baldwin, « Liberté, égalité… », Chronique d’un pays natal, trad.  de J. A. Tournaire, Gallimard, Paris, 2017 (1955), p. 174 sq.

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la France s’est illustrée comme refuge d’Afro-Américains fuyant l’enfer ségrégationniste de leur pays. Au printemps  2020, ce mantra est régulièrement invoqué afin de récuser les paral‑ lèles entre les situations française et américaine. Si les récits de ces Noirs-là ont fait l’objet d’intenses explorations, il faut ­reconnaître, à la suite de Maboula Soumahoro, que cet intérêt a occulté le regard sur des générations de Français noirs et de Noirs en France 17. En 2018, I Am Not Your Negro, le documen‑ taire de Raoul Peck sur Baldwin, crève l’écran. Un an plus tard, on s’arrache la traduction française de Notes of A Native Son, recueil où Baldwin fait le procès d’« une Amérique qui n’en avait toujours pas fini avec son passé esclavagiste 18 ». La France loue Angela Davis et Ta-Nehisi Coates lorsqu’ils dénoncent les démons de l’Amérique raciste, mais crucifie l’idole Thuram quand il met au jour les failles raciales françaises. Un Noir n’est pas toujours noir, et la citoyenneté américaine alliée à des intérêts de politique extérieure a donné aux Afro-Américains une expérience hexagonale différente de celle des Noirs de/ en France. L’éradication du terme « race » du vocabulaire institu‑ tionnel français a cimenté la conviction que le racisme n’affec‑ tait plus la République. En effet, pendant que des sociétés multiculturalistes telles que les États-Unis et la Grande-Bretagne faisaient face aux démons de la division raciale, la France célébrait l’épopée du Mondial  98 et la victoire d’une équipe Black-Blanc-Beur, étendard d’une nation une et indivisible. Julien Suaudeau expose les dangers de ces sophismes qui font du racisme « un objet lointain, étranger, obsolète, neutralisé, […] un monstre ancien que l’Histoire et la République, droits de l’Homme en étendard, ont terrassé il y a longtemps 19 ». Les programmes d’histoire de seconde analysent les traites négrières au Brésil et dans les îles portugaises, mais ne couvrent que l’abolition dans les territoires français. Symbole de ces pages manquantes, l’imaginaire de l’esclavage s’est formé 17 Maboula Soumahoro, Le Triangle et l’Hexagone, La Découverte, Paris, 2020, p. 41. 18 James Baldwin, Chroniques d’un enfant du pays, op. cit. 19 Julien Suaudeau, « Lilian Thuram et “les Blancs”, deux ou trois choses que je sais de l’article défini », Slate, 6 septembre 2019.

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autour d’artefacts américains  : Roots d’Alex Haley, le fronton imposant des plantations de Virginie et les champs de coton de Louisiane. Qu’en est-il de l’histoire française des traites ? Qu’en est-il des figures des luttes d’émancipation afro-françaises qui ne seront pas immortalisées par une gare comme Rosa Parks ou par des garderies, collèges et lycées comme Martin Luther King ? Le traitement médiatique de l’affaire George Floyd est emblématique de la tendance à dénoncer les effets de la catégo‑ risation raciale à Minneapolis, São Paulo et Johannesburg, mais à perdre le nord dès qu’il s’agit de situations similaires à Paris, Marseille ou Lyon. La perception des modalités de production de la violence raciale illustre une mise en opposition farouche entre un modèle communautariste étatsunien et un modèle universaliste français. D’une même voix, politiques et médias s’entendent pour sonner l’alerte face au danger que constitue une racialisation croissante copiée sur les États-Unis : le paral‑ lèle entre ces deux affaires serait malhonnête, mensonger ; en France, l’on ne peut décemment pas parler de violences policières systémiques, mais plutôt de dérapages individuels 20 ; le parallèle avec la situation américaine entretient une course à la prébende, un business qui profite à un petit nombre d’ins‑ tigateurs. Le déni d’une longue histoire raciale illustre les effets de l’amnésie nationale sur la production bien française d’iden‑ tités racialisées, puis invisibilisées par la donne universaliste. Les violences policières seraient le fait de « brebis galeuses », et sauf à vouloir forcer une lecture étrangère, il serait malhon‑ nête de leur apposer une coloration raciste. Cette vision fait de la lutte contre ces abus un phénomène récent, exagéré et instrumentalisé, alors même qu’une riche documentation retrace leur histoire bien française 21. Il est impossible d’avoir 20 Jean-Michel Décugis, Damien Delseny et Jérémie Pham-Lê, « Fréderic Veau, patron de la police nationale face à nos lecteurs  : “La police en France n’est pas raciste” », LeParisien.fr, 3 juin. 2020. 21 Cases Rebelles, 100 Portraits contre l’État policier, Syllepse, Paris, 2017 ; Angles Morts, Permis de tuer. Chronique de l’impunité policière, Syllepse, Paris, 2014 ; Mogniss H.  Abdallah, Rengainez, on arrive !, Libertalia, Paris, 2012 ; Anthony Pregnolato, « Les violences policières en procès. Mort d’Amine Bentounsi : la condamnation exceptionnelle du policier Saboundjian », Lien social et politiques, n°  84, 2020, p.  163‑183 ; Magda Boutros, « Les mobilisations à l’épreuve de

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une vision correcte de ces exactions sans les remettre dans leur contexte  : analyser les effets d’une BAC formée et lancée en Seine-Saint-Denis par le préfet Bolotte, ancien administra‑ teur d’Indochine et responsable des massacres de Mai  67 en Guadeloupe 22 ; révéler l’histoire particulière de l’encadrement policier des corps racisés en métropole 23 ; chercher le poids de cette histoire et des perceptions qu’elle a engendrées dans les violences « systématiques » relevées par le Défenseur des droits en juin 2020. Au moment où l’appareil d’État rejette en bloc les accusations de racisme systémique, une avalanche d’affaires et la détermination d’une jeunesse issue de ces minorités forcent une conversation nationale sur l’adéquation du discours universaliste avec la France contemporaine.

Question raciale ou question sociale ? Les débats sur les réalités de la négrophobie achoppent sur l’assurance quasi messianique de défendre un bastion républi‑ cain assiégé. Les querelles autour de l’articulation de la race et de la classe participent de ces mécanismes de diversion. Dans une France marquée du sceau de la multiculturalité, il apparaît incompréhensible que la notion de race puisse être ignorée dans l’analyse des discriminations sociales. En effet, ces dernières ne s’expliquent pas uniquement par l’appartenance à une classe donnée, mais elles naissent d’une combinaison de facteurs qu’il serait malvenu de dissocier. La philosophe et politiste Silyane l’opacité policière en France », Lien social et politiques, n° 84, 2020, p. 142‑162 ; Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et Aude Rabaud (dir.), Du racisme d’État en France ?, Le bord de l’eau, Lormont, 2020 ; Karim Taharount, « On est chez nous ! » Histoire des tentatives d’organisation politique de l’immigration et des quartiers populaires (1981‑1988), Solnistata, Paris, 2017. 22 Mathieu Rigouste, L’Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, Paris, 2009 ; et La Domination policière. Une violence industrielle, La Fabrique, Paris, 2012. 23 On pense par exemple à la « Déclaration du Roi pour la police des Noirs » signée en août  1777 par Louis  XVI. Cette déclaration fait de la couleur de peau un critère légal d’oppression sur le continent, la loi étant la même pour tous, esclaves ou hommes libres. La législation est difficile à appliquer car les esclaves sont légion dans les ports de l’Atlantique, et l’on retrouve également un grand nombre de riches hommes de couleur venus parfaire leur éducation sur le continent. Qu’importe, cette déclaration introduit de fait la discrimination raciale dans des fonctions de police.

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Larcher insiste sur les dangers d’une mise en concurrence de ces deux catégories : Une interprétation étroitement matérialiste de la race assimilée à une retraduction symbolique de la classe interdit de penser sa relative autonomie, comme catégorie idéelle, dans des rapports sociaux, et dès lors d’en questionner les effets hétérogènes tant dans des rapports de production qu’au-delà de la seule sphère socioéconomique 24.

Dans le documentaire Mariannes noires, la réalisatrice Isabelle Boni-Claverie se fait l’écho de Larcher, en soulignant que son appartenance à une classe sociale aisée ne l’avait jamais protégée des effets du racisme. Selon elle, la seule prise en compte de la classe ne suffit à épuiser le catalogue des discriminations sociales ni à rendre compte des spécificités attachées à une différence raciale. Dans les faits, cette catégorie peut même être instrumentalisée afin de mettre en œuvre des politiques urbaines discriminantes 25. L’ascension sociale ne protège pas des vieux réflexes de notre société. Preuve en est le traitement réservé à des figures tels Christiane Taubira ou Lilian Thuram, qui sont immédiatement ramenées à leur couleur de peau au moindre écart 26. À la suite de Larcher et de Boni-Claverie, l’on peut ainsi 24 Silyane Larcher, « Sur les ruses de la raison nationale  : généalogie de la question raciale et universalisme français », Mouvements.info, 12 février 2019. 25 En effet, si l’on applaudit la prise en compte de catégories telles que le genre dans les politiques urbaines des années 1990, il convient de rappeler que cette intégration devient également un moyen de spatialiser les problématiques « ethnie » et « race ». La territorialisation de ces thèmes traditionnellement tabous a eu pour corollaire leur dépolitisation et leur disparition du champ national. Dans son analyse des violences de genre dans l’espace public, Marylène Lieber illustre la manière dont ces éléments vont progressivement s’ethniciser, être cantonnés à un type de territoire défini, les banlieues de l’immigration (Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question, Presses de Sciences Po, Paris, 2008). L’articulation des questions féminines et urbaines devient centrale pour comprendre des problématiques raciales qui ne peuvent être soulevées en République. En effet, sur fond d’universalisme, les attitudes de divers gouvernements seront révélatrices de la manière dont les quartiers serviront à articuler et à territorialiser des différences raciales, religieuses ou sexuelles jusque-là invisibilisées. 26 Je vois là une différence notable avec les États-Unis. Ce n’est pas que des Afro-Américains célèbres n’aient essuyé des cris de singes ni reçu des peaux de banane, mais il semble que plus habituée à voir des Noirs dans des positions de pouvoir, la société américaine soit mieux équipée pour interagir avec des

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s’interroger  : pourquoi une catégorie d’analyse devrait-elle en supplanter une autre ? Pour un Afro-Français, sur quelles bases mesure-t‑on la primauté de l’inscription sociale sur l’apparte‑ nance raciale ? Pour Syliane Larcher, « l’autonomie des rapports “raciaux” peut surdéterminer l’appartenance de classe, en en constituant parfois même le verrou 27 ». À classe égale, la couleur de la peau semble constituer un facteur surdéterminant dans l’accès au logement, à l’emploi ou dans la probabilité d’un contrôle policier 28. Il faut donc briser ce tabou français autour de la race et la voir pour ce qu’elle est, une catégorie qui œuvre comme facteur discriminant, indépendamment de la réussite sociale des individus. De plus, un regard vers les territoires colonisés que consti‑ tuent les outre-mer montre les effets pervers de cette hiérar‑ chisation des catégories dans la compréhension des questions sociales, économiques et politiques qui secouent ces espaces à la marge. En effet, il est impossible de lire les mouvements sociaux qui paralysent régulièrement la Martinique, la Guadeloupe ou la Guyane sans les replacer dans le contexte de l’économie coloniale mortifère qui a modelé ces terres. Les inégalités dans ces sociétés sont rampantes, mais continuent d’être ignorées sous couvert d’interdiction des fichiers ethniques. Le philosophe Malcolm Ferdinand a brillamment mis en lumière les jonctions entre l’ethnicisation de ces territoires et la prise en charge des questions de société telles que l’écologie 29. La déforestation et l’empoisonnement des corps sont des conséquences des modes d’exploitation coloniaux de ces terres. Pourtant, force est de constater la présence timide de ces questions aussi bien dans personnes noires sur des catégories autres que les perceptions racistes ou racia‑ lisées. 27 Silyane Larcher, « Sur les ruses de la raison nationale », art. cit. 28 Sur le profilage racial, voir notamment les résultats de l’enquête « Trajectoires et origines : enquête sur la diversité des populations en France », menée sous la direction de Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon. Sur le même thème, lire Fabien Jobard, John Lamberth, René Lévy et Sophie Névanen « Mesurer les discriminations selon l’apparence  : une analyse des contrôles d’identité à Paris », Populations, vol. 67, n° 3, 2012, p. 423‑452 ; Indira Goris, Fabien Jobard et René Levy, Police et minorités visibles. Les contrôles d’identité à Paris, Open Society Institute, NYC, 2009. 29 Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil, Paris, 2019.

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les perspectives écologiques nationales que dans les luttes de libération dont ils constituent souvent un angle mort. On pense la déconstruction des legs coloniaux dans l’éducation, dans les arts, mais les articulations de la race, de la classe et de l’écologie sont souvent ignorées. Il semble pourtant difficile de défaire ces héritages sans prendre en compte les traces laissées dans la terre qui continuent d’empoisonner les corps. Le scandale sanitaire du chlordécone est une parfaite illustration des effets combinés de ces discriminations. En effet, ce drame révèle des attitudes négrophobes patentes dans la gestion étatique de l’affaire et met en lumière les effets insidieux de l’effacement des outre-mer. En novembre  2019, des militants antichlordécone manifestant devant un hypermarché de la ville du Robert (Martinique) ont été arrêtés, puis traînés devant la justice pour violences et voies de fait. L’on peut se demander si la véritable violence ne se situe pas dans les silences de l’État sur cette catastrophe sanitaire, et sur une autorité coloniale implacable envers des militants mais muette face à la responsabilité des classes puissantes. Les compromissions sur cette affaire ne datent pas d’aujourd’hui. En 1974 déjà, la demande d’équipements de protection contre le chlordécone constituait l’une des revendications des grandes grèves qui paralysèrent la Martinique. La répression du mouve‑ ment fit deux morts chez les ouvriers des bananeraies, sans que la question du pesticide ne soit réglée. L’ignorance, crimi‑ nelle, dans l’Hexagone autour de ces effervescences sociales et de ce scandale sanitaire majeur met en lumière l’excision des Antilles de la conscience française, des îles qui n’existent plus dans l’imaginaire national qu’à travers les tropes exoti‑ sants de la « “douceur” et de la “gaieté” créoles, associé[s] à une série d’images clichés –  doudous, palmiers, volcans, vahiné, plages 30… ». La France de 2020 n’est pas celle de la Troisième République. Elle ne peut être étudiée sous la même lunette, comme si tout était suspendu, mis sous cloche par un universalisme pétrifiant. Dans ce monde idéel où le racisme n’existe pas, les valeurs 30

Françoise Vergès, « L’Outre-Mer, une survivance de l’utopie coloniale républi‑ caine ? », in Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel et Pascal Blanchard (dir.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, La Découverte, Paris, 2005, p. 70.

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républicaines ne sont plus cet horizon qui épouse les formes changeantes d’une société, s’adapte à ses mutations tout en imposant un but à atteindre. Au contraire, l’idéel se substitue au réel, devient la société telle qu’on la pense et non plus telle qu’elle est. Dans ce monde-là, l’universel est surdité, arrogance, une manière de lire et de vivre le monde qui ne laisse guère de place à l’Autre. Sûr de son droit, cet universalisme bâillonne, occupe écrans et colonnes de magazines, tout en criant à la dictature des minorités, à la tentative d’assassinat de la raison républicaine par les émotions identitaristes. Renversant allègre‑ ment les rapports de pouvoir, il se barricade derrière des mots  : grand remplacement, repentance mémorielle, victimi‑ sation, terrorisme identitaire. Ce communautarisme blanc qui n’annonce pas sa couleur est juge et partie. Cette posture se déploie aussi de manière extrêmement agressive face aux témoi‑ gnages des racisés, ceux-là mêmes qui sont en première ligne des exactions. Défendant la liberté d’expression contre la dictature de la bienséance et les hurlements des « meutes numériques 31 », l’inclusion des concernés est écartée au motif que tout citoyen peut s’exprimer sur ces questions. Des expériences personnelles blanches sont universalisées, sans prendre en compte l’impact de l’appartenance raciale et de la blanchité sur les interactions sociales. Cet idéal est pourtant rudement confronté au réel. En juin 2020, une cascade d’affaires révèlent la pénétration des idées racistes et fascistes dans les forces de l’ordre. Des documents montrent l’existence de groupes de dizaines de milliers de policiers, gendarmes et militaires appelant au meurtre de nonBlancs. Entre survivalisme et fantasmes du grand remplacement, l’ampleur de ces révélations étaie les comparaisons avec un supré‑ macisme blanc à l’américaine. La publication, en juin 2020, du 31 De la dictature des minorités et des « meutes numériques » telle que discutée par Hans-Peter Wipplinger, directeur du Musée Leopold de Vienne, dans le documentaire Polémiques et Scandales, loc. cit. Voir également La Dictature des identités, ouvrage où Laurent Dubreuil parle du « hurlement des meutes identiques », afin de caractériser la place des réseaux sociaux et d’Internet dans les discours de victimisation des « subalternes parfaits », et l’écho que ces vagues trouvent dans les oreilles de membres de la population majoritaire victimes, eux-mêmes, d’un « mélange de couardise personnelle et de naïve solidarité » (p. 20‑22).

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rapport du Défenseur des droits affaiblit encore davantage la thèse des dérapages individuels. Jacques Toubon y fait état de fortes entraves institutionnelles à sa mission de contrôle : aucun des trente-six dossiers de violences policières, attestées par des éléments concordants graves et portés à la connaissance des différentes hiérarchies, n’a été suivi d’effet. Toubon parle d’un manque inquiétant de prise de conscience. Ainsi, si ce sont des individus qui commettent ces violences, ils sont bien couverts par des institutions qui ne les sanctionnent jamais et qui cultivent le sentiment d’impunité. L’on pourrait aller encore plus loin et chercher les racines de ce racisme dans les silences de notre République sur la réalité de notre communauté  : quel est le poids des pages manquantes de notre histoire dans la vision de l’Autre qui serait un éternel étranger, un citoyen de seconde zone qui doit à la France une gratitude éternelle, un danger qu’il faudra surveiller comme le lait sur le feu ? Quelle est la place de l’éloignement symbolique qui accentue la distance géographique avec les « confettis de l’Empire » que sont les colonies départementalisées et les territoires d’outre-mer ? Que penser des silences de notre langue qui s’accroche à l’anglais du blackface pour signifier l’américanité de ce procédé raciste et refuser l’histoire bien française du barbouillage ? Comment mesurer l’absence dans notre espace urbain de la mémoire de l’esclavage et de la colonisation ? Comment voir l’Autre comme soi-même quand des pages entières de l’histoire commune sont voilées ?

Retour vers le futur L’universalisme est un horizon que la République n’a jamais vraiment atteint, un idéal mâtiné d’exceptions telles que l’accès tardif aux droits pour les femmes, l’institution de l’esclavage, les Codes de l’indigénat, Vichy, etc. Le mythe s’est construit sur une communion entre personnes qui assure une synthèse au-delà des particularités individuelles. Aux antipodes d’une commu‑ nauté fondée sur des critères ethniques et raciaux, la concep‑ tion française de la nation repose sur une volonté commune d’incarner et de protéger un ensemble de valeurs. Ce qui fait un peuple, disait Renan, c’est d’« avoir fait de grandes choses 166

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ensemble, [et de] vouloir en faire encore 32 ». Aujourd’hui, la réalité de cette communauté est questionnée par une génération de Français, dont je fais partie, une génération qui fait depuis toujours l’expérience de l’altérité, une génération qui refuse de vivre sous le joug d’un mythe invisibilisant et silenciatoire. Bien loin de la menace sécessionniste évoquée, c’est bien une nouvelle utopie politique que cette jeunesse propose. L’élaboration d’un projet qui se veut citoyen tout en mettant en avant les intérêts des Noirs de/en France introduit néces‑ sairement la question de l’autonomisation des luttes. Si l’on considère que la négrophobie obéit à des ressorts la différen‑ ciant d’autres types de racismes, l’autonomisation se veut un outil de résistance tout aussi spécifique. Cette autonomie se pense également comme rapport de forces mettant en avant les intérêts des Noirs dans les alliances politiques. Cette refonte des rapports était évidente dans le bras de fer qui a opposé les autorités au collectif afroféministe révolutionnaire et panafricain Mwasi. En juillet  2017, le collectif a organisé le festival afrofé‑ ministe Nyansapo, trois jours de rencontres autour d’ateliers en non-mixité. Pour les militantes de Mwasi, les femmes (et personnes assignées femmes) noires traversent la quotidien‑ neté d’une société occidentale, patriarcale et capitaliste dans des manières qui leur sont spécifiques. L’organisation autour de questions particulières aux Noires permettrait d’ancrer la lutte au plus près des besoins et des types d’oppression rencon‑ trés. Portée par un vaste front allant de l’extrême droite à des organisations antiracistes, en passant par la mairie de Paris, la levée de boucliers contre ce festival est révélatrice d’un véritable affolement face à ce mode d’organisation. Contrairement à ce qui a été dit, l’offensive contre Mwasi ne visait absolument pas le caractère non mixte de l’événement. Il est de notoriété publique que la mairie et diverses institutions de la capitale soutiennent régulièrement de nombreuses associations féministes non mixtes dont les réunions sont strictement interdites aux hommes. Ce que l’hystérie autour de ce festival révèle, c’est bien la panique face à un projet politique et de justice raciale centré autour 32

Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? » et autres essais politiques, Presses Pocket, Paris, 1992, p. 54.

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de femmes noires qui osent penser seules leur libération d’un système hétéro-patriarcal et capitaliste. L’affolement tenait à la mise en abyme du Blanc extirpé de sa neutralité et de sa centralité pour être ouvertement désigné comme l’intrus. Dans la diabolisation de Mwasi, l’on retrouvait également la condam‑ nation d’un projet autonome rejetant le paternalisme républi‑ cain et l’instrumentalisation des luttes féministes racisées. Ces attaques qui virent souvent à la criminalisation des groupes en lutte n’entachent en rien la détermination de leurs membres. On l’a vu ces dernières années avec Mwasi –  mais aussi avec la Brigade antinégrophobie, groupe d’action né au lendemain des émeutes de 2005  –, ces organisations posent les jalons d’une citoyenneté qui soit au plus près des intérêts des Afro-descendants. Leurs résistances pensées autour de questions nationales prennent également en compte des solida‑ rités diasporiques, les réseaux objectifs d’alliance avec d’autres groupes racisés, le délicat sujet des négrophobies intracom‑ munautaire et intercommunautaire, et l’articulation de ces éléments dans un ensemble cohérent qui pénètre de plus en plus son monde. À travers ces corps, la France est forcée de faire face à sa colonialité afin de penser son futur, forcée de rouvrir des pages longtemps scellées. Il faudra parler de Toussaint et de Saint-Domingue. Il faudra expliquer pourquoi la France a ratifié deux abolitions. Il faudra parler des colonies, parler de ces jeunes hommes appelés des quatre coins de l’Empire afin de participer à l’effort de guerre, puis reconstruire une France meurtrie. Il faudra dire ces histoires individuelles qui se fondent dans la grande Histoire, dire le parcours de ces hommes que l’on retrouvera sur les chaînes de montage de Renault ou balayant nos rues, ces hommes et femmes parqués dans des HLM où la police de la République harasse sans cesse leurs descendants. Il faudra parler de l’humiliation de cette collégienne noire en visite à l’Assemblée nationale, parler des rires amusés de ses camarades face aux deux figures grotesques qui signifient l’abo‑ lition pour la République. L’heure n’est plus à la langue de bois. La France est aux prises avec une négrophobie systémique qui se déploie dans le quotidien d’expériences racialisées, niées, trivialisées. Cette négrophobie étouffe dignité et aspirations. Elle tue l’estime 168

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de soi, l’amour de soi, la confiance en soi. Elle conditionne l’aboutissement ou l’arrêt d’une vie à une couleur de peau, et aux sombres échos qu’elle réveille. Elle dicte les modalités de la rencontre avec le monde médical, avec les forces de l’ordre, avec l’école, avec la vie. Elle a ravi Adama, Lamine, Ibrahimah, Babacar et bien d’autres partis à la fleur de l’âge. En 2020, le temps du confinement a été celui du doute, de la réflexion, celui de la nécessité de penser le monde d’après, un monde dont les discours et outils ne seraient plus en rupture avec le réel. Ici, ni repentance ni prime à la victimisation, mais la réalisation qu’on ne peut plus se contenter d’un pseudo-universalisme qui désin‑ tègre, érode toute aspérité et refuse de vivre avec son temps. Cette démocratisation de l’universel sera assurément l’un des grands défis de la « France d’après ». Pour aller plus loin Silyane Larcher, L’Autre Citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Armand Colin, Paris, 2014. Sarah Mazouz, Race, Anamosa, Paris, 2020. Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau, « Pour un universa‑ lisme antiraciste », Slate.fr, 24 juin 2020. Myriam Paris, Nous qui versons la vie goutte à goutte. Féminismes et économie reproductive  : une sociohistoire du pouvoir, Dalloz, Paris, 2020.

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L’ISLAMOPHOBIE EN FRANCE : LE DÉNI D’UN PHÉNOMÈNE BIEN RÉEL Houda Asal in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 170 à 186 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

L’islamophobie en France : le déni d’un phénomène bien réel Houda Asal

Au cours des trois dernières décennies en France, pas une année ne s’est écoulée sans qu’éclate une nouvelle controverse sur l’islam, la menace « islamiste » ou les « femmes voilées ». Pour ne donner qu’un exemple, la mise sur le marché d’un « hijab de sport » de la marque Décathlon a suscité en février 2019 une polémique telle qu’il a dû être retiré de la vente. En ces temps où le capitalisme consumériste règne en maître, l’interdiction d’un vêtement de sport, d’une marque française qui plus est, a provoqué la consternation dans plusieurs pays 1. Peu après, comme chaque été depuis quelques années, celui de 2019 a été marqué par la fermeture de piscines publiques parce que des femmes portant un burkini s’y étaient baignées. Plus récemment, l’humiliation d’une mère accompagnant une sortie scolaire au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté qui s’est vu demander de quitter la salle par un élu du Rassemblement national car elle portait un foulard a été largement médiatisée et a suscité l’indignation 2. Ces polémiques provoquées par le hijab, que certains qualifient d’« obsession française 3 », se conjuguent à d’autres enjeux, donnant lieu à la construction d’un même « problème 1 2 3

Hamdam Mostafavi, « Dans la presse étrangère. Du hidjab Décathlon au burkini, des polémiques françaises à répétition », CourrierInternational.com, 27 février 2019. Jean Pierre Tenoux, « Au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, un responsable du RN agresse une femme voilée », LeMonde.fr, 12 octobre 2019. Pierre Tévanian, « Du hijab au burkini : les dessous d’une obsession française. Retour sur deux décennies de persécutions », Les mots sont importants, 12 juillet 2019.

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musulman »  : des guerres menées à l’étranger à la peur d’un ennemi intérieur exacerbée après les attentats de 2015, en passant par la défense des frontières et de l’identité nationale que l’immigration et l’islam viendraient menacer. Afin de quali‑ fier ce phénomène, qui prend de multiples formes et affecte désormais la plupart des pays occidentaux, le terme d’islamo‑ phobie s’est imposé, non sans susciter d’intenses débats.

Des origines du terme à la dimension historique du phénomène Les origines du terme islamophobie remontent au début du xxe  siècle, alors que la France est une grande puissance coloniale. Dès son apparition, au cours des années 1910 et 1920 dans les écrits d’administrateurs, ethnologues ou érudits, le terme désigne notamment les inégalités de traitement subies par les musulmans au sein de l’Empire colonial français (pour les justifier ou les dénoncer) et les représentations biaisées de ces populations et de leur religion élaborées par des savants français. Ce qui est alors un néologisme renvoie aux préjugés, aux pratiques discriminatoires et à une « idéologie de conquête » destinée à maintenir la domination française imposée aux populations colonisées 4. Si le terme apparaît d’abord en français, c’est en anglais qu’il se diffuse à partir de 1997, avec la publication du rapport d’un think tank britannique engagé dans la lutte contre le racisme, le Runnymede Trust, intitulé Islamophobia. A Challenge for Us All. Largement commentée, cette étude met au jour le rejet et les discriminations que subissent des personnes en raison de leur appartenance réelle ou supposée à l’islam. Le concept est alors discuté par des militants et des universitaires qui tentent d’en proposer une définition et d’en identifier les enjeux. Après le 11 septembre 2001, le terme connaît un écho plus large encore au niveau international. En France, il faut attendre 2003‑2004 avec la publication de l’ouvrage de Vincent Geisser La Nouvelle 4

Fernando Bravo López, « Towards a definition of Islamophobia : approxima‑ tions of the early twentieth century », Ethnic and Racial Studies, vol.  34, n°  4, 2011, p. 556‑573.

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Islamophobie et les débats relatifs à l’interdiction des signes religieux à l’école pour que le terme soit utilisé… et devienne l’objet de polémiques qui n’ont jamais vraiment cessé 5. Ce bref retour sur les origines du terme ne peut suffire à retracer l’histoire de l’islamophobie comme phénomène, plus ancien encore. En effet, la diffusion de représentations stéréo‑ typées et négatives de l’Orient, souvent associé à la religion musulmane, remonte au Moyen Âge, marqué par des conflits religieux et politiques entre chrétienté et islam. Parallèlement, à partir du xvie siècle, l’Empire ottoman est l’une des principales forces militaires et politiques contre laquelle luttent Français et Anglais ; ceux-là mêmes qui, en 1918, se partagent le MoyenOrient après la chute du premier. Le xixe  siècle, analysé par Edward Saïd dans L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, voit se développer des écrits et des discours qui font de l’islam une religion irrationnelle et arriérée. Plus proche de nous, les guerres et conflits en Palestine, Iran, Irak, Afghanistan, Syrie ou Yémen, surtout après le 11 septembre 2001, montrent de quelle manière l’impérialisme étatsunien et ceux qui le soutiennent d’une façon ou d’une autre ont construit une image négative des peuples musulmans dans le but d’asseoir leur domina‑ tion militaire et politique sur différentes régions. Aujourd’hui, l’islamo­phobie atteint son paroxysme avec des théories comme celle du « grand remplacement », qui se diffuse un peu partout en Occident depuis une vingtaine d’années 6. Plusieurs attentats récents contre des mosquées (la plus meurtrière s’étant déroulée à Christchurch en Nouvelle-Zélande en mars 2019) ainsi que des attaques contre des immigrés (notamment à El Paso aux ÉtatsUnis en août  2019) illustrent l’inspiration que peut constituer ce type d’idéologie 7. 5 6

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Houda Asal, « Islamophobie : la fabrique d’un nouveau concept. État des lieux de la recherche », Sociologie, vol. 5, n° 1, 2014, p. 13‑29. Cette théorie conspirationniste d’extrême droite insiste sur la menace démogra‑ phique, aggravée par une immigration massive, que représentent les minorités, musulmanes en particulier, vouées à remplacer la population française et européenne. Raphaël Liogier, Le Mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession collective, Seuil, Paris, 2012. L’écrivain français Renaud Camus est souvent cité comme l’inventeur de la théorie du grand remplacement dans les années 2000. Les deux hommes respon‑ sables des attentats en question y font référence dans leurs écrits. Le premier,

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Si l’existence d’un continuum historique et géographique n’est pas facile à démontrer, il n’en demeure pas moins que les discours islamophobes contemporains puisent dans ces imagi‑ naires, imprégnés par des spécificités locales importantes. En France, on ne peut faire l’impasse sur la période coloniale, l’his‑ toire de l’immigration ou encore la guerre d’Algérie qui demeure incontournable dans la mémoire nationale. Les cérémonies de dévoilement des Algériennes, notamment celle du 13 mai 1958 à Alger, décrites par Frantz Fanon 8 sont évoquées aujourd’hui afin de montrer la continuité entre les représentations orientalistes et sexistes des colons français et les discriminations qui frappent actuellement les femmes issues de l’immigration postcoloniale 9. Pour illustrer une autre spécificité hexagonale montrant l’imbri‑ cation entre la question sociale et la question religieuse cette fois, rappelons que le « problème musulman » a commencé à prendre de l’ampleur avec le « tournant de la rigueur » dans les années  1983, lors des grèves ouvrières dans le secteur de l’automobile, chez Citroën, Talbot et Renault en particulier. Les travailleurs immigrés maghrébins en lutte dans ces usines ont été accusés, dans les médias et par le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur de l’époque, Pierre Mauroy et Gaston Defferre, d’être influencés par les intégristes de pays étrangers 10. ayant tué quarante-neuf personnes dans deux mosquées de Christchurch, avait intitulé son manifeste Le Grand Remplacement, alors que le second, ayant commis un massacre dans un supermarché au Texas en tuant vingt personnes, rendait hommage au tueur de Christchurch et à cette même théorie conspirationniste. « Le profil du tireur d’El Paso, un adepte de la théorie du “grand remplace‑ ment” », NouvelObs.com, 5 août 2019. 8 Organisées, entre autres, par des femmes de généraux français comme Mme  Salan, ces cérémonies consistaient à faire monter des Algériennes sur un podium pour y brûler leur voile en signe d’émancipation (en mai  1958). Frantz Fanon, « L’Algérie se dévoile », L’An  V de la révolution algérienne, La Découverte, Paris, 1959 (2001). 9 Cité in Pierre Tévanian, « Du hijab au burkini », art. cit., et Zhor Firar, « Le “dévoilement” des femmes, une longue histoire française », Contre-attaques, 16 mai 2016. 10 Des journalistes participent notamment à la diffusion de références à la révolution iranienne lors de ces conflits sociaux. Par exemple, selon l’hebdo­ madaire Paris Match du 11 février 1983, des services secrets financés par l’Iran et la Libye manipulaient des travailleurs immigrés chez Citroën et Renault. Defferre parle du rôle « d’intégristes, de chiites », et Mauroy du fait que les travailleurs immigrés sont « agités par des groupes religieux et politiques ». Voir Vincent Gay, « Grèves saintes ou grèves ouvrières ? Le “problème

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Depuis, les représentations médiatiques n’ont cessé de véhiculer de tels amalgames où se mêlent questions sociales, raciales et religieuses. Aux discours liant les jeunes de « banlieue », la ­délinquance et le radicalisme islamique dans les mosquées françaises, très présents dans les années  1990 et  2000 11, sont venus s’ajouter les dangers des jeunes partis en Syrie faire le djihad et susceptibles de commettre des attentats à leur retour en France. De là aussi le développement de politiques sécuri‑ taires qui visent de supposés « musulmans radicalisés », comme ce fut le cas après les attentats de janvier et novembre  2015 (Charlie Hebdo, Hypercacher puis Bataclan). L’État français a été dénoncé par plusieurs organisations pour avoir mis en place des mesures de lutte contre le terrorisme jugées abusives et discrimi‑ natoires. Ces mesures d’exception ciblaient principalement des « musulmans », mais sur 4 600 perquisitions, seules 16 ont donné lieu à des poursuites pour acte d’apologie du terrorisme 12. Il est intéressant de rappeler ici la continuité historique de l’état d’urgence créé par la loi du 3  avril 1955, pendant la guerre d’Algérie donc, rétabli en janvier  1985 en Kanaky (NouvelleCalédonie), en novembre  2005 à la suite des « émeutes des banlieues » en région parisienne, puis à nouveau de 2015 à 2017 contre le terrorisme. C’est ainsi que se mêlent les images d’un ennemi extérieur et intérieur musulman, vu comme le cheval de Troie des « islamistes » qui sévissent sur le sol national, influencés par des pays ou des mouvements que la France considère comme des menaces politiques majeures, voire existentielles. Enfin, il s’agit d’une islamophobie genrée qui construit la figure de l’homme musulman violent et extrémiste face à celle de la femme musul‑ mane voilée, soumise mais dangereuse, soupçonnée de contri‑

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musulman” dans les conflits de l’automobile, 1982‑1983 », Genèses, vol.  1, n° 98, 2015, p. 110‑130. Thomas Deltombe, L’Islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France : 1975‑2005, La Découverte, Paris, 2005. Les effets de ces mesures ont été documentés et critiqués par plusieurs organi‑ sations, par exemple : « Anti-terrorisme en France : une punition sans procès », Amnesty International, 21  novembre 2018 ; « Le recul de l’état de droit doit être condamné lors de l’examen de la France à l’ONU », Communiqué FIDH et LDH, 15  janvier 2018 ; « L’État d’urgence entre dans le droit commun », CCIF, 5 octobre 2017.

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buer à l’islamisation de la société et de mettre en péril un principe majeur de la République : la laïcité.

Définir et mesurer l’islamophobie Si le terme islamophobie s’est largement imposé aujourd’hui, sa définition et ses usages demeurent l’objet de débats et de luttes, ayant parfois abouti à l’interdiction de conférences publiques sur le sujet 13. Sans nier les enjeux complexes de définition, il semble que les oppositions au terme se conjuguent souvent avec un déni de reconnaissance du phénomène lui-même 14. Il s’agit ainsi d’un refus de considérer l’islamophobie comme une forme de racisme et les populations musulmanes comme des victimes de préjugés, de discriminations et d’agressions de plus en plus importantes, en France et ailleurs. Les opposants au terme défendent la liberté de critiquer les religions et accusent les personnes qui luttent contre l’islamophobie d’être des censeurs. Mieux encore, les premiers considèrent la peur de l’islam comme parfaitement légitime (en s’attardant sur le suffixe « phobie ») et les manifes‑ tations de la foi musulmane comme prosélytes et antilaïques si elles ne restent pas dans la sphère de l’intime. Beaucoup vont jusqu’à contester les recherches universitaires et les rapports des organisations internationales portant sur l’islamophobie 15. Ils minimisent ainsi la gravité et l’ampleur des stigmatisations et des discriminations, en accusant les victimes de s’auto-exclure elles-mêmes par « communautarisme » 16. Pourtant, les études relatives aux luttes contre l’islamophobie montrent que les reven‑ dications des personnes engagées portent principalement sur l’égalité des droits ; la dimension religieuse est le plus souvent 13 Éric Fassin, « Comment un colloque sur “l’intersectionnalité” a failli être censuré », bibliobs.nouvelobs.com, 20  mai 2017 ; Antoine Lévèque, « Quand l’Université annule un colloque sur l’islamophobie  : une mécanique de censure », Mediapart, 4 octobre 2017. 14 Jérôme Blanchet-Gravel et Éric Debroise (dir.), L’Islamophobie, Dialogue Nord-Sud, Montréal, 2016 ; Pascal Bruckner, Un racisme imaginaire. Islamophobie et culpabilité, Grasset, Paris, 2017 et Philippe d’Iribarne, Islamophobie. Intoxication idéologique, Albin Michel, Paris, 2019. 15 Philippe d’Iribarne. Islamophobie, op.cit. 16 Haoues Seniguer, « Le communautarisme  : faux concept, vrai instrument politique », Histoire, monde et cultures religieuses, vol. 1, n° 41, 2017, p. 15‑37.

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seconde, voire absente 17. De même, contrairement à l’idée selon laquelle lesdits musulmans seraient porteurs d’exigences identi‑ taires opposées aux « valeurs de la République », les mobilisations contre l’islamo­phobie apparaissent majoritairement défensives 18. Par ailleurs, pour les différents auteurs qui ont tenté de conceptualiser le phénomène et participé à sa légitimation, l’islamo­ phobie ne doit pas comprendre l’interdiction de critiquer la religion ou la défense d’un quelconque courant politique. Certains ont essayé d’analyser la frontière entre hosti‑ lité à l’égard des musulmans en tant que personnes et hostilité à l’islam en tant que religion, tout en montrant que, dans les discours publics actuels, les deux sont le plus souvent étroitement liées. L’islamophobie est ainsi définie comme une idéologie dont les ressorts, les fonctions et les buts sont similaires à ceux du racisme. De là des représentations négatives de l’islam et des musulmans qui donnent lieu à des pratiques discriminatoires et d’exclusion, et parfois à des actes de violence 19. Les travaux consacrés à ce sujet montrent que la clé de compréhension centrale réside dans une analyse du concept comme phéno‑ mène racial. L’islamophobie vise des personnes en raison d’un marqueur religieux, réel ou supposé, justifiant de les infério‑ riser et les distinguer des autres. Plusieurs études ont montré le glissement qui s’est opéré depuis plusieurs années du marqueur « racial » ou de l’origine, souvent associé à l’immigration (la couleur de peau, le nom, un aspect cultuel, vestimentaire, etc.), vers le marqueur religieux. Ce marqueur est de plus en plus prégnant et il obéit à un processus de racisation similaire. Notons que ces différents marqueurs peuvent se distinguer ou se superposer (voir l’amalgame très fréquent entre « Arabe » et « musulman » notamment). Certains auteurs proposent une 17 Claire de Galembert, « Le droit à porter le voile : cause perdue ou naissance d’une “politics of rights” ? », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol.  74, n° 2, 2015, p. 91‑114 ; Houda Asal, « Au nom de l’égalité ! Mobilisations contre l’islamophobie en France », in Julien Talpin, Julien O’Miel et Frank Frégosi (dir.), L’Islam et la Cité. Engagements musulmans dans les quartiers populaires, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2017. 18 Houda Asal et Julien Talpin, « L’égalité, au cœur des luttes contre l’islamo‑ phobie », in Marwan Mohammed et Julien Talpin (dir.), Communautarisme ?, PUF, Paris, 2019. 19 Chris Allen, Islamophobia, Ashgate, Farnham, 2010, p. 190.

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comparaison avec l’antisémitisme, qui, malgré les différences de contexte importantes, permet d’insister sur le processus de racia‑ lisation religieuse qui a construit ces deux groupes de manière essentialisée 20. Si les débats de définition sont importants, le réel défi consiste à objectiver la réalité du phénomène et ses manifes‑ tations concrètes. Outre des recherches qualitatives et des rapports s’appuyant sur des témoignages de discriminations et de violences islamophobes, des données quantitatives permet‑ traient de montrer leur dimension systémique et les inégalités sociales qui en découlent. Mais, contrairement à un pays comme le Canada par exemple, où les recensements posent la question de l’appartenance à une « minorité visible » 21 mais aussi à une religion et les croisent avec différentes données socioécono‑ miques, il est impossible en France de recueillir ce type de données. Des données chiffrées existent néanmoins pour deux types d’actes : — la discrimination, que le code pénal français définit comme une « distinction opérée entre les personnes sur le fondement d’un critère prohibé par la loi 22 » ; —  les infractions criminelles et délictuelles répertoriées en deux catégories : les actions (homicides, attentats et tentatives, incendies, dégradations, violences et voies de fait) et les menaces (propos, gestes menaçants et démonstrations injurieuses, inscrip‑ tions, tracts et courriers) 23. 20 Pour une synthèse des recherches sur le concept d’islamophobie, voir Houda Asal, « Au nom de l’égalité ! », art. cit. 21 Définition de Statistique Canada  : « Les minorités visibles correspondent à la définition que l’on trouve dans la Loi sur l’équité en matière d’emploi. Il s’agit de personnes, autres que les Autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche. Il s’agit de Chinois, de Sud-Asiatiques, de Noirs, de Philippins, de Latino-Américains, d’Asiatiques du Sud-Est, d’Arabes, d’Asiatiques occidentaux, de Japonais, de Coréens et d’autres minorités visibles et de minorités visibles multiples. » Statistique Canada, « Minorité visible », . 22 Il existe vingt-trois critères prohibés de discrimination en France, figurant dans le code pénal et le code du travail, dont la religion et trois qui peuvent relever du racisme : l’origine, le patronyme, l’appartenance ou la non-appartenance, vraie ou supposée à une ethnie, une race ou une nation. 23 « Rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie 2017 », CNCDH, p. 11.

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Les actes islamophobes se confondent parfois et leur quanti‑ fication est tributaire des conditions et des méthodes de collecte. Premièrement, dans bien des cas, il est difficile de déterminer ce qui distingue le marqueur religieux du marqueur « racial » puisqu’une personne peut être discriminée ou agressée en raison de préjugés associés à son origine ou à sa religion supposées, ou les deux de manière imbriquée. Majoritairement originaires de pays d’Afrique subsaharienne et du Maghreb, ou supposées telles, les populations musulmanes en France peuvent subir, en plus de l’islamophobie, un racisme visant les « Arabes » et les « Noirs ». Une seconde difficulté réside dans le fait que les données nécessaires pour mesurer les actes discriminatoires en raison de « croyances ou appartenance ou non-appartenance, vraie ou supposée à une religion déterminée » s’appuient sur la compta‑ bilisation des plaintes. Or ces données dépendent d’abord de la propension des victimes à porter plainte, puis de la forma‑ tion des agents qui les enregistrent 24. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui publie un rapport annuel sur l’état des lieux du racisme en France, insiste sur le « chiffre noir » des actes délictueux qui échappent aux statistiques des ministères parce qu’ils n’ont pas été signalés par les victimes 25. Si elles ne connaissent pas leurs droits ou ne font pas confiance à la police et au système judiciaire, elles n’iront pas signaler les actes islamophobes constatés et/ou directement subis. En ce qui concerne la « lutte contre les discriminations », le Défenseur des droits indique que sur 3 758  réclamations enregistrées en 2017, les dossiers « religion » représentent 5 % à 10 % de ce total 26. En raison des limites précitées, ces chiffres 24 Des enquêtes de victimisation qui recueillent le point de vue des victimes montrent que sur la période 2012‑2017, moins de 6 % des victimes d’injures racistes et moins de 30 % des victimes de menaces ou violences physiques racistes ont signalé les faits subis à la police ou à la gendarmerie. Notons cepen‑ dant que la qualification islamophobe n’existe pas en France (les répondants peuvent cocher « raciste, antisémite ou xénophobe »), « Rapport d’enquête Cadre de vie et sécurité », 2018. 25 « Rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », 2018, CNCDH, p. 40‑41. 26 « Rapport annuel du Défenseur des droits », 2017, p. 48.

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ne permettent pas de prendre la mesure des discriminations religieuses en France. Quelques études ont tenté de pallier cette lacune. L’enquête TeO, menée par l’Institut national d’études démographiques (Ined) en 2008, a montré que près de la moitié des personnes interrogées se disant musulmanes font état de traitements discriminatoires dans différentes situa‑ tions de leur vie, bien qu’elles les attribuent le plus souvent à leurs origines (seules 5 % les attribuent à leur religion) 27. En revanche, une enquête menée en 2015 montre que 40 % des musulmans d’Île-de-France interrogés rapportent avoir vécu une discrimination spécifiquement religieuse dans les cinq dernières années 28. D’autres études, par testing cette fois, ont tenté d’isoler le marqueur religieux de celui de l’origine en envoyant des CV à des employeurs. Ainsi, à partir de CV de personnes ayant des noms sénégalais et des signaux d’appartenance à une religion en particulier, le testing a montré que la candidate musulmane avait 2,5  fois moins de chances d’obtenir un entretien d’embauche que son homologue chrétienne 29. Avec cette même méthode, une étude comparable à partir des CV de candidats libanais dont seule la religion diffère montre que Mohammed a quatre fois moins de chances d’être appelé que son compatriote catho‑ lique 30. En ce qui concerne l’ensemble des procédures qualifiées dans le code pénal comme ayant été commises contre une personne « en raison de la race présumée, de l’origine, de l’ethnie ou de la religion », les statistiques du Service central du renseignement territorial (SCRT), qui dépend du ministère de l’Intérieur, s’appuient sur les données transmises par les services de police et de gendarmerie, à partir des plaintes enregistrées pour des actes à caractère raciste, antisémite et antimusulman 27

Yaël Birnbaum, Mirna Safi et Patrick Simon, « Les discriminations en France : entre perception et expérience », document de travail, n° 183, Ined, Paris, 2012. 28 Patrick Simon et Liza Rives, « Religion et discrimination », Hommes & Migrations, vol. 1, n° 1324, 2019, p. 8‑9. 29 Claire Adida, David Laitin et Marie-Anne Valfort, Les Français musulmans sont-ils discriminés dans leur propre pays ? Une étude expérimentale sur le marché du travail, Presses de Sciences Po, Paris, 2010. 30 Marie-Anne Valfort, Discriminations religieuses à l’embauche : une réalité, Institut Montaigne, Paris, 2015.

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(l’adjectif « islamophobe » n’est pas employé) 31. L’année  2015 a représenté un record pour les actes antimusulmans qui ont augmenté de 223 % (soit 429 infractions) par rapport à l’année précédente, avant de retomber à 182 en 2016 puis à 121 en 2017. En ce qui concerne les atteintes aux lieux de culte, 72 visaient des sites musulmans en 2017 32. Dans son dernier rapport annuel, la CNCDH souligne que les témoignages rapportés par le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) confirment le constat du « chiffre noir » des infractions déclarées 33. En effet, cette dernière association indépendante qui a acquis une visibilité importante depuis sa création en 2003, comptabilise les actes islamophobes, en incluant les agressions, les attaques contre des institutions musul‑ manes, les propos et les menaces, ainsi que les discriminations. Le CCIF s’appuie sur les déclarations des victimes, y compris les cas réglés par médiation ou les cas médiatisés. La prise en compte de l’ensemble de ces données, y compris celles n’ayant pas fait l’objet d’une plainte, explique l’écart entre les chiffres du CCIF et ceux du ministère 34. Après le pic jamais égalé de 2015 avec un total de 905 actes islamophobes signalés, le CCIF en comptabilise 580 et 446 en 2016 et 2017. Il faut relever que parmi ces actes, plus de 70 % des personnes visées sont des femmes. En ce qui concerne les discours publics sur l’islam et les musulmans, des études sur les médias révèlent que des amalgames constants entre islam et violence sont véhiculés, créant ce que certains qualifient de « panique morale 35 ». La spécificité de la 31 « Rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », 2017, CNCDH, p. 2. 32 Ibid., p. 14. 33 Rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », 2018, CNCDH, p.  40‑41. En 2014, le CCIF a mené une étude intitulée  : « Victimes silencieuses », qui a montré que sur 1 200 personnes interrogées, seules 20 % déclarent les actes islamophobes vécus. Rapport du CCIF 2014‑2015. 34 Notons que cette différence apparaît également s’agissant des infractions crimi‑ nelles : par exemple, le ministère recense 29 victimes d’agressions en 2015, 7 en 2016 et 6 en 2017 alors que le CCIF en comptabilise 55 en 2015, 39 en 2016 et 31 en 2017. Rapports annuels sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie de la CNCDH – Rapports annuels du CCIF. 35 George Morgan et Scott Poynting (dir.), Global Islamophobia  : Muslims and Moral Panic in the West, Farnham, Ashgate, 2012 ; Thomas Deltombe, L’Islam imaginaire, op. cit.

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France fut d’introduire les « banlieues » dans cette équation empreinte de préjugés, les immigrés ou descendants d’immigrés postcoloniaux, les jeunes délinquants, devenus des musulmans souvent présentés comme refusant de s’intégrer et potentielle‑ ment intégristes 36. De plus, des sondages paraissent régulièrement sur la question de l’islam, bien que ceux-ci comportent de nombreux biais qui nuisent à leur rigueur, tout en étant performatifs (les résultats de sondages sur la peur de l’islam peuvent eux-mêmes alimenter cette peur). Notons néanmoins que le baromètre annuel du racisme de la CNCDH montre les positions ambiva‑ lentes des personnes interrogées : si elles sont 80 % à déclarer que les Français musulmans sont des Français comme les autres, elles sont 44 % à être d’accord avec l’affirmation selon laquelle « l’islam est une menace pour l’identité de la France ». Quant aux pratiques religieuses, notons que 59 % pensent que « le port du voile pose problème pour vivre en société » 37.

Les restrictions dans les lois et la jurisprudence : la spécificité de la France Force est de constater que les discours islamophobes ainsi que certaines discriminations visant les musulmans ont désormais acquis une légitimité certaine. Les restrictions au port de signes religieux en particulier sont considérées comme nécessaires par une large frange des détenteurs d’une parole publique. Outre les questions de droit que cela pose, l’impact de ces discours, qui témoignent d’une forte hostilité à l’encontre des femmes qui portent un hijab, doit être souligné. Ce « signe » est stigmatisé parce qu’il est considéré comme un symbole d’oppression, de prosélytisme et de militantisme islamiste. 36 Raphaël Liogier, Le Mythe de l’islamisation, op. cit. ; Vincent Geisser, La Nouvelle Islamophobie, La Découverte, Paris, 2003 ; Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le problème musulman, La Découverte, Paris, 2013. 37 « Baromètre racisme 2018. Xénophobie, antisémitisme, racisme, antiracisme et  discriminations raciales en France », CNCDH et SIG. .

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De plus, la spécificité de la France réside dans la proliféra‑ tion de lois, d’arrêtés, de circulaires, de règlements intérieurs, de jurisprudences, débouchant sur des atteintes significatives aux libertés religieuses. Lors de la première polémique sur le voile à Creil en 1989, le Conseil d’État, saisi par le gouvernement pour donner un avis, a tranché en faveur des deux jeunes élèves expulsées de leur école. Il avait considéré alors que le port de ce signe ne devrait pas être jugé par lui-même comme « incom‑ patible avec le principe de laïcité ». Cette décision a suscité de nombreuses réactions et cette haute juridiction administrative a été accusée de trahir les fondements de la laïcité et de l’égalité hommes/femmes, et de compromettre la mission intégratrice de l’école 38. Ce débat s’est poursuivi jusqu’au vote d’une loi interdisant les « signes religieux ostensibles » à l’école publique en 2004. En 2010, une autre loi interdit le port du voile intégral dans l’espace public. Dans les années qui suivent, les restrictions se sont multipliées, menaçant de s’étendre à l’université et allant jusqu’à la recommandation, contenue dans la circulaire Chatel 39 de 2012, d’inscrire dans le règlement intérieur des écoles l’inter‑ diction pour les parents de porter des signes religieux lors des sorties scolaires. Après une bataille juridique et une importante mobilisation, la circulaire n’a finalement plus été appliquée 40. Le débat a cependant rejailli en 2019, aboutissant au vote d’une loi d’interdiction adoptée en première lecture le 29 octobre 2019 au Sénat (contre « le port de signes religieux ostensibles aux parents accompagnant des sorties scolaires ») 41. En ce qui concerne les polémiques sur le port du burkini à la plage tout d’abord, dans les piscines ensuite, elles ont donné lieu à des arrêtés d’interdiction pris par certains maires au cours 38 Claire de Galembert, « Le voile en procès », Droit et Société, vol. 1, n° 68, 2008. 39 Luc Chatel est alors ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et de la Vie associative dans le gouvernement de François Fillon, sous la présidence de Nicolas Sarkozy. 40 Houda Asal, « Au nom de l’égalité ! », art. cit. 41 Le débat sur les accompagnatrices scolaires a ressurgi avec la polémique du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté à l’automne  2019, donnant lieu au vote d’une loi au Sénat. Le Monde avec l’AFP, « Le Sénat vote l’inter‑ diction des signes religieux pour les accompagnateurs de sorties scolaires », LeMonde.fr, 29 octobre 2019. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le texte n’avait pas encore été examiné par l’Assemblée nationale, mais il suscitait déjà une grande opposition.

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de l’été 2016. Saisi, le Conseil d’État a suspendu ces arrêtés mais il semblerait que quelques communes continuent à appliquer ces interdictions 42. En janvier  2019, le Défenseur des droits a donné raison à une femme qui, portant un burkini, avait été expulsée d’une piscine et a exigé la modification du règlement intérieur de celle-ci. Là encore, des cas récents montrent que cette interdiction continue néanmoins à s’appliquer 43. Si quelques victoires ont été remportées sur le terrain de la jurisprudence, les affaires portées devant la Cour de cassation n’ont pas toujours été couronnées de succès. Dans le secteur de l’emploi, outre les discriminations à l’embauche évoquées plus haut, plusieurs décisions de justice ont limité le droit de porter des « signes religieux ». Après des mois de procédure et une polémique médiatisée, une salariée qui était revenue d’un arrêt de travail avec un hijab, s’est finalement vu interdire le droit de le porter (crèche Baby Loup) 44. De même, un article de la récente loi travail de 2016 permet aux entreprises d’inclure dans leur règlement intérieur « des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés », précisant que ces restrictions doivent être « justi‑ fiées », « proportionnées » et liées au « bon fonctionnement de l’entreprise » 45. Cependant, une telle formulation ouvre la porte à de multiples interprétations et pratiques pouvant être discriminatoires. Deux constats s’imposent : d’une part la multiplication des dispositions relatives en fait à la religion musulmane, d’autre part leur caractère toujours plus restrictif. La France n’est pas le seul pays concerné par un tel phénomène. Plusieurs autres États en Europe ont légiféré en restreignant les libertés religieuses : notamment en interdisant le port du voile intégral dans l’espace 42 Émilie Tôn et Anna Benjamin, « Arrêtés anti-burkini  : ces communes qui s’entêtent en dépit du droit », LExpress.fr, 6 juillet 2017. 43 « Burkini, le règlement d’une piscine privée jugé discriminatoire par le Défenseur des droits » ; « Les femmes en burkini sont-elles sales ? », CCIF, 2 juin et 2 juillet 2019. 44 Jurisprudence « Baby-Loup » de la Cour de Cassation (Ass. Plén., 25 juin 2014, Madame X. c. Association Baby Loup, n° 13‑28‑369). 45 Loi n°  2016‑1088 du 8  août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, JORF, n° 0184 du 9 août 2016.

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public et/ou pour les fonctionnaires. En Belgique, en Allemagne et au Danemark, les législations peuvent varier selon les régions administratives. Elles visent surtout l’interdiction du hijab aux élèves dans les écoles publiques et/ou dans certains métiers de la fonction publique. En Suisse, plusieurs cantons ont proscrit le port du voile pour les enseignantes de l’école publique et une votation de 2009 a interdit la construction de minarets. De plus, des affaires concernant l’interdiction de certaines manifestations religieuses dans le secteur privé font l’objet de jurisprudences qui continuent à évoluer, selon les pays. Ceux de tradition libérale, au sens anglo-saxon du terme, comme la Grande-Bretagne, les États-Unis ou le Canada, bien qu’ayant connu de nombreux débats sur ces questions, sont restés fidèles à une lecture du droit qui considère ce type de restriction comme violant la liberté religieuse. Seule exception récente  : en 2019, la province de Québec a voté une loi interdisant le port de « signes religieux » aux fonctionnaires en position d’autorité ainsi qu’aux ensei‑ gnants des écoles publiques, créant un précédent juridique qui semble s’être inspiré de la législation française 46.

Mener la lutte contre l’islamophobie L’idéologie et les préjugés islamophobes, lesquels légitiment les discriminations et les violences à l’encontre de personnes musulmanes ou perçues comme telles, visent majoritairement des populations issues des classes populaires et de l’immigration postcoloniale, avec une dimension genrée importante 47. Face aux législations restrictives, aux discriminations dans tous les secteurs de la vie et à certains discours médiatiques et politiques –  de droite comme de gauche  – alimentant l’hostilité à l’encontre des musulmans, des formes de résistance se sont développées. Depuis 2004, l’espace militant contre l’islamophobie ne cesse 46 Assemblée nationale, Projet de loi n°  21, Loi sur la laïcité de l’État. 16  juin 2019. 47 Carmen Teeple Hopkins, « Social reproduction in France : religious dress laws and laïcité », Women’s Studies International Forum, vol.  48, janvier-février  2015, p.  154‑164 ; Hanane Karimi, « Assignation à l’altérité radicale et chemins d’émancipation. Étude de l’agency de femmes musulmanes françaises », doctorat de sociologie, université de Strasbourg, 2018.

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de se recomposer en élargissant ses alliances et en diversifiant ses répertoires d’action : campagnes politiques, recours au droit, recueil de témoignages, organisation d’événements publics 48… Malgré un contexte global et un rapport de forces défavo‑ rable, la lutte contre l’islamophobie semble s’imposer et pousse progressivement de nouveaux acteurs sociaux à se positionner. Parallèlement, le phénomène a atteint son paroxysme ces dernières années avec des attentats meurtriers contre des mosquées (au Québec en 2017 49 et en Nouvelle-Zélande en 2019, notamment), en plus de la multiplication d’agressions violentes contre des personnes (parfois dans des mosquées) 50. En France, l’humiliation de la mère portant un foulard au conseil régional de Bourgogne Franche-Comté et l’attentat contre la mosquée de Bayonne au mois d’octobre  2019 ont provoqué la nécessité de dire « STOP à l’islamophobie 51 ». Dans la foulée de cette tribune, le 10  novembre 2019, une grande manifestation contre l’islamophobie a réuni des dizaines de milliers de personnes à Paris, avec la participation de diverses associations, notamment antiracistes et musulmanes, des élus, plusieurs organisations et responsables politiques de gauche ainsi que des syndicats 52. D’ailleurs, contrairement à l’accusation fréquente selon laquelle l’islamophobie serait instrumentalisée par des musul‑ mans « communautaristes » qui voudraient imposer des régimes d’exception, les mobilisations se sont souvent développées de manière défensive et principalement autour de revendications 48 Houda Asal et Julien Talpin, « L’égalité, au cœur des luttes contre l’islamo‑ phobie », art. cit. 49 Le 29 janvier 2017, un homme lourdement armé pénètre dans la mosquée de Québec et tire sur les fidèles, tuant six hommes et blessant dix-neuf autres. Anne Pélouas, « Attentat dans une mosquée de Québec, l’acte d’un étudiant d’extrême droite », LeMonde.fr, 31 janvier 2017. 50 AFP, « Loire, une femme voilée poignardée en pleine rue », LePoint.fr, 12  septembre 2019. En ce qui concerne les mosquées, les deux attaques récentes les plus violentes qui ont eu lieu à Brest en juin  2019 et à Bayonne en octobre 2019, faisant des blessés graves, ont été médiatisées. 51 Tribune, « Le 10  novembre, à Paris, nous dirons STOP à l’islamophobie ! », Tribune, Libération.fr, 1er novembre 2019. 52 Laurent de Boissieu, « Une partie de la gauche organise une “marche contre l’islamophobie” », La-Croix.com, 4 novembre 2019 ; Pauline Graulle et Lucie Delaporte, « Contre l’islamophobie, une manifestation pour “la liberté, l’éga‑ lité et la fraternité” », Mediapart, 10 novembre 2019.

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d’égalité 53. Ainsi, au lieu de se demander sans cesse si « l’islam est compatible avec la République » et si « les musulmans sont une menace », il serait temps de s’interroger sur l’avenir d’une société qui légitime des discriminations et marginalise plus encore une partie entière de sa population. Pour aller plus loin Houda Asal, « Islamophobie  : la fabrique d’un nouveau concept. État des lieux de la recherche », Sociologie, vol.  5, n° 1, 2014, p. 13‑29. Thomas Deltombe, L’Islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France  : 1975‑2005, La Découverte, Paris, 2005. Vincent Geisser, La Nouvelle Islamophobie, La Découverte, Paris, 2003. Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le problème musulman, La Découverte, Paris, 2013.

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De plus, l’engagement contre l’islamophobie – et contre le racisme plus généra‑ lement  – est coûteux, tant symboliquement que matériellement, pouvant se traduire pour les militants par des formes de disqualification personnelle, des diffamations dans les médias, des discours haineux sur Internet ou encore aboutir à des difficultés professionnelles. Houda Asal et Julien Talpin, « L’égalité, au cœur des luttes contre l’islamophobie », art. cit.

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L’ANTITSIGANISME : UNE TRADITION FRANÇAISE Saimir Mile in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 187 à 198 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

L’antitsiganisme : une tradition française Saimir Mile

« J’ai été personnellement choquée par des circons‑ tances qui donnent l’impression que des personnes sont renvoyées d’un État membre uniquement parce qu’elles appartiennent à une certaine minorité ethnique. Je pensais que l’Europe ne serait plus le témoin de ce genre de situation après la Seconde Guerre mondiale. » Viviane Reding, vice-présidente de la Commission européenne, à propos des expulsions de Rroms menées en France, septembre 2010. « Les occupants de campements ne souhaitent pas s’intégrer dans notre pays pour des raisons culturelles ou parce qu’ils sont entre les mains de réseaux versés dans la mendicité ou la prostitution. » Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, 14 mars 2013.

Défini comme « le racisme spécifique contre les Rroms, les Sinté, les Gitans, les Voyageurs et autres personnes qui sont stigmatisées en tant que “Tsiganes” ou “gens du voyage” dans l’imaginaire public 1 », l’antitsiganisme est un phénomène historique, social, juridique et politique ancien dont l’analyse intéresse évidemment l’antiracisme politique, en tant qu’objet de réflexion et motif d’engagement. Entre autres, il est peut-être 1

« Antitsiganisme. Texte de référence », Alliance contre l’antitsiganisme, août 2019, .

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la forme de racisme où l’écart d’impact entre la définition d’un groupe par lui-même et celle qu’en fait le monde extérieur est le plus grand. Si les distinctions internes entre groupes rromani sont nombreuses, la catégorie mentale « tsigane », peu importe comment on la nomme selon les lieux et les époques, cristal‑ lise de manière particulièrement univoque son extériorité et, partant, son illégitimité à faire partie du « nous ».

Un continuum spatial, social, temporel et politique Depuis des siècles, les Rroms sont stigmatisés d’une manière ou d’une autre par ceux qui, par intérêt, inertie, ignorance ou conviction, les jugent inférieurs ou « différents ». Cette stigma‑ tisation opère dans des milieux très différents, depuis certains groupes de banlieue qui, excités par des rumeurs diffusées sur les réseaux sociaux, décident de « casser du Rrom », jusqu’à l’actuel président de la République, Emmanuel Macron, qui n’hésite pas à déclarer publiquement, en février  2019, que l’ancien boxeur Christophe Dettinger, jugé et condamné pour des faits de violence à l’encontre des forces de l’ordre au cours d’une manifestation des Gilets jaunes, « ne parle pas comme un gitan 2 ». Sans oublier l’ex-ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, qui affirmait le 7  septembre 2013 alors qu’il était en fonction place Beauvau  : « Ces populations ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation [avec les nôtres]. » Et d’ajouter qu’il n’y a pas d’« autre solution que de démanteler ces campements progres‑ sivement et de reconduire » les personnes concernées « à la frontière » 3. Alors membre d’un gouvernement socialiste, Valls faisait siens des propos tenus en 2010 par Brice Hortefeux, l’un de ses prédécesseurs à l’Intérieur et membre de l’UMP, qui, à la suite d’incidents, avait déclaré vouloir détruire près de trois cents campements « illicites » et mobiliser des agents du fisc dans le but de démasquer les fraudeurs 4. S’en prendre aux Rroms, 2 3 4

« Pour Emmanuel Macron, Christophe Dettinger “n’a pas les mots d’un gitan” », Europe1.fr, 1er février 2019. AFP, « Pour Valls, “les Roms ont vocation à rentrer en Roumanie ou en Bulgarie” », Libération.fr, 24 septembre 2013. « Roms : Hortefeux veut “évacuer” 300 camps », Europe1.fr, 28 juillet 2010.

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pour des motifs au fond assez peu variés, n’est donc pas l’apa‑ nage de tel ou tel parti. L’antitsiganisme transcende bien des frontières politiques, comme l’ont analysé les auteurs et autrices du livre Roms & Riverains. Une politique municipale de la race 5 : En 2010, à entendre les protestations de l’opposition, on pouvait encore croire que la politique à l’égard des Roms traçait une frontière entre la droite et la gauche. Nicolas Sarkozy mobilisait bien son camp aux dépens de ces popula‑ tions ; mais en retour, il mobilisait également contre lui les associations antiracistes aux côtés d’élus et d’intellectuels. Aussi, son rival François Hollande, pendant la campagne pour l’élection présidentielle de 2012, s’engageait-il à changer de politique, sinon sur le fond, du moins dans la manière  : « Lorsque des campements insalubres sont démantelés, des solutions alternatives doivent être proposées. On ne peut pas continuer à accepter que des familles soient chassées d’un endroit sans solution. » Or, peu après l’élection de mai  2012, on a vu resurgir le même langage et la même gestion à l’endroit des mêmes populations. C’est le nouveau ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, qui incarne dès lors la politique qu’il dénonçait en 2010. Et en 2012, c’est à nouveau au cœur de l’été que se sont multipliés les démantèlements de bidonvilles donnés en spectacle à l’opinion, comme pour célébrer l’anniversaire du discours de Grenoble.

Plus généralement, l’antistiganisme est un phénomène ancien ; en témoigne la longévité du régime juridique d’excep‑ tion imposé aux « nomades/gens du voyage ». Pendant plus d’un siècle, ces derniers ont été soumis à des discriminations inscrites dans la loi de trois Républiques  : la Troisième, la Quatrième et la Cinquième. Ainsi, les dispositions législatives adoptées le 16 juillet 1912 imposent-elles, à ceux qui sont alors considérés comme des « nomades inquiétants », un carnet anthropométrique destiné à les identifier et à surveiller leurs déplacements. Rappelons qu’à cette date la carte d’identité pour les Français n’existe pas encore puisqu’elle n’a été généralisée qu’en 1921 puis rendue obligatoire par le gouvernement de Vichy le 27 octobre 1940. Le carnet constitue ainsi une mesure 5 Éric fassin, Carine fouteau, Serge guichard et Aurélie windels, Roms & Riverains. Une politique municipale de la race, La Fabrique, Paris, 2014, p. 9.

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discriminatoire qui a été maintenue durant plus de cinquante ans, jusqu’en 1969. Le 3  janvier de cette même année, il est remplacé par un livret de circulation imposé à tous les Français et étrangers sans domicile fixe depuis plus de six mois et âgés de plus de seize ans. Dans une décision rendue le 5  octobre 2012, le Conseil constitutionnel a jugé ce dernier document contraire aux principes fondamentaux inscrits dans le préam‑ bule de la Constitution au motif qu’il porte une « atteinte dispro‑ portionnée à l’exercice de la liberté d’aller et de venir » et à la citoyenneté. Il faut cependant attendre la loi du 10  juin 2015 pour voir enfin disparaître le livret de circulation et celle du 22 décembre 2016 relative à l’égalité et à la citoyenneté pour que la loi de 1969 instituant le statut discriminatoire des « gens du voyage », comme on les nomme désormais, soit enfin définitive‑ ment abrogée. Stupéfiante permanence de dispositions racistes qui révèle la longue existence d’un antitsiganisme profond et diffus, infusé dans les institutions via l’image du « nomade » dangereux pour la sécurité et l’ordre publics. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le carnet anthro‑ pométrique a été utilisé pour faciliter l’internement des Rroms 6 et l’assignation à résidence des nomades a été décidée par décret-loi du 6  avril 1940, signé par Albert Lebrun, président de la Troisième République. Enfermés par la police française dans des camps, certains nomades ont été par la suite déportés dans les camps de concentration et d’extermination nazis. Des centaines de milliers de Tsiganes ont été assassinés par le régime hitlérien et ses alliés 7 – Birkenau comportait par exemple une section appelée « camp des familles tsiganes ». En France, entre 3 000 et 6 500 Rroms ont été internés dès 1939 dans une trentaine de camps 8 ; certains ont été créés par le régime de Vichy en zone sud spécifiquement pour enfermer ces popula‑ tions, comme celui de Saliers, situé près d’Arles au milieu d’une 6 7

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« L’internement des nomades en France. 1939‑1946 », Musée de l’histoire de l’immigration, 28 avril 2018. Claire Auzias, Samudaripen, le génocide des Tsiganes, L’esprit frappeur, Paris, 2000 ; et « Les Tsiganes dans l’Europe occupée  : entre persécutions et génocide », compte rendu de la conférence du Cercle d’étude de la déportation et de la Shoah, Paris, 4 octobre 2012, . Chiffres cités in Denis Peschanski, La France des camps. L’internement 1938‑1946, Gallimard, Paris, 2002, p. 196.

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zone insalubre de marais. Les derniers nomades ne furent libérés que le 1er  juin 1946, soit plus d’un an après l’armistice, et laissés dans le dénuement le plus total après que leurs biens –  et souvent leurs entreprises mobiles, comme des cirques ou cinémas – eurent été confisqués 9. Il faut attendre le 29 octobre 2016 et la déclaration du président François Hollande pour que la République et la France reconnaissent enfin officiellement leurs responsabilités dans l’internement des gens du voyage et les souffrances qui leur furent infligées au cours de la Seconde Guerre mondiale.

Invisibilisation et surexposition : deux méthodes de déshumanisation Aujourd’hui, les conséquences de l’antitsiganisme sont souvent rendues invisibles ou justifiées par les caractéristiques négatives attribuées aux populations concernées, ce qui tend à légitimer le rejet dont elles sont victimes. Classique procédé raciste. Il occulte ce qui conduit à leur exclusion et permet de la perpétuer en la présentant comme une nécessité en vue de préserver l’ordre public et même la « sécurité sanitaire » des Français. Il en est ainsi, par exemple, du « démantèlement des campements illicites » qui n’est pas associé dans les discours et les imaginaires au fait de mettre brutalement à la rue des hommes, des femmes et des enfants, mais à une mesure rendue indispensable par l’insalubrité desdits campements. Dans les faits, les Rroms sont néantisés  : des milliers de mineurs sont déscolarisés à cause de ces démantèlements et les adultes sont contraints de chercher dans les poubelles de quoi vivre. Si les mécanismes et les justifications de l’antitsiganisme s’apparentent à ceux qui sont à l’œuvre pour d’autres types de racisme, la diversité de celles et ceux qui partagent des représen‑ tations hostiles aux Rroms est cependant remarquable. Qu’y a-t‑il de commun entre les agresseurs qui, fin mars 2019 en banlieue parisienne, se sont livrés à des attaques contre des Tsiganes rappelant les méthodes du Ku Klux Klan et le « technocrate de 9

Voir Samuel Delépine, Atlas des Tsiganes. Les dessous de la question rom, Autrement, Paris, 2012. Voir également sur ce sujet le film Liberté de Tony Gatlif (2009).

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gauche », un Parisien encarté au PS et ayant travaillé à Matignon, qui a chassé des Rroms place de la République en aspergeant d’acide leurs matelas et leurs couvertures 10 ? Quant à Brice Hortefeux, Manuel Valls, Emmanuel Macron, parmi d’autres responsables politiques, ils partagent des représentations disqua‑ lifiantes, emploient des termes d’une grande violence symbo‑ lique et mettent en œuvre des politiques publiques brutales qui ont donné lieu et donnent encore lieu à de nombreuses destructions d’habitations précaires. Les propos de la tête de liste aux élections européennes de 2019 pour la République en marche, Nathalie Loiseau, illustrent bien l’exclusion conceptuelle de cette catégorie raciale conçue non seulement en dehors du « nous », mais dans le but même de représenter ce qui est et doit rester en dehors de ce « nous ». Interrogée sur France Culture au sujet de la réforme de l’ENA et après avoir critiqué le machisme et l’entre-soi de cette insti‑ tution qu’elle a dirigée, elle déclarait : Je n’ai pas été accueillie avec des fleurs, n’étant pas une ancienne élève de l’ENA, femme et moins de cinquante ans. J’avais l’impression d’être une romanichelle quand je suis arrivée à la tête de l’ENA.

Si ces propos ont suscité des réactions indignées, ils sont révélateurs de la banalité de l’antitsiganisme qui ne s’exprime pas seulement par des actes violents mais aussi par l’emploi d’expressions courantes, lesquelles véhiculent des représenta‑ tions négatives des « romanichels » et contribuent ainsi à leur perpétuation sans que le locuteur, et dans ce cas d’espèce la locutrice, ait l’impression d’user d’un vocabulaire raciste. Ici, la « romanichelle » est en quelque sorte le négatif à partir duquel il est possible de développer la « photographie parfaite » de la personne légitime à diriger l’ENA. Afin de dénoncer le rejet dont elle a fait l’objet en raison de son âge, de son genre et de son parcours académique qui ne l’a pas conduit à intégrer cette école prestigieuse, la candidate aux élections européennes compare sa situation à celle d’une Rrom. Cette dernière devient 10

L’auteur de cette agression a reconnu en partie les faits et il a été jugé le 7 avril 2014. Mathilde Riou, « Agression de Roms à Paris  : l’auteur présumé jugé le 7 avril », France3-regions.francetvinfo.fr, 16 février 2014.

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ainsi l’archétype d’un personnage « inférieur », affublé de nombreux défauts, qu’il serait légitime de disqualifier, d’autant plus à un poste si prestigieux. Romanichelle, mais de luxe car dans la vraie vie des romanichels ordinaires, les discriminations débutent dès l’école primaire et les obstacles à franchir sont aussi nombreux qu’importants. Très tôt et presque partout en France et en Europe, les Rroms ont été perçus comme des intrus, souvent suspects et qu’on ne saurait pour ces raisons fréquenter 11. Nathalie Loiseau est-elle au courant de ces réalités vécues par les romanichels ? Eu égard à ses responsabilités, on peut supposer qu’elle n’ignore pas complètement le sort réservé à ces populations. Quoi qu’il en soit, elle est visiblement inconsciente du fait que l’expression et la métaphore qu’elle emploie sont injurieuses pour les romanichels.

L’épouvantail dont l’existence rassure et unit Le Tsigane est celui dont la présence au mieux indispose, au pire effraie. Les préjugés qui les ciblent, souvent anciens et réputés caractéristiques, se retrouvent dans de nombreux clichés, de même que dans le vocabulaire, comme on vient de le voir, qui entretient et contribue à leur diffusion dans l’ensemble du corps social. En témoigne, par exemple, le mythe ancien des Tsiganes voleurs d’enfants 12 que l’on retrouve à l’origine des violences commises au printemps  2019 contre des personnes perçues comme Rroms. Conséquences : des milliers d’entre eux se sont terrés chez eux sans oser retourner à l’école, au travail ou encore sortir faire des courses. Pourtant épuisés, beaucoup d’hommes ont dû veiller plusieurs nuits d’affilée dans les bidon‑ villes d’Île-de-France afin d’éviter d’être attaqués nuitamment et par surprise. Nul ne sait encore –  le saura-t‑on un jour ?  – comment cette rumeur a été mise en circulation puis quelles furent les conditions qui l’ont rendue virale et ont légitimé les exactions commises contre les Rroms. Toujours est-il que ces hommes, plutôt jeunes, partis en « expédition punitive » contre 11 Zone d’expression prioritaire, « Moi JEune “On joue pas avec toi, on joue pas avec les Roms” », Libération.fr, 5 mai 2019. 12 Allan Kaval, « Entretien avec Ilsen About. “La haine anti-Tziganes revient toujours par secousses dans l’histoire de l’Europe” », LeMonde.fr, 27 mars 2019.

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des voleurs d’« enfants de chez nous », comme on l’entend dans une vidéo, ne sont pas des skinheads. Comme ceux qu’ils ont attaqués, ils sont discriminés et stigmatisés. Ce type d’agression commise par de jeunes hommes eux-mêmes minorisés n’est pas rare. En s’en prenant à des personnes qu’ils considèrent comme plus faibles qu’eux, ils se valorisent. L’une des preuves de cette valorisation malsaine est la diffusion, parfois en direct, des vidéos des lynchages : leurs auteurs sont convaincus d’être dans leur bon droit et ils souhaitent en quelque sorte montrer l’exemple. De même, ils estiment faire le travail d’une police jugée défaillante et laxiste à l’endroit des Rroms alors que ces jeunes assaillants sont eux aussi victimes des contrôles au faciès et des violences policières. Au cœur de ces exactions particuliè‑ rement graves, des représentations communes relatives au fait que « les Roumains », parce qu’« ils ne sont pas comme nous », sont supposés ne pas aimer les enfants, voire, pire encore, sont suspectés de se livrer à des trafics. En endossant les « habits » valorisants des « justiciers », ces jeunes des quartiers populaires, qui s’en sont pris aux Rroms, tentent aussi de se soustraire aux humiliations subies quotidiennement.

Le voleur de poules face au voleur de l’âme Il est assez courant de distinguer deux types de stéréo‑ types visant les Tsiganes  : ceux qui sont positifs et ceux qui sont négatifs. En réalité, il n’en est rien. En effet, il n’y a pas de différence de nature entre l’image du gitan « fils du vent, épris de liberté et sans attaches », et celle du « voleur de poules et/ou d’enfants ». L’une comme l’autre sont des représenta‑ tions anciennes qui contribuent à entretenir et à perpétuer le racisme anti-Rroms. Le plus répandu des stéréotypes concer‑ nant les « romanichels » est évidemment celui qui en fait des voleurs par nature. Curieusement, alors que cette activité peut fasciner, voire être valorisée comme dans le cas célèbre d’Arsène Lupin, ce gentleman cambrioleur magnifié notamment par le chanteur Jacques Dutronc, ce n’est jamais vrai pour les Tsiganes qui demeurent des délinquants jugés dangereux pour la sécurité des biens et des personnes. Et ce depuis fort longtemps. Ainsi, dans les principautés danubiennes où l’esclavage a duré cinq 194

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siècles, entre les xive et xixe  siècles, les Rroms libres étaient appelés « netoţi », ce qui signifie « fous » ou « pas entiers » en roumain. Pourtant, ils n’étaient rien d’autre que des Robin des Bois qui refusaient la servitude et vivaient en autarcie, cachés dans des forêts d’où ils menaient parfois des raids rapides dans les campagnes pour voler et survivre. Par ailleurs, on oublie trop souvent que les Tsiganes sont impliqués collectivement dans des vols en tant que victimes. Victimes du vol de leur nom dont ils sont dépossédés afin de les avilir. Au cœur de l’antitsiganisme, il y a un ensemble de qualificatifs qui, d’une façon ou d’une autre, sont souvent devenus des disqualificatifs. « Romanichel » est la transcription française de « rromani śel », ce qui en langue rromani signifie « peuple rrom ». Tandis que l’expression « Rromani śel » dispa‑ raît progressivement du vocabulaire de la langue rromani, « Romanichel » entre dans le français courant avec la charge des représentations négatives qu’on lui connaît. Il n’en est pas de même au Royaume-Uni, par exemple, où, employé par les Rroms pour s’autodésigner, « Romanichal » est parfaitement neutre. En revanche, « Gipsy » y est utilisé par les non-Rroms et porte une connotation méprisante et raciste. Quant au terme « Rrom », jusque dans les années  1990 en France, il n’était connu que par les intéressés et les rares universitaires qui s’intéressaient à cette communauté. Ce nom n’est devenu courant qu’avec la réapparition des bidonvilles dans l’Hexagone, auxquels il est désormais presque toujours associé. Les conditions de vie au sein de ces campements sont particulièrement difficiles, et de graves dangers physiques comme psychologiques pèsent sur les personnes qui les peuplent 13. De là découle l’ambivalence du terme « Rrom » qui exprime simultanément dégoût et pitié, peur et curiosité, haine et fascination. Est-il besoin de préciser qu’actuellement, ce sont les premiers affects qui l’emportent largement, entre autres parce qu’ils ne cessent d’être mobilisés par les responsables politiques de droite comme de gauche ?

13

Lise Foisneau, Cécilia Demestre et Valentin Merlin, « Aires d’accueil et séden‑ tarisation », Mediapart, 25 août 2015.

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L’union malsaine des uns et la division suicidaire des autres « Diviser pour mieux régner » est un mot d’ordre sans doute aussi ancien que l’exercice du pouvoir politique lui-même et que l’État, cet État que les Rroms n’ont jamais eu. Leur situation singulière explique pourquoi ils sont devenus des sans-nom aux cent noms. Cependant, quel que soit le terme que l’on utilise, le concept reste le même, produit par et pour l’extérieur  : le « romanichel » ou le « Tsigane » est un intrus dans la commu‑ nauté politique qu’est la nation et donc le négatif du « citoyen » qui est l’unité politique de cette même nation. Cette catégorie mentale s’est construite progressivement pendant les cinq siècles d’esclavage dans les principautés roumaines, où « ţigan » désignait à la fois le Rrom et l’esclave. Le processus européen d’association systématique de cette catégorie ethnique à une catégorie sociale –  en l’occurrence « asociale » étant donné que les esclaves ne font pas partie, à proprement parler, de la société – a été parachevé en 1912 par la Troisième République. En instituant le statut discriminatoire de « nomades » pour ses romanichels, la France, réputée être le berceau des droits de l’homme et du citoyen, a aussi cautionné l’inégalité de leur traitement ailleurs en Europe. Au début du xxe siècle, en effet, l’influence de la France au plan international est particulière‑ ment forte. L’exclusion conceptuelle des Tsiganes du « nous » du corps politique a été scellée avec l’adoption de la loi sur les nomades en 1912. Si le dispositif législatif a depuis disparu, son héritage n’en reste pas moins opérationnel. Cette exclu‑ sion conceptuelle des « Tsiganes » de la nation explique, entre autres, les violences policières qui ne visent pas seulement des immigrés roumains ou bulgares, mais aussi des Français. Certains sont ainsi tombés sous les balles des forces de l’ordre. Ce fut le cas d’Angelo Garand, abattu le 30 mars 2017 par des membres du GIGN venus l’interpeller 14, et d’Henri Lenfant 15, un jeune homme de vingt-trois ans tué par des gendarmes à l’entrée 14 15

« Mort d’Angelo Garand : la juge prononce un non-lieu en faveur des tireurs », La Rotative, 12 octobre 2018. « Mort d’Henri Lenfant : sa famille demande “la vérité” et manifeste à Béthune », Francebleu.fr, 18 janvier 2019.

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du campement situé à Fouquières-lès-Lens dans lequel il vivait avec sa famille. La justice française a rendu une ordonnance de non-lieu devenue définitive après la non-admission du pourvoi de la famille Garand devant la Cour de cassation. La version des gendarmes n’a jamais été confrontée dans le cadre d’un procès à celle de la famille, présente sur les lieux. Le romanichel, c’est l’autre, celui qui, par beaucoup d’aspects, se distingue radicalement du groupe dominant dont il est en quelque sorte l’incarnation négative puisqu’il est supposé être nomade, voleur, paresseux et bien sûr menaçant pour l’ordre public et la sécurité sanitaire des membres de la société. Cela justifie les expulsions réitérées et le plus souvent violentes des Rroms des campements et des bidonvilles dans lesquels ils vivent ou survivent dans des conditions indignes. Massives sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy (2007‑2012), ces expulsions n’ont pas cessé par la suite en dépit des change‑ ments politiques intervenus au sommet de l’État. À tel point qu’en août 2012 le rapporteur spécial de l’ONU sur le racisme, Mutuma Ruteere, a déclaré  : « Ces évictions et expulsions alimentent inévitablement le climat d’hostilité déjà préoccu‑ pant à l’égard des Roms 16. » En 2017, 11 309  personnes ont été expulsées des campe‑ ments et, pour la moitié d’entre elles, aucune solution de reloge‑ ment ne leur a été proposée contrairement aux directives de la circulaire du 26  août 2012. Plus généralement, comme l’a constaté la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), cette même année  2017 a été marquée par des propos racistes et des discriminations à l’encontre des communautés rroms. Elle a souligné la présence d’« un racisme intensifié » à l’endroit des Rroms, conduisant à des violations des droits fondamentaux, et l’application d’« une politique ambiguë de résorption des bidonvilles dans laquelle l’approche répressive a été privilégiée » menant vers une « errance organisée » 17. 16 « Roms  : des experts des Nations unies mettent en garde le gouvernement français », LePoint.fr, 29 août 2012. 17 Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), « Rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », 2017, p. 18. Le nombre de Rroms étrangers vivant en France est compris entre 15 000  et 20 000 personnes, 90 % d’entre elles viennent de Roumanie.

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Comme d’autres groupes racisés, les Rroms sont confrontés en France à une injonction d’intégration, fondamentalement contradictoire avec l’exclusion conceptuelle des « Tsiganes » qu’ils restent aux yeux des responsables politiques de droite comme de gauche qui affirment pourtant œuvrer à cette intégra‑ tion. Mais à la différence d’autres groupes racisés, en raison de leur diversité interne, de leur éparpillement géographique et de l’impossibilité qui en découle de mener des stratégies identi‑ taires autonomes 18, ils sont dans une situation ambivalente : les mieux placés pour démont(r)er la conception de la citoyenneté en mettant au jour l’exclusion sur laquelle elle repose et, en même temps, les plus vulnérables face à la violence séculaire d’être toujours rabattus sur ces « Autres. Leurs multiples straté‑ gies de survie sont autant de réponses à cette violence. La prise de conscience de cette place particulière dans l’antiracisme est encore balbutiante, mais pleine d’espoir. Pour aller plus loin Ilsen About et Marc Bordigoni (dir), Présences tsiganes. Enquêtes et expériences dans les archives, Le Cavalier bleu, Paris, 2018. Marc Bordigoni, Gitans, Tsiganes, Roms. Idées reçues sur le monde du voyage, Le Cavalier bleu, Paris, 2019. Samuel Delépine, Atlas des Tsiganes. Les dessous de la question rom, Autrement, Paris, 2012. Éric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Windels, Roms & Riverains. Une politique municipale de la race, La Fabrique, Paris, 2014. Voir également le site du Collectif national des droits de l’homme Romeurope (CNDH Romeurope)  : .

18 Jean-François Bayart, L’Illusion identitaire, Fayard, Paris, 1996.

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LE RACISME ANTI-ASIATIQUES, ENTRE OUBLI ET MÉPRIS Ya-Han Chuang in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 199 à 214 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

Le racisme anti-Asiatiques, entre oubli et mépris Ya-Han Chuang

Nous avons été combattants pour la France, enfants des colonies, boat-people ; nous sommes devenus médecins, comédiens, artistes, pharmaciens, éboueurs, chefs de cuisine… Ensemble, nous pouvons changer les choses !

Tels sont les propos que l’on découvre dans la courte vidéo « Asiatiques de France » publiée sur une plateforme en ligne en mars 2017 qui rassemble une vingtaine de personnes issues de l’immigration asiatique 1. En France comme en Amérique du Nord, les Asiatiques sont souvent associés à l’image de « minorité modèle », qui est parvenue à mieux s’insérer que les autres populations immigrées 2. Ces stéréotypes « positifs » tendent à masquer les discriminations qui visent les personnes asiatiques en France, qui sont longtemps restées ignorées et sous-estimées dans l’imaginaire collectif ou au sein des sciences sociales et des mouvements antiracistes. Plusieurs incidents récents mettent toutefois en lumière la banalité du racisme et des préjugés racistes envers les Asiatiques. En août  2016, Chaolin Zhang, un couturier chinois, a été assassiné à Aubervilliers lors d’un vol à l’arraché. Sa mort tragique a provoqué des contestations massives de la part des populations asiatiques vivant dans la région parisienne, qui exigent des mesures de prévention (comité de pilotage au sein de la préfecture, installation de 1 2

Il s’agit d’une vidéo réalisée par un collectif des jeunes engagés dans les luttes contre le racisme anti-Asiatiques : . Madeline Y.  Hsu, The Good Immigrants. How the Yellow Peril Became the Model Minority, Princeton University Press, Princeton, 2017.

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caméras de surveillance, séances de médiation et de conscienti‑ sation à l’école, etc.). À la fin de l’année 2019, l’apparition du nouveau coronavirus en Chine réactive une vague de sentiments racistes anti-Asiatiques, comme en témoigne la forte diffusion de l’emploi de certaines expressions telles qu’« alerte jaune » ou « virus chinois ». Assimiler les individus d’origine asiatique à des « porteurs de virus » contribue à justifier de les insulter dans la rue, de les expulser de lieux publics (métro, restaurants…), voire d’isoler certains enfants asiatiques à l’école. De jeunes Asiatiques lancent alors le hashtag #JeNeSuisPasUnVirus sur les réseaux sociaux afin de dénoncer ces attaques racistes 3. Il est difficile de ne pas s’étonner face au manque de connaissance sur ce sujet alors que des immigrés asiatiques sont présents sur le territoire français depuis le xixe  siècle. Cette immigration depuis différents pays d’Asie vers la France a connu plusieurs vagues  : l’arrivée des immigrés indochinois dans le cadre colonial au début du xxe  siècle ; le recrutement de 140 000  travailleurs chinois pendant la Première Guerre mondiale, dont environ 2 000 sont restés en France après la guerre ; l’accueil des réfugiés de la guerre du Vietnam dans les années  1970 ; l’installation massive de personnes venues de la République populaire de Chine à partir de 1978, au moment où le régime chinois lance des réformes économiques et ouvre sa frontière. En dépit de cette longue histoire des Asiatiques en France, les causes et les mécanismes du racisme dont ils sont victimes demeurent le plus souvent obscurs. Afin de comprendre les ressorts historiques et les mécanismes institutionnels de stigmatisation et d’altérisation des Asiatiques en France, nous avons mené une enquête qui repose sur des entretiens qualitatifs avec des personnes d’origine asiatique (commerçants, salariés, militants engagés dans les mobilisations contre le racisme anti-Asiatiques, etc.), ainsi que sur des archives médiatiques.

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« #Jenesuispasunvirus  : épidémie de racisme anti-Asiatiques en France », Euronews.com, 5 février 2020.

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Le racisme anti-Asiatiques, entre oubli et mépris

Qui sont les Asiatiques de France ? Tout d’abord, il est nécessaire d’apporter des précisions sur les populations perçues ou autodéfinies comme « asiatiques ». En Grande-Bretagne et aux États-Unis, les termes « Asians » ou « Asian Americans » désignent les descendants de personnes origi‑ naires de l’Asie du Sud-Est, de l’Asie de l’Est et de l’Asie du Sud. En France, en raison de l’arrivée relativement récente et réduite d’immigrants originaires du Pakistan, de l’Inde et du Sri Lanka, notamment, ceux-ci sont souvent exclus de la catégorie usuelle et médiatique d’« Asiatiques 4 ». Au-delà d’une catégorisation assignée par la population majoritaire, le terme « Asiatiques » correspond également à une auto-identification partagée par les populations immigrées issues d’Asie du Sud-Est et de Chine continentale. De plus, nombre d’entre elles se reconnaissent dans une identité de Chinois d’outre-mer puisqu’une fraction importante des réfugiés d’Asie du Sud-Est arrivés dans les années 1980 est d’origine chinoise. De là des affinités historiques et linguistiques qui sont au principe de leur collaboration et d’actions menées collectivement. Ainsi des commerçants issus des boat-people et des entrepre‑ neurs de Chine continentale ont-ils, à plusieurs reprises, tenté de construire des organisations politiques avec l’objectif de représenter l’ensemble des Asiatiques de France, notamment pendant les périodes électorales. À titre d’exemple, au cours de la campagne pour l’élection présidentielle de 2012, des commer‑ çants ont créé trois collectifs au nom des populations asiatiques : le Craaf (Conseil représentatif des associations asiatiques de France), le Cnaf (Conseil national des Asiatiques de France), et l’UCFS (Union des commerçants franco-chinois pour la solida‑ rité) 5. Cette volonté de se regrouper afin d’interpeller les partis politiques accompagne la construction par le haut d’une altérité asiatique en tant que « minorité modèle ». En 2010, Nicolas Sarkozy a ainsi reçu une centaine de commerçants chinois à 4

5

Voir par exemple l’ouvrage Le Paris Asie.150  ans de présence asiatique dans la capitale, coordonné par Éric Deroo et Pascal Blanchard (La Découverte, Paris, 1995), qui ne présente que la présence des populations de l’Asie du Sud-Est et de l’Est (Chine et Japon) dans la capitale. Élise Vincent, « La liste d’invités très politiques du Nouvel An chinois à l’Élysée », LeMonde.fr, 3 février 2012.

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l’Élysée et les a décrits comme les « modèles d’une intégra‑ tion réussie » qui auraient su « s’approprier les valeurs de la République par l’école et par le travail » 6. Établissant implicite‑ ment une comparaison avec d’autres minorités issues de migra‑ tions, lesquelles ne seraient donc pas parvenues à « réussir leur intégration », Nicolas Sarkozy dresse une « hiérarchie raciale » qui lui sert non seulement à légitimer le discours de l’« immigra‑ tion choisie », mais aussi à mettre en concurrence les personnes racisées en France. Le stéréotype d’immigrés modèles accolé aux Asiatiques participe ainsi à construire une image de minorité privilégiée, notamment sur le plan économique. Cela a entraîné le dévelop‑ pement d’un phénomène inquiétant : la généralisation des vols violents visant les populations asiatiques. Depuis une trentaine d’années, les commerces asiatiques se sont multipliés dans le Nord-Est parisien, notamment dans le quartier de Belleville, au croisement des Xe, XIe, XIXe et XXe arrondissements de Paris, et, plus récemment, à Aubervilliers, au cœur de l’ancienne zone industrielle. Certains de ces commerçants, parfois d’anciens sans-papiers ayant été régularisés, se sont enrichis et sont devenus propriétaires de logements dans plusieurs communes de Seine-Saint-Denis –  Aubervilliers, Pantin, La Courneuve, Bobigny ou Bagnolet  –, où les prix de l’immobilier sont bien moins élevés que dans la capitale. Selon l’Observatoire de SeineSaint-Denis, le nombre d’habitants de nationalité chinoise dans le département a augmenté de 22 % entre 2006 et 2011. Ils représentent aujourd’hui 4,9 % de la population de SeineSaint-Denis 7. Cette croissance démographique dans l’une des zones les plus défavorisées d’Île-de-France et ce double statut de commerçants et propriétaires ont contribué à les faire percevoir comme « riches », ce qui a parfois provoqué des actions violentes à leur encontre. De là de nombreux vols qui ont d’abord visé les commerçants puis les salariés, les femmes et enfin toutes les personnes perçues comme asiatiques. 6 7

Pierre Haski, « Sarkozy félicite les Chinois pour leur “intégration réussie” », NouvelObs.com, 8 novembre 2016. Mathieu Charton, « La population étrangère par nationalités en Seine-SaintDenis. État des lieux en 2011 et évolutions 2006‑2011 », Décryptage(s), n°  2, avril 2016.

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Trois mobilisations importantes de la communauté chinoise à Belleville en 2010 et 2011, puis à Aubervilliers en 2016 ont contribué à faire du racisme anti-Asiatiques un problème public significatif alors qu’il avait été longtemps ignoré. Nées dans les quartiers commerciaux, ces mobilisations se sont par la suite concentrées sur la dénonciation des vols avec violence commis dans les quartiers où résident de nombreux Asiatiques. À Belleville, les protestations de 2010 et 2011 ont été déclenchés par des vols commis durant des fêtes de mariage qui ont viré aux conflits armés 8. Le traitement de ces événements par une partie des médias véhicule l’idée de conflits entre minorités, et non d’agressions racistes, comme le montrent les titres du magazine Marianne du 25 juin 2010, « Chinois contre Africains », et du 23  juin 2011, « Chinois contre Africains, saison  2 ». Progressivement, les acteurs et actrices des manifestations contre le racisme anti-Asiatiques se sont diversifiés. Aux commerçants âgés dotés de capitaux économiques et sociaux significatifs, mais peu au fait du fonctionnement des institutions et des médias français, se sont joints de jeunes Franco-Chinois beaucoup plus familiers de la culture politique hexagonale. Leur participa‑ tion a contribué à transformer profondément l’analyse de ces agressions et leurs revendications. Alors que les mots d’ordre des premières mobilisations mettaient l’accent sur la sécurité en demandant le renforcement des effectifs de police et des moyens de surveillance, à partir de 2011, ils se concentrent sur la question du racisme à l’origine de la banalisation des vols et des agressions. Ainsi, après le décès de Chaolin Zhang en 2016, volé et agressé violemment par trois jeunes, le problème du racisme a été mis au premier plan dans les manifestations. En articulant ces actes de violence et le racisme visant toutes les personnes perçues comme asiatiques, la manifestation de 2016 a construit des alliances non seulement entre les associa‑ tions et des élus asiatiques, mais également avec des associations antiracistes telles que le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap), SOS-Racisme et la Ligue des 8

Pour plus de détail, voir Ya-Han Chuang, « Les manifestations des Chinois de Belleville. Négociation et apprentissage de l’intégration », La Vie des idées, 15 juillet 2013.

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droits de l’Homme (LDH). Dès lors, la dénonciation des actes de délinquance et des crimes visant la population chinoise et asiatique en France est intégrée au combat plus général de la lutte contre tous les racismes. Pour autant, le racisme anti-Asiatiques ne peut être réduit aux vols et aux agressions criminelles, car il ne s’agit pas d’inverser les causes et les conséquences. Ces actes prospèrent sur une série de stéréotypes qui affectent les Asiatiques vivant en France.

Essentialisation, altérisation et micro-agressions au quotidien Au printemps  2018, les humoristes Gad Elmaleh et Kev Adams ont été accusés de racisme anti-Asiatiques à la suite de la rediffusion de leur sketch « Les Chinois » d’abord présenté lors d’un spectacle commun à Bercy en 2016. Dans ce numéro, ils sont tous deux déguisés en mandarins chinois et discutent en adoptant un accent particulièrement caricatural à propos de sujets tels que le « sushi » et les « nems ». Popularisé par les réseaux sociaux, ce sketch a suscité l’indignation d’un grand nombre d’internautes. Ces réactions ont divisé le public et les médias. Soutenus par l’animateur de télévision Mouloud Achour, puis confrontés par le journaliste Anthony Cheylan 9, les comédiens ont dans un premier temps déclaré qu’il s’agis‑ sait d’un « malentendu ». Après deux mois de polémique, et comme souvent dans des situations similaires où les caricatures visent des personnes noires, Kev Adams a fini par présenter ses excuses à une jeune fille d’origine asiatique 10. Les polémiques provoquées par ce sketch révèlent l’un des mécanismes majeurs du racisme anti-Asiatiques à l’œuvre dans la société française  : la caricature et la moquerie par le biais de stéréotypes ethnicisés (les costumes de mandarin, la tresse, l’accent, etc.). Ces stéréotypes sont véhiculés par certains médias 9

Marie Poussel avec C.  B., « Vidéo. Les chinoiseries de Kev Adams et Gad Elmaleh passent mal », LeParisien.fr, 23 décembre 2016. 10 Barthélemy Philippe, « Au tableau  : Kev Adams présente ses excuses à une jeune fille d’origine asiatique pour son sketch polémique sur les “Chinois” (vidéo) », Programme-tv.net, 14 juin 2018.

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et par des remarques xénophobes adressées de façon quoti‑ dienne aux personnes concernées. Pour de nombreux jeunes Asiatiques ayant grandi dans l’Hexagone, les assignations ethnoraciales auxquelles ils sont très souvent confrontés constituent leur expérience primaire du racisme. Fondées sur des phéno‑ types et des clichés raciaux, les remarques dont ils font l’objet favorisent l’émergence d’un sentiment d’altérité chez ces jeunes qui sont également infériorisés. De cela témoigne remarquablement une jeune fille née en 2003 à Paris et scolarisée dans un établissement de la rive gauche de la capitale : Quand j’étais petite, on se moquait de moi : « Vous mangez avec des baguettes. » Ainsi, à la maison, j’ai demandé à mes parents de me donner des couteaux et des fourchettes au lieu de baguettes. Maintenant, au collège, les questions portent plus souvent sur les caractéristiques physiques, notamment la taille des organes sexuels. La seule chose que je peux leur répondre est que je ne sais pas 11.

Inscrite dans un collège où les élèves asiatiques sont très peu nombreux, cette jeune fille a été confrontée dès l’enfance à des remarques désobligeantes relatives aux coutumes alimentaires et aux caractéristiques physiques imputées à sa « communauté ». Pour nombre de Blancs, de tels propos peuvent ne pas sembler agressifs ou insultants ; ils n’en sont pas moins l’expression de préjugés tenaces qui participent ainsi d’un processus d’altérisa‑ tion, lequel contribue à séparer symboliquement, voire réelle‑ ment les jeunes Asiatiques des autres. Cela est parfois à l’origine de moqueries ou de brimades collectives. Beaucoup de jeunes adultes interviewés dans le cadre de notre enquête rapportent des remarques souvent proférées quotidiennement telles que : « Vous mangez des chiens » et « tchichong », une onomatopée utilisée fréquemment pour imiter la langue chinoise. Aux yeux de celles et ceux qui sont nés en France, notamment, ces assigna‑ tions ethno-racistes provoquent souvent un choc qui les conduit à douter de leur « francité » et, au-delà, de leur dignité : 11 Note de terrain le 11  juin 2018, à Belleville, après un débat sur le racisme anti-Asiatiques.

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Quand j’étais en primaire, je me souviens que je subissais des brimades. Quand j’arrivais en classe, des gens plus grands que moi joignaient les mains en faisant « qinqiongqiangqinqiong hahaha ». Et même maintenant, parfois, dans la rue, ou quand je suis assis à une terrasse de café, il arrive que des enfants qui se baladent avec leurs parents disent en me voyant : « Ah, un Chinois ! », « Chinetoque », ou bien « qinqiongqiang, hahaha », comme ça. C’est ce genre de violences symboliques qui construit un mur entre les groupes, en fait 12.

Ces micro-agressions racistes, souvent considérées comme banales par celles et ceux qui en sont les auteurs, révèlent un autre stéréotype du racisme anti-Asiatiques, celui d’une minorité « modèle », « discrète » et « silencieuse ». Plutôt positives a priori, ces caractéristiques attribuées aux Asiatiques ne sont pas communément perçues comme racistes, ce qui contribue à les minimiser. Tenues pour de simples moqueries sans consé‑ quence, voire utilisées d’une façon qui se veut laudative, elles perdurent dans les pratiques langagières courantes. De nombreuses études conduites aux États-Unis l’ont montré : le stéréotype d’une minorité « modèle » a des effets à double tranchant. D’un côté, l’image favorable d’une minorité qui réussit, qui « travaille dur » et qui est réputée mieux réussir que les autres immigrés, est supposée mettre ses membres à l’abri de comportements racistes et discriminatoires. De l’autre, perçue comme « timide », « discrète », refusant de se plaindre et vivant à l’écart du reste de la population, les Asiatiques sont marginalisés et leurs revendications ne sont pas écoutées. La conjonction de ces représentations a pour effet d’euphémiser le racisme anti-Asiatiques, de le rendre presque invisible aux yeux du groupe blanc majoritaire et finalement d’autoriser les agres‑ sions physiques et verbales à l’endroit de ceux qui sont silenciés et qui peuvent difficilement porter plainte. Notre enquête a permis de montrer que la situation est similaire en France. Plusieurs enseignants du secondaire nous ont ainsi exprimé le fait que les propos racistes concernant les Asiatiques n’étaient 12 Entretien avec Julien, un jeune grossiste à Aubervilliers, le 15 mars 2012. Voir Ya-Han Chuang, « Les migrants chinois à Paris. Au-delà de l’intégration  : la formation politique d’une minorité », thèse de sociologie, Paris-IV Sorbonne, 2015, chapitre II.

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pas véritablement pris au sérieux et par conséquent pas combattus comme il le faudrait : À la rentrée, très souvent, quand on a des classes avec une forte présence d’élèves chinois, les autres enseignants s’exclament : « La chance ! », « Tu seras tranquille ! », ce qui sous-entend que les Asiatiques ne posent pas problème. Un jour, dans la salle des professeurs, j’ai entendu un enseignant qui imitait les accents des élèves asiatiques en prononçant des sonorités caricaturales telles que « qingchiong, qingqiongqiang ». Cela m’a refroidi car je savais que ce genre de moqueries ne se produiraient pas s’il s’agissait d’élèves issus d’autres minorités 13.

Ce témoignage et plusieurs autres montrent à quel point l’image d’une minorité modèle, véhiculée par les institutions et les pouvoirs politiques, entraîne l’acceptation plus aisée des préjugés et des clichés, ce dont témoignent, dans un autre registre, les controverses suscitées par le sketch de Gad Elmaleh et de Kev Adams. À ces représentations jugées positives s’en ajoutent d’autres, négatives, portant sur la faiblesse physique et un manque de virilité supposé. Parmi de nombreux exemples possibles, citons celui-ci : Un jour, dans le cadre de mon travail, j’ai été interrogée par une collègue qui m’a demandé  : « Pourquoi vous, les Chinois, vous avez toujours l’air craintif ? Vraiment, quand je marche dans la rue et quand je croise un Chinois, j’ai toujours impression que vous avez peur de quelque chose 14 ! »

Certainement pensée par celle qui l’a formulée comme une observation de bon sens, cette remarque révèle la puissance des représentations dominantes et certains des mécanismes qui favorisent leur permanence dans le temps. Comme nous l’ont confirmé nombre de jeunes hommes asiatiques et enseignants du secondaire interrogés, cette image de « faiblesse » et de « docilité » est à l’origine des nombreuses brimades qui visent 13 Entretien le 14 mars 2019, à Paris XVIIIe, avec la CPE d’un collège de SeineSaint-Denis. 14 Note de terrain, le 22 avril 2015, du focus groupe avec une classe de 3e dans un collège parisien avec une forte proportion d’élèves asiatiques.

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les garçons et les adolescents de cette « communauté ». Plus encore, cet exemple permet d’établir un lien clair et précis entre des représentations racistes et les agressions physiques qui peuvent en découler. Tandis que ces micro-agressions sont vécues par les personnes asiatiques à l’échelle individuelle, elles connaissent également des discriminations institutionnalisées, notamment lorsqu’elles sont primo-arrivantes.

Le racisme institutionnel : étrangers et immigrés vulnérabilisés De nombreux travaux ont montré que le traitement des étrangers dans les préfectures, notamment, témoignait de l’exis‑ tence d’une xénophobie et/ou d’un racisme institutionnel à l’endroit de ce public allogène et vulnérable 15. Pour les immigrés arrivés de Chine continentale, la barrière de la langue et, le cas échéant, leur statut de sans-papiers favorisent plus encore un sentiment de honte. Après avoir quitté leur pays pour des raisons économiques, certains d’entre eux vivent de longues années en étant obligés de rembourser les frais de leur voyage clandestin, auxquels s’ajoute parfois un soutien financier indis‑ pensable pour leur famille restée au pays. Si les possibilités de travail sont réelles pour eux en France, ces immigrés doivent aussi progresser dans l’usage du français, qui est l’une des condi‑ tions de la régularisation de leur situation. Le sentiment initial de honte, lié à leurs conditions d’exis‑ tence et parfois à leur statut de « clandestin », ne disparaît ni avec l’obtention d’une carte de séjour ni avec un parcours social ascendant. Refusant de demander sa naturalisation alors qu’il vit en France depuis plus de trente ans, un entrepreneur du textile explique : Chaque fois que je passe le contrôle d’immigration à l’aéro‑ port Charles-de-Gaulle, les personnes me regardent toujours 15

Vincent Dubois, La Vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Economica, Paris, 2008 ; Camille Gourdeau, « L’intégration des étrangers sous injonction. Genèse et mise en œuvre du contrat d’accueil et d’intégration », thèse de sociologie, Sorbonne Paris Cité, 2015.

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d’un air soupçonneux. Le passeport ne peut pas modifier mon accent. Même si j’arrive avec un passeport français, ils vont toujours me considérer comme un étranger, un immigré, car je ne peux pas cacher cet accent de petit Chinois 16.

Au sentiment permanent de n’être pas traité comme les Blancs s’ajoutent les nombreuses expériences de contrôle au faciès, elles aussi trop souvent oubliées lorsqu’il s’agit ­d’Asiatiques. Ces expériences sont particulièrement éprouvantes pour les jeunes Chinois des quartiers populaires, les « sans-papiers » susceptibles d’être expulsés et les travailleuses du sexe. Dans une enquête effectuée à Belleville par une association francochinoise auprès de ses adhérents, un travailleur en situation irrégulière déclare : Les policiers devraient dépenser plus de temps et d’énergie à arrêter les voleurs et les agresseurs au lieu d’arrêter des travailleurs au noir qui ne troublent pas l’ordre public. Ils devraient également supprimer les contrôles d’identité auprès de la jeunesse chinoise.

Et d’ajouter qu’il prend de multiples précautions en vue d’éviter les lieux où de nombreux contrôles des forces de l’ordre sont organisés. Quant aux agressions dont ces Chinois sanspapiers sont parfois victimes, elles sont très rarement dénoncées par peur de l’expulsion. C’est donc pour partie la vulnérabi‑ lité de ces populations due au traitement institutionnel de leur condition sociale qui est à la source des agressions subies. Comme les autres membres des « minorités visibles », les Asiatiques sont eux aussi victimes des violences policières, notamment dans les quartiers où vivent de nombreux immigrés ou supposés tels. Cela explique la colère des jeunes Chinois exprimée au cours de la première manifestation de Belleville en 2010 qui a débouché sur une confrontation avec les forces de l’ordre. Autre exemple frappant et sinistre : la mort de Liu Shaoyao, habitant chinois du XIXe arrondissement de Paris, tué chez lui par la police en mars 2017 après qu’elle a été appelée par un voisin inquiet des bruits provoqués par un différend familial. Cet événement est à l’origine de la mobilisation de 16 Cité in Ya-Han Chuang, « Les migrants chinois à Paris », loc. cit., chapitre II.

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jeunes Asiatiques puis d’émeutes qui ont éclaté une semaine après 17. Les contrôles au faciès et les violences policières plus graves font partie des expériences subies par la majorité des étrangers, des immigrés non européens et des jeunes Français héritiers de l’immigration coloniale ou postcoloniale. Dans le cas particulier des Asiatiques s’y ajoutent des formes spécifiques de xénophobie et/ou de racisme.

La nouvelle sinophobie : disqualifiés en tant que commerçants et chinois Les remarques essentialisantes et le racisme institutionnel ne doivent pas occulter un racisme anti-Asiatiques dont l’une des caractéristiques est la stigmatisation de l’ensemble de la population chinoise ou tenue pour telle. L’un de ses princi‑ paux ressorts est la disqualification de leur « francité » au motif que cette population serait à l’origine d’un communautarisme particulièrement fort et visible dans les quartiers où elle réside en nombre. Réactivation d’un vieux mythe surgi au début du xxe  siècle, ce « péril jaune » s’appuie désormais sur les trajec‑ toires migratoires et l’organisation économique des Asiatiques venus s’installer en France 18. Le film d’Étienne Chatiliez Tanguy. Le retour, sorti en 2019, démontre l’association automatique entre « Chinois » et « commerçants ». Dans le film, la fille franco-chinoise de Tanguy tombe amoureuse d’un jeune de Wenzhou né en France. Alors qu’elle doit passer son bac, elle annonce la nouvelle de sa grossesse et décide de fonder une famille avec lui. Choquée par cette nouvelle et inquiète de l’avenir du jeune couple, sa grand-mère (la mère de Tanguy) s’écrie  : « De toute façon, ils peuvent ouvrir un bar-tabac ! » Malgré la légèreté de cette scène qui se veut comique, il est indéniable que la présence récente de commerçants chinois dans ce secteur en particulier 17

Pascal Charrier, « Shaoyo Liu, les manifestations illustrent le choc des généra‑ tions chez les Français d’origine chinoise », La-Croix.com, 6 avril 2017. 18 Voir par exemple la thèse de François Pavé, « Le péril jaune à la fin du xixe  siècle, fantasme ou inquiétude légitime ? » thèse en histoire contempo‑ raine, université du Maine, 2011.

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est à l’origine de représentations collectives des populations chinoises. Cette représentation est pourtant loin d’être neutre. Comme l’ont montré Marwan Mohammed et Julien Talpin, on constate une croissance au fil du temps de l’emploi du terme « commu‑ nautarisme » dans le débat français pour désigner l’entre-soi économique, culturel ou religieux des groupes minoritaires comme un danger pour le modèle républicain. En réalité, ce sont surtout les habitants des quartiers riches qui pratiquent la plus grande homogamie sociale ou religieuse 19. La forte présence de commerçants asiatiques dans le secteur du petit entrepreneuriat favorise des attitudes xénophobes à leur égard, donnant parfois l’impression d’un fonctionnement fortement « communautaire » réputé faire obstacle à leur intégration culturelle et linguistique, et ultimement à la nationalité française. Ainsi, de nombreux commerçants chinois relatent qu’ils subissent au quotidien des remarques racistes telles que  : « C’est encore des Chinois/ou des Asiatiques ! », « Vous êtes partout et vous rachetez tout ! » D’autres encore associent le commerce chinois à la « mauvaise qualité », voire à la contrefaçon  : « Tu fais les choses moins chères, tu dois les vendre moins cher. » Parfois, l’attitude raciste s’exprime par un rejet collectif de la part des clients. Pour preuve, le témoignage d’un avocat d’origine asiatique qui déclare : Les Parisiens sont très habitués à la diversité ; mais une fois sortis d’Île de France, beaucoup de buralistes d’origine asiatique connaissent une chute spectaculaire de leur chiffre d’affaires quand ils ouvrent un débit de tabac. Cette activité est très française ; même si ces buralistes sont français, cela surprend souvent les clients qui expriment leur insatisfaction par le rejet.

Ces exemples, choisis parmi beaucoup d’autres, montrent à quel point la forte présence des Asiatiques dans les secteurs professionnels libéraux participe de la construction d’une image négative de cette population et façonne une altérité souvent jugée inquiétante et menaçante par le groupe majoritaire ; cette 19 Marwan Mohammed et Julien Talpin, Communautarisme ?, PUF, Paris, 2018.

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représentation est d’ailleurs commune à d’autres diasporas commerciales (juive en Europe ou chinoise en Asie du Sud-Est). Au-delà de l’échelle du consommateur individuel, les médias, encore une fois, participent à la construction de cette altérité. Un des exemples les plus frappants est le reportage de l’hebdo‑ madaire Le Point intitulé « L’intrigante réussite des commerçants chinois » paru en août  2012. Dans cet article, les journalistes décrivent le modèle de mobilité sociale des commerçants de Wenzhou comme un amalgame d’organisations mafieuses. Par la répétition d’un vocabulaire tel que « clandestin », « mafia », « illégal » et « travail au noir », les commerçants chinois sont diabolisés et présentés comme des envahisseurs du système économique français. Cet article démontre à quel point l’éti‑ quette de « commerçant étranger » incite aux propos stigmati‑ sants, voire haineux, à l’égard de tous les Chinois et Asiatiques. À la suite de cette publication, l’hebdomadaire a d’ailleurs été condamné pour diffamation 20. Cette image traditionnelle des étrangers comme menace n’est pas nouvelle et ne concerne pas seulement les Chinois de France. Mais dans le cas particulier de la Chine s’ajoute désormais la crainte de cette grande puissance économique à l’échelle internationale. Selon une étude internationale du Pew Research Centre, 62 % des Français enquêtés ont des avis défavorables sur la Chine, ce qui classe la France à la cinquième place des pays ayant la moins bonne opinion de la Chine, après le Japon, la Corée du Sud, le Canada et la Suède 21. De là une autre forme de disqualification : « le Chinois » comme double ennemi extérieur et intérieur en raison du nombre important d’immigrés. Un jeune militant antiraciste d’origine asiatique rappelle une expérience vécue à l’époque des jeux Olympiques de 2008 : Il y avait les rumeurs, le conflit avec le Tibet, etc., la France était très impliquée. Et dans la rue, les copains me disaient sans arrêt  : « Vous, la Chine… » J’ai l’impression que j’ai Le Monde avec l’AFP, « Le Point condamné pour diffamation pour un article sur les immigrés chinois », LeMonde.fr, 25 janvier 2014. 21 Laura Silver, Kat Devlin et Christine Huang, « People around the globe are divided in their opinions in China », Pew Research Center, 5 décembre 2019. 20

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toujours été obligé de m’exprimer sur la Chine et sur le Tibet. Parce que, pour eux, je suis « chinois » et pas « français », donc je dois absolument donner mon avis. À partir de ce jour-là, j’ai compris que jamais je ne serais un vrai Français.

Nombre de jeunes sont aussi affectés par des événements tels que l’espionnage industriel, domaine dans lequel la Chine continentale est réputée particulièrement active : Et si on pense que les Chinois vont envoyer des espions chez Renault, on va avoir peur que je sois un espion aussi. Là, ça dérange, parce qu’en tant que citoyen français j’aimerais bien qu’on m’évalue comme un individu selon mes qualités et mes défauts. Ça me dérange que mon identité soit d’abord définie par l’étiquette de Chinois. Ça me dérange qu’on me catalogue 22.

Ces deux témoignages révèlent ceci  : les jeunes Asiatiques vivant dans l’Hexagone, qu’ils soient français ou étrangers, sont d’autant plus altérisés et perçus comme des menaces que la Chine se renforce dans de nombreux domaines.

« Les préjugés tuent ! » De notre analyse ressort ainsi le caractère intersectionnel du racisme anti-Asiatiques en France. Plutôt que d’être fondé sur des stéréotypes biologiques essentialisant, il s’appuie davantage sur des préjugés moraux qui s’attachent à l’image contempo‑ raine de la Chine et à celle de la diaspora entrepreneuriale chinoise. Nous assistons ainsi à un racisme culturel qui fait quelque peu écho à l’islamophobie en invoquant la figure des ennemis internes et des propos altérisants. Au-delà des distances sociales observées dans les quartiers multiethniques, l’émergence de la Chine et la vulnérabilité structurelle des immigrés et des « sans-papiers » venus d’Asie renforcent les attitudes xénophobes et racistes. Les expériences de racisme subies par les jeunes Français et Françaises révèlent donc de nouvelles formes de ségrégations ethno-raciales entre les minorités à travers d’une mise en concurrence inhérente à la hiérarchisation raciale des 22 Entretien avec Julien, déjà cité.

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différentes populations. Si l’entre-soi économique et politique des Asiatiques, qu’il soit réel ou supposé, et les images ambiva‑ lentes qui leur sont imposées expliquent en partie la sousestimation du racisme qu’ils subissent, les mobilisations des jeunes ont ouvert une période nouvelle qui se caractérise par la volonté de combattre aussi bien les stigmatisations et les discri‑ minations subies que le racisme institutionnel et les inégalités ethno-raciales dont elles découlent et qui affectent aussi les membres de cette « communauté ». Pour aller plus loin Ya-Han Chuang « La colère du middeman : quand la commu‑ nauté chinoise se manifeste », Mouvements, n° 4, 2017, p. 157‑168. Ya-Han Chuang et Hélène Le Bail, « How marginality leads to inclusion : insights from mobilizations of Chinese female migrants in Paris », Ethnic and Racial Studies, vol.  43, n°  2, 2019, p. 1‑19. Ya-Han Chuang et Anne-Christine Trémon, « Chapter seven. Problematizing “Chinatowns”  : conflicts and narra‑ tives surrounding Chinese quarters in and around Paris », in Bernard P. Wong et Chee-Beng Tan (dir.), Chinatowns around the World. Gilded Ghetto, Ethnopolis, and Cultural Diaspora, Brill, Leiden/Boston, 2013, p. 187‑214. Hélène Le Bail, « Mobilisation de femmes chinoises migrantes se prostituant à Paris. De l’invisibilité à l’action collective », Genre, sexualité & société, n° 14, 2015. Hélène Le Bail, « Les trottoirs de Belleville », La Vie des idées, 2017. Grace Ly, Jeune Fille modèle, Fayard, Paris, 2018. Li Ma (dir.), Les Travailleurs chinois en France dans la Première Guerre mondiale, CNRS Éditions, Paris, 2012. Éric Macé, « Des “minorités visibles” aux néostéréotypes. Les enjeux des régimes de monstration télévisuelle des différences ethnoraciales », Journal des anthropologues, hors-série, 2007, p. 69‑87.

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ANTISIONISME = ANTISÉMITISME ? Dominique Vidal in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 215 à 230 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

Antisionisme = antisémitisme ? Dominique Vidal

« Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français. » Cette phrase de Jacques Chirac, prononcée le 16 juillet 1995, a profondément transformé la cérémonie anniversaire de la rafle du Vél d’Hiv. Jusque-là célébration formelle d’un crime sans coupable, elle est devenue un rappel vivant de l’horreur perpétrée par Vichy et les hommes de la Collaboration, en premier lieu policiers et gendarmes. C’est dans cette perspective qu’Emmanuel Macron a inscrit son discours lors de la commémoration du soixante-­ quinzième anniversaire de la rafle, le 16 juillet 2017. Sauf que, pour la première fois, y était invité le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, cependant que le président français lui donnait du « cher Bibi » et déclarait, à la fin de son allocution : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. » Jamais un président de la République, même pas Nicolas Sarkozy ni François Hollande, dont on sait l’attachement à l’État d’Israël, n’avait repris à son compte cet étrange amalgame  : Emmanuel Macron confond en effet dans une même réproba‑ tion un délit – le racisme antijuifs, condamné par la loi comme toutes les autres formes de racisme  – et une opinion. Cette dernière conteste, comme son nom l’indique, l’affirmation par Theodor Herzl de l’impossible assimilation des juifs et donc de la nécessité d’un État où ils se retrouveraient tous. Il ne s’agit évidemment pas, comme le répète une certaine propagande, de détruire l’État d’Israël. Avant la Seconde Guerre mondiale et le judéocide, les antisionistes rejetaient l’État juif projeté, mais alors 215

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inexistant. Après sa création, la plupart d’entre eux prônent sa « désionisation », c’est-à-dire sa transformation d’« État juif » en « État de tous ses citoyens ». Dans la première période comme dans la seconde, la quasi-totalité des antisionistes sont juifs : les qualifier d’antisémites est donc une contre-vérité historique.

Les thermomètres de l’antisémitisme L’antijudaïsme puis l’antisémitisme – théorisé par le journa‑ liste allemand Wilhelm Marr en 1879 – traversent l’histoire de l’Europe, plus d’ailleurs que celle des autres régions du monde, notamment le monde arabo-musulman. Ils s’y sont traduits, des siècles durant, par des discriminations, des expulsions et des massacres, des croisades aux « pogroms ». Apogée de cette tragédie, la Shoah au cours de laquelle la moitié des juifs d’Europe est exterminée, soit un tiers de la population juive mondiale. Le génocide nazi, faut-il le rappeler, visait aussi les malades mentaux, les Tsiganes, les homosexuels et plus généra‑ lement les Slaves, mais les juifs constituaient le seul groupe destiné à être éradiqué jusqu’au dernier de ses membres. En France, le régime de Vichy et sa police ont organisé la déportation et la mort de 75 000 juifs – sur 330 000, français et étrangers, soit la plus forte proportion de survivants de toute l’Europe occupée, laquelle ne doit rien au hasard. D’un côté, donc, un antisémitisme d’État, de l’autre un puissant mouve‑ ment de solidarité. C’est aussi pourquoi cette idéologie n’a cessé de reculer depuis la guerre : selon toutes les enquêtes, elle est aujourd’hui marginale, alors que l’islamophobie par exemple bénéficie d’un certain consensus. La meilleure preuve, c’est –  premier thermomètre  – la réponse de nos compatriotes à la question  : « Les juifs sont-ils des “Français comme les autres” ? » En 1946, seul un tiers répond par l’affirmative à l’Ifop 1. Soixante et onze ans plus tard, d’après une enquête d’Ipsos 2, la proportion atteint 92 % ! 1 2

« La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Rapport 2016 », CNCDH, 2017. Brice Teinturier, Étienne Mercier et Mathieu Gaillard, « L’évolution de la relation à l’autre au sein de la société française », enquête préparée pour la Fondation du judaïsme français, Ipsos, novembre 2016.

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Selon le rapport  2018 de la Commission nationale consulta‑ tive des droits de l’homme (CNCDH) sur « La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », « les juifs sont la communauté la mieux considérée dans l’opinion publique, et ce, depuis les années 2000 3 ». Second thermomètre : la persistance de préjugés à l’encontre des juifs, bien qu’en net recul. Toujours selon Ipsos, de 38 % à 53 % des sondés pensent que « les juifs sont plus attachés à Israël qu’à la France », qu’ils « ont beaucoup de pouvoir », qu’ils « sont plus riches que la moyenne des Français » ou encore qu’ils « sont un peu trop (sic) présents dans les médias ». D’autres préjugés visent les Corses, les Bretons ou les Auvergnats : parle-t‑on pour autant de racisme anti-Corses, anti-Bretons ou anti-Auvergnats ? L’affaire Ilan Halimi montre toutefois qu’un préjugé peut tuer : Youssouf Fofana, le chef du gang des Barbares, croyait que la famille du jeune juif qu’il avait enlevé pourrait payer une rançon… Chaque année, la CNCDH publie un rapport –  troisième thermomètre  – portant sur l’évolution des actes et menaces racistes, à partir des statistiques des ministères de l’Intérieur et de la Justice. Cette catégorie de « menace » inclut aussi bien un courriel d’insulte qu’une lettre anonyme ou un graffiti sur la voie publique, nous préférons donc nous référer aux « actes ». Entre 2001 et 2002, le rapport précité révèle une véritable flambée : le nombre de violences racistes est multiplié par quatre et le nombre de violences antisémites par six. Dès 2003, on observe néanmoins un net reflux. S’agissant des violences antijuives, il se poursuit – irrégulièrement – les années suivantes. En revanche, les violences racistes persistent et triplent même en 2015, année des attentats djihadistes, mais elles reculent de près de 60 % en 2016. Selon le ministre de l’Intérieur, les faits antijuifs augmen‑ tent fortement en 2018  : +  74 % soit 541 mais ils demeurent 3

« Rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Rapport  2018 », CNCDH, 2019. L’indice de tolérance, créé en 2008 par le chercheur Vincent Tiberj, a atteint en 2018 un pic, augmentant de 13 points en cinq ans. S’il se fixe en moyenne à 67, il atteint 79 pour les Noirs, 77 pour les juifs, 73 pour les Maghrébins, 61 pour les musulmans et… 35 pour les Rroms.

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inférieurs par rapport à 2014 : 851. De plus, précisons ceci : le recensement des violences racistes et antisémites est probléma‑ tique. Les victimes, en particulier, ne portent pas toutes plainte : on imagine aisément qu’un jeune issu de l’immigration arabe ou africaine, a fortiori un jeune Rrom, hésitera davantage qu’un jeune juif à franchir la porte d’un commissariat. Dans un article stimulant, Samuel Ghiles-Meilhac note 4 : Ce défi de la mesure des opinions et actes hostiles à l’égard d’un groupe a notamment été étudié par Michel Wieviorka, pour qui « il n’est pas toujours aisé de faire la part des choses, et d’apprécier sans excès ni défaut l’importance du racisme dans telle ou telle société à un moment donné de son existence historique », notamment en raison du fait que « la capacité de mobilisation des groupes victimes du racisme est extrê‑ mement variable : les plus actifs sont susceptibles de contri‑ buer à l’image d’une forte réalité du phénomène lorsqu’il les affecte, tandis que les plus démunis, moins à même d’accéder à l’espace public et aux médias, ne contribueront guère par eux-mêmes à donner une image informée et démonstrative de la haine ou des préjugés dont ils souffrent 5 ».

Y a-t‑il un « antisémitisme musulman » ? Depuis une quinzaine d’années, certains intellectuels dénoncent, en outre, un « antisémitisme musulman ». Cette thèse a même fait l’objet d’un procès 6. L’historien Georges Bensoussan ayant, lors de l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut diffusée le 10 octobre 2015 sur France Culture, affirmé : « Dans les familles arabes, […] l’antisémitisme [se] tète avec le lait de la mère. » Blanchi par la justice, celui qui était aussi le responsable éditorial du Mémorial de la Shoah a néanmoins fait l’objet d’une mise en garde de la part du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Ce dernier a estimé que « certains » de ses « propos […] sont susceptibles d’encourager 4 5 6

Samuel Ghiles-Meilhac, « Mesurer l’antisémitisme contemporain  : enjeux politiques et méthode scientifique », Revue d’histoire moderne  &  contemporaine, vol. 2/3, n° 62, 2015, p. 201‑224. Ces citations sont extraites de Michel Wieworka, Le Racisme, une introduction, La Découverte, Paris, 2012. Gilles Manceron, « À propos du procès de Georges Bensoussan », blog Mediapart, 10 février 2017.

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des comportements discriminatoires ». Le Mémorial a, lui, décidé de se passer des services de Georges Bensoussan. Au-delà de la posture idéologique de l’auteur des Territoires perdus de la République 7 qui, lors de la parution de l’ouvrage en 2002, utilisait un pseudonyme, la thèse précitée repose aussi sur un pseudo-sondage réalisé en 2014 par la Fondation pour l’innovation politique 8 selon lequel les musulmans seraient plus antisémites. Nonna Mayer avait alors réagi en appelant à « parler d’antisémitisme avec rigueur ». Au-delà de ses critiques métho‑ dologiques, la chercheuse s’interrogeait plus généralement « sur la pertinence du concept de “nouvel antisémitisme” », notam‑ ment défini par les « travaux de Pierre-André Taguieff » qui, écrivait-elle, « voit un antisémitisme masqué derrière la critique d’Israël et du sionisme » 9. Pour la première fois depuis 1945, des juifs ont été assas‑ sinés en tant que tels. En témoignent les huit victimes juives de Mohammed Merah à Toulouse (2012) et d’Amedy Coulibaly à l’Hypercacher (2015), mais aussi les meurtres d’Ilan Halimi (2006), Lucie Attal-Halimi (2017) et Mireille Knoll (2018). Dans ces trois derniers crimes, d’autres éléments –  crapuleux, voire psychiatriques – semblent se mêler à l’antisémitisme. Reste que dans son dernier rapport, la CNCDH note ceci : La progressive montée de la tolérance, selon un mouvement ininterrompu depuis plusieurs années, ne fait pas obstacle à un regain des actes racistes provenant de personnes demeu‑ rant hostiles : les actes de menaces ou de violences […] n’ont pas diminué avec la diminution de l’intolérance 10.

Ces réalités n’ont cependant rien à voir avec la « terreur » et l’« épuration ethnique » évoquées par Philippe Val dans son « Manifeste des 300 11 », qui cache mal une obsession identi‑ taire française supposée menacée par l’islam et les musulmans. Emmanuel Brenner (dir.), Les Territoires perdus de la République. Antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Mille et Une Nuits, Paris, 2002. 8 Dominique Reynié, « L’antisémitisme dans l’opinion publique française. Nouveaux éclairages », Fondapol, novembre 2014. 9 Nonna Mayer, « Il faut parler d’antisémitisme avec rigueur », LeMonde.fr, 4 décembre 2014. 10 Ibid. 11 « Manifeste “contre le nouvel antisémitisme” », LeParisien.fr, 21 avril 2018. 7

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« Tout ce qui est excessif est insignifiant », affirmait Talleyrand. Pas question, pourtant, de sous-estimer des phénomènes réels qui appellent une lutte intransigeante contre l’antisémitisme et tous les racismes. Lutte qui doit être menée avec sang-froid, sans jamais hiérarchiser les racismes. Les haines raciales et la propagande négationniste doivent être combattues et sanction‑ nées comme les lois antiracistes de 1881, de 1972 et le code pénal le permettent. Encore faudrait-il les appliquer. Pendant des années, Dieudonné ou Alain Soral ont ainsi pu mobiliser impunément l’antisémitisme et le négationnisme. Depuis qu’ils sont poursuivis et condamnés, l’un et l’autre utilisent ce que les nazis appelaient la Tarnsprache (langue de camouflage)  : au lieu de « juif », ils disent « sioniste » et, à la place d’« antisémitisme », ils parlent d’« antisionisme ». De tels propos ne doivent cependant pas nous conduire à renoncer à ces termes dès lors qu’ils sont utilisés à bon escient et avec vigilance. Quant à ceux qui professent des idées antisionistes, ils doivent savoir que le moindre « dérapage » aura des conséquences majeures pour eux-mêmes et la cause qu’ils défendent. À des degrés divers, la situation française de l’antisémitisme ressemble à celle des autres pays d’Europe occidentale. Il n’en est pas de même dans plusieurs États dits de l’Est, et ce pour deux raisons principales. La première tient aux racines populaires, plus profondes et plus anciennes de la haine des juifs là-bas. La seconde relève de la prégnance de celle-ci au sein des élites y compris à l’époque communiste puisque ces régimes n’en sont pas venus à bout. Pis encore, certains d’entre eux l’ont exploitée, notamment en Pologne. Depuis trois ans, les dirigeants de Varsovie et de Budapest, en particulier, forts de leur alliance avec Tel-Aviv, expriment ouvertement leur antisémitisme. Ainsi le Premier ministre hongrois Viktor Orbán fait-il l’apologie du dictateur Miklós Horthy, allié de l’Allemagne nationale-socialiste et auteur des lois antisémites qui conduisirent 450 000  juifs hongrois à la mort. Il a également organisé contre le milliardaire George Soros une campagne digne du journal nazi Der Stürmer. Quant à Jarosław Kaczyński, le président du parti au pouvoir en Pologne, il a fait adopter une loi interdisant d’évoquer la colla‑ boration polonaise – massive, on le sait – avec l’occupant nazi… 220

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L’alya par choix… ou par absence de choix ? Historiquement, la naissance du sionisme est une réponse à l’antisémitisme grandissant de la fin du xixe siècle. À Vienne, Theodor Herzl s’affichait assimilationniste, voire conversion‑ niste. Pourquoi, nommé correspondant de la Neue Freie Presse à Paris, devient-il sioniste ? En raison de la multiplication des pogroms en Russie (1881 et 1884) et de l’affaire Dreyfus (1894) qui éclate en France, là où, un siècle plus tôt, la Révolution française avait émancipé les juifs. Contrairement à ce qu’on lit souvent dans les manuels scolaires, il ne s’agit pas uniquement d’une polémique entre intellectuels. Dans Le Moment antisémite, Pierre Birnbaum a montré que des foules haineuses défilent alors dans de nombreuses villes de France et s’en prennent souvent aux juifs ou/et à leurs biens 12. De ces événements, Theodor Herzl conclut  : les juifs ne seront jamais assimilés et ils doivent donc disposer d’un État. Cette thèse nouvelle est exposée en 1896 dans son livre L’État des Juifs, lequel inspire, un an plus tard, le Premier Congrès sioniste mondial qui se tient à Bâle. Son programme affirme  : « Le sionisme s’efforce d’obtenir pour le peuple juif en Palestine un foyer reconnu publiquement et garanti juridiquement 13. » Le fondateur du mouvement occulte ce fait majeur  : l’existence, là-bas, d’un peuple arabe autochtone qui représente alors les neuf dixièmes de la population du territoire et que le sionisme va progressivement priver de tous ses droits. Jusqu’à sa mort en 1904, Herzl a cherché en vain un « sponsor » pour son projet, rencontrant le Kaiser, le sultan ottoman, les ministres (pogro‑ mistes) du tsar, le pape, etc. Vingt ans après le Congrès de Bâle, Haïm Weizmann, qui lui succédera à la tête du mouvement sioniste, réussit là où Herzl a échoué. Le 2  novembre 1917, il obtient du gouvernement britannique la déclaration Balfour qui fait sien le projet de Foyer national juif en Palestine. En 1922, Londres obtient le mandat de la Société des Nations. Lorsque l’on écoute Emmanuel Macron, on est stupéfié par son ignorance de cette histoire  : jusqu’à la Seconde Guerre 12 Pierre Birnbaum, Le Moment antisémite, Fayard, « Pluriel », Paris, 2015. 13 « Le premier congrès sioniste mondial : Bâle, septembre 1897 », Akadem.org, .

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mondiale, et malgré l’engagement de la Grande-Bretagne, première puissance à l’époque, le projet sioniste demeure ultra-minoritaire parmi les communautés juives. Et pour cause : presque tous les mouvements juifs s’y opposent. Les communistes juifs d’abord, très influents à l’est de l’Europe, estiment que la solution de la question juive réside dans la révolution socialiste. Dès 1903, Lénine présente comme « absolument inconsistante au point de vue scientifique » l’idée d’un « peuple juif spécial » qui est en outre, à ses yeux, « par sa portée politique réaction‑ naire » 14. Sociale-démocrate, l’Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, Pologne et Russie, plus connu sous le nom de Bund, est également hostile au projet d’État juif et prône l’autonomie culturelle des juifs dans les pays où ils vivent. Pour cette organi‑ sation, le sionisme est « une réaction de la classe bourgeoise contre l’antisémitisme et la situation anormale du peuple juif 15 ». Quant aux religieux, l’idée même d’un État juif avant l’arrivée du Messie leur semble un blasphème –  seul le petit mouve‑ ment Mizrahi coopère avec les sionistes. Enfin, n’oublions pas la grande bourgeoisie juive, qui n’a aucune envie de cultiver la terre dans les kibboutzim de Palestine. Rien d’étonnant dès lors si, parmi les 3,5 millions de juifs qui quittent l’Europe de 1881 à 1924 16, la plupart d’entre eux se rendent aux États-Unis alors qu’en 1939, la Palestine manda‑ taire ne compte que 460 000  juifs, soit 2,9 % de la popula‑ tion juive mondiale 17. De plus, il faut préciser qu’une bonne partie des olim (immigrants) qui s’installent en Palestine vient d’Allemagne. En raison de la montée du nazisme, l’immigration juive en Palestine, de 1932 à 1939, concerne 247 000 personnes, 30 000 par an, soit quatre fois plus que depuis la fin de la Première Guerre mondiale ! Il s’agit donc moins d’un « choix 14 Vladimir Ilitch Lénine, Œuvres, tome 7, Éditions du Progrès, Moscou, 1974, p. 98‑99. 15 Cité in Henri Minczeles, Histoire générale du Bund. Un mouvement révolutionnaire juif, Denoël, Paris, 1999, p. 68. 16 Nancy Green, « Juifs d’Europe orientale et centrale », dossier, Musée de l’his‑ toire de l’immigration. 17 Alain Dieckhoff, « La communauté juive de Palestine dans l’entre-deuxguerres  : consolidation et confrontation », Les Cahiers de la Shoah, n°  1, 1994 ; « En 2015 la population juive mondiale retrouve le niveau de 1939 », JForum.fr, 26  juin 2015.

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sioniste » que d’une fuite liée aux persécutions et facilitée par l’accord dit Haavara (transfert), conclu par l’Organisation sioniste mondiale avec le gouvernement nazi le 25 août 1933. Contrairement aux autres juifs allemands qui partent sans un Mark en poche, ceux qui vont en Palestine peuvent récupérer une partie de leurs biens sous forme de produits exportés par le Reich. Le génocide nazi bouleverse la situation. Six millions de juifs ont été exterminés et des centaines de milliers de survivants ne veulent pas ou ne peuvent pas retourner chez eux, notamment en Pologne, où ceux qui reviennent et réclament leur logement et/ou leur boutique paient souvent cette revendication de leur vie. De plus, les États-Unis n’accordent des visas qu’au comptegouttes. Nombre de juifs émigrent alors en Palestine, puis, à partir du 14 mai 1948, vers Israël où la guerre de 1947‑1949 a chassé 800 000  Arabes. Comme pendant l’entre-deux-guerres, à côté d’une minorité sioniste militante, la majorité des juifs se rend là-bas moins par adhésion au projet « sioniste » que par obligation. De même lors de la seconde vague d’immigration des juifs arabes. Certains sont expulsés, comme en Égypte. D’autres sont « importés » par les autorités israéliennes en quête de maind’œuvre et de soldats, depuis le Maroc, le Yémen, l’Éthiopie et l’Irak. Entre 1948 et 1970, seul un petit nombre gagne Israël par choix idéologique. Dix-neuf ans plus tard, c’est également le cas des juifs soviétiques, dont une forte proportion n’est d’ail‑ leurs pas juive. Mais se dire juif et demander à partir en Israël est alors la seule manière légale de quitter l’URSS, grâce à la promesse faite par Mikhaïl Gorbatchev à George H.  W. Bush au sommet de Malte en décembre 1989. Soixante et onze ans après sa création, Israël compte ainsi 6,5  millions de juifs et, avec les territoires occupés, le même nombre de Palestiniens. La majorité des 16  millions de juifs du monde vit donc ailleurs. De plus, en Occident, leur intégra‑ tion va de pair avec une majorité de mariages avec des nonjuifs. Enfin, entre 600 000 et 1  million de juifs israéliens ont quitté leur pays. Rien qu’à Berlin, ils seraient plusieurs dizaines de milliers. Même parmi les juifs français qui, ces dernières années, ont effectué leur alya –  en hébreu « montée », c’est223

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à-dire émigration en Israël  – par peur de l’antisémitisme, une forte proportion revient en France.

Assimiler antisémitisme et antisionisme : une manœuvre politique dangereuse Faut-il considérer ces millions de juifs qui, de génération en génération, ont résisté aux sirènes du sionisme comme des antisémites ? Ou bien plutôt comme des citoyens qui préfèrent demeurer dans leur pays où ils vivent souvent depuis très longtemps ? Historiquement, la petite phrase du président de la République est donc absurde. Une majorité de Français ne s’y trompe d’ailleurs pas. Selon la dernière enquête de l’Ifop 18, 57 % d’entre eux ont une « mauvaise image d’Israël », 69 % une « mauvaise image du sionisme » et 71 % pensent que ce pays a « une lourde respon‑ sabilité dans l’absence de négociation avec les Palestiniens ». Sont-ils pour autant antisémites ? Évidemment non. Sous le titre « Un antisionisme qui ne se transforme pas en antisémitisme », l’enquête montre que les sympathisants de La France insoumise et du Parti communiste sont à la fois les plus critiques de la politique d’Israël ET les plus résistants aux préjugés antisémites 19. « Au niveau individuel, cette même enquête montre qu’il n’y a pas de relation évidente entre l’antisionisme et l’antisémitisme. » Sur le site Akadem, Brice Teinturier, qui présente l’enquête, note : « On ne peut pas, rapidement et un peu caricaturalement, dire que l’un dissimulerait l’autre 20. » La petite phrase d’Emmanuel Macron est lourde de menaces pour la liberté de pensée et d’expression. Elle répond à une demande des dirigeants israéliens et de leurs inconditionnels français  : criminaliser toute critique de leur politique. Car, même réélus chez eux, ils se savent isolés au plan international. 18 19 20

Ifop, « Les Français et les 70 ans d’Israël », enquête pour l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), mai 2018. 68 % de mauvaise opinion d’Israël contre 42 % pour la moyenne des Français, 23 % d’affirmations antisémites contre 28 % pour la moyenne des Français (et 47 % pour le Front national). Brice Teinturier, « Antisionisme/antisémitisme : les français font la différence, surtout à gauche », conférence, Akadem.org, mai. 2018.

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La reconnaissance croissante de l’État de Palestine en témoigne puisqu’il est entré à l’Unesco (2011), à l’Assemblée générale des Nations unies (2012) et à la Cour pénale internationale (2015). De plus, le 17  décembre 2018, lors du dernier vote de ­l’Assemblée générale sur « le droit à l’autodétermination du peuple palestinien, y compris son droit à un État indépen‑ dant 21 », 172 États ont voté pour et 6 contre (Israël, les ­États-Unis, le Canada, les Îles Marshall, les États fédérés de Micronésie et Nauru). Quel État en conflit a jamais compté aussi peu de défenseurs déclarés sur la scène internationale ? Cet isolement a peu de chances de se réduire. La droite et l’extrême droite au pouvoir à Tel-Aviv sont en effet engagées dans un inquiétant processus de radicalisation que leur victoire aux élections du 9  avril 2019 a renforcé. La loi du 5  février 2017 permet d’ores et déjà de passer de la colonisation de la Cisjordanie à son annexion, dont Benyamin Netanyahou a annoncé la mise en œuvre, sur la base du plan Trump, au début de l’été  2020. La solution dite des deux États est enterrée au profit d’un seul État, où les Palestiniens, annexés avec leurs terres, ne jouiront pas du droit de vote. La nouvelle loi fonda‑ mentale, « État nation du peuple juif », adoptée le 19  juillet 2018, officialise ce tournant. « Le droit à exercer l’autodéter‑ mination nationale au sein de l’État d’Israël appartient au seul peuple juif », est-il écrit. La Déclaration d’indépendance (14 mai 1948) est ainsi violée : elle affirmait que le nouvel État « assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ». Inquiets des effets de cette radicalisation pour l’image d’Israël, les dirigeants israéliens et leurs relais français voudraient interdire toute contestation de la politique intérieure et extérieure de Tel-Aviv. Premier objectif  : la condamnation de la campagne Boycott-Désinvestissement-Sanction (BDS). Aucune loi ne la proscrivant, ses censeurs s’appuient sur une circulaire ministérielle de Michèle Alliot-Marie datée de 2010, reprise par quelques tribunaux et un arrêt de la Cour de cassation 21 « Sur recommandation de sa Troisième Commission, l’Assemblée générale adopte 53 résolutions, dont le nouveau Pacte mondial sur les réfugiés », Nations unies, « Couverture des réunions », AG/12107, 17 décembre 2018.

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susceptible d’être condamné par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). De plus, l’ex-haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Federica Mogherini, répétait : L’Union européenne se positionne fermement pour la protec‑ tion de la liberté d’expression et de la liberté d’association, en cohérence avec la Charte des droits fondamentaux, qui est applicable au territoire des États membres, y compris en ce qui concerne les actions BDS 22.

Son successeur, Josep Borrell, ira-t‑il dans le même sens ? Cette volonté de criminaliser le boycott d’Israël n’est pas, faut-il le préciser, une spécificité française. Le lobby pro-israélien fait également pression dans d’autres pays, aux États-Unis notam‑ ment où vingt-six États ont voté une loi anti-BDS ; treize autres seraient susceptibles de les suivre. C’est dire l’importance de l’avis de la Cour européenne des droits de l’homme qui, le 11  juin 2020, a reconnu le boycott comme un droit citoyen, portant un rude coup aux prétentions liberticides d’Israël et de ses inconditionnels. Second objectif, auquel le propos d’Emmanuel Macron risquait d’ouvrir la voie : l’interdiction de l’antisionisme propre‑ ment dit. Dès novembre  2017, le président du Conseil repré‑ sentatif des institutions juives de France (Crif), Francis Kalifat, exigeait du Premier ministre l’adoption d’une législation à cet effet 23. Si cette proposition n’était pas aussi grave, on pourrait presque en rire. Imagine-t‑on les communistes demander l’inter‑ diction de l’anticommunisme, les gaullistes celle de l’antigaul‑ lisme, les néolibéraux celle de l’altermondialisme ? Cette volonté des ultra-sionistes est une atteinte fondamentale à la liberté d’expression. Une telle loi serait sans doute censurée par le Conseil consti‑ tutionnel. Dans le cas contraire, ce serait la première fois, depuis la guerre d’Algérie, que la France rétablirait le délit d’opinion. Or l’article  10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26  août 1789 affirme  : « Nul ne doit être inquiété 22 « Appel au boycott : la Cour européenne des droits de l’homme demande des explications à la France », Middleeasteye.net, 18 avril 2017. 23 Newsletter du Crif, 6 novembre 2017.

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pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifes‑ tation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. » Quant à la Constitution de la Cinquième République, son article premier assure que la France « respecte toutes les croyances ». Enfin, la Convention européenne des droits de l’homme stipule dans son article 9 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. » Sans doute est-ce l’une des raisons qui ont conduit Emmanuel Macron, lors du dîner du Crif le 20 février 2019, à renoncer au projet de loi précité alors que, deux jours auparavant, Sylvain Maillard, le député La République en marche (LREM) qui préside le groupe d’études de l’Assemblée nationale sur l’anti‑ sémitisme, s’était prononcé en faveur de son adoption. Non seulement la plupart des juristes y étaient opposés, mais aussi nombre de politiques, y compris des proches du président, parmi lesquels Richard Ferrand, Jean-Michel Blanquer et Nicole Belloubet. Rappelons enfin que 69 % des Français ont une « mauvaise image du sionisme », ce qui a sans doute aussi contribué au revirement présidentiel. Emmanuel Macron décla‑ rait en effet : « Je ne pense pas que pénaliser l’antisionisme soit une solution 24. » Impossible pour lui, cependant, de ne pas offrir au Crif un lot de consolation. D’où son soutien à la « définition » de l’anti‑ sémitisme arrêtée par l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA). Élaboré le 26  mai 2016 à Budapest, ce texte définit ainsi l’antisémitisme : L’antisémitisme est une certaine perception des juifs qui pourrait s’exprimer à travers la haine envers les juifs. Les manifestations verbales et physiques d’antisémitisme peuvent être dirigées à l’encontre de juifs ou de non-juifs ainsi ­qu’envers leurs biens, envers des institutions de la commu‑ nauté juive ou des bâtiments religieux 25. Le Monde avec l’AFP et Reuters, « Emmanuel Macron défavorable à la pénali‑ sation de l’antisionisme », LeMonde.fr, 19 février 2019. 25 « La définition opérationnelle de l’antisémitisme utilisée par l’IHRA », International Holocaust Remembrance Alliance, Bucarest, 26 mai 2016, dispo‑ nible à l’adresse suivante  : . 24

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À cette définition indigente, extrêmement vague et qui ne met absolument pas en relief les spécificités de l’antisémitisme s’ajoutent plusieurs « exemples » présentés comme des « illustra‑ tions » sans valeur juridique. L’un d’entre eux est ainsi conçu : L’antisémitisme peut se manifester par des attaques à l’encontre de l’État d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive. Cependant, critiquer Israël comme on criti‑ querait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme.

Que signifie « comme on critiquerait tout autre État » ? Depuis cinquante-deux ans, l’État d’Israël est le seul à coloniser par la force des territoires où vivent désormais plus de 700 000 colons cependant que s’impose un système d’apartheid, puisque les juifs y jouissent évidemment de droits politiques, ce qui n’est pas le cas des Arabes 26. Une telle situation viole plusieurs résolutions importantes des Nations unies. Il n’empêche que le Conseil européen, le Parlement européen et huit États ont d’ores et déjà adopté cette « définition » destinée à intimider, voire à justifier la répression des mouvements de solidarité avec la Palestine. Quant à Emmanuel Macron, il persévère en affirmant, toujours au dernier dîner du Crif : Je l’ai dit lors du 75e  anniversaire de la rafle du Vél d’Hiv, l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémi‑ tisme. C’est pourquoi je confirme que la France mettra en œuvre la définition de l’antisémitisme adoptée par l’IHRA. Il ne s’agit pas de modifier le Code pénal. Il s’agit de préciser et raffermir les pratiques de nos magistrats ou de nos ensei‑ gnants 27.

Cependant, ni cette « définition » ni les « exemples » employés ne mentionnent… l’antisionisme ! Frédéric Potier, le préfet qui dirige la Délégation interministérielle à la lutte contre 26 L’ex-ambassadeur de France aux États-Unis, Gérard Araud, estime que, dans le cadre d’une annexion de la Cisjordanie, « [les Israéliens] ne feront pas d’eux [les Palestiniens] des citoyens d’Israël. Donc ils vont devoir officialiser la situation qui est, nous le savons, une situation d’apartheid », in R. Bx., « Pour l’ex-ambassadeur français Gérard Araud, “Israël est un État d’apartheid” », LeParisien.fr, 22 avril 2019. 27 « Le discours du président Emmanuel Macron au 34e dîner du Crif », Crif.org, 22 février 2019.

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le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), est plus franc : L’apport de cette définition est qu’elle parle de la haine d’Israël en tant que collectivité, même si le mot d’« antisio‑ nisme » ne figure pas en tant que tel. Elle permettra cependant de qualifier d’antisémites une partie des propos antisionistes 28.

S’il s’agissait seulement de poursuivre les antisémites camouflés en antisionistes, à quoi bon cette innovation ? En octobre  2019, en vertu des lois existantes, Alain Soral a été à nouveau condamné, cette fois à un an de prison ferme, et, en juillet, l’un des insulteurs d’Alain Finkielkraut à deux mois avec sursis. Visiblement, certains amis européens de Benyamin Netanyahou attendent bien autre chose de l’officialisation de la « définition de l’IHRA » : pouvoir harceler quiconque critique la politique de l’État d’Israël, a fortiori le boycotte. C’est pourquoi le Crif a fait des pieds et des mains afin que l’Assemblée nationale adopte une résolution reprenant la défini‑ tion de l’IHRA. Mais la montagne a accouché d’une souris : la résolution votée le 3 décembre n’a, par définition, aucune valeur juridique ; son texte ne mentionne pas l’antisionisme 29, mais seulement la définition de l’IHRA ; la plupart des « exemples » accompagnant celle-ci a disparu ; seuls 154 députés sur 577 l’ont votée ; et il a fallu le renfort des Républicains pour qu’elle passe, le groupe LREM étant trop divisé. Le combat pour la liberté d’opinion et d’expression doit donc se poursuivre. Avec deux acquis de taille : l’échec du projet de loi criminalisant l’antisionisme que le président du Crif exigeait depuis des mois 30 et la légitimation du droit au boycott. Mais face à un nouveau danger  : celui de la manipulation de la résolution de Sylvain Maillard pour tenter de diffamer toute mobilisation contre la droite et l’extrême droite israéliennes. Qu’on le mesure bien : en défendant inconditionnellement la 28 Thomas Mahler, « Entretien avec Frédéric Potier : “Il y a deux formes d’anti‑ sémitisme très virulent” », LePoint.fr, 22 février 2019. 29 Il est cependant évoqué dans l’exposé des motifs, lequel n’a évidemment pas été soumis au vote des députés. 30 Dominique Vidal, « Le Crif exige une loi interdisant l’antisionisme », blog Mediapart, 7 novembre 2017.

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politique israélienne au nom des juifs français, le Crif ne peut qu’alimenter l’antisémitisme et désarmer la lutte contre celui-ci. Pour aller plus loin Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme. Les origines du totalitarisme, Seuil, « Points Essais », Paris, 2005. Michel Dreyfus, L’Antisémitisme à gauche, La Découverte, Paris, 2009. Samuel Ghiles-Meilhac, Le Crif. De la Résistance juive à la tentation du lobby, Robert Laffont, Paris, 2011. Walter Laqueur, Histoire du sionisme, Gallimard, Paris, 1994. Dominique Vidal, Antisionisme =  Antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron, Libertalia, Montreuil, 2018. Dominique Vidal, Le Mal-Être juif. Entre repli, assimilation et manipulation, Agone, Marseille, 2003. Michel Wieworka, L’Antisémitisme expliqué aux jeunes, Seuil, Paris, 2014.

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ÊTRE BLANC, OU LE PRIVILÈGE DE L’IGNORANCE Mélusine in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 231 à 247 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

Être blanc, ou le privilège de l’ignorance Mélusine

Tel qu’il s’est imposé dans ses usages courants, le mot « racisme » désigne des discours et des actes discriminatoires ou violents, commis par des individus contre d’autres, en raison de l’appartenance raciale supposée de ces derniers. Le terme renvoie ainsi à un ensemble de pratiques non seule‑ ment ponctuelles, mais résiduelles – expressions tenaces mais en voie de disparition d’une idéologie du passé qui, privée de ses assises institutionnelles, ne subsisterait plus que dans quelques consciences égarées. À cette acception faible, on peut substituer un sens fort qui permet de rendre compte de l’ensemble des manifestations, des mécanismes et des effets du racisme, et non pas seulement des plus visibles. Le racisme désigne alors un rapport social, un système de domination fondé sur un principe d’organisation raciale de la société et comparable au sexisme ou au système capitaliste. Les chercheurs/chercheuses et les militants/militantes qui promeuvent cette dernière acception s’inscrivent dans une approche constructiviste et relationnelle du racisme, considéré comme un rapport entre plusieurs groupes sociaux produit par un double processus d’altérisation et d’hostilité. C’est à travers ce processus social et collectif de racisation 1 que le groupe dominant, racisant, assoit sa domination sur des groupes racisés, qu’il distingue, diminue et exploite 2. 1 2

Lire le texte de Nacira Guénif-Souilamas dans ce même ouvrage. Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Gallimard, Paris, 1972.

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Autrement dit, il ne s’agit plus seulement d’appréhender le racisme à travers ses victimes et ses manifestations les plus violentes, mais de s’intéresser à ce qu’il fait à l’ensemble de la société, et donc au groupe majoritaire qui exerce cette domination raciale. Cette approche systémique permet de porter l’attention sur les groupes minorisés mais aussi sur le groupe majoritaire – les blancs, dont l’hégémonie économique, sociale, politique et culturelle est telle qu’elle en devient invisible, car tenue pour évidente et naturelle. La notion de blanchité désigne précisément cette hégémonie du groupe blanc résultant de la structuration raciste de l’espace social. Prendre au sérieux le racisme, cesser de le considérer comme des manifestations de haine individuelles pour l’appréhender comme un principe d’organisation du monde social, exige de distinguer et de nommer le groupe blanc afin de comprendre quels rapports il entretient avec les autres groupes sociaux ; de déplacer le regard sur le groupe qui incarne et définit la norme, en s’intéressant aux représentations, aux positions sociales et aux identités qui y sont associées, ainsi qu’à l’idéologie qui justifie son hégémonie. Dans cette acception, les blancs, comme groupe social, sont appréhendés eux-mêmes comme un produit du racisme : ils sont blancs en tant qu’ils entretiennent un rapport de pouvoir particulier avec les groupes racisés et partagent une même expérience, celle de la blanchité. Ainsi, le qualificatif « blanc » ne désigne pas une qualité de l’être mais une propriété sociale : il ne dit pas l’identité des individus mais leur position dans la société, et en particulier dans le rapport de domination raciste. On écrira donc « les blancs », comme on peut écrire « les bourgeois » ; et puisqu’il ne s’agit pas de nommer les membres d’un peuple ou d’une communauté « ethnique », mais bien de désigner les individus par la catégorie sociale à laquelle ils appar‑ tiennent objectivement, on l’écrira sans majuscule 3. Le concept de « blanchité » permet de désigner le système raciste particulier dans lequel nous vivons, en le nommant par son principe hégémonique : la domination blanche – comme le 3

Dans ce chapitre, le terme « Blanc » ne porte une majuscule que lorsqu’il désigne une catégorie institutionnelle et administrative, telle qu’elle a, par exemple, existé dans les colonies.

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« patriarcat » permet de qualifier une forme spécifique d’organi‑ sation hiérarchique des sexes, telle qu’elle s’est incarnée histo‑ riquement. Cette organisation raciale du monde social n’est ni intemporelle ni nécessaire  : elle est le produit d’une histoire longue dont la forme contemporaine est l’héritière de l’Empire, de l’esclavage et de la colonisation européens 4. La blanchité participe à modeler les sociétés nationales, en particulier dans les anciennes métropoles des empires coloniaux, les pays dits « occidentaux », l’Europe, l’Amérique du Nord ou l’Australie, mais aussi des anciens territoires colonisés. Elle contribue égale‑ ment à façonner l’ordre international, la division internationale du travail et de la consommation, l’exploitation des matières premières, l’impérialisme militaire, ainsi que l’hégémonie cultu‑ relle et esthétique. En France, la domination du groupe blanc se manifeste d’abord à travers la distribution inégale des capitaux socioéconomiques, de l’accès au logement, à l’emploi, à l’éduca‑ tion ou à la santé. Elle est à l’œuvre dans l’inégale représentation des groupes racisés dans les mandats électoraux, les médias et les productions culturelles. Elle détermine un traitement diffé‑ rencié par les institutions policière, judiciaire et administratives et par les politiques migratoires. Elle constitue, enfin, un univers symbolique collectif à l’origine de représentations dépréciatives et de violences individuelles. L’hégémonie de la blanchité la fait passer pour une évidence, un fait de nature : d’où la difficulté à la penser et à la dire, et même simplement à la voir. « Une et indivisible », la France ignore les fractures raciales qui struc‑ turent son espace social, empêtrée dans la mythologie d’une égalité républicaine réalisée qui rend suspecte toute tentative de nommer les rapports de domination persistants 5. L’intérêt du concept de blanchité est là : déplacer le regard afin de comprendre que les discriminations racistes n’exercent pas seulement des effets sur leurs victimes, mais également sur celles et ceux qui en tirent des bénéfices – matériels ou symbo‑ liques, parce qu’ils ont par exemple plus de chances d’obtenir un emploi que les autres ou parce qu’ils correspondent aux 4 5

Nell Irvin Painter, The History of White People, W. W. Norton & Company, New York, 2010. Didier Fassin, « L’invention française de la discrimination », Revue française de science politique, vol. 4, n° 52, 2002.

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normes qui règlent la perception collective des corps. Ainsi, les canons esthétiques font les femmes blanches plus belles que les femmes non blanches, quand les stéréotypes culturels font les corps blancs plus sensibles à la douleur que les corps non blancs. Il s’agit ainsi de comprendre ce qu’est être blanc, non plus seulement en négatif mais positivement, comme un habitus, des manières d’être, de faire et de voir, des dispositions physiques, mentales et sociales. L’analogie avec l’effort de dévoilement féministe s’impose de nouveau. Il s’agit d’analyser la blanchité comme on dissèque la masculinité, de se demander  : qui est perçu et s’identifie comme blanc ? Quelle place tient la blanchité dans la construction des identités sociales des individus, leurs pratiques et leurs échelles de valeurs ? De quelles manières le fait d’être blanc a-t‑il des conséquences sur la position et la trajectoire sociales des individus, sur les ressources et les formes de capital auxquelles ils peuvent prétendre ?

Les whiteness studies : déconstruire, dénaturaliser, abolir C’est aux États-Unis qu’émergent, dans les années  1980, les whiteness studies. Leur développement est étroitement lié au contexte militant et scientifique, marqué par la multiplication et la visibilisation des luttes pour les droits des minorités 6 et le développement des gender studies et des critical racial studies. Les whiteness studies abordent ainsi la question raciale en faisant écho aux travaux sur la masculinité, considérant que l’étude de la domination raciale ne saurait se réduire à celle des minorités mais doit également prendre pour objet le groupe dominant. Ces études s’inscrivent également dans le sillage des cultural studies, puisque leurs travaux fondateurs s’intéressent d’abord à l’hégémonie blanche dans la culture littéraire 7 et visuelle améri‑ caine 8, afin de déloger les blancs de leur position normale et d’exposer de quelle manière la whiteness est montrée et mise en scène dans la production artistique – « Other people are raced, we are just people », écrit Richard Dyer. Aujourd’hui, les travaux 6 7 8

Maxime Cervulle, Dans le blanc des yeux, Éditions Amsterdam, Paris, 2013. Toni Morrison, Playing in the Dark. Whiteness and the Literary Imagination, Harvard University Press, Cambridge, 1992. Richard Dyer, White, Routledge, New York, 1997, p. 1.

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relatifs à la whiteness sont largement développés et diversifiés aux États-Unis grâce à de nombreux universitaires, écrivains et écrivaines, militants et militantes. Des centaines d’articles et d’ouvrages ainsi qu’un nombre croissant d’enseignements leur sont consacrés. Bien qu’en voie d’institutionnalisation, ce champ d’étude demeure éclaté et il est parfois difficile d’en saisir l’unité disciplinaire, méthodologique ou théorique 9. Ces travaux partagent cependant un point de vue construc‑ tiviste  : le groupe blanc est considéré comme une catégorie socialement construite et jamais comme une réalité biologique. En effet, la whiteness n’est pas pensée comme un caractère intrin‑ sèque des acteurs sociaux. Elle est au contraire une qualité que l’on peut acquérir, une position à laquelle il est possible de s’élever. Les modalités d’identification et d’assignation au groupe blanc évoluent donc dans le temps et l’espace  : être blanc est moins une question d’épiderme que de position écono‑ mique et sociale dans un contexte sociohistorique donné. En particulier aux États-Unis, être blanc est toujours une position relative au sein de l’opposition entre whiteness et blackness, mais également dans la hiérarchie symbolique des autres popula‑ tions européennes et étrangères 10. Conformément à l’idée d’un devenir-blanc, de nombreuses publications ont analysé la manière dont certains groupes ont pu accéder à la whiteness au cours de l’histoire étatsunienne. L’historien Noel Ignatiev a ainsi étudié la trajectoire raciale des immigrés irlandais et décrit les stratégies de différenciation symbolique qu’ils ont mises en œuvre pour se distinguer des noirs (à travers notam‑ ment le choix de l’emploi, le lieu d’habitation ou le soutien à l’esclavage) 11. Quant à l’anthropologue Karen Brodkin, elle a décrit les modalités successives de la racisation subie par les juifs étatsuniens, dont elle estime qu’ils sont devenus blancs au sortir de la Seconde Guerre mondiale 12. 9

Bastien Bosa, « Plus blanc que blanc. Une étude critique des travaux sur la whiteness », in Didier Fassin, Les Nouvelles Frontières de la société française, La Découverte, Paris, 2010. 10 Nell Irvin Painter, The History of White People, op. cit. 11 Noel Ignatiev, How the Irish became White. Irish-Americans and African-Americans in the 19th Century, Routledge, New York, 1995. 12 Karen Brodkin, How Jews Became White Folks and What That Says About Race in America, Rutgers University Press, New Brunswick/Londres, 1998.

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La première ambition des whiteness studies est de remettre en cause le caractère prétendument naturel et normal du groupe blanc en montrant que les individus perçus comme blancs n’échappent pas au processus de racisation. Être blanc n’est pas neutre ; cela s’accompagne d’un ensemble de privilèges écono‑ miques, sociaux, politiques et symboliques. Peggy McIntosh est la première à avoir introduit cette notion de privilège blanc 13 en procédant à une analogie entre inégalités de race et inégalités de genre, selon une approche systémique du racisme envisagé comme un système de positions sociales hiérarchisées auxquelles sont associés des avantages concrets. Les blancs, parce que blancs, sont susceptibles de profiter de nombreux avantages académiques, professionnels, salariaux, en matière d’accès au logement et à des positions de pouvoir,  etc. Ces privilèges se caractérisent par leur invisibilité et l’ignorance qu’en ont ceux et celles qui en bénéficient. Cette ignorance s’étend à leur qualité même de blancs, en tant que groupe normal, majoritaire et hégémonique qui prétend incarner l’universel. L’imaginaire collectif associe volontiers aux groupes minorisés des figures archétypales réduites à quelques traits physiques et pratiques culturelles caricaturés : « le Noir », « l’Arabe », « le Chinois », « le Juif » constituent autant de représentations racistes, présentes dans la production artistique et mobilisées comme outils de divertissement (blagues, déguisements, etc.). Le groupe blanc, quant à lui, ne donne lieu à aucun type  : il se donne à voir comme divers, irréductible, composé d’une multitude d’indi‑ vidus particuliers. Norme en fonction de laquelle la différence se définit, la whiteness est ce « marqueur non marqué 14 » qui dispense les blancs de prendre conscience de leur position, et donc des avantages liés à celle-ci dans leur vie quotidienne, leurs relations interpersonnelles et leurs rapports aux institutions. Les whiteness studies s’inscrivent enfin dans une démarche critique et politique de dénonciation du racisme systémique, parfois jusqu’au projet normatif de réforme ou d’abolition de 13 14

Peggy McIntosh, White Privilege and Male Privilege. A Personal Account of Coming to See Correspondences Through Work in Women’s Studies, Wellesley Center for Research on Women, Wellesley, 1988. Ruth Frankenberg, White Women, Race Matters. The Social Construction of Whiteness, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1993.

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la whiteness, à travers la déconstruction, la subversion, voire la destruction des identités blanches. La sociologue Ruth Frankenberg promeut ainsi une whiteness positive et non raciste en appelant les blancs à redéfinir les modalités de leur identité blanche 15. David Roediger appréhende la domination blanche, dans une perspective marxiste, comme l’un des piliers du système capitaliste et considère l’abolition de la whiteness comme une condition nécessaire à la lutte des classes 16. Pourtant, les moyens effectifs de cette abolition sont souvent uniquement envisagés à travers le refus individuel. Noel Ignatiev soutient de son côté qu’il est possible de cesser d’être blanc en refusant de s’identifier et d’être identifié au groupe blanc, en devenant un « traître » à travers des pratiques quotidiennes de mise à distance et de rejet de l’identité blanche 17. Vingt ans plus tard, l’idée selon laquelle le racisme est d’abord un problème de blancs et que c’est à eux que revient le devoir d’entreprendre la destruction de la whiteness reste vive 18.

L’empire colonial, matrice de la blanchité Malgré leur vitalité, les whiteness studies ont pendant longtemps été marginales au sein des sciences sociales françaises, promptes à considérer la question raciale comme le propre des sociétés « multiculturelles » et « multicommunautaires » états­ unienne et britannique. Leurs approches théoriques, qui font la part belle aux questions d’identité, de représentations et de subjectivités individuelles des acteurs sociaux, ont été critiquées. De même l’insuffisance empirique de certains travaux qui ont échoué à mettre au jour de manière concrète et systématique les mécanismes à l’œuvre dans la production de la whiteness et Ibid. David R. Roediger, Towards the Abolition of Whiteness. Essays on Race, Politics, and Working Class History, Verso, Londres, 1994. 17 Noel Ignatiev, « How to be a race traitor : six ways to fight being White », in Richard Delgado et Jean Stefancic, Critical White Studies. Looking Behind the Mirror, Temple University Press, Philadelphie, 1997. 18 Voir l’article de la romancière étatsunienne Brit Bennett, « I don’t know what to do with good White people », Jezebel.com, 17 décembre 2014 ; et l’ouvrage de la romancière britannique Reni Eddo-Lodge, Why I’m No Longer Talking to White People about Race, Bloomsbury Publishing, Londres, 2018. 15 16

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son rôle dans le système raciste. La question des blancs n’est cependant pas étrangère aux sciences sociales françaises. Dès les années 1950, Frantz Fanon et Colette Guillaumin ont souligné l’impossibilité d’appréhender le rapport de domination auquel sont assujetties les minorités racisées sans analyser la spécificité de la position du dominant. Il est sans doute significatif que tous deux aient appartenu à des groupes dominés –  dans les ordres racial et sexuel. Pour que les blancs apparaissent comme objets d’étude, et non plus uniquement comme sujets, il fallait manifestement qu’un « Autre » procède au décentrement du regard. Dans Peau noire, Masques blancs 19, qui traite de la subjec‑ tivité du colonisé, Frantz Fanon récuse l’idée selon laquelle les blancs échapperaient aux processus de racisation à l’œuvre dans les colonies. « Le Blanc est enfermé dans sa blancheur. Le Noir dans sa noirceur », écrit-il. Refusant cependant toute symétrie, il précise : c’est en opprimant le second que le premier s’enferme dans une identité blanche hégémonique, constituée des valeurs et des qualités qu’il lui refuse. Dans L’Idéologie raciste 20, Guillaumin montre comment le rapport de domination raciste s’établit nécessairement entre deux groupes, l’un « racisant » et l’autre « racisé »  : ignorer le premier participerait à renforcer l’hégémonie invisible du groupe majoritaire, en lui permettant de se fondre dans la généralité humaine, alors que les groupes minoritaires continueraient d’être réduits à des particularités sociologiques, dénuées d’individualité et se distingueraient par un caractère supplémentaire de type racial. « Le blanc ne sait pas qu’il est blanc », écrivait Colette Guillaumin trente ans avant Richard Dyer, cette ignorance permettant au groupe racisant de considérer sa position de domination comme allant de soi. En faire un objet d’étude est un moyen d’interroger et de remettre en cause sa suprématie. Malgré ces précédents, les chercheuses et chercheurs français ont longtemps pensé la question blanche uniquement dans le cadre colonial : comme s’il y avait eu des blancs – en tant que catégorie juridique ou administrative, en tant que groupe social, voire racial – mais que ce groupe avait disparu avec les indépen‑ 19 Franz Fanon, Peau noire, Masques blancs, Seuil, Paris, 1952. 20 Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste, op. cit.

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dances, laissant la place à un « racisme sans race » et à une République égalitaire, donc « colorblind » 21. Ces travaux, circons‑ crits à une période historique délimitée, apportent cependant un éclairage nécessaire sur les modalités sociales, administratives et idéologiques de création du groupe blanc. L’empire colonial est pensé comme la forme première de l’organisation raciste, dans laquelle les colons se constituent en groupe blanc pour se distinguer des natifs américains, des arabes, des asiatiques et des noirs. L’historien Frédéric Régent montre ainsi que la catégorie administrative « Blanc » apparaît dès lors qu’elle devient néces‑ saire au maintien de l’hégémonie coloniale européenne. Aux premiers temps de la colonisation, la société coloniale est fondée sur une dualité maître/esclave, qui ne se superpose pas avec la « ligne de couleur ». Le terme « Français » est alors largement préféré à « Blanc » et désigne également les non-blancs convertis au catholicisme. Les unions mixtes, tolérées par les autorités, permettent d’accroître la population des sujets français à travers un « processus de blanchiment » qui s’effectue de génération en génération 22. C’est à la fin du xviie  siècle que l’on recense les premiers usages du terme « Blanc » associé à la notion de groupe humain, notamment dans les ordonnances interdisant localement les unions mixtes. Le groupe dominant ayant acquis une taille suffisante pour asseoir son contrôle politique et écono‑ mique sur les territoires colonisés, il s’agit de tracer une frontière de couleur entre lui et les autres. Pour autant, Frédéric Régent souligne que la blancheur reste associée à la position sociale  : le pauvre n’est pas un vrai Blanc, c’est un « petit Blanc », diffé‑ rent en nature des « Blancs Blancs », des propriétaires. Ainsi, la « racialisation de la francité 23 » s’est opérée dès lors qu’il est devenu nécessaire pour les colons européens de se distin‑ guer des « libres de couleur », d’unir les Blancs dans la société coloniale et de les rapprocher des métropolitains. Cette ligne 21 Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës, La Découverte, Paris, 2007 (1988). 22 Frédéric Régent, « La fabrication des Blancs dans les colonies françaises », in Sylvie Laurent et Thierry Leclère (dir.), De quelle couleur sont les Blancs ?, La Découverte, Paris, 2013. 23 Cécile Vidal, « Francité et situation coloniale. Nation, empire et race en Louisiane française (1699‑1769) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 64e  année, n° 5, 2009.

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de couleur, qui répond d’abord à des stratégies de domination locale, devient rapidement le principe même de la colonisa‑ tion européenne. La frontière entre blancs et non-blancs justifie l’organisation et la division raciale du travail mondial, d’abord à travers l’esclavage et l’exploitation des ressources des pays colonisés, puis dans un contexte de mondialisation néocoloniale où persiste la frontière entre un monde blanc de la consomma‑ tion et un monde non blanc de la production. Ces travaux historiques permettent également de mieux appréhender la genèse de l’idéologie suprématiste dont la persis‑ tance justifie encore aujourd’hui la domination blanche, notam‑ ment à travers l’étude des représentations, de la production culturelle et de l’imagerie coloniale. Analysant les productions des intellectuels et des hommes politiques français au cours des xixe et xxe  siècles concernant cette « race blanche » dont les scientifiques s’employaient alors à démontrer la supériorité, l’historien Alain Ruscio a brossé le portrait de ces hommes blancs qui sont « par nature, par mission, par devoir, destinés à dominer les autres groupes humains », à la fois source et principe de la civilisation 24. Cette rhétorique soutient active‑ ment l’effort politique colonial et alimente les représentations collectives en métropole comme dans les colonies ; la blancheur devient le signe d’une véritable aristocratie raciale. Cette dualité est fondatrice : c’est dans les colonies que se constitue le groupe blanc, et c’est en négatif du colonisé que l’homme blanc est représenté.

Parler des blancs : danger performatif ou geste révélateur ? Si la blanchité a tardé à devenir un objet d’étude en France, et si elle demeure un concept suspect et peu légitime, c’est parce qu’elle constitue par nature un point aveugle de la conception traditionnelle du racisme, qui pense des minorités sans majorité. Ce hors-champ persistant du groupe blanc peut avoir plusieurs explications  : la prudence des sciences sociales 24 Alain Ruscio, « Blanc, couleur de l’empire », in Sylvie Laurent et Thierry Leclère (dir.), De quelle couleur sont les Blancs ?, op. cit.

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françaises confrontées à des catégories d’analyse mobilisant un vocable racial susceptible de ressusciter des imaginaires biolo‑ gisants 25, la tradition intellectuelle universaliste française 26 et son « habitus républicain 27 », voire la persistance de structures postcoloniales 28 qui, condamnant des démarches « communau‑ taristes » ou « identitaires », empêcheraient toute appréhension du groupe blanc. Ainsi, le principal lieu de controverse de la notion de blanchité n’est pas le monde scientifique, mais bien l’espace politique et médiatique : critiquant le programme d’une formation syndicale à destination des enseignants en 2017 29, le ministre français de l’Éducation nationale dénonce à la tribune de l’Assemblée nationale l’usage du mot « blanchité » (comme d’ailleurs celui de « racisé »), qu’il accuse de « véhiculer un racisme » et qu’il qualifie de « mot épouvantable ». Si ces attaques trouvent de nombreux échos, en particulier dans la presse de droite, elles ne disent rien du concept de blanchité, à la différence d’autres critiques issues du monde scientifique et militant. L’un des principaux reproches adressés au geste scienti‑ fique et politique consistant à nommer et à étudier le groupe blanc réside dans le risque performatif : nommer contribuerait à réifier et à faire advenir la réalité que l’on souhaite dénoncer. Admettre les blancs comme objet d’étude favoriserait la « racia‑ lisation » de la société et l’émergence de revendications identi‑ taires – blanches ou minoritaires. Historien de l’immigration et du monde ouvrier en France, Gérard Noiriel est l’un des princi‑ paux tenants de cette critique. Ainsi considère-t‑il qu’accepter une bipartition du monde social entre blancs et non-blancs reviendrait à assigner des identités aux acteurs sociaux et parti‑ 25 Fabrice Dhume, « De la race comme un problème. Les sciences sociales et l’idée de nature », Raison présente, n° 174, 2010. 26 Éric Fassin, « Aveugles à la race ou au racisme ? Une approche stratégique », in Didier Fassin et Éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ?, La Découverte, Paris, 2006. 27 Mireille Eberhard, « Habitus républicain et traitement de la discrimination raciste en France », Regards sociologiques, n° 39, 2010. 28 Nacira Guénif-Souilamas (dir.), La République mise à nu par son immigration, La Fabrique, Paris, 2006. 29 Journées de formation intitulées « Au croisement des oppressions. Où en est-on de l’antiracisme à l’école ? », organisées par le syndicat SUD Éducation 93 en décembre 2017.

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ciperait à l’affaiblissement des luttes sociales 30. Gérard Noiriel refuse donc l’usage de la catégorie « blancs » comme outil des sciences sociales, arguant du caractère subjectif de toute catégo‑ risation fondée sur la couleur de la peau ou l’origine ethnique, à la différence, selon lui, des variables de sexe ou de profession qui seraient « objectives », ou du moins stabilisées et admises comme évidentes. Cette affirmation ignore cependant que ces mêmes principes de catégorisation ont fait et continuent de faire l’objet de luttes, entre les acteurs sociaux comme entre les chercheurs/chercheuses, parce qu’ils sont eux aussi le produit de constructions sociales et historiques complexes 31. Le principe de précaution prôné par Noiriel se heurte également à la réalité des discours communs, médiatiques et politiques, tous marqués par le retour (ou la persistance) de la référence aux blancs. Comme le montrent, par exemple, Sylvie Laurent et Thierry Leclère, les thèmes du « petit Blanc » et du « racisme anti-Blancs » font une réapparition brutale et ravageuse dans le débat politique français depuis quelques années, faisant émerger un « Blanc » qui aurait été présent de tout temps en France 32.

On notera à cet égard la publication d’ouvrages comme Les Petits Blancs d’Aymeric Patricot 33 ou La France périphérique 34 de Christophe Guilluy, qui alimentent une rhétorique relative aux blancs pauvres laissés pour compte par des élites qui leur préfèrent des minorités – notamment des minorités raciales –, rhétorique particulièrement appréciée et diffusée à droite du 30 Gérard Noiriel, « “Color blindness” et construction des identités dans l’espace public français », in Didier Fassin et Éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ?, op. cit. 31 L’histoire de la construction et de l’usage de la variable profession en est un parfait exemple : ses catégories ont été largement déterminées par des enjeux politiques, institutionnels et économiques (voir à ce sujet : Alain Desrosières, « Éléments pour l’histoire des nomenclatures socioprofessionnelles », in Insee, Pour une histoire de la statistique, Economica, Paris, 1987). 32 Sylvie Laurent et Thierry Leclère (dir.), De quelle couleur sont les Blancs ?, op. cit. p. 7. 33 Aymeric Patricot, Les Petits Blancs. Un voyage dans la France d’en bas, Plein Jour, Paris, 2013. 34 Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, Paris, 2014.

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spectre politique (mais également à gauche 35). Cette catégorie des « Petits Blancs » s’inspire de l’expression insultante « white trash », par laquelle les WASP aisés (« white anglo-saxon protestants ») des États-Unis désignent les blancs pauvres et margi‑ naux, jugés indignes de la qualité à laquelle leur whiteness devrait les élever 36. Ces catégories traduisent bien la prégnance de la hiérarchie raciale dans la conscience collective, confirmée par la diffusion au grand public de thèses suprématistes, autre‑ fois réservées à une audience d’extrême droite confidentielle, relatives notamment au « génocide blanc » et au « grand rempla‑ cement 37 », en France, aux États-Unis et dans le reste du monde. Il est donc difficile de soupçonner l’usage scientifique ou antiraciste de la catégorie « blancs » de donner corps à une réalité qui ne lui préexisterait pas. Le concept de blanchité se heurte aux effets mêmes de la réalité qu’il entend mettre en lumière, en opérant une dénaturalisation du groupe majori‑ taire. En effet, ce geste révélateur est un coup porté à l’ordre des choses qui oblige chacun à considérer la position qu’il occupe dans le système raciste –  et certains à se découvrir, ou à devoir se dire, blancs donc dominants. Ce geste est nécessaire à une appréhension complète du système raciste, en ce qu’il permet de ne plus nommer seulement les groupes minorisés – désignés quotidiennement, dans le discours courant, politique ou administratif, à travers des catégories explicitement raciales (« les noirs », « les arabes ») ou des termes euphémisants (« diversité »), qui prennent au sérieux le critère physionomique (« minorité visible »), remettent en cause l’appartenance natio‑ nale (« descendants d’immigrés ») ou naturalisent des groupes à la construction artificielle (« minorité ethnique »). Pourtant, ce geste est souvent considéré par ses détracteurs comme violent et raciste, et les analyses systémiques du racisme sont assimilées à des manifestations d’un prétendu « racisme anti-blancs ». Ce 35 Olivier Ferrand, Romain Prudent et Bruno Jeanbart, « Gauche  : quelle majorité électorale pour 2012 ? », rapport Terra Nova, 2011. 36 Sylvie Laurent, « Le poor white trash ou la pauvreté odieuse du blanc améri‑ cain », Revue française d’études américaines, vol. 120, 2e  trimestre 2009. 37 Le 15 mars 2019, un terroriste suprématiste blanc assassine cinquante et une personnes dans une mosquée et un centre islamique de la ville de Christchurch en Nouvelle-Zélande, en se réclamant de la thèse du « grand remplacement » formulée par l’idéologue d’extrême droite français Renaud Camus.

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renversement de l’accusation illustre parfaitement la dilution de la notion de racisme dans la société française : alors qu’elle recouvre habituellement les discriminations touchant les groupes minoritaires, une nouvelle rhétorique s’impose, qui accuse l’antiracisme « bien-pensant » d’occulter le racisme subi par les blancs et les Français, sous prétexte notamment de culpa‑ bilité coloniale 38. Cette symétrie illusoire, que la rhétorique du « racisme anti-blancs » cherche à instaurer, occulte le processus sociohistorique qui a présidé à la constitution de la domination raciste. Celle-ci n’est pas assimilable à la seule haine de l’autre mais renvoie aussi à l’altérisation de certains groupes humains minorisés par plusieurs siècles d’exploitation économique, d’occupation militaire, de gestion administrative, de discrimi‑ nations en droit et en fait, de dépréciation esthétique, morale, culturelle et symbolique. Au sens strict que l’approche systé‑ mique donne au concept de « racisme », le « racisme anti-blanc » n’existe pas, quand bien même des actes ponctuels et individuels d’hostilité contre les blancs peuvent exister – ponctuels, car ils ne sont la manifestation d’aucun système d’inégalités 39.

Les blancs : un groupe social hétérogène Si nommer le groupe blanc ne le fait pas advenir, il est néanmoins nécessaire de se garder de toute essentialisation qui naturaliserait la division raciale du monde social et, en justifiant la distinction, légitimerait la hiérarchisation. Le groupe blanc n’existe ni comme groupe ethnique ou génétique ni en tant qu’unité de culture ou entité de civilisation. Ainsi la référence à un critère physique que suggère le mot « blancs » n’est-elle qu’une métonymie. Tous les individus dont la peau est claire ne sont pas blancs et, cependant, la peau claire demeure une condition de l’appartenance au groupe dominant. La blancheur de la peau, d’abord considérée comme le symbole de l’élection des blancs parmi les humains, est encore aujourd’hui un critère 38 39

Damien Charrieras, « Racisme(s) ? Retour sur la polémique du “racisme antiBlancs” en France », in Sylvie Laurent et Thierry Leclère (dir.), De quelle couleur sont les Blancs ?, op. cit. Mélusine, « Racisme anti-blancs : quand les mots rompent avec le réel », RevueBallast.fr, septembre 2019.

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de discrimination prépondérant  : les nuances de couleur de peau au sein des populations noires participant par exemple à leur position dans les hiérarchies sociales 40. Le risque d’essentialisation n’est pas seulement biologique, il réside également dans un usage anhistorique et une concep‑ tion uniforme de la catégorie « blancs ». La notion de privilège, qui met l’accent sur la subjectivité des acteurs, peut conduire à un tel écueil. En effet, parler de « privilèges blancs » amène à penser un sujet blanc qui bénéficierait ex post d’avantages dérivés du système raciste –  ce qui impliquerait l’existence d’une « ontologie blanche » précédant le processus de racisa‑ tion, quand l’approche systémique envisage plutôt un sujet blanc tout entier produit par les rapports de pouvoir racistes dans lesquels il est pris 41. Si l’on considère que les privilèges sont une propriété inhérente à la position sociale que l’on occupe dans le rapport de domination raciste, alors il devient impos‑ sible de refuser volontairement les privilèges qui la constituent : leurs bénéfices ne sont pas l’effet d’une intention, mais bien le fruit de mécanismes sociaux structurels. Les privilèges blancs ne peuvent plus être appréhendés isolément, mais toujours dans leur intrication avec les autres propriétés sociales des individus du groupe blanc. Il n’y a pas de blanchité uniforme, et être une femme blanche ou un blanc pauvre ne saurait renvoyer à une réalité sociale unique, que la notion de « privilèges blancs » permettrait seule de saisir 42.

La blanchité : un nouvel outil d’analyse scientifique et politique Malgré ces controverses idéologiques et méthodologiques, les chercheurs et chercheuses sont de plus en plus nombreux, en France, à se saisir de la notion de blanchité et à prendre pour objet le groupe blanc, non plus seulement en situation 40 Pap Ndiaye, « Questions de couleur. Histoire, idéologie et pratiques du colorisme », in Didier Fassin et Éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ?, op. cit. 41 Maxime Cervulle, « La conscience dominante. Rapports sociaux de race et subjectivation », Cahiers du genre, vol. 2, n° 53, 2012. 42 Lire le texte de Hourya Bentouhami, dans ce même ouvrage.

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coloniale mais aussi pour appréhender des réalités contempo‑ raines, notamment dans ses interactions avec la francité et l’occi‑ dentalité. La sociologue Marine Haddad a par exemple analysé les expériences de racisme des ultramarins en métropole et mis en lumière leur dimension relative et relationnelle. Confrontés à des blancs, les natifs ultramarins font l’expérience de traitements inégalitaires, face auxquels ils mobilisent des stratégies de mise à distance. Parmi celles-ci, la distinction avec les immigrés non blancs occupe une place importante, dans la mesure où elle permet d’acquérir un sentiment de légitimité relative, au prix d’une mise en concurrence des populations minoritaires 43. De son côté, Amélie Le Renard s’est intéressée à l’articulation entre occidentalité et blanchité dans les expériences d’expatriation des Français blancs et non blancs à Dubaï, et la manière dont les privilèges associés influencent les hiérarchies sociales internes du pays de résidence. Elle montre comment les expatriés français non blancs sont particulièrement incités à performer l’occidentalité, à travers un travail corporel et émotionnel de présentation de soi, afin de se distinguer des autres populations non blanches et de bénéficier des avantages liés à leur statut 44. Si ces travaux se développent, apportant ainsi la preuve de la fécondité d’une approche par la blanchité, il n’y a pas encore eu, en France, de travaux proprement ethnographiques qui prendraient pour objet les blancs, comparables à l’enquête de la sociologue Margaret A.  Hagerman qui a étudié des familles blanches issues de milieux aisés dans une ville étatsunienne 45. Ainsi, nommer et décrire le groupe blanc permet de révéler qu’il existe déjà en soi, en tant qu’il exerce son hégémonie – et de plus en plus pour soi, à mesure que se diffuse l’idéologie suprématiste blanche contemporaine, incarnée notamment par l’arrivée au pouvoir aux États-Unis du président Donald Trump. Ce geste permet d’établir des catégories de pensée, 43 Marine Haddad, « Des minorités pas comme les autres ? Le vécu des discri‑ minations et du racisme des ultramarins en métropole », Revue française de sociologie, vol. 59, n° 4, 2018. 44 Amélie Le Renard, Le Privilège occidental. Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï, Presses de Sciences Po, Paris, 2019. 45 Margaret A. Hagerman, White Kids. Growing Up with Privilege in a Racially Divided America, NYU Press, New York, 2018.

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des outils d’analyse, une sémantique susceptibles de donner du sens aux discriminations et de rendre dicible le fonctionne‑ ment du système raciste. Il réaffirme également le rôle scienti‑ fique et politique des sciences sociales : identifier les modalités de production des catégories sociales et, ce faisant, dénatura‑ liser leur existence et remettre en cause la nécessité de leurs effets, pour les appréhender comme des objets historiques et sociaux –  donc susceptibles de transformation ou d’abolition. C’est cette ambition normative de lutte contre le racisme qui a largement encouragé l’inscription timide, mais réelle, de la notion de blanchité dans le débat scientifique français, en même temps qu’elle se diffusait parmi les militants et militantes de l’antiracisme politique. Par son action révélatrice et son pouvoir subversif, cette notion comble un vide du langage et de la pensée, et permet d’avoir prise, autant que faire se peut, sur une réalité enfin exposée. Pour aller plus loin Maxime Cervulle, Dans le blanc des yeux, Éditions Amsterdam, Paris, 2013. Franz Fanon, Peau noire, Masques blancs, Seuil, Paris, 1952. Sylvie Laurent et Thierry Leclère (dir.), De quelle couleur sont les Blancs ?, La Découverte, Paris, 2013.

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COMMUNAUTARISME : « UN SPECTRE HANTE LA FRANCE » Saïd Bouamama in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 249 à 262 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

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Communautarisme : « un spectre hante la France » Saïd Bouamama

« Le voile islamique à l’école ne constitue, cela va de soi, que le totem du communautarisme. Il implique directement la revendication d’une identité religieuse qui n’a pas sa place à l’école publique. » Alain Duhamel, 26 novembre 2003. « Je refuse le communautarisme qui réduit l’homme à sa seule identité visible. Je combats la loi des tribus parce que c’est la loi de la force brutale et systéma‑ tique. » Nicolas Sarkozy, 14 janvier 2007.

Depuis plusieurs décennies, les discours sur le « péril communautariste », le « danger » ou le « repli » du même nom occupent une place majeure dans les débats politiques et média‑ tiques. Régulièrement, des déclarations alarmantes sont pronon‑ cées et des « enquêtes » médiatiques tout aussi angoissantes sont diffusées. La répétition est telle, l’unanimité si étendue et la dénonciation du danger si consensuelle que l’existence de ce « communautarisme » acquiert un statut d’évidence. L’affaire semble donc entendue  : certaines populations, identifiées par des caractéristiques ethnico-raciales ou religieuses, feraient le choix de l’entre-soi et s’engageraient dans un processus assumé de sécession avec la République et ses valeurs. Cette logique de sécession supposée et imputée à ces popula‑ tions fait de celles-ci un « problème » et, plus grave encore, des ennemies de l’intérieur potentielles nécessitant au mieux une 251

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réponse ferme, au pire une réponse répressive et policière. Le rappel de quelques éléments de contextualisation historique, économique et stratégique est indispensable pour mettre au jour les occultations, silences et réductions qui conduisent à cette accusation.

Les autres figures historiques de la sécession La prise en compte d’une séquence historique plus longue permet d’identifier d’autres figures accusées en leur temps de « communautarisme ». La première figure émerge lors du processus de construction nationale 1 qui accompagne l’avène‑ ment du mode de production capitaliste en France. Le roman national élaboré par la classe dominante, comme idéologie de justification et de légitimation de son pouvoir, s’est construit, entre autres, contre les Bretons, les Basques, les Occitans et autres Auvergnats en mobilisant les arguments qui ciblent aujourd’hui les populations minorisées  : sécessionnisme, danger pour la République, défense indispensable de l’unité nationale,  etc. Des oppositions binaires scandent les discours, qui sonnent étrangement familiers en ce début de xxie siècle : universalisme contre particularisme, modernité contre réaction, Lumières contre obscurantisme, assimilation contre commu‑ nautarisme. Ces « immigrés de l’intérieur » présents dans les grandes villes industrielles françaises sont perçus comme autant de menaces pour l’intégrité de la France en raison de leur « commu‑ nautarisme congénital 2 ». L’écrivain et journaliste Émile de La Bédollière commente par exemple en 1842 : Les Auvergnats n’adoptent ni les mœurs, ni la langue, ni les plaisirs parisiens. Ils restent isolés comme les Hébreux de Babylone, au milieu de l’immense population qui tend à les absorber ; et l’on peut dire que, plus heureux que

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Saïd Bouamama, La France. Autopsie d’un mythe national, Larousse, Paris, 2008. Voir également Suzanne Citron, Le Mythe national. L’histoire de France revisitée, Les Éditions de l’Atelier, Paris, 2017 (1987). Didier Guyvarc’h, « Un manifeste de 1851 contre les immigrés bretons », Genèse. Sciences sociales et histoire, n° 24, 1996, p. 137‑144.

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les sauvages, ils emportent leur pays à la semelle de leurs souliers 3.

À la fin xixe  siècle, le « juif » est souvent associé à l’idée d’une déloyauté dangereuse envers les institutions françaises en raison de son attachement réputé ancestral à sa communauté d’origine. L’accusation est ancienne  : constituer « une nation dans la nation » ressurgit alors dans un contexte où l’antisémi‑ tisme prospère. L’historien Ralph Schor résume ainsi la logique antisémite de cette période : Cette nation errante [les juifs], réputée immuable à travers les siècles, était d’abord soudée par une mentalité particulière, une communauté de pensée et de volonté soigneusement décrite par les antisémites 4.

Homogénéisation d’une population en fait très hétérogène sur les plans social, religieux et politique, immuabilité supposée de son rapport au monde et à la société, absence d’inter­actions avec les autres membres de la collectivité nationale… tels sont les éléments principaux qui structurent les représentations, les écrits et les discours de l’époque. Ceux-là mêmes qui sont aujourd’hui mobilisés sous différentes formes contre les popula‑ tions accusées de communautarisme. Enfin, on ne saurait oublier que même les étrangers d’ori‑ gine européenne présentés aujourd’hui comme symbole d’une « intégration harmonieuse » furent accusés de « communauta‑ risme », comme en témoigne ce rapport du préfet du Nord daté de 1927 : Quelle est l’aptitude de l’immigrant polonais à s’assimiler ? La réponse est nette  : aucune, quant au présent du moins ; j’ai dit plus haut que le Polonais ne recherchait pas la compa‑ gnie de l’ouvrier français. Cette observation se vérifie même durant les heures de travail. Au fond de la mine comme sur le carreau ou à l’atelier, un mur invisible les sépare. À l’issue de la journée, chacun s’en va de son côté. L’estaminet ne 3 4

Émile Gigault de La Bédollière, Les Industriels. Métiers et professions en France, Janet, Paris, 1842, p. 54. Ralph Schor, L’Antisémitisme dans l’entre-deux-guerres : prélude à Vichy, Complexe, Bruxelles, 2005, p. 75. Voir également Pierre Birnbaum, Un mythe politique : la « République juive ». De Léon Blum à Pierre Mendès France, Fayard, Paris, 1988.

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les rapproche même pas, non plus que le sport, les sociétés polonaises, nombreuses pourtant, n’organisent jamais de matches ou de rencontres avec les sociétés françaises 5.

Sans être exhaustifs, les différents exemples précités révèlent ceci : l’accusation de communautarisme plonge ses racines dans une longue histoire nationale et elle a été mobilisée à différentes périodes contre des populations françaises et étrangères. Loin d’être l’expression d’une réalité, le pseudo-­communautarisme imputé à des groupes divers est une élaboration politique et idéologique qui favorise la construction d’un bouc émissaire jugé crédible, qui permet d’offrir aux peurs sociales des « objets » sur lesquels se porter et qui travaille à délégitimer les résistances et les revendications d’égalité de celles et ceux qui sont accusés de porter gravement atteinte à l’unité nationale. Par sa portée stigmatisante, le terme « communautarisme » est au service d’une stratégie d’invalidation politique de toutes les tentatives de remise en cause des assignations inégalitaires.

Un communautarisme de classe L’insistance politique et médiatique sur les pseudo-­ communautarismes « ethniques » et/ou religieux a également pour effet de rendre invisible le communautarisme social des classes dominantes. Déjà en 1998, Alain Lipietz avait recours à la métaphore de la « société en sablier » afin de rendre compte du nouveau modèle social imposé par l’accélération de la mise en œuvre de politiques libérales : Cette image désigne la polarisation des revenus entre une minorité de riches, qui gagnent de plus en plus, et une majorité de pauvres, qui gagnent de moins en moins, tandis que fond la part des « couches moyennes » 6.

L’actuel mouvement des Gilets jaunes témoigne notam‑ ment de l’ampleur et de la généralisation de ce processus qui a aussi et depuis longtemps déjà violemment affecté les 5 6

« Rapport du préfet du Pas-de-Calais, 11 octobre 1929 », cité in Janine Ponty, L’Immigration dans les textes 1789‑2002, Belin, Paris, 2003, p. 175‑176. Alain Lipietz, La Société en sablier. Le partage du travail contre la déchirure sociale, La Découverte, Paris, 1998.

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populations immigrées et françaises des quartiers populaires. La transformation des victimes des inégalités sociales en coupables contribue ainsi à occulter le développement d’une société pyramidale. Quelques chiffres de la très officielle Organisation de coopé‑ ration et de développement économiques (OCDE) permettent de prendre la juste mesure de ces phénomènes qui n’ont cessé de jouer en faveur des classes dominantes. On lit ainsi dans un rapport de l’institution daté de 2015 : Les inégalités sont graves et vont en s’aggravant. Dans les années 1980, les 10 % les plus riches dans les pays de l’OCDE gagnaient sept fois plus que les 10 % les plus pauvres : ils en gagnent aujourd’hui près de dix fois plus. Si l’on ajoute le patrimoine et les autres formes de richesse, c’est pire encore : en 2012, les 10 % les plus riches possédaient la moitié de la richesse totale des ménages 7.

À cette polarisation sociale s’ajoutent les stratégies des membres des classes que Michel Pinçon et Monique PinçonCharlot résument comme suit : Regroupées dans quelques quartiers bien délimités, elles [les familles les plus aisées] y cultivent un entre soi qui n’est possible que parce que le pouvoir social est aussi un pouvoir sur l’espace. Les familles de la grande bourgeoisie contrôlent les lieux où elles vivent, qu’il s’agisse des grandes villes ou des lieux de villégiature où elles passent leurs vacances. […] Mais l’entre soi résidentiel constitue aussi un élément des stratégies mises en œuvre pour assurer la reproduction des positions dominantes, avec l’éducation des enfants et le contrôle sur leurs relations 8.

Les données statistiques du revenu fiscal permettent de mieux appréhender cette sécession sociospatiale des plus riches et plus largement la répartition spatiale de la résidence par strates de revenu. « La tendance au regroupement spatial des ménages par strates de revenu ou de catégorie sociale contribue 7 8

Brian Keeley, Inégalités de revenu. L’écart entre les riches et les pauvres, OCDE, Paris, 2015, p. 4. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, Paris, 2007, p. 52.

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puissamment au creusement des inégalités intercommunales de revenu 9 », note l’économiste Laurent Davezies. Cette forme de communautarisme social structure également les stratégies scolaires élaborées par les parents pour leurs enfants, comme le montrent de nombreuses recherches, anciennes et plus récentes, conduites par divers sociologues 10. La maîtrise des critères de dérogation pour la carte scolaire, le choix d’options présentes exclusivement dans certains établissements, le recours à l’ensei‑ gnement privé, etc. constituent autant de stratégies conduisant à des entre-soi sociaux. Cet entre-soi de classe n’est ni évoqué ni a fortiori critiqué par celles et ceux qui ne cessent, dans le champ politique comme dans le champ médiatique, de s’élever contre le prétendu communautarisme des immigrés ou des héritiers de l’immi‑ gration postcoloniale. En faisant ainsi sécession, les plus riches dévoilent qu’il n’y a jamais eu d’unité nationale alors même que Noirs, Arabes, Asiatiques et musulmans sont accusés de lui porter atteinte par leur « communautarisme ».

Une communautarisation imposée Les stratégies qui viennent d’être évoquées ont notamment pour conséquences de contribuer à reléguer les catégories de population les plus pauvres dans des quartiers et/ou des zones spécifiques  : périphérie des villes grandes et moyennes. Mais, à la différence des membres des classes supérieures, qui disposent du capital social, financier et culturel, leur permettant de choisir leur lieu de résidence et les établissements scolaires et universitaires de leurs enfants, les membres des classes pauvres ne jouissent pas de telles possibilités. De là, une communauta‑ 9 10

Laurent Davezies, « La fracture territoriale contre les facteurs de cohésion  : le bras de fer », Cahiers français, n° 351, juillet-août 2009, p. 44. Voir Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Éditions de Minuit, Paris, 1970 ; Jean-Christophe François et Franck Poupeau, « Le sens du placement scolaire. La dimension spatiale des inégalités sociales », Revue française de pédagogie, n°  169, octobredécembre 2009, p. 77‑97 ; David Guilbaud, L’Illusion méritocratique, Odile Jacob, Paris, 2018 ; Philippe Gombert et Agnès Van Zanten, « Le modèle éducatif du pôle “privé” des classes moyennes : ancrage et traduction dans la banlieue parisienne », Éducation et Société, n° 14, 2004, p. 67.

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risation contrainte qui n’est nullement synonyme de commu‑ nautarisme, lequel aurait pour objectif de faire sécession ou d’imposer des règles spécifiques et dérogatoires à la législation commune. Pour les populations les plus démunies, qui sont aussi celles qui sont le plus souvent accusées de « communau‑ tarisme », la concentration dans certains territoires et secteurs d’activité n’est pas la conséquence d’une décision librement consentie, mais le résultat des nombreuses contraintes subies. S’y ajoutent des caractéristiques ethnico-raciales et religieuses, réelles ou imputées, qui sont à l’origine de discriminations systé‑ miques. Ces discriminations affectent tous les aspects de la vie sociale (logements, emplois, niveau de rémunération, loisirs, accès aux services publics, etc.), complexifient la stratification de la société, la répartition spatiale de ses membres et font peser sur les catégories concernées des contraintes extrême‑ ment fortes. Le « communautarisme » fonctionne aujourd’hui en France comme un épouvantail brandi à tout propos et même hors de propos. Car ce sont précisément les discriminations qui en sont l’origine principale. Dans une tentative de s’ériger en unique communauté légitime, les xénophobes et les racistes repoussent ceux qui n’exhibent pas une origine française, chrétienne et un phénotype « blanc » 11.

Si cette analyse des sociologues Véronique De Rudder et François Vourc’h nous paraît juste, il faut préciser qu’elle ne concerne pas uniquement le simple cercle des « xénophobes et racistes », mais bien l’ensemble de la société et nombre de ses institutions. En ce qui concerne la majorité des héritiers de l’immigration postcoloniale, les facteurs de classe, de race et de religion se conjuguent et structurent des destins sociaux caractérisés par de multiples inégalités de traitement. La ségré‑ gation sociale et raciale est une réalité objective désormais bien documentée sur laquelle le discours relatif au « danger communautariste » greffe en quelque sorte une construction fantasmatique reposant sur la peur. En témoigne l’expression 11 Véronique De Rudder et François Vourc’h, « Quelles statistiques pour quelle lutte contre les discriminations », Journal des anthropologues, n° 110‑111, 2007, p.  2.

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désormais commune de « territoires perdus de la République 12 », abondamment utilisée dans le champ politique comme dans le champ médiatique. Même la minorité des héritiers de l’immigration ayant socialement réussi n’est toutefois pas épargnée par la puissance des discriminations systémiques. Les écueils rencontrés par ses membres pour accéder aux mêmes espaces résidentiels que leurs pairs des classes moyennes l’attestent. Les résultats de la première étude consacrée à l’accès au logement privé de ce groupe social mettent en évidence la « difficulté à concilier réussites sociales, dont certaines sont parfois éclatantes, et désir de mobilité résidentielle 13 ». Plus généralement, force est de constater que les discours tenus sur le communautarisme supposé de certaines minorités sont aussi nourris des mobilisations de celles et ceux qui luttent depuis longtemps contre les discriminations, et des « émeutes urbaines ». La Marche pour l’égalité et contre le racisme, qui s’est déroulée du 15  octobre au 3  décembre 1983, doit être considérée comme le point de départ d’une séquence historique inédite et caractérisée par la volonté de ses acteurs et actrices d’apparaître désormais au grand jour et de faire de la lutte contre les discriminations un élément central de leur mobilisation 14. Cette manifestation, de même que la réitération, sous des formes diverses, d’« émeutes » dans les quartiers populaires tendent à remettre en cause la doxa relative au « modèle français d’inté‑ gration » et à l’universalisme prétendu de la République, tous deux constitutifs du grand roman national. Dans ce contexte, les accusations récurrentes de communautarisme permettent d’expliquer l’« échec de l’intégration » en imputant la respon‑ sabilité d’une telle situation aux victimes des discriminations systémiques. Classique inversion de l’ordre des causes et des conséquences commune aux stratégies discursives de celles et Emmanuel Brenner (dir.), Les Territoires perdus de la République, préface d’Alain Finkielkraut, postface de Georges Bensoussan, Fayard, « Pluriel », Paris, 2015 (2002). 13 Fatiha Belmessous, Hacène Belmessous, Laure Chebbah-Malicet et Franck Chignier-Riboulon, Les Minorisés de la République. La discrimination au logement des jeunes générations d’origine immigrée, La Dispute, Paris, 2006. 14 Sur ce sujet, voir Abdellali Hajjat, La Marche pour l’égalité et contre le racisme, Éditions Amsterdam, Paris, 2013.

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ceux qui cherchent à occulter des situations de domination et de racisation.

La communauté comme ressource Le communautarisme, comme terme disqualifiant, jette en effet le discrédit sur les minorités explicitement ou implicitement désignées. Plus encore, il tend à rabattre systématiquement des solidarités de communautés –  pourtant indispensables à leurs membres pour résister à la situation qui leur est imposée – sur des dérives potentielles et jugées dangereuses. « Cette relégation dans l’illégitimité et l’inégalité favorise les replis au sein des groupes de pairs qui, eux, assurent parfois quelque sécurité et solidarité 15 », remarquent à juste titre Véronique De Rudder et François Vourc’h. Et d’ajouter : Pour résister au racisme, pour s’intégrer dans la société sans perdre ses repères familiaux, traditionnels ou religieux, il faut s’inventer une identité collective et, pour ce faire, créer une communauté sur laquelle s’appuyer, mais qui ne soit pas nécessairement un lieu de repli identitaire, coupé du reste de la société. Les individus des cultures marginales, dominées, voire stigmatisées se construisent ainsi des appar‑ tenances plurielles 16.

Le constat n’est pas nouveau. Jean-Paul Sartre y fait référence dès 1946 dans ses Réflexions sur la question juive où il analyse l’investissement du communautaire comme une posture défensive d’un groupe dominé face à un antisémitisme d’État. Il décrit ce « repli » comme une fuite des assignations identitaires racistes, c’est-à-dire comme une revendication d’universel 17. Le communautarisme ? Une arme langagière et politique qui a pour finalité de délégitimer les expériences communes, les intérêts partagés et les solidarités indispensables de celles et ceux qui sont racisés et gravement discriminés. Loin de pouvoir être 15 Véronique De Rudder et François Vourc’h, « Quelles statistiques pour quelle lutte contre les discriminations », art.cit., p. 2. 16 Marie-Cécile Naves, « Les études culturelles pour penser le communautarisme en France depuis le début des années 1990 », Médiation et Information, n° 24‑25, 2006, p. 112. 17 Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Gallimard, Paris, 1954.

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réduite à un « repli » particulariste et sécessionniste, la mobilisa‑ tion des ressources offertes par différentes communautés s’inscrit dans une stratégie de survie, de socialisation solidaire des coûts matériels comme symboliques et de résistance aux inégalités. De plus, force est de constater que les mobilisations militantes et collectives des minorités racisées, stigmatisées en raison de leur communautarisme supposé, se développent toutes en exigeant une égalité de traitement dans l’ensemble des domaines de la vie sociale ; nullement en défendant des revendications particu‑ laristes jugées contraires aux principes républicains. Alors que les discriminations systémiques sont au cœur de la vie quotidienne de ces minorités et qu’elles affectent gravement les trajectoires sociales et professionnelles de leurs membres, elles sont au mieux reléguées au plus bas de l’agenda des organisations syndicales et politiques du mouvement ouvrier, au pire niées par les défenseurs d’une République idéalisée qui n’existe que dans l’imagination de ses concepteurs. Quant à l’autonomie exigée par celles et ceux qui se mobilisent, elle n’est nullement une fin en soi mais une nécessité ou encore un moment indispensable sur la voie de convergences et d’alliances indispensables avec d’autres forces sociales et politiques progres‑ sistes. Comme le soulignait déjà Aimé Césaire en 1956  : « Ce n’est pas volonté de se battre seul et dédain de toute alliance. C’est volonté de ne pas confondre alliance et subordination. Solidarité et démission 18. »

Le spectre de la non-mixité L’accusation de « communautarisme » tend à devenir quasi hystérique dans le débat public et politique au moment où les membres d’un groupe social subissant un traitement inégalitaire produisent des espaces politiques propres. La revendication et la mise en place d’espaces-temps de non-mixité sont alors réduites et caricaturées comme preuves d’un « communautarisme » attesté et comme spectre menaçant le fameux « vivre-ensemble ». Or on ne peut pas nier que l’ensemble des progrès égalitaires 18 Aimé Césaire, « Lettre à Maurice Thorez », in Aimé Césaire et Malcolm X, Black Revolution, Demopolis, Paris, 2010, p. 34.

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connus dans le passé est le résultat de cette « non-mixité » diabo‑ lisée. Des esclaves aux ouvriers, en passant par les femmes ou les colonisés, ladite « non-mixité » a été une constante. Elle apparaît comme nécessité à un moment du combat égalitaire afin de briser la silenciation systémique d’une oppression spéci‑ fique. Elle émerge comme condition pour élaborer des stratégies politiques susceptibles de poser des questions occultées et des oppressions niées. Elle surgit aussi comme besoin pour résister aux violences quotidiennes de l’oppression subie. Loin d’être un refus du « vivre-ensemble », ledit « entre-soi » signifie dès lors le refus d’un « vivre-ensemble inégalitaire » et le combat pour un « vivre-ensemble égalitaire ». La violence des critiques médiatiques et politiques à l’encontre de ces espaces-temps de « non-mixité » révèle l’enjeu de la visibilisation des oppressions spécifiques. L’invisibilité rime toujours avec l’inégalité et l’oppression et, a contrario, la visibi‑ lité avec l’égalité et l’émancipation. La force d’un système de domination ne se situe pas seulement ou essentiellement dans sa violence directe ou répressive, mais aussi dans sa capacité à exercer une violence symbolique dont un des résultats concrets est d’occulter certains aspects de la réalité. Les discrimina‑ tions racistes massives et systémiques font par exemple, encore aujourd’hui, l’objet d’un déni tout aussi massif, en dépit de leur ampleur et de leurs conséquences. Il en fut de même, dans le passé et encore aujourd’hui, pour l’exploitation ouvrière ou l’inégalité sexiste. Briser une telle violence symbolique est une étape incontournable pour permettre une remise en cause du processus de reproduction des inégalités sociales. Ledit « entre-soi » n’est qu’une modalité politique et organisation‑ nelle pour imposer à l’agenda les revendications concrétisant le refus de l’assignation inégalitaire. La construction de ces espaces-temps d’entre-soi comme spectre menaçant s’adresse autant aux victimes d’une oppres‑ sion spécifique qu’au reste de la société. Vis-à-vis des premières, elle joue une fonction d’intimidation et de menace visant à faire taire les velléités de contestation. À l’égard des autres, elle fait fonction de barrière protectrice visant à obscurcir la possibilité d’une prise de conscience du caractère systémique des dominations. Cette prise de conscience conduit en effet 261

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à saisir les liens entre les différentes oppressions et inégalités coexistant au sein de notre société. C’est à ce niveau qu’appa‑ raît le concept d’« allié », signifiant à la fois la prise en compte de la dynamique globale et systémique de la domination et celle d’assignations inégalitaires différentes et stratifiées selon les appartenances raciales, religieuses, genrées, etc. Loin d’être en position d’extériorité, l’« allié » se situe de manière matéria‑ liste dans cette double prise en compte. Cela suppose à la fois de se situer comme appartenant à la communauté de tous ceux et celles qui agissent contre un même système de domination et comme « porteurs de valise » de ceux et celles qui subissent des oppressions spécifiques. C’est d’ailleurs cette double dimension qui nous conduit à préférer le concept de « complice » à celui d’allié. Les deux acteurs se situent, en effet, dans des espaces différents en termes de réalité inégalitaire subie, mais aussi dans un espace commun en termes de remise en cause du système de domina‑ tion global. Une telle approche suppose, bien entendu, une rupture exigeante avec les socialisations conduisant à hiérar‑ chiser les dominations et les luttes. Pour aller plus loin Saïd Bouamama, La France. Autopsie d’un mythe national, Larousse, Paris, 2008. Fabrice Dhume, Communautarisme. Enquête sur une chimère du nationalisme français, Demopolis, Paris, 2016. Béatrice Durand, La Nouvelle Idéologie française, Stock, Paris, 2010. Laurent Lévy, Le Spectre du communautarisme, Éditions Amsterdam, Paris, 2005. Marwan Mohammed et Julien Talpin, Communautarisme ?, PUF, Paris, 2018.

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PENSER LES MARGES ENSEMBLE GRÂCE À L’INTERSECTIONNALITÉ Hourya Bentouhami in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 263 à 275 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

Penser les marges ensemble grâce à l’intersectionnalité Hourya Bentouhami

En mars 1992, Joan Sharp, ancienne employée de la Schlage Lock Company en Caroline du Nord aux États-Unis, se rend à Tecate au Mexique où l’entreprise met en œuvre son projet de relocalisation en maquiladora. L’ancienne salariée est mandatée par le collectif Black Workers for Justice (Travailleurs noirs pour la justice) afin d’alerter les travailleuses mexicaines sur la toxicité des activités de cette compagnie, ayant entraîné des cancers mortels pour une trentaine de ses collègues états­uniens 1. Elle apporte un dossier de deux cents pages faisant état de l’utilisation de produits chimiques dangereux pour la santé et les nappes phréatiques, et du refus de la direction de l’entre‑ prise de verser des indemnités aux travailleurs et travailleuses malades. Joan Sharp incarne un type de solidarité transnationale construit autour d’une compréhension intersectionnelle de ce qui pourrait sinon être réduit à une simple lecture économique : une crise industrielle entraînant une délocalisation dans un pays où les salaires sont plus bas. Ce combat, et plus spécifiquement son lexique articulant justice sociale, santé (notamment santé reproductive) et protection de l’environnement, est un exemple parmi tant d’autres des enjeux liés à une pratique de l’intersec‑ tionnalité. Dans ce dernier cas, nul n’est besoin de faire référence à la généalogie étatsunienne du concept d’« intersectionnalité » forgé par la juriste africaine-américaine Kimberlé Crenshaw pour attester de la réalité et de la pertinence de son usage militant. 1

Exemple cité in Maria Mies et Vandana Shiva, Écoféminisme, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 17.

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L’intersectionnalité n’est que le nom savant d’une pratique déjà établie dans bien des mouvements et organisations populaires féministes du Sud global, notamment autour des enjeux liés à la reproduction entendue en son sens féministe, soit l’entretien nécessaire à la subsistance et à la qualité de la vie de tous les jours. Il s’agit de protéger la capacité de se nourrir, boire, se loger, se vêtir et se soigner dans un environnement sain et digne pour une vie authentiquement vivable. En ce sens, les luttes en faveur de l’amélioration des conditions de travail apparaissent à la fois comme des luttes pour la justice sociale (égalité profes‑ sionnelle et salariale), la sécurité au travail et la dignité pour des populations dont la restriction ou la privation de ces biens fondamentaux sont la conséquence directe d’une politique aux effets racialisants. Certaines populations sont en effet racialisées, c’est-à-dire dégradées dans l’indignité existentielle du fait de leur apparte‑ nance réelle ou supposée à un groupe, lorsqu’elles font l’objet de politiques publiques ou privées (notamment lorsqu’elles sont employées dans des entreprises minières extractivistes, des usines de peinture et autres produits chimiques, pharmaceu‑ tiques, phytosanitaires, alimentaires, textiles, ou de recyclage des déchets…) qui détériorent leurs conditions de vie. Ces populations, souvent pauvres, ne sont dès lors pas en mesure de mener une vie digne et sont menacées par la pollution de l’air, des terres et des eaux, l’expropriation des terres ou de leur exploitation au profit de monocultures, l’accès difficile à l’éducation, aux soins, à la culture et au logement, la mécani‑ sation à outrance des tâches laborieuses, l’exploitation sexuelle qui accompagne cette industrialisation de la vie. La racialisation s’évalue non pas à partir d’une visée explicite et intentionnelle des décideurs publics ou privés d’exclure un groupe spécifique de personnes en fonction d’une supposée « race ». En revanche, cette racialisation opère à travers les effets que certaines de ces décisions peuvent avoir sur des populations au profil socioéco‑ nomique et culturel précis (confessions, origines géograpiques, couleur de peau, apparence). Cette présomption d’incompé‑ tence induite par l’« apparence » conduit ces mêmes popula‑ tions à être fréquemment surreprésentées dans de nombreux domaines considérés comme négatifs et constituant dès lors des 264

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désavantages sociaux (incarcération, maladies, échec scolaire, malnutrition, etc.) ou, à l’inverse, à être sous-représentées dans les domaines pouvant apporter des avantages sociaux (fonctions de direction artistique, intellectuelle, politique, par exemple). À ce titre, les mobilisations ayant eu lieu en France au sein des services de nettoyage des chambres des grands hôtels ou des transports sont des luttes intersectionnelles 2. Ces travailleurs et travailleuses ont défendu l’égalité salariale, le respect de la dignité au travail (en revendiquant la possibilité de boire, de se rendre aux toilettes pendant les heures de service, la réduc‑ tion des cadences et des gestes répétitifs inutiles) et l’obten‑ tion de produits de nettoyage respectueux de leur santé et de l’environnement. Plus généralement, ces mobilisations se sont élevées contre la naturalisation et la disqualification des tâches réalisées – le nettoyage professionnel ne devant pas être consi‑ déré comme le prolongement d’un travail domestique lui-même entendu comme une compétence innée des femmes, a fortiori des femmes non blanches.

Rendre visibles les discriminations et les violences En 1989, lorsqu’elle rédige « Demarginalising the intersec‑ tion of sex and race 3 », Kimberlé Crenshaw rappelle que l’inter‑ sectionnalité est un outil de justice sociale indispensable pour une bonne compréhension des politiques antidiscriminatoires. Dans un premier temps, elle permet de faire l’inventaire d’expé‑ riences et de discriminations qui ne sont pas prises en compte dans des argumentaires antidiscriminations qui se concentrent soit sur le genre, soit sur la discrimination raciale. Le cloison‑ nement entre ces types de démarches entraîne ainsi des dénis de justice  : non pas seulement parce que les plaignantes sont 2

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Grève en 2017 des agents de nettoyage (dont une majorité de femmes) des soixante-quinze gares du réseau Paris-Nord qui dura quarante-cinq jours. Voir Mohammed Bensaber, « Cet accord de fin de grève, c’est une victoire pour notre dignité d’agents de nettoyage », Bondyblog.fr, 15 décembre 2017 ; Gurvan Kristanadjaja, « Femmes de chambre en grève à l’hôtel Ibis : “Si on gagne, ils ne profiteront plus de nous” », Libération.fr, 13 août 2019. Kimberlé Crenshaw, « Demarginalizing the intersection of sex and race. A Black feminist critique of antidiscrimination doctrine, feminist theory and antiracist politics », The University of Chicago Legal Forum, n° 1, 1989, p. 139‑167.

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déboutées de leur demande dans le verdict final, mais aussi parce qu’elles n’ont pas la possibilité de traduire en justice leur cas en raison du caractère illisible du différend. Le deuxième volet de l’analyse de Crenshaw porte sur la nécessité de promouvoir la justice sociale dans un cadre politique dépassant le seul litige juridique. Elle donne l’exemple du litige DeGraffenreid vs General Motors qui a eu lieu en 1976 aux États-Unis. Cinq femmes noires ont porté plainte contre l’entreprise dans laquelle elles ­travaillaient, General Motors, en raison de la politique d’ancienneté qu’elles estimaient discriminatoire envers les femmes noires spécifiquement. Dans le cadre d’un plan de restructuration impliquant des licenciements massifs, General Motors a en effet décidé d’appli‑ quer le principe du « dernier arrivé, premier parti » (last in, first out). Aux yeux des plaignantes, les femmes noires sont particu‑ lièrement affectées par cette procédure proclamée équitable car, avant 1964, General Motors employait certes des femmes, mais pas de personnes noires. Et, parmi ces salariés noirs générale‑ ment plus récemment arrivés dans l’entreprise, donc, les femmes étaient particulièrement visées par le plan de licenciement. Le tribunal a opposé une fin de non-recevoir au motif que General Motors employait bien des femmes – blanches – avant 1964 et qu’il n’était donc pas possible de reconnaître des discrimina‑ tions sexistes. Quant à l’allégation de discriminations raciales, le tribunal a exigé de trouver des cas impliquant des hommes noirs. Autrement dit, les plaignantes ne pouvaient recevoir de protection que dans la mesure où leur expérience était identi‑ fiable soit à la catégorie « femmes », soit à la catégorie « noirs ». Selon le tribunal, la discrimination subie ne coïncidait ni avec une discrimination fondée sur la race, puisque les hommes noirs n’étaient pas concernés ni avec une discrimination fondée sur le sexe, puisque d’autres femmes (en l’occurrence blanches) n’étaient pas concernées. Or c’est bien en tant que femmes noires que les plaignantes demandaient la reconnaissance de leur discrimination. Il s’agit d’un différend 4, pis encore d’un cas intraitable puisqu’il ne peut être formulé en raison de l’abjec‑ 4

« À la différence d’un litige, un différend serait un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement appliquable aux deux argumentations », in Jean-François Lyotard, Le Différend, Éditions de Minuit, Paris, 1984, p. 18.

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tion sociale et ontologique inavouable dont certains sujets font l’objet et, en premier lieu, celles et ceux qui sont associés dans l’imaginaire à la traite négrière. Loin de n’être qu’un dysfonc‑ tionnement procédural, un tel conflit équivaut à un déni de réalité des violences subies par les femmes noires –  et de leur existence sociale tout court  –, reproduisant par là même une violence institutionnelle qui s’inscrit dans une longue histoire esclavagiste et coloniale de mépris des femmes noires. Ces dernières ont été déshumanisées notamment en étant expul‑ sées de la sphère de la féminité respectable : leur assignation à un sexe a consisté à les masculiniser. Ainsi, selon cette logique raciale, les femmes noires n’étaient pas des femmes. Crenshaw poursuit son travail afin de montrer que les discri‑ minations en question ne sont pas simplement multiples mais croisées, imbriquées même, car chacun des facteurs de discrimina‑ tion fonctionne comme un appel et un renforcement des autres formes de discriminations. Les risques d’être discriminé dans l’accès au logement, à l’école, au travail et à la santé sont d’autant plus élevés si vous êtes une femme afro-descendante dans un foyer monoparental résidant dans un quartier populaire. À preuve et à titre d’exemple, la mise au jour récente d’une corrélation étroite aux États-Unis entre cancer du sein et perte d’emploi chez les femmes noires. Il a été démontré statistiquement que les femmes noires ont quatre fois plus de risques de perdre leur emploi du fait de leur maladie que les autres femmes, et qu’elles connaissent un taux de morbidité plus élevé. Ce risque dispro‑ portionné par rapport aux autres femmes n’est pas imputable à une quelconque déficience physique de ces femmes (ce qui reviendrait sinon à valider dangereusement la théorie de « race biologique »)  : la seule explication de ce renforcement discri‑ minatoire entre maladie et chômage est liée au fait qu’elles subissent des discriminations systémiques ou structurelles qu’il n’est pas possible de faire sanctionner par la justice.

Des marges… au centre Au-delà de cet aspect juridique, l’intersectionnalité a claire‑ ment une visée de transformation politique prenant appui sur une compréhension située des discriminations et autres formes 267

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de violences et oppressions. Le travail de Crenshaw s’inscrit dans la lignée historique du Black feminism qui a pris appui sur une réflexion à partir de la vie quotidienne et sur une politisation des expériences vécues ordinaires. Il s’agit de considérer le partage d’expériences du point de vue minoritaire (les « marges » chez Crenshaw) comme porteur d’une analyse « robuste » des situa‑ tions d’oppression vécues. Ce partage des savoirs ordinaires et la réflexivité qui l’accompagne ont ainsi vocation à devenir une méthodologie de mobilisation politique visant à rendre réelles et objectives les situations d’injustice et de violence, ainsi qu’à accéder à une forme d’universalité, aussi paradoxale que cela puisse paraître au premier abord. Les subjectivités donnent en effet lieu à des savoirs objectifs ; les positions situées sont le langage même à partir desquelles s’énoncent des propositions d’universel. Ce ne peut être qu’en politisant les identités multi‑ ples souvent considérées comme déviantes ou monstrueuses qu’une universalité inclusive peut être atteinte. C’est l’une des revendications claires de ces réflexions et mobilisations à partir d’expériences minoritaires : leur combat est l’affaire de tous et toutes, étant donné que les marges sont au centre des politiques les plus destructrices. Mais c’est justement cette dimension universaliste qui est souvent niée par les détracteurs de l’inter‑ sectionnalité, au même titre que la notion de race dont la centra‑ lité est pourtant essentielle. Or ces réfutations sont l’envers et l’endroit d’une même logique de déni car l’un des processus de racialisation est le refus d’universalité exprimé à l’encontre des personnes non blanches, lesquelles ne pourraient représenter (au mieux) qu’elles-mêmes ou leur « communauté ». Ces dénis d’universalité et de généralité s’accompagnent d’un déni de singularité 5 dans la mesure où être « différent » (« musulman », « africain », « chinois », « noir », « arabe », « homo »…), c’est être toujours – selon cette logique raciale – le représentant ou la représentante de sa communauté. Dans cette perspective, prétendre à la reconnaissance sociale lorsque l’on est racisé ou que l’on appartient à une minorité de genre, par exemple, signifierait alors précisément désavouer sa communauté, s’en écarter pour tenter de rejoindre l’universel. 5

Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste, Gallimard, « Folio », Paris, 1972.

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Se donner un nom L’on entend souvent qu’il ne serait pas possible d’utiliser le terme « race » sans risquer la complicité avec les pratiques de blessure et d’humiliation liées à l’usage raciste d’un tel terme. Peut-on utiliser un terme ayant une longue tradition d’infamie ? Et, surtout, quelle utilité recouvre un tel usage ? Comme le rappelle Judith Butler, c’est précisément parce que ces termes ont été produits et imposés au sein de tels régimes oppressifs qu’ils doivent être répétés dans des directions qui renversent et déplacent leurs buts originaires. On ne peut se servir de tels termes par lesquels on fait l’expérience de la violation comme s’ils étaient extérieurs à nous. Occuper soi-même ces termes qui nous occupent, c’est certes risquer une complicité, une répéti‑ tion, une rechute dans l’interpellation blessante, mais c’est aussi se donner l’occasion de travailler le pouvoir de mobili‑ sation de cette blessure 6.

Le contexte républicain français a ceci de particulier qu’une certaine compréhension de la laïcité et de l’universalisme est souvent brandie comme un étendard dans le but de condamner toute forme de politisation intersectionnelle. Celle-ci donnerait en effet lieu à des revendications portant sur le droit à la diffé‑ rence, voire à des luttes communautaristes. Toute revendication d’égalité et de dignité devrait pouvoir être formulée dans les termes suivants : « Nous sommes des êtres humains comme les autres. » Mais lorsque nous sommes injuriées, blessées, frappées, ce n’est pas en tant qu’êtres humains en général, entités abstraites, mais bien en tant que femmes, musulmanes, arabes… On ne peut que répondre depuis le lieu où la blessure a été infligée : la reconquête de son humanité et de sa citoyenneté ne peut se faire qu’à partir de cette identité considérée comme infâme. La manière même dont nous sommes humains est inséparable de la façon dont nous résistons à notre déshumanisation. Et celle-ci intervenant toujours à plusieurs niveaux, la réponse doit prendre en compte ces logiques imbriquées. Comment en serait-il autre‑ 6

Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du sexe, Éditions Amsterdam, Paris, 2009, p. 131.

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ment ? Le fait est que le capitalisme racial ne laisse que peu de répit et, bien souvent, on ne peut se battre de 8  heures à 10  heures comme mère de famille, de 10  heures à 12  heures comme Arabe et le reste de la journée comme employée. Grâce à l’intersectionnalité, on peut œuvrer contre la fragmentation et la compartimentation de nos vies et de nos répertoires d’action.

Modeler la solidarité La peur de l’intersectionnalité a aussi été le fait des mouvements émancipateurs eux-mêmes ou des politiques antidiscriminations. Audre Lorde, poétesse lesbienne africaineaméricaine, rappelle que ses compagnons de lutte, qui luttaient pour le Black power, s’y opposèrent violemment en reproduisant l’exclusion et la violence dont eux-mêmes avaient été victimes, que ce soit dans l’accès au travail, la mobilité professionnelle, les rapports avec la police et la justice, etc. Elle leur reproche de considérer les revendications portées par les femmes lesbiennes africaines-américaines comme une menace à l’universalité de la lutte pour la cause noire. Sa visée est double : montrer aux « frères » que les femmes noires, et plus particulièrement les lesbiennes, ne sont pas leur ennemi et qu’ils gagneraient à prendre en considération leur point de vue situé ; et à attirer l’attention sur le fait que le silence – que ce soit le silence sur l’homosexualité ou le silence face aux violences subies  – ne protège pas les personnes ainsi rendues muettes par un système qui délégitime les existences et la souffrance des vies jugées marginales. La colère est précisément cet affect à partir duquel la lutte peut commencer et grâce auquel la transformation du statut de victime vers celui de guerrière peut avoir lieu 7. Audre Lorde rapporte que le refus de prendre en compte les questions issues des rangs minoritaires (ceux des féministes et plus encore des lesbiennes) entretient une hostilité horizontale, au sein même des structures, collectifs, associations engagés dans les luttes pour la justice et la dignité. Elle propose au contraire de verticaliser les colères : loin d’être des particularismes, des reven‑ dications d’un droit à la différence, les mobilisations formu‑ 7

Audre LORDE, Sister Outsider, Mamamélis, Genève, 2018.

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lées dans un langage dit minoritaire sont la seule manière de prendre en compte un problème dans sa globalité. L’exemple de mouvements mobilisés pour l’amélioration des conditions de vie et de logement, réunis autour du slogan « Nimby » (Not in my backyard – « Pas dans ma cour ») est à ce titre particulièrement révélateur. Des habitants pauvres et racisés de Los Angeles ont décidé d’organiser des Toxic tours dans leur quartier afin de dénoncer la pollution et la dégradation de leur environnement de vie, promouvoir la justice environnementale, les énergies propres et assainir les communautés. Leur collectif Communities For a Better Environment (CBE) politise leurs revendications écologiques en dénonçant le mépris subi par les personnes non blanches, lesquelles sont concernées au premier chef par la production et/ou le stockage massif des déchets toxiques dans leur voisinage. À l’origine, l’acronyme Nimby renvoie à la résistance d’acteurs locaux au nom de la protection du voisi‑ nage et de l’environnement contre un projet d’implantation d’une infrastructure jugée nécessaire à la satisfaction de l’intérêt général (aéroport, déchetterie, station d’épuration,  etc.) mais soupçonnée, à tort ou à raison, de provoquer des nuisances ou des risques pour les riverains : Sa signification est pour l’essentiel péjorative et désigne une manifestation d’égoïsme de citoyens qui oublient l’intérêt général pour refuser au nom de leurs intérêts propres une implantation bénéfique pour la collectivité 8.

Cette interprétation partielle de Nimby et sa perspective apparemment colorblind (« aveugle aux couleurs ») manquent précisément ceci  : la gestion des externalités industrielles et économiques aux nuisances multiples est en grande partie supportée par des territoires périphériques où vivent des popula‑ tions disposant de ressources moindres et composées de minorités culturelles et raciales, notamment des afro-descendants, qui s’inscrivent dans une histoire des migrations ­postcoloniales. Il convient par conséquent d’inverser la perspective du Nimby en faveur de la justice raciale et environnementale : le fait que 8

Laurie Béhar et Bincent Simoulin, « Le Nimby (Not In My Backyard)  : une dénonciation du localisme qui maintient l’illusion du local », Politiques et management public, vol. 31, n° 2, p. 151.

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ces territoires pollués soient principalement habités par des personnes racisées et pauvres n’est pas un hasard. Le point de vue des personnes concernées permet de comprendre que les politiques et les mesures appliquées sont des discriminations raciales indirectes. Le combat pour un environnement sain devient donc un combat pour la justice, l’égalité et la dignité. C’est ainsi que CBE présente son projet comme visant à la fois la protection des droits des personnes vulnérabilisées et une demande d’intérêt général en faveur de la protection de l’envi‑ ronnement. La pollution affecte tout le monde en Californie. Beaucoup vivent dans des zones de brouillard de pollution, comme Los Angeles et Riverside, où respirer l’air peut raccourcir jusqu’à trois ans l’espérance de vie. Les personnes de couleur – Afro-Américaines, Latinos, Philippines – ont plus de proba‑ bilités de vivre à proximité des immenses installations produi‑ sant des gaz toxiques et à effet de serre. Et c’est un fait  : plus votre revenu est bas, plus vous risquez de vivre dans une région très polluée 9.

En pratiquant ainsi l’intersectionnalité – que l’on emploie explicitement le terme ou non, peu importe ici le fétichisme conceptuel  –, il s’agit de transformer le répertoire des mobili‑ sations, et notamment celui des mouvements féministes, ­antiracistes, pour la justice sociale et l’écologie, qui mènent souvent des luttes séparées.

Pour une politique inclusive Une analyse intersectionnelle vise à pluraliser, introduire de la différence parmi ceux et celles qui conçoivent des politiques d’émancipation pour accueillir la diversité des expériences vécues. Il convient ainsi d’être prudent pour ne pas diluer les expériences spécifiques dans un ensemble plus large et pour offrir, par exemple, des espaces et des moyens de lutte aux femmes noires, afin qu’elles ne soient plus oubliées à la fois par les femmes blanches dans des mouvements féministes et 9

« Environmental justice », Communities for a Better Environment, Cbecal.org (ma traduction).

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par les hommes noirs dans des luttes antiracistes. Le recours à l’analogie dans les slogans est un dispositif rhétorique bien connu de cette subsomption des expériences minoritaires sous un vocable censé être universel. Dans la Parole aux Négresses, paru en 1978, Awa Thiam critiquait déjà l’approche analogique des slogans féministes supposément universels et relatifs à la situation des femmes et des Noirs des États-Unis. La femme noire n’est-elle pas une femme ? Qui est-elle alors ? la Noire du Noir ? N’y a-t‑il de Noirs qu’en Amérique ? « Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont hommes, mais nous sommes quelques-unes à être courageuses. » Cette phrase, titre d’un recueil de textes du Black feminism paru en 1982, mettra de même l’accent sur les impensés du féminisme et des luttes de la cause noire 10. Thiam traite elle de la triple oppression qui touche les femmes noires  : « Là où l’Européenne se plaint d’être doublement opprimée, la Négresse l’est triplement. Oppression de par son sexe, sa classe, et sa race 11. » Elle récuse cet oubli des femmes noires comme étant à la fois femmes et noires, et insiste sur le fait que ces qualités sont insépa‑ rables. Le racisme et l’hétérosexisme étant coconstruits, ce sont les femmes noires qui sont en première ligne des politiques oppressives. Les discours et les pratiques racistes sont presque toujours sexualisés, et les discours et les pratiques sexistes et homophobes sont souvent racialisés. La centralité de l’histoire de l’esclavage et de la colonisa‑ tion doit être prise en compte pour saisir la généalogie de ces imbrications. Kimberlé Crenshaw s’appuie sur une analyse de la législation du début du xxe  siècle relative au viol afin de déconstruire la manière dont les mouvements féministes ont appréhendé le viol comme une pratique de pouvoir des hommes destinée à discipliner la sexualité des femmes : Ces mesures contre le viol ne reflètent généralement pas le contrôle des hommes sur la sexualité des femmes, mais la régulation par les hommes blancs de la sexualité des femmes 10 Akasha Gloria Hull, Patricia Bell-Scott et Barbara Smith, All the Women Are White, All the Blacks Are Men, But Some of Us Are Brave, Feminist Press, New York, 1982. 11 Awa Thiam, La Parole aux Négresses, Denoël, Paris, 1978, p. 160.

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blanches. Historiquement, il n’y a eu absolument aucun effort institutionnel pour réguler la chasteté des femmes noires 12.

Crenshaw précise : Alors que l’intention de réguler la sexualité des femmes blanches plaçait d’emblée les femmes non chastes hors de la protection de la loi, le racisme restaurait la chasteté déchue d’une femme blanche lorsque l’assaillant supposé était un homme noir. Une telle restauration n’est pas disponible pour les femmes noires 13.

Penser le viol dans les mobilisations féministes uniquement comme l’exercice d’un pouvoir exercé par des hommes sur la sexualité féminine occulte le fait que le viol a aussi été une arme de terreur raciale. Crenshaw rappelle ceci : « Quand les femmes noires étaient violées par des hommes blancs, elles étaient violées non pas comme des femmes en général, mais comme des femmes noires spécifiquement 14. » De même, une compréhension de la densité historique des pratiques sexuelles – y compris le viol des hommes subalternes  – permet de comprendre que certaines violences policières s’inscrivent également dans un continuum historique dont les origines se trouvent dans le passé escla‑ vagiste et colonial. Cette histoire éclaire aussi les luttes menées aujourd’hui par les femmes musulmanes portant un foulard en France. Leur combat renouvelle profondément la notion d’inter‑ sectionnalité en ce qu’elles répondent aux attaques portant sur leur identité en se revendiquant comme femmes, musulmanes, françaises et portant un foulard 15. L’intersectionnalité est ainsi cette méthode qui consiste à décentrer géographiquement et symboliquement les revendica‑ tions majoritaires pour saisir les limites de leurs critiques de la domination et œuvrer à l’émergence d’une authentique solida‑ rité et universalité. Un tel décentrement et la reconnaissance de la pertinence des mobilisations sociales conduites à partir 12 Kimberlé Crenshaw, « Demarginalizing the intersection of sex and race », art. cit., p. 157. 13 Ibid., p. 157‑158. 14 Ibid., p. 158. 15 Voir Hourya Bentouhami, « Les féminismes, le voile et la laïcité à la française », Socio, n° 11, 2018, p. 117‑140.

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d’une identité, qu’elle soit civile, sexuelle, religieuse, culturelle et/ou ethnique considérée comme infâme ou insignifiante par les politiques raciales, renforceront les mobilisations pour la justice, l’égalité et la dignité. Pour aller plus loin Elsa Dorlin (dir.), Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975‑2000, L’Harmattan, Paris, 2008. Jules Falquet et Azadeh Kian (dir.), « Intersectionnalité et colonialité », dossier, Les Cahiers du Cedref, n° 20, 2015. Farinaz Fassa, Eléonore Lépinard et Marta Roca i Escoda (dir.), L’Intersectionnalité  : enjeux théoriques et politiques, La Dispute, Paris, 2016. Nacira Guénif-Souilamas et Éric Mace, Les Féministes et le garçon arabe, Éditions de l’Aube, Paris, 2006.

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PAROLE NOIRE/NOIRE PAROLE Maboula Soumahoro in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 276 à 291 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

Parole noire/Noire parole 1 Maboula Soumahoro

Le sujet dont il est question a trait à cet Hexagone, pays natal, pays de résidence. Pays ambigu. C’est dans cet espace que se jouent et se déploient les problématiques et tensions contemporaines qui nous touchent et nous animent aujourd’hui. Qu’on le veuille ou non. Je m’aperçois que ma réflexion actuelle porte sur deux décennies  : 1999‑2019. La première fut passée principalement à New York, tandis que c’est à Paris que s’est déroulée la seconde.

Orbite noire J’exerce dans la même université publique française depuis dix années. J’ai également enseigné au sein de différents établis‑ sements situés en France hexagonale et aux États-Unis. Cette trajectoire commencée à l’étranger il y a plus de quinze ans, je tente de la décrypter aujourd’hui. Elle nécessite un éclairage qui contribuera, je l’espère, à rendre compte de son caractère diffi‑ cile et harassant. En dépit de mon ascension sociale fulgurante. En dépit de mon statut actuel de docteure en études du monde anglophone, de celui de professeure certifiée d’anglais ou de maîtresse de conférences. Ma scolarité, primaire et secondaire, s’est d’abord déroulée en France hexagonale. J’ai ensuite entre‑ pris des études supérieures dans plusieurs universités françaises avant de les poursuivre aux États-Unis. En tant que maîtresse de 1

Ce texte est une version modifiée et synthétisée, tirée de mon ouvrage Le Triangle et l’Hexagone. Réflexions sur une identité noire, paru aux Éditions La Découverte (Paris, 2020). Je remercie Stéphanie Chevrier et les Éditions La  Découverte d’avoir aimablement autorisé la reproduction de ces passages.

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conférences, il me faut préciser que mon parcours est quelque peu atypique. En effet, je n’ai jamais intégré de classe prépa‑ ratoire ni de grande école, et je n’ai jamais présenté l’agréga‑ tion. Ces trois formations semblent constituer la voie royale pour accéder aux postes titulaires les plus convoités et les plus respectés de l’enseignement supérieur de France.

2005 : « Par tous les moyens nécessaires, réparer l’offense 2 » J’ai passé dix années entre Paris et New York. Le hasard a voulu que je me trouve en France lorsque les soulèvements d’octobre et novembre  2005 se sont produits après la mort de Bouna Traoré et Zyed Benna, et de la grave blessure dont a souffert Muhittin Altun. Les rébellions qui se sont déroulées dans plusieurs quartiers populaires du pays à la suite de ces événe‑ ments tragiques ont bénéficié d’une large couverture médiatique et d’un grand intérêt politique et institutionnel. C’est au cours de ces événements que, en cette terre laïque, des personnalités politiques ont publiquement soutenu la fatwa émise par l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) 3, absurde et sans effet possible, à l’encontre des « émeutiers ». C’est au cours de ces événements que des rappeurs ont été désignés comme les véritables responsables des soulèvements. Ces derniers ne les avaient pourtant pas encouragés. Ils les avaient plutôt annoncés, compris et décrits. Les titres « Sacrifice de poulets » du Ministère A.M.E.R. et « Qu’est-ce qu’on attend ? » de NTM, sortis dix ans auparavant, en témoignent 4. C’est également au cours de ces événements qu’on a préféré prendre ceux que l’on désignait comme les émeutiers pour des étrangers auxquels on retirerait les papiers et qu’on expulserait manu militari si on les prenait en flagrant délit. Il était tout simplement impossible d’envisager ces jeunes perturbateurs, ces banlieusards, ces habitants de quartiers 2 3 4

Ministère A.M.E.R, « Sacrifice de poulets », bande originale de La Haine, musiques inspirées du film Delabel, 1995. Alexandre Caeiro, « Pourquoi une fatwa en France ? », tribune, LeMonde.fr, 11 novembre 2005. Ministère A.M.E.R, op. cit. ; Suprême NTM, « Qu’est-ce qu’on attend ? », album Paris sous les bombes, Epic, 1995.

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populaires en tant que véritables citoyens français. Ce qu’ils étaient le plus fréquemment. C’est dans un tel contexte que j’ai rédigé mon premier article consacré à la France 5. Jusqu’alors, ma spécialisation universitaire avait porté unique‑ ment sur les populations noires des Amériques. Après un travail de terrain mené dans la commune de Clichy-sous-Bois avec Trica Keaton, une collègue africaine-américaine, cet article a été publié par une revue étatsunienne. Il revenait sur les événements de l’automne 2005 et proposait, à partir de paroles tirées de produc‑ tions rap depuis les années 1990, une analyse d’un contre-discours qui englobait l’ensemble des problèmes qui avaient surgi en terre française hexagonale et qui constituaient le cœur du discours public relatif à la banlieue et tenu alors dans les médias et les institutions. Au cœur de ce contre-discours  : répression, sûreté nationale, rôle des forces de l’ordre, violences policières, rôle de l’école, échec scolaire, chômage, racisme et discriminations, exclusion sociale, précarité, immigration, impossible assimilation, limites de l’intégration, islam, spécificités culturelles, poids de l’histoire, amnésie coloniale. À l’époque, j’ai surtout été frappée par le paradoxe de la situation. En effet, ma collègue africaineaméricaine Trica Keaton, docteure en sociologie, avait effectué une partie de son cursus universitaire à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Elle consacrait sa recherche à la question raciale en France hexagonale, plus particulièrement aux quartiers populaires et à l’islam 6. De mon côté, ma formation universitaire portait sur l’identité noire aux États-Unis et dans les Amériques anglophones. Avec les événements de 2005, il apparaissait que nos deux trajectoires se croisaient et se rejoignaient. Jusqu’alors, Trica avait été mon objet d’étude en raison de son appartenance à la communauté africaine-américaine et, pour ma part, j’avais constitué le sien. Je finissais par revenir à un sujet qu’il m’avait été impossible de voir ou d’être capable de traiter auparavant  : moi-même, et plus largement nous-mêmes. C’est-à-dire les banlieusards issus de milieux modestes ou défavorisés, d’ascendance africaine proche 5 6

Maboula Soumahoro, « On the test of the French Republic as taken (and failed) », Transition, vol. 98, 2008, p. 42‑66. Trica D.  Keaton, Muslim Girls and the Other France. Race, Identity Politics, and Social Exclusion, Indiana University Press, Bloomington, 2006.

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ou lointaine. Ceux qui étaient reconnaissables, discriminables et stigmatisables à souhait du fait de la couleur de leur peau, de leurs vêtements, de leur façon de parler, voire de marcher. Il s’agissait d’un retour aux sources  : j’étais moi-même d’ascen‑ dance africaine, ivoirienne, dioula et avais grandi en banlieue populaire. Et s’il est vrai que je n’étais pas originaire du même quartier que les trois adolescents de Clichy-sous-Bois ni du même département, nous partagions néanmoins une familiarité territo‑ riale, la similitude de nos expériences de vie de pauvres, d’enfants d’immigrés, de musulmans et de Noirs. Pour qui connaît un tant soit peu l’Afrique de l’Ouest, il sera aisé de comprendre en quoi le nom de famille de Bouna Traoré faisait écho à un aspect de ma propre culture. En 2005, il m’était tout simplement devenu impossible d’éluder la question de ma propre expérience française. Je compris que je ne pouvais plus me réfugier derrière les Noirs des Amériques pour comprendre les fonctionnements et conséquences de la catégorisation raciale. À présent, il fallait me confronter à ma propre expérience au sein de mon pays natal. Détourner le regard était devenu inconcevable. Au-delà des soulèvements d’octobre et de novembre qui secouèrent l’Hexagone, l’année 2005 est remarquable du point de vue du nombre d’associations, d’événements et de publications qui ont fait irruption dans le débat public puisque ce dernier avait atteint les limites de l’aveuglement à la race. Parmi ceux-là, on compte le vote de la loi mémorielle « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » dont l’article  4, qui mettait l’accent sur le « rôle positif » de la colonisation française, dut finalement être retiré un an plus tard, « L’Appel des Indigènes de la République », la création du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), les incendies ayant dévasté plusieurs hôtels parisiens bon marché logeant principalement des familles étran‑ gères et, enfin, la publication d’ouvrages scientifiques collectifs fondamentaux, rédigés en langue française, comme La Fracture coloniale 7 et De la question sociale à la question raciale ? 8. La question 7 8

Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel et Pascal Blanchard (dir.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, La Découverte, Paris, 2005. Éric Fassin et Didier Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, La Découverte, Paris, 2006.

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raciale, telle qu’elle se jouait dans le contexte contemporain et hexagonal, devenait enfin visible, audible et objet d’intérêt scien‑ tifique. Ce même intérêt scientifique est marqué trois années plus tard par la parution de l’ouvrage majeur de l’historien Pap Ndiaye : La Condition noire 9. Traiter de ces enjeux est ainsi devenu indispensable et ces travaux ont remis en cause l’illusion universaliste républicaine et française. Je me trouvais également sur le territoire hexagonal au moment de la campagne présidentielle de 2007 marquée alors par le débat relatif à l’identité nationale, qui est ainsi devenu un enjeu politique de premier plan. De là ont découlé la mise en place du ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement, et les débats récur‑ rents et teintés de racisme sur ces différents thèmes suite à l’élection de Nicolas Sarkozy avec un racisme assumé. Mais ce n’est qu’à l’été 2009 que je suis revenue m’installer en France « pour de bon ». Je venais d’y obtenir un poste de maîtresse de conférences. L’heure de la fin de la précarité professionnelle avait enfin sonné. J’avais longuement hésité entre les États-Unis et mon pays natal. Finalement, préférant jouer la carte de la stabilité professionnelle à celle du véritable goût personnel, j’ai choisi la France. J’ai donc pris mes nouvelles fonctions dès le mois de septembre de la même année. Trois mois à peine après mon arrivée dans ma nouvelle université, voici un courrier qui me fut adressé : Bonjour ma chère Maboula, Après m’étre rabaissé à lire votre thèse « Quelle est la couleur de Dieu » je ne pouvais contenir mon mépris quant à des propos aussi éloquents. Pour commencer, la diaspora n’est pas sans rappeler un moment clé de notre histoire, qu’il convient de ne pas utiliser à tort et à travers. En effet, ce terme est indissociable du peuple juif. « Je voudrais également remercier les professeurs et chercheurs qui, au fil des années, ont largement contribué à mon développement intellectuel » = apparament, leur travail a fort échoué, et à votre place, je ne les remercierai pas !!! 9

Pap Ndiaye, La Condition noire. Essai sur une minorité française, Calmann-Lévy, Paris, 2008.

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Cette liste ne saurait etre exhaustive. Pour votre gouverne, Maboula, le « e » du verbe être prend un accent circonflexe, écrire une thèse en baffouant les règles élémentaires de l’orthographe, je peine à croire que vous puissiez enseigner à l’université ! Puisse Dieu se mordre les doigts de vous avoir créée noire, pour lire un jour un récit si déplorable de l’Afrique. Vous vous contentez dans cette thèse, de pomper les idées d’auteur ayant dèja fait leurs preuves, vous n’apportez aucune explication nouvelle, votre thèse n’a qu’un goût de réchauffé… Une thèse de 300 pages toutes plus assomantes les unes que les autres, pourquoi dire en trois cent pages ce que personne ne voudra jamais lire. Pourquoi ne pas avoir choisi un autre sujet ? moins centré sur votre personne… Je vous prierai, Maboula, de croire en l’expression de mes sentiments les plus dinstingués. Philippe Le Gaillou (sic.)

Bien que le message soit signé « Philippe Le Gaillou », le nom associé à l’adresse électronique indique « Mamadou Tarah ». Autant dire que jamais je ne connaîtrai la véritable identité de la personne qui m’a adressé ce courriel. D’après l’enquête numérique menée, je peux simplement affirmer que ce message a été émis depuis l’université au sein de laquelle j’enseigne. Mieux, je sais également que ce message provient de mon site d’affectation. En outre, la personne qui me l’a envoyé savait que je venais de rentrer des États-Unis et que j’y avais enseigné. En effet, le message est arrivé sur ma messagerie électronique de Barnard College. L’anonyme était donc bien renseigné, car il aurait été plus attendu de m’écrire à Columbia University, établissement plus connu en France. Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais pensé que ce message avait été rédigé et envoyé par l’un de mes étudiants. L’auteur semblait parfaitement au courant de la récente soutenance de ma thèse de doctorat, qui s’était tenue dans cette même université un peu plus d’une année auparavant. Seulement trois mois après ma prise de fonction, cet auteur anonyme contestait ainsi ma légitimité d’enseignante. Plus tard et de manière régulière, j’ai continué de recevoir d’autres messages électroniques de ce type, à mon adresse 281

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professionnelle ou sur les réseaux sociaux, visant à remettre en cause et à dénoncer ma légitimité à enseigner et intervenir dans les médias. À chaque fois, l’absence supposée de qualifications et de compétences, la couleur de ma peau, mes origines extrafrançaises et ma religion ont été stigmatisées. Sur ce dernier point, je précise que j’ai un jour reçu à mon domicile une lettre anonyme explicitement islamophobe. Décidée à déposer une main courante au commissariat, j’ai dû faire face aux réticences de l’agent de police qui m’a reçue ce jour-là. En effet, cette représentante des forces de l’ordre ne comprenait pas l’objet de ma demande car le courrier anonyme présenté évoquait l’islam et les musulmans. De toute évidence, je ne correspon‑ dais pas à l’idée qu’elle se faisait des musulmans puisque j’étais noire. Il m’a donc fallu m’armer de patience et surtout faire preuve d’une grande détermination. Cela devait passer par une conscience aiguë des privilèges sociaux dont je bénéficie aujourd’hui pour garder confiance en moi et que cette main courante soit enfin enregistrée. Car nous ne sommes pas tous égaux face aux institutions. En cette terre laïque, au sein d’une institution républicaine, il m’a fallu me déclarer musulmane et par conséquent, spéci‑ fiquement ciblée par le contenu de ce courrier anonyme qui m’avait été adressé à mon domicile. L’auteur de ce courrier cherchait probablement à m’impressionner en me faisant savoir qu’il ou elle connaissait mon adresse personnelle. À la différence de la police, mon identité musulmane ne faisait aucun doute pour cet individu. Peut-être devrais-je louer sa vision plus proche de la réalité, de même son acceptation du fait que l’on puisse être simultanément noire et musulmane ? Plus tard, l’un des membres de ma famille résidant toujours dans la commune où j’ai grandi, mais où je ne vis plus moi-même depuis longtemps, a reçu un appel anonyme d’une personne qui tenait à faire part de son mécontentement au sujet de propos que j’avais tenus à la télévision la veille. À chaque fois, on m’intime de me taire, de retourner « dans mon pays » et on dénonce le fait que mon salaire de fonctionnaire de l’enseignement supérieur puisse être payé par les contribuables français. Je suis la France. Aussi.

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Parole publique Qu’a-t‑on donc le droit de dire dans les médias ? Qui a accès à la parole publique dans ce pays qui est le nôtre ? Quelles sont les conditions de cet accès ? Mon expérience des médias français (télévision et radio) depuis 2012 m’a enseigné ce qui suit. C’est pleinement consciente des enjeux liés à la question de la représentation que je me rends sur un plateau de télévision. Au cours de mes participations, je suis également consciente de la scénarisation des émissions et débats auxquels je suis conviée. Je suis consciente du rôle à jouer. Mais je connais également celui que je décide de jouer sur la base de ma propre capacité d’agir. En premier lieu, en tant que femme, plusieurs attributs physiques sont à prendre en compte  : mon âge, la couleur de ma peau, ma coiffure, ma corpulence, ma beauté et laideur supposés. Ensuite, il importe de prendre en considération la teneur de mon discours. Il s’agit enfin de mettre ces deux types de données en relation. Car c’est bien le rapport entre chacune de ces deux catégories qui permet d’éclairer mon propos. J’entends ici le lien à établir entre le corps visible dans l’espace médiatique et le type de discours énoncé. Ainsi, un intellectuel très respecté et encore plus médiatisé pourra appeler la direc‑ tion de l’une des stations de Radio France pour se plaindre des inepties prononcées par une « espèce d’Africaine » qui est passée à l’antenne. Des années plus tard, cette fois au cours d’un débat télévisé, ce même intellectuel toujours aussi respecté, pris d’une panique digne de celle du dieu Cronos, me sommera de faire preuve de gratitude envers la France pour ce tout ce que cette dernière m’aurait donné en termes d’opportunités sociales et de réalisation personnelle. Ainsi, sur un plateau de télévision, on pense à me complimenter en me décrivant comme « épatante » parce que je « m’exprime bien ». Un homme d’âge mûr, réputé cultivé, socialement favorisé, se décrivant lui-même comme « hétérosexuel, français de souche, blanc et catholique » peut aussi déclarer « ne pas supporter les mosquées en France ». Il ne sera nullement inquiété. Il n’est pas question de deux poids, deux mesures, mais plutôt de deux corps, deux mesures. Toujours sur un plateau de télévision, au cours de l’enre‑ gistrement d’une émission, j’ai une fois vivement débattu avec 283

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une enseignante du second degré, autrice de plusieurs ouvrages, pour la plupart consacrés aux problèmes sociaux de la France hexagonale contemporaine. L’angle d’approche de ses travaux peut être d’un ennui absolu pour quiconque étudie sérieuse‑ ment la société française telle qu’elle est et non telle qu’elle est présentée par une certaine mythologie nationale. L’autrice est une figure médiatique jouissant d’un certain prestige, aussi  est-elle fréquemment invitée à faire la promotion de ses publications. Elle peut donc aisément et régulièrement disposer d’une parole publique alors que cette dernière est plutôt rare et précieuse. Plus précisément, l’accès à cette parole publique obéit à des considérations éminemment politiques. Au cours de ce débat houleux, cette enseignante m’a soudainement lancé : « Publiez votre thèse ! » Depuis, cette phrase me hante. Sur le moment, j’ai été stupéfaite. Je n’ai pu que répondre  : « Ne rédigez pas de thèse et vous serez invitée sur des plateaux de télévision quand même, ne vous inquiétez pas. » Mais cette première injonction m’a longtemps troublée et je tente mainte‑ nant de l’analyser pour en comprendre le sens profond. Selon moi, ce « Publiez votre thèse ! » est révélateur d’un malaise, d’une mauvaise foi, du refus de mon statut social à l’aune de mon identité raciale. Cette injonction est une tentative désespérée de disqualifier ma légitimité d’universitaire et d’intel‑ lectuelle. En effet, l’accès à la parole publique est déterminé par la détention d’une certaine légitimité, quel qu’en soit le type. Dans le cadre d’une émission de télévision consacrée au débat d’idées, les titres et statuts des invités font loi. Si cette femme et moi sommes conviées à ce type d’émissions, c’est en raison de nos titres respectifs  : elle, en tant qu’autrice d’un essai et enseignante en collège, moi, en tant qu’enseignante-chercheuse à l’université. Nos statuts respectifs sont censés justifier notre légitimité. L’impératif « Publiez votre thèse ! » mérite une atten‑ tion particulière en raison, notamment, de sa grande violence symbolique. En effet, est ainsi souligné non ce qui fonde ma légitimité mais plutôt ce qui ferait défaut à mon titre, à savoir le fait que je n’ai pas publié ma thèse de doctorat 10. Je serais donc une fausse docteure et une fausse intellectuelle. Une imposture. 10 Celle-ci est toutefois en libre accès sur Internet depuis 2008.

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Ce déni est causé par mon apparence physique. Ma couleur noire n’est pas celle que l’on associe le plus aisément aux docteurs. Ma couleur n’est pas non plus celle le plus fréquem‑ ment associée aux intellectuels. L’accusation est donc plus facile à croire et pourra trouver un écho favorable chez les personnes sensibles à ce genre de rhétorique qui cible certains types de corps. L’université n’impose aucunement la publication de la thèse de doctorat après l’obtention du diplôme, faut-il le rappeler ? Mais surtout, ce rappel à l’ordre, qui repose sur des règles inexistantes au sein de l’institution universitaire, est le fait d’une enseignante en poste dans un collège qui, n’étant pas titulaire d’un doctorat, n’a ni présenté ni réussi le concours de recrutement qui lui aurait assuré un poste dans l’enseignement supérieur. Ce qui m’intéresse de mettre au jour ici est le nonrespect de la hiérarchie sociale dans certaines circonstances. Oui, la société est organisée de manière hiérarchisée et inégalitaire. Au sein de celle-ci, le statut social d’un enseignant-chercheur est supérieur à celui d’un enseignant de collège. Une enseignante du second degré ne devrait donc pas pouvoir, au regard des codes sociaux qu’elle applique continûment, être en mesure d’intimer, en public et avec perfidie, à une docteure enseignante du supérieur de « publier sa thèse ». Cela ne devrait avoir aucun sens ni par conséquent avoir aucun effet. Cette enseignante en collège savait néanmoins exactement à quoi servait cette injonction. Consciemment ou inconsciemment, elle a fait usage de l’unique arme demeurant à sa disposition pour rétablir la balance sociale qui jouait en sa défaveur. L’unique arme à sa disposition pour rétablir la balance intellectuelle. L’unique arme qui pouvait jouer en sa faveur – si l’on accepte le principe selon lequel les diplômes sont la marque de l’intelligence et la justifi‑ cation du droit à la parole publique légitime – était la couleur de sa peau. Sa peau blanche, dans cet espace si scénarisé que constituent les plateaux de télévision, lui conférait d’emblée une légitimité et une autorité sur ma peau noire. Le temps de ce jeu audiovisuel grandement formaté auquel nous avions toutes deux choisi de nous soumettre, qui aurait le temps de se soucier des aspects administratifs relatifs à nos titres respectifs ? La femme d’apparence blanche a ordonné à la femme d’apparence noire de publier sa « thèse ». Le mot « doctorat », puisqu’il s’agit d’une 285

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thèse de doctorat, n’a pas été prononcé. Il ne compte pas. On ne l’entend pas et il n’est nul besoin de l’entendre. La femme d’apparence blanche fait passer la femme d’apparence noire pour une intellectuelle incomplète, une intellectuelle qui aurait failli, qui ne serait pas allée au bout de la rigoureuse démarche universitaire. La femme d’apparence noire n’est donc pas une intellectuelle. Ou pas aussi intellectuelle que la femme d’appa‑ rence blanche. Qui n’a pas de doctorat. Mais qui est blanche et donc plus facilement crédible. Cette crédibilité qui va quasiment de soi, s’explique historiquement, culturellement, socialement, économiquement et statistiquement. Je connais et je côtoie mes collègues français et je ne peux que constater la couleur de leur peau. Je ne compte plus le nombre de fois où mon corps de femme noire est entré en contradiction avec mon titre  : je suis rarement la maîtresse de conférences à laquelle étudiants, collègues ou personnels administratifs s’attendent. Dans le but de justifier la surprise à ma rencontre, mon « jeune » âge ou ma tenue vestimen‑ taire sont fréquemment évoqués. Parfois, on m’imagine même étrangère, anglophone. Avant la rencontre, sur la base de mes nom et prénom, certains pensent que je suis un homme et ils tombent des nues lorsqu’ils découvrent la femme que je suis. En revanche, la couleur de ma peau n’est jamais mentionnée. Pourtant, je ne suis pas jeune. Je ne sais comment interpréter les vêtements que je porte. Et bien que bilingue, je ne pense pas m’exprimer dans un anglais si parfait qu’il puisse me faire passer pour une étrangère anglophone. À ce sujet, je me dois d’ajouter que passer pour une étrangère anglophone peut égale‑ ment avoir lieu même lorsque je converse en français avec l’un ou l’autre de mes collègues. Enfin, il va de soi que seul un homme cisgenre 11 peut incarner la figure d’autorité détentrice de savoir associée à la fonction d’enseignant-chercheur… À partir de l’exemple que je viens de donner, il me tenait à cœur de réfléchir à ce qui avait autorisé cette femme à me donner un ordre, au défi de toute logique sociale. Ma conclusion est la suivante : la femme d’apparence blanche a ordonné à la femme 11 Désigne les personnes dont le sexe assigné à la naissance correspond à leur identité de genre.

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d’apparence noire de rester à sa place. Le simple fait que je lui sois supérieure socialement met déjà à mal sa vision de l’ordre naturel des choses. Cela est insupportable. Je ne devrais pas et je ne peux pas être au-dessus d’elle. Alors qu’importe si l’on doit faire preuve de mauvaise foi lorsqu’il s’agit de conserver son statut perçu comme légitime car l’enjeu est de préserver son privilège. Le privilège de paraître blanche et d’en tirer tous les bénéfices matériels et symboliques habituels : la raison, l’autorité et la légitimité. Une autre femme, d’apparence blanche elle aussi, docteure et maîtresse de conférences, était également présente sur le plateau. Ce n’est pas elle qui m’a ordonné de publier ma thèse. À ses yeux, nous étions égales et cela ne semblait pas la perturber, ses griefs contre moi étaient tout autres. La personne à qui je posais problème savait que je lui étais supérieure socia‑ lement. Et c’est précisément cette supériorité qui cette fois jouait en ma faveur qui semblait lui poser problème. Il fallait impéra‑ tivement y remédier. À tout prix. Devrais-je mentionner que la remise en cause de la légitimité des personnes présentes n’a nulle‑ ment concerné les hommes invités à cette même émission ? Nous pourrions alors, sans doute, discuter des limites de la solidarité féminine et féministe lorsque le facteur racial entre en jeu. Ou peut-être que mon identité noire annule mon identité de femme ? All the Women Are White. L’intersectionnalité n’est pas un mythe. Mon entrée dans le monde des médias s’est faite à mon retour des États-Unis. C’était le parfum de ce pays qui attirait l’attention à mon égard à l’époque. Depuis, je sais qu’il faut que je le réactive régulièrement. Dans le cas contraire, le parfum perd de ses effets et les invitations se font plus rares. Alors, de temps en temps, je retourne aux États-Unis. Toujours avec grand plaisir, certes. Cependant, je ne saurais ignorer le carac‑ tère quelque peu obligatoire de cette démarche. En effet, le plus souvent, ce qui est mis en avant lorsque l’on veut me présenter est mon affiliation à des établissements supérieurs étatsuniens plutôt que français. Mais cela n’est pas toujours le cas. Être affilié à une grande école parisienne ouvre également des portes. Et cela même si cette grande école n’est pas l’endroit où on est titularisé. Tous les établissements de l’enseignement supérieur ne seraient donc pas équivalents ? 287

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La première émission de télévision à laquelle j’ai participé devait traiter des notions d’équivalence et d’égalité. C’était en 2012. Un ministre de la République venait de faire une décla‑ ration jugée fracassante par plusieurs médias et personnalités politiques. Une controverse en avait découlé. Évoquant la « civilisation française », ce ministre avait déclaré que toutes les civilisations ne se valaient pas, certaines étant supérieures à d’autres. Ces propos ne m’avaient aucunement choquée. Je les avais trouvés banalement répandus. En revanche, ce que j’avais trouvé des plus surprenants était l’avalanche de réactions à ces propos. L’étonnement, la condamnation, presque unanimes. Cela m’étonnait pour la simple raison que nous étions en 2012 et qu’une frange de la France hexagonale semblait découvrir un fait « nouveau » : la vision et l’approche hiérarchisée, forcément inégalitaire, du monde, des civilisations et des êtres humains. Cela ne pouvait qu’être étonnant. Au vu de l’histoire. Cela dit, ce qui surprenait davantage, était la tournure que prit cette controverse lorsque entrèrent en scène le Premier ministre et un élu de l’un des territoires dits d’outre-mer 12. Interpellé à propos des déclarations de son ministre acerbement critiqué par l’élu « ultra-marin », le Premier ministre avait décidé de quitter l’Assemblée nationale avec l’ensemble de son gouvernement. L’insulte faite au gouvernement était jugée inacceptable  : ce dernier avait été comparé au régime nazi. C’est tout du moins ce que la presse, dans sa grande majorité, retiendra. Pourtant, en prêtant attention à la totalité de la critique formulée par l’élu, la comparaison intolérable, « indécente », ne se limitait pas au seul régime nazi 13. Il suffisait de se pencher de plus près sur l’intégralité de la déclaration de l’élu de la Martinique pour 12 Ma démarche consiste à mettre en lumière ce qui fait système, il ne s’agit donc pas de nommer les personnes que j’évoque tout au long de ce travail. Toutefois, au vu du manque de reconnaissance hexagonale dont ils pâtissent le plus fréquemment, je tiens à nommer le député martiniquais Serge Letchimy. Il est l’auteur d’une thèse décisive en urbanisme soutenue en Sorbonne. Letchimy est également le personnage de l’« urbaniste » du fulgurant roman Texaco de Patrick Chamoiseau, à qui le prix Goncourt fut décerné en 1992, soixante-dix ans après René Maran et son roman Batouala. 13 « Question au gouvernement n° 3926 », < http://questions.assemblee-nationale. fr/q13/13‑3926QG.htm > ; Le Monde avec l’AFP, « L’intégralité de la question du député Letchimy sur les propos de M. Guéant », LeMonde.fr, 7 février 2012.

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constater que l’argumentaire mis en avant était fidèlement césai‑ rien 14  : « Vous nous ramenez jour après jour à ces idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concen‑ tration, au bout du long chapelet esclavagiste et colonial. » En effet, Aimé Césaire, Nègre fondamental, a théorisé la généalogie et les multiples évolutions de la violence occidentale. Produit et accessoire central de l’ère moderne, cette violence s’est d’abord largement déployée hors Europe avant d’y revenir et d’y exploser pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, parce que l’Europe était productrice de violence, il était inévitable qu’elle en soit contaminée, frappée en son sein, tôt ou tard. Pour ma part, invitée à m’exprimer au sujet de cette controverse sur un plateau de télévision, je me suis cantonnée à rappeler que la décla‑ ration ministérielle faisait partie d’un courant de pensée plus large : celui de l’Occident qui, historiquement, s’était déployé à travers le monde sur la base de la logique évoquée. Si l’on avait conscience de cela, le rappel à l’ordre martiniquais face à la déclaration du ministre prenait alors tout son sens. Qui d’autre que les personnes issues des territoires dits d’outre-mer est en meilleure position pour rappeler à l’Hexagone les conséquences précises et concrètes de la vision hiérarchisée des civilisations et des populations ?

What’s past is prologue Depuis une quinzaine d’années, en France, nombreuses sont les dénonciations de personnalités et d’organisations antiracistes qui sont fréquemment décrites et décriées en raison de leurs orientations « politiques » par les médias, les institutions et la classe politique. Cette critique me dérange et m’inquiète, surtout lorsque je la rapproche de ce que l’on nomme aujourd’hui l’islam « politique », autre appellation fourre-tout qui englobe les musulmanes voilées à différents degrés, les musulmans barbus, les membres réels ou supposés de Daech ou d’autres organisa‑ tions terroristes se revendiquant de l’islam, soit un ensemble de personnes et de groupes qui posent problème à la République. Les personnalités et organisations antiracistes dites « politiques », 14

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, Paris, 1955 (1950).

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jugées « identitaires » et « communautaristes », « séparatistes » et « sécessionnistes », voire « indigénistes », sont largement stigmatisées et accusées de mettre à mal la cohésion nationale. Ces personnalités et organisations, en mettant l’accent sur les silences coupables et les omissions du récit national prôné et enseigné, accentueraient les fractures actuelles de notre société. C’est un point de vue. Un autre point de vue pourrait consister à prendre réellement et sincèrement en compte les discours et les théories élaborés, les analyses effectuées et les constats dressés par ces mêmes associations et personnalités. De plus, la question de la racialisation a son importance et concerne l’ensemble de la société puisque toutes ses composantes sont touchées et jouent un rôle dans ce processus. Car la race existe pour toutes et tous : il s’agit en réalité de se voir favorablement ou défavo‑ rablement racialisé. Pour rester schématique, il n’existe pas de Noirs sans Blancs. Intégrons cela rapidement afin de pouvoir plonger dans les méandres et complexités de l’intersectionna‑ lité. La catégorisation raciale n’est que l’une des nombreuses composantes du système sociétal que l’ère moderne occidentale a produit. La lutte antiraciste peut alors être menée par le biais de pratiques reposant sur le corps et le vécu puisque la violence raciste s’est abattue sur les corps et les vécus. Ne serait-ce que lire et écouter ces nouvelles générations d’antiracistes devrait être la moindre des choses. Les disqualifier systématiquement relève précisément du racisme. En cela, toute sommation de déclarer publiquement des sentiments tels que l’amour et la gratitude envers la France et la République, puisque cette injonction ne vise qu’une certaine frange de la population nationale, n’est que l’expression d’une mise au pas, d’un recadrage, d’une tentative (vaine) de contrôle et d’une énième mission civilisatrice. Car l’amour exigé de la sorte est toxique en ce qu’il est immature, inconditionnel, sans réciprocité, ancré dans le mensonge et incapable de supporter la critique, la vérité et donc la réalité. Par conséquent, il apparaît comme sain et souhaitable de s’éloigner d’un tel « amour ». Affirmons-le : il n’est nullement question de sentiments –  que ceux-là soient bons ou mauvais  – mais bien de justice et d’égalité. Soyons cependant rassurants  : s’il n’est pas question d’amour, il ne peut être question de haine. Les deux sentiments constituent, en effet, un même continuum. 290

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Pour finir, l’un des arguments fréquemment utilisés par celles et ceux qui dénoncent les personnes et organisations suppo‑ sément responsables de mettre à mal le « vivre-ensemble » si facilement invoqué peut être ainsi résumé  : il faut « aller de l’avant », « passer à autre chose » ou « cesser de ressasser le passé ». Cet argument est inacceptable car le passé est systéma‑ tiquement convoqué pour justifier le présent. What’s past is prologue 15. Ainsi, la vision de la France constamment mise en avant est celle d’une nation séculaire, détentrice de valeurs et tradi‑ tions fondamentales qui lui sont propres et dont l’ancienneté constitue le soubassement de la légitimité. Nous nous appuyons également sur ce passé français, notre vision en est tout simple‑ ment critique, radicalement différente et, surtout, élargie. Et nous nous autorisons cela parce que nous sommes aussi chez nous en France. Que le pays l’accepte ou non. Cette nationalité n’est pas un haut fait. Elle n’est pas non plus une revendication. Cette appartenance à la nation française n’est pas un diplôme, ni même une récompense ou une fierté. Il s’agit d’une simple réalité. Pour aller plus loin Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, Paris, 1955. Éric Fassin et Didier Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, La Découverte, Paris, 2006. Trica D.  Keaton, Muslim Girls and the Other France. Race, Identity Politics, and Social Exclusion, Indiana University Press, Bloomington, 2006. Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel et Pascal Blanchard (dir.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, La Découverte, Paris, 2005. Maboula Soumahoro, « On the test of the French Republic as taken (and failed) », Transition, vol. 98, 2008, p. 42‑66. 15

Je cite la pièce de théâtre de William Shakespeare, The Tempest (1610 ou 1611) en gardant à l’esprit l’adaptation et la critique fondatrices qu’en a faites Aimé Césaire en 1969 avec Une tempête.

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« NOS PLUMES, NOS VOIX » ? Karim Hammou, Kaoutar Harchi in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 292 à 307 ISBN 9782348046247

« Nos plumes, nos voix » ? Karim Hammou et Kaoutar Harchi

« Quand tu grandis comme moi dans un quartier populaire en banlieue, que tu es une ado, une fille de maçon, tu ne te dis pas qu’un jour tu peux devenir écrivain. Pour toi un écrivain, c’est vieux, c’est mort, c’est en noir et blanc, ce n’est pas toi de toute façon. » Faïza Guène 1

Qu’est-ce qu’être artiste ? N’est-on jamais que cela ? Ou, au contraire, créer, être perçu comme artiste, pouvoir vivre de ses créations, seraient-ils indexés à des rapports sociaux de pouvoir que l’idéologie romantique de l’art pour l’art tendrait perpé‑ tuellement à masquer ? À ces questions, la sociologie critique ainsi que les études de genre ont apporté des réponses fortes, montrant notamment que l’appartenance de classe articulée à celle de sexe était productrice d’effets hiérarchiques majorant la valeur artistique des œuvres d’hommes originaires de milieux bourgeois et minorant, par un mécanisme relationnel, la valeur de toutes les autres. Il en va de même pour un autre rapport social, lié aux processus sociaux de racisation, soit cette expres‑ sion mouvante d’un « déterminisme essentialiste 2 » réifiant une 1 In Nos Plumes, documentaire de Keira Maameri (2016). 2 Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Gallimard, Paris, 2002 (1972), p. 28. À ce propos, l’autrice note : « Quelle que soit l’expression utilisée, il s’agit de nommer des groupes qui présentent des traits spécifiques différenciés : une langue commune, une histoire partagée (ou le mythe d’une telle histoire), une religion, une nation d’origine (ou un mythe national), etc. […] quel que soit le terme usité pour désigner les groupes, l’appréhension

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« Nos plumes, nos voix » ?

origine supposée en différence figée, immuable et indépassable. Saisir ce que la race fait aux artistes et ce que les artistes, en retour, font de ce que la race a fait d’eux, d’elles, nous conduira à rapprocher les expériences des musiciens/musiciennes et des écrivains/écrivaines racisés. Bien que les premiers soient rattachés à l’univers populaire de l’autodidaxie, au fait de se former seuls en dehors des institutions, et les seconds à celui, élitiste, de la culture lettrée, ces deux groupes d’artistes n’en demeurent pas moins soumis à de communs rappels à des origines réelles ou supposées, et à leur cortège de constructions minorisantes, enclenchant ainsi des effets de réduction et de marginalisation du travail artistique à ce que leurs autrices et auteurs seraient supposés être : les représentants d’une altérité intime ou lointaine, conteurs d’une Afrique ancestrale ou d’un Orient mystérieux. Afin de penser ces mécanismes de particularisation d’artistes, d’œuvres, voire de genres artistiques entiers, et de comprendre ainsi le phénomène par lequel un individu se voit privé du statut de créateur légitime, trois points seront développés. D’une part, nous porterons notre attention sur la relation qui unit pratique artistique et condition minoritaire, non au sens quantitatif, mais bien dans le sens de processus de minorisation d’un groupe par un autre, majoritaire, en ce qu’il incarne la norme. D’autre part, nous réfléchirons à l’ambivalence induite par l’acte créateur en situation minoritaire et dont le déplacement symbolique et matériel vers le lieu majoritaire est l’une des manifestations. Enfin, nous nous intéresserons aux modalités de formation et d’énonciation fragiles mais persistantes d’un « nous » minori‑ taire qui, par sa performativité, fait advenir une opposition, un « contre eux ». Ce « nous » est l’un des lieux privilégiés de transformation du rapport de pouvoir subi en ressource de la création elle-même. Penser les pratiques formelles, sensibles, économiques et politiques des artistes racisés met ainsi au jour les luttes menées par ces derniers qui, pour échapper à l’absence et se rendre présents, travaillent à se représenter, à se faire voix. idéologique continue de poser des groupes pourvus d’une “essence” propre, productrice de conduites et de qualités spécifiques inscrites dans la chair et le sang, bref de cela même qui, au long du xixe siècle et du nôtre, répond à la notion de “race” » (ibid., p. 13‑14).

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Voix mineures, voix minorisées Qu’est-ce qu’écrire, chanter, lorsque le racisme struc‑ ture l’existence ? C’est, en règle générale, faire l’expérience d’une double minorisation. La première, vécue tout au long des premières années de la vie, souvent scellée par l’héritage familial, est celle d’appartenir à un groupe dont les vies ne comptent pas ou peu aux yeux des majoritaires, et dont les histoires sont le plus souvent tues. « Tu peux m’croire, y’a pas d’victoire/Y’a qu’la douleur à voir dans nos histoires 3. » La prise de conscience de cette condition informe parfois directement le projet créateur : il lui confère dans certains cas sa modestie, et dans d’autres une véritable soif de revanche. Puis vient le moment où sa propre voix créatrice s’affirme et rencontre les mondes de l’art. Une nouvelle épreuve vient alors brutalement rappeler que c’est depuis les marges que l’on s’exprime. Au mieux, alors, on peut espérer obtenir un gain symbolique et matériel lui-même marginal aux yeux d’un groupe qui affirme ainsi qu’on lui demeure étranger. Cette double dimension est commune à de nombreuses autres conditions minoritaires  : femmes, classes populaires, minorités sexuelles et de genre… Ce qui est en jeu ici, c’est bien la minorité comme situation politique de moindre pouvoir, voire d’absence de pouvoir, et non de disproportion numérique 4. Cette situation politique est tributaire du rapport à un groupe social que l’on peut désigner, en retour, comme majoritaire, bien que le plus souvent lui-même ne se nomme pas 5 : il est la norme implicite, le référent neutre, et pense les minoritaires non pas comme différents de lui, mais comme différents en soi. L’art minoritaire, c’est alors d’abord cela  : une pratique de production symbolique associée à des groupes disposant d’une moindre capacité juridique ou coutumière, 3 4 5

Casey, « Dans nos histoires », Dooeen’ Damage, 2006. Colette Guillaumin, « Sur la notion de minorité », L’Homme et la Société, n° 77‑78, 1985, p. 101‑109. Roland Barthes, à propos de la classe bourgeoise, parle notamment d’« ex-nomination », soit le fait que cette classe se perçoit et exige d’être perçue comme non réductible à un nom. Ainsi, l’acte de non-nomination, par le déni de la particularité nominale, s’apparente à une stratégie d’universalisation du groupe majoritaire. Voir Roland Barthes, Mythologies, Seuil, Paris, 2014 (1957).

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pratique à laquelle est attribuée, à ce titre, une moindre valeur culturelle. L’assignation minoritaire est toujours relationnelle. Elle lie logiquement et pratiquement un groupe majoritaire à des groupes minoritaires. Elle est aussi toujours asymétrique. Il n’y a jamais, dans une telle relation, de différence indépendante d’une hiérarchie. Mais chaque rapport de pouvoir s’exerce d’une façon spécifique, tributaire du lieu, du moment et des logiques d’essentialisation privilégiées qui le caractérisent. La minorisation ethnoraciale distingue des groupes qu’elle essentialise et subordonne sur la base d’une origine supposée commune. En France, elle est tributaire d’une histoire natio‑ nale et coloniale, esclavagiste, dont plusieurs traits méritent d’être rappelés. La tension française entre projet universaliste de droits humains et entreprise impériale de conquête militaire et d’exploitation économique de groupes à travers le monde a conduit à des glissements récurrents, aussi bien dans les discours que dans les pratiques, entre ethnicité, nationalité, religion et apparence physique. On peut penser par exemple à la façon dont la couleur de peau fonctionne, dans les inter­ actions ordinaires comme dans les contrôles de police, comme un marqueur présumé du fait d’être « étranger ». En outre, et tout particulièrement depuis la seconde moitié du xxe  siècle et la disqualification politique du nazisme, mais aussi du régime de Vichy, le racisme s’énonce ou se justifie sous des formes le plus souvent déniées. En particulier, la référence à une tradition, une culture ou une religion homogénéisée et essentialisée, est devenu un argument central dans nombre de discours traçant une ligne de séparation infranchissable entre groupes humains 6. Se connaître comme minoritaire suppose de comprendre le sens caché derrière la multiplicité des périphrases et des euphé‑ mismes, d’identifier les « significations secondes 7 ». Être d’ascendance française métropolitaine, posséder la nationalité française, se revendiquer d’une tradition chrétienne, 6 7

Voir par exemple Nassima Moujoud, « Genre et migration de femmes seules. Entre androcentrisme et prisme de “la culture d’origine” », NAQD, vol. 1, n° 28, 2010, p. 55‑75. Abdelmalek Sayad, La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil, Paris, 1999, p. 314.

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passer pour blanc ou blanche : autant de critères dont l’absence construit les conditions d’un traitement civique, économique, culturel inégal. Ce traitement inégal produit, en premier lieu, un racisme structurel et institutionnel qui imprime sa marque dès la genèse des carrières musicales et littéraires. L’école, institution privilégiée de mobilité sociale pendant le xxe  siècle, est aussi un lieu d’apprentissage de canons artis‑ tiques et notamment littéraires, dont les modalités de sélection ­reconduisent les hiérarchies sociales (inculcation d’une légiti‑ mité culturelle dévalorisant les œuvres et pratiques populaires, sur­ ­ représentation des hommes, invisibilité des minorités racisées…). Le cadre scolaire aménage dans le même temps certaines formes de valorisation, en particulier pour les trajec‑ toires littéraires –  dans la rencontre d’un professeur bienveil‑ lant, dans l’admiration et l’espoir portés par la famille à des réussites scolaires précoces, dans les espaces-temps protégés des bibliothèques. Au contraire, les trajectoires musiciennes se construisent souvent dans un temps buissonnier, à l’abri du groupe de pairs, voire franchement contre l’institution. La réinvention de l’histoire sous la forme d’un « roman national » idéalisé y fait régulièrement l’objet d’ironie, depuis le célèbre « Faut rigoler » d’Henri Salvador sorti en 1960 jusqu’à la reprise de « Douce France » par Carte de Séjour en 1987. Et on ne compte plus les paroles de rap évoquant les frustrations vécues sur les bancs de l’école, ou le sentiment de revanche dans l’accès, par la création artistique, à l’expression publique d’un point de vue sur le monde jusque-là contraint à la clandestinité : Les profs me disaient ferme-la ta grande gueule forme-la Impertinent finissait forcément par sors de là Personne se souciait de ma vie en dehors des cours En dehors les coups qu’la vie fout nous rendaient fous […] Ce soir j’passe au conseil de classe il faut qu’je change de place Comme si changer ma place en classe Allait changer l’fait que j’tiens pas en place Combler ce vide que rien n’remplace J’avais du mal à marcher l’orientatrice m’a mis dans une impasse 8. 8

Fabe feat. Haroun, « On m’a dit », Double H, 2000.

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Hors du domaine scolaire, la rencontre avec les mondes de la production symbolique passe par la culture populaire et, de façon croissante au xxe  siècle, par des industries du divertissement. Jusqu’à une période récente, ces industries se caractérisaient, tout particulièrement en métropole, par une combinaison d’invisibilisation des personnes racisées réelles et d’hypervisibilité des fantasmes et stéréotypes majoritaires à leur propos. « À Ça Cartoon, j’avais un petit os dans l’nez 9 », rappelle ainsi le rappeur Tiers-Monde, évoquant un schème ordinaire des dessins animés qui ont bercé son enfance, quand l’humour de Michel Leeb, humoriste omniprésent des années 1980 et 1990 10, est dénoncé dans nombre de paroles. Ces images racistes sont également, aux yeux des personnes racisées, des images de soi avec lesquelles et contre lesquelles il faut composer, car formant l’horizon d’attente de tout ou partie des destinataires et, plus encore, des intermédiaires culturels qui conditionnent l’accès aux marchés artistiques et en coproduisent les biens culturels.

Prendre la plume dans le lieu de l’Autre Que ce soit par la musique ou la littérature, créer en situa‑ tion minoritaire revient à créer à la fois contre et pour. C’est éprouver, bon an mal an, une expérience ambivalente. Si ce n’est pas l’œuvre qui, dès sa conception, intègre cette équivo‑ cité, c’est sa réception qui se chargera de rappeler à l’artiste la prégnance des rapports de forces et cela sous la forme de multiples rappels à l’ordre symboliques : Moi je viens pour discuter du bouquin, et on me demande : « Tu te sens plus Algérienne ou plus Française ? » C’est une question qui revenait pas mal. Je me disais… : « Je sais pas. » C’est pas comme si mon côté algérien c’était de l’huile et mon côté français c’était de l’eau, et tu pouvais savoir à peu près… C’est des questions que tu ne te poses pas comme ça. Donc tout d’un coup je me suis dit : « On me voit vraiment comme… » Comme une Arabe. C’est pas un gros mot, je le dis. On me voyait comme une Arabe. Ah d’accord. Et 9 Tiers-Monde, « Minorité visible », Din Record, 2014. 10 Nelly Quemener, « Stand up ! L’humour des minorités dans les médias en France », Terrain, n° 61, 2013, p. 68‑83.

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du coup je me suis dit  : « Ah, c’est comme ça que je suis perçue. Ah d’accord. » Je découvrais. Parfois c’était agaçant. Mais à l’époque c’était des sentiments, des réactions que j’avais, mais je ne pouvais pas te dire ce qui les déclenchait. Si je trouvais ça injuste, si je trouvais ça déplacé, ou si je trouvais ça limite un peu raciste des fois. Je ne saurais pas dire, parce qu’à l’époque j’étais jeune et je n’avais pas l’ana‑ lyse que j’ai aujourd’hui, mais en tout cas ça me paraissait bizarre qu’on me demande certaines choses. Je me souviens d’un truc qui m’avait marqué. Un jour, une journaliste me pose une question de cette manière-là  : « Est-ce que vous avez beaucoup de frères et sœurs ? » Après je me suis dit que quand tu poses la question à quelqu’un, tu dirais  : « Est-ce que vous avez des frères et sœurs ? » ou « Combien vous avez de frères et sœur ? » Mais « Est-ce que vous avez beaucoup de frères et sœurs ? », comme ça, avec un petit air sympa, ça veut dire qu’elle, dans sa tête… Moi j’ai vu la chambre de HLM avec deux lits superposés… Tu sais les paires de chaussettes mélangées, où les frères et sœurs fouillent –  ah, c’est pas la même couleur. Elle avait ce truc, elle avait l’image carte de famille nombreuse RATP. Et j’ai réalisé qu’ils ne nous connaissaient pas en fait 11.

Être artiste et racisé, c’est alors prendre la plume, le micro, et déployer un point de vue dans le lieu de l’Autre. Disposant d’un moindre pouvoir, les artistes minoritaires, de fait, ne contrôlent que faiblement les interactions qui s’inscrivent dans les rapports sociaux inégalitaires des mondes de la création. C’est à cette situation de dépendance que sont notamment confrontés les écrivains postcoloniaux dits « francophones 12 ». Une dépendance symbolique et matérielle que le phénomène du déplacement, à lui seul, cristallise. La première forme de ce déplacement forcé est d’ordre linguistique. En effet, en situation coloniale, l’instauration politique de la langue française comme langue de civilisation a participé à forger un groupe d’écrivains, tantôt dits « indigènes », tantôt dits « musulmans », de langue française. « Écrire se fait aujourd’hui, pour moi, dans une langue, au départ, non choisie, 11 Faïza Guene in Nos plumes, documentaire de Keira Maameri (2016). 12 Kaoutar Harchi, Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. Des écrivains à l’épreuve, Fayard, Paris, 2016.

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dans un écrit français qui a éloigné de ce fait l’écrit arabe de la langue maternelle 13 », confie Assia Djebar. La seconde forme de déplacement nécessaire est d’ordre spatial. En effet, la hiérar‑ chisation littéraire se donne à voir à travers une cartographie des territoires qu’édicte la modalité historique : les nations les plus anciennes ont eu tout le temps de construire leur roman national, de bâtir leur patrimoine et de se doter d’institutions légitimes, tandis que les plus jeunes, elles, au lendemain d’indé‑ pendances obtenues de haute lutte, ont peiné à faire émerger un espace littéraire autonome. Derrière l’euphémisme ténu de l’« exil littéraire » se cache une condition souvent vécue comme incontournable à l’existence artistique : quitter l’espace originel, périphérique, pour rejoindre l’espace central d’une géopoli‑ tique impériale. Se déplacer vers Paris, y vivre ou du moins y séjourner, pour établir des relations avec les maisons d’édition, les critiques littéraires, les membres des académies. Cette lettre que l’écrivain Kateb Yacine adresse à l’écrivain Gabriel Audisio, le 26 avril 1948, témoigne de l’urgence qui fut la sienne : Mon cher ami, j’arrive à Marseille avec mon cousin Mohamed Tahar […]. Nous sommes véritablement acculés, n’ayant aucun moyen de gagner Paris […]. S’il vous était possible de nous aider, mon cousin et moi, à voyager jusqu’à Paris, nous serions sauvés […]. Mais au cas où cette aide vous serait impossible, je le comprendrais fort bien, surtout si cela devait vous causer du tracas. Dans ce cas, comme je suis décidé n’importe comment à venir, je vous dis au revoir 14.

S’importer ou, par la force des choses, être importé et ainsi être fait auteur étranger au territoire littéraire national, engage une forme de domination spécifique liée à ce que le socio‑ logue Pierre Bourdieu a nommé les « profits d’appropriation ». Ainsi, pourrions-nous dire, créer en situation minoritaire, c’est se déplacer, par la langue et par le corps, précairement, c’està-dire par nécessité, vers le lieu de l’Autre 15. 13 Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Albin Michel, Paris, 1999, p. 36. 14 Kateb Yacine, Lettre manuscrite datée du 26  avril 1948 et signée « Kateb  Y. – 17 rue des Chapeliers – Marseille ». 15 Kaoutar Harchi, « La création littéraire au carrefour de l’histoire intime et de l’histoire collective », COnTEXTES, n° 15, 2015.

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On peut distinguer trois modalités idéales-typiques d’exis‑ tence minoritaire dans le lieu de l’Autre, telle qu’elle s’exprime au sein des mondes de l’art. La première est l’exclusion pure et simple des mondes de l’art institués et exploités, qui conduit à une privation plus ou moins totale des avantages symboliques et matériels attachés à la condition créatrice, mais offre aussi, dans les interstices de vie culturelle qui ne manquent pas d’être investis, les modalités les moins hétéronomes de symbolisation 16. C’est ainsi qu’on peut lire la floraison de « chansons de l’exil » parmi les personnes émigrées du Maghreb en France, et jusqu’à leur conversion audiovisuelle sous la forme de scopitones dans les années  1970 17. Une deuxième modalité renvoie à l’exploi‑ tation sous la forme d’une niche à la marge des marchés de biens symboliques majoritaires. Cette forme d’existence cultu‑ relle minoritaire est souvent associée à une particularisation des publics et des artistes, assimilés le plus souvent les uns aux autres, qu’il s’agisse de lieux festifs comme les « boîtes de nuit pour refusés 18 », qui accueillaient d’un même mouvement publics racisés et musiques africaines-américaines dans les années 1980, ou de chansons anticoloniales et militantes, « tous ces êtres dont la réplique remplaça un long silence 19 ». Enfin, une troisième modalité correspond à une intégration au cœur même des marchés culturels, à la faveur d’une exploitation exotique. Cette intégration peut être individuelle ou collective –  ainsi, des segments professionnels racisés entiers peuvent émerger, concessions minoritaires au cœur des industries, particularisés 16 On peut ici transposer le raisonnement que Jean-Claude Passeron avançait pour la culture populaire  : « Si la production de symboles et de comporte‑ ments ne s’effectue jamais, dans les classes populaires, de manière autonome, c’est plutôt dans des conditions soustraites momentanément ou localement à l’action visible et aux effets directs du rapport de domination. C’est l’oubli de la domination, non la résistance à la domination, qui ménage aux classes populaires le lieu privilégié de leurs activités culturelles les moins marquées par les effets symboliques de la domination. » Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le Populaire, Gallimard/Seuil, Paris, 1989, p. 81. 17 Jean-Charles Scagnettii, « Il était une fois les scopitones… », in Driss El Yazami, Yvan Gastaut et Naïma Yahi, Générations. Un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France, Gallimard, Paris, 2009. 18 Karim Hammou, Une histoire du rap en France, La Découverte, Paris, 2012, p. 54. 19 Rocé et Raqual Le Requin, « Je chante la France », 2006 ; Par les damné·e·s de la terre. Des voix et des luttes 1969‑1988, Hors Cadre, 2018.

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par des étiquetages tels que « musiques urbaines » ou « littéra‑ ture francophone ». Ici plus qu’ailleurs, les productions symbo‑ liques assignées au minoritaire composent avec les interventions directes et indirectes du majoritaire. Cette modalité d’existence artistique est susceptible d’offrir des rétributions qui demeurent inégales, mais sont à la mesure de leur branchement direct sur les circuits de production de valeur du cœur des industries culturelles. En pratique, ces modalités s’entremêlent. Ainsi, l’exclusion peut se convertir en exploitation de niche, à la faveur, par exemple, des curiosités et des modes promues par les élites culturelles majoritaires. Le bal Blomet, initié en 1924 par le Martiniquais Jean Rézard des Wouves, de plus en plus populaire, est renommé par Alexandre Jouve, propriétaire du lieu, en « bal colonial » et accueille l’avant-garde artistique parisienne qui le fera passer à la postérité sous le nom de « bal nègre » dans les années  1930 20. Jusqu’aux dernières décennies du xxe  siècle, c’est l’exclusion musicale qui semble dominer l’industrie du disque et les grands médias nationaux. À l’exception d’Henri Salvador, point de musiciens noirs ou arabes dans les pages du magazine Salut les copains dans les années  1960, hormis les vedettes africaines-américaines 21. Pourtant des circuits alter‑ natifs existent. D’un côté, on relève l’exploitation de niches dont bénéficient économiquement au moins autant des majori‑ taires que des minoritaires, telles, au début des années  1980, les bals populaires des Antillais à Paris intra muros comme la salle Wagram ou La Chapelle des Lombards, propriété de Français métropolitains 22. De l’autre, on relève de multi‑ ples incursions exotiques des acteurs dominants des marchés musicaux, à l’image de Jean-Michel Moulhac, propriétaire d’une des plus grandes discothèques de Paris, et initiateur en 1976 d’un nouveau lieu de danse, La Main Bleue à Montreuil, haut lieu d’exotisme négrophile à la fin des années 1970. On 20 Brett A.  Berliner, « Dancing dangerously  : colonizing the exotic at the Bal Nègre in the inter-war years », French Cultural Studies, vol. 12, n° 34, 2001. 21 Mat Pires, « Les stars noires et Salut les copains, 1962‑1968 », Communication et Langages, n° 111, 1997, p. 59‑71. 22 Étienne Jacob, Les Bals populaires des Antillais en région parisienne, L’Harmattan, Paris, 2010.

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peut aussi mentionner la façon dont une avant-garde cultu‑ relle parisienne, fédérée autour du magazine Actuel, contribue à diffuser le raï, musique populaire algérienne, dans l’industrie musicale européenne sous l’étendard de la « sono mondiale » puis de la world music dans les années  1980 23. C’est dire aussi que la ségrégation des lieux culturels fonctionne, tendanciel‑ lement, à sens unique  : pour les artistes comme les publics, l’ampleur des difficultés des non-Blancs à accéder à certains lieux et institutions n’a pas d’équivalent pour les publics et artistes majoritaires désirant participer aux lieux relégués concédés aux personnes racisées.

La question du « nous » Pourtant si domination il y a, l’obéissance et plus encore la soumission ne sont guère données d’avance. Ainsi, il n’est pas un écrivain postcolonial qui n’ait fait l’expérience de la violence littéraire, du rappel à l’ordre symbolique ou encore de la dévaluation politique de sa création sans en tirer une conscience aiguisée. En ce sens, il importe de considérer ce que les écrivains postcoloniaux ont écrit entre les lignes, soit penser la « lutte culturelle voilée », selon l’expression de James C.  Scott, cette « expression politique des groupes subalternes, qui ont toute raison de craindre d’avancer leurs opinions à découvert 24 ». Selon cette perspective, la contrainte structurelle à prendre la plume dans le lieu de l’Autre intègre souvent, durant le processus de création, la matière de la création elle-même. L’opportunité de faire quelque chose de ce qu’autrui a fait de soi, dans une démarche potentiellement collective. L’enjeu de l’écriture littéraire en contexte social racisant réside en la production de représentations culturelles susceptibles de se jouer des attentes exotiques et des récupérations instrumentales du centre hégémonique 25. 23 Perrine Kervan et Anaïs Kien, Les Années Actuel. Contestations rigolardes et aventures modernes, Le Mot et le Reste, Marseille, 2010. 24 James C.  Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Éditions Amsterdam, Paris, 2009, p. 46. 25 Graham Huggan, The Postcolonial Exotic. Marketing the Margins, Routledge, Londres, 2001.

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La subversion réside en l’effort de tirer le meilleur parti de chacune de ces situations d’exploitation et de marginali‑ sation  : créer sa propre maison de disques à la façon d’Henri Salvador, devenir « aussi populaire que Joséphine Baker 26 » au point de transcender l’assignation à un exotisme primitiviste, hybrider les frontières ethnoraciales pour en dégager des marges de manœuvre esthétiques, professionnelles, politiques comme Rachid Taha, faire ressurgir des vies oubliées comme Maryse Condé s’attachant à l’existence de Tituba, esclave, femme noire et « sorcière » à Salem, construire des moyens économiques ou culturels de maintenir une activité créatrice, voire en soutenir de nouvelles comme l’ont tenté, bon an mal an, les labels indépen‑ dants de rap français dans les années 1990. Relégués aux positions subalternes, au plus loin du pouvoir économique, politique et généralement aussi culturel, les groupes racisés ont néanmoins toujours vu naître une minorité de créateurs et de créatrices susceptibles de déstabiliser ou de franchir les frontières symboliques et matérielles de l’ordre majoritaire. Transfuges des fractions les moins dotées de popula‑ tions colonisées ou de l’immigration postcoloniale, héritiers de notabilités indigènes, produits de trajectoires atypiques circulant à travers l’espace impérial  : ces femmes et ces hommes aux parcours variés ont souvent été les premiers à prendre pied dans les mondes artistiques du centre métropolitain, à la faveur d’un talent artistique, d’une conscience politique et/ou d’un sens entrepreneurial hors du commun. Face à de telles trajectoires, la bonne volonté majoritaire apparaît à double tranchant. Elle offre souvent des ressources inespérées, sans lesquelles les rares succès dans les mondes de la culture et du spectacle paraissent difficilement pensables. Elle tempère, à défaut de compenser, les obstacles et privations qui font l’ordinaire de la vie minoritaire. Mais elle opère en même temps un double effet d’élection et de sélection. Effet d’élec‑ tion : parce qu’il se distingue, tout en restant rapporté au groupe minoritaire auquel il est assigné, l’artiste racisé est toujours susceptible d’être instrumentalisé tel un paravent, symbole de mérite individuel occultant les discriminations systémiques. 26 Calbo, « Dangereuse liaison », Virgin Rue, 1998.

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Effet de sélection  : parce que sa trajectoire est tributaire de gate-keepers majoritaires, ce processus de cooptation partielle est nécessairement hétéronome, et fonctionne d’autant mieux que le minoritaire répond aux attentes implicites de ses « bienfai‑ teurs ». Ces trajectoires d’exception sont ainsi potentiellement des trajectoires alibis. On peut étendre ici le raisonnement que Christine Planté menait au sujet des femmes en littérature 27 : si certains minoritaires apparaissent, dans les mondes artistiques, comme des figures « exceptionnelles », de quelle règle sont-ils l’exception ? Autant dire que toutes les résistances ne s’inscrivent pas dans un projet explicite d’antiracisme politique, tant s’en faut. Mais la majorité d’entre elles « ouvrent la voix 28 » minoritaire, dessinent les possibles de nouvelles communautés, quitte à rester prisonnières d’une situation paradoxale que l’on ne peut encore dépasser qu’en geste, dans la fiction littéraire ou la performance chansonnière. Quelles sont ces nouvelles communautés, ces « nous » que suggèrent les propositions esthétiques minori‑ taires ? Les réponses sont multiples, les écueils nombreux. Ces « nous » peuvent tendre vers le groupe des proches les plus immédiats – « que la mif 29 » – ou de l’humanité la plus abstraite – « enfant de la Terre 30 » –, vers une communauté politique au garde-à-vous –  « fini le temps des oppresseurs, passe la main aux opprimés 31 »  – ou d’un grand public communiant dans l’oubli de la domination –  « tous les gens de mon public sont aussi de ma famille 32 ». Ces nouvelles communautés ont toujours leur envers, ces « eux » à la fois nécessaires et périlleux, fruits d’exclusions plus ou moins heureuses. Ainsi en est-il du morceau « Pour ceux » de la Mafia K’1 Fry qui sous la forme d’une adresse « à ceux qui bougent […]/qui s’tapent, même quand les plus grands s’font marcher d’ssus », achève de nommer et donc de rassembler les membres d’une 27 Christine Planté, « Femmes exceptionnelles  : des exceptions pour quelle règle ? », Les Cahiers du Grif, n° 37‑38, 1988, p. 90‑111. 28 Amandine Gay, Ouvrir la voix, documentaire, 2017. 29 PNL, « Que la mif », QLF Records, 2015. 30 2 Nèg feat. Mystik, « Le temps des opprimés », Crépuscule France, 1997. 31 Keny Arkana, « Sans terre d’asile », Because Music, 2006. 32 Youssoupha, « Polaroid expérience », Bomayé Musik, 2018.

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communauté symbolique d’existence que fonde l’expérience historique de la domination sociale et l’ambition de ne pas y consentir. Le clip de « Pour ceux » exacerbe cette impression d’un « nous » né de la souffrance commune et forgé d’une « compassion généralisée 33 » embrassant d’un même mouvement les vices et les vertus des « nôtres »  : la multiplicité de visages filmés en plan serré, les mouvements de bousculade face à une caméra stable, l’attention portée aux crânes rasés, à l’espace du hall de l’immeuble, mais aussi aux dents cassées, aux cicatrices, aux motos lancées à toute vitesse comme métaphore de vies intenses promises à une brutale « mort […] au milieu de la vingtaine 34 », sont quelques-uns des éléments esthétiques à l’ori‑ gine de ce sentiment d’une communauté de souffrance et de puissance. Mais cette communauté, dans « Pour ceux », est aussi une fraternité, dans ce qu’elle a de plus excluant : les femmes n’y sont admises qu’à la condition drastique de respecter un ordre patriarcal, contraste saisissant avec l’amour inconditionnel voué aux frères. Le plus souvent, la proposition esthétique d’un « nous » navigue à vue, godillant, dérivant, chavirant, au gré des pages de l’œuvre, des inflexions musicales, des tournants biogra‑ phiques des artistes. Elle est, irréductiblement, en devenir. Elle rend toujours sensibles les contradictions de la condition minoritaire, révèle la part déniée de la condition majoritaire qui voudrait passer pour neutre, et esquisse les voies pour penser son dépassement. C’est souvent dans le retour esthé‑ tique sur les moments les plus traumatiques de l’expérience minoritaire que s’élabore un « nous ». Ainsi en est-il de Casey ou de Lino 35 qui esquissent la portée commune des « mille et une vies » sacrifiées sur l’autel du racisme institutionnel et des violences d’État. L’énonciation artistique d’un « nous » minoritaire, déployé à partir d’une posture de la vaillance et de l’opposition, est perceptible aussi dans la mobilisation, en 2007, d’écrivains et Anthony Pecqueux, Voix du rap. Essai de sociologie de l’action musicale, L’Harmattan, Paris, 2007, p. 167. 34 Médine, « Péplum », Because Music, 2008. 35 Casey, « Dans nos histoires », Dooeen’ Damage, 2006 ; Lino, « Mille et une vies », Zénith Sonore, 2007. 33

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écrivaines racisés 36 qui, sous la bannière du collectif « Qui fait la France ? », ont fait paraître un ouvrage titré Chronique d’une société annoncée 37. Composé de dix nouvelles, l’ouvrage s’ouvre sur un prologue qui se veut manifeste littéraire : Parce que catalogués écrivains de banlieue, étymologique‑ ment le lieu du ban, nous voulons investir le champ culturel, transcender les frontières et ainsi récupérer l’espace confisqué qui nous revient de droit, pour l’aspiration légitime à l’uni‑ versalisme […]. Reflétant cette France invisible bien que majoritaire, loin des clichés qui la griment et la blessent, ces nouvelles ordinaires et extraordinaires veulent en même temps lui donner un peu de sens et de poésie.

Certes, l’accueil réservé à l’ouvrage s’est avéré peu enthou‑ siaste. Pourtant, cela ne retire rien à cette expérience singulière, politiquement située, à travers laquelle se donne à voir une résistance en actes : travailler, créer, agir ensemble. Par ces quelques éléments de réflexion, nous avons souhaité esquisser les dimensions fondamentales de l’exercice d’une pratique musicale et littéraire confrontée à l’assignation ethno‑ raciale, travaillée de surcroît par des effets de classe et de genre. Parce que les mondes de l’art tirent une part prestigieuse de leur prétention à transcender l’ordre social, les violences qui s’y jouent peuvent être d’autant moins perceptibles. Pourtant les œuvres et les témoignages des artistes donnent à lire ce qui n’est pas dicible, à entendre ce qui est tu. Ils suggèrent, parfois entre les lignes, la vigueur avec laquelle le racisme systé‑ mique pèse sur le processus de création, la carrière artistique, les bénéfices symboliques et matériels, ainsi que la postérité de celles et ceux qui s’y trouvent enferrés. Travailler depuis de telles positions consiste souvent à rendre habitable une frontière 38 dont la fonction première demeure d’empêcher le passage, et qui conduit à s’y établir, « par vocation et par nécessité 39 ». De là, le politique et l’artistique ne sont guère plus séparés, mais 36 Le collectif était composé de Samir Ouazene, Khalid El Bahji, Karim Amellal, Jean-Éric Boulin, Dembo Goumane, Faïza Guène, Habiba Mahany, Mabrouck Rachedi, Mohamed Razane, Thomté Ryam. 37 Collectif Qui fait la France, Chronique d’une société annoncée, Fayard, Paris, 2007. 38 Léonora Miano, Habiter la frontière, L’Arche, Paris, 2012. 39 Alexandre Dumas, Mes Mémoires, 4e  série, Calmann-Lévy, Paris, 1867, p. 262.

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nourrissent une relation ambivalente dont les artistes sont les premiers témoins, acteurs et analystes. Pour aller plus loin Sarah Burnautzki, Les Frontières racialisées de la littérature française. Contrôle au faciès et stratégies de passage, Honoré Champion, Paris, 2017. Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Seuil, Paris, 1999. David Commeillas, Kadans Kréyòl. Les Vikings de la Guadeloupe et La Perfecta de la Martinique. Une histoire musicale française, film documentaire, Morgan Production, 2016. Rock Against Police. Des lascars s’organisent, série de six documen‑ taires sonores, 2017. En ligne : . Olivier Roueff, Jazz, les échelles du plaisir. Intermédiaires et culture lettrée en France au xxe siècle, La Dispute, Paris, 2013.

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ÊTRE SPORTIF ET RACISÉ, ENTRE ESSENTIALISATION ET ÉMANCIPATION Akim Oualhaci in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 308 à 324 ISBN 9782348046247

Être sportif et racisé, entre essentialisation et émancipation Akim Oualhaci

En France, le sport demeure peu traité en termes de rapports sociaux de domination. Pour autant, la réussite remarquable de nombreux racisés dans ce domaine ne masque-t‑elle pas des inégalités raciales persistantes ? Comment les sportifs racisés se saisissent-ils du sport dans le but de résister à ce racisme et de conquérir leur dignité ? Afin de répondre à ces questions, comparer la situation en France et aux États-Unis nous fournit des clés de compréhension sur le racisme structurel et les formes de résistance développées par les personnes racisées, dans un domaine qui participe de la culture 1. Dans l’Hexagone et plus encore aux États-Unis, les terrains de sport ont été le théâtre à la fois de manifestations de racisme envers les sportifs minoritaires et d’une lutte contre ce racisme et en faveur de l’égalité et d’une transformation des inégalités raciales, sur le plan des catégorisations raciales et des positions des sportifs racisés. Le champ sportif, dans lequel les sportifs engagent leur corps – marqueur racial par excellence – et où les spectateurs et spectatrices nourrissent des identifications locales et nationales, constitue un excellent analyseur du racisme et des résistances.

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Akim Oualhaci, Se faire respecter. Ethnographie de sports virils dans des quartiers populaires en France et aux États-Unis, PUR, Rennes, 2017.

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Le mythe du sport comme microcosme universaliste Le champ sportif est trop souvent perçu comme particulière‑ ment irénique et autonome 2. À l’instar d’autres univers sociaux, il est pourtant perméable et pénétré par des dynamiques structu‑ relles qui traversent l’ensemble de la société et qui le constituent comme un espace de luttes – sur ce qu’est la « bonne » manière de pratiquer tel ou tel sport, la « bonne » manière d’être footbal‑ leur, ce que « doit être » une équipe nationale… Malgré des apparences de trivialité, le sport est au cœur d’enjeux sociaux fondamentaux ayant notamment partie liée avec les luttes pour la définition légitime  – à la fois symbolique et politique –  des corps et de leurs représentations. Portées par des membres de différentes classes sociales, catégories de sexe et groupes ethnoraciaux, ces luttes cristallisent les différences et les hiérarchisa‑ tions entre groupes qui structurent l’ordre social. Dans les discours tenus par nombre de journalistes et responsables politiques, le champ sportif et le champ politique sont souvent présentés comme parfaitement indépendants l’un de l’autre. Ces représentations des sportifs comme en dehors des débats politiques reposent sur des oppositions implicites entre compétence culturelle et compétence corporelle. Elles sont renforcées par le fait que les institutions sportives exigent des sportifs qu’ils s’en tiennent à leur rôle de sportifs et s’abstien‑ nent de s’engager en politique. Ainsi, lorsqu’un sportif s’autorise à émettre une opinion politique, on le rappelle à l’ordre ou on s’empresse de disqualifier ses propos. Or l’histoire du sport montre que celui-ci doit être appréhendé comme un lieu du politique, c’est-à-dire comme un espace où les sportifs peuvent développer et exprimer des capacités d’agir, s’affirmer indivi‑ duellement et incarner une excellence collective, un lieu où leurs compétences et leurs exploits leur fournissent des ressources politiques. Ainsi, lorsqu’ils font face à des discriminations et des actes ou des paroles racistes, certains sportifs racisés, forts d’une réputation acquise sur les terrains de sport et parfois en dehors, protestent, à l’image du joueur de basket Kareem Abdul-Jabbar, 2

Jacques Defrance, « La politique de l’apolitisme  : sur l’autonomisation du champ sportif », Politix, vol. 13, n° 50, 2000, p. 13‑27.

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des athlètes John Carlos et Tommie Smith 3, ou encore du boxeur Mohamed Ali. Tous se sont élevés contre le traitement raciste des Africains-Américains dans le sport et plus globalement au sein de la société étatsunienne en mobilisant leur notoriété. Dans le cadre de la lutte des Algériens pour l’indépendance, le footballeur Rachid Mekhloufi est resté dans les mémoires comme un héros de la révolution algérienne pour avoir quitté la France et le club de Saint-Étienne afin de rejoindre clandes‑ tinement l’équipe du FLN en 1958 4.

Sportifs minoritaires, ou les formes élémentaires de la racialisation Selon nombre de croyances, dont les racines se trouvent dans les efforts déployés par Pierre de Coubertin pour diffuser sa vision élitiste du sport, ce dernier véhiculerait des valeurs universelles et méritocratiques. Aussi serait-il épargné par le racisme et constituerait-il un moyen privilégié d’intégration des personnes racisées. Les analyses sociohistoriques du sport montrent au contraire que le champ sportif a été un terreau de la racialisation des stéréotypes touchant les sportifs minoritaires – qu’ils soient jugés « mauvais » ou « bons » 5. Par essence diffé‑ rents 6, ces sportifs racisés ont été instrumentalisés et exploités dans des contextes historiques et politiques distincts, colonial en France, ségrégationniste aux États-Unis. De nombreux exemples témoignent de la marginalisation toujours à l’œuvre de ces sportifs et sportives. En 2010, l’affaire des « quotas » 3 4 5 6

Douglas Hartmann, Race, Culture, and the Revolt of the Black Athlete. The 1968 Olympic Protests and Their Aftermath, University of Chicago Press, Chicago, 2003. Pierre Lanfranchi, « Mekhloufi, un footballeur français dans la guerre d’Algérie », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 103, 1994, p. 70‑74. Brian Wilson, « “Good Blacks” and “bad Blacks”  : media constructions of African-American Athletes in Canadian basketball », International Review for the Sociology of Sport, vol. 2, n° 32, 1997, p. 177‑189. Julie Gaucher « La masculinité noire dans les romans sportifs. 1918‑1945 », in Régis Revenin (dir.), Hommes et masculinités de 1789 à nos jours, Autrement, Paris, 2007, p.  251‑265 ; Laurel R.  Davis, « The articulation of difference  : White preoccupation with the question of racially genetic differences among athletes », Sociology of Sport Journal, n°  7, 1990, p.  179‑187 ; Brett St Louis, « Sport, genetics and the “natural athlete” : the resurgence of racial science », Body & Society, vol. 9, n° 2, 2003, p. 75‑95.

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dans le football français révélée par Mediapart 7 a montré que la Direction technique nationale aurait émis la volonté de limiter, voire d’« éradiquer » les joueurs binationaux évoluant dans des équipes africaines et nord-africaines, et les joueurs dits « costauds » – les « Blacks » – de la formation et de la sélec‑ tion des jeunes joueurs. Rappelons également les propos tenus par Alain Finkielkraut dans le quotidien Haaretz, à la suite des révoltes des quartiers populaires de 2005 : Les gens disent que l’équipe nationale française est admirée par tous parce qu’elle est « black-blanc-beur ». […] En fait, aujourd’hui, elle est « black-black-black », ce qui en fait la risée de toute l’Europe.

Il récidive en 2010 sur Europe  1, alors qu’il est inter‑ rogé sur la grève des joueurs de l’équipe nationale lors de la Coupe du monde 8 : « On a rêvé avec l’équipe de la génération Zidane, aujourd’hui on a plutôt envie de vomir avec la généra‑ tion caillera. » Ces différentes sorties médiatiques s’inscrivent dans un ensemble plus large de discours racistes tenus dans les champs sportif, médiatique et politique. Par la réappropria‑ tion de leur corps, l’exploit sportif et des prises de position politiques, des sportifs racisés ont tenté de résister à ce racisme institutionnel. Du boxeur étatsunien Mohamed Ali qui s’est élevé contre la guerre du Vietnam au joueur de football américain Colin Kaepernick qui a dénoncé les violences policières, du joueur de foot français Lilian Thuram à la boxeuse française Aya Cissoko qui ont tous deux protesté face aux discriminations racistes en France… les exemples sont nombreux. La prise de position de Lilian Thuram a provoqué de très vives réactions. En septembre 2019, réagissant dans le quotidien Corriere dello Sport aux cris de singe adressés par des supporters italiens à Romelu Lukaku, l’attaquant noir de l’Inter Milan, Thuram a affirmé que les autorités faisaient preuve d’une « hypocrisie incroyable » et ne prenaient pas de mesures suffisamment fermes contre ces actes racistes pourtant fréquents. Et d’ajouter : 7 8

« Les quotas discriminatoires dans le foot français », dossier, Mediapart. Stéphane Beaud et Philippe Guimard, Traîtres à la nation. Un autre regard sur la grève des Bleus en Afrique du Sud, La Découverte, Paris, 2011.

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C’est positif que les Noirs discutent pour trouver une solution à cette affaire, mais il faut faire comprendre aux gens que ce ne sont pas les Noirs qui ont un problème. Il est néces‑ saire d’avoir le courage de dire que les Blancs pensent être supérieurs et qu’ils essaient de l’être, de toutes les façons possibles. C’est à eux, les Blancs, de trouver une solution à leur problème. S’ils estiment être plus importants et le démontrent avec des cris de singe, cela veut dire qu’ils ont un complexe d’infériorité. Les Noirs ne traiteraient jamais les Blancs de cette façon. Pour aucun motif. L’Histoire le montre 9.

De nombreux commentateurs se sont insurgés à la suite de cette déclaration, accusant Thuram de « racisme anti-Blancs ». Ces réactions outrées occultent les faits de racisme dans le sport et visent à délégitimer la parole politique d’un sportif racisé, porté aux nues en 1998 après son doublé victorieux en demifinale de la Coupe du monde. Elles révèlent bien l’incapacité, en France, de penser le racisme en tant que système.

Une histoire de la différenciation des corps sportifs Les Blancs majoritaires se sont longtemps perçus et présentés comme biologiquement et intellectuellement supérieurs 10. Cette supériorité a constitué un enjeu au sein des compétitions sportives. Ainsi le boxeur américain blanc James Jeffries a-t‑il refusé, en 1903, d’affronter l’Africain-Américain Jack Jonhson. Les combats entre Blancs et Noirs étaient alors proscrits pour la catégorie poids lourds, la plus prestigieuse ; et Jeffries s’assurait de conserver son titre de champion du monde et de réaffirmer la suprématie blanche sur la scène de la boxe mondiale. En 1908, Jonhson est malgré tout devenu le premier Noir champion du monde des poids lourds 11. L’histoire du boxeur franco-sénégalais Battling Siki est elle aussi particulièrement éclairante. Né en 1897 9 Cité in Louise Fessard et Michaël Hajdenberg, « Lilian Thuram, “Le Blanc est vu comme neutre” », Mediapart, 5 octobre 2019. 10 George M. Fredrickson, The Black Image in the White Mind, Harper and Row, New York, 1971. 11 Randy Roberts, Papa Jack. Jack Johnson and the Era of White Hopes, The Free Press, New York, 1983.

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à Saint-Louis au Sénégal, son courage durant la Première Guerre mondiale lui vaut d’être décoré de la croix de guerre et de la médaille militaire. Orphelin, déraciné, « mort socialement 12 », il est le premier Africain à remporter le championnat du monde de boxe. En 1922, sa victoire contre Georges Carpentier, l’idole des Français, fait rapidement oublier ses glorieuses actions militaires et lui vaut des attaques racistes dans la presse 13. Le nombre important de sportifs racisés dans certains sports (basket-ball, boxe, athlétisme…) a conduit les obser‑ vateurs blancs –  entraîneurs, anthropologues, psychologues, sociologues, journalistes, médecins, sportifs – à progressivement changer d’argumentaire et à postuler, dans la première moitié du xxe siècle, l’existence de différences raciales « par nature 14 ». Celles-ci favoriseraient les racisés sur le plan des performances sportives. William Montague Cobb, le premier Africain-Américain docteur en anthropologie physique, a travaillé à déconstruire ces stéréotypes. Afin de démontrer que les Noirs ne possédaient pas de caractéristiques biologiques particulières qui les auraient prédisposés aux activités sportives, il a étudié le corps de l’athlète étatsunien Jesse Owens, le héros des jeux Olympiques de Berlin en 1936. Owens se situait bien dans la moyenne des mesures anthropométriques concernant les Blancs comme les Noirs : ses exploits relevaient non pas de déterminants biologiques mais de forces sociales et culturelles 15. Ces conclusions ont reçu peu d’écho et Cobb n’est pas parvenu à abattre les croyances en la supériorité athlétique et l’avantage physiologique des Noirs, assignés au rôle de sportifs naturels au service de la nation étatsunienne 16. 12 Gerald Early, « Battling Siki  : the boxer as natural man », The Massachusetts Review, vol. 29, n° 3, 1988, p. 451‑472, p. 453. 13 Timothée Jobert, Champions noirs, Racisme blanc. La métropole et les sportifs noirs en contexte colonial (1901‑1944), Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 2006 ; Peter Benson, Battling Siki. A Tale of Ring Fixes, Race, and Murder in the 1920s, University of Arkansas Press, Fayetteville, 2006 ; Jean-Marie Bretagne, Battling Siki, Philippe Rey, Paris, 2008. 14 Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Côté-femmes, Paris, 1992. 15 William Montague Cobb, « Race and runners », The Journal of Health and Physical Education, vol. 7, 1936, p. 3‑56. 16 Mark Dyreson, « American ideas about race and olympic races in the era of Jesse Owens : shattering myths or reinforcing scientific racism ? », International

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Le contexte colonial a également participé au traitement différencié des sportifs racisés 17. L’histoire tragique de ­l’Algérien El Ouafi Bouguera (1898‑1959), champion olympique du marathon en 1928, est à ce sujet exemplaire. Après son exploit, il obtient très peu de reconnaissance en France et s’exile aux États-Unis. Il travaille alors dans un cirque 18 où on le fait parti‑ ciper à des courses contre des animaux. Il revient en France et meurt dans la misère. Après la Seconde Guerre mondiale, les discours évoluent peu  : on continue soit à affirmer une différence biologique entre Blancs et racisés, soit à minorer les performances des seconds. Les représentations des sportifs racisés ont ainsi longtemps reposé sur une double croyance  : celle en leur supériorité physique 19 et leur infériorité intellec‑ tuelle, et, symétriquement, celle en la supériorité intellectuelle et les moindres capacités physiques des sportifs majoritaires. Or la surreprésentation des personnes racisées dans le champ sportif est la conséquence d’expériences historiques et sociales différen‑ ciées vécues par les acteurs sociaux et par le groupe auquel ils appartiennent 20. Les considérations purement physiques parti‑ cipent donc de la racialisation des sportifs 21, quand d’autres, esthétiques, valorisant le « style » de jeu d’une équipe nationale ou d’un groupe de sportifs, n’en sont pas moins réifiantes et essentialisantes 22. Bien que participant activement à la culture

17 18 19 20 21 22

Journal of the History of Sport, vol. 25, n° 2, 2008, p. 247‑267 ; Amy Bass, Not the Triumph But the Struggle. The 1968 Olympics Games and the Making of the Black Athlete, University of Minnesota Press, Minneapolis, 2002. Timothée Jobert, « Les combattants “nègres” de Paris  : comparaison francoaméricaine de l’attitude des “Blancs” à l’égard des pugilistes “noirs” durant la Belle Époque (1907‑1914) », Staps, vol. 71, n° 1, 2006, p. 23‑36. Thierry Terret et Anne Roger, « Managing colonial contradictions : French attitudes toward El Ouafi’s 1928 olympic victory », Journal of Sport History, vol. 36, n° 1, 2009, p. 3‑18. Harry Edwards, « The sources of black athletic superiority », Black Scholar, n° 3, 1971, p. 32‑41. David K.  Wiggins, « “Great speed but little stamina  :” the historical debate over Black athletic superiority », Journal of Sport History, vol.  16, n°  2, 1989, p. 158‑185. William H. Wiggins, « Boxing’s Sambo twins : racial stereotypes in Jack Johnson and Joe Louis newspaper cartoons, 1908 to 1938 », Journal of Sport History, vol. 15, n° 3, 1988, p. 242‑254. José Sergio Leite Lopes et Jean-Pierre Faguer, « L’invention du style brési‑ lien », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 103, 1994, p. 27‑35. Lorsqu’un journaliste ou un écrivain évoque le « style » de jeu d’un groupe social, bien

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sportive légitime, les sportifs racisés demeurent, dans leur grande majorité, marginalisés. Même lorsqu’ils réalisent des exploits, ces outsiders rencontrent des obstacles en matière de reconnaissance 23. Aux États-Unis, l’idée d’une supériorité physique naturelle des Africains-Américains persiste toujours aujourd’hui. Le sport constitue un espace performatif au sein duquel sont actua‑ lisés des stéréotypes raciaux qui font des racisés des acteurs « doués » principalement, si ce n’est uniquement, pour le sport. La ­surreprésentation de ces joueurs racisés dans plusieurs sports majeurs aux États-Unis fait écran à la marginalisation persistante des minorités ethno-raciales, et plus particulièrement à la très forte sélection pratiquée au sein du champ sportif. Cela vaut sur les terrains comme pour les positions d’encadrement puisqu’un grand nombre de prétendants sont éliminés 24. Aux États-Unis, les joueurs de foot US noirs sont jugés très « athlétiques », mais pas suffisamment intelligents pour prendre en charge la tactique de leur équipe 25. La situation est similaire en France : les joueurs de football noirs sont décrits comme « costauds », « physiques », « puissants » mais peu aptes à mener le jeu de leur équipe. En témoignent les propos racistes tenus sur la chaîne BeIN Sports par Daniel Bravo, ancien attaquant devenu consul‑ tant sportif, lors du match entre Strasbourg et Reims le 13 avril 2019. Lorsque le Cap-Verdien Nuno Da Costa marque un but, Daniel Bravo déclare  : « Sixième but et cinq passes décisives, c’est quand même pas mal pour un Noir… Un joueur qui n’a été que ce « style » participe en effet de la production d’une identité sportive singulière, on n’est jamais très loin de la racialisation de ce groupe en ce que les qualités techniques qu’on lui prête seraient « naturelles ». Jacques Dumont, « Ben Barek, un modèle et un analyseur de la réussite par le sport aux Antilles, depuis 1945 », Sciences sociales et sport, vol. 2, n° 1, 2009, p. 3‑23. 23 Arthur Jr. Ashe, A Hard Road to Glory. A History of the African American Athlete, 3 vol., Ballantine, New York, 1976. 24 Donald Sabo, Merrill J. Melnick et Beth E. Vanfossen, « High school athletic participation and postsecondary educational and occupational mobility », Sociology of Sport Journal, vol.  1, n°  10, 1993, p.  44‑56 ; Patricia A.  Adler et Peter Adler, Backboards and Blackboards. College Athletes and Role Engulfment, Columbia University Press, New York, 1991. 25 Daniel Buffington, « Contesting race on Sundays  : making meaning out of the rise in the number of Black quarterbacks », Sociology of Sport Journal, vol. 1, n° 22, 2005, p. 19‑37.

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titulaire que dix-sept fois. » De tels propos occultent aussi bien les processus historiques, sociaux et politiques qui ont façonné le champ sportif que la logique raciste qui sous-tend ces discours 26.

L’illégitimité des sportifs racisés Loin de constituer des êtres à part, les sportifs sont le produit de configurations sociales et culturelles propres à une société donnée. Ils sont aussi façonnés par les normes propres à leur pratique sportive. L’histoire récente du sport révèle à la fois une injonction à l’acculturation aux normes dominantes adressée aux sportifs racisés et des résistances qu’ils ont opposées. Les attentes du public, des journalistes et des responsables politiques à l’endroit des sportifs relèvent souvent d’un mépris de classe et d’un racisme culturel 27. Tandis que les spectateurs s’autorisent très librement à donner leur avis sur les sportifs, les équipes, les résultats et les choix des entraîneurs, les pouvoirs publics instru‑ mentalisent le sport afin de pacifier les quartiers des « zones urbaines sensibles », s’appuyant sur l’idée selon laquelle il favori‑ serait l’« intégration » des jeunes dont l’histoire familiale est liée au colonialisme et qui seraient en proie à la désocialisation, à la délinquance, voire à la « radicalisation 28 ». Ces « valeurs du sport » sont ainsi brandies dès lors qu’un sportif racisé s’en écarte. En 2016, lors de l’« affaire Benzema » –  l’international français Karim Benzema est accusé d’avoir fait chanter un autre joueur, Mathieu Valbuena, à propos d’une sex tape le mettant en scène – qui a entraîné sa non-sélection en équipe de France, le ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports Patrick Kanner a déclaré : Je pense que lorsqu’on signe la charte de déontologie pour être membre de l’équipe de France, on doit la respecter. Et 26 Laurel R.  Davis, « The articulation of difference  : White preoccupation with the question of racially linked genetic differences among athletes », Sociology of Sport Journal, vol. 7, n° 2, 1990, p. 179‑187. 27 Vernon L.  Andrews, « Black bodies-White control  : the contested terrain of sportsmanlike conduct », Journal of African American Men, vol.  2, n°  1, 1996, p. 33‑59. 28 Marc Falcoz et Michel Koebel, Intégration par le sport. Représentations et réalités, L’Harmattan, Paris, 2005.

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je pense que, aujourd’hui, les conditions ne sont pas réunies en la matière pour M. Benzema.

La cour d’appel de Versailles venait pourtant de confirmer la levée partielle du contrôle judiciaire 29. Benzema a alors déclaré que le sélectionneur Didier Deschamps avait « cédé à une partie raciste de la France ». Ce flux constant de commentaires de journalistes, de respon‑ sables politiques, de spectateurs, d’internautes nourrit la lecture racialisante du monde sportif et les représentations négatives des sportifs racisés. Les polémiques médiatiques autour de sportifs racisés reposent souvent sur le hiatus entre les attentes du « grand public » et les pratiques de ces sportifs, pour partie liées à leurs origines sociales et ethno-raciales. Selon ces attentes nationales, pour être un bon sportif, il faut opter pour une seule nationalité sportive, donner des gages de patriotisme et d’assimi‑ lation, et ce malgré les appartenances multiples des joueurs, un marché du travail sportif libéralisé et mondialisé. La controverse régulièrement réactivée à propos du refus de certains joueurs de chanter l’hymne national français tout comme celle concer‑ nant l’importation supposée de la culture gangsta des ghettos par les joueurs noirs sur les terrains de la National Basketball Association (NBA) aux États-Unis 30 sont révélatrices du soupçon qui guette en permanence les sportifs racisés. Certains commen‑ tateurs, comme les journalistes Daniel Riolo et Éric Zemmour, ont ainsi dénoncé l’emprise d’une « culture des cités », une « islamisation du foot » et ont affirmé que, lors de la Coupe du monde 2010 en Afrique du Sud, les joueurs musulmans de l’équipe de France « avaient imposé » le halal à toute l’équipe – ce qui était bien sûr faux. La suspension de la Sud-Africaine Caster Semenya, athlète noire et intersexe originaire d’un petit village de la province de Limpopo, révèle la nature intersectionnelle des expériences des

29 Stéphane Beaud et Akim Oualhaci, « Sports populaires, sportifs impopu‑ laires. L’“affaire Benzema” remise en perspective », La Vie des idées, mars 2016. 30 Vernon Andrews, « African American player codes on celebration, taunting and sportsmanlike conduct », Journal of African American Men, vol.  2, n°  2/3, 1997, p. 57‑92.

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sportives racisées 31. Celle-ci se voit reprocher par la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) ses victoires au 800 mètres au motif qu’elle serait un « homme biologique » et, ce faisant, avantagée parce qu’elle produirait plus de testostérone que ses concurrentes. Ce sont surtout des sportives racisées, à l’instar des athlètes indiennes Santhi Soundarajan et Dutee Chand, de la sprinteuse philippine Nancy Navalta, de la joueuse de tennis étatsunienne Serena Williams, de la judokate brésilienne Edinanci Silva ou de la patineuse française Surya Bonaly, qui sont stigmatisées pour leur prétendu manque de féminité 32. Les manières d’être, attitudes, langage, style vestimen‑ taire, ethos des sportifs, de même que les habiletés corporelles véhiculent une image de confiance en soi, de force et de dignité. Elles forment un répertoire d’action qui relève de la socialisation primaire des sportifs et leur permet de faire face aux rapports sociaux de domination 33. Mais ce répertoire les rend égale‑ ment dissonants, voire déviants, vis-à-vis des attentes du public et des normes légitimes 34. Si les sportifs racisés optent pour ce type de carrières, c’est en partie parce qu’elles leur offrent davantage de perspectives que d’autres univers professionnels. Souvent issus de milieux populaires, ces sportifs ont générale‑ ment été assez peu scolarisés 35 et ils peuvent rencontrer des difficultés à s’adapter à un univers professionnel exigeant d’eux des compétences sociales qu’ils n’ont pu totalement acquérir auparavant. Cependant, ces différences sociales sont exagérées 31 32

33 34 35

Jenny L. Withycombe, « Intersecting selves : African American female athletes’ experiences of sport », Sociology of Sport Journal, vol. 28, n° 4, 2011, p. 478‑493. Anaïs Bohuon, Le Test de féminité dans les compétitions sportives. Une histoire classée X ?, Éditions iXe, Paris, 2012 ; Katrina Karkazis et Rebecca M. JordanYoung, « The powers of testosterone  : obscuring race and regional bias in the regulation of women athletes », Feminist Formations, vol.  30, n°  2, 2018, p. 1‑39. Richard Majors, « Cool pose  : Black masculinity and sports », in Michael Messner et Donald Sabo (dir.), Sport, Men and the Gender Order, Human Kinetics Books, Illinois, 1990, p. 109‑114. Erica Childs, « Images of the Black athlete  : Intersection of race, sexuality, and sports », Journal of African American Men, vol. 4, n° 2, 1999, p. 19‑38. Eddie Comeaux et C. Keith Harrison, « Labels of African American ballers : a historical and contemporary investigation of African American male youth’s depletion from America’s favorite pastime, 1885‑2000 », Journal of American Culture, vol. 1, n° 27, 2004, p. 67‑80.

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par les médias, dans certains cas, transformées en comporte‑ ments déviants, voire essentialisées. La « double conscience 36 » des sportifs racisés est retournée contre eux dans le cadre de procès en patriotisme. En 2016, le joueur de football américain Colin Kaepernick, inspiré par les poings levés de Tommie Smith et John Carlos aux jeux Olympiques de Mexico en 1968, pose un genou à terre et refuse d’entonner l’hymne national étatsunien. Il s’agit pour lui de protester contre le racisme et les violences policières touchant les Noirs, et de soutenir le mouvement Black Lives Matter. Immédiatement après ce geste, il a été la cible de déclara‑ tions racistes et boycotté par les équipes de la National Football League (NFL) à la demande de Donald Trump. Dans le même temps, il a reçu de très nombreux soutiens et il est devenu l’un des symboles de la lutte antiraciste ; l’équipementier Nike l’a également choisi pour représenter la marque 37. Lorsqu’en 2006, Karim Benzema, qui lui non plus ne chante pas l’hymne national en sélection, déclare son attachement au pays de naissance de ses parents, l’Algérie 38, il devient la cible d’attaques racistes l’inci‑ tant à « retourner dans son pays », ne le jugeant pas digne de porter le maillot français 39. En raison de leur double héritage ouvrier/populaire et ethno-racial –  de descendants d’esclaves aux États-Unis et de descendants d’immigrants (post)coloniaux en France –, ainsi que du stigmate territorial associé au lieu où ils ont grandi, les sportifs racisés partagent l’expérience d’un corps stigmatisé, de compétences intellectuelles déniées et d’une citoyenneté constamment remise en cause. Comme une multi‑ tude d’autres personnes racisées, ces sportifs sont loin d’accéder massivement à une mobilité sociale significative.

36 W.E.B. Du Bois, The Souls of Black Folk, Gramercy Books, New York, 1994. 37 Ketra L. Armstrong, « Nike’s communication with Black audiences : a socio‑ logical analysis of advertising effectiveness via symbolic interactionism », Journal of Sport and Social Issues, n° 23, 1999, p. 266‑286. 38 Stanislas Frenkiel, « Grandir et travailler en France. Jouer pour l’équipe natio‑ nale algérienne de football dès 1980 », Hommes  &  Migrations, n°  1289, 2011, p. 80‑91. 39 Emmanuel Blanchard, « Bleus et beurs ? », Plein Droit, vol.  108, n°  1, 2016, p. 15‑18.

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Le corps sportif comme arme de résistance Il est désormais établi que le sport a été un espace majeur de lutte en faveur de la justice raciale aux États-Unis au cours du xxe siècle 40. Les terrains de sport sont des espaces d’expres‑ sion, de relégitimation et de contrôle de la force physique et des masculinités pour les jeunes hommes racisés issus des quartiers populaires 41. En s’immergeant dans le cadre spatio-temporel protecteur de la salle de sport du quartier, qui les préserve partiellement des jugements dépréciatifs et des sanctions extérieurs, et en se réappropriant leur corps, les sportifs racisés oublient, voire transcendent les effets de la domination et des violences structurelles auxquelles ils font face quotidiennement : racisme, chômage, précarité, mal-logement, échec scolaire, maladies chroniques… À leurs yeux, la pratique sportive est un moyen de se dépouiller de certaines assignations identitaires et statutaires, de remettre en cause l’ordre social et ethno-racial par l’esthétique corporelle, par l’efficacité du développement musculaire ainsi que par les compétences et valeurs qui y sont associées (respect, humilité, courage, endurance, politesse, solidarité, etc.). Toutefois, ce pouvoir suspensif n’est ni absolu ni permanent. De petites mobilités sociales sont malgré tout possibles pour les sportifs racisés amateurs qui parviennent à acquérir des ressources par leur pratique sportive 42. D’autres, malgré les obstacles, réussissent à devenir des sportifs professionnels. Ils contribuent ainsi à remettre en cause certains stéréotypes raciaux, à franchir la ligne de couleur et à ouvrir l’horizon des possibles non seulement dans le champ sportif, mais également dans d’autres secteurs du marché du travail et de la vie sociale. Comme l’affirme en 1935 le rédacteur en chef de The Crisis, 40 Jeffrey T.  Sammons, « “Race” and sport  : a critical, historical examination », Journal of Sport History, vol. 21, n° 3, 1994, p. 203‑278. 41 Akim Oualhaci, « Faire de la boxe thaï en banlieue  : entre masculinité “populaire” et masculinité “respectable” », Terrains  &  Travaux, vol.  27, n°  2, 2015, p. 117‑131. 42 Akim Oualhaci, « Enfiler les gants de la respectabilité. Processus d’accumu‑ lation et usages différenciés du capital culturel dans des salles de boxe en quartiers populaires en France et aux États-Unis », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 228, 2019, p. 56‑75.

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l’organe officiel de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), créée en 1910 notamment par le sociologue noir américain W.E.B Du Bois : Pour des millions d’individus, […] le magnifique franchisse‑ ment de la ligne d’arrivée par Jesse Owens ou le bruit sourd d’un gant de Joe Louis font davantage pour l’« éducation interraciale » que toute la philosophie jamais écrite sur la race 43.

Aux États-Unis, des sportifs racisés qui ont réussi à accumuler du capital économique grâce à une excellente carrière professionnelle réinvestissent une partie de ces ressources dans leur « communauté » ou leur quartier d’ori‑ gine. Ils tentent alors de compenser les démissions de l’État social et les effets du racisme systémique. Il en va ainsi des boxeurs Sugar Ray Robinson, qui a investi dans des commerces à Harlem, Larry Holmes, dans sa ville natale d’Easton, du joueur de foot US Keyshawn Johnson, qui a inauguré un centre commercial à South Central Los Angeles, ou encore du joueur de basket-ball Magic Johnson, qui a ouvert des cinémas dans les quartiers noirs de Los Angeles. Toutefois, les sportifs racisés qui réussissent à faire mentir les statistiques et à sortir de leur milieu social d’origine restent très minoritaires en comparaison de ceux qui s’épuisent des années durant à vouloir devenir sportifs professionnels 44. Forts de l’héritage militant du Mouvement pour les droits civiques, y contribuant même de manière significative 45, les sportifs racisés étatsuniens ont mieux réussi à politiser leur condi‑ tion que leurs homologues français. Néanmoins, quelques-uns prennent position d’autant plus facilement qu’ils sont expatriés ou binationaux. C’est le cas du basketteur en NBA Tariq Abdul43 Patrick B.  Miller, « Muscular assimilationism. Sport and the paradoxes of racial reform », in Charles K. Ross (dir.), Race and Sport. The Struggle for Equality on and off the Field, University Press of Mississipi, Jackson, 2004, p.  146‑182, p. 161‑162. 44 Jay J. Coakley, Sports in Society. Issues and Controversies, McGraw-Hill, New York, 1998 ; Manuel Schotté, « La condition athlétique. Ethnographie du quotidien de coureurs professionnels immigrés », Genèses, vol. 71, n° 2, 2008, p. 84‑105. 45 Donald Spivey, « “End Jim Crow in sports” : the protest at New York University, 1940‑1941 », Journal of Sport History, vol. 15, n° 3, 1988, p. 282‑303.

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Wahad, binational franco-américain d’origine guyanaise, qui a déclaré 46 : Vous imaginez en France, une cérémonie qui se déroule‑ rait en bambara ou en wolof ? Le système français a un vrai problème avec son immigration et son passé colonial. Et il faut accepter que certains Français, footballeurs ou non, soient binationaux. Et si Karim Benzema, ou un autre, refuse de chanter la Marseillaise, c’est son problème… et c’est son droit.

Le corps des sportifs racisés est à la fois vecteur d’enfer‑ mement et d’émancipation. En effet, ces sportifs déploient un ensemble de pratiques, affichent des signes (vestimen‑ taires, etc.), adoptent des attitudes corporelles qui manifestent leur statut social. Des luttes contemporaines des sportifs noirs américains, qui favorisent la théâtralité et la contestation indivi‑ dualisée fondée sur la culture hip-hop et la culture de rue, s’opposent aux règles des fédérations sportives professionnelles imprégnées d’une éthique sportive bourgeoise et blanche 47. Il en est ainsi des sports de combat, souvent perçus par les groupes dominants comme des activités distinctement vulgaires. Ceux qui les pratiquent sont pris dans des logiques paradoxales : d’un côté, ils ont acquis des ressources culturelles et une respectabilité locale grâce à leur sport, mais, de l’autre, ils sont accusés de cultiver des comportements de « racaille », à savoir la prétendue propension naturelle à se bagarrer 48. Ils sont ainsi renvoyés à leur condition de jeunes racisés issus des classes populaires qui valorisent le corps au détriment de l’intellect, quand ils ne sont pas accusés de déviance sociale 49. Adossé à des discours essentialisants, ce processus nourrit, à son tour, des pratiques d’exclusion et de discrimination. 46 Maïté Koda, « Tariq Abdul-Wahad  : “Le système français a un vrai problème avec son passé colonial” », France Info, 3 juillet 2014. 47 Phillip Lamarr Cunningham, « “Please don’t fine me again !!!!!” : Black athletic defiance in the NBA and NFL », Journal of Sport  &  Social Issues, n°  33, 2009, p. 39‑58. 48 Akim Oualhaci, Se faire respecter, op. cit. 49 Bonnie Berry et Earl Smith, « Race, sport, and crime : the misrepresentation of African Americans in team sports and crime », Sociology of Sport Journal, vol. 17, n° 2, 2000, p. 171‑197.

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Lutter contre le racisme avec les sportifs Dans le domaine du sport comme dans d’autres, en utilisant des classifications essentialisantes et racistes, le groupe dominant entretient les hiérarchies entre les groupes. Malgré la réussite de nombreux sportifs racisés –  ce qui nourrit de faux espoirs chez les plus jeunes qui les idolâtrent –, le champ sportif reste le théâtre de déclarations racistes et de pratiques discriminatoires. La solidarité politique construite par les Africains-Américains est à la fois une solidarité raciale et une solidarité fondée sur les expériences de vie en tant que groupe stigmatisé. Elle a permis à ces derniers comme aux sportifs de faire trembler les fonde‑ ments de la domination raciale, même si cette solidarité est mise à mal ces dernières décennies par l’emprisonnement massif des hommes noirs, le chômage, la précarité et la stigmatisation de ces quartiers. Mohamed Ali, boxeur ô combien charismatique, est l’exemple par excellence du sportif à fort capital symbolique qui a émergé en tant que porte-parole des Africains-Américains et, plus encore, de tous les dominés de la planète. En France, les sportifs racisés se sont moins investis dans les luttes contre le racisme. La Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, véritable moment de passage à une visibilité publique et politique des descendants d’immigrés –  on écrira racisés aujourd’hui  – a suscité, avec l’accession de la gauche au pouvoir, un grand espoir pour toute une génération de jeunes « issus de l’immigration ». Comme le Mouvement des droits civiques aux États-Unis dont elle s’est inspirée, la Marche a permis une certaine reconnaissance sociale et politique des jeunes Maghrébins. Mais, par la suite, ce mouvement s’est divisé et partiellement dilué dans un « antiracisme abstrait » et moral 50. La relative faiblesse de la mémoire collective de l’histoire des luttes politiques de l’immigration et des quartiers populaires, dont sont souvent issus les sportifs racisés, a longtemps fait obstacle à des mobilisations massives 51. Pourtant, le champ sportif n’est nullement épargné par la permanence d’antiennes racistes et de discriminations ; avec d’autres acteurs sociaux, les 50 Saïd Bouamama, Dix Ans de marche des Beurs. Chronique d’un mouvement avorté, Desclée de Brouwer, Paris, 1994, p. 72‑73. 51 Ibid., p. 230.

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sportifs racisés, à l’instar de Lilian Thuram, pourraient à l’avenir contribuer à, voire initier l’émergence d’un tel mouvement. Le boxeur Tony Yoka, les footballeurs Kylian Mbappé et Marcus Thuram ont ainsi repris le geste de Colin Kaepernick ou affiché leur soutien au mouvement de protestation contre la mort de George Floyd et, plus largement, contre les violences policières. Pour aller plus loin Marion Fontaine, « Les Oudjani et le “club des Gueules noires”  : parcours et représentations (années  1960‑1980) », Migrance. Les footballeurs maghrébins de France au xxe siècle, n° 29, 2008, p. 91‑97. Yvan Gastaut et Sarah Clément (coord.), Migrance. Les footballeurs maghrébins de France au xxe siècle, n° 29, 2008. Nicolas Martin-Breteau, « “Un laboratoire parfait” ? Sport, race et génétique : le discours sur la différence athlétique aux États-Unis », Sciences sociales et sport, vol. 3, n° 1, 2010, p. 7‑43. Manuel Schotté, La Construction du « talent ». Sociologie de la domination des coureurs marocains, Raisons d’Agir, Paris, 2012.

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FÉMINISME DÉCOLONIAL ET ANTIRACISTE Françoise Vergès in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 325 à 338 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

Féminisme décolonial et antiraciste Françoise Vergès

Depuis les années  1990, féminismes d’État, fémonationalismes, féminismes civilisationnels, féminismes univer‑ salistes ou fémo-impérialismes ont fait de l’égalité de genre une politique nationale et internationale. À la suite de l’année internationale des femmes en 1975, la décennie des Nations unies pour les femmes (1976‑1985) avait contribué à officialiser l’association entre droits des femmes et politique universaliste. En déclarant, dans son discours de clôture de la décennie à Pékin, « les droits humains sont les droits des femmes, les droits des femmes sont des droits humains », Hillary Clinton avait résumé l’idéologie de ce féminisme. Elle n’inventait rien. En 1965, des fondations étatsuniennes puissantes comme la Ford Foundation avaient fait de l’égalité de genre l’un des champs privilégiés de leur intervention. Progressivement, l’égalité de genre est devenue la pierre angulaire de politiques d’État et de politiques internationales. La revendication relative à l’inclusion des droits des femmes dans les politiques gouver‑ nementales permet-elle de surmonter les inégalités sociales, économiques, culturelles entre les femmes ? entre femmes du Sud et du Nord ? entre femmes racisées et non racisées 1 ? Dans 1

Bien que les femmes blanches soient elles aussi racisées – dans le sens où elles n’échappent pas aux hiérarchies raciales qui organisent les sociétés occiden‑ tales  –, le processus de racisation fondé sur la couleur de peau a fait de leur couleur une « non-couleur ». Elles ne seraient ainsi pas « racisées », au point que parler de « femme blanche » peut être perçu comme stigmatisant. J’utiliserai dans ce texte le terme de « racisées » à propos des personnes défavorablement racialisées (soit les personnes non blanches).

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ce contexte, quelle analyse décoloniale peut être élaborée ? Comment rendre visibles les enchevêtrements liés à la classe, l’âge, la racisation, les genres, les sexualités, la santé publique, les conditions de travail… ?

Quel est le sujet du féminisme ? La catégorie unifiante « femmes », au cœur du discours universaliste des droits des femmes, a contribué à masquer les différences entre les femmes et leurs conditions d’existence, à mettre de côté les processus de racisation, les différences de classe et d’autres formes de discriminations et d’inégalités qui peuvent les toucher (âgisme ou validisme pour n’en citer que deux) et qui sont consubstantielles au régime capitaliste. Dès lors, la politique universaliste des droits des femmes menée par les pays du Nord s’est rendue complice des structures qui maintiennent exploitation et inégalités. En quoi l’égalité de genre peut-elle contribuer aux processus de libération des sociétés du racisme, du capitalisme et de l’impérialisme ? Et, de quelle manière l’objectif d’une égalité entre les genres peut-il être soutenu par des politiques racistes, capitalistes, impériales ? Des féministes noires, racisées et des Suds ont répondu à cette contradiction dès les années 1960, en mettant en cause la catégorie même de « femmes » telle qu’employée par ces politiques universalistes. Loin de recouvrir l’ensemble des situations pouvant être vécues par ces personnes, cette catégorie a été construite à partir du référent suivant  : la femme blanche et bourgeoise. Les féministes qui ont élaboré cette critique ont ainsi souligné que le discours des « droits humains » dépolitisait l’histoire des luttes de femmes contre l’esclavage, le colonialisme, l’impérialisme et le capitalisme. Ces tensions entre féminisme universaliste et féminismes qui articulent enjeux de classe, d’âge, de genre et ceux liés aux sexualités, à la racisation, à l’impérialisme, à la lutte contre la destruction de l’environnement, au droit à la terre, aux droits des peuples autochtones,  etc., ne peuvent trouver de résolution. Divergeant, voire s’opposant dans leurs analyses des rapports de domination, des liens entre patriarcat et capita‑ lisme, des processus de racisation dans l’oppression des femmes 326

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des minorités ou du Sud global… ces féminismes n’ont pas les mêmes objectifs. Partant de la situation française, nous étudierons d’abord le contexte dans lequel féminisme occidental et néolibéra‑ lisme ont trouvé peu à peu un terrain d’entente au cours des années  1980 pour traiter ensuite du féminisme décolonial. Ce texte court fait inévitablement l’impasse sur de nombreux débats, des émergences ou des propositions féministes en France (hexagonale et dans les « outre-mer »). Il ne fournit pas non plus une cartographie détaillée des groupes féministes qui se sont multipliés depuis quelques années, ni des différents courants de l’écoféminisme, ni des féminismes autochtones, ni des féminismes dans les milieux artistiques et scientifiques. Je pose ici uniquement la question des entrelacements entre un certain féminisme et les bouleversements provoqués par le néolibéralisme.

Intégrer les femmes racisées au marché globalisé Le phénomène que l’on nomme communément « deuxième vague » du féminisme émerge alors que les femmes entrent massi‑ vement dans le monde du travail salarié 2. Ces dernières engagent rapidement des luttes dans des secteurs très féminisés (notam‑ ment dans les usines de textile Chantelle, de piles Wonder et d’électroménager Moulinex 3), dans un contexte où les guerres coloniales en Algérie et au Cameroun prennent fin, où les luttes féministes, antiracistes et anti-impérialistes se multiplient partout dans le monde, mais dans lequel émergent, notamment aux ÉtatsUnis et en Europe, le néolibéralisme et les féminismes étatiques. 2

3

Au début des années 1970, la moitié des femmes âgées de 25 à 59 ans étaient actives. Aujourd’hui, les trois quarts le sont mais, en trente-cinq ans, le taux de chômage de ces femmes est passé de 3 % à 12 %, et la part des emplois occupés à temps partiel de 13 % à 30 %. Cédric Afsa Essafi et Sophie Buffeteau, « L’activité féminine en France : quelles évolutions récentes, quelles tendances pour l’avenir ? », Économie et Statistiques, n°  398‑399, 2006, p.  86‑95 ; Margaret Maruani, Travail et emploi des femmes, La Découverte, « Repères », Paris, 2006. Ève Meuret-Campfort, « Luttes de classes, conflits de genre : les ouvrières de Chantelle à Nantes », Savoir/Agir, vol. 12, n° 2, 2010, p. 43‑50. Voir à ce sujet le film d’Hervé Le Roux sur la reprise du travail à l’usine Wonder, 1968, Reprise du travail aux usines Wonder.

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Dans les années 1980, les néolibéraux présentent le capita‑ lisme comme « aveugle » au genre, capable d’éliminer les hiérarchies entre les hommes et les femmes, de permettre à ces dernières non seulement d’acquérir une autonomie mais aussi d’être compétitives sur le marché international du travail 4, tout en laissant se poursuivre la division genrée du travail. La célèbre remarque de Frantz Fanon à propos de la politique coloniale  : « Ayons les femmes, et le reste suivra » est réactua‑ lisée 5. À l’époque où Fanon écrit cette formule, en pleine guerre d’Algérie, il s’agit d’analyser la politique française qui cherche à affaiblir le combat du FLN  : pour garder la colonie, il faut d’abord en « garder » les femmes. Ce processus nous permet de comprendre comment, à la fin du xxe siècle, des politiques entendent séparer les luttes pour les droits des femmes des luttes anticapitalistes et antiracistes. L’éducation, la formation et l’intégration des femmes racisées dans l’organisation internatio‑ nale du travail sont ardemment défendues par des fondations, des ONG, des institutions internationales, des gouvernements occidentaux et des féministes. La revendication relative à l’entrée sur le marché du travail, présentée comme une libération écono‑ mique, sociale et sexuelle 6 pour toutes les femmes, occulte le fait 4

5 6

« Partant du constat que le patriarcat et l’accumulation à l’échelle mondiale constituent le cadre idéologique à l’intérieur duquel la réalité actuelle des femmes est inscrite, le mouvement féministe dans le monde ne peut faire autrement que défier ce cadre, en même temps que la division sexuelle et internationale du travail qui lui est liée », écrivait Maria Mies en 1986. Cité in Silvia Federici, « Reproduction et lutte féministe dans la nouvelle division internationale du travail », Cahiers genre et développement, n°  3, Genre, mondialisation et pauvreté, 2002, p. 45‑69, p. 45. Frantz Fanon, L’An V de la révolution algérienne, in Œuvres, La Découverte, Paris, 2011, p. 275. Ces liens entre exploitation d’une part et promesse d’émancipation de l’autre ont été analysés dans les relations Nord/Sud, plus rarement à l’intérieur de la France. Pourtant, dès les années  1960, des femmes des « outre-mer » sont recrutées comme domestiques ou dans les postes subalternes des services publics, permettant à des femmes blanches d’accéder à la promotion dans l’emploi, notamment en confiant les tâches liées au soin des enfants et à l’espace domestique à d’autres femmes, racisées et précaires. Les processus de racisation se poursuivent avec l’arrivée de femmes maghrébines, afrodescendantes ou asiatiques. Sur les contradictions de classe, race, genre, voir Sabine Masson, « Sexe/genre, classe, race : décoloniser le féminisme dans un contexte mondialisé. Réflexions à partir de la lutte des femmes indiennes au Chiapas », Nouvelles Questions féministes, vol.  25, n°  3, 2006, p.  56‑75. Sur race,

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que les femmes racisées ont toujours travaillé et ont toujours été exploitées. Pour ces dernières, le marché du travail est le marché de l’emploi précaire, dévalorisé et très mal rémunéré  : elles sont majoritaires dans les activités de nourrice, de domestique, de caissière, d’employée du nettoyage et du soin. Ce tournant qui fait du « féminisme droits des femmes » un mouvement qui perd toute dimension émancipatrice, une arme entre les mains des impérialistes et des néolibéraux informe toute une série de décisions et de déclarations dès la fin du xxe siècle. En 2006, le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan affirme : l’empowerment des femmes –  c’est-à-dire le fait de leur donner du pouvoir et de l’autonomie  – est la clé du développement et estime que la reconnaissance des droits des femmes est une condition de l’inscription des pays dits en voie de développement dans le système économique mondial. Mais il ne dit rien de la structure raciale et de classe du capitalisme global 7. Les femmes racisées au Nord et les femmes du Sud, deviennent une main-d’œuvre précieuse à la suite de politiques qui, historiquement, ont trans‑ formé leurs ventres et leurs corps en capital. L’égalité de genre s’intègre ainsi à un système culturel dominant et devient un objectif à atteindre qui ne se réalise qu’à la condition de couper les femmes de leur société et de leur culture, en exigeant leur assimilation à la norme occidentale. Selon Christine Delphy, l’instrumentalisation du discours féministe accomplie par les défenseur·e·s de la loi montre en quoi le principe général des « droits des femmes » est mis au service d’une mesure particulière prise contre une population particulière.

Elle ajoute : L’opposition entre antiracisme et antisexisme repose sur des croyances qui présupposent une nature radicalement autre de cette population par rapport à la société française « normale », d’une part, et, d’autre part, qu’elle n’est possible genre, classe, voir Houria Bouteldja, Christine Delphy et Christelle Hamel, « Sexisme et racisme  : le cas français », Nouvelles Questions féministes, vol.  25, n° 1, 2006. 7 Cité in Hester Einsenstein, « Hegemonic feminism, neoliberalism and womeno‑ mics : empowerment instead of liberation ? », New Formations, n° 91, février 2017, p. 35‑49, p. 36.

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qu’à condition de « sortir » les femmes de la population touchée par le racisme 8.

L’égalité de genre reste aujourd’hui un puissant outil idéolo‑ gique : toute entrave ou déni qui s’y oppose suscite émotion et indignation, notamment à l’occasion des crimes commis contre des petites filles ou des femmes de minorités ou du Sud global, sans que ne soit jamais évoqué le contexte politico/culturel/ économique des relations Nord/Sud, du passé colonial qui a criminalisé les sexualités, imposé un modèle familial, des normes de « bonnes » sexualités et le paternalisme néocolonial. L’égalité de genre n’est pas seulement jugée bonne pour la société et la culture mondialisées, elle l’est aussi pour l’économie néolibé‑ rale. En atteste l’initiative de la Banque mondiale « L’égalité de genre est une économie intelligente 9. » Goldmann Sachs, Nike, la fondation Bill et Melinda Gates, la fondation Levi-Strauss, Unilever ou des fonds d’investissement ont tous adopté des programmes mondiaux destinés à intégrer les femmes au monde néolibéral 10. Ainsi, OPIC2X, un fonds du g ­ ouvernement états­ unien, utilise les notions d’empowerment, de capacity building (littéralement, « renforcement des capacités ») et de leadership féminin afin de lancer son programme d’investissement en garantissant aux investisseurs des retours importants. Selon les 8

Natalie Benelli, Ellen Hertz, Christine Delphy, Christelle Hamel, Patricia Roux et Jules Falquet, « De l’affaire du voile à l’imbrication du sexisme et du racisme », Nouvelles Questions féministes, vol. 25, n° 1, 2006, p. 4‑11, p. 10 ; voir aussi : Patricia Roux, Lavinia Gianettoni et Céline Perrin, « L’instrumentalisation du genre : une nouvelle forme de racisme et de sexisme », Nouvelles Questions féministes, vol. 26, n° 2, 2007, p. 92‑108. 9 En 2019, le programme Umbrella Facility for Gender Equality continue de défendre cette initiative : « Un fonds fiduciaire multidonateurs regroupant quatorze États et fondations internationales, a continué de stimuler la production de nouvelles connaissances, la conception de projets novateurs et la production de données d’évaluation de l’impact des solutions les plus efficaces pour éliminer les écarts entre les hommes et les femmes. » 10 Hester Einsenstein, « Hegemonic feminism, neoliberalism and womeno‑ mics », art. cit., p.  39‑40. Voir aussi  : Sara Farris et Catherine Rottenberg, « Introduction : righting feminism », New Formations, n° 91, février 2017, p. 5‑15 ; Alison Winch, Kirsten Forkert et Sally Davison, « Neoliberalism, feminism and transnationalism », Soundings, n° 71, 2019, p. 4‑10. Les critiques par des intel‑ lectuelles du Sud global sur les conséquences pour les femmes du Sud global des politiques de développement, de contrôle des naissances, du ­néolibéralisme et du microcrédit sont très nombreuses.

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indications qu’il fournit, les femmes du Sud global contrôleront bientôt près de 15 trillions de dollars US de la consommation mondiale et constitueront ainsi un marché deux fois plus impor‑ tant que ceux de la Chine et de l’Inde réunies. Tous ces investis‑ sements sont corrélés au contrôle des naissances des femmes du Sud global. Il faut comprendre que les liens entre les politiques de contrôle du corps des femmes par des gouvernements et des fondations et celles de capitaux d’investissements ne visent évidemment pas la destruction du système capitaliste. Toutes deux exploitent des besoins et des désirs des femmes pour leurs intérêts. L’exemple de la Fondation Bill et Melinda Gates, très active en Afrique, est à ce sujet éclairant. Le féminisme universaliste centré sur l’égalité de genre est appelé au secours d’un capitalisme dont la logique est de s’étendre et de coloniser le monde entier. Le président de la République, Emmanuel Macron, s’est lancé dans sa campagne civilisationnelle de l’égalité de genre en utilisant les mêmes références : contrôle des naissances, promotion du microcrédit et de l’entreprenariat individuel. Pour ce faire, il mobilise un vieil argument raciste relatif à la responsabilité des femmes africaines dans la pauvreté et le sous-développement. Le 8 juillet 2018, à l’occasion d’une réunion du G20, il déclare : « Quand des pays ont encore sept à huit enfants par femme, vous pouvez décider de dépenser des milliards d’euros, vous ne stabiliserez rien 11. » Le 26 septembre 2018, il récidive en affirmant : « Montrez-moi une femme, parfaitement éduquée, qui décide d’avoir 7, 8, 9  enfants 12 ? » Le contrôle du ventre des femmes africaines va de pair avec une politique d’investissement dans l’activité des femmes africaines, avec garantie d’« un effet retour pour le total de l’économie qui est très bon 13 ». Ces discours sur les femmes africaines en font des victimes qu’il convient de sauver, ce sauve‑ tage restant entre les mains de forces du Nord. 11 « “7 à 8  enfants par femme” en Afrique, les propos de Macron qui passent mal », Ouest-France.fr, 11 juillet 2017. 12 Prononcée en anglais : « Present me the woman who decided, being perfectly educated, to have seven, eight or nine children », cité in Jacques Pezet, « Emmanuel Macron a-t‑il vraiment dit “Montrez-moi une femme parfaitement éduquée, qui décide d’avoir 7, 8, 9 enfants” ? », Libération.fr, Chek News, 10 octobre 2018. 13 « G7 Biarritz  : Conférence de presse conjointe consacrée au programme Afawa », Élysée.fr, 26 août 2019.

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Une histoire coloniale du féminisme Ce rapide tableau permet de mieux saisir le climat idéolo‑ gique de notre époque. Le féminisme français d’État ou de parti ne peut être artificiellement séparé d’une longue histoire coloniale et raciste, et certaines de ses composantes ne sauraient être innocentées d’une complicité avec les crimes coloniaux et postcoloniaux. Leur ignorance des luttes de femmes dans les colonies et les « outre-mer » n’a aucune excuse. Ce n’est pourtant pas faute de références. Dans les années  1970, la lecture des textes de la Coordination des femmes noires (créée en 1978) 14 leur aurait permis d’appréhender comment des femmes noires analysent leurs oppressions. Un travail radical de décolonisation et de déracialisation du féminisme européen reste à faire, à travers une relecture de ses grands textes et de ses actions : quels points aveugles ? Quels dénis ? Qu’est-ce qui a rendu possible la conviction que le féminisme aurait, en théorie, échappé au racisme structurel et culturel, aux représentations coloniales et postcoloniales, aux liens intimes entre histoire familiale et histoire coloniale ? Quel rôle ont joué les féministes du Parti socialiste, lequel, ayant accédé à plusieurs reprises au pouvoir, a opéré une mue conservatrice et néolibérale 15 ? Les politiques des mouvements féministes ont trop longtemps été étudiées sous l’angle d’une réaction à des politiques patriarcales et hétérosexistes, comme si les transformations idéologiques et économiques qui impliquent une racialisation n’avaient pas eu prise sur les évolutions des féminismes européens, comme si les luttes pour les droits des femmes étaient par nature immuni‑ sées contre le racisme et le néolibéralisme. Par exemple, il est important de comprendre de quelle manière les privatisa‑ tions records opérées par le gouvernement de Lionel Jospin, les délocalisations et la flexibilité accrue du travail, la circula‑ 14 Sur la Coordination des femmes noires, voir : Emmanuelle Brunel et Tauana Olivia Gomez Silva, « Paroles de femmes noires. Circulations médiatiques et enjeux politiques », Réseaux, vol.  201, n°  1, 2017, p.  59‑85 ; et sur les mouve‑ ments de femmes immigrées, Nadia Châabane, « Diversité des mouvements de “femmes dans l’immigration” », Les Cahiers du Cedref, n° 16, 2008, p. 231‑250. 15 Serge Audier, « La gauche réformiste et le libéralisme », L’Économie politique, vol. 48, n° 4, 2008, p. 83‑100 ; Pierre-Nicolas Baudot, « Hégémonie néolibérale, conquête du désir et crise de la gauche », Le vent se lève, 20 novembre 2019.

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tion des capitaux, les traités de libre-échange ou la financiari‑ sation de l’économie facilités par l’État ont entraîné une plus grande précarisation des personnes racisées 16. La conception des droits de la femme (et non des femmes) défendue par le Parti socialiste ne diffère pas radicalement de celle de la droite libérale et des réformes qu’elle a adoptées 17. Les lois mises en place dans le but de protéger les femmes (notamment celles concernant le travail de nuit, les postes dangereux, leur santé) répondaient certes à des demandes, mais elles ont été adoptées alors que, déjà, des décisions économiques entraî‑ naient un abandon des services publics, que les femmes étaient massivement affectées par l’extension toujours plus importante du travail partiel, que le racisme, l’islamophobie et les non-dits du passé colonial pesaient de plus en plus sur les personnes racisées. Les féministes racisées au Nord et celles du Sud global ont mis ceci en lumière  : le confort des femmes blanches au Nord, leur accès à une vie professionnelle reposent sur l’exploi‑ tation des femmes racisées dans leur pays et des femmes du Sud, mais aussi sur celle des hommes racisés – et c’est applicable à la situation française. Les femmes françaises tirent des bénéfices de la nouvelle division internationale du travail. À ce propos, Silvia Federici écrit : Le véhicule d’un projet politique férocement antiféministe, est que, loin d’être un moyen d’émancipation des femmes, l’expansion des relations capitalistes intensifie l’exploitation des femmes… En outre, elle repropose l’image de la femme objet sexuel et reproducteur ; elle accentue la division au sein des femmes par une spécialisation et une fixation à des tâches qui réduisent nos possibilités de vie et introduisent 16 Didier Fassin « Priorité à l’ordre et obsession sécuritaire : les causes perdues des socialistes », Le Monde, 25  septembre 2012. Sur l’idéologie néolibérale en France, Henri Lepage, Demain le Capitalisme, Le Livre de poche, Paris, 1978 ; Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1990 ; sur la diffusion de la théorie et son ancrage européen, Arnaud Brennetot, « Géohistoire du néolibéralisme. Retour sur une étiquette malléable et mouvante », Cybergeo. European Journal of Geography, doc. 155, 2013, p. 1‑30. 17 Janvier  1975  : la loi Veil légalise l’interruption volontaire de grossesse, sous certaines conditions ; juillet  1975  : le divorce n’est plus fondé uniquement sur la faute, il peut se faire par consentement mutuel ; 1980 : interdiction de licencier une femme enceinte.

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parmi nous de nouvelles hiérarchies et stratifications, mettant en danger la possibilité d’une lutte commune 18.

Pendant les années qui ont vu la montée du néolibéralisme, fertiles en débats théoriques sur les enchevêtrements entre économie, genre et racialisation, peu de féministes blanches françaises entreprennent un travail de décolonisation et de déracialisation de leurs théories et pratiques – ce qui n’équivaut pas à dénoncer le racisme et l’impérialisme. Certes, des groupes féministes dénoncent l’exploitation de classe et le racisme, mais il n’en demeure pas moins que le féminisme français est resté, dans son ensemble, indifférent au choc en retour de l’escla‑ vagisme et du colonialisme sur ses propres théories. Le « choc en retour », c’est ainsi qu’Aimé Césaire décrit dans Discours sur le colonialisme 19 le fait, inévitable à ses yeux, que la société coloni‑ satrice n’échappe pas à l’esprit et à la logique des lois et des pratiques raciales que son propre gouvernement a imposées aux colonies. Ce travail de décolonisation et de déracialisation ne pouvait avoir lieu au sein des féminismes d’État, car ces derniers ne visent pas la destruction du capitalisme racial mais son aménagement. En faisant de l’opposition femmes/hommes le fondement de l’oppression des femmes à l’échelle globale, le féminisme dit universaliste a marginalisé les conséquences de l’économie néolibérale, du capitalisme racial sur la situation des racisées et sur les droits sociaux des femmes. L’essai de la théori‑ cienne féministe africaine-américaine Barbara Christian, The Race for Theory, reste fondamental si l’on veut comprendre comment le féminisme bourgeois a pu se dissoudre dans le néolibéralisme 20. Jouant sur les deux sens du terme « race » en anglais, « course » et « race », l’autrice met au jour les ruses du pouvoir. Son avertis‑ sement résonne toujours dans un contexte de répression accrue contre ce qui est nommé « le décolonial 21 » et l’instrumentali‑ 18 Silvia Federici, « Reproduction et lutte féministe dans la nouvelle division du travail », Période, 17 avril 2014. 19 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, Paris, 1955 (1950), p. 11. 20 Barbara Christian, « The race for theory », Feminist Studies, vol. 14, n° 1, 1988, p. 67‑79. 21 Voir entre autres : « La pensée “décoloniale” renforce le narcissime des petites différences », tribune de quatre-vingts psychanalystes, LeMonde.fr, 25 septembre

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sation de formules féministes. « La théorie devenue marchan‑ dise », écrit Barbara Christian, fait espérer même à une personne racisée d’être recrutée ou promue dans une institution, et d’être enfin entendue 22. Cette prise de contrôle (takeover) de la théorie a réussi, poursuit-elle, à influencer des femmes racisées et des femmes du Sud global jusqu’à leur faire adopter un vocabulaire étranger aux besoins et aux objectifs de leurs communautés. S’affranchir de cette emprise est l’une des tâches majeures des féminismes antiracistes.

Laisser les femmes définir leurs luttes Il y a donc des féminismes, c’est une évidence. Il est possible d’en distinguer plusieurs courants, mais pour résumer de manière certes lapidaire mais malgré tout fondée, nous distin‑ guons un courant complice du capitalisme racial, un autre réformiste qui conteste le système économique et social mais entend améliorer la situation des femmes en utilisant les insti‑ tutions, et enfin un courant qui, plus méfiant à l’égard de ces dernières, milite pour la libération des femmes, la libération de la société du machisme, du sexisme, du racisme et du capita‑ lisme dans un même mouvement. Ce dernier champ noue des alliances avec le deuxième, réformiste, car il reconnaît l’urgence d’obtenir des mesures qui contraignent les abus des patrons et des institutions. Mais l’objectif vers lequel il tend reste la libération et la décolonisation, de soi et de soi avec les autres. Dans un ouvrage récent, j’ai défendu un « féminisme décolonial » à l’intérieur de ce troisième champ de luttes. Il ne cherche ni à imposer une doctrine ni à être prescriptif. Ses objectifs ? Partir des paroles et des luttes des femmes et de toutes les personnes les plus vulnérabilisées et précarisées –  travailleuses du sexe, queer, trans, personnes migrantes, réfugiées, autochtones. Quant au refus des femmes des classes populaires ou du Sud global à se dire féministes, il n’est pas un signe d’arriération ou d’aliénation, mais bien plutôt celui 2019 ; « Le “décolonialisme”, une stratégie hégémonique : l’appel de 80 intel‑ lectuels », Le Point, 13 septembre 2018. 22 Barbara Christian, « The race for theory », art.cit., p. 67.

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d’une résistance à ce qui perçu comme une idéologie impéria‑ liste et bourgeoise. Le confinement décrété par le gouvernement français le 17  mars 2020 afin de faire face à l’épidémie de covid-19 est un exemple qui nous aide à illustrer la méthodologie du féminisme décolonial. Une analyse féministe décoloniale du confinement permet de comprendre ce qui relève, d’un point de vue politique, les différences de traitement qui ont été mises en place entre différents groupes : d’un côté, un simple agacement envers les bourgeois blancs ne respectant pas les consignes de confinement, de l’autre, la répression et les violences policières exercées dans des quartiers populaires. Le féminisme décolo‑ nial visibilise ce qui sous-tend les comparutions immédiates, les mensonges d’État, la destruction du système hospitalier, et y ajoute la prise en compte du féminisme étatique. Celui-là même qui s’est exprimé le 4  avril 2020 par la grâce de membres du Conseil consultatif à l’égalité de genre du G7 : En raison des inégalités de genre, si profondément ancrées, les filles et les femmes vont vivre cette pandémie de façon différente. Nous appelons immédiatement les États membres à une action urgente et conjointe visant à accompagner les filles et les femmes de façon à empêcher la dégradation de l’égalité et le recul de leurs droits dans le monde 23.

Les femmes représentent ainsi 70 % des soignants et des travailleurs sociaux dans le monde. Ce qui les place en première ligne de la crise et les expose à tous les risques. Elles occupent aussi pour la plupart des emplois de services, la majorité des commerces de proximité, les emplois moins bien rémunérés.

En conclusion, les signataires demandent aux dirigeants du G7 de renforcer la protection des filles et des femmes 24. Sur 23

24

« La question du genre au cœur de la crise sanitaire », tribune par des membres des Conseils consultatifs pour l’égalité des genres du G7 en 2018 et 2019, Libération, 4  avril 2020, Ce conseil, créé en 2018 par le Premier ministre canadien Justin Trudeau durant la présidence canadienne du G7, est renou‑ velé en 2019 par Emmanuel Macron, président de la République française, qui y nomme de nouveaux membres. Ibid.

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ce point précis et fondamental, les objectifs du texte sont en contradiction avec les politiques mises en œuvre par ces gouver‑ nements  : surveillance, précarisation accrue, militarisation et contrôle –  sans parler de l’absence de compensation offerte à ces femmes (caissières, agentes d’entretien dans les hôpitaux, salariées dans les crèches, travailleuses du sexe…) qui ont dû continuer à travailler durant le confinement et ainsi mettre en péril leur santé et celle de leur famille. Les politiques de confi‑ nement, en aggravant les injustices et les inégalités raciales, de classe et de genre, ont, une fois de plus, mis en lumière la struc‑ ture raciale du capitalisme et le fait que son idée de la protection repose sur la division millénaire entre les vies qui comptent et les vies qui ne comptent pas. Une politique féministe décoloniale de protection se distingue de ces orientations en partant de la situation des plus vulnérabilisées, des femmes racisées travail‑ lant en grand nombre dans les métiers dits « essentiels » mais sous-payés et sous-qualifiés, de la fabrication de leur invisibilisa‑ tion, et de leur confrontation à la violence institutionnalisée du capitalisme patriarcal. C’est sur le terrain de leurs luttes que de nouvelles pratiques et théories féministes émergent. Pour aller plus loin Des références nécessairement incomplètes et insuffisantes, car, depuis des décennies, les débats sont vifs dans les féminismes. Mais il faut lire, et le plus largement possible, ces textes : Johanna Brenner et Maria Ramas, « Repenser l’oppression des femmes. Capitalisme, reproduction biologique, travail industriel structures familiales, État-providence. Un débat avec Michèle Barrett », Europe.solidaire.org, 1er  mars 1984. Paolina Caro-Astorga, « Quand le Nord s’inspire du Sud », Ballast, 19 septembre 2016. Collectif, Pour un féminisme de la totalité, Éditions Amsterdam, Paris, 2017. Silvia Federici, Le Capitalisme patriarcal, La Fabrique, Paris, 2020. « Le féminisme contre la famille  : Entretien avec Sophie Lewis », Acta-Zone, 24 août 2019 337

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« Manifeste féministe transfrontière. Pour sortir ensemble de la pandémie et changer le système », manifestefeministe­ transfrontiere-francese.pdf. Jennifer Nash, Black Feminism Reimagined. After Intersectionnality, Duke University Press, Durham, 2019. Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, La Fabrique, Paris, 2019.

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LA LAÏCITÉ, GARANTE DU PLURALISME CULTUREL ET RELIGIEUX Philippe Marlière in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 339 à 353 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

La laïcité, garante du pluralisme culturel et religieux Philippe Marlière

À partir du début du xxe  siècle, la laïcité fut la charpente solide et discrète de l’édifice républicain en France. Mais depuis quelques décennies, elle fait l’objet d’interprétations qui dévoient son message originel de compromis. Aujourd’hui, la laïcité est devenue la culture war 1 française par excellence et, ce faisant, un objet de controverses virulentes. Cette « nouvelle laïcité » est le porte-drapeau d’individus, de collectifs, d’associations et d’organisations politiques divers qui s’en réclament dans le but de stigmatiser et d’exclure certaines minorités, musulmanes principalement. Loin de se conformer au principe qui aménage le retrait de la religion des institutions publiques et, en retour, la liberté des cultes et des croyances, cette laïcité est de facto un instrument au service d’un agenda conservateur, quand il n’est pas ouvertement raciste et/ ou islamophobe. Des exégètes autoproclamés d’une « laïcité de combat » dénoncent les « atteintes graves » à la loi de 1905 commises par celles et ceux qui défendent de prétendus intérêts « communautaristes ». Le débat est devenu tellement confus en France –  susci‑ tant à l’étranger incompréhension et consternation 2 – qu’il est nécessaire de préciser de quelle laïcité il est question : est-ce la 1

2

Aux États-Unis, le vocable de culture wars (guerres culturelles) désigne les polémiques interminables et inextricables relatives aux questions culturelles ou de civilisation « saillantes » (salient issues), comme l’avortement, l’euthanasie, le port des armes, etc. John R Bowen, Why the French Don’t Like the Headscarves. Islam, the State and Public Space, Princeton University Press, Princeton, 2008.

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« loi de liberté », selon l’expression d’Aristide Briand, ou celle que Jean Baubérot qualifie de « laïcité falsifiée » fondée sur une interprétation illibérale de la loi de 1905 3 ? La situation est complexe car ceux et celles qui défendent cette « laïcité falsifiée » sont aussi bien issus des rangs de la droite et de l’extrême droite que de la gauche et de la gauche radicale. Contrairement à la situation qui prévalait au début de la Troisième République, le débat sur la laïcité n’oppose plus désormais la gauche à la droite (laïques vs. antilaïques). Les lignes de conflit divisent respectivement la droite et la gauche. Il en découle un nouveau clivage opposant les partisans d’une interprétation de la loi de 1905 qui privilégie son esprit de compromis et la neutralité de l’État, et ceux qui s’y réfèrent en vue d’esquisser les contours identitaires de la communauté nationale « désirable ».

Laïcité et laïcisation : perspectives historiques Au début du xxe  siècle, afin de dépasser le « conflit des deux France » entre cléricaux (les catholiques) et anticléricaux (la plupart des radicaux et des socialistes), certains imaginent une Église catholique acclimatée à la laïcité, mais non contrainte par l’État dans ses fonctions religieuses. Les socialistes Aristide Briand, rapporteur de la commission parlementaire qui rédige la loi de séparation, et Jean Jaurès mènent des tractations auprès de députés et d’intellectuels catholiques. C’est la législation d’États américains et de l’Église libre d’Écosse qui inspire la laïcité française 4. On peut donc dire que la loi de 1905 a puisé davantage dans la philosophie de John Locke que dans celle de Jean-Jacques Rousseau. Les fondements philosophiques de la loi de 1905 sont posés dans ses deux premiers articles : le premier établit la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes ; le second prescrit que la loi républicaine « ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte ». 3 Jean Baubérot, La Laïcité falsifiée, La Découverte, Paris, 2014. 4 Maurice larkin, L’Église et l’État en France. 1905 : la crise de la séparation, Privat, Paris, 2004, p. 191.

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La laïcité, garante du pluralisme culturel et religieux

Cette loi doit être comprise non comme une « convention » passée avec l’Église catholique, mais comme un « pacte » avec la société civile : la laïcisation de l’État, déjà largement avancée au début du xxe siècle 5, est parachevée, et la liberté des cultes acceptée. Ce « pacte laïque » représente une paix négociée par le législateur entre les deux camps principaux  : les partisans d’une laïcisation fortement anticléricale, voire antireligieuse, d’une part, et l’Église qui n’entend pas relâcher son emprise sur la société, de l’autre. À partir de 1905, l’idée qui prévaut est que l’identité de la France cesse d’être catholique. Il est également patent que la laïcité codifiée se veut inclusive puisque toutes les croyances sont mises sur un pied d’égalité, et que leur libre exercice est reconnu. Le compromis laïque républicain reconnaît qu’il existe chez tout individu une part d’identité non négociable qui échappe à l’ingérence de l’État, et le catholicisme, comme toutes les religions, peut et doit s’adapter à l’État. Le pacte ambitionne ainsi de créer un environnement social pacifié dans lequel toutes les religions peuvent librement s’exprimer. Insistant sur la nécessité de trouver un compromis inscrit dans le droit qui garantit la liberté des cultes et des croyances, la loi de 1905 est de facture libérale au même titre que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26  août 1789. Elle crée des droits, instaure la liberté de croyance et assure ainsi le pluralisme. Enfin, elle rejette l’identité catholique de la France.

Un « concept essentiellement contesté » Le destin de la laïcité au xxe siècle est pour le moins singulier car elle a contribué à exacerber les passions politiques françaises. Comme l’a montré Jean Baubérot, les interprétations de la 5

La loi du 28  mars 1882 instaure l’instruction primaire pour les garçons et les filles de six à treize ans, en prévoyant un jour de repos par semaine pour permettre l’enseignement du catéchisme hors des écoles. Les nouveaux programmes laïques, qui ne doivent pas être un « catéchisme nouveau », ont cependant une certaine orientation « spiritualiste » car la majorité de la popula‑ tion est croyante. Cette loi repose donc sur un premier compromis majeur, et elle est inclusive. Jean baubérot, Histoire de la laïcité en France, PUF, « Que sais-je ? », Paris, 2000, p. 45‑52.

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laïcité sont multiples et ont évolué au fil du temps 6. Certaines, minoritaires autrefois, font un retour en force plusieurs décen‑ nies plus tard. La laïcité fait partie de ce que les philosophes appellent un « concept essentiellement contesté 7 » car il n’a cessé de nourrir des définitions ou des interprétations variables. De plus, et ceci découle en partie de cela, la laïcité suscite des points de vue tranchés, surtout quand il s’agit de concevoir les développements pratiques et sociaux qui en découlent. Deux conceptions de la laïcité ont été mises en échec par la loi de 1905. La première justifie la laïcité au nom de la lutte contre les religions jugées « obscurantistes ». À la Chambre des députés, le socialiste Maurice Allard défend la séparation des Églises et de l’État au nom d’un combat antireligieux car, selon lui, la religion est un « fléau » comparable à celui de l’alcool 8. Dans le droit fil de la Convention (1792‑1795), ce courant souhaite achever la déchristianisation de la France. En réalité, ce qui est souhaité, c’est une intervention de l’État pour imposer l’athéisme et supprimer la religion. La loi de 1905 écarte ce point de vue mais il est demeuré influent par la suite, notam‑ ment au sein d’une gauche matérialiste et athée qui se réfère de manière erronée aux écrits de Karl Marx sur la religion 9. Ce courant entend également étendre le devoir de neutralité à l’espace public et aux citoyens, alors que la loi de 1905 ne l’impose qu’aux institutions et aux agents de l’État. Les députés anticléricaux estiment que la liberté de conscience ne vaut pas pour la religion car cette dernière est jugée inférieure aux autres convictions, notamment l’athéisme. En somme, il s’agit, ni plus ni moins, de supprimer l’influence sociale de la religion, si ce n’est son existence même. La seconde conception de la laïcité repoussée par le légis‑ lateur en 1905 peut être qualifiée de « gallicane ». Ses parti‑ 6 7

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Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Éditions de la MSH, Paris, 2015. W. B. Gallie utilise l’expression pour la première fois dans un article publié en 1956. Pour une définition critique de la notion et ses usages dans les sciences sociales, voir  : David Collier, Fernando Daniel Hidalgo et Andrea Olivia Maciuceanu, « Essentially contested concepts  : debates and applications », Journal of Political Ideologies, vol. 3, n° 11, octobre 2006, p. 211‑246. Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, op. cit., p. 28. Michael Löwy, « Opium du peuple ? Marxisme critique et religion », Contretemps.eu, 7 février 2010.

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sans entendent séparer le catholicisme français de la papauté et organiser une stricte tutelle de l’État sur les religions. Issue de la politique religieuse des rois de France, cette tradition pose le principe de l’intervention de l’État dans les affaires religieuses et s’engage à protéger le catholicisme, en tant que religion d’État. La conception gallicane de la laïcité partage avec la laïcité anti­ religieuse l’idée selon laquelle les signes religieux doivent être interdits dans la sphère publique  : hier la soutane des prêtres ou les habits des religieuses, aujourd’hui le hijab ou la barbe « ostentatoire ». Un bon citoyen devrait s’habiller « comme tout le monde » et évoluer dans un espace public homogène sur les plans culturel et cultuel, où tous les citoyens se ressemblent. Symbole d’allégeance à une religion, l’habit est supposé diviser la communauté nationale. Empreinte de conservatisme, cette conception de la laïcité penche fortement du côté d’un ethno‑ centrisme hostile à la diversité des cultures et des religions. À partir des années  1980 et  1990, la laïcité défendue par le courant qui interprète la loi de 1905 au plus près de son esprit libéral a souvent été qualifiée de « laïcité ouverte ». Si cette conception domine encore sur le plan juridique, elle est aujourd’hui très souvent critiquée par nombre de médias et de responsables politiques proches du gallicanisme (c’està-dire favorables à l’interdiction des signes religieux portés par les élèves dans les écoles et à leur restriction dans la sphère publique, voire à leur interdiction). Cette laïcité dite « ouverte » (assez flou, ce qualificatif est tombé en désuétude depuis une vingtaine d’années) regroupe les partisans d’une laïcité conforme au principe de la neutralité de l’État vis-à-vis des religions, qui garantit le pluralisme religieux et la liberté de conscience dans l’espace public. En 1989, le Conseil d’État a rendu un avis qui s’inscrit dans cette tradition libérale. Saisie par Lionel Jospin, ministre de l’Éducation nationale lors de la première affaire du hijab, la plus haute juridiction administrative a considéré que le port de signes religieux à l’école « n’est pas en soi incompatible avec la laïcité, à condition qu’il ne soit pas ostentatoire et revendicatif 10 ». 10 Laetitia Van Eeckhout, « Rétrocontroverse : 1989, la République laïque face au voile islamique », LeMonde.fr, 2 août 2007.

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Longtemps revendication de la gauche radicale puis socia‑ liste, la laïcité est devenue une valeur qui est désormais vivement défendue par la droite. Ce phénomène de droitisation progres‑ sive a pris un siècle mais il est désormais particulièrement évident depuis une trentaine d’années. On peut d’ailleurs quali‑ fier la laïcité française de « catho-laïcité » tant celle-ci favorise de facto la religion catholique par rapport aux autres religions monothéistes (protestantisme, judaïsme, islam) 11. Lors de la première affaire du voile dans un collège à Creil en 1989, une grande partie de la gauche a rejoint la droite dans sa conception exclusive de la laïcité : des jeunes filles ont été expulsées de l’établissement car elles portaient un hijab en classe. Nombre d’élus de gauche ont alors estimé que ce voile représente un signe religieux « ostentatoire » qui porte atteinte à la neutralité religieuse dans l’enceinte scolaire. Désormais, ce n’est plus le financement des Églises catholiques par l’État qui pose problème 12, mais le hijab et, de manière générale, l’islam, les musulmans et les musulmanes. En 2003, une Commission dirigée par le médiateur Bernard Stasi est nommée par le président Jacques Chirac. La droite au pouvoir lance un grand débat sur la laïcité qui, en stigma‑ tisant et en racialisant les musulmans, s’élève contre la diver‑ sité culturelle et cultuelle en France même si l’islam n’est pas nommément cité. L’objectif du gouvernement ? Dé-islamiser les personnes musulmanes afin qu’elles se plient aux normes cultu‑ relles « françaises », lesquelles ne sont jamais clairement définies. Autre objectif déclaré : remédier aux « ratés de l’intégration », ce nouveau mantra politico-médiatique de la période qui le demeure aujourd’hui encore. Parmi les vingt-deux mesures 11 Jean Baubérot, La Laïcité falsifiée, op. cit. 12 La loi Debré de 1959 permet le financement public des écoles privées catho‑ liques sous contrat avec l’État. Autres exceptions à la loi laïque au profit de la religion catholique : les jours fériés, qui sont exclusivement des fêtes catho‑ liques, ou le Concordat en Alsace et en Moselle, qui remonte à l’accord signé entre Napoléon Bonaparte et le pape Pie VII en 1801 et qui régit le culte catho‑ lique en France. En 1905, la loi laïque abolit le Concordat sauf pour l’Alsace et la Moselle qui étaient alors annexées par l’Allemagne. Dans ces régions, l’État reconnaît officiellement les quatre cultes de l’époque (catholique, luthérien, réformé et israélite). À noter que le bénéfice du Concordat n’a pas été étendu à l’islam à partir du xxe siècle.

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préconisées par la Commission, l’une d’entre elles retient l’attention  : l’interdiction du port de signes religieux « osten‑ tatoires » à l’école. Le glissement de la laïcité vers la droite est parachevé le 15  mars 2004 avec l’adoption d’une loi qui interdit le port de tout signe religieux dans les établissements scolaires primaires et secondaires 13. Cette loi vise en réalité le port du hijab, notam‑ ment dans les salles de classe. Une grande partie de la gauche parlementaire l’approuve, aux côtés des parlementaires de droite 14. Le mouvement féministe français se déchire : un néoféminisme républicain, fondé sur le paradigme assimilationniste et sur l’idée d’un espace public homogène, soutient la loi et s’oppose au hijab en général, qu’il décrit comme « réaction‑ naire 15 ».

Une laïcité religieuse La loi précitée bafoue indiscutablement la laïcité qui n’est pas censée imposer un devoir de neutralité aux usagers d’un service public (ici, des élèves de l’Éducation nationale) 16. Deux motifs principaux sont invoqués pour justifier cette mesure  : l’interdiction du prosélytisme religieux à l’école, et l’application des principes de liberté et d’égalité entre les élèves. Ces deux arguments méritent un examen minutieux. Pourquoi le fait d’arborer un signe religieux serait-il consti‑ tutif d’un acte prosélyte de la part d’un usager des services publics ? La plupart des écoles publiques en Europe acceptent 13 Philippe Marlière, « France  : un communautarisme majoritaire », Politique. Revue de débats, 1er avril 2004. 14 À l’Assemblée nationale, le projet de loi a été adopté en première lecture par 494 voix contre 36, et 31 abstentions, grâce au soutien massif de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) et du Parti socialiste (PS). Au Sénat, la loi est adoptée par 277 voix contre 20, et 20 abstentions. 15 Nicolas Dot-Pouillard, « Les recompositions politiques du mouvement féministe français au regard du hijab », SociologieS, 31 octobre 2007. 16 L’interdiction aux mères portant un foulard d’accompagner les sorties scolaires est un autre exemple d’atteinte à la loi laïque de 1905. Le Conseil d’État, dans un avis rendu le 23 décembre 2013, a confirmé la loi : n’étant ni des agentes ni des collaboratrices du service public, les mères accompagnatrices ne sont pas légalement concernées par les exigences de la neutralité religieuse. « Mères voilées : que dit le Conseil d’État ? », LeMonde.fr, 24 décembre 2013.

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les signes religieux en classe sans que cela suscite la moindre contestation de la part des membres du personnel enseignant et des parents, quelle que soit leur orientation philosophique ou religieuse. A contrario, en quoi l’absence de signes religieux serait-elle un frein au prosélytisme religieux ? Celui-ci est véhiculé princi‑ palement par des écrits et des paroles. Ne faut-il pas voir avant tout dans la loi de 2004 une volonté d’invisibiliser les personnes de confession musulmane à l’école et dans la société en général ? La présence de signes religieux à l’école ne devrait poser aucun problème car ils ne font que refléter l’état d’une société composée à la fois de croyants et de non-croyants. Le rôle de l’enseignement laïque est-il d’éduquer les esprits au rejet des convictions religieuses (de l’islam notamment) ou d’assurer aux élèves une éducation pluraliste et critique ? Concevoir l’égalité à partir d’interdits et d’une homogénéi‑ sation culturelle à l’école est un tropisme républicain français. L’exigence de conformité à des normes, explicites ou impli‑ cites, construit un modèle monoculturel figé dans le temps et essentialisé. Ce républicanisme à la française exclut, de fait, la culture et/ou la religion des populations racisées. La loi de 2004 a été justifiée en arguant du fait que la concep‑ tion de l’égalité exprimée par le législateur serait l’émanation de la « volonté générale ». Peu importe, en l’espèce, que cette loi piétine le contenu de la loi de 1905 et discrimine directement une catégorie de la population (musulmane). Inversement, on pourrait affirmer que l’égalité entre élèves, une égalité réelle, relationnelle et concrète, serait mieux servie si la loi autorisait les élèves à porter des signes religieux à l’école : aucune pratique (religieuse ou pas) ne serait ainsi favorisée. Un multiculturalisme de fait serait établi et il serait synonyme d’égalité réelle. En outre, il serait souhaitable de faire vivre à l’école le pluralisme culturel car celui-ci existe bien dans la société. Pourquoi le nier artificiellement dans les établissements scolaires ? Loin de créer un système éducatif laïque, souvent assimilé à un « sanctuaire 17 », cette conception de l’égalité républicaine est, de fait, profon‑ dément inégalitaire. Exposer les enfants aux réalités sociales, 17 Claude Lelièvre, « L’école, un “sanctuaire” ? », Mediapart, 19 octobre 2013.

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culturelles et cultuelles est un acte d’ouverture intellectuelle qui est facteur de socialisation et de tolérance mutuelle. Enfin, l’interdiction des signes religieux à l’école repose sur une conception surprenante de la liberté : cet acte permettrait d’« émanciper » les élèves – et en particulier les jeunes filles – et de les rendre « libres ». Mais comment est-il encore possible de parler de liberté quand l’État s’arroge le droit d’intervenir dans le domaine des croyances intimes des élèves ? Comment concevoir que cette loi puisse aider à l’émancipation des élèves, lorsque certaines d’entre elles sont exclues de l’établissement ? On comprend pourquoi Marine Le Pen est devenue depuis quelque temps la championne de cette laïcité religieuse. La dirigeante du Rassemblement national puise en effet dans l’interprétation républicaine non pluraliste les arguments qui lui permettent de stigmatiser encore davantage une population musulmane rendue vulnérable et dominée 18. Ses motivations ne sont peut-être pas les mêmes que celles d’un républicain de gauche, mais tous deux tiennent un discours qui puise à une même source  : une République reposant, de façon implicite ou explicite, sur une « francité » fantasmée, m ­ onoculturelle, conservatrice et recroquevillée sur elle-même 19. Élisabeth ­ Badinter, communément considérée comme « féministe » et 18 Hugh Mcdonnell, « How the National Front changed France », JacobinMag. com, 23 novembre 2015. 19 Dans un domaine connexe, citons l’insistance douteuse de certaines personna‑ lités de gauche, tel le philosophe Henri Peña-Ruiz, spécialiste de la laïcité et proche de La France insoumise, à revendiquer un « droit à être islamophobe » au nom d’une « critique de l’islam ». Ces personnes de gauche rejettent l’accord international qui prévaut sur la définition de ce mot dans le monde scienti‑ fique, les dictionnaires, les organisations non gouvernementales et antiracistes. En vertu de celle-ci, l’islamophobie est synonyme d’hostilité ou de haine des personnes musulmanes. Ce faisant, cette gauche brouille les repères de l’anti‑ racisme et légitime une parole raciste antimusulmane dans la société au nom de l’islamophobie. En vertu d’une antireligiosité d’un autre âge, cette gauche jacobine hostile à la diversité relègue au second plan la lutte contre le racisme antimusulman et les discriminations que subissent ces personnes en France. Voir le résumé de la polémique soulevée par Henri Peña-Ruiz lors de l’uni‑ versité d’été de La France insoumise en août 2019 : Jacques Pezet, « Qu’a dit Henri Peña-Ruiz sur le “droit d’être islamophobe” lors de l’université d’été de La France insoumise ? », Libération.fr, Check News, 26  août 2019. Pour une compréhension des enjeux politiques autour de la définition du mot « islamo‑ phobie », voir Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », La Découverte, Paris, 2012.

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« de gauche », a affirmé qu’aujourd’hui la « laïcité n’est plus défendue que par Marine Le Pen 20 ». Ces propos étonnants n’ont d’ailleurs suscité aucune protestation au sein de la gauche républicaine.

Les libertés publiques menacées L’offensive de cette laïcité ethnocentrique, qui racialise et exclut les minorités culturelles et religieuses, menace aujourd’hui les libertés publiques et les droits des minorités 21. Les promo‑ teurs de cette conception militante de la laïcité se trouvent à droite, à l’extrême droite, mais aussi à gauche et dans la gauche radicale. Le Printemps républicain, un collectif non partisan fondé en 2016, en témoigne de façon exemplaire. Le manifeste de cette association se présente comme un appel à ce que la République « reprenne sa place au cœur du contrat civique et social » français. La grande majorité des interventions de ses membres porte sur l’islam et la soi-disant « islamisation » de la France. Le sentiment antimusulman est incontestablement le dénominateur commun de celles et ceux qui approuvent cet appel 22. L’initiative du Printemps républicain a été reçue avec circonspection à gauche. La notion de « République » est devenue une notion fourre-tout. Plus on l’évoque, plus son contenu s’appauvrit, et plus elle est l’objet d’un consensus – de la gauche radicale à l’extrême droite  –, moins elle est investie d’un contenu progressiste. C’est ainsi que le principal parti de droite s’est renommé « Les Républicains ». Rappelons également 20 « Selon Élisabeth Badinter, Marine Le Pen est désormais seule à défendre la laïcité », LeMonde.fr, 30 septembre 2011. 21 Pour compléter le panorama liberticide et islamophobe, on peut observer que la loi Travail (2016) restreint le port des signes religieux. En dehors de tout cadre légal et au nom de la laïcité, des élus imposent aux enfants des repas à base de viande (notamment le porc) dans les cantines scolaires, refusent de célébrer des mariages quand les mariées portent le hijab ou interdisent le port du burkini sur les plages. Voir : Philippe Marlière, « La gauche de l’entre-soi et le burkini », Contretemps.eu, 26 août 2016. 22 « Manifeste pour un Printemps républicain », PrintempsRépublicain.fr, mars 2016.

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qu’en 2007, Jean-Marie Le Pen a fait acte de sa candidature à l’élection présidentielle depuis le champ de bataille de Valmy, au nom des « valeurs républicaines ». Comme l’écrivait PierreJoseph Proudhon : Républicain, oui ; mais ce mot ne précise rien. Res publica, c’est la chose publique ; or quiconque veut la chose publique, sous quelque forme de gouvernement que ce soit, peut se dire républicain.

Depuis la sanglante répression de la Commune par les troupes républicaines d’Adolphe Thiers en 1871, la coloni‑ sation républicaine au nom de la « supériorité des races sur d’autres » (Jules Ferry à la Chambre des députés le 28  juillet 1885) ou encore le raz-de-marée républicain contre les grévistes en mai  1968, la République est suspecte aux yeux de la gauche radicale. La gauche possède néanmoins son eschatologie républicaine depuis Jean Jaurès. Selon celle-ci, la République bourgeoise ou libérale issue de la période révolu‑ tionnaire est incomplète et elle peut être dépassée. Sociale, elle sera la forme chimiquement pure du socialisme français. Une critique de gauche cohérente devrait reconnaître que le régime républicain en France a presque toujours été synonyme de conservatisme et de « consensus mou 23 ». Dans sa stimulante étude sur la guerre civile au cours de la période révolution‑ naire (1793‑1795), Daniel Guérin soutient que la Révolution française a été la source de deux grands courants de pensée socialistes qui se sont perpétués jusqu’à nos jours : un courant jacobin et autoritaire et un courant libertaire. Le premier est d’inspiration bourgeoise, centralisateur et orienté de haut en bas. Le second, prolétarien, fédéraliste, orienté du bas vers le haut, met au premier plan la sauvegarde de la liberté et de l’autonomie de l’individu 24. Les origines du Printemps républicain sont là. Son aspect le plus douteux n’est pas tant son « déficit social », même s’il est avéré. Le problème majeur est qu’il se situe dans la 23 Philippe Marlière, « La République est un consensus mou », Ballast, 3  juin 2015. 24 Daniel Guérin, Bourgeois et bras nus. Guerre sociale durant la Révolution française (1793‑1795), Libertalia, Paris, 2013.

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tradition jacobine et bourgeoise de la gauche française 25. Ce républicanisme-là prend appui sur un discours holiste et abstrait. Les mots d’ordre d’« indivisibilité de la nation » et d’« égalité des droits » – l’antienne universaliste des Lumières – semblent dispenser les tenants de ce courant de toute réflexion sur les situations concrètes d’inégalité liées à la position sociale, au genre, à l’appartenance ethnique ou à la religion réelle ou imputée. Bref, ceux et celles qui adhèrent aux mots d’ordre du Printemps républicain se désintéressent des inégalités réelles. Depuis 1789, c’est une constante : il suffirait de proclamer des droits dits « universels » pour que, selon un procédé magique, les hommes et les femmes soient égaux et que le racisme, l’homophobie ou le sexisme disparaissent. Mais il est une aporie encore plus inquiétante au cœur de cette initiative  : le discours prétendument universaliste du Printemps républicain se double d’une vision culturaliste de la citoyenneté. Nous le nommons « communitarianisme national ». Né aux États-Unis dans les années 1980, le communitarianisme est un courant philosophique et politique qui conteste la philo‑ sophie libérale selon laquelle l’individu seul est censé légitime‑ ment prendre les décisions au regard des principes moraux qui le guident. Les communitariens estiment que les individus et les communautés (locale, régionale ou nationale) auxquelles ils se rattachent sont interdépendants. Ils insistent sur l’importance des liens entre l’individu et la communauté, et sur le fait que certains « biens publics » communs revêtent une valeur primor‑ diale qui dépasse l’individu 26. Il en découle que l’individu est lié (en termes de droits et de devoirs) aux communautés au sein desquelles il évolue, et ces communautés façonnent son identité et son habitus. Une telle philosophie, commune au républicanisme français, s’oppose au multiculturalisme. Elle conçoit la citoyenneté sur un mode identitaire et monoculturel, en privilégiant, par souci de « cohésion nationale », la culture dominante de la communauté. 25

Philippe Marlière, « Printemps républicain : le rappel à l’ordre de la bourgeoise jacobine », Contretemps.eu, 4 avril 2016. 26 Pour une défense d’un communitarianisme philosophique, voir Daniel Bell, Communitarianism and its Critics, Clarendon Press, Oxford, 1993.

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Ce que suggère à demi-mot, mais de façon de plus en plus explicite, le Printemps républicain, c’est que les « éléments » perçus comme allogènes devraient se conformer à un modèle culturel et à un mode de vie national « français ». Cette attente renvoie à des pratiques linguistiques, religieuses, des habitudes alimentaires et vestimentaires incontestablement « françaises ». Ce ne sont pas là d’aimables recommandations mais des injonctions symboliquement violentes destinées aux citoyens et citoyennes issus de cultures et de religions dominées. Précisons : c’est évidemment l’islam « visible » qui est ici en ligne de mire ; c’est-à-dire l’islam des femmes portant le hijab et des hommes barbus. Faisant fi du libre choix des musulmanes, le républicanisme communitarien entend émanciper ces femmes contre leur gré. Il se moque de l’autonomie individuelle qui est pourtant un principe au cœur de toute société libre et tolérante. Pour ces républicains communitariens, les choix de vie indivi‑ duels ne sont respectables que lorsqu’ils s’accordent totalement à la culture dominante. Bref, ôtez vos hijabs, rasez vos barbes, donnez des prénoms français à vos enfants, ne vous faites pas remarquer et surtout ne vous plaignez de rien. À ce propos, il est symptomatique que les controverses relatives aux soi-disant « territoires perdus de la République 27 » (car supposément conquis par le « communautarisme musulman ») ne se sont pas accompagnées d’une réflexion sur les raisons de cette singulière situation. En fait, ces territoires n’ont pas été « perdus » par la « République ». Après avoir été ségréguées, les populations immigrées et pauvres ont de fait été exclues du pacte d’égalité républicaine. Les politiques néolibé‑ rales de démantèlement des services publics ont encore davan‑ tage aggravé la situation. L’interprétation identitaire de la laïcité défendue par le Printemps républicain, un exemple parmi d’autres possibles, n’est que le symptôme d’un mal plus profond et général. En effet, cette laïcité nie la diversité culturelle et cultuelle, et exige des individus de se conformer à un modèle dominant. À gauche, 27

Emmanuel Brenner (pseudonyme de Georges Bensoussan) (dir.), Les Territoires perdus de la République. Antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Mille et Une Nuits, Paris, 2002.

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à droite et à l’extrême droite, une telle conception de la laïcité prédomine. Tous s’accordent sur la nécessité de proscrire le hijab en classe ou pour estimer qu’il est un symbole d’oppres‑ sion patriarcal. Ils refusent de reconnaître, qu’en France, son port est le plus souvent l’expression d’un choix personnel et autonome 28.

Revenir à l’esprit originel de la laïcité La République française peine à concevoir et à accepter l’altérité. Le problème n’est pas nouveau. Il était déjà présent chez les philosophes des Lumières, et dans la faction jacobine et montagnarde de la Révolution de 1789. La passion révolu‑ tionnaire pour l’unité et l’indivisibilité de la nation – en théorie positive – se traduit, dans ce pays, par un tropisme uniformisa‑ teur et autoritaire. Parce qu’elle constitue la pierre angulaire du régime républicain depuis le début du xxe  siècle, la laïcité est forte‑ ment travaillée par cette tension philosophique qui est au cœur de l’idéologie républicaine  : comment garantir l’égalité et la liberté de chacun et chacune dans une société multiculturelle ? Si une tendance uniformisante est présente depuis 1789, elle s’est accentuée au fur et à mesure que des hommes et des femmes de cultures et de croyances religieuses diverses ont immigré en France, tout particulièrement lors des périodes de crise économique. En 1905, les communitariens entendaient combattre le catholicisme dont les valeurs étaient jugées réactionnaires et incompatibles avec la République. Le législateur a opté alors pour une formule de compromis  : il a laïcisé l’État, séparé l’Église de l’État et retiré à l’Église ses derniers pouvoirs dans le domaine temporel. Mais il s’en est tenu là. Il n’était pas question de promouvoir un athéisme d’État ni même de restreindre la liberté de croyance des citoyens. Ce compromis a perduré jusque dans les années 1980, en dépit de polémiques fréquentes mais de plus en plus résiduelles entre les « deux France ». 28

Philippe Marlière, « Hijab : défendre partout l’autonomie des femmes », blog Mediapart, 23 février 2018.

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La situation s’est progressivement dégradée quand des immigrés de confession musulmane issus des ex-colonies françaises sont arrivés en France. Il a fallu une vingtaine d’années avant que le pays découvre que ces immigrés avaient des enfants qui, en vertu du droit du sol, étaient français. En effet, c’est à partir du milieu des années  1980, peu après le « tournant de la rigueur » du gouvernement socialiste (1982) et de la Marche pour l’égalité (1983), que les premières controverses sur la laïcité apparaissent. La population maghrébine est sommée de se conformer aux « valeurs de la laïcité » ; une laïcité religieuse, non pluraliste et non inclusive. Faisant fi de la lettre et de l’esprit de la loi de 1905, cette laïcité entend imposer des restrictions aux croyances des individus. Loin de défendre la laïcité, elle en est en réalité la fossoyeuse. Cette tendance religieuse a des adeptes aujourd’hui aussi bien à droite qu’à gauche. N’est pas « communautariste » qui croit 29. Le courant communitarien est, de fait, communautariste car il est hostile à la diversité culturelle et religieuse, et traite avec dédain le pluralisme que la laïcité a pour objectif de défendre. Ce courant tente d’imposer une version normée et francocentrée de la laïcité qui est contraire à la loi de 1905. Cette laïcité frelatée s’invite dans la vie privée de tous et toutes, et fait peser de graves menaces sur les libertés publiques. Inversement, la laïcité réelle est garante du pluralisme culturel et religieux. Pour aller plus loin Jean Baubérot, Histoire de la laïcité en France, PUF, Paris, « Que sais-je ? », 2013 (2000). Christine Delphy, Un universalisme si particulier. Féminisme et exception française (1980‑2010), Syllepse, Paris, 2010. Nadia Henni-Moulaï (dir.), Voiles et Préjugés, Melting Book, Paris, 2016. Émile Poulat et Maurice Gelbard, Scruter la loi de 1905 : la République française et la religion, Fayard, Paris, 2010. Pierre Tevanian, La Haine de la religion. Comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche, La Découverte, Paris, 2013. 29 Marwan Mohammed et Julien Talpin, Communautarisme ?, PUF, Paris, 2018.

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RECONNAÎTRE, RÉPARER, RESTITUER Magali Bessone in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 354 à 365 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

Reconnaître, réparer, restituer Magali Bessone

En France, les demandes de réparations liées aux injustices et aux crimes coloniaux, notamment à la traite et à l’esclavage, sont apparues dans le débat public et sur le devant de la scène politique au tournant du xxie  siècle. Dans un article récent, le philosophe et politiste Johann Michel montre ainsi que c’est entre 1998 et 2001 que s’est construit ce qu’il nomme le « problème public » des réparations. « L’année décisive, qui marque un tournant », écrit-il, « est sans nul doute 1998 », soit l’année des commémorations officielles du 150e anniversaire de la seconde (et définitive) abolition de l’esclavage : C’est dans ce contexte commémoratif que l’on voit poindre en France métropolitaine et ultramarine, au sein d’associa‑ tions porteuses de la mémoire de l’esclavage, de nouvelles problématisations à travers lesquelles les réparations font l’objet d’une attention particulière 1.

Le terme de cette première étape de construction du problème public est l’année  2001, qui marque à la fois l’adoption de la loi n°  2001‑434 du 21  mai 2001 tendant à la ­reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crimes contre l’humanité, dite « première loi Taubira », et la tenue de la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée, dite 1

Johann Michel, « Esclavage et réparations. Construction d’un problème public (1998‑2001) », Politique africaine, n°  146, juin  2017, p.  143‑164. Voir aussi Christine Chivallon, L’Esclavage, du souvenir à la mémoire, Karthala-Ciresc, Paris, 2012.

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« Conférence de Durban ». Cette conférence internationale, qui a eu lieu en Afrique du Sud du 31 août au 8 septembre 2001, pose explicitement dans sa déclaration finale un argument simple : les injustices du passé sont la source d’injustices au présent et c’est à ce titre qu’elles méritent réparation 2. Les pratiques et systèmes historiques de « l’esclavage, de la traite des esclaves, de la traite transatlantique des esclaves, de l’apartheid, du colonialisme et du génocide » sont associés « au racisme, à la discrimination raciale, à la xénophobie et à l’intolérance », dont les signataires constatent les multiples manifestations contemporaines et même la résurgence dans de nombreuses régions du monde. De ce constat découle une exigence de réparations, qui revêt dans le texte des formes variées  : excuses, expression de regrets et de remords, reconnaissance du caractère essentiel du fait de « se souvenir des crimes et des injustices du passé »,  de  « l’impor‑ tance d’enseigner les faits et la vérité de l’histoire de l’humanité » et de « répondre aux exigences pressantes de la justice ». En ce sens, la légitimité des réparations repose sur la reconnaissance – l’attestation – que l’esclavage et le colonialisme ont durable‑ ment contribué à sédimenter une vision hiérarchique des diffé‑ rences raciales ainsi qu’à produire et maintenir dans la durée des pratiques inégalitaires et oppressives. Quoique construites par l’histoire, ces pratiques structurent toujours notre présent. Dès lors, il nous appartient de les modifier, dans une perspec‑ tive de justice sociale et d’égalité. Si les injustices de l’histoire nous obligent, c’est que « l’histoire n’est pas le passé. C’est le présent. […] Nous sommes notre histoire 3 ». L’article 1er de la loi Taubira, de son côté, déclare : La République française reconnaît que la traite négrière trans­ atlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du xve siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes, constituent un crime contre l’humanité.

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Disponible sur le site des Nations unies : . James Baldwin, cité dans le documentaire de Raoul Peck, I Am Not Your Negro, à partir des notes d’un livre inachevé, intitulé Remember this House.

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Mais si, dans sa formulation initiale, la loi prolongeait la qualification du crime par un engagement « à examiner les condi‑ tions de réparation due au titre de ce crime », toute référence aux réparations a disparu du texte définitif devant les réticences exprimées en commission. La loi, adoptant une forme stricte‑ ment déclarative, n’en tire donc aucune force normative ou prescriptive. Certes, l’article 2 invite « les programmes scolaires et les programmes de recherche » à consacrer à l’esclavage et à la traite négrière « la place conséquente qu’ils méritent », et l’article 4 établit le principe d’une journée commémorative, mais ces deux dimensions – production et transmission de savoir et commémoration – ne sont pas explicitement envisagées comme des dimensions réparatrices.

Demander réparation, demander justice Le principe de réparation est un principe éthique intui‑ tivement très puissant. Il se situe au fondement de l’obliga‑ tion juridique dont on trouve une formulation nette dans l’article 1240 du code Civil, selon lequel celui qui a commis un tort doit le réparer – ce qui peut s’entendre de diverses manières : restituer le bien injustement acquis, compenser la perte, indem‑ niser le préjudice… Toutefois, la conviction que ce principe éthique peut recevoir une traduction politique qui engloberait, mais dépasserait largement le cadrage exclusivement mémoriel, peine à se concrétiser en France, comme en témoigne l’évolu‑ tion des réparations en tant que problème public depuis 2001 4. Emmanuel Macron, en 2017 à Alger, alors qu’il était candidat à la présidence de la République, puis en 2019 à Abidjan, une fois 4

Voir sur ce point les analyses de Nicola Frith, qui identifie, au-delà de la séquence initiale mentionnée, trois moments clés au cours desquels le débat public sur les réparations a été réduit au silence ou détourné : le bicentenaire de la révolution haïtienne (2003‑2004) ; les premières tentatives de traduction judiciaire des demandes de réparations menées par différentes associations (2005‑2006) ; enfin, durant la présidence de François Hollande (2012‑2017), les discours et polémiques qui ont accompagné chaque année les commémorations du 10  mai, la journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition. Voir Nicola Frith, « État présent. Reparations for slavery in the French Republic : a national debate ? », Bulletin of Francophone Postcolonial Studies, vol. 8, n° 2, 2017, p. 2‑12.

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élu, affirmait que la colonisation, « crime contre l’humanité » et « vraie barbarie », « fait partie de ce passé que nous devons regarder en face, en présentant nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes », et que le colonialisme « a été une erreur profonde, une faute de la République ». Or ces déclarations, qui par ailleurs n’ont été accompagnées d’aucune décision politique concrète visant à modifier les politiques publiques ou à transformer réellement les relations entre anciens colonisateurs et anciens colonisés, ont suscité des réactions très partagées  : si certains ont salué ce timide début de reconnaissance d’un passé colonial injuste, d’autres (parmi lesquels Gérald Darmanin, l’actuel ministre de l’Intérieur) ont estimé qu’Emmanuel Macron « insult[ait] la France » 5. De même, l’inauguration en novembre 2019 de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, des traites et de leurs abolitions, présidée par Jean-Marc Ayrault, a provoqué plus de scepticisme, voire de réticence, que d’enthousiasme  : d’un côté, il a fallu assurer qu’il ne s’agissait pas de faire « œuvre de repentance » ; de l’autre, certains ont craint qu’il ne s’agisse que d’une coquille vide supplémentaire 6. Il semble que la politisation de la question des réparations soit grevée par une triple difficulté. En premier lieu, lorsque les demandes de réparations sont admises dans les débats et discours publics, elles sont, au mieux, interprétées en tant que question « morale » –  à laquelle il ne faudrait répondre que par des excuses, des regrets, une attitude de « repentance » ou la reconnaissance d’une « faute ». Deuxièmement, toute demande d’actions plus concrètes destinées à accompagner cette dimension morale, lui donnant par ailleurs un surcroît de crédibilité, est rejetée ou reportée au nom du fait qu’elle serait motivée par des enjeux « identitaires » ou « communautaristes » contraires aux valeurs républicaines. Cette demande n’est pas considérée comme une demande de justice. Enfin, si c’est bien 5

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Patrick Roger, « Colonisation : les propos inédits de Macron font polémique », LeMonde.fr, 16 février 2017 ; Olivier Faye, « En Côte d’Ivoire, Emmanuel Macron cherche à se débarrasser des “oripeaux” de la Françafrique », LeMonde.fr, 22 décembre 2019. Baudouin Eschapasse, « Naissance au forceps de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage », LePoint.fr, 10 mai 2019.

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le refus constant des autorités politiques de prendre part à une conversation nationale sur les réparations qui a incité certaines associations à entamer des démarches judiciaires 7, il semble qu’aujourd’hui celles-ci incarnent l’unique forme possible des réparations. Or non seulement ces démarches sont générale‑ ment critiquées, renvoyées à une logique accusatoire, une réifica‑ tion simpliste de l’opposition entre victimes et coupables et une recherche nauséabonde du « prix du sang », mais en outre, en raison de la logique même du droit civil, individualiste, causale et contrefactuelle, elles sont vouées à l’échec. Le problème politique que posent les réparations est discré‑ dité au motif qu’elles seraient l’expression de « régimes de mémoire victimo-mémoriels ». À la suite de Johann Michel, on peut entendre par « régime mémoriel » des « configurations stabilisées et institutionnalisées de souvenirs officiels d’événe‑ ments, de périodes, de personnages historiques » 8. Le « régime victimo-mémoriel » désigne pour sa part les configurations qui mettent l’accent sur des mémoires victimaires, particularisantes, clivantes, en contradiction avec la cohésion de la mémoire natio‑ nale, et œuvrent ainsi à la construction et à la rigidification d’identités minoritaires en conflit avec le groupe majoritaire perçu comme coupable. Les demandes de réparation prenant finalement une tournure politique, elles auraient pour objectif d’attiser la haine sociale et de précipiter la division du corps politique. Elles participeraient ainsi de ce que l’on a pu appeler la « guerre des mémoires 9 ». Or, au-delà de la condamnation morale des crimes du colonialisme, voire du colonialisme lui-même comme système criminel –  relativement consensuelle tant qu’elle ne s’accom‑ pagne d’aucun engagement concret  – « comment régler le passé 10 » ? Pourquoi et comment traiter politiquement des injus‑ tices historiques ? Les prendre au sérieux comme demandes de Voir notamment MIR Martinique et CMDP contre État français, 2005 ; Cran contre Caisse des Dépôts et Consignation, 2013 ; MIR Guadeloupe et CIPN contre État français, 2017. 8 Johann Michel, « Esclavage et réparations », art. cit., p. 144. 9 Benjamin Stora, La Guerre des mémoires. La France face à son passé colonial, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2007. 10 Patrick Weil et Stéphane Dufoix (dir.), L’Esclavage, la colonisation, et après…, PUF, Paris, 2005, p. 10. 7

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justice consiste à les sortir de cette polémique mémorielle et identitaire dans le but de les constituer politiquement comme l’une des manières d’égaliser le statut de groupes structurel‑ lement défavorisés dans la société actuelle du fait même de cette histoire coloniale. Reconnaître la légitimité des popula‑ tions discriminées à participer à la production de normes et de pratiques politiques communes favorisera indéniablement la cohésion et la justice sociales. Dans cette perspective, demander réparations invite à modifier considérablement la représentation que nous nous faisons de notre histoire et de notre identité politique commune pour la rendre plus inclusive. Cet objectif d’égalité de participation suppose de répondre à deux questions pour clarifier la nature et la portée des demandes : que s’agit-il de réparer exactement ? Et comment peut-on réparer ?

Réparer des individus ou réparer des relations ? Justice structurelle Le temps est irréversible et les méfaits du passé sont litté‑ ralement irréparables. La réparation ne consiste ni à annuler le passé, comme si elle effaçait définitivement les crimes, ni à oublier le passé en restaurant un présent sans fêlure, comme si elle compensait exactement les crimes, déliait de la dette et permet‑ tait de les dépasser pour créer un avenir sans histoire. On ne change pas le cours de l’histoire ; la réparation ne modifie pas le passé. Pour les victimes de la traite et de l’esclavage, les victimes du colonialisme, nous ne pourrons jamais « faire comme si » leurs vies pouvaient être réparées. Pour celles et ceux qui sont morts sur les bateaux négriers en traversant l’Atlantique ou des suites des tortures et des privations sur les plantations privées ou les chantiers publics, les réparations aujourd’hui ne change‑ ront rien. Il est important de ne pas nier cette impuissance, aussi douloureuse soit-elle pour nos consciences morales. Il est important de ne pas la refouler non plus : si les demandes de réparations sont légitimes, c’est d’abord parce qu’elles exigent la reconnaissance entière, sans euphémisme, des crimes du passé –  par respect pour ceux et celles qui en ont souffert et pour mettre fin à la déshumanisation qui leur a été imposée. La 359

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réparation ne modifie pas le passé, mais elle peut modifier le récit que l’on fait sur le passé  : réparer, c’est d’abord établir un récit historique sans failles ni silences où les crimes et les morts retrouvent leur place. Les réparations sont donc l’affaire des vivants. Reconnaître le passé –  attester les faits et identifier les victimes, lorsque c’est possible – est un processus qui s’adresse aux vivants. Dans certains cas, les victimes directes des crimes coloniaux les plus récents sont encore en vie et grâce à certaines procédures du droit civil ou pénal, national ou international, elles peuvent déposer plainte, se constituer partie civile, elles peuvent être entendues en tant que témoins, elles peuvent obtenir répara‑ tion au terme de combats judiciaires. Des rebelles Mau-Mau ont ainsi obtenu réparation du Royaume-Uni en 2013 pour les massacres et tortures perpétrés à leur encontre au Kénya entre 1953 et 1956, grâce à un accord passé entre le Foreign Office et l’avocat des plaignants 11. En Indonésie, un survivant et trois veuves du village de Rawagede ont également obtenu répara‑ tion des Pays-Bas pour les massacres qui ont accompagné la guerre d’Indépendance en 1947, à l’issue d’un procès devant la Cour civile de La  Haye en 2011 12. Ces victoires juridiques sont toutefois rares. Elles sont emblématiques de ce que la professeure de science politique Catherine Lu nomme « justice interactionnelle 13 » : il s’agit d’abord de mener une enquête et d’instruire un dossier, avec le souci de la preuve, le recueil et la confrontation de témoignages, le croisement des sources, soit les procédures usuelles d’établissement et de vérifiabilité des faits devant la justice. Il convient ensuite de qualifier les faits passés, d’identifier des coupables et leur responsabilité, puis d’évaluer 11 Éric Albert, « Justice pour les Mau-Mau », LeMonde.fr, 10 juin 2013. Et pour une analyse des trajectoires des victimes  : Marie-Emmanuelle Pommerolle, « Les mobilisations de victimes de violences coloniales  : investigations histo‑ riques et judiciaires et débats politiques postcoloniaux au Kenya », Raisons politiques, n° 30, 2008, p. 107‑130. Voir aussi : « Kenya : pas de compensations financières pour les combattants Mau Mau », RFI.fr, 9 août 2018. 12 Nicole Immler, « Narrating (in)justice in the form of a reparation claim. The Rawagede case », in Nancy Adler (dir.), Understanding the Age of Transitional Justice, Rutgers University Press, Londres, 2018, p. 149‑174. 13 Catherine Lu, Justice and Reconciliation in World Politics, Cambridge University Press, Harvard, 2017.

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le montant de la réparation due aux victimes, qui correspond à une compensation équitable du crime. Enfin, le processus se conclut par un accord entre les parties si l’affaire ne va pas jusqu’au procès ou, dans le cas contraire, par la mise en visibilité publique des discours concurrents et l’énoncé de la sentence. La réparation, au sens de compensation pour un préjudice subi, accompagne l’identification des responsabilités des coupables et l’évaluation du préjudice. Pour autant, les individus sont-ils « réparés » par la reconnaissance de leur statut de victime et l’indemnisation financière ? Partiellement, sans doute  : le processus judiciaire offre le moyen de faire entendre sa voix et d’exprimer publiquement son expérience vécue, de produire un récit personnel et de réintégrer un monde commun, ce que permet également, très matériellement, l’obtention d’un statut officiel et des droits qui y sont associés. Toutefois, les finalités thérapeutiques et restauratives des procès ont été appréciées de manière contrastée 14  : ce que les nouvelles fonctions « recons‑ tructives » des procès permettent de réparer, ce sont moins les individus eux-mêmes qu’un système de relations appuyé sur la confiance en des structures et des institutions qui favorisent les normes partagées de respect et d’égalité. Ainsi, souligne Catherine Lu, les demandes de réparations ne s’inscrivent pas toutes dans le cadre de cette justice inter­ actionnelle, qui suppose que des violations ont été commises au sein d’un système global fonctionnel et bien ordonné, qu’elles peuvent être identifiées par le système juridique et que celui-ci est capable de punir les coupables et/ou d’indemniser les victimes proportionnellement au préjudice subi. Nous devons élargir notre notion de justice pour y inclure les cas d’injustices structurelles, c’est-à-dire des situations dans lesquelles des insti‑ tutions, des normes, des conditions matérielles, ont produit ou facilité des conduites aux effets injustes, sans que les agents aient toujours souhaité nuire aux victimes de façon intentionnelle ni même qu’ils aient systématiquement perçu et recherché, en toute conscience, des bénéfices injustes. Dans ce cadre, il n’est 14 Maria-Luisa Cesoni et Richard Rechtman, « La “réparation psychologique” de la victime  : une nouvelle fonction de la peine ? », Revue de droit pénal et de criminologie, février 2005, p. 158‑178.

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pas non plus toujours possible de distinguer précisément les victimes des coupables. Ces injustices structurelles ne s’apparen‑ tent pas non plus à des violations ponctuelles, qui s’écarteraient d’une ligne de référence morale et politique juste, ou du moins neutre. La traite, l’esclavage, le colonialisme ont assurément été des systèmes injustes et producteurs d’injustices structurelles dont les conséquences continuent d’affecter les descendants de celles et ceux qui furent ainsi asservis et exploités. Cette notion de justice structurelle nous permet également de mettre en relief ce qui demeure inaperçu si l’on se concentre uniquement sur les interactions entre des individus ou des collectifs clairement identifiés (administrations, police, armée, État, etc.) : l’héritage colonial de l’ordre juridico-politique global –  la manière dont les injustices du passé se reconduisent dans le présent. Or ce qui est vrai dans les cas où les protagonistes des injus‑ tices sont encore vivants l’est d’autant plus lorsqu’ils sont morts depuis des décennies, voire des siècles : dans les cas de crimes liés, non pas aux mouvements de résistance du xxe  siècle et à la décolonisation, mais à la mise en place et au maintien du système esclavagiste et colonial lui-même, ce sont bien des injus‑ tices structurelles qu’il importe de chercher à réparer. Déplacer notre attention sur les structures plutôt que sur les interactions nous permet de comprendre que réparer, ce n’est pas seule‑ ment offrir une compensation financière ou une restauration psychologique à un individu. Réparer, c’est avant tout travailler à identifier et à reconstruire politiquement les structures actuelles injustes dont nous avons hérité sans les interroger. Il ne s’agit pas simplement de répondre à certains effets individuels ou collectifs des crimes (exploitation économique, enrichisse‑ ment injuste par exemple), mais de transformer les structures produisant des relations d’inégalité systémique  : domination politique, oppression culturelle, aliénation psychologique, discri‑ mination raciale, etc. La demande de justice qui s’exprime dans la demande de réparations consiste à revendiquer la modifica‑ tion des structures sociopolitiques actuelles et la reconstitution des conditions d’un monde commun fondé sur des relations d’égalité réelle.

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En quoi consiste la réparation/reconstitution ? Si ce sont bien là l’objet et l’enjeu des réparations, quelles sont les modalités et procédures concrètes par lesquelles on peut agir sur des relations et transformer des structures –  les rendre plus équitables et inclusives ? Réparer suppose à la fois de prendre conscience d’une injustice fondamentale et de la corriger concrètement. Premièrement, les excuses officielles et les politiques publiques commémoratives (journées de commémoration, modifi‑ cation de noms de rue, d’édifices publics, etc.) sont une manière d’exprimer en commun notre volonté réelle de modifier les relations que nous entretenons avec notre passé 15. Reconnaître publiquement les injustices endurées par les victimes du passé et honorer collectivement leur mémoire sont des gestes qui, s’ils n’affectent pas les morts eux-mêmes, sont performatifs des relations qui nous lient aujourd’hui à eux comme à leurs descendants. Et en tant que ces gestes définissent ce que nous choisissons d’exprimer de nous-mêmes, de nos valeurs morales communes et de leur transformation, ils modifient aussi notre relation à nos contemporains et contribuent à reconstituer une communauté morale plus inclusive. Deuxièmement, le travail de recherche et de transmission de l’histoire et de la culture des populations déportées, réduites en esclavage ou colonisées – l’établissement des faits et la mise 15

Voir les travaux de Jeff Spinner-Halev, Enduring Injustice, Cambridge University Press, Harvard, 2012 (en particulier le chap. 4)  : les excuses ne peuvent remplir leur fonction de reconnaissance de l’injustice et de rétablissement de la confiance que si elles s’accompagnent d’un engagement effectif à réformer et si elles s’inscrivent dans un processus long et continué de transformation politique des structures injustes. Elles ne peuvent en aucun cas se présenter comme le « dernier mot », la conclusion définitive de l’injustice passée, une manière de clore l’histoire, de se tenir pour quitte des crimes du passé. Les excuses doivent être conçues et perçues au contraire comme exprimant la volonté de mettre en place les conditions d’un changement de politique publique, de sorte que l’injustice ne puisse se prolonger. Mais elles ne peuvent remplir cette fonction que lorsqu’elles correspondent explicitement à la partie discursive d’un ensemble plus large de mesures qui ont pour objet de modifier matériellement et durablement les relations sociales défectueuses. L’expression d’excuses en elle-même ne saurait réparer l’injustice politique : leur fonction expressive est remplie lorsque leur signification sociale objective est étayée par les transformations réelles des structures.

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au jour de sources, d’archives, de témoignages, de récits, d’arte‑ facts, encore inconnus ou ignorés, voire la mise en évidence de l’absence d’archives, d’un côté, et le travail d’écriture des programmes et manuels d’histoire, de littérature, d’histoire de l’art, d’archéologie à tous les niveaux de formation (du primaire au supérieur), d’un autre côté  – est fondamental si l’on veut réparer le récit commun jusque-là établi et produire une commu‑ nauté nationale ancrée dans un passé qu’elle reconnaît comme le sien et plus inclusive de minorités trop longtemps margina‑ lisées. L’État signalerait sa volonté de réparation en engageant des ressources financières spécifiquement dédiées au soutien de la recherche et de la production culturelle (littérature, films documentaires ou de fiction), à la formation des enseignants et à l’élaboration de programmes scolaires sur les questions de la traite, l’esclavage et la colonisation. Troisièmement, la restitution des biens volés au cours des guerres de colonisation mais également des périodes de colonia‑ lisme durant lesquelles les colonisateurs se sont approprié en toute légalité, et de manière systématique, les productions artistiques et symboliques des colonisés, pourrait contribuer à réparer les relations entre populations anciennement coloni‑ sées et colonisatrices. Restituer le patrimoine culturel est une question de justice et de reconnaissance qui permet « de bâtir des ponts vers des relations futures plus équitables 16 ». Cela signifie à la fois que l’on reconnaît à quel point le mythe de popula‑ tions colonisées en raison de leur « primitivité » ou « retard de civilisation » était un discours de justification contredit par les pratiques de spoliations culturelles elles-mêmes, que l’on admet que la spoliation était injuste et que l’on permet aux générations actuelles de s’inscrire dans une histoire de longue durée de leur propre patrimoine. C’est une manière de mettre en œuvre une « éthique relationnelle » réinventée et renouvelée autour du récit commun dont sont porteurs les objets restitués. Enfin, on peut œuvrer à reconstruire des institutions, des normes, des pratiques, des structures plus inclusives et moins 16 Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle », n° 2018‑26, remis au président de la République le 23 novembre 2018, p. 2.

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inégalitaires, en faisant porter notre exigence sur une politique systématique de déracialisation des relations sociales –  ce qui exige d’abord de visibiliser le caractère structurel de l’inéga‑ lité qui pèse sur les populations anciennement colonisées et réduites en esclavage, identifiées par leur appartenance raciale et considérées comme « populations indésirables » lorsqu’il s’agit d’étrangers et comme citoyens de seconde zone lorsqu’il s’agit de résidents des territoires d’outre-mer. Réparer signifierait mettre en place un choix préférentiel de politiques d’intégra‑ tion à l’égard de populations systématiquement et structurelle‑ ment marginalisées, en raison du passé esclavagiste et colonial de la France et de l’absence de prise en compte de ce passé. Il faut « beaucoup aimer les gens pour espérer, imaginer même qu’ils regardent en face leurs faiblesses, les corrigent, les rendant ainsi impuissantes à borner leur univers », écrit Léonora Miano 17. C’est peut-être ce pari auquel nous invitent les demandes de réparations si l’on veut reconstituer une communauté politique partagée et ouverte. Pour aller plus loin Ana Lucia Araujo, Reparations for Slavery and the Slave Trade: A Transnational and Comparative History, Bloomsbury, New York, 2017. Magali Bessone, Faire justice de l’irréparable. Esclavage colonial et responsabilités contemporaines, Vrin, Paris, 2019. Myriam Cottias, Élisabeth Cunin, Antonio de Almeida Mendes (dir.), Les Traites et les Esclavages. Perspectives historiques et contemporaines, Karthala-Ciresc, Paris, 2012. Antoine Garapon, Peut-on réparer l’histoire ? Esclavage, colonisation, Shoah, Odile Jacob, Paris, 2008. Jon Miller et Rahul Kumar (dir.), Reparations : Interdisciplinary Inquiries, Oxford University Press, Oxford, 2007. Alondra Nelson, The Social Life of DNA. Race, Reparations, and Reconciliation after the Genome, Beacon Press, Boston, 2016.

17 Léonora Miano, Rouge impératrice, Grasset, Paris, 2019, p. 128.

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COMPTER POUR COMBATTRE Patrick Simon in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 366 à 378 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

Compter pour combattre Patrick Simon

Les statistiques ont souvent mauvaise presse auprès des activistes en France : elles sont vues comme un des instruments de contrôle de la vie sociale au service de l’appareil d’État, nécessairement du côté des dominants plus que des personnes dominées. Pourtant, à l’opposé des dénonciations du pouvoir des statistiques, et en raison même de ce pouvoir, des usages critiques des statistiques se sont développés pour mettre en évidence les inégalités, contester les politiques conduites et promouvoir des perspectives de justice sociale. L’ouvrage Statactivisme, coordonné par Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Prévieux 1, se présente comme un manifeste en faveur de l’utilisation stratégique des statistiques. Il fournit plusieurs exemples d’usages réussis de ces outils dans des combats pour la justice sociale, comme dans le cas de la vague de suicides à France Telecom consécutive à la brutalisation du nouveau management ou le montage de la méthode dite de panel mise en œuvre par François Clerc de la CGT afin de prouver les effets de la discrimination syndicale sur les carrières 2. De la même manière, les statistiques genrées sont au cœur des mobilisations féministes portant aussi bien sur le plafond de verre dans les emplois et les inégalités salariales que sur la répartition des tâches domestiques ou les spécialisations des filières scolaires. 1 2

Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Prévieux (dir), Statactivisme. Comment lutter avec des nombres, La Découverte, Paris, 2014. Voir à ce sujet Vincent-Arnaud Chappe, « La preuve par la comparaison  : méthode des panels et droit de la non-discrimination », Sociologies pratiques, vol. 2, n° 23, 2011, p. 45‑55.

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Les statistiques servent ainsi à porter des causes du mouvement social. Mais s’il y a un domaine où leur usage fait débat, c’est bien celui de l’antiracisme. En cause les catégories qu’il faudrait mobiliser pour mettre en évidence et mesurer le racisme et les discriminations raciales. Quand les statistiques catégorisent l’origine ethnoraciale et la religion, elles sont accusées de promouvoir les représentations racistes les plus éculées et, plutôt que de constituer une arme pour les activistes et les politiques, d’être un problème, voire un danger pour la société et pour les minorités racisées. Il est vrai que, dans le cas du racisme, les catégorisations constituent historiquement en elles-mêmes l’un des paramètres du système de domination tant l’identification par l’État des groupes minori‑ taires, d’une part, et l’usage de références à l’ethnicité et à la race, d’autre part, sont inséparables de la mise en place d’un ordre de domination ethnoracial dans le monde colonial et dans les pays multiethniques. La disqualification de ces catégo‑ risations est ainsi au cœur du modèle d’égalité français fondé sur la colorblindness, littéralement le fait d’être « aveugle à la couleur », c’est-à-dire un modèle qui prône l’absence de distinc‑ tion entre les personnes. Rendre invisibles les minorités dans l’objectif d’assurer l’égalité nécessite de supprimer les référents à la race et à l’ethnicité dans les textes juridiques, la vie sociale et, bien entendu, les statistiques. Que cette invisibilité fasse le silence sur les expériences de racisme et les discriminations systémiques est le prix à payer, nous dit-on, pour entrer dans une société postraciale. Pourtant, la fiction offerte par la colorblindness se lézarde depuis que les résultats de diverses enquêtes ont démontré l’existence incontestable de discriminations ethnoraciales et religieuses dans tous les domaines de la vie sociale. Dès 1995, les résultats de l’enquête MGIS de l’Ined et l’Insee indiquaient que les descendants d’origine algérienne ayant un diplôme supérieur au bac avaient deux fois plus de risques d’être au chômage que les descendants d’origine portugaise ou espagnole, ou la population majoritaire ayant le même niveau d’éducation. Les analyses tirées de l’enquête Emploi de l’Insee qui comprend depuis 2005 une information sur le pays de naissance des parents des enquêtés confirment la persistance d’un risque de surchô‑ 367

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mage à qualification égale pour les personnes d’origine maghré‑ bine ou subsaharienne. L’enquête Trajectoires et origines de l’Ined et l’Insee réalisée en 2008 confirme l’ampleur des discri‑ minations ethnoraciales, ainsi que l’expérience spécifique des musulmans qui déclarent plus souvent être discriminés que les personnes sans religion ou chrétiennes de même origine. Enfin, de nombreuses expérimentations de testing qui se sont succédé depuis le milieu des années  2000 ont démontré les pénalités touchant les candidats avec un nom arabo-musulman par rapport à ceux au nom « hexagonal » dans l’accès à l’emploi ou sur le marché du logement. Ces résultats alimentent le débat public, favorisent la conscientisation du racisme chez les minorités racisées et peuvent utilement servir aux plaidoyers de l’anti­racisme politique. Le dilemme est difficilement dépas‑ sable : pour établir l’égalité, faut-il poursuivre la délégitimation des catégories en conduisant des politiques colorblind ou, au contraire, la neutralisation du racisme et des discriminations passe-t‑elle par des politiques prenant appui sur les catégori‑ sations pour en mieux combattre les conséquences (politiques race-conscious, c’est-à-dire « conscientes de la race ») ? Autour de cette question fondamentale s’articulent tous les débats relatifs aux politiques de lutte contre les discriminations, les « statis‑ tiques ethniques » et in fine le statut des catégories ethnoraciales.

Les cadrages du racisme et la question raciale Si tout antiraciste peut s’accorder sur l’objectif d’une suppression des inégalités raciales et du racisme, les moyens pour y parvenir divisent considérablement en France. La plupart des organisations antiracistes historiques françaises –  dites universalistes ou morales  – promeuvent une stratégie colorblind et dénoncent, pour certaines, les approches qualifiant la race et l’ethnicité ou parlant au nom de groupes minoritaires, qu’elles qualifient de positions racialistes ou communautaristes, et dans tous les cas identitaires. Elles sont en phase avec l’anti‑ racisme d’État qui avance la même stratégie colorblind, comme en attestent les grands axes de la politique de lutte contre les discriminations depuis le début des années 2000. En témoignent, le plan national contre le racisme et l’antisémitisme de la 368

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Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’anti‑ sémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah) 3 ou les conclusions du Comité Veil (2008) sur l’opportunité d’inscrire la diversité dans la Constitution qui prenait position contre la discrimina‑ tion positive (uniquement dans le cas de l’origine ethnique ou raciale) 4. Les organisations se réclamant de l’antiracisme politique 5 adoptent quant à elles une utilisation stratégique des catégories ethnoraciales dans le but de mettre en évidence l’ordre racial, de révéler les discriminations et d’agir contre elles via une politique d’égalité proactive. Les positions ne sont certes pas unifiées entre organisations de l’antiracisme politique, mais la mobilisation des catégories et concepts d’afroféministes, afrodescendants/afrodescendantes, Noirs/Noires, Arabes, Asiatiques, musulmans/musulmanes, Rroms, indigènes, races sociales, suprématie blanche, etc. tranchent avec le vocabulaire utilisé par les organisations antiracistes universalistes. Mêmes fins, moyens différents, et conflits de cadrage du racisme. En effet, les controverses sémantiques révèlent des diver‑ gences quant à l’interprétation des causes et manifestations du racisme  : faut-il y voir la survivance de stéréotypes et préjugés constitués dans l’histoire combinée à l’expression d’idéolo‑ gies racistes en voie de réaffirmation, ou la manifestation d’un système de domination raciale, porté par les structures sociales et les institutions, qui ne se revendique plus comme tel mais qui continue à produire les hiérarchies et inégalités ethnoraciales derrière l’affirmation d’une égalité formelle ? Il y a une forte interdépendance entre le cadrage du racisme, les politiques d’intervention contre les discriminations et la position adoptée à l’égard des statistiques ethnoraciales. 3 4 5

« Plan national de lutte contre le racisme et l’antisémitisme 2018‑2020 », Dilcrah, 19 mars 2018. Simone Veil, « Redécouvrir le Préambule de la Constitution », Rapport du comité présidé par Simone Veil remis au président de la République, 17 décembre 2008. Sur l’antiracisme politique, outre les productions des organisations qui s’en réclament, voir Pauline Picot, « Quelques usages militants du concept de racisme institutionnel : le discours antiraciste postcolonial (France, 2005‑2015) », Migrations Société, vol. 1, n° 163, 2016, p. 47‑60 ; et Hourya Bentouhami et Cédric Molino, « Pour une défense de l’antiracisme politique et de la démocratie », Blog Mediapart, 15 janvier 2018.

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Les controverses sur les statistiques, régulièrement réactivées depuis la fin des années  1990, s’inscrivent dans un contexte de mutations du racisme et du changement de cadrage qui en résulte. Résumons  : la défaite du nazisme et la décolonisa‑ tion ont abouti à une disqualification de la notion de race et à l’invalidation du racisme scientifique ; les pays européens sont entrés dans un processus de dé-racialisation qui coïncidait avec un grand mouvement d’immigration en provenance des anciens empires coloniaux et plus généralement des Suds. Le racisme à fondement biologique a été remplacé en partie par un racisme à base culturelle, la supériorité raciale se définissant comme une supériorité de civilisation ; le racisme explicite a reflué des expressions publiques (jamais totalement) et a laissé place à des formes plus codées et plus subtiles de racisme qui se traduisent par des discriminations plus difficilement identifiables et des micro-agressions. L’émergence de la question des discriminations à la fin des années 1990 s’inscrit dans ces mutations et témoigne d’une forme d’échec de la stratégie de colorblindness suivie depuis 1945. Si la censure effective de l’expression raciste a réussi à disqua‑ lifier les formes explicites d’idéologie racialiste, les préjugés continuent à se diffuser, voire se renforcent pour ceux concer‑ nant les musulmans. De plus, on assiste à la multiplication des comportements et des actes qui, tout en se défendant d’être racistes, n’en ont pas moins des conséquences clairement discri‑ minatoires. Ainsi se thématise une nouvelle sorte de racisme, le racisme sans idéologie ni référence à la race, et pour cette raison plus compliqué à identifier et encore plus à réduire : le racisme colorblind. Le racisme colorblind rend littéralement impensable l’exis‑ tence d’un racisme institutionnel et de discriminations systé‑ miques : les sociétés ayant adopté des principes d’égalité formelle estiment être délivrées du racisme structurel. Dans ce contexte, les inégalités ethnoraciales sont d’autant plus difficiles à dénoncer qu’elles ne peuvent résulter que de comportements individuels qu’il suffirait de sanctionner juridiquement. Dès lors, l’enjeu est de mettre en évidence ceci  : les inégalités ethnoraciales se produisent dans les replis des procédures de sélection, dans le fonctionnement ordinaire des institutions et organisations qui 370

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ont été conçues pour le groupe majoritaire et qui entraînent d’innombrables désavantages pour les minorités racisées. C’est ici que le rôle des statistiques devient déterminant : en rendant visible l’invisible, c’est-à-dire les biais et désavantages des uns et, donc, les avantages des autres, elles agissent comme une force d’inspection stratégique pour intervenir sur les discrimi‑ nations. Elles permettent le passage d’une approche centrée sur les sanctions juridiques contre les auteurs de discriminations à une politique d’« action positive », c’est-à-dire de transformation volontariste des systèmes pouvant produire des discriminations. Les dispositifs dits d’« action positive », c’est-à-dire visant une égalité effective dans la vie sociale, utilisent abondamment les statistiques aussi bien pour établir des diagnostics que pour fixer des objectifs ou évaluer les effets des politiques. Le recours à des indicateurs est devenu incontournable dans la promotion des droits humains et les organismes internationaux encouragent la collecte d’informations statistiques pour rendre plus opéra‑ tionnels ces droits 6. Contrairement à une réputation tenace mais fausse, les statistiques ne servent que rarement à mettre en œuvre un traitement préférentiel en faveur des personnes considérées comme appartenant à une minorité ethnique ou raciale, que ce soit sous la forme de quotas ou autres mesures correctives. Pour autant, et même si elles sont généralement comprises comme contradictoires avec l’égalité, les politiques préférentielles restent des moyens efficaces pour compenser les inégalités incrustées dans les structures et pratiques ordinaires depuis des décades et produire un effet de rattrapage des désavantages subis. Un autre effet des statistiques appliquées à la lutte contre les discriminations est d’offrir une totalisation qui permet de subsumer les expériences individuelles dans une expérience collective. La statistique assure le passage d’une différence individuelle à une différence catégorielle, et de ce fait rompt l’isolement et le sentiment d’échec personnel créés par l’expé‑ rience de la discrimination et du racisme. Si d’autres ont connu 6

C’est le cas du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (Cerd) et du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, de la Commission contre le racisme et l’intolérance (Ecri) du Conseil de l’Europe et de l’Agence des droits fondamentaux de la Commission européenne.

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la même situation, alors celle-ci s’attache à une identification catégorielle et pas à une propriété individuelle 7. La mise en commun des expériences par le biais de la catégorisation et des statistiques favorise la prise de conscience du caractère spécifique du désavantage ethnoracial et du fait qu’il n’est pas réductible à des positions de classe ou de genre.

Pourquoi la question des statistiques ethnoraciales est-elle clivante ? Les statistiques ethnoraciales suscitent des controverses à répétition mobilisant des arguments qui sont désormais bien connus 8 : —  critique de l’essentialisme : si les stéréotypes raciaux ou ethniques sont une création du racisme, alors l’élaboration de catégories « ethniques ou raciales » ne peut que valider les stéréotypes et in fine renforcer le racisme et les discrimi‑ nations ; —  critiques de la performativité et de la réification : la catégo‑ risation et la production de statistiques tendent à construire et réifier les identités, suscitant une injonction identitaire (rapide‑ ment accusée de favoriser le communautarisme), ainsi qu’à renforcer des divisions que les modèles politiques poursuivant la cohésion par l’invisibilisation des différences cherchent à réduire ; —  critique du danger des mésusages et de persécution : même en instaurant des protections importantes, il existe toujours un risque d’utilisation à des fins de persécution des informations consignées dans les statistiques et on ne peut complètement garantir qu’elles ne seront pas utilisées contre les groupes minoritaires ; 7

8

Voir la comparaison des attitudes et réactions face au racisme des AfricainsAméricains et Afro-Brésiliens développée par Michèle Lamont et ses collègues qui montrent bien l’importance du cadrage collectif sur la conscientisation du racisme. Michèle Lamont, Graziella Moraes Silva, Jessica Welburn, Joshua Guetzkow, Nissim Mizrachi, Hanna Herzog et Elisa Reis, Getting Respect. Responding to Stigma and Discrimination in the United States, Brazil and Israel, Princeton University Press, Princeton, 2016. Patrick Simon, « The choice of ignorance  : the debate on ethnic and racial statistics in France », French Politics. Culture & Society, vol. 1, n° 26, 2008, p. 7‑31.

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— critique de leur irréalisme sociologique  : même si ces catégories avaient une certaine pertinence, elles sont difficiles à définir et sont méthodologiquement peu fiables ; la population ne souhaite pas être catégorisée et il y aurait beaucoup de nonréponses ou de difficultés à se classer, ce qui rend inopérantes ces statistiques. Cependant, chacun de ces arguments peut se retourner. Par exemple, c’est précisément parce que ces catégorisations ont été historiquement conçues dans une vision racialiste du monde et d’une hiérarchisation des peuples qu’elles gardent leur pouvoir actuel de stigmatisation et d’identification : le démantèlement de siècles de domination raciste ne peut pas faire l’économie d’un usage à des fins positives des catégories mêmes qui fondent les hiérarchies ethnoraciales. Pour le dire autrement, la déracialisa‑ tion nécessite une mobilisation transitoire d’un appareil catégo‑ riel et statistique pour conduire la déconstruction des privilèges et des désavantages fondés sur l’origine ethnique ou raciale. La question est bien entendu de la durée de cette transition dont l’issue temporelle est loin d’être programmée. Les risques de réification sont inhérents à toute circulation d’identités dans la sphère publique, et la production de statis‑ tiques n’est que l’une des sources de cette réification. La plupart des sociétés européennes sont aujourd’hui concernées par de puissants processus de racialisation alors même qu’aucune (à l’exception de la Grande-Bretagne et de l’Irlande) ne dispose actuellement de statistiques ethniques. La circulation des catégo‑ risations ethnoraciales dans le monde social et, plus encore, dans les médias et les débats politiques démontre clairement que l’absence de statistiques n’empêche pas les stigmatisations. S’il est difficile de savoir si ce serait pire avec des statistiques, on connaît les conséquences de leur absence. Non seulement il n’est pas possible de mettre en œuvre la plupart des actions de lutte contre les discriminations, telles qu’elles existent contre les inégalités genrées, mais le décalage entre la racialisation des rapports sociaux et l’analyse de leurs conséquences entretient la délégitimation des critiques contre l’ordre racial et les discri‑ minations systémiques. La question des limites méthodologiques à la collecte de données ethniques ou raciales dans les statistiques est impor‑ 373

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tante, mais elle n’est pas spécifique à ce type de données et concerne la plupart des statistiques. La singularité qui s’attache aux catégories exprimant la diversité ethnoraciale tient à leurs fondements subjectifs et mouvants. Leurs contempteurs consi‑ dèrent que cela leur retire crédibilité et authenticité. On peut au contraire penser que ce caractère subjectif permet d’échapper en partie aux processus d’assignation administra‑ tive et redonne une forme de capacité d’action aux sujets des statistiques : en rupture avec les identités instituées, ces formes d’auto-identification reproduisent les constructions de l’expé‑ rience sociale avec ses ambiguïtés. Derrière ces controverses, qui peuvent paraître relativement techniques, se trouve une question centrale inhérente à toute société multiculturelle et à sa cohésion : l’égalité passe-t‑elle par l’affaiblissement des identités ou par la reconnaissance de la diversité ethnoraciale ? Cette alternative sans doute réductrice renvoie à des modèles politiques concurrents qui traversent les idéologies partisanes et opposent les organisations antiracistes. Les dénonciations obsessionnelles du « communautarisme », dès qu’une expression déroge à la norme majoritaire et les attaques contre l’« identitarisme » qui caractériserait les mouvements de l’antiracisme politique, sont autant de marqueurs de défense du modèle français d’intégration et de la colorblindness. Les consé‑ quences de ces rappels à l’ordre assimilationniste ne se limitent pas à intimider et à réduire au silence les victimes de discrimi‑ nation ; elles empêchent la prise de conscience de la nature même des discriminations et du racisme, et de leurs expressions. L’auto-identification dans les catégories favorise également la prise de conscience du statut racialisé de chacun et chacune dans les sociétés multiculturelles, et des conséquences que ce statut produit sur nos vies. Cela concerne aussi bien les minorités racisées que les membres de la majorité qui apprennent égale‑ ment à se considérer comme blancs. Non pas qu’il s’agisse néces‑ sairement d’une identité, mais plutôt d’une position attribuée par l’identification sociale  : que l’on se reconnaisse ou pas comme blanc, noir, arabe ou maghrébin, asiatique ou autre, les modalités de notre participation à la société et l’accès aux ressources et privilèges sont conditionnés par cette attribution catégorielle. On comprend alors le cœur de la controverse sur 374

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les statistiques : le problème n’est pas tant l’enfermement dans des catégories qui existent déjà sans les statistiques, c’est la visua‑ lisation du privilège blanc et des désavantages associés aux autres identifications dont il est question.

Est-il possible de parler de la race en France ? Les débats sur les statistiques ethnoraciales ne peuvent se comprendre indépendamment de la question plus générale du cadrage du racisme et des références à la race 9. Les contro‑ verses sur les statistiques rejoignent d’autres controverses qui se sont développées ces dernières années sur la qualification du racisme dans différentes configurations. Tout d’abord lors d’expressions publiques de représentants politiques de premier plan, tel Manuel Valls en 2013 alors Premier ministre au sujet des Rroms 10, et avant lui déjà Nicolas Sarkozy sur les gens du voyage et les Rroms en 2010, ou Brice Hortefeux alors ministre de l’Intérieur en 2009 croyant faire de l’humour avec une blague raciste sur les Arabes 11. En dépit des recours judiciaires contre ces expressions indéniablement racistes, aucune condamnation n’a été prononcée. On ne compte plus les déclarations islamo‑ phobes énoncées en toute impunité dans les médias, bien qu’Éric Zemmour ait été condamné à deux reprises pour provocation à la haine raciale 12. De toute évidence, le curseur de la limite entre liberté d’expression et parole raciste est placé assez haut en faveur de l’expression débridée en France. Ce laxisme à l’égard de l’expression raciste se manifeste dans le décryptage de situa‑ tions où l’origine ethnoraciale est au premier plan des considé‑ rations, comme lors de l’affaire des quotas ethnoraciaux dans le football français où l’entraîneur Laurent Blanc se défendait de tout racisme alors qu’un enregistrement clandestin d’une réunion des instances de l’équipe de France montrait sans ambiguïté Magali Bessone, Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques, Vrin, Paris, 2013. 10 AFP, « Pour Valls, “les Roms ont vocation à rentrer en Roumanie ou en Bulgarie” », Libération.fr, 24 septembre 2013. 11 « Pour Brice Hortefeux, un Arabe, ça va, beaucoup, ça pose un problème… », LExpress.fr, 10 septembre 2009. 12 Le Monde avec AFP, « Éric Zemmour définitivement condamné pour provocation à la haine raciale », LeMonde.fr, 20 septembre 2019. 9

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l’utilisation de considérations racialisées, sinon racistes, envers des joueurs d’origine maghrébine et subsaharienne 13. Là encore, la question n’a pas porté sur les fondements et conséquences racistes d’une telle stratégie, mais bien sur la moralité de Laurent Blanc et l’éventualité de son idéologie raciste. Ces controverses se développent enfin dans le champ de la culture où les questions de représentation et d’appropriation culturelle opposent activistes de l’antiracisme politique, artistes et leurs commanditaires. On peut retenir trois cas embléma‑ tiques de ces luttes autour de la représentation de la race qui ont eu lieu en France récemment : le spectacle Exhibit B en 2014 représentant l’esclavage à partir des tableaux vivants muets avait mobilisé contre lui des organisations de l’antiracisme politique 14. Après plusieurs cas de blackface (ou barbouillage), la program‑ mation de la pièce Les Suppliantes d’Eschyle en mars  2019 a été dénoncée par plusieurs organisations parce que certaines comédiennes avaient le visage noirci 15. Réalisée en 1991 par l’artiste peintre Hervé Di Rosa, la fresque sur la commémoration de l’abolition de l’esclavage en 1794 exposée dans un couloir de l’Assemblée nationale a suscité une polémique en avril 2019. Dans une pétition et un texte publié dans L’Obs 16, Mame FatouNiang et Julien Suaudeau ont réclamé le retrait de l’œuvre et dénoncé le recyclage de stéréotypes racistes. Ils justifient leur démarche ainsi : Il s’agit aussi de décoloniser le regard sur les Noirs, de faire exploser les catégories de l’imaginaire dont ce type de clichés montre que leur figure reste prisonnière, aussi aberrant que cela puisse paraître en 2019  : sauvage paresseux et rieur, guerrier cannibale, bête de sexe qui a le rythme dans la peau.

L’artiste a protesté que les représentations des personnages reprennent des codes picturaux qu’il utilise pour toutes ses 13 Patrick Simon, « Le football français, les Noirs et les Arabes », Mouvements, n° 78, 2014, p. 81‑89. 14 Amandine Gay, « “Exhibit B”  : Oui, un spectacle qui se veut antiraciste peut être raciste », Slate.fr, 29 novembre 2014. 15 Laurent Carpentier, « À la Sorbonne, la guerre du “blackface” gagne la tragédie grecque », LeMonde.fr, 27 mars 2019. 16 Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau, « Banalisation du racisme à l’Assemblée nationale : ouvrons les yeux », tribune, NouvelObs.com, 4 avril 2019.

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peintures, qu’elles concernent des Noirs ou pas, et que lui-même ne prend pas en considération les divisions raciales : Je ne veux pas justifier, c’est comme ça et je ne comprends pas ce débat. En plus, pour moi, les humains ne sont pas divisés entre jaunes, noirs, blancs. Ils sont divisés peut-être entre pays des continents mais pas à l’intérieur d’un pays 17.

Dans les trois cas, le débat est délibérément déplacé de la dimension raciste des œuvres ou de leur interprétation, qui est au cœur de la dénonciation des organisations antiracistes, à la question des intentions des auteurs et de leur moralité antiraciste. Comme dans le cas des controverses sur les statistiques, l’enjeu est bien celui du cadrage du racisme, de son cantonne‑ ment aux formes idéologiques canoniques ou de son élargis‑ sement aux formes structurelles de la racialisation et à leurs conséquences en termes de domination, de désavantages et de privilèges associés à des identifications catégorielles. Si le projet des organisations antiracistes est de faire reconnaître l’existence du système de privilèges et de discriminations, elles devraient chercher à s’appuyer sur les fonctions de révélation, au sens photographique, que produisent les statistiques pour faire levier et engager la déracialisation du monde social. Cela suppose de rompre avec les faux-semblants de la colorblindness et de réviser en profondeur le modèle républicain d’égalité tel qu’il a été conçu au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Pour aller plus loin Hourya Bentouhami et Cédric Molino, « Pour une défense de l’antiracisme politique et de la démocratie », Blog Mediapart, 15 janvier 2018. Magali Bessone, Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques, Vrin, Paris, 2013. Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Prévieux (dir), Statactivisme. Comment lutter avec des nombres, La Découverte, Paris, 2014. 17 Olivier Le Creurer, « Accusé de racisme, l’artiste sétois Hervé di Rosa réagit vivement », France3-Regions.FranceTVInfo.fr, 11 avril 2019.

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Tous ces nous qui résistent

Michèle Lamont, Graziella Moraes Silva, Jessica Welburn, Joshua Guetzkow, Nissim Mizrachi, Hanna Herzog et Elisa Reis, Getting Respect. Responding to Stigma and Discrimination in the United States, Brazil and Israel, Princeton University Press, Princeton, 2016. Pauline Picot, « Quelques usages militants du concept de racisme institutionnel  : le discours antiraciste postcolonial (France, 2005‑2015) », Migrations Société, vol. 1, n° 163, 2016, p. 47‑60 Patrick Simon, « Le football français, les Noirs et les Arabes », Mouvements, n° 78, 2014, p. 81‑89. Patrick Simon, « The choice of ignorance  : the debate on ethnic and racial statistics in France », French Politics. Culture & Society, vol. 1, n° 26, 2008, p. 7‑31.

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CONCLUSION. « LA PROCHAINE FOIS, LE FEU » Olivier Le Cour Grandmaison, Omar Slaouti in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 379 à 389 ISBN 9782348046247

Conclusion « La prochaine fois, le feu » Olivier Le Cour Grandmaison et Omar Slaouti

« C’est là le grand reproche que j’adresse au pseudohumanisme  : d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite, parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste. » Aimé Césaire, 1955 1. « Tout enfant noir connaît sa condition, même s’il ne peut l’exprimer, parce qu’il est né dans une République qui l’assure par tous les moyens dispo‑ nibles, de toutes ses forces, qu’il a une certaine place dans la société, et qu’il ne pourra jamais monter plus haut. » James Baldwin, 1963 2.

Les contributions de cet ouvrage analysent la dimension systémique du racisme et les résistances qui lui sont consubstan‑ tielles. En raison de sa dimension structurelle, le clivage racial central, qui s’articule à d’autres clivages sociaux, surdétermine le fonctionnement de l’État, des institutions et par voie de consé‑ quence les trajectoires individuelles des personnes racisées. Par ce réseau vasculaire du racisme structurel, parfois qualifié de « racisme sans racistes », le corps de l’État est aussi irrigué par des 1 2

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, Paris, 1950, p. 12‑13 (nous soulignons). James Baldwin, Martin Luther King et Malcolm X, Nous, les Nègres. Entretiens avec Kenneth B.  Clarke, La Découverte, Paris, 2007, p.  34. Au vrai, ce constat vaut pour toutes les minorités racisées.

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racismes intentionnels. Ceux-ci énoncent ouvertement la hiérar‑ chisation raciale, elle-même devenue un mélange subtil de brins d’ADN partiellement refoulés, et de culture et de religion totale‑ ment assumées. Ils précèdent et dépassent le cadre idéologique de l’extrême droite, même si nous ne pouvons sous-estimer l’explosion électorale du Front national devenu Rassemblement national, passé de 0,8 % des suffrages lors de l’élection présiden‑ tielle de 1981 à une qualification pour le second tour en 2002 puis 2017. Le racisme intentionnel présent dans tout l’échiquier politique, des droites à certaines gauches, ne relève pas de ce que l’on a nommé à tort, par confort et paresse intellectuelle afin de préserver les institutions, la « lepénisation des esprits ». L’État-nation France est né d’une matrice racialiste. Structuré et structurant la société par la construction mythique d’une identité nationale, il produit des frontières extérieures et intérieures, fabrique les « naturels » et les indigènes, les citoyens et les sujets, les légaux et les sans-papiers, les patriotes et les ennemis de l’intérieur. In fine, cet État-nation incarne le pouvoir blanc qui traverse l’histoire avec, dans son sillage, la modernité impérieuse qui se doit d’imposer ses Lumières au nom d’un universalisme impérial. Troisième exportateur d’armes dans le monde, la France militarise ses polices d’intervention dans les quartiers populaires où vivent ceux et celles que des élites qualifient, entre autres, de « sauvageons » et de « racailles ». Les guerres extérieures et intérieures de l’État français sont légitimées par le même corpus idéologique, celui de la race érigée sous un drapeau tricolore, celui d’une culture supérieure, du savoir dominant, de l’humanisme blanc. Les personnes non blanches ne peuvent avoir d’autre ambition que de se défaire de leur teinte, de se dissoudre dans le roman national, de s’invisibiliser en se drapant dans la bannière des dominants. Injonction leur est faite de dépolitiser le racisme afin de confiner l’antiracisme à une approche uniquement morale que l’État et certaines de ses institutions, comme la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), distillent dans la société. Comme sur les corps étrangers que le pouvoir blanc s’approprie, la clé d’étranglement est exercée dans le but d’étouffer le paradigme racialiste de l’histoire de France. Repliés eux aussi dans les marges colorées de l’histoire, 380

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voire hors d’elle, les peuples du Sud global, esclavagisés et colonisés, témoignent pourtant de leur centralité dans l’émer‑ gence de la modernité occidentale et des États autoproclamés « civilisés ». Ces civilisations qui, par l’extractivisme, l’imposi‑ tion des monocultures intensives et l’instauration de systèmes d’oppression racistes, coloniaux et néocoloniaux sont aussi, et avec d’autres 3, à l’origine du dérèglement climatique, comme le rappelle Greta Thunberg 4. Les inégalités raciales structurent également les inégalités environnementales, en France et dans le monde 5. Nombre d’États des Suds vont être plus particulière‑ ment touchés par les conséquences du changement climatique et certains d’entre eux sont aussi les destinations privilégiées des déchets industriels produits par l’Europe et l’Hexagone. Ce livre est un pavé nécessaire pour contribuer à tenir les barricades dressées contre le racisme et les politiques autoritaires, policières et liberticides conduites depuis plusieurs années par différents chefs d’État, gouvernements et majorités 6. Il a aussi pour ambition de soulever l’obstacle épistémologique qu’est le déni du racisme systémique afin de mieux comprendre certains événements français, passés et présents. 22 juin 2020, Jacques Toubon, Défenseur des droits, rendait public le dernier rapport élaboré sous sa responsabilité. Dans un contexte marqué par la pandémie de covid-19, qui a plus particulièrement touché les « personnes d’origine immigrée » ou perçues comme telles en raison des « fortes inégalités qu’elles subissent dans l’emploi, le logement ou la santé », et par les mobilisations historiques contre les violences racistes des forces de l’ordre, aux États-Unis et en France notamment, on pouvait lire dans ce rapport précis et documenté : Cette crise n’a fait qu’amplifier une réalité trop souvent ignorée ou minimisée. En effet, il ressort de toutes les études et 3 4 5

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En plus des pays occidentaux, d’autres pays comme la Chine ou la Russie par exemple contribuent fortement à l’émission de gaz à effet de serre. Greta Thunberg, Luisa Neubauer et Angela Valenzuela, « Why we strike again », CommonDreams.org, 29 novembre 2019. Voir Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille, La Découverte, Paris, 2014 ; et Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Seuil, Paris, 2019. Ouvrage qui a reçu le prix de la Fondation de l’écologie politique la même année. Voir François Sureau, Sans la liberté, Gallimard, Paris, 2019.

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données à la disposition du Défenseur des droits que les discriminations fondées sur l’origine restent massives en France et affectent la vie quotidienne et les parcours de millions d’individus, mettant en cause […] leurs droits les plus fondamentaux. Ces discrimi‑ nations concernent une fraction importante de la société française…

De là ce constat, établi à partir de plusieurs enquêtes statistiques et « données officielles »  : les discriminations sont « systémiques » et de nombreuses institutions publiques, adminis‑ trations et entreprises privées en sont responsables 7. Les observations, les qualifications et les conclusions du Défenseur des droits ont suscité l’ire des « mythidéologues » et des sectateurs béats du culte républicain que leur passion pour Marianne rend insensibles, aveugles et sourds. Classiques effets de l’idolâtrie. Ils confirment cette vérité depuis longtemps établie  : cette passion nuit gravement au libre exercice de la raison. Mais ce rapport n’a surpris ni les victimes du racisme systémique, ni les militantes et militants engagés depuis des décennies contre les discriminations raciales et le racisme étatique – celui de la police, entre autres –, ni les universitaires. Après avoir été infligé à la main-d’œuvre « exotique » depuis l’entre-deux-guerres jusqu’à nos jours, le racisme de France affecte également les héritiers de l’immigration coloniale et postcoloniale. En 1929, déjà, Marcel Mercier notait : les « licen‑ ciements » concernent tout d’abord les « Nord-Africains » et l’écrasante majorité d’entre eux vivent dans des logements « insalubre[s] » 8, voire dans des bidonvilles comme ceux de Nanterre et de Gennevilliers où un « village arabe », fait de 7

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Rapport du Défenseur des droits, Synthèse. Discriminations et origines  : l’urgence d’agir, 22  juin 2020, p.  1 et  2 (nous soulignons). Une enquête réalisée à la demande des pouvoirs publics par six chercheurs du CNRS auprès d’entre‑ prises importantes (Air France, Renault, Altran, notamment) révélait que les CV comportant des noms à consonance maghrébine avaient 25 % de chances en moins de recevoir une réponse positive. À la suite de l’exploitation des résultats, les auteurs écrivaient  : « ces tests » ont permis « de mettre en évidence une discrimination significative et robuste selon le critère de l’origine, à l’encontre du candidat présumé maghrébin, dans presque tous les territoires de test ». Louise Couvelaire, « Même les entreprises les plus vertueuses discriminent à l’embauche tant les préjugés sont ancrés », LeMonde.fr, 7 février 2020. Marcel Mercier, Étude sur la crise de la vie de la main-d’œuvre en Algérie, Alger, B. Jourdan, 1929, p. 14 et 11.

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« masures en bois recouvertes de papier goudronné » 9, a vu le jour. Hier, les colonisés-immigrés ; aujourd’hui, les Rroms. Sinistre continuité. Chargés des travaux les plus durs, sous-payés par rapport à leurs homologues français, derniers embauchés, premiers licenciés, en butte à la répression des forces de l’ordre et des autorités 10, ces travailleurs nord-africains sont aussi, ceci est une conséquence de cela, plus particulièrement atteints par certaines maladies des pauvres comme la tuberculose 11. Les nombreux témoignages, anciens et plus récents des colonisés et des immigrés en attestent. Ces quelques exemples révèlent l’ampleur et la perma‑ nence des discriminations raciales qui ont toujours eu et ont encore des conséquences délétères sur les conditions de vie et les trajectoires sociales, scolaires, universitaires, professionnelles et salariales des personnes racisées. Quant aux discriminations socioéconomiques, elles trouvent le plus souvent leurs origines dans les représentations racistes ou dans des mécanismes insti‑ tutionnels d’autant plus puissants qu’ils sont impersonnels et non intentionnels 12. En dépit de différences qu’il ne s’agit pas de nier, les Rroms, les personnes immigrées ou réfugiées, les musulmanes et les musulmans, étrangers ou nationaux, et les Françaises et Français racisés sont tenus pour des intrus même lorsqu’ils sont nés dans l’Hexagone ou ont été naturalisés. En raison de leur expérience du racisme de France et des attaques ­néolibérales plus p ­ articulièrement violentes à leur encontre, tous sont rejetés dans une communauté de destin qui forme, Norbert Gomar, L’Émigration algérienne en France, Les Presses modernes, Reims, 1931, p. 44. 10 Le 27  janvier 1937, par exemple, l’Étoile nord-africaine (ENA) est dissoute par le Front populaire avec le soutien du Parti communiste. S’y ajoutent, en métropole toujours, les massacres du 17 octobre 1961 à Paris, notamment. 11 À Montbéliard, les Nord-Africains, dont la proportion ne dépasse pas 4 % de la population active, représentent pourtant 20 % des malades atteints par la tuber‑ culose. David S.  McLellan, « The North African in France  : a French racial problem », Yale Review, vol. 44, n° 3, 1955, p. 430. Pour une étude plus générale, voir l’ouvrage pionnier de la sociologue Andrée Michel : Les Travailleurs algériens en France, Éditions du CNRS, Paris, 1956. 12 « Les traitements discriminatoires, écrit Jacques Toubon, sont la plupart du temps le résultat de réflexes et processus qui ne sont pas intentionnels. » Rapport du Défenseur des droits, Synthèse, op. cit., p. 73. 9

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au sein de ­l’État-nation, un « nous » racisé qui exige de pouvoir conduire ses luttes de façon autonome, ce qui n’est pas sans inquiéter, y compris parmi ses alliés potentiels. Ce « nous » des racisés d’en bas est lui-même hétérogène car hiérarchisé par le pouvoir blanc en raison d’histoires coloniales souvent distinctes et des hiérarchies raciales établies à la fin du xixe et au début du xxe  siècle. S’y ajoutent les racismes étatiques à l’œuvre dans certains pays du Sud global qui ne sont pas sans lien avec l’histoire coloniale et néocoloniale européenne et française. Si certains de ces racisés sont entrés par effraction, toutes et tous, jusqu’aux héritiers de l’immigration postcoloniale nés sur le territoire, vivent en infraction. C’est pourquoi la lutte des sans-papiers pour la liberté de circulation, d’installation et pour la dignité trouve un écho dans la vie des jeunes racisés des quartiers populaires, eux aussi victimes des violences policières, d’une justice expéditive et des pouvoirs discrétionnaires parfois exorbitants de l’administration. De facto, l’ensemble de ces pratiques remet en cause leur condition de nationaux et de citoyens français, et cette précarité « identitaire » a culminé avec le projet de loi relatif à la déchéance de la nationalité française assumée par des parlementaires de droite et de gauche. Toutes et tous sont construits, décrits et finissent par se vivre comme des « indésirables » dans cette France des droits de l’homme… blanc. Emmanuel Blanchard le rappelle, le terme d’« indési‑ rables » renvoie à une catégorie d’action publique que l’on trouve jusque dans l’exposé des motifs de certains décrets-lois adoptés à l’époque de la Troisième République 13. Les « indésirables » désignent alors les nomades, dès les années  1910, les juifs qui fuient le nazisme dans les années 1930, les « Nord-Africains » et aujourd’hui encore des jeunes du XIIe arrondissement de Paris ainsi qualifiés par des policiers dans des procès-verbaux rendus publics il y a peu 14. 13 Emmanuel Blanchard, « Les “indésirables”. Passé et présent d’une catégorie d’action publique », Figures de l’étranger. Quelles représentations pour quelles politiques ?, Gisti, Paris, 2013, disponible en ligne : . 14 Marc Ball, « “Police, illégitime violence”, chronique des abus ordinaires contre les “indésirables” », documentaire, Talweg Production, 2018, disponible sur Mediapart : .

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Estimés et construits comme indésirables, inaptes et dange‑ reux, toutes et tous sont donc repoussés dans les marges. Plus encore, les Rroms sont des « parias 15 », rejetés et traités comme des déchets susceptibles de nuire, symboliquement et réelle‑ ment, à la sécurité sanitaire des nationaux. À preuve, soutiennent ceux qui appliquent une biopolitique romanophobe, « leurs bidonvilles » et « leurs campements qui salissent nos villes, et menacent la santé et la propreté du voisinage ». Parias, superflus et surnuméraires qui plus est car, réputés vivre d’expédients, les Rroms ne forment pas une main-d’œuvre aisément exploitable, ce pour quoi ils doivent être expulsés au plus vite. Lorsqu’ils sont musulmans, ou supposés tels, les autres relèvent plutôt de la catégorie du « barbare » réputé faire peser des menaces existentielles sur la France et la République. Désormais solide‑ ment établie dans le champ médiatique et politique, la rhéto‑ rique de la « reconquête 16 », qui s’est en partie substituée à celle des « territoires perdus » ou qui la complète, en atteste. La chevauchée de la « reconquête » territoriale et le combat contre le « grand remplacement », cet autre mythe délétère, passent par une justice, des lois et un État d’exception qui fabrique ce que le sociologue Sidi Mohammed Barkat nomme un « corps d’exception 17 ». Comme à l’époque coloniale, l’un des enjeux actuels reste de s’approprier physiquement et symbo‑ liquement les corps racisés et, grâce au pouvoir de nomination que l’État s’arroge, de les réduire à des catégories raciales. À ce jour, les fichiers de police et de gendarmerie, qui regroupent plus de 5 millions de personnes, comprennent un signalement fondé sur des critères ethno-raciaux et d’apparence physique 18 : « blanc (caucasien) ; méditerranéen ; gitan ; moyen-oriental ; 15 Jean-Luc Nancy, « Regarder, ne pas toucher. (À propos du film de Nicolas Klotz, Paria) », Tumultes, vol. 2, n° 21‑22, 2003, p. 265. 16 Voir Bernard Rougier, Les Territoires conquis de l’islamisme, Paris, PUF, 2020. Ce livre a bénéficié d’une couverture et d’une promotion médiatiques exception‑ nelles. Et Emmanuel Brenner (pseudonyme de Georges Bensoussan) (dir.), Les Territoires perdus de la République. Antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Mille et Une Nuits, Paris, 2002. 17 Sidi Mohammed Barkat, Le Corps d’exception. Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie, Éditions Amsterdam, Paris, 2005. 18 Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et Aude Rabaud, Du racisme d’État en France ?, Le bord de l’eau, Lormont, 2020, p. 159.

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nord-africain maghrébin ; asiatique eurasien ; amérindien ; indien (Inde) ; métis-mulâtre ; noir ; polynésien ; mélanésiencanaque ». À ce pouvoir de nomination se superpose celui de la monstration. Ces corps d’exception sont présentés comme des corps soit furieux, soit invisibles, soit infirmes 19. À des degrés divers qui dépendent en partie de la conjonc‑ ture et des mobilisations, les intrus racisés voient leurs modes d’expression constamment disqualifiés. S’ils commettent des violences en réaction à des violences policières, par exemple, cela constitue une preuve de leur dangerosité, laquelle légitime le renforcement de l’arsenal juridique et policier, et confirme leur incapacité imputée à respecter l’ordre républicain. S’ils manifestent pacifiquement, ils ne sont pas entendus, dans tous les sens du terme, puisqu’ils ne sont ni écoutés ni compris. Toujours réduits au silence donc, soit par le recours à la répres‑ sion et à des dispositions d’exception aux origines coloniales avérées 20, soit par le mépris ou l’indifférence des élites politiques, des partis de gouvernement, de droite comme de gauche, et des tenants de l’antiracisme institutionnel. Et si les intrus racisés continuent de manifester en investissant l’espace public pour tenter d’imposer leurs revendications au plus haut de l’agenda politique, ils sont aussitôt accusés de communautarisme, voire de sécessionnisme. Afin de rétablir l’ordre social, politique et symbolique, ses défenseurs s’acharnent à renvoyer ces intrus dans les marges en exigeant d’eux qu’ils se taisent. Forme contemporaine du bannissement ou de l’ostracisme, sur place pour les nationaux, par le renvoi dans le pays d’origine pour les étrangers. Être privé d’existence politique légitime, indivi‑ duelle et collective, telle est l’une des caractéristiques majeures de la condition faite aux intrus qui ne sont tolérés que s’ils restent muets. Pour le patronat et les pouvoirs publics, ils consti‑ tuent une armée de réserve et doivent demeurer une force de travail anonyme, inorganisée, silencieuse, taillable, corvéable et, dans le cas des sans-papiers, expulsable à merci. Au nom de la lutte contre le communautarisme, de la défense de la 19 Pierre Tévanian, La Mécanique raciste, La Découverte, Paris, 2008. 20 Voir l’application de la loi du 3  avril 1955 relative à l’état d’urgence lors des émeutes des banlieues en novembre 2005.

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laïcité et de la lutte prétendue pour l’égalité entre hommes et femmes, de nombreux responsables politiques exigent d’eux une sorte d’obligation de réserve tendant à faire disparaître tous leurs attributs culturels et religieux. Les mêmes n’hésitent pas à recourir au clientélisme le plus éhonté lors d’échéances électorales importantes et à convoquer les électeurs des quartiers ségrégués en n’y voyant qu’une réserve de voix. Voilà les injonc‑ tions majeures auxquelles les intrus doivent se soumettre. S’ils refusent, le scandale éclate immédiatement et ils sont accusés de faire sécession non avec un pouvoir dominant blanc et raciste mais avec la société, la République une et indivisible. À preuve, la violence des réactions à leurs mobilisations passées et présentes. En plus de leur invisibilisation, l’autre issue tolérée est la réduction de leurs corps à des corps infirmes, impuis‑ sants et incapables de résister de manière autonome. De là la nécessité de les placer sous la protection d’un « grand pote », fraternaliste et paternaliste : celui de l’antiracisme d’État et de l’antiracisme moral ; tous deux déployant leurs ailes pour mieux couper celles des corps racisés et altérisés. L’ensemble démontre ceci  : les similitudes des situations imposées aux intrus racisés l’emportent largement sur ce qui les différencie, et cela devrait être au fondement de revendications communes alors que les partisans de l’ordre établi ont tout intérêt à entretenir racismes et xénophobie, ces puissants vecteurs de stigmatisations, de divisions et d’inégalités sociales. Des fractures et des discriminations raciales et coloniales d’hier aux fractures et aux discriminations raciales d’aujourd’hui, les continuités sont nombreuses, notamment parce que la République, les institutions, la police, les médias, la culture, les rues, les monuments, les arts 21 et la langue n’ont pas été décolonisés. Faute de statistiques ethniques, il est toujours diffi‑ cile de mesurer avec précision l’ampleur et l’évolution de ces discriminations, comme s’il fallait cultiver le déni pour mieux combattre l’objet du déni. À l’instar de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), cette police qui enquête sur 21

Voir Sylvie Chalaye, Race et Théâtre. Un impensé politique, Actes Sud, Paris, 2020. Plus généralement, Philippe Dagen constatait pour le condamner : « Le silence et l’inertie des musées français sur l’esclavage et les colonies sont habituels », LeMonde.fr, 26 juin 2020.

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les violences policières, l’État est garant pour lui-même et de lui-même en ce qui concerne le racisme étatique. Et pourtant. D’un côté, une multitude d’enquêtes, de rapports, de livres et d’articles, et des mobilisations parfois historiques, celles de la Marche contre le racisme et pour l’égalité (1983) puis celles du mois de juin  2020, notamment. De l’autre, la puissance de la mythologie nationale-républicaine et du déni structurel qu’elle entretient pour se pérenniser, puissance produite, reproduite et diffusée par les pouvoirs publics, la majorité des médias et les tenants de l’antiracisme institutionnel. Tous soutenus par une meute toujours plus agressive à l’endroit des enseignants et des universitaires qui étudient et critiquent cette mythologie et ses nombreuses idoles, parfois statufiées au sens propre du terme 22. Toujours plus agressive aussi à l’endroit des manifestants et manifestantes qui combattent les racismes, l’islamophobie 23, les discriminations systémiques, les violences policières, l’impunité des forces de l’ordre, les manœuvres dilatoires de la justice et les conséquences nombreuses du passé esclavagiste et colonial français sur la situation présente. Bien que soutenant parfois tardivement quelques-unes de ces initiatives, certains à gauche n’en continuent pas moins à nier la responsabilité des institutions républicaines 24. Singulier conservatisme intellectuel et politique qui traite les faits et les enquêtes multiples en chiens crevés. Remarquables pesan‑ teurs idéologiques, en vérité, et triomphe d’un opportunisme 22 Peu après le discours du chef de l’État (11  juin 2020) fustigeant le « monde universitaire », quelques dociles chiens de garde, sans doute réunis par PierreAndré Taguieff, publiaient dans la rubrique « Débattons » (sic.) de l’hebdoma‑ daire Marianne un appel adressé au président de la République et au ministre de l’Éducation nationale dans lequel on pouvait lire ceci : « Il faut sanctionner la promotion de l’idéologie décoloniale » dans les universités, la formation des maîtres et les « écoles de la République ». 23 En 2019, un sondage de l’Ifop révélait qu’au cours des cinq dernières années, le nombre de victimes de comportements racistes était deux fois plus élevé chez les musulmans (40 %) que dans le reste de la population (17 %). 24 Le 17 juin 2020, à la question : « est-ce qu’il y a un racisme structurel dans les institutions et la société française ? », Jean-Luc Mélenchon répondait docte‑ ment  : « Non. Les institutions ont bien des défauts mais elles n’ont pas cette tare. » « La vie n’est pas une partie de Scrabble. Réponses à Libération », Le blog de Jean-Luc Mélenchon. L’ère du peuple, 11 juin 2020. Sur ce point majeur et précis, cette position est également celle du Parti socialiste et de l’organisation qu’il contrôle, SOS-Racisme.

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électoral à courte vue. Tous nourrissent des résistances achar‑ nées destinées à préserver les mythologies partisanes des forma‑ tions politiques progressistes réputées antiracistes par tradition. Et à défendre aussi des figures historiques de la France, des Républiques et de ces organisations alors que les piliers de ces différents temples vacillent face aux mobilisations des minorités racisées et aux nombreux débats sur la reconnaissance indis‑ pensable des crimes coloniaux et les réparations. Autant de révélateurs très puissants. En lieu et place des pieuses images d’Épinal de ce grand roman hexagonal se découvrent d’autres histoires  : celles des peuples colonisés, soumis au Code noir et, au lendemain des abolitions, toujours asservis, exploités, massacrés et déportés jusqu’aux indépendances, parfois même après, au Cameroun, en Kanaky, à la Réunion, aux Antilles et en Guyane. Républiques coloniales, Républiques raciales, hier, République néocoloniale et toujours raciale aujourd’hui. Pas d’égalité, pas d’égales libertés, pas de justice pour les racisés, pas de paix, assurément. À s’obstiner dans ces dénis multiples et dans cette voie, la prochaine fois, le feu 25, ce feu que certains jugent nécessaire pour jeter une lumière crue sur les innom‑ brables vies et dignités écrasées.

25 Titre d’un livre de James Baldwin.

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LES AUTEURS ET AUTRICES

in Omar Slaouti et al., Racismes de France La Découverte | « Cahiers libres » 2020 | pages 391 à 395 ISBN 9782348046247 Article disponible en ligne à l'adresse :

Les auteurs et autrices

Verveine Angeli est militante syndicale et associative, animatrice de l’Union syndicale Solidaires en charge de l’antiracisme. Houda Asal est sociohistorienne, spécialiste de l’immigration, des discriminations et de l’islamophobie. Elle est l’autrice de l’ouvrage Se dire arabe au Canada. Un siècle d’histoire migratoire (Presses de l’université de Montréal, 2016) et d’une quinzaine d’articles sur différents sujets, dont le concept d’islamophobie et les mobilisations contre ce phénomène en France. Elle a mené en 2019 une recherche d’envergure à la Commission des droits de la personne du Québec portant sur les actes haineux xénophobes et islamophobes dans la province. Hourya Bentouhami est maîtresse de conférences en philoso‑ phie à l’université de Toulouse Jean-Jaurès et experte associée au Center for Intersectional Justice de Berlin. Elle est l’autrice de Race, Cultures, Identités. Une approche féministe et postcoloniale (PUF, 2015) et Le Dépôt des armes. Non-violence et désobéissance civile (PUF, 2015). Magali Bessone est professeure de philosophie politique à l’univer‑ sité Paris-I Panthéon-Sorbonne, membre de l’ISJPS (UMR 8103), membre associée du Ciresc et membre du Conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Elle travaille sur les théories de la justice, les théories critiques des races et des racismes et la justice réparatrice. Elle a notamment publié Sans distinction de race ? (Vrin, 2013) et Faire justice de l’irréparable (Vrin, 2019). 391

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Nedjma Bouakra est journaliste, productrice de documen‑ taires pour la radio France Culture depuis 2007. Ses enquêtes portent notamment sur la fabrique politique de l’exclusion et ses archives grises, en tenant dans une main la perception du « monde social » par ses acteurs et dans l’autre les savoirs critiques renouvelant cette perception. Saïd Bouamama est sociologue retraité. Ses travaux portent sur les processus de domination en général, ceux concernant les héritiers de l’immigration en particulier. Il a notamment publié Les Discriminations racistes. Une arme de division massive (L’Harmattan, 2010) et L’Affaire du foulard islamique. La construction d’un racisme respectable (Geai bleu, 2004). Ya-Han Chuang est chercheuse postdoctorante à l’Ined en charge du projet Chinese Immigrant in Paris Region (ChIPRe). Sa recherche porte sur l’inscription urbaine et les actions collec‑ tives des immigrés chinois en France. Elle a notamment publié « How marginality leads to inclusion  : insights from mobiliza‑ tions of Chinese female migrants in Paris », Ethnic and Racial Studies, vol.  43, n°  2, 2020, p.  294‑312 (avec Hélène Le Bail) ; « Le paradoxe de l’enclave ethnique  : entre-soi économique et tentatives de mobilisation syndicale », Sociétés contemporaines, n° 109, 2018, p. 11‑35 ; et « La colère du middleman : quand la communauté chinoise se manifeste », Mouvements, n°  4, 2017, p. 157‑168. Marguerite Cognet est chercheuse au laboratoire Urmis (Unité mixte de recherche Migrations et Société, UMR CNRS et IRD). Elle enseigne à l’université de Paris en sociologie des relations interethniques. Au sein de son laboratoire, elle est respon‑ sable du Groupe d’enseignement et de recherche Migrations, ethnicité et santé (Germes). Elle a notamment publié, avec Patricia Carlier, « Racism and healthcare  : representations of the “other” in health services », SOJ Psychology, vol.  5, n°  2, 2018, et, avec Fabrice Dhume et Aude Rabaud, « Comprendre et théoriser le racisme. Apports de Véronique De Rudder et controverses », Journal des anthropologues, n°  150‑151, 2017, p. 43‑62. 392

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Les auteurs et autrices

Nacira Guénif-Souilamas est sociologue, anthropologue, professeure à l’université Paris-8 Vincennes-Saint-Denis, et chercheuse au Legs (Laboratoire d’étude du genre et de la sexualité). Elle s’attache aux questions croisées de genre, ethni‑ cité, race, inégalités selon une perspective située, féministe et décoloniale, dans les espaces euraméricain, européen et les Suds. Karim Hammou est chargé de recherche au CNRS, membre du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa). Il est notamment l’auteur du livre Une histoire du rap en France (La Découverte, 2014) et animateur du blog Sur un son rap : . Kaoutar Harchi est sociologue et écrivaine. Elle est notamment l’autrice de l’ouvrage Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. Des écrivains à l’épreuve (Fayard, 2014). Fabien Jobard est chercheur au CNRS, centre Marc-Bloch à Berlin. Ses domaines de recherche sont la sociologie de la police et de la justice pénale. Il a notamment publié, avec Jérémie Gauthier, Police : questions sensibles (PUF, 2018) et, avec Jacques de Maillard, Sociologie de la police. Politiques, organisations, réformes (Armand Colin, 2015). Olivier Le Cour Grandmaison enseigne les sciences politiques et la philosophie politique à l’université Paris-Saclay Évry-Vald’Essonne. Il a notamment publié Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial (Fayard, 2005), La République impériale. Politique et racisme d’État (Fayard, 2009), De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique  : le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français (Zones/La Découverte, 2010), L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies (Fayard, 2014) et « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale (La Découverte, 2019). Philippe Marlière est professeur de sciences politiques à University College London, où il enseigne depuis 1994. Il est titulaire d’un doctorat en sciences politiques et sociales de 393

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l­’Institut universitaire européen de Florence, et de la chaire Marcel Liebman de l’université libre de Bruxelles, en reconnais‑ sance de son travail sur la social-démocratie européenne. Ses recherches actuelles portent sur le populisme (de gauche) et l’idéologie républicaine en France. Il publiera prochainement un ouvrage sur le Brexit. Mélusine est militante féministe et antiraciste, et autrice. Elle a notamment publié « Racisme anti-blancs  : quand les mots rompent avec le réel », Ballast, 16  septembre 2019 et « Le dilemme de Cologne. Quel espace politique pour les femmes racisées ? », Panthère Première, n° 1, automne 2017. Juriste de formation, Saimir Mile s’est engagé très jeune pour la défense des droits des Rroms, en tant qu’expert auprès d’ins‑ titutions européennes mais surtout au sein de la société civile. Fondateur, en 2005, de l’association La Voix des Rroms, il a écrit dans de nombreuses revues et ouvrages collectifs, dont le dernier Avava Ovava. Et nos enfants aimants rachèteront l’innocence du monde, un recueil de textes de réflexion sur le génocide des « Tsiganes ». Mame-Fatou Niang est enseignante-chercheuse à Carnegie Mellon University (États-Unis). Elle est coautrice d’une série photographique sur des musulmans noirs à Paris (2018) et autrice de l’ouvrage Identités françaises. Banlieues, féminités et universalisme (Brill, 2019). Akim Oualhaci est sociologue, chercheur à l’Iris-EHESS. Ses travaux portent sur les jeunes des quartiers populaires en France et aux États-Unis. Il a notamment publié Se faire respecter. Ethnographie de sports virils dans des quartiers populaires en France et aux États-Unis (Presses universitaires de Rennes, 2017) et « Getting respect : how minority boxers build a hybrid masculi‑ nity in a French banlieue », Ethnography, mai 2020. Karine Parrot est professeure de droit à l’université de CergyPontoise et membre du Groupe d’information et de soutien des immigré·es (Gisti). 394

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Les auteurs et autrices

Patrick Simon est directeur de recherche, chercheur associé au Centre d’études européennes (Sciences Po), et responsable du département Integer de l’Institut des migrations. Il a notamment dirigé, avec Cris Beauchemin et Christelle Hamel, la grande enquête Trajectoires et Origines. Enquête sur la diversité des populations en France (Ined éditions, 2015). Omar Slaouti est enseignant dans un lycée d’Argenteuil et membre du collectif Vérité et Justice pour Ali Ziri. Il a égale‑ ment été l’un des porte-parole de la Marche pour la justice et la dignité et contre les violences policières (2017) et du collectif Rosa Parks (2018), et l’un des initiateurs de la Marche contre l’islamophobie (2019). Maboula Soumahoro est docteure en civilisations du monde anglophone et spécialiste en études africaines-américaines et de la diaspora noire/africaine. Elle est maîtresse de conférences à l’université de Tours et présidente de l’association Black History Month, dédiée à la célébration de l’histoire et des cultures noires. Elle a notamment publié Le Triangle et l’Hexagone (La Découverte, 2020). Françoise Vergès est féministe antiraciste, présidente de l’asso‑ ciation Décoloniser les arts. Elle est l’autrice de plusieurs ouvrages, parmi lesquels Le Ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme (Albin Michel, 2017) et Un féminisme décolonial (La Fabrique, 2019). Dominique Vidal, journaliste et historien, est spécialiste du Proche-Orient. Il dirige avec Bertrand Badie l’annuel L’État du monde (La Découverte). Il a écrit de nombreux livres, parmi lesquels Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron (Libertalia, 2018).

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